A table, dit Jadin en reparaissant sur le pont une langouste d'une main, un plat de pommes de terre de l'autre et une bouteille de vin de Syracuse sous chaque bras. Mais ce jour-là Jadin mangea seul; le capitaine était triste, et il était facile de voir que sa tristesse venait des souvenirs que j'avais éveillés en lui par ma proposition d'aller au cap Blanc. Quant à moi, j'étais préoccupé du récit de Pietro, dans lequel je cherchais la réalité sous la teinte trompeuse dont il l'avait recouverte. Du reste, les obscurités jetées sur certaines parties, obscurités que l'esprit superstitieux du narrateur, au lieu d'éclaircir, épaississait à chaque question nouvelle, la difficulté que j'éprouvais même parfois à comprendre le patois dans lequel le récit m'était fait, tout concourait à faire porter aux individus qui s'agitaient, dans ce drame simple mais sûr, une scène immense, et, dans ce cadre gigantesque, des ombres poétiques qui paraîtraient d'une forme insolite et d'une couleur étrange au milieu de notre civilisation. J'éprouvais, du reste, un charme extrême à voir, aux mêmes lieux qu'habitaient autrefois les croyances profanes, errer aujourd'hui comme des ombres du moyen âge, les superstitions chrétiennes qui, exilées de nos villes et de nos villages, se réfugient sur l'Océan et enveloppent d'une même atmosphère le vaisseau du matelot breton qui vogue vers le Nouveau-Monde, et la barque du marinier de la Méditerranée qui rame vers l'Ancien. Je tenterai donc de faire partager à mes lecteurs les sensations que j'ai éprouvées sans les rationaliser pour eux plus que je ne suis parvenu à le faire pour moi; afin que, blasés comme ils le sont et comme je l'étais sur ces faits positifs de la politique et sur les découvertes exactes de la science, ils respirent comme moi le souffle de cette atmosphère nouvelle, au milieu de laquelle les hommes et les choses perdent leurs contours secs et arrêtés pour nous apparaître avec le vague, la mélancolie et le charme que répandent sur eux la distance, la vapeur et la nuit.
On comprendra donc facilement qu'aussitôt, et même avant la fin du dîner, je me levai et fis signe à Pietro de me suivre. Nous allâmes nous asseoir à l'avant du bâtiment et, tendant la main vers l'horizon, je lui montrai sur les côtes de la Calabre Palma qui se dorait aux derniers rayons du soleil.
—Oui, oui, me dit-il, je vous comprends, et je n'ai même rien mangé de peur que mon dîner ne m'étouffe en vous racontant ce qui me reste à vous dire, parce que c'est le plus triste, voyez-vous.
—Vous en étiez à l'évanouissement du capitaine.
—Oh! il ne fut pas long, la fraîcheur de la nuit le fit bientôt revenir. Nous arrivâmes sur les quatre heures au village; le même matin, Antonio se confessa; huit jours après, il fit dire une messe, et au bout d'un an, comme je vous l'ai raconté, il épousa sa cousine Francesca.
—N'avait-il pas revu Giulia pendant cet intervalle?
—Non, mais il avait souvent entendu parler d'elle. Depuis l'aventure du coup de couteau elle était devenue encore plus errante et plus solitaire qu'auparavant; et on disait qu'elle aimait le capitaine: vous jugez bien l'effet que ça lui fit quand il la rencontra près du lac, et qu'il n'est pas étonnant qu'il soit revenu de son entrevue avec elle, si pâle et si effaré.
Il faut vous dire qu'au moment de se marier le capitaine allait faire un petit voyage; nous devions transporter à Lipari une cargaison d'huile de Calabre, et le capitaine avait retardé sa traversée afin de pouvoir charger en repassant de la passoline à Stromboli; de cette manière il n'y avait rien de perdu, ni allée ni retour, et il avait profité du moment qu'il avait à lui pour se marier avec sa cousine, qu'il aimait depuis long-temps.
Trois ou quatre jours après sa rencontre avec Giulia, il me fit venir.
—Tiens, Pietro, me dit-il, va-t'en à Palma à ma place, tu t'entendras avec M. Piglia sur le jour où l'huile sera envoyée à San-Giovanni, où il est convenu que nous l'irons prendre. Tu comprends pourquoi je n'y vas pas moi-même.—C'est bon, c'est bon, capitaine, répondis-je, j'entends: la sorcière, n'est-ce pas?
—Oui.
—Eh bien! soyez tranquille, la chose sera faite en conscience. En effet, le lendemain je pris la barque; je dis à mon frère et à Nunzio de m'accompagner, et nous partîmes. Arrivé à Palma, je les laissai à bord et je montai chez M. Piglia. Oh! avec lui les arrangements sont bientôt faits; c'est un homme fidèle comme sûr, M. Piglia. Au bout de cinq minutes tout était fini, et j'aurais pu revenir s'il ne m'avait pas gardé à dîner. Il est comme ça, lui, riche à millions, mais pas fier; il fait mettre un matelot à sa table, et il trinque avec lui. Dam, nous avions trinqué pas mal. Tout à coup, j'entends sonner neuf heures à la pendule; ça me rappelle que les autres m'attendent.—Eh bien! dis-je, c'est convenu, M. Piglia; d'aujourd'hui en huit jours l'huile sera Ŕ San-Giovanni.—Oh! mon Dieu, vous pouvez l'aller prendre, qu'il me répond.—Alors, je me lève, je salue la société, et je m'en vas.
Il faisait nuit noire tout à fait; mais je connaissais mon chemin comme ma poche. Je pris une petite pente qui conduisait droit à la mer, et je me mis en route en sifflant. Tout à coup j'aperçois devant moi quelque chose de blanc, qui était assis sur un rocher; je m'arrête, ça se lève; je continue mon chemin, ça se met en travers de ma route. Oh! oh! que je dis, il y a du louche là-dedans; les demoiselles qui se promènent à cette heure-ci ne sont pas sorties pour aller à confesse. C'est drôle au moins, moi, Pietro, qui n'ai pas peur d'un homme, ni de deux hommes, ni de dix hommes, voilà que je sens mes jambes qui tremblent, et puis une sœur froide qui me prend à la racine des cheveux, que j'en frissonne encore. C'est égal, je vas toujours.—Vous devinez que c'était la sorcière, n'est-ce pas?
—Sans doute.
—Eh bien! elle ne bougeait pas plus qu'une borne; mais ce n'est pas là l'étonnant; c'est qu'en arrivant près d'elle:—Pietro, quelle me dit—elle savait mon nom, comprenez-vous—Eh bien! oui, Pietro, que je réponds, après?…
—Pietro, répéta-t-elle, tu fais partie de l'équipage du capitaine
Aréna.
—Pardieu! belle malice! C'est connu, ça; si vous n'avez pas autre chose à m'apprendre, ce n'est pas la peine de m'arrêter.
—Tu l'aimes.
—Oh! ça, comme un frère,
—Eh bien! dis-lui de ne faire aucun voyage pendant cette lune-ci; c'est tout. Ce voyage lui serait fatal, à lui et à ses compagnons.
—Bah! vous croyez?
—J'en suis sûre.
—Eh bien! je lui dirai ça.
—Tu me le promets?
—Ma parole.
—Cest bien, passe.
Alors elle se dérangea; je me fis mince pour ne pas la toucher; je continuai ma route pendant vingt pas, pas plus vite les uns que les autres, pour ne pas avoir l'air d'avoir peur; mais, au premier tournant, je pris mes jambes à mon cou; et je détale un peu vite, allez, quand je m'y mets.
—Oui, oui; je connais vos moyens.
La barque m'attendait. Quand Nunzio et mon frère me virent arriver tout essoufflé, ils se doutèrent bien qu'il y avait quelque chose; alors ils me prirent chacun par un bras pour m'aider à monter plus vite, et ils se mirent à ramer comme s'ils faisaient la pêche de l'espadon. Ça n'aurait pas pu durer long-temps comme cela; mais une fois hors de la crique le vent s'éleva, nous hissâmes la voile et nous arrivâmes vivement au village. J'avais envie d'aller éveiller le capitaine tout de suite, mais je pensai que le lendemain matin il serait temps. Dailleurs je ne voulais rien dire devant sa femme. Le lendemain j'allai le trouver et je lui contai l'affaire.
—Elle m'a déjà dit la même chose, me répondit-il.
Eh bien! est-ce que vous n'attendrez pas l'autre lune, capitaine?
Impossible. On commence déjà à faire sécher la passoline, et si nous attendions plus long-temps nous arriverions derrière les autres, ce qui fait que nous aurions plus mauvais et plus cher.
—Dam, c'est à vous de voir.
—C'est tout vu. Tu dis que samedi prochain les huiles seront à
San-Giovanni, n'est-ce pas?
—Samedi prochain.
—Eh bien! samedi prochain nous chargerons, et lundi à la voile.
—C'est bien, capitaine.
Je ne fis pas d'autres observations: je savais qu'une fois qu'il avait arrêté une chose dans sa tête, il n'y avait ni dieu ni diable qui pût le faire changer de résolution; aussi il ne fut plus ouvert la bouche de la chose: le samedi à cinq heures du matin nous allâmes charger à San-Giovanni, à huit heures du soir les cinquante barriques d'huile étaient à bord, et à minuit nous étions de retour à la Pace. Le capitaine trouva sa femme en larmes, il lui demanda pourquoi elle pleurait, et alors elle lui raconta qu'au jour tombant elle était montée dans le jardin pour aller cueillir des figues d'Inde: le temps d'en ramasser plein son tablier et la nuit était tombée; en revenant elle avait rencontré sur la route une femme enveloppée d'un grand voile de laine blanche, et cette femme lui avait dit que si son mari partait avant la nouvelle lune il lui arriverait malheur
—C'était toujours Giulia? demandai-je.
Vous jugez, pauvre femme, l'état où elle était. Le capitaine la tranquillisa tant bien que mal, car il n'était pas trop rassuré lui-même; et au fait il n'y avait pas de quoi l'être. Mais Francesca eut beau dire et beau faire, Antonio ne voulut entendre à rien: le bâtiment était chargé, le prix était fait, le jour arrêté, c'était fini; tout ce qu'elle put obtenir c'est qu'il entendrait avec elle le lendemain une messe qu'elle avait été commander à l'église des Jésuites à l'intention de son heureux voyage.
Le lendemain, qui était un dimanche, ils allèrent tous les deux à l'église, la messe était pour huit heures: quelques minutes avant qu'elles ne sonnassent ils étaient arrivés; ils se mirent à genoux et commencèrent à dire leurs prières. Lorsqu'ils eurent fini, ils levèrent la tête, et au milieu du chœur ils virent une bière couverte d'un drap noir avec des cierges tout autour: un enfant de chœur vint les allumer, et Antonio lui demanda quelle était la messe qu'on allait dire. L'enfant de chœur répondit que c'était celle commandée par la femme du capitaine, et, comme en ce moment le prêtre montait à l'autel, il ne lui fit pas d'autre question. Au même instant la messe commença.
Aux premières paroles que prononça le prêtre le capitaine et sa femme se regardèrent en pâlissant. Cependant tous deux se remirent à prier; mais lorsque les chantres entonnèrent le De profundis, la pauvre Francesca ne put résister plus long-temps à sa terreur, elle jeta un cri et s'évanouit. Ce cri était si douloureux que le prêtre descendit de l'autel et s'approcha de celle qui lavait poussé.
—Mais, dit le capitaine d'une voix altérée, quelle diable de messe nous chantez-vous là?
—L'office des morts, répondit le prêtre.
—Qui vous l'a commandé?
—Francesca.
—Moi! un office des morts! s'écria la pauvre femme. Oh! non, non! Je vous ai commandé une messe de bon retour, et non un service funèbre.
—Alors j'ai mal compris, et je me suis trompé, répondit le prêtre.
—Sainte Vierge, ayez pitié de nous! s'écria Francesca.
—Que la volonté de Dieu soit faite, dit avec résignation le capitaine.
Le surlendemain nous partîmes.
Jamais nous n'avions eu un plus beau temps pour appareiller. Nous passâmes devant le Phare fiers comme si nous avions eu des ailes. Le capitaine avait l'air aussi tranquille que s'il n'avait rien eu au fond du cœur. Mais moi, qui savais la chose, je le vis, quand nous eûmes doublé la tour, jeter deux ou trois coups d'œil du côté de Palma. Enfin il demanda sa lunette, on la lui apporta, il regarda long-temps le rivage, et, sans dire un mot, il me passa l'instrument. Je regardai après lui, et, malgré la distance, je vis Giulia aussi distinctement que je vous vois: elle était assise sur le haut d'un rocher dont la base trempait dans la mer, regardant le bâtiment, et de temps en temps s'essuyant les yeux avec un mouchoir.
—C'est bien elle, dis-je en rendant la longue-vue au capitaine.
—Oui, je l'ai reconnue.
—Est-ce qu'elle va rester long-temps là? c'est qu'elle m'offusque.
—Crois-tu véritablement qu'elle soit sorcière?
—Si elle l'est, capitaine! j'en mettrais ma main au feu!
—Cependant elle ne m'a jamais fait de mal; au contraire, sans elle…
—Après?
—Eh bien! sans elle, je ne naviguerais plus aujourd'hui. Elle ne peut me vouloir du mal, car, lorsque je l'ai vue au bord du lac elle ne menaçait pas, elle priait, elle pleurait.
—Pardieu, si ce n'est que cela, elle pleure encore, on le voit bien.
Le capitaine reporta la lunette à son œil, regarda plus attentivement encore que la première fois; puis, poussant un soupir, il renfonça sa lunette avec la paume de sa main, et passant son bras sous le mien:—Allons faire un tour sur l'avant, me dit-il.
—Volontiers, capitaine.
L'équipage n'avait jamais été plus gai; on riait, on racontait des histoires; et puis, voyez-vous, quand nous allons dans les îles, c'est une fête; nous y avons des connaissances, comme vous avez pu voir, de sorte que chacun parlait de sa chacune, et il ne faut pas demander si on riait. Aussitôt qu'ils m'aperçurent:—Allons, Pietro, la tarentelle.—Oh je ne suis pas en train de danser, que je leur réponds.
—Bah! nous te ferons bien danser malgré toi, dit mon pauvre frère. Oh! un bon garçon, voyez-vous, dix ans de moins que moi; je l'aimais comme mon enfant. Alors il se met à siffler, les autres à chanter, et moi, ma foi, je sens la plante des pieds qui me démange; je commence à danser d'une jambe, puis de l'autre, et me voilà parti. Vous savez, quand je m'y mets, ce n'est pas pour un peu: ils allaient toujours, et moi aussi; au bout d'une demi-heure je tombe sur mon derrière, j'étais rendu.—Ah! je dis, un verre de muscat, ça ne fera pas de mal. On me passe la bouteille.—A la santé du capitaine et de son heureux voyage! Oû est-il donc, le capitaine?—A l'arrière, me dit Nunzio.—Eh! qu'est-ce que tu fais là, pilote?—Tu vois bien, je me croise les bras; le capitaine s'est chargé du gouvernail.—Ah! ah! Sur ce, je me lève, et je vas le rejoindre. Il avait une main sur le timon et il tenait sa lorgnette de l'autre. La nuit commençait à tomber.
—Eh bien, capitaine?
—Elle y est toujours.
Je mis ma main sur mes yeux, je vis un petit point blanc, pas autre chose.
—C'est drôle, que je dis au capitaine, je crois que vous vous trompez, ce n'est pas une femme ça, c'est trop petit, ça m'a l'air d'une mouette.
—C'est la distance.
—Oh! j'ai de bons yeux, je n'ai pas besoin de longue-vue, moi… je m'en tiens à ce que j'ai dit, moi… c'est une mouette.
—Tu te trompes.
—Eh! tenez, la preuve, c'est que la voilà qui s'envole. Le capitaine jeta un cri, s'élança sur le bastingage.—Eh bien, dis-je en le retenant par le fond de sa culotte, qu'est-ce que vous allez donc faire?
—C'est juste, elle aurait le temps de se noyer dix fois avant que j'arrivasse. Et il retomba plutôt qu'il ne redescendit.
—Comment?
—Elle s'est jetée à la mer.
—Bah!
—Regarde.
Je pris sa lorgnette: inutile, il n'y avait plus rien.
—Eh bien! dis-je au capitaine, que voulez-vous? voilà. Il se désolait. Allons, soyez un homme, et que les autres ne s'aperçoivent pas de cela.
—Va les trouver et dis à Nunzio qu'il peut dormir cette nuit, je resterai au gouvernail. Il me tendit la main, je la pris et je la serrai.
—Au bout du compte, lui dis-je, ce n'est qu'une sorcière de moins.
—Est-ce que tu crois qu'elle était sorcière? répéta-t-il.
—Dam! capitaine, vous savez mon opinion là-dessus, voilà trois fois que je vous le dis.
—C'est bien, laisse-moi. Je lui obéis.
—Vous pouvez vous coucher tous, leur dis-je, le capitaine veillera.
Ça faisait l'affaire de tout le monde, de sorte qu'il n'y eut pas de contestation. Le lendemain on se réveilla à Lipari; quant au capitaine, il n'avait pas fermé l'œil.
Nous y restâmes trois jours, non pas à décharger l'huile, ça fut fini en vingt-quatre heures, mais à faire la noce; puis après ça nous partîmes pour Stromboli légers comme lièges. Là nous chargeâmes, comme ça avait été dit, la valeur d'un millier de livres de passoline: non pas que nous eussions assez d'argent pour payer ça comptant, mais le capitaine avait bon crédit et il était sûr de s'en défaire avantageusement rien qu'à Mélazzo; il en avait déjà près de deux cents livres placées d'avance. Alors, vous concevez, au lieu de revenir de Stromboli à Messine, on manœuvra sur le cap Blanc. Voilà que nous arrivons à la chose; voyez-vous, je l'ai retardée tant que j'ai pu, mais ici il n'y a plus à s'en dédire: faut marcher!
—Un verre de rhum, Pietro!
—Non, merci. Cétait en plein jour, à midi, il faisait un magnifique soleil de la fin de septembre; le temps à la bonace, un petit courant d'air, voilà tout. Le capitaine fumait; le frère de Philippe, vous savez, le chanteur, il jouait à la morra avec mon pauvre frère Baptiste. Moi, j'étais de cuisine. Je mets par hasard le nez hors de la cantine:—Tiens, je dis, voilà un singulier nuage et d'une drôle de couleur. Il était comme vert, couleur de la mer, et tout seul au ciel.
—Oui, me répond le capitaine; et il y a déjà dix minutes que je le regarde. Vois donc comme il tourne, Nunzio.
—Vous me parlez, capitaine? dit le pilote en levant la tête au-dessus de la cabine.
—Vois-tu?
—Oui.
—Qu'est-ce que tu penses de cela?
—Rien de bon.
—Si nous mettions toutes nos voiles dehors, peut-être arriverions-nous au cap Blanc avant l'orage.
—Ce n'est pas un orage, capitaine; il n'y à pas d'orage en l'air; le temps est au beau fixe, la brise vient de la Grèce; voyez plutôt la fumée de Stromboli qui va contre le vent.
—C'est vrai, dit le capitaine.
—Eh! tenez, tenez, capitaine, voyez donc la mer au-dessous du nuage, comme elle crépite.
—Tout le monde sur le pont, cria le capitaine.
En un moment nous fûmes là tous les douze, les yeux fixés sur l'endroit en question; l'eau bouillonnait de plus en plus. De son côté, le nuage s'abaissait toujours; on aurait dit qu'ils s'attiraient l'un l'autre, que la mer allait monter et que le ciel allait descendre. Enfin, la vapeur et l'eau se joignirent. C'était comme un immense pin dont l'eau formait le tronc, et la vapeur la cime. Alors nous reconnûmes que c'était une trombe; au même moment, l'immense machine commença de se mettre en mouvement. On eût dit un serpent gigantesque aux écailles reluisantes qui aurait marché tout debout sur sa queue, en vomissant de la fumée par sa gueule. Elle hésita un instant comme pour chercher la direction qu'elle devait prendre. Enfin, elle se décida à venir sur nous. En même temps le vent tomba.
—Aux rames! crie le capitaine.
Chacun empoigna l'aviron; nous n'avions que vingt pas à faire pour que la trombe passât à l'arrière. Il ne faut pas demander si nous ménagions nos bras; nous allions, Dieu me pardonne, aussi vite que quand le vent du diable souffle. Aussi, nous eûmes, bientôt gagné sur elle; si bien quelle continuait sa route lorsqu'elle rencontra notre sillage. Quant à nous, nous ramions d'ardeur en lui tournant le dos; de sorte que, ne la voyant plus, nous croyions en être quittes. Tout à coup nous entendîmes Nunzio qui criait:—La trombe! la trombe! Nous nous retournâmes.
Soit que notre course rapide eût établi un courant d'air, soit que le sillon que nous creusions lui indiquât sa route, elle avait changé de direction et s'était mise à notre poursuite. On eût dit un de ces géants comme il y en avait autrefois dans les cavernes du mont Etna, et qui poursuivaient jusque dans la mer les vaisseaux qui avaient le malheur de relâcher à Catane ou à Taormine. Nous n'avions plus de bras, nous n'avions plus de voix, nous n'avions que des yeux. Quant à moi, je me rappelle que j'étais comme un hébété; je suivais du regard un grand oiseau de mer qui avait été entraîné dans la trombe, et qui tourbillonnait comme un grain de sable, sans pouvoir sortir du cercle qui l'enfermait. A mesure que la trombe s'approchait nous reculions devant elle; si bien que nous nous trouvâmes tous entassés sur l'avant du navire, excepté le pilote qui, ferme à son poste, était resté à l'arrière. Tout à coup le bâtiment trembla comme si, lui aussi, il avait eu peur. Les mâts plièrent comme des joncs, les voiles se déchirèrent comme des toiles d'araignée; le bâtiment se retourna sur lui-même. Nous étions tous engloutis.
Je ne sais pas le temps que je passai sous l'eau. Autant que je pus calculer, j'ai bien plongé à une trentaine de pieds de profondeur. Heureusement, j'avais eu le temps de faire provision d'air, de sorte que je n'étais pas encore trop ébouriffé en revenant à la surface de la mer. J'ouvris les yeux, je regardai autour de moi, et la première chose que je vis, c'était notre pauvre bâtiment flottant cap dessus, cap dessous, comme une baleine morte. Au même instant je m'entendis appeler; je me retournai, c'était le capitaine.—Allons, allons, courage! que je lui dis; nous ne sommes pas paralytiques, et, avec la grâce de Dieu, nous pouvons nous en tirer.
—Oui, oui, dit le capitaine; mais en voilà encore un qui reparaît derrière toi: c'est Vicenzo.
—A moi! cria Vicenzo; je sens que j'ai la jambe cassée, je ne puis pas me soutenir sur l'eau.
—Poussons-le au bâtiment, capitaine; il se mettra à cheval dessus, et, tant qu'il ne sera pas coulé tout à fait, eh bien! il aura la chance d'être vu par quelque barque de pêche. Courage! Vicenzo, courage!
Nous le primes chacun par-dessous un bras, et nous le soutînmes sur l'eau; puis, arrivé au bâtiment, il s'y cramponna, et, à l'aide de ses deux mains et de sa bonne jambe, il parvint à se jucher sur la quille.—Ah! dit-il quand il fut assuré sur sa machine, je vois les autres: un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, vous deux ça fait dix, et moi ça fait onze: il n'en manque qu'un. Celui qui manquait s'appelait Jordano; nous n'en entendîmes jamais parler.
—Allons! dis-je au capitaine, il faut nager de concert et piquer droit au cap. C'est un peu loin, dam! et il y en a quelques-uns qui resteront en route; mais c'est égal, il ne faut pas que cela vous effraie.—Allons, en avant la coupe et la marinière.
—Bon voyage! nous cria Vicenzo.
—Encore un mot, vieux.
—Hein?
—Vois-tu mon frère?
—Oui, c'est le second là-bas.
—Dieu te récompense de ta bonne nouvelle!—Et je me mis à ramer vers celui qu'il m'avait indiqué, que le capitaine en avait peine à me suivre. Au bout de dix minutes, nous étions tous réunis, et nous nagions en ligne comme une compagnie de marsouins. Je m'approchai de mon frère.—Eh bien! Baptiste, que je lui dis, nous allons avoir du tirage.
—Oh! répondit-il, ça ne serait rien si je n'avais pas ma veste; mais elle me gêne sous les bras.
—Eh bien! approche-toi de moi et ne me perds pas de vue; quand tu te sentiras faiblir, tu t'appuieras sur mon épaule. Tu sais bien que je ne suis pas gros, mais que je suis solide.
—Oui, frère.
—Eh bien! pilote, c'est donc vous?
—Moi-même, mon garçon.
—Tiens, tiens, tiens, vous n'êtes pas si bête, vous, vous êtes tout nu.
—Oui, j'ai eu le temps de me déshabiller; mais si j'ai un conseil à te donner, c'est de ne pas user ton haleine à bavarder, tu en auras besoin avant une heure.
—Un dernier mot: ne perdez pas de vue le capitaine.
—Sois tranquille.
—Maintenant, motus.
Ça alla comme ça une heure. Au bout de ce temps, voyant mon frère inquiet:—Est-ce que tu te fatigues? que je lui dis.
—Non, ce n'est pas ça, mais c'est que je ne vois plus Giovanni.
C'était le frère de Philippe.
Je me retournai, je regardai de tous les côtés; peine perdue, il était allé rejoindre Jordano. Et ça, sans dire un mot, de peur de nous effrayer.
Voilà ce que c'est que les marins; pourtant je dis en moi-même un Ave Maria, moitié pour lui moitié pour moi, et je me mis à faire un peu de planche pour me reposer. Ça alla comme ça encore une heure; de temps en temps je regardais mon frère, il devenait de plus en plus pâle.
—Est-ce que tu es fatigué, Baptiste?
—Non, pas encore, mais nous ne sommes plus que huit.
—Une barque, cria le capitaine.
En effet, à l'extrémité du cap, nous voyions pointer une voile qui venait de notre coté; ça nous redonna des forces, et nous nous remîmes à nager bravement. Elle venait à nous, mais elle devait être encore plus d'une heure avant de nous voir et près de deux heures avant de nous rejoindre.
—Je n'irai jamais jusqu'à elle, dit Baptiste.
—Appuie-toi sur moi.
—Pas encore.
—Alors ne te presse pas et respire sur ta brassée.
—C'est ma diable de veste qui me gêne.
—Du courage.
Ça alla bien comme ça trois quarts d'heure. La barque approchait à vue d'œil; elle ne devait pas être à plus d'une lieue de nous. J'entendis Baptiste qui toussait; je me retournai vivement.—Ce n'est rien, dit-il, ce n'est rien.
—Si fait, c'est quelque chose, que je lui répondis; allons, allons, pas de bravade, et mets ta main sur mon épaule, ça soulage.
—Approche-toi de moi alors, car je sens que je m'engourdis. En deux brassées je l'avais rejoint; je lui mis la main sur mon cou, ça le soulagea.
—La barque nous a vus, cria le capitaine.
—Entends-tu, Baptiste? la barque nous a vus; nous sommes sauvés.
—Pas tous, car voilà Gaetano qui se noie.
—Allons, allons, ne t'occupe pas des autres, chacun pour soi, frère.
—Alors pourquoi ne me laisses-tu pas là?
—Parce que toi, c'est moi.
—Taisez-vous donc, dit le pilote, vous vous exténuez.
Il avait dit vrai. Le pauvre Baptiste! il ne pouvait plus aller; il me pesait comme un plomb, de sorte que je n'allais plus guère non plus, moi. Cependant la barque avançait toujours; nous voyions déjà les gens qui étaient dedans, nous entendions leurs cris, mais Nunzio seul leur répondait. On aurait dit qu'il avait des nageoires, quoi! le vieux chien de mer; il ne se fatiguait pas. Quant à Baptiste, c'était autre chose; il avait les yeux à moitié fermés, et je sentais son bras qui se roidissait autour de mon cou; je commençais moi-même à siffler en respirant.—Pilote, que je dis, si je n'arrive pas jusqu'à la barque, vous ferez dire des messes pour moi, n'est-ce pas? Je n'avais pas achevé, que je sens que mon frère entre dans l'agonie.—A moi, pilote! à… Va te promener! j'avais de l'eau par-dessus la tête. Vous savez, on boit trois bouillons avant d'aller au fond tout à fait.—Bon, que je dis, j'en ai encore deux à consommer. Effectivement, je revins sur l'eau. J'avais le soleil en face des yeux et il me semblait tout rouge; je voyais la barque dans un brouillard, je ne savais plus si elle était près ou si elle était loin; je voulais parler, appeler: oui, c'est comme si j'avais eu le cauchemar. Si ce n'avait été Baptiste, j'aurais peut-être encore pu me retourner sur le dos; mais avec lui, impossible, je sentais qu'il m'entraînait, que j'enfonçais.—Bon, je dis, voilà mon second bouillon, je n'en ai plus qu'un; enfin je rassemble toutes mes forces, je reviens sur l'eau, le soleil était noir. Ah! vous ne vous êtes jamais noyé, vous?
—Non. Continuez, Piétro.
—Que diable voulez-vous que je continue? je ne sais plus rien. Je ne connaissais plus mon frère, qui me tenait au col; je sentais que je roulais avec une chose qui m'entraînait au fond, avec une chose qui me noyait, et je voulais me débarrasser de cette chose. Je ne sais comment je fis, mais, Dieu me pardonne, j'y réussis. Alors j'eus un moment de bien-être; il me sembla que je respirais, qu'on me pressait, puis qu'on me retournait. Quand j'ouvris les yeux, nous étions à la pointe du cap Blanc, que vous voyez là-bas; j'étais pendu par les pieds et je crachais l'eau de mer gros comme le bras. Nunzio était près de moi, qui me frottait la poitrine et les reins.
—Et les autres?
—Il y en avait quatre de sauvés, et moi et Nunzio ça faisait six.
—Et le capitaine?
—Le capitaine, il ne s'était pas noyé, lui; mais des efforts qu'il avait faits en mettant le pied dans la barque sa blessure s'était rouverte. Elle ne voulut jamais se refermer; pendant trois jours il perdit tout le sang de son corps, et le troisième jour il mourut: preuve que Giulia était une sorcière.
—Et Vicenzo, que vous aviez laissé sur le bâtiment avec une jambe cassée?
—C'est le même que voilà là et qui cause avec votre camarade et le cuisinier; mais c'est égal, vous comprenez maintenant pourquoi nous ne nous soucions plus d'aller au cap Blanc.
En effet, je comprenais.
En ce moment le capitaine s'approcha de nous, et voyant à notre silence que nous avions fini:
—Excellence, me dit-il, je crois que votre intention est de toucher terre seulement à Messine et de retourner immédiatement à Naples par la Calabre.
—Oui. Y aurait-il quelque empêchement?
—Au contraire, je venais proposer à votre excellence de descendre directement à San-Giovanni pour ne pas payer deux patentes pour le speronare; nous traverserons le détroit dans la chaloupe.
—A merveille.
—A San-Giovanni, vieux, dit le capitaine en se tournant vers le pilote.
Nunzio fit un signe de tête, imprima un léger mouvement au gouvernail, et le petit bâtiment, docile comme un cheval de manége, tourna sa proue du côté de la Calabre.
A dix heures du soir, nous jetâmes l'ancre à vingt pas de la côte.
Si nous avions éprouvé des difficultés pour mettre pied à terre dans la capitale de l'archipel lipariote, ce fut bien autre chose pour descendre sur les côtes de Calabre: quoique notre capitaine eût pris la précaution de se rendre à la police dès l'ouverture du bureau, c'est-à-dire à six heures du matin, à huit il n'était pas encore de retour au speronare; enfin, nous le vîmes poindre au bout d'une petite ruelle, escorté d'une escouade de douaniers, laquelle se rangea en demi-cercle sur le bord de la mer, formant un cordon sanitaire entre nous et la population: cette disposition stratégique arrêtée, on nous fit descendre avec nos papiers, qu'on prit de nos mains avec de longues pincettes et qu'on soumit à une commission de trois membres choisis sans doute parmi les plus éclairés. L'examen ayant, à ce qu'il paraît, été favorable, les papiers nous furent rendus, et l'on procéda à l'interrogatoire: c'est à savoir, d'où nous venions, où nous allions, et dans quel but nous voyagions. Nous répondîmes sans hésiter que nous venions de Stromboli, que nous allions à Bauso, et que nous voyagions pour notre plaisir. Ces raisons furent soumises à un examen pareil à celui qu'avaient subi nos papiers; et sans doute elles en sortirent victorieuses comme eux, car le chef de la troupe, rassuré sur notre état sanitaire, s'approcha de nous pour nous dire qu'on allait nous délivrer notre patente, et que nous pourrions continuer notre route; une piastre que je lui offris, et qu'il ne crut pas devoir prendre, comme les passe-ports, avec des pincettes, activa les dernières formalités, de sorte qu'un quart d'heure après, c'est-à-dire vers les dix heures, nous reçûmes notre autorisation de partir pour Messine.
J'en profitai seul: Jadin avait avisé une barque de pêcheurs, et dans cette barque trois ou quatre poissons de formes et de couleurs tellement séduisantes, que le désir de faire une nature morte l'emporta chez lui sur celui de visiter le théâtre des exploits de Pascal Bruno; en outre, il comptait le lendemain et le surlendemain aller prendre un croquis de Scylla.
Nous montâmes dans une petite barque, tout l'équipage et moi: chacun était pressé de revoir sa femme. Jadin, le mousse et Milord restèrent seuls pour garder le speronare. Ne voulant pas retarder leur bonheur d'un instant, j'autorisai nos matelots à piquer droit sur le village della Pace; cette autorisation fut reçue avec des hurras de joie: chacun empoigna un aviron, et nous volâmes, littéralement, sur la surface de la mer.
Dès le matin, d'un côté du détroit à l'autre on avait reconnu notre petit bâtiment à l'ancre sur les côtes de Calabre; et comme on s'était bien douté que la journée ne se passerait pas sans une visite de son équipage, on ne l'avait pas perdu de vue: aussi, à peine avions-nous fait un mille, que nous commençâmes à voir s'amasser toute la population sur le bord de la mer. Cette vue redoubla l'ardeur de nos mariniers: en moins de quarante minutes nous fûmes à terre.
Comme j'étais le seul qui n'était attendu par personne, je laissai tout mon monde à la joie du retour, et, leur donnant rendez-vous pour le surlendemain à huit heures du matin à l'hôtel de la Marine, je m'acheminai vers Messine, où j'arrivai vers midi.
Il était trop tard pour songer à faire ma course le même jour, il m'aurait fallu coucher dans quelque infâme auberge de village, et je ne voulais pas anticiper sur les plaisirs que, sur ce point, me promettait la Calabre; je me mis donc à courir par les rues de Messine pour voir si je n'aurais pas oublié de visiter quelque chef-d'œuvre à mon premier voyage. Je n'avais absolument rien oublié.
En rentrant à l'hôtel, un grand jeune homme me croisa; je crus le reconnaître, et j'allai à lui: en effet, c'était le frère de mademoiselle Schulz, avec lequel j'avais ébauché connaissance il y avait deux mois. Je ne croyais pas le retrouver à Messine; mais sa sœur avait eu du succès au théâtre, et ils étaient restés dans la seconde capitale de la Sicile plus long-temps qu'ils ne le croyaient d'abord.
J'exposai à M. Schulz les causes de mon retour à Messine. Aussi curieux de pittoresque que qui que ce soit au monde, il m'offrit d'être mon compagnon de voyage. L'offre, comme on le comprend bien, fut acceptée à l'instant même, et séance tenante nous allâmes chez l'affitatore qui lui louait sa voiture, afin de retenir chez lui un berlingo quelconque pour le lendemain à six heures du matin: moyennant deux piastres nous eûmes notre affaire.
Le lendemain, comme je descendais de ma chambre, je trouvai Pietro au bas de l'escalier; le brave garçon avait pensé que, pendant ce petit voyage, j'aurais peut-être besoin de ses services, et il avait quitté la Pace à cinq heures du matin, de peur de me manquer au saut du lit.
J'ai parfois des tristesses profondes quand je pense que je ne reverrai probablement jamais aucun de ces braves gens. Il y a des attentions et des services qui ne se paient pas avec de l'argent; et comme, selon toute probabilité, l'ouvrage que j'écris à cette heure ne leur tombera jamais entre les mains, ils croiront, chaque fois qu'ils penseront à moi, que moi, je les ai oubliés.
Il y eut alors entre nous un grand débat: Pietro voulait monter avec le cocher; j'exigeai qu'il montât avec nous: il se résigna enfin, mais ce ne fut qu'à une lieue ou deux de Messine qu'il se décida à allonger ses jambes.
Comme la route de Messine à Bauso n'offre rien de bien remarquable, le temps se passa à faire des questions à Pietro; mais Pietro nous avait dit tout ce qu'il savait à l'endroit de Pascal Bruno, et tout le fruit que nous retirâmes de nos interrogatoires fut d'apprendre qu'il y avait à Calvaruso, village situé à un mille de celui où nous nous rendions, un notaire de la connaissance de Pietro, et à qui tous les détails que nous désirions savoir étaient parfaitement connus.
Vers les onze heures nous arrivâmes à Bauso; Pietro fit arrêter la voiture à la porte d'une espèce d'auberge, la seule qu'il y eût dans le pays. L'hôte vint nous recevoir de l'air le plus affable du monde, son chapeau à la main et son tablier retroussé: son air de bonhomie me frappa, et j'en exprimai ma satisfaction à Pietro en lui disant que son mæstro di casa avait l'air d'un brave homme.
—Oh, oui! c'est un brave homme, répondit Pietro, et il ne mérite pas tout le chagrin qu'on lui a fait.
—Et qui lui a donc fait du chagrin? demandai-je.
—Hum! fit Pietro.
—Mais enfin?
Il s'approcha de mon oreille.
—La police, dit-il.
—Comment, la police?
—Oui, vous comprenez. On est Sicilien, on est vif; on a une dispute.
Eh bien! on joue du couteau ou du fusil.
—Oui, et notre hôte a joué à ce jeu-là, à ce qu'il paraît?
—Il était provoqué, le brave homme, car quant à lui, il est doux comme une fille.
—Et alors?
—Eh bien alors! dit Pietro, accouchant à grand'peine du corps du délit, eh bien! il a tué deux hommes, un d'un coup de couteau et l'autre d'un coup de fusil: quand je dis tué, il y en a un qui n'était que blessé; seulement il est mort au bout de huit jours.
—Ah! ah!
—Mais voyez-vous, méchanceté pure: un autre en aurait guéri, mais lui c'était une vieille haine avec ce pauvre Guiga; et il s'est laissé mourir pour lui faire pièce.
—Ainsi, ce brave homme s'appelle Guiga? demandai-je.
—C'est-à-dire, c'est un surnom qu'on lui a donné; mais son vrai nom est Santo-Coraffe.
—Et la police l'a tourmenté pour cette bagatelle?
—Comment, tourmenté! c'est-à-dire qu'on l'a mis en prison comme un voleur. Heureusement qu'il avait du bien, car, tel que vous le voyez, il a plus de 300 onces de revenu, le gaillard.
—Eh bien! qu'est-ce que ces 300 onces ont pu faire là-dedans? il était coupable ou il ne l'était pas.
—Il ne l'était pas! il ne l'était pas! s'écria Pietro, il a été provoqué, c'est la douceur même, lui, pauvre Guiga! Eh bien alors, quand ils ont vu qu'il avait du bien, ils ont traité avec lui. On a fait une côte mal taillée; il paie une petite rente, et on le laisse tranquille.
—Mais à qui paie-t-il une rente? à la famille de ceux qu'il a tués?
—Non, non, non; ah bien! pour quoi faire? non, non, à la police.
—C'est autre chose, alors je comprends.
Je m'avançai vers notre hôte avec toute la considération que méritaient les renseignements que je venais de recevoir sur lui, et je lui demandai le plus poliment que je pus s'il y aurait moyen d'avoir un déjeuner pour quatre personnes; puis, sur sa réponse affirmative, je priai Pietro de monter dans la voiture et d'aller chercher son notaire à Calvaruso.
Pendant que les côtelettes rôtissaient et que Pietro roulait, nous descendîmes jusqu'au bord de la mer. De la plage de Bauso, la vue est délicieuse. De ces côtes, le cap Blanc s'avance plat et allongé dans la mer; de l'autre côté les monts Pelore se brisent au-dessus des flots à pic comme une falaise. Au fond, se découpent Vulcano, Lipari et Lisca-Bianca, au delà de laquelle s'élève et fume Stromboli.
Nous vîmes de loin la voiture qui revenait sur la route: deux personnes étaient dedans; Pietro avait donc trouvé son notaire: il eût été malhonnête de faire attendre le digne tabellion qui se dérangeait pour nous; nous reprîmes donc notre course vers l'hôtel, où nous arrivâmes au moment même où la voiture s'arrêtait.
Pietro me présenta il signor don Cesare Alletto, notaire à Calvaruso. Non-seulement le brave homme apportait toutes les traditions orales dont il était l'interprète, mais encore une partie des papiers relatifs à la procédure qui avait conduit à la potence l'illustre bandit dont je comptais me faire le biographe.
Le déjeuner était prêt: maître Guiga s'était surpassé, et je commençai à penser comme Pietro, qu'il n'était pas si coupable qu'on le faisait et que c'était un peccato que d'avoir tourmenté un aussi brave homme.
Après le déjeuner, don Cesare Alletto nous demanda si nous désirions d'abord entendre l'histoire des prouesses de Pascal Bruno, ou visiter avant tout le théâtre de ces prouesses: nous lui répondîmes que, chronologiquement, il nous semblait que l'histoire devait passer la première, attendu que, lhistoire racontée, chaque détail subséquent deviendrait plus intéressant et plus précieux.
Nous commençâmes donc par l'histoire.
Pascal Bruno était fils de Giuseppe Bruno; Giuseppe Bruno avait six frères.
Pascal Bruno avait trois ans, lorsque son père, né sur les terres du prince de Montcada Paterno, vint s'établir à Bauso, village dans les environs duquel demeuraient ses six frères, et qui appartenait au comte de Castel-Novo.
Malheureusement Giuseppe Bruno avait une jolie femme, et le prince de Castel-Novo était fort appréciateur des jolies femmes; il devint amoureux de la mère de Pascal, et lui fit des offres qu'elle refusa. Le comte de Castel-Novo n'avait pas l'habitude d'essuyer de pareils refus dans ses domaines, où chacun, hommes et femmes, allaient au-devant de ses désirs. Il renouvela ses offres, les doubla, les tripla sans rien obtenir. Enfin, sa patience se lassa, et, sans songer qu'il n'avait aucun droit sur la femme de Giuseppe, puisqu'elle n'était pas même née sur ses terres, un jour que son mari était absent, il la fit enlever par quatre hommes, la fit conduire à sa petite maison et la viola. C'était sans doute un grand honneur qu'il faisait à un pauvre diable comme Giuseppe Bruno que de descendre jusqu'à sa femme; mais Giuseppe avait l'esprit fait autrement que les autres: il ne fit pas un reproche à la pauvre femme, mais il alla s'embusquer sur le chemin du comte de Castel-Novo, et comme il passait auprès de lui il lui allongea, au-dessous de la sixième côte gauche, un coup de poignard dont il mourut deux heures après, ce qui lui donna peu de temps pour se réconcilier avec Dieu, mais ce qui lui en donna assez pour nommer son meurtrier.
Giuseppe Bruno prit la fuite, et se réfugia dans la montagne, où ses six frères lui portaient à manger chacun à son tour: on sut cela, et on les arrêta tous les six comme complices du meurtre du comte. Giuseppe, qui ne voulait pas que ses frères payassent pour lui, écrivit qu'il était prêt à se livrer si l'on voulait relâcher ses frères. On le lui promit, il se livra, fut pendu, et ses frères envoyés aux galères. Ce n'était pas là précisément l'engagement que l'on avait pris avec Giuseppe; mais s'il fallait que les gouvernements tinssent leurs engagements avec tout le monde, on comprend que cela les mènerait trop loin.
La pauvre mère resta donc au village de Bauso avec le petit Pascal Bruno, alors âgé de cinq ans; mais comme selon l'habitude, et pour guérir par l'exemple, on avait exposé la tête de Giuseppe dans une cage de fer, et que ce spectacle lui était trop pénible, un jour elle prit son enfant par la main et disparut dans la montagne. Quinze ans se passèrent sans qu'on entendît reparler ni de l'un ni de l'autre.
Au bout de ce temps Pascal reparut. C'était un beau jeune homme de vingt et un à vingt-deux ans, au visage sombre, à l'accent rude, à la main prompte, et dont la vie sauvage avait singulièrement accru la force et l'adresse naturelles. A part cet air de tristesse répandu sur ses traits, il paraissait avoir complétement oublié la cause qui lui avait fait quitter Bauso: seulement, quand il passait devant la cage où était exposée la tête de son père, il courbait le front pour ne pas la voir, et devenait plus pâle encore que d'habitude. Au reste, il ne recherchait aucune société, ne parlait jamais le premier à personne, se contentait de répondre si on lui adressait la parole et vivait seul dans la maison qu'avait habitée sa mère et qui était restée fermée quinze ans.
Personne n'avait rien compris à son retour, et l'on se demandait ce qu'il revenait faire dans un pays dont tant de souvenirs douloureux devaient l'éloigner, lorsque le bruit commença de se répandre qu'il était amoureux d'une jeune fille nommée Térésa, qui était la sœur de lait de la jeune comtesse Gemma, fille du comte de Castel-Novo. Ce qui avait donné quelque créance à ce bruit, c'est qu'un jeune homme du village, revenant une nuit de faire une visite à sa maîtresse, l'avait vu descendre par-dessus le mur du jardin attenant à la maison qu'habitait Térésa. On compara alors l'époque du retour de Térésa, qui habitait ordinairement Palerme, dans le village de Bauso, avec celle de l'apparition de Pascal, et l'on s'aperçut que le retour de l'une et l'apparition de l'autre avaient eu lieu dans la même semaine; mais surtout, ce qui ôta jusqu'au dernier doute sur l'intelligence qui existait entre les deux jeunes gens, c'est que Térésa étant retournée à Palerme, le lendemain de son départ Pascal avait disparu, et que la porte de la maison maternelle était fermée de nouveau, comme elle l'avait été pendant quinze ans.
Trois ans s'écoulèrent sans qu'on sût ce qu'il était devenu, lorsqu'un jour (ce jour était celui de la fête du village de Bauso) on le vit reparaître tout à coup avec le costume des riches paysans calabrais, c'est-à-dire le chapeau pointu avec un ruban pendant sur l'épaule, la veste de velours à boutons d'argent ciselés, la ceinture de soie aux mille couleurs, qui se fabrique à Messine, la culotte de velours avec ses boucles d'argent, et la guêtre de cuir ouverte au mollet. Il avait une carabine anglaise sur l'épaule, et il était suivi de quatre magnifiques chiens corses.
Parmi les divers amusements qu'avait réunis ce jour solennel, il y en avait un que l'on retrouve presque toujours en Sicile. En pareille occasion, c'était un prix au fusil. Or, par une vieille habitude du pays, tous, les ans cet exercice avait lieu en face des hautes Murailles du château, aux deux tiers desquelles blanchissait depuis vingt ans, dans sa cage de fer, le crâne de Giuseppe Bruno.
Pascal s'avança au milieu d'un silence général. Chacun, en l'apercevant si bien armé et si bien escorté, avait compris, à part soi, qu'il allait se passer quelque chose d'étrange. Cependant rien n'indiqua de la part du jeune homme une intention hostile quelconque. Il s'approcha de la barraque où l'on vendait les balles, en acheta une qu'il mesura au calibre de sa carabine, puis il alla se ranger parmi les tireurs, et là il chargea son arme avec les méticuleuses précautions que les tireurs ont l'habitude d'employer en pareil cas.
On suivait un ordre alphabétique, chacun était appelé à son rang et tirait une balle. On pouvait en acheter jusqu'à six; mais, quel que fût le nombre qu'on achetât, il fallait acheter ce nombre d'une seule fois, sinon il n'était pas permis d'en reprendre. Pascal Bruno, n'ayant acheté qu'une balle, n'avait donc qu'un seul coup à tirer; mais, quoiqu'il ne se fût fait à lui-même qu'une bien faible chance, l'inquiétude n'en était pas moins grande parmi les autres tireurs qui connaissaient son adresse devenue presque proverbiale dans tout le canton.
On en était à l'N quand Bruno arriva; on épuisa donc toutes tes lettres de l'alphabet avant d'arriver à lui; puis on recommença par l'A, puis on appela le B; Bruno se présenta.
Si le silence avait été grand lorsqu'on avait purement et simplement vu Bruno paraître, on comprend qu'il fut bien plus grand encore quand on le vit s'apprêter à donner une preuve publique de cette adresse dont on avait tant parlé, mais sans que personne cependant pût dire qu'il la lui eût vue exercer. Le jeune homme s'avança donc suivi de tous les regards jusqu'à la corde qui marquait la limite, et, sans paraître remarquer qu'il fût l'objet de l'attention générale, il s'assura sur sa jambe droite, fit un mouvement pour bien dégager ses bras, appuya son fusil à son épaule, et commença de prendre son point de mire du bas en haut.
On comprend avec quelle anxiété les rivaux de Pascal Bruno suivirent, à mesure qu'il se levait, le mouvement du canon du fusil. Bientôt il arriva à la hauteur du but, et l'attention redoubla; mais, au grand étonnement de l'assemblée, Pascal continua de lever le bout de sa carabine, et à chercher un autre point de mire; arrivé dans la direction de la cage de fer, il s'arrêta, resta un instant immobile comme si lui et son arme étaient de bronze; enfin, le coup si long-temps attendu se fit entendre, et le crâne enlevé de sa cage de fer tomba au pied de la muraille. Bruno enjamba aussitôt la corde, s'avança lentement et sans faire un pas plus vite que l'autre, vers ce terrible trophée de son adresse, le ramassa respectueusement, et sans se retourner une seule fois vers ceux qu'il laissait stupéfaits de son action, il prit le chemin de la montagne.
Deux jours après, le bruit d'un autre événement dans lequel Bruno avait joué un rôle aussi inattendu et plus tragique encore que celui qu'il venait de remplir, se répandit dans toute la Sicile. Térésa, cette jeune sœur de lait de la comtesse de Castel-Novo, dont nous avons déjà parlé, venait d'épouser un des campieri du vice-roi, lorsque le soir même, du mariage, et comme les jeunes époux allaient ouvrir le bal par une tarentelle, Bruno, une paire de pistolets à la ceinture, s'était tout à coup trouvé au milieu des danseurs. Alors il s'était avancé vers la mariée, et, sous prétexte qu'elle lui avait promis de danser avec lui avant de danser avec aucun autre, il avait voulu que le mari lui cédât sa place. Le mari, pour toute réponse, avait tiré son couteau; mais Pascal, d'un coup de pistolet, l'avait étendu roide mort; alors, son second pistolet à la main, il avait forcé la jeune femme, pâle et presque mourante, à danser la tarentelle près du cadavre de son mari; enfin, au bout de quelques secondes, ne pouvant plus supporter le supplice qui lui était imposé en punition de son parjure, Térésa était tombée évanouie.
Alors Pascal avait dirigé contre elle le canon du second pistolet, et chacun avait cru qu'il allait achever la pauvre femme; mais, songeant sans doute que dans sa situation la vie était plus cruelle que la mort, il avait laissé retomber son bras, avait désarmé son pistolet, l'avait repassé dans sa ceinture et était disparu sans que personne essayât même de faire un mouvement pour l'arrêter.
Cette nouvelle, à laquelle on hésitait d'abord à croire, fut bientôt confirmée par le vice-roi lui-même qui, furieux de la mort d'un de ses plus braves serviteurs, donna les ordres les plus sévères pour que Pascal Bruno fût arrêté. Mais c'était chose plus facile à ordonner qu'à faire; Pascal Bruno s'était fait bandit, mais bandit à la manière de Karl Moor, c'est-à-dire bandit pour les riches et pour les puissants, envers lesquels il était sans pitié; tandis qu'au contraire les faibles et les pauvres étaient sûrs de trouver en lui un protecteur ou un ami. On disait que toutes les bandes disséminées jusque-là dans la chaîne de montagnes qui commence à Messine et s'en va mourir à Trapani, s'étaient réunies à lui et l'avaient nommé leur chef, ce qui le mettait presque à la tête d'une armée; et cependant, toutes les fois qu'on le voyait, il était toujours seul, armé de sa carabine et de ses pistolets, et accompagné de ses quatre chiens corses.
Depuis que Pascal Bruno, en se livrant au nouveau genre de vie qu'il exerçait à cette heure, s'était rapproché de Bauso, l'intendant, qui habitait le petit château de Castel-Novo dont il régissait les biens au compte de la jeune comtesse Gemma, s'était retiré à Cefalu, de peur qu'enveloppé dans quelque vengeance du jeune homme irrité il ne lui arrivât malheur. Le château était donc resté fermé comme la maison de Giuseppe Bruno, lorsqu'un jour un paysan, en passant devant ses murailles, vit toutes les portes ouvertes et Bruno accoudé à l'une de ses fenêtres.
Quelques jours après, un autre paysan rencontra Bruno: le pauvre diable, quoique sa récolte eût complétement manqué, portait sa redevance à son seigneur; cette redevance était de cinquante onces, et, pour arriver à amasser cette somme, il laissait sa femme et ses enfants presque sans pain. Bruno alors lui dit d'aller s'acquitter avant tout avec son seigneur, et de revenir le retrouver, lui Bruno, le surlendemain à la même place. Le paysan continua sa route à moitié consolé, car il y avait dans la voix du bandit un accent de promesse auquel il ne s'était pas trompé.
En effet, le surlendemain, lorsqu'il se trouva au rendez-vous, Bruno s'approcha de lui et lui remit une bourse; cette bourse contenait vingt-cinq onces, c'est-à-dire la moitié de la redevance. C'était une remise qu'à la prière de Bruno, et l'on savait que les prières de Bruno étaient des ordres, le propriétaire avait consenti à faire.
Quelque temps après, Bruno entendit raconter que le mariage d'un jeune homme du village ne pouvait se faire avec une jeune fille que le jeune homme aimait, parce que la jeune fille avait quelque fortune et que son père exigeait que son futur époux apportât à peu près autant qu'elle dans la communauté, c'est-à-dire cent onces. Le jeune homme se désespérait, il voulait s'engager dans les troupes anglaises, il voulait se faire pêcheur de corail, il avait encore mille autres projets aussi insensés que ceux-là; mais ces projets, au lieu de le rapprocher de sa maîtresse, ne tendaient tous qu'à l'en éloigner. Un jour on vit Bruno descendre de sa petite forteresse, traverser le village et entrer chez le pauvre amoureux; il resta enfermé une demi-heure à peu près avec lui, et le lendemain le jeune homme se présenta chez le père de sa maîtresse avec les cent onces que celui-ci exigeait. Huit jours après, le mariage eut lieu.
Enfin, un incendie dévora un jour une partie du village et réduisit à la mendicité tous les malheureux qui avaient été sa victime. Huit jours après, un convoi d'argent, qui allait de Palerme à Messine, fut enlevé, entre Mistretta et Tortorico, et deux des gendarmes qui l'accompagnaient tués sur la place. Le lendemain de cet événement, chaque incendié reçut cinquante onces de la part de Pascal Bruno.
On comprend que, par de pareils moyens, répétés presque tous les jours, Pascal Bruno amassait une somme de reconnaissance qui lui rapportait ses intérêts en sécurité; en effet, il ne se formait pas une entreprise contre Pascal Bruno, que, par le moyen des paysans, il n'en fût averti à l'instant même, et cela sans que les paysans eussent besoin d'aller au château, ou que Bruno eût besoin de descendre au village. Il suffisait d'un air chanté, d'un petit drapeau arboré au haut d'une maison, d'un signal quelconque enfin, auquel la police ne pouvait rien distinguer, pour que Bruno, averti à temps, se trouvât, grâce à son petit cheval du val de Noto, moitié sicilien, moitié arabe, à vingt-cinq lieues de l'endroit où on l'avait vu la veille et où on croyait le trouver le lendemain. Tantôt encore, comme me l'avait dit Pietro, il courait jusqu'au rivage, descendait dans la première barque venue, et passait ainsi deux ou trois jours avec les pêcheurs qui, largement récompensés par lui, n'avaient garde de le trahir; alors il abordait sur quelque point du rivage où l'on était loin de l'atteindre, gagnait la montagne, faisait vingt lieues dans sa nuit, et se retrouvait le lendemain, après avoir laissé un souvenir quelconque de son passage à l'endroit le plus éloigné de sa course nocturne, dans sa petite forteresse de Castel-Novo. Cette rapidité de locomotion faisait alors circuler de singuliers bruits: on racontait que Pascal Bruno, pendant une nuit d'orage, avait passé un pacte avec une sorcière, et que, moyennant son âme que le bandit lui avait donnée en retour, elle lui avait donné la pierre qui rend invisible et le balai ailé qui transporte en un instant d'un endroit à un autre. Pascal, comme on le comprend bien, encourageait ces bruits qui concouraient à sa sûreté; mais comme cette faculté de locomotion et d'invisibilité ne lui paraissait pas encore assez rassurante, il saisit l'occasion qui se présenta de faire croire encore à celle d'invulnérabilité.
Si bien renseigné que fût Pascal, il arriva une fois qu'il tomba dans une embuscade; mais, comme ils n'étaient qu'une vingtaine d'hommes, ils n'osèrent point l'attaquer corps à corps, et se contentèrent de faire feu à trente pas contre lui. Par un véritable miracle, aucune balle ne l'atteignit, tandis que son cheval en reçut sept, et, tué sur le coup, s'abattit sur son maître; mais, leste et vigoureux comme il l'était, Pascal tira sa jambe de dessous le cadavre, en y laissant toutefois son soulier, et, gagnant la cime d'un rocher presqu'à pic, il se laissa couler du haut en bas et disparut dans la vallée. Deux heures après il était à sa forteresse, sur le chemin de laquelle il avait laissé sa veste de velours percée de treize balles.
Cette veste, retrouvée par un paysan, passa de main en main et fit grand bruit, comme on le pense: comment la veste avait-elle été percée ainsi sans que le corps fût atteint? c'était un véritable prodige dont la magie seule pouvait donner l'explication. Ce fut donc à la magie qu'on eut recours, et bientôt Pascal passa, non-seulement pour posséder le pouvoir de se transporter d'un bout à l'autre de l'île en un instant, pour avoir le don de l'invisibilité, mais encore, et c'était la plus incontestée de ses facultés, attendu que de celle-ci la veste qu'on avait entre les mains faisait foi, pour être invulnérable.
Toutes les tentatives infructueuses faites contre Pascal, et dont on attribua la mauvaise réussite à des ressources surhumaines employées par le bandit, inspirèrent une telle terreur aux autorités napolitaines, qu'elles commencèrent à laisser Pascal Bruno à peu près tranquille. De son côté, le bandit, se sentant à l'aise, en devint plus audacieux encore; il allait prier dans les églises, non pas solitairement et à des heures où il ne pouvait être vu que de Dieu, mais en plein jour et pendant la messe; il descendait aux fêtes des villages, dansait avec les plus jolies paysannes et enlevait tous les prix du fusil aux plus adroits; enfin, chose incroyable, il s'en allait au spectacle tantôt à Messine, tantôt à Palerme, sous un déguisement il est vrai; mais chaque fois qu'il avait fait une escapade de ce genre, il avait le soin de la faire savoir d'une façon quelconque au chef de la police ou au commandant de la place. Bref, on s'était peu à peu habitué à tolérer Pascal Bruno comme une autorité de fait, sinon de droit.
Sur ces entrefaites, les événements politiques forcèrent le roi Ferdinand d'abandonner sa capitale et de se réfugier en Sicile: on comprend que l'arrivée du maître, et surtout la présence des Anglais, devaient rendre l'autorité un peu plus sévère; cependant, comme on voulait éviter, autant que possible, une collision avec Pascal Bruno, auquel on supposait toujours des forces considérables cachées dans la montagne, on lui fit offrir de prendre du service dans les troupes de Sa Majesté avec le grade de capitaine, ou bien encore d'organiser sa bande en corps franc et de faire avec eux une guerre de partisans aux Français. Mais Pascal répondit qu'il n'avait d'autre bande que ses quatre chiens corses, et que, quant à ce qui était de faire la guerre aux Français, il leur porterait bien plutôt secours, attendu qu'ils venaient pour rendre la liberté à la Sicile comme ils l'avaient rendue à Naples, et que, par conséquent, Sa Majesté, à laquelle il souhaitait toute sorte de bonheur, n'avait que faire de compter sur lui.
L'affaire devenait plus grave par cet exposé de principes; Bruno grandissait de toute la hauteur de son refus: c'était encore un chef de bande, mais il pouvait changer ce nom contre celui de chef de parti. On résolut de ne pas lui en laisser le temps.
Le gouverneur de Messine fit enlever les juges de Bauso, de Saponara, de Calvaruso, de Rometta et de Spadafora, et les fit conduire à la citadelle. Là, après les avoir fait enfermer tous les cinq dans le même cachot, il prit la peine de leur faire une visite en personne pour leur annoncer qu'ils demeureraient ses prisonniers tant qu'ils ne se rachèteraient pas en livrant Pascal Bruno. Les juges jetèrent les hauts cris, et demandèrent au gouverneur comment il voulait que du fond de leur prison ils accomplissent ce qu'ils n'avaient pu faire lorsqu'ils étaient en liberté. Mais le gouverneur leur répondit que cela ne le regardait point, que c'était à eux de maintenir la tranquillité dans leurs villages comme il la maintenait, lui, à Messine; qu'il n'allait pas leur demander conseil, à eux, quand il avait quelque sédition à réprimer, et que par conséquent il n'avait pas de conseil à leur offrir quand ils avaient un bandit à prendre.
Les juges virent bien qu'il n'y avait pas moyen de plaisanter avec un homme doué d'une pareille logique; chacun d'eux écrivit à sa famille, ils parvinrent à réunir une somme de 250 onces (4,000 francs à peu près); puis, cette somme réunie, ils prièrent le gouverneur de leur accorder l'honneur d'une seconde visite.
Le gouverneur ne se fit pas attendre. Les juges lui dirent alors qu'ils croyaient avoir trouvé un moyen de prendre Bruno, mais qu'il fallait pour cela qu'on leur permit de communiquer avec un certain Placido Tommaselli, intime ami de Pascal Bruno. Le gouverneur répondit que c'était la chose la plus facile, et que le lendemain l'individu demandé serait à Messine.
Ce qu'avaient prévu les juges arriva: moyennant la somme de 250 onces, qui fut remise à l'instant même à Tommaselli, et somme pareille qui lui fut promise pour le lendemain de l'arrestation, il s'engagea à livrer Pascal Bruno.
L'approche des Français avait fait prendre des mesures extrêmement sévères dans l'intérieur de l'île: toute la Sicile était sous les armes comme au temps de Jean de Procida, des milices avaient été organisées dans tous les villages, et les milices, armées et approvisionnées de munitions, se tenaient prêtes à marcher d'un jour à l'autre.
Un soir, les milices de Calvaruso, de Saponara et de Rometta reçurent l'ordre de se rendre vers minuit entre le cap Blanc et la plage de San-Giacomo. Comme le rendez-vous indiqué était au bord de la mer, chacun crut que c'était pour s'opposer au débarquement des Français. Or, comme peu de Siciliens partageaient les bons sentiments de Pascal Bruno à notre égard, toute la milice accourut pleine d'ardeur au rendez-vous. Là, les chefs félicitèrent leurs hommes sur l'exactitude qu'ils avaient montrée, et leur faisant tourner le dos à la mer, ils les séparèrent en trois troupes, leur recommandèrent le silence, et commencèrent à s'avancer vers la montagne, une troupe passant à travers le village de Bauso, et les deux autres troupes le longeant de chaque côté. Par cette manœuvre toute simple, la petite forteresse de Castel-Novo se trouvait entièrement enveloppée. Alors les milices comprirent seulement dans quel but on les avait rassemblées; prévenus du motif, la plupart de ceux qui composaient la troupe ne seraient pas venus; mais une fois qu'ils y étaient, la honte de faire autrement que les autres les retint: chacun fit donc assez bonne contenance.
On voyait les fenêtres du château de Castel-Novo ardemment illuminées, et il était évident que ceux qui l'habitaient étaient en fête; en effet, Pascal Bruno avait invité trois ou quatre de ses amis, au nombre desquels était Tommaselli, et leur donnait un souper.
Tout à coup, au milieu de ce souper, la chienne favorite de Pascal, qui était couchée à ses pieds, se leva avec inquiétude, alla vers une fenêtre, se dressa sur ses pattes de derrière et hurla tristement. Presque aussitôt les trois chiens qui étaient attachés dans la cour répondirent par des aboiements furieux. Il n'y avait point à s'y tromper, un péril quelconque menaçait.
Pascal jeta un regard scrutateur sur ses convives: quatre d'entre eux paraissaient fort inquiets; le cinquième seul, qui était Placido Tommaselli, affectait une grande tranquillité. Un sourire imperceptible passa sur les lèvres de Pascal.
—Je crois que nous sommes trahis, dit-il.
—Et par qui trahis? s'écria Placido.
—Je n'en sais rien, reprit Bruno, mais je crois que nous le sommes.
Et à ces mots il se leva, marcha droit à la fenêtre, et l'ouvrit.
Au même instant un feu de peloton se fit entendre, sept ou huit balles entrèrent dans la chambre, et deux ou trois carreaux de la fenêtre brisés aux côtés et au-dessus de la tête de Pascal tombèrent en morceaux autour de lui. Quant à lui, comme si le hasard eût pris à tâche d'accréditer les bruits étranges qui s'étaient répandus sur son compte, pas une seule balle ne le toucha.
—Je vous l'avais bien dit, reprit tranquillement Bruno en se retournant vers ses convives, qu'il y avait quelque Judas parmi nous.
—Aux armes! aux armes! crièrent les quatre convives qui avaient d'abord paru inquiets, et qui étaient des affiliés de Pascal; aux armes!
—Aux armes! et pour quoi faire? s'écria Placido; pour nous faire tuer tous? Mieux vaut nous rendre.
—Voilà le traître, dit Pascal en dirigeant le bout de son pistolet sur Tommaselli.
—A mort! à mort, Placido! crièrent les convives en s'élançant sur lui pour le poignarder avec les couteaux qui se trouvaient sur la table.