Le vieillard redressa lentement la tête.
L'homme qui lui parlait avait environ trente ans. Il avait sur le front le hâle de la mer; ses yeux étaient étranges; c'était le regard sagace du matelot dans la prunelle candide du paysan. Il tenait puissamment les rames dans ses deux poings. Il avait l'air doux.
On voyait à sa ceinture un poignard, deux pistolets et un rosaire.
—Qui êtes-vous? dit le vieillard.
—Je viens de vous le dire.
—Qu'est-ce que vous me voulez?
L'homme quitta les avirons, croisa les bras et répondit:
—Vous tuer.
—Comme vous voudrez, dit le vieillard.
L'homme haussa la voix.
—Préparez-vous.
—A quoi?
—A mourir.
—Pourquoi? demanda le vieillard.
Il y eut un silence. L'homme sembla un moment comme interdit de la question. Il reprit:
—Je dis que je veux vous tuer.
—Et je vous demande pourquoi.
Un éclair passa dans les yeux du matelot.
—Parce que vous avez tué mon frère.
Le vieillard repartit avec calme:
—J'ai commencé par lui sauver la vie.
—C'est vrai. Vous l'avez sauvé d'abord et tué ensuite.
—Ce n'est pas moi qui l'ai tué.
—Qui donc l'a tué?
—Sa faute.
Le matelot, béant, regarda le vieillard; puis ses sourcils reprirent leur froncement farouche.
—Comment vous appelez-vous? dit le vieillard.
—Je m'appelle Halmalo, mais vous n'avez pas besoin de savoir mon nom pour être tué par moi.
En ce moment le soleil se leva. Un rayon frappa le matelot en plein visage et éclaira vivement cette figure sauvage. Le vieillard le considérait attentivement.
La canonnade, qui se prolongeait toujours, avait maintenant des interruptions et des saccades d'agonie. Une vaste fumée s'affaissait sur l'horizon. Le canot, que ne maniait plus le rameur, allait à la dérive.
Le matelot saisit de sa main droite un des pistolets de sa ceinture et de sa main gauche son chapelet.
Le vieillard se dressa debout.
—Tu crois en Dieu? dit-il.
—Notre Père qui est au ciel, répondit le matelot. Et il fit le signe de la croix.
—As-tu ta mère?
—Oui.
Il fit un deuxième signe de croix. Puis il reprit:
—C'est dit. Je vous donne une minute, monseigneur. Et il arma le pistolet.
—Pourquoi m'appelles-tu monseigneur?
—Parce que vous êtes un seigneur. Cela se voit.
—As-tu un seigneur, toi?
—Oui. Et un grand. Est-ce qu'on vit sans seigneur?
—Où est-il?
—Je ne sais pas. Il a quitté le pays. Il s'appelle monsieur le marquis de
Lantenac, vicomte de Fontenay, prince en Bretagne; il est le seigneur des
Sept-Forêts. Je ne l'ai jamais vu, ce qui ne l'empêche pas d'être mon
maître.
—Et si tu le voyais, lui obéirais-tu?
—Certes. Je serais donc un païen, si je ne lui obéissais pas! on doit obéissance à Dieu, et puis au roi qui est comme Dieu, et puis au seigneur qui est comme le roi. Mais ce n'est pas tout ça, vous avez tué mon frère, il faut que je vous tue.
Le vieillard répondit:
—D'abord, j'ai tué ton frère, j'ai bien fait.
Le matelot crispa son poing sur son pistolet.
—Allons, dit-il.
—Soit, dit le vieillard.
Et, tranquille, il ajouta:
—Où est le prêtre?
Le matelot le regarda.
—Le prêtre?
—Oui, le prêtre. J'ai donné un prêtre à ton frère. Tu me dois un prêtre.
—Je n'en ai pas, dit le matelot.
Et il continua:
—Est-ce qu'on a des prêtres en pleine mer?
On entendait les détonations convulsives du combat de plus en plus lointain.
—Ceux qui meurent là-bas ont le leur, dit le vieillard.
—C'est vrai, murmura le matelot. Ils ont monsieur l'aumônier.
Le vieillard poursuivit:
—Tu perds mon âme, ce qui est grave.
Le matelot baissa la tête, pensif.
—Et en perdant mon âme, reprit le vieillard, tu perds la tienne. Écoute. J'ai pitié de toi. Tu feras ce que tu voudras. Moi, j'ai fait mon devoir tout à l'heure, d'abord en sauvant la vie à ton frère et ensuite en la lui ôtant, et je fais mon devoir à présent en tâchant de sauver ton âme. Réfléchis. Cela te regarde. Entends-tu les coups de canon dans ce moment-ci? Il y a là des hommes qui périssent, il y a là des désespérés qui agonisent, il y a là des maris qui ne reverront plus leur femme, des pères qui ne reverront plus leur enfant, des frères qui, comme toi, ne reverront plus leur frère. Et par la faute de qui? par la faute de ton frère à toi. Tu crois en Dieu, n'est-ce pas? Eh bien, tu sais que Dieu souffre en ce moment; Dieu souffre dans son fils très chrétien le roi de France qui est enfant comme l'enfant Jésus et qui est en prison dans la tour du Temple; Dieu souffre dans son église de Bretagne; Dieu souffre dans ses cathédrales insultées, dans ses évangiles déchirés, dans ses maisons de prière violées; Dieu souffre dans ses prêtres assassinés. Qu'est-ce que nous venions faire, nous, dans ce navire qui périt en ce moment? Nous venions secourir Dieu. Si ton frère avait été un bon serviteur, s'il avait fidèlement fait son office d'homme sage et utile, le malheur de la canonnade ne serait pas arrivé, la corvette n'eût pas été désemparée, elle n'eût pas manqué sa route, elle ne fût pas tombée dans cette flotte de perdition, et nous débarquerions à cette heure en France, tous, en vaillants hommes de guerre et de mer que nous sommes, sabre au poing, drapeau blanc déployé, nombreux, contents, joyeux, et nous viendrions aider les braves paysans de Vendée à sauver la France, à sauver le roi, à sauver Dieu. Voilà ce que nous venions faire, voilà ce que nous ferions. Voilà ce que, moi, le seul qui reste, je viens faire. Mais tu t'y opposes. Dans cette lutte des impies contre les prêtres, dans cette lutte des régicides contre le roi, dans cette lutte de Satan contre Dieu, tu es pour Satan. Ton frère a été le premier auxiliaire du démon, tu es le second. Il a commencé, tu achèves. Tu es pour les régicides contre le trône, tu es pour les impies contre l'église. Tu ôtes à Dieu sa dernière ressource. Parce que je ne serai point là, moi qui représente le roi, les hameaux vont continuer de brûler, les familles de pleurer, les prêtres de saigner, la Bretagne de souffrir, et le roi d'être en prison, et Jésus-Christ d'être en détresse. Et qui aura fait cela? Toi. Va, c'est ton affaire. Je comptais sur toi pour tout le contraire. Je me suis trompé. Ah oui, c'est vrai, tu as raison, j'ai tué ton frère. Ton frère avait été courageux, je l'ai récompensé; il avait été coupable, je l'ai puni. Il avait manqué à son devoir, je n'ai pas manqué au mien. Ce que j'ai fait, je le ferais encore. Et, je le jure par la grande sainte Anne d'Auray qui nous regarde, en pareil cas, de même que j'ai fait fusiller ton frère, je ferais fusiller mon fils. Maintenant, tu es le maître. Oui, je te plains. Tu as menti à ton capitaine. Toi, chrétien, tu es sans foi; toi, breton, tu es sans honneur; j'ai été confié à ta loyauté et accepté par ta trahison; tu donnes ma mort à ceux à qui tu as promis ma vie. Sais-tu qui tu perds ici? C'est toi. Tu prends ma vie au roi et tu donnes ton éternité au démon. Va, commets ton crime, c'est bien. Tu fais bon marché de ta part de paradis. Grâce à toi, le diable vaincra, grâce à toi, les églises tomberont, grâce à toi, les païens continueront de fondre les cloches et d'en faire des canons; on mitraillera les hommes avec ce qui sauvait les âmes. En ce moment où je parle, la cloche qui a sonné ton baptême tue peut-être ta mère. Va, aide le démon. Ne t'arrête pas. Oui, j'ai condamné ton frère, mais, sache cela, je suis un instrument de Dieu. Ah! tu juges les moyens de Dieu! tu vas donc te mettre à juger la foudre qui est dans le ciel? Malheureux, tu seras jugé par elle. Prends garde à ce que tu vas faire. Sais-tu seulement si je suis en état de grâce! Non. Va tout de même. Fais ce que tu voudras. Tu es libre de me jeter en enfer et de t'y jeter avec moi. Nos deux damnations sont dans ta main. Le responsable devant Dieu, ce sera toi. Nous sommes seuls et face à face dans l'abîme. Continue, termine, achève. Je suis vieux et tu es jeune, je suis sans armes et tu es armé; tue-moi.
Pendant que le vieillard, debout, d'une voix plus haute que le bruit de la mer, disait ces paroles, les ondulations de la vague le faisaient apparaître tantôt dans l'ombre, tantôt dans la lumière; le matelot était devenu livide; de grosses gouttes de sueur lui tombaient du front; il tremblait comme la feuille; par moments il baisait son rosaire; quand le vieillard eut fini, il jeta son pistolet et tomba à genoux.
—Grâce, monseigneur! pardonnez-moi! cria-t-il; vous parlez comme le bon
Dieu. J'ai tort. Mon frère a eu tort. Je ferai tout pour réparer son crime.
Disposez de moi Ordonnez. J'obéirai.
—Je te fais grâce, dit le vieillard.
Les provisions qui étaient dans le canot ne furent pas inutiles.
Les deux fugitifs, obligés à de longs détours, mirent trente-six heures a atteindre la côte. Ils passèrent une nuit en mer; mais la nuit fut belle, avec trop de lune cependant pour des gens qui cherchaient à se dérober.
Ils durent d'abord s'éloigner de France et gagner le large vers Jersey.
Ils entendirent la suprême canonnade de la corvette foudroyée, comme on entend le dernier rugissement du lion que les chasseurs tuent dans les bois. Puis le silence se fit sur la mer.
Cette corvette la Claymore mourut de la même façon que le
Vengeur: mais la gloire l'a ignoré. On n'est pas héros contre son pays.
Halmalo était un marin surprenant. Il fit des miracles de dextérité et d'intelligence; cette improvisation d'un itinéraire à travers les écueils, les vagues et le guet de l'ennemi fut un chef-d'oeuvre. Le vent avait décru et la mer était devenue maniable.
Halmalo évita les Caux des Minquiers, contourna la Chaussée-aux-Boeufs, s'y abrita, afin de prendre quelques heures de repos dans la petite crique qui s'y fait au nord à mer basse, et, redescendant au sud, trouva moyen de passer entre Granville et les îles Chausey sans être aperçu ni de la vigie de Chausey ni de la vigie de Granville. Il s'engagea dans la baie de Saint-Michel, ce qui était hardi à cause du voisinage de Cancale, lieu d'ancrage de la croisière.
Le soir du second jour, environ une heure avant le coucher du soleil, il laissa derrière lui le mont Saint-Michel, et vint atterrir à une grève qui est toujours déserte, parce qu'elle est dangereuse; on s'y enlise.
Heureusement la marée était haute.
Halmalo poussa l'embarcation le plus avant qu'il put, tâta le sable, le trouva solide, y échoua le canot et sauta à terre.
Le vieillard après lui enjamba le bord et examina l'horizon.
—Monseigneur, dit Halmalo, nous sommes ici à l'embouchure du Couesnon.
Voilà Beauvoir à tribord et Huisnes à bâbord. Le clocher devant nous, c'est
Ardevon.
Le vieillard se pencha dans le canot, y prit un biscuit qu'il mit dans sa poche, et dit à Halmalo:
—Prends le reste.
Halmalo mit dans le sac ce qui restait de viande avec ce qui restait de biscuit, et chargea le sac sur son épaule. Cela fait, il dit:
—Monseigneur, faut-il vous conduire ou vous suivre?
—Ni l'un ni l'autre.
Halmalo stupéfait regarda le vieillard.
Le vieillard continua:
—Halmalo, nous allons nous séparer. Être deux ne vaut rien. Il faut être mille, ou seul.
Il s'interrompit et tira d'une de ses poches un noeud de soie verte, assez pareil à une cocarde, au centre duquel était brodée une fleur de lys en or. Il reprit:
—Sais-tu lire?
—Non.
—C'est bien. Un homme qui lit, ça gêne. As-tu bonne mémoire?
—Oui.
—C'est bien. Écoute, Halmalo. Tu vas prendre à droite et moi à gauche. J'irai du côté de Fougères, toi du côté de Bazouges. Garde ton sac qui te donne l'air d'un paysan. Cache tes armes. Coupe-toi un bâton dans les haies. Rampe dans les seigles qui sont hauts. Glisse-toi derrière les clôtures. Enjambe les échaliers pour aller à travers champs. Laisse à distance les passants. Evite les chemins et les ponts. N'entre pas à Pontorson. Ah! tu auras à traverser le Couesnon. Comment le passeras-tu?
—A la nage.
—C'est bien. Et puis il y a un gué. Sais-tu où il est?
—Entre Ancey et Vieux-Viel.
—C'est bien. Tu es vraiment du pays.
