Quand il se réveilla, il faisait jour.
Le mendiant était debout, non dans la tanière, car on ne pouvait s'y tenir droit, mais dehors et sur le seuil. Il était appuyé sur son bâton. Il avait du soleil sur son visage.
Monseigneur, dit Tellmarch, quatre heures du matin viennent de sonner an clocher de Tanis. J'ai entendu les quatre coups; donc le vent a changé, c'est le vent de terre. Je n'entends aucun autre bruit; donc le tocsin a cessé. Tout est tranquille dans la métairie et dans le hameau d'Herbe-en-Pail. Les bleus dorment ou sont partis. Le plus fort du danger est passé; il est sage de nous séparer. C'est mon heure de m'en aller.
Il désigna un point de l'horizon.
—Je m'en vais par là.
Et il désigna le point opposé.
—Vous, allez-vous-en par ici.
Le mendiant fit au marquis un grave salut de la main. Il ajouta en montrant ce qui restait, du souper:
—Emportez des châtaignes, si vous avez faim.
Un moment après, il avait disparu sous les arbres.
Le marquis se leva, et s'en alla du côté que lui avait indiqué Tellmarch.
C'était l'heure charmante que la vieille langue paysanne normande appelle la «piperette du jour». On entendait jaser les cardrounettes et les moineaux de haie. Le marquis suivit le sentier par où ils étaient venus la veille. Il sortit du fourré et se retrouva à l'embranchement de routes marqué par la crois de pierre. L'affiche y était, blanche et comme gaie au soleil levant. Il se rappela qu'il y avait au bas de l'affiche quelque chose qu'il n'avait pu lire la veille à cause de la finesse des lettres et du peu de jour qu'il faisait. Il alla au piédestal de la croix. L'affiche se terminait en effet, au-dessous de la signature PRIEUR DE LA MARNE, par ces deux lignes en petits caractères:
«L'identité du ci-devant marquis de Lantenac constatée, il sera immédiatement passé par les armes.—Signé: Le chef de bataillon, commandant la colonne d'expédition, GAUVAIN.»
—Gauvain! dit le marquis.
Il s'arrêta profondément pensif, l'oeil fixé sur l'affiche.
—Gauvain! répéta-t-il.
Il se remit en marche, se retourna, regarda la croix, revint sur ses pas, et lut l'affiche encore une fois.
Puis il s'éloigna à pas lents. Quelqu'un qui eût été près de lui l'eût entendu murmurer à demi-voix: «Gauvain!»
Du fond des chemins creux où il se glissait, on ne voyait pas les toits de la métairie qu'il avait laissée à sa gauche. Il côtoyait une éminence abrupte, toute couverte d'ajoncs en fleur, de l'espèce dite longue-épine. Cette éminence avait pour sommet une de ces pointes de terre qu'on appelle dans le pays une «hure». Au pied de l'éminence, le regard se perdait tout de suite sous les arbres. Les feuillages étaient comme trempés de lumière. Toute la nature avait la joie profonde du matin.
Tout à coup ce paysage fut terrible. Ce fut comme une embuscade qui éclate. On ne sait quelle trombe faite de cris sauvages et de coups de fusil s'abattit sur ces champs et ces bois pleins de rayons, et l'on vit s'élever, du côté où était la métairie, une grande fumée coupée de flammes claires, comme si le hameau et la ferme n'étaient plus qu'une botte de paille qui brûlait. Ce fut subit et lugubre, le passage brusque du calme à la furie, une explosion de l'enfer en pleine aurore, l'horreur sans transition. On se battait du côté d'Herbe-en-Pail. Le marquis s'arrêta.
Il n'est personne qui, en pareil cas, ne l'ait éprouvé, la curiosité est plus forte que le danger; on veut savoir, dût-on périr. Il monta sur l'éminence au bas de laquelle passait le chemin creux. De là on était vu, mais on voyait. Il fut sur la hure en quelques minutes. Il regarda.
En effet, il y avait une fusillade et un incendie. On entendait des clameurs, on voyait du feu. La métairie était comme le centre d'on ne sait quelle catastrophe. Qu'était-ce? La métairie d'Herbe-en-Pail était-elle attaquée? Mais par qui? Etait-ce un combat? N'était-ce pas plutôt une exécution militaire? Les bleus, et cela leur était ordonné par un décret révolutionnaire, punissaient très souvent, en y mettant le feu, les fermes et les villages réfractaires; on brillait, pour l'exemple, toute métairie et tout hameau qui n'avaient point fait les abattis d'arbres prescrits par la loi et qui n'avaient pas ouvert et taillé dans les fourrés des passages pour la cavalerie républicaine. On avait notamment exécuté ainsi tout récemment la paroisse de Bourgon, près d'Ernée. Herbe-en-Pail était-il dans le même cas? Il était visible qu'aucune des percées stratégiques commandées par le décret n'avait été faite dans les halliers et dans les enclos de Tanis et l'Herbe-en-Pail. Etait-ce le châtiment? Etait-il arrivé un ordre à l'avant-garde qui occupait la métairie? Cette avant-garde ne faisait-elle pas partie d'une de ces colonnes d'expédition surnommées colonnes Infernales?
Un fourré très hérissé et très fauve entourait de toutes part l'éminence au sommet de laquelle le marquis s'était placé en observation. Ce fourré, qu'on appelait le bocage d'Herbe-en-Pail, mais qui avait les proportions d'un bois s'étendait jusqu'à la métairie, et cachait, comme tous les halliers bretons, un réseau de ravins, de sentiers et de chemins creux, labyrinthes où les armées républicaines se perdaient.
L'exécution, si c'était une exécution, avait dû être féroce, car elle fut courte. Ce fut, comme toutes les choses brutales, tout de suite fait. L'atrocité des guerres civiles comporte ces sauvageries. Pendant que le marquis, multipliant les conjonctures, hésitant à descendre, hésitant à rester, écoutait et épiait, ce fracas d'extermination cessa, ou pour mieux dire se dispersa. Le marquis constata dans le hallier comme l'éparpillement d'une troupe furieuse et joyeuse. Un effrayant fourmillement se fit sous les arbres. De la métairie on se jetait dans le bois. Il y avait des tambours qui battaient la charge. On ne tirait plus de coup de fusil; cela ressemblait maintenant à une battue; on semblait fouiller, poursuivre, traquer; il était évident qu'on cherchait quelqu'un; le bruit était diffus et profond; c'était une confusion de paroles de colère et de triomphe, une rumeur composée de clameurs; on n'y distinguait rien. Brusquement, comme un linéament se dessine dans une fumée, quelque chose devint articulé et précis dans ce tumulte, c'était un nom, un nom répété par mille voix, et le marquis entendit nettement ce cri:—Lantenac! Lantenac! le marquis de Lantenac!
C'était lui qu'on cherchait.
Et subitement, autour de lui, et de tous les côtés à la fois, le fourré se remplit de fusils, de bayonnettes et de sabres, un drapeau tricolore se dressa dans la pénombre, le cri Lantenac! éclata à son oreille, et à ses pieds, à travers les ronces et les branches, des faces violentes apparurent.
Le marquis était seul, debout sur un sommet, visible de tous les points du bois. Il voyait à peine ceux qui criaient son nom, mais il était vu de tous. S'il y avait mille fusils dans le bois, il était là comme une cible. Il ne distinguait rien dans le taillis que des prunelles ardentes fixées sur lui.
Il ôta son chapeau, en retroussa le bord, arracha une longue épine sèche à un ajonc, tira de sa poche une cocarde blanche, fixa avec l'épine le bord retroussé et la cocarde à la forme du chapeau, et, remettant sur la tête le chapeau dont le bord relevé laissait voir son front et sa cocarde, il dit d'une voix haute, parlant à toute la forêt à la fois:
—Je suis l'homme que vous cherchez. Je suis le marquis de Lantenac, vicomte de Fontenay, prince breton, lieutenant-général des armées du roi. Finissons-en. En joue! Feu!
Et, écartant de ses deux mains sa veste de peau de chèvre, il montra sa poitrine nue.
Il baissa les yeux, cherchant du regard les fusils braqués, et se vit entouré d'hommes à genoux.
Un immense cri s'éleva:—Vive Lantenac! Vive monseigneur! Vive le général!
En même temps des chapeaux sautaient en l'air, des sabres tournoyaient joyeusement, et l'on voyait dans tout le taillis se dresser des bâtons au bout desquels s'agitaient des bonnets de laine brune.
Ce qu'il avait autour de lui, c'était une bande vendéenne.
Cette bande s'était agenouillée en le voyant.
La légende raconte qu'il y avait dans les vieilles forêts thuringiennes des, êtres étranges, race des géants, plus et moins qu'hommes, qui étaient considérés par les romains comme des animaux horribles, et par les germains comme des incarnations divines, et qui, selon la rencontre, couraient la chance d'être exterminés ou adorés.
Le marquis éprouva quelque chose de pareil à ce que devait ressentir un de ces êtres quand, s'attendant à être traité comme un monstre, il était brusquement traité comme un dieu.
Tous ces yeux pleins d'éclairs redoutables se fixaient sur le marquis avec une sorte de sauvage amour.
Cette cohue était armée de fusils, de sabres, de faulx, de pioches, de bêtons; tous avaient de grands feutres ou des bonnets bruns, avec des cocardes blanche, une profusion de rosaires et d'amulettes, de larges culottes ouvertes au genou, des casaques de poil, des guêtres de cuir, le jarret nu, les cheveux longs, quelques-uns l'air féroce, tous l'oeil naïf.
Un homme, jeune et de belle mine, traversa ces gens agenouillés et monta à grands pas vers le marquis. Cet homme était, comme les paysans, coiffé d'un feutre à bord relevé et à cocarde blanche, et vêtu d'une casaque de poil, mais il avait les mains blanches et une chemise fine, et il portait par-dessus sa veste une écharpe de soie blanche à laquelle pendait une épée à poignée dorée.
Parvenu sur la hure, il jeta son chapeau, détacha son écharpe, mit un genou en terre, présenta au marquis l'écharpe et l'épée, et dit:
—Nous vous cherchions en effet, nous vous avons trouvé. Voici l'épée de commandement. Ces hommes sont maintenait à vous. J'étais leur commandant, je monte en grade, je suis votre soldat. Acceptez notre hommage, monseigneur. Donnez vos ordres, mon général.
Puis il fit un signe, et des hommes qui portaient un drapeau tricolore sortirent du bois. Ces hommes montèrent jusqu'au marquis et déposèrent le drapeau à ses pieds. C'était le drapeau qu'il venait d'entrevoir à travers les arbres.
—Mon général, dit le jeune homme qui lui avait présenté l'épée et l'écharpe, ceci est le drapeau que nous venons de prendre aux bleus qui étaient dans la ferme d'Herbe-en-pail. Monseigneur, je m'appelle Gavard. J'ai été au marquis de La Rouarie.
—C'est bien, dit le marquis.
Et, calme et grave, il ceignit l'écharpe.
Puis il tira l'épée, et, l'agitant nue au-dessus de sa tète:—Debout! dit-il, et vive le roi!
Tous se levèrent.
Et l'on entendit dans les profondeurs du bois une clameur éperdue et triomphante: Vive le roi! Vive notre marquis! Vive Lantenac!
Le marquis se tourna vers Gavard.
—Combien donc êtes-vous?
—Sept mille.
Et tout en descendant de l'éminence, pendant que les paysans écartaient les ajoncs devant les pas du marquis de Lantenac, Gavard continua:
—Monseigneur, rien de plus simple. Tout cela s'explique d'un mot. On n'attendait qu'une étincelle. L'affiche de la République, en révélant votre présence, a insurgé le pays pour le roi. Nous avions en outre été avertis sous main par le maire de Granville qui est un homme à nous; le même qui a sauvé l'abbé Olivier. Cette nuit, on a sonné le tocsin.
—Pour qui?
—Pour vous.
—Ah! dit le marquis.
—Et nous voilà, reprit Gavard.
—Et vous êtes sept mille?
—Aujourd'hui. Nous serons quinze mille demain. C'est le rendement du pays. quand M. Henri de La Rochejaquelein est parti pour l'armée catholique, ou a sonné le tocsin, et en une nuit six paroisses, Isernay, Corqueux, les Echaubroigues, les Aubiers, Saint-Aubin et Nueil, lui ont amené dix mille hommes. Ou n'avait pas de munitions, on a trouvé chez un maçon soixante livres de poudre de mine, et M. de La Rochejaquelein est parti avec cela. Nous pensions bien que vous deviez être quelque part dans cette forêt, et nous vous cherchions.
—Et vous avez attaqué les bleus dans la ferme d'Herbe-en-Pail?
—Le vent les avait empêchés d'entendre le tocsin. Ils ne se défiaient pas; les gens du hameau, qui sont patauds, les avaient bien reçus. Ce matin, nous avons investi la ferme, les bleus dormaient, et en un tour de main la chose a été faite. J'ai un cheval. Daignez-vous l'accepter, mon général?
—Oui.
Un paysan amena un cheval blanc militairement harnaché. Le marquis, sans user de l'aide que lui offrait Gavard, monta à cheval.
—Hurrah! crièrent les paysans. Car les cris anglais sont fort usités sur la côte bretonne-normande, en commerce perpétuel avec les îles de la Manche.
Gavard fit le salut militaire et demanda:
—Quel sera votre quartier général, monseigneur?
—D'abord la forêt de Fougères.
—C'est une de vos sept forêts, monsieur le marquis.
—Il faut un prêtre.
—Nous en avons un.
—Qui?
—Le vicaire de la Chapelle-Erbrée.
—Je le connais. Il a fait le voyage de Jersey.
Un prêtre sortit des rangs, et dit:
—Trois fois.
Le marquis tourna la tête.
—Bonjour, monsieur le vicaire. Vous allez avoir de la besogne.
—Tant mieux, monsieur le marquis.
—Vous aurez du monde à confesser. Ceux qui voudront. On ne force personne.
—Monsieur le marquis, dit le prêtre, Gaston, à Guéménée, force les républicains à se confesser.
—C'est un perruquier, dit le marquis. Mais la mort doit être libre.
Gavard, qui était allé donner quelques consignes, revint.
—Mon général, j'attends vos commandements.
—D'abord, le rendez-vous est à la forêt de Fougères. Qu'on se disperse et qu'on y aille.
—L'ordre est donné.
—Ne m'avez-vous pas dit que les gens d'Herbe-en-Pail avaient bien reçu les bleus?
—Oui, mon général.
—Vous avez brûlé la ferme?
—Oui.
—Avez-vous brûlé le hameau?
—Non.
—Brûlez-le.
—Les bleus ont essayé de se défendre; mais ils étaient cent cinquante et nous étions sept mille.
