I. LES FORÊTS

Il y avait alors en Bretagne sept forêts horribles. La Vendée, c'est la révolte-prêtre. Cette révolte a eu pour auxiliaire la forêt. Les ténèbres s'entr'aident.

Les sept forêts-Noires de Bretagne étaient la forêt de Fougères qui barre le passage entre Dol et Avranches; la forêt de Princé qui a huit lieues de tour; la forêt de Paimpont, pleine de ravines et de ruisseaux, presque inaccessible du côté de Baignon, avec une retraite facile sur Concornet qui était un bourg royaliste; la forêt de Rennes d'où l'on entendait le tocsin des paroisses républicaines, toujours nombreuses près des villes; c'est là que Puysaye perdit Focard; la forêt de Machecoul qui avait Charette pour bête fauve; la forêt de la Garnache qui était aux La Trémoille, aux Gauvain et aux Rohan; la forêt de Brocéliande qui était aux fées.

Un gentilhomme en Bretagne avait le titre de seigneur des Sept-Forêts.
C'était le vicomte de Fontenay, prince breton.

Car le prince breton existait, distinct du prince français. Les Rohan étaient princes bretons. Garnier de Saintes, dans son rapport à la Convention, 13 nivôse an II, qualifie ainsi le prince de Talmont: «Ce Capet des brigands, souverain du Maine et de la Normandie.»

L'histoire des forêts bretonnes, de 1792 à 1800 pourrait être faite à part, et elle se mêlerait de la vaste aventure de la Vendée comme une légende.

L'histoire a sa vérité, la légende a la sienne. La vérité légendaire est d'une autre nature que la vérité historique. La vérité légendaire, c'est l'invention ayant pour résultat la réalité. Du reste, l'histoire et la légende ont le même but, peindre sous l'homme momentané l'homme éternel.

La Vendée ne peut être complètement expliquée que si la légende complète l'histoire; il faut l'histoire pour l'ensemble et la légende pour le détail.

Disons que la Vendée en vaut la peine. La Vendée est un prodige.

Cette Guerre des Ignorants, si stupide et si splendide, abominable et magnifique, a désolé et enorgueilli la France. La Vendée est une plaie qui est une gloire.

A de certaines heures la société humaine a ses énigmes, énigmes qui pour les sages se résolvent en lumière et pour les ignorants en obscurité, en violence et en barbarie. Le philosophe hésite à accuser. Il tient compte du trouble que produisent les problèmes. Les problèmes ne passent point sans jeter au-dessous d'eux une ombre comme les nuages.

Si l'on veut comprendre la Vendée, qu'on se figure cet antagonisme, d'un côté la révolution française, de l'autre le paysan breton. En face de ces évènements incomparables, menace immense de tous les bienfaits à la fois, accès de colère de la civilisation, excès du progrès furieux, amélioration démesurée et inintelligible, qu'on place ce sauvage grave et singulier, cet homme à l'il clair et aux longs cheveux, vivant de lait et de châtaignes, borné à son toit de chaume, à sa haie et à son fossé, distinguant chaque hameau du voisinage au son de la cloche, ne se servant de l'eau que pour boire, ayant sur le dos une veste de cuir avec des arabesques de soie, inculte et brodé, tatouant ses habits, comme ses ancêtres les celtes avaient tatoué leurs visages, respectant son maître dans son bourreau, Parlant une langue morte, ce qui est faire habiter une tombe à sa pensée, piquant ses bufs, aiguisant sa faulx, sarclant son blé noir, pétrissant sa galette de sarrasin, vénérant sa charrue d'abord, sa grand'mère ensuite, croyant à la sainte Vierge et à la Dame blanche, dévot à l'autel et aussi à la haute pierre mystérieuse debout au milieu de la lande, laboureur dans la plaine, pêcheur sur la côte, braconnier dans le hallier, aimant ses rois, ses seigneurs, ses prêtres, ses poux: pensif, immobile souvent des heures entières sur la grande grève déserte, sombre écouteur de la mer.

Et qu'on se demande si cet aveugle pouvait accepter cette clarté.

II. LES HOMMES

Le paysan a deux points d'appui: le champ qui le nourrit, le bois qui le cache.

Ce qu'étaient les forêts bretonnes, on se le figurerait difficilement; c'étaient des villes. Rien de plus sourd, de plus muet et de plus sauvage que ces inextricables enchevêtrements d'épines et de branchages, ces vastes broussailles étaient des gîtes d'immobilité et de silence; pas de solitude d'apparence plus morte et plus sépulcrale; si l'on eût pu, subitement et d'un seul coup pareil à l'éclair, couper les arbres, on eût brusquement vu dans cette ombre un fourmillement d'hommes.

Des puits ronds et étroits, masqués au dehors par des le couvercles de pierre et de branches, verticaux, puis horizontaux, s'élargissant sous terre en entonnoir, et aboutissant à des chambres ténébreuses, voilà ce que Cambyse trouva en Egypte et ce que Westermann trouva en Bretagne; là c'était dans le désert, ici c'était dans la forêt; dans les caves d'Egypte il y avait des morts, dans les caves de Bretagne il y avait des vivants. Une des plus sauvages clairières du bois de Misdon, toute perforée de galeries et de cellules où allait et venait un peuple mystérieux, s'appelait «la Grande ville». Une autre clairière non moins déserte en dessus et non moins habitée en dessous, s'appelait «la Place royale».

Cette vie souterraine était immémoriale en Bretagne. De tout temps l'homme y avait été en fuite devant l'homme. De là les tanières de reptiles creusées sous les racines des arbres. Cela datait des druides, et quelques-unes de ces cryptes étaient aussi anciennes que les dolmens. Les larves de la légende et les monstres de l'histoire, tout avait passé sur ce noir pays. Teutatès, César, Noël, Néomène, Geoffroy d'Angleterre, Alain-gant-de-fer, Pierre Mauclair, la maison française de Blois, la maison anglaise de Montfort, les rois et les ducs, les neuf barons de Bretagne, les juges des Grands-Jours, les comtes de Nantes querellant les comtes de Rennes, les routiers, les malandrins, les grandes compagnies, René II, vicomte de Rohan, les gouverneurs pour le roi, le «bon duc de Chaulnes» branchant les paysans sous les fenêtres de madame de Sévigné, au quinzième siècle les boucheries seigneuriales, au seizième et au dix-septième siècles les guerres de religion, au dix-huitième siècle les trente mille chiens dressés à chasser aux hommes; sous ce piétinement effroyable le peuple avait pris le parti de disparaître. Tour à tour les troglodytes pour échapper aux celtes, les celtes pour échapper aux romains, les bretons pour échapper aux normands, les huguenots pour échapper aux catholiques, les contrebandiers pour échapper aux gabelous, s'étaient réfugiés d'abord dans les forêts, puis sous la terre. Ressource des bêtes. C'est là que la tyrannie réduit les nations. Depuis deux mille ans, le despotisme sous toutes ses espèces, la conquête, la féodalité, le fanatisme, le fisc, traquaient cette misérable Bretagne éperdue, sorte de battue inexorable qui ne cessait sous une forme que pour recommencer sous l'autre. Les hommes se terraient.

L'épouvante, qui est une sorte de colère, était toute prête dans les âmes, et les tanières étaient toutes prêtes dans les bois, quand la république française éclata. La Bretagne se révolta, se trouvant opprimée par cette délivrance de force. Méprise habituelle aux esclaves.

III. CONNIVENCE DES HOMMES ET DES FORÊTS

Les tragiques forêts bretonnes reprirent leur vieux rôle et furent servantes et complices de cette rébellion, comme elles l'avaient été de toutes les autres.

Le sous-sol de telle forêt était une sorte de madrépore percé et traversé en tous sens par une voirie inconnue de sapes, de cellules et de galeries. Chacune de ces cellules aveugles abritait cinq ou six hommes. La difficulté était d'y respirer. On a de certains chiffres étranges qui font comprendre cette puissante organisation de la vaste émeute paysanne. En Ille-et-Vilaine, dans la forêt du Pertre, asile du de Talmont, on n'entendait pas un souffle, on ne trouvait pas une trace humaine, et il y avait six mille hommes avec Focard; en Morbihan, dans la forêt de Meulac, on ne voyait personne, et il avait huit mille hommes. Ces deux forêts, le Pertre et Meulac, ne comptent pourtant pas parmi les grandes forêts bretonnes. Si l'on marchait là-dessus, c'était terrible. Ces halliers hypocrites, pleins de combattants tapis dans une sorte de labyrinthe sous-jacent, étaient comme d'énormes éponges obscures d'où, sous la pression de ce pied gigantesque, la révolution, jaillissait la guerre civile.

Des bataillons invisibles guettaient. Ces armées ignorées serpentaient sous les armées républicaines, sortaient de terre tout à coup et y rentraient, bondissaient innombrables et s'évanouissaient, douées d'ubiquité et de dispersion, avalanche puis poussière, colosses ayant le don de rapetissement, géants pour combattre, nains pour disparaître. Des jaguars ayant des murs de taupes.

Il n'y avait pas que les forêts, il y avait les bois. De même qu'au-dessous des cités il y a les villages, au-dessous des forêts il y avait les broussailles. Les forêts se reliaient entre elles par le dédale, partout épars, des bois. Les anciens châteaux qui étaient des forteresses, les hameaux qui étaient des camps, les fermes qui étaient des enclos faits d'embûches et de pièges, les métairies, ravinées de fossés et palissadées d'arbres, étaient les mailles de ce filet où se prirent les armées républicaines.

Cet ensemble était ce qu'on appelait le Bocage.

Il y avait le bois de Misdon, au centre duquel était un étang, et qui était à Jean Chouan; il y avait le bois de Gennes qui était à Taillefer; il y avait le bois de la Huisserie qui était à Gouge-le-Bruant; le bois de la Charnie qui était à Courtillé-le-Bâtard, dit l'Apôtre saint Paul, chef du camp de la Vache-Noire; le bois de Burgault qui était à cet énigmatique Monsieur Jacques, réservé à une fin mystérieuse dans le souterrain de Juvardeil; il y avait le bois de Charreau où Pimousse et Petit-Prince, attaqués par la garnison de Châteauneuf, allaient prendre à bras-le-corps dans les rangs républicains des grenadiers qu'ils rapportaient prisonniers; le bois de la Heureuserie, témoin de la déroute du poste de Longue-Faye; le bois de l'Aulne d'où l'on épiait la route entre Rennes et Laval; le bois de la Gravelle qu'un prince de la Trémoille avait gagné eu jouant à la boule; le bois de Lorges dans les Côtes-du-Nord, où Charles de Boishardy régna après Bernard de Villeneuve; le bois de Bagnard près Foutenay, où Lescure offrit le combat à Chalbos qui, étant un contre cinq, l'accepta; le bois de la Durondais que se disputèrent jadis Alain le Redru et Hérispoux, fils de Charles le Chauve; le bois de Croqueloup, sur la lisière de cette lande où Coquereau tondait les prisonniers; le bois de la Croix-Bataille qui assista aux insultes homériques de Jambe-d'Argent à Morière et de Morière à Jambe-d'Argent; le bois de la Saudraie que nous avons vu fouiller par un bataillon de Paris. Bien d'autres encore.

Dans plusieurs de ces forêts et de ces bois, il n'y avait pas seulement des villages souterrains groupés autour du terrier du chef; mais il y avait encore de véritables hameaux de huttes basses cachés sous les arbres, et si nombreux que parfois la forêt en était remplie. Souvent les fumées les trahissaient. Deux de ces hameaux du bois de Misdon sont restés célèbres, Lorrière, près de Létang, et, du côté de Saint-Ouen-les-Toits, le groupe de cabanes appelé la Rue-de-Bau.

Les femmes vivaient dans les huttes et les hommes dans les cryptes. Ils utilisaient pour cette guerre les galeries des fées et les vieilles sapes celtiques. On apportait à manger aux hommes enfouis. Il y en eut qui, oubliés, moururent de faim. C'étaient d'ailleurs des maladroits qui n'avaient pas su rouvrir leurs puits. Habituellement le couvercle fait de mousse et de branches était si artistement façonné, qu'impossible à distinguer du dehors dans l'herbe. Il était très facile à ouvrir et à fermer du dedans. Ces repaires étaient creusés avec soin. On allait jeter à quelque étang voisin la terre qu'on ôtait du puits. La paroi intérieure et le sol étaient tapissés de fougère et de mousse. Ils appelaient ce réduit «la loge». On était bien là, à cela près qu'on était sans jour, sans feu, sans pain et sans air.

Remonter sans précaution parmi les vivants et se déterrer hors de propos était grave. On pouvait se trouver entre les jambes d'une armée en marche. Bois redoutables; pièges à doubles trappes. Les bleus n'osaient entrer, les blancs n'osaient sortir.

IV. LEUR VIE SOUS TERRE

Les hommes dans ces caves de bêtes s'ennuyaient. La nuit, quelquefois, à tout risque, ils sortaient et s'en allaient danser sur la lande voisine. Ou bien ils priaient pour tuer le temps. Tout le jour, dit Bourdoiseau, Jean Chouan nous faisait chapeletter.

Il était presque impossible, la saison venue, d'empêcher ceux du Bas-Maine de sortir pour se rendre à la Fête de la Gerbe. Quelques-uns avaient des idées à eux. Denys, dit Tranche-Montagne, se déguisait en femme pour aller à la comédie à Laval; puis il rentrait dans son trou.

Brusquement ils allaient se faire tuer, quittant le cachot pour le sépulcre.

Quelquefois ils soulevaient le couvercle de leur fosse, et ils écoutaient si l'on se battait au loin; ils suivaient de l'oreille le combat. Le feu des républicains était régulier, le feu des royalistes était éparpillé; ceci les guidait. Si les feux de peloton cessaient subitement, c'était signe que les royalistes avaient le dessous; si les feux saccadés continuaient et s'enfonçaient à l'horizon, c'était signe qu'ils avaient le dessus. Les blancs poursuivaient toujours: les bleus jamais, ayant le pays contre eux.

Ces belligérants souterrains étaient admirablement renseignés. Bien de plus rapide que leurs communications, rien de plus mystérieux. Ils avaient rompu tous les ponts, ils avaient démonté toutes les charrettes, et ils trouvaient moyen de tout se dire et de s'avertir de tout. Des relais d'émissaires étaient établis de forêt à forêt, de village à village, de ferme à ferme, de chaumière à chaumière, de buisson à buisson.

Tel paysan qui avait l'air stupide passait portant des dépêches dans son bâton, qui était creux.

Un ancien constituant, Boétidoux, leur fournissait, pour aller et venir d'un bout à l'autre de la Bretagne, des passeports républicains nouveau modèle, avec les noms en blanc, dont ce traître avait des liasses. Il était impossible de les surprendre. Des secrets livres, dit Puysaye à plus de quatre cent mille individus ont été religieusement gardés.

Il semblait, que ce quadrilatère fermé au sud par la ligne des Sables à Thouars, à l'est par la ligne de Thouars à Saumur et par la rivière de Thoué, au nord par la Loire et à l'ouest par l'Océan, eût un même appareil nerveux, et qu'un point de ce sol ne pût tressaillir sans que tout s'ébranlât. En un clin d'oeil on était informé de Noirmoutier à Luçon, et le camp de la Loué savait ce que faisait le camp de la Croix-Morineau. Ou eût dit que les oiseaux s'en mêlaient. Hoche écrivait, 7 messidor, an III: On croirait qu'ils ont des télégraphes.

C'étaient des clans, comme eu Ecosse. Chaque paroisse avait son capitaine.
Cette guerre, mon père l'a faite, et j'en puis parler.

