LE PETIT VILLAGE

I

Où est-il, le petit village? Dans quel pli de terrain cache-t-il ses maisons blanches? Se groupent-elles autour de l'église, au fond de quelque creux? ou, le long d'une grande route, s'en vont-elles gaiement à la file? ou encore grimpent-elles sur un coteau, comme des chèvres capricieuses, étageant et cachant à demi leurs toits rouges dans les verdures?

A-t-il un nom doux à l'oreille, le petit village? Est-ce un nom tendre, aisé aux lèvres françaises, ou quelque nom allemand, rude, hérissé de consonnes, rauque comme un cri de corbeau?

Et moissonne-t-on, vendange-t-on, dans le petit village? Est-ce pays de blés ou pays de vignobles? A cette heure, que font les habitants dans les terres, au grand soleil? Le soir, au retour, le long des sentiers, s'arrêtent-ils pour voir d'un coup d'oeil les larges récoltes, en remerciant le ciel de l'année heureuse?

II

Je me l'imagine volontiers sur un coteau. Il est là, si discret dans les arbres, que, de loin, on le prendrait pour un champ de rochers écroulés et couverts de mousse. Mais des fumées sortent des branches; dans un sentier qui descend la pente, des enfants poussent une brouette. Alors, de la plaine, on le regarde avec une envie jalouse; on passe, en emportant le souvenir de ce nid entrevu.

Non, je le crois plutôt dans un coin de la plaine, au bord d'un ruisseau. Il est si petit qu'un rideau de peupliers le cache à tous les yeux. Ses chaumières, pareilles à des baigneuses chastes, disparaissent dans les oseraies de la rive. Un bout de prairie verte lui sert de tapis; une haie vive le clôt de toutes parts, comme un grand jardin. On passe à côté de lui sans le voir. Les voix des laveuses sonnent, semblables à des voix de fauvettes. Pas un filet de fumée. Il dort dans sa paix, au fond de son alcôve verte.

Aucun de nous ne le connaît. La ville voisine sait à peine qu'il existe, et il est si humble que pas un géographe ne s'est soucié de lui. Ce n'est personne. Son nom prononcé n'éveille aucun souvenir. Dans la foule des villes, aux noms retentissants, il est un inconnu, sans histoire, sans gloires et sans hontes, qui s'efface modestement.

Et c'est pour cela sans doute qu'il sourit si doucement, le petit village. Ses paysans vivent au désert; les marmots se roulent sur la berge; les femmes filent dans l'ombre des arbres. Lui, tout heureux de son obscurité, s'emplit des gaietés du ciel. Il est si loin de la boue et du tapage des grandes cités! Son rayon de soleil lui suffit; sa joie est faite de son silence, de son humilité, de ce rideau de peupliers qui le cache au monde entier.

III

Et, demain peut-être, le monde entier saura qu'il existe, le petit village.

Ah! misère! la rivière sera rouge, le rideau de peupliers aura été rasé par les boulets, les chaumières éventrées montreront le désespoir muet des familles, le petit village sera célèbre.

Plus de chant de laveuses, plus de marmots se roulant sur la berge, plus de récoltes, plus de silence, plus d'humilité heureuse. Un nouveau nom dans l'histoire, victoire ou défaite, une nouvelle page sanglante, un nouveau coin du pays engraissé par le sang de nos enfants.

Il rit, il sommeille, il ignore qu'il donnera son nom à une tuerie, et demain il sanglotera, il retentira dans l'Europe avec des râles d'agonie. Puis, il restera sur la terre comme une tache de sang. Lui, si gai, si tendre, il s'entourera d'un cercle d'ombre sinistre, il verra des visiteurs blêmes passer devant ses ruines, comme on passe devant les dalles de la Morgue. Il sera maudit.

Nous, s'il est Austerlitz ou Magenta, nous l'entendrons sonner dans nos coeurs avec des éclats de clairons. Et, s'il est Waterloo, il roulera lugubrement dans nos mémoires, comme le son d'un tambour voilé d'un crêpe, menant les funérailles de la nation.

Qu'il regrettera alors ses rives solitaires, ses paysans ignorants, son coin perdu, si loin des hommes, connu seulement des hirondelles qui y revenaient à chaque printemps! Souillé, honteux, avec son ciel empli d'un vol de corbeaux, et ses terres grasses puant la mort, il vivra éternellement dans les siècles, comme un coupe-gorge, un endroit louche où deux nations se seront égorgées.

Le nid d'amour, le nid de paix, le petit village, ne sera plus qu'un cimetière, une fosse commune, où les mères éplorées ne pourront aller déposer des couronnes.

IV

La France a semé le monde de ces cimetières lointains. Aux quatre coins de l'Europe, nous pourrions nous agenouiller et prier. Nos champs de repos ne s'appellent pas seulement le Père-Lachaise, Montmartre, Montparnasse; ils s'appellent encore du nom de toutes nos victoires et de toutes nos défaites. Il n'y a pas, sous le ciel, un coin de terre où ne soit couché un Français assassiné, de la Chine au Mexique, des neiges de la Russie aux sables de l'Égypte.

Cimetières silencieux et déserts qui dorment lourdement dans la paix immense de la campagne. La plupart, presque tous, s'ouvrent au pied de quelque hameau désolé dont les murs croulants sont encore pleins d'épouvante. Waterloo n'était qu'une ferme, Magenta comptait à peine cinquante maisons. Un vent affreux a soufflé sur ces infiniment petits, et leurs syllabes, la veille innocentes, ont pris une telle odeur de sang et de poudre, qu'à jamais l'humanité frissonnera, en les sentant sur ses lèvres.

Pensif, je regardais une carte du théâtre de la guerre. Je suivais les bords du Rhin, j'interrogeais les plaines et les montagnes. Le petit village était-il à gauche, était-il à droite du fleuve? Fallait-il le chercher dans les environs des places fortes, ou plus loin, dans quelque solitude large?

Et j'essayais alors, en fermant les yeux, de m'imaginer celle paix, ce rideau de peupliers tiré devant les maisons blanches, ce bout de prairie que rase le vol des hirondelles, ces chansons des lavandières, cette terre vierge que la guerre va violer, et dont les clairons souffleront brutalement la souillure aux quatre coins de l'horizon.

Où est-il donc, le petit village?

[Le petit village était en Alsace. Il s'appelait Woerth.]

SOUVENIRS

I

Oh! l'éternelle pluie, l'ennuyeuse pluie, la pluie grise qui met un crêpe au ciel de mai et de juin! On va à la fenêtre, on soulève un coin de rideau. Le soleil est noyé. Entre deux ondées, il surnage, blafard, verdi, comme un corps d'astre qui s'est suicidé de désespoir, et que quelque marinier céleste ramène d'un coup de croc.

Te rappelles-tu, Ninon, la bise aigre du printemps, quand il a plu? On a quitté Paris avec le printemps des poètes, le printemps rêvé dans le coeur, une saison tiède, des nappes de fleurs, des crépuscules alanguis. On arrive à la nuit tombante, Le ciel est mort, pas un brin de braise n'allume le couchant, morne foyer de cendres froides. Il faut enjamber les flaques des sentiers, avec l'humidité pénétrante des feuillages sur les épaules. Et quand on entre dans la grande pièce mélancolique, où l'hiver a mis tous ses frissons, on grelotte, on ferme portes et fenêtres, on allume un grand feu de sarment, en maudissant les paresses du soleil.

Pendant huit jours, la pluie vous tient au logis. Au loin, au milieu du lac des prairies inondées, toujours le même rideau de peupliers qui se fondent en eau, ruisselants, amaigris, vagues dans la buée qui les noie. Puis, une mer grise, une poussière de pluie roulant et barrant l'horizon. On bâille, on cherche à s'intéresser aux canards qui se risquent sous l'averse, aux parapluies bleus des paysans qui passent. On bâille plus largement. Les cheminées fument, le bois vert pleure sans brûler, il semble que le déluge monte, qu'il gronde à la porte, qu'il pénètre par toutes les fentes comme un sable fin. Et de désespoir on reprend le chemin de fer, on rentre à Paris, niant le soleil, niant le printemps.

Et pourtant rien ne me désespère plus que ces fiacres que l'on rencontre filant vers les gares. Ils sont chargés de malles, ils traversent la ville avec la mine souriante de prisonniers dont on vient de lever l'écrou.

Je bats de mes pieds les trottoirs, je les regarde rouler vers les rivières bleues, les grandes eaux, les grands monts, les grands bois. Celui-ci va peut-être à un trou de rochers, que je connais près de Marseille; on est bien, dans ce trou, où l'on peut se déshabiller comme dans une cabine, et où les vagues viennent vous chercher. Celui-là certainement court en Normandie, dans le coin de verdure que j'aime, près du coteau qui produit ce petit vin aigre dont le bouquet gratte si agréablement le gosier. Cet autre part sans doute pour l'inconnu, ici ou là, quelque part où l'on sera très-bien, à l'ombre, au soleil peut-être, je ne sais, enfin là où je brûle d'aller.

Les cochers tapent leurs rosses du bout du fouet. Ils ne semblent guère se douter qu'ils fouettent mon rêve. Eux, se disent que les malles sont lourdes et que les pourboires sont légers. Ils ne savent même pas qu'ils font le deuil des pauvres garçons qui passent, en voiture dans leurs souliers, et qui sont condamnés à roussir leurs semelles à Paris, sur l'ardent pavé de juillet et d'août.

Oh! cette file de fiacres, chargés de malles, roulant vers les gares! cette vision de la grande cage ouverte, des oiseaux heureux prenant leur volée! cette raillerie cruelle de la liberté traversant les galères de nos rues et de nos places! ce cauchemar de tous mes printemps qui me trouble dans mon cachot, qui m'emplit du désir inassouvi des feuillages et des cieux libres!

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Je voudrais me faire tout petit, tout petit, et me glisser dans la grande malle de cette dame en chapeau rose, dont le coupé se dirige vers la gare de Lyon. On doit être très-bien, dans la malle de cette dame. Je devine des jupes soyeuses, des linges fins, toutes sortes de choses douces, parfumées, tièdes. Je me coucherai sur quelque soie claire, j'aurai sous le nez des mouchoirs de batiste, et si j'ai froid, ma foi, tant pis! je mettrai tous les jupons sur moi.

Elle est fort jolie, cette dame. Vingt-cinq ans au plus. Un menton ravissant avec une fossette qui doit se creuser quand elle rit. Je voudrais la faire rire, pour voir. Ce diable de cocher est bienheureux de la promener dans sa boîte. Elle doit aimer la violette. Je suis sûr que son linge est parfumé à la violette. C'est exquis. Je roule au fond de sa malle pendant des heures, pendant des jours. J'ai creusé mon trou dans le coin à gauche, entre le paquet des chemises et un grand carton qui me gêne un peu. J'ai eu la curiosité de soulever le couvercle du carton; il contenait deux chapeaux, un petit portefeuille plein de lettres, puis des choses que je n'ai pas voulu voir. J'ai mis le carton sous ma tête et m'en suis fait un oreiller. Je roule, je roule. Les bas sont à ma droite; j'ai sous moi trois costumes, et je sens, à ma gauche, des objets plus résistants que je crois reconnaître pour des paires de petites bottes. Mon Dieu, qu'on est donc bien, dans tous ces chiffons musqués!

Où pouvons-nous aller comme ça? Nous arrêterons-nous en Bourgogne? Ferons-nous un détour vers la Suisse, ou descendrons-nous jusqu'à Marseille? Je rêve que nous allons jusqu'au trou de rochers, vous savez, celui où l'on se déshabille comme dans une cabine et où les vagues viennent vous chercher. Elle se baignera. On est à cent lieues des imbéciles. Au fond, le golfe s'arrondit, avec l'immense bleuissement de la Méditerranée. Il y a trois vins, en haut, au bord du trou. Et, pieds nus, sur les larges plaques de pierre jaune qui dallent la mer, nous arracherons des arapèdes, du bout de nos couteaux. Elle n'a pas l'air pimbêche. Elle aimera le grand air, et nous ferons les gamins. Si elle ne sait pas nager, je lui apprendrai.

La malle est rudement secouée. Nous devons monter la rue de Lyon. Et que ce sera délicieux lorsque, arrivée à Marseille, elle ouvrira sa malle! Elle sera bien surprise de me trouver là, dans le coin, à gauche. Pourvu que je ne lui chiffonne pas trop tous ces volants sur lesquels je suis couché!—«Comment, monsieur, vous êtes-là, vous avez osé!—Mais certainement, madame; on ose tout pour sortir de prison….» Et je lui expliquerai, et elle me pardonnera.

Ah! nous voilà arrivés à la gare. Je crois qu'on m'enregistre….

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Hélas! hélas! il pleut, et la dame au chapeau rose s'en va toute seule par la pluie, avec sa grande malle, bâiller chez quelque vieille tante de province, où elle grelottera, dans la mauvaise humeur du printemps frileux.

II

Il faut avoir vécu dans une ville dévote et aristocratique, une de ces petites villes où l'herbe pousse et où les cloches des couvents sonnent les heures dans l'air endormi, pour savoir ce que sont encore les processions de la Fête-Dieu.

A Paris, quatre prêtres font le tour de la Madeleine. En Provence, pendant huit jours, la rue appartient au clergé. Tout le moyen âge ressuscite par les claires après-midi, et s'en va, chantant des cantiques, promenant des cierges, avec deux gendarmes en tête, et le maire, sanglé de son écharpe, à la queue.

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Je me souviens. C'étaient des jours de joie pour nous collégiens, qui ne demandions pas mieux que de courir les rues. S'il faut tout dire, dans ces villes amoureuses, les processions font les affaires des amants. Tout le long du cortège, les filles montrent leurs robes neuves. La robe neuve est de rigueur. Il n'est pas si pauvre demoiselle qui, ces jours-là, n'étrenne quelque indienne. Et le soir, les églises sont noires, bien des mains se rencontrent.

J'appartenais à une société musicale qui était de toutes les solennités. J'ai de gros pèches sur la conscience. Je m'accuse d'avoir, à cette époque, donné l'aubade à plus d'un fonctionnaire revenant de Paris avec le ruban rouge. Je m'accuse d'avoir promené le bon Dieu officiel, les Saints qui font pleuvoir, les saintes Vierges qui guérissent du choléra. J'ai même aidé au déménagement d'un couvent de nonnes cloîtrées. Les pauvres filles, enveloppées dans de larges toiles grises, pour qu'on ne pût rien voir de leur visage ni de leurs membres, trébuchaient, se soutenaient, comme des fantômes de trépassées surpris par l'aube. Et des petites mains blanches, des mains d'enfant, passaient, au bord des toiles grises.

Hélas! oui, j'ai mangé les collations des sacristies. On ne nous payait pas, on nous offrait quelques gâteaux. Je me rappelle que, le jour des recluses, arrivés au nouveau couvent, nous fûmes servis au moyen d'un tour. Les bouteilles, les assiettes de petits fours, se succédaient dans le mur, comme par enchantement. Et quelles bouteilles, grands dieux! des bouteilles de toutes formes, de toutes couleurs, de toutes liqueurs. J'ai souvent rêvé à l'étrange cave qui avait pu fournir une si curieuse variété de vins fins. C'était la confusion dans la douceur.

Depuis ces jours d'erreur, j'ai longuement fait pénitence, et je crois être pardonné.

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Dès le matin, on pavoise les rues que doit suivre la procession. Chaque fenêtre a son lambeau. Dans les quartiers riches, ce sont de vieilles tapisseries à grands personnages mythologiques, tout l'Olympe païen, nu et blafard, venant regarder passer l'Olympe catholique, les vierges blanches, les christs saignants; ce sont encore des courtes-pointes de soie prises au lit de quelque marquise, des rideaux de damas décrochés des tringles du salon, des tapis de velours, toutes sortes d'étoffes riches qui émerveillent les passants. Les bourgeois mettent leurs mousselines brodées, leurs toiles les plus fines. Et, dans les quartiers pauvres, les bonnes femmes, plutôt que de ne rien étaler, pendent leurs fichus, des foulards qu'elles ont cousus ensemble. Alors, les rues sont dignes du bon Dieu.

On a balayé. Dans certains coins, on a dressé des reposoirs. Ces reposoirs sont le sujet de grandes jalousies, de haines qui durent de longs mois. Si le reposoir du quartier des Chartreux est plus beau que celui du quartier Saint-Marc, cela suffit pour faire blanchir les cheveux des dévotes. Tout le quartier contribue au reposoir. Tel a apporté les flambeaux, tel les vases dorés, tel les fleurs, tel les dentelles. C'est un pied-à-terre que le quartier offre au ciel.

Cependant, le long des minces trottoirs, on a aligné deux rangs de chaises. Les curieux attendent, très-tapageurs, riant de ce rire provençal qui a des sonneries de clairon. Les fenêtres se garnissent. La grande chaleur tombe. Et, dans les souffles légers qui se lèvent, passent au loin des volées de cloches, des roulements de tambours.

C'est la procession qui sort de l'église.

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En avant marchent tous les beaux jeunes gens de la ville. C'est une promenade réglementaire. Ils viennent là pour voir et pour être vus. Les filles sont sur les portes. Il y a de discrets saluts, des sourires, des paroles chuchotées entre camarades. Les jeunes gens font ainsi le tour de la ville, entre les deux rangées de croisées pavoisées, uniquement pour passer devant une certaine fenêtre. Ils lèvent la tête, et c'est tout. L'après-midi est douce; les cloches sonnent; des enfants jettent, dans les ruisseaux et sur les pavés, des poignées de fleurs de genêts et des poignées de roses effeuillées.

La rue est rose; les fleurs de genêts font, sur ce carmin pâle, des nappes d'or. Et ce sont d'abord les deux gendarmes qui se montrent. Puis, vient la file des enfants assistés, des pensionnats, des confréries, des vieilles dames, des vieux messieurs. Un christ se balance au bout des bras d'un bedeau. Un moine trapu porte un emblème compliqué où sont représentés tous les instruments de la Passion. Quatre grosses gaillardes, dont la santé fait crever les robes blanches, soutiennent avec des rubans une immense bannière, où dort innocemment un petit mouton. Puis, au-dessus des têtes, dans la lueur des cierges que le plein jour effare, des encensoirs d'argent montent, jetant un éclair, laissant un flot de fumée épaisse, dont la blancheur roule un instant, comme un lambeau envolé de toutes ces robes de mousseline qui se suivent.

La procession va lentement. C'est un piétinement sourd, qui laisse entendre le bruit étouffé des voix. Un éclat de cymbale retentit, des cuivres sonnent. Puis, ce sont des voix aiguës qui se perdent, minces et frêles, dans le grand air. Des balbutiements de lèvres passent. Et, brusquement, de grands silences se font. Ce n'est plus qu'un glissement discret, une chapelle ardente perdue en plein soleil. Au loin, les tambours battent une marche.

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Je me souviens des pénitents. Il y en a encore de toutes les couleurs, les blancs, les gris, les bleus. Ces derniers se sont donné la rude mission d'enterrer les suppliciés. Ils comptent parmi eux les plus illustres noms de la ville. Vêtus d'une robe de serge bleue, coiffés d'une cagoule à bonnet pointu, à long voile percé de deux trous pour les yeux, ils sont vraiment farouches. Les trous sont souvent trop espacés, les yeux louchent sous ce masque terrifiant. Au bord de la robe, passent des pantalons gris perle et des bottines vernies.

Les pénitents sont la grande curiosité. Une procession sans pénitents est un pauvre régal. Et, enfin, vient le clergé. Parfois, des petits enfants portent des palmes, des épis de blé sur des coussins, des couronnes, des pièces d'orfèvrerie. Mais les dévotes retournent leurs chaises, s'agenouillent, regardent en dessous. C'est le dais qui approche. Il est monumental, tendu de velours rouge, surmonté de panaches, échafaudé sur des bâtons dorés. J'ai vu des sous-préfets porter cette litière immense, dans laquelle la religion malade se fait promener au soleil de juin. Une bande d'enfants de choeur marchent à reculons, les encensoirs balancés à toute volée. On n'entend que la psalmodie des prêtres et le bruit argentin des chaînes des encensoirs, à chaque secousse.

C'est le catholicisme écloppé qui se traîne sous le ciel bleu des vieilles croyances. Le soleil se couche; des lueurs roses s'éteignent sur les toits; une grande douceur tombe avec le crépuscule; et, dans cet air limpide du Midi, la procession s'en va avec des voix mourantes, effacement mélancolique de tout un âge qui descend dans la terre.

Les autorités suivent en costume, les tribunaux, les Facultés, sans compter les marguilliers, avec des lanternes sculptées et dorées. Et la vision disparaît. Les roses effeuillées, les genêts d'or sont meurtris. Il ne monte plus des pavés que l'odeur âcre de toutes ces fleurs fanées.

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Parfois, la nuit surprend la procession, à l'heure où elle rentre par les rues tortueuses du vieux quartier. Les robes blanches ne sont plus que des pâleurs vagues; les pénitents se perdent en file sombre, le long des trottoirs; les petites flammes des cierges mettent, dans l'étranglement noir des maisons, des follets dansants, des étoiles filant avec lenteur. Et les voix ont comme un frisson de peur, au milieu de ces croix, de ces bannières, de ce dais, dont on distingue à peine les bras morts dans les ténèbres.

C'est l'heure où les galopins embrassent les jeunes coquines. L'orgue gronde au fond de l'église, le bon Dieu est rentré chez lui. Alors, les filles s'en vont avec un baiser sur le cou et un billet doux dans la poche.

III

Quand je passe sur les ponts, par ces soirées ardentes, la Seine m'appelle avec des grondements d'amitié. Elle coule, large, fraîche, pleine de lenteurs amoureuses, s'offrant, s'attardant entre les quais. L'eau a des froissements de jupes moirées. C'est une amante souple, dans laquelle on a des désirs irrésistibles de «piquer une tête.»

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Les propriétaires de bains flottants qui regardaient avec consternation tomber les continuelles pluies de mai, suent avec béatitude sous les lourds soleils de juin. Enfin, l'eau est bonne. Dès six heures du matin, c'est un encombrement. Les caleçons n'ont pas le temps de sécher, et les peignoirs manquent, vers le soir.

Je me souviens de ma première visite à un de ces bains, à une de ces grandes cuves de bois, dans lesquelles les baigneurs tournent comme des pailles dansant au fond d'une casserole d'eau bouillante.

J'arrivais d'une petite ville, d'une petite rivière où j'avais barbotté en toute liberté, et je fus consterné de cette auge, où l'eau prenait des couleurs de suie. Vers six heures du soir, le grouillement est tel, qu'il faut calculer son élan pour ne pas s'asseoir sur un dos ou s'enfoncer dans un ventre. L'eau écume, les blancheurs des corps l'emplissent d'un reflet blafard, tandis que les bouts de toile, pendues à des cordes en guise de plafond, laissent tomber une clarté louche.

Le tapage est effroyable. Par moment, sous des élans brusques, l'eau a des rejaillissements, qui roulent avec des bruits lointains de canon. Des mains de farceurs battent la rivière du tic-tac des moulins; et il y en a qui s'apprennent à tomber à la renverse, de façon à faire le plus de vacarme possible et à inonder l'établissement. Mais ce n'est rien encore auprès des cris intolérables, de ce glapissement de voix qui rappelle les pensionnats en récréation. L'homme redevient enfant, dans l'eau pure. Les promeneurs graves qui suivent les quais, jettent un regard effaré sur ces toiles volantes, entre lesquelles ils voient gambader de grands diables nus. Les dames passent plus vite.

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J'ai goûté pourtant là de bonnes heures, de très-grand matin, quand la ville dort encore. Ce n'est plus le pullulement d'épaules maigres, de têtes chauves, de ventres énormes de l'après-midi. Le bain est presque désert. Quelques jeunes gens y nagent en baigneurs convaincus. L'eau est plus fraîche, après le sommeil de la nuit. Elle est plus pure, plus vierge.

Il faut y aller avant cinq heures. La ville à un réveil tiède. Rien n'est délicieux comme de suivre les quais, en regardant l'eau, de ce regard de convoitise des amants. Elle va être à vous. Dans le bain, l'eau dort. C'est vous qui la réveillez. Vous pouvez la prendre entre vos bras, en silence. Vous sentez le courant s'en aller tout du long de votre chair, de la nuque aux talons, avec une caresse fuyante.

Le soleil levant met des bandes roses sur les linges qui pavoisent le plafond. Puis, un frisson court sur la peau avec les baisers plus vifs de la rivière, et il fait bon alors s'envelopper d'un peignoir et marcher sous les galeries. Vous êtes à Athènes, les pieds nus, le cou libre, avec une simple robe roulée à la taille. Les culottes, le gilet, et la redingote, et les bottes, et le chapeau, sont loin. Votre nudité s'égaye à l'aise, dans ce lambeau d'étoffe. Le rêve va jusqu'au printemps de la Grèce, au bord du bleu éternel de l'Archipel.

Mais dès que la bande des baigneurs arrive, il faut fuir. Ils apportent la chaleur des pavés à leurs talons. La rivière n'est plus la vierge du petit jour; elle est la fille de midi qui se donne à tous, qui est toute meurtrie, toute chaude des embrassements de la foule.

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Et quelles laideurs! Les dames font bien de hâter le pas, sur les quais. Le musée des antiques, chargé par un artiste farceur, n'arriverait pas à ce haut point de comique navrant.

C'est une terrible épreuve pour un homme moderne, pour un Parisien, que de se mettre nu. Les gens prudents ne vont jamais aux bains froids. On m'y a montré, un jour, un conseiller d'État, si piteux avec ses épaules pointues et son pauvre ventre plat, que toutes les fois que j'ai rencontré son nom dans quelque grave affaire, je n'ai pu retenir un sourire.

Il y a les gros, il y a les maigres, et les grands, et les courts, ceux qui se ballonnent sur l'eau comme des vessies, ceux qui s'enfoncent et qui semblent se fondre comme des bâtons de sucre d'orge. Les chairs tombent, les os s'accusent, les têtes entrent dans les épaules ou se perchent sur des cous de poulets plumés, les bras ont des longueurs de pattes, les jambes se ramassent pareilles à des membres tordus de canard. Il y en a tout en derrière, d'autres tout en ventre, et il y en a qui n'ont ni ventre ni derrière. Galerie grotesque et lamentable, qui arrête l'éclat de rire dans la pitié.

Le pis est que ces pauvres corps gardent l'orgueil de leur habit noir et du porte-monnaie qu'ils ont laissé au vestiaire. Les uns se drapent, ramènent les coins de leur peignoir, avec des cambrures de propriétaires ayant pignon sur rue. D'autres marchent dans leur nudité extravagante avec la dignité de chefs de bureaux traversant leur peuple d'employés. Les plus jeunes font des grâces, comme s'ils se croyaient en veston, dans les coulisses de quelque petit théâtre; les plus vieux oublient qu'ils ont retiré leur corset et qu'ils ne sont point au coin du feu, chez la belle comtesse de B….

J'ai vu, pendant toute une saison, aux bains du Pont-Royal, un gros homme, rond comme une tonne, rouge comme une tomate mûre, qui jouait les Alcibiade. Il avait étudié les plis de son peignoir devant quelque tableau de David. Il était à l'Agora; il fumait avec des gestes antiques. Quand il daignait se jeter dans la Seine, c'était Léandre traversant l'Hellespont pour rejoindre Héro. Le pauvre homme! Je me souviens encore de son torse court où l'eau mettait des plaques violettes. O laideur humaine!

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Non, je préfère encore ma petite rivière. Nous ne mettions pas même de caleçons. A quoi bon! les martins-pêcheurs et les bergeronnettes ne rougissaient seulement pas. Et nous choisissions les trous, «les goures,» comme on dit dans le Midi.

On traversait la rivière à pied sec, en sautant sur les grosses pierres; mais les trous étaient tragiques. Certains de ces trous, chaque année, dévoraient deux ou trois enfants. Il y avait des légendes atroces, avec des poteaux pleins de menaces dont nous ne nous inquiétions guère. Nous les prenions pour cibles, et il ne restait souvent qu'un bout de planche tenu par un clou, que le vent balançait.

Le soir, l'eau était brûlante. Les grands soleils chauffaient l'eau des trous, au point qu'il fallait la laisser refroidir, dans les premières fraîcheurs du crépuscule. Nous restions nus sur le sable, pendant des heures, luttant, jetant des pierres aux poteaux, prenant des grenouilles avec les mains, dans la vase. La nuit tombait, un immense soupir, un soupir de soulagement passait sur les arbres.

Alors, c'était des baignades sans fin. Quand nous étions las, nous nous couchions dans l'eau, sur le bord, à un endroit peu profond, la tête sur quelque touffe d'herbe. Et nous demeurions là, avec le continuel glissement de la rivière sur notre peau, nos jambes flottant, comme emportées à la dérive. C'était l'heure où les pions étaient sévèrement jugés et où les devoirs du lendemain s'en allaient dans la fumée des premières pipes.

Bonne rivière où j'ai appris à faire la planche, eau tiède où les petits poissons blancs cuisaient, je t'aime encore comme une maîtresse enfantine. Tu nous as pris un camarade, un soir, dans un de ces trous dont nous nous moquions, et c'est peut-être cette tache de sang sur ta robe verte qui a laissé en moi des frissons de désir pour ton maigre filet d'eau. Il y a des sanglots, dans ton babil d'innocente.

IV

Je ne connais qu'une chasse, une chasse dont les Parisiens ignorent les charmes tranquilles. Ici, dans les champs, il y a des lièvres et des perdrix; on ne tire pas sa poudre aux moineaux, on dédaigne les alouettes, réservant son coup de feu aux seules grosses pièces. En Provence, lièvres et perdrix sont rares; les chasseurs s'attardent aux fauvettes, à tous les petits oiseaux des buissons. Quand ils ont tué leur douzaine de becfigues, ils rentrent très-fiers au logis.

J'ai souvent couru les terres labourées, pendant des journées entières, pour rapporter trois ou quatre culs-blancs. J'enfonçais jusqu'aux chevilles dans le sol mouvant comme un sable fin. Le soir, quand je ne pouvais plus me tenir sur les jambes, je rentrais, ravi.

Si, par miracle, un lièvre passait entre mes jambes, je le regardais courir avec un saint étonnement, tant j'étais peu habitué à rencontrer de si grosses bêtes. Je me souviens qu'un matin un vol de perdrix se leva devant moi; je restai si abasourdi par ce grand bruit d'ailes, que je lâchai au hasard un coup de feu qui alla cribler un poteau télégraphique.

D'ailleurs, je confesse avoir toujours été un tireur détestable. Si j'ai tué pas mal de pierrots dans ma vie, je n'ai jamais pu abattre une hirondelle.

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C'est sans doute pour cela que je préférais la chasse au poste.

Imaginez une sorte de petite construction ronde, enfoncée dans la terre, s'élevant à peine d'un mètre au-dessus du sol. Cette cabane, faite de pierres sèches, est recouverte de tuiles qu'on dissimule le plus possible sous des bouts de lierre. On dirait un débris de tourelle rasée près des fondations et perdue dans l'herbe.

A l'intérieur, l'étroite pièce prend jour par des meurtrières, que ferment des vitres mobiles. Le plus souvent, le réduit a une cheminée et des armoires; j'ai même connu un poste qui avait un divan. Autour du poste sont plantés des arbres morts, des cimeaux, comme on les nomme, au pied desquels on accroche les appeaux, les oiseaux prisonniers chargés d'appeler les oiseaux libres.

La tactique est simple. Le chasseur, tranquillement enfermé, attend en fumant sa pipe. Il surveille les cimeaux par les meurtrières. Puis, quand un oiseau se pose sur quelque branche sèche, il prend son fusil méthodiquement, en appuie le canon sur le bord d'une meurtrière et foudroie la malheureuse bête presque à bout portant.

Les Provençaux ne chassent pas autrement aux oiseaux de passage, aux ortolans en août, aux grives en novembre.

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Je partais à trois heures du matin, par de glaciales matinées de novembre. J'avais une lieue à faire dans la nuit, chargé comme un mulet; car il faut porter les appeaux, et je vous assure qu'une trentaine de cages ne se transportent pas facilement, dans un pays de collines, par des sentiers à peine frayés. On pose les cages sur de longs cadres de bois, où des ficelles les tiennent et les serrent les unes contre les autres.

Quand j'arrivais, il faisait noir encore, le plateau s'étendait, profond, farouche, pareil à une mer d'ombre, avec ses broussailles grises, à l'infini. J'entendais tout autour de moi, dans les ténèbres, ce remous des pins, cette grande voix confuse qui ressemble aux lamentations des vagues. J'avais alors quinze ans, et je n'étais pas toujours très-rassuré. C'était déjà une émotion, un plaisir âcre.

Mais il fallait se dépêcher. Les grives sont matinales. J'accrochais mes cages, je m'enfermais dans le poste. Il était trop tôt encore, je ne distinguais pas les branches des cimeaux. Et pourtant j'entendais sur ma tête le sifflement rude des grives. Ces gueuses-là voyagent la nuit. J'allumais du feu en grondant, je me hâtais d'obtenir un grand brasier, qui luisait rose sur la cendre. Dès que la chasse a commencé, il ne faut plus que le moindre filet de fumée sorte du poste. Cela pourrait effaroucher le gibier. J'attendais le jour, en faisant griller des côtelettes sur la braise.

Et j'allais de meurtrière en meurtrière, épiant la première lueur pâle. Rien encore; les cimeaux dressaient leurs bras désolés, vaguement. J'avais déjà de mauvais yeux, je craignais de lâcher un coup de fusil sur un bout de branche noirci, comme cela m'arrivait quelquefois. Je ne me fiais pas seulement à ma vue, j'écoutais. Dans le silence, frissonnaient mille bruits, ces chuchotements, ces soupirs profonds de la terre à son réveil. La clameur des pins grandissait, et il me semblait par moments qu'un vol innombrable de grives allait s'abattre sur le poste, en sifflant furieusement.

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Mais les nuées devenaient laiteuses. Sur le ciel clair, les cimeaux se détachaient en noir, avec une singulière netteté. Alors, toutes mes facultés se tendaient, je restais plié d'anxiété.

Quel coup dans l'estomac, lorsque, brusquement, j'apercevais la longue silhouette d'une grive sur un cimeau! La grive s'allonge, fait la belle au premier rayon, reste droite, les yeux au soleil, dans le bain matinal de lumière. Je prenais mon fusil avec des précautions infinies, pour ne point heurter le canon ou la crosse. Je tirais, l'oiseau tombait. Je n'allais pas le ramasser, cela aurait pu éloigner d'autres victimes.

Et je reprenais mon attente, secoué par cette émotion du joueur qui a eu un coup heureux, et qui ne sait ce que lui garde la chance. Tout le plaisir d'une pareille chasse consiste dans l'imprévu, dans la bonne volonté que le gibier met à venir se faire tuer. Une autre grive se posera-t-elle sur un des cimeaux? Question troublante. Je n'étais pas difficile, d'ailleurs: quand les grives ne venaient pas, je tuais des pinsons.

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Je revois aujourd'hui le petit poste, au bord du grand plateau désert. Il vient des collines une senteur fraîche de thym et de lavande. Les appeaux sifflent doucement dans le grand remous des pins. Le soleil montre à l'horizon une mèche de ses cheveux flambants, et il y a là, sur un cimeau, dans la clarté blanche, une grive immobile.

Allez courir les lièvres, et ne riez pas, car vous feriez envoler ma grive.

V

J'ai deux chattes. L'une, Françoise, est blanche comme une matinée de mai. L'autre, Catherine, est noire comme une nuit d'orage.

Françoise a la tête ronde et rieuse d'une fille d'Europe. Ses grands yeux, d'un vert pâle, tiennent tout son visage. Son nez et ses lèvres roses sont enduits de carmin. On la dirait peinte comme une vierge folle de son corps. Elle est grasse, potelée, Parisienne jusqu'au bout des griffes. Elle s'affiche en marchant, prenant des airs engageants, retroussant la queue avec le frémissement brusque d'une petite dame qui relève la traîne de sa robe.

Catherine a la tête pointue et fine d'une déesse égyptienne. Ses yeux, jaunes comme des lunes d'or, ont la fixité, la dureté impénétrable des prunelles d'une idole barbare. Aux coins de ses lèvres minces, rit l'éternelle ironie silencieuse des sphinx. Quand elle s'accroupit sur ses pattes de derrière, la tête haute et immobile, elle est une divinité de marbre noir, la grande Pacht hiératique des temples de Thèbes.

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Elles passent toutes deux leurs journées sur le sable jaune du jardin.

Françoise se vautre, le ventre en l'air, toute à sa toilette, se léchant les pattes avec le soin délicat d'une coquette qui se blanchirait les mains dans de l'huile d'amande douce. Elle n'a pas trois idées dans la tête. Cela se devine, à son air fou de grande mondaine.

Catherine songe. Elle songe, regardant sans voir, pénétrant du regard dans le monde inconnu des dieux. Pendant des heures, elle demeure droite, implacable, souriant de son étrange sourire de bête sacrée.

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Quand je caresse Françoise de la main, elle arrondit le dos, en poussant un miaulement léger de béatitude. Elle est si heureuse qu'on s'occupe d'elle! Elle lève la tête, d'un mouvement câlin, me rendant ma caresse en frottant son nez contre ma joue. Ses poils frémissent, sa queue a de lentes ondulations. Et elle finit par se pâmer, les yeux clos, ronronnant d'une façon douce.

Quand je veux caresser Catherine, elle évite ma main. Elle préfère vivre solitaire, au fond de son rêve religieux. Elle a une pudeur de déesse qu'irrite et blesse tout contact humain. Si je parviens à la prendre sur mes genoux, elle s'aplatit, la tête allongée, les yeux fixes, prête à s'échapper d'un bond. Ses membres nerveux, son corps maigre reste inerte sous mes doigts qui la flattent. Elle ne daigne point descendre à la joie d'amour d'une mortelle.

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Et c'est ainsi que Françoise est une fille de Paris, lorette ou marquise, créature légère et charmante qui se vendrait pour un compliment sur sa robe blanche; c'est ainsi que Catherine est une fille de quelque cité en ruines, je ne sais où, là-bas, du côté du soleil. Elles sont de deux civilisations, poupée moderne, idole d'une nation morte.

Ah! si je pouvais lire dans leurs yeux! Je les prends dans mes bras, je les regarde fixement, pour qu'elles me content leur secret. Elles ne baissent pas les paupières, et ce sont elles qui m'étudient. Je ne lis rien dans la transparence vitreuse de ces yeux qui s'ouvrent comme des trous sans fond, comme des puits de clarté pâle où nagent des étincelles ardentes.

Et Françoise ronronne plus tendrement, tandis que les regards jaunes de Catherine me pénètrent comme des tiges de laiton.

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Dernièrement, Françoise est devenue mère. Cette écervelée a un excellent coeur. Elle soigne avec des tendresses exquises le petit qu'on lui a laissé. Elle le prend délicatement par la peau du cou, pour le promener dans toutes les armoires de la maison.

Catherine la regarde faire, perdue dans de profondes réflexions. Le petit l'intéresse. Elle a, en face de lui, des attitudes de philosophe ancien songeant à la vie et à la mort des créatures, bâtissant dans le rêve tout un système de philosophie.

Hier, pendant que la mère était sortie, elle est venue s'accroupir à côté de l'enfant. Elle l'a senti, l'a retourné avec la patte. Puis, brusquement, elle l'a emporté dans un coin obscur. Là, se croyant bien cachée, elle s'est posée devant le petit, avec les yeux luisants, l'échine frémissante d'une prêtresse s'apprêtant pour un sacrifice. Elle allait, je crois, broyer d'un coup de dents la tête de la victime, lorsque je me suis hâté d'intervenir et de la chasser. Elle m'a jeté, en s'enfuyant, des regards diaboliques, souple, silencieuse, sans un jurement.

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Eh bien! j'aime toujours Catherine; je l'aime parce qu'elle est perfide et cruelle, comme une bête de l'enfer. Que m'importent les grâces légères de Françoise, ses moues délicieuses, ses allures de vierge folle! Toutes nos filles d'Ève ont sa blancheur ronronnante. Mais je n'ai pu encore trouver une soeur à Catherine, une créature perverse et froide, une idole noire qui vive dans le songe éternel du mal.

IV

Les rosiers, dans les cimetières, épanouissent des fleurs larges, d'une blancheur de lait, d'un rouge sombre. Les racines vont, au fond des bières, prendre la pâleur des poitrines virginales, l'éclat sanglant des coeurs meurtris. Cette rose blanche, c'est la floraison d'une enfant morte à seize ans; cette rose rouge, c'est la dernière goutte de sang d'un homme tombé dans la lutte.

O fleurs éclatantes, fleurs vivantes, où il y a un peu de nos morts!

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A la campagne, les pruniers et les abricotiers poussent gaillardement derrière l'église, le long des murs croulants du petit cimetière. Le grand soleil dore les fruits, le grand air leur donne une saveur exquise. Et la gouvernante du curé fait des confitures qui sont renommées à plus de dix lieues à la ronde. J'en ai mangé. On dirait, selon l'heureuse expression des paysans, qu'on avale «la culotte de velours du bon Dieu.»

Je connais un de ces cimetières étroits de village où il y a des groseilliers superbes, hauts comme des arbres. Les groseilles, rouges sous les feuilles vertes, ressemblent à des grappes de cerises. Et j'ai vu le bedeau venir, le matin, avec une miche de pain sous le bras, et déjeuner tranquillement, assis sur le coin d'une vieille pierre tombale. Une bande de moineaux l'entouraient. Il cueillait les groseilles, il jetait des mies de pain aux moineaux; tout ce petit monde-là mangeait avec un grand appétit sur la tête des morts.

C'est une fête pour le cimetière. L'herbe pousse, drue et forte. Dans un coin, des touffes de coquelicots mettent une nappe rouge. L'air vient largement de la plaine, soufflant toutes les bonnes odeurs des foins coupés. A midi, les abeilles bourdonnent dans le soleil; les petits lézards gris se pâment, la gueule ouverte, buvant la chaleur, au bord de leur trou. Les morts ont chaud; et ce n'est plus un cimetière, c'est un coin de la vie universelle, où l'âme des morts passe dans le tronc des arbres, où il n'y a plus qu'un vaste baiser de ce qui était hier et de ce qui sera demain. Les fleurs, ce sont les sourires des filles; les fruits, ce sont les besognes des hommes.

Là, il n'y a pas crime à cueillir les bleuets et les coquelicots. Les enfants viennent faire des bouquets. Le curé ne se fâche que quand ils montent dans les pruniers. Les pruniers sont au curé, mais les fleurs sont à tout le monde. Parfois, on est obligé de faucher le cimetière; l'herbe est si haute, que les croix de bois noir sont noyées; alors, c'est la jument du curé qui mange le foin. Le village n'y entend pas malice, et pas un des paroissiens ne songe à accuser la jument de mordre à l'âme des morts.

Mathurine avait planté un rosier sur la tombe de son promis, et tous les dimanches, en mai, Mathurine allait cueillir une rose qu'elle mettait à son fichu. Elle passait le dimanche dans le parfum de son amour disparu. Quand elle baissait les yeux sur son fichu, il lui semblait que son promis lui souriait.

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J'aime les cimetières, quand le ciel est bleu. J'y vais tête nue, oubliant mes haines, comme dans une ville sainte où l'on est tout amour et tout pardon.

Un de ces derniers matins, je suis allé au Père-Lachaise. Le cimetière, sur la limpidité bleue de l'horizon, étageait ses rangs de tombes blanches. Des masses d'arbres montaient sur la hauteur, laissant voir, sous la dentelle encore tendre de leurs feuilles, les coins éclatants des grands tombeaux. Le printemps est doux pour les champs déserts où reposent nos morts bien-aimés; il sème de gazon les molles allées que suivent à pas lents les jeunes veuves; il blanchit les marbres d'une gaieté enfantine et claire. De loin, le cimetière ressemblait à un énorme bouquet de verdure, piqué ça et là d'une touffe d'aubépine. Les tombeaux sont comme les fleurs virginales des herbes et des feuillages.

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J'ai suivi lentement les allées. Quel silence frissonnant, quelles senteurs pénétrantes, quels souffles tièdes, venus on ne sait d'où, comme des haleines caressantes de femmes qu'on ne voit pas! On sent que tout un peuple dort dans cette terre émue et douloureuse sous le pied du promeneur. Il s'échappe de chaque arbuste des massifs, de chaque fente des dalles, une respiration régulière et douce comme celle d'un enfant, qui se traîne au ras du sol, avec toute la paix du dernier sommeil.

Des hivers nouveaux ont passé sur le marbre de Musset. Je l'ai retrouvé plus pâle, plus attendri. Les dernières pluies lui ont mis une robe neuve. Un rayon, tombant d'un arbre voisin, éclairait d'une clarté vivante le profil fin et nerveux du poète. Ce médaillon, avec son éternel sourire, a une grâce qui attriste.

D'où vient donc l'étrange puissance de Musset sur ma génération? Il est peu de jeunes hommes qui, après l'avoir lu, n'ait gardé au coeur une douceur éternelle. Et pourtant Musset ne nous a appris ni à vivre ni à mourir; il est tombé à chaque pas; il n'a pu, dans son agonie, que se relever sur les genoux, pour pleurer comme un enfant. N'importe, nous l'aimons; nous l'aimons d'amour, ainsi qu'une maîtresse qui nous féconderait le coeur en le meurtrissant.

C'est qu'il a jeté le cri de désespérance du siècle; c'est qu'il a été le plus jeune et le plus saignant de nous.

Le saule que des mains pieuses ont planté devant son tombeau, est toujours languissant. Jamais ce saule, à l'ombre duquel il a voulu dormir, n'a poussé, vigoureux et libre, dans la force de sa sève. Son feuillage jeune pend tristement, ses tiges retombent comme des larmes lourdes et lasses. Peut-être ses racines vont-elles boire, dans le coeur du mort, toutes les amertumes d'une vie gaspillée.

Longtemps, je suis resté rêveur. Là-bas, Paris grondait. Ici, un cri d'oiseau, le susurrement d'un insecte, le craquement subit d'une branche. Puis, des silences profonds, dans lesquels l'haleine des tombes s'entendait plus forte. Seul, un habitant du quartier, quelque petit rentier, suivait doucement l'allée, les pieds dans des pantoufles, les mains derrière le dos, en bon bourgeois qui hume les premières tiédeurs de l'air.

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Mes souvenirs s'éveillaient. Ils me parlaient de ma jeunesse, de cette époque heureuse où je courais les sentiers de ma chère Provence. Musset était alors mon compagnon. Je l'emportais dans mon carnier; et, derrière le premier buisson j'oubliais mon fusil sur l'herbe, je lisais le poète, dans cette ombre chaude du Midi, parfumée de sauge et de lavande.

Je lui dois mes premiers chagrins et mes premières joies. Aujourd'hui encore, dans la passion d'analyse exacte qui m'a pris, lorsqu'il me monte au visage de soudaines bouffées de jeunesse, je songe à ce désespéré, je le remercie de m'avoir enseigné à pleurer.

VII

Mai, le mois des fleurs, le mois des nids! Le soleil sourit discrètement, ce matin, et je veux croire au soleil. Je m'en vais par les rues, dans la blanche matinée, attentif aux seules gaietés des moineaux.

S'il pleut ce soir, que le ciel me pardonne mon chant de joie qui salue le printemps.

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Au parc Monceau, ce matin, une jeune femme, une jeune épouse qui allait être mère, était assise devant une pelouse. Elle portait une robe de soie grise. Ses petites mains gantées, les dentelles de sa jupe et de son corsage, la pâleur tendre de son visage, témoignaient de l'élégante et riche oisiveté de sa vie. C'était une heureuse de ce monde.

La jeune dame regardait deux moineaux qui sautaient gaillardement dans l'herbe, à ses pieds. A tour de rôle, ils venaient voler un brin de foin et se sauvaient sur un arbre voisin. Ils bâtissaient leur nid. La femelle prenait délicatement chaque fétu, le tressait aux autres matériaux déjà apportés, l'aplatissait sous le poids tiède et frissonnant de sa gorge. C'était un va-et-vient furtif, une besogne d'amour où la tendresse suppléait à la force.

L'inconnue vêtue de soie grise, contemplait les deux amants qui préparaient en toute hâte le berceau. Elle apprenait la science des pauvres gens qui n'ont que quelques brins de foin et la chaleur de leurs caresses pour protéger leurs petits contre les nuits fraîches.

Elle eut un sourire d'une douceur triste, et je crus lire la rêverie qui passait dans ses yeux songeurs.

—«Hélas! je suis riche, je dois ignorer la joie de ces oiseaux. Un ébéniste fait en ce moment la bercelonnette de bois de rose, dans laquelle une nourrice normande ou picarde bercera mon enfant. Un métier fabrique quelque part les tissus de laine et de fil qui réchaufferont ses membres délicats. Une ouvrière coud la layette. Une sage-femme donnera les premiers soins au nouveau-né. Je ne serai qu'à moitié la mère du cher petit; je le mettrai nu au monde, il ne tiendra pas tout de moi. Et ces moineaux construisent le berceau, tissent et cousent les étoffes; ils n'ont rien, ils créent tout, par un miracle d'amour; ils changent en bercelonnette tiède le premier trou de muraille venu. Ce sont des artisans de tendresse que les jeunes mères envient.»

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Aux champs, les nids poussent naturellement, dans les haies et sur les arbres, comme des fleurs vivantes. Ils s'ouvrent, ils s'épanouissent au premier rayon du soleil. Ils laissent échapper des gazouillements, à l'heure où l'aubépine exhale des parfums.

Les pinsons, les chardonnerets, les bouvreuils, choisissent les arbustes pour alcôves; les corbeaux et les pies montent jusqu'aux plus hautes branches des peupliers; les alouettes, les fauvettes, restent à terre, dans les blés et dans les broussailles. Il faut à ces amants, jaloux de leurs tendresses, le grand silence de la campagne. Je sais bien qu'il existe des misérables qui violent les nids pour plumer les petits et pour manger les oeufs en omelette. Aussi les oiseaux, à chaque saison, se cachent-ils davantage; ils vont au désert.

Seuls, les moineaux et les hirondelles osent confier leurs amours aux murs et aux arbres de Paris. Ils vivent, ils aiment parmi nous. Nous avons bien des serins en cage qui pondent et couvent. Mais quels tristes amoureux! On dirait que nos serins sont mariés devant monsieur le maire. Leur union forcée, gardée sous grille, est bête comme un mariage. Ils ont des petits moroses et pâlots, qui ne donnent jamais les libres coups d'ailes des enfants de l'amour.

Il faut voir les moineaux libres dans les trous des vieux murs, les hirondelles libres au faîte des cheminées. Ceux-là s'aiment, conçoivent en plein ciel; il n'y a parmi eux que des mariages d'inclination.

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Les hirondelles font de Paris leur villa d'été. Dès leur arrivée, les voyageuses visitent les berceaux vides qu'elles ont dû abandonner aux premiers froids. Elles réparent la frêle maison, la consolident, la meublent de duvet. Et les poëtes, les amoureux qui passent, l'oreille et le coeur ouverts, entendent, pendant tout l'été, leurs petits cris de tendresse dominant le roulement des fiacres.

Mais le véritable enfant de Paris, le gamin de l'air, est le moineau franc, le pierrot, qui porte la blouse grise du faubourien. Il est populacier, gouailleur, effronté. Son cri semble une moquerie, son battement d'aile un geste railleur; ses airs de tête ont je ne sais quelle insouciance goguenarde et aggressive.

Il préfère, certes, les allées grises de poussière, les boulevards brûlants, aux frais ombrages de Meudon et de Montmorency. Il se plaît dans le tapage des roues, boit au ruisseau, mange du pain, se promène tranquillement sur les trottoirs. Il a quitté les champs où il s'ennuyait en compagnie de bêtes sottes et arriérées, pour venir vivre parmi nous, logeant sous nos tuiles, la nuit s'éclairant au gaz, et le jour faisant ses petites affaires dans nos rues, en promeneur ou en homme pressé.

Le pierrot est un Parisien qui ne paye pas ses contributions. Il est le titi de la nation ailée, et il a un faible pour le pain d'épices et pour la civilisation moderne.

C'est surtout dans les jardins publics qu'il faut étudier, en mai, les allures lestes et tendres des pierrots. Il y a des gens qui vont au Jardin des Plantes pour se poser devant les grilles et regarder les bêtes enfermées. Si vous visitez un jour la Ménagerie, regardez donc les bêtes libres, les pierrots qui volent en plein soleil.

Les pierrots entourent les grilles d'une chanson triomphante. Il célèbrent haut le grand air. Ils entrent impunément dans les cages, les emplissent de leur liberté, sont l'éternel désespoir des malheureux prisonniers. Ils volent des mies de pain aux singes et aux ours; les singes leur montrent le poing, les ours protestent par un balancement de tête plein d'une dédaigneuse impatience. Eux, ils se sauvent, ils sont la créature libre et gaie, dans cette arche où l'homme essaye d'enfermer la création.

En mai, les pierrots du Jardin des Plantes bâtissent leur nid sous les tuiles des maisons voisines. Ils deviennent plus caressants, ils essayent de voler un brin de laine ou de crin à la fourrure des animaux. Un jour, j'ai vu un grand lion allongeant sa tête puissante sur ses pattes étendues, regardant un pierrot qui sautait gaillardement entre les barreaux de sa cage. Une rêverie douce et poignante fermait à demi les yeux de la bête fauve. Le grand lion songeait aux horizons libres. Il laissa le pierrot lui voler un poil roux de sa patte.

VIII

Je suis allé aux Halles, une de ces dernières nuits. Paris est morne à ces heures matinales. On ne lui a point encore fait un bout de toilette. Il ressemble à quelque vaste salle à manger toute tiède, toute grasse du repas de la veille; des os traînent, des ordures encombrent la nappe sale des pavés. Les maîtres se sont couchés sans faire desservir; et, le matin seulement, la servante donne un coup de balai, met du linge propre pour le déjeuner.

Aux Halles, le vacarme est grand. C'est l'office colossal où s'engoufre la nourriture de Paris endormi. Quand il ouvrira les yeux, il aura déjà le ventre plein. Dans les clartés frissonnantes du matin, au milieu du grouillement de la foule, s'entassent des quartiers rouges de viande, des paniers de poissons qui luisent avec des éclairs d'argent, des montagnes de légumes piquant l'ombre de taches blanches et vertes. C'est un éboulement de mangeailles, des charrettes vidées sur le pavé, des caisses éventrées, des sacs ouverts, laissant couler leur contenu, un flot montant de salades, d'oeufs, de fruits, de volailles, qui menacent de gagner les rues voisines et d'inonder Paris entier.

J'allais curieusement au milieu de ce tohu-bohu, lorsque j'ai aperçu des femmes qui fouillaient à pleines mains dans de larges tas noirâtres, étalés sur le carreau. Les lueurs des lanternes dansaient, je distinguais mal, et j'ai cru d'abord que c'était là des débris de viande qu'on vendait au rabais.

Je me suis approché. Les tas de débris de viande étaient des tas de roses.

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Tout le printemps des rues de Paris traîne sur ce carreau boueux, parmi les mangeailles des Halles. Les jours de grande fête, la vente commence à deux heures du matin.

Les jardiniers de la banlieue apportent leurs fleurs par grosses bottes. Les bottes, suivant la saison, ont un prix courant, comme les poireaux et les navets. Cette vente est une oeuvre de nuit. Les revendeuses, les petites marchandes, qui enfoncent leurs bras jusqu'aux coudes dans des charretées de roses, ont l'air de faire un mauvais coup, de tremper leurs mains au fond de quelque besogne sanglante.

C'est affaire de toilette. Les boeufs éventrés qui saignent seront lavés, tatoués de guirlandes, ornés de fleurs artificielles; les roses qu'on foule aux pieds, montées sur des brins d'osier, auront un parfum discret dans leur collerette de feuilles vertes.

Je m'étais arrêté devant ces pauvres fleurs expirantes. Elles étaient humides encore, serrées brutalement par des liens qui coupaient leurs tiges délicates. Elles gardaient l'odeur forte des choux en compagnie desquels elles étaient venues. Et il y avait des bottes roulées dans le ruisseau qui agonisaient.

J'ai ramassé une de ces bottes. Elle était toute boueuse d'un côté. On la lavera dans un seau d'eau, elle retrouvera son parfum doux et tendre. Un peu de boue, restée tout au fond des pétales, témoignera seul de sa visite au ruisseau. Les lèvres qui la baiseront le soir seront peut-être moins pures qu'elle.

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Alors, au milieu de l'abominable tapage des Halles, je me suis souvenu de cette promenade que je fis avec toi, Ninon, il y a quelque dix ans. Le printemps naissait, les jeunes feuillages luisaient au blanc soleil d'avril. Le petit sentier qui suivait la côte était bordé de larges champs de violettes. Quand on passait, on sentait monter autour de soi une odeur douce qui vous pénétrait et alanguissait votre âme.

Tu t'appuyais sur mon bras toute pâmée, comme endormie d'amour par l'odeur douce. La campagne était claire, et il y avait de petites mouches qui volaient dans le soleil. Un grand silence tombait du ciel. Notre baiser fut si discret, qu'il n'effaroucha pas les pinsons des cerisiers en fleurs.

Au détour d'un chemin, dans un champ, nous vîmes des vieilles femmes courbées, qui cueillaient des violettes qu'elles jetaient dans de grands paniers. J'appelai une de ces femmes.

—Vous voulez des violettes? me demanda-t-elle. Combien?… une livre?

Elle vendait ses fleurs à la livre! Nous nous sauvâmes, désolés tous deux, croyant voir le Printemps ouvrir, dans l'amoureuse campagne, une boutique d'épicerie. Je me glissai le long des haies, je volai quelques violettes maigres, qui eurent pour toi un parfum de plus. Mais voilà que dans le bois, en haut, sur le plateau, il poussait des violettes, des violettes toutes petites qui avaient une peur terrible, et qui savaient se cacher sous les feuilles avec une foule de ruses.

Vite, tu jetas les violettes volées, ces bêtes de violettes qui poussaient dans de la terre labourée, et qu'on vendait à la livre. Tu voulais des fleurs libres, des filles de la rosée et du soleil levant. Pendant deux grandes heures, je furetai dans l'herbe. Dès que j'avais trouvé une fleur, je courais te la vendre. Tu me l'achetais un baiser.

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Et je songeais à ces choses lointaines, dans les odeurs grasses, dans le vacarme assourdissant des Halles, devant les pauvres fleurs mortes sur le carreau. Je me rappelais mon amoureuse et ce bouquet de violettes séchées que j'ai chez moi, au fond d'un tiroir. J'ai compté, en rentrant, les brins flétris; il y en a vingt, et j'ai senti sur mes lèvres la brûlure douce de vingt baisers.

IX

J'ai visité un campement de Bohémiens, établi en face du poste-caserne de la porte Saint-Ouen. Ces sauvages doivent bien rire de cette grande bête de ville qui se dérange pour eux. Il m'a suffi de suivre la foule; tout le faubourg se portait autour de leurs tentes, et j'ai même eu la honte de voir des gens qui n'avaient pourtant pas l'air tout à fait d'imbéciles, arriver en voiture découverte, avec des valets de pied en livrée.

Quand ce pauvre Paris a une curiosité, il ne la marchande guère. Le cas de ces Bohémiens est celui-ci. Ils étaient venus pour rétamer les casseroles et poser des pièces aux chaudrons du faubourg. Seulement, dès le premier jour, à voir la bande de gamins qui les dévisageaient, ils ont compris à quel genre de ville civilisée ils avaient affaire. Aussi se sont-ils empressés de lâcher les chaudrons et les casseroles. Comprenant qu'on les traitait en ménagerie curieuse, ils ont consenti, avec une bonhomie railleuse, à se montrer pour deux sous. Une palissade entoure le campement; deux hommes se sont placés à deux ouvertures très-étroites, où ils recueillent les offrandes des messieurs et des dames qui veulent visiter le chenil. C'est une poussée, un écrasement. Et il a même fallu mettre là des sergents de ville. Les Bohémiens tournent parfois la tête pour ne pas s'égayer au nez des braves gens qui s'oublient jusqu'à leur jeter des pièces de monnaie blanche.

Je me les imagine, le soir, comptant la recette, quand le monde n'est plus là. Quelles gorges chaudes! Ils ont traversé la France, dans les rebuffades des paysans et les méfiances des gardes champêtres. Ils arrivent à Paris, avec la crainte qu'on ne les jette au fond de quelque basse fosse. Et ils s'éveillent au milieu de ce rêve doré de tout un peuple de messieurs et de dames en extase devant leurs guenilles. Eux, eux qu'on chasse de ville en ville! Il me semble les voir se dresser sur le talus des fortifications, drapés dans leurs loques, jetant un grand rire de mépris à Paris endormi.

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La palissade entoure sept ou huit tentes, ménageant entre elles une sorte de rue. Des chevaux étiques, petits et nerveux, broutent l'herbe roussie, derrière les tentes. Sous des lambeaux de vieilles bâches, on aperçoit les roues basses des voitures.

Au dedans, règne une puanteur insupportable de saleté et de misère. Le sol est déjà battu, émietté, purulent. Sur les pointes des palissades, la literie prend l'air, des paillots, des couvertures déteintes, des matelas carrés où deux familles doivent dormir à l'aise, tout le déballage de quelque hôpital de lépreux séchant au soleil. Dans les tentes, dressées à la mode arabe, très-hautes et s'ouvrant comme les rideaux d'un ciel de lit, des chiffons s'entassent, des selles, des harnais, un bric-à-brac sans nom, des objets qui n'ont plus ni couleur, ni forme, qui dorment là dans une couche de crasse superbe, chaude de ton et faite pour ravir un peintre.

Pourtant, j'ai cru découvrir la cuisine, au bout du campement, dans une tente plus étroite que les autres. Il y avait là quelques marmites de fer et des trépieds; j'ai même reconnu une assiette. D'ailleurs, pas la moindre apparence de pot-au-feu. Les marmites servent peut-être à préparer la bouillie du sabbat.

Les hommes sont grands, forts, la face ronde, les cheveux très-longs, bouclés, d'un noir lisse et huileux. Ils sont vêtus de toutes les défroques ramassées en chemin. Un d'eux se promenait, drapé dans un rideau de cretonne à grands ramages jaunes. Un autre avait une veste qui devait provenir de quelque habit noir dont on avait arraché la queue. Plusieurs ont des jupons de femme. Ils sourient dans leurs longues barbes, claires et soyeuses. Leurs coiffures de prédilection paraissent être des fonds de vieux chapeaux de feutre, dont ils ont fait des calottes en en coupant les ailes.

Les femmes sont également grandes et fortes. Les vieilles, séchées, hideuses avec leurs maigreurs nues et leurs cheveux dénoués, ressemblent à des sorcières cuites aux feux de l'enfer. Parmi les jeunes, il y en a de très-belles, sous leur couche de crasse, la peau cuivrée, avec de grands yeux noirs d'une douceur exquise. Celles-là font les coquettes; elles ont les cheveux nattés en deux grosses nattes tombantes, rattachées derrière les oreilles, étranglées de place en place par des bouts de chiffons rouges. Dans leur jupon de couleur, les épaules couvertes d'un châle noué à la ceinture, coiffées d'un mouchoir qui les serre au front, elles ont un grand air de reines barbares tombées dans la vermine.

Et les enfants, tout un troupeau d'enfants, grouillent. J'en ai vu un en chemise, avec un gilet d'homme immense qui lui battait les mollets; il tenait un beau cerf-volant bleu. Un autre, un tout petit, deux ans au plus, allait nu, absolument nu, très-grave, au milieu des rires bruyants des filles curieuses du quartier. Et il était si sale, le cher petit, si vert et si rouge, qu'on l'aurait pris pour un bronze florentin, une de ces charmantes figurines de la Renaissance.

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Toute la bande reste impassible devant la curiosité bruyante de la foule. Des hommes et des femmes dorment sous les tentes. Une mère allaite, le sein nu et noir comme une gourde brunie par l'usage, un poupon tout jaune, qui a l'air d'être en cuivre. D'autres femmes, accroupies, regardent sérieusement ces Parisiens étranges qui furètent dans la saleté. J'ai demandé à une d'elles ce qu'elle pensait de nous; elle a souri faiblement, sans répondre.

Une belle fille d'une vingtaine d'années se promène au milieu des badauds, tente les dames en chapeau et en robe de soie, auxquelles elle offre de dire la bonne aventure. Je l'ai vue opérer. Elle a pris la main d'une jeune femme, la gardant dans la sienne, d'une façon caline, si bien que la main a fini par s'abandonner à elle. Alors, elle a fait entendre qu'il fallait mettre une pièce de monnaie dans la main; une pièce de dix sous n'a pas suffi, elle en a voulu deux, et même elle parlait de cinq francs. Au bout de quelques secondes, après avoir promis une longue vie, des enfants, beaucoup de bonheur, elle a pris les deux pièces de dix sous, s'en est servie pour faire des signes de croix sur le bord du chapeau de la jeune femme, et au mot: Amen, les a fait disparaître dans sa poche, une poche immense, où j'ai entrevu des poignées de monnaie blanche.

Il est vrai qu'elle vend un talisman. Elle casse, entre les dents, un petit morceau d'une matière rougeâtre, qui ressemble à de l'écorce d'orange séchée; elle noue ce morceau dans le coin du mouchoir de la personne à laquelle elle vient de dire la bonne aventure; puis, elle lui recommande d'ajouter au talisman du pain, du sel et du sucre. Cela doit empêcher toutes les maladies et conjurer le mauvais esprit.

Et la diablesse fait son métier avec une gravité étonnante. Si on lui reprend une des pièces de monnaie qu'elle a fait mettre dans la main, elle jure que ses bons souhaits se tourneront en des maux effroyables. C'est naïf, mais le geste et l'accent sont excellents.

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Dans la petite ville provençale où j'ai grandi, les Bohémiens sont tolérés; mais ils ne soulèvent pas une telle émeute de curiosité. On les accuse de manger les chiens et les chats perdus, ce qui les fait regarder de travers par les bourgeois. Les gens comme il faut tournent la tête, quand ils ont à passer dans leur voisinage.

Ils arrivent avec leur maison roulante, s'installent dans le coin de quelque terrain abandonné des faubourgs. Certains coins, d'un bout de l'année à l'autre, sont habités par des tribus d'enfants déguenillés, d'hommes et de femmes vautrés au soleil. J'y ai vu des créatures belles à ravir. Nous autres galopins, qui n'avions pas les dégoûts des gens comme il faut, nous allions regarder au fond des voitures où ces gens dorment l'hiver. Et je me souviens qu'un jour, ayant sur le coeur quelque gros chagrin d'écolier, je fis le rêve de monter dans une de ces voitures qui partaient, de m'en aller avec ces grandes belles filles dont les yeux noirs me faisaient peur, de m'en aller bien loin, au bout du monde, roulant à jamais le long des routes.