Avant de prendre congé de lui, il nous fit promettre que pendant la soirée nous regarderions de temps en temps du côté de sa terrasse, attendu qu'il nous ménageait une dernière surprise. Nous nous y engageâmes.
Toute la famille vint nous conduire jusquau bord de la mer. Le chef de la police avait bien envie de nous chercher noise, attendu l'heure avancée de notre départ; mais un mot du gouverneur, qui déclara que c'était lui qui nous avait retenus, aplanit toutes les difficultés.
Nous étions déjà sur le speronare, et nous allions lever l'ancre, lorsque nous vîmes un frère franciscain qui accourait en nous faisant de grands signes; nous envoyâmes Pietro à bord avec la barque, pour savoir ce que le bon moine nous voulait. Un frère m'avait vu déposer notre offrande dans le tronc et l'avait ouvert; de sorte que le supérieur, trouvant que nous avions trop largement payé notre hospitalité, nous envoyait une petite barrique de ce malvoisie de Lipari, que nous avions trouvé si bon la veille.
Pendant ce temps-là, l'équipage avait levé l'ancre; nous saluâmes encore une fois notre gouverneur de la main, et, nos hommes commençant à jouer vigoureusement des avirons, nous nous trouvâmes en un instant hors du port.
Dix minutes après, nous revîmes notre gouverneur sur sa terrasse, agitant son mouchoir de toute sa force. Nous lui rendîmes signe pour signe, présumant cependant que ce n'était point encore là la surprise qu'il nous avait annoncée.
Nous fûmes un instant distraits de l'attention que nous portions à notre hôte par Ave Maria. Nous nous étions fait nous-mêmes une habitude de cette prière; et quoique revenu à terre et séparé de nos matelots, je fus longtemps à ne jamais laisser passer cette heure sans penser à la solennité quelle me rappelait.
L'Ave Maria fini, nous nous retournâmes vers Lipari. Le soleil s'abaissait derrière le Campo-Bianco, enveloppant de ses rayons toute l'île qui se détachait en vigueur sur un fond d'or. Au reste, comme nous avions le vent contraire, et que nous ne marchions qu'à la rame, nous ne nous éloignions que lentement; de sorte que nous ne perdions que peu à peu les détails du magnifique horizon que nous avions devant les yeux, et dont Lipari formait le centre.
Tant que les objets demeurèrent visibles, nous distinguâmes le gouverneur sur sa terrasse; puis, lorsque le crépuscule fut enfin devenu assez sombre pour qu'ils commençassent à s'effacer, une lumière s'alluma comme un phare qui nous permit de ne point perdre la direction du château. Enfin, au bout d'une heure à peu près de nuit sombre, nous vîmes une fusée s'élancer de terre et aller s'éteindre dans le ciel.
C'était le signal d'un feu d'artifice que le gouverneur tirait en notre honneur.
Lorsque le dernier soleil fut évanoui, lorsque la dernière chandelle romaine fut éteinte, je pris ma carabine, et, en réponse à sa dernière politesse, je lâchai le coup en l'air.
Nous nous demandions si nous avions été vus et entendus de la terre, lorsque nous vîmes à notre tour un éclair qui sillonnait la nuit, et que nous entendîmes, mourant sur les flots, la détonation d'un coup de feu.
Puis tout retomba dans le silence et dans l'obscurité.
Comme la journée avait été dure, nous rentrâmes aussitôt dans notre cabine, où nous ne tardâmes point à nous endormir.
Nous nous réveillâmes en face de Panaria. Toute la nuit le vent avait été contraire et nos gens s'étaient relayés pour marcher à la rame; mais nous n'avions pas fait grand chemin, et à peine étions-nous à dix lieues de Lipari. Comme la mer était parfaitement calme, je dis au capitaine de jeter l'ancre, de faire des provisions pour la journée, et surtout de ne pas oublier les homards; puis nous descendîmes dans la chaloupe et, prenant Pietro et Philippe pour rameurs, nous leur ordonnâmes de nous conduire sur un des vingt ou trente petits îlots éparpillés entre Panaria et Stromboli. Après un quart d'heure de traversée nous abordâmes à Lisca-Bianca.
Jadin s'assit, déploya son parassol, fixa sa chambre claire, et se mit à faire un dessin général des îles. Quant à moi, je pris mon fusil, et, suivi de Pietro, je me mis en quête des aventures; elles se bornèrent à la rencontre de deux oiseaux de mer de l'espèce des bécassines, que je tuai tous les deux; c'était déjà plus que je n'espérais, l'îlot étant parfaitement inhabité et ne possédant pas une touffe d'herbe.
Pietro, qui était très-familier avec tous ces rochers petits et grands, me conduisit ensuite à la seule chose curieuse qui existe dans l'île, c'est une source de gaz hydrogène sulfureux qui se dégage de la mer par bulles nombreuses: Pietro en recueillit une certaine quantité dans une bouteille dont il s'était muni à cet effet, et qu'il boucha hermétiquement, en me promettant de me faire voir, à notre retour sur le speronare, una curiosita.
Au bout d'une heure à peu près de station à Lisca-Bianca, nous vîmes le speronare qui se mettait en mouvement et se rapprochait de nous. Il arriva en face de notre île juste comme Jadin achevait son croquis; de sorte que nous n'eûmes qu'à remonter dans la barque et ramer pendant cinq minutes pour nous retrouver à bord.
Le capitaine avait suivi mon injonction à la lettre: il avait fait une telle récolte de homards ou de langoustes qu'on ne savait où poser le pied, tant le pont en était encombré; j'ordonnai de les réunir et de faire l'appel: il y en avait quarante.
Je grondai alors le capitaine, et je l'accusai de nous ruiner; mais il me répondit qu'il prendrait pour lui ceux que je ne voudrais pas, attendu qu'il ne pouvait guère rien trouver à meilleur marché; en effet, ses comptes rendus, il fut établi qu'il y en avait en tout pour la somme de douze francs: il avait acheté toute la pêche d'une barque en bloc et à deux sous la livre.
Notre excursion sur l'île de Lisca-Bianca nous avait donné un appétit féroce; en conséquence, nous ordonnâmes à Giovanni de mettre dans une marmite les six plus grosses têtes de la société pour notre déjeuner et celui de l'équipage, puis nous fîmes monter six bouteilles de vin de la cantine, afin que rien ne manquât à la collation.
Au dessert Pietro nous gratifia de la tarentelle.
En voyant mes deux bécassines, le capitaine m'avait dénoncé l'île de Basiluzzo comme fourmillant de lapins; or, comme il y avait long-temps que nous n'avions fait une chasse en règle, et que rien ne nous pressait autrement, il fut convenu que l'on jetterait l'ancre en face de l'île, et que nous y mettrions pied à terre pendant une couple d'heures.
Nous y arrivâmes vers les trois heures, et nous entrâmes dans une petite anse assez commode; huit ou dix maisons couronnent le plateau de l'île, qui n'a pas plus de trois quarts de lieue de tour. Comme je ne voulais pas empiéter sur les plaisirs des propriétaires, j'envoyai Pietro leur demander s'ils voulaient bien me donner la permission de tuer quelques-uns de leurs lapin: ils me firent répondre que, bien loin de s'opposer à cette louable intention, plus j'en tuerais plus je leur ferait plaisir, attendu qu'encouragés par l'impunité, ces insolents maraudeurs mettaient au pillage le peu de légumes qu'ils cultivaient, et qu'ils ne pouvaient défendre contre eux, n'ayant pas de fusils.
Nous nous mîmes en chasse à l'instant même, et à peine eûmes-nous fait vingt pas, que nous nous aperçûmes que le capitaine nous avait dit la vérité: les lapins nous partaient dans les jambes, et chaque lapin qui se levait en faisait lever deux ou trois autres dans sa fuite; en moins d'une demi-heure nous en eûmes tué une douzaine. Malheureusement le sol était criblé de repaires, et à chaque coup de fusil nous en faisions terrer cinq ou six; néanmoins, après deux heures de chasse, nous comptions dix-huit cadavres.
Nous en donnâmes douze aux habitants de l'île, et nous emportâmes les six autres au bâtiment.
Tout en arpentant l'île d'un bout à l'autre, nous avions aperçu quelques ruines antiques; je m'en approchai, mais au premier coup d'œil je reconnus qu'elles étaient sans importance.
Nous avions perdu ou gagné deux heures, comme on voudra, de sorte que, quoiqu'une jolie brise de Sicile se fût levée quelque temps auparavant, il était probable que nous n'arriverions pas au port de Stromboli à temps pour descendre à terre; nous n'en déployâmes pas moins toutes nos voiles pour n'avoir rien à nous reprocher, et nous fîmes près de six lieues en deux heures; mais tout à coup le vent du midi tomba pour faire place au gréco, et nos voiles nous devenant dès lors plutôt nuisibles que profitables, nous marchâmes de nouveau à la rame.
A mesure que nous approchions, Stromboli nous apparaissait plus distinct, et à travers cet air limpide du soir nous apercevions chaque détail: c'est une montagne ayant exactement la forme d'une meule de foin, avec un sommet surmonté d'une arête: c'est de ce sommet que s'échappe la fumée, et, de quart d'heure en quart d'heure, la flamme; dans la journée cette flamme a l'air de ne pas exister, perdue qu'elle est dans la lumière du soleil; mais lorsque vient le soir, lorsque l'Orient commence à brunir, cette flamme devient visible, et on la voit s'élancer au milieu de la fumée qu'elle colore, et retomber en gerbes de lave.
Vers sept heures du soir, nous atteignîmes Stromboli; malheureusement le port est au levant, et nous venions, nous, de l'occident; de sorte qu'il nous fallut longer toute l'île. Pour accomplir cette course demi-circulaire, nous passâmes devant la portion de l'île où, par un talus rapide, la lave descend dans la mer. Sur une largeur de vingt pas au sommet et de cent cinquante pas à sa base, la montagne, sur ce point, est couverte de cendre, et toute végétation est brûlée.
Le capitaine avait prédit juste: nous arrivâmes une demi-heure après la fermeture du port; tout ce que nous pûmes dire pour nous le faire ouvrir fut de l'éloquence perdue.
Cependant toute la population de Stromboli était accourue sur le rivage. Notre speronare était un habitué du port, et nos matelots étaient fort connus dans l'île: chaque automne ils y font quatre ou cinq voyages pour y charger de la passoline; joignez à cela seulement deux ou trais autres voyages dans l'année, et c'est plus qu'il n'en faut pour établir des relations de toute nature.
Depuis que nous étions à portée de la voix, il s'était établi entre nos gens et les Stromboliotes une foule de dialogues particuliers coupés de demandes et de réponses auxquelles, vu le patois dans lequel elles étaient faites, il nous était impossible de rien comprendre; seulement il était évident que ce dialogue était tout amical. Pietro paraissait même avoir des intérêts plus tendres encore à démêler avec une jeune fille qui ne nous paraissait nullement préoccupée de cacher les sentiments pleins de bienveillance qu'elle paraissait avoir pour lui. Enfin le dialogue s'anima au point que Pietro commença à se balancer sur une jambe, puis sur l'autre, fit deux ou trois petits bonds préparatoires, et, sur la ritournelle chantée par Antonio, commença de danser la tarentelle. La jeune Stromboliote ne voulut pas être en reste de politesse et se mit à se trémousser de son côté; et cette gigue à distance dura jusqu'à ce que les deux danseurs tombassent rendus de fatigue, l'un sur le pont, l'autre sur le rivage.
C'était le moment que j'attendais pour demander au capitaine où il comptait nous faire passer la nuit; il nous répondit qu'il était à notre disposition, et que nous n'avions qu'à ordonner. Je le priai alors d'aller nous jeter l'ancre en face du volcan, afin que nous ne perdissions rien de ses évolutions nocturnes. Le capitaine dit un mot; chacun interrompit sa conversation et courut aux rames. Dix minutes après nous étions ancrés à soixante pas en avant de la face septentrionale de la montagne.
C'était dans Stromboli qu'Éole tenait enchaînés luctantes ventos tempestatesque sonoras. Sans doute, au temps du chantre d'Énée, et quand Stromboli s'appelait Strongyle, l'île n'était pas encore connue pour ce qu'elle est, et elle préparait dans ses profondeurs ces bouillantes et périodiques éjaculations qui en font le volcan le plus poli de la terre. En effet, avec Stromboli on sait à quoi s'en tenir: ce n'est point comme avec le Vésuve ou l'Etna, qui font attendre au voyageur une pauvre petite irruption quelquefois trois, quelquefois cinq, quelquefois dix ans. On me dira que cela tient sans doute à la hiérarchie qu'ils occupent parmi les montagnes ignivomes, hiérarchie qui leur permet de faire de l'aristocratie tout à leur aise: c'est vrai; mais il ne faut pas moins en savoir gré à Stromboli de ne s'être pas abusé un instant sur sa position sociale, et d'avoir compris qu'il n'était qu'un volcan de poche auquel on ne ferait pas même attention s'il se donnait le ridicule de prendre de grands airs. A défaut de la qualité, Stromboli se retire donc sur la quantité.
Aussi ne nous fit-il pas attendre. A peine étions-nous depuis cinq minutes en expectative, qu'un grondement sourd se fit entendre, qu'une détonation pareille à une vingtaine de pièces d'artillerie qui éclateraient à la fois lui succéda, et qu'une longue gerbe de flamme s'élança dans les airs et redescendit en pluie de lave; une partie de cette pluie retomba dans le cratère même du volcan, tandis que l'autre, roulant sur le talus, se précipita comme un ruisseau de flamme, et vint s'éteindre en frémissant dans la mer. Dix minutes après le même phénomène se renouvela, et ainsi de dix minutes en dix minutes pendant toute la nuit.
J'avoue que cette nuit est une des plus curieuses que j'aie passées de ma vie; nous ne pouvions nous arracher, Jadin et moi, à ce terrible et magnifique spectacle. Il y avait des détonations telles que l'air en semblait tout ému et que l'on croyait voir trembler l'île comme un enfant effrayé: il n'y avait que Milord que ce feu d'artifice mettait dans un état d'exaltation impossible à décrire; il voulait à tout moment sauter à l'eau pour aller dévorer cette lave ardente, qui retombait quelquefois à dix pas de nous pareille à un météore qui se précipiterait dans la mer.
Quant à notre équipage, habitué qu'il était à ce spectacle, il nous avait demandé si nous avions besoin de quelque chose; puis, sur notre réponse négative, il s'était retiré dans l'entrepont sans que les éclairs qui illuminaient l'air ni les détonations qui l'ébranlaient eussent l'influence de le distraire de son sommeil.
Nous restâmes ainsi jusqu'à deux heures du matin; enfin, écrasés de fatigue et de sommeil, nous nous décidâmes à rentrer dans notre cabine. Quant à Milord, rien ne put le déterminer à en faire autant que nous, et il resta toute la nuit sur le pont à rugir et à aboyer contre le volcan.
Le lendemain, au premier mouvement du speronare, nous nous réveillâmes. Avec le retour de la lumière, la montagne avait perdu tonte sa fantasmagorie.
On entendait toujours les détonations; mais la flamme avait cessé d'être visible; et cette lave, ruisseau ardent la nuit, se confondait pendant le jour avec la cendre rougeâtre sur laquelle elle roulait.
Dix minutes après nous étions de nouveau en face du port. Cette fois on ne nous fit aucune difficulté pour l'entrée. Pietro et Giovanni descendirent avec nous; ils voulaient nous accompagner dans notre ascension.
Nous entrâmes, non pas dans une auberge (il n'y en a pas à Stromboli), mais dans une maison dont les propriétaires étaient un peu parents de notre capitaine. Comme il n'eût pas été prudent de nous mettre en route à jeun, Giovanni demanda à nos hôtes la permission de nous faire à déjeuner chez eux tandis que Pietro irait chercher des guides; cette permission non-seulement nous fut accordée avec beaucoup de grâce, mais encore notre hôte sortit aussitôt et revint un instant après avec le plus beau raisin et les plus belles figues d'Inde qu'il avait pu trouver.
Comme nous achevions de déjeuner, Pietro arriva avec deux Stromboliotes qui consentaient, moyennant une demi-piastre chacun, à nous servir de guides. Il était déjà près de huit heures du matin: pour sauver au moins notre ascension de la trop grande chaleur, nous nous mîmes à l'instant même en route.
La cime de Stromboli n'est qu'à douze ou quinze cents pieds au-dessus du niveau de la mer; mais son inclinaison est tellement rapide qu'on n'y peut point monter d'une manière directe, et qu'il faut zigzaguer éternellement. D'abord, et en sortant du village, le chemin fut assez facile; il s'élevait au milieu de ces vignes chargées de raisins qui font tout le commerce de l'île, et auxquelles les grappes pendaient en si grande quantité que chacun en prenait à son plaisir sans en demander en rien la permission au propriétaire; mais une fois sortis de la région des vignes, nous ne trouvâmes plus de chemins, et il nous fallut marcher à l'aventure, cherchant le terrain le meilleur et les pentes les moins inclinées. Malgré toutes ces précautions, il arriva un moment où nous fûmes obligés de monter à quatre pattes: ce n'était encore rien que de monter; mais cet endroit franchi, j'avoue qu'en me retournant et en le voyant incliné presqu'à pic sur la mer, je demandais avec terreur comment nous ferions pour redescendre; nos guides alors nous dirent que nous descendrions par un autre chemin: cela me tranquillisa un peu. Ceux qui ont le malheur d'avoir comme moi des vertiges dès qu'ils voient le vide sous leurs pieds comprendront ma question et surtout l'importance que j'y attachais.
Ce casse-cou franchi, pendant un quart d'heure à peu près la montée devint plus facile; mais bientôt nous arrivâmes à un endroit qui au premier abord me parut infranchissable: c'était une arête parfaitement aiguë qui formait l'orifice du premier volcan, et qui, d'une part, se découpait à pic sur le cratère, et de l'autre descendait par une pente tellement rapide jusqu'à la mer, qu'il me semblait que si d'un côté je devais tomber d'aplomb, de l'autre côté je ne pouvais manquer de rouler du haut jusqu'en bas. Jadin lui-même, qui ordinairement grimpait comme un chamois sans jamais s'inquiéter de la difficulté du terrain, s'arrêta court en arrivant à ce passage, et demanda s'il n'y avait pas moyen de l'éviter. Comme on le pense bien, c'était impossible.
Il fallut en prendre notre parti. Heureusement la pente dont j'ai parlé se composait de cendres dans lesquelles on enfonçait jusqu'aux genoux, et qui, par leur friabilité même, offraient une espèce de résistance. Nous commençâmes donc à nous hasarder sur ce chemin, où un danseur de corde eût demandé son balancier, et, grâce à l'aide de nos matelots et de nos guides, nous le franchîmes sans accident. En nous retournant nous vîmes Milord qui était resté de l'autre côté, non pas qu'il eût peur des vertiges ni qu'il craignît de rouler ou dans le volcan ou dans la mer; mais il avait mis la patte dans la cendre, et il l'avait trouvée d'une température assez élevée pour y regarder à deux fois: enfin, lorsqu'il vit que nous continuions d'aller en avant, il prit son parti, traversa le passage au galop, et nous rejoignit visiblement inquiet de ce qui allait se passer après un pareil début.
Les choses se passèrent mieux, pour le moment du moins, que nous ne nous y attendions: nous n'avions plus qu'à descendre par une pente assez douce, et nous parvînmes, après dix minutes de marche à peu près, sur une plate-forme qui domine le volcan actuel. Arrivés sur ce point nous assistions à toutes ses évolutions; et quelque envie qu'il en eût, il n'y avait plus moyen à lui d'avoir des secrets pour nous.
Le cratère de Stromboli a la forme d'un vaste entonnoir, au fond et au milieu duquel est une ouverture par laquelle entrerait un homme à peu près et qui communique avec le foyer intérieur de la montagne; c'est cette ouverture qui, pareille à la bouche d'un canon, lance une nuée de projectiles qui, en retombant dans le cratère, entraînent avec eux sur sa pente inclinée des pierres, des cendres et de la lave, lesquelles, roulant vers le fond, bouchent cet entonnoir. Alors le volcan semble rassembler ses forces pendant quelques minutes, comprimé qu'il est par la clôture de sa soupape; mais au bout d'un instant sa fumée tremble comme haletante; on entend un mugissement sourd courir dans les flancs creux de la montagne; enfin la canonnade éclate de nouveau, lançant à deux cents pieds au-dessus du sommet le plus élevé de nouvelles pierres et de nouvelle lave qui, en retombant et en refermant l'orifice du passage, préparent une nouvelle irruption.
Vu d'où nous étions, c'est-à-dire de haut en bas, ce spectacle est superbe et effrayant; à chaque convulsion intérieure qu'éprouve la montagne, on la sent frémir sous soi, et il semble qu'elle va s'entr'ouvrir; puis vient l'explosion, pareille à un arbre gigantesque de flamme et de fumée qui secoue ses feuilles de lave.
Pendant que nous examinions ce spectacle, le vent changea tout à coup: nous nous en aperçûmes à la fumée du cratère, qui, au lieu de continuer à s'éloigner de nous comme elle avait fait jusqu'alors, plia sur elle-même comme une colonne qui faiblit, et, se dirigeant de notre côté, nous enveloppa de ses tourbillons avant que nous eussions eu le temps de les éviter; en même temps la pluie de lave et de pierres, cédant à la même influence, tomba tout autour de nous: nous risquions d'être à la fois étouffés par la fumée, et tués ou brûlés par les projectiles. Nous fîmes donc une retraite précipitée vers un autre plateau, moins élevé d'une centaine de pieds et plus rapproché du volcan, à l'exception de Pietro, qui resta un moment en arrière, alluma sa pipe à un morceau de lave, et, après cette fanfaronnade toute française, vint nous rejoindre tranquillement.
Quant à Milord, il fallut le retenir par la peau du cou, attendu qu'il voulait se jeter sur cette lave ardente, comme il avait l'habitude de le faire sur les fusées, les marrons et autres pièces d'artifice.
Notre retraite opérée, nous nous trouvâmes mieux encore dans cette seconde position que dans la première: nous étions rapproches de l'orifice du cratère, qui n'était plus distant de nous que d'une vingtaine de pas et que nous dominions de cinquante pieds à peine. D'où nous étions parvenus, nous pouvions distinguer plus facilement encore le travail incessant de cette grande machine, et voir la flamme en sortir presque incessamment. La nuit, ce spectacle doit être quelque chose de splendide.
Il était plus de deux heures quand nous songeâmes à partir; il est vrai que nos gens nous avaient dit qu'il ne nous faudrait pas plus de trois quarts d'heure pour regagner le village. J'avoue que je n'étais pas sans inquiétude sur la façon dont s'exécuterait cette course si rapide; je sais que presque toujours on descend plus vite qu'on ne monte, mais je sais aussi, et par expérience, que presque toujours la descente est plus dangereuse que la montée. Or, à moins que de rencontrer sur notre chemin des passages tout à fait impraticables, je ne comprenais rien de pire que ce que nous avions vu en venant.
Nous fûmes bientôt tirés d'embarras. Après un quart d'heure de marche sous un soleil dévorant, nous arrivâmes à cette grande nappe de cendres que nous avions déjà traversée à son sommet, et qui descendait jusqu'à la mer par une inclinaison tellement rapide qu'il n'y avait que la friabilité du terrain même qui pût nous soutenir. Il n'y avait pas à reculer, il fallait s'en aller par là ou par le chemin que nous avions pris en venant. Nous nous aventurâmes sur cette mer de cendres. Outre sa position presque verticale, qui m'avait frappé d'abord, exposée tous les jours an soleil depuis neuf heures du matin jusqu'à trois heures de l'après-midi, elle était bouillante.
Nous nous y élançâmes en courant; Milord nous précédait, ne marchant que par bonds et par sauts, ce qui donnait à son allure une apparence de gaieté qui faisait plaisir à voir. Je fis remarquer à Jadin que de nous tous c'était Milord qui paraissait le plus content, lorsque tout à coup nous avisâmes la véritable cause de cette apparente allégresse; la malheureuse bête, plongée jusqu'au cou dans cette cendre bouillante, cuisait comme une châtaigne. Nous l'appelâmes; il s'arrêta bondissant sur place: en un instant nous fûmes à lui, et Jadin le prit dans ses bras.
Le malheureux animal était dans un état déplorable: il avait les yeux sanglants, la gueule ouverte, la langue pendante; tout son corps, chauffé au vif, était devenu rose-tendre; il haletait à croire qu'il allait devenir enragé.
Nous-mêmes étions écrasés de fatigue et de chaleur: nous avisâmes un rocher qui surplombait et qui jetait un peu d'ombre sur ce tapis de feu. Nous gagnâmes son abri, tandis qu'un de nos guides allait à une fontaine, qu'il prétendait être dans les environs, nous chercher un peu d'eau dans une tasse en cuir.
An bout d'un quart d'heure nous le vîmes revenir: il avait trouvé la fontaine à peu près tarie; il avait cependant, moitié sable moitié eau, rempli notre tasse. Pendant sa course, le sable s'était précipité; de sorte qu'en arrivant le liquide était potable. Nous bûmes l'eau, Jadin et moi; Milord mangea la boue.
Après une halte d'une demi-heure, nous nous remîmes en route toujours courant, car nos guides étaient aussi pressés que nous d'arriver de l'autre côté de ce désert de cendres. Nos matelots surtout, qui marchaient nu-pieds, avaient les jambes excoriées jusqu'aux genoux.
Nous parvînmes enfin à l'extrémité de ce nouveau lac de Sodome, et nous nous retrouvâmes dans une oasis de vignes, de grenadiers et d'oliviers. Nous n'eûmes pas le courage d'aller plus loin. Nous nous couchâmes dans l'herbe, et nos guides nous apportèrent une brassée de raisins et plein un chapeau de figues d'Inde.
C'était à merveille pour nous; mais il n'y avait pas dans tout cela la moindre goutte d'eau à boire pour notre pauvre Milord, lorsque nous nous aperçûmes qu'il dévorait la pelure des figues et le reste des grappes de raisin. Nous lui fîmes alors part de notre repas, et, pour la première et la dernière fois de sa vie probablement, il dîna moitié figues moitié raisin.
J'ai eu souvent envie de me mettre à la place de Milord, et d'écrire ses mémoires comme Hoffmann a écrit ceux du chat Moar; je suis convaincu qu'il y aurait eu, vus du point de vue canin (je demande pardon à l'Académie du mot), des aperçus extrêmement nouveaux sur les peuples qu'il a visités et les pays qu'il a parcourus.
Un quart d'heure après cette halte nous étions au village, consignant sur nos tablettes cette observation judicieuse, que les volcans se suivent et ne se ressemblent pas: nous avions manqué geler en montant sur l'Etna, nous avions pensé rôtir en descendant du Stromboli.
Aussi étendîmes-nous, Jadin et moi, la main vers la montagne, et jurâmes-nous, au mépris du Vésuve, que Stromboli était le dernier volcan avec lequel nous ferions connaissance.
Outre les métiers de vigneron et de marchand de raisins secs qui sont les deux principales industries de l'île, les Stromboliotes font aussi d'excellents marins. Ce fut sans doute grâce à cette qualité que l'on fit de leur île la succursale de Lipari et le magasin où le roi Éole renfermait ses vents et ses tempêtes. Au reste, ces dispositions nautiques n'avaient point échappé aux Anglais, qui, lors de leur occupation de la Sicile, recrutaient tous les ans dans l'archipel lipariote trois ou quatre cents matelots.
Le même jour, à quatre heures du soir, nous sortîmes du port. Le temps était magnifique, l'air limpide, la mer à peine ridée. Nous nous retrouvions à peu près à la même hauteur de laquelle nous avions découvert en venant, six semaines auparavant, les côtes de la Sicile; avec cette différence, que nous laissions Stromboli derrière nous, au lieu de l'avoir à notre gauche. De nouveau, nous apercevions à la même distance, mais sous un aspect diffèrent, les montagnes bleues de la Calabre et les côtes capricieusement découpées de la Sicile, qui dominaient le cône de l'Etna, qui depuis notre ascension s'était couvert d'un large manteau de neige. Enfin, nous venions de visiter tout cet archipel fabuleux que Stromboli éclaire comme un phare. Cependant, habitués que nous étions déjà à tous ces magnifiques horizons, à peine jetions-nous sur eux, maintenant, un œil distrait. Quant à nos matelots, la Sicile, comme on le sait, était leur terre natale, et ils passaient indifférents et insoucieux au milieu des plus riches aspects de ces mers que depuis leur enfance ils avaient sillonnées dans tous les sens. Jadin, assis à l'arrière, à côté du pilote, faisait un croquis de Strombolino, fragment détaché de Stromboli par le même cataclysme peut-être qui détacha la Sicile de l'Italie, et qui achève de s'éteindre dans la mer; tandis que, debout et appuyé sur la couverture de la cabine, je consultais une carte géographique, cherchant quelle route je pouvais prendre pour revenir à travers les montagnes de Reggio à Cosenza. Au milieu de mon examen, je levai la tête et je m'aperçus que nous étions à la hauteur du cap Blanc; puis, reportant mes yeux de la terre sur la carte, je vis indiqué, comme éloigné de deux lieues à peine de ce promontoire, le petit bourg de Bauso. Ce nom éveilla aussitôt un souvenir confus dans mon esprit. Je me rappelai que dans nos bavardages du soir, pendant une de ces belles nuits étoilées que nous passions quelquefois tout entières couchés sur le pont, on avait raconté quelque histoire où se trouvait mêlé le nom de ce pays. Ne voulant pas laisser échapper cette occasion de grossir ma collection de légendes, j'appelai le capitaine. Le capitaine fit aussitôt un signe pour imposer silence à l'équipage, qui, selon son habitude, chantait en chœur; ôta son bonnet phrygien, et s'avança vers moi avec cette expression de bonne humeur qui faisait le fond de sa physionomie.
—Votre excellence m'a appelé? me dit-il.
—Oui, capitaine.
—Je suis à vos ordres.
—Capitaine, ne m'avez-vous point, un jour ou une nuit, je ne sais plus quand, raconté quelque chose, comme une histoire, où il était question du village de Bauso?
—Une histoire de bandit?
—Oui, je crois.
—Ce n'est pas moi, excellence; c'est Pietro.
Et se retournant, il appela Pietro. Pietro accourut, battit un entrechat, maigre l'état déplorable où les cendres de Stromboli avaient mis ses jambes, et resta devant nous immobile et la main à son front comme un soldat qui salue, et avec une gravité pleine de comique.
—Votre excellence m'appelle? demanda-t-il.
Au même instant tout l'équipage, pensant qu'il s'agissait d'une représentation chorégraphique, s'approcha de nous, et je me trouvai former le point central d'un demi-cercle qui embrassait toute la largeur du speronare. Quant à Jadin, comme il avait fini son croquis, il poussa son album dans une des onze poches de sa veste de panne, battit le briquet, alluma sa pipe, monta sur le bastingage, se retenant de chaque main à un cordage, afin, autant que possible, d'être sûr de ne point tomber à la mer, et commença à suivre des yeux chaque bouffée qu'il expectorait avec l'attention grave d'un homme qui tient à acquérir des notions exactes sur la direction du vent. Au même instant, Philippe, le ménétrier de la troupe, qui, pour le moment, était occupé à peler des pommes de terre dans l'entrepont, passa la tête par une écoutille et, faisant trêve pour un instant à ses travaux culinaires, se mit à siffler l'air de la tarentelle.
—Il n'est pas question de danse pour le moment, dit le capitaine à
Pietro; c'est sa seigneurie qui se rappelle que tu lui as parlé de
Bauso.
—Oh! reprit Pietro, oui, oui; à propos de Pascal Bruno, n'est-ce pas? un brave bandit. Je me le rappelle bien. Je l'ai vu quand je n'étais pas plus grand que le gamin du capitaine. Quand il avait peur de ne pas dormir tranquille chez lui, il venait demander l'hospitalité à mon père pour une nuit. Il savait bien que ce n'étaient pas les pêcheurs qui le trahiraient. Alors, au moment où nous allions partir pour la pêche, nous le voyions descendre de la montagne; il nous faisait un signe, nous l'attendions, il se couchait au fond de la barque, sa carabine auprès de lui, ses pistolets à sa ceinture, et il dormait aussi tranquille que le roi dans son château, et pourtant sa tête valait 8,000 piastres.
—Blagueur! dit Jadin en laissant tomber l'accusation de toute sa hauteur et de tout son poids, entre deux bouffées de fumée.
—Comment! qu'est-ce qu'il dit? que c'est pas vrai, votre ami: demandez plutôt au capitaine Aréna.
—C'est vrai, dit le capitaine.
—Est-ce que vous ne pourriez pas nous raconter son histoire?
—Oh! son histoire, elle est longue.
—Tant mieux, répondis-je.
—C'est que je ne la connais pas bien, dit Pietro en se grattant l'oreille; et puis, comme je suis prévenu que tout ce que je vous dis sera imprimé un jour dans les livres, je ne voudrais pas vous conter de menteries, voyez-vous. Nunzio, Nunzio! A l'appel de Pietro, nous nous tournâmes vers le point où nous savions que devait être celui qu'il appelait, et nous vîmes en effet sa tête apparaître de l'autre côté de la cabine.
—Nunzio, lui dis-je, vous qui saviez tout, savez-vous l'histoire de
Pascal Bruno?
—Quant à ce qui est de tout savoir, dit le pilote avec le ton de gravité qui ne l'abandonnait jamais, il n'y a guère que Dieu qui, sans amour-propre, puisse se vanter d'eu savoir si long, sans l'avoir apprit. Mais, relativement à Pascal Bruno, je n'en sais pas grand'chose, si ce n'est qu'il est né à Calvaruso et qu'il est mort à Palerme.
—En ce cas, pilote, j'en sais encore plus que vous, dit Pietro.
—C'est possible, dit Nunzio en disparaissant graduellement derrière la cabine.
*—Mais quel moyen y aurait-il donc, continuai-je en insistant, de se procurer des détails exact sur cet homme? en connaissez-vous quelques-uns, vous, capitaine?
—Non, ma foi; tout ce que je sais, c'est qu'il était enchanté.
—Comment, enchanté?
—Oui, oui; il avait fait un pacte pour un temps avec le diable, de sorte que ni balles ni poignards ne pouvaient le tuer.
—Farceur de capitaine, dit Jadin en crachant dans la mer.
—Comment, repris-je répondant à la chose avec le même sérieux qu'elle avait été dite, vous croyez qu'on peut faire un pacte?
—Je n'en ai jamais fait pour mon compte, répondit le capitaine; mais voilà Pietro qui en a fait un.
—Comment, Pietro! vous avez vendu votre âme?
—Oh, que non pas! le diable en avait bonne envie dit Piétro; mais le fils de ma mère est aussi fin que lui. Imaginez-vous, j'avais dix-huit ans; j'étais ambitieux comme tout. Je voulais pêcher plus de poisson que n'en pêchaient mes camarades; j'ai été pêcheur avant d'être matelot: donc, j'allai trouver une vielle sorcière, une strigge de Taormine; elle me dit que je n'avais qu'à lui donner la moitié du poisson que je prendrais, et qu'elle me préparerait tous les soirs mes appâts. C'était dit. Ça dura un an. Pendant cette année-là j'en ai pris, du poisson, quatre fois plein ce bâtiment-ci, voyez-vous. Au bout de l'année je lui dis: Va toujours, heim, la mère.—Oui, qu'elle me dit; mais cette année j veux t'enrichir. L'année passée tu n'as pêché que du poisson, cette année-ci je veux te faire pêcher du corail.—Non, mère, que je lui répondis; j'ai un de mes camarades qui a été coupé en deux par an chien de mer, et je ne me sens pas de vocation pour ça.—Eh bien! dit la vielle, tu me signeras un papier et je te donnerai un onguent avec lequel tu te frotteras, et les chiens de mer ne pourront rien sur toi.—Bon, bon, je lui ai dit; je connais votre drogue, en voilà assez, n'en parlons plus. Je pris mon bonnet, je courus chez le curé, je lui fis chanter une messe et tout fut dit. Le lendemain, le surlendemain, je suis retourné à la pêche, bonsoir; pas un rouget. Alors, quand j'ai vu que ça ne mordait pas, je me suis fait marinier. Voilà quinze ans que je le suis. Et, comme vous le voyez, ça ne m'a pas mal profité, puisque j'ai l'honneur d'être au service de votre seigneurie.
—Vil flatteur, dit Jadin en lui donnant un coup de pied d'amitié dans le dos.
—Eh bien, capitaine! pour en revenir à Pascal Bruno; il parait qu'il avait été moins scrupuleux que Pietro, lui.
—Oui, répondit gravement le capitaine; et la preuve, c'est que, quand on l'a pendu à Palerme, le diable a jeté un si grand cri en lui sortant du corps, que mon père, qui, en sa qualité de capitaine de milice, assistait à l'exécution, s'est sauvé à la tête, de sa compagnie et que dans la bousculade on lui a volé sa giberne et les boucles d'argent de ses souliers. Ça, voyez-vous, par exemple, je peux vous le certifier, car il me l'a bien raconté cent fois.
—Écoutez, dit Pietro, qui, pendant le couplet du capitaine, paraissait avoir profondément réfléchi, voulez-vous des renseignements sûrs et certains?
—Mais sans doute, puisqu'il y a une heure que j'en demande.
—Eh bien, attendez. Nunzio, quand serons-nous à Messine?
—Ce soir, deux heures après l'Ave Maria.
—C'est cela, vers les neuf heures, voyez-vous. Eh bien! nous serons donc ce soir à Messine sur les neuf heures. Ça c'est l'Évangile, puisque le vieux l'a dit. Vous n'irez pas coucher à terre cette nuit, vu qu'il sera trop tard pour que le capitaine fasse viser sa patente; mais demain, au point du jour, vous pourrez descendre prendre une voiture, et, comme il n'y a que huit lieues de Messine à Bauso, vous y serez en trois heures.
—Pardieu! fis-je en l'interrompant, vous avez là une merveilleuse idée, mais je crois que j'en ai encore une meilleure.
—Et laquelle?
—N'allons pas à Messine et allons directement au cap Blanc; c'est à peu près la même distance, et le vent est favorable. Hé bien, qu'avez-vous donc?
Cette question était motivée par l'effet que ma proposition venait de produire sur l'équipage. Pietro et ses camarades, si gais il n'y avait qu'un instant, se regardaient avec une sorte d'épouvante. Philippe était rentré dans l'entrepont comme si le diable l'eût tiré par les pieds; le capitaine était devenu pâle comme un mort.
—Nous irons au cap Blanc si votre excellence l'exige, dit-il d'une voix altérée; nous sommes ici pour obéir à ses ordres; mais si la chose lui était égale, au lieu d'aller au cap Blanc, nous irions, comme nous en étions convenus d'abord, à Messine; nous lui en serions tous on ne peut plus reconnaissants. N'est-ce pas, les autres?
Tous les matelots firent silencieusement un signe de tête approbatif.
—Puis-je au moins savoir le motif de votre répugnance? demandai-je.
—Pietro vous contera cela; il y était, lui.
—Eh bien, mes enfants, allons à Messine.
Le capitaine me prit la main et me la baisa. Pietro respira comme si on lui eût enlevé le Stromboli de dessus la poitrine, et le reste de l'équipage parut aussi joyeux que si j'avais donné dix piastres de gratification à chaque homme. On rompit aussitôt les rangs et chacun retourna à son poste; à l'exception de Pietro, qui s'assit sur une barrique.
—En ce cas, dit Jadin en sautant du bastingage sur le pont, je ne vois plus aucun motif de ne pas faire frire des pommes de terre.
Et comme il comprenait assez médiocrement le patois sicilien, il descendit à la cuisine pendant que, pour ne pas perdre un mot de l'intéressant récit qui m'attendait, j'allai m'asseoir près de Pietro.
Voyez-vous, me dit Pietro, il y a onze ans de cela; nous étions en 1824. Le capitaine Aréna, pas celui-ci, son oncle, venait de se marier; c'était un beau jeune homme de vingt-deux ans, qui avait un petit bâtiment à lui avec lequel il faisait le commerce tout le long des côtes. Il avait épousé une fille du village della Pace; vous le connaissez bien, c'est le pays qui est entre Messine et le Phare, et dont nous sommes quasi tous. Nous avions fait une noce enragée pendant trois jours, et le quatrième, qui était un dimanche, nous étions allés au lac de Pantana. C'était le jour de la procession de Saint-Nicolas, procession à laquelle vous avez assisté cette année, et ce jour-là c'est grande fête. On descend sa chaise comme vous savez; on tire des feux d'artifice, des coups de fusil, et l'on danse. Antonio donnait le bras à sa femme, lorsqu'il sent qu'on le coudoie et qu'il entend prononcer son nom. Il se retourna; c'était une femme couverte d'un voile de taffetas noir, comme vous avez pu voir que les Siciliennes en portent, mais pour sortir dans les rues et non pour aller aux fêtes. Il croit qu'il s'est trompé, il continue sa route. C'est bien. Cinq minutes après, même répétition; on se coudoie de nouveau et on répète son nom. Cette fois-là il était bien sûr de son fait; mais comme il était avec sa femme, il ne fait encore signe de rien. Enfin ça recommence une troisième fois. Oh! pour le coup il perd patience. Tiens, Piétro, qu'il me dit, reste auprès de ma femme; je vois là-bas quelqu'un à qui il faut que je parle. Je ne me le fais pas dire deux fois; je prends la menotte de la mariée, je la passe sous mon bras, et me voilà fier comme un paon de promener la femme de mon capitaine. Quant à lui, il était filé.
Tout en marchant, nous arrivons auprès d'un ménétrier qui jouait la tarentelle sur sa guitare. Quand j'entends ce diable d'air, vous savez, je n'y peux pas tenir; faut que je saute. Je propose la petite contredanse à la femme du capitaine: nous nous mettons en face l'un de l'autre, et allez. Au bout de cinq minutes, on faisait cercle autour de nous. Tout à coup, parmi ceux qui nous regardent, j'aperçois le capitaine Antonio, mais si pâle, si pâle, que je crus, ma parole d'honneur, que c'était son ombre. J'en perds la mesure, et je tombe d'aplomb les deux talons sur les pieds du pilote. Ah! je lui dis, je vous demande excuse, Nunzio, c'est une crampe qui me prend. Dansez donc un instant à ma place. Il est très-complaisant, tel que vous le voyez, le pilote, et si dur au mal que c'est un bœuf pour la constance. Il se mit à danser sur un pied; je lui avais écrasé l'autre. Pendant ce temps, je fais un signe au capitaine; il vient à moi.—Hé bien, lui dis-je, qu'est-ce qu'il y a donc?
—Je l'ai revue.
—Qui?
—Giulia.
—La jolie sorcière?
—Oui.
—Que vous a-t-elle dit?
*—Rien; des folies.
—Est-ce qu'elle vous aime toujours?
—Je ne sais; mais j'ai eu tort de la suivre. Oû est ma femme?
—Ne la voyez-vous pas? elle danse la Tarentelle avec Nunzio.
—Ah! oui, c'est vrai. Crois-tu que ce qu'on raconte d'elle soit vrai?
—De votre femme?
—Non, de Giulia. Crois-tu quelle soit sorcière?
—Dam! on dit qu'à Palma elles sont toutes des strigges. Le capitaine se passa la main sur le front, il suait à grosses gouttes. Dans ce moment la tarentelle finissait. Sa femme vint reprendre son bras. Antonio lui proposa de revenir à sa maison. Elle ne demandait pas mieux: une nouvelle mariée, vous comprenez, ça ne hait pas le tête-à-tête. Le capitaine me fit un signe qui signifiait: Pas un mot! Je répondis par un autre signe qui voulait dire: Ça suffit. Et nous nous tournâmes le dos comme si nous ne nous étions jamais vus.
—Mais qu'est-ce que c'était que Giulia? interrompis-je.
—Ah! voilà. Vous saurez qu'il y avait un an à la fête de Palma, où le capitaine Aréna Antonio, toujours l'oncle du nôtre…
—Je comprends bien.
—Était allé malgré nous, il prit parti pour une jeune fille qu'un matelot calabrais insultait: ça commença par des mots et ça finit par un coup de couteau que reçut le capitaine, mais un mauvais coup; trois pouces de fer. Heureusement c'était du côté droit; si ça avait été aussi bien du côté gauche le cœur était percé. On l'avait donc porté chez une vieille femme, et on avait fait venir le médecin, un brave médecin. Oh! oh! s'il était dans une grande ville il ferait sa fortune; mais à Palma il n'y a pas assez de malades; de sorte qu'il est obligé de faire un peu de tout. Il ferre les chevaux, il donne à boire, il…
—Parfaitement, je suis fixé.
—Il vit le capitaine, il l'examina, il fourra le doigt dans la plaie. Il n'y a rien à faire, dit-il; tous les médecins de Catanzaro et de Cosenza seraient là, qu'ils n'y feraient ni chaud ni froid; c'est un homme perdu; tournez-lui le nez du côté du mur et qu'il meure tranquille. Ce sont les gens qui étaient là qui ont répété depuis ses propres paroles au capitaine. Il n'entendait rien du tout, lui; il était sans connaissance, et pourtant il souffrait comme un damné. Ce qui fut dit fut fait: on alluma un cierge près de son lit, et la vieille se mit à dire son rosaire dans un coin: on le croyait mort.
Sur la mi-nuit, voilà que le capitaine, qui avait toujours les yeux fermés, sent quelque chose comme du mieux. Il respirait, quoi! il lui semblait, il m'a raconté ça vingt fois, pauvre capitaine, il lui semblait qu'on lui ôtait la cathédrale de Messine de dessus la poitrine. Ça lui faisait du bien et puis du bien, tant qu'il ouvrit les yeux et qu'il crut qu'il rêvait. La vieille s'était endormie dans un coin en marmottant ses prières; et à la lueur du cierge qui veillait, il vit une jeune fille penchée sur lui: elle avait la bouche appuyée contre sa poitrine et elle suçait sa plaie. Comme la fenêtre était ouverte et qu'il voyait un beau ciel étoilé, il crut que c'était un ange qui était descendu d'en haut. Alors il ne dit rien et la laissa faire, car il avait peur, s'il parlait, que la jeune fille ne disparût. Au bout d'un instant, elle détacha sa bouche de la plaie, prit dans un petit mortier une poignée d'herbes pilées et en pressa le suc sur la blessure, après quoi elle plia son mouchoir en quatre et le lui posa sur la plaie en guise d'appareil; enfin, voyant qu'il ne bougeait pas, elle approcha sa figure de la sienne, comme pour sentir s'il respirait. C'est alors seulement que le capitaine reconnut la jeune fille pour laquelle il s'était battu; il voulut parler, mais elle lui mit la main sur la bouche et, portant le doigt à ses lèvres, elle lui indiqua qu'il fallait qu'il gardât le silence; puis, se retirant sans bruit, comme si elle glissait sur la terre au lieu de marcher, elle ouvrit la porte et disparut. Le capitaine, oh! il me l'a dit, et ce n'était pas un menteur, crut que c'était un rêve; il mit la main sur sa blessure pour voir si elle était véritable; il sentit le mouchoir mouillé; il lui sembla alors qu'en le pressant contre sa poitrine il éprouvait du soulagement, et c'était vrai, à ce qu'il parait, puisqu'il s'endormit d'un sommeil si tranquille qu'il se réveilla le lendemain dans la même position et la main toujours au même endroit.
A peine avait-il ouvert les yeux, que le médecin entra.
—Eh bien, la mère, dit-il, notre malade est-il mort?
—Ma foi, je ne sais pas, dit la vieille; seulement je sais qu'il n'a pas souffert.
Le capitaine fit un mouvement dans son lit.
—Ah! le voilà qui remue, dit le médecin; eh bien, je vous en réponds, le gaillard a la vie dure! A ces mots, il s'approcha du lit, le blessé se retourna de son côté.—Diable, dit le médecin, nous avons bon œil, ce me semble?
—Oui, docteur, dit le capitaine, ça ne va pas mal, et, si ce n'était que je ne sais ce que j'ai fait de mes jambes, je pourrais marcher.
—Ah! fit le docteur, c'est la fièvre qui se soutient… Voyons un peu cela.
Le capitaine lui tendit le bras, le docteur lui tâta le pouls.—Pas de fièvre, dit-il; qu'est-ce que cela veut dire? voyons la blessure.
Le capitaine retira sa main qu'il avait constamment tenue sur sa poitrine, le médecin souleva le linge, la blessure était ouverte encore mais dans le meilleur état possible. Alors il vit qu'il s'était trompé et que le malade en reviendrait. Il envoya aussitôt chercher des drogues, prépara un emplâtre et le lui appliqua sur le cou, en lui disant de se tenir tranquille et que tout irait bien. Deux heures après, le capitaine avait une fièvre de cheval; il souffrait tant qu'un autre en aurait jeté des cris; mais, comme il était né courageux, il se mordait les poings en disant: C'est pour ton bien, Antonio, il faut souffrir pour guérir, mon bon ami; ça t'apprendra à te mêler des choses qui ne te regardent pas; puis il disait ses prières pour ne pas jurer. Ça alla comme ça toujours en augmentant jusqu'à la nuit; enfin, écrasé de fatigue, il s'endormit.
A minuit à peu près, car vous pensez bien qu'il n'avait pas songé à remonter sa montre, il sentit une douleur si vive qu'il se réveilla: c'était la jeune fille de l'autre nuit qui était revenue et qui arrachait l'appareil du docteur. Elle lui fit signe, comme la veille, de se taire; elle tira de sa poitrine un petit flacon, et laissa tomber sur sa plaie quelques gouttes d'une liqueur verdâtre. Ça lui éteignit le feu qu'il avait dans la poitrine, puis, comme la veille, elle prit des herbes pilées, mais cette fois elle les lui mit sur la blessure, les y assujettit avec une bande, et, comme il étendait les bras vers elle, elle lui fit encore signe de ne pas s'agiter et disparut ainsi que la première fois. Le capitaine se sentait rafraîchi comme si on l'avait mis dans un bain de lait. Plus de douleur, plus de fièvre, rien que la maudite faiblesse. Enfin il se rendormit.
Il n'était pas encore réveillé le lendemain, quand le docteur lut fit sa visite. Au bruit de ses pas, il ouvrit les yeux.—De mieux en mieux, dit le médecin; bon œil; tirez la langue, bonne langue; donnez la main, bon pouls: voyons la blessure.
—Ah! dit le capitaine en levant la compresse d'herbes et la bande qui la retenait, l'appareil s'est dérangé pendant la nuit.
—N'importe, voyons toujours.
La blessure allait à merveille, elle était presque fermée. Le docteur proposa un second emplâtre pareil à l'autre et chargea la vieille de l'appliquer sur le côté du malade. Mais à peine eut-il le dos tourné, que le capitaine, qui se rappelait ce qu'il avait souffert la veille, jeta le diable d'emplâtre par la fenêtre, remit sur sa blessure les herbes toutes sèches qu'elles étaient, et, comme il se sentait bien, il demanda à prendre un bouillon; mais la vieille lui dit que c'était chose défendue. Il n'y avait pas à dire, il fallait s'en priver; il passa par tout ce qu'on voulut, et, comme ça allait de mieux en mieux, le soir il dit à la vieille qu'elle pouvait se coucher, qu'il n'avait plus à faire de personne, qu'elle laissât seulement la lampe allumée et que s'il avait besoin d'elle il l'appellerait. La vieille ne demandait pas mieux, elle fit ce que désirait le capitaine, et elle le laissa seul.
Cette fois, au lieu de s'endormir, il demeura les yeux ouverts et fixés sur la porte. A minuit elle s'ouvrit comme d'habitude, et la jeune fille s'avança vers lui.
—Vous ne dormez pas? dit-elle au capitaine.
—Non, je vous attends.
—Et comment vous trouvez-vous?
—Oh! bien, toute la journée et encore mieux maintenant.
—Votre blessure?
—Voyez, elle est fermée.
—Oui.
—Grâce à vous, car c'est vous qui m'avez sauvé.
—C'était bien le moins que je vous soignasse; c'était pour moi que vous aviez été blessé: grâce à Dieu, vous êtes guéri.
—Si bien guéri, répondit le capitaine, qui ne perdait pas de vue son bouillon, que je meurs de faim, je vous l'avouerai.
La jeune fille sourit, tira le flacon de la veille, seulement cette fois la liqueur qu'il contenait était rouge comme du vin; elle le vida dans une petite tasse qu'elle prit sur la cheminée et la présenta au capitaine.
Quoique ce ne fût pas cela qu'il demandait, il la prit tout de même, y goûta d'abord du bout des lèvres, mais, sentant que c'était doux comme du miel, il l'avala d'une seule gorgée. Si peu de chose que ce fût, ça lui endormit l'estomac; c'est unique: à peine la valeur d'un petit verre de rosolio! Ce n'était pas tout, bientôt il sentit une bonne chaleur qui lui courait par tout le corps, il se croyait dans le paradis. Pauvre capitaine, il regardait la jeune fille, il lui parlait sans savoir ce qu'il disait: enfin, sentant que ses yeux se fermaient, il lui prit la main et s'endormit.
—N'était-ce point la même liqueur, demandai-je, que, dans une occasion semblable, l'aubergiste Matteo donna à Gaetano-Sferra?
—Juste la même. Il a habité ces pays-là, le vieux, et il a connu la pauvre fille, qui lui a donné sa recette; il faut croire, au reste, que c'est une boisson enchantée, car le capitaine fit des rêves d'or: il croyait être à la pêche du corail du côté de Pantellerie, et il en pêchait des branches magnifiques; il en avait plein son bâtiment, il ne savait plus où en mettre: enfin il fallait bien se décider à aller le vendre. Il partait pour Naples et il avait un petit vent de demoiselle qui le poussait par derrière comme avec la main. En arrivant dans le port, ses cordages étaient en soie, ses voiles en taffetas rose et son bâtiment en bois d'acajou. Le roi et la reine, qui étaient prévenus de son arrivée, l'attendaient et lui faisaient signe de la main. Enfin, il descendait à terre, on l'amenait au palais, et là on lui faisait boire du Lacryma-Christi dans des verres taillés, et manger du macaroni dans des soupières d'argent; c'était un rêve enfin: on lui achetait son corail plus cher qu'il ne voulait le vendre, et il revenait riche richissime, et toute la nuit, il n'y a pas à dire, toute la nuit comme ça.
—Il avait pris de l'opium? interrompis-je.
—C'est possible. Si bien que le lendemain, lorsqu'on le réveilla, il se croyait le grand Turc. Mais quand la vieille entra, il vit bien qu'il se trompait; il se rappela qu'il était tout bonnement le capitaine Antonio Aréna, qu'il avait été blessé, et que ce qu'il prenait pour du vin du Vésuve et du macaroni, était tout bonnement quatre gouttes d'une liqueur rouge qu'une jeune fille lui avait versée dans la tasse qui était encore sur la chaise auprès de son lit; mais il ne dit pas un mot de la chose, il demanda seulement à se lever, on lui mit un fauteuil à côté de sa croisée, il prit un bâton et, ma foi, tant bien que mal il marcha: c'était crâne, tout de même, trois jours après avoir reçu un coup de couteau pareil; enfin il avait l'air d'un président quand le docteur entra: il n'en revenait pas, pauvre cher homme, c'était la plus belle cure qu'il eût faite de sa vie. Il s'assit auprès de son malade.
Eh bien! capitaine, lui dit-il, il paraît que ça va de mieux en mieux?
—Vous voyez, docteur, parfaitement.
—Oh! il n'y a pas besoin de vous tâter le pouls, ni de vous regarder la langue; il n'y a plus que patience à avoir, et les forces reviendront. Mais quand elles seront revenues, si j'ai un conseil à vous donner, c'est de ne plus vous battre pour toutes les sorcières que vous rencontrerez, parce qu'il y en a quelques-unes en Calabre, voyez-vous!
—Qu'est-ce que vous dites?
—Je dis que celle pour laquelle vous avez reçu le coup de couteau dont ma science vient de vous guérir, ne valait pas la vie qu'elle a failli vous coûter.
—Comment?
—Vous ne la connaissez pas?
—Non.
—Eh bien, c'est Giulia.
—Giulia! c'est son nom? après?
—Eh bien après… c'est le nom d'une sorcière! voilà tout.
—Elle! elle est sorcière!—Le capitaine pâlit.—Puis, comme il n'était pas convaincu encore:—Sorcière? reprit-il: docteur, en êtes-vous bien sûr?
—Sûr comme de mon existence: c'est une fille sans père ni mère d'abord. Puis, voyez-vous, elle a été élevée par un vieux berger, un jeteur de sorts, un empoisonneur enfin.
—Mais ce n'est pas une raison pour que cette pauvre fille…
—Cette pauvre fille est une strigge, vous dis-je; moi, je l'ai rencontrée dans les champs la nuit, en temps de pleine lune, cherchant les herbes et les plantes avec lesquelles elle fait les maléfices. Quand il arrive un malheur sur la montagne ou sur la plage, qu'un marinier se noie ou qu'un homme reçoit un coup de couteau, elle va les trouver la nuit; elle les fait revenir avec des paroles magiques; elle leur donne des breuvages composés avec des plantes inconnues, et, quand les malades sont près de guérir, elle leur fait signer un pacte.—Eh bien, qu'avez-vous donc, capitaine? vous devenez blanc comme un linge.—Une sueur! oh! oh! c'est de la faiblesse. Voyez-vous, vous vous êtes levé trop tôt. C'est égal, cela ira bien demain, je viendrai vous voir.
—Docteur, dit le capitaine, je voudrais régler mon compte avec vous.
—Bah, ce n'est pas pressé, répondit le docteur.
—Si fait, si fait.
—Eh bien, mais vous savez d'où je vous ai tiré; vous me donnerez ce que vous voudrez, ce que vous croyez que ça mérite; je ne fais jamais de prix, moi.
—Un ducat par visite, est-ce bien, docteur?
—Va pour un ducat par visite.
—Le capitaine lui donna trois ducats, et le docteur sortit.
Un quart d'heure après nous arrivâmes, à trois mariniers de l'équipage du capitaine. Nunzio, mon pauvre frère et moi, nous avions appris l'accident le jour même, et nous avions sauté dans notre barque. Oh! une petite barque soignée, allez, qui filait comme une hirondelle, et nous avions fait la traversée della Pace à Palma, il y a neuf grandes lieues, il faut vous dire, en trois heures et demie, pas une minute avec; c'est bien aller, cela, hein!
—Très-bien; mais il me semble que vous vous écartez de votre récit, mon cher Pietro.
—C'est juste. Ah, dit le capitaine en nous apercevant, soyez les bienvenus. Pauvre capitaine! nous lui baisions les mains comme du pain. Voyez-vous, on nous avait dit qu'il était mort, et nous le retrouvions non-seulement vivant, mais encore levé et avec une bonne mine; c'est-à-dire que nous ne nous tenions pas de joie.
—Ce n'est pas tout cela, mes enfants, qu'il nous dit; vous êtes venus avec la barque.
—Oui.
—Eh bien, il faut la tenir prête pour repartir tous ensemble cette nuit.
—Cette nuit?
—Chut!
—Capitaine, vous n'y pensez pas, blessé comme vous êtes.
—Il le faut, je vous dis; pas de raisons, pas de propos, pas d'observations; quand je vous dis qu'il faut partir, c'est qu'il faut partir.
—Mais si le vent est mauvais?
—Nous irons à la rame, et ça quand je devrais m'y mettre moi-même.
—Vous, capitaine, allons donc; c'est bon pour vous amuser, quand vous vous portez bien et qu'il y a bonace; mais quand vous êtes blessé, ça serait beau.
—Ainsi, c'est convenu.
—Convenu.
—Faites venir du vin, et du meilleur; c'est moi qui paie.
Nous fîmes venir du petit vin de Calabre et des marrons; voyez-vous, quand vous y passerez, en Calabre, n'oubliez pas cela; car il n'y a que cela de bon dans le pays, le muscat et les châtaignes. Quant aux hommes, de véritables brigands, qui ont trahi Joachim, et qui l'ont fusillé après.
—Mais il me semble, repris-je, que vous en voulez beaucoup aux
Calabrais.
—Oh! entre eux et nous c'est une guerre à mort; je vous en raconterai sur eux, soyez tranquille; mais pour le moment revenons au capitaine; il prit plein un dé à coudre de vin; ça lui fit un bien infini. Il sentait ses forces revenir, que c'était une bénédiction; enfin, à huit heures, nous le quittâmes pour aller tout préparer. A onze heures nous étions revenus: il s'impatientait beaucoup, le capitaine; il était levé et prêt à partir.
—Ah! dit-il, j'avais peur que vous ne tardassiez jusqu'à minuit,—filons.
—Sans rien dire à personne?
—J'ai payé le médecin, et voilà deux piastres pour la vieille.
—Vous faites les choses grandement, capitaine.
—Pourvu qu'il me reste en arrivant à la Pace deux carlins pour faire dire une messe, c'est tout ce qu'il me faut. En route.
—Oh! avec votre permission, capitaine, vous ne marcherez pas, nous vous porterons.
—Comme vous voudrez; mais partons.
Nunzio le prit sur son dos comme on prend un enfant, et, attendu que nous n'étions pas à plus de cent pas de l'endroit où nous avions amarré le canot, en dix minutes nous fûmes arrivés. Au moment où nous posions le capitaine dans la barque, nous vîmes une figure blanche se lever lentement sur un des rochers du rivage; elle nous regarda un instant, puis elle nous sembla glisser le long de la grande pierre, et elle vint vers nous. Pendant ce temps nous poussions la péniche à la mer, ce qui lui donna le temps de s'approcher; elle n'était plus qu'à quinze pas à peine, lorsque le capitaine l'aperçut.
—La barque est-elle à flot? s'écria-t-il en se soulevant, et d'une voix aussi forte que s'il était plein de santé.
—Oui, capitaine, répondîmes-nous tous ensemble.
—Eh bien, à la rame, mes amis, et au large, vivement au large.
La femme poussa un cri: nous nous retournâmes.
—Qu'est-ce que cette femme? demanda Nunzio.
—Une sorcière, répondit le capitaine en faisant le signe de la croix.
Le canot bondit sur la mer, emporté comme s'il avait des ailes; quant à la pauvre créature que nous laissions en arrière, nous la vîmes s'affaisser sur le sable, et elle y resta étendue comme si elle était morte.
Quant au capitaine, il était retombé évanoui au fond de la barque.