III. PETITES ARMÉES ET GRANDES BATAILLES

En arrivant à Dol, les paysans, on vient de le voir, s'étaient dispersés dans la ville, chacun faisant à sa guise, comme cela arrive quand «on obéit d'amitié», c'était le mot des vendéens. Genre d'obéissance qui fait des héros, mais non des troupiers. Ils avaient garé leur artillerie avec les bagages sous les voûtes de vieille halle, et, las, buvant, mangeant, «chapelettant», ils s'étaient couchés pèle-mêle en travers de la grande rue, plutôt encombrée que gardée. Comme la nuit tombait, la plupart s'endormirent, la tête sur leurs sacs, quelques-uns ayant leur femme à côté d'eux; car souvent les paysannes suivaient les paysans: en Vendée, les femmes grosses servaient d'espions. C'était une douce nuit de juillet; les constellations resplendissaient dans le profond bleu noir du ciel. Tout ce bivouac, qui était plutôt une halte de caravane qu'un campement d'armée, se mit à sommeiller paisiblement. Tout à coup, à la lueur du crépuscule, ceux qui n'avaient pas encore fermé les yeux virent trois pièces de canons braquées à l'entrée de la grande rue.

C'était Gauvain. Il avait surpris les grand'gardes, il était dans la ville, et il tenait avec sa colonne la tête de la rue.

Un paysan se dressa, cria: qui vive? et lâcha son coup de fusil: un coup de canon répliqua. Puis une mousqueterie furieuse éclata. Toute la cohue assoupie se leva en sursaut. Rude secousse. S'endormir sous les étoiles et se réveiller sous la mitraille.

Le premier moment fut terrible. Rien de tragique comme le fourmillement d'une foule foudroyée. Ils se jetèrent sur leurs armes. On criait, on courait, beaucoup tombaient. Les assaillis, ne savaient plus ce qu'ils faisaient et s'arquebusaient les uns les autres. Il y avait des gens ahuris qui sortaient des maisons, qui y rentraient, qui sortaient encore, et qui erraient dans la bagarre, éperdus. Des familles s'appelaient. Combat lugubre, mêlé de femmes et d'enfants. Les balles sifflantes rayaient l'obscurité. La fusillade partait de tous les coins noirs. Tout était fumée et tumulte. L'enchevêtrement des fourgons et des charrois s'y ajoutait. Les chevaux ruaient. On marchait sur les blessés. On entendait à terre des hurlement. Horreur de ceux-ci, stupeur de ceux-là. Les soldats et les officiers se cherchaient. Au milieu de tout cela, de sombres indifférences. Une femme allaitait son nouveau-né, assise contre un pan de mur auquel était adossé son mari qui avait la jambe cassée et qui, pendant que son sang coulait, chargeait tranquillement sa carabine et tirait au hasard, tuant devant lui dans l'ombre. Des hommes à plat ventre tiraient à travers les roues des charrettes. Par moments il s'élevait un hourvari de clameurs. La grosse voix du canon couvrait tout. C'était épouvantable.

Ce fut, comme un abatis d'arbres; tous tombaient les uns sur les autres.
Gauvain, embusqué, mitraillait à coup sûr et perdait peu de monde.

Pourtant l'intrépide désordre des paysans finit par se mettre sur la défensive; ils se replièrent sous la halle, vaste redoute obscure, forêt de piliers de pierre. Là ils reprirent pied; tout ce qui ressemblait à un bois leur donnait confiance. L'Imânus suppléait de son mieux à l'absence de Lantenac. Ils avaient du canon, mais, au grand étonnement de Gauvain, ils ne s'en servaient point; cela tenait à ce que, les officiers d'artillerie étant allés avec le marquis reconnaître le Mont-Dol, les gars ne savaient que faire des couleuvrines et des bâtardes; mais ils criblaient de balles les bleus qui les canonnaient. Les paysans ripostaient par la mousqueterie à la mitraille. C'étaient eux maintenant qui étaient abrités. Ils avaient entassé les baquets, les tombereaux, les bagages, toutes les futailles de la vieille halle, et improvisé une haute barricade avec des claires-voies par où passaient leurs carabines. Par ces trous leur fusillade était meurtrière. Tout cela se fit vite. En un quart d'heure la halle eut un front imprenable.

Ceci devenait grave pour Gauvain. Cette halle brusquement transformée en citadelle, c'était l'inattendu. Les paysans étaient là, massés et solides. Gauvain avait réussi la surprise et manqué la déroute. Il avait mis pied à terre. Attentif, ayant son épée au poing sous ses bras croisés, debout dans la lueur d'une torche qui éclairait sa batterie, il regardait toute cette ombre.

Sa haute taille dans cette clarté le faisait visible aux hommes de la barricade. Il était le point de mire, mais il n'y songeait pas.

Les volées de balles qu'envoyait la barricade s'abattaient autour de
Gauvain pensif.

Mais contre toutes ces carabines il avait du canon. Le boulet finit toujours par avoir raison. Qui a l'artillerie a la victoire. Sa batterie, bien servie, lui assurait la supériorité.

Subitement, un éclair jaillit de la halle pleine de ténèbres, on entendit comme un coup de foudre, et un boulet vint trouer une maison au-dessus de la tête de Gauvain.

La barricade répondait au canon par le canon.

Que se passait-il? Il y avait du nouveau. L'artillerie maintenant n'était plus d'un seul côté.

Un second boulet suivit le premier et vint s'enfoncer dans le mur tout près de Gauvain. Un troisième boulet jeta à terre son chapeau.

Ces boulets étaient de gros calibre. C'était une pièce de seize qui tirait.

—On vous vise, commandant, crièrent les artilleurs.

Et ils éteignirent la torche. Gauvain, rêveur, ramassa son chapeau.

Quelqu'un, en effet, visait Gauvain, c'était Lantenac.

Le marquis venait d'arriver dans la barricade par le côté opposé.

L'Imânus avait couru à lui.

—Monseigneur, nous sommes surpris.

—Par qui?

—Je ne sais.

—La route de Dinan est-elle libre?

—Je le crois.

—Il faut commencer la retraite.

—Elle commence. Beaucoup se sont déjà sauvés.

—Il ne faut pas se sauver; il faut se retirer. Pourquoi ne vous servez-vous pas de l'artillerie?

—On a perdu la tête, et puis les officiers n'étaient pas là.

—J'y vais.

—Monseigneur, j'ai dirigé sur Fougères le plus que j'ai pu des bagages, les femmes, tout l'inutile. Que faut-il faire des trois petits prisonniers?

—Ah! ces enfants?

—Oui.

—Ils sont nos otages. Fais-les conduire à la Tourgue.

Cela dit, le marquis alla à la barricade. Le chef venu, tout changea de face. La barricade était mal faite pour l'artillerie, il n'y avait place que pour deux canons: le marquis mit en batterie deux pièces de seize, auxquelles on fit des embrasures. Comme il était penché sur un des canons, observant la batterie ennemie par l'embrasure, il aperçut Gauvain.

—C'est lui! cria-t-il.

Alors il prit lui-même l'écouvillon et le fouloir, chargea la pièce, fixa le fronton de mire, et pointa.

Trois fois il ajusta Gauvain, et le manqua. Le troisième coup ne réussit qu'à le décoiffer.

—Maladroit! murmura Lantenac. Un peu plus bas, j'avais la tête.

Brusquement la torche s'éteignit, et il n'eut plus devant lui que les ténèbres.

—Soit, dit-il.

Et se tournant vers les canonniers paysans, il cria:

—A mitraille!

Gauvain de son côté n'était pas moins sérieux. La situation s'aggravait. Une phase nouvelle du combat se dessinait. La barricade en était à le canonner. Qui sait si elle n'allait point passer de la défensive à l'offensive? Il avait devant lui, en défalquant les morts et les fuyards, au moins cinq mille combattants, et il ne lui restait à lui que douze cents hommes maniables. Que deviendraient les républicains si l'ennemi s'apercevait de leur petit nombre? Les rôles seraient intervertis. On était assaillant, on serait assailli. Que la barricade fit une sortie, tout pouvait être perdu.

Que faire? Il ne fallait point songer à attaquer la barricade de front; un coup de vive force était chimérique: douze cents hommes ne débusquent pas cinq mille hommes. Brusquer était impossible, attendre était funeste. Il fallait en finir. Mais comment?

Gauvain était du pays, il connaissait la ville; il savait que la vieille halle, où les vendéens s'étaient crénelés, était adossée à un dédale de ruelles étroites et tortueuses.

Il se tourna vers son lieutenant qui était ce vaillant capitaine Guéchamp,
fameux plus tard pour avoir nettoyé la forêt de Concise où était né Jean
Chouan, et pour avoir, en barrant aux rebelles la chaussée de l'étang de la
Chaîne, empêché la prise de Bourgneuf.

—Guéchamp, dit-il, je vous remets le commandement. Faites tout le feu que vous pourrez. Trouez la barricade à coups de canon. Occupez-moi tous ces gars-là.

—C'est compris, dit Guéchamp.

—Massez toute la colonne, armes chargées, et tenez-la prête à l'attaque.

Il ajouta quelques mots à l'oreille de Guéchamp.

—C'est entendu, dit Guéchamp.

Gauvain reprit:

—Tous nos tambours sont-ils sur pied?

—Oui.

—Nous en avons neuf. Gardez-en deux, donnez-m'en sept.

Les sept tambours vinrent en silence se ranger devant Gauvain.

Alors Gauvain cria:

—A moi le bataillon du Bonnet-Rouge!

Douze hommes, dont un sergent, sortirent du gros de la troupe.

—Je demande tout le bataillon, dit Gauvain.

—Le voilà, répondit le sergent.

—Vous êtes douze!

—Nous restons douze.

—C'est bien, dit Gauvain.

Ce sergent était le bon et rude troupier Radoub, qui avait adopté au nom du bataillon les trois enfants rencontrés dans le bois de la Saudraie.

Un demi-bataillon seulement, on s'en souvient, avait été exterminé à
Herbe-en-Pail, et Radoub avait eu ce bon hasard de n'en point faire partie.

Un fourgon de fourrage était proche; Gauvain le montra du doigt au sergent.

—Sergent, faites faire à vos hommes des liens de paillé, et qu'on torde cette paille autour des fusils pour qu'on n'entende pas de bruit s'ils s'entre-choquent.

Une minute s'écoula, l'ordre fut exécuté, en silence et dans l'obscurité.

—C'est fait, dit le sergent.

—Soldats, ôtez vos souliers, reprit Gauvain.

—Nous n'en avons pas, dit le sergent.

Cela faisait, avec les sept tambours, dix-neuf hommes: Gauvain était le vingtième.

Il cria:

—Sur une seule file. Suivez-moi. Les tambours derrière moi. Le bataillon ensuite. Sergent, vous commanderez le bataillon.

Il prit la tête de la colonne, et, pendant que la canonnade continuait des deux côtés, ces vingt hommes, glissant comme des ombres s'enfoncèrent dans les ruelles désertes.

Ils marchèrent quelque temp de la sorte, serpentant le long des maisons. Tout semblait mort dans la ville; les bourgeois s'étaient blottis dans les caves. Pas une porte qui ne fût barrée, pas un volet qui ne fût fermé. De lumière nulle part.

La grande rue faisait dans ce silence un fracas furieux; le combat au canon continuait; la batterie républicaine et la barricade royaliste se crachaient toute leur mitraille avec rage.

Après vingt minutes de marche tortueuse, Gauvain, qui dans cette obscurité cheminait avec certitude, arriva à l'extrémité d'une ruelle d'où l'on rentrait dans la grande rue; seulement on était de l'autre côté de la halle.

La position était tournée. De ce côté-ci il n'y avait pas de retranchement, ceci est l'éternelle imprudence des constructeurs de barricades, la halle était ouverte, et l'on pouvait entrer sous les piliers où étaient attelés quelques chariots de bagages prêts à partir. Gauvain et ses dix-neuf hommes avaient devant eux les cinq mille Vendéens, mais de dos et non de front.

Gauvin parla à voix basse au sergent; on défit la paille nouée autour des fusils; les douze grenadiers se postèrent en bataille derrière l'angle de la ruelle, et les sept tambours, la baguette haute, attendirent.

