LES ÉPAULES DE LA MARQUISE

I

La marquise dort dans son grand lit, sous les larges rideaux de satin jaune. A midi, au timbre clair de la pendule, elle se décide à ouvrir les yeux.

La chambre est tiède. Les tapis, les draperies des portes et des fenêtres, en font un nid moelleux, où le froid n'entre pas. Des chaleurs, des parfums traînent. Là, règne l'éternel printemps.

Et, dès qu'elle est bien éveillée, la marquise semble prise d'une anxiété subite. Elle rejette les couvertures, elle sonne Julie.

—Madame a sonné?

—Dites, est-ce qu'il dégèle?

Oh! bonne marquise! Comme elle a fait cette question d'une voix émue! Sa première pensée est pour ce froid terrible, ce vent du nord qu'elle ne sent pas, mais qui doit souffler si cruellement dans les taudis des pauvres gens. Et elle demande si le ciel a fait grâce, si elle peut avoir chaud sans remords, sans songer à tous ceux qui grelottent.

—Est-ce qu'il dégèle, Julie?

La femme de chambre lui offre le peignoir du matin, qu'elle vient de faire chauffer devant un grand feu.

—Oh! non, madame, il ne dégèle pas. Il gèle plus fort, au contraire…. On vient de trouver un homme mort de froid sur un omnibus.

La marquise est prise d'une joie d'enfant; elle tape ses mains l'une contre l'autre, en criant:

—Ah! tant mieux! j'irai patiner cette après-midi.

II

Julie tire les rideaux, doucement, pour qu'une clarté brusque ne blesse pas la vue tendre de la délicieuse marquise.

Le reflet bleuâtre de la neige emplit la chambre d'une lumière toute gaie. Le ciel est gris, mais d'un gris si joli qu'il rappelle à la marquise une robe de soie gris-perle qu'elle portait, la veille, au bal du ministère. Cette robe était garnie de guipures blanches, pareilles à ces filets de neige qu'elle aperçoit au bord des toits, sur la pâleur du ciel.

La veille, elle était charmante, avec ses nouveaux diamants. Elle s'est couchée à cinq heures. Aussi a-t-elle encore la tête un peu lourde. Cependant, elle s'est assise devant une glace, et Julie a relevé le flot blond de ses cheveux. Le peignoir glisse, les épaules restent nues, jusqu'au milieu du dos.

Toute une génération a déjà vieilli dans le spectacle des épaules de la marquise. Depuis que, grâce à un pouvoir fort, les dames de naturel joyeux peuvent se décolleter et danser aux Tuileries, elle a promené ses épaules dans la cohue des salons officiels, avec une assiduité qui a fait d'elle l'enseigne vivante des charmes du second empire. Il lui a bien fallu suivre la mode, échancrer ses robes, tantôt jusqu'à la chute des reins, tantôt jusqu'aux pointes de la gorge; si bien que la chère femme, fossette à fossette, a livré tous les trésors de son corsage. Il n'y a pas grand comme ça de son dos et de sa poitrine qui ne soit connu de la Madeleine à Saint-Thomas-d'Aquin. Les épaules de la marquise, largement étalées, sont le blason voluptueux du règne.

III

Certes, il est inutile de décrire les épaules de la marquise. Elles sont populaires comme le pont Neuf. Elles ont fait pendant dix-huit ans partie des spectacles publics. On n'a besoin que d'en apercevoir le moindre bout, dans un salon, au théâtre ou ailleurs, pour s'écrier: «Tiens! la marquise! je reconnais le signe noir de son épaule gauche!»

D'ailleurs, ce sont de fort belles épaules, blanches, grasses, provoquantes. Les regards d'un gouvernement ont passé sur elles en leur donnant plus de finesse, comme ces dalles que les pieds de la foule polissent à la longue.

Si j'étais le mari ou l'amant, j'aimerais mieux aller baiser le bouton de cristal du cabinet d'un ministre, usé par la main des solliciteurs, que d'effleurer des lèvres ces épaules sur lesquelles a passé le souffle chaud du tout Paris galant. Lorsqu'on songe aux mille désirs qui ont frissonné autour d'elles, on se demande de quelle argile la nature a dû les pétrir pour qu'elles ne soient pas rongées et émiettées, comme ces nudités de statues, exposées au grand air des jardins, et dont les vents ont mangé les contours.

La marquise a mis sa pudeur autre part. Elle a fait de ses épaules une institution. Et comme elle a combattu pour le gouvernement de son choix! Toujours sur la brèche, partout à la fois, aux Tuileries, chez les ministres, dans les ambassades, chez les simples millionnaires, ramenant les indécis à coups de sourires, étayant le trône de ses seins d'albâtre, montrant dans les jours de danger des petits coins cachés et délicieux, plus persuasifs que des arguments d'orateurs, plus décisifs que des épées de soldats, et menaçant, pour enlever un vote, de rogner ses chemisettes jusqu'à ce que les plus farouches membres de l'opposition se déclarent convaincus!

Toujours les épaules de la marquise sont restées entières et victorieuses. Elles ont porté un monde, sans qu'une ride vint en fêler le marbre blanc.

IV

Cette après-midi, au sortir des mains de Julie, la marquise, vêtue d'une délicieuse toilette polonaise, est allée patiner. Elle patine adorablement.

Il faisait, au bois, un froid de loup, une bise qui piquait le nez et les lèvres de ces dames, comme si le vent leur eût soufflé du sable fin au visage. La marquise riait, cela l'amusait d'avoir froid. Elle allait, de temps à autre, chauffer ses pieds aux brasiers allumés sur les bords du petit lac. Puis elle rentrait dans l'air glacé, filant comme une hirondelle qui rase le sol.

Ah! quelle bonne partie, et comme c'est heureux que le dégel ne soit pas encore venu! La marquise pourra patiner toute la semaine.

En revenant, la marquise a vu, dans une contre-allée des Champs-Élysées, une pauvresse grelottant au pied d'un arbre, à demi morte de froid.

—La malheureuse! a-t-elle murmurer d'une voix fâchée.

Et comme la voiture filait trop vite, la marquise, ne pouvant trouver sa bourse, a jeté son bouquet à la pauvresse, un bouquet de lilas blancs qui valait bien cinq louis.

MON VOISIN JACQUES

I

J'habitais alors, rue Gracieuse, le grenier de mes vingt ans. La rue Gracieuse est une ruelle escarpée, qui descend la butte Saint-Victor, derrière le jardin des Plantes.

Je montais deux étages,—les maisons sont basses en ce pays,—m'aidant d'une corde pour ne pas glisser sur les marches usées, et je gagnais ainsi mon taudis dans la plus complète obscurité. La pièce, grande et froide, avait les nudités, les clartés blafardes d'un caveau. J'ai eu pourtant des clairs-soleils dans cette ombre, les jours où mon coeur avait des rayons.

Puis, il me venait des rires de gamine, du grenier voisin, qui était peuplé de toute une famille, le père, la mère, et une bambine de sept à huit ans.

Le père avait un air anguleux, la tête plantée de travers entre deux épaules pointues. Son visage osseux était jaune, avec de gros yeux noirs enfoncés sous d'épais sourcils. Cet homme, dans sa mine lugubre, gardait un bon sourire timide; on eût dit un grand enfant de cinquante ans, se troublant, rougissant comme une fille. Il cherchait l'ombre, filait le long des murs avec l'humilité d'un forçat gracié.

Quelques saluts échangés m'en avaient fait un ami. Je me plaisais à cette face étrange, pleine d'une bonhomie inquiète. Peu à peu, nous en étions venus aux poignées de main.

