Doucement, sans pousser un cri, glacée et prudente, la blanchisseuse revint dans la chambre de Lantier. Il s'était rendormi. Elle se pencha, en murmurant:
— -Dis donc, c'est fini, elle est morte.
Tout appesanti de sommeil, mal éveillé, il grogna d'abord:
— Fiche-moi la paix, couche-toi… Nous ne pouvons rien lui faire, si elle est morte.
Puis, il se leva sur un coude, demandant:
— Quelle heure est-il?
— Trois heures.
— Trois heures seulement! Couche-toi donc. Tu vas prendre du mal…
Lorsqu'il fera jour, on verra.
Mais elle ne l'écoutait pas, elle s'habillait complètement. Lui, alors, se recolla sous la couverture, le nez contre la muraille, en parlant de la sacrée tête des femmes. Est-ce que c'était pressé d'annoncer au monde qu'il y avait un mort dans le logement? Ça manquait de gaieté au milieu de la nuit, et il était exaspéré de voir son sommeil gâté par des idées noires. Cependant, quand elle eut reporté dans sa chambre ses affaires, jusqu'à ses épingles à cheveux, elle s'assit chez elle, sanglotant à son aise, ne craignant plus d'être surprise avec le chapelier. Au fond, elle aimait bien maman Coupeau, elle éprouvait un gros chagrin, après n'avoir ressenti, dans le premier moment, que de la peur et de l'ennui, en lui voyant choisir si mal son heure pour s'en aller. Et elle pleurait toute seule, très fort dans le silence, sans que le zingueur cessât de ronfler; il n'entendait rien, elle l'avait appelé et secoué, puis elle s'était décidée à le laisser tranquille, en réfléchissant que ce serait un nouvel embarras, s'il se réveillait. Comme elle retournait auprès du corps, elle trouva Nana sur son séant, qui se frottait les yeux. La petite comprit, allongea le menton pour mieux voir sa grand'mère, avec sa curiosité de gamine vicieuse; elle ne disait rien, elle était un peu tremblante, étonnée et satisfaite en face de cette mort qu'elle se promettait depuis deux jours, comme une vilaine chose, cachée et défendue aux enfants; et, devant ce masque blanc, aminci au dernier hoquet par la passion de la vie, ses prunelles de jeune chatte s'agrandissaient, elle avait cet engourdissement de l'échine dont elle était clouée derrière les vitres de la porte, quand elle allait moucharder là ce qui ne regarde pas les morveuses.
— Allons, lève-toi, lui dit sa mère à voix basse. Je ne veux pas que tu restes.
Elle se laissa couler du lit à regret, tournant la tête, ne quittant pas la morte du regard. Gervaise était fort embarrassée d'elle, ne sachant où la mettre, en attendant le jour. Elle se décidait à la faire habiller, lorsque Lantier, en pantalon et en pantoufles, vint la rejoindre; il ne pouvait plus dormir, il avait un peu honte de sa conduite. Alors, tout s'arrangea.
— Qu'elle se couche dans mon lit, murmura-t-il. Elle aura de la place.
Nana leva sur sa mère et sur Lantier ses grands yeux clairs, en prenant son air bête, son air du jour de l'an, quand on lui donnait des pastilles de chocolat. Et on n'eut pas besoin de la pousser, bien sûr; elle trotta en chemise, ses petons nus effleurant à peine le carreau; elle se glissa comme une couleuvre dans le lit, qui était encore tout chaud, et s'y tint allongée, enfoncée, son corps fluet bossuant à peine la couverture. Chaque fois que sa mère entra, elle la vit les yeux luisants dans sa face muette, ne dormant pas, ne bougeant pas, très rouge et paraissant réfléchir à des affaires.
Cependant, Lantier avait aidé Gervaise à habiller maman Coupeau; et ce n'était pas une petite besogne, car la morte pesait son poids. Jamais on n'aurait cru que cette vieille-là était si grasse et si blanche. Ils lui avaient mis des bas, un jupon blanc, une camisole, un bonnet; enfin son linge le meilleur. Coupeau ronflait toujours, deux notes, l'une grave, qui descendait, l'autre sèche, qui remontait; on aurait dit de la musique d'église, accompagnant les cérémonies du vendredi saint. Aussi, quand la morte fut habillée et proprement étendue sur son lit, Lantier se versa-t-il un verre de vin, pour se remettre, car il avait le coeur à l'envers. Gervaise fouillait dans la commode, cherchant un petit crucifix en cuivre, apporté par elle de Plassans; mais elle se rappela que maman Coupeau elle-même devait l'avoir vendu. Ils avaient allumé le poêle. Ils passèrent le reste de la nuit, à moitié endormis sur des chaises, achevant le litre entamé, embêtés et se boudant, comme si c'était de leur faute.
Vers sept heures, avant le jour, Coupeau se réveilla enfin. Quand il apprit le malheur, il resta l'oeil sec d'abord, bégayant, croyant vaguement qu'on lui faisait une farce. Puis, il se jeta par terre, il alla tomber devant la morte; et il l'embrassait, il pleurait comme un veau, avec de si grosses larmes, qu'il mouillait le drap en s'essuyant les joues. Gervaise s'était remise à sangloter, très touchée de la douleur de son mari, raccommodée avec lui; oui, il avait le fond meilleur qu'elle ne le croyait. Le désespoir de Coupeau se mêlait à un violent mal aux cheveux. Il se passait les doigts dans les crins, il avait la bouche pâteuse des lendemains de culotte, encore un peu allumé malgré ses dix heures de sommeil. Et il se plaignait, les poings serrés. Nom de Dieu! sa pauvre mère qu'il aimait tant, la voilà qui était partie! Ah! qu'il avait mal au crâne, ça l'achèverait! Une vraie perruque de braise sur sa tête, et son coeur avec ça qu'on lui arrachait maintenant! Non, le sort n'était pas juste de s'acharner ainsi après un homme!
— Allons, du courage, mon vieux, dit Lantier en le relevant. Il faut se remettre.
Il lui versait un verre de vin, mais Coupeau refusa de boire.
— Qu'est-ce que j'ai donc? j'ai du cuivre dans le coco… C'est maman, c'est quand je l'ai vue, j'ai eu le goût du cuivre…Maman, mon Dieu! maman, maman…
Et il recommença à pleurer comme un enfant. Il but tout de même le verre de vin, pour éteindre le feu qui lui brûlait la poitrine. Lantier fila bientôt, sous le prétexte d'aller prévenir la famille et de passer à la mairie faire la déclaration. Il avait besoin de prendre l'air. Aussi ne se pressa-t-il pas, fumant des cigarettes, goûtant le froid vif de la matinée. En sortant de chez madame Lerat, il entra même dans une crèmerie des Batignolles prendre une tasse de café bien chaud. Et il resta là une bonne heure, à réfléchir.
Cependant, dès neuf heures, la famille se trouva réunie dans la boutique, dont on laissait les volets fermés. Lorilleux ne pleura pas; d'ailleurs, il avait de l'ouvrage pressé, il remonta presque tout de suite à son atelier, après s'être dandiné un instant avec une figure de circonstance. Madame Lorilleux et madame Lerat avaient embrassé les Coupeau et se tamponnaient les yeux, où de petites larmes roulaient. Mais la première, quand elle eut jeté un coup d'oeil rapide autour de la morte, haussa brusquement la voix pour dire que ça n'avait pas de bon sens, que jamais on ne laissait auprès d'un corps une lampe allumée; il fallait de la chandelle, et l'on envoya Nana acheter un paquet de chandelles, des grandes. Ah bien! on pouvait mourir chez la Banban, elle vous arrangerait d'une drôle de façon! Quelle cruche, ne pas savoir seulement se conduire avec un mort! Elle n'avait donc enterré personne dans sa vie? Madame Lerat dut monter chez les voisines pour emprunter un crucifix; elle en rapporta un trop grand, une croix de bois noir où était cloué un Christ de carton peint, qui barra toute la poitrine de maman Coupeau, et dont le poids semblait l'écraser. Ensuite, on chercha de l'eau bénite; mais personne n'en avait, ce fut Nana qui courut de nouveau jusqu'à l'église en prendre une bouteille. En un tour de main, le cabinet eut une autre tournure; sur une petite table, une chandelle brûlait, à côté d'un verre plein d'eau bénite, dans lequel trempait une branche de buis. Maintenant, si du monde venait, ce serait propre, au moins. Et l'on disposa les chaises en rond, dans la boutique, pour recevoir.
Lantier rentra seulement à onze heures. Il avait demandé des renseignements au bureau des pompes funèbres.
— La bière est de douze francs, dit-il. Si vous voulez avoir une messe, ce sera dix francs de plus. Enfin, il y a le corbillard, qui se paie suivant les ornements…
— Oh! c'est bien inutile, murmura madame Lorilleux, en levant la tête d'un air surpris et inquiet. On ne ferait pas revenir maman, n'est-ce pas?… Il faut aller selon sa bourse.
— Sans doute, c'est ce que je pense, reprit le chapelier. J'ai seulement pris les chiffres pour votre gouverne… Dites-moi ce que vous désirez; après le déjeuner, j'irai commander.
On parlait à demi-voix, dans le petit jour qui éclairait la pièce par les fentes des volets. La porte du cabinet restait grande ouverte; et, de cette ouverture béante, sortait le gros silence de la mort. Des rires d'enfants montaient dans la cour, une ronde de gamines tournait, au pâle soleil d'hiver. Tout à coup, on entendit Nana, qui s'était échappée de chez les Boche, où on l'avait envoyée. Elle commandait de sa voix aiguë, et les talons battaient les pavés, tandis que ces paroles chantées s'envolaient avec un tapage d'oiseaux braillards:
Notre âne, notre âne,
Il a mal à la patte.
Madame lui a fait faire
Un joli patatoire,
Et des souliers lilas, la, la,
Et des souliers lilas!
Gervaise attendit pour dire à son tour:
— Nous ne sommes pas riches, bien sûr; mais nous voulons encore nous conduire proprement… Si maman Coupeau ne nous a rien laissé, ce n'est pas une raison pour la jeter dans la terre comme un chien…. Non, il faut une messe, avec un corbillard assez gentil….
— Et qui est-ce qui paiera? demanda violemment madame Lorilleux. Pas nous, qui avons perdu de l'argent la semaine dernière; pas vous non plus, puisque vous êtes ratissés…. Ah! vous devriez voir pourtant où ça vous a conduits, de chercher à épater le monde!
Coupeau, consulté, bégaya, avec un geste de profonde indifférence; il se rendormait sur sa chaise. Madame Lerat dit qu'elle paierait sa part. Elle était de l'avis de Gervaise, on devait se montrer propre. Alors, toutes deux, sur un bout de papier, elles calculèrent: en tout, ça monterait à quatre-vingt-dix francs environ, parce qu'elles se décidèrent, après une longue explication, pour un corbillard orné d'un étroit lambrequin.
— Nous sommes trois, conclut la blanchisseuse. Nous donnerons chacune trente francs. Ce n'est pas la ruine.
Mais madame Lorilleux éclata, furieuse.
— Eh bien! moi, je refuse, oui, je refuse!… Ce n'est pas pour les trente francs. J'en donnerais cent mille, si je les avais, et s'ils devaient ressusciter maman…. Seulement, je n'aime pas les orgueilleux. Vous avez une boutique, vous rêvez de crâner devant le quartier. Mais nous n'entrons pas là dedans, nous autres. Nous ne posons pas…. Oh! vous vous arrangerez. Mettez des plumes sur le corbillard, si ça vous amuse.
— On ne vous demande rien, finit par répondre Gervaise. Lorsque je devrais me vendre moi-même, je ne veux avoir aucun reproche à me faire. J'ai nourri maman Coupeau sans vous, je l'enterrerai bien sans vous… Déjà une fois, je ne vous l'ai pas mâché: je ramasse les chats perdus, ce n'est pas pour laisser votre mère dans la crotte.
Alors, madame Lorilleux pleura, et Lantier dut l'empêcher de partir. La querelle devenait si bruyante, que madame Lerat, poussant des chut! énergiques, crut devoir aller doucement dans le cabinet, et jeta sur la morte un regard fâché et inquiet, comme si elle craignait de la trouver éveillée, écoutant ce qu'on discutait à côté d'elle. A ce moment, la ronde des petites filles reprenait dans la cour, le filet de voix perçant de Nana dominait les autres.
Notre âne, notre âne,
Il a bien mal au ventre.
Madame lui a fait faire
Un joli ventrouilloire,
Et des souliers lilas, la, la,
Et des souliers lilas!
— Mon Dieu! que ces enfants sont énervants, avec leur chanson! dit à Lantier Gervaise toute secouée et près de sangloter d'impatience et de tristesse. Faites-les donc taire, et reconduisez Nana chez la concierge à coups de pied quelque part!
Madame Lerat et madame Lorilleux s'en allèrent déjeuner en promettant de revenir. Les Coupeau se mirent à table, mangèrent de la charcuterie, mais sans faim, en n'osant seulement pas taper leur fourchette. Ils étaient très ennuyés, hébétés, avec cette pauvre maman Coupeau qui leur pesait sur les épaules et leur paraissait emplir toutes les pièces. Leur vie se trouvait dérangée. Dans le premier moment, ils piétinaient sans trouver les objets, ils avaient une courbature, comme au lendemain d'une noce. Lantier reprit tout de suite la porte pour retourner aux pompes funèbres, emportant les trente francs de madame Lerat et soixante francs que Gervaise était allée emprunter à Goujet, en cheveux, pareille à une folle. L'après-midi, quelques visites arrivèrent, des voisines mordues de curiosité, qui se présentaient soupirant, roulant des yeux éplorés; elles entraient dans le cabinet, dévisageaient la morte, en faisant un signe de croix et en secouant le brin de buis trempé d'eau bénite; puis, elles s'asseyaient dans la boutique, où elles parlaient de la chère femme, interminablement, sans se lasser de répéter la même phrase pendant des heures. Mademoiselle Remanjou avait remarqué que son oeil droit était resté ouvert, madame Gaudron s'entêtait à lui trouver une belle carnation pour son âge, et madame Fauconnier restait stupéfaite de lui avoir vu manger son café, trois jours auparavant. Vrai, on claquait vite, chacun pouvait graisser ses bottes. Vers le soir, les Coupeau commençaient à en avoir assez. C'était une trop grande affliction pour une famille, de garder un corps si longtemps. Le gouvernement aurait bien dû faire une autre loi là-dessus. Encore toute une soirée, toute une nuit et toute une matinée, non! ça ne finirait jamais. Quand on ne pleure plus, n'est-ce pas? le chagrin tourne à l'agacement, on finirait par mal se conduire. Maman Coupeau, muette et raide au fond de l'étroit cabinet, se répandait de plus en plus dans le logement, devenait d'un poids qui crevait le monde. Et la famille, malgré elle, reprenait son train-train, perdait de son respect.
— Vous mangerez un morceau avec nous, dit Gervaise à madame Lerat et à madame Lorilleux, lorsqu'elles reparurent. Nous sommes trop tristes, nous ne nous quitterons pas.
On mit le couvert sur l'établi. Chacun, en voyant les assiettes, songeait aux gueuletons qu'on avait faits là. Lantier était de retour. Lorilleux descendit. Un pâtissier venait d'apporter une tourte, car la blanchisseuse n'avait pas la tête à s'occuper de cuisine. Comme on s'asseyait, Boche entra dire que M. Marescot demandait à se présenter, et le propriétaire se présenta, très grave, avec sa large décoration sur sa redingote. Il salua en silence, alla droit au cabinet, où il s'agenouilla. Il était d'une grande piété; il pria d'un air recueilli de curé, puis traça une croix en l'air, en aspergeant le corps avec la branche de buis. Toute la famille, qui avait quitté la table, se tenait debout, fortement impressionnée. M. Marescot, ayant achevé ses dévotions, passa dans la boutique et dit aux Coupeau:
— Je suis venu pour les deux loyers arriérés. Êtes-vous en mesure?
— Non, monsieur, pas tout à fait, balbutia Gervaise, très contrariée d'entendre parler de ça devant les Lorilleux. Vous comprenez, avec le malheur qui nous arrive…
— Sans doute, mais chacun a ses peines, reprit le propriétaire en élargissant ses doigts immenses d'ancien ouvrier. Je suis bien fâché, je ne puis attendre davantage… Si je ne suis pas payé après-demain matin, je serai forcé d'avoir recours à une expulsion.
Gervaise joignit les mains, les larmes aux yeux, muette et l'implorant. D'un hochement énergique de sa grosse tête osseuse, il lui fit comprendre que les supplications étaient inutiles. D'ailleurs, le respect dû aux morts interdisait toute discussion. Il se retira discrètement, à reculons.
— Mille pardons de vous avoir dérangés, murmura-t-il. Après-demain matin, n'oubliez pas.
Et, comme en s'en allant il passait de nouveau devant le cabinet, il salua une dernière fois le corps d'une génuflexion dévote, à travers la porte grande ouverte.
On mangea d'abord vite, pour ne pas paraître y prendre du plaisir. Mais, arrivé au dessert, on s'attarda, envahi d'un besoin de bien-être. Par moments, la bouche pleine, Gervaise ou l'une des deux soeurs se levait, allait jeter un coup d'oeil dans le cabinet, sans même lâcher sa serviette; et quand elle se rasseyait, achevant sa bouchée, les autres la regardaient une seconde, pour voir si tout marchait bien, à côté. Puis, les dames se dérangèrent moins souvent, maman Coupeau fut oubliée. On avait fait un baquet de café, et du très-fort, afin de se tenir éveillé toute la nuit. Les Poisson vinrent sur les huit heures. On les invita à en boire un verre. Alors, Lantier, qui guettait le visage de Gervaise, parut saisir une occasion attendue par lui depuis le matin. A propos de la saleté des propriétaires qui entraient demander de l'argent dans les maisons où il y avait un mort, il dit brusquement:
— C'est un jésuite, ce salaud, avec son air de servir la messe!…
Mais, moi, à votre place, je lui planterais là sa boutique.
Gervaise, éreintée de fatigue, molle et énervée, répondit en s'abandonnant:
— Oui, bien sûr, je n'attendrai pas les hommes de loi…. Ah! j'en ai plein le dos, plein le dos. Les Lorilleux, jouissant à l'idée que la Banban n'aurait plus de magasin, l'approuvèrent beaucoup. On ne se doutait pas de ce que coûtait une boutique. Si elle ne gagnait que trois francs chez les autres, au moins elle n'avait pas de frais, elle ne risquait pas de perdre de grosses sommes. Ils firent répéter cet argument-là à Coupeau, en le poussant; il buvait beaucoup, il se maintenait dans un attendrissement continu, pleurant tout seul dans son assiette. Comme la blanchisseuse semblait se laisser convaincre, Lantier cligna les yeux, en regardant les Poisson. Et la grande Virginie intervint, se montra très aimable.
— Vous savez, on pourrait s'entendre. Je prendrais la suite du bail, j'arrangerais votre affaire avec le propriétaire… Enfin, vous seriez toujours plus tranquille.
— Non, merci, déclara Gervaise, qui se secoua, comme prise d'un frisson. Je sais où trouver les termes, si je veux. Je travaillerai; j'ai mes deux bras, Dieu merci! pour me tirer d'embarras.
— On causera de ça plus tard, se hâta de dire le chapelier. Ce n'est pas convenable, ce soir… Plus tard, demain, par exemple.
A ce moment, madame Lerat, qui était allée dans le cabinet, poussa un léger cri. Elle avait eu peur, parce qu'elle avait trouvé la chandelle éteinte, brûlée jusqu'au bout. Tout le monde s'occupa à en rallumer une autre; et l'on hochait la tête, en répétant que ce n'était pas bon signe, quand la lumière s'éteignait auprès d'un mort.
La veillée commença. Coupeau s'était allongé, pas pour dormir, disait-il, pour réfléchir; et il ronflait cinq minutes après. Lorsqu'on envoya Nana coucher chez les Boche, elle pleura; elle se régalait depuis le matin, à l'espoir d'avoir bien chaud dans le grand lit de son bon ami Lantier. Les Poisson restèrent jusqu'à minuit. On avait fini par faire du vin à la française, dans un saladier, parce que le café donnait trop sur les nerfs de ces dames. La conversation tournait aux effusions tendres. Virginie parlait de la campagne: elle aurait voulu être enterrée au coin d'un bois avec des fleurs des champs sur sa tombe. Madame Lerat gardait déjà, dans son armoire, le drap pour l'ensevelir, et elle le parfumait toujours d'un bouquet de lavande; elle tenait à avoir une bonne odeur sous le nez, quand elle mangerait les pissenlits par la racine. Puis, sans transition, le sergent de ville raconta qu'il avait arrêté une grande belle fille le matin, qui venait de voler dans la boutique d'un charcutier; en la déshabillant chez le commissaire, on lui avait trouvé dix saucissons pendus autour du corps, devant et derrière. Et, madame Lorilleux ayant dit d'un air de dégoût qu'elle n'en mangerait pas, de ces saucissons-là, la société s'était mise à rire doucement. La veillée s'égaya, en gardant les convenances.
Mais comme on achevait le vin à la française, un bruit singulier, un ruissellement sourd, sortit du. cabinet. Tous levèrent la tête, se regardèrent.
— Ce n'est rien, dit tranquillement Lantier, en baissant la voix.
Elle se vide.
L'explication fit hocher la tête, d'un air rassuré, et la compagnie reposa les verres sur la table.
Enfin, les Poisson se retirèrent. Lantier partit avec eux: il allait chez un ami, disait-il, pour laisser son lit aux dames, qui pourraient s'y reposer une heure, chacune à son tour. Lorilleux monta se coucher tout seul, en répétant que ça ne lui était pas arrivé depuis son mariage. Alors, Gervaise et les deux soeurs, restées avec Coupeau endormi, s'organisèrent auprès du poêle, sur lequel elles tinrent du café chaud. Elles étaient, là, pelotonnées, pliées en deux, les mains sous leur tablier, le nez au-dessus du feu, à causer très bas, dans le grand silence du quartier. Madame Lorilleux geignait: elle n'avait pas de robe noire, elle aurait pourtant voulu éviter d'en acheter une, car ils étaient bien gênés, bien gênés; et elle questionna Gervaise, demandant si maman Coupeau ne laissait pas une jupe noire, cette jupe qu'on lui avait donnée pour sa fête. Gervaise dut aller chercher la jupe. Avec un pli à la taille, elle pourrait servir. Mais madame Lorilleux voulait aussi du vieux linge, parlait du lit, de l'armoire, des deux chaises, cherchait des yeux les bibelots qu'il fallait partager. On manqua se fâcher. Madame Lerat mit la paix; elle était plus juste: les Coupeau avaient eu la charge de la mère, ils avaient bien gagné ses quatre guenilles. Et, toutes trois, elles s'assoupirent de nouveau au-dessus du poêle, dans des ragots monotones. La nuit leur semