Peur! Du jour où ce mot, vraiment trop vif, fut prononcé, la position devint intolérable. On s'attendit à un égorgement des deux partis dans les rues de Baltimore. On fut obligé de garder les députés à vue.

Le président Barbicane ne savait où donner de la tête. Les notes, les documents, les lettres grosses de menaces pleuvaient dans sa maison. Quel parti devait-il prendre? Au point de vue de l'appropriation du sol, de la facilité des communications, de la rapidité des transports, les droits des deux États étaient véritablement égaux. Quant aux personnalités politiques, elles n'avaient que faire dans la question.

Or, cette hésitation, cet embarras durait déjà depuis longtemps, quand Barbicane résolut d'en sortir; il réunit ses collègues, et la solution qu'il leur proposa fut profondément sage, comme on va le voir.

«En considérant bien, dit-il, ce qui vient de se passer entre la Floride et le Texas, il est évident que les mêmes difficultés se reproduiront entre les villes de l'État favorisé. La rivalité descendra du genre à l'espèce, de l'État à la Cité, et voilà tout. Or, le Texas possède onze villes dans les conditions voulues, qui se disputeront l'honneur de l'entreprise et nous créeront de nouveaux ennuis, tandis que la Floride n'en a qu'une. Va donc pour la Floride et pour Tampa-Town!

Cette décision, rendue publique, atterra les députés du Texas. Ils entrèrent dans une indescriptible fureur et adressèrent des provocations nominales aux divers membres du Gun-Club. Les magistrats de Baltimore n'eurent plus qu'un parti à prendre, et ils le prirent. On fit chauffer un train spécial, on y embarqua les Texiens bon gré mal gré, et ils quittèrent la ville avec une rapidité de trente milles à l'heure.

Mais, si vite qu'ils fussent emportés, ils eurent le temps de jeter un dernier et menaçant sarcasme à leurs adversaires.

Faisant allusion au peu de largeur de la Floride, simple presqu'île resserrée entre deux mers, ils prétendirent qu'elle ne résisterait pas à la secousse du tir et qu'elle sauterait au premier coup de canon.

«Eh bien! qu'elle saute!» répondirent les Floridiens avec un laconisme digne des temps antiques.

XII

URBI ET ORBI

Les difficultés astronomiques, mécaniques, topographiques une fois résolues, vint la question d'argent. Il s'agissait de se procurer une somme énorme pour l'exécution du projet. Nul particulier, nul État même n'aurait pu disposer des millions nécessaires.

Le président Barbicane prit donc le parti, bien que l'entreprise fût américaine, d'en faire une affaire d'un intérêt universel et de demander à chaque peuple sa coopération financière. C'était à la fois le droit et le devoir de toute la Terre d'intervenir dans les affaires de son satellite. La souscription ouverte dans ce but s'étendit de Baltimore au monde entier, urbi et orbi.

Cette souscription devait réussir au-delà de toute espérance. Il s'agissait cependant de sommes à donner, non à prêter. L'opération était purement désintéressée dans le sens littéral du mot, et n'offrait aucune chance de bénéfice.

Mais l'effet de la communication Barbicane ne s'était pas arrêté aux frontières des États-Unis; il avait franchi l'Atlantique et le Pacifique, envahissant à la fois l'Asie et l'Europe, l'Afrique et l'Océanie. Les observatoires de l'Union se mirent en rapport immédiat avec les observatoires des pays étrangers; les uns, ceux de Paris, de Pétersbourg, du Cap, de Berlin, d'Altona, de Stockholm, de Varsovie, de Hambourg, de Bude, de Bologne, de Malte, de Lisbonne, de Bénarès, de Madras, de Péking, firent parvenir leurs compliments au Gun-Club; les autres gardèrent une prudente expectative.

Quant à l'observatoire de Greenwich, approuvé par les vingt-deux autres établissements astronomiques de la Grande-Bretagne, il fut net; il nia hardiment la possibilité du succès, et se rangea aux théories du capitaine Nicholl. Aussi, tandis que diverses sociétés savantes promettaient d'envoyer des délégués à Tampa-Town, le bureau de Greenwich, réuni en séance, passa brutalement à l'ordre du jour sur la proposition Barbicane. C'était là de la belle et bonne jalousie anglaise. Pas autre chose.

En somme, l'effet fut excellent dans le monde scientifique, et de là il passa parmi les masses, qui, en général, se passionnèrent pour la question. Fait d'une haute importance, puisque ces masses allaient être appelées à souscrire un capital considérable.

Le président Barbicane, le 8 octobre, avait lancé un manifeste empreint d'enthousiasme, et dans lequel il faisait appel «à tous les hommes de bonne volonté sur la Terre». Ce document, traduit en toutes langues, réussit beaucoup.

Les souscriptions furent ouvertes dans les principales villes de l'Union pour se centraliser à la banque de Baltimore, 9, Baltimore street; puis on souscrivit dans les différents États des deux continents:

A Vienne, chez S.-M. de Rothschild;

A Pétersbourg, chez Stieglitz et Ce;

A Paris, au Crédit mobilier;

A Stockholm, chez Tottie et Arfuredson;

A Londres, chez N.-M. de Rothschild et fils;

A Turin, chez Ardouin et Ce;

A Berlin, chez Mendelssohn;

A Genève, chez Lombard, Odier et Ce;

A Constantinople, à la Banque Ottomane;

A Bruxelles, chez S. Lambert;

A Madrid, chez Daniel Weisweller;

A Amsterdam, au Crédit Néerlandais;

A Rome, chez Torlonia et Ce;

A Lisbonne, chez Lecesne;

A Copenhague, à la Banque privée;

A Buenos Aires, à la Banque Maua;

A Rio de Janeiro, même maison;

A Montevideo, même maison;

A Valparaiso, chez Thomas La Chambre et Ce;

A Mexico, chez Martin Daran et Ce;

A Lima, chez Thomas La Chambre et Ce.

Trois jours après le manifeste du président Barbicane, quatre millions de dollars [Vingt et un millions de francs (21,680,000).] étaient versés dans les différentes villes de l'Union. Avec un pareil acompte, le Gun-Club pouvait déjà marcher.

Mais, quelques jours plus tard, les dépêches apprenaient à l'Amérique que les souscriptions étrangères se couvraient avec un véritable empressement. Certains pays se distinguaient par leur générosité; d'autres se desserraient moins facilement. Affaire de tempérament.

Du reste, les chiffres sont plus éloquents que les paroles, et voici l'état officiel des sommes qui furent portées à l'actif du Gun-Club, après souscription close.

La Russie versa pour son contingent l'énorme somme de trois cent soixante-huit mille sept cent trente-trois roubles [Un million quatre cent soixante-quinze mille francs.]. Pour s'en étonner, il faudrait méconnaître le goût scientifique des Russes et le progrès qu'ils impriment aux études astronomiques, grâce à leurs nombreux observatoires, dont le principal a coûté deux millions de roubles.

La France commença par rire de la prétention des Américains. La Lune servit de prétexte à mille calembours usés et à une vingtaine de vaudevilles, dans lesquels le mauvais goût le disputait à l'ignorance. Mais, de même que les Français payèrent jadis après avoir chanté, ils payèrent, cette fois, après avoir ri, et ils souscrivirent pour une somme de douze cent cinquante-trois mille neuf cent trente francs. A ce prix-là, ils avaient bien le droit de s'égayer un peu.

L'Autriche se montra suffisamment généreuse au milieu de ses tracas financiers. Sa part s'éleva dans la contribution publique à la somme de deux cent seize mille florins [Cinq cent vingt mille francs.], qui furent les bienvenus.

Cinquante-deux mille rixdales [Deux cent quatre-vingt-quatorze mille trois cent vingt francs.], tel fut l'appoint de la Suède et de la Norvège. Le chiffre était considérable relativement au pays; mais il eût été certainement plus élevé, si la souscription avait eu lieu à Christiania en même temps qu'à Stockholm. Pour une raison ou pour une autre, les Norvégiens n'aiment pas à envoyer leur argent en Suède.