—Mais la nuit vient. Où monseigneur couchera-t-il?
—Je me charge de moi. Et toi, où coucheras-tu?
—Il y a des émousses. Avant d'être matelot, j'ai été paysan.
—Jette ton chapeau de marin qui te trahirait. Tu trouveras bien quelque part une carapousse.
—Oh! un tapabor, cela se trouve partout. Le premier pêcheur venu me vendra le sien.
—C'est bien. Maintenant, écoute. Tu connais les bois?
—Tous.
—De tout le pays?
—Depuis Noirmoutier jusqu'à Laval.
—Connais-tu aussi les noms?
—Je connais les bois, je connais les noms, je connais tout.
—Tu n'oublieras rien?
—Rien.
—C'est bien. A présent, attention. Combien peux-tu faire de lieues par jour?
—Dix, quinze, dix-huit. Vingt, s'il le faut.
—Il le faudra. Ne perds pas un mot de ce que je vais te dire. Tu iras au bois de saint-Aubin.
—Près de Lamballe?
—Oui. Sur la lisière du ravin qui est entre Saint-Rieul et Plédéliac il a un gros châtaignier. Tu t'arrêteras là. Tu ne verras personne.
—Ce qui n'empêche pas qu'il y aura quelqu'un. Je sais.
—Tu feras l'appel. Sais-tu faire l'appel?
Halmalo enfla ses joues, se tourna du côté de la mer, et l'on entendit le hou-hou de la chouette.
On eût dit que cela venait des profondeurs nocturnes. C'était ressemblant et sinistre.
—Bien, dit le vieillard. Tu en es.
Il tendit à Halmalo le noeud de soie verte.
—Voici mon noeud de commandement. Prends-le. Il importe que personne encore ne sache mon nom. Mais ce noeud suffit. La fleur de lys a été brodée par Madame Royale dans la prison du Temple.
Halmalo mit un genou en terre. Il reçu avec un tremblement le noeud fleurdelysé, et en approcha ses lèvres puis s'arrêtant, comme effrayé de ce baiser:
—Le puis-je? demanda-t-il.
—Oui, puisque tu baises le crucifix.
Halmalo baisa la fleur de lys.
—Relève-toi, dit le vieillard.
Halmalo se releva et mit le noeud dans sa poitrine. Le vieillard poursuivit:
-Écoute bien ceci. Voici l'ordre: Insurgez-vous. Pas de quartier. Donc, sur la lisière du bois de Saint-Aubin tu feras l'appel. Tu le feras trois fois. A la troisième fois tu verras un homme sortir de terre.
—D'un trou sous les arbres. Je sais.
—Cet homme, c'est Planchenault, qu'on appelle aussi Coeur-de-Roi. Tu lui montreras ce noeud. Il comprendra. Tu iras ensuite, par des chemins que tu inventeras, au bois d'Astillé; tu y trouveras un homme cagneux qui est surnommé Mousqueton, et qui ne fait miséricorde à personne. Tu lui diras que je l'aime, et qu'il mette en branle ses paroisses. Tu iras ensuite au bois de Couesbon qui est à une lieue de Ploërmel. Tu feras l'appel de la chouette; un homme sortira d'un trou; c'est M. Thuault, sénéchal de Ploërmel, qui a été de ce qu'on appelle l'assemblée constituante, mais du bon côté. Tu lui diras d'armer le château de Couesbon, qui est au marquis de Guer, émigré. Ravins, petits bois, terrain inégal, bon endroit. M. Thuault est un homme droit et d'esprit. Tu iras ensuite à Saint-Ouen-les-Toits, et tu parleras à Jean Chouan, qui est à mes yeux le vrai chef. Tu iras ensuite an bois de Ville-Anglose, tu y verras Guitter, qu'on appelle Saint-Martin, tu lui diras d'avoir l'oeil sur un certain Courmesnil, qui est gendre du vieux Goupil de Préfeln et qui mène la jacobinière d'Argentan. Retiens bien tout. Je n'écris rien parce qu'il ne faut rien écrire. La Rouarie a écrit une liste; cela a tout perdu. Tu iras ensuite au bois de Rougefeu où est Miélette qui saute par-dessus les ravins en s'arc-boutant sur une longue perche.
—Cela s'appelle une ferte.
—Sais-tu t'en servir?
—Je ne serais donc pas breton et je ne serais donc pas paysan? La ferte, c'est notre amie. Elle agrandit nos bras et allonge nos jambes.
—C'est-à-dire qu'elle rapetisse l'ennemi et raccourcit le chemin. Bon engin.
—Une fois, avec ma ferte, j'ai tenu tète à trois gabelous qui avaient des sabres.
—Quand ca?
—Il y a dix ans.
—Sous le roi?
—Mais oui.
—Tu t'es donc battu sous le roi?
—Mais oui.
—Contre qui?
—Ma foi, je ne sais pas. J'étais faux-saulnier.
—C'est bien.
—On appelait cela se battre contre les gabelles. Les gabelles, est-ce que c'est la même chose que le roi?
—Oui. Non. Mais il n'est pas nécessaire que tu comprennes cela.
—Je demande pardon â monseigneur d'avoir fait une question à monseigneur.
—Continuons. Connais-tu la Tourgue?
—Si je connais la Tourgue? j'en suis.
—Comment?
—Oui, puisque je suis de Parigué.
—En effet, la Tourgue est voisine de Parigué.
Si je connais la Tourgue? le gros château rond qui est le château de famille de mes seigneurs! Il y a une grosse porte de fer qui sépare le bâtiment neuf du bâtiment vieux et qu'on n'enfoncerait pas avec du canon. C'est dans le bâtiment neuf qu'est le fameux livre sur saint Barthélemy qu'on venait voir par curiosité. Il y a des grenouilles dans l'herbe. J'ai joué tout petit avec ces grenouilles-là. Et la passe souterraine! je la connais. Il n'y a peut-être plus que moi qui la connaisse.
—Quelle passe souterraine? Je ne sais pas ce que tu veux dire.
—C'était pour autrefois, dans les temps, quand la Tourgue était assiégée. Les gens du dedans pouvaient se sauver dehors en passant par un passage sous terre qui va aboutir à la forêt.
—En effet, il y a un passage souterrain de ce genre au château de la Jupellière, et au château de la Hunaudaye, et à la tour de Campéon; mais il n'y a rien de pareil à la Tourgue.
—Si fait, monseigneur. Je ne connais pas ces passages-là dont monseigneur parle. Je ne connais que celui de la Tourgue, parce que je suis du pays. Et encore, il n'y a guère que moi qui sache cette passe-là. On n'en parlait pas. C'était défendu, parce que ce passage avait servi du temps des guerres de M. de Rohan. Mon père savait le secret et il me l'a montré. Je connais le secret pour entrer et le secret pour sortir. Si je suis dans la forêt, je puis aller dans la tour, et si je suis dans la tour, je puis aller dans la forêt. Sans qu'on me voie. Et quand les ennemis entrent, il n'y a plus personne. Voilà ce que c'est que la Tourgue. Ah! je la connais.
Le vieillard demeura un moment silencieux.
—Tu te trompes évidemment; s'il y avait un tel secret, je le saurais.
—Monseigneur, j'en suis sûr. Il y a une pierre qui tourne.
—Ah bon! Vous autres paysans, vous croyez aux pierres qui tournent, aux pierres qui chantent, aux pierres qui vont boire la nuit au ruisseau d'à côté. Tas de contes.
—Mais puisque je l'ai fait tourner, la pierre…
—Comme d'autres l'ont entendue chanter. Camarade, la Tourgue est une bastille sûre et forte, facile à défendre; mais celui qui compterait sur une issue souterraine pour s'en tirer serait naïf.
—Mais, monseigneur…
Le vieillard haussa les épaules.
—Ne perdons pas de temps. Parlons de nos affaires.
Ce ton péremptoire coupa court à l'insistance de Halmalo.
Le vieillard reprit:
—Poursuivons. Ecoute. De Rougefeu tu iras au bois de Montchevrier, où est Bénédicité, qui est le chef des Douze. C'est encore un bon. Il dit son Benedicite pendant qu'il fait arquebuser les gens. En guerre, pas de sensiblerie. De Montchevrier, tu iras…
Il s'interrompit.
—J'oubliais l'argent.
Il prit dans sa poche et mit dans la main de Halmalo une bourse et un portefeuille.
—Voilà dans ce portefeuille trente mille francs en assignats, quelque chose comme trois livres dix sous; il faut dire que les assignats sont faux, mais les vrais valent juste autant; et voici dans cette bourse, attention, cent louis en or. Je te donne tout ce que j'ai. Je n'ai plus besoin de rien ici. D'ailleurs, il vaut mieux qu'on ne puisse pas trouver d'argent sur moi. Je reprends. De Montchevrier, tu iras à Antrain, où tu verras M. de Frotté; d'Antrain, à la Jupellière, où tu verras M. de Rochecotte; de la Jupellière, à Noirieux, où tu verras l'abbé Baudouin. Te rappelleras-tu tout cela?
—Comme mon Pater.
—Tu verras M. Dubois-Guy à Saint-Brice-en-Cogle, M. de Turpin à Morannes, qui est un bourg fortifié, et le prince de Talmont à Château-Gonthier.
—Est-ce qu'un prince me parlera?
—Puisque je te parle.
Halmalo ôta son chapeau.
—Tout le monde te recevra bien en voyant cette fleur de lys de Madame. N'oublie pas qu'il faut que tu ailles dans des endroits où il y a des montagnards et des patauds. Tu te déguiseras. C'est facile. Ces républicains sont si bêtes, qu'avec un habit bleu, un chapeau à trois cornes et une cocarde tricolore on passe partout. Il n'y a plus de régiments, il n'y a plus d'uniformes, les corps n'ont pas de numéros; chacun met la guenille qu'il veut. Tu iras à Saint-Mhervé. Tu y verras Gaulier, dit Grand-Pierre. Tu iras au cantonnement de Parné où sont les hommes aux visages noircis. Ils mettent du gravier dans leurs fusils et double charge de poudre pour faire plus de bruit; ils font bien. Mais surtout dis-leur de tuer, de tuer, de tuer. Tu iras au camp de la Vache-Noire qui est sur une hauteur au milieu du bois de la Charnie, puis au camp de l'Avoine, puis au camp Vert, puis au camp des Fourmis. Tu iras au Grand-Bordage, qu'on appelle aussi le Haut-des-Prés, et qui est habité par une veuve dont Treton, dit l'Anglais, a épousé la fille. Le Grand-Bordage est dans la paroisse de Quélaines. Tu visiteras Epineux-le-Chevreuil, Sillé-le-Guillaume, Parannes, et tous les hommes qui sont dans tous les bois. Tu auras des amis, et tu les enverras sur la lisière du Haut et du Bas Maine; tu verras Jean Treton dans la paroisse de Vaisges, Sans-Regret au Bignon, Chambord à Bonchamps, les frères Corbin à Maisoncelles, et le Petit-Sans-Peur à Saint-Jean-sur-Erve. C'est le même qui s'appelle Bourdoiseau. Tout cela fait, et le mot d'ordre, Insurgez-vous, Pas de quartier, donné partout, tu joindras la grande armée, l'armée catholique et royale, où elle sera. Tu verras MM. d'Elbée, de Lescure, de La Rochejaquelein, ceux des chefs qui vivront alors. Tu leur montreras mon noeud de commandement. Ils savent ce que c'est. Tu n'es qu'un matelot, mais Cathelineau n'est qu'un charretier. Tu leur diras de ma part ceci: Il est temps de faire les deux guerres ensemble; la grande et la petite. La grande fait plus de tapage, la petite plus de besogne. La Vendée est bonne, la Chouannerie est pire; et en guerre civile, c'est la pire qui est la meilleure. La bonté d'une guerre se juge à la quantité de mal qu'elle fait.
Il s'interrompit.
—Halmalo, je te dis tout cela. Tu ne comprends pas les mots, mais tu comprends les choses. J'ai pris confiance en toi en te voyant manuvrer le canot; tu ne sais pas la géométrie et tu fais des mouvements de mer surprenants; qui sait mener une barque peut piloter une insurrection; à la façon dont tu as manié l'intrigue de la mer, j'affirme que tu te tireras bien de toutes mes commissions. Je reprends. Tu diras donc ceci aux chefs, à peu près, comme tu pourras, mais ce sera bien; J'aime mieux la guerre des forêts que la guerre des plaines; je ne tiens pas à aligner cent mille paysans sous la mitraille des soldats bleus et sous l'artillerie de monsieur Carnot; avant un mois je veux avoir cinq cent mille tueurs embusqués dans les bois. L'armée républicaine est mon gibier. Braconner, c'est guerroyer. Je suis le stratège des broussailles. Bon, voilà encore un mot que tu ne saisiras pas, c'est égal, tu saisiras ceci: Pas de quartier! et des embuscades partout! Je veux faire plus de Chouannerie que de Vendée. Tu ajouteras que les anglais sont avec nous. Prenons la république entre deux feux. L'Europe nous aide. Finissons-en avec la révolution. Les rois lui font la guerre des royaumes, faisons-lui la guerre des paroisses. Tu diras cela. As-tu compris?
—Oui. Il faut tout mettre à feu et à sang.
—C'est ça.
—Pas de quartier.
—A personne. C'est ça.
—J'irai partout.
—Et prends garde. Car dans ce pays-ci on est facilement un homme mort.