II

Au bout de six mois, j'ignorais encore le métier qui faisait vivre mon voisin Jacques et sa famille. Il parlait peu. J'avais bien, par pur intérêt, questionné la femme à deux ou trois reprises; mais je n'avais pu tirer d'elle que des réponses évasives, balbutiées avec embarras.

Un jour,—il avait plu la veille, et mon coeur était endolori,—comme je descendais le boulevard d'Enfer, je vis venir à moi un de ces parias du peuple ouvrier de Paris, un homme vêtu et coiffé de noir, cravaté de blanc, tenant sous le bras la bière étroite d'un enfant nouveau-né.

Il allait, la tête basse, portant son léger fardeau avec une insouciance rêveuse, poussant du pied les cailloux du chemin. La matinée était blanche. J'eus plaisir à cette tristesse qui passait. Au bruit de mes pas, l'homme leva la tête, puis la détourna vivement, mais trop tard: je l'avais reconnu. Mon voisin Jacques était croque-mort.

Je le regardai s'éloigner, honteux de sa honte. J'eus regret de ne pas avoir pris l'autre allée. Il s'en allait, la tête plus basse, se disant sans doute qu'il venait de perdre la poignée de main que nous échangions chaque soir.

III

Le lendemain, je le rencontrai dans l'escalier. Il se rangea peureusement contre le mur, se faisant petit, petit, ramenant avec humilité les plis de sa blouse, pour que la toile n'en touchât pas mon vêtement. Il était là, le front incliné, et j'apercevais sa pauvre tête grise tremblante d'émotion.

Je m'arrêtai, le regardant en face. Je lui tendis la main, toute large.

Il leva la tête, hésita, me regarda en face à son tour. Je vis ses gros yeux s'agiter et sa face jaune se tacher de rouge. Puis, me prenant le bras brusquement, il m'accompagna dans mon grenier, où il retrouva enfin la parole.

—Vous êtes un brave jeune homme, me dit-il; votre poignée de main vient de me faire oublier bien des regards mauvais.

Et il s'assit, se confessant à moi. Il m'avoua qu'avant d'être de la partie, il se sentait, comme les autres, pris de malaise, lorsqu'il rencontrait un croque-mort. Mais, depuis ce temps, dans ses longues heures de marche, au milieu du silence des convois, il avait réfléchi à ces choses, il s'était étonné du dégoût et de la crainte qu'il soulevait sur son passage.

J'avais vingt ans alors, j'aurais embrassé un bourreau. Je me lançai dans des considérations philosophiques, voulant démontrer à mon voisin Jacques que sa besogne était sainte. Mais il haussa ses épaules pointues, se frotta les mains en silence, en reprenant de sa voix lente et embarrassée:

—Voyez-vous, monsieur, les cancans du quartier, les mauvais regards des passants, m'inquiètent peu, pourvu que ma femme et ma fille aient du pain. Une seule chose me taquine. Je n'en dors pas la nuit, quand j'y songe. Nous sommes, ma femme et moi, des vieux qui ne sentons plus la honte. Mais les jeunes filles, c'est ambitieux. Ma pauvre Marthe rougira de moi plus tard. A cinq ans, elle a vu un de mes collègues, et elle a tant pleuré, elle a eu si peur, que je n'ai pas encore osé mettre le manteau noir devant elle. Je m'habille et me déshabille dans l'escalier.

J'eus pitié de mon voisin Jacques; je lui offris de déposer ses vêtements dans ma chambre, et d'y venir les mettre à son aise, à l'abri du froid. Il prit mille précautions pour transporter chez moi sa sinistre défroque. A partir de ce jour, je le vis régulièrement matin et soir. Il faisait sa toilette dans un coin de ma mansarde.

IV

J'avais un vieux coffre dont le bois s'émiettait, piqué par les vers. Mon voisin Jacques en fit sa garde-robe; il en garnit le fond de journaux, il y plia délicatement ses vêtements noirs.

Parfois, la nuit, lorsqu'un cauchemar m'éveillait en sursaut, je jetai un regard effaré sur le vieux coffre, qui s'allongeait contre le mur, en forme de bière. Il me semblait en voir sortir le chapeau, le manteau noir, la cravate blanche.

Le chapeau roulait autour de mon lit, ronflant et sautant par petits bonds nerveux; le manteau s'élargissait, et, agitant ses pans comme des grandes ailes noires, volant dans la chambre, ample et silencieux; la cravate blanche s'allongeait, s'allongeait, puis se mettait à ramper doucement vers moi, la tête levée, la queue frétillante.

J'ouvrais les yeux démesurément, j'apercevais le vieux coffre immobile et sombre dans son coin.

V

Je vivais dans le rêve, à cette époque, rêve d'amour, rêve de tristesse aussi. Je me plaisais à mon cauchemar; j'aimais mon voisin Jacques, parce qu'il vivait avec les morts, et qu'il m'apportait les âcres senteurs des cimetières. Il m'avait fait des confidences. J'écrivais les premières pages des Mémoires d'un croque-mort.

Le soir, mon voisin Jacques, avant de se déshabiller, s'asseyait sur le vieux coffre pour me conter sa journée. Il aimait à parler de ses morts. Tantôt, c'était une jeune fille,—la pauvre enfant, morte poitrinaire, ne pesait pas lourd; tantôt, c'était un vieillard—ce vieillard, dont le cercueil lui avait cassé le bras, était un gros fonctionnaire qui devait avoir emporté son or dans ses poches. Et j'avais des détails intimes sur chaque mort; je connaissais leur poids, les bruits qui s'étaient produits dans les bières, la façon dont il avait fallu les descendre, aux coudes des escaliers.

Il arriva que mon voisin Jacques, certains soirs, rentra plus bavard et plus épanoui. Il s'appuyait aux murs, le manteau agrafé sur l'épaule, le chapeau rejeté en arrière. Il avait rencontré des héritiers généreux qui lui avaient payé «les litres et le morceau de brie de la consolation.» Et il finissait par s'attendrir; il me jurait de me porter en terre, lorsque le moment serait venu, avec une douceur de main toute amicale.

Je vécus ainsi plus d'une année en pleine nécrologie.

Un matin mon voisin Jacques ne vint pas. Huit jours après, il était mort.

Lorsque deux de ses collègues enlevèrent le corps, j'étais sur le seuil de ma porte. Je les entendis plaisanter en descendant la bière, qui se plaignait sourdement à chaque heurt.

L'un d'eux, un petit gras, disait à l'autre, un grand maigre:

—Le croque-mort est croqué.

LE PARADIS DES CHATS

Une tante m'a légué un chat d'Angora qui est bien la bête la plus stupide que je connaisse. Voici ce que mon chat m'a conté, un soir d'hiver, devant les cendres chaudes.

J'avais alors deux ans, et j'étais bien le chat le plus gras et le plus naïf qu'on pût voir. A cet âge tendre, je montrais encore toute la présomption d'un animal qui dédaigne les douceurs du foyer. Et pourtant que de remercîments je devais à la Providence pour m'avoir placé chez votre tante! La brave femme m'adorait. J'avais, au fond d'une armoire, une véritable chambre à coucher, coussin de plume en triple couverture. La nourriture valait le coucher; jamais de pain, jamais de soupe, rien que de la viande, de la bonne viande saignante.

Eh bien! au milieu de ces douceurs, je n'avais qu'un désir, qu'un rêve, me glisser par la fenêtre entr'ouverte et me sauver sur les toits. Les caresses me semblaient fades, la mollesse de mon lit me donnait des nausées, j'étais gras à m'en écoeurer moi-même. Et je m'ennuyais tout le long de la journée à être heureux.

Il faut vous dire qu'en allongeant le cou, j'avais vu de la fenêtre le toit d'en face. Quatre chats, ce jour-là, s'y battaient, le poil hérissé, la queue haute, se roulant sur les ardoises bleues, au grand soleil, avec des jurements de joie. Jamais je n'avais contemplé un spectacle si extraordinaire. Dès lors, mes croyances furent fixées. Le véritable bonheur était sur ce toit, derrière cette fenêtre qu'on fermait si soigneusement. Je me donnais pour preuve qu'on fermait ainsi les portes des armoires, derrière lesquelles on cachait la viande.

J'arrêtai le projet de m'enfuir. Il devait y avoir dans la vie autre chose que de la chair saignante. C'était là l'inconnu, l'idéal. Un jour, on oublia de pousser la fenêtre de la cuisine. Je sautai sur un petit toit qui se trouvait au-dessous.

II

Que les toits étaient beaux! De larges gouttières les bordaient, exhalant des senteurs délicieuses. Je suivis voluptueusement ces gouttières, où mes pattes enfonçaient dans une boue fine, qui avait une tiédeur et une douceur infinies. Il me semblait que je marchais sur du velours. Et il faisait une bonne chaleur au soleil, une chaleur qui fondait ma graisse.

Je ne vous cacherai pas que je tremblais de tous mes membres. Il y avait de l'épouvante dans ma joie. Je me souviens surtout d'une terrible émotion qui faillit me faire culbuter sur les pavés. Trois chats qui roulèrent du faîte d'une maison, vinrent à moi en miaulant affreusement. Et comme je défaillais, ils me traitèrent de grosse bête, ils me dirent qu'ils miaulaient pour rire. Je me mis à miauler avec eux. C'était charmant. Les gaillards n'avaient pas ma stupide graisse. Ils se moquaient de moi, lorsque je glissais comme une boule sur les plaques de zinc, chauffées par le grand soleil. Un vieux matou de la bande me prit particulièrement en amitié. Il m'offrit de faire mon éducation, ce que j'acceptai avec reconnaissance.

Ah! que le mou de votre tante était loin: Je bus aux gouttières, et jamais lait sucré ne m'avait semblé si doux. Tout me parut bon et beau. Une chatte passa, une ravissante chatte, dont la vue m'emplit d'une émotion inconnue. Mes rêves seuls m'avaient jusque-là montré ces créatures exquises dont l'échine a d'adorables souplesses. Nous nous nous précipitâmes à la rencontre de la nouvelle venue, mes trois compagnons et moi. Je devançai les autres, j'allais faire mon compliment à la ravissante chatte, lorsqu'un de mes camarades me mordit cruellement au cou. Je poussai un cri de douleur.

—Bah! me dit le vieux matou en m'entraînant, vous en verrez bien d'autres.

II

Au bout d'une heure de promenade, je me sentis un appétit féroce.

—Qu'est-ce qu'on mange sur les toits? demandai-je à mon ami le matou.

—Ce qu'on trouve, me répondit-il doctement.

Cette réponse m'embarrassa, car j'avais beau chercher, je ne trouvais rien. J'aperçus enfin, dans une mansarde, une jeune ouvrière qui préparait son déjeuner. Sur la table, au-dessous de la fenêtre, s'étalait une belle côtelette, d'un rouge appétissant.

—Voilà mon affaire, pensai-je en toute naïveté.

Et je sautai sur la table, où je pris la côtelette. Mais l'ouvrière m'ayant aperçu, m'asséna sur l'échine un terrible coup de balai. Je lâchai la viande, je m'enfuis, en jetant un juron effroyable.

—Vous sortez donc de votre village? me dit le matou. La viande qui est sur les tables, est faite pour être désirée de loin. C'est dans les gouttières qu'il faut chercher.

Jamais je ne pus comprendre que la viande des cuisines n'appartînt pas aux chats. Mon ventre commençait à se fâcher sérieusement. Le matou acheva de me désespérer en me disant qu'il fallait attendre la nuit. Alors nous descendrions dans la rue, nous fouillerions les tas d'ordures. Attendre la nuit! Il disait cela tranquillement, en philosophe endurci. Moi, je me sentais défaillir, à la seule pensée de ce jeûne prolongé.

IV

La nuit vint lentement, une nuit de brouillard qui me glaça. La pluie tomba bientôt, mince, pénétrante, fouettée par des souffles brusques de vent. Nous descendîmes par la baie vitrée d'un escalier. Que la rue me parut laide! Ce n'était plus cette bonne chaleur, ce large soleil, ces toits blancs de lumière où l'on se vautrait si délicieusement. Mes pattes glissaient sur le pavé gras. Je me souvins avec amertume de ma triple couverture et de mon coussin de plume.

A peine étions-nous dans la rue, que mon ami le matou se mit à trembler. Il se fit petit, petit, et fila sournoisement le long des maisons, en me disant de le suivre au plus vite. Dès qu'il rencontra une porte cochère, il s'y réfugia à la hâte, en laissant échapper un ronronnement de satisfaction. Comme je l'interrogeais sur cette fuite:

—Avez-vous vu cet homme qui avait une hotte et un crochet? me demanda-t-il.

—Oui.

—Eh bien! s'il nous avait aperçus, il nous aurait assommés et mangés à la broche!

—Mangés à la broche! m'écriai-je. Mais la rue n'est donc pas à nous?
On ne mange pas, et l'on est mangé!

V

Cependant, on avait vidé les ordures devant les portes. Je fouillai les tas avec désespoir. Je rencontrai deux ou trois os maigres qui avaient traîné dans les cendres. C'est alors que je compris combien le mou frais est succulent. Mon ami le matou grattait les ordures en artiste. Il me fit courir jusqu'au matin, visitant chaque pavé, ne se pressant point. Pendant près de dix heures je reçus la pluie, je grelottai de tous mes membres. Maudite rue, maudite liberté, et comme je regrettai ma prison!

Au jour, le matou, voyant que je chancelais:

—Vous en avez assez? me demanda-t-il d'un air étrange.

—Oh! oui, répondis-je.

—Vous voulez rentrer chez vous?

—Certes, mais comment retrouver la maison?

—Venez. Ce matin, en vous voyant sortir, j'ai compris qu'un chat gras comme vous n'était pas fait pour les joies âpres de la liberté. Je connais votre demeure, je vais vous mettre à votre porte.

Il disait cela simplement, ce digne matou. Lorsque nous fûmes arrivés:

—Adieu, me dit-il, sans témoigner la moindre émotion.

—Non, m'écriai-je, nous ne nous quitterons pas ainsi. Vous allez venir avec moi. Nous partagerons le même lit et la même viande. Ma maîtresse est une brave femme…

Il ne me laissa pas achever.

—Taisez-vous, dit-il brusquement, vous êtes un sot. Je mourrais dans vos tiédeurs molles. Votre vie plantureuse est bonne pour les chats bâtards. Les chats libres n'achèteront jamais au prix d'une prison votre mou et votre coussin de plume… Adieu.

Et il remonta sur ses toits. Je vis sa grande silhouette maigre frissonner d'aise aux caresses du soleil levant.

Quand je rentrai, votre tante prit le martinet et m'administra une correction que je reçus avec une joie profonde. Je goûtai largement la volupté d'avoir chaud et d'être battu. Pendant qu'elle me frappait, je songeais avec délices à la viande qu'elle allait me donner ensuite.