V. LEUR VIE EN GUERRE

Beaucoup n'avaient que des piques. Les bonnes carabines de chasse abondaient. Pas de plus adroits tireurs que les braconniers du Bocage et les contrebandiers du Loroux.

C'étaient des combattants étranges, affreux et intrépides. Le décret de la levée de trois cent mille hommes avait fait sonner le tocsin dans six cents villages. Le pétillement de l'incendie éclata sur tous les points à la fois. Le Poitou et l'Anjou firent explosion le même jour. Disons qu'un premier grondement s'était fait entendre dès 1792, le 8 juillet, un mois avant le 10 août, sur la lande de Kerbader. Alain Redeler, aujourd'hui ignoré, fut le précurseur de La Rochejaquelein et de Jean Chouan. Les royalistes forçaient, sous peine de mort, tous les hommes valides à marcher. Ils réquisitionnaient les attelages, les chariots, les vivres. Tout de suite, Sapinaud eut trois mille soldats. Cathelineau dix mille, Stofflet vingt mille, et Charette fut maître de Noirmoutier. Le vicomte de Scépeaux remua le Haut-Anjou, le chevalier de Dieuzie l'Entre-Vilaine-et- Loire, Tristan-l'Hermite le Bas-Maine, le barbier Gaston la ville de Guéménée, et l'abbé Bernier tout le reste. Pour soulever ces multitudes, peu de chose suffisait. On plaçait dans le tabernacle d'un curé assermenté, d'un prêtre jureur, comme ils disaient, un gros chat noir qui sautait brusquement dehors pendant la messe—C'est le diable! criaient les paysans, et tout un canton s'insurgeait. Un souffle de feu sortait des confessionnaux. Pour assaillir les bleds et pour franchir les ravins, ils avaient leur long bâton de quinze pieds de long, la ferte, arme de combat et de fuite. Au plus fort des mêlées, quand les paysans attaquaient les carrés républicains, s'ils rencontraient sur le champ de combat une croix ou une chapelle, tous tombaient, à genoux et disaient leur prière sous la mitraille; le rosaire fini, ceux qui restaient se relevaient et se ruaient sur l'ennemi. Quels géants, hélas! Ils chargeaient leur fusil en courant; c'était leur talent. On leur faisait accroire ce qu'on voulait: les prêtres leur montraient d'autres prêtres dont ils avaient rougi le cou avec une ficelle serrée, et leur disaient: Ce sont des guillotinés ressuscités. Ils avaient leurs accès de chevalerie; ils honorèrent Fresque, un porte-drapeau républicain qui s'était fait sabrer sans lâcher son drapeau. Ces paysans raillaient; ils appelaient les prêtres mariés républicains des sans-calottes devenus sans-culottes. Ils commencèrent par avoir peur des canons; puis ils se jetèrent dessus avec des bâtons, et ils en prirent. Ils prirent d'abord un beau canon de bronze qu'ils baptisèrent le Missionnaire: puis un autre qui datait des guerres catholiques et où étaient gravées les armes de Richelieu et une figure de la Vierge; ils l'appelèrent Marie-Jeanne. Quand ils perdirent Fontenay, ils perdirent Marie-Jeanne, autour de laquelle tombèrent sans broncher six cents paysans; puis ils reprirent Fontenay afin de reprendre Marie-Jeanne, et ils la ramenèrent sous le drapeau fleurdelysé en la couvrant de fleurs et en la faisant baiser aux femmes qui passaient. Mais deux canons, c'était peu. Stofflet avait pris Marie-Jeanne; Cathelineau, jaloux, partit de Pin-en-Mauge, donna l'assaut à Jallais, et prit un troisième canon; Forest attaqua Saint-Florent et eu prit un quatrième. Deux autres capitaines, Chouppes et Saint-Pol, firent mieux: ils figurèrent des canons par des troncs d'arbres coupés, et des canonniers par des mannequins, et avec cette artillerie, dont ils riaient vaillamment, ils firent reculer les bleus à Mareuil. C'était là leur grande époque. Plus tard, quand Chalbos mit en déroute La Marsonnière, les paysans laissèrent derrière eux sur le champ de bataille déshonoré trente- deux canons aux armes d'Angleterre. L'Angleterre alors payait les princes français, et l'on envoyait «des fonds à monseigneur, écrivait Nantiat le 10 mai 1794, parce qu'on a dit à M. Pitt que cela était décent». Mélinet, dans un rapport du 31 mars, dit: «Le cri des rebelles est Vivent les Anglais!» Les paysans s'attardaient à piller. Ces dévots étaient des voleurs. Les sauvages ont des vices. C'est par là que les prend plus tard la civilisation. Puysaye dit, tome II, page 187: «J'ai préservé plusieurs fois le bourg de Pélan du pillage.» Et plus loin, page 454, il se prive d'entrer à Montfort: «Je fis un circuit pour éviter le pillage des maisons des jacobins.» Ils détroussèrent Chollet; ils mirent à sac Challans. Après avoir manqué Granville, ils pillèrent Ville-Dieu. Ils appelaient masse jacobine ceux des campagnards qui s'étaient ralliés aux bleus, et ils les exterminaient plus que les autres. Ils aimaient le carnage comme des soldats et le massacre comme des brigands. Fusiller les «patauds», c'est- à-dire les bourgeois, leur plaisait; ils appelaient cela «se décarêmer». A Fontenay, un de leurs prêtres, le curé Barbotin, abattit un vieillard d'un coup de sabre. A Saint-Germain-sur-Ille, un de leurs capitaines, gentilhomme, tua d'un coup de fusil le procureur de la commune et lui prit sa montre. A Machecoul, ils mirent les républicains en coupe réglée, à trente par jour; cela dura cinq semaines; chaque chaîne de trente s'appelait «le chapelet». On adossait la chaîne à une fosse creusée et l'on fusillait; les fusillés tombaient dans la fosse parfois vivants; on les enterrait tout de même. Nous avons revu ces murs. Joubert, président du district, eut les poings sciés. Ils mettaient aux prisonniers bleus des menottes coupantes, forgées exprès. Ils les assommaient sur les places publiques en sonnant l'hallali. Charette, qui signait: Fraternité; le chevalier Charrette, et qui avait pour coiffure, comme Marat, un mouchoir noué sur les sourcils, brûla la ville de Pornic et les habitants dans les maisons. Pendant ce temps-là, Carrier était épouvantable. La terreur répliquait à la terreur. L'insurgé breton avait presque la figure de l'insurgé grec, veste courte, fusil en bandoulière, jambières, larges braies pareilles à la fustanelle; le gars ressemblait au klephte. Henri de La Rochejaquelein, à vingt et un ans, partait pour cette guerre avec un bâton et une paire de pistolets. L'armée vendéenne comptait cent cinquante-quatre divisions. Ils faisaient des sièges en règle; ils tinrent trois jours Bressuire bloquée. Dix mille paysans, un vendredi saint, canonnèrent la ville des Sables à boulets rouges. Il leur arriva de détruire en un seul jour quatorze cantonnements républicains, de Montigné à Courbeveilles. À Thouars, sur la haute muraille, on entendait ce dialogue superbe entre La Rochejaquelein et un gars:—Carle!—Me voilà.— Tes épaules que je monte dessus.—Faites.—Ton fusil.—Prenez.—Et La Rochejaquelein sauta dans la ville, et l'on prit sans échelles ces tours qu'avait assiégées Duguesclin. Ils préféraient une cartouche à un louis d'or. Ils pleuraient quand ils perdaient de vue leur clocher. Fuir leur semblait simple; alors les chefs criaient: Jetez vos sabots, gardez vos Fusils! Quand les munitions manquaient, ils disaient leur chapelet et allaient prendre de la poudre dans les caissons de l'artillerie républicaine; plus tard d'Elbée en demanda aux anglais. Quand l'ennemi approchait, s'ils avaient des blessés, ils les cachaient dans les blés ou dans les fougères vierges, et, l'affaire finie, venaient les reprendre. D'uniformes point. Leurs vêtements se délabraient. Paysans et gentilshommes s'habillaient des premiers haillons venus. Roger Mouliniers portait un turban et un dolman pris au magasin de costumes du théâtre de la Flèche; Le chevalier de Beauvilliers avait une robe de procureur et un chapeau de femme par-dessus un bonnet de laine. Tous portaient l'écharpe et la ceinture blanches; les grades se distinguaient par le noeud. Stofflet avait un noeud rouge; La Rochejaquelein avait un noeud noir; Wimpfen, demi-girondin, qui du reste ne sortit pas de Normandie, portait le brassard des carabots de Caen. Ils avaient dans leurs rangs des femmes, madame de Lescure, qui fut plus tard madame de La Rochejaquelein; Thérèse de Mollien, maitresse de La Rouarie, laquelle brûla la liste des chefs de paroisse; madame de La Rochefoucauld, belle, jeune, le sabre à la main, ralliant les paysans au pied de la grosse tour du chàteau du Puy-Rousseau, et cette Antoinette Adams, dite le chevalier Adams, si vaillante que, prise, on la fusilla, mais debout, par respect. Ce temps épique était cruel. On était des furieux. Madame de Lescure faisait exprès marcher son cheval sur les républicains gisant hors de combat: morts, dit-elle: blessés, peut-être. Quelquefois les hommes trahirent, les femmes jamais. Madeleine Fleury, du Théâtre-Français; passa de La Rouarie à Marat, mais par amour. Les capitaines étaient souvent aussi ignorants que les soldats; M. de Sapinaud ne savait pas l'orthographe, il écrivait: «nous orions de notre cauté.» Les chefs s'entre-haïssaient; les capitaines du marais criaient: A bas ceux du pays haut! Leur cavalerie était peu nombreuse et difficile à former. Puysaye écrit: Tel homme qui me donne gaîment ses deux fils devient froid si je lui demande un de ses Chevaux. Fertes, fourches, faulx, fusils vieux et neufs, couteaux de braconnage, broches gourdins ferrés et cloutés, c'étaient là leurs armes; quelques-uns portaient en sautoir une croix faite de deux os de mort. Ils attaquaient à grands cris, surgissaient subitement de partout, des bois, des collines, des cépées, des chemins creux, s'égaillaient, c'est-à-dire faisaient le croissant, tuaient, exterminaient, foudroyaient et se dissipaient. Quand ils traversaient un bourg républicain, ils coupaient l'arbre de la liberté, le brûlaient, et dansaient en rond autour du feu. Toutes leurs allures étaient nocturnes. Règle du vendéen: être toujours inattendu. Ils faisaient quinze lieues en silence, sans courber une herbe sur leur passage. Le soir venu, après avoir fixé, entre chefs et en conseil de guerre, le lieu où le lendemain matin ils surprendraient les postes républicains, ils chargeaient leurs fusils, marmottaient leur prière, ôtaient leurs sabots, et filaient en longues colonnes, à travers les bois, pieds nus sur la bruyère et sur la mousse, sans un bruit, sans un mot, sans un souffle. Marche de chats dans les ténèbres.

VI. L'AME DE LA TERRE PASSE DANS L'HOMME

La Vendée insurgée ne peut être évaluée à moins de cinq cent mille hommes, femmes et enfants. Un demi-million de combattants, c'est le chiffre donné par Tuffin de la Rouarie.

Les fédéralistes aidaient; la Vendée eut pour complice la Gironde. La Lozère envoyait au Bocage trente mille hommes. Huit départements se coalisaient, cinq en Bretagne, trois en Normandie. Evreux, qui fraternisait avec Caen, se faisait représenter dans la rébellion par Chaumont, son maire, et Gardembas, notable. Buzot, Gorsas et Barbaroux à Caen, Brissot à Mondins, Chassan à Lyon, Rabant-Saint-Etienne à Nîmes, Meillan et Duchâtel en Bretagne, toutes ces bouches soufflaient sur la fournaise.

Il y a en deux Vendées: la grande, qui faisait la guerre des forêts, la petite, qui faisait la guerre des buissons; là est la nuance qui sépare Charette de Jean Chouan. La petite Vendée était naïve, la grande était corrompue; la petite valait mieux. Charette fut fait marquis, lieutenant-général des armées du roi, et grand-croix de Saint-Louis; Jean Chouan resta Jean Chouan. Charette confine au bandit, Jean Chouan au paladin.

Quant à ces chefs magnanimes: Bonchamp, Leseure, La Rochejaquelein, ils se trompèrent. La grande armée catholique a été un effort insensé; le désastre devait suivre. Se figure-t-on une tempête paysanne attaquant Paris, une coalition de villages assiégeant le Panthéon, une meute de noëls et d'oremus aboyant autour de la Marseillaise, la cohue des sabots se ruant sur la légion des esprits? Le Mans et Savenay châtièrent cette folie. Passer la Loire était impossible à la Vendée. Elle pouvait tout, excepté cette enjambée. La guerre civile ne conquiert point. Passer le Rhin complète César et augmente Napoléon; passer la Loire tue La Rochejaquelein. La vraie Vendée, c'est la Vendée chez elle; là elle est plus qu'invulnérable, elle est insaisissable. Le vendéen chez lui est contrebandier, laboureur, soldat, pâtre, braconnier, franc-tireur, chevrier, sonneur de cloches, paysan, espion, assassin, sacristain, bête des bois.

La Rochejaquelein n'est qu'Achille, Jean Chouan est Protée.

La Vendée a avorté. D'autres révoltes ont réussi, la Suisse par exemple. Il y a cette différence entre l'insurgé de montagne comme le suisse et l'insurgé de forêt comme le vendéen, que, presque toujours, fatale influence du milieu, l'un se bat pour un idéal, et l'autre pour des préjugés. L'un plane, l'autre rampe. L'un combat pour l'humanité, l'autre pour la solitude; l'un veut la liberté, l'autre veut l'isolement; l'un défend la commune, l'autre la paroisse. Communes! communes! criaient les héros de Morat. L'un a affaire aux précipices, l'autre aux fondrières; l'un est l'homme des torrents et des écumes, l'autre est l'homme des flaques stagnantes d'où sort la fièvre; l'un a sur la tête l'azur, l'autre une broussaille; l'un est sur une cime, l'autre est dans une ombre.

L'éducation n'est point la même, faite par les sommets ou par les bas-fonds.

La montagne est une citadelle, la forêt est une embuscade; l'une inspire l'audace, l'autre le piège. L'antiquité plaçait les dieux sur les faites et les satyres dans les halliers. Le satyre c'est le sauvage; demi-homme, demi-bête. Les pays libres ont des Apennins, des Alpes, des Pyrénées, un Olympe. Le Parnasse est un mont. Le mont Blanc était le colossal auxiliaire de Guillaume Tell; au fond et au-dessus des immenses luttes des esprits contre la nuit qui emplissent les poèmes de l'Inde, on apertçoit l'Himalaya. La Grèce, l'Espagne, l'Italie, l'Helvétie, ont pour figure la montagne; la Cimmérie, Germanie ou Bretagne, a le bois. La forêt est barbare.

La configuration du sol conseille à l'homme beaucoup d'actions. Elle est complice, plus qu'on ne croit. En présence de certains paysages féroces, on est tenté d'exonérer l'homme et d'incriminer la création; on sent une sourde provocation de la nature; le désert est parfois malsain à la conscience, surtout à la conscience peu éclairée: la conscience peut être géante, cela fait Socrate et Jésus; elle peut être naine, cela fait Attrée et Judas. La conscience petite est vite reptile; les futaies crépusculaires, les ronces, les épines, les marais sous les branches, sont une fatale fréquentation pour elle; elle subit là la mystérieuse infiltration des persuasions mauvaises. Les illusions d'optique, les mirages inexpliqués, les effarements d'heure ou de lieu jettent l'homme dans une sorte d'effroi, demi-religieux, demi-bestial, qui engendre, en temps ordinaires, la superstition, et dans les époques violentes, la brutalité. Les hallucinations tiennent la torche qui éclaire le chemin du meurtre. Il y a du vertige dans le brigand. La prodigieuse nature a un double sens qui éblouit les grands esprits et aveugle les âmes fauves. Quand l'homme est ignorant, quand le désert est visionnaire, l'obscurité de la solitude s'ajoute à l'obscurité de l'intelligence; de là dans l'homme des ouvertures d'abîmes. De certains rochers, de certains ravins, de certains taillis, de certaines claires-voies farouches du soir à travers les arbres, poussent l'homme aux actions folles et atroces. On pourrait presque dire qu'il y a des lieux scélérats.

Que de choses tragiques a vues la sombre colline qui est entre Baignon et
Plélan!

Les vastes horizons conduisent l'âme aux idées générales; les horizons circonscrits engendrent les idées partielles; ce qui condamne quelquefois de grands coeurs à être de petits esprits; témoin Jean Chouan.

Les idées générales haïes par les idées partielles, c'est là la lutte même du progrès.

Pays, Patrie, ces deux mots résument toute la guerre de Vendée; querelle de l'idée locale contre l'idée universelle. Paysans contre patriotes.

VII. LA VENDÉE A FINI LA BRETAGNE

La Bretagne est une vieille rebelle. Toutes les fois qu'elle s'était révoltée pendant deux mille ans, elle avait eu raison; la dernière fois, elle a eu tort. Et pourtant au fond, contre la révolution comme contre la monarchie, contre les représentants en mission comme contre les gouverneurs ducs et pairs, contre la planche aux assignats comme contre la ferme des gabelles, quels que fussent les personnages combattant. Nicolas Rapin, François de La Noue, le capitaine Pluviaut et la dame de la Garnache, ou Stofflet, Coquereau et Lechandelier de Pierreville, sous M. de Rohan contre le roi et sous M. de La Rochejaquelein pour le roi, c'était toujours la même guerre que la Bretagne faisait, la guerre de l'esprit local contre l'esprit central.

Ces antiques provinces étaient un étang; courir répugnait à cette eau dormante; le vent qui soufflait ne les vivifiait pas, il les irritait. Finisterre; c'était là que finissait la France, que le champ donné à l'homme se terminait et que la marche des générations s'arrêtait. Halte! criait l'océan à la terre et la barbarie à la civilisation. Toutes les fois que le centre, Paris, donne une impulsion, que cette impulsion vienne de la royauté ou de la république, qu'elle soit dans le sens du despotisme ou dans le sens de la liberté, c'est une nouveauté, et la Bretagne se hérisse. Laissez-nous tranquilles. Qu'est-ce qu'on nous veut? Le Marais prend sa fourche, le Bocage prend sa carabine. Toutes nos tentatives, notre initiative en législation et en éducation, nos encyclopédies, nos philosophies, nos génies, nos gloires, viennent échouer devant le Houroux; le tocsin de Bazouges menace la révolution française, la lande du Faon s'insurge contre nos orageuses places publiques, et la cloche du Haut-des-Prés déclare la guerre à la Tour du Louvre.

Surdité terrible.

L'insurrection vendéenne est un lugubre malentendu.

Échauffourée colossale, chicane de titans, rébellion démesurée, destinée à ne laisser à l'histoire qu'un mot, la Vendée, mot illustre et noir; se suicidant pour des absents, dévouée à l'égoïsme, passant son temps à faire à la lâcheté l'offre d'une immense bravoure; sans calcul, sans stratégie, sans tactique, sans plan, sans but, sans chef, sans responsabilité; montrant à quel point la volonté peut être l'impuissance; chevaleresque et sauvage; l'absurdité en rut, bâtissant contre la lumière un garde-fou de ténèbres; l'ignorance faisant à la vérité, à la justice, au droit, à la raison, à la délivrance, une longue résistance bête et superbe; l'épouvante de huit années, le ravage de quatorze départements, la dévastation des champs, l'écrasement des moissons, l'incendie des villages, la ruine des villes, le pillage des maisons, le massacre des femmes et des enfants, la torche dans les chaumes, l'épée dans les coeurs, l'effroi de la civilisation, l'espérance de M. Pitt; telle fut cette guerre, essai inconscient de parricide.

En somme, en démontrant la nécessité de trouer dans tous les sens la vieille ombre bretonne et de percer cette broussaille de toutes les flèches de la lumière à la fois, la Vendée a servi le progrès. Les catastrophes ont une sombre façon d'arranger les choses.

LIVRE DEUXIÈME

LES TROIS ENFANTS

I. PLUS QUAM CIVILIA BELLA

L'été de 1792 avait été très pluvieux; l'été de 1793 fut très chaud. Par suite de la guerre civile, il n'y avait, pour ainsi dire plus de chemins en Bretagne. On y voyageait pourtant, grâce à la beauté de l'été. La meilleure route est une terre sèche.

A la fin d'une sereine journée de juillet, une heure environ après le soleil couché, un homme à cheval, qui venait du côté d'Avranches, s'arrêta devant la petite auberge dite la Croix-Branchard, qui était à l'entrée de Pontorson, et dont l'enseigne portait cette inscription qu'on y lisait encore il y a quelques années: Bon cidre à depoteyer. Il avait fait chaud tout le jour, mais le vent commençait à souffler.

Ce voyageur était enveloppé d'un ample manteau qui couvrait la croupe de son cheval. Il portait un large chapeau avec cocarde tricolore, ce qui n'était point sans hardiesse dans ce pays de haies et de coups de fusil où une cocarde était une cible. Le manteau noué au cou s'écartait pour laisser les bras libres, et dessous on pouvait entrevoir une ceinture tricolore et deux pommeaux de pistolets sortant de la ceinture. Un sabre qui pendait dépassait le manteau.

Au bruit du cheval qui s'arrêtait, la porte de l'auberge s'ouvrit, et l'aubergiste parut, une lanterne à la main. C'était l'heure intermédiaire; il faisait jour sur la route et nuit dans la maison.

L'hôte regarda la cocarde.

—Citoyen, dit-il, vous arrêtez-vous ici?

—Non.

—Où donc allez-vous?

—A Dol.

—En ce cas, retournez à Avranches ou restez à Pontorson.

—Pourquoi?

—Parce qu'on se bat à Dol.

—Ah! dit le cavalier.

Et il reprit:

—Donnez l'avoine à mon cheval.

L'hôte apporta l'auge, y vida un sac d'avoine, et débrida le cheval qui se mit souffler et à manger.

Le dialogue continua.

—Citoyen, est-ce un cheval de réquisition?

—Non.

—Il est à vous?

—Oui. Je l'ai acheté et payé.

—D'où venez-vous?

—De Paris.

—Pas directement?

—Non.

—Je crois bien, les routes sont interceptées. Mais la poste marche encore.

—Jusqu'à Alençon. J'ai quitté la poste là.

—Ah! il n'y aura bientôt plus de postes en France. Il n'y a plus de chevaux. Un cheval de trois cents francs se paye six cents francs, et les fourrages sont hors de prix. J'ai été maître de poste et me voilà gargotier. Sur treize cent treize maîtres de poste qu'il y avait, deux cents ont donné leur démission. Citoyen, vous avez voyagé d'après le nouveau tarif?

—Du premier mai. Oui.

—Vingt sous par poste dans la voiture, douze sous dans le cabriolet, cinq sous dans le fourgon. C'est à Alençon que vous avez acheté ce cheval?

—Oui.

—Vous avez marché aujourd'hui toute la journée?

—Depuis l'aube.

—Et hier?

—Et avant-hier.

—Je vois cela. Vous êtes venu par Domfront et Mortain.

—Et Avranches.

—Croyez-moi, reposez-sous, citoyen. Vous devez être fatigué, votre cheval l'est.

—Les chevaux ont droit à la fatigue, les hommes non.

Le regard de l'hôte se fixa de nouveau sur le voyageur. C'était une figure grave, calme et sévère, encadrée de cheveux gris.

L'hôtelier jeta un coup d'oeil sur la route qui était déserte à perte de vue, et dit:

—Et vous voyagez seul comme cela?

—J'ai une escorte.

—Où ça?

—Mon sabre et mes pistolets.

L'aubergiste alla chercher un seau d'eau et fit boire le cheval, et, pendant que le cheval buvait, l'hôte considérait le voyageur et se disait en lui-même:—C'est égal, il a l'air d'un prêtre.

Le cavalier reprit:

—Vous dites qu'on se bat à Dol?

—Oui. Ça doit commencer dans ce moment-ci.

—Qui est-ce qui se bat?

—Un ci-devant contre un ci-devant.

—Vous dites?

—Je dis qu'un ci-devant qui est pour la république se bat contre un ci-devant qui est pour le roi.

—Mais il n'y a plus de roi.

—Il y a le petit. Et le curieux, c'est que les deux ci-devant sont deux parents.

Le cavalier écoutait attentivement. L'aubergiste poursuivit:

—L'un est jeune, l'autre est vieux. C'est le petit-neveu qui se bat contre le grand-oncle. L'oncle est royaliste, le neveu est patriote. L'oncle commande les blancs, le neveu commande les bleus. Ah! ils ne se feront pas quartier, allez. C'est une guerre à mort.

—A mort?

—Oui, citoyen. Tenez, voulez-vous voir les politesses qu'ils se jettent à la tête? Ceci est une affiche que le vieux trouve moyen de faire placarder partout, sur toutes les maisons et sur tous les arbres, et qu'il a fait coller jusque sur ma porte.

L'hôte approcha sa lanterne d'un carré de papier appliqué sur un des battants de sa porte, et, comme l'affiche était en très gros caractères, le cavalier, du haut de son cheval, put lire:

«—Le marquis de Lantenac a l'honneur d'informer son petit-neveu, monsieur le vicomte Gauvain, que, si monsieur le marquis a la bonne fortune de se saisir de sa personne, il fera bellement arquebuser monsieur le vicomte.»

—Et, poursuivit l'hôtelier, voici la réponse.

Il se retourna, et éclaira de sa lanterne une autre affiche placée en regard de la première sur l'autre battant de la porte. Le voyageur lut:

«—Gauvain prévient Lantenac que s'il le prend il le fera fusiller.»

—Hier, dit l'hôte, le premier placard a été collé sur ma porte, et ce matin le second. La réplique ne s'est pas fait attendre.

Le voyageur, à demi-voix, et comme se parlant à lui-même, prononça ces quelques mots, que l'aubergiste entendit sans trop les comprendre:

—Oui, c'est plus que la guerre dans la patrie, c'est la guerre dans la famille. Il le faut, et c'est bien. Les grands rajeunissements des peuples sont à ce prix.

Et le voyageur portant la main à son chapeau, l'il fixé sur la deuxième affiche, la salua.

L'hôte continua:

—Voyez-vous, citoyen, voici l'affaire. Dans les villes et dans les gros bourgs nous sommes pour la révolution, dans la campagne ils sont contre; autant dire dans les villes on est français et dans les villages on est breton. C'est une guerre de bourgeois à pays. Ils nous appellent patauds, nous les appelons rustauds. Les nobles et les prêtres sont avec eux.

—Pas tous, interrompit le cavalier.

—Sans doute, citoyen, puisque nous avons ici un vicomte contre un marquis.

Et il ajouta à part lui:

—Et que je crois bien que je parle à un prêtre.

Le cavalier continua:

—Et lequel des deux l'emporte?

—Jusqu'à présent, le vicomte. Mais il a de la peine. Le vieux est rude. Ces gens-là, c'est la famille Gauvain, des nobles d'ici. C'est une famille à deux branches; il y a la grande branche dont le chef s'appelle le marquis de Lantenac, et la petite branche dont le chef s'appelle le vicomte Gauvain. Aujourd'hui les deux branches se battent. Cela ne se voit pas chez les arbres, mais cela se voit chez les hommes. Ce marquis de Lantenac est tout-puissant en Bretagne; pour les paysans, c'est un prince. Le jour de son débarquement, il a eu tout de suite huit mille hommes; en une semaine trois cents paroisses ont été soulevées. S'il avait pu prendre un coin de la côte, les Anglais débarquaient. Heureusement ce Gauvain s'est trouvé là, qui est son petit-neveu, drôle d'aventure. Il est commandant républicain, et il a rembarré son grand-oncle. Et puis le bonheur a voulu que ce Lantenac, en arrivant et en massacrant une masse de prisonniers, ait fait fusiller deux femmes, dont une avait trois enfants qui étaient adoptés par un bataillon de Paris. Alors cela a fait un bataillon terrible. Il s'appelle le bataillon du Bonnet-Rouge. Il n'en reste pas beaucoup de ces parisiens-là, mais ce sont de furieuses bayonnettes. Ils ont été incorporés dans la colonne du commandant Gauvain. Rien ne leur résiste. Ils veulent venger les femmes et ravoir les enfants. On ne sait pas ce que le vieux en a fait, de ces petits. C'est ce qui enrage les grenadiers de Paris. Supposez que ces enfants n'y soient pas mêlés, cette guerre-là ne serait pas ce qu'elle est. Le vicomte est un bon et brave jeune homme. Mais le vieux est un effroyable marquis. Les paysans appellent ça la guerre de saint Michel contre Belzébuth. Vous savez peut-être que saint Michel est un ange du pays. Il a une montagne à lui au milieu de la mer dans la baie. Il passe pour avoir fait tomber le démon et pour l'avoir enterré sous une autre montagne qui est près d'ici, et qu'on appelle Tombelaine.

—Oui, murmura le cavalier, Tumba Beleni, la tombe de Belenus, de Belus, de Bel, de Bélial, de Belzébuth.

—Je vois que vous êtes informé.

Et l'hôte se dit en aparté:

—Décidément, il sait le latin, c'est un prêtre.

Puis il reprit:

—Eh bien, citoyen, pour les paysans, c'est cette guerre-là qui recommence. Il va sans dire que pour eux saint Michel, c'est le général royaliste, et Belzébuth, c'est le commandant patriote; mais s'il y a un diable, c'est bien Lantenac, et s'il y a un ange, c'est Gauvain. Vous ne prenez rien, citoyen?

—J'ai ma gourde et un morceau de pain. Mais vous ne me dites pas ce qui se passe à Dol.

—Voici. Gauvain commande la colonne d'expédition de la côte. Le but de Lantenac était d'insurger tout, d'appuyer la Basse-Bretagne sur la Basse-Normandie, d'ouvrir la porte à Pitt, et de donner un coup d'épaule à la grande armée vendéenne avec vingt mille Anglais et deux cent mille Paysans. Gauvain a coupé court à ce plan. Il tient la côte, et il repousse Lantenac dans l'intérieur et les Anglais dans la mer. Lantenac était ici, et il l'en a délogé; il lui a repris le Pont-au-Beau; il l'a chassé d'Avranches, il l'a chassé de Villedieu, il l'a empêché d'arriver à Granville. Il manuvre pour le refouler dans la forêt de Fougères, et l'y cerner. Tout allait bien. Le vieux, qui est habile, a fait une pointe; on apprend qu'il a marché sur Dol. S'il prend Dol, et s'il établit sur le Mont-Dol une batterie, car il a du canon, voilà un point de la côte où les anglais peuvent aborder, et tout est perdu. C'est pourquoi, comme il n'y avait pas une minute à perdre. Gauvain, que est un home de tête, n'a pris conseil de lui-même, n'a pas demandé d'ordre et n'en a pas attendu, a sonné le boute-selle, attelé son artillerie, ramassé sa troupe, tiré son sabre, et voilà comment, pendant que Lantenac se jette sur Dol, Gauvain se jette sur Lantenac. C'est à Dol que ces deux fronts bretons vont se cogner. Ce sera un fier choc. Ils y sont maintenant.

—Combien de temps faut-il pour aller à Dol?

—A une troupe qui a des chariots, au moins trois heures; mais ils y sont.

Le voyageur prêta l'oreille et dit:

—En effet, il me semble que j'entends le canon.

L'hôte écouta.

—Oui, citoyen. Et la fusillade. On déchire de la toile. Vous devriez passer la nuit ici. Il n'y a rien de bon à attraper par là.

—Je ne puis m'arrêter. Je dois continuer ma route.

—Vous avez tort. Je ne connais pas vos affaires, mais le risque est grand, et, à moins qu'il ne s'agisse de ce que vous avez de plus cher au monde…

—C'est en effet de cela qu'il s'agit, répondit le cavalier.

—… De quelque chose comme votre fils…

—A peu près, dit le cavalier.

L'aubergiste leva la tête et se dit à part soi:

—Ce citoyen me fait pourtant l'effet d'être un prêtre. Puis, après réflexion:

—Après ça, un prêtre, ça a des enfants.

—Rebridez mon cheval, dit le voyageur. Combien vous dois-je?

Et il paya.

L'hôte rangea l'auge et le seau le long de son mur, et revint vers le voyageur.

—Puisque vous êtes décidé à partir, écoutez mon conseil. Il est clair que vous allez à Saint-Malo. Eh bien, n'allez pas par Dol. Il y a deux chemins, le chemin par Dol, et le chemin le long de la mer. L'un n'est guère plus court que l'autre. Le chemin le long de la mer va par Saint-Georges de Brehaigne, Cherrueix, et Hirel-le-Vivier. Vous laissez Dol au sud et Cancale au nord. Citoyen, au bout de la rue, vous allez trouver l'embranchement des deux routes; celle de Dol est à gauche, celle de Saint-Georges de Brehaigne est à droite. Ecoutez-moi bien, si vous allez par Dol, vous tombez dans le massacre. C'est pourquoi ne prenez pas à gauche, prenez à droite.

—Merci, dit le voyageur.

Et il piqua son cheval.

L'obscurité s'était faite, il s'enfonça dans la nuit.

L'aubergiste le perdit de vue.

Quand le voyageur fut au bout de la rue à l'embranchement des deux chemins, il entendit la voix de l'aubergiste qui lui criait de loin:

—Prenez à droite!

Il prit à gauche.

II. DOL

Dol, ville espagnole de France en Bretagne, ainsi la qualifient les cartulaires, n'est pas une ville, c'est une rue. Grande vieille rue gothique, toute bordée à droite et à gauche de maisons à piliers, point alignées, qui font des caps et des coudes dans la rue, d'ailleurs très large. Le reste de la ville n'est qu'un réseau de ruelles se rattachant à cette grande rue diamétrale et y aboutissant comme des ruisseaux à une rivière. La ville, sans portes ni murailles, ouverte, dominée par le Mont-Dol, ne pourrait soutenir un siège; mais la rue en peut soutenir un. Les promontoires de maisons qu'on y voyait encore il y a cinquante ans, et les deux galeries sous piliers qui la bordent en faisaient un lieu de combat très solide et très résistant. Autant de maisons, autant de forteresses; et il fallait enlever l'une après l'autre. La vieille halle était à peu près au milieu de la rue.

L'aubergiste de la Croix-Branchard avait dit vrai, une mêlée forcenée emplissait Dol au moment où il parlait. Un duel nocturne entre les blancs arrivés le matin et les bleus survenus le soir avait brusquement éclaté dans la ville. Les forces étaient inégales, les blancs étaient six mille, les bleus étaient quinze cents, mais il y avait égalité d'acharnement. Chose remarquable, c'étaient les quinze cents qui avaient attaqué les six mille.

D'un côté une cohue, de l'autre une phalange. D'un côté six mille paysans, avec des coeurs-de-Jésus sur leurs vestes de cuir, des rubans blancs à leurs chapeaux ronds, des devises chrétiennes sur leurs brassards, des chapelets à leurs ceinturons, ayant plus de fourches que de sabres et des carabines sans bayonnettes, traînant des canons attelés de cordes, mal équipés, mal disciplinés, mal armés, mais frénétiques. De l'autre quinze cents soldats avec le tricorne à cocarde tricolore, l'habit à grandes basques et à grands revers, le baudrier croisé, le briquet à poignée de cuivre et le fusil à longue bayonnette, dressés, alignés, dociles et farouches, sachant obéir en gens qui sauraient commander, volontaires eux aussi, mais volontaires de la patrie, en haillons du reste, et sans souliers; pour la monarchie, des paysans paladins, pour la révolution, des héros va-nu-pieds; et chacune des deux troupes ayant pour âme son chef; les royalistes un vieillard, les républicains un jeune homme. D'un côté Lantenac, de l'autre Gauvain.

La révolution, à côté des jeunes figures gigantesques, telles que Danton,
Saint-Just, et Robespierre, a les jeunes figures idéales, comme Hoche et
Marceau. Gauvain était une de ces figures.

Gauvain avait trente ans, une encolure d'Hercule, l'oeil sérieux d'un prophète et le rire d'un enfant. Il ne fumait pas, il ne buvait pas, il ne jurait pas. Il emportait à travers la guerre un nécessaire de toilette; il avait grand soin de ses ongles, de ses dents, de ses cheveux qui étaient bruns et superbes; et dans les haltes il secouait lui-même au vent son habit de capitaine qui était troué de balles et blanc de poussière. Toujours rué éperdument dans les mêlées, il n'avait jamais été blessé. Sa voix très douce avait à propos les éclats brusques du commandement. Il donnait l'exemple de coucher à terre, sous la bise, sous la pluie, dans la neige, roulé dans son manteau, et sa tête charmante posée sur une pierre. C'était une âme héroïque et innocente. Le sabre au poing le transfigurait. Il avait cet air efféminé qui dans la bataille est formidable.

Avec cela penseur et philosophe, un jeune sage; Alcibiade pour qui le voyait, Socrate pour qui l'entendait.

Dans cette immense improvisation qui est la révolution française, ce jeune homme avait été tout de suite un chef de guerre.

Sa colonne, formée par lui, était comme la légion romaine, une sorte de petite armée complète; elle se composait d'infanterie et de cavalerie; elle avait des éclaireurs, des pionniers, des sapeurs, des pontonniers; et, de même que la légion romaine avait des catapultes, elle avait des canons. Trois pièces bien attelées faisaient la colonne forte en la laissant maniable.

Lantenac aussi était un chef de guerre, pire encore. Il était à la fois plus réfléchi et plus hardi. Les vrais vieux héros ont plus de froideur que les jeunes parce qu'ils sont loin de l'aurore, et plus d'audace parce qu'ils sont près de la mort. Qu'ont-ils à perdre? si peu de chose. De là les manoeuvres téméraires, en même temps que savantes, de Lantenac. Mais en somme, et presque toujours, dans cet opiniâtre corps-à-corps du vieux et du jeune. Gauvain avait le dessus. C'était plutôt fortune qu'autre chose. Tous les bonheurs, même le bonheur terrible, font partie de la jeunesse. La victoire est un peu fille.

Lantenac était exaspéré contre Gauvain; d'abord parce que Gauvain le battait, ensuite parce que c'était son parent. Quelle idée a-t-il d'être jacobin? ce Gauvain! ce polisson! son héritier, car le marquis n'avait pas d'enfants, un petit-neveu, presque un petit-fils?—Ah! disait ce quasi grand-père, si je mets la main dessus, je le tue comme un chien!

Du reste, la république avait raison de s'inquiéter de ce marquis de Lantenac. A peine débarqué, il faisait trembler. Son nom avait couru dans l'insurrection vendéenne comme une traînée de poudre, et Lantenac était tout de suite devenu centre. Dans une révolte de cette nature où tous se jalousent et où chacun a son buisson ou son ravin, quelqu'un de haut qui survient rallie les chefs épars égaux entre eux. Presque tous les capitaines des bois s'étaient joints à Lantenac, et, de près ou de loin, lui obéissaient.

Un seul l'avait quitté, c'était le premier qui s'était joint à lui, Gavard. Pourquoi? C'est que c'était un homme de confiance. Gavard avait eu tous les secrets et adopté tous les plans de l'ancien système de guerre civile que Lantenac venait supplanter et remplacer. On n'hérite pas d'un homme de confiance; le soulier de La Rouarie n'avait pu chausser Lantenac. Gavard était allé rejoindre Bonchamp.

Lantenac, comme homme de guerre, était de l'école de Frédéric II; il entendait combiner la grande guerre avec la petite. Il ne voulait ni d'une «masse confuse», comme la grosse armée catholique et royale, foule destinée à l'écrasement; ni d'un éparpillement dans les halliers et les taillis, bon pour harceler, impuissant pour terrasser. La guérilla ne conclut pas, ou conclut mal; on commence par attaquer une république et l'on finit par détrousser une diligence. Lantenac ne comprenait cette guerre bretonne, ni toute en rase campagne comme La Rochejaquelein, ni toute dans la forêt comme Jean Chouan; ni Vendée, ni Chouanerie; il voulait la vraie guerre; se servir du paysan, mais l'appuyer sur le soldat. Il voulait des bandes pour la stratégie et des régiments pour la tactique. Il trouvait excellentes pour l'attaque, l'embuscade et la surprise, ces armées de village, tout de suite assemblées, tout de suite dispersées, mais il les sentait trop fluides; elles étaient dans sa main comme de l'eau; il voulait dans cette guerre flottante et diffuse créer un point solide; il voulait ajouter à la sauvage armée des forêts une troupe régulière qui fût le pivot de manoeuvre des paysans. Pensée profonde et affreuse; si elle eût réussi, la Vendée eût été inexpugnable.

Mais où trouver une troupe régulière? où trouver des soldats? où trouver des régiments? où trouver une armée toute faite? En Angleterre. De là l'idée fixe de Lantenac: faire débarquer les anglais. Ainsi capitule la conscience des partis; la cocarde blanche lui cachait l'habit rouge. Lantenac; n'avait qu'une pensée: s'emparer d'un point du littoral, et le livrer à Pitt. C'est pourquoi, voyant Dol sans défense, il s'était jeté dessus, afin d'avoir par Dol le Mont-Dol, et par le Mont-Dol la côte.

Le lieu était bien choisi. Le canon du Mont-Dol balayerait d'un côté le
Fresnois, de l'autre Saint-Brelade, tiendrait à distance la croisière de
Cancale et ferait toute la plage libre à une descente, du Ras-sur-Couesnon
à Saint-Mèloir-des-Ondes.

Pour faire réussir cette tentative décisive, Lantenac avait amené avec lui un peu plus de six mille hommes, ce qu'il avait de plus robuste dans les bandes dont il disposait, et toute son artillerie, dix couleuvrines de seize, une bâtarde de huit et une pièce de régiment de quatre livres de balles. Il entendait établir une forte batterie sur le Mont-Dol, d'après ce principe que mille coups tirés avec dix canons font plus de besogne que quinze cents coups tirés avec cinq canons.

Le succès semblait certain. On était six mille hommes. On n'avait à craindre, vers Avranches, que Gauvain et ses quinze cents hommes, et vers Dinan que Léchelle. Léchelle, il est vrai, avait, vingt-cinq mille hommes, mais il était à vingt lieues. Lantenac était donc rassuré, du côté de Léchelle, par la grande distance contre le grand nombre, et, du côté de Gauvain, par le petit nombre contre la petite distance. Ajoutons que Léchelle était imbécile, et que, plus tard, il fit écraser ses vingt-cinq mille hommes aux landes de la Croix-Bataille, échec qu'il paya de son suicide.

Lantenac avait donc une sécurité complète. Son entrée à Dol fut brusque et dure. Le marquis de Lantenac avait une rude renommée; on le savait sans miséricorde. Aucune résistance ne fut essayée. Les habitants terrifiés se barricadèrent dans leurs maisons. Les six mille vendéens s'installèrent dans la ville avec la confusion campagnarde, presque en champ de foire, sans fourriers, sans logis marqués, bivouaquant au hasard, faisant la cuisine en plein vent, s'éparpillant dans les églises, quittant les fusils pour les rosaires. Lantenac alla en hâte avec quelques officiers d'artillerie reconnaître le Mont-Dol, laissant la lieutenance à Gouge-le-Bruant, qu'il avait nommé sergent de bataille.

Ce Gouge-le-Brouant a laissé une vague trace dans l'histoire. Il avait, deux surnoms, Brise-bleu, a cause de ses carnages de patriotes, et l'Imânus, parce qu'il avait en lui ou ne sait quoi d'inexprimablement horrible. Imânus, dérivé D'immanis, est un vieux mot bas-normand qui exprime la laideur surhumaine, et quasi divine, dans l'épouvante, le démon, le satyre, l'ogre. Un ancien manuscrit dit: d'mes daeux iers j'vis L'imânus. Les vieillards du Bocage ne savent plus aujourd'hui ce que c'est que Gouge-le-Bruant, ni ce que signifie Brise-Bleu; mais ils connaissent confusément l'Imânus. L'Imânus est mêlé aux superstitions locales. On parle encore de l'Imânus à Trémorel et à Plumangat, deux villages où Gouge-le-Bruant a laissé la marque de son pied sinistre. Dans la Vendée, les autres étaient les sauvages, Gouge-le-Bruant était le barbare. C'était une espèce de cacique, tatoué de croix-de-par-Dieu et de Fleurs-de-lys; il avait sur sa face la lueur hideuse, et presque surnaturelle, d'une âme à laquelle ne ressemblait aucune autre âme humaine. Il était infernalement brave dans le combat, ensuite atroce. C'était un cur plein d'aboutissements tortueux, porté à tous les dévouements, enclin à toutes les fureurs. Raisonnait-il? Oui, mais comme les serpents rampent, en spirale. Il partait de l'héroïsme pour arriver à l'assassinat. Il était impossible de deviner d'où lui venaient ses résolutions, parfois grandioses à force d'être monstrueuses. Il était capable de tous les inattendus horribles. Il avait la férocité épique.

De là ce surnom difforme, l'Imânus.

Le marquis de Lantenac avait confiance en sa cruauté.

Cruauté, c'était juste, l'Imânus y excellait: mais en stratégie et en tactique il était moins supérieur, et peut-être le marquis avait-il tort d'en faire son sergent de bataille. Quoi qu'il en soit, il laissa derrière lui l'Imânus avec charge de le remplacer et de veiller à tout.

Gouge-le-Bruant, homme plus guerrier que militaire, était plus propre à égorger un clan qu'à garder une ville. Pourtant il posa des grand'gardes.

Le soir venu, comme le marquis de Lantenac, après avoir reconnu l'emplacement de la batterie projetée, s'en retournait vers Dol, tout à coup, il entendit le canon. I1 regarda. Une fumée rouge s'élevait de la grande rue. Il y avait surprise, irruption, assaut: on se battait dans la ville.

Bien que difficile à étonner, il fut stupéfait. Il ne s'attendait à rien de pareil. Qui cela pouvait-il être? Evidemment ce n'était pas Gauvain. On n'attaque pas à un contre quatre. Etait-ce Léchelle? Mais alors quelle marche forcée! Léchelle était improbable, Gauvain impossible.

Lantenac poussa son cheval: chemin faisant il rencontra des habitants qui s'enfuyaient, il les questionna, ils étaient fous de peur. Ils criaient: Les bleus! les bleus! et quand il arriva la situation était mauvaise.

Voici ce qui s'était passé.