—Qu'est-ce que c'est que ces bleus-là?
—Des bleus de Santerre.
—Qui a commandé le roulement de tambours pendant qu'on coupait la tête au roi. Alors c'est un bataillon de Paris?
—Un demi-bataillon.
—Comment s'appelle ce bataillon?
—Mon général, il y a sur le drapeau: Bataillon du Bonnet-Rouge.
—Des bêtes féroces.
—Que faut-il faire des blessés?
—Achevez-les.
—Que faut-il faire des prisonniers?
—Fusillez-les.
—Il y en a environ quatre-vingts.
—Fusillez-les tous.
—Il y a deux femmes.
—Aussi.
—Il y a trois enfants.
—Emmenez-les. On verra ce qu'on en fera. Et le marquis poussa son cheval.
Pendant que ceci se passait près de Tanis, le mendiant s'en était allé vers Grollon. Il s'était enfoncé dans les ravins, sous les vastes feuillées sourdes, inattentif à tout et attentif à rien, comme il l'avait dit lui-même, rêveur plutôt que pensif, car le pensif a un but et le rêveur n'en a pas, errant, rôdant, s'arrêtant, mangeant çà et là une pousse d'oseille sauvage, buvant aux sources, dressant la tête par moments à des fracas lointains, puis rentrant dans l'éblouissante fascination de la nature, offrant ses haillons au soleil, entendant peut-être le bruit des hommes, mais écoutant le chant des oiseaux.
Il était vieux et lent; il ne pouvait aller loin; comme il l'avait dit au marquis de Lantenac, un quart de lieue le fatiguait; il fit un court circuit vers la Croix-Avranchin, et le soir était venu quand il s'en retourna.
Un peu au delà de Macey, le sentier qu'il suivait le conduisit sur une sorte de point culminant dégagé d'arbres, d'où l'on voit de très loin et d'où l'on découvre tout l'horizon de l'ouest jusqu'à la mer.
Une fumée appela son attention.
Rien de plus doux qu'une fumée, rien de plus effrayant. Il y a les fumées paisibles et il y a les fumées scélérates. Une fumée, l'épaisseur et la couleur d'une fumée, c'est toute la différence entre la paix et la guerre, entre la fraternité et la haine, entre l'hospitalité et le sépulcre, entre la vie et la mort. Une fumée qui monte dans les arbres peut signifier ce qu'il y a de plus charmant au monde, le foyer, ou ce qu'il y a de plus affreux, l'incendie; et tout le bonheur comme tout le malheur de l'homme sont parfois dans cette chose éparse au vent.
La fumée que regardait Tellmarch était inquiétante.
Elle était noire avec des rougeurs subtiles, comme si le brasier d'où elle sortait avait des intermittences et achevait de s'éteindre, et elle s'élevait au-dessus d'Herbe-en-Pail.
Tellmarch hâta le pas et se dirigea vers cette fumée. Il était bien las, mais il voulait savoir ce que c'était.
Il arriva au sommet d'un coteau auquel étaient adossés le hameau et la métairie.
Il n'y avait plus ni métairie ni hameau.
Un tas de masures brûlait, et c'était là Herbe-en-Pail.
Il y a quelque chose de plus poignant à voir brûler qu'un palais, c'est une chaumière. Une chaumière en feu est lamentable. La dévastation s'abattant sur la misère, le vautour s'acharnant sur le ver de terre, il y a là on ne sait quel contre-sens qui serre le coeur.
A en croire la légende biblique, un incendie regardé change une créature humaine eu statue; Tellmarch fut un moment cette statue. Le spectacle qu'il avait sous les yeux le fit immobile. Cette destruction s'accomplissait en silence. Pas un cri ne s'élevait; pas un soupir humain ne se mêlait à cette fumée; cette fournaise travaillait, et achevait de dévorer ce village sans qu'on entendit d'autre bruit que le craquement des charpentes et le pétillement des chaumes. Par moments la fumée se déchirait, les toits effondrés laissaient voir les chambres béantes, le brasier montrait tous ses rubis, des guenilles écarlates et de pauvres vieux meubles couleur de pourpre se dressait dans des intérieurs vermeils, et Tellmarch avait le sinistre éblouissement du désastre.
Quelques arbres d'une châtaigneraie contiguë aux maisons avaient pris feu et flambaient.
Il écoutait, tâchant d'entendre une voix, un appel, une clameur; rien ne remuait, excepté les flammes; tout se taisait, excepté l'incendie. Est-ce donc que tous avaient fui?
Où était ce groupe vivant et travaillant d'Herbe-en-Pail? Qu'était devenu tout ce petit peuple?
Tellmarch descendit du coteau.
Une énigme funèbre était devant lui. Il s'en approchait sans hâte et l'il fixe. Il avançait vers cette ruine avec une lenteur d'ombre; il se sentait fantôme dans cette tombe.
Il arriva à ce qui avait été la porte de la métairie, et il regarda dans la cour qui, maintenant, n'avait plus de murailles et se confondait avec le hameau groupé autour d'elle.
Ce qu'il avait, vu n'était rien. Il n'avait encore aperçu que le terrible.
L'horrible lui apparut.
Au milieu de la cour il y avait un monceau noir, vaguement modelé d'un côté par la flamme, de l'autre par la lune; ce monceau était un tas d'hommes, ces hommes étaient morts.
Il y avait autour de ce tas une grande mare qui fumait un peu; l'incendie se reflétait dans cette mare, mais elle n'avait pas besoin du feu pour être rouge; c'était du sang.
Tellmarch s'approcha. Il se mit à examiner, l'un après l'autre, ces corps gisants: tous étaient des cadavres.
La lune éclairait, l'incendie aussi.
Ces cadavres étaient des soldats. Tous étaient pieds nus; on leur avait pris leurs souliers; ou leur avait aussi pris leurs armes; ils avaient encore leurs uniformes qui étaient bleus; çà et là on distinguait, dans l'amoncellement des membres et des têtes, du chapeaux troués avec des cocardes tricolores. C'étaient des républicains. C'étaient ces Parisiens qui, la veille encore, étaient là tous vivants, et tenaient garnison dans la ferme d'Herbe-en-Pail. Ces hommes avaient été suppliciés, ce qu'indiquait la chute symétrique des corps; ils avaient été foudroyés sur place, et avec soin. Ils étaient tous morts. Pas un râle ne sortait du tas.
Tellmarch passa cette revue des cadavres, sans en omettre un seul; tous étaient criblés de balles.
Ceux qui les avaient mitraillés, pressés probablement d'aller ailleurs, n'avaient pas pris le temps de les enterrer.
Comme il allait se retirer, ses yeux tombèrent sur un mur bas qui était dans la cour, et il vit quatre pieds qui passaient derrière l'angle de ce mur.
Ces pieds avaient des souliers; ils étaient plus petits que les autres;
Tellmarch approcha. C'étaient des pieds de femmes.
Deux femmes étaient gisantes côte à côte derrière le mur, fusillées aussi.
Tellmarch se pencha sur elles. L'une de ces femmes avait une sorte d'uniforme; à côté d'elle était un bidon brisé et vidé; c'était une vivandière. Elle avait quatre balles dans la tête. Elle était morte.
Tellmarch examina l'autre. C'était une paysanne. Elle était blême et béante. Ses yeux étaient fermés. Elle n'avait aucune plaie à la tête. Ses vêtements, dont les fatigues sans doute avaient fait des haillons, s'étaient ouverts dans sa chute, et laissaient voir son torse à demi nu. Tellmarch acheva de les écarter, et vit à une épaule la plaie ronde que fait une balle; la clavicule était cassée. Il regarda ce sein livide.
—Mère et nourrice, murmura-t-il.
Il la toucha. Elle n'était pas froide.
Elle n'avait pas d'autre blessure que la clavicule cassée et la plaie à l'épaule.
Il posa la main sur le coeur et sentit un faible battement. Elle n'était pas morte.
Tellmarch se redressa debout et cria d'une voix terrible:
—Il n'y a donc personne ici?
—C'est toi, le caimand! répondit une voix, si basse qu'on l'entendait à peine.
Et en même temps une tête sortit d'un trou de ruine.
Puis une autre face apparut dans une autre masure. C'étaient deux paysans qui s'étaient cachés; les seuls qui survécussent.
La voix connue du caimand les avait rassurés et les avait fait sortir des recoins où ils se blottissaient.
Ils avancèrent vers Tellmarch, fort tremblants encore.
Tellmarch avait pu crier, mais ne pouvait parler: les émotions profondes sont ainsi.
Il leur montra du doigt la femme étendue à ses pieds.
—Est-ce qu'elle est encore en vie? dit l'un des paysans.
Tellmarch fit de la tête signe que oui.
—L'autre femme est-elle vivante? demanda l'autre paysan.
Tellmarch fit signe que non.
Le paysan qui s'était montré le premier reprit:
—Tous les autres sont morts, n'est-ce pas? J'ai vu cela. J'étais dans ma cave. Comme on remercie Dieu dans ces moments-là de n'avoir pas de famille! Ma maison brûlait. Seigneur Jésus! on a tout tué. Cette femme-ci avait des enfants. Trois enfants. Tout petits! Les enfants criaient: Mère! La mère criait: Mes enfants! On a tué la mère et on a emmené les enfants. J'ai vu cela, mon Dieu! mon Dieu! mon Dieu! Ceux qui ont tout massacré sont partis. Ils étaient contents. Ils out emmené les petits et tué la mère. Mais elle n'est pas morte, n'est-ce pas, elle n'est pas morte? Dis donc, le caimand, est-ce que tu crois que tu pourrais la sauver? Veux-tu que nous t'aidions à la porter dans ton carnichot?
Tellmarch fit signe que oui.
Le bois touchait à la ferme. Ils eurent vite fait un brancard avec des feuillages et des fougères. Ils placèrent sur le brancard la femme toujours immobile, et se mirent en marche dans le hallier, les deux paysans portant le brancard l'un à la tète, l'autre aux pieds, Tellmarch soutenant le bras de la femme, et lui tâtant le pouls.
Tout en cheminant, les deux paysans causaient, et, par-dessus la femme sanglante dont la lune éclairait la face pâle, ils échangeaient des exclamations effarées.
—Tout tuer!
—Tout brûler!
—Ah! monseigneur Dieu! est-ce qu'on va être comme ça à présent?
—C'est ce grand homme vieux qui l'a voulu.
—Oui, c'est lui qui commandait.
—Je ne l'ai pas vu quand on a fusillé. Est-ce qu'il était là?
—Non. Il était parti. Mais c'est égal, tout s'est fait par son commandement.
—Alors, c'est lui qui a tout fait.
—Il avait dit: Tuez! brûlez! pas de quartier!
—C'est un marquis.
—Oui, puisque c'est notre marquis.
—Comment s'appelle-t-il donc déjà?
—C'est monsieur de Lantenac.
Tellmarch leva les yeux au ciel et murmura entre ses dents:
—Si j'avais su!
On vivait en public; on mangeait sur des tables dressées devant les portes; les femmes assises sur les perrons des églises faisaient de la charpie en chantant la Marseillaise; le parc Monceaux et le Luxembourg étaient des champs de manoeuvre; il y avait dans tous les carrefours des armureries en plein travail, on fabriquait des fusils sous les yeux des passants qui battaient des mains; on n'entendait que ce mot dans toutes les bouches: Patience. Nous sommes en révolution. On souriait héroïquement. On allait au spectacle comme à Athènes pendant la guerre du Péloponnèse; on voyait affichés au coin des rues: Le Siège de Thionville.—La Mère de famille sauvée des flammes.—Le Club des Sans-Soucis.—L'Aînée des papesses Jeanne.—Les Philosophes soldats.—L'Art d'aimer au village.— Les allemands étaient aux portes; le bruit courait que le roi de Prusse avait fait retenir des loges à l'Opéra. Tout était effrayant et personne n'était effrayé. La ténébreuse loi des suspects, qui est le crime de Merlin de Douai, faisait la guillotine visible au-dessus de toutes les têtes. Un procureur nommé Séran, dénoncé, attendait qu'on vint l'arrêter, en robe de chambre et en pantoufles, et en jouant de la flûte à sa fenêtre. Personne ne semblait avoir le temps. Tout le monde se hâtait. Pas un chapeau qui n'eût une cocarde. Les femmes disaient: Nous sommes jolies sous le bonnet rouge. Paris semblait plein d'un déménagement. Les marchands de bric-à-brac étaient encombrés de couronnes, de mitres, de sceptres en bois doré et de fleurs de lys, défroques des maisons royales. C'était la démolition de la monarchie qui passait. On voyait chez les fripiers des chapes et des rochets à vendre au décrochez-moi-ça. Aux Porcherons et chez Ramponneau, des hommes affublés de surplis et d'étoles, montés sur des ânes caparaçonnés de chasubles, se faisaient verser le vin du cabaret dans les ciboires des cathédrales. Rue Saint-Jacques, des paveurs, pieds nus, arrêtaient la brouette d'un colporteur qui offrait des chaussures à vendre, se cotisaient, et achetaient quinze paires de souliers qu'ils envoyaient à la Convention pour nos soldats. Les bustes de Franklin, de Rousseau, de Brutus, et il faut ajouter de Marat, abondaient; au-dessous d'un de ces bustes de Marat, rue Cloche-Perce, était accroché sous verre, dans un cadre de bois noir, un réquisitoire contre Malouet, avec faits à l'appui, et ces deux lignes en marge: «Ces détails m'ont été donnés par la maîtresse de Sylvain Bailly, bonne patriote qui a des bontés pour moi.—Signé: MARAT.» Sur la place du Palais-Royal, l'inscription de la fontaine: Quantos effundit in usus! était cachée par deux grandes toiles peintes à la détrempe, représentant l'une, Cahier de Gerville dénonçant à l'Assemblée nationale le signe de ralliement des «chiffonnistes» d'Arles, l'autre Louis XVI ramené de Varennes dans son carrosse royal, et sous ce carrosse une planche liée par des cordes portant à ses deux bouts deux grenadiers, la bayonnette au fusil. Peu de grandes boutiques étaient ouvertes; des merceries et des bimbeloteries roulantes circulaient traînées par des femmes, éclairées par des chandelles, les suifs fondant sur les marchandises; des boutiques en plein vent étaient tenues par des ex-religieuses en perruque blonde; telle ravaudeuse, raccommodant des bas dans une échoppe, était une comtesse; telle couturière était une marquise; madame de Boufflers habitait un grenier d'où elle voyait son hôtel. Des crieurs couraient, offrant les «papiers-nouvelles». On appelait écrouelleux ceux qui cachaient leur menton dans leur cravate. Les chanteurs ambulants pullulaient. La foule huait Pitou, le chansonnier royaliste, vaillant d'ailleurs, car il fut emprisonné vingt-deux fois, et fut traduit devant le tribunal révolutionnaire pour s'être frappé le bas des reins en prononçant le mot civisme; voyant sa tête en danger, il s'écria: Mais c'est le contraire