Quoique le prisonnier reconnût la supériorité du lit dans lequel il était étendu sur tous les autres lits qu'il avait rencontrés depuis qu'il était en Sicile, il n'en resta pas moins parfaitement éveillé, soit que la singularité de sa position chassât le sommeil, soit qu'il s'attendît à quelque surprise nouvelle. En effet, au bout d'une demi-heure ou trois quarts d'heure à peu près, il lui sembla entendre le cri d'un panneau de boiserie qui glisse, puis un léger froissement comme serait celui d'une robe de soie, enfin de petits pas firent crier le parquet et s'approchèrent de son lit; mais à quelque distance les petits pas s'arrêtèrent, et tout rentra dans le silence.
Horace avait beaucoup entendu parler de revenants, de spectres et de fantômes, et avait toujours désiré en voir. C'était l'heure des évocations, il eut donc l'espoir que son désir était enfin exaucé. En conséquence il étendit le bras vers l'endroit où il avait entendu du bruit, et sa main; rencontra une main. Mais cette fois encore l'espérance de se trouver en contact avec un habitant de l'autre monde était déçue. Cette main petite, effilée et tremblante appartenait à un corps, et non à une ombre.
Heureusement le prisonnier était un de ces optimistes à caractère heureux, qui ne demandent jamais à la Providence plus qu'elle n'est en disposition de leur accorder. Il en résulta que le visiteur nocturne, quel qu'il fût, n'eut pas lieu de se plaindre de La réception qui lui fut faite.
—En se réveillant Horace chercha autour de lui, mais il ne vit plus personne. Toute trace de visite avait disparu. Il lui sembla seulement qu'il s'était entendu dire, comme dans un rêve:—A demain.
Horace sauta en bas de son lit et courut à la fenêtre, qu'il ouvrit; elle donnait sur une cour fermée de hautes murailles par-dessus lesquelles il était impossible de voir: le prisonnier resta donc dans le doute s'il était à la ville ou à la campagne.
A onze heures la salle à manger s'ouvrit, et Horace retrouva son domestique masqué et son déjeuner tout servi. Tout en déjeunant, il voulut interroger le domestique; mais, en quelque langue que les questions fussent faites, anglais, français ou italien, le fidèle serviteur répondit son éternel Non capisco.
Les fenêtres de la salle à manger donnaient sur la même cour que celles de la chambre à coucher. Les murailles étaient partout de la même hauteur; il n'y avait donc rien de nouveau à apprendre de ce côté-là.
Pendant le déjeuner la chambre à coucher s'était trouvée refaite comme par une fée.
La journée se partagea entre la lecture et la musique. Horace joua sur le piano tout ce qu'il savait de mémoire, et déchiffra tout ce qu'il trouva de romances, sonates, partitions, etc. A cinq heures le dîner fût servi.
Même bonne chère, même silence. Horace aurait préféré trouver un dîner un peu moins bon, mais avoir avec qui causer.
Il se coucha à huit heures, espérant avancer l'apparition sur laquelle il comptait pour se dédommager de sa solitude de la journée. Comme la veille les bougies furent scrupuleusement éteintes, et comme la veille effectivement il entendit, au bout d'une demi-heure, le petit cri de la boiserie, le froissement de la robe, le bruit des pas sur le parquet; comme la veille il étendit le bras, et rencontra une main: seulement il lui sembla que ce n'était pas la même main que la veille; l'autre main était petite et effilée, celle-ci était potelée et grasse. Horace était homme à apprécier cette attention de ses hôtesses, qui avaient voulu que les nuits se suivissent et ne se ressemblassent point.
Le lendemain il retrouva la petite main, le surlendemain la main potelée, et ainsi de suite pendant quatorze jours ou plutôt quatorze nuits.
La quinzième, il rencontra les deux mains au lieu d'une. Vers les trois heures du matin, ces deux mains lui passèrent chacune une bague à un doigt; puis, après lui avoir fait donner de nouveau sa parole d'honneur de ne point chercher à lever le mouchoir qu'elles allaient lui mettre devant les yeux, ses deux hôtesses l'invitèrent à se préparer au départ.
Horace donna sa parole d'honneur. Dix minutes après, il avait les yeux bandés; un quart d'heure après, il était en voiture entre ses deux geôlières; une heure après, la voiture s'arrêtait, et un double serrement de main lui adressait un dernier adieu.
La portière s'ouvrit. A peine à terre, Horace arracha le bandeau qui lui couvrait les yeux; mais il ne vit rien autre chose que le même cocher, la même voiture et les deux tuppanelles: encore à peine eut-il le temps de les voir, car au moment où il enlevait le mouchoir la voiture repartait au galop. Il était déposé, au reste, au même endroit où il avait été pris.
Horace profita des premiers rayons du jour qui commençaient à paraître pour s'orienter. Bientôt il se retrouva sur la place de la foire et reconnut la rue qui conduisait à son hôtel: en l'apercevant le garçon fit un grand cri de joie.
On l'avait cru assassiné. Ses deux compagnons l'avaient attendu huit jours; mais voyant qu'il ne reparaissait pas et qu'on n'en entendait pas parler, ils avaient fini par perdre tout espoir: alors ils avaient fait leur déclaration au juge, avaient mis les effets de leur camarade sous la garde du maître de l'hôtel et avaient, pour le cas peu probable où Horace reparaîtrait, laissé une lettre dans laquelle ils lui indiquaient l'itinéraire qu'ils comptaient parcourir.
Horace se mit à leur poursuite, mais il ne les rattrapa qu'à Naples.
Comme il en avait donné sa parole, il ne fit aucune recherche pour savoir à qui appartenaient la main effilée et la main grasse.
Quant aux deux bagues, elles étaient si exactement pareilles qu'on ne pouvait pas les reconnaître l'une de l'autre.
Quelques années avant notre voyage, un événement était arrivé qui avait amené un grand scandale: cet événement n'était rien moins qu'une guerre entre doux couvents du même ordre. Cependant l'un était un couvent de capucins, l'autre un couvert du tiers-ordre. La scène s'était passée à Saint-Philippe d'Argiro.
Les deux bâtiments se touchaient: le mur des deux jardins était mitoyen et, sans doute à cause de cette proximité, les voisins s'exécraient.
Les capucins avaient un très-beau chien de garde, nommé Dragon, qu'ils lâchaient la nuit dans leur jardin, de peur qu'on n'en vint voler les fruits. Je ne sais comment la chose arriva, mais un jour il passa d'un jardin dans l'autre. Quand les moines haïssent, leur haine est bon teint: ne pouvant te venger sur leurs voisins, ils se vengèrent sur le pauvre Dragon; lequel fut assommé à coups de bâton et rejeté par-dessus la muraille.
A la vue du cadavre, grande désolation dans la communauté, qui jura de se venger le soir même.
En effet, toute la journée se passa chez les capucins à faire provision d'armes et de munitions; on réunit tout ce que l'on put trouver de sabres, de fusils, de poudre et de balles, et l'on s'apprêta à prendre d'assaut, le soir même, le couvent des frères du tiers-ordre.
De leur côté, les frères du tiers-ordre furent prévenus, et se mirent sur la défensive.
A six heures, les capucins, conduits par leur gardien, escaladèrent le mur et descendirent dans le jardin des frères du tiers-ordre: ceux-ci les attendaient avec leur gardien à leur tête.
Le combat commença et dura plus de deux heures; enfin le couvent du tiers-ordre fut emporté d'assaut après une résistance héroïque, et les moines vaincus se dispersèrent dans la campagne.
Deux capucins furent tués sur la place: c'étaient le père Benedetto di Pietra-Perzia et il padre Luigi di S. Filippo. Le premier avait reçu deux balles dans le bas-ventre, et le second cinq balles, dont deux lui traversaient la poitrine de part en part. Du côté des frères du tiers-ordre, il y eut deux frères-lais si grièvement blessés, que l'un mourut de ses blessures et que l'autre en revint à grand'peine. Quant aux blessures légères, on ne les compta même pas; il y eut peu de combattants des deux partis qui n'en eussent reçu quelqu'une.
Comme on le comprend bien, on étouffa l'affaire; portée devant les tribunaux, elle eût été trop scandaleuse.
Remontons un peu plus haut:
Il y avait à Messine, vers la fin du dernier siècle, un juge nommé Cambo; c'était un travailleur éternel, un homme probe et consciencieux, un magistrat estimé enfin de tous ceux qui le connaissaient, et auquel on ne pouvait faire d'autre reproche que de prendre la législation qui régissait alors la Sicile par trop au pied de la lettre.
Or, un matin que Cambo s'était levé avant le jour pour étudier, il entend crier à l'aide dans la rue, court à son balcon, et ouvre sa fenêtre juste au moment où un homme en frappait un autre d'un coup de poignard; L'homme frappé tomba mort et le meurtrier, qui était inconnu à Cambo, mais dont il eut tout le temps de voir le visage, s'enfuit, laissant le poignard dans la plaie; à cinquante pas plus loin, embarrassé du fourreau, il le jeta à son tour; puis, se lançant dans une rue transversale, il disparut.
Cinq minutes après, un garçon boulanger sort d'une maison heurte du pied le fourreau du poignard, le ramasse, l'examine, le met dans sa poche et continue son chemin; arrivé devant la maison de Cambo, qui était toujours resté caché derrière la jalousie de son balcon, il se trouve en face de l'assassiné. Son premier mouvement est de voir s'il ne peut pas lui porter secours: il soulève le corps et s'aperçoit que ce n'est plus qu'un cadavre; en ce moment le pas d'une patrouille se fait entendre, le garçon boulanger pense qu'il va se trouver mêlé comme témoin dans une affaire de meurtre, et se jette dans une allée entr'ouverte. Mais le mouvement n'a point été si rapide qu'il n'ait été vu: la patrouille accourt, voit le cadavre, cerne la maison où elle croit avoir vu entrer l'assassin. Le boulanger est arrêté, l'on trouve sur lui le fourreau qu'il a trouvé; on le compare avec le poignard resté dans la poitrine du mort, gaine et lame s'ajustent parfaitement. Plus de doute qu'on ne tienne le coupable.
Le juge a tout vu : l'assassinat, la fuite du meurtrier, l'arrestation de l'innocent; et cependant il se tait, n'appelle personne, et laisse conduire, sans s'y opposer, le boulanger en prison.
A sept heures du matin il est officiellement prévenu par le capitaine de justice de ce qui s'est passé; il écoute les témoins, dresse le procès-verbal, se rend à la prison, interroge le prisonnier et inscrit ses demandes et ses réponses avec la plus scrupuleuse exactitude: il va sans dire que le malheureux boulanger se renferme dans la dénégation la plus absolue.
Le procès commence: Cambo préside le tribunal; les témoins sont entendus et continuent de charger l'accusé; mais la principale charge contre lui, c'est le fourreau trouvé sur lui et qui s'adapte si parfaitement au poignard trouvé dans la blessure; Cambo presse l'accusé de toutes les façons, l'enveloppe de ces mille questions dans lesquelles le juge enlace le coupable. Le boulanger nie toujours, à défaut de témoins atteste le ciel, jure ses grands dieux qu'il n'est pas coupable, et cependant, grâce à l'éloquence de l'avocat du ministère public, voit s'amasser contre lui une quantité de semi-preuves suffisantes pour qu'on demande l'application de la torture. La demande en est faite à Cambo, qui écrit au-dessous de la demande le mot accordé.
Au troisième tour d'estrapade la douleur est si forte que le malheureux boulanger ne peut plus la supporter, et déclare que c'est lui qui est l'assassin. Cambo prononce la peine de mort.
Le condamné se pourvoit en grâce: le pourvoi est rejeté.
Trois jours après le rejet du pourvoi le condamné est pendu!
Six mois s'écoulent: le véritable assassin est arrêté au moment où il commet un autre meurtre. Condamné à son tour, il avoue alors qu'un innocent a été tué à sa place, et que c'est lui qui a commis le premier assassinat pour lequel a été pendu le malheureux boulanger.
—Seulement, ce qui l'étonné, ajoute-t-il, c'est que la sentence ait été prononcée par le juge Cambo, qui a dû tout voir, attendu qu'il l'a parfaitement distingué à travers sa jalousie.
On s'informe auprès du juge si le condamné ne cherche pas à en imposer à la justice; Cambon répond que ce qu'il dit est l'exacte vérité, et qu'il a été effectivement depuis le commencement jusqu'à la fin spectateur du drame sanglant qui s'est passé sous sa fenêtre.
Le roi Ferdinand apprend cette étrange circonstance: il était alors à
Palerme. Il fait venir Cambo devant lui.
—Pourquoi, lui dit-il, au fait comme tu l'étais des moindres circonstances de l'assassinat, as-tu laissé condamner un innocent, et n'as-tu pas dénoncé le vrai coupable?
—Sire, répondit Cambo, parce que la législation est positive: elle dit que le juge ne peut être ni témoin ni accusateur; j'aurais donc été contre la loi si j'avais accusé le coupable ou témoigné en faveur de l'innocent.
—Mais, dit Ferdinand, ta aurait bien pu au moins ne pas le condamner.
—Impossible de faire autrement, sire: les preuves étaient suffisantes pour qu'on lui donnât la torture, et pendant la torture il a avoué qu'il était coupable.
—C'est juste, dit Ferdinand, ce n'est pas ta faute, c'est celle de la torture.
La torture fut abolie et le juge maintenu.
C'était un drôle de corps que ce roi Ferdinand; nous le retrouverons à
Naples, et nous en causerons.
Une des choses qui m'étonnèrent le plus en arrivant en Sicile c'est la différence du caractère napolitain et du caractère sicilien: une traversée d'un jour sépare les deux capitales, un détroit de quatre milles sépare les deux royaumes, et on les croirait à mille lieues l'un de l'autre. A Naples vous rencontrez les cris, la gesticulation, le bruit éternel et sans cause; à Messine ou à Palerme vous retrouvez le silence, la sobriété de gestes, et presque de la taciturnité. Interrogez le Palermitain, un signe, un mot, ou par extraordinaire une phrase vous répond; interrogez l'homme de Naples, non-seulement il vous répondra longuement, prolixement, mais encore bientôt c'est lui qui vous interrogera à son tour, et vous ne pourrez plus vous en débarrasser. Le Palermitain crie et gesticule aussi, mais c'est dans un moment de colère et de passion; le Napolitain, c'est toujours. L'état normal de l'un c'est le bruit, l'état habituel de l'autre c'est le silence.
Les deux caractères distinctifs du Sicilien c'est la bravoure et le désintéressement. Le prince de Butera, qu'on peut citer comme le type du grand seigneur palermitain, donna deux exemples de ces deux vertus dans la même journée.
Il y avait émeute à Palerme: cette émeute était amenée par une crise d'argent. Le peuple mourait littéralement de faim ; or il s'était fait ce raisonnement que mieux valait mourir d'une balle ou d'un boulet de canon, l'agonie, de cette façon, étant moins longue et moins douloureuse.
De leur coté, le roi et la reine, qui n'avaient pas trop d'argent pour eux, ne pouvaient pas acheter du blé et ne voulaient pas diminuer les impôts; ils avaient donc fait braquer un canon dans chaque rue et s'apprêtaient à répondre au peuple avec cette ultima ratio regum.
Un de ces canons défendait l'extrémité de la rue de Tolède, à l'endroit où elle débouche sur la place du Palais-Royal: le peuple marchait sur le palais, et par conséquent marchait sur le canon; l'artilleur, la mèche allumée, se tenait prêt, le peuple avançait toujours, l'artilleur approche la mèche de la lumière, en ce moment le prince Hercule de Butera sort d'une rue transversale et sans rien dire, sans faire un signe, vient s'asseoir sur la bouche du canon.
Comme c'était l'homme le plus populaire de la Sicile, le peuple le reconnaît et pousse des cris de joie.
Le prince fait signe qu'il veut parler; l'artilleur, stupéfait, après avoir approché trois fois la mèche de la lumière, sans que le prince ait même daigné s'en inquiéter, l'abaisse vers la terre. Le peuple se tait comme par enchantement; il écoute.
Le prince lui fait un long discours, dans lequel il explique au peuple comment la cour, chassée de Naples, rongée par les Anglais et réduite à son revenu de Sicile, meurt de faim elle-même; il raconte que le roi Ferdinand va à la chasse pour manger, et qu'il a assisté quelques jours auparavant à un dîner chez le roi, lequel dîner n'était composé que du gibier qu'il avait tué.
Le peuple écoute, reconnaît la justesse des raisonnements du prince de
Butera, désarme ses fusils, les jette sur son épaule et se disperse.
Ferdinand et Caroline ont tout vu de leurs fenêtres; ils font venir le prince de Butera, lequel, à son tour, leur fait un discours très-sensé sur le désordre du trésor. Alors les deux souverains offrent d'une seule voix, au prince de Butera, la place de ministre des finances.
—Sire, répondit le prince de Butera, je n'ai jamais administré que ma fortune, et je l'ai mangée.
A ces mots, il tire sa révérence aux deux souverains qu'il vient de sauver, et se retire dans son palais de la marine, bien plus roi que le roi Ferdinand.