VI

Voyez-vous,—a conclu mon chat, en s'allongeant devant la braise,—le véritable bonheur, le paradis, mon cher maître, c'est d'être enfermé et battu dans une pièce où il y a de la viande.

Je parle pour les chats.

LILI

I

Tu arrives des champs, Ninon, des vrais champs, aux senteurs âpres, aux horizons larges. Tu n'es pas assez sotte pour aller t'enfermer dans un Casino, au bord de quelque plage mondaine. Tu vas où ne va pas la foule, dans un trou de feuillage, en pleine Bourgogne. Ta retraite est une maison blanche, cachée comme un nid au milieu des arbres. C'est là que tu vis tes printemps, dans la santé de l'air libre. Aussi quand tu me reviens pour quelques jours, tes bonnes amies sont-elles étonnées de tes joues aussi fraîches que tes aubépines, de tes lèvres aussi rouges que les églantiers.

Mais ta bouche est toute sucrée, et je jurerais qu'hier encore tu mangeais des cerises. C'est que tu n'es pas une petite maîtresse qui craint les guêpes et les ronces. Tu marches bravement au grand soleil, sachant bien que le hâle de ton cou a des transparences d'ambre fin. Et tu cours les champs en robe de toile, sous ton large chapeau, comme une paysanne amie de la terre. Tu coupes les fruits avec tes petits ciseaux de brodeuse, faisant une maigre besogne, il est vrai, mais travaillant de tout ton coeur et rentrant au logis, fière des égratignures roses que les chardons ont laissées sur tes mains blanches.

Que feras-tu en décembre prochain? Rien. Tu t'ennuieras, n'est-ce pas? Tu n'es pas mondaine. Te souviens-tu de ce bal où je l'ai conduite, un soir? Tu avais les épaules nues, tu grelottais dans la voiture. Il faisait une chaleur étouffante, à ce bal, sous la lumière crue des lustres. Tu es restée au fond de ton fauteuil, bien sage, étouffant de légers bâillements derrière ton éventail. Ah! quel ennui! Et, lorsque nous sommes rentrés, tu as murmuré, en me montrant ton bouquet fané:

—Regarde ces pauvres fleurs. Je mourrais comme elles, si je vivais dans cet air chaud. Mon cher printemps, où êtes-vous?

Nous n'irons plus au bal, Ninon. Nous resterons chez nous, au coin de notre cheminée. Nous nous aimerons; et, quand nous serons las, nous nous aimerons encore.

Je me rappelle ton cri de l'autre jour: «Vraiment une femme est bien oisive.» J'ai songé jusqu'au soir à cet aveu. L'homme a pris tout le travail, et vous a laissé la rêverie dangereuse. La faute est au bout des longues songeries. A quoi penser quand on brode la journée entière? On bâtit des châteaux où l'on s'endort comme la Belle-au-Bois-dormant, dans l'attente des baisers du premier chevalier qui passera sur la route.

—Mon père, m'as-tu dit souvent, était un brave homme qui m'a laissée grandir chez lui. Je n'ai point appris le mal à l'école de ces délicieuses poupées qui cachent, en pension, les lettres de leurs cousins dans leurs livres de messe. Jamais je n'ai confondu le bon Dieu avec Croquemitaine, et j'avoue que j'ai toujours plus redouté de faire du chagrin à mon père que d'aller cuire dans les marmites du diable. Il faut te dire encore que je salue naturellement, sans avoir étudié l'art des révérences; mon maître à danser ne m'a pas exercée davantage à baisser les yeux, à sourire, à mentir du visage; je suis d'une ignorance crasse sur le chapitre de ces grimaces de coquettes qui constituent le plus clair d'une éducation de jeune fille bien née. J'ai poussé librement, comme une plante vigoureuse. C'est pourquoi j'étouffe dans l'air de Paris.

II

Dernièrement, par une de ces rares belles après-midi que le printemps nous ménage, je me trouvais assis aux Tuileries, dans l'ombre jeune des grands marronniers. Le jardin était presque vide. Quelques dames brodaient, par petits groupes, au pied des arbres. Des enfants jouaient, coupant de rires aigus le sourd murmure des rues voisines.

Mes regards finirent par s'arrêter sur une petite fille de six ou sept ans, dont la jeune mère causait avec une amie, à quelques pas de moi. C'était une enfant blonde, haute comme ma botte, qui prenait déjà des airs de grande demoiselle. Elle portait une de ces délicieuses toilettes dont les Parisiennes seules savent attifer leurs bébés: une jupe de soie rose bouffante, laissant voir les jambes couvertes de bas gris-perle; un corsage décolleté garni de dentelles; un toquet à plumes blanche; des bijoux, un collier et un bracelet de corail. Elle ressemblait à madame sa mère, avec un peu de coquetterie en plus.

Elle avait réussi à lui prendre son ombrelle, et elle se promenait gravement, l'ombrelle ouverte, bien qu'il n'y eût pas sous les arbres le moindre filet de soleil. Elle s'étudiait à marcher légèrement, en glissant avec grâce, comme elle avait vu faire aux grandes personnes. Elle ne se savait pas observée; elle répétait son rôle en toute conscience, essayant des mines, des moues gracieuses, apprenant des tours de tête, des regards, des sourires. Elle finit par rencontrer le tronc d'un vieux marronnier, devant lequel elle tira sérieusement une demi-douzaine de grandes révérences.

C'était une petite femme. Je fus vraiment terrifié de son aplomb et de sa science. Elle n'avait pas sept ans, et elle savait déjà son métier d'enchanteresse. C'est à Paris seulement qu'on trouve des fillettes si précoces, connaissant la danse avant de connaître leurs lettres. Je me rappelle les enfants de province; ils sont gauches et lourds; ils se traînent bêtement par terre. Ce n'est pas Lili qui irait gâter sa belle toilette; elle préfère ne pas jouer; elle se tient bien droite dans ses jupes empesées, mettant sa joie à être regardée, à entendre dire autour d'elle: «Ah! la charmante enfant!»

Cependant, Lili saluait toujours le tronc du vieux marronnier. Brusquement, je la vis se redresser et se mettre sous les armes: l'ombrelle penchée, le sourire aux lèvres, l'air un peu fou. Je compris bientôt. Une autre petite fille, une brune en jupe verte, venait par la grande allée. C'était une amie, et il s'agissait de s'aborder en toute élégance.

Les deux bambines se touchèrent légèrement la main, firent les grimaces d'usage entre femmes du même monde. Elles avaient ce sourire heureux qu'il est de bon ton d'avoir en pareille circonstance. Quand elles eurent achevé leurs politesses, elle se mirent à marcher côte à côte, causant d'une voix fluette. Il ne fut pas question du tout de jouer.

—Vous avez là une jolie robe.

—C'est de la valencienne, n'est-ce pas? cette garniture.

—Maman a été indisposée, ce matin. J'ai bien craint de ne pouvoir venir, ainsi que je vous l'avais promis.

—Avez-vous vu la poupée de Thérèse? Elle a un trousseau magnifique.

—Est-ce à vous cette ombrelle? Elle est charmante.

Lili devint très-rouge. Elle faisait des grâces avec l'ombrelle de sa mère, voyant qu'elle écrasait son amie qui n'avait pas d'ombrelle. La question de celle-ci l'embarrassa, elle comprit qu'elle était vaincue, si elle disait la vérité.

—Oui, répondit-elle gracieusement. C'est papa qui m'en a fait cadeau.

C'était le comble. Elle savait mentir, comme elle savait être belle. Elle pouvait grandir: elle n'ignorait rien de ce qui fait une jolie femme. Avec de telles éducations, comment voulez-vous que les pauvres maris dorment tranquilles?

A ce moment un petit garçon de huit ans passa, traînant une charrette chargée de cailloux. Il poussait des hue! terribles; il faisait le charretier; il jouait de tout son coeur; en passant, il manqua heurter Lili.

—Que c'est brutal un homme! dit-elle avec dédain. Voyez donc comme cet enfant est débraillé!

Ces demoiselles eurent un rire passablement méprisant. L'enfant, en effet, devait leur paraître bien petit garçon de faire ainsi le cheval. Dans vingt ans d'ici, si une d'elle l'épouse, elle le traitera toujours avec la supériorité d'une femme qui a su jouer de l'ombrelle à sept ans, lorsqu'à cet âge il ne savait encore que déchirer ses culottes.

Lili s'était remise à marcher, après avoir rétabli soigneusement les plis de sa jupe.

—Regardez donc, reprit-elle, cette grande bête de fille en robe blanche qui s'ennuie toute seule là-bas. L'autre jour, elle m'a fait demander si je voulais bien qu'elle me fût présentée. Imaginez-vous, ma chère, qu'elle est fille d'un petit employé. Vous comprenez, je n'ai pas voulu: on ne doit pas se compromettre.

Lili avait une moue de princesse outragée. Son amie était décidément battue: elle n'avait pas d'ombrelle, et personne encore ne sollicitait la faveur de lui être présenté. Elle pâlissait en femme qui assiste au triomphe d'une rivale. Elle avait passé le bras autour de la taille de Lili, cherchant à la chiffonner par derrière, sans qu'elle s'en aperçût. Et elle lui souriait, d'ailleurs, d'un adorable sourire, avec de petites dents blanches, prêtes à mordre.

Comme elles s'éloignaient de leurs mères, elles s'aperçurent enfin que je les observais. Dès lors, elles se firent plus sucrées: elles eurent des coquetteries de demoiselles qui veulent mériter et retenir l'attention. Un monsieur était là qui les regardait. Ah! filles d'Ève, le diable vous tente au berceau!

Puis, elles éclatèrent de rire. Un détail de ma toilette devait les surprendre, leur paraître très-comique: mon chapeau sans doute, dont la forme n'est plus de mode. Elles se moquaient de moi, à la lettre; elles raillaient, la main sur les lèvres, retenant les perles de leurs rires, comme les dames font dans les salons. Je finis par avoir honte, par rougir, par ne plus savoir que faire de ma personne. Et je m'enfuis, abandonnant la place à ces deux bambines qui avaient des gaietés et des regards étranges de femmes faites.

III

Ah! Ninon, Ninon, emmène-moi ces demoiselles dans des fermes, habille-les de toile grise et laisse-les se rouler dans la mare où barbottent les canards. Elle reviendront bêtes comme des oies, saines et vigoureuses comme de jeunes arbres. Quand nous les épouserons, nous leur apprendrons à nous aimer. Elles seront assez savantes.

LA LÉGENDE DU PETIT-MANTEAU BLEU DE L'AMOUR

I

Elle naquit, la belle fille aux cheveux roux, un matin de décembre, comme la neige tombait, lente et virginale. Il y eut, dans l'air, des signes certains qui annoncèrent la mission d'amour qu'elle venait accomplir; le soleil brilla, rose sur la neige blanche, et il passa sur les toits des parfums de lilas et des chants d'oiseaux, comme au printemps.

Elle vit le jour au fond d'un bouge, par humilité sans doute, afin de montrer qu'elle souhaitait les seules richesses du coeur. Elle n'eut pas de famille, elle put aimer l'humanité entière, ayant les bras assez souples pour embrasser le monde. Dès qu'elle atteignit l'âge d'amour, elle quitta l'ombre où elle se recueillait; elle se mit à marcher par les chemins, à chercher les affamés qu'elle rassassiait de ses regards.

C'était une grande et forte fille, aux yeux noirs, à la bouche rouge. Elle avait une chair d'une pâleur mate, couverte d'un duvet léger qui faisait de sa peau un velours blanc. Quand elle marchait, son corps ondulait dans un rhythme tendre.

D'ailleurs, en quittant la paille où elle était née, elle avait compris qu'il entrait dans sa mission de se vêtir de soie et de dentelle. Elle tenait en don ses dents blanches, ses joues roses; elle sut trouver des colliers de perles blancs comme ses dents, des jupes de satin roses comme ses joues.

Et quand elle fut équipée, il fit bon la rencontrer dans les sentiers, par les claires matinées de mai. Elle avait le coeur et les lèvres ouvertes à tous venants. Lorsqu'elle trouvait un mendiant sur le bord d'un fossé, elle le questionnait d'un sourire; s'il se plaignait des brûlures, des fièvres âpres du coeur, toute sa bouche lui donnait une aumône, et la misère du mendiant était soulagée.

Aussi tous les pauvres de la paroisse la connaissaient-ils. Ils se pressaient à sa porte, attendant la distribution. Comme une soeur charitable, elle descendait matin et soir, partageant ses trésors de tendresse, servant à chacun sa part.

Elle était bonne et tendre comme le pain blanc. Les pauvres de la paroisse l'avaient surnommée le Petit-Manteau bleu de l'amour.

II

Or, il advint qu'une épidémie terrible désola la contrée. Tous les jeunes gens furent frappés, et le plus grand nombre faillit en mourir.

Les symptômes du fléau étaient terrifiants. Le coeur cessait de battre, la tête se vidait, le moribond s'abêtissait. Les jeunes hommes, pareils à des pantins ridicules, se promenaient en ricanant, en achetant des coeurs à la foire, comme les enfants achètent des bâtons de sucre d'orge. Quand l'épidémie s'attaquait à de braves garçons, le mal se manifestait par une tristesse noire, une désespérance mortelle. Les artistes pleuraient d'impuissance devant leurs oeuvres, les amants inassouvis allaient se jeter dans les rivières.

Vous pensez que la belle enfant sut se distinguer, en cette circonstance grave. Elle établit des ambulances, elle soigna les malades nuit et jour, usant ses lèvres à fermer les blessures, remerciant le ciel de la grande tâche qu'il lui donnait.

Elle fut une providence pour les jeunes hommes. Elle en sauva un grand nombre. Ceux dont elle ne put guérir le coeur, furent ceux qui n'avaient déjà plus de coeur. Son traitement était simple: elle donnait aux malades ses mains secourables, son souffle tiède. Jamais elle ne demandait un payement. Elle se ruinait avec insouciance, faisant l'aumône à pleine bouche.

Aussi les avares du temps hochaient-ils la tête, en voyant la jeune prodigue disperser de la sorte la grande fortune de ses grâces. Ils disaient entre eux:

—Elle mourra sur la paille, elle qui donne le sang de son coeur, sans jamais en peser les gouttes.

III

Un jour, en effet, comme elle fouillait son coeur, elle le trouva vide: Elle eut un frisson de terreur: il lui restait à peine quelques sous de tendresse. Et l'épidémie sévissait toujours.

L'enfant se révolta, ne songeant plus à l'immense fortune qu'elle avait dissipée follement, éprouvant des besoins de charité cuisants qui lui rendaient sa misère plus affreuse. Il était si doux, par les beaux soleils, d'aller en quête des mendiants, si doux d'aimer et d'être aimée! Et, maintenant, il lui fallait vivre à l'ombre, en attendant à son tour des aumônes qui ne viendraient peut-être jamais.

Un instant, elle eut la sage pensée de garder précieusement les quelques sous qui lui restaient et de les dépenser en toute prudence. Mais il lui prit un tel froid, dans son isolement, qu'elle finit par sortir, cherchant les rayons de mai.

Sur son chemin, à la première borne, elle rencontra un jeune homme dont le coeur se mourait évidemment d'inanition. A cette vue, sa charité ardente s'éveilla. Elle ne pouvait mentir à sa mission. Et, rayonnante de bonté, plus grande d'abnégation, elle mit tout le reste de son coeur sur ses lèvres, se courba doucement, donna un baiser au jeune homme, en lui disant:

—Tiens, voilà mon dernier louis. Rends-moi la monnaie.

IV

Le jeune homme lui rendit la monnaie.

Le soir même, elle envoya à ses pauvres une lettre de faire-part, pour leur apprendre qu'elle se voyait forcée de suspendre ses aumônes. Il restait à la chère fille tout juste de quoi vivre dans une honnête aisance, avec le dernier affamé qu'elle avait secouru.

La légende du Petit-Manteau bleu de l'amour n'a pas de morale.

LE FORGERON

Le Forgeron était un grand, le plus grand du pays, les épaules noueuses, la face et les bras noirs des flammes de la forge et de la poussière de fer des marteaux. Il avait, dans son crâne carré, sous l'épaisse broussaille de ses cheveux, de gros yeux bleus d'enfant, clairs comme de l'acier. Sa mâchoire large roulait avec des rires, des bruits d'haleine qui ronflaient, pareils à la respiration et aux gaietés géantes de son soufflet; et, quand il levait les bras, dans un geste de puissance satisfaite,—geste dont le travail de l'enclume lui avait donné l'habitude,—il semblait porter ses cinquante ans plus gaillardement encore qu'il ne soulevait «la Demoiselle,» une masse pesant vingt-cinq livres, une terrible fillette qu'il pouvait seul mettre en danse, de Vernon à Rouen.

J'ai vécu une année chez le Forgeron, toute une année de convalescence. J'avais perdu mon coeur, perdu mon cerveau, j'étais parti, allant devant moi, me cherchant, cherchant un coin de paix et de travail, où je pusse retrouver ma virilité. C'est ainsi qu'un soir, sur la route, après avoir dépassé le village, j'ai aperçu la forge, isolée, toute flambante, plantée de travers à la croix des Quatre-Chemins. La lueur était telle, que la porte charretière, grande ouverte, incendiait le carrefour, et que les peupliers, rangés en face, le long du ruisseau, fumaient comme des torches. Au loin, au milieu de la douceur du crépuscule, la cadence des marteaux sonnait à une demi-lieue, semblable au galop de plus en plus rapproché de quelque régiment de fer. Puis, là, sous la porte béante, dans la clarté, dans le vacarme, dans l'ébranlement de ce tonnerre, je me suis arrêté, heureux, consolé déjà, à voir ce travail, à regarder ces mains d'homme tordre et aplatir les barres rouges.

J'ai vu, par ce soir d'automne, le Forgeron pour la première fois. Il forgeait le soc d'une charrue. La chemise ouverte, montrant sa rude poitrine, où les côtes, à chaque souffle, marquaient leur carcasse de métal éprouvé, il se renversait, prenait un élan, abattait le marteau. Et cela, sans un arrêt, avec un balancement souple et continu du corps, avec une poussée implacable des muscles. Le marteau tournait dans un cercle régulier, emportant des étincelles, laissant derrière lui un éclair. C'était «la Demoiselle», à laquelle le Forgeron donnait ainsi le branle, à deux mains; tandis que son fils, un gaillard de vingt ans, tenait le fer enflammé au bout de la pince, et tapait de son côté, tapait des coups sourds qu'étouffait la danse éclatante de la terrible fillette du vieux. Toc, toc,—toc, toc, on eût dit la voix grave d'une mère encourageant les premiers bégayements d'un enfant. «La Demoiselle» valsait toujours, en secouant les paillettes de sa robe, en laissant ses talons marqués dans le soc qu'elle façonnait, chaque fois qu'elle rebondissait sur l'enclume. Une flamme saignante coulait jusqu'à terre, éclairant les arêtes saillantes des deux ouvriers, dont les grandes ombres s'allongeaient dans les coins sombres et confus de la forge. Peu à peu, l'incendie pâlit, le Forgeron s'arrêta. Il resta noir, debout, appuyé sur le manche du marteau, avec une sueur au front qu'il n'essuyait même pas. J'entendais le souffle de ses côtes encore ébranlées, dans le grondement du soufflet que son fils tirait, d'une main lente.

Le soir, je couchais chez le Forgeron, et je ne m'en allais plus. Il avait une chambre libre, en haut, au-dessus de la forge, qu'il m'offrit et que j'acceptai. Dès cinq heures, avant le jour, j'entrais dans la besogne de mon hôte. Je m'éveillais au rire de la maison entière, qui s'animait jusqu'à la nuit de sa gaieté énorme. Sous moi, les marteaux dansaient. Il semblait que «la Demoiselle» me jetât hors du lit, en tapant au plafond, en me traitant de fainéant. Toute la pauvre chambre, avec sa grande armoire, sa table de bois blanc, ses deux chaises, craquait, me criait de me hâter. Et il me fallait descendre. En bas, je trouvais la forge déjà rouge. Le soufflet ronronnait, une flamme bleue et rose montait du charbon, où la rondeur d'un astre semblait luire, sous le vent qui creusait la braise. Cependant, le Forgeron préparait la besogne du jour. Il remuait du fer dans les coins, retournait des charrues, examinait des roues. Quand il m'apercevait, il mettait les poings aux côtes, le digne homme, et il riait, la bouche fendue jusqu'aux oreilles. Cela l'égayait, de m'avoir délogé du lit à cinq heures. Je crois qu'il tapait pour taper, le matin, pour sonner le réveil avec le formidable carillon de ses marteaux. Il posait ses grosses mains sur mes épaules, se penchait comme s'il eût parlé à un enfant, en me disant que je me portais mieux, depuis que je vivais au milieu de sa ferraille. Et tous les jours, nous prenions le vin blanc ensemble, sur le cul d'une vieille carriole renversée.

Puis, souvent, je passais ma journée à la forge. L'hiver surtout, par les temps de pluie, j'ai vécu toutes mes heures là. Je m'intéressais à l'ouvrage. Cette lutte continue du Forgeron contre ce fer brut qu'il pétrissait à sa guise, me passionnait comme un drame puissant. Je suivais le métal du fourneau sur l'enclume, j'avais de continuelles surprises à le voir se ployer, s'étendre, se rouler, pareil à une cire molle, sous l'effort victorieux de l'ouvrier. Quand la charrue était terminée, je m'agenouillais devant elle, je ne reconnaissais plus l'ébauche informe de la veille, j'examinais les pièces, rêvant que des doigts souverainement forts les avaient prises et façonnées ainsi sans le secours du feu. Parfois, je souriais en songeant à une jeune fille que j'avais aperçue, autrefois, pendant des journées entières, en face de ma fenêtre, tordant de ses mains fluettes des tiges de laiton, sur lesquelles elle attachait, à l'aide d'un fil de soie, des violettes artificielles.

Jamais le Forgeron ne se plaignait. Je l'ai vu, après avoir battu le fer pendant des journées de quatorze heures, rire le soir de son bon rire, en se frottant les bras d'un air satisfait. Il n'était jamais triste, jamais las. Il aurait soutenu la maison sur son épaule, si la maison avait croulé. L'hiver, il disait qu'il faisait bon dans sa forge. L'été, il ouvrait la porte toute grande et laissait entrer l'odeur des foins. Quand l'été vint, à la tombée du jour, j'allais m'asseoir à côté de lui, devant la porte. On était à mi-côte; on voyait de là toute la largeur de la vallée. Il était heureux de ce tapis immense de terres labourées, qui se perdait à l'horizon dans le lilas clair du crépuscule. Et le Forgeron plaisantait souvent. Il disait que toutes ces terres lui appartenaient, que la forge, depuis plus de deux cents ans, fournissait des charrues à tout le pays. C'était son orgueil. Pas une moisson ne poussait sans lui. Si la plaine était verte en mai et jaune en juillet, elle lui devait cette soie changeante. Il aimait les récoltes comme ses filles, ravi des grands soleils, levant le poing contre les nuages de grêle qui crevaient. Souvent, il me montrait au loin quelque pièce de terre qui paraissait moins large que le dos de sa veste, et il me racontait en quelle année il avait forgé une charrue pour ce carré d'avoine ou de seigle. A l'époque du labour, il lâchait parfois ses marteaux; il venait au bord de la route; la main sur les yeux, il regardait. Il regardait la famille nombreuse de ses charrues mordre le sol, tracer leurs sillons, en face, à gauche, à droite. La vallée en était toute pleine. On eût dit, à voir les attelages filer lentement, des régiments en marche. Les socs des charrues luisaient au soleil, avec des reflets d'argent. Et lui, levait les bras, m'appelait, me criait de venir voir quelle «sacrée besogne» elles faisaient.

Toute cette ferraille retentissante qui sonnait au-dessous de moi, me mettait du fer dans le sang. Cela me valait mieux que les drogues des pharmacies. J'étais accoutumé à ce vacarme, j'avais besoin de cette musique des marteaux sur l'enclume pour m'entendre vivre. Dans ma chambre tout animée par les ronflements du soufflet, j'avais retrouvé ma pauvre tête. Toc, toc,—toc, toc,—c'était là comme le balancier joyeux qui réglait mes heures de travail. Au plus fort de l'ouvrage, lorsque le Forgeron se fâchait, que j'entendais le fer rouge craquer sous les bonds des marteaux endiablés, j'avais une fièvre de géant dans les poignets, j'aurais voulu aplatir le monde d'un coup de ma plume. Puis, quand la forge se taisait, tout faisait silence dans mon crâne; je descendais, et j'avais honte de ma besogne, à voir tout ce métal vaincu et fumant encore.

Ah! que je l'ai vu superbe, parfois, le forgeron, pendant les chaudes après-midi! Il était nu jusqu'à la ceinture, les muscles saillants et tendus, semblable à une de ces grandes figures de Michel-Ange, qui se redressent dans un suprême effort. Je trouvais, à le regarder, la ligne sculpturale moderne, que nos artistes cherchent péniblement dans les chairs mortes de la Grèce. Il m'apparaissait comme le héros grandi du travail, l'enfant infatigable de ce siècle, qui bat sans cesse sur l'enclume l'outil de notre analyse, qui façonne dans le feu et par le fer la société de demain. Lui, jouait avec ses marteaux. Quand il voulait rire, il prenait «la demoiselle,» et, à toute volée, il tapait. Alors il faisait le tonnerre chez lui, dans l'halétement rose du fourneau. Je croyais entendre le soupir du peuple à l'ouvrage.

C'est là, dans la forge, au milieu des charrues, que j'ai guéri à jamais mon mal de paresse et de doute.

LE CHOMAGE

I

Le matin, quand les ouvriers arrivent à l'atelier, ils le trouvent froid, comme noir d'une tristesse de ruine. Au fond de la grande salle, la machine est muette, avec ses bras maigres, ses roues immobiles; et elle met là une mélancolie de plus, elle dont le souffle et le branle animent toute la maison, d'ordinaire, du battement d'un coeur de géant, rude à la besogne.

Le patron descend de son petit cabinet. Il dit d'un air triste aux ouvriers:

—Mes enfants, il n'y a pas de travail aujourd'hui…. Les commandes n'arrivent plus; de tous les côtés, je reçois des contre-ordres, je vais rester avec de la marchandise sur les bras. Ce mois de décembre, sur lequel je comptais, ce mois de gros travail, les autres années, menace de ruiner les maisons les plus solides… Il faut tout suspendre.

Et comme il voit les ouvriers se regarder entre eux avec la peur du retour au logis, la peur de la faim du lendemain, il ajoute d'un ton plus bas:

—Je ne suis pas égoïste, non, je vous le jure… Ma situation est aussi terrible, plus terrible peut-être que la vôtre. En huit jours, j'ai perdu cinquante mille francs. J'arrête le travail aujourd'hui, pour ne pas creuser le gouffre davantage; et je n'ai pas le premier sou de mes échéances du 15… Vous voyez, je vous parle en ami, je ne vous cache rien. Demain, peut-être, les huissiers seront ici. Ce n'est pas notre faute, n'est-ce pas? Nous avons lutté jusqu'au bout. J'aurais voulu vous aider à passer ce mauvais moment; mais c'est fini, je suis à terre; je n'ai plus de pain à partager.

Alors, il leur tend la main. Les ouvriers la lui serrent silencieusement. Et, pendant quelques minutes, ils restent là, à regarder leurs outils inutiles, les poings serrés. Les autres matins, dès le jour, les limes chantaient, les marteaux marquaient le rhythme; et tout cela semble déjà dormir dans la poussière de la faillite. C'est vingt, c'est trente familles qui ne mangeront pas la semaine suivante. Quelques femmes qui travaillaient dans la fabrique ont des larmes au bord des yeux. Les hommes veulent paraître plus fermes. Ils font les braves, ils disent qu'on ne meurt pas de faim dans Paris.

Puis, quand le patron les quitte, et qu'ils le voient s'en aller, voûté en huit jours, écrasé peut-être par un désastre plus grand encore qu'il ne l'avoue, ils se retirent un à un, étouffant dans la salle, la gorge serrée, le froid au coeur, comme s'ils sortaient de la chambre d'un mort. Le mort, c'est le travail, c'est la grande machine muette, dont le squelette est sinistre dans l'ombre.

II

L'ouvrier est dehors, dans la rue, sur le pavé. Il a battu les trottoirs pendant huit jours, sans pouvoir trouver du travail. Il est allé de porte en porte, offrant ses bras, offrant ses mains, s'offrant tout entier à n'importe quelle besogne, à la plus rebutante, à la plus dure, à la plus mortelle. Toutes les portes se sont refermées.

Alors, l'ouvrier a offert de travailler à moitié prix. Les portes ne se sont pas rouvertes. Il travaillerait pour rien qu'on ne pourrait le garder. C'est le chômage, le terrible chômage qui sonne le glas des mansardes. La panique a arrêté toutes les industries, et l'argent, l'argent lâche s'est caché.

Au bout des huit jours, c'est bien fini. L'ouvrier a fait une suprême tentative, et il revient lentement, les mains vides, éreinté de misère. La pluie tombe; ce soir-là, Paris est funèbre dans la boue. Il marche sous l'averse, sans la sentir, n'entendant que sa faim, s'arrêtant pour arriver moins vite. Il s'est penché sur un parapet de la Seine; les eaux grossies coulent avec un long bruit; des rejaillissements d'écume blanche se déchirent à une pile du pont. Il se penche davantage, la coulée colossale passe sous lui, en lui jetant un appel furieux. Puis, il se dit que ce serait lâche, et il s'en va.