—La mort, cela ne me regarde point. Qui fait son premier pas use peut-être ses derniers souliers.
—Tu es un brave.
—Et si l'on me demande le nom de monseigneur?
—On ne doit pas le savoir encore. Tu diras que tu ne le sais pas, et ce sera la vérité.
—Où reverrai-je monseigneur?
—Où je serai.
—Comment le saurai-je?
—Parce que tout le monde le saura. Avant huit jours on parlera de moi, je ferai des exemples, je vengerai le roi et la religion, et tu reconnaîtras bien que c'est de moi qu'on parle.
—J'entends.
—N'oublie rien.
—Soyez tranquille.
—Pars maintenant. Que Dieu te conduise. Va.
—Je ferai tout ce que vous m'avez dit. J'irai. Je parlerai. J'obéirai. Je commanderai.
—Bien.
—Et si je réussis….
—Je te ferai chevalier de Saint-Louis.
—Comme mon frère. Et si je ne réussis pas, vous me ferez fusiller.
—Comme ton frère.
—C'est dit, monseigneur.
Le vieillard baissa la tête et sembla tomber dans une sévère rêverie. Quand il releva les yeux, il était seul. Halmalo n'était plus qu'un point noir s'enfonçant dans l'horizon.
Le soleil venait de se coucher.
Les goëlands et les mouettes à capuchon rentraient; la mer, c'est dehors.
On sentait dans l'espace cette espèce d'inquiétude qui précède la nuit; les rainettes coassaient les jaquets s'envolaient des flaques d'eau en sifflant, les mauves, les freux, les carabins, les grolles, faisaient leur vacarme du soir; les oiseaux de rivage s'appelaient; mais pas un bruit humain. La solitude était profonde. Pas une voile dans la baie, pas un paysan dans la campagne. A perte de vue l'étendue déserte. Les grands chardons des sables frissonnaient. Le ciel blanc du crépuscule jetait sur la grève une vaste clarté livide. Au loin les étangs dans la plaine sombre ressemblaient à des plaques d'étain posées à plat sur le sol. Le vent soufflait du large.
Le vieillard laissa disparaître Halmalo, puis serra son manteau de mer autour de lui, et se mit en marche. Il cheminait à pas lents, pensif. Il se dirigeait vers Huisnes, pendant que Halmalo s'en allait vers Beauvoir.
Derrière lui se dressait, énorme triangle noir, avec sa tiare de cathédrale et sa cuirasse de forteresse, avec ses deux grosses tours du levant, l'une ronde, l'autre carrée, qui aident la montagne à porter le poids de l'église et du village, le mont Saint-Michel, qui est à l'océan ce que Chéops est au désert.
Les sables mouvants de la baie du mont Saint-Michel déplacent insensiblement leurs dunes. Il y avait à cette époque entre Huisnes et Ardevon une dune très haute, effacée aujourd'hui. Cette dune, qu'un coup d'équinoxe a nivelée, avait cette rareté d'être ancienne et de porter à son Sommet une pierre milliaire érigée au XIIe siècle en commémoration du concile tenu à Avranches contre les assassins de saint Thomas de Cantorbéry. Du haut de cette dune on découvrait tout le pays, et l'on pouvait s'orienter.
Le vieillard marcha vers cette dune et y monta.
Quand il fut sur le sommet, il s'adossa à la pierre milliaire, s'assit sur une des quatre bornes qui en marquaient les angles, et se mit à examiner l'espèce de carte de géographie qu'il avait sous les pieds. Il semblait chercher une route dans un pays d'ailleurs connu. Dans ce vaste paysage, trouble à cause du crépuscule, il n'y avait de précis que l'horizon, noir sur le ciel blanc.
On y apercevait les groupes de toits de onze bourgs et villages; on distinguait à plusieurs lieues de distance tous les clochers de la côte, qui sont très hauts, afin de servir au besoin de points de repère aux gens qui sont en mer.
Au bout de quelques instants, le vieillard sembla avoir trouvé dans ce clair-obscur ce qu'il cherchait; son regard s'arrêta sur un enclos d'arbres, de murs et de toitures, à peu près visible au milieu de la plaine et des bois, et qui était une métairie; il eut ce hochement de tête satisfait d'un homme qui se dit mentalement: C'est là; et il se mit à tracer avec son doigt dans l'espace l'ébauche d'un itinéraire à travers les haies et les cultures. De temps en temps il examinait un objet informe et peu distinct, qui s'agitait au-dessus du toit principal de la métairie, et il semblait se demander: Qu'est-ce que c'est? Cela était incolore et confus à cause de l'heure; ce n'était pas une girouette puisque cela flottait, et il n'y avait aucune raison pour que ce fût un drapeau.
Il était las, il restait volontiers assis sur cette borne où il était, et il se laissait aller à cette sorte de vague oubli que donne aux hommes fatigués la première minute de repos.
Il y a une heure du jour qu'on pourrait appeler l'absence de bruit, c'est l'heure sereine, l'heure du soir. On était dans cette heure-là. Il en jouissait; il regardait, il écoutait, quoi? la tranquillité. Les farouches eux-mêmes ont leur instant de mélancolie. Subitement, cette tranquillité fut, non troublée, mais accentuée par des voix qui passaient; c'étaient des voix de femmes et d'enfants. Il y a parfois dans l'ombre de ces carillons de joie inattendus. On ne voyait point, à cause des broussailles, le groupe d'où sortaient les voix, mais ce groupe cheminait au pied de la dune et s'en allait vers la plaine et la forêt. Ces voix montaient claires et fraîches jusqu'au vieillard pensif; elles étaient si près qu'il n'en perdait rien.
Une voix de femme disait:
—Dépêchons-nous, la Flécharde. Est-ce par ici?
—Non, c'est par là.
Et le dialogue continuait entre les deux voix, l'une haute, l'autre timide.
—Comment appelez-vous cette métairie que nous habitons en ce moment?
—L'Herbe-en-Pail.
—En sommes-nous encore loin?
—A un bon quart d'heure.
—Dépêchons-nous d'aller manger la soupe.
—C'est vrai que nous sommes en retard.
—Il faudrait courir. Mais vos mômes sont fatigués. Nous ne sommes que deux femmes, nous ne pouvons pas porter trois mioches. Et puis, vous en portez déjà un, vous, la Flécharde. Un vrai plomb. Vous l'avez sevrée, cette goinfre, mais vous la portez toujours. Mauvaise habitude. Faites-moi donc marcher ça. Ah! tant pis, la soupe sera froide.
—Ah! les bons souliers que vous m'avez donnés là! On dirait qu'ils sont faits pour moi.
—Ça vaut mieux que d'aller nu-pattes.
—Dépêche-toi donc, René-Jean.
—C'est pourtant lui qui nous a retardées. Il faut qu'il parle à toutes les petites paysannes qu'on rencontre. Ça fait son homme.
—Dame, il va sur cinq ans.
—Dis-donc, René-Jean, pourquoi as-tu parlé à cette petite dans le village?
Une voix d'enfant, qui était une voix de garçon, répondit:
—Parce que c'est une que je connais.
La femme reprit.
—Comment! tu la connais?
—Oui, répondit le petit garçon, puisqu'elle m'a donné des bêtes ce matin.
—Voilà qui est fort! s'écria la femme, nous ne sommes dans le pays que depuis trois jours, c'est gros comme le poing, et ça vous a déjà une amoureuse!
Les voix s'éloignèrent. Tout bruit cessa.
Le vieillard restait immobile. Il ne pensait pas: à peine songeait-il. Autour de lui tout était sérénité, assoupissement, confiance, solitude. Il faisait grand jour encore sur la dune, mais presque nuit dans la plaine et tout à fait nuit dans les bois. La lune montait à l'orient. Quelques étoiles piquaient le bleu pâle du zénith. Cet homme, bien que plein de préoccupations violentes, s'abîmait dans l'inexprimable mansuétude de l'infini. Il sentait monter en lui cette aube obscure, l'espérance, si le mot espérance peut s'appliquer aux attentes de la guerre civile. Pour l'instant, il lui semblait qu'en sortant de cette mer qui venait d'être si inexorable, et en touchant la terre, tout danger s'était évanoui. Personne ne savait son nom, il était seul, perdu pour l'ennemi, sans trace derrière lui, car la surface de la mer ne garde rien, caché, ignoré, pas même soupçonné. Il sentait on ne sait quel apaisement suprême. Un peu plus il se serait endormi.
Ce qui, pour cet homme en proie, au dedans comme au dehors, à tant de tumultes, donnait un charme étrange à cette heure calme qu'il traversait, c'était, sur la terre comme au ciel, un profond silence.
On n'entendait que le vent qui venait de la mer; mais le vent est une basse continue, et cesse presque d'être un bruit, tant il devient une habitude.
Tout à coup il se dressa debout.
Son attention venait d'être brusquement réveillée; il considéra l'horizon.
Quelque chose donnait à son regard une fixité particulière.
Ce qu'il regardait, c'était le clocher de Cormeray qu'il avait devant lui au fond de la plaine. On ne sait quoi d'extraordinaire se passait en effet dans ce clocher.
La silhouette de ce clocher se découpait nettement; on voyait la tour surmontée de sa pyramide, et, entre la tour et la pyramide, la cage de la cloche, carrée, à jour, sans abat-vent, et ouverte aux regards des quatre côtés, ce qui est la mode des clochers bretons.
Or, cette cage apparaissait alternativement ouverte et fermée; à intervalles égaux, sa haute fenêtre se dessinait toute blanche, puis toute noire; on voyait le ciel à travers, puis on ne le voyait plus; il y avait clarté, puis occultation; et l'ouverture et la fermeture se succédaient d'une seconde à l'autre avec la régularité du marteau sur l'enclume.
Le vieillard avait ce clocher de Cormeray devant lui, à une distance d'environ deux lieues; il regarda à sa droite le clocher de Baguer-Pican, également droit sur l'horizon; la cage de ce clocher s'ouvrait et se fermait comme celle de Cormeray.
Il regarda à sa gauche le clocher de Tanis; la cage du clocher de Tanis s'ouvrait et se fermait comme celle de Baguer-Pican.
Il regarda tous les clochers de l'horizon l'un après l'autre, à sa gauche les clochers de Courtils, de Précey, de Crollon et de la Croix-Avranchin; à sa droite les clochers de Raz-sur-Couesnon, de Mordrey et des Pas; en face de lui, le clocher de Pontorson. La cage de tous ces clochers était alternativement noire et blanche.
Qu'est-ce que cela voulait dire?
Cela signifiait que toutes les cloches étaient en branle.
Il fallait, pour apparaître ainsi, qu'elles fussent furieusement secouées.
Qu'était-ce donc? Évidemment le tocsin.
On sonnait le tocsin, on le sonnait frénétiquement, on le sonnait partout, dans tous les clochers, dans tous les villages, et l'on n'entendait rien.
Cela tenait à la distance qui empêchait les sons d'arriver et au vent de mer qui soufflait du côté opposé et qui emportait tous les bruits de la terre hors de l'horizon.
Toutes ces cloches forcenées appelant de toutes parts, et en même temps ce silence, rien de plus sinistre.
Le vieillard regardait et écoutait.
Il n'entendait pas le tocsin, et il le voyait. Voir le tocsin, sensation étrange.
A qui en voulaient ces cloches?
Contre qui ce tocsin?
Certainement, quelqu'un était traqué.
Qui?
Cet homme d'acier eut un frémissement.
Ce ne pouvait être lui. On n'avait pu deviner son arrivée. Il était impossible que les représentants en mission fussent déjà informés; il venait à peine de débarquer. La corvette avait évidemment sombré sans qu'un homme échappât. Et dans la corvette même, excepté Boisberthelot et La Vieuville, personne ne savait son nom.
Les clochers continuaient leur jeu farouche. Il les examinait et les comptait machinalement, et sa rêverie, poussée d'une conjecture à l'autre, avait cette fluctuation que donne le passage d'une sécurité profonde à une incertitude terrible. Pourtant, après tout, ce tocsin pouvait s'expliquer de bien des façons, et il finissait par se rassurer en se répétant: En somme, personne ne sait mon arrivée et personne ne sait mon nom.
Depuis quelques instants il se faisait un léger bruit au-dessus de lui et derrière lui. Ce bruit ressemblait au froissement d'une feuille d'arbre agitée. Il n'y prit d'abord pas garde; puis, comme le bruit persistait, on pourrait dire insistait, il finit par se retourner. C'était une feuille en effet, mais une feuille de papier. Le vent était en train de décoller au-dessus de sa tête une large affiche appliquée sur la pierre milliaire. Cette affiche était placardée depuis peu de temps, par elle était encore humide et donnait prise au vent qui s'était mis à jouer avec elle et qui la détachait.
Le vieillard avait gravi la dune du côté opposé et n'avait pas vu cette affiche en arrivant.
Il monta sur la borne où il était assis, et posa sa main sur le coin du placard que le vent soulevait; le ciel était serein, les crépuscules sont longs en juin; le bas de la dune était ténébreux, mais le haut était éclairé; une partie de l'affiche était imprimée en grosses lettres, et il faisait encore assez de jour pour qu'on pût les lire. Il lut ceci:
«Nous, Prieur de la Marne, représentant du peuple en mission près de l'armée des Côtes-de-Cherbourg,—ordonnons:—Le ci-devant marquis de Lantenac, vicomte de Fontenay, soi-disant prince breton, furtivement débarqué sur la côte de Granville, est mis hors la loi.—Sa tête est mise à prix.—Il sera payé à qui le livrera, mort ou vivant, la somme de soixante mille livres.—Cette somme ne sera point payée en assignats, mais en or.—Un bataillon de l'armée des Côtes-de-Cherbourg sera immédiatement envoyé à la rencontre et à la recherche du ci-devant marquis de Lantenac. —Les communes sont requises de prêter main-forte.—Fait en la maison commune de Granville, le 2 juin 1793.—Signé:
Au-dessous de ce nom il y avait une autre signature, qui était en beaucoup plus petit caractère, et qu'on ne pouvait lire à cause du peu de jour qui restait.
Le vieillard rabaissa son chapeau sur ses yeux, croisa sa cape de mer jusque sous son menton, et descendit rapidement la dune. Il était évidemment inutile de s'attarder sur ce sommet éclairé.
Il y avait été peut-être trop longtemps déjà; le haut de la dune était le seul point du paysage qui fût resté visible.
Quand il fut en bas et dans l'obscurité, il ralentit le pas.
Il se dirigeait dans le sens de l'itinéraire qu'il s'était tracé vers la métairie, ayant probablement des raisons de sécurité de ce côté-là.
Tout était désert. C'était l'heure où il n'y a plus de passants.
Derrière une broussaille, il s'arrêta, défit son manteau, retourna sa veste du côté velu, rattacha à sou cou son manteau qui était une guenille nouée d'une corde, et se remit en route.
Il faisait clair de lune.
Il arriva à un embranchement de deux chemins où se dressait une vieille croix de pierre. Sur le piédestal de la croix on distinguait un carré blanc qui était vraisemblablement une affiche pareille à celle qu'il venait de lire. Il s'en approcha.
—Où allez-vous? lui dit une voix.
Il se retourna.
Un homme était là dans les haies, de haute taille comme lui, vieux comme lui, comme lui en cheveux blancs, et plus en haillons encore que lui-même. Presque son pareil. Cet homme s'appuyait sur un long bâton.
L'homme reprit:
—Je vous demande où vous allez.
—D'abord où suis-je? dit-il avec un calme presque hautain.
L'homme répondit:
—Vous êtes dans la seigneurie de Tanis, et j'en suis le mendiant, et vous en êtes le seigneur.
—Moi?
—Oui, vous, monsieur le marquis de Lantenac.
Le marquis de Lantenac, nous le nommerons par son nom désormais, répondit gravement:
—Soit. Livrez-moi.
L'homme poursuivit:
—Nous sommes tous deux chez nous ici, vous dans le château, moi dans le buisson.
—Finissons. Faites. Livrez-moi, dit le marquis. L'homme continua:
—Vous alliez à la métairie d'herbe-en-Pail, n'est-ce pas?
—Oui.
—N'y allez point.
—Pourquoi?
—Parce que les bleus y sont.
—Depuis quand?
—Depuis trois jours.
—Les habitants de la ferme et du hameau ont-ils résisté?
—Non. Ils ont ouvert toutes les portes.
—Ah! dit le marquis.
L'homme montra du doigt le toit de la métairie qu'on apercevait à quelque distance par-dessus les arbres.
—Voyez-vous le toit, monsieur le marquis?
—Oui.
—Voyez-vous ce qu'il y a dessus?
—Qui flotte?
—Oui.
—C'est un drapeau.
—Tricolore, dit l'homme.
C'était l'objet qui avait déjà attiré l'attention du marquis quand il était au haut de la dune.
—Ne sonne-t-on pas le tocsin? demanda le marquis.
—Oui.
—À cause de quoi?
—Évidemment à cause de vous.
—Mais on ne l'entend pas?
—C'est le vent qui empêche.
L'homme continua:
—Vous avez vu votre affiche?
—Oui.
—On vous cherche.
Et, jetant un regard du côté de la métairie, il ajouta:
—Il y a là un demi-bataillon.
—De républicains?
—Parisiens.
—Eh bien, dit le marquis, marchons
Et il fit un pas vers la métairie.
L'homme lui saisit le bras.
—N'y allez pas.
—Et où voulez-vous que j'aille?
—Chez moi.
Le marquis regarda le mendiant.
—Écoutez, monsieur le marquis, ce n'est pas beau chez moi, mais c'est sûr. Une cabane plus basse qu'une cave. Pour plancher un lit de varech, pour plafond un toit de branches et d'herbes. Venez. A la métairie vous seriez fusillé. Chez moi vous dormirez. Vous devez être las; et demain matin les bleus se seront remis en marche, et vous irez où vous voudrez.
Le marquis considérait cet homme.
—De quel côté êtes-vous donc? demanda le marquis; êtes-vous républicain? êtes-vous royaliste?
—Je suis un pauvre.
—Ni royaliste, ni républicain?
—Je ne crois pas.
—Etes-vous pour ou contre le roi?
—Je n'ai pas le temps de ça.
—Qu'est-ce que vous pensez de ce qui se passe?
—Je n'ai pas de quoi vivre.
—Pourtant vous venez à mon secours.
—J'ai vu que vous étiez hors la loi. Qu'est-ce que cela la loi? On peut donc être dehors. Je ne comprends pas. Quant à moi, suis-je dans la loi? suis-je hors la loi? Je n'en sais rien. Mourir de faim, est-ce être dans la loi?
—Depuis quand mourez-sous de faim?
—Depuis toute ma vie.
—Et vous me sauvez?
—Oui.
—Pourquoi?
—Parce que j'ai dit: Voilà encore un plus pauvre que moi. J'ai le droit de respirer, lui, il ne l'a pas.
—C'est vrai. Et vous me sauvez!
—Sans doute. Nous voilà frères, monseigneur. Je demande du pain, vous demandez la vie. Nous sommes deux mendiants.
—Mais savez-vous que ma tête est mise à prix?
—Oui.
—Comment le savez-sous?
—J'ai lu l'affiche.
—Vous savez lire?
—Oui. Et écrire aussi. Pourquoi serais-je une brute?
—Alors, puisque vous savez lire, et puisque vous, avez lu l'affiche, vous savez qu'un homme qui me livrerait gagnerait soixante mille francs?
—Je le sais.
—Pas en assignats.
—Oui, je sais, en or.
—Vous savez que soixante mille francs, c'est une fortune?
—Oui.
—Et que quelqu'un qui me livrerait ferait sa fortune?
—Eh bien, après?
—Sa fortune.
—C'est justement ce que j'ai pensé. En vous voyant, je me suis dit: Quand je pense que quelqu'un qui livrerait cet homme-ci gagnerait soixante mille francs et ferait sa fortune! Dépêchons-nous de le cacher.
Le marquis suivit le pauvre.
Ils entrèrent dans un fourré. La tanière du mendiant était là. C'était une sorte de chambre qu'un grand vieux chêne avait laissé prendre chez lui à cet homme; elle était creusée sous ses racines et couverte de ses branches. C'était obscur, bas, caché, invisible. Il y avait place pour deux.
—J'ai prévu que je pouvais avoir un hôte, dit le mendiant.
Cette espèce de logis sous terre, moins rare en Bretagne qu'on ne croit, s'appelle en langue paysanne carnichot. Ce nom s'applique aussi à des cachettes pratiquées dans l'épaisseur des murs.
C'est meublé de quelques pots, d'un grabat de paille ou de goëmon lavé et séché, d'une grosse couverture de créseau, et de quelques mèches de suif avec un briquet et des tiges creuses de brane-ursine pour allumettes.
Ils se courbèrent, rampèrent un peu, pénétrèrent dans la chambre où les gosses racines de l'arbre découpaient des compartiments bizarres; et s'assirent sur un tas de varech sec qui était le lit. L'intervalle de deux racines par où l'on entrait et qui servait de porte donnait quelque clarté. La nuit était venue, mais le regard se proportionne à la lumière, et l'on finit par trouver toujours un peu de jour dans l'ombre. Un reflet du clair de lune blanchissait vaguement l'entrée. Il y avait dans un coin une cruche d'eau, une galette de sarrasin et des châtaignes.
—Soupons, dit le pauvre.
Ils se partagèrent les châtaignes, le marquis donna son morceau de biscuit, ils mordirent à la même miche de blé noir et burent à la cruche l'un après l'autre.
Ils causèrent.
Le marquis se mit à interroger cet homme.
—Ainsi, tout ce qui arrive ou rien, c'est pour vous la même chose?
—A peu près. Vous êtes des seigneurs, vous autres. Ce sont vos affaires.
—Mais enfin, ce qui se passe…
—Ça se passe là-haut.
Le mendiant ajouta:
—Et puis il y a des choses qui se passent encore plus haut, le soleil qui se lève, la lune qui augmente ou diminue, c'est de celles-là que je m'occupe.
Il but une gorgée à la cruche, et dit:
—La bonne eau fraîche!
Et il reprit:
—Comment trouvez-vous cette eau, monseigneur?
—Comment vous appelez-vous? dit le marquis.
—Je m'appelle Tellmarch, et l'on m'appelle le Caimand.
—Je sais. Caimand est un mot du pays.
—Qui veut dire mendiant. On me surnomme aussi le Vieux.
Il poursuivit:
—Voilà quarante ans qu'on m'appelle le Vieux.
—Quarante ans! mais vous étiez jeune.
—Je n'ai jamais été jeune. Vous l'êtes toujours, vous, monsieur le marquis. Vous avez des jambes de vingt ans, vous escaladez la grande dune; moi, je commence à ne plus marcher, au bout d'un quart de lieue je suis las. Nous sommes pourtant du même âge; mais les riches, ça a sur nous un avantage, c'est que ça mange tous les jours. Manger conserve.
Le mendiant, après un silence, continua:
—Les pauvres, les riches, c'est une terrible affaire. C'est ce qui produit les catastrophes. Du moins, ça me fait cet effet-là. Les pauvres veulent être riches, les riches ne veulent pas être pauvres. Je crois que c'est un peu là le fond. Je ne m'en mêle pas. Les évènements sont les évènements. Je ne suis ni pour le créancier, ni pour le débiteur. Je sais qu'il y a une dette et qu'on la paye. Voilà tout. J'aurais mieux aimé qu'on ne tuât pas le roi, mais il me serait difficile de dire pourquoi. Après ça, on me répond: Mais, autrefois, comme on vous accrochait les gens aux arbres pour rien du tout! Tenez, moi, pour un méchant coup de fusil tiré à un chevreuil du roi, j'ai vu pendre un homme qui avait une femme et sept enfants. Il y a à dire des deux côtés.
Il se tut encore, puis ajouta:
—Vous comprenez, je ne sais pas au juste, on va, on vient, il se passe des choses: moi, je suis là sous les étoiles.
Tellmarch eut encore une interruption de rêverie, puis continua:
—Je suis un peu rebouteux, un peu médecin, je connais les herbes, je tire parti des plantes, les paysans me voient attentif devant rien, et cela me fait passer pour sorcier. Parce que je songe, on croit que je sais.
—Vous êtes du pays? dit le marquis.
—Je n'en suis jamais sorti.
—Vous me connaissez?
—Sans doute. La dernière fois que je vous ai vu, c'est à votre dernier passage, il y a deux ans. Vous êtes allé d'ici en Angleterre. Tout à l'heure j'ai aperçu un homme au haut de la dune. Un homme de grande taille. Les hommes grands sont rares; c'est un pays d'hommes petits, la Bretagne. J'ai bien regardé, j'avais lu l'affiche. J'ai dit: Tiens! Et quand vous êtes descendu, il y avait de la lune, je vous ai reconnu.
—Pourtant, moi, je ne vous connais pas.
—Vous m'avez vu, mais vous ne m'avez pas vu.
Et Tellmarch le Caimand ajouta:
—Je vous voyais, moi. De mendiant à passant, le regard n'est pas le même.
—Est-ce que je vous avais rencontré autrefois?
—Souvent, puisque je suis votre mendiant. J'étais le pauvre du bas du chemin de votre château. Vous m'avez dans l'occasion fait l'aumône; mais celui qui donne ne regarde pas, celui qui reçoit examine et observe. Qui dit mendiant, dit espion. Mais moi, quoique souvent triste, je tâche de ne pas être un mauvais espion. Je tendais la main, vous ne voyiez que la main, et vous y jetiez l'aumône dont j'avais besoin le matin pour ne pas mourir de faim le soir. On est des fois des vingt-quatre heures sans manger. Quelquefois un sou c'est la vie. Je vous dois la vie, je vous la rends.
—C'est vrai, vous me sauvez.
—Oui, je vous sauve, monseigneur.
Et la voix de Tellmarch devint grave.
—À une condition.
—Laquelle?
—C'est que vous ne venez pas ici pour faire le mal.
—Je viens ici pour faire le bien, dit le marquis.
—Dormons, dit le mendiant.
Ils se couchèrent côte à côte sur le lit de varech. Le mendiant fut tout De suite endormi. Le marquis, bien que très las, resta un moment rêveur, puis, dans cette ombre, il regarda le pauvre et se coucha. Se coucher sur ce lit, c'était se coucher sur le sol; il en profita pour coller son oreille à terre, et il écouta. Il y avait sous la terre un sombre bourdonnement: on sait que le son se propage dans les profondeurs du sol; on entendait le bruit des cloches.
Le tocsin continuait.
Le marquis s'endormit.