de ma tête qui est coupable! ce qui fit rire les juges et le sauva. Ce Pitou raillait la mode des noms grecs et latins; sa chanson favorite était sur un savetier qu'il appelait Cujus, et dont il appelait la femme Cujusdam. On faisait des rondes de carmagnole; on ne disait pas le cavalier et la dame, on disait «le citoyen et la citoyenne». On dansait dans les cloîtres en ruine, avec des lampions sur l'autel, à la voûte deux bâtons en croix portant quatre chandelles, et des tombes sous la danse. On portait des vestes bleu de tyran. On avait des épingles de chemise «au bonnet de la Liberté» faites de pierres blanches, bleues et rouges. La rue de Richelieu se nommait rue de la Loi; le faubourg Saint-Antoine se nommait le faubourg de Gloire; il y avait sur la place de la Bastille une statue de la Nature. On se montrait certains passants connus, Chatelet, Didier, Nicolas, et Garnier-Delaunay, qui veillaient à la porte du menuisier Duplay; Voullant, qui ne manquait pas un jour de guillotine et suivait les charretées de condamnés, et qui appelait cela «aller à la messe rouge»; Montflabert, juré révolutionnaire et marquis, lequel se faisait appeler Dix-Août. On regardait défiler les élèves de l'Ecole militaire, qualifiés par les décrets de la Convention «aspirants à l'école de Mars», et par le peuple «pages de Robespierre». On lisait les proclamations de Fréron, dénonçant les suspects du crime de «négociantisme». Les «muscadins», ameutés aux portes des mairies, raillaient les mariages civils, s'attroupaient au passage de l'épousée et de l'époux, et disaient: «mariés municipaliter». Aux Invalides, les statues des rois et des saints étaient coiffées du bonnet phrygien. On jouait aux cartes sur la borne des carrefours; les jeux de cartes étaient, eux aussi, en pleine révolution, les rois étaient remplacés par les génies, les dames par les libertés, les valets par les égalités, et les as par les lois. On labourait les jardins publics; la charrue travaillait aux Tuileries. A tout cela était mêlée, surtout dans les partis vaincus, on ne sait quelle hautaine lassitude de vivre; un homme écrivait à Fouquier-Tinville; «Ayez la bonté de me délivrer de la vie. Voici mon adresse.» Champrenetz était arrêté pour s'être écrié en plein Palais-Royal: A quand la révolution de Turquie? Je voudrais voir la république à la Porte.» Partout des journaux. Des garçons perruquiers crêpaient en public des perruques de femmes, pendant que le patron lisait à haute voix le Moniteur; d'autres commentaient au milieu des groupes, avec force gestes, le journal Entendons-nous, de Dubois-Crancé, ou la _Trompette du Père Bellerose. Quelquefois les barbiers étaient en même temps charcutiers, et l'on voyait des jambons et des andouilles pendre à côté d'une poupée coiffée de cheveux d'or. Des marchands vendaient sur la voie publique «des vins d'émigrés»; un marchand affichait des vins de cinquante- deux espèces; d'autres brocantaient des pendules en lyre et des sophas à la duchesse; un perruquier avait pour enseigne ceci; «Je rase le clergé, je peigne la noblesse, j'accommode le tiers-état.» On allait se faire tirer les cartes par Martin, au no. 175 de la rue d'Anjou, ci-devant Dauphine. Le pain manquait, le charbon manquait, le savon manquait; on voyait passer des bandes de vaches laitières arrivant des provinces. A la Vallée, l'agneau se vendait quinze francs la livre. Une affiche de la Commune assignait à chaque bouche une livre de viande par décade. On faisait queue aux portes des marchands; une de ces queues est restée légendaire, elle allait de la porte d'un épicier de la rue du Petit-Carreau jusqu'au milieu de la rue Montorgueil Faire queue, cela s'appelait «tenir la ficelle», à pause d'une longue corde que prenaient dans leur main, l'un derrière l'autre, ceux qui étaient à la file. Les femmes dans cette misère étaient vaillantes et douces. Elles passaient les nuits à attendre leur tour d'entrer chez le boulanger. Les expédients réussissaient à la révolution; elle soulevait cette détresse avec deux moyens périlleux, l'assignat et le maximum; l'assignat était le levier, le maximum était le point d'appui. Cet empirisme sauva la France. L'ennemi, aussi bien l'ennemi de Coblentz que l'ennemi de Londres, agiotait sur l'assignat. Des filles allaient et venaient, offrant de l'eau de lavande, des jarretières et des cadenettes, et faisant l'agio; il y avait les agioteurs du Perron de la rue Vivienne, en souliers crottés, en cheveux gras, en bonnet à poil à queue de renard, et les mayolets de la rue de Valois en bottes cirées, le cure-dents à la bouche, le chapeau velu sur la tête, tutoyés par les filles. Le peuple leur faisait la chasse, ainsi qu'aux voleurs, que les royalistes appelaient «citoyens actifs». Du reste, très peu de vols. Un dénûment farouche, une probité stoïque. Les va-nu-pieds et les meurt-de-faim passaient, les yeux gravement baissés, devant les devantures des bijoutiers du Palais-Égalité. Dans une visite domiciliaire que fit la section Antoine chez Beaumarchais, une femme cueillit dans le jardin une fleur; le peuple la souffleta. Le bois coûtait quatre cents francs, argent, la corde; on voyait dans les rues des gens scier leur bois de lit; l'hiver, les fontaines étaient gelées; l'eau coûtait vingt sous la voie; tout le monde se faisait porteur d'eau. Le louis d'or valait trois mille neuf cent cinquante francs. Une course en fiacre coûtait six cents francs. Après une journée de fiacre on entendait ce dialogue:—Cocher, combien vous dois-je?—Six mille livres. Une marchande d'herbe vendait pour vingt mille francs par jour. Un mendiant disait: Par charité, secourez-moi! il me manque deux cent trente livres pour payer mes souliers. A l'entrée des ponts, on voyait des colosses sculptés et peints par David que Mercier insultait: Énormes polichinelles de bois, disait-il. Ces colosses figuraient le fédéralisme et la coalition terrassés. Aucune défaillance dans ce peuple. La sombre joie d'en avoir fini avec les trônes. Les volontaires affluaient, offrant leurs poitrines. Chaque rue donnait un bataillon. Les drapeaux des districts allaient et venaient, chacun avec sa devise. Sur le drapeau du district des Capucins on lisait: Nul ne nous fera la barbe. Sur un autre: Plus de noblesse que dans le cur. Sur tous les murs, des affiches, grandes, petites, blanches, jaunes, vertes, rouges, imprimées, manuscrites, où on lisait ce cri: Vive la République! Les petits enfants bégayaient Ça ira!
Ces petits enfants, c'était l'immense avenir.
Plus tard, à la ville tragique succéda la ville cynique; les rues de Paris ont eu deux aspects révolutionnaires très distincts, avant et après le 9 thermidor; le Paris de Saint-Just fit place au Paris de Tallien; et, ce sont là les continuelles antithèses de Dieu, immédiatement après le Sinaï, la Courtille apparut.
Un accès de folie publique, cela se voit. Cela s'était déjà vu quatrevingts ans auparavant. On sort de Louis XIV comme on sort de Robespierre, avec un grand besoin de respirer; de là la Régence qui ouvre le siècle et le Directoire qui le termine. Deux saturnales après deux terrorismes. La France prend la clef des champs, hors du cloître puritain comme hors du cloître monarchique, avec une joie de nation échappée.
Après le 9 thermidor, Paris fut gai, d'une gaîté égarée. Une joie malsaine déborda. A la frénésie de mourir succéda la frénésie de vivre, et la grandeur s'éclipsa. On eut un Trimalcion qui s'appela Grimod de La Reynière: on eut l'Almanach des Gourmands. On dîna au bruit des fanfares dans les entre-sols du Palais-Royal, avec des orchestres de femmes battant du tambour et sonnant de la trompette; «le rigaudinier», l'archet au poing, régna; on soupa «à l'orientale» chez Méot, au milieu des cassolettes pleines de parfums. Le peintre Boze peignait ses filles, innocentes et charmantes têtes de seize ans, «en guillotinées», c'est-à-dire décolletées avec des chemises rouges. Aux danses violentes dans les églises en ruine succédèrent les bals de Ruggieri, de Luquet, de Wenzel, de Mauduit, de la Montansier; aux graves citoyennes qui faisaient de la charpie succédèrent les sultanes, les sauvages, les nymphes; aux pieds nus des soldats couverts de sang, de boue et de poussière succédèrent les pieds nus des femmes ornés de diamants; en même temps que l'impudeur, l'improbité reparut; il y eut en haut les fournisseurs et en bas «la petite pègre»; un fourmillement du filous emplit Paris, et chacun dut veiller sur son «luc», c'est-à-dire sur son portefeuille; un des passe-temps était d'aller voir, place du Palais-de-Justice, les voleuses au tabouret, on était obligé de leur lier les jupes; à la sortie des théâtres, des gamins offraient des cabriolets en disant: Citoyen et citoyenne, il y a place pour deux; on ne criait plus le Vieux Cordelier et l'Ami du Peuple, on criait la Lettre de Polichinelle et la Pétition des Galopins: le marquis de Sade présidait la section des Piques, place Vendôme. La réaction était joviale et féroce; les Dragons de la Liberté de 92 renaissaient sous le nom de Chevaliers du Poignard. En même temps surgit sur les tréteaux ce type, Jocrisse. On eut les «merveilleuses», et au delà des merveilleuses les «inconcevables»; on jura par sa paole victimée et par sa paole vele; on recula de Mirabeau jusqu'à Bobèche. C'est ainsi que Paris va et vient: il est l'énorme pendule de la civilisation; il touche tour à tour un pôle et l'autre, les Thermopyles et Gomorrhe. Après 93 la révolution traversa une occultation singulière, le siècle sembla oublier de finir ce qu'il avait commencé, on ne sait quelle orgie s'interposa, prit le premier plan, fit reculer au second l'effrayante apocalypse, voila la vision démesurée, et éclata de rire après l'épouvante; la tragédie disparut dans la parodie, et au fond de l'horizon une fumée de carnaval effaça vaguement Méduse.
Mais en 93, où nous sommes, les rues de Paris avaient encore tout l'aspect grandiose et farouche des commencements. Elles avaient leurs orateurs, Varlet qui promenait une baraque roulante du haut de laquelle il haranguait les passants; leurs héros, dont un s'appelait, «le capitaine des bâtons ferrés»; leurs favoris, Guffroy, l'auteur du pamphlet Rougiff. Quelques-unes de ces popularités étaient malfaisantes; d'autres étaient saines. Une entre toutes était honnête et fatale; c'était celle de Cimourdain.
Cimourdain était une conscience pure, mais sombre. Il avait en lui l'absolu. Il avait été prêtre, ce qui est grave. L'homme peut, comme le ciel, avoir une sérénité noire; il suffit que quelque chose fasse eu lui la nuit. La prêtrise avait fait la nuit dans Cimourdain. Qui a été prêtre l'est.
Ce qui fait la nuit en nous peut laisser en nous les étoiles. Cimourdain était plein de vertus et de vérités, mais qui brillaient dans le ténèbres.
Son histoire était courte à faire. Il avait été curé de village et précepteur dans une grande maison; puis un petit héritage lui était venu, et il s'était fait libre.
C'était par-dessus tout un opiniâtre. Il se servait de la méditation comme on se sert d'une tenaille; il ne se croyait le droit de quitter une idée que lorsqu'il était arrivé au bout; il pensait avec acharnement. Il savait toutes les langues de l'Europe et un peu les autres; cet homme étudiait sans cesse, ce qui l'aidait à porter sa chasteté; mais rien de plus dangereux qu'un tel refoulement.
Prêtre, il avait, par orgueil, hasard ou hauteur d'âme, observé ses voeux; mais il n'avait pu garder sa croyance. La science avait démoli sa foi; le dogme s'était évanoui en lui. Alors, s'examinant, il s'était senti comme mutilé, et ne pouvant se défaire prêtre, il avait travaillé à se refaire homme; mais d'une façon austère; on lui avait ôté la famille, il avait adopté la patrie; on lui avait refusé une femme, il avait épousé l'humanité. Cette plénitude énorme, au fond, c'est le vide.
Ses parents, paysans, en le faisant prêtre, avaient voulu le faire sortir du peuple; il était rentré dans le peuple.
Et il y était rentré passionnément. Il regardait les souffrants avec une tendresse redoutable. De prêtre il était devenu philosophe, et de philosophe athlète. Louis XV vivait encore que déjà Cimourdain se sentait vaguement républicain. De quelle république? De la république de Platon peut-être, et peut-être aussi de la république de Dracon.
Défense lui était faite d'aimer, il s'était mis à haïr. Il haïssait les mensonges, la monarchie, la théocratie, son habit de prêtre; il haïssait le présent; et il appelait à grands cris l'avenir; il le pressentait, il l'entrevoyait d'avance, il le devinait effrayant et magnifique; il comprenait, pour le dénoûment de la lamentable misère humaine, quelque chose comme un vengeur qui serait un libérateur. Il adorait de loin la catastrophe.
En 1789, cette catastrophe était arrivée, et l'avait trouvé prêt. Cimourdain s'était jeté dans ce vaste renouvellement humain avec logique, c'est-à-dire, pour un esprit de sa trempe, inexorablement. La logique ne s'attendrit pas. Il avait vécu les grandes années révolutionnaires, et avait eu le tressaillement de tous ces souffles, 89, la chute de la Bastille, la fin du supplice des peuples; 90, le 19 juin, la fin de la féodalité; 91, Varennes, la fin de la royauté; 92, l'avènement de la république. Il avait vu se lever la révolution; il n'était pas homme à avoir peur de cette géante; loin de là, cette croissance de tout l'avait vivifié; et, quoique déjà presque vieux, il avait cinquante ans et un prêtre est plus vite vieux qu'un autre homme,—il s'était mis à croître, lui aussi. D'année en année, il avait regardé les évènements grandir, et il avait grandi comme eux. Il avait craint d'abord que la révolution n'avortât, il l'observait, elle avait la raison et le droit, il exigeait qu'elle eût le succès et, à mesure qu'elle effrayait, il se sentait rassuré. Il voulait que cette Minerve, couronnée des étoiles de l'avenir, fût aussi Pallas, et eût pour bouclier le masque aux serpents. Il voulait que son oeil divin pût au besoin jeter aux démons la lueur infernale, et leur rendre terreur pour terreur.
Il était arrivé ainsi à 93.
93 est la guerre de l'Europe contre la France et de la France contre Paris. Et qu'est-ce la révolution? C'est la victoire de la France sur l'Europe et de Paris sur la France. De là l'immensité de cette minute épouvantable, 93, plus grande que tout le reste du siècle.
Rien de plus tragique. L'Europe attaquant la France et la France attaquant
Paris. Drame qui a la stature de l'épopée.
93 est une année intense. L'orage est là dans toute sa colère et dans toute sa grandeur. Cimourdain s'y sentait à l'aise. Ce milieu éperdu, sauvage et splendide convenait à son envergure. Cet homme avait, comme l'aigle de mer, un profond calme intérieur, avec le goût du risque au dehors. Certaines natures ailées, farouches et tranquilles sont faites pour les grands vents. Les âmes de tempête, cela existe.
Il avait une pitié à part, réservée seulement aux misérables. Devant l'espèce de souffrance qui fait horreur, il se dévouait. Rien ne lui répugnait. C'était là son genre de bonté. Il était hideusement secourable, et divinement. Il cherchait les ulcères pour les baiser. Les belles actions laides à voir sont les plus difficiles à faire: il préférait celles-là. Un jour à l'Hôtel-Dieu, un homme allait mourir, étouffé par une tumeur à la gorge, abcès fétide, affreux, contagieux peut-être, et qu'il fallait vider sur-le-champ. Cimourdain était là; il appliqua sa bouche à la tumeur, la pompa, recrachant à mesure que sa bouche était pleine, vida l'abcès, et sauva l'homme. Comme il portait encore à cette époque son habit de prêtre, quelqu'un lui dit:—Si vous faisiez cela au roi, vous seriez évêque.—Je ne le ferais pas au roi, répondit Cimourdain. L'acte et la réponse le firent populaire dans les quartiers sombres de Paris.
Si bien qu'il faisait de ceux qui souffrent, qui pleurent et qui menacent ce qu'il voulait. A l'époque des colères contre les accapareurs, colères si fécondes en méprises, ce fut Cimourdain qui, d'un mot, empêcha le pillage d'un bateau chargé de savon sur le port Saint-Nicolas, et qui dissipa les attroupements furieux arrêtant les voitures à la barrière Saint-Lazare.
Ce fut lui qui, dix jours après le 10 août, mena le peuple jeter bas les statues des rois. En tombant elles tuèrent. Place Vendòme, une femme, Reine Violet, fut écrasée par Louis XIV au cou duquel elle avait mis une corde qu'elle tirait. Cette statue de Louis XIV avait été cent ans debout; elle avait été érigée le 12 août 1692; elle fut reversée le 12 août 1792. Place de la Concorde, un nommé Guinguerlot ayant appelé les démolisseurs: canailles! fut assommé sur le piédestal de Louis XV. La statue fut mise en pièces. Plus tard on en fit des sous. Le bras seul échappa; c'était le bras droit que Louis XV étendait avec un geste d'empereur romain. Ce fut sur la demande de Cimourdain que le peuple donna et qu'une députation porta ce bras à Latude, l'homme enterré trente-sept ans à la Bastille. Quand Latude, le carcan an cou, la chaîne au ventre, pourrissait vivant au fond de cette prison par ordre de ce roi dont la statue dominait Paris, qui lui eût dit que cette prison tomberait, que cette statue tomberait, qu'il sortirait du sépulcre et que la monarchie y entrerait, que lui, le prisonnier, il serait le maître de cette main de bronze qui avait signé son écrou, et que de ce roi de boue il ne resterait que ce bras d'airain?
Cimourdain était de ces hommes qui ont en eux une voix, et qui l'écoutent.
Ces hommes-là semblent distraits; point; ils sont attentifs.
Cimourdain savait tout et ignorait tout. Il savait tout de la science et ignorait tout de la vie. De là sa rigidité. Il avait les yeux bandés comme la Thémis d'Homère. Il avait la certitude aveugle de la flèche qui ne voit que le but et qui y va. En révolution rien de redoutable comme la ligne droite. Cimourdain allait devant lui, fatal.
Cimourdain croyait que, dans les genèses sociales, le point extrême est le terrain solide; erreur propre aux esprits qui remplacent la raison par la logique. Il dépassait la Convention; il dépassait la Commune; il était de l'Evêché.
La réunion, dite l'Evêché, parce qu'elle tenait ses séances dans une salle du vieux palais épiscopal, était plutôt une complication d'hommes qu'une réunion. Là assistaient, comme à la Commune, ces spectateurs silencieux et significatifs qui avaient sur eux, comme dit Garat, «autant de pistolets que de poches». L'Evêché était un pêle-mêle étrange; pêle-mêle cosmopolite et parisien, ce qui ne s'exclut point, Paris étant le lieu où bat le coeur des peuples. Là était la grande incandescence plébéienne. Près de l'Evêché la Convention était froide et la Commune était tiède. L'Evêché était une de ces formations révolutionnaires, pareilles aux formations volcaniques; l'Evêché contenait de tout, de l'ignorance, de la bêtise, de la probité, de l'héroïsme, de la colère, et de la police. Brunswick y avait des agents. Il y avait là des hommes dignes de Sparte et des hommes dignes du bagne. La plupart étaient forcenés et honnêtes. La Gironde, par la bouche d'Isnard, président momentané de la Convention, avait dit un mot monstrueux: —Prenez garde, Parisiens. Il ne restera pas pierre sur pierre de notre ville, et l'on cherchera un jour la place où fut Paris.— Ce mot avait créé l'Evêché. Des hommes, et, nous venons de le dire, des hommes de toutes nations, avaient senti la nécessité de se serrer autour de Paris. Cimourdain s'était rallié à ce groupe.
Ce groupe réagissait contre les réacteurs. Il était né de ce besoin public de violence qui est le côté redoutable et mystérieux des révolutions. Fort de cette force, l'Evêché s'était tout de suite fait sa part. Dans les commotions de Paris, c'était la Commune qui tirait le canon, c'était l'Evêché qui sonnait le tocsin.
Cimourdain croyait, dans son ingénuité implacable, que tout est équité au service du vrai; ce qui le rendait propre à dominer les partis extrêmes. Les coquins le sentaient honnête, et étaient contents. Des crimes sont flattés d'être présidés par une vertu. Cela les gène, et leur plaît. Palloy, l'architecte qui avait exploité la démolition de la Bastille, vendant ces pierres à son profit, et qui chargé de badigeonner le cachot de Louis XVI, avait, par zèle, couvert le mur de barreaux, de chaînes et de carcans; Gonchon, l'orateur suspect du faubourg Saint-Antoine, dont on a retrouvé plus tard les quittances; Fournier, l'Américain qui, le 17 juillet, avait tiré sur Lafayette un coup de pistolet payé, disait-on, par Lafayette; Henriot, qui sortait de Bicètre, et qui avait été valet, saltimbanque, voleur et espion avant d'être général et de pointer des canons sur la Convention, La Reynie, l'ancien grand vicaire de Chartres, qui avait remplacé son bréviaire par le Père Duchêne, tous ces hommes étaient tenus en respect par Cimourdain, et, à de certains moments, pour empêcher les pires de broncher, il suffisait qu'ils sentissent en arrêt devant eux cette redoutable candeur convaincue. C'est ainsi que Saint-Just terrifiait Schneider. En même temps, la majorité de l'Evêché, composée surtout de pauvres et d'hommes violents, qui étaient bons, croyaient en Cimourdain et le suivait. I1 avait pour vicaire, ou pour aide de camp, comme on voudra, cet autre prêtre républicain, Danjou, que le peuple aimait pour sa haute taille et avait baptisé l'abbé Six-Pieds. Cimourdain eût mené où il eût voulu cet intrépide chef qu'on appelait le général la Pique, et ce hardi Trunchon, dit le Grand-Nicolas, qui avait voulu sauver madame Lamballe, et lui avait donné le bras et fait enjamber les cadavres; ce qui eût réussi sans la féroce plaisanterie du barbier Charlot.
La Commune surveillait la Convention, l'Evêché surveillait la Commune. Cimourdain, esprit droit et répugnant à l'intrigue, avait cassé plus d'un lit mystérieux, dans la main de Pache, que Beurnonville appelait «l'homme noir». Cimourdain, à l'Evêché, était de plain-pied avec tous. Il était consulté par Dobsent et Momoro. Il parlait espagnol à Gusman, italien à Pio, anglais à Arthur, flamand à Pereyra, allemand à l'Autrichien Proly, bâtard d'un prince. Il créait l'entente entre ces discordances. De là une situation obscure et forte, Hébert le craignait.
Cimourdain avait, dans ces temps et dans ces groupes tragiques, la puissance des inexorables. C'était un impeccable qui se croit infaillible. Personne ne l'avait vu pleurer. Vertu inaccessible et glaciale. Il était l'effrayant homme juste.
Pas de milieu pour un prêtre dans la révolution. Un prêtre ne pouvait se donner à la prodigieuse aventure flagrante que pour les motifs les plus bas ou les plus hauts; il fallait qu'il fût infâme ou qu'il fût sublime. Cimourdain était sublime, mais sublime dans l'isolement, dans l'escarpement, dans la lividité inhospitalière; sublime dans un entourage de précipices. Les hautes montagnes ont cette virginité sinistre.
Cimourdain avait l'apparence d'un homme ordinaire, vêtu de vêtements quelconques, d'aspect pauvre. Jeune, il avait été tonsuré; vieux, il était chauve. Le peu de cheveux qu'il avait étaient gris. Son front était large, et sur ce front il y avait pour l'observateur un signe. Cimourdain avait une façon de parler brusque, passionnée et solennelle, la voix brève, l'accent péremptoire, la bouche triste et amère, l'oeil clair et profond, et sur tout le visage on ne sait quel air indigné.
Tel était Cimourdain.
Personne aujourd'hui ne sait son nom. L'histoire a de ces inconnus terribles.
Un tel homme était-il un homme? Le serviteur du genre humain pouvait-il avoir une affection? N'était-il pas trop une âme pour être un coeur? Cet embrassement énorme qui admettait tout et tous, pouvait-il se réserver à quelqu'un? Cimourdain pouvait-il aimer? Disons-le. Oui.
Etant jeune, et précepteur dans une maison presque princière, il avait eu un élève, fils et héritier de la maison, et il l'aimait. Aimer un enfant est si facile. Que ne pardonne-t-on pas à un enfant? On lui pardonne d'être seigneur, d'être prince, d'être roi. L'innocence de l'âge fait oublier les crimes de la race; la faiblesse de l'être fait oublier l'exagération du rang. Il est si petit qu'on lui pardonne d'être grand. L'esclave lui pardonne d'être le maître. Le vieillard nègre idolâtre le marmot blanc. Cimourdain avait pris en passion son élève. L'enfance a cela d'ineffable qu'on peut épuiser sur elle tous les amours. Tout ce qui pouvait aimer dans Cimourdain s'était abattu, pour ainsi dire, sur cet enfant; ce doux être innocent était devenu une sorte de proie pour ce cur condamné à la solitude. Il l'aimait de toutes les tendresses à la fois, comme père, comme frère, comme ami, comme créateur. C'était son fils; le fils, non de sa chair, mais de son esprit. Il n'était pas le père, et ce n'était pas son uvre; mais il était le maître, et c'était son chef-d'oeuvre. De ce petit seigneur, il avait fait un homme. Qui sait? un grand homme peut-être. Car tels sont les rêves. A l'insu de la famille,—a-t-on besoin de permission pour créer une intelligence, une volonté et une droiture?—il avait communiqué au jeune vicomte, son élève, tout le progrès qu'il avait en lui; il lui avait inoculé le virus redoutable de sa vertu; il lui avait infusé dans les veines sa conviction, sa conscience, son idéal; dans ce cerveau d'aristocrate, il avait versé l'âme du peuple.
L'esprit allaite, l'intelligence est une mamelle. Il y a analogie entre la nourrice qui donne son lait et le précepteur qui donne sa pensée. Quelquefois le précepteur est plus père que le père, de même que souvent la nourrice est plus mère que la mère.
Cette profonde paternité spirituelle liait Cimourdain à son élève. La seule vue de cet enfant l'attendrissait.
Ajoutons ceci: remplacer le père était facile, l'enfant n'en avait plus; il était orphelin; son père était mort, sa mère était morte; il n'avait pour veiller sur lui qu'une grand-mère aveugle et un grand-oncle absent. La grand-mère mourut; le grand-oncle, chef de la famille, homme d'épée et de grande seigneurie, pourvu de charges à la cour, fuyait le vieux donjon de famille, vivait à Versailles, allait aux armés, et laissait l'orphelin seul dans le château solitaire. Le précepteur était donc le maître, dans toute l'acception du mot.
Ajoutons ceci encore: Cimourdain avait vu naître l'enfant qui avait été son élève. L'enfant, orphelin tout petit, avait eu une maladie grave. Cimourdain, en ce danger de mort, l'avait veillé jour et nuit; c'est le médecin qui soigne, c'est le garde-malade qui sauve, et Cimourdain avait sauvé l'enfant. Non seulement son élève lui avait dû l'éducation, l'instruction, la science; mais il lui avait dû la convalescence et la santé; non seulement son élève lui devait de penser, mais il lui devait de vivre. Ceux qui nous doivent tout on les adore; Cimourdain adorait cet enfant.
L'écart naturel de la vie s'était fait. L'éducation finie, Cimourdain avait, du quitter l'enfant devenu jeune homme. Avec quelle froide et inconsciente cruauté; ces séparations-là se font! Comme les familles congédient tranquillement le précepteur qui laisse sa pensée dans un enfant et la nourrice qui y laisse ses entrailles! Cimourdain, payé et mis dehors, était sorti du monde d'en haut et rentré dans le monde d'en bas; la cloison entre les grands et les petit s'était renfermée jeune seigneur, officier de naissance et fait d'emblée capitaine, était parti pour une garnison quelconque; l'humble précepteur, déjà au fond de son coeur prêtre insoumis, s'était hâté de redescendre dans cet obscur rez-de-chaussée de l'église qu'on appelait le bas clergé: et Cimourdain avait perdu de vue son élève.
La révolution était venue; le souvenir de cet être dont il avait fait un homme avait continué de couver en lui, caché, mais non éteint, par l'immensité des choses publiques.
Modeler une statue et lui donner la vie, c'est beau; modeler une intelligence et lui donner la vérité, c'est plus beau encore. Cimourdain était le Pygmalion d'une âme.
Un esprit peut avoir un enfant.
Cet élève, cet enfant, cet orphelin, était le seul être qu'il aimât sur la terre.
Mais, même dans une telle affection, un tel homme était-il vulnérable?
On va le voir.