La Prusse, par un envoi de deux cent cinquante mille thalers [Neuf cent trente-sept mille cinq cents francs.], témoigna de sa haute approbation pour l'entreprise. Ses différents observatoires contribuèrent avec empressement pour une somme importante et furent les plus ardents à encourager le président Barbicane.

La Turquie se conduisit généreusement; mais elle était personnellement intéressée dans l'affaire; la Lune, en effet, règle le cours de ses années et son jeûne du Ramadan. Elle ne pouvait faire moins que de donner un million trois cent soixante-douze mille six cent quarante piastres [Trois cent quarante-trois mille cent soixante francs.], et elle les donna avec une ardeur qui dénonçait, cependant, une certaine pression du gouvernement de la Porte.

La Belgique se distingua entre tous les États de second ordre par un don de cinq cent treize mille francs, environ douze centimes par habitant.

La Hollande et ses colonies s'intéressèrent dans l'opération pour cent dix mille florins [Deux cent trente-cinq mille quatre cents francs.], demandant seulement qu'il leur fût fait une bonification de cinq pour cent d'escompte, puisqu'elles payaient comptant.

Le Danemark, un peu restreint dans son territoire, donna cependant neuf mille ducats fins [Cent dix-sept mille quatre cent quatorze francs.], ce qui prouve l'amour des Danois pour les expéditions scientifiques.

La Confédération germanique s'engagea pour trente-quatre mille deux cent quatre-vingt-cinq florins [Soixante-douze mille francs.]; on ne pouvait rien lui demander de plus; d'ailleurs, elle n'eût pas donné davantage.

Quoique très gênée, l'Italie trouva deux cent mille lires dans les poches de ses enfants, mais en les retournant bien. Si elle avait eu la Vénétie, elle aurait fait mieux; mais enfin elle n'avait pas la Vénétie.

Les États de l'Église ne crurent pas devoir envoyer moins de sept mille quarante écus romains [Trente-huit mille seize francs.], et le Portugal poussa son dévouement à la science jusqu'à trente mille cruzades [Cent treize mille deux cents francs.].

Quant au Mexique, ce fut le denier de la veuve, quatre-vingt-six piastres fortes [Mille sept cent vingt-sept francs.]; mais les empires qui se fondent sont toujours un peu gênés.

Deux cent cinquante-sept francs, tel fut l'apport modeste de la Suisse dans l'œuvre américaine. Il faut le dire franchement, la Suisse ne voyait point le côté pratique de l'opération; il ne lui semblait pas que l'action d'envoyer un boulet dans la Lune fût de nature à établir des relations d'affaires avec l'astre des nuits, et il lui paraissait peu prudent d'engager ses capitaux dans une entreprise aussi aléatoire. Après tout, la Suisse avait peut-être raison.

Quant à l'Espagne, il lui fut impossible de réunir plus de cent dix réaux [Cinquante-neuf francs quarante-huit centimes.]. Elle donna pour prétexte qu'elle avait ses chemins de fer à terminer. La vérité est que la science n'est pas très bien vue dans ce pays-là. Il est encore un peu arriéré. Et puis certains Espagnols, non des moins instruits, ne se rendaient pas un compte exact de la masse du projectile comparée à celle de la Lune; ils craignaient qu'il ne vînt à déranger son orbite, à la troubler dans son rôle de satellite et à provoquer sa chute à la surface du globe terrestre. Dans ce cas-là, il valait mieux s'abstenir. Ce qu'ils firent, à quelques réaux près.

Restait l'Angleterre. On connaît la méprisante antipathie avec laquelle elle accueillit la proposition Barbicane. Les Anglais n'ont qu'une seule et même âme pour les vingt-cinq millions d'habitants que renferme la Grande-Bretagne. Ils donnèrent à entendre que l'entreprise du Gun-Club était contraire «au principe de non-intervention», et ils ne souscrivirent même pas pour un farthing.

A cette nouvelle, le Gun-Club se contenta de hausser les épaules et revint à sa grande affaire. Quand l'Amérique du Sud, c'est-à-dire le Pérou, le Chili, le Brésil, les provinces de la Plata, la Colombie, eurent pour leur quote-part versé entre ses mains la somme de trois cent mille dollars [Un million six cent vingt-six mille francs.], il se trouva à la tête d'un capital considérable, dont voici le décompte:

Souscription des États-Unis.... 4,000,000 dollars
Souscriptions étrangères....... 1,446,675 dollars
Total.......................... 5,446,675 dollars

C'était donc cinq millions quatre cent quarante-six mille six cent soixante-quinze dollars [Vingt-neuf millions cinq cent vingt mille neuf cent quatre-vingt-trois francs quarante centimes.] que le public versait dans la caisse du Gun-Club.

Que personne ne soit surpris de l'importance de la somme. Les travaux de la fonte, du forage, de la maçonnerie, le transport des ouvriers, leur installation dans un pays presque inhabité, les constructions de fours et de bâtiments, l'outillage des usines, la poudre, le projectile, les faux frais, devaient, suivant les devis, l'absorber à peu près tout entière. Certains coups de canon de la guerre fédérale sont revenus à mille dollars; celui du président Barbicane, unique dans les fastes de l'artillerie, pouvait bien coûter cinq mille fois plus.

Le 20 octobre, un traité fut conclu avec l'usine de Goldspring, près New York, qui, pendant la guerre, avait fourni à Parrott ses meilleurs canons de fonte.

Il fut stipulé, entre les parties contractantes, que l'usine de Goldspring s'engageait à transporter à Tampa-Town, dans la Floride méridionale, le matériel nécessaire pour la fonte de la Columbiad. Cette opération devait être terminée, au plus tard, le 15 octobre prochain, et le canon livré en bon état, sous peine d'une indemnité de cent dollars [Cinq cent quarante-deux francs.] par jour jusqu'au moment où la Lune se présenterait dans les mêmes conditions, c'est-à-dire dans dix-huit ans et onze jours. L'engagement des ouvriers, leur paie, les aménagements nécessaires incombaient à la compagnie du Goldspring.

Ce traité, fait double et de bonne foi, fut signé par I. Barbicane, président du Gun-Club, et J. Murchison, directeur de l'usine de Goldspring, qui approuvèrent l'écriture de part et d'autre.

XIII

STONE'S-HILL

Depuis le choix fait par les membres du Gun-Club au détriment du Texas, chacun en Amérique, où tout le monde sait lire, se fit un devoir d'étudier la géographie de la Floride. Jamais les libraires ne vendirent tant de Bartram's travel in Florida, de Roman's natural history of East and West Florida, de William's territory of Florida, de Cleland on the culture of the Sugar-Cane in East Florida. Il fallut imprimer de nouvelles éditions. C'était une fureur.

Barbicane avait mieux à faire qu'à lire; il voulait voir de ses propres yeux et marquer l'emplacement de la Columbiad. Aussi, sans perdre un instant, il mit à la disposition de l'Observatoire de Cambridge les fonds nécessaires à la construction d'un télescope, et traita avec la maison Breadwill and Co. d'Albany, pour la confection du projectile en aluminium; puis il quitta Baltimore, accompagné de J.-T. Maston, du major Elphiston et du directeur de l'usine de Goldspring.

Le lendemain, les quatre compagnons de route arrivèrent à La Nouvelle-Orléans. Là ils s'embarquèrent immédiatement sur le Tampico, aviso de la marine fédérale, que le gouvernement mettait à leur disposition, et, les feux étant poussés, les rivages de la Louisiane disparurent bientôt à leurs yeux.

La traversée ne fut pas longue; deux jours après son départ, le Tampico, ayant franchi quatre cent quatre-vingts milles [Environ deux cents lieues.], eut connaissance de la côte floridienne. En approchant, Barbicane se vit en présence d'une terre basse, plate, d'un aspect assez infertile. Après avoir rangé une suite d'anses riches en huîtres et en homards, le Tampico donna dans la baie d'Espiritu-Santo.

Cette baie se divise en deux rades allongées, la rade de Tampa et la rade d'Hillisboro, dont le steamer franchit bientôt le goulet. Peu de temps après, le fort Brooke dessina ses batteries rasantes au-dessus des flots, et la ville de Tampa apparut, négligemment couchée au fond du petit port naturel formé par l'embouchure de la rivière Hillisboro.

Ce fut là que le Tampico mouilla, le 22 octobre, à sept heures du soir; les quatre passagers débarquèrent immédiatement.

Barbicane sentit son cœur battre avec violence lorsqu'il foula le sol floridien; il semblait le tâter du pied, comme fait un architecte d'une maison dont il éprouve la solidité. J.-T. Maston grattait la terre du bout de son crochet.

«Messieurs, dit alors Barbicane, nous n'avons pas de temps à perdre, et dès demain nous monterons à cheval pour reconnaître le pays.

Au moment où Barbicane avait atterri, les trois mille habitants de Tampa-Town s'étaient portés à sa rencontre, honneur bien dû au président du Gun-Club qui les avait favorisés de son choix. Ils le reçurent au milieu d'acclamations formidables; mais Barbicane se déroba à toute ovation, gagna une chambre de l'hôtel Franklin et ne voulut recevoir personne. Le métier d'homme célèbre ne lui allait décidément pas.

Le lendemain, 23 octobre, de petits chevaux de race espagnole, pleins de vigueur et de feu, piaffaient sous ses fenêtres. Mais, au lieu de quatre, il y en avait cinquante, avec leurs cavaliers. Barbicane descendit, accompagné de ses trois compagnons, et s'étonna tout d'abord de se trouver au milieu d'une pareille cavalcade. Il remarqua en outre que chaque cavalier portait une carabine en bandoulière et des pistolets dans ses fontes. La raison d'un tel déploiement de forces lui fut aussitôt donnée par un jeune Floridien, qui lui dit:

«Monsieur, il y a les Séminoles.

—Quels Séminoles?

—Des sauvages qui courent les prairies, et il nous a paru prudent de vous faire escorte.

—Peuh! fit J.-T. Maston en escaladant sa monture.

—Enfin, reprit le Floridien, c'est plus sûr.

—Messieurs, répondit Barbicane, je vous remercie de votre attention, et maintenant, en route!

La petite troupe s'ébranla aussitôt et disparut dans un nuage de poussière. Il était cinq heures du matin; le soleil resplendissait déjà et le thermomètre marquait 84° [Du thermomètre Fahrenheit. Cela fait 28 degrés centigrades.]; mais de fraîches brises de mer modéraient cette excessive température.

Barbicane, en quittant Tampa-Town, descendit vers le sud et suivit la côte, de manière à gagner le creek [Petit cours d'eau.] d'Alifia. Cette petite rivière se jette dans la baie Hillisboro, à douze milles au-dessous de Tampa-Town. Barbicane et son escorte côtoyèrent sa rive droite en remontant vers l'est. Bientôt les flots de la baie disparurent derrière un pli de terrain, et la campagne floridienne s'offrit seule aux regards.

La Floride se divise en deux parties: l'une au nord, plus populeuse, moins abandonnée, a Tallahassee pour capitale et Pensacola, l'un des principaux arsenaux maritimes des États-Unis; l'autre, pressée entre l'Atlantique et le golfe du Mexique, qui l'étreignent de leurs eaux, n'est qu'une mince presqu'île rongée par le courant du Gulf-Stream, pointe de terre perdue au milieu d'un petit archipel, et que doublent incessamment les nombreux navires du canal de Bahama. C'est la sentinelle avancée du golfe des grandes tempêtes. La superficie de cet État est de trente-huit millions trente-trois mille deux cent soixante-sept acres [Quinze millions trois cent soixante-cinq mille quatre cent quarante hectares.], parmi lesquels il fallait en choisir un situé en deçà du vingt-huitième parallèle et convenable à l'entreprise; aussi Barbicane, en chevauchant, examinait attentivement la configuration du sol et sa distribution particulière.

La Floride, découverte par Juan Ponce de León, en 1512, le jour des Rameaux, fut d'abord nommée Pâques-Fleuries. Elle méritait peu cette appellation charmante sur ses côtes arides et brûlées. Mais, à quelques milles du rivage, la nature du terrain changea peu à peu, et le pays se montra digne de son nom; le sol était entrecoupé d'un réseau de creeks, de rios, de cours d'eau, d'étangs, de petits lacs; on se serait cru dans la Hollande ou la Guyane; mais la campagne s'éleva sensiblement et montra bientôt ses plaines cultivées, où réussissaient toutes les productions végétales du Nord et du Midi, ses champs immenses dont le soleil des tropiques et les eaux conservées dans l'argile du sol faisaient tous les frais de culture, puis enfin ses prairies d'ananas, d'ignames, de tabac, de riz, de coton et de canne à sucre, qui s'étendaient à perte de vue, en étalant leurs richesses avec une insouciante prodigalité.

Barbicane parut très satisfait de constater l'élévation progressive du terrain, et, lorsque J.-T. Maston l'interrogea à ce sujet:

«Mon digne ami, lui répondit-il, nous avons un intérêt de premier ordre à couler notre Columbiad dans les hautes terres.

—Pour être plus près de la Lune? s'écria le secrétaire du Gun-Club.

—Non! répondit Barbicane en souriant. Qu'importent quelques toises de plus ou de moins? Non, mais au milieu de terrains élevés, nos travaux marcheront plus facilement; nous n'aurons pas à lutter avec les eaux, ce qui nous évitera des tubages longs et coûteux, et c'est considérer, lorsqu'il s'agit de forer un puits de neuf cents pieds de profondeur.

—Vous avez raison, dit alors l'ingénieur Murchison; il faut, autant que possible, éviter les cours d'eau pendant le forage; mais si nous rencontrons des sources, qu'à cela ne tienne, nous les épuiserons avec nos machines, ou nous les détournerons. Il ne s'agit pas ici d'un puits artésien [On a mis neuf ans à forer le puits de Grenelle; il a cinq cent quarante-sept mètres de profondeur.], étroit et obscur, où le taraud, la douille, la sonde, en un mot tous les outils du foreur, travaillent en aveugles. Non. Nous opérerons à ciel ouvert, au grand jour, la pioche ou le pic à la main, et, la mine aidant, nous irons rapidement en besogne.

—Cependant, reprit Barbicane, si par l'élévation du sol ou sa nature nous pouvons éviter une lutte avec les eaux souterraines, le travail en sera plus rapide et plus parfait; cherchons donc à ouvrir notre tranchée dans un terrain situé à quelques centaines de toises au-dessus du niveau de la mer.

—Vous avez raison, monsieur Barbicane, et, si je ne me trompe, nous trouverons avant peu un emplacement convenable.

—Ah! je voudrais être au premier coup de pioche, dit le président.

—Et moi au dernier! s'écria J.-T. Maston.

—Nous y arriverons, messieurs, répondit l'ingénieur, et, croyez-moi, la compagnie du Goldspring n'aura pas à vous payer d'indemnité de retard.

—Par sainte Barbe! vous aurez raison! répliqua J.-T. Maston; cent dollars par jour jusqu'à ce que la Lune se représente dans les mêmes conditions, c'est-à-dire pendant dix-huit ans et onze jours, savez-vous bien que cela ferait six cent cinquante-huit mille cent dollars [Trois millions cinq cent soixante-six mille neuf cent deux francs.]?

—Non, monsieur, nous ne le savons pas, répondit l'ingénieur, et nous n'aurons pas besoin de l'apprendre.

Vers dix heures du matin, la petite troupe avait franchi une douzaine de milles; aux campagnes fertiles succédait alors la région des forêts. Là, croissaient les essences les plus variées avec une profusion tropicale. Ces forêts presque impénétrables étaient faites de grenadiers, d'orangers, de citronniers, de figuiers, d'oliviers, d'abricotiers, de bananiers, de grands ceps de vigne, dont les fruits et les fleurs rivalisaient de couleurs et de parfums. A l'ombre odorante de ces arbres magnifiques chantait et volait tout un monde d'oiseaux aux brillantes couleurs, au milieu desquels on distinguait plus particulièrement des crabiers, dont le nid devait être un écrin, pour être digne de ces bijoux emplumés.

J.-T. Maston et le major ne pouvaient se trouver en présence de cette opulente nature sans en admirer les splendides beautés. Mais le président Barbicane, peu sensible à ces merveilles, avait hâte d'aller en avant; ce pays si fertile lui déplaisait par sa fertilité même; sans être autrement hydroscope, il sentait l'eau sous ses pas et cherchait, mais en vain, les signes d'une incontestable aridité.

Cependant on avançait; il fallut passer à gué plusieurs rivières, et non sans quelque danger, car elles étaient infestées de caïmans longs de quinze à dix-huit pieds. J.-T. Maston les menaça hardiment de son redoutable crochet, mais il ne parvint à effrayer que les pélicans, les sarcelles, les phaétons, sauvages habitants de ces rives, tandis que de grands flamants rouges le regardaient d'un air stupide.

Enfin ces hôtes des pays humides disparurent à leur tour; les arbres moins gros s'éparpillèrent dans les bois moins épais; quelques groupes isolés se détachèrent au milieu de plaines infinies où passaient des troupeaux de daims effarouchés.

«Enfin! s'écria Barbicane en se dressant sur ses étriers, voici la région des pins!

—Et celle des sauvages», répondit le major.

En effet, quelques Séminoles apparaissaient à l'horizon; ils s'agitaient, ils couraient de l'un à l'autre sur leurs chevaux rapides, brandissant de longues lances ou déchargeant leurs fusils à détonation sourde; d'ailleurs ils se bornèrent à ces démonstrations hostiles, sans inquiéter Barbicane et ses compagnons.

Ceux-ci occupaient alors le milieu d'une plaine rocailleuse, vaste espace découvert d'une étendue de plusieurs acres, que le soleil inondait de rayons brûlants. Elle était formée par une large extumescence du terrain, qui semblait offrir aux membres du Gun-Club toutes les conditions requises pour l'établissement de leur Columbiad.

«Halte! dit Barbicane en s'arrêtant. Cet endroit a-t-il un nom dans le pays?

—Il s'appelle Stone's-Hill [Colline de pierres.]», répondit un des Floridiens.

Barbicane, sans mot dire, mit pied à terre, prit ses instruments et commença à relever sa position avec une extrême précision; la petite troupe, rangée autour de lui, l'examinait en gardant un profond silence.

En ce moment le soleil passait au méridien. Barbicane, après quelques instants, chiffra rapidement le résultat de ses observations et dit:

«Cet emplacement est situé à trois cents toises au-dessus du niveau de la mer par 27°7' de latitude et 5°7' de longitude ouest [Au méridien de Washington. La différence avec le méridien de Paris est de 79°22'. Cette longitude est donc en mesure française 83°25'.]; il me paraît offrir par sa nature aride et rocailleuse toutes les conditions favorables à l'expérience; c'est donc dans cette plaine que s'élèveront nos magasins, nos ateliers, nos fourneaux, les huttes de nos ouvriers, et c'est d'ici, d'ici même, répéta-t-il en frappant du pied le sommet de Stone's-Hill, que notre projectile s'envolera vers les espaces du monde solaire!

XIV

PIOCHE ET TRUELLE

Le soir même, Barbicane et ses compagnons rentraient à Tampa-Town, et l'ingénieur Murchison se réembarquait sur le Tampico pour La Nouvelle-Orléans. Il devait embaucher une armée d'ouvriers et ramener la plus grande partie du matériel. Les membres du Gun-Club demeurèrent à Tampa-Town, afin d'organiser les premiers travaux en s'aidant des gens du pays.

Huit jours après son départ, le Tampico revenait dans la baie d'Espiritu-Santo avec une flottille de bateaux à vapeur. Murchison avait réuni quinze cents travailleurs. Aux mauvais jours de l'esclavage, il eût perdu son temps et ses peines. Mais depuis que l'Amérique, la terre de la liberté, ne comptait plus que des hommes libres dans son sein, ceux-ci accouraient partout où les appelait une main-d'œuvre largement rétribuée. Or, l'argent ne manquait pas au Gun-Club; il offrait à ses hommes une haute paie, avec gratifications considérables et proportionnelles. L'ouvrier embauché pour la Floride pouvait compter, après l'achèvement des travaux, sur un capital déposé en son nom à la banque de Baltimore. Murchison n'eut donc que l'embarras du choix, et il put se montrer sévère sur l'intelligence et l'habileté de ses travailleurs. On est autorisé à croire qu'il enrôla dans sa laborieuse légion l'élite des mécaniciens, des chauffeurs, des fondeurs, des chaufourniers, des mineurs, des briquetiers et des manœuvres de tout genre, noirs ou blancs, sans distinction de couleur. Beaucoup d'entre eux emmenaient leur famille. C'était une véritable émigration.

Le 31 octobre, à dix heures du matin, cette troupe débarqua sur les quais de Tampa-Town; on comprend le mouvement et l'activité qui régnèrent dans cette petite ville dont on doublait en un jour la population. En effet, Tampa-Town devait gagner énormément à cette initiative du Gun-Club, non par le nombre des ouvriers, qui furent dirigés immédiatement sur Stone's-Hill, mais grâce à cette affluence de curieux qui convergèrent peu à peu de tous les points du globe vers la presqu'île floridienne.

Pendant les premiers jours, on s'occupa de décharger l'outillage apporté par la flottille, les machines, les vivres, ainsi qu'un assez grand nombre de maisons de tôles faites de pièces démontées et numérotées. En même temps, Barbicane plantait les premiers jalons d'un railway long de quinze milles et destiné à relier Stone's-Hill à Tampa-Town.

On sait dans quelles conditions se fait le chemin de fer américain; capricieux dans ses détours, hardi dans ses pentes, méprisant les garde-fous et les ouvrages d'art, escaladant les collines, dégringolant les vallées, le rail-road court en aveugle et sans souci de la ligne droite; il n'est pas coûteux, il n'est point gênant; seulement, on y déraille et l'on y saute en toute liberté. Le chemin de Tampa-Town à Stone's-Hill ne fut qu'une simple bagatelle, et ne demanda ni grand temps ni grand argent pour s'établir.

Du reste, Barbicane était l'âme de ce monde accouru à sa voix; il l'animait, il lui communiquait son souffle, son enthousiasme, sa conviction; il se trouvait en tous lieux, comme s'il eût été doué du don d'ubiquité et toujours suivi de J.-T. Maston, sa mouche bourdonnante. Son esprit pratique s'ingéniait à mille inventions. Avec lui point d'obstacles, nulle difficulté, jamais d'embarras; il était mineur, maçon, mécanicien autant qu'artilleur, ayant des réponses pour toutes les demandes et des solutions pour tous les problèmes. Il correspondait activement avec le Gun-Club ou l'usine de Goldspring, et jour et nuit, les feux allumés, la vapeur maintenue en pression, le Tampico attendait ses ordres dans la rade d'Hillisboro.

Barbicane, le 1er novembre, quitta Tampa-Town avec un détachement de travailleurs, et dès le lendemain une ville de maisons mécaniques s'éleva autour de Stone's-Hill; on l'entoura de palissades, et à son mouvement, à son ardeur, on l'eût bientôt prise pour une des grandes cités de l'Union. La vie y fut réglée disciplinairement, et les travaux commencèrent dans un ordre parfait.

Des sondages soigneusement pratiqués avaient permis de reconnaître la nature du terrain, et le creusement put être entrepris dès le 4 novembre. Ce jour-là, Barbicane réunit ses chefs d'atelier et leur dit:

«Vous savez tous, mes amis, pourquoi je vous ai réunis dans cette partie sauvage de la Floride. Il s'agit de couler un canon mesurant neuf pieds de diamètre intérieur, six pieds d'épaisseur à ses parois et dix-neuf pieds et demi à son revêtement de pierre; c'est donc au total un puits large de soixante pieds qu'il faut creuser à une profondeur de neuf cents. Cet ouvrage considérable doit être terminé en huit mois; or, vous avez deux millions cinq cent quarante-trois mille quatre cents pieds cubes de terrain à extraire en deux cent cinquante-cinq jours, soit, en chiffres ronds, dix mille pieds cubes par jour. Ce qui n'offrirait aucune difficulté pour mille ouvriers travaillant à coudées franches sera plus pénible dans un espace relativement restreint. Néanmoins, puisque ce travail doit se faire, il se fera, et je compte sur votre courage autant que sur votre habileté.

A huit heures du matin, le premier coup de pioche fut donné dans le sol floridien, et depuis ce moment ce vaillant outil ne resta plus oisif un seul instant dans la main des mineurs. Les ouvriers se relayaient par quart de journée.

D'ailleurs, quelque colossale que fût l'opération, elle ne dépassait point la limite des forces humaines. Loin de là. Que de travaux d'une difficulté plus réelle et dans lesquels les éléments durent être directement combattus, qui furent menés à bonne fin! Et, pour ne parler que d'ouvrages semblables, il suffira de citer ce Puits du Père Joseph, construit auprès du Caire par le sultan Saladin, à une époque où les machines n'étaient pas encore venues centupler la force de l'homme, et qui descend au niveau même du Nil, à une profondeur de trois cents pieds! Et cet autre puits creusé à Coblentz par le margrave Jean de Bade jusqu'à six cents pieds dans le sol! Eh bien! de quoi s'agissait-il, en somme? De tripler cette profondeur et sur une largeur décuple, ce qui rendrait le forage plus facile! Aussi il n'était pas un contremaître, pas un ouvrier qui doutât du succès de l'opération.

Une décision importante, prise par l'ingénieur Murchison, d'accord avec le président Barbicane, vint encore permettre d'accélérer la marche des travaux. Un article du traité portait que la Columbiad serait frettée avec des cercles de fer forgé placés à chaud. Luxe de précautions inutiles, car l'engin pouvait évidemment se passer de ces anneaux compresseurs. On renonça donc à cette clause.

De là une grande économie de temps, car on put alors employer ce nouveau système de creusement adopté maintenant dans la construction des puits, par lequel la maçonnerie se fait en même temps que le forage. Grâce à ce procédé très simple, il n'est plus nécessaire d'étayer les terres au moyen d'étrésillons; la muraille les contient avec une inébranlable puissance et descend d'elle-même par son propre poids.

Cette manœuvre ne devait commencer qu'au moment où la pioche aurait atteint la partie solide du sol.

Le 4 novembre, cinquante ouvriers creusèrent au centre même de l'enceinte palissadée, c'est-à-dire à la partie supérieure de Stone's-Hill, un trou circulaire large de soixante pieds.

La pioche rencontra d'abord une sorte de terreau noir, épais de six pouces, dont elle eut facilement raison. A ce terreau succédèrent deux pieds d'un sable fin qui fut soigneusement retiré, car il devait servir à la confection du moule intérieur.

Après ce sable apparut une argile blanche assez compacte, semblable à la marne d'Angleterre, et qui s'étageait sur une épaisseur de quatre pieds.

Puis le fer des pics étincela sur la couche dure du sol, sur une espèce de roche formée de coquillages pétrifiés, très sèche, très solide, et que les outils ne devaient plus quitter. A ce point, le trou présentait une profondeur de six pieds et demi, et les travaux de maçonnerie furent commencés.

Au fond de cette excavation, on construisit un «rouet» en bois de chêne, sorte de disque fortement boulonné et d'une solidité à toute épreuve; il était percé à son centre d'un trou offrant un diamètre égal au diamètre extérieur da la Columbiad. Ce fut sur ce rouet que reposèrent les premières assises de la maçonnerie, dont le ciment hydraulique enchaînait les pierres avec une inflexible ténacité. Les ouvriers, après avoir maçonné de la circonférence au centre, se trouvaient renfermés dans un puits large de vingt et un pieds.

Lorsque cet ouvrage fut achevé, les mineurs reprirent le pic et la pioche, et ils entamèrent la roche sous le rouet même, en ayant soin de le supporter au fur et à mesure sur des «tins» [Sorte de chevalets.] d'une extrême solidité; toutes les fois que le trou avait gagné deux pieds en profondeur, on retirait successivement ces tins; le rouet s'abaissait peu à peu, et avec lui le massif annulaire de maçonnerie, à la couche supérieure duquel les maçons travaillaient incessamment, tout en réservant des «évents», qui devaient permettre aux gaz de s'échapper pendant l'opération de la fonte.

Ce genre de travail exigeait de la part des ouvriers une habileté extrême et une attention de tous les instants; plus d'un, en creusant sous le rouet, fut blessé dangereusement par les éclats de pierre, et même mortellement; mais l'ardeur ne se ralentit pas une seule minute, et jour et nuit: le jour, aux rayons d'un soleil qui versait, quelques mois plus tard, quatre-vingt-dix-neuf degrés [Quarante degrés centigrades.] de chaleur à ces plaines calcinées; la nuit, sous les blanches nappes de la lumière électrique, le bruit des pics sur la roche, la détonation des mines, le grincement des machines, le tourbillon des fumées éparses dans les airs tracèrent autour de Stone's-Hill un cercle d'épouvante que les troupeaux de bisons ou les détachements de Séminoles n'osaient plus franchir.

Cependant les travaux avançaient régulièrement; des grues à vapeur activaient l'enlèvement des matériaux; d'obstacles inattendus il fut peu question, mais seulement de difficultés prévues, et l'on s'en tirait avec habileté.

Le premier mois écoulé, le puits avait atteint la profondeur assignée pour ce laps de temps, soit cent douze pieds. En décembre, cette profondeur fut doublée, et triplée en janvier. Pendant le mois de février, les travailleurs eurent à lutter contre une nappe d'eau qui se fit jour à travers l'écorce terrestre. Il fallut employer des pompes puissantes et des appareils à air comprimé pour l'épuiser afin de bétonner l'orifice des sources, comme on aveugle une voie d'eau à bord d'un navire. Enfin on eut raison de ces courants malencontreux. Seulement, par suite de la mobilité du terrain, le rouet céda en partie, et il y eut un débordement partiel. Que l'on juge de l'épouvantable poussée de ce disque de maçonnerie haut de soixante-quinze toises! Cet accident coûta la vie à plusieurs ouvriers.

Trois semaines durent être employées à étayer le revêtement de pierre, à le reprendre en sous-œuvre et à rétablir le rouet dans ses conditions premières de solidité. Mais, grâce à l'habileté de l'ingénieur, à la puissance des machines employées, l'édifice, un instant compromis, retrouva son aplomb, et le forage continua.

Aucun incident nouveau n'arrêta désormais la marche de l'opération, et le 10 juin, vingt jours avant l'expiration des délais fixés par Barbicane, le puits, entièrement revêtu de son parement de pierres, avait atteint la profondeur de neuf cents pieds. Au fond, la maçonnerie reposait sur un cube massif mesurant trente pieds d'épaisseur, tandis qu'à sa partie supérieure elle venait affleurer le sol.

Le président Barbicane et les membres du Gun-Club félicitèrent chaudement l'ingénieur Murchison; son travail cyclopéen s'était accompli dans des conditions extraordinaires de rapidité.

Pendant ces huit mois, Barbicane ne quitta pas un instant Stone's-Hill; tout en suivant de près les opérations du forage, il s'inquiétait incessamment du bien-être et de la santé de ses travailleurs, et il fut assez heureux pour éviter ces épidémies communes aux grandes agglomérations d'hommes et si désastreuses dans ces régions du globe exposées à toutes les influences tropicales.

Plusieurs ouvriers, il est vrai, payèrent de leur vie les imprudences inhérentes à ces dangereux travaux; mais ces déplorables malheurs sont impossibles à éviter, et ce sont des détails dont les Américains se préoccupent assez peu. Ils ont plus souci de l'humanité en général que de l'individu en particulier. Cependant Barbicane professait les principes contraires, et il les appliquait en toute occasion. Aussi, grâce à ses soins, à son intelligence, à son utile intervention dans les cas difficiles, à sa prodigieuse et humaine sagacité, la moyenne des catastrophes ne dépassa pas celle des pays d'outre-mer cités pour leur luxe de précautions, entre autres la France, où l'on compte environ un accident sur deux cent mille francs de travaux.

XV

LA FÊTE DE LA FONTE

Pendant les huit mois qui furent employés à l'opération du forage, les travaux préparatoires de la fonte avaient été conduits simultanément avec une extrême rapidité; un étranger, arrivant à Stone's-Hill, eût été fort surpris du spectacle offert à ses regards.

A six cents yards du puits, et circulairement disposés autour de ce point central, s'élevaient douze cents fours à réverbère, larges de six pieds chacun et séparés l'un de l'autre par un intervalle d'une demi-toise. La ligne développée par ces douze cents fours offrait une longueur de deux milles [Trois mille six cents mètres environ.]. Tous étaient construits sur le même modèle avec leur haute cheminée quadrangulaire, et ils produisaient le plus singulier effet. J.-T. Maston trouvait superbe cette disposition architecturale. Cela lui rappelait les monuments de Washington. Pour lui, il n'existait rien de plus beau, même en Grèce, «où d'ailleurs, disait-il, il n'avait jamais été».

On se rappelle que, dans sa troisième séance, le Comité se décida à employer la fonte de fer pour la Columbiad, et spécialement la fonte grise. Ce métal est, en effet, plus tenace, plus ductile, plus doux, facilement alésable, propre à toutes les opérations de moulage, et, traité au charbon de terre, il est d'une qualité supérieure pour les pièces de grande résistance, telles que canons, cylindres de machines à vapeur, presses hydrauliques, etc.

Mais la fonte, si elle n'a subi qu'une seule fusion, est rarement assez homogène, et c'est au moyen d'une deuxième fusion qu'on l'épure, qu'on la raffine, en la débarrassant de ses derniers dépôts terreux.

Aussi, avant d'être expédié à Tampa-Town, le minerai de fer, traité dans les hauts fourneaux de Goldspring et mis en contact avec du charbon et du silicium chauffé à une forte température, s'était carburé et transformé en fonte [C'est en enlevant ce carbone et ce silicium par l'opération de l'affinage dans les fours à puddler que l'on transforme la fonte en fer ductile.]. Après cette première opération, le métal fut dirigé vers Stone's-Hill. Mais il s'agissait de cent trente-six millions de livres de fonte, masse trop coûteuse à expédier par les railways; le prix du transport eût doublé le prix de la matière. Il parut préférable d'affréter des navires à New York et de les charger de la fonte en barres; il ne fallut pas moins de soixante-huit bâtiments de mille tonneaux, une véritable flotte, qui, le 3 mai, sortit des passes de New York, prit la route de l'Océan, prolongea les côtes américaines, embouqua le canal de Bahama, doubla la pointe floridienne, et, le 10 du même mois, remontant la baie d'Espiritu-Santo, vint mouiller sans avaries dans le port de Tampa-Town.

Là les navires furent déchargés dans les wagons du rail-road de Stone's-Hill, et, vers le milieu de janvier, l'énorme masse de métal se trouvait rendue à destination.

On comprend aisément que ce n'était pas trop de douze cents fours pour liquéfier en même temps ces soixante mille tonnes de fonte. Chacun de ces fours pouvait contenir près de cent quatorze mille livres de métal; on les avait établis sur le modèle de ceux qui servirent à la fonte du canon Rodman; ils affectaient la forme trapézoïdale, et étaient très surbaissés. L'appareil de chauffe et la cheminée se trouvaient aux deux extrémités du fourneau, de telle sorte que celui-ci était également chauffé dans toute son étendue. Ces fours, construits en briques réfractaires, se composaient uniquement d'une grille pour brûler le charbon de terre, et d'une «sole» sur laquelle devaient être déposées les barres de fonte; cette sole, inclinée sous un angle de vingt-cinq degrés, permettait au métal de s'écouler dans les bassins de réception; de là douze cents rigoles convergentes le dirigeaient vers le puits central.

Le lendemain du jour où les travaux de maçonnerie et de forage furent terminés, Barbicane fit procéder à la confection du moule intérieur; il s'agissait d'élever au centre du puits, et suivant son axe, un cylindre haut de neuf cents pieds et large de neuf, qui remplissait exactement l'espace réservé à l'âme de la Columbiad. Ce cylindre fut composé d'un mélange de terre argileuse et de sable, additionné de foin et de paille. L'intervalle laissé entre le moule et la maçonnerie devait être comblé par le métal en fusion, qui formerait ainsi des parois de six pieds d'épaisseur.

Ce cylindre, pour se maintenir en équilibre, dut être consolidé par des armatures de fer et assujetti de distance en distance au moyen de traverses scellées dans le revêtement de pierre; après la fonte, ces traverses devaient se trouver perdues dans le bloc de métal, ce qui n'offrait aucun inconvénient.

Cette opération se termina le 8 juillet, et le coulage fut fixé au lendemain.

«Ce sera une belle cérémonie que cette fête de la fonte, dit J.-T. Maston à son ami Barbicane.

—Sans doute, répondit Barbicane, mais ce ne sera pas une fête publique!

—Comment! vous n'ouvrirez pas les portes de l'enceinte à tout venant?

—Je m'en garderai bien, Maston; la fonte de la Columbiad est une opération délicate, pour ne pas dire périlleuse, et je préfère qu'elle s'effectue à huis clos. Au départ du projectile, fête si l'on veut, mais jusque-là, non.

Le président avait raison; l'opération pouvait offrir des dangers imprévus, auxquels une grande affluence de spectateurs eût empêché de parer. Il fallait conserver la liberté de ses mouvements. Personne ne fut donc admis dans l'enceinte, à l'exception d'une délégation des membres du Gun-Club, qui fit le voyage de Tampa-Town. On vit là le fringant Bilsby, Tom Hunter, le colonel Blomsberry, le major Elphiston, le général Morgan, et tutti quanti, pour lesquels la fonte de la Columbiad devenait une affaire personnelle. J.-T. Maston s'était constitué leur cicérone; il ne leur fit grâce d'aucun détail; il les conduisit partout, aux magasins, aux ateliers, au milieu des machines, et il les força de visiter les douze cents fourneaux les uns après les autres. A la douze-centième visite, ils étaient un peu écœurés.

La fonte devait avoir lieu à midi précis; la veille, chaque four avait été chargé de cent quatorze mille livres de métal en barres, disposées par piles croisées, afin que l'air chaud pût circuler librement entre elles. Depuis le matin, les douze cents cheminées vomissaient dans l'atmosphère leurs torrents de flammes, et le sol était agité de sourdes trépidations. Autant de livres de métal à fondre, autant de livres de houille à brûler. C'étaient donc soixante-huit mille tonnes de charbon, qui projetaient devant le disque du soleil un épais rideau de fumée noire.

La chaleur devint bientôt insoutenable dans ce cercle de fours dont les ronflements ressemblaient au roulement du tonnerre; de puissants ventilateurs y joignaient leurs souffles continus et saturaient d'oxygène tous ces foyers incandescents.

L'opération, pour réussir, demandait à être rapidement conduite. Au signal donné par un coup de canon, chaque four devait livrer passage à la fonte liquide et se vider entièrement.

Ces dispositions prises, chefs et ouvriers attendirent le moment déterminé avec une impatience mêlée d'une certaine quantité d'émotion. Il n'y avait plus personne dans l'enceinte, et chaque contremaître fondeur se tenait à son poste près des trous de coulée.

Barbicane et ses collègues, installés sur une éminence voisine, assistaient à l'opération. Devant eux, une pièce de canon était là, prête à faire feu sur un signe de l'ingénieur.

Quelques minutes avant midi, les premières gouttelettes du métal commencèrent à s'épancher; les bassins de réception s'emplirent peu à peu, et lorsque la fonte fut entièrement liquide, on la tint en repos pendant quelques instants, afin de faciliter la séparation des substances étrangères.

Midi sonna. Un coup de canon éclata soudain et jeta son éclair fauve dans les airs. Douze cents trous de coulée s'ouvrirent à la fois, et douze cents serpents de feu rampèrent vers le puits central, en déroulant leurs anneaux incandescents. Là ils se précipitèrent, avec un fracas épouvantable, à une profondeur de neuf cents pieds. C'était un émouvant et magnifique spectacle. Le sol tremblait, pendant que ces flots de fonte, lançant vers le ciel des tourbillons de fumée, volatilisaient en même temps l'humidité du moule et la rejetaient par les évents du revêtement de pierre sous la forme d'impénétrables vapeurs. Ces nuages factices déroulaient leurs spirales épaisses en montant vers le zénith jusqu'à une hauteur de cinq cents toises. Quelque sauvage, errant au-delà des limites de l'horizon, eût pu croire à la formation d'un nouveau cratère au sein de la Floride, et cependant ce n'était là ni une éruption, ni une trombe, ni un orage, ni une lutte d'éléments, ni un de ces phénomènes terribles que la nature est capable de produire! Non! l'homme seul avait créé ces vapeurs rougeâtres, ces flammes gigantesques dignes d'un volcan, ces trépidations bruyantes semblables aux secousses d'un tremblement de terre, ces mugissements rivaux des ouragans et des tempêtes, et c'était sa main qui précipitait, dans un abîme creusé par elle tout un Niagara, de métal en fusion.

XVI

LA COLUMBIAD

L'opération de la fonte avait-elle réussi? On en était réduit à de simples conjectures. Cependant tout portait à croire au succès, puisque le moule avait absorbé la masse entière du métal liquéfié dans les fours. Quoi qu'il en soit, il devait être longtemps impossible de s'en assurer directement.

En effet, quand le major Rodman fondit son canon de cent soixante mille livres, il ne fallut pas moins de quinze jours pour en opérer le refroidissement. Combien de temps, dès lors, la monstrueuse Columbiad, couronnée de ses tourbillons de vapeurs, et défendue par sa chaleur intense, allait-elle se dérober aux regards de ses admirateurs? Il était difficile de le calculer.

L'impatience des membres du Gun-Club fut mise pendant ce laps de temps à une rude épreuve. Mais on n'y pouvait rien. J.-T. Maston faillit se rôtir par dévouement. Quinze jours après la fonte, un immense panache de fumée se dressait encore en plein ciel, et le sol brûlait les pieds dans un rayon de deux cents pas autour du sommet de Stone's-Hill.

Les jours s'écoulèrent, les semaines s'ajoutèrent l'une à l'autre. Nul moyen de refroidir l'immense cylindre. Impossible de s'en approcher. Il fallait attendre, et les membres du Gun-Club rongeaient leur frein.

«Nous voilà au 10 août, dit un matin J.-T. Maston. Quatre mois à peine nous séparent du premier décembre! Enlever le moule intérieur, calibrer l'âme de la pièce, charger la Columbiad, tout cela est à faire! Nous ne serons pas prêts! On ne peut seulement pas approcher du canon! Est-ce qu'il ne se refroidira jamais! Voilà qui serait une mystification cruelle!

On essayait de calmer l'impatient secrétaire sans y parvenir, Barbicane ne disait rien, mais son silence cachait une sourde irritation. Se voir absolument arrêté par un obstacle dont le temps seul pouvait avoir raison,—le temps, un ennemi redoutable dans les circonstances,—et être à la discrétion d'un ennemi, c'était dur pour des gens de guerre.

Cependant des observations quotidiennes permirent de constater un certain changement dans l'état du sol. Vers le 15 août, les vapeurs projetées avaient diminué notablement d'intensité et d'épaisseur. Quelques jours après, le terrain n'exhalait plus qu'une légère buée, dernier souffle du monstre enfermé dans son cercueil de pierre. Peu à peu les tressaillements du sol vinrent à s'apaiser, et le cercle de calorique se restreignit; les plus impatients des spectateurs se rapprochèrent; un jour on gagna deux toises; le lendemain, quatre; et, le 22 août, Barbicane, ses collègues, l'ingénieur, purent prendre place sur la nappe de fonte qui effleurait le sommet de Stone's-Hill, un endroit fort hygiénique, à coup sûr, où il n'était pas encore permis d'avoir froid aux pieds.

«Enfin!» s'écria le président du Gun-Club avec un immense soupir de satisfaction.

Les travaux furent repris le même jour. On procéda immédiatement à l'extraction du moule intérieur, afin de dégager l'âme de la pièce; le pic, la pioche, les outils à tarauder fonctionnèrent sans relâche; la terre argileuse et le sable avaient acquis une extrême dureté sous l'action de la chaleur; mais, les machines aidant, on eut raison de ce mélange encore brûlant au contact des parois de fonte; les matériaux extraits furent rapidement enlevés sur des chariots mus à la vapeur, et l'on fit si bien, l'ardeur au travail fut telle, l'intervention de Barbicane si pressante, et ses arguments présentés avec une si grande force sous la forme de dollars, que, le 3 septembre, toute trace du moule avait disparu.

Immédiatement l'opération de l'alésage commença; les machines furent installées sans retard et manœuvrèrent rapidement de puissants alésoirs dont le tranchant vint mordre les rugosités de la fonte. Quelques semaines plus tard, la surface intérieure de l'immense tube était parfaitement cylindrique, et l'âme de la pièce avait acquis un poli parfait.

Enfin, le 22 septembre, moins d'un an après la communication Barbicane, l'énorme engin, rigoureusement calibré et d'une verticalité absolue, relevée au moyen d'instruments délicats, fut prêt à fonctionner. Il n'y avait plus que la Lune à attendre, mais on était sûr qu'elle ne manquerait pas au rendez-vous. La joie de J.-T. Maston ne connut plus de bornes, et il faillit faire une chute effrayante, en plongeant ses regards dans le tube de neuf cents pieds. Sans le bras droit de Blomsberry, que le digne colonel avait heureusement conservé, le secrétaire du Gun-Club, comme un nouvel Érostrate, eût trouvé la mort dans les profondeurs de la Columbiad.

Le canon était donc terminé; il n'y avait plus de doute possible sur sa parfaite exécution; aussi, le 6 octobre, le capitaine Nicholl, quoi qu'il en eût, s'exécuta vis-à-vis du président Barbicane, et celui-ci inscrivit sur ses livres, à la colonne des recettes, une somme de deux mille dollars. On est autorisé à croire que la colère du capitaine fut poussée aux dernières limites et qu'il en fit une maladie. Cependant il avait encore trois paris de trois mille, quatre mille et cinq mille dollars, et pourvu qu'il en gagnât deux, son affaire n'était pas mauvaise, sans être excellente. Mais l'argent n'entrait point dans ses calculs, et le succès obtenu par son rival, dans la fonte d'un canon auquel des plaques de dix toises n'eussent pas résisté, lui portait un coup terrible.

Depuis le 23 septembre, l'enceinte de Stone's-Hill avait été largement ouverte au public, et ce que fut l'affluence des visiteurs se comprendra sans peine.

En effet, d'innombrables curieux, accourus de tous les points des États-Unis, convergeaient vers la Floride. La ville de Tampa s'était prodigieusement accrue pendant cette année, consacrée tout entière aux travaux du Gun-Club, et elle comptait alors une population de cent cinquante mille âmes. Après avoir englobé le fort Brooke dans un réseau de rues, elle s'allongeait maintenant sur cette langue de terre qui sépare les deux rades de la baie d'Espiritu-Santo; des quartiers neufs, des places nouvelles, toute une forêt de maisons, avaient poussé sur ces grèves naguère désertes, à la chaleur du soleil américain. Des compagnies s'étaient fondées pour l'érection d'églises, d'écoles, d'habitations particulières, et en moins d'un an l'étendue de la ville fut décuplée.

On sait que les Yankees sont nés commerçants; partout où le sort les jette, de la zone glacée à la zone torride, il faut que leur instinct des affaires s'exerce utilement. C'est pourquoi de simples curieux, des gens venus en Floride dans l'unique but de suivre les opérations du Gun-Club, se laissèrent entraîner aux opérations commerciales dès qu'ils furent installés à Tampa. Les navires frétés pour le transportement du matériel et des ouvriers avaient donné au port une activité sans pareille. Bientôt d'autres bâtiments, de toute forme et de tout tonnage, chargés de vivres, d'approvisionnements, de marchandises, sillonnèrent la baie et les deux rades; de vastes comptoirs d'armateurs, des offices de courtiers s'établirent dans la ville, et la Shipping Gazette [Gazette maritime.] enregistra chaque jour des arrivages nouveaux au port de Tampa.

Tandis que les routes se multipliaient autour de la ville, celle-ci, en considération du prodigieux accroissement de sa population et de son commerce, fut enfin reliée par un chemin de fer aux États méridionaux de l'Union. Un railway rattacha la Mobile à Pensacola, le grand arsenal maritime du Sud; puis, de ce point important, il se dirigea sur Tallahassee. Là existait déjà un petit tronçon de voie ferrée, long de vingt et un milles, par lequel Tallahassee se mettait en communication avec Saint-Marks, sur les bords de la mer. Ce fut ce bout de road-way qui fut prolongé jusqu'à Tampa-Town, en vivifiant sur son passage et en réveillant les portions mortes ou endormies de la Floride centrale. Aussi Tampa, grâce à ces merveilles de l'industrie dues à l'idée éclose un beau jour dans le cerveau d'un homme, put prendre à bon droit les airs d'une grande ville. On l'avait surnommée «Moon-City [Cité de la Lune.]» et la capitale des Florides subissait une éclipse totale, visible de tous les points du monde.

Chacun comprendra maintenant pourquoi la rivalité fut si grande entre le Texas et la Floride, et l'irritation des Texiens quand ils se virent déboutés de leurs prétentions par le choix du Gun-Club. Dans leur sagacité prévoyante, ils avaient compris ce qu'un pays devait gagner à l'expérience tentée par Barbicane et le bien dont un semblable coup de canon serait accompagné. Le Texas y perdait un vaste centre de commerce, des chemins de fer et un accroissement considérable de population. Tous ces avantages retournaient à cette misérable presqu'île floridienne, jetée comme une estacade entre les flots du golfe et les vagues de l'océan Atlantique. Aussi, Barbicane partageait-il avec le général Santa-Anna toutes les antipathies texiennes.

Cependant, quoique livrée à sa furie commerciale et à sa fougue industrielle, la nouvelle population de Tampa-Town n'eut garde d'oublier les intéressantes opérations du Gun-Club. Au contraire. Les plus minces détails de l'entreprise, le moindre coup de pioche, la passionnèrent. Ce fut un va-et-vient incessant entre la ville et Stone's-Hill, une procession, mieux encore, un pèlerinage.

On pouvait déjà prévoir que, le jour de l'expérience, l'agglomération des spectateurs se chiffrerait par millions, car ils venaient déjà de tous les points de la terre s'accumuler sur l'étroite presqu'île. L'Europe émigrait en Amérique.

Mais jusque-là, il faut le dire, la curiosité de ces nombreux arrivants n'avait été que médiocrement satisfaite. Beaucoup comptaient sur le spectacle de la fonte, qui n'en eurent que les fumées. C'était peu pour des yeux avides; mais Barbicane ne voulut admettre personne à cette opération. De là maugréement, mécontentement, murmures; on blâma le président; on le taxa d'absolutisme; son procédé fut déclaré «peu américain». Il y eut presque une émeute autour des palissades de Stone's-Hill. Barbicane, on le sait, resta inébranlable dans sa décision.

Mais, lorsque la Columbiad fut entièrement terminée, le huis clos ne put être maintenu; il y aurait eu mauvaise grâce, d'ailleurs, à fermer ses portes, pis même, imprudence à mécontenter les sentiments publics. Barbicane ouvrit donc son enceinte à tout venant; cependant, poussé par son esprit pratique, il résolut de battre monnaie sur la curiosité publique.

C'était beaucoup de contempler l'immense Columbiad, mais descendre dans ses profondeurs, voilà ce qui semblait aux Américains être le ne plus ultra du bonheur en ce monde. Aussi pas un curieux qui ne voulût se donner la jouissance de visiter intérieurement cet abîme de métal. Des appareils, suspendus à un treuil à vapeur, permirent aux spectateurs de satisfaire leur curiosité. Ce fut une fureur. Femmes, enfants, vieillards, tous se firent un devoir de pénétrer jusqu'au fond de l'âme les mystères du canon colossal. Le prix de la descente fut fixé à cinq dollars par personne, et, malgré son élévation, pendant les deux mois qui précédèrent l'expérience, l'affluence les visiteurs permit au Gun-Club d'encaisser près de cinq cent mille dollars [Deux millions sept cent dix mille francs.].

Inutile de dire que les premiers visiteurs de la Columbiad furent les membres du Gun-Club, avantage justement réservé à l'illustre assemblée. Cette solennité eut lieu le 25 septembre. Une caisse d'honneur descendit le président Barbicane, J.-T. Maston, le major Elphiston, le général Morgan, le colonel Blomsberry, l'ingénieur Murchison et d'autres membres distingués du célèbre club. En tout, une dizaine. Il faisait encore bien chaud au fond de ce long tube de métal. On y étouffait un peu! Mais quelle joie! quel ravissement! Une table de dix couverts avait été dressée sur le massif de pierre qui supportait la Columbiad éclairée a giorno par un jet de lumière électrique. Des plats exquis et nombreux, qui semblaient descendre du ciel, vinrent se placer successivement devant les convives, et les meilleurs vins de France coulèrent à profusion pendant ce repas splendide servi à neuf cents pieds sous terre.

Le festin fut très animé et même très bruyant; des toasts nombreux s'entrecroisèrent; on but au globe terrestre, on but à son satellite, on but au Gun-Club, on but à l'Union, à la Lune, à Phoebé, à Diane, à Séléné, à l'astre des nuits, à la «paisible courrière du firmament»! Tous ces hurrahs, portés sur les ondes sonores de l'immense tube acoustique, arrivaient comme un tonnerre à son extrémité, et la foule, rangée autour de Stone's-Hill, s'unissait de cœur et de cris aux dix convives enfouis au fond de la gigantesque Columbiad.

J.-T. Maston ne se possédait plus; s'il cria plus qu'il ne gesticula, s'il but plus qu'il ne mangea, c'est un point difficile à établir. En tout cas, il n'eût pas donné sa place pour un empire, «non, quand même le canon chargé amorcé, et faisant feu à l'instant, aurait dû l'envoyer par morceaux dans les espaces planétaires».

XVII

UNE DÉPÊCHE TÉLÉGRAPHIQUE

Les grands travaux entrepris par le Gun-Club étaient, pour ainsi dire, terminés, et cependant, deux mois allaient encore s'écouler avant le jour où le projectile s'élancerait vers la Lune. Deux mois qui devaient paraître longs comme des années à l'impatience universelle! Jusqu'alors les moindres détails de l'opération avaient été chaque jour reproduits par les journaux, que l'on dévorait d'un œil avide et passionné; mais il était à craindre que désormais, ce «dividende d'intérêt» distribué au public ne fût fort diminué, et chacun s'effrayait de n'avoir plus à toucher sa part d'émotions quotidiennes.

Il n'en fut rien; l'incident le plus inattendu, le plus extraordinaire, le plus incroyable, le plus invraisemblable vint fanatiser à nouveau les esprits haletants et rejeter le monde entier sous le coup d'une poignante surexcitation. Un jour, le 30 septembre, à trois heures quarante-sept minutes du soir, un télégramme, transmis par le câble immergé entre Valentia (Irlande), Terre-Neuve et la côte américaine, arriva à l'adresse du président Barbicane.

Le président Barbicane rompit l'enveloppe, lut la dépêche, et, quel que fût son pouvoir sur lui-même, ses lèvres pâlirent, ses yeux se troublèrent à la lecture des vingt mots de ce télégramme.

Voici le texte de cette dépêche, qui figure maintenant aux archives du Gun-Club: