Un jeune chimiste de mes amis me dit, un matin:
—Je connais un vieux savant qui s'est retiré dans une petite maison du boulevard d'Enfer, pour y étudier en paix la cristallisation des diamants. Il a déjà obtenu de jolis résultats. Veux-tu que je te mène chez lui?
J'ai accepté avec une secrète terreur. Un sorcier m'aurait moins effrayé, car j'ai une peur médiocre du diable; mais je crains l'argent, et j'avoue que l'homme qui trouvera un de ces jours la pierre philosophale me frappera d'une respectueuse épouvante.
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En chemin, mon ami me donna quelques détails sur la fabrication des pierres précieuses. Nos chimistes s'en occupent depuis longtemps. Mais les cristaux qu'ils ont déjà obtenus, sont si petits, et les frais de fabrication s'élèvent si haut, que les expériences ont dû rester à l'état de simples curiosités scientifiques. La question en est là. Il s'agit uniquement de trouver des agents plus puissants, des procédés plus économiques, pour pouvoir fabriquer à bas prix.
Cependant, nous étions arrivés. Mon ami, avant de sonner, me prévint que le vieux savant n'aimant pas les curieux, allait sans doute me recevoir fort mal. J'étais le premier profane qui pénétrait dans le sanctuaire.
Le chimiste nous ouvrit, et je dois confesser que je lui trouvai d'abord l'air stupide, un air de cordonnier hâve et abruti. Il accueillit mon ami affectueusement, m'acceptant avec un sourd grognement, comme un chien qui aurait appartenu à son jeune disciple. Nous traversâmes un jardin laissé inculte. Au fond, se trouvait la maison, une masure en ruines. Le locataire a abattu toutes les cloisons pour ne faire qu'une seule pièce, vaste et haute. Il y avait là un outillage complet de laboratoire, des appareils bizarres, dont je n'essayai même pas de m'expliquer l'usage. Pour tout luxe, pour tout ameublement, un banc et une table de bois noir.
C'est dans ce bouge que j'ai eu un des éblouissements les plus aveuglants de ma vie. Le long des murs, sur le carreau, étaient rangés des fonds de corbeilles lamentables, dont l'osier crevait, pleins à déborder de pierres précieuses. Chaque tas était fait d'une espèce de pierre. Les rubis, les améthystes, les émeraudes, les saphirs, les opales, les turquoises, jetés dans les coins comme des pelletées de cailloux au bord d'un chemin, luisaient avec des lueurs vivantes, éclairaient la pièce du pétillement de leurs flammes. C'étaient des brasiers, des charbons ardents, rouges, violets, verts, bleus, roses. Et l'on eût dit des millions d'yeux de fées qui riaient dans l'ombre, à fleur de terre. Jamais conte arabe n'a étalé un pareil trésor, jamais femme n'a rêvé un tel paradis.
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Je ne pas retenir un cri d'admiration:
—Quelle richesse! m'écriai-je. Il y a là des milliards.
Le vieux savant haussa les épaules. Il parut me regarder d'un air de pitié profonde.
—Chacun de ces tas reviennent à quelques francs, me dit-il de sa voix lente et sourde. Ils m'embarrassent. Je les sèmerai demain dans les allées de mon jardin, en guise de graviers.
Puis se tournant vers mon ami, il continua, en prenant les pierreries à poignées:
—Voyez donc ces rubis. Ce sont les plus beaux que j'aie encore obtenus… Je ne suis pas satisfait de ces émeraudes; elles sont trop pures; celles que la nature fait ont toutes quelque tache, et je ne veux pas faire mieux que la nature… Ce qui me désespère, c'est que je n'ai encore pu obtenir le diamant blanc. J'ai recommencé hier mes expériences… Dès que j'aurai réussi, l'oeuvre de ma vie sera couronné, je mourrai heureux.
L'homme avait grandi. Je ne lui trouvai plus l'air stupide; je commençai à frissonner devant ce vieillard blême qui pouvait jeter sur Paris une pluie miraculeuse.
—Mais vous devez avoir peur des voleurs? lui demandai-je. Je vois à votre porte et à vos fenêtres de solides barres de fer. C'est une précaution.
—Oui, j'ai peur parfois, murmura-t-il, peur que des imbéciles ne me tuent avant que j'aie trouvé le diamant blanc… Ces cailloux qui n'auront plus aucune valeur demain, pourraient aujourd'hui tenter mes héritiers. Ce sont mes héritiers qui m'épouvantent; ils savent qu'en me faisant disparaître, ils enseveliraient avec moi les secrets de ma fabrication, et qu'ils conserveraient ainsi tout son prix à ce prétendu trésor.
Il resta songeur et triste. Nous nous étions assis sur les tas de diamants, et je le regardai, la main gauche perdue dans le panier des rubis, la main droite faisant couler machinalement des poignées d'émeraudes. Les enfants font ainsi couler le sable entre leurs doigts.
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Au bout d'un silence:
—Vous devez mener une vie intolérable! m'écriai-je. Vous vivez ici dans la haine des hommes… N'avez-vous aucun plaisir?
Il me regarda, d'un air surpris.
—Je travaille, répondit-il simplement, je ne m'ennuie jamais… Quand je suis en gaieté, mes jours de folie, je mets quelques-uns de ces cailloux dans ma poche, et je vais m'installer au bout de mon jardin, derrière une meurtrière qui donne sur le boulevard… Là, de temps à autre, je lance un diamant au millieu de la chaussée….
Il riait encore au souvenir de cette excellente plaisanterie.
—Vous ne sauriez vous imaginer les grimaces des gens qui trouvent mes cailloux. Ils frissonnent, ils regardent derrière eux, puis ils se sauvent avec des pâleurs de mort. Ah! les pauvres gens, quelles bonnes comédies ils m'ont données! J'ai passé là de joyeuses heures.
Sa voix sèche me causait un malaise inexprimable. Évidemment, il se moquait de moi.
—Hein! jeune homme, reprit-il, j'ai là de quoi acheter bien des femmes; mais je suis un vieux diable… Vous comprenez que, si j'avais la moindre ambition, il y a longtemps que je serais roi quelque part… Bah! je ne tuerais pas une mouche, je suis bon, et c'est pour cela que je laisse vivre les hommes.
Il ne pouvait me dire plus poliment que, s'il lui en prenait la fantaisie, il m'enverrait à l'échafaud.
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Des pensées chaudes montaient en moi, sonnant à mes oreilles toutes les cloches du vertige. Les yeux de fées des pierreries me regardaient de leurs regards aigus, rouges, violets, verts, bleus, roses. J'avais serré les mains sans le savoir, je tenais à gauche une poignée de rubis, à droite une poignée d'émeraudes. Et, s'il faut tout dire, une envie irrésistible me poussait à les glisser dans mes poches.
Je lâchai ces cailloux maudits, je m'en allai avec des galops de gendarmes dans le crâne.
J'étais allé à Versailles, et je montais la vaste cour des Maréchaux, solitude de pierres qui m'a rappelé souvent la lande déserte de la Crau, dont la mer de cailloux verdit au grand soleil.
L'hiver dernier, j'ai vu le château par des temps de neige, le toit bleuâtre, majestueux et triste sur le gris du ciel, comme le royal palais du froid. L'été, il est triste encore, plus mélancolique, plus abandonné, dans les tiédeurs de l'air, au milieu des pousses puissantes des arbres du parc. A chaque belle saison, les vieux troncs se refont une jeunesse de feuilles. Le château agonise; la sève de la vie ne monte plus dans ses pierres qui s'émiettent; la ruine vient, implacable, rongeant les angles, descellant les dalles, faisant à chaque heure son travail de mort.
Les logis, bouges ou palais, ont leurs maladies dont ils languissent et dont ils meurent. Ce sont de grands corps vivants, des personnes qui ont une enfance et une vieillesse, les uns robustes jusque dans la mort, les autres las et vacillants avant l'âge. Je me souviens de maisons entrevues de la portière d'un vagon, sur le bord des routes: bâtiments neufs, pavillons discrets, châteaux déserts, donjons écroulés. Et tous ces êtres de pierre me parlaient, me contaient la santé dont ils vivaient, le mal dont ils agonisaient. Quand l'homme ferme portes et fenêtres et qu'il part, c'est le sang de la maison qui s'en va. Elle se traîne des années au soleil, avec la face ravagée des moribondes; puis, par une nuit d'hiver, vient un coup de vent qui l'emporte.
C'est de cet abandon que meurt le château de Versailles. Il a été bâti trop vaste pour la vie que l'homme peut y mettre. Il faudrait tout un peuple d'habitants pour faire couler le sang dans ces couloirs sans fin, dans ces enfilades de pièces immenses. Il fut l'erreur colossale de l'orgueil d'un roi, qui le voua dès l'enfance à la ruine, en le voulant trop grand. La gloire de Louis XIV n'emplit plus même la chambre où il couchait, chambre froide dans laquelle sa cendre royale ne met aujourd'hui qu'un peu de poussière de plus.
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Je montais la cour des Maréchaux, et je vis à droite, dans un coin perdu de cette lande, la vieille femme, la Sarcleuse légendaire qui, depuis cinquante ans, arrache l'herbe des pavés. Du matin au soir, elle est là, au milieu du champ de pierres, luttant contre l'invasion, contre le flot montant des giroflées sauvages et des coquelicots. Elle marche, courbée, visitant chaque fente, épiant les brins verts, les mousses folles. Il lui faut près d'un mois pour aller d'un bout à l'autre de son désert. Et, derrière elle, l'herbe repousse, victorieuse, si drue, si implacable, que, lorsqu'elle recommence son éternelle besogne, elle retrouve les mêmes herbes poussées de nouveau, les mêmes coins de cimetière envahis par les fleurs grasses.
La Sarcleuse connaît la flore de ces ruines. Elle sait que les coquelicots préfèrent le côté sud, que les pissenlits poussent au nord, que les giroflées affectionnent les fentes des piédestaux. La mousse est une lèpre qui s'étend partout. Il y a des plantes persistantes dont elle a beau arracher la racine et qui repoussent toujours; une goutte de sang est peut-être tombée là, une âme mauvaise y doit être enterrée, jetant à jamais hors de terre les pointes rousses de ses chardons. Dans ce cimetière de la royauté, les morts ont des floraisons étranges.
Mais il faut entendre la Sarcleuse raconter l'histoire de ces herbes. Elles n'ont pas poussé à toutes les époques avec la même sève. Sous Charles X, elles étaient encore timides; elles s'étendaient à peine comme un gazon léger, tapis de verdure tendre qui amollissait les pavés sous les pieds des dames. La cour venait encore au château, les talons des courtisans battaient le sol, faisaient en une matinée la besogne qui demande à la Sarcleuse un grand mois. Sous Louis-Philippe, les herbes se durcirent; le château, peuplé des fantômes paisibles du Musée historique, commençait à n'être plus que le palais des ombres. Et ce fut sous le second empire que les herbes triomphèrent; elles grandirent impudemment, prirent possession de leur proie, menacèrent un instant de gagner les galeries, de verdir les grands et les petits appartements.
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J'ai rêvé, à voir la Sarcleuse s'en aller lentement, le tablier plein d'herbe, courbée dans sa vieille jupe d'indienne. Elle est la dernière pitié qui empêche aux orties de monter et de cacher la tombe de la monarchie. Elle soigne, en bonne femme, cette lande où poussent les verdures des fosses.
Je me suis imaginé qu'elle était l'ombre de quelque marquise, revenue d'un des bosquets du parc, et qui avait la religion de ces ruines. Elle lutte sans cesse, de ses pauvres doigts raidis, contre la mousse impitoyable. Elle s'entête dans sa besogne vaine, sentant bien que si elle s'arrêtait un jour, le flot des herbes déborderait et la noierait elle-même. Parfois, quand elle se redresse, elle jette un long regard sur le champ de pierres, elle en surveille les coins éloignés, où la végétation est plus grasse. Et elle reste là, un instant, la face pâle, comprenant peut-être l'inutilité de ses bons soins, heureuse de la joie amère d'être la suprême consolatrice de ces pavés.
Mais il viendra un jour où les doigts de la Sarcleuse se raidiront encore. Alors le château croulera dans un dernier hoquet du vent. Le champ de pierres sera livré aux orties, aux chardons, à toutes les herbes folles. Il deviendra broussaille énorme, taillis de plantes tordues et aigres. Et la Sarcleuse se perdra dans les fourrés, écartant des poignées de tiges plus hautes qu'elle, se frayant un passage au milieu de brins de chiendent grands comme de jeunes bouleaux, luttant encore, jusqu'au jour où ces brins la lieront de toutes parts, la prendront aux membres, à la taille, à la gorge, pour la jeter morte à cette mer qui la roulera dans le flot toujours montant des verdures.
La guerre, la guerre infâme, la guerre maudite! Nous ne la connaissions pas, nous autres jeunes hommes qui n'avions pas vingt ans en 1859. Nous étions encore sur les bancs du collège. Son nom terrible, qui fait pâlir les mères, ne nous rappelait que des jours de congé.
Et nous n'apercevions, dans nos souvenirs, que des soirées tièdes où le peuple riait sur les trottoirs; le matin, la nouvelle d'une victoire avait passé sur Paris comme un souffle de fête; et, dès le crépuscule, les boutiquiers illuminaient, les gamins tiraient des pétards d'un sou dans les rues. Sur la porte des cafés, il y avait des messieurs qui buvaient de la bière en faisant de la politique. Tandis que, là-bas, dans quelque coin perdu de l'Italie ou de la Russie, les morts, étendus sur le dos, regardaient naître les étoiles avec leurs grands yeux ouverts, vides de regard.
En 1859, le jour où la nouvelle de la bataille de Magenta se répandit, je me souviens qu'au sortir du collège, j'allai sur la place de la Sorbonne, pour voir, pour me promener dans cette fièvre qui courait les rues. Là, il y avait un tas de galopins qui criaient: «Victoire! victoire!» Nous flairions un jour de congé. Et, dans ces rires, dans ces cris, j'entendis des sanglots. C'était un vieux savetier qui pleurait au fond de son échoppe. Le pauvre homme avait deux enfants en Italie.
J'ai souvent, depuis cette époque, entendu ces sanglots dans ma mémoire. A chaque bruit de guerre, il me semble que le vieux savetier, le peuple en cheveux blancs, pleure au loin, dans les frissons chauds des places publiques.
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Mais je me souviens mieux encore de l'autre guerre, de la campagne de Crimée. J'avais alors quatorze ans, je vivais au fond de la province, j'étais en pleine insouciance, à ce point que je ne voyais autre chose dans la guerre que le continuel passage des troupes, dont le défilé était devenu une de nos récréations les plus passionnées.
La petite ville du Midi que j'habitais fut, je crois, traversée par presque tous les soldats qui allèrent en Orient. Un journal de la localité annonçait à l'avance les régiments qui devaient passer. Les départs avaient lieu vers cinq heures du matin. Dès quatre heures, nous étions sur le Cours; pas un externe du collège ne manquait au rendez-vous.
Ah! les beaux hommes! et les cuirassiers, et les lanciers, et les dragons, et les hussards! Nous avions un faible pour les cuirassiers. Quand le soleil se levait et que ses rayons obliques flambaient dans les cuirasses, nous reculions, aveuglés, ravis, comme si une armée d'astres à cheval eut passé devant nous.
Puis les clairons sonnaient. Et l'on partait.
Nous partions avec les soldats. Nous les suivions sur les grandes routes blanches. La musique jouait alors, remerciait la ville de son hospitalité. Et, dans l'air clair, dans la matinée limpide, c'était une fête.
Je me rappelle avoir fait des lieues de la sorte. Nous marchions au pas, nos livres attachés sur le dos par une courroie, comme une giberne. Nous ne devions jamais accompagner les soldats plus loin que la Poudrière; puis, nous allions jusqu'au pont; puis, nous remontions la côte; puis, nous nous accordions jusqu'au prochain village.
Et quand la peur nous prenait et que nous consentions à nous arrêter, nous grimpions sur un coteau, et de là, au loin, entre les plis des terrains, le long des coudes de la route, nous suivions le régiment, nous le regardions se perdre et s'effacer, avec ses mille petites flammes, dans la lumière éclatante de l'horizon.
Ces jours-là, on se souciait bien du collège! On faisait l'école buissonnière, on s'amusait à tous les tas de cailloux. Et il n'était pas rare que la bande descendît à la rivière et s'y oubliât jusqu'au soir.
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Dans le Midi, les soldats sont peu aimés. J'en ai vu pleurer de lassitude et de rage, assis sur les trottoirs, leur billet de logement à la main: les bourgeois, les petits rentiers pointus, les gros négociants épaissis, n'avaient pas voulu les recevoir. Il fallait que l'autorité s'en mêlât.
Chez nous, c'était la maison du bon Dieu. Ma grand'mère, qui était Beauceronne, riait à tous ces enfants du Nord qui lui rappelaient le pays. Elle causait avec eux, leur demandait le nom de leur village, et quelle joie, lorsque ce village se trouvait à quelques lieues du sien!
On nous envoyait deux hommes, à chaque régiment. Nous ne pouvions les garder, nous les mettions à l'auberge; mais ils ne s'en allaient pas, sans que ma grand'mère leur eût fait subir son petit interrogatoire.
Je me souviens qu'un jour il en vint deux qui étaient de son pays même. Ceux-là, elle ne voulut pas les laisser partir. Elle les fit dîner à la cuisine. Et ce fut elle qui leur servit à boire. Moi, en rentrant du collège, je vins voir les soldats; je crois même que je trinquai avec eux.
Il y en avait un petit et un grand. Je me souviens bien qu'au moment de partir les yeux du grand s'emplirent de larmes. Celui-là avait laissé au pays une pauvre vieille femme, et il remerciait avec effusion ma grand'mère qui lui rappelait sa chère Beauce, tout ce qu'il abandonnait derrière lui.
—Bast! lui dit la bonne femme, vous reviendrez, et vous aurez la croix.
Mais il hochait douloureusement la tête.
—Eh bien! reprit-elle, si vous repassez par ici, il faudra revenir me voir. Je vous garderai une bouteille de ce vin, que vous avez trouvé bon.
Les deux pauvres garçons se mirent à rire. Cette invitation leur fit oublier un instant l'avenir terrible, et ils se revirent sans doute de retour, attablés dans cette petite maison hospitalière, buvant aux dangers passés. Ils s'engagèrent formellement à revenir boire la bouteille.
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Que j'ai suivi de régiments à cette époque, et que de soldats blêmes sont venus frapper à notre porte! Toujours je me rappellerai la procession interminable de ces hommes qui marchaient à la mort. Parfois, en fermant les yeux, je les revois encore, je me rappelle certaines figures, et je me demande: «Dans quel fossé perdu est-il couché celui-là?»
Puis, les régiments devinrent plus rares, et un jour on les vit repasser en sens inverse, écloppés, saignants, se traînant sur les routes. Certes, nous n'allions plus les attendre, nous ne les accompagnions plus, ces infirmes. Ce n'étaient plus nos beaux soldats. Ils ne valaient pas le moindre pensum.
Le triste défilé dura longtemps. L'armée semait des agonisants en chemin. Parfois, ma grand'mère disait:
—Et les deux Beaucerons, tu sais, est-ce qu'ils vont m'oublier?
Mais un soir, au crépuscule, un soldat vint frapper à la porte. Il était seul. C'était le petit.
—Le camarade est mort, dit-il en entrant. Ma grand'mère apporta la bouteille.
—Oui, dit-il, je boirai tout seul.
Et quand il se vit là, attablé, levant son verre, et qu'il chercha le verre du camarade pour trinquer, il poussa un gros soupir, en murmurant:
—C'est moi qu'il a chargé d'aller consoler sa vieille; j'aimerais mieux être resté là-bas à sa place.
Plus tard, j'ai eu Chauvin pour camarade, dans une administration. Nous étions petits employés tous deux, et nos bureaux se touchaient au fond d'une pièce noire, trou excellent pour ne rien faire, en attendant l'heure de la sortie.
Chauvin avait été sergent, et il revenait de Solférino, avec des fièvres qu'il avait prises dans les rizières du Piémont. Il sacrait contre ses douleurs, mais il se consolait en les mettant sur le compte des Autrichiens. C'était ces gueux-là qui l'avaient arrangé de la sorte.
Que d'heures passées à commérer! Je tenais mon ancien soldat, et j'étais bien décidé à ne pas le lâcher avant de lui avoir arraché certaines vérités. Je ne me payais point des grands mots: gloire, victoire, lauriers, guerriers, qui prenaient dans sa bouche un ronflement superbe. Je laissais passer le flot de son enthousiasme. Je l'attaquais par les petits détails. Je consentais à écouter le même récit vingt fois, pour saisir l'esprit vrai. Sans qu'il s'en doutât, Chauvin finit par me faire de belles confidences.
Au fond, il était d'une naïveté d'enfant. Il ne se vantait pas pour lui-même; il parlait simplement une langue courante de fanfaronnade militaire, c'était un «blagueur» inconscient, un brave garçon dont les casernes avaient fait une insupportable ganache.
Il avait des récits, des mots tout prêts, on sentait cela. Les phrases faites à l'avance ornaient ses anecdotes de «troupiers invincibles» et de «braves officiers sauvés dans le carnage par l'héroïsme de leurs soldats.» Pendant deux ans, j'ai subi, quatre heures par jour, la campagne d'Italie. Mais je ne m'en plains pas. Chauvin a complété mon instruction.
Grâce à lui, grâce aux aveux qu'il m'a faits, dans notre trou noir, sans songer à mal, je connais la guerre, la vraie, non pas celle dont les historiens nous racontent les épisodes héroïques, mais celle qui sue la peur en plein soleil et glisse dans le sang comme une fille soûle.
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Je questionnais Chauvin.
—Et les soldats, ils allaient gaiement au feu?
—Les soldats! on les poussait, donc! Je me souviens de conscrits qui n'avaient jamais vu le feu et qui se cabraient comme des chevaux ombrageux. Il avaient peur; à deux reprises ils prirent la fuite. Mais on les ramena, et une batterie en tua la moitié. Il fallait alors les voir, couverts de sang, aveuglés, se jetant comme des loups sur les Autrichiens. Ils ne se connaissaient plus, ils pleuraient de rage, ils voulaient mourir.
—C'est un apprentissage à faire, disais-je pour le pousser.
—Oh! oui, un rude, j'en réponds. Voyez-vous, les plus crânes ont des sueurs froides. Il faut être gris pour bien se battre. Alors on ne voit plus rien, on tape devant soi comme un furieux.
Et il se laissait aller à ses souvenirs.
—Un jour, on nous avait placés à cent mètres d'un village occupé par les ennemis, avec ordre de ne pas bouger, de ne pas tirer. Voilà que ces gueux d'Autrichiens ouvrent sur notre régiment une fusillade de tous les diables. Pas moyen de s'en aller. A chaque raffale de balles, nous baissions la tête. J'en ai vu qui se jetaient à plat ventre. C'était honteux. On nous a laissés là pendant un quart d'heure. Et il y a deux de mes camarades dont les cheveux ont blanchi.
Puis il reprenait:
—Non, vous n'avez point la moindre idée de cela. Les livres arrangent la chose… Tenez, le soir de Solférino, nous ne savions seulement pas si nous étions vainqueurs. Des bruits couraient que les Autrichiens allaient venir nous massacrer. Je vous assure que nous n'étions pas à la noce. Aussi, le matin, quand on nous fit lever avant le jour, nous grelottions, nous avions une peur terrible que la bataille ne reprît de plus belle. Ce jour-là, nous aurions été vaincus, car nous n'avions plus pour deux liards de force. Puis, on vint nous dire: la paix est signée. Alors tout le régiment se mit à faire des cabrioles. Ce fut une joie bête. Des soldats se prenaient les mains et faisaient des rondes, comme des petites filles… Je ne mens pas, allez. J'y étais. Nous étions bien contents.
Chauvin, qui me voyait sourire, s'imaginait que je ne pouvais croire à un si grand amour de la paix dans l'armée française. Il était d'une simplesse adorable. Je le menais parfois très-loin. Je lui demandais:
—Et vous, n'aviez-vous jamais peur?
—Oh! moi, répondait-il en riant modestement, j'étais comme les autres… Je ne savais pas… Est-ce que vous croyez qu'on sait si l'on est courageux? On tremble et l'on cogne, voilà la vérité… Une fois, une balle morte me renversa. Je restai par terre, en réfléchissant que si je me relevais, je pourrais bien attraper quelque chose de pire.
…..Il est mort en chevalier, comme il a vécu.
Vous vous souvenez, mes amis, de ce doux printemps, lorsque nous allions lui serrer la main dans sa petite maison de Clamart. Jacques nous accueillait avec son bon sourire. Et nous dînions sous le berceau couvert de vignes vierges, tandis que Paris, là-bas, à l'horizon, grondait dans la nuit tombante.
Vous n'avez jamais bien connu sa vie. Moi qui ai grandi dans le même berceau que lui, je puis vous conter son coeur. Il vivait à Clamart, depuis deux ans, avec cette grande fille blonde qui se mourait si doucement. C'est toute une histoire exquise et poignante.
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Jacques avait rencontré Madeleine à la fête de Saint-Cloud. Il se mit à l'aimer, parce qu'elle était triste et souffrante. Il voulait, avant que la pauvre enfant s'en allât dans la terre, lui donner deux saisons d'amour. Et il vint se cacher avec elle, dans ce pli de terrain de Clamart, où les roses poussent comme des herbes folles.
Vous connaissez la maison. Elle était toute modeste, toute blanche, perdue comme un nid dans les feuilles vertes. Dès le seuil, on y respirait une discrète affection. Jacques, peu à peu, s'était pris d'un amour infini pour la mourante. Il regardait le mal la pâlir davantage chaque jour, avec d'amères tendresses. Madeleine, comme une de ces veilleuses d'église, qui jettent une lueur vive avant de s'éteindre, souriait, éclairait de ses yeux bleus la petite maison blanche.
Pendant deux saisons, l'enfant sortit à peine. Elle emplit le jardin étroit de son être charmant, de ses robes claires, de ses pas légers. Ce fut elle qui planta les grandes giroflées fauves dont elle nous faisait des bouquets. Et les géraniums, les rhododendrons, les héliotropes, toutes ces fleurs vivantes, ne vivaient que par elle, que pour elle. Elle était l'âme de ce coin de nature.
Puis, à l'automne, vous vous souvenez, Jacques vint un soir nous dire, de sa voix lente: «Elle est morte.» Elle était morte sous le berceau, comme une enfant qui s'endort, à l'heure pâle où le soleil se couche. Elle était morte au milieu de ses verdures, dans le trou perdu où l'amour avait bercé deux ans son agonie.
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Je n'avais plus revu Jacques. Je savais qu'il vivait toujours à Clamart, sous le berceau, dans le souvenir de Madeleine. Depuis le commencement du siège, j'étais si brisé de fatigue, que je ne songeais plus à lui, lorsque le 13 au matin, apprenant qu'on se battait du côté de Meudon et de Sèvres, je revis brusquement dans mon souvenir la petite maison blanche, cachée sous les feuilles vertes. Et je revis aussi Madeleine, Jacques, nous tous, prenant le thé dans le jardin, au milieu de la grande paix du soir, en face de Paris ronflant sourdement à l'horizon.
Alors, je sortis par la porte de Vanves, et j'allai devant moi. Les routes étaient encombrées de blessés. J'arrivai ainsi aux Moulineaux, où j'appris notre succès; mais, quand j'eus tourné le bois et que je me trouvai sur le coteau, une émotion terrible me serra le coeur.
En face de moi, dans les terres piétinées, ravagées, je ne vis plus, à la place de la petite maison blanche, qu'un trou noir où la mitraille et l'incendie avaient passé. Je descendis le coteau, les larmes aux yeux.
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Ah! mes amis, quelle épouvantable chose! Vous savez, la haie d'aubépines, elle a été rasée au pied par les boulets. Les grandes giroflées fauves, les géraniums, les rhododendrons, traînaient, hachés, broyés, si lamentables à voir, que j'ai eu pitié d'eux, comme si j'avais eu devant moi les membres saignants de pauvres gens de ma connaissance.
La maison est tout écroulée d'un côté. Elle montre, par sa plaie béante, la chambre de Madeleine, cette chambre pudique, tendue d'une perse rose, et dont on voyait de la route les rideaux toujours fermés. Cette chambre, brutalement ouverte par la canonnade prussienne, cette alcôve amoureuse qu'on aperçoit maintenant de toute la vallée, m'ont fait saigner l'âme, et je me suis dit que j'étais au milieu du cimetière de notre jeunesse. Le sol couvert de débris, creusé par les obus, ressemblait à ces terrains fraîchement remués par la pelle des fossoyeurs, et dans lequel on devine des bières neuves.
Jacques avait dû abandonner cette maison criblée par la mitraille. J'avançai encore, j'entrai sous le berceau, qui, par miracle, est resté presque intact. Là, à terre, dans une mare de sang, Jacques dormait, la poitrine trouée de plus de vingt blessures. Il n'avait pas quitté les vignes vierges où il avait aimé, il était mort où était morte Madeleine.
J'ai ramassé à ses pieds sa giberne vide, son chassepot brisé, et j'ai vu que les mains du pauvre mort étaient noires de poudre. Jacques, pendant cinq heures, seul avec son arme, avait défendu furieusement le blanc fantôme de Madeleine.
Pauvre Neuilly! Je me souviendrai longtemps de la lamentable promenade que j'ai faite hier, 25 avril 1871. A neuf heures, dès que l'armistice conclu entre Paris et Versailles a été connu, une foule considérable s'est portée vers la porte Maillot. Cette porte n'existe plus; les batteries du rond-point de Courbevoie et du mont Valérien en ont fait un tas de décombres. Lorsque j'ai franchi cette ruine, des gardes nationaux étaient occupés à réparer la porte; peine perdue, car quelques coups de canon suffiront pour emporter les sacs de terre et les pavés qu'ils entassaient.
A partir de la porte Maillot, on marche en pleines ruines. Toutes les maisons avoisinantes sont effondrées. Par les fenêtres brisées, j'aperçois des coins de mobiliers luxueux; un rideau pend déchiqueté à un balcon, un serin vit encore dans une cage accrochée à la corniche d'une mansarde. Plus on avance, plus les désastres s'amoncèlent. L'avenue est semée de débris, labourée par les obus; on dirait une voie de douleur, le calvaire maudit de la guerre civile.
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Je me suis engagé dans les rues de traverse, espérant échapper à cette horrible grand'route, le long de laquelle, à chaque pas, on rencontre des mares de sang. Hélas! dans les petites rues qui aboutissent à l'avenue, les ravages sont peut-être plus horribles encore. Là, on s'est battu pied à pied, à l'arme blanche. Les maisons ont été prises et reprises dix fois; les soldats des deux partis ont creusé les murs pour cheminer à l'intérieur, et ce que les obus ont épargné, ils l'ont renversé à coups de pioche. Ce sont surtout les jardins qui ont souffert. Les pauvres jardins printaniers! Les murs de clôture ont des brèches béantes, les corbeilles de fleurs sont défoncées, les allées, piétinées, ravagées. Et, sur tout ce printemps souillé de sang, fleurit seule une mer de lilas. Jamais mois d'avril n'a vu une pareille floraison. Les curieux entrent dans les jardins par les brèches ouvertes. Ils emportent sur leurs épaules des brassées de lilas, des bouquets si lourds que des brins s'échappent à chaque pas, et que les rues de Neuilly sont bientôt toutes semées de fleurs, comme pour le passage d'une procession.
Les plaies des maisons, les trous des murs apitoient la foule. Mais il est une plus grande tristesse. C'est le déménagement du malheureux village. Il y a là trois ou quatre mille personnes qui fuient en emportant leurs objets précieux. Je vois des gens qui rentrent dans Paris avec un petit panier de linge et une énorme pendule de zinc doré entre les bras. Toutes les voitures de déménagement ont été réquisitionnées. On va jusqu'à emporter des armoires à glace sur des civières, comme des blessées que le moindre heurt pourrait tuer.
Les habitants ont souffert atrocement. J'ai causé avec un des fugitifs qui est resté quinze jours enfermé dans une cave avec une trentaine d'autres personnes. Ces malheureux mouraient de faim. Un d'entre eux s'étant dévoué pour aller chercher du pain, fut frappé sur le seuil de la cave, et son cadavre, pendant six jours, resta sur les premières marches. N'est-ce pas un véritable cauchemar? la guerre qui laisse ainsi les cadavres pourrir au milieu des vivants, n'est-elle pas une guerre impie? Tôt ou tard, la patrie portera la peine de ces crimes.
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Jusqu'à cinq heures, la foule s'est promenée sur le théâtre de la lutte. J'ai vu des petites filles, venues tout doucement des Champs-Élysées, qui jouaient au cerceau parmi les décombres. Et leurs mères, souriantes, causaient entre elles, s'arrêtaient parfois, prises d'une pointe d'horreur charmante. Étrange peuple que ce peuple de Paris qui s'oublie entre des canons chargés, qui pousse la badauderie jusqu'à vouloir regarder si les boulets sont bien dans les gueules de bronze. À la porte Maillot, des gardes nationaux ont dû se fâcher contre des dames qui voulaient absolument toucher à une mitrailleuse pour s'en expliquer le mécanisme.
Lorsque j'ai quitté Neuilly, vers sept heures, pas un coup de canon n'avait encore été tiré. La foule rentrait lentement dans Paris. Aux Champs-Élysées, on aurait pu se croire à quelque retour attardé des courses de Longchamps. Et longtemps encore, jusqu'à là nuit close, on a rencontré, dans les rues de Paris, des promeneurs, des familles entières qui pliaient sous des charges de lilas. Du village sinistre où des frères s'égorgent, de l'avenue maudite, aux maisons effondrées dans le sang, il n'y a, à cette heure, sur nos cheminées, que des grappes fleuries et odorantes.
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Nous venons d'avoir trois jours de soleil. Les boulevards étaient pleins de promeneurs. Ce qui fait mon continuel étonnement, c'est l'aspect animé des squares et des jardins publics. Aux Tuileries, des femmes brodent à l'ombre des marronniers, des enfants jouent, tandis que, là-haut, du côté de l'Arc de Triomphe, les obus éclatent. Ce bruit intolérable d'artillerie ne fait même plus tourner la tête à ce petit peuple joueur. On voit des mères tenant des bébés par chaque main, qui viennent examiner de près les formidables barricades construites sur la place de la Concorde.
Mais le trait le plus caractéristique est la partie de plaisir que, pendant huit jours, les Parisiens sont allés faire à la butte Montmartre. Là, sur la face ouest, dans un terrain vague, tout Paris s'est donné rendez-vous. C'est un magnifique amphithéâtre pour assister de loin à la bataille qui se livre de Neuilly à Asnières. On apportait des chaises, des pliants. Des industriels avaient même établi des bancs; pour deux sous, on était placé tout comme au parterre d'un théâtre. Les femmes, surtout, venaient en grand nombre. Puis, c'étaient de grands éclats de rire dans cette foule. A chaque obus, dont on apercevait au loin l'explosion, on trépignait d'aise, on trouvait quelque bonne plaisanterie qui courait dans les groupes comme une fusée de gaieté. J'ai même vu des personnes apporter là leur déjeuner, un morceau de charcuterie sur du pain. Pour ne pas quitter la place, elles mangeaient debout, elles envoyaient chercher du vin chez un débitant du voisinage. Il faut des spectacles à ces foules; quand les théâtres ferment et que la guerre civile ouvre, elles vont voir mourir pour tout de bon, avec la même curiosité goguenarde qu'elles mettent à attendre le cinquième acte d'un mélodrame.
—C'est si loin, disait une charmante jeune femme, blonde et pâle, que ça ne me fait rien du tout de leur voir faire la cabriole. Quand les hommes sont coupés en deux, on dirait qu'on les plie comme des écheveaux.
Ce jour-là, vers cinq heures du matin, le soleil entra avec une brusquerie joyeuse dans la petite chambre que j'occupais chez mon oncle Lazare, curé du hameau de Dourgues. Un large rayon jaune tomba sur mes paupières closes, et je m'éveillai dans de la lumière.
Ma chambre, blanchie à la chaux, avec ses murailles et ses meubles de bois blanc, avait une gaieté engageante. Je me mis à la fenêtre, et je regardai la Durance qui coulait, toute large, au milieu des verdures noires de la vallée. Et des souffles frais me caressaient le visage, les murmures de la rivière et des arbres semblaient m'appeler.
J'ouvris ma porte doucement. Il me fallait, pour sortir, traverser la chambre de mon oncle. J'avançai sur la pointe des pieds, craignant que le craquement de mes gros souliers ne réveillât le digne homme qui dormait encore, la face souriante. Et je tremblais d'entendre la cloche de l'église sonner l'Angélus. Mon oncle Lazare, depuis quelques jours, me suivait partout, d'un air triste et fâché. Il m'aurait peut-être empêché d'aller là-bas, sur le bord de la rivière, et de me cacher sous les saules de la rive, afin de guetter au passage Babet, la grande fille brune, qui était née pour moi avec le printemps nouveau.
Mais mon oncle dormait d'un profond sommeil. J'eus comme un remords de le tromper et de me sauver ainsi. Je m'arrêtai un instant à regarder son visage calme, que le repos rendait plus doux; je me souvins avec attendrissement du jour où il était venu me chercher dans la maison froide et déserte que quittait le convoi de ma mère. Depuis ce jour, que de tendresse, que de dévouement, que de sages paroles! Il m'avait donné sa science et sa bonté, toute son intelligence et tout son coeur.
Je fus un instant tenté de lui crier:
—Levez-vous, mon oncle Lazare! allons faire ensemble un bout de promenade, dans cette allée que vous aimez, au bord de la Durance. L'air frais et le jeune soleil vous réjouiront. Vous verrez au retour quel vaillant appétit!
Et Babet qui allait descendre à la rivière, et que je ne pourrais voir, vêtue de ses jupes claires du matin! Mon oncle serait là, il me faudrait baisser les yeux. Il devait faire si bon sous les saules, couché à plat ventre, dans l'herbe fine! Je sentis une langueur glisser en moi, et, lentement, à petits pas, retenant mon souffle, je gagnais la porte. Je descendis l'escalier, je me mis à courir comme un fou dans l'air tiède de la joyeuse matinée de mai.
Le ciel était tout blanc à l'horizon, avec des teintes bleues et roses d'une délicatesse exquise. Le soleil pâle semblait une grande lampe d'argent, dont les rayons pleuvaient dans la Durance en une averse de clartés. Et la rivière, large et molle, s'étendant avec paresse sur le sable rouge, allait d'un bout à l'autre de la vallée, pareille à la coulée d'un métal en fusion. Au couchant, une ligne de collines basses et dentelées faisait sur la pâleur du ciel de légères taches violettes.
Depuis dix ans, j'habitais ce coin perdu. Que de fois mon oncle Lazare m'avait attendu pour me donner ma leçon de latin! Le digne homme voulait faire de moi un savant. Moi, j'étais de l'autre côté de la Durance, je dénichais des pies, je faisais la découverte d'un coteau sur lequel je n'avais pas encore grimpé. Puis, au retour, c'était des remontrances: le latin était oublié, mon pauvre oncle me grondait d'avoir déchiré mes culottes, et il frissonnait en voyant parfois que la peau, par-dessous, se trouvait entamée. La vallée était à moi, bien à moi; je l'avais conquise avec mes jambes, j'en étais le vrai propriétaire, par droit d'amitié. Et ce bout de rivière, ces deux lieues de Durance, comme je les aimais, comme nous nous entendions bien ensemble! Je connaissais tous les caprices de ma chère rivière, ses colères, ses grâces, ses physionomies diverses à chaque heure de la journée.
Ce matin-là, lorsque j'arrivai au bord de l'eau, j'eus comme un éblouissement à la voir si douce et si blanche. Jamais elle n'avait eu un si gai visage. Je me glissai vivement sous les saules, dans une clairière où il y avait une grande nappe de soleil posée sur l'herbe noire. Là, je me couchai à plat ventre, l'oreille tendue, regardant entre les branches le sentier par lequel allait descendre Babet.
—Oh! comme l'oncle Lazare doit dormir! pensais-je.
Et je m'étendais de tout mon long sur la mousse. Le soleil pénétrait mon dos d'une chaleur tiède, tandis que ma poitrine, enfoncée dans l'herbe, était toute fraîche.
N'avez-vous jamais regardé dans l'herbe, de tout près, les yeux sur les brins de gazon? Moi, en attendant Babet, je fouillais indiscrètement du regard une touffe de gazon qui était vraiment tout un monde. Dans ma touffe de gazon, il y avait des rues, des carrefours, des places publiques, des villes entières. Au fond, je distinguais un grand tas d'ombre où les feuilles du dernier printemps pourrissaient de tristesse; puis les tiges légères se levaient, s'allongeaient, se courbaient avec mille élégances, et c'étaient des colonnades frêles, des églises, des forêts vierges. Je vis deux insectes maigres qui se promenaient au milieu de cette immensité; ils étaient certainement perdus, les pauvres enfants, car ils allaient de colonnade en colonnade, de rue en rue, d'une façon effarouchée et inquiète.
Ce fut juste à ce moment qu'en levant les yeux je vis tout au haut du sentier les jupes blanches de Babet se détachant sur la terre noire. Je reconnus sa robe d'indienne grise à petites fleurs bleues. Je m'enfonçai dans l'herbe davantage, j'entendis mon coeur qui battait contre la terre, qui me soulevait presque par légères secousses. Ma poitrine brûlait maintenant, je ne sentais plus les fraîcheurs de la rosée.
La jeune fille descendait lestement. Ses jupes, rasant le sol, avaient des balancements qui me ravissaient. Je la voyais de bas en haut, toute droite, dans sa grâce fière et heureuse. Elle ne me savait point là, derrière les saules; elle marchait d'un pas libre, elle courait sans se soucier du vent qui soulevait un coin de sa robe. Je distinguais ses pieds, trottant vite, vite, et un morceau de ses bas blancs, qui était bien large comme la main, et qui me faisait rougir d'une façon douce et pénible.
Oh! alors, je ne vis plus rien, ni la Durance, ni les saules, ni la blancheur du ciel. Je me moquais bien de la vallée! Elle n'était plus ma bonne amie; ses joies, ses tristesses me laissaient parfaitement froid. Que m'importaient mes camarades, les cailloux et les arbres des coteaux! La rivière pouvait s'en aller tout d'un trait si elle voulait; ce n'est pas moi qui l'aurais regrettée.
Et le printemps, je ne me souciais nullement du printemps! Il aurait emporté le soleil qui me chauffait le dos, ses feuillages, ses rayons, toute sa matinée de mai, que je serais resté là, en extase, à regarder Babet, courant dans le sentier en balançant délicieusement ses jupes. Car Babet avait pris dans mon coeur la place de la vallée, Babet était le printemps. Jamais je ne lui avais parlé. Nous rougissions tous les deux, lorsque nous nous rencontrions dans l'église de mon oncle Lazare. J'aurais juré qu'elle me détestait.
Elle causa, ce jour-là, pendant quelques minutes avec les lavandières. Ses rires perlés arrivaient jusqu'à moi, mêlés à la grande voix de la Durance. Puis, elle se baissa pour prendre un peu d'eau dans le creux de sa main; mais la rive était haute, Babet, qui faillit glisser, se retint aux herbes.
Je ne sais quel frisson me glaça le sang. Je me levai brusquement, et, sans honte, sans rougeur, je courus auprès de la jeune fille. Elle me regarda, effarouchée; puis, elle se mit à sourire. Moi, je me penchai, au risque de tomber. Je réussis à remplir d'eau ma main droite, dont je serrais les doigts. Et je tendis à Babet cette coupe nouvelle, l'invitant à boire.
Les lavandières riaient. Babet, confuse, n'osait accepter, hésitait, tournait la tête à demi. Enfin, elle se décida, elle appuya délicatement les lèvres sur le bout de mes doigts; mais elle avait trop tardé, toute l'eau s'en était allée. Alors elle éclata de rire, elle redevint enfant, et je vis bien qu'elle se moquait de moi.
J'étais fort sot. Je me penchai de nouveau. Cette fois, je pris de l'eau dans mes deux mains, me hâtant de les porter aux lèvres de Babet. Elle but, et je sentis le baiser tiède de sa bouche, qui remonta le long de mes bras jusque dans ma poitrine, qu'il emplit de chaleur.
—Oh! que mon oncle doit dormir! me disais-je tout bas.
Comme je me disais cela, j'aperçus une ombre noire à côté de moi, et, m'étant tourné, j'aperçus mon oncle Lazare en personne, à quelques pas, nous regardant d'un air fâché, Babet et moi. Sa soutane paraissait toute blanche au soleil; il y avait dans ses yeux des reproches qui me donnèrent envie de pleurer.
Babet eut grand'peur. Elle devint rouge, elle se sauva en balbutiant:
—Merci, monsieur Jean, je vous remercie bien.
Moi, essuyant mes mains mouillées, je restai confus, immobile devant mon oncle Lazare.
Le digne homme, les bras pliés, ramenant un coin de sa soutane, regarda Babet qui remontait le sentier en courant, sans tourner la tête. Puis, lorsqu'elle eut disparu derrière les haies, il abaissa ses regards vers moi, et je vis sa bonne figure sourire tristement.
—Jean, me dit-il, viens dans la grande allée. Le déjeuner n'est pas prêt. Nous avons une demi-heure à perdre.
Il se mit à marcher de son pas un peu pesant, évitant les touffes d'herbe mouillées de rosée. Sa soutane, dont un bout traînait sur les graviers, avait de petits claquements sourds. Il tenait son bréviaire sous le bras; mais il avait oublié sa lecture du matin, et il s'avançait, la tête baissée, rêvant, ne parlant point.
Son silence m'accablait. Il était bavard d'ordinaire. A chaque pas, mon inquiétude croissait. Pour sûr, il m'avait vu donner à boire à Babet. Quel spectacle, Seigneur! La jeune fille, riant et rougissant, me baisait le bout des doigts, tandis que moi, me dressant sur les pieds, tendant les bras, je me penchais comme pour l'embrasser. C'est alors que mon action me parut épouvantable d'audace. Et toute ma timidité revint. Je me demandai comment j'avais pu oser me faire baiser les doigts d'une façon si douce.
Et mon oncle Lazare qui ne disait rien, qui marchait toujours à petits pas devant moi, sans avoir un seul regard pour les vieux arbres qu'il aimait! Il préparait sûrement un sermon. Il ne m'emmenait dans la grande allée qu'afin de me gronder à l'aise. Nous en aurions au moins pour une heure: le déjeuner serait froid, je ne pourrais revenir au bord de l'eau et rêver aux tièdes brûlures que les lèvres de Babet avaient laissées sur mes mains.
Nous étions dans la grande allée. Cette allée, large et courte, longeait la rivière; elle était faite de chênes énormes, aux troncs crevassés, qui allongeaient puissamment leurs hautes branches. L'herbe fine tendait un tapis sous les arbres, et le soleil, criblant les feuillages, brodait ce tapis de rosaces d'or. Au loin, tout autour, s'élargissaient des prairies d'un vert cru.
Mon oncle, sans se retourner, sans changer son pas, alla jusqu'au bout de l'allée. Là, il s'arrêta, et je me tins à son côté, comprenant que le moment terrible était venu.
La rivière tournait brusquement; un petit parapet faisait du bout de l'allée une sorte de terrasse. Cette voûte d'ombre donnait sur une vallée de lumière. La campagne s'agrandit largement devant nous, à plusieurs lieues. Le soleil montait dans le ciel, où les rayons d'argent du matin s'étaient changés en un ruissellement d'or; des clartés aveuglantes coulaient de l'horizon, le long des coteaux, s'étalant dans la plaine avec des lueurs d'incendie.
Après un instant de silence, mon oncle Lazare se tourna vers moi.
—Bon Dieu, le sermon! pensai-je.
Et je baissai la tête. D'un geste large, mon oncle me montra la vallée; puis, se redressant:
—Regarde, Jean, me dit-il d'une voix lente, voilà le printemps. La terre est en joie, mon garçon, et je t'ai amené ici, en face de cette plaine de lumière, pour te montrer les premiers sourires de la jeune saison. Vois quel éclat et quelle douceur! Il monte de la campagne des senteurs tièdes qui passent sur nos visages comme des souffles de vie.
Il se tut, paraissant rêver. J'avais relevé le front, étonné, respirant à l'aise. Mon oncle ne prêchait pas.
—C'est une belle matinée, reprit-il, une matinée de jeunesse. Tes dix-huit ans vivent largement, au milieu de ces verdures âgées au plus de dix-huit jours. Tout est splendeur et parfum, n'est-ce pas? la grande vallée te semble un lieu de délices: la rivière est là pour te donner sa fraîcheur, les arbres pour te prêter leur ombre, la campagne entière pour te parler de tendresse, le ciel lui-même pour embraser ces horizons que tu interroges avec espérance et désir. Le printemps appartient aux gamins de ton âge. C'est lui qui enseigne aux garçons la façon de faire boire les jeunes filles…
Je baissai la tête de nouveau. Décidément, mon oncle Lazare m'avait vu.
—Un vieux bonhomme comme moi, continua-t-il, sait malheureusement à quoi s'en tenir sur les grâces du printemps. Moi, mon pauvre Jean, j'aime la Durance parce qu'elle arrose ces prairies et qu'elle fait vivre toute la vallée; j'aime ces jeunes feuillages parce qu'ils m'annoncent les fruits de l'été et de l'automne; j'aime ce ciel parce qu'il est bon pour nous, parce que sa chaleur hâte la fécondité de la terre. Il me faudrait te dire cela un jour ou l'autre; je préfère te le dire aujourd'hui, à cette heure matinale. C'est le printemps lui-même qui te fait la leçon. La terre est un vaste atelier où l'on ne chôme jamais. Regarde cette fleur, à nos pieds: elle est un parfum pour toi; pour moi elle est un travail, elle accomplit sa tâche en produisant sa part de vie, une petite graine noire qui travaillera à son tour, le printemps prochain. Et, maintenant, interroge le vaste horizon. Toute cette joie n'est qu'un enfantement. Si la campagne sourit, c'est qu'elle recommence l'éternelle besogne. L'entends-tu à présent respirer fortement, active et pressée? Les feuilles soupirent, les fleurs se hâtent, le blé pousse sans relâche; toutes les plantes, toutes les herbes se disputent à qui grandira le plus vite; et l'eau vivante, la rivière vient aider le travail commun, et le jeune soleil qui monte dans le ciel, a charge d'égayer l'éternelle besogne des travailleurs.
Mon oncle, à ce moment, me força à le regarder en face. Il acheva en ces termes:
—Jean, tu entends ce que te dit ton ami le printemps. Il est la jeunesse, mais il prépare l'âge mûr; son clair sourire n'est que la gaieté du travail. L'été sera puissant, l'automne sera fécond, car le printemps chante à cette heure, en accomplissant bravement sa tâche.
Je restai fort sot. Je comprenais mon oncle Lazare. Il me faisait bel et bien un sermon, dans lequel il me disait que j'étais un paresseux et que le moment de travailler était venu.
Mon oncle paraissait aussi embarrassé que moi. Après avoir hésité pendant quelques instants:
—Jean, dit-il en balbutiant un peu, tu as eu tort de ne pas venir me tout conter… Puisque tu aimes Babet et que Babet t'aime…
—Babet m'aime! m'écriai-je.
Mon oncle eut un geste d'humeur.
—Eh! laisse-moi dire. Je n'ai pas besoin d'un nouvel aveu… Elle me l'a avoué elle-même.
—Elle vous a avoué cela, elle vous a avoué cela!
Et je sautai brusquement au cou de mon oncle Lazare.
—Oh! que c'est bon! ajoutai-je… Je ne lui avais jamais parlé, vrai… Elle vous a dit ça à confesse, n'est ce pas?… Jamais je n'aurais osé lui demander si elle m'aimait, moi, jamais je n'en aurais rien su… Oh! que je vous remercie!
Mon oncle Lazare était tout rouge. Il sentait qu'il venait de commettre une maladresse. Il avait pensé que je n'en étais pas à ma première rencontre avec la jeune fille, et voilà qu'il me donnait une certitude, lorsque je n'osais encore rêver une espérance. Il se taisait maintenant; c'était moi qui parlais avec volubilité.
—Je comprends tout, continuai-je. Vous avez raison, il faut que je travaille pour gagner Babet. Mais vous verrez comme je serai courageux… Ah! que vous êtes bon, mon oncle Lazare, et que vous parlez bien! J'entends ce que dit le printemps; je veux avoir, moi aussi, un été puissant, un automne fécond. On est bien ici, on voit toute la vallée; je suis jeune comme elle, je sens la jeunesse en moi qui demande à remplir sa tâche…
Mon oncle me calma.
—C'est bien, Jean, me dit-il. J'ai longtemps espéré faire de toi un prêtre, je ne t'avais donné ma science que dans ce but. Mais ce que j'ai vu ce matin au bord de l'eau, me force à renoncer définitivement à mon rêve le plus cher. C'est le ciel qui dispose de nous. Tu aimeras Dieu d'une autre façon… Tu ne peux rester maintenant dans ce village, où je veux que tu ne rentres que mûri par l'âge et le travail. J'ai choisi pour toi le métier de typographe; ton instruction te servira. Un de mes amis, un imprimeur de Grenoble, t'attend lundi prochain.
Une inquiétude me prit.
—Et je reviendrai épouser Babet? demandai-je.
Mon oncle eut un imperceptible sourire. Sans répondre directement:
—Le reste est à la volonté du ciel, répondit-il.
—Le ciel, c'est vous, et j'ai foi en votre bonté. Oh! mon oncle, faites que Babet ne m'oublie pas. Je vais travailler pour elle.
Alors mon oncle Lazare me montra de nouveau la vallée que la lumière inondait de plus en plus, chaude et dorée.
—Voilà l'espérance, me dit-il. Ne sois pas aussi vieux que moi, Jean. Oublie mon sermon, garde l'ignorance de cette campagne. Elle ne songe pas à l'automne; elle est toute à la joie de son sourire; elle travaille, insouciante et courageuse. Elle espère.
Et nous revînmes à la cure, marchant lentement dans l'herbe que le soleil avait séchée, causant avec des attendrissements de notre prochaine séparation. Le déjeuner était froid, comme je l'avais prévu; mais cela m'importait peu. J'avais des larmes dans les yeux, chaque fois que je regardais mon oncle Lazare. Et, au souvenir de Babet, mon coeur battait à m'étouffer.
Je ne me rappelle pas ce que je fis le reste du jour. J'allai, je crois, me coucher sous mes saules, au bord de l'eau. Mon oncle avait raison, la terre travaillait. En appliquant l'oreille contre le gazon, il me semblait entendre des bruits continus. Alors, je rêvais ma vie. Enfoncé dans l'herbe, jusqu'au soir, j'arrangeai une existence toute de travail, entre Babet et mon oncle Lazare. La jeunesse énergique de la terre avait pénétré dans ma poitrine, que j'appuyais fortement contre la mère commune, et je m'imaginais par instants être un des saules vigoureux qui vivaient autour de moi. Le soir, je ne pus dîner. Mon oncle comprit sans doute les pensées qui m'étouffaient, car il feignit de ne pas remarquer mon peu d'appétit. Dès qu'il me fut permis de me lever, je me hâtai de retourner respirer l'air libre du dehors.
Un vent frais montait de la rivière, dont j'entendais au loin les clapotements sourds. Une lumière veloutée tombait du ciel. La vallée s'étendait comme une mer d'ombre, sans rivage, douce et transparente. Il y avait des bruits vagues dans l'air, une sorte de frémissement passionné, comme un large battement d'ailes, qui aurait passé sur ma tête. Des odeurs poignantes montaient avec la fraîcheur de l'herbe.
J'étais sortis pour voir Babet; je savais que, tous les soirs, elle venait à la cure, et j'allai m'embusquer derrière une haie. Je n'avais plus mes timidités du matin; je trouvais tout naturel de l'attendre là, puisqu'elle m'aimait et que je devais lui annoncer mon départ.
Quand je vis ses jupes dans la nuit limpide, je m'avançai sans bruit.
Puis, à voix basse:
—Babet, murmurai-je, Babet, je suis ici.
Elle ne me reconnut pas d'abord, elle eut un mouvement de terreur. Quand elle m'eut reconnu, elle parut plus effrayée encore, ce qui m'étonna profondément.
—C'est vous, monsieur Jean, me dit-elle. Que faites-vous là? que voulez-vous?
J'étais près d'elle, je lui pris la main.
—Vous m'aimez bien, n'est-ce pas?
—Moi! qui vous a dit cela?
—Mon oncle Lazare.
Elle demeura atterrée. Sa main se mit à trembler dans la mienne. Comme elle allait se sauver, je pris son autre main. Nous étions face à face, dans une sorte de creux que formait la haie, et je sentais le souffle haletant de Babet qui courait tout chaud sur mon visage. La fraîcheur, le silence frissonnant de la nuit, traînaient lentement autour de dans.
—Je ne sais pas, balbutia la jeune fille, je n'ai jamais dit cela… Monsieur le curé a mal entendu… Par grâce, laissez-moi, je suis pressée.
—Non, non, repris-je, je veux que vous sachiez que je pars demain, et que vous me promettiez de m'aimer toujours.
—Vous partez demain!
Oh! le doux cri, et que Babet y mit de tendresse! Il me semble encore entendre sa voix alarmée, pleine de désolation et d'amour.
—Vous voyez bien, criai-je à mon tour, que mon oncle Lazare a dit la vérité. D'ailleurs, il ne ment jamais. Vous m'aimez, vous m'aimez, Babet! Vos lèvres, ce matin, l'avaient confié tout bas à mes doigts.
Et je la fis asseoir au pied de la haie. Mes souvenirs m'ont gardé ma première causerie d'amour, dans sa religieuse innocence. Babet m'écouta comme une petite soeur. Elle n'avait plus peur, elle me confia l'histoire de son amour. Et ce furent des serments solennels, des aveux naïfs, des projets sans fin. Elle jura de n'épouser que moi, je jurai de mériter sa main à force de travail et de tendresse. Il y avait un grillon derrière la haie, qui accompagnait notre causerie de son chant d'espérance, et toute la vallée, chuchotant dans l'ombre, prenait plaisir à nous entendre causer si doucement.
Nous nous séparâmes en oubliant de nous embrasser.
Quand je rentrai dans ma petite chambre, il me sembla que je l'avais quittée depuis une année au moins. Cette journée si courte me paraissait éternelle de bonheur. C'était là ma journée de printemps, la plus tiède, la plus parfumée de ma vie, celle dont le souvenir est aujourd'hui la voix lointaine et émue de ma jeune saison.
Ce jour-là, lorsque je m'éveillai, vers trois heures du matin, j'étais couché sur la terre dure, brisé de lassitude, le visage couvert de sueur. Une nuit de juillet, chaude et lourde, pesait sur ma poitrine.
Autour de moi, mes compagnons dormaient, enveloppés dans leurs capotes; ils tachaient de noir la terre grise, et la plaine obscure haletait; il me semblait entendre la respiration forte d'une multitude endormie. Des bruits perdus, des hennissements de chevaux, des chocs d'armes, s'élevaient dans le silence frissonnant.
Vers minuit, l'armée avait fait halte, et nous avions reçu l'ordre de nous coucher et de dormir. Depuis trois jours nous marchions, brûlés par le soleil, aveuglés par la poussière. L'ennemi était enfin devant nous, là-bas, sur les coteaux de l'horizon. Au petit jour, une bataille décisive devait être livrée.
Un accablement m'avait pris. Pendant trois heures, j'étais resté comme écrasé, sans souffle et sans rêves. L'excès même de la fatigue venait de me réveiller. Maintenant, couché sur le dos, les yeux grands ouverts, je songeais en regardant la nuit, je songeais à cette bataille, à cette tuerie que le soleil allait éclairer. Depuis plus de six ans, au premier coup de feu de chaque combat, je disais adieu à mes chères affections, à Babet, à l'oncle Lazare. Et voilà, un mois à peine avant ma libération, qu'il me fallait leur dire adieu encore, cette fois pour toujours peut-être!
Puis mes pensées s'adoucirent. Les yeux fermés, je vis Babet et mon oncle Lazare. Comme il y avait longtemps que je ne les avais embrassés! Je me souvenais du jour de notre séparation; mon oncle pleurait d'être pauvre, de me laisser partir ainsi, et Babet, le soir, m'avait juré de m'attendre, de ne jamais aimer que moi. J'avais dû tout quitter, mon patron de Grenoble, mes amis de Dourgues. De loin en loin, quelques lettres étaient venues me dire qu'on m'aimait toujours, que le bonheur m'attendait dans ma bien-aimée vallée. Et moi, j'allais me battre, j'allais me faire tuer.
Je me mis à rêver le retour. Je vis mon pauvre vieil oncle sur le seuil de la cure, tendant vers moi ses bras tremblants; et, derrière lui, il y avait Babet toute rouge, en larmes et souriante. Je me jetais dans leurs bras, je les embrassais en balbutiant…
Brusquement, un roulement de tambour me ramena à la terrible réalité. L'aube était venue, la plaine grise s'élargissait dans les vapeurs du matin. Le sol s'anima, des formes vagues surgirent de toutes parts. Un bruit grandissant emplit l'air; c'étaient des appels de clairon, des galops de chevaux, des roulements d'artillerie, des cris de commandement. La guerre se dressait, menaçante, au milieu de mon rêve de tendresse.
Je me levai péniblement; il me sembla que mes os étaient rompus et que ma tête allait se fendre. Je réunis mes hommes à la hâte; car je dois vous dire que j'avais atteint le grade de sergent. Nous reçûmes bientôt l'ordre de nous porter sur la gauche et d'occuper un petit coteau qui dominait la plaine.
Comme nous étions près de partir, le vaguemestre passa en courant, et cria:
—Une lettre pour le sergent Gourdon!
Et il me remit une lettre froissée, maculée, qui traînait depuis huit jours peut-être dans les sacs de cuir de l'administration des postes. Je n'eus que le temps de reconnaître l'écriture de mon oncle Lazare.
—En avant, marche! cria le commandant.
Il me fallut marcher. Pendant quelques secondes, je tins ma pauvre lettre à la main, la dévorant des yeux; elle me brûlait les doigts, j'aurais donné tout au monde pour m'asseoir, pour pleurer à mon aise en la lisant. Je dus me décider à la glisser sous ma tunique, contre mon coeur.
Jamais je n'avais éprouvé une angoisse pareille. Je me disais, pour me consoler, ce que mon oncle m'avait répété souvent: j'étais à l'été de ma vie, à l'heure de la lutte ardente, et il me fallait remplir bravement mon devoir, si je voulais avoir un automne paisible et fécond. Mais ces raisonnements m'exaspéraient davantage; cette lettre, qui venait me parler de bonheur, brûlait mon coeur révolté contre la folie de la guerre. Et je ne pouvais même la lire! J'allais mourir peut-être sans savoir ce qu'elle contenait, sans entendre une dernière fois les bonnes paroles de mon oncle Lazare.
Nous étions arrivés sur le coteau. Nous devions attendre là l'ordre de nous porter en avant. Le champ de bataille se trouvait merveilleusement choisi pour s'égorger à l'aise. L'immense plaine s'étendait toute nue, à plusieurs lieues, sans un arbre, sans une maison. Des haies, des broussailles faisaient de maigres taches sur la blancheur du sol. Jamais je n'ai revu une pareille campagne, une mer de poussière, un sol crayeux, crevé ça et là, montrant ses entrailles brunes. Et jamais non plus, je n'ai revu un ciel d'une pureté si ardente, une si belle et si chaude journée de juillet; à huit heures, l'air embrasé brûlait déjà nos visages. O la splendide matinée, et quelle plaine stérile pour tuer et mourir!
Depuis longtemps la fusillade éclatait avec des bruits secs et irréguliers, appuyée de la voix grave du canon. Les ennemis, des Autrichiens aux vêtements blafards, avaient quitté les hauteurs, et la plaine était sillonnée de longues files d'hommes qui me paraissaient gros comme des insectes. On eût dit une fourmilière en insurrection. Des nuages de fumée traînaient sur le champ de bataille. Par instants, lorsque ces nuages se déchiraient, j'apercevais des soldats qui fuyaient, pris d'une terreur panique. Il y avait ainsi des courants d'effroi qui emportaient les hommes, des élans de honte et de courage qui les amenaient sous les balles.
Je ne pouvais entendre les cris des blessés, ni voir couler le sang. Je distinguais seulement, pareils à des points noirs, les morts que les bataillons laissaient derrière eux. Je me mis à regarder avec curiosité les mouvements des troupes, m'irritant contre la fumée qui me cachait une bonne moitié du spectacle, trouvant une sorte de plaisir égoïste à me savoir en sûreté, tandis que les autres mouraient.
Vers neuf heures, on nous fit avancer. Nous descendîmes le coteau au pas gymnastique, nous dirigeant vers le centre qui pliait. Le bruit régulier de nos pas me parut funèbre. Les plus braves d'entre nous haletaient, pâles, les traits tirés.
Je me suis promis de dire la vérité. Aux premiers sifflements des balles, le bataillon s'arrêta brusquement, tenté de fuir.
—En avant, en avant! criaient les chefs.
Mais nous étions cloués au sol, baissant la tête, lorsqu'une balle sifflait à nos oreilles. Ce mouvement est instinctif; si la honte ne m'avait retenu, je me serais jeté à plat ventre dans la poussière.
Devant nous, il y avait un grand rideau de fumée que nous n'osions franchir. Des éclairs rouges traversaient cette fumée. Et, frémissants, nous n'avancions toujours pas. Mais les balles venaient jusqu'à nous; des soldats tombaient avec un hurlement. Les chefs criaient plus haut:
—En avant, en avant!
Les rangs de derrière, qu'ils poussaient, nous forçaient à marcher. Alors, fermant les yeux, nous prîmes un nouvel élan, nous entrâmes dans la fumée.
Une rage furieuse s'était emparée de nous. Lorsque retentit le cri de: Halte! nous eûmes peine à nous arrêter. Dès qu'on reste immobile, la peur revient, on a des envies de se sauver. La fusillade commença. Nous tirions devant nous, sans viser, trouvant quelque soulagement à envoyer des balles dans la fumée. Je me rappelle que je lâchais mes coups de feu machinalement, les lèvres serrées, les yeux agrandis; je n'avais plus peur, car, à vrai dire, je ne savais plus si j'existais. La seule idée qui me battait dans la tête, était que je tirerais jusqu'à ce que tout fût fini. Mon compagnon de gauche reçut une balle en plein visage et il tomba sur moi; je le repoussai brutalement, essuyant ma joue qu'il avait inondée de sang. Et je me remis à tirer.
Je me souviens encore d'avoir vu notre colonel, M. de Montrevert, ferme et droit sur son cheval, regardant tranquillement du côté de l'ennemi. Cet homme me parut gigantesque. Il n'avait pas de fusil pour se distraire, et sa poitrine s'étalait toute large au-dessus de nous. De temps à autre, il abaissait ses regards, il nous criait d'une voix sèche: