Il se traîna, en tâtonnant, vers l'endroit où sa mère était tombée. Il la trouva de la main, il se courba sur elle, il approcha sa figure de la sienne, il écouta les battements de son cœur. Puis, on eût dit qu'il lui parlait tout bas.
La vieille Marfa vivait-elle encore, et entendit-elle ce que lui dit son fils?
En tout cas, elle ne fit pas un mouvement.
Michel Strogoff baisa son front et ses cheveux blancs. Puis, il se releva, et, tâtant du pied, cherchant à tendre ses mains pour se guider, il marcha peu à peu vers l'extrémité de la place.
Soudain, Nadia parut.
Elle alla droit a son compagnon. Un poignard qu'elle tenait servit à couper les cordes qui attachaient les bras de Michel Strogoff.
Celui-ci, aveugle, ne savait qui le déliait, car Nadia n'avait pas prononcé une parole.
Mais cela fait:
«Frère! dit-elle.
—Nadia! murmura Michel Strogoff, Nadia!
—Viens! frère, répondit Nadia. Mes yeux seront tes yeux désormais, et c'est moi qui te conduirai à Irkoutsk!»
Une demi-heure après, Michel Strogoff et Nadia avaient quitté Tomsk.
Un certain nombre de prisonniers, cette nuit-là, purent aussi échapper aux Tartares, car officiers ou soldats, tous plus ou moins abrutis, s'étaient, inconsciemment relâchés de la surveillance sévère qu'ils avaient maintenue jusqu'alors, soit au camp de Zabédiero, soit pendant la marche des convois. Nadia, après avoir été emmenée tout d'abord avec les autres prisonniers, avait donc pu fuir et revenir au plateau, au moment où Michel Strogoff était conduit devant l'émir.
La, mêlée à la foule, elle avait tout vu. Pas un cri ne lui échappa lorsque la lame, chauffée à blanc, passa devant les yeux de son compagnon. Elle eut la force de rester immobile et muette. Une providentielle inspiration lui dit de se réserver, libre encore, pour guider le fils de Marfa Strogoff au but qu'il avait juré d'atteindre. Son cœur, un moment, cessa de battre, lorsque la vieille Sibérienne tomba inanimée, mais une pensée lui rendit toute son énergie.
«Je serai le chien de l'aveugle!» se dit-elle.
Après le départ d'Ivan Ogareff, Nadia s'était dissimulée dans l'ombre. Elle avait attendu que la foule eût quitté le plateau. Michel Strogoff, abandonné comme un misérable être dont on ne doit plus rien craindre, était seul. Elle le vit se traîner jusqu'à sa mère, se courber sur elle, la baiser au front, puis se relever, tâtonner pour fuir...
Quelques instants plus tard, elle et lui, la main dans la main, avaient descendu le talus escarpé, et, après avoir suivi les berges du Tom jusqu'à l'extrémité de la ville, ils franchissaient heureusement une brèche de l'enceinte.
La route d'Irkoutsk était la seule qui s'enfonçât dans l'est, il n'y avait pas à se tromper. Nadia entraîna rapidement Michel Strogoff. Il était possible que dès le lendemain, après quelques heures d'orgie, les éclaireurs de l'émir, se jetant de nouveau sur la steppe, coupassent toute communication. Il importait donc de les devancer, d'atteindre avant eux Krasnoiarsk, que cinq cents verstes (533 kilomètres) séparaient de Tomsk, enfin de ne quitter que le plus tard possible la grande route. Se lancer hors du chemin tracé, c'était l'incertain, l'inconnu, c'était la mort à bref délai.
Comment Nadia put-elle supporter les fatigues de cette nuit du 16 au 17 août? Comment trouva-t-elle la force physique nécessaire à fournir une si longue étape? Comment ses pieds, saignant d'une marche forcée, purent-ils la porter jusque-là? c'est presque incompréhensible. Mais il n'en est pas moins vrai que le lendemain matin, douze heures après leur départ de Tomsk, Michel Strogoff et elle atteignaient le bourg de Sémilowskoë, après une course de cinquante verstes.
Michel Strogoff n'avait pas prononcé une seule parole. Ce n'était pas Nadia qui tenait sa main, ce fut lui qui tint celle de sa compagne pendant toute cette nuit; mais, grâce à cette main qui le guidait rien que par ses frémissements, il avait marché avec son allure ordinaire.
Sémilowskoë était presque entièrement abandonnée. Les habitants, redoutant les Tartares, avaient fui dans la province d'Yeniseisk. A peine deux ou trois maisons étaient elles encore occupées. Tout ce que la ville contenait d'utile ou de précieux avait été enlevé sur des charrettes.
Cependant, Nadia était dans la nécessité de faire là une halte de quelques heures. Il leur fallait à tous deux nourriture et repos.
La jeune fille conduisit donc son compagnon à l'extrémité de la bourgade. Une maison vide, la porte ouverte, était là. Ils y entrèrent. Un mauvais banc de bois se trouvait au milieu de la chambre; près de ce haut poêle commun à toutes les demeures sibériennes. Ils s'y assirent.
Nadia regarda alors bien en face son compagnon aveugle, et comme elle ne l'avait jamais regardé jusqu'alors. Il y avait plus que de la reconnaissance, plus que de la pitié dans son regard. Si Michel Strogoff avait pu la voir, il aurait lu dans ce beau regard désolé l'expression d'un dévouement et d'une tendresse infinis.
Les paupières de l'aveugle, rougies par la lame incandescente, recouvraient à demi ses yeux, absolument secs. La sclérotique en était légèrement plissée et comme raccornie, la pupille singulièrement agrandie; l'iris semblait d'un bleu plus foncé qu'il n'était auparavant; les cils et les sourcils étaient en partie brûlés; mais, en apparence du moins, le regard si pénétrant du jeune homme ne semblait avoir subi aucun changement. S'il n'y voyait plus, si sa cécité était complète, c'est que la sensibilité de la rétine et du nerf optique avait été radicalement détruite par l'ardente chaleur de l'acier.
En ce moment, Michel Strogoff étendit les mains. «Tu es là, Nadia? demanda-t-il.
—Oui, répondit la jeune fille, je suis près de toi, et je ne te quitterai plus, Michel.»
A son nom, prononcé par Nadia pour la première fois, Michel Strogoff tressaillit. Il comprit que sa compagne savait tout, ce qu'il était, quels liens l'unissaient à la vieille Marfa.
«Nadia, reprit-il, il va falloir nous séparer!
—Nous séparer? Pourquoi cela, Michel?
—Je ne veux pas être un obstacle à ton voyage! Ton père t'attend à Irkoutsk! Il faut que tu rejoignes ton père!
—Mon père me maudirait, Michel, si je t'abandonnais, après ce que tu as fait pour moi!
—Nadia! Nadia! répondit Michel Strogoff, en pressant la main que la jeune fille avait posée sur la sienne, tu ne dois penser qu'à ton père!
—Michel, reprit Nadia, tu as plus besoin de moi que mon père! Dois-tu donc renoncer à aller à Irkoutsk?
—Jamais! s'écria Michel Strogoff d'un ton qui montrait qu'il n'avait rien perdu de son énergie.
—Cependant, tu n'as plus cette lettre!....
—Cette lettre qu'Ivan Ogareff m'a volée!... Eh bien! je saurai m'en passer, Nadia! Ils m'ont traité comme un espion! J'agirai comme un espion! J'irai dire à Irkoutsk tout ce que j'ai vu, tout ce que j'ai entendu, et, j'en jure par la Dieu vivant! le traître me retrouvera un jour face à face! Mais il faut que j'arrive avant lui à Irkoutsk.
—Et tu parles de nous séparer, Michel?
—Nadia, les misérables m'ont tout pris!
—Il me reste quelques roubles, et mes yeux! Je puis y voir pour toi, Michel, et te conduire là où tu ne peux plus aller seul!
—Et comment irons-nous?
—A pied.
—Et comment vivrons-nous?
—En mendiant.
—Partons, Nadia!
—Viens, Michel.»
Les deux jeunes gens ne se donnaient plus le nom de frère et de sœur. Dans leur misère commune, ils se sentaient plus étroitement unis encore l'un à l'autre. Tous deux quittèrent la maison, après avoir pris une heure de repos. Nadia, courant les rues de la bourgade, s'était procuré quelques morceaux de «tchorne-khleb», sorte de pain fait avec de l'orge, et un peu de cet hydromel connu sous le nom de «méod» en Russie. Cela ne lui avait rien coûté, car elle avait commencé son métier de mendiante. Ce pain et cet hydromel avaient, tant bien que mal, apaisé la faim et la soif de Michel Strogoff. Nadia lui avait réservé la plus grande portion de cette insuffisante nourriture. Il mangeait les morceaux de pain que sa compagne lui présentait l'un après l'autre. Il buvait à la gourde qu'elle portait à ses lèvres.
«Manges-tu, Nadia? lui demanda-t-il à plusieurs reprises.
—Oui, Michel,» répondit toujours la jeune fille, qui se contentait des restes de son compagnon.
Michel et Nadia quittèrent Sémilowskoë et reprirent cette pénible route d'Irkoutsk. La jeune fille résistait énergiquement à la fatigue. Si Michel Strogoff l'eût vue, peut-être n'aurait-il pas eu le courage d'aller plus loin. Mais Nadia ne se plaignait pas, et Michel Strogoff, n'entendant pas un soupir, marchait avec une hâte qu'il n'était pas maître de réprimer. Et pourquoi? Pouvait-il donc espérer de devancer encore les Tartares? Il était à pied, sans argent, il était aveugle, et si Nadia, son seul guide, venait à lui manquer, il n'aurait plus qu'à se coucher sur un des côtés de la route et à y mourir misérablement! Mais enfin, si, à force d'énergie, il arrivait à Krasnoiarsk, tout n'était peut-être pas perdu, puisque le gouverneur, auquel il se ferait connaître, n'hésiterait pas à lui donner les moyens d'atteindre Irkoutsk.
Michel Strogoff allait donc, parlant peu, absorbé dans ses pensées. Il tenait la main de Nadia. Tous deux étaient en communication incessante. Il leur semblait qu'ils n'avaient plus besoin de la parole pour échanger leurs pensées. De temps en temps, Michel Strogoff disait:
«Parle-moi, Nadia.
—A quoi bon, Michel? Nous pensons ensemble!» répondait la jeune fille, et elle faisait en sorte que sa voix ne décelât aucune fatigue.
Mais quelquefois, comme si son cœur eût cessé de battre un instant, ses jambes fléchissaient, son pas se ralentissait, son bras se tendait, elle restait en arrière. Michel Strogoff s'arrêtait alors, il fixait ses yeux sur la pauvre fille, comme s'il eût essayé de l'apercevoir à travers cette ombre qu'il portait en lui. Sa poitrine se gonflait; puis, soutenant plus vivement sa compagne, il reprenait sa marche en avant.
Cependant, au milieu de toutes ces misères sans trêve, ce jour-là, une circonstance heureuse allait se produire, qui devait leur épargner bien des fatigues à tous les deux.
Ils avaient quitté Sémilowskoë depuis deux heures environ, lorsque Michel Strogoff s'arrêta.
«La route est déserte? demanda-t-il.
—Absolument déserte, répondit Nadia.
—Est-ce que tu n'entends pas quelque bruit en arrière?
—En effet.
—Si ce sont les Tartares, il faut nous cacher. Regarde bien.
—Attends, Michel!» répondit Nadia en remontant le chemin, qui se coudait à quelques pas sur la droite.
Michel Strogoff resta un instant seul, tendant l'oreille.
Nadia revint presque aussitôt et dit:
«C'est une charrette. Un jeune homme la conduit.
—Il est seul?
—Seul.»
Michel Strogoff hésita un instant. Devait-il se cacher? Devait-il, au contraire, tenter la chance de trouver place dans ce véhicule, sinon pour lui, du moins pour elle? Lui, il se contenterait de s'appuyer d'une main à la charrette, il la pousserait au besoin, car ses jambes n'étaient pas près de lui manquer, mais il sentait bien que Nadia, traînée à pied depuis le passage de l'Obi, c'est-à-dire depuis plus de huit jours, était à bout de forces.
Il attendit.
La charrette arriva bientôt au tournant de la route.
C'était un véhicule fort délabré, pouvant à la rigueur contenir trois personnes, ce qu'on appelle dans le pays une kibitka.
Ordinairement, la kibitka est attelée de trois chevaux, mais celle-ci n'était traînée que par un seul cheval à long poil, à longue queue, et auquel son sang mongol assurait vigueur et courage.
Un jeune homme la conduisait, ayant un chien près de lui.
Nadia reconnut que ce jeune homme était Russe. Il avait une figure douce et flegmatique qui inspirait la confiance. D'ailleurs, il ne paraissait pas pressé le moins du monde. Il marchait d'un pas tranquille, pour ne pas surmener son cheval, et, à le voir, on n'eût jamais cru qu'il suivait une route que les Tartares pouvaient couper d'un moment à l'autre.
Nadia, tenant Michel Strogoff par la main, s'était rangée de côté.
La kibitka s'arrêta, et le conducteur regarda la jeune fille en souriant.
«Et où donc allez-vous comme cela?» lui demanda-t-il en faisant de bons yeux tout ronds.
Au son de cette voix, Michel Strogoff se dit qu'il l'avait entendue quelque part. Et, sans doute, elle suffit à lui faire reconnaître le conducteur de la kibitka, car son front se rasséréna aussitôt.
«Eh bien, où donc allez-vous? répéta le jeune homme, en s'adressant plus directement à Michel Strogoff.
—Nous allons à Irkoutsk, répondit celui-ci.
—Oh! petit père, tu ne sais donc pas qu'il y a encore bien des verstes et des verstes jusqu'à Irkoutsk?
—Je le sais.
—Et tu vas à pied?
—A pied.
—Toi, bien! mais la demoiselle?....
—C'est ma sœur, dit Michel Strogoff, qui jugea prudent de redonner ce nom à Nadia.
—Oui, ta sœur, petit père! Mais, crois-moi, elle ne pourra jamais atteindre Irkoutsk!
—Ami, répondit Michel Strogoff en s'approchant, les Tartares nous ont dépouillés, et je n'ai pas un kopek à t'offrir; mais si tu veux prendre ma sœur près de toi, je suivrai ta voiture à pied, je courrai s'il le faut, je ne te retarderai pas d'une heure....
—Frère, s'écria Nadia... je ne veux pas... je ne veux pas!—Monsieur, mon frère est aveugle!
—Aveugle! répondit le jeune homme d'une voix émue.
—Les Tartares lui ont brûlé les yeux! répondit Nadia, en tendant ses mains comme pour implorer la pitié.
—Brûlé les yeux? Oh! pauvre petit père! Moi, je vais a Krasnoiarsk. Eh bien, pourquoi ne monterais-tu pas avec ta sœur dans la kibitka? En nous serrant un peu, nous y tiendrons tous les trois. D'ailleurs, mon chien ne refusera pas d'aller à pied. Seulement, je ne vais pas vite, pour ménager mon cheval.
—Ami, comment te nommes-tu? demanda Michel Strogoff.
—Je me nomme Nicolas Pigassof.
—C'est un nom que je n'oublierai plus, répondit Michel Strogoff.
—Eh bien, monte, petit père aveugle. Ta sœur sera près de toi, au fond de la charrette, moi devant pour conduire. Il y a de la bonne écorce de bouleau et de la paille d'orge dans le fond. C'est comme un nid.—Allons, Serko, fais-nous place!»
Le chien descendit sans se faire prier. C'était un animal de race sibérienne, à poil gris, de moyenne taille, avec une bonne grosse tête caressante, et qui semblait être très-attaché à son maître.
Michel Strogoff et Nadia, en un instant, furent installés dans la kibitka. Michel Strogoff avait tendu ses mains comme pour chercher celles de Nicolas Pigassof.
«Ce sont mes mains que tu veux serrer! dit Nicolas. Les voilà, petit père! Serre-les tant que cela te fera plaisir!».
La kibitka se remit en marche. Le cheval, que Nicolas ne frappait jamais, allait l'amble. Si Michel Strogoff ne devait pas gagner en rapidité, du moins de nouvelles fatigues seraient-elles épargnées à Nadia.
Et tel était l'épuisement de la jeune fille, que, bercée par le mouvement monotone de la kibitka, elle tomba bientôt dans un sommeil qui ressemblait à une complète prostration. Michel Strogoff et Nicolas la couchèrent sur le feuillage de bouleau du mieux qu'il leur fut possible. Le compatissant jeune homme était tout ému, et si pas une larme ne s'échappa des yeux de Michel Strogoff, en vérité, c'est parce que le fer incandescent avait brûlé la dernière!
«Elle est gentille, dit Nicolas.
—Oui, répondit Michel Strogoff.
—Ça veut être fort, petit père, c'est courageux, mais au fond, c'est faible, ces mignonnes-là!—Est-ce que vous venez de loin?
—De très-loin.
—Pauvres jeunes gens!—Cela a dû te faire bien mal, quand ils t'ont brûlé les yeux!
—Bien mal, répondit Michel Strogoff, en se tournant comme s'il eût pu voir Nicolas.
—Tu n'as pas pleuré?
—Si.
—Moi aussi, j'aurais pleuré. Penser qu'on ne reverra plus ceux qu'on aime! Mais enfin, ils vous voient. C'est peut-être une consolation!
—Oui, peut-être!—Dis-moi, ami, demanda Michel Strogoff, est-ce que tu ne m'as jamais vu quelque part?
—Toi, petit père? Non, jamais.
—C'est que le son de ta voix ne m'est pas inconnu.
—Voyez-vous! répondit Nicolas en souriant. Il connaît le son de ma voix! peut-être me demandes-tu cela pour savoir d'où je viens. Oh! je vais te le dire. Je viens de Kolyvan.
—De Kolyvan? dit Michel Strogoff. Mais alors c'est là que je t'ai rencontré. Tu étais au poste télégraphique?
—Cela se peut, répondit Nicolas. J'y demeurais. J'étais l'employé chargé des transmissions.
—Et tu es resté à ton poste jusqu'au dernier moment?
—Eh! c'est surtout à ce moment-là qu'il faut y être!
—C'était le jour où un Anglais et un Français se disputaient, roubles en main, la place à ton guichet, et où l'Anglais a télégraphié les premiers verses de la Bible?
—Ça, petit père, c'est possible, mais je ne me le rappelle pas!
—Comment! tu ne te le rappelles pas?
—Je ne lis jamais les dépêches que je transmets. Mon devoir étant de les oublier, le plus court est de les ignorer.»
Cette réponse peignait Nicolas Pigassof.
Cependant, la kibitka allait son petit train, que Michel Strogoff aurait voulu rendre plus rapide. Mais Nicolas et son cheval étaient accoutumés à une allure dont ils n'auraient pu se départir ni l'un ni l'autre. Le cheval marchait pendant trois heures et se reposait pendant une,—cela jour et nuit. Durant les haltes, le cheval paissait, les voyageurs de la kibitka mangeaient en compagnie du fidèle Serko. La kibitka était approvisionnée pour vingt personnes au moins, et Nicolas avait mis généreusement ses réserves à la disposition de ses deux hôtes, qu'il croyait frère et sœur.
Après une journée de repos, Nadia eut recouvré une partie de ses forces. Nicolas veillait à ce qu'elle fût aussi bien que possible. Le voyage se faisait dans des conditions supportables, lentement sans doute, mais régulièrement. Il arrivait bien parfois que, pendant la nuit, Nicolas, tout en conduisant, s'endormait et ronflait avec une conviction qui témoignait du calme de sa conscience. Peut-être alors, en regardant bien, eût-on vu la main de Michel Strogoff chercher les guides du cheval et lui faire prendre une allure plus rapide, au grand étonnement de Serko, qui ne disait rien cependant. Puis, ce trot revenait immédiatement à l'amble, dès que Nicolas se réveillait, mais la Kibitka n'en avait pas moins gagné quelques verstes sur sa vitesse réglementaire.
C'est ainsi que l'on traversa la rivière d'Ichimsk, les bourgades d'Ichimskoë, Berikylskoë, Kuskoë, la rivière de Mariinsk, la bourgade du même nom, Bogotowlskoë et enfin la Tchoula, petit cours d'eau qui sépare la Sibérie occidentale de la Sibérie orientale. La route se développait tantôt à travers d'immenses landes, qui laissaient un champ vaste aux regards, tantôt sous d'épaisses et interminables forêts de sapins, dont on croyait ne jamais sortir.
Tout était désert. Les bourgades étaient presque entièrement abandonnées. Les paysans avaient fui au delà de l'Yeniseï, estimant que ce large fleuve arrêterait peut-être les Tartares.
Le 22 août, la kibitka atteignit le bourg d'Atchinsk, à trois cent quatre-vingts verstes de Tomsk. Cent vingt verstes la séparaient encore de Krasnoiarsk. Aucun incident n'avait marqué ce voyage. Depuis six jours qu'ils étaient ensemble, Nicolas, Michel Strogoff et Nadia étaient restés les mêmes, l'un confit dans son calme inaltérable, les deux autres inquiets, et songeant au moment où leur compagnon viendrait à se séparer d'eux.
Michel Strogoff, on peut le dire, voyait le pays parcouru par les yeux de Nicolas et de la jeune fille. A tour de rôle, tous deux lui peignaient les sites en vue desquels passait la kibitka. Il savait s'il était en forêt ou en plaine, si quelque hutte se montrait sur la steppe, si quelque Sibérien apparaissait a l'horizon. Nicolas ne tarissait pas. Il aimait à causer, et, quelle que fût sa façon d'envisager les choses, on aimait à l'entendre.
Un jour, Michel Strogoff lui demanda quel temps il faisait.
«Assez beau, petit père, répondit-il, mais ce sont les derniers jours de l'été. L'automne est court en Sibérie, et, bientôt, nous subirons les premiers froids de l'hiver. Peut-être les Tartares songeront-ils à se cantonner pendant la mauvaise saison?»
Michel Strogoff secoua la tête d'un air de doute.
«Tu ne le crois pas, petit père, répondit Nicolas. Tu penses qu'ils se porteront sur Irkoutsk?
—Je le crains, répondit Michel Strogoff.
—Oui... tu as raison. Ils ont avec eux un mauvais homme qui ne les laissera pas refroidir en route.—Tu as entendu parler d'Ivan Ogareff?
—Oui.
—Sais-tu que ce n'est pas bien de trahir son pays!
—Non... ce n'est pas bien... répondit Michel Strogoff, qui voulut rester impassible.
—Petit père, reprit Nicolas, je trouve que tu ne t'indignes pas assez lorsqu'on parle devant toi d'Ivan Ogareff! Tout cœur russe doit bondir, quand on prononce ce nom!
—Crois-moi, ami, je le hais plus que tu ne pourras jamais le haïr, dit Michel Strogoff.
—Ce n'est pas possible, répondit Nicolas, non, ce n'est pas possible! Quand je songe à Ivan Ogareff, au mal qu'il fait à notre sainte Russie, la colère me prend, et si je le tenais....
—Si tu le tenais, ami?....
—Je crois que je le tuerais.
—Et moi, j'en suis sûr,» répondit tranquillement Michel Strogoff.
Le 23 août, à là tombée du jour, la kibitka arrivait en vue de Krasnoiarsk. Le voyage depuis Tomsk avait duré huit jours. S'il ne s'était pas accompli plus rapidement, quoi qu'eût pu faire Michel Strogoff, cela tenait surtout à ce que Nicolas avait peu dormi. De là, impossibilité d'activer l'allure de son cheval, qui, en d'autres mains, n'eût mis que soixante heures à faire ce parcours.
Très-heureusement, il n'était pas encore question des Tartares. Aucun éclaireur n'avait paru sur la route que venait de suivre la kibitka. Cela devait sembler assez inexplicable, et il fallait évidemment qu'une grave circonstance eût empêché les troupes de l'émir de sa porter sans retard sur Irkoutsk.
Cette circonstance s'était produite, en effet. Un nouveau corps russe, rassemblé en toute hâte dans le gouvernement d'Yeniseisk, avait marché sur Tomsk afin d'essayer de reprendre la ville. Mais, trop faible contre les troupes de l'émir, maintenant concentrées, il avait dû opérer sa retraite. Féofar-Khan, en comprenant ses propres soldats et ceux des khanats de Khokhand et de Koundouze, comptait alors sous ses ordres deux cent cinquante mille hommes, auxquels le gouvernement russe ne pouvait pas encore opposer de forces suffisantes. L'invasion ne semblait donc pas devoir être enrayée de sitôt, et toute la masse tartare allait pouvoir marcher sur Irkoutsk.
La bataille de Tomsk était du 22 août,—ce que Michel Strogoff ignorait,—mais ce qui expliquait pourquoi l'avant-garde de l'émir n'avait pas encore paru à Krasnoiarsk à la date du 25.
Toutefois, si Michel Strogoff ne pouvait connaître les derniers événements qui s'étaient accomplis depuis son départ, du moins savait-il ceci: c'est qu'il devançait les Tartares de plusieurs jours, c'est qu'il ne devait pas désespérer d'atteindre avant eux la ville d'Irkoutsk, distante encore de huit cent cinquante verstes (900 kilomètres).
D'ailleurs, à Krasnoiarsk, dont la population est de douze mille âmes environ, il comptait bien que les moyens de transport ne pourraient lui manquer. Puisque Nicolas Pigassof devait s'arrêter dans cette ville, il serait nécessaire de le remplacer par un guide, et de changer la kibitka pour un autre véhicule plus rapide. Michel Strogoff, après s'être adressé au gouverneur de la ville et avoir établi son identité et sa qualité de courrier du czar,—ce qui lui serait aisé,—ne doutait pas qu'il ne fût mis à même d'atteindre Irkoutsk dans le plus court délai. Il n'aurait plus alors qu'à remercier ce brave Nicolas Pigassof et à partir immédiatement avec Nadia, car il ne voulait pas la quitter avant de l'avoir remise entre les mains de son père.
Cependant, si Nicolas avait résolu de s'arrêter à Krasnoiarsk, c'était, comme il le dit, «à la condition d'y trouver de l'emploi.»
En effet, cet employé modèle, après avoir tenu, jusqu'à la dernière minute au poste de Kolyvan, cherchait à se mettre de nouveau à la disposition de l'administration.
«Pourquoi toucherais-je des appointements que je n'aurais pas gagné?» répétait-il.
Aussi, au cas où ses services ne pourraient pas être utilisés à Krasnoiarsk, qui devait toujours se trouver en communication télégraphique avec Irkoutsk, il se proposait d'aller soit au poste d'Oudinsk, soit même jusqu'à la capitale de la Sibérie. Donc, dans ce cas, il continuerait à voyager avec le frère et la sœur, et en qui trouveraient-ils un guide plus sûr, un ami plus dévoué?
La kibitka n'était plus qu'à une demi-verste de Krasnoiarsk. On voyait à droite et à gauche les nombreuses croix de bois qui se dressent sur le chemin aux approches de la ville. Il était sept heures du soir. Sur le ciel clair se dessinaient la silhouette des églises et le profil des maisons construites sur la haute falaise de l'Yeniseï. Les eaux du fleuve miroitaient sous les dernières lueurs éparses dans l'atmosphère.
La kibitka s'était arrêtée.
«Où sommes-nous, sœur? demanda Michel Strogoff.
—A une demi-verste au plus des premières maisons, répondit Nadia.
—Est-ce donc une ville endormie? reprit Michel Strogoff. Nul bruit n'arrive à mon oreille.
—Et je ne vois pas une lumière briller dans l'ombre, pas une fumée monter dans l'air, ajouta Nadia.
—La singulière ville! dit Nicolas. On n'y fait pas de bruit et on s'y couche de bonne heure!»
Michel Strogoff eut l'esprit traversé d'un pressentiment de mauvais augure. Il n'avait point dit à Nadia tout ce qu'il avait concentré d'espérances sur Krasnoiarsk, où il comptait trouver les moyens d'achever sûrement son voyage. Il craignait tant que son espoir ne fût encore une fois déçu! Mais Nadia avait deviné sa pensée, bien qu'elle ne comprit plus pourquoi son compagnon avait hâte d'arriver à Irkoutsk, maintenant que la lettre impériale lui manquait. Un jour même, elle l'avait pressenti à cet égard.
«J'ai juré d'aller à Irkoutsk,» s'était-il contenté de lui répondre.
Mais, pour accomplir sa mission, encore fallait-il qu'il trouvât à Krasnoiarsk quelque rapide mode de locomotion.
«Eh bien, ami, dit-il a Nicolas, pourquoi n'avançons-nous pas?
—C'est que je crains de réveiller les habitants de la ville avec le bruit de ma charrette!»
Et, d'un léger coup de fouet, Nicolas stimula son cheval. Serko poussa quelques aboiements, et la kibitka descendit au petit trot la route qui s'engageait dans Krasnoiarsk.
Dix minutes après, elle entrait dans la grande rue. Krasnoiarsk était déserte! Il n'y avait plus un Athénien dans cette «Athènes du Nord», ainsi que l'appelle Mme de Bourboulon. Pas un de ses équipages, si brillamment attelés, n'en parcourait les rues propres et larges. Pas un passant ne suivait les trottoirs établis à la base de ses magnifiques maisons de bois, d'un aspect monumental! Pas une élégante Sibérienne, habillée aux dernières modes de France, ne se promenait au milieu de cet admirable parc, taillé dans une forêt de bouleaux, qui se prolonge jusqu'aux berges de l'Yeniseï! La grosse cloche de la cathédrale était muette, les carillons des églises se taisaient, et il est rare, cependant, qu'une ville russe ne soit pas emplie du son de ses cloches! Mais, ici, c'était l'abandon complet. Il n'y avait plus un être vivant dans cette ville, naguère si vivante!
Le dernier télégramme parti du cabinet du czar, avant la rupture du fil, avait donné ordre au gouverneur, à la garnison, aux habitants, quels qu'ils fussent d'abandonner Krasnoiarsk, d'emporter tout objet ayant quelque valeur ou qui aurait pu être de quelque utilité aux Tartares, et de se réfugier à Irkoutsk. Même injonction à tous les habitants des bourgades de la province. C'était le désert que le gouvernement moscovite voulait faire devant les envahisseurs. Ces ordres à la Rostopschine, on ne songea pas à les discuter, même un instant. Ils furent exécutés, et c'est pourquoi il ne restait plus un seul être vivant à Krasnoiarsk.
Michel Strogoff, Nadia et Nicolas parcoururent silencieusement les rues de la ville. Ils éprouvaient une involontaire impression de stupeur. Eux seuls produisaient le seul bruit qui se fit alors dans cette cité morte. Michel Strogoff ne laissa rien paraître de ce qu'il ressentait alors, mais il dut éprouver comme un mouvement de rage contre la mauvaise chance qui le poursuivait, car ses espérances étaient encore une fois trompées.
«Bon Dieu! s'écria Nicolas, jamais je ne gagnerai mes appointements dans ce désert!
—Ami, dit Nadia, il faut reprendre avec nous la route d'Irkoutsk.
—Il le faut, en vérité! répondit Nicolas. Le fil doit encore fonctionner entre Oudinsk et Irkoutsk, et la... Partons-nous, petit père?
—Attendons à demain, répondit Michel Strogoff.
—Tu as raison, répondit Nicolas. Nous avons l'Yeniseï à traverser, et il est nécessaire d'y voir!....
—Y voir!» murmura Nadia, en songeant à son compagnon aveugle.
Nicolas l'avait entendue, et, se retournant vers Michel Strogoff:
«Pardon, petit père, dit-il. Hélas! la nuit et le jour, il est vrai que c'est tout un pour toi!
—Ne te reproche rien, ami, répondit Michel Strogoff, qui passa sa main sur ses yeux. Avec toi pour guide, je puis agir encore. Prends donc quelques heures de repos. Que Nadia se repose aussi. Demain, il fera jour!»
Michel Strogoff, Nadia et Nicolas n'eurent pas à chercher longtemps pour trouver un lieu de repos. La première maison dont ils poussèrent la porte était vide, aussi bien que toutes les autres. Il ne s'y trouvait que quelques bottes de feuillage. Faute de mieux, le cheval dut se contenter de cette maigre nourriture. Quant aux provisions de la kibitka, elles n'étaient pas épuisées, et chacun en prit sa part. Puis, après s'être agenouillés devant une modeste image de la Panaghia suspendue a la muraille, et que la dernière flamme d'une lampe éclairait encore, Nicolas et la jeune fille s'endormirent, tandis que veillait Michel Strogoff, sur qui le sommeil ne pouvait avoir prise.
Le lendemain, 26 août, avant l'aube, la kibitka, réattelée, traversait le parc de bouleaux pour atteindre la berge de l'Yeniseï.
Michel Strogoff était vivement préoccupé. Comment ferait-il pour traverser le fleuve, si, ce qui était probable, toute barque ou bac avaient été détruits afin de retarder la marche des Tartares? Il connaissait l'Yeniseï, l'ayant déjà franchi plusieurs fois. Il savait que sa largeur est considérable, que les rapides sont violents dans le double lit qu'il s'est creusé entre les îles. En des circonstances ordinaires, au moyen de ces bacs spécialement établis pour le transport des voyageurs, des voitures et des chevaux, le passage de l'Yeniseï exige un laps de trois heures, et ce n'est qu'au prix d'extrêmes difficultés que ces bacs atteignent sa rive droite. Or, en l'absence de toute embarcation, comment la kibitka irait-elle d'une rive à l'autre?
«Je passerai quand même!» répéta Michel Strogoff.
Le jour commençait à se lever, lorsque la kibitka arriva sur la rive gauche, la même où aboutissait une des grandes allées du parc. En cet endroit, les berges dominaient d'une centaine de pieds le cours de l'Yeniseï. On pouvait donc l'observer sur une vaste étendue.
«Voyez-vous un bac? demanda Michel Strogoff, en portant avidement ses yeux d'un côté et de l'autre, par une habitude machinale, sans doute, et comme s'il eût pu voir lui-même.
—Il fait à peine jour, frère, répondit Nadia. La brume est encore épaisse sur le fleuve, et on ne peut en distinguer les eaux.
—Mais je les entends mugir?» répondit Michel Strogoff.
En effet, des couches inférieures de ce brouillard sortait un sourd tumulte de courants et de contre-courants qui s'entrechoquaient. Les eaux, très-hautes à cette époque de l'année, devaient couler avec une torrentueuse violence. Tous trois écoutaient, attendant que le rideau de brumes se levât. Le soleil montait rapidement au-dessus de l'horizon, et ses premiers rayons n'allaient pas tarder à pomper ces vapeurs.
«Eh bien? demanda Michel Strogoff.
—Les brumes commencent à rouler, frère, répondit Nadia, et le jour les pénètre déjà.
—Tu ne vois pas encore le niveau du fleuve, sœur?
—Pas encore.
—Un peu de patience, petit père, dit Nicolas. Tout cela va se fondre! Tiens! voilà le vent qui souffle! Il commence à dissiper ce brouillard. Les hautes collines de la rive droite montrent déjà leurs rangées d'arbres! Tout s'en va! Tout s'envole! Les bons rayons du soleil ont condensé cet amas de brumes! Ah! que c'est beau, mon pauvre aveugle, et quel malheur pour toi de ne pas pouvoir contempler un tel spectacle!
—Vois-tu un bateau? demanda Michel Strogoff.
—Je n'en vois aucun, répondit Nicolas.
—Regarde bien, ami, sur cette rive et sur la rive opposée, aussi loin que puisse aller ta vue! Un bateau, une barque, un canot d'écorce!»
Nicolas et Nadia, se retenant aux derniers bouleaux de la falaise, s'étaient penchés au-dessus du fleuve. Le champ offert à leurs regards était immense alors. L'Yeniseï, en cet endroit, ne mesure pas moins d'une verste et demie, et forme deux bras, d'importance inégale, que les eaux suivaient avec rapidité. Entre ces bras reposent plusieurs îles, plantées d'aunes, de saules et de peupliers, qui semblaient être autant de navires verdoyants, ancrés dans le fleuve. Au delà s'étageaient les hautes collines de la rive orientale, couronnées de forêts dont les cimes s'empourpraient alors de lumière. En amont et en aval, l'Yeniseï s'enfuyait à perte de vue. Tout cet admirable panorama s'arrondissait pour le regard sur un périmètre de cinquante verstes.
Mais, pas une embarcation, ni sur la rive gauche, ni sur la rive droite, ni à la berge des îles. Toutes avaient été emmenées ou détruites par ordre. Très-certainement, si les Tartares ne faisaient pas venir du sud le matériel nécessaire à l'établissement d'un pont de bateaux, leur marche vers Irkoutsk serait arrêtée pendant un certain temps devant cette barrière de l'Yeniseï.
«Je me souviens, dit alors Michel Strogoff. Il y a plus haut, aux dernières maisons de Krasnoiarsk, un petit port d'embarquement. C'est là que les bacs accostent. Ami, remontons le cours du fleuve, et vois si quelque barque n'a pas été oubliée sur la rive.»
Nicolas s'élança dans la direction indiquée. Nadia avait pris Michel Strogoff par la main et le guidait d'un pas rapide. Une barque, un simple canot assez grand pour porter la kibitka, ou, à son défaut, ceux qu'elle avait amenés jusqu'ici, et Michel Strogoff n'hésiterait pas à tenter le passage!
Vingt minutes après, tous trois avaient atteint le petit port d'embarquement, dont les dernières maisons s'abaissaient au niveau du fleuve. C'était une sorte de village placé au bas de Krasnoiarsk.
Mais il n'y avait pas une embarcation sur la grève, pas un canot à l'estacade qui servait d'embarcadère, rien même dont on pût construire un radeau suffisant pour trois personnes.
Michel Strogoff avait interrogé Nicolas, et celui-ci lui avait fait cette décourageante réponse que la traversée du fleuve lui semblait être absolument impraticable.
«Nous passerons,» répondit Michel Strogoff.
Et les recherches continuèrent. On fouilla les quelques maisons assises sur la berge et abandonnées comme toutes celles de Krasnoiarsk. Il n'y avait qu'à en pousser les portes. C'étaient des cabanes de pauvres gens, entièrement vides. Nicolas visitait l'une, Nadia parcourait l'autre. Michel Strogoff, lui-même, entrait ça et là et cherchait à reconnaître de la main quelque objet qui pût lui être utile.
Nicolas et la jeune fille, chacun de son côté, avaient vainement fureté dans ces cabanes, et ils se disposaient à abandonner leurs recherches, lorsqu'ils s'entendirent appeler.
Tous deux regagnèrent la berge et aperçurent Michel Strogoff sur le seuil d'une porte.
«Venez!» leur cria-t-il.
Nicolas et Nadia allèrent aussitôt vers lui, et, à sa suite, ils entrèrent dans la cabane.
«Qu'est-ce que cela? demanda Michel Strogoff, en touchant de la main divers objets entassés au fond d'un cellier.
—Ce sont des outres, répondit Nicolas, et il y en a, ma foi, une demi-douzaine!
—Elles sont pleines?...
—Oui, pleines de koumyss, et voilà qui vient à propos pour renouveler notre provision!»
Le «koumyss» est une boisson fabriquée avec du lait de jument ou de chamelle, boisson fortifiante, enivrante même, et Nicolas ne pouvait que se féliciter de la trouvaille.
«Mets-en une à part, lui dit Michel Strogoff, mais vide toutes les autres.
—A l'instant, petit père.
—Voilà qui nous aidera à traverser l'Yeniseï.
—Et le radeau?
—Ce sera la kibitka elle-même, qui est assez légère pour flotter. D'ailleurs, nous la soutiendrons, ainsi que le cheval, avec ces outres.
—Bien imaginé, petit père, s'écria Nicolas, et, Dieu aidant, nous arriverons à bon port.... peut-être pas en droite ligne, car le courant est rapide!
—Qu'importe! répondit Michel Strogoff. Passons d'abord, et nous saurons bien retrouver la route d'Irkoutsk au delà du fleuve.
—A l'ouvrage,» dit Nicolas, qui commença à vider les outres et à les transporter jusqu'à la kibitka.
Une outre, pleine de koumyss, fut réservée, et les autres, refermées avec soin après avoir été préalablement remplies d'air, furent employées comme appareils flottants. Deux de ces outres, attachées au flanc du cheval, étaient destinées à le soutenir à la surface du fleuve. Deux autres, placées aux brancards de la kibitka, entre les roues, eurent pour but d'assurer la ligne de flottaison de sa caisse, qui se transformerait ainsi en radeau.
Cet ouvrage fut bientôt achevé.
«Tu n'auras pas peur, Nadia? demanda Michel Strogoff.
—Non, frère, répondit la jeune fille.
—Et toi, ami?
—Moi! s'écria Nicolas. Je réalise enfin un de mes rêves: naviguer en charrette!»
En cet endroit, la berge, assez déclive, était favorable au lancement de la kibitka. Le cheval la traîna jusqu'à la lisière des eaux, et bientôt l'appareil et son moteur flottèrent à la surface du fleuve. Quant à Serko, il s'était bravement mis à la nage.
Les trois passagers, debout sur la caisse, s'étaient déchaussés par précaution, mais, grâce aux outres, ils n'eurent pas même d'eau jusqu'aux chevilles.
Michel Strogoff tenait les guides du cheval, et, selon les indications que lui donnait Nicolas, il dirigeait obliquement l'animal, mais en le ménageant, car il ne voulait pas l'épuiser à lutter contre le courant. Tant que la kibitka suivit le fil des eaux, cela alla bien, et, au bout de quelques minutes, elle avait dépassé les quais de Krasnoiarsk. Elle dérivait vers le nord, et il était déjà évident qu'elle n'accosterait l'autre rive que bien en aval de la ville. Mais peu importait.
La traversée de l'Yeniseï se serait donc faite sans grandes difficultés, même sur cet appareil imparfait, si le courant eut été établi d'une manière régulière. Mais, très-malheureusement, plusieurs tourbillons se creusaient à la surface des eaux tumultueuses, et, bientôt, la kibitka, malgré toute la vigueur qu'employa Michel Strogoff à la faire dévier, fut irrésistiblement entraînée dans un de ces entonnoirs.
Là, le danger devint très-grand. La kibitka n'obliquait plus vers la rive orientale, elle ne dérivait plus, elle tournait avec une extrême rapidité, s'inclinant vers le centre du remous, comme un écuyer sur la piste d'un cirque. Sa vitesse était extrême. Le cheval pouvait à peine maintenir sa tête hors de l'eau et risquait d'être asphyxié dans le tourbillon. Serko avait dû prendre un point d'appui sur la kibitka.
Michel Strogoff comprit ce qui se passait. Il se sentit entraîné suivant une ligne circulaire qui se rétrécissait peu à peu et dont il ne pouvait plus sortir. Il ne dit pas une parole. Ses yeux auraient voulu voir le péril, pour mieux l'éviter.... Ils ne le pouvaient plus!
Nadia se taisait aussi. Ses mains, cramponnées aux ridelles de la charrette, la soutenaient contre les mouvements désordonnés de l'appareil, qui s'inclinait de plus en plus vers le centre de dépression.
Quant à Nicolas, ne comprenait-il pas la gravité de la situation? Était-ce chez lui flegme ou mépris du danger, courage ou indifférence? La vie était-elle sans valeur à ses yeux, et, suivant l'expression des Orientaux, «une hôtellerie de cinq jours», que, bon gré mal gré, il faut quitter le sixième? En tout cas, sa souriante figure ne se démentit pas un instant.
La kibitka restait donc engagée dans ce tourbillon, et le cheval était à bout d'efforts. Tout à coup, Michel Strogoff, se défaisant de ceux de ses vêtements qui pouvaient le gêner, se jeta à l'eau; puis, empoignant d'un bras vigoureux la bride du cheval effaré, il lui donna une telle impulsion, qu'il parvint à le rejeter hors du rayon d'attraction, et, reprise aussitôt par le rapide courant, la kibitka dériva avec une nouvelle vitesse.
«Hurrah!» s'écria Nicolas.
Deux heures seulement après avoir quitté le port d'embarquement, la kibitka avait traversé le grand bras du fleuve et venait accoster la berge d'une île, à plus de six verstes au-dessous de son point de départ.
Là, le cheval remonta la charrette sur la rive, et une heure de repos fut donnée au courageux animal. Puis, l'île ayant été traversée dans toute sa largeur sous le couvert de ses magnifiques bouleaux, la kibitka se trouva au bord du petit bras de l'Yeniseï.
Cette traversée se fit plus facilement. Aucun tourbillon ne rompait le cours du fleuve dans ce second lit, mais le courant y était tellement rapide, que la kibitka n'accosta la rive droite qu'à cinq verstes en aval. C'était, en tout, onze verstes dont elle avait dérivé.
Ces grands cours d'eau du territoire sibérien, sur lesquels aucun pont n'est jeté encore, sont de sérieux obstacles à la facilité des communications. Tous avaient été plus ou moins funestes à Michel Strogoff. Sur l'Irtyche, le bac qui le portait avec Nadia avait été attaqué par les Tartares. Sur l'Obi, après que son cheval eut été frappé d'une balle, il n'avait échappé que par miracle aux cavaliers qui le poursuivaient. En somme, c'était encore ce passage de l'Yeniseï qui s'était opéré le moins malheureusement.
«Cela n'aurait pas été si amusant, s'écria Nicolas en se frottant les mains, lorsqu'il débarqua sur la rive droite du fleuve, si cela n'avait pas été si difficile!
—Ce qui n'a été que difficile pour nous, ami, répondit Michel Strogoff, sera peut-être impossible aux Tartares!»
Michel Strogoff pouvait enfin croire que la route était libre jusqu'à Irkoutsk. Il avait devancé les Tartares, retenus à Tomsk, et lorsque les soldats de l'émir arriveraient à Krasnoiarsk, ils ne trouveraient plus qu'une ville abandonnée. Là, aucun moyen de communication immédiat entre les deux rives de l'Yeniseï. Donc, retard de quelques jours, jusqu'au moment où un pont de bateaux, difficile à établir, leur livrerait passage.
Pour la première fois depuis la funeste rencontre d'Ivan Ogareff à Omsk, le courrier du czar se sentit moins inquiet et put espérer qu'aucun nouvel obstacle ne surgirait entre le but et lui.
La kibitka, après être redescendue obliquement vers le sud-est pendant une quinzaine de verstes, retrouva et reprit la longue voie tracée à travers la steppe.
La route était bonne, et même cette portion du chemin, qui s'étend entre Krasnoiarsk et Irkoutsk, est considérée comme la meilleure de tout le parcours. Moins de cahots pour les voyageurs, de vastes ombrages qui les protègent contre les ardeurs du soleil, quelquefois des forêts de pins ou de cèdres qui couvrent un espace de cent verstes. Ce n'est plus l'immense steppe dont la ligne circulaire se confond à l'horizon avec celle du ciel. Mais ce riche pays était vide alors. Partout des bourgades abandonnées. Plus de ces paysans sibériens, parmi lesquels domine le type slave. C'était le désert, et, comme on le sait, le désert par ordre.
Le temps était beau, mais déjà l'air, rafraîchi pendant les nuits, ne se réchauffait que plus difficilement aux rayons du soleil. En effet, on arrivait aux premiers jours de septembre, et dans cette région, élevée en latitude, l'arc diurne se raccourcit visiblement au dessus de l'horizon. L'automne y est de peu de durée, bien que cette portion du territoire sibérien ne soit pas située au-dessus du cinquante-cinquième parallèle, qui est celui d'Édimbourg et de Copenhague. Quelque-fois même, l'hiver succède presque inopinément à l'été. C'est qu'ils doivent être précoces, ces hivers de la Russie asiatique, pendant lesquels la colonne thermométrique s'abaisse jusqu'au point de congélation du mercure [Environ 42 degrés au-dessous de zéro], et où l'on considère comme une température supportable des moyennes de vingt degrés centigrades au-dessous de zéro.
Le temps favorisait donc les voyageurs. Il n'était ni orageux ni pluvieux. La chaleur était modérée, les nuits fraîches. La santé de Nadia, celle de Michel Strogoff se maintenaient, et, depuis qu'ils avaient quitté Tomsk, ils s'étaient peu à peu remis de leurs fatigues passées.
Quant à Nicolas Pigassof, il ne s'était jamais mieux porté. C'était une promenade pour lui que ce voyage, une excursion agréable, à laquelle il employait ses vacances de fonctionnaire sans fonction.
«Décidément, disait-il, cela vaut mieux que de rester douze heures par jour, perché sur une chaise, à manœuvrer un manipulateur!»
Cependant, Michel Strogoff avait pu obtenir de Nicolas qu'il imprimât à son cheval une allure plus rapide. Pour arriver à ce résultat, il lui avait confié que Nadia et lui allaient rejoindre leur père, exilé à Irkoutsk, et qu'ils avaient grande hâte d'être rendus. Certes, il ne fallait pas surmener ce cheval, puisque très-probablement on ne trouverait pas à l'échanger pour un autre; mais, en lui ménageant des haltes assez fréquentes,—par exemple à chaque quinzaine de verstes,—on pouvait franchir aisément soixante verstes par vingt-quatre heures. D'ailleurs, ce cheval était vigoureux et, par sa race même, très-apte a supporter les longues fatigues. Les gras pâturages ne lui manquaient pas le long de la route, l'herbe y était abondante et forte. Donc, possibilité de lui demander un surcroît de travail.
Nicolas s'était rendu a ces raisons. Il avait été très-ému de la situation de ces deux jeunes gens qui allaient partager l'exil de leur père. Rien ne lui paraissait plus touchant. Aussi, avec quel sourire il disait à Nadia:
«Bonté divine! quelle joie éprouvera M. Korpanoff, lorsque ses yeux vous apercevront, quand ses bras s'ouvriront pour vous recevoir! Si je vais jusqu'à Irkoutsk,—et cela me paraît bien probable maintenant,—me permettrez-vous d'être présent a cette entrevue! Oui, n'est-ce pas?»
Puis, se frappant le front:
«Mais, j'y pense, quelle douleur aussi, quand il s'apercevra que son pauvre grand fils est aveugle! Ah! tout est bien mêlé en ce monde!»
Enfin, de tout cela, il était résulté que la kibitka marchait plus vite, et, suivant les calculs de Michel Strogoff, elle faisait maintenant dix à douze verstes à l'heure.
Il s'ensuit donc que, le 28 août, les voyageurs dépassaient le bourg de Balaisk, à quatre-vingts verstes de Krasnoiarsk, et le 29, celui de Ribinsk, à quarante verstes de Balaisk.
Le lendemain, trente-cinq verstes au delà, elle arrivait à Kamsk, bourgade plus considérable, arrosée par la rivière du même nom, petit affluent de l'Yeniseï, qui descend des monts Sayansk. Ce n'est qu'une ville peu importante, dont les maisons de bois sont pittoresquement groupées autour d'une place; mais elle est dominée par le haut clocher de sa cathédrale, dont la croix dorée resplendissait au soleil.
Maisons vides, église déserte. Plus un relais, plus une auberge habitée. Pas un cheval aux écuries. Pas un animal domestique dans la steppe. Les ordres du gouvernement moscovite avaient été exécutés avec une rigueur absolue. Ce qui n'avait pu être emporté avait été détruit.
Au sortir de Kamsk, Michel Strogoff apprit à Nadia et à Nicolas qu'ils ne trouveraient plus qu'une petite ville de quelque importance, Nijni-Oudinsk, avant Irkoutsk. Nicolas répondit qu'il le savait d'autant mieux qu'une station télégraphique existait dans cette bourgade. Donc, si Nijni Oudinsk était abandonnée comme Kamsk, il serait bien obligé d'aller chercher quelque occupation jusqu'à la capitale de la Sibérie orientale.
La kibitka put traverser à gué, et sans trop de mal, la petite rivière qui coupe la route au delà de Kamsk. D'ailleurs, entre l'Yeniseï et l'un de ses grands tributaires, l'Angara, qui arrose Irkoutsk, il n'y avait plus à redouter l'obstacle de quelque considérable cours d'eau, si ce n'est peut-être le Dinka. Le voyage ne pourrait donc être retardé de ce chef.
De Kamsk à la bourgade prochaine, l'étape fut très-longue, environ cent trente verstes. Il va sans dire que les haltes réglementaires furent observées, «sans quoi, disait Nicolas, on se serait attiré quelque juste réclamation de la part du cheval.» Il avait été convenu avec cette courageuse bête qu'elle se reposerait après quinze verstes, et, quand on contracte, même avec des animaux, l'équité veut qu'on se tienne dans les termes du contrat.
Après avoir franchi la petite rivière de Biriousa, la kibitka atteignit Biriousinsk dans la matinée du 4 septembre.
Là, très-heureusement, Nicolas, qui voyait s'épuiser ses provisions, trouva dans un four abandonné une douzaine de «pogatchas», sorte de gâteaux préparés avec de la graisse de mouton, et une forte provision de riz cuit à l'eau. Ce surcroît alla rejoindre à propos la réserve de koumyss, dont la kibitka était suffisamment approvisionnée depuis Krasnoiarsk.
Après une halte convenable, la route fut reprise dans l'après-dînée du 8 septembre. La distance jusqu'à Irkoutsk n'était plus que de cinq cents verstes. Rien en arrière ne signalait l'avant-garde tartare. Michel Strogoff était donc fondé à penser que son voyage ne serait plus entravé, et que dans huit jours, dans dix au plus, il serait en présence du grand-duc.
En sortant de Biriousinsk, un lièvre vint à traverser le chemin, à trente pas en avant de la kibitka.
«Ah! fit Nicolas.
—Qu'as-tu, ami? demanda vivement Michel Strogoff, comme un aveugle que le moindre bruit tient en éveil.
—Tu n'as pas vu?....» dit Nicolas, dont la souriante figure s'était subitement assombrie.
Puis il ajouta:
«Ah! non! tu n'as pu voir, et c'est heureux pour toi, petit père!
—Mais je n'ai rien vu, dit Nadia.
—Tant mieux! tant mieux! Mais moi... j'ai vu!....
—Qu'était-ce donc? demanda Michel Strogoff.
—Un lièvre qui vient de croiser notre route!» répondit Nicolas.
En Russie, lorsqu'un lièvre croise la route d'un voyageur, la croyance populaire veut que ce soit le signe d'un malheur prochain.
Nicolas, superstitieux comme le sont la plupart des Russes, avait arrêté la kibitka.
Michel Strogoff comprit l'hésitation de son compagnon, bien qu'il ne partageât aucunement sa crédulité a l'endroit des lièvres qui passent, et il voulut le rassurer.
«Il n'y a rien à craindre, ami, lui dit-il.
—Rien pour toi, ni pour elle, je le sais, petit père, répondit Nicolas, mais pour moi!»
Et reprenant:
«C'est la destinée,» dit-il.
Et il remit son cheval au trot.
Cependant, en dépit du fâcheux pronostic, la journée s'écoula sans aucun accident.
Le lendemain, 6 septembre, à midi, la kibitka fit halte au bourg d'Alsalevsk, aussi désert que l'était toute la contrée environnante.
Là, sur le seuil d'une maison, Nadia trouva deux de ces couteaux à lame solide, qui servent aux chasseurs sibériens. Elle en remit un à Michel Strogoff, qui le cacha sous ses vêtements, et elle garda l'autre pour elle. La kibitka n'était plus qu'à soixante-quinze verstes de Nijni-Oudinsk.
Nicolas, pendant ces deux journées, n'avait pu reprendre sa bonne humeur habituelle. Le mauvais présage l'avait affecté plus qu'on ne le pourrait croire, et lui, qui jusqu'alors n'était jamais resté une heure sans parler, tombait parfois dans de longs mutismes dont Nadia avait peine à le tirer. Ces symptômes étaient véritablement ceux d'un esprit frappé, et cela s'explique, quand il s'agit de ces hommes appartenant aux races du Nord, dont les superstitieux ancêtres ont été les fondateurs de la mythologie hyperboréenne.
A partir d'Ekaterinbourg, la route d'Irkoutsk suit presque parallèlement le cinquante-cinquième degré de latitude, mais, en sortant de Biriousinsk, elle oblique franchement vers le sud-est, de manière à couper de biais le centième méridien. Elle prend le plus court pour atteindre la capitale de la Sibérie orientale, en franchissant les dernières rampes des monts Sayansk. Ces montagnes ne sont elles-mêmes qu'une dérivation de la grande chaîne des Altaï; qui est visible à une distance de deux cents verstes.
La kibitka courait donc sur cette route. Oui, courait! On sentait bien que Nicolas ne songeait plus à ménager son cheval, et que lui aussi avait maintenant hâte d'arriver. Malgré toute sa résignation un peu fataliste, il ne se croirait plus en sûreté que dans les murs d'Irkoutsk. Bien des Russes eussent pensé comme lui, et plus d'un, tournant les guides de son cheval, fût revenu en arrière, après le passage du lièvre sur sa route!
Cependant, quelques observations qu'il fit, et dont Nadia contrôla la justesse en les transmettant a Michel Strogoff, donneront a croire que la série des épreuves n'était peut-être pas close pour eux.
En effet, si le territoire avait été depuis Krasnoiarsk respecté dans ses productions naturelles, ses forêts portaient maintenant trace du feu et du fer, les prairies qui s'étendaient latéralement à la route étaient dévastées, et il était évident que quelque troupe importante avait passé par là.
Trente verstes avant Nijni-Oudinsk, les indices d'une dévastation récente ne purent plus être méconnus, et il était impossible de les attribuer à d'autres qu'aux Tartares.
En effet, ce n'étaient plus seulement des champs foulés du pied des chevaux, des forêts entamées à la hache. Les quelques maisons éparses au long de la route n'étaient pas seulement vides: les unes avaient été en partie démolies, les autres à demi incendiées. Des empreintes de balles se voyaient sur leurs murs.
On conçoit quelles furent les inquiétudes de Michel Strogoff. Il ne pouvait plus douter qu'un corps de Tartares n'eût récemment franchi cette partie de la route, et, cependant, il était impossible que ce fussent les soldats de l'émir, car ils n'auraient pu le devancer sans qu'il s'en fût aperçu. Mais alors quels étaient donc ces nouveaux envahisseurs, et par quel chemin détourné de la steppe avaient-ils pu rejoindre la grande route d'Irkoutsk? A quels nouveaux ennemis le courrier du czar allait-il se heurter encore?
Ces appréhensions, Michel Strogoff ne les communiqua ni à Nicolas, ni à Nadia, ne voulant pas les inquiéter. D'ailleurs, il était résolu à continuer sa route, tant qu'un infranchissable obstacle ne l'arrêterait pas. Plus tard, il verrait ce qu'il conviendrait de faire.
Pendant la journée suivante, le passage récent d'une importante troupe de cavaliers et de fantassins s'accusa de plus en plus. Des fumées furent aperçues au-dessus de l'horizon. La kibitka marcha avec précaution. Quelques maisons des bourgades abandonnées brûlaient encore, et, certainement, l'incendie n'y avait pas été allumé depuis plus de vingt-quatre heures.
Enfin, dans la journée du 8 septembre, la kibitka s'arrêta. Le cheval refusait d'avancer. Serko aboyait lamentablement.
«Qu'y a-t-il? demanda Michel Strogoff.
—Un cadavre!» répondit Nicolas, qui se jeta hors de la kibitka.
Ce cadavre était celui d'un moujik, horriblement mutilé et déjà froid.
Nicolas se signa. Puis, aidé de Michel Strogoff, il transporta ce cadavre sur le talus de la route. Il aurait voulu lui donner une sépulture décente, l'enterrer profondément, afin que les carnassiers de la steppe ne pussent s'acharner sur ses misérables restes, mais Michel Strogoff ne lui en laissa pas le temps.
«Partons, ami, partons! s'écria-t-il. Nous ne pouvons nous retarder, même d'une heure!»
Et la kibitka reprit sa marche.
D'ailleurs, si Nicolas eût voulu rendre les derniers devoirs à tous les morts qu'il allait maintenant rencontrer sur la grande route sibérienne, il n'aurait pu y suffire! Aux approches de Nijni-Oudinsk, ce fut par vingtaines que l'on trouva de ces corps, étendus sur le sol.
Il fallait pourtant continuer à suivre ce chemin jusqu'au moment où il serait manifestement impossible de le faire, sans tomber entre les mains des envahisseurs. L'itinéraire ne fut donc pas modifié, et pourtant, dévastations et ruines s'accumulaient à chaque bourgade. Tous ces villages, dont les noms indiquent qu'ils ont été fondés par des exilés polonais, avaient été livrés aux horreurs du pillage et de l'incendie. Le sang des victimes n'était pas même encore complètement figé. Quant à savoir dans quelles conditions ces funestes événements venaient d'être accomplis, on ne le pouvait. Il ne restait plus un être vivant pour le dire.
Ce jour-là, vers quatre heures du soir, Nicolas signala à l'horizon les hauts clochers des églises de Nijni-Oudinsk. Ils étaient couronnés de grosses volutes de vapeurs qui ne devaient pas être des nuages.
Nicolas et Nadia regardaient et communiquaient à Michel Strogoff le résultat de leurs observations. Il fallait prendre un parti. Si la ville était abandonnée, on pouvait la traverser sans risque, mais si, par un mouvement inexplicable, les Tartares l'occupaient, on devait à tout prix la tourner.
«Avançons prudemment, dit Michel Strogoff, mais avançons!»
Une verste fut encore parcourue.
«Ce ne sont pas des nuages, ce sont des fumées! s'écria Nadia. Frère, on incendie la ville!»
Ce n'était que trop visible, en effet. Des lueurs fuligineuses apparaissaient au milieu des vapeurs. Ces tourbillons devenaient de plus en plus épais et montaient dans le ciel. Aucun fuyard, d'ailleurs. Il était probable que les incendiaires avaient trouvé la ville abandonnée et qu'ils la brûlaient. Mais étaient-ce des Tartares qui agissaient ainsi? Étaient-ce des Russes qui obéissaient aux ordres du grand-duc? Le gouvernement du czar avait-il voulu que depuis Krasnoiarsk, depuis l'Yeniseï, pas une ville, pas une bourgade ne pût offrir un refuge aux soldats de l'émir? En ce qui concernait Michel Strogoff, devait-il s'arrêter, devait-il continuer sa route?
Il était indécis. Toutefois, après avoir pesé le pour et le contre, il pensa que, quelles que fussent les fatigues d'un voyage à travers la steppe, sans chemin frayé, il ne devait pas risquer de tomber une seconde fois entre les mains des Tartares. Il allait donc proposer à Nicolas de quitter la route et, s'il le fallait absolument, de ne la reprendre qu'après avoir tourné Nijni-Oudinsk, lorsqu'un coup de feu retentit sur la droite. Une balle siffla, et le cheval de la kibitka, frappé à la tête, tomba mort.
Au même instant, une douzaine de cavaliers se jetaient sur la route, et la kibitka était entourée. Michel Strogoff, Nadia et Nicolas, sans même avoir eu le temps de se reconnaître, étaient prisonniers et entraînés rapidement vers Nijni-Oudinsk.
Michel Strogoff, dans cette soudaine attaque, n'avait rien perdu de son sang-froid. N'ayant pu voir ses ennemis, il n'avait pu songer à se défendre. Eût-il eu l'usage de ses yeux, il ne l'aurait pas tenté. C'eût été courir au-devant d'un massacre. Mais, s'il ne voyait pas, il pouvait écouter ce qu'ils disaient et le comprendre.
En effet, à leur langage, il reconnut que ces soldats étaient des Tartares, et, à leurs paroles, qu'ils précédaient l'armée des envahisseurs.
Voici, d'ailleurs, ce que Michel Strogoff apprit, autant par les propos qui furent tenus en ce moment devant lui que par les lambeaux de conversation qu'il surprit plus tard.
Ces soldats n'étaient pas directement sous les ordres de l'émir, retenu encore en arrière de l'Yeniseï. Ils faisaient partie d'une troisième colonne, plus spécialement composée de Tartares des khanats de Khokhand et de Koundouze, avec laquelle l'armée de Féofar devait opérer prochainement sa jonction aux environs d'Irkoutsk.
C'était sur les conseils d'Ivan Ogareff, et afin d'assurer le succès de l'invasion dans les provinces de l'est, que cette colonne, après avoir franchi la frontière du gouvernement de Sémipalatinsk et passé au sud du lac Balkhach, avait longé la base des monts Altaï. Pillant et ravageant sous la conduite d'un officier du khan de Koundouze, elle avait gagné le haut cours de l'Yeniseï. Là, dans la prévision de ce qui s'était fait à Krasnoiarsk par ordre du czar, et pour faciliter le passage du fleuve aux troupes de l'émir, cet officier avait lancé au courant une flottille de barques qui, soit comme embarcations, soit comme matériel de pont, permettraient a Féofar de reprendre sur la rive droite la route d'Irkoutsk. Puis, cette troisième colonne, après avoir contourné le pied des montagnes, avait descendu la vallée de l'Yeniseï et rejoint cette route à la hauteur d'Alsalevsk. De là, depuis cette petite ville, l'effroyable accumulation de ruines, qui fait le fond des guerres tartares. Nijni-Oudinsk venait de subir le sort commun, et les Tartares, au nombre de cinquante mille, l'avaient déjà quittée pour aller occuper les premières positions devant Irkoutsk. Avant peu, ils devraient avoir été ralliés par les troupes de l'émir.
Telle était la situation à cette date,—situation des plus graves pour cette partie de la Sibérie orientale, complètement isolée, et pour les défenseurs, relativement peu nombreux, de sa capitale.
Voilà donc ce dont Michel Strogoff fut informé: arrivée devant Irkoutsk d'une troisième colonne de Tartares, et jonction prochaine de l'émir et d'Ivan Ogareff avec le gros de leurs troupes. Conséquemment, l'investissement d'Irkoutsk, et, par suite, sa reddition n'étaient plus qu'une affaire de temps, peut-être d'un temps très court.
On comprend de quelles pensées dut être assiégé Michel Strogoff! Qui s'étonnerait si, dans cette situation, il eût enfin perdu tout courage, tout espoir? Il n'en fut rien, cependant, et ses lèvres ne murmurèrent pas d'autres paroles que celles-ci:
«J'arriverai!»
Une demi-heure après l'attaque des cavaliers tartares, Michel Strogoff, Nicolas et Nadia entraient à Nijni-Oudinsk. Le fidèle chien les avait suivis, mais de loin. Ils ne devaient pas séjourner dans la ville, qui était en flammes et que les derniers maraudeurs allaient quitter.
Les prisonniers furent donc jetés sur des chevaux et entraînés rapidement, Nicolas, résigné comme toujours, Nadia, nullement ébranlée dans sa foi en Michel Strogoff, Michel Strogoff, indifférent en apparence, mais prêt à saisir toute occasion de s'échapper.
Les Tartares n'avaient pas été sans s'apercevoir que l'un de leurs prisonniers était aveugle, et leur barbarie naturelle les porta à se faire un jeu de cet infortuné. On marchait vite. Le cheval de Michel Strogoff, n'ayant d'autre guide que lui et allant au hasard, faisait souvent des écarts qui portaient le désordre dans le détachement. De là, des injures, des brutalités qui brisaient le cœur de la jeune fille et indignaient Nicolas. Mais que pouvaient-ils faire? Ils ne parlaient pas la langue de ces Tartares, et leur intervention fut impitoyablement repoussée.
Bientôt même, ces soldats, par un raffinement de barbarie, eurent l'idée d'échanger ce cheval que montait Michel Strogoff pour un autre qui était aveugle. Ce qui motiva ce changement, ce fut la réflexion d'un des cavaliers, auquel Michel Strogoff avait entendu dire:
«Mais il y voit peut-être, ce Russe là!»
Ceci se passait à soixante verstes de Nijni-Oudinsk, entre les bourgades de Tatan et de Chibarlinskoë. On avait donc placé Michel Strogoff sur ce cheval, en lui mettant ironiquement les rênes à la main. Puis, à coups de fouet, à coups de pierres, en l'excitant par des cris, on le lança au galop.
L'animal, ne pouvant être maintenu en droite ligne par son cavalier, aveugle comme lui, tantôt se heurtait à quelque arbre, tantôt se jetait hors de la route. De là, des chocs, des chutes même qui pouvaient être extrêmement funestes.
Michel Strogoff ne protesta pas. Il ne fit pas entendre une plainte. Son cheval tombait-il, il attendait qu'on vînt le relever. On le relevait, en effet, et le cruel jeu continuait.
Nicolas, devant ces mauvais traitements, ne pouvait se contenir. Il voulait courir au secours de son compagnon. On l'arrêtait, on le brutalisait.
Enfin, ce jeu se fût longtemps prolongé, sans doute, et à la grande joie des Tartares, si un accident plus grave n'y eût mis fin.
A un certain moment, dans la journée du 10 septembre, le cheval aveugle s'emporta et courut droit à une fondrière, profonde de trente à quarante pieds, qui bordait la route.