Les décharges d'artillerie étaient intermittentes. Tout à coup, dans un intervalle, entre deux détonations, Gauvain leva son épée, et d'une voix qui, dans ce silence, sembla un éclat de clairon, il cria:

—Deux cents hommes par la droite, deux cents hommes par la gauche, tout le reste sur le centre!

Les douze coups de fusil partirent, et les sept tambours sonnèrent la charge.

Et Gauvain jeta le cri redoutable des bleus:

—A la bayonnette! Fonçons!

L'effet fut inouï.

Toute cette masse paysanne se sentit prise à revers, et s'imagina avoir une nouvelle armée dans le dos. En même temps, entendant le tambour, la colonne qui tenait le haut de la grande rue et que commandait Guéchamp s'ébranla, battant la charge de son côté, et se jeta au pas de course sur la barricade; les paysans se virent entre deux feux; la panique est un grossissement, dans la panique un coup de pistolet fait le bruit d'un coup de canon, toute clameur est fantôme, et l'aboiement d'un chien semble le rugissement d'un lion. Ajoutons que le paysan prend peur comme le chaume prend feu, et, aussi aisément qu'un feu de chaume devient incendie, une peur de paysan devient déroute. Ce fut une fuite inexprimable.

En quelques instants la halle fut vide, les gars terrifiés se désagrégèrent, rien à faire pour les officiers. L'Imânus tua inutilement deux ou trois fuyards, on n'entendait que ce cri: Sauve qui peut! et cette armée, à travers les rues de la ville comme à travers les trous d'un crible, se dispersa dans la campagne, avec une rapidité de nuée emportée par l'ouragan.

Les uns s'enfuirent vers Châteanneuf, les autres vers Merguer, les autres vers Antrain.

Le marquis de Lantenac vit cette déroute. Il encloua de sa main les canons, puis il se retira, le dernier, lentement et froidement, et il dit:

—Décidément les paysans ne tiennent pas. Il nous faut les anglais.

IV. C'EST LA SECONDE FOIS

La victoire était complète.

Gauvain se tourna vers les hommes du bataillon du Bonnet-Rouge, et leur dit:

—Vous êtes douze, mais vous en valez mille.

Un mot du chef, c'était la croix d'honneur de ce temps-là.

Guéchamp, lancé par Gauvain hors de la ville, poursuivit les fuyards et en prit beaucoup.

On alluma des torches et l'on fouilla la ville.

Tout ce qui ne put s'évader se rendit. On illumina la grande rue avec des pots à feu. Elle était jonchée de morts et de blessés. La fin d'un combat s'arrache toujours, quelques groupes désespérés résistaient encore çà et là, on les cerna, et ils mirent bas les armes.

Gauvain avait remarqué dans le pèle-mêle effréné de la déroute un homme intrépide, espèce de faune agile et robuste, qui avait protégé la fuite des autres et ne s'était pas enfui. Ce paysan s'était magistralement servi de sa carabine, fusillant avec le canon, assommant avec la crosse, si bien qu'il l'avait cassée; maintenant il avait un pistolet dans un poing et un sabre dans l'autre. On n'osait l'approcher. Tout à coup Gauvain le vit qui chancelait et qui s'adossait à un pilier de la grande rue. Cet homme venait d'être blessé. Mais il avait toujours aux poings son sabre et son pistolet. Gauvain mit son épée sous son bras et alla à lui.

—Rends-toi, dit-il.

L'homme le regarda fixement. Sou sang coulait sous ses vêtements d'une blessure qu'il avait, et faisait une mare à ses pieds.

—Tu es mon prisonnier, reprit Gauvain.

L'homme resta muet.

—Comment t'appelles-tu?

L'homme dit:

—Je m'appelle Danse-à-l'Ombre.

—Tu es un vaillant, dit Gauvain.

Et il lui tendit la main.

L'homme répondit:

—Vive le roi!

Et ramassant ce qui lui restait de force, levant les deux bras à la fois, il tira au cur de Gauvain un coup de pistolet et lui asséna sur la tête un coup de sabre.

Il fit cela avec une promptitude de tigre; mais quelqu'un fut plus prompt encore. Ce fut un homme à cheval qui venait d'arriver et qui était là depuis quelques instants, sans qu'on eût fait attention à lui. Cet homme, voyant le vendéen lever le sabre et le pistolet, se jeta entre lui et Gauvain. Sans cet homme, Gauvain était mort. Le cheval reçut le coup pistolet, l'homme reçut le coup de sabre, et tous deux tombèrent. Tout cela se fit le temps de jeter un cri.

Le vendéen de son côté s'était affaissé sur le pavé.

Le coup de sabre avait frappé l'homme en plein visage: il était à terre, évanoui. Le cheval était tué.

Gauvain s'approcha.

—Qui est cet homme? dit-il.

Il le considéra. Le sang de la balafre inondait le blessé et lui faisait un masque rouge. Il était impossible de distinguer sa figure. On lui voyait des cheveux gris.

—Cet homme m'a sauté la vie, poursuivit Gauvain. Quelqu'un d'ici le connaît-il?

Mon commandant, dit un soldat, cet homme est entré dans la ville tout à l'heure. Je l'ai vu arriver. Il venait par la route de Pontorson.

Le chirurgien-major de la colonne était accouru avec sa trousse. Le blessé était toujours sans connaissance. Le chirurgien l'examina et dit:

—Une simple balafre. Ce n'est rien. Cela se recoud. Dans huit jours il sera sur pied. C'est un beau coup de sabre.

Le blessé avait un manteau, une ceinture tricolore, des pistolets, un sabre. On le coucha sur une civière. On le déshabilla. On apporta un seau d'eau fraîche, le chirurgien lava la plaie. Le visage commença à apparaître. Gauvain le regardait avec une attention profonde.

—A-t-il des papiers sur lui? demanda Gauvain.

Le chirurgien tâta la poche de côté et en tira un portefeuille, qu'il tendit à Gauvain.

Cependant le blessé, ranimé par l'eau froide, revenait à lui. Ses paupières remuaient vaguement. Gauvain fouillait le portefeuille; il y trouva une feuille de papier pliée en quatre, il la déplia, il lut:

«Comité de salut public. Le citoyen Cimourdain…»

Il jeta un cri:

—Cimourdain!

Ce cri fit ouvrir les yeux au blessé.

Gauvain était éperdu.

—Cimourdain! c'est vous! C'est la seconde fois que vous me sauvez la vie.

Cimourdain regardait Gauvain. Un ineffable éclair de joie illuminait sa face sanglante.

Gauvain tomba à genoux devant le blessé en criant:

—Mon maître!

—Ton père, dit Cimourdain.

V. LA GOUTTE D'EAU FROIDE

Ils ne s'étaient pas vus depuis beaucoup d'années, mais leurs curs ne s'étaient jamais quittés; ils se reconnurent comme s'ils s'étaient séparés la veille.

On avait improvisé une ambulance à l'hôtel de ville de Dol. On porta Cimourdain sur un lit dans une petite chambre contiguë à la grande salle commune aux blessés. Le chirurgien, qui avait recousu la balafre, mit fin aux épanchements entre ces deux hommes, et jugea qu'il fallait laisser dormir Cimourdain. Gauvain d'ailleurs était réclamé par ces mille soins qui sont les devoirs et les soucis de la victoire. Cimourdain resta seul; mais il ne dormit pas; il avait deux fièvres, la fièvre de sa blessure et la fièvre de sa joie.

Il ne dormit pas, et pourtant il ne lui semblait pas être éveillé. Etait-ce possible? son rêve était réalisé. Cimourdain était de ceux qui ne croient pas au quine, et il l'avait. Il retrouvait Gauvain. Il l'avait quitté enfant, il le retrouvait homme: il la retrouvait, grand, redoutable, intrépide. Il le retrouvait triomphant, et triomphant pour le peuple. Gauvain était en Vendée le point d'appui de la révolution, et c'était lui, Cimourdain, qui avait fait cette colonne à la république. Ce victorieux était son élève. Ce qu'il voyait rayonner à travers cette jeune figure réservée peut-être au panthéon républicain, c'était sa pensée, à lui Cimourdain; son disciple, l'enfant de son esprit, était dès à présent un héros et serait avant peu une gloire; il semblait à Cimourdain qu'il revoyait sa propre âme faite Génie. Il venait de voir de ses yeux comment Gauvain faisait la guerre; il était comme Chiron ayant va combattre Achille. Rapport mystérieux entre le prêtre et le centaure; car le prêtre n'est homme qu'à mi-corps.

Tous les hasards de cette aventure, mêlés à l'insomnie de sa blessure, emplissaient Cimourdain d'une sorte d'enivrement mystérieux. Une jeune destinée se levait, magnifique, et, ce qui ajoutait à sa joie profonde, il avait plein pouvoir sur cette destinée; encore un succès comme celui qu'il venait de voir, et Cimourdain n'aurait qu'un mot à dire pour que la république confiât à Gauvain une armée. Rien n'éblouit comme l'étonnement de voir tout réussir. C'était le temps où chacun avait son rêve militaire; chacun voulait faire un général; Danton voulait faire Westermann, Marat voulait faire Rossignol, Hébert voulait faire Ronsin; Robespierre voulait les défaire tous. Pourquoi pas Gauvain? Se disait Cimourdain; et il songeait. L'illimité était devant lui; il passait d'une hypothèse à l'autre; tons les obstacles s'évanouissaient; une fois qu'on a mis le pied sur cette échelle-là, on ne s'arrête plus, c'est la montée infinie, on part de l'homme et l'on arrive à l'étoile. Un grand général n'est qu'un chef d'armées; un grand capitaine est en même temps un chef d'idées; Cimourdain rêvait Gauvain grand capitaine. Il lui semblait, car la rêverie va vite, voir Gauvain sur l'Océan, chassant les anglais; sur le Rhin, châtiant les rois du Nord; aux Pyrénées, repoussant l'Espagne; aux Alpes, faisant signe à Rome de se lever. Il y avait en Cimourdain deux hommes, un homme tendre et un homme sombre; tous deux étaient contents; car, l'inexorable étant son idéal en même temps qu'il voyait Gauvain superbe, il le voyait terrible. Cimourdain pensait à tout ce qu'il fallait détruire avant de construire, et, certes, se disait-il, ce n'est pas l'heure des attendrissements. Gauvain sera «à la hauteur», mot du temps. Cimourdain se figurait Gauvain écrasant du pied les ténèbres, cuirassé de lumière, avec une lueur de météore au front, ouvrant les grandes ailes idéales de la justice, de la raison et du progrès, et une épée là la main; ange, mais exterminateur.

Au plus fort de cette rêverie qui était presque une extase, il entendit, par la porte entr'ouverte, qu'on parlait dans la grande salle de l'ambulance, voisine de sa chambre; il reconnut la voix de l'homme. Il écouta. Il y avait un bruit de pas. Des soldats disaient:

—Mon commandant, cet homme-ci est celui qui a tiré sur vous. Pendant qu'on ne le voyait pas, il s'était traîné dans une cave. Nous l'avons trouvé. Le voilà.

Alors Cimourdain entendit ce dialogue entre Gauvain et l'homme:

—Tu es blessé?

—Je me porte assez bien pour être fusillé.

—Mettez cet homme dans un lit. Pansez-le, soignez-le, guérissez-le.

—Je veux mourir.

—Tu vivras. Tu as voulu me tuer au nom du roi; je te fais grâce au nom de la république.

Une ombre passa sur le front de Cimourdain. Il eut comme un réveil en sursaut, et il murmura avec une sorte d'accablement sinistre:

—En effet, c'est un clément.

VI. SEIN GUÉRI, CUR SAIGNANT

Une balafre se guérit vite; mais il y avait quelque part quelqu'un de plus gravement blessé que Cimourdain. C'était la femme fusillée que le mendiant Tellmarch avait ramassée dans la grande mare de sang de la ferme d'Herbe-en-Pail.

Michelle Fléchard était plus en danger encore que Tellmarch ne l'avait cru: au trou qu'elle avait au-dessus du sein correspondait un trou dans l'omoplate; en même temps qu'une balle lui cassait la clavicule, une autre balle lui traversait l'épaule; mais, comme le poumon n'avait pas été touché, elle put guérir. Tellmarch était un «philosophe», mot de paysans qui signifie un peu médecin, un peu chirurgien et un peu sorcier. Il soigna la blessée dans sa tanière de bête sur son grabat de varech, avec ces choses mystérieuses qu'on appelle des «simples», et, grâce à lui, elle vécut.

La clavicule se ressouda, les trous de la poitrine et de l'épaule se fermèrent; après quelques semaines, la blessée fut convalescente.

Un matin, elle put sortir du carnichot, appuyée sur Tellmarch; elle alla s'asseoir sous les arbres au soleil. Tellmarch savait d'elle peu de chose, les plaies de poitrine exigent le silence, et, pendant la quasi-agonie qui avait précédé sa guérison, elle avait à peine dit quelques paroles. Quand elle voulait parler, Tellmarch la faisait taire: mais elle avait une rêverie opiniâtre, et Tellmarch observait dans ses yeux une sombre allée et venue de pensées poignantes. Ce matin-là elle était forte, elle pouvait presque marcher seule; une cure, c'est une paternité, et Tellmarch la regardait, heureux. Ce bon vieux homme se mit à sourire. Il lui parla.

—Eh bien, nous sommes debout. Nous n'avons plus de plaie.

—Qu'au coeur, dit-elle.

Et elle reprit:

—Alors vous ne savez pas du tout où ils sont?

—Qui ça? demanda Tellmarch.

—Mes enfants.

Cet «alors» exprimait tout un monde de pensées; cela signifiait: «puisque vous ne m'en parlez pas, puisque depuis tant de jours vous êtes près de moi sans m'en ouvrir la bouche, puisque vous me faites taire chaque fois que je veux rompre le silence, puisque vous semblez craindre que je n'en parle, c'est que vous n'avez rien à m'en dire.» Souvent dans la fièvre, dans l'égarement, dans le délire, elle avait appelé ses enfants, et elle avait bien vu, car le délire fait ses remarques, que le vieux homme ne lui répondait pas.

C'est en effet Tellmarch ne savait que lui dire. Ce n'est pas aisé de parler à une mère de ses enfants perdus. Et puis, que savait-il? rien. Il savait qu'une mère avait été fusillée, que cette mère avait été trouvée à terre par lui, que lorsqu'il l'avait ramassée, c'était à peu près un cadavre, que ce cadavre avait trois enfants, et que le marquis de Lantenac, après avoir fait fusiller la mère, avait emmené les enfants.

Toutes ses informations s'arrêtaient là. Qu'est-ce que ces enfants étaient devenus? Etaient-ils même encore vivants? Il savait, pour s'en être informé, qu'il y avait deux garçons et une petite fille, à peine sevrée. Rien de plus. Il se faisait sur ce groupe infortuné une foule de questions, mais il n'y pouvait répondre. Les gens du pays qu'il avait interrogés s'étaient bornés à hocher la tête. M. de Lantenac était un homme dont on ne causait pas volontiers.

On ne parlait pas volontiers de Lantenac et on ne parlait pas volontiers à Tellmarch. Les paysans ont un genre de soupçon à eux. Ils n'aimaient pas Tellmarch. Tellmarch-le-Caimand était un homme inquiétant. Qu'avait-il à regarder toujours le ciel? que faisait-il, et à quoi pensait-il dans ses longues heures d'immobilité? Certes, il était étrange. Dans ce pays en pleine guerre, en pleine déflagration, en pleine combustion, où tous les hommes n'avaient qu'une affaire, la dévastation, et qu'un travail, le carnage, où c'était à qui brûlerait une maison, égorgerait une famille, massacrerait un poste, saccagerait un village, où l'on ne songeait qu'à se tendre des embuscades, qu'à s'attirer dans des pièges, et qu'à s'entre-tuer les uns les autres, ce solitaire, absorbé dans la nature, comme submergé dans la paix immense des choses, cueillant des herbes et des plantes, uniquement occupé des fleurs, des oiseaux et des étoiles, était évidemment dangereux. Visiblement, il n'avait pas sa raison; il ne s'embusquait derrière aucun buisson, il ne tirait aucun coup de fusil à personne. De là une certaine crainte autour de lui.

—Cet homme est fou, disaient les passants.

Tellmarch était plus qu'un homme isolé, c'était un homme évité.

On ne lui faisait pas de questions, et on ne lui faisait guère de réponses. Il n'avait donc pu se renseigner autant qu'il l'aurait voulu. La guerre s'était répandue ailleurs, on était allé se battre plus loin, le marquis de Lantenac avait disparu de l'horizon, et dans l'état d'esprit où était Tellmarch, pour qu'il s'aperçût de la guerre, il fallait qu'elle mît le pied sur lui.

Après ce mot,—mes enfants,—Tellmarch avait cessé de sourire, et la mère s'était mise à penser. Que se passait-il dans cette âme? Elle était comme au fond d'un gouffre. Brusquement elle regarda Tellmarch, et cria de nouveau et presque avec un accent de colère: Mes enfants!

Tellmarch baissa la tête comme un coupable.

Il songeait à ce marquis de Lantenac qui certes ne pensait pas à lui, et qui, probablement, ne savait même plus qu'il existât. Il s'en rendait compte, il se disait: Un seigneur, quand c'est dans le danger, ça vous connaît; quand c'est dehors, ça ne vous connaît plus.

Et il se demandait:—Mais alors pourquoi ai-je sauvé ce seigneur?

Et il se répondait:—Parce que c'est un homme.

Il fut là-dessus quelque temps pensif, et il reprit en lui-même:

—En suis-je bien sûr?

Et il se répéta son mot amer:—Si j'avais su!

Toute cette aventure l'accablait; car dans ce qu'il avait fait il voyait une sorte d'énigme. Il méditait douloureusement.

Une bonne action peut donc être une mauvaise action. Qui sauve le loup tue les brebis. Qui raccommode l'aile du vautour est responsable de sa griffe.

Il se sentait en effet coupable. La colère inconsciente de cette mère avait raison.

Pourtant, avoir sauvé cette mère le consolait d'avoir sauvé ce marquis.

Mais les enfants?

La mère aussi songeait. Ces deux pensées se côtoyaient et, sans se le dire, se rencontraient peut-être, dans les ténèbres de la rêverie.

Cependant son regard, au fond duquel était la nuit, se fixa de nouveau sur
Tellmarch.

—Ça ne peut pourtant pas se passer comme ça, dit-elle.

—Chut! fit Tellmarch, et il mit le doigt sur sa bouche.

Elle poursuivit:

—Vous avez eu tort de ne sauver, et je vous en veux. J'aimerais mieux être morte, parce que je suis sûre que je les verrais. Je saurais où ils sont. Ils ne me verraient pas, mais je serais près d'eux. Une morte, ça doit pouvoir protéger.

Il lui prit le bras et lui tâta le pouls.

—Calmez-vous, vous vous redonnez la fièvre.

Elle lui demanda presque durement:

—Quand pourrai-je m'en aller?

—Vous en aller?

—Oui. Marcher.

—Jamais, si vous n'êtes pas raisonnable. Demain, si vous êtes sage.

—Qu'appelez-vous être sage?

—Avoir confiance en Dieu.

—Dieu! où m'a-t-il mis mes enfants?

Elle était comme égarée. Sa voix devint très douce.

—Vous comprenez, lui dit-elle, je ne peux pas rester comme cela. Vous n'avez pas eu d'enfants, moi j'en ai eu. Cela fait une différence. On ne peut pas juger d'une chose quand on ne sait pas ce que c'est. Vous n'avez pas eu d'enfants, n'est-ce pas?

—Non, répondit Tellmarch.

—Moi, je n'ai eu que ça. Sans mes enfants, est-ce que je suis? Je voudrais qu'on m'expliquât pourquoi je n'ai pas mes enfants. Je sens bien qu'il se passe quelque chose, puisque je ne comprends pas. Ou a tué mon mari, on m'a fusillée, mais c'est égal, je ne comprends pas.

—Allons, dit Tellmarch, voilà que la fièvre vous reprend.
Ne parlez plus.

Elle le regarda, et se tut.

A partir de ce jour, elle ne parla plus.

Tellmarch fut obéi plus qu'il ne voulait. Elle passait de longues heures accroupie au pied du vieux mur, stupéfaite. Elle songeait et se taisait. Le silence offre ou ne sait quel abri aux âmes simples qui ont subi l'approfondissement sinistre de la douleur. Elle semblait renoncer à comprendre. A un certain degré le désespoir est inintelligible au désespéré.

Tellmarch l'examinait, ému. En présence de cette souffrance, ce vieux homme avait des pensées de femme.—Oh oui, se disait-il, ses lèvres ne parlent pas, mais ses yeux parlent, je vois bien ce qu'elle a, une idée fixe. Avoir été mère, et ne plus l'être! avoir été nourrice, et ne plus l'être! Elle ne peut pas se résigner. Elle pense à la toute petite qu'elle allaitait il n'y a pas longtemps. Elle y pense, elle y pense, elle y pense. Au fait, ce doit être si charmant de sentir une petite bouche rose qui vous tire votre âme de dedans le corps et qui avec votre vie à vous se fait une vie à elle!

Il se taisait de son côté, comprenant, devant un tel accablement, l'impuissance de la parole. Le silence d'une idée fixe est terrible. Et comment faire entendre raison à l'idée fixe d'une mère? La maternité est sans issue; on ne discute pas avec elle. Ce qui fait qu'une mère est sublime, c'est que c'est une espèce de bête. L'instinct maternel est divinement animal. La mère n'est plus femme, elle est femelle. Les enfants sont des petits.

De là dans la mère quelque chose d'inférieur et de supérieur au raisonnement. Une mère a un flair. L'immense volonté ténébreuse de la création est en elle, et la mène. Aveuglement plein de clairvoyance.

Tellmarch maintenant voulait faire parler cette malheureuse; il n'y réussissait pas. Une fois, il lui dit:

—Par malheur, je suis vieux, et je ne marche plus. J'ai plus vite trouvé le bout de ma force que le bout de mon chemin. Après un quart d'heure, mes jambes refusent, et il faut que je m'arrête; sans quoi je pourrais vous accompagner. Au fait, c'est peut-être un bien que je ne puisse pas. Je serais pour vous plus dangereux qu'utile: on me tolère ici; mais je suis suspect aux bleus comme paysan et aux paysans comme sorcier.

Il attendit ce quelle répondrait. Elle ne leva même pas les yeux.

Une idée fixe aboutit à la folie ou à l'héroïsme. Mais de quel héroïsme peut être capable une pauvre paysanne? d'aucun. Elle peut être mère, et voilà tout. Chaque jour elle s'enfonçait davantage dans sa rêverie. Tellmarch l'observait.

Il chercha à l'occuper; il lui apporta du fil, des aiguilles, un dé: et en effet, ce qui fit plaisir au pauvre caimand, elle se mit à coudre; elle songeait, mais elle travaillait, signe de santé; ses forces lui revenaient peu à peu; elle raccommoda son linge, ses vêtements, ses souliers; mais sa prunelle restait vitreuse. Tout en cousant elle chantait à demi-voix des chansons obscures. Elle murmurait des noms, probablement des noms d'enfants, pas assez distinctement pour que Tellmarch les entendît. Elle s'interrompait et écoutait les oiseaux, comme s'ils avaient des nouvelles à lui donner. Elle regardait le temps qu'il faisait. Ses lèvres remuaient. Elle se parlait bas. Elle fit un sac, et elle le remplit de châtaignes. Un matin Tellmarch la vit qui se mettait en marche, l'il fixé au hasard sur les profondeurs de la forêt.

—Où allez-vous? lui demanda-t-il.

Elle répondit:

—Je vais les chercher.

Il n'essaya pas de la retenir.

VII. LES DEUX POLES DU VRAI

Au bout de quelques semaines pleines de tous les va-et-vient de la guerre civile, il n'était bruit dans le pays de Fougères que de deux hommes dont l'un était l'opposé de l'autre, et qui cependant faisaient la même oeuvre, c'est-à-dire combattaient côte à côte le grand combat révolutionnaire.

Le sauvage duel vendéen continuait, mais la Vendée perdait du terrain. Dans l'Ille-et-Vilaine en particulier, grâce au jeune commandant qui, à Dol, avait si à propos riposté à l'audace des six mille royalistes par l'audace des quinze cents patriotes, l'insurrection était, sinon éteinte, du moins très amoindrie et très circonscrite. Plusieurs coups heureux avaient suivi celui-là, et de ces succès multipliés était née une situation nouvelle.

Les choses avaient changé de face, mais une singulière complication était survenue.

Dans toute cette partie de la Vendée, la république avait le dessus, ceci était hors de doute; mais quelle république? Dans le triomphe qui s'ébauchait, deux formes de la république étaient en présence, la république de la terreur et la république de la clémence, l'une voulant vaincre par la rigueur et l'autre par la douceur. Laquelle prévaudrait? Ces deux formes, la forme conciliante et la forme implacable, étaient représentées par deux hommes ayant chacun son influence et son autorité, l'un commandant militaire, l'autre délégué civil; lequel de ces deux hommes l'emporterait? De ces deux hommes, l'un, le délégué, avait de redoutables points d'appui; il était arrivé apportant la menaçante consigne de la commune de Paris aux bataillons de Santerre: «Pas de grâce, pas de quartier!» Il avait, pour tout soumettre à son autorité, le décret de la Convention portant «peine de mort contre quiconque mettrait en liberté et ferait évader un chef rebelle prisonnier», de pleins pouvoirs émanés du comité de salut public, et une injonction de lui obéir, à lui délégué, signée: ROBESPIERRE, DANTON, MARAT. L'autre, le soldat, n'avait pour lui que cette force, la pitié.

Il n'avait pour lui que son bras, qui battait les ennemis, et son coeur, qui leur faisait grâce. Vainqueur, il se croyait le droit d'épargner les vaincus.

De là un conflit latent, mais profond, entre ces deux hommes. Ils étaient tous les deux dans des nuages différents, tous les deux combattant la rébellion, et chacun ayant sa foudre à lui, l'un la victoire, l'autre la terreur.

Dans tout le Bocage on ne parlait que d'eux; et, ce qui ajoutait à l'anxiété des regards fixés sur eux de toutes parts, c'est que ces deux hommes, si absolument opposés, étaient en même temps étroitement unis. Ces deux antagonistes étaient deux amis. Jamais sympathie plus haute et plus profonde n'avait rapproché deux coeurs; le farouche avait sauvé la vie au débonnaire, et il en avait la balafre au visage. Ces deux hommes incarnaient, l'un la mort, l'autre la vie; l'un était le principe terrible, l'autre le principe pacifique, et ils s'aimaient. Problème étrange. Qu'on se figure Oreste miséricordieux et Pylade inclément. Qu'on se figure Arimane frère d'Ormus.

Ajoutons que celui des deux qu'on appelait «le féroce» était en même temps le plus fraternel des hommes; il pansait les blessés, soignait les malades, passait ses jours et ses nuits dans les ambulances et les hôpitaux, s'attendrissait sur des enfants pieds nus, n'avait rien à lui, donnait tout aux pauvres. Quand on se battait, il y allait; il marchait à la tête des colonnes et au plus fort du combat, armé, car il avait à sa ceinture un sabre et deux pistolets, et désarmé, car jamais on ne l'avait vu tirer son sabre et toucher à ses pistolets. Il affrontait les coups et n'en rendait pas. On disait qu'il avait été prêtre.

L'un de ces hommes était Gauvain, l'autre était Cimourdain.

L'amitié était entre les deux hommes, mais la haine était entre les deux principes; c'était comme une âme coupée en deux, et partagée; Gauvain, en effet, avait reçu une moitié de l'âme de Cimourdain, mais la moitié douce. Il semblait que Gauvain avait eu le rayon blanc et que Cimourdain avait gardé pour lui ce qu'on pourrait appeler le rayon noir. De là un désaccord intime. Cette sourde guerre ne pouvait pas ne point éclater. Un matin la bataille commença.

Cimourdain dit à Gauvain:

—Où en sommes-nous?

Gauvain répondit:

—Vous le savez aussi bien que moi. J'ai dispersé les bandes de Lantenac.
Il n'a plus avec lui que quelques hommes. Le voilà acculé à la forêt de
Fougères. Dans huit jours, il sera cerné.

—Et dans quinze jours?

—Il sera pris.

—Et puis?

—Vous avez lu mon affiche?

—Oui. Eh bien?

—Il sera fusillé.

—Encore de la clémence. Il faut qu'il soit guillotiné.

—Moi, dit, Gauvain, je suis pour la mort militaire.

—Et moi, répliqua Cimourdain, pour la mort révolutionnaire.

Il regarda Gauvain en face et lui dit:

—Pourquoi as-tu fait mettre en liberté ces religieuses du couvent de
Saint-Marc-le-Blanc?

—Je ne fais pas la guerre aux femmes, répondit Gauvain.

—Ces femmes-là haïssent le peuple. Et, pour la haine une femme vaut dix hommes. Pourquoi as-tu refusé d'envoyer au tribunal révolutionnaire tout ce troupeau de vieux prêtres fanatiques pris à Louvigné?

—Je ne fais pas la guerre aux vieillards.

—Un vieux prêtre est pire qu'un jeune. La rébellion est plus dangereuse, prêchée par les cheveux blancs. On a foi dans les rides. Pas de fausse pitié, Gauvain. Les régicides sont les libérateurs. Aie l'oeil fixé sur la tour du Temple.

—La tour du Temple. J'en ferais sortir le dauphin. Je ne fais pas la guerre aux enfants.

L'oeil de Cimourdain devint sévère.

—Gauvain, sache qu'il faut faire la guerre à la femme quand elle se nomme Marie-Antoinette, au vieillard quand il se nomme Pie VI, pape, et à l'enfant quand il se nomme Louis Capet.

—Mon maître, je ne suis pas un homme politique.

—Tâche de ne pas être un homme dangereux. Pourquoi, à l'attaque du poste de Cossé, quand le rebelle Jean Treton, acculé et perdu, s'est rué seul, le sabre au poing, contre toute ta colonne, as-tu crié: Ouvrez les rangs. Laissez passer?

—Parce qu'on ne se met pas à quinze cents pour tuer un homme.

—Pourquoi, à la Cailleterie d'Astillé, quand tu as vu que tes soldats allaient tuer le Vendéen Joseph Bézier, qui était blessé et qui se traînait, as-tu crié: Allez en avant! J'en fais mon affaire! et as-tu tiré ton coup de pistolet en l'air?

—Parce qu'on ne tue pas un homme à terre.

—Et tu as eu tort. Tous deux sont aujourd'hui chefs de bande; Joseph Bézier, c'est Moustache, et Jean Treton, c'est Jambe-d'Argent. En sauvant ces deux hommes, tu as donné deux ennemis à la république.

—Certes, je voudrais lui faire des amis, et non lui donner des ennemis.

—Pourquoi, après la victoire de Landéan, n'as-tu pas fait fusiller tes trois cents paysans prisonniers?

—Parce que, Bonchamp ayant fait grâce aux prisonniers républicains, j'ai voulu qu'il fût dit que la république faisait grâce aux prisonniers royalistes.

—Mais alors, si tu prends Lantenac, tu lui feras grâce?

—Non.

—Pourquoi? Puisque tu as fait grâce aux trois cents paysans?

—Les paysans sont des ignorants; Lantenac sait ce qu'il fait.

—Mais Lantenac est ton parent?

—La France est la grande parente.

—Lantenac est un vieillard.

—Lantenac est un étranger. Lantenac n'a pas d'âge. Lantenac appelle les Anglais. Lantenac c'est l'invasion. Lantenac est l'ennemi de la patrie. Le duel entre lui et moi ne peut finir que par sa mort, ou par la mienne.

—Gauvain, souviens-toi de cette parole.

—Elle est dite.

Il y eut un silence, et tous deux se regardèrent.

Et Gauvain reprit:

—Ce sera une date sanglante que cette année 93 où nous sommes.

—Prends garde, s'écria Cimourdain. Les devoirs terribles existent. N'accuse pas qui n'est point accusable. Depuis quand la maladie est-elle la faute du médecin? Oui, ce qui caractérise cette année énorme, c'est d'être sans pitié. Pourquoi? parce qu'elle est la grande année révolutionnaire. Cette année où nous sommes incarne la révolution. La révolution a un ennemi, le vieux monde, et elle est sans pitié pour lui, de même que le chirurgien a un ennemi, la gangrène, et est sans pitié pour elle. La révolution extirpe la royauté dans le roi, l'aristocratie dans le noble, le despotisme dans le soldat, la superstition dans le prêtre, la barbarie dans le juge, en un mot, tout ce qui est la tyrannie dans tout ce qui est le tyran. L'opération est effrayante, la révolution la fait d'une main sûre. Quant à la quantité de chair saine qu'elle sacrifie, demande à Boerhave ce qu'il en pense. Quelle tumeur à couper n'entraîne une perte de sang? Quel incendie à éteindre n'exige la part du feu? Ces nécessités redoutables sont la condition même du succès. Un chirurgien ressemble à un boucher; un guérisseur peut faire l'effet d'un bourreau. La révolution se dévoue à son uvre fatale. Elle mutile, mais elle sauve. Quoi! vous lui demandez grâce pour le virus! vous voulez qu'elle soit clémente pour ce qui est vénéneux! Elle n'écoute pas. Elle tient le passé, elle l'achèvera. Elle fait à la civilisation une incision profonde, d'où sortira la santé du genre humain. Vous souffrez? sans doute. Combien de temps cela durera-t-il? Le temps de l'opération. Ensuite vous vivrez. La révolution ampute le monde. De là cette hémorragie, 93.

—Le chirurgien est calme, dit Gauvain, et les hommes que je vois sont violents.

—La révolution, répliqua Cimourdain, veut pour l'aider des ouvriers farouches. Elle repousse toute main qui tremble. Elle n'a foi qu'aux inexorables. Danton, c'est le terrible, Robespierre, c'est l'inflexible, Saint-Just, c'est l'irréductible, Marat, c'est l'implacable. Prends-y garde, Gauvain. Ces noms-là sont nécessaires. Ils valent pour nous des armées. Ils terrifieront l'Europe.

—Et peut-être aussi l'avenir, dit Gauvain.

Il s'arrêta et repartit:

—Du reste, mon maître, vous faites erreur, je n'accuse personne. Selon moi, le vrai point de vue de la révolution, c'est l'irresponsabilité. Personne n'est innocent, personne n'est coupable. Louis XVI, c'est un mouton jeté parmi des lions. Il veut fuir, il veut se sauver, il cherche à se défendre; il mordrait, s'il pouvait. Mais n'est pas lion qui veut. Sa velléité passe pour crime. Ce mouton en colère montre les dents. Le traître! disent les lions. Et ils le mangent. Cela fait, ils se battent entre eux.

—Le mouton est une bête.

—Et les lions, que sont-ils?

Cette réplique fit songer Cimourdain. Il releva la tête et dit:

—Ces lions-là sont des consciences. Ces lions-là sont des idées. Ces lions-là sont des principes.

—Ils font la terreur.

—Un jour, la révolution sera la justification de la terreur.

—Craignez que la terreur ne soit la calomnie de la révolution.

Et Gauvain reprit:

—Liberté, Egalité, Fraternité, ce sont des dogmes de paix et d'harmonie. Pourquoi leur donner un aspect effrayant? Que voulons-nous? conquérir les peuples à la république universelle. Eh bien, ne leur faisons pas peur. A quoi bon l'intimidation? Pas plus que les oiseaux, les peuples ne sont attirés par l'épouvantail. Il ne faut pas faire le mal pour faire le bien. On ne renverse pas le trône pour laisser l'échafaud debout. Mort aux rois, et vie aux nations. Abattons les couronnes, épargnons les têtes. La révolution, c'est la concorde, et non l'effroi. Les idées douces sont mal servies par les hommes incléments. Amnistie est pour moi le plus beau mot de la langue humaine. Je ne veux verser de sang qu'en risquant le mien. Du reste je ne sais que combattre, et je ne suis qu'un soldat. Mais si l'on ne peut pardonner, cela ne vaut pas la peine de vaincre. Soyons pendant la bataille les ennemis de nos ennemis, et après la victoire leurs frères.

—Prends garde! répéta Cimourdain pour la troisième fois. Gauvain, tu es pour moi plus que mon fils, prends garde!

Et il ajouta, pensif:

—Dans des temps comme les nôtres, la pitié peut être une des formes de la trahison.

En entendant parler ces deux hommes, on eût cru entendre le dialogue de l'épée et de la hache.