La pluie a cessé. Le gaz flamboie aux vitrines des bijoutiers. S'il crevait une vitre, il prendrait d'une poignée du pain pour des années. Les cuisines des restaurants s'allument; et, derrière les rideaux de mousseline blanche, il aperçoit des gens qui mangent. Il hâte le pas, il remonte au faubourg, le long des rôtisseries, des charcuteries, des pâtisseries, de tout le Paris gourmand qui s'étale aux heures de la faim.

Comme la femme et la petite fille pleuraient, le matin, il leur a promis du pain pour le soir. Il n'a pas osé venir leur dire qu'il avait menti, avant la nuit tombée. Tout en marchant, il se demande comment il entrera, ce qu'il racontera, pour leur faire prendre patience. Ils ne peuvent pourtant rester plus longtemps sans manger. Lui, essayerait bien, mais la femme et la petite sont trop chétives.

Et, un instant, il a l'idée de mendier. Mais quand une dame ou un monsieur passent à côté de lui, et qu'il songe à tendre la main, son bras se raidit, sa gorge se serre. Il reste planté sur le trottoir, tandis que les gens comme il faut se détournent, le croyant ivre, à voir son masque farouche d'affamé.

III

La femme de l'ouvrier est descendue sur le seuil de la porte, laissant en haut la petite endormie. La femme est toute maigre, avec une robe d'indienne. Elle grelotte dans les souffles glacés de la rue.

Elle n'a plus rien au logis; elle a tout porté au Mont-de-Piété. Huit jours sans travail suffisent pour vider la maison. La veille, elle a vendu chez un fripier la dernière poignée de laine de son matelas; le matelas s'en est allé ainsi; maintenant, il ne reste que la toile. Elle l'a accrochée devant la fenêtre pour empêcher l'air d'entrer, car la petite tousse beaucoup.

Sans le dire à son mari, elle a cherché de son côté. Mais le chômage a frappé plus rudement les femmes que les hommes. Sur son palier, il y a des malheureuses qu'elle entend sangloter pendant la nuit. Elle en a rencontré une tout debout au coin d'un trottoir; une autre est morte; une autre a disparu.

Elle, heureusement, a un bon homme, un mari qui ne boit pas. Ils seraient à l'aise, si des mortes saisons ne les avaient dépouillés de tout. Elle a épuisé les crédits: elle doit au boulanger, à l'épicier, à la fruitière, et elle n'ose plus même passer devant les boutiques. L'après-midi, elle est allée chez sa soeur pour emprunter vingt sous; mais elle a trouvé, là aussi, une telle misère qu'elle s'est mise à pleurer, sans rien dire, et que toutes deux, sa soeur et elle, ont pleuré longtemps ensemble. Puis, en s'en allant, elle a promis d'apporter un morceau de pain, si son mari rentrait avec quelque chose.

Le mari ne rentre pas. La pluie tombe, se réfugie sous la porte; de grosses gouttes clapotent à ses pieds, une poussière d'eau pénètre sa mince robe. Par moments, l'impatience la prend, elle sort, malgré l'averse, elle va jusqu'au bout de la rue, pour voir si elle n'aperçoit pas celui qu'elle attend, au loin, sur la chaussée. Et quand elle revient, elle est trempée; elle passe ses mains sur ses cheveux pour les essuyer; elle patiente encore, secouée par de courts frissons de fièvre.

Le va-et-vient des passants la coudoie. Elle se fait toute petite pour ne gêner personne. Des hommes la regardent en face; elle sent, par moments, des haleines chaudes qui lui effleurent le cou. Tout le Paris suspect, la rue avec sa boue, ses clartés crues, ses roulements de voiture, semble vouloir la prendre et la jeter au ruisseau. Elle a faim, elle est à tout le monde. En face, il y a un boulanger, et elle pense à la petite qui dort, en haut.

Puis, quand le mari se montre enfin, filant comme un misérable le long des maisons, elle se précipite, elle le regarde anxieusement.

—Eh bien! balbutie-t-elle.

Lui, ne répond pas, baisse la tête. Alors, elle monte la première, pâle comme une morte.

IV

En haut, la petite ne dort pas. Elle s'est réveillée, elle songe, en face du bout de chandelle qui agonise sur un coin de la table. Et on ne sait quoi de monstrueux et de navrant passe sur la face de cette gamine de sept ans, aux traits flétris et sérieux de femme faite.

Elle est assise sur le bord du coffre qui lui sert de couche. Ses pieds nus pendent, grelottants; ses mains de poupée maladive ramènent contre sa poitrine les chiffons qui la couvrent. Elle sent là une brûlure, un feu qu'elle voudrait éteindre. Elle songe.

Elle n'a jamais eu de jouets. Elle ne peut aller à l'école, parce qu'elle n'a pas de souliers. Plus petite, elle se rappelle que sa mère la menait au soleil. Mais cela est loin; il a fallu déménager; et, depuis ce temps, il lui semble qu'un grand froid a soufflé dans la maison. Alors, elle n'a plus été contente; toujours elle a eu faim.

C'est une chose profonde dans laquelle elle descend, sans pouvoir la comprendre. Tout le monde a donc faim? Elle a pourtant tâché de s'habituer à cela, et elle n'a pas pu. Elle pense qu'elle est trop petite, qu'il faut être grande pour savoir. Sa mère sait, sans doute, cette chose qu'on cache aux enfants. Si elle osait, elle lui demanderait qui vous met ainsi au monde pour que vous ayez faim.

Puis, c'est si laid, chez eux! Elle regarde la fenêtre où bat la toile du matelas, les murs nus, les meubles écloppés, toute cette honte du grenier que le chômage salit de son désespoir. Dans son ignorance, elle croit avoir rêvé des chambres tièdes avec de beaux objets qui luisaient; elle ferme les yeux pour revoir cela; et, à travers ses paupières amincies, la lueur de la chandelle devient un grand resplendissement d'or dans lequel elle voudrait entrer. Mais le vent souffle, il vient un tel courant d'air par la fenêtre qu'elle est prise d'un accès de toux. Elle a des larmes plein les yeux.

Autrefois, elle avait peur, lorsqu'on la laissait toute seule; maintenant, elle ne sait plus, ça lui est égal. Comme on n'a pas mangé depuis la veille, elle pense que sa mère est descendue chercher du pain. Alors, cette idée l'amuse. Elle taillera son pain en tout petits morceaux; elle les prendra lentement, un à un. Elle jouera avec son pain.

La mère est rentrée; le père a fermé la porte. La petite leur regarde les mains à tous deux, très-surprise. Et, comme ils ne disent rien, au bout d'un bon moment, elle répète sur un ton chantant:

—J'ai faim, j'ai faim.

Le père s'est pris la tête entre les poings, dans un coin d'ombre; il reste là, écrasé, les épaules secouées par de rudes sanglots silencieux. La mère, étouffant ses larmes, est venue recoucher la petite. Elle la couvre avec toutes les bardes du logis, elle lui dit d'être sage, de dormir. Mais l'enfant, dont le froid fait claquer les dents, et qui sent le feu de sa poitrine la brûler plus fort, devient très-hardie. Elle se pend au cou de sa mère; puis, doucement:

—Dis, maman, demande-t-elle, pourquoi donc avons-nous faim?