Ce fut en 1818, trois ans après la Restauration de Naples, que l'abolition des majorats et des substitutions fut introduite en Sicile; cette introduction ruina à l'instant même tous les grands seigneurs sans enrichir leurs fermiers; les créanciers seuls y trouvèrent leur compte.
Malheureusement ces créanciers étaient presque tous des juifs et des usuriers prêtant à cent et à cent cinquante pour cent à des hommes qui se seraient regardés, comme déshonorés de se mêler de leurs affaires; quelques-uns n'avaient jamais mis le pied dans leurs domaines et demeuraient sans cesse à Naples ou à Palerme. On demandait au prince de P—— où était située la terre dont il portait le nom.—Mais je ne sais pas trop, répondit-il; je crois que c'est entre Girgenti et Syracuse.—C'était entre Messine et Catane.
Avant l'introduction de la loi française, lorsqu'un baron sicilien mourait, son successeur, qui; n'était point forcé d'accepter l'héritage sous bénéfice d'inventaire, commençait par s'emparer de tout; puis il envoyait promener les créanciers. Les créanciers proposaient alors de se contenter des intérêts; la demande paraissait raisonnable, et on y accédait; souvent, lorsque cette proposition était faite, les créanciers, grâce au taux énorme auquel l'argent avait été prêté, étaient déjà rentrés dans leur capital; tout ce qu'ils touchaient était donc un bénéfice clair et net, dont ils se contentaient comme d'un excellent pis-aller.
Mais du moment où l'abolition des majorats et des substitutions eut introduite, les choses changèrent: les créanciers mirent la main sur les terres; les frères cadets, a leur tour, devinrent créanciers de leurs aînés; il fallut vendre pour opérer les partages, et du jour au lendemain il se trouva ensuite plus de vendeurs que d'acheteurs; il en résulta que le taux des terres tomba de quatre-vingts pour cent; de plus, ces terres en souffrance, et sur lesquelles pesaient des procès, cessèrent d'être cultivées, et la Sicile, qui du superflu de ses douze millions d'habitants nourrissait autrefois l'Italie, ne récolta plus même assez de blé pour faire subsister les onze cent mille enfants qui lui restent.
Il va sans dire que les impôts restèrent les mêmes.
Aussi y a-t-il dans le monde entier peu de pays aussi pauvres et aussi malheureux que la Sicile.
De cette pauvreté, absence d'art, de littérature, de commerce, et par conséquent de civilisation.
J'ai dit quelque part, je ne sais plus trop où, qu'en Sicile ce n'étaient point les aubergistes qui nourrissaient les voyageurs, mais bien au contraire les voyageurs qui nourrissaient les aubergistes. Cet axiome, qui au premier abord peut paraître paradoxal, est cependant l'exacte vérité; les voyageurs mangent ce qu'ils apportent, et les aubergistes se nourrissent des restes.
Il en résulte qu'une des branches les moins avancées de la civilisation sicilienne est certainement la cuisine. On ne voudrait pas croire ce que l'on vous fait manger dans les meilleurs hôtels, sous le nom de mets honorables et connus, mais auxquels l'objet servi ne ressemble en rien, du moins pour le goût. J'avais vu à la porte d'une boutique du boudin noir, et en rentrant à l'hôtel j'en avais demandé pour le lendemain. On me l'apporta paré de la mine la plus appétissante, quoique son odeur ne correspondit nullement à celle à laquelle je m'attendais. Comme j'avais déjà une certaine habitude des surprises culinaires qui vous attendent en Sicile à chaque coup de fourchette, je ne goûtai à mon boudin que du bout des dents. Bien m'en prit: si j'avais mordu dans une bouchée entière, je me serais cru empoisonné. J'appelai le maître de l'hôtel.
—Comment appelez-vous cela? lui demandai-je en lui montrant l'objet qui venait de me causer une si profonde déception.
—Du boudin, me répondit-il.
—Vous en êtes sûr?
—Parfaitement sûr.
—Mais avec quoi fait-on le boudin à Palerme?
—Avec quoi? pardieu! avec du sang de cochon, du chocolat et des concombres.
Je savais ce que je voulais savoir, et je n'avais pas besoin d'en demander davantage.
Je présume que les Palermitains auront entendu parler un jour par quelque voyageur français d'un certain mets qu'on appelait du boudin, et que ne sachant comment se procurer des renseignements sur une combinaison si compliquée, ils en auront fait venir un dessin de Paris.
C'est d'après ce dessin qu'on aura composé le boudin qui se mange aujourd'hui à Palerme.
Une des grandes prétentions des Siciliens, c'est la beauté et l'excellence de leurs fruits; cependant les seuls fruits supérieurs qu'on trouve en Sicile sont les oranges, les figues et les grenades; les autres ne sont point même mangeables. Malheureusement les Siciliens ont sur ce point une réponse on ne peut plus plausible aux plaintes des voyageurs; ils vous montrent le malheureux passage de leur histoire où il est raconté que Narsès a attiré les Lombards en Italie en leur envoyant des fruits de Sicile. Comme c'est imprimé dans un livre, on n'a rien à dire, sinon que les fruits siciliens étaient plus beaux à cette époque qu'ils ne le sont aujourd'hui, ou que les Lombards n'avaient jamais mangé que des pommes à cidre.
Comme nous l'avait dit le capitaine, nous trouvâmes nos hommes sur le port. A vingt ou trente pas en mer, notre petit speronare se balançait vif, gracieux et fin au milieu des gros bâtiments, comme un alcyon au milieu d'une troupe de cygnes. La barque nous attendait amarrée au quai: nous y descendîmes; cinq minutes après nous étions à bord.
Ce fut avec un vif plaisir, je l'avoue, que je me retrouvai au milieu de mes bons et braves matelots sur le parquet si propre et si bien lavé de notre speronare. Je passai ma tête dans la cabine; nos deux lits étaient à leurs places. Après tant de draps d'une propreté douteuse, c'était quelque chose de délicieux à voir que ces draps éblouissants de blancheur. Peu s'en fallut que je ne me couchasse pour en sentir la fraîche impression.
Tout ceci doit paraître bien étrange au lecteur; mais tout homme qui aura traversé la Romagne, la Calabre ou la Sicile, me comprendra facilement.
A peine fûmes-nous à bord que notre speronare se mit en mouvement, glissant sous l'effort de nos quatre rameurs, et que nous nous éloignâmes du rivage. Alors Palerme commença à s'étendre à nos yeux dans son magnifique développement, d'abord masse un peu confuse, puis s'élargissant, puis s'allongeant, puis s'éparpillant en blanches villas perdues sous les orangers, les chênes verts et les palmiers. Bientôt toute cette splendide vallée, que les anciens appelaient la conque d'or, s'ouvrit depuis Montreal jusqu'à la mer, depuis la montagne Sainte-Rosalie jusqu'au cap Zafarano. Palerme l'heureuse se faisait coquette pour nous laisser un dernier regret, à nous qu'elle n'avait pu retenir, et qui, selon toute probabilité, la quittions pour ne jamais la revoir.
Au sortir du port, nous trouvâmes un peu de vent, et nous hissâmes notre voile; mais, vers midi, ce vent tomba tout à fait, et force fut à nos matelots de reprendre la rame. La journée était magnifique; le ciel et le flot semblaient d'un même azur; l'ardeur du soleil était tempérée par une douce brise qui court sans cesse, vivace et rafraîchissante, à la surface de la mer. Nous fîmes étendre un tapis sur le toit de notre cabine pour ne rien perdre de ce poétique horizon; nous fîmes allumer nos chibouques et nous nous couchâmes.
C'étaient là les douces heures du voyage, celles où nous rêvions sans penser, celles où le souvenir du pays éloigné et des amis absents nous revenait en la mémoire, comme ces nuages à forme humaine qui glissent doucement sur un ciel d'azur, changeant d'aspect, se composant, se décomposant et se recomposant vingt fois en une heure. Les heures glissaient alors sans qu'on sentît ni le toucher ni le bruit de leurs ailes; puis le soir arrivait nous ne savions comment, allumant une à une ses étoiles dans l'Orient assombri, tandis que l'Occident, éteignant peu à peu le soleil, roulait des flots d'or, et passait par toutes les couleurs du prisme, depuis le pourpre ardent jusqu'au vert clair; alors il s'élevait de l'eau comme une harmonieuse vapeur; les poissons s'élançaient hors de la mer pareils à des éclairs d'argent; le pilote se levait sans quitter le gouvernail, et l'Ave Maria commençait à l'instant même où s'éteignait le dernier rayon du jour.
Comme presque toujours le vent se leva avec la lune seulement: à sa chaude moiteur nous reconnûmes le scirocco; le capitaine fut le premier à nous inviter à rentrer dans la cabine, et nous suivîmes son avis, à la condition que l'équipage chanterait en chœur sa chanson habituelle.
Rien n'était ravissant comme cet air chanté la nuit et accompagnant de sa mesure la douce ondulation du bâtiment. Je me rappelle que souvent, au milieu de mon sommeil, je l'entendais, et qu'alors, sans m'éveiller tout à fait, sans me rendormir entièrement, je suivais pendant des heures entières sa vague mélodie. Peut-être, si nous l'eussions entendu dans des circonstances différentes et partout ailleurs qu'où nous étions, n'y eussions-nous pas même fait attention. Mais la nuit, mais au milieu de la mer, mais s'élevant de notre petite barque si frêle, au milieu de ces flots si puissants, il s'imprégnait d'un parfum de mélancolie que je n'ai retrouvé que dans quelques mélodies de l'auteur de Norma et des Puritains.
Lorsque nous nous réveillâmes, le vent nous avait poussés au nord, et nous courions des bordées pour doubler Alicudi, que le scirocco et le greco, qui soufflaient ensemble, avaient grand'peine à nous permettre. Pour les mettre d'accord ou leur donner le temps de tomber, nous ordonnâmes au capitaine de s'approcher le plus près possible de l'île, et de mettre en panne. Comme il n'y a à Alicudi ni porte ni anse, ni rade, il n'y avait pas moyen d'aborder avec le speronare, mais, seulement avec la petite chaloupe; encore la chose était-elle assez difficile, à cause de la violence avec laquelle l'eau se brisait sur les rochers, lesquels, au reste, polis et glissants comme une glace, n'offraient aucune sécurité au pied qui se hasardait à sauter dessus.
Nous n'arrivâmes pas moins à aborder avec l'aide de Pietro et de Giovanni: il est vrai que Pietro tomba à la mer; mais, comme nos hommes n'avaient jamais que le pantalon et la chemise et qu'ils nageaient comme des poissons, nous avions fini par ne faire plus même attention à ces sortes d'accidents.
Alicudi est l'ancienne Éricodes de Strabon, qui, au reste, comme les anciens, ne connaissait que sept îles éoliennes: Strongyle, Lipara, Vulcania, Didyme, Phœnicodes, Éricodes et Evonimos. Cette dernière, qui était peut-être alors la plus considérable de toutes, a tellement été rongée par le feu intérieur qui la dévorait, que ses cratères affaissés ont ouvert différents passages à la mer, et que ses différentes sommités, qui s'élèvent seules aujourd'hui au-dessus des flots, forment les îles de Panaria, de Basiluzzo, de Lisca-Nera, de Lisca-Bianca et de Datoli. De plus, quelques rochers épars, faisant sans doute partie de la même terre, s'élèvent encore noirs et nus à la surface de la mer, sous le nom de Formicali.
Il est difficile de voir quelque chose de plus triste, de plus sombre et de plus désolé que cette malheureuse île, qui forme l'angle occidental de l'archipel Éolien. C'est un coin de la terre oublié lors de la création, et resté tel qu'il était du temps du chaos. Aucun chemin ne conduit à son sommet ou ne longe son rivage; quelques sinuosités creusées par les eaux de la pluie sont les seuls passages qui s'offrent aux pieds meurtris par les angles des pierres et les aspérités de la lave. Sur toute l'île, pas un arbre, pas un morceau de verdure pour reposer les yeux; seulement, au fond de quelques gerçures des rochers, dans les interstices des scories, quelques rares tiges de ces bruyères, qui font que Strabon l'appelle quelquefois Ericusa. C'est le solitaire et périlleux chemin de Dante, où, parmi les rocs et les débris, le pied ne peut avancer sans le secours de la main.
Et cependant, sur ce coin de lave rougie, vivent dans de misérables cabanes cent cinquante ou deux cents pêcheurs, qui ont cherché à utiliser les rares parcelles de terre échappées à la destruction générale. Un de ces malheureux rentrait avec sa barque; nous lui achetâmes pour 3 carlins (28 sous à peu près) tout le poisson qu'il avait pris.
Nous remontâmes sur notre bâtiment, le cœur serré de tant de misères. Vraiment, quand on vit dans un certain monde et d'une certaine façon, il est des existences qui deviennent incompréhensibles. Qui a fixé ces gens sur ce volcan éteint? Y ont-ils poussé comme les bruyères qui lui ont donné son nom? Quelle raison empêche qu'ils ne quittent cet effroyable séjour? Il n'y a pas un coin du monde où ils ne soient mieux que là. Ce rocher brûlé par le feu, cette lave durcie par l'air, ces scories sillonnées par l'eau des tempêtes, est-ce donc une patrie? Qu'on y naisse, cela est concevable, on naît où l'on peut; mais qu'ayant la faculté de se mouvoir, le libre arbitre qui fait qu'on peut chercher le mieux, une barque pour vous porter partout ailleurs, et qu'on reste là, c'est ce qui est impossible à comprendre, c'est ce que ces malheureux eux-mêmes, j'en suis sûr, ne sauraient expliquer.
Une partie de la journée nous courûmes des bordées; nous avions toujours le vent contraire: nous passions successivement en revue les Salines, Lipari et Vulcano; apercevant à chaque passage, entre les Salines et Lipari, Stromboli secouant à l'horizon son panache de flammes. Puis, chaque fois que nous revenions vers Vulcano, tout enveloppée d'une vapeur chaude et humide, nous voyions plus distinctement ses trois cratères inclinés vers l'occident, et dont l'un d'eux a laissé couler une mer de lave, dont la couleur sombre contraste avec la terre rougeâtre et avec les bancs sulfureux qui l'entourent. Ce sont deux îles réunies en une seule par une irruption qui a comblé l'intervalle; seulement, l'une était connue de toute éternité, et c'était Vulcano; tandis que l'autre ne date que de l'an 550 de Rome. L'irruption qui les joignit eut lieu vers la moitié du seizième siècle; elle forma deux ports: le port du levant et le port du couchant.
Enfin, après huit heures d'efforts inutiles, nous parvînmes à nous glisser entre Lipari et Vulcano, et, une fois abrités par cette dernière île nous gagnâmes à la rame le port de Lipari, où nous jetâmes l'ancre vers les deux heures.
Lipari, avec son château-fort bâti sur un rocher et ses maisons suivant les sinuosités du terrain, présente un aspect des plus pittoresques. Nous eûmes, au reste, tout le temps d'admirer sa situation, attendu les difficultés sans nombre qu'on nous fit pour nous laisser entrer. Les autorités, à qui nous avions eu l'imprudence d'avouer que nous ne venions pas pour le commerce de la pierre-ponce, le seul commerce de l'île, et qui ne comprenaient pas qu'on pût venir a Lipari pour autre chose, ne voulaient pas, à toute force, nous laisser entrer. Enfin, lorsqu'à travers une grille nous eûmes passé nos passe-ports que, de peur du choléra, on nous prit des mains avec des pincettes gigantesques, et qu'on se fut bien assuré que nous venions de Palerme, et non point d'Alexandrie ou de Tunis, on nous ouvrit une grille, et l'on consentit à nous laisser passer.
Il y avait loin de cette hospitalité à celle du roi Éole.
On se rappelle que Lipari n'est autre que l'antique Éolie, où vint aborder Ulysse après avoir échappé à Polyphème. Voici ce qu'en dit Homère:
«Nous parvenons heureusement à l'île d'Éolie, île accessible et connue, où règne Éole, l'ami des dieux. Un rempart indestructible d'airain, bordé de roches polies et escarpées, enferme l'île tout entière. Douze enfants du roi font la principale richesse de son palais, six fils et six filles, tous au printemps de l'âge. Éole les unit les uns aux autres, et leurs heures s'écoulent, près d'un père et d'une mère dignes de leur vénération et de leur amour, en festins éternels et splendides d'abondance et de variété.»
Ce ne fut pas assez pour Éole de bien recevoir Ulysse, et de le festoyer dignement tout le temps que lui et ses compagnons restèrent à Lipari; au moment du départ, il lui fit encore cadeau de quatre outres, où étaient enfermés les principaux vents: Eurus, Auster et Aquilon. Zéphyr seul était resté en liberté, et avait reçu de son souverain l'ordre de pousser heureusement le roi fugitif vers Ithaque.
Malheureusement, l'équipage du vaisseau que montait Ulysse eut la curiosité de voir ce que renfermaient ces outres si bien enflées, et un beau jour il les ouvrit. Les trois vents, d'autant plus joyeux d'être libres que depuis quelque temps déjà ils étaient enfermés dans leurs outres, s'élancèrent d'un seul coup d'aile dans les cieux, où ils exécutèrent par manière de récréation une telle tempête, que tous les vaisseaux d'Ulysse furent brisés, et qu'il s'échappa seul sur une planche.
Aristote parle aussi de Lipari:
«Dans une des sept Iles de l'Éolie, dit-il, on raconte qu'il y a un tombeau dont on rapporte des choses prodigieuses; car on assure qu'on entend sortir de ce tombeau un bruit de tambours et de cymbales, accompagné de cris éclatants.»
En effet, vers la fin du dernier siècle, on découvrit à Lipari un monument qui pourrait bien être le tombeau dont parle Aristote: c'est une espèce d'orgue en maçonnerie, de forme octogone, élevé sur des piliers de basalte qui l'isolent de la terre.
Chaque pan fait face à une petite vallée, et est percé à distance égale de trous garnis de tuyaux de terre cuite disposés de façon que le vent qui s'engouffre dans les cavités, produit des vibrations pareilles aux frémissements des harpes éoliennes. Cette construction à moitié enfouie se trouve encore à l'endroit où elle a été retrouvée.
A peine fûmes-nous sur le port de Lipari, que nous nous mîmes en quête d'une auberge; malheureusement c'était chose inconnue dans la capitale d'Éole. Nous cherchâmes d'un bout à l'autre de la ville: pas la moindre petite enseigne, pas le plus petit bouchon.
Nous en étions là, Milord assis sur son derrière, et Jadin et moi nous regardant, fort embarrassés tous deux, lorsque nous vîmes un attroupement assez considérable devant une porte; nous nous approchâmes, nous fendîmes la foule, et nous vîmes un enfant de six ou huit ans, mort, sur une espèce de grabat. Cependant sa famille ne paraissait pas autrement affectée; la grand-mère vaquait aux soins du ménage, un autre enfant de cinq ou six ans jouait en se roulant par terre avec deux ou trois petits cochons de lait. La mère seule était assise au pied du lit, et, au lieu de pleurer, elle parlait au cadavre avec une volubilité qui faisait que je n'en entendais point un mot. J'interrogeai un voisin sur le motif de ce discours, et il me répondit que la mère chargeait l'enfant de ses commissions pour le père et le grand-père, qui étaient morts il y avait l'un un an et l'autre trois: ces commissions étaient assez singulières; l'enfant était chargé d'apprendre à l'auteur de ses jours que sa mère était sur le point de se remarier, et que la truie avait fait six marcassins beaux comme des anges.
En ce moment deux franciscains entrèrent pour enlever le cadavre. On le mit sur une civière découverte; la mère et la grand'mère l'embrassèrent une dernière fois; on tira le jeune frère de ses occupations pour en faire autant, ce qu'il exécuta en pleurnichant, non pas de ce que son frère aîné était mort, mais de ce qu'on le dérangeait de son occupation; puis on déposa le corps de l'enfant sur une civière, en jetant seulement sur lui un drap déchiré, et on l'emporta.
A peine le cadavre eut-il franchi le seuil de la porte, que la mère et la grand'mère se mirent à refaire le lit, et à effacer la dernière trace de ce qui s'était passé.
Quant à nous, voulant voir s'accomplir entièrement la cérémonie funéraire, nous suivîmes le cadavre.
On le conduisit à l'église des Franciscains, attenante au couvent des bons pères, sans qu'aucun parent le suivît. On lui dit une petite messe, puis on leva une pierre et on le jeta dans une fosse commune, où tous les mois, sur la couche des cadavres, on laisse tomber une couche de chaux.
La cérémonie achevée, nous étions occupés à examiner la petite église, lorsqu'un moine, s'approchant de nous, nous adressa la parole en nous demandant si nous étions Français, Anglais ou Italiens: nous lui répondîmes que nous étions Français, et la conversation s'étant engagée sur ce point, nous ne tardâmes pas à lui exposer l'embarras où nous nous trouvions à l'endroit d'une auberge. Il nous offrit aussitôt l'hospitalité dans son couvent: on devine que nous acceptâmes avec reconnaissance; le moine avait d'autant plus le droit de nous faire cette offre, qu'il était le supérieur de la communauté.
Notre guide nous fit traverser un petit cloître, et nous nous trouvâmes dans le monastère; de là il nous conduisit à notre appartement: c'étaient deux petites cellules pareilles à celles des entres moines, si ce n'est quelles avaient des draps de toile à leur lit, tandis que les moines ne couchent que dans des draps de laine; les fenêtres de ces deux cellules, ouvertes à l'orient, offraient une vue admirable sur les montagnes de la Calabre et sur les côtes de la Sicile, qui, grâce au prolongement du cap Pelare, semblaient se joindre à angle droit, au-dessous de Seylla. A vingt-cinq milles à peu près, tout à fait à notre gauche, au delà de Panaria et des Formicali, dont on distinguait tous les détails, s'élevait la cime fumeuse de Stromboli. A nos pieds se déroulait la ville aux toits plats et blanchis à la chaux, ce qui lui donnait un aspect tout à fait oriental.
Un quart d'heure après que nous fûmes entrés dans notre chambre, un frère servant vint nous demander si nous souperions avec les pères, ou si nous désirions être servis chez nous: nous répondîmes que si les pères voulaient bien nous accorder l'honneur de leur compagnie, nous en profiterions pour les remercier de leur bonne hospitalité. Le souper était pour sept heures du soir, il en était quatre, nous avions donc tout le temps d'aller nous promener par la ville.
L'île de Lipari, qui donne son nom à tout l'archipel, a six lieues de tour, et renferme dix-huit mille habitants: elle est le siège d'un évêché et la résidence d'un gouverneur.
Les événements sont rares, comme on le comprend bien, dans la capitale des îles Éoliennes: aussi raconte-t-on, comme une chose arrivée hier, le coup de main que tenta sur elle le fameux pirate Hariadan Barberousse: dans une seule descente et d'un seul coup de filet, il enleva toute la population, hommes, femmes et enfants, et emmena tout en esclavage. Charles-Quint, alors roi de Sicile, envoya une colonie d'Espagnols pour la repeupler, adjoignant à cette colonie des ingénieurs pour y bâtir une citadelle et une garnison pour la défendre. Les Lipariotes actuels sont donc les descendants de ces Espagnols; car, comme on le comprend bien, on ne vit jamais reparaître aucun de ceux que Barberousse avait enlevés.
Notre arrivée avait fait événement: à part les matelots anglais et français qui viennent y charger de la pierre-ponce, il est bien rare qu'un étranger débarque à Lipari. Nous étions donc l'objet d'une curiosité générale; hommes, femmes et enfants sortaient sur leurs portes pour nous regarder passer, et ne rentraient que lorsque nous étions loin. Nous traversâmes ainsi la ville.
A l'extrémité de la grande rue et au pied de la montagne de Campo-Bianco, se trouve une petite colline que nous gravîmes afin de jouir du panorama de la ville tout entière. Nous y étions depuis un instant, lorsque nous y fûmes accostés par un homme de trente-cinq à quarante ans qui, depuis quelques minutes, nous suivait avec l'intention évidente de nous parler; c'était le gouverneur de la ville et de l'archipel. Ce titre pompeux m'effraya d'abord; je voyageais sous un autre nom que le mien et j'étais entré dans le royaume de Naples par contrebande. Mais je fus bientôt rassuré aux formes toutes gracieuses de notre interlocuteur; il venait nous demander des nouvelles du reste du monde, avec lequel il était fort rarement eu communication, et nous inviter à dîner pour le lendemain: nous lui apprîmes tout ce que nous savions de plus nouveau sur la Sicile, sur Naples et sur la France, et nous acceptâmes son dîner.
De notre côté, nous lui demandâmes des nouvelles de Lipari. Ce qu'il y connaissait de plus nouveau, c'était son orgue éolien dont parle Aristote, et ses étuves dont parle Diodore de Sicile; quant aux voyageurs qui avaient visité l'île avant nous, les derniers étaient Spallanzani et Dolomieu. Le brave homme, bien au contraire du roi Éole dont il était le successeur, s'ennuyait à Crevco; il passait sa vie sur la terrasse de sa maison, une lunette d'approche à la main; il nous avait vus arriver et n'avait perdu aucun détail de notre débarquement; puis aussitôt il s'était mis à notre piste. Un instant il nous avait perdus, grâce à notre entrée dans la maison de l'enfant mort et à notre pause au couvent des Franciscains; mais il nous avait rattrapés et nous déclara qu'il ne nous lâchait plus. La bonne fortune étant au moins égale pour nous que pour lui, nous nous mîmes à sa disposition, à part notre souper au couvent, pour jusqu'au lendemain cinq heures, à la condition cependant qu'il monterait séance tenante avec nous sur le Campo-Bianco, qu'il nous laisserait une heure pour dîner chez nos Franciscains, et qu'il nous accompagnerait le lendemain dans notre excursion à Vulcano. Ces trois articles, qui formaient la base de notre traité, furent acceptés à l'instant même.
La montagne était derrière nous, nous n'avions donc qu'à nous retourner et à nous mettre à l'œuvre; elle était toute parsemée d'énormes rochers blanchâtres, qui lui avaient fait donner son nom de Campo-Bianco. Comme je n'étais pas prévenu et que j'avais pris ces rochers au sérieux, je voulus m'appuyer à l'un d'eux pour m'aider dans ma montée; mais ma surprise fut grande quand, cédant à l'ébranlement que je lui donnai, le rocher, après avoir un instant vacillé sur sa base, se mit à rouler du haut en bas de la montagne, directement sur Jadin qui était resté en arrière. Il n'y avait pas moyen de fuir; Jadin se crut écrasé et, par un mouvement machinal, il étendit la main en avant: j'éprouvai un instant d'horrible angoisse, quand tout à coup, à mon grand étonnement, je vis cette masse énorme s'arrêter devant l'obstacle qui lui était opposé. Alors Jadin prit le rocher dans sa main, le souleva à la hauteur de l'œil, l'examina avec attention, puis le rejeta par-dessus son épaule.
Le rocher était un bloc de pierre-ponce qui ne pesait pas vingt livres; tous les autres rochers environnants étaient de même matière, et la montagne même sur laquelle nous marchions, avec sa solidité apparente, n'avait pas plus d'opacité réelle: détachée de sa base, le gouverneur nous assura qu'entre nous trois nous pourrions la transporter d'un bout à l'autre de l'île.
Cette explication m'ôta un peu de ma vénération pour les Titans, et je ne les réintégrerai dans mon estime première que lorsque je me serai assuré par moi-même qu'Ossa et Pélion ne sont point des montagnes de pierre-ponce.
Arrivés au sommet de Campo-Bianco, nous dominâmes tout l'archipel; mais autant la vue que nous avions autour de nous était magnifique, autant celle que nous avions au-dessous de nous était sombre et désolée: Lipari n'est qu'un amas de rocs et de scories; les maisons elles-mêmes, de la distance où nous les voyions, semblaient un amas de pierres mal rangées, et à peine sur la surface de toute l'île distinguait-on deux ou trois morceaux de verdure, qui semblaient, pour me servir de l'expression de Sannazar, des fragments du ciel tombés sur la terre. Je compris alors la tristesse et l'ennui de notre malheureux gouverneur, qui, né à Naples, c'est-à-dire dans la plus belle ville du monde, était forcé, pour 1,500 francs par an, d'habiter cet abominable séjour.
Nous nous étions laissés attarder à regarder ce splendide panorama qui nous entourait et le lugubre spectacle que nous dominions: six heures et demie sonnèrent; nous n'avions plus qu'une demi-heure devant nous pour ne pas faire attendre nos hôtes: nous descendîmes tout courants, et, après avoir promis au gouverneur d'aller prendre le café chez lui, nous nous acheminâmes vers le couvent. Nous arrivâmes comme la cloche sonnait.
Heureusement, de peur de nous faire quelque mauvaise affaire avec les Lipariotes, nous avions précautionnellement mis Milord en laisse: en entrant dans le réfectoire nous trouvâmes un troupeau de quinze ou vingt chats. Je laisse à juger au lecteur de l'extermination féline qui aurait eu lieu si Milord s'était trouvé libre.
Toute la communauté consistait en une douzaine de moines; ils étaient assis à une table à trois compartiments, dont deux en retour comme les ailes d'un château: le supérieur, sans aucune distinction apparente, était assis au centre de la table qui faisait face à la porte; nos deux couverts étaient placés vis-à-vis de lui.
Quoique nous fussions au mardi, la communauté faisait maigre, ne mangeant que des légumes et du poisson; on nous servit à part un morceau de bœuf bouilli et des espèces de tourterelles rôties dont javais vu un certain nombre dans l'île.
Au dessert, et comme les moines, après avoir dit les Grâces, se levaient pour se retirer, le supérieur leur fit signe de se rasseoir, et l'on apporta une bouteille de malvoisie de Lipari: c'était bien le plus admirable vin que j'eusse jamais bu de ma vie; il se récoltait et se fabriquait au couvent même.
Le souper achevé, nous primes congé du supérieur, en lui demandant jusqu'à quelle heure nous pouvions rentrer: il répondit que le couvent, qui se ferme ordinairement à neuf heures, serait pour nous ouvert toute la nuit.
Nous nous rendîmes chez le gouverneur; il habitait une maison décorée du nom de château, et qui, en effet, comparée à toutes les autres, méritait incontestablement ce titre. Il nous attendait avec impatience, et nous présenta à sa femme; toute sa postérité se composait d'un bambin de cinq ou six ans.
A peine fûmes-nous assis sur une charmante terrasse toute garnie de fleurs et qui dominait la mer, qu'on nous apporta du café et des cigares; le café était fait à la manière orientale, c'est-à-dire pilé sans être rôti, et bouilli au lieu d'être passé: les tasses elles-mêmes étaient toutes petites et pareilles aux tasses turques; aussi l'habitude est-elle de les vider cinq ou six fois, ce qui est sans inconvénient aucun, attendu la légèreté de la liqueur. J'aimais beaucoup cette manière de préparer le café, et je fis fête à celui de notre hôte. Il n'en fut pas ainsi des cigares, qu'à leur tournure et à leur couleur je soupçonnai indigènes; Jadin, moins difficile que moi, fuma pour nous deux.
C'était, au reste, quelque chose de délicieux que cette mer vaste et tranquille, toute parsemée d'îles, et enfermée dans l'horizon vaporeux que lui taisaient les côtes de Sicile et les montagnes de la Calabre. Grâce à la dégradation du soleil qui s'abaissait derrière le Campo-Bianco, la terre, par un jeu de lumière plein de chaleur et d'harmonie, changea cinq ou six fois de teinte, et finit par s'effacer dans la vapeur; alors, cette délicieuse brise de la Grèce, qui arrive chaque soir avec l'obscurité, vint nous caresser le visage, et je commençai à trouver notre gouverneur un peu moins malheureux. J'essayai, en conséquence, de le consoler en lui détaillant les unes après les autres toutes les délices de sa résidence. Mais il me répondit en soupirant qu'il y avait quinze ans qu'il en jouissait. Depuis quinze ans, le même soir, à la même heure, il avait le même spectacle, et le même vent lui venait rafraîchir le visage; ce qui ne laissait pas à la longue d'être quelque peu monotone, si fort amateur que l'on soit de la belle nature. Je ne pus m'empêcher d'avouer qu'il y avait bien quelque justesse au fond de ce raisonnement.
Nous restâmes sur la terrasse jusqu'à dix heures du soir. En rentrant, nous trouvâmes une salle de billard illuminée, et il nous fallut faire notre partie. Après la partie, la maîtresse de la maison nous invita à passer dans la salle à manger, où nous attendait une collation composée de gâteaux et de fruits. Tout cela était présenté avec une grâce si parfaite que nous résolûmes de nous laisser faire jusqu'au bout.
A minuit cependant, le gouverneur, pensant que nous avions besoin de repos, nous laissa libres. Il y avait dix ans qu'il ne s'était couché à pareille heure, et il n'avait jamais, nous assura-t-il, passé une soirée si agréable.
Je renvoyai tous les honneurs du compliment à Jadin, qui, enchanté de trouver une occasion de parler français, avait été flamboyant d'esprit.
Le lendemain, à six heures du matin, le gouverneur ouvrit la porte de ma chambre; il était désolé: une affaire inattendue le retenait impitoyablement dans le siège de son gouvernement, et il ne pouvait nous accompagner à Vulcano. En échange, il mettait sa barque et ses quatre rameurs à notre disposition. De plus, il nous apportait une lettre pour les fils du général Nunziante, qui exploitent les mines de soufre de Vulcano. L'île tout entière est affermée à leur père.
Nous acceptâmes la barque et la lettre; nous nous engageâmes à être de retour à quatre heures; et, après avoir pris une légère collation que le frère cuisinier avait eu le soin de nous tenir prête, nous descendîmes vers le port, accompagnés de notre gouverneur, et entourés, comme on le comprend bien, du respect et de la vénération de tous les Lipariotes.
Un détroit, large de trois milles à peine, sépare Lipari de Vulcano. Nous fîmes ce trajet, grâce à l'habileté de nos rameurs, en moins de quarante minutes.
Vulcano, la Vulcania antique, est l'île dont Virgile fait la succursale de l'Etna et l'atelier de Vulcain. [Note: Insula Sicanium juxta latus Æoliamque Erigitur Liparen, fumantibus ardua saxis; Quam subter specus et Cyclopum exesa caminis Antra ætræa tonant, validique incudibus ictus Auditi referunt gemitum, striduntque cavernis Stricturæ Chalybum, et fornacibus ignis anhelat: Vulcani domus, et Vulcania nomine tellus.] Au reste elle est bien digue de cet honneur, car, quoiqu'il soit évident que depuis dix-neuf siècles elle ait perdu un peu de sa chaleur, il a succédé une fort belle fumée au feu qui, sans doute, s'en échappait à cette époque. Vulcano, pareil au dernier débris d'un monde brûlé, s'éteint tout doucement au milieu de la mer qui siffle, frémit et bouillonne tout autour de lui. Il est impossible, même à la peinture, de donner une idée de cette terre convulsionnée, ardente et presque en fusion. Nous ne savions pas, à l'aspect de cette étrange apparition, si notre voyage n'était pas un rêve, et si ce sol fantastique n'allait pas s'évanouir devant nous au moment où nous croirions y mettre le pied.
Heureusement nous étions bien éveillés, et nous abordâmes enfin sur cette terre, si étrange qu'elle fut.
Notre premier soin, en sautant sur le rivage, fut de nous informer auprès de deux ou trois hommes qui étaient accourus à notre rencontre, où nous trouverions les fils du général Nunziante. Non seulement on nous montra à l'instant même la maison qu'ils habitaient, et qui, au reste, est la seule de l'île; mais encore un des hommes à qui nous nous étions adressés, courut devant nous pour prévenir les deux frères de notre arrivée.
Un seul était là pour le moment: c'était l'aîné. Nous vîmes venir au-devant de nous un beau jeune homme de vingt-deux à vingt-quatre ans, qui, avant même que je lui eusse dit mon vrai nom, commença par nous recevoir avec une charmante affabilité. Il achevait de déjeuner, et nous offrit de nous mettre à table avec lui. Malheureusement, nous venions précautionnellement d'en faire autant il y avait une heure. Je dis malheureusement, attendu que la table était ornée d'une magnifique langouste, qui faisait envie à voir, surtout à des gens qui n'en avaient pas mangé depuis qu'ils avaient quitté Paris. Aussi je ne pus m'empêcher de m'informer auprès de lui dans quelle partie de l'Archipel on trouvait cet estimable crustacé. Il nous répondit que c'était aux environs de Panaria, et que si nous avions quelque désir d'en manger, nous n'avions qu'à prévenir notre capitaine d'en faire provision en passant devant cette île.
J'inscrivis cet important renseignement sur mon album.
Comme notre hôte se levait de table, le frère cadet arriva: c'était un jeune homme de dix-sept à dix-huit ans. Son aîné nous lé présenta aussitôt, et il nous renouvela le compliment de bienvenue que nous avions déjà reçu. Tous deux vivaient ensemble, seuls et isolés, au milieu de cette terrible population, car nous apprîmes alors ce que nous avions ignoré jusque-là: c'est qu'à l'exception des deux frères, l'île n'était habitée que par des forçats.
Nos hôtes voulurent nous faire en personne les honneurs de leur domaine; le nouveau venu se hâta donc, moyennant deux œufs frais et le reste de la langouste, de se mettre à notre niveau. Après quoi, les deux jeunes gens nous annoncèrent qu'ils étaient à nos ordres.
La première curiosité qu'ils nous offrirent de visiter était un petit volcan sous-marin, qui chauffait l'eau dans une circonférence de cinquante à soixante pieds à peu près, jusqu'à une chaleur de quatre-vingts à quatre-vingt-cinq degrés; c'était là qu'ils faisaient cuire leurs œufs. Comme à ce détail culinaire ils virent passer sur nos lèvres un sourire d'incrédulité, ils firent signe à l'un de leurs forçats qui courut à la maison et rapporta aussitôt un petit panier et deux œufs pour faire, séance tenante, la susdite expérience.
Le petit panier tenait lieu de cuiller à pot ou de marmite; on le posait sur l'eau, le poids de son contenu le faisait enfoncer jusqu'à la moitié de sa hauteur; on le laissait trois minutes, la montre à la main, dans la mer, et les œufs étaient cuits à point.
La chose s'exécuta ainsi à notre grande confusion. Un des deux œufs, ouvert avec les précautions d'usage, offrait l'aspect le plus appétissant. On en fit don à un des forçats qui nous accompagnait, lequel n'en fit qu'une gorgée, au nez de Milord, qui n'avait point pris d'intérêt à toute la discussion que dans l'espérance qu'on lui en offrirait les résultats.
Comme j'avais un grand faible pour Milord, j'allais le dédommager de sa déception en lui abandonnant le second œuf, lorsque Jadin s'aperçut qu'il s'était cassé en cuisant, et que l'eau de la mer avait pénétré dans l'intérieur; cette circonstance méritait considération: ce mélange d'eau de mer, de soufre et de jaune d'œuf pouvait être dangereux; quel que fût mon regret de priver Milord de ce qu'il regardait comme son dû, je jetai l'œuf à la mer.
Milord avait suivi la discussion avec cet œil intelligent qui indiquait clairement que, sans entendre parfaitement notre dialogue, il comprenait cependant qu'il roulait sur lui; aussi, à peine m'eut-il vu jeter l'œuf à la mer, que d'un seul bond il s'élança au milieu de la distance que je lui avais fait parcourir, et qu'il tomba au milieu de l'eau bouillante.
On comprend la surprise du pauvre animal: la théorie des volcans lui étant parfaitement étrangère, il avait cru sauter dans l'eau froide, et il se trouvait dans un liquide chauffé à quatre-vingt-cinq degrés: aussi jeta-t-il un cri perçant et, sans s'occuper davantage de l'œuf, commença-t-il à nager vers le rivage, en nous regardant avec deux gros yeux ardents, dont l'expression indiquait on ne peut plus clairement la stupéfaction profonde qui s'était emparée de lui.
Jadin l'attendait sur le rivage; à peine y eut-il mis le pied, qu'il le prit aussitôt dans ses bras et courut de toutes ses forces à cinquante pas de là pour le tremper dans l'eau froide; mais Milord, en sa qualité de chien échaudé, n'était pas le moins du monde disposée faire une nouvelle expérience: une lutte des plus violentes s'engagea entre lui et Jadin, et pour la première fois de sa vie il se permit d'entamer, d'un coup de croc, la main de son auguste maître; il est vrai qu'à peine fut-il dans l'eau froide, qu'il comprit si bien l'étendue de ses torts, que, soit qu'il éprouvât un grand soulagement au changement de la température, soit qu'il craignit en regagnant la terre de recevoir la correction méritée, il refusa constamment de sortir de la mer.
Comme il n'y avait aucun danger qu'il se perdît, vu qu'il n'était pas assez niais pour essayer de gagner Lipari, Scylla ou Messine en nageant, nous le laissâmes s'ébattre en pleine eau, et nous abandonnâmes le rivage pour nous enfoncer dans l'intérieur de l'île; mais alors ce que nous avions prévu arriva. Ŕ peine Milord nous vit-il à cent pas de lui, qu'il regagna la terre et se mit à nous suivre à distance respectueuse, s'arrêtant et s'asseyant aussitôt que nous nous retournions, Jadin ou moi, pour le regarder; manœuvre qui indiquait à ceux qui étaient au courant de son caractère la plus suprême défiance; comme la défiance est la mère de la sûreté, nous perdîmes bientôt toute inquiétude à son endroit, et nous continuâmes d'aller en avant.
Nous commencions à gravir le cratère du premier volcan, et à chaque pas que nous faisions nous entendions la terre résonner sous nos pieds comme si nous marchions sur des catacombes: on n'a point idée de la fatigue d'une pareille ascension, à onze heures du matin, sur un sol ardent et sous un soleil de feu. La montée dura trois quarts d'heure à peu près, puis nous nous trouvâmes sur le bord du cratère.
Celui-la était épuisé, et n'offrait rien d'autrement curieux: aussi nous acheminâmes-nous aussitôt vers le second, situé à un millier de pieds au-dessus du premier et qui est en pleine exploitation.
Pendant la route, nous longeâmes une montagne pleine d'excavations; quelques-unes de ces excavations étaient fermées par une porte, et même par une fenêtre; d'autres ressemblaient purement et simplement à des tanières de bêtes sauvages. C'était le village des forçats; quatre cents hommes à peu près habitaient dans cette montagne, et, selon qu'ils étaient plus ou moins industrieux ou plus ou moins sensuels, ils laissaient leur demeure abrupte, ou essayaient de la rendre plus confortable.
Apres une seconde ascension, d'une heure à peu près, nous nous trouvâmes sur les bords du second volcan, au fond duquel, au milieu de la fumée qui s'échappait de son centre, nous aperçûmes une fabrique, autour de laquelle s'agitait une population tout entière. La forme de cette immense excavation était ovale et pouvait avoir mille pas de longueur dans son plus grand diamètre; on y descendait par une pente facile, de forme circulaire produite par l'éboulement d'une partie des scories, et assez douce pour être praticable à des civières et à des brouettes.
Nous fûmes près de vingt minutes à atteindre le fond de cette immense chaudière; à mesure que nous descendions, la chaleur du soleil, combinée avec celle delà terre, augmentait. Arrivés à l'extrémité de la descente, nous fumes forcés de nous arrêter un instant, l'atmosphère était à peine respirable.
Nous jetâmes alors un coup d'œil en arrière pour voir ce qu'était devenu Milord: il était tranquillement assis sur le bord du cratère, et, craignant sans doute quelque nouvelle surprise dans le genre de celle qu'il venait d'éprouver, il n'avait pas jugé a propos de s'aventurer plus loin.
Au bout de quelques minutes, nous commencions à nous familiariser avec les émanations sulfureuses qui s'exhalent d'une multitude de petites gerçures, au fond de quelques-unes desquelles on aperçoit la flamme; de temps en temps cependant nous étions forcés de nous percher sur quelque bloc de lave pour aller chercher, à une quinzaine de pieds au-dessus de la terre, un air un peu plus pur. Quant à la population qui circulait autour de nous, elle était parvenue à s'y habituer et ne paraissait pas en souffrir. MM. Nunziante eux-mêmes étaient parvenus à s'y accoutumer, tant bien que mal, et ils restaient quelquefois des heures entières au fond de ce cratère sans être incommodés de ce gaz, qui, au premier abord, nous avait paru presque insupportable.
Il serait difficile de voir quelque chose de plus étrange que l'aspect de ces malheureux forçats: selon qu'ils travaillent dans des veines de terre différentes, ils ont fini par prendre la couleur de cette terre; les uns sont jaunes comme des canaris; les autres, rouges comme des Hurons; ceux-ci, enfarinés comme des paillasses; ceux-là, bistrés comme des mulâtres. Il est difficile de croire, en voyant toute cette grotesque mascarade, que chacun des hommes qui la composent est là pour quelque vol ou pour quelque meurtre. Nous nous étions particulièrement attachés à un petit bonhomme d'une quinzaine d'années, à la figure douce comme celle d'une jeune fille. Nous nous informâmes de ce qu'il avait fait: il avait, à l'âge de douze ans, tué, d'un coup de couteau, un domestique de la princesse de la Cattolica.
Après avoir passé en revue les hommes qui avaient d'abord absorbé toute notre attention, nous examinâmes le sol: à mesure que se rapprochait du centre du cratère, il perdait de sa solidité, devenait tremblant comme la houille d'un marais, puis enfin menaçait de manquer sous les pieds. Une pierre de quelque pesanteur, jetée au milieu de ce terrain mouvant, s'y enfonçait et disparaissait comme dans de la boue.
Après une heure d'exploration, nous remontâmes, toujours accompagnés de nos deux jeunes et aimables guides, qui ne voulurent pas nous abandonner un seul instant; seulement, au haut du cratère, ils se séparèrent: l'un nous quitta pour nous aller écrire quelques lettres de recommandation pour la Calabre, l'autre resta avec nous pour nous accompagner à une grotte que notre voisin le gouverneur avait eu le soin de recommander à notre attention.
Cette grotte, effectivement fort curieuse, est située dans la partie de l'île qui fait face à la Calabre; c'est une étroite ouverture qui, après une quinzaine de pas, va en s'élargissant; on n'y pénètre qu'en marchant à quatre pattes dans les endroits faciles, et en rampant dans les endroits difficiles; encore est-on bientôt obligé de revenir à l'orifice extérieur pour faire une nouvelle provision d'air respirable. Quelques nouvelles instances que nous fissions à Milord, il refusa obstinément de nous suivre; et j'avoue que je compris son entêtement: je commençais, comme lui, à me défier des surprises.
Après trois essais successifs, nous parvînmes enfin au fond de la grotte, qui s'élève d'une dizaine de pieds et s'élargit d'une quinzaine de pas; là nous allumâmes les torches dont nous nous étions munis, et, malgré la vapeur qui la remplissait, la caverne s'éclaira. Les parois étaient recouvertes d'ammoniaque et de muriate de soude, et au fond bouillonnait un petit lac d'eau chaude; un thermomètre pendu à la muraille, et qu'y trempa M. Nunziante, monta jusqu'à soixante-quinze degrés.
J'avais hâte de sortir de cette espèce de four où je respirais à grand'peine, et je donnai l'exemple de la retraite. J'avoue que je revis le soleil avec un certain plaisir; je n'étais resté que dix minutes dans la grotte, et j'étais mouillé jusqu'aux os.
Nous regagnâmes notre débarcadère en suivant le rivage de la mer, dont Milord ne s'approcha jamais à plus de vingt-cinq pas. En arrivant à la maison, nous trouvâmes M. Nunziante qui achevait sa seconde lettre; la première était pour M. le chevalier Alcala, au Pizzo; la seconde, pour le baron Mollo de Lozensa. On verra plus tard de quelle utilité ces deux lettres nous furent en temps et lieu.
Nous prîmes congé de nos deux hôtes avec une reconnaissance réelle. Ils avaient été pour nous d'une obligeance parfaite; aussi, ce qui est peu probable, si ces lignes leur tombent jamais sous les yeux, je les prie d'y recevoir l'expression de nos bien sincères remercîments; faits ainsi, et à sept ans d'intervalle, ils leur prouveront au moins que nous avons la mémoire du cœur.
Nous retournâmes au rivage, accompagnés par eux, et nous échangeâmes un dernier serrement de main, eux à terre et nous déjà dans notre barque; un coup d'aviron nous sépara d'eux.
Nous avions le vent bon pour revenir; aussi, grâce à la petite voile que nous hissâmes, ne mîmes-nous pas plus d'une demi-heure à exécuter le trajet.
Quand nous fûmes assez près de Lipari pour que les objets devinssent distincts, nous aperçûmes notre gouverneur qui nous suivait du haut de sa terrasse, sa lorgnette à l'œil. Lorsqu'il nous vit approcher du port, il repoussa d'un coup de paume de la main les différents tubes de son instrument les uns dans les autres, et disparut. Nous présumâmes qu'il venait au-devant de nous; nous ne nous trompions point, nous le trouvâmes au débarquer. Cette fois, il va sans dire que, grâce à la barque et aux rameurs du gouverneur, la grille nous fut ouverte à deux battants.
Il était quatre heures moins un quart, cela me donnait le temps d'aller remercier les bons pères et régler mon compte avec eux; je laissai Jadin accompagner notre gouverneur, et je me rendis au couvent.
J'y trouvai le supérieur, qui me reprocha doucement d'avoir sans doute trouvé la cuisine mauvaise puisque nous avions accepté à dîner hors de chez lui. Je lui répondis que la cuisine n'eût-elle point été aussi excellente qu'elle était réellement, nous aurions oublié ce petit inconvénient en faveur de la manière toute gracieuse dont elle nous était offerte; mais, loin de là, nous étions à la fois satisfaits de la chère et reconnaissants de l'accueil; cependant nous n'avions pas pu refuser d'aller dîner cher le gouverneur. Le supérieur parut se rendre à nos raisons, et je lui demandai combien nous lui devions.
Mais là, la discussion recommença; le supérieur avait entendu nous offrir l'hospitalité gratis. Je craignis de le blesser en insistant, je lui fis mes remerciments pour moi et Jadin; seulement, en passant devant le tronc du couvent, j'y glissai deux piastres.
Je me rappellerai toujours ce petit couvent avec son air oriental et son beau palmier, qui lui donnaient bien plus l'aspect d'une mosquée que d'une église: cela avait si fort frappé Jadin de son côté, qu'à cinq heures du matin, tandis que je dormais encore, il s'était levé et en avait fait un croquis.
En arrivant chez notre bon gouverneur, je trouvai le dîner servi et chacun prêt à se mettre à table. Le brave homme avait mis à contribution pour nous recevoir la terre et la mer. Nous le grondâmes de faire de pareilles folies pour des gens qui lui étaient inconnus. Mais il nous répondit que, grâce aux bonnes heures que nous lui avions fait passer nous n'étions plus des étrangers pour lui, mais bien au contraire des amis dont, dans son exil, il conserverait le souvenir toute sa vie. Nous lui rendîmes compliment pour compliment.
Nous désirions, autant que possible, entrer le lendemain soir, avant la fermeture de la police, dans le port de Stromboli. Aussi avions-nous fixé notre départ à cinq heures et demie. Mais notre hôte insista tant et si fort que nous n'eûmes le courage de le quitter qu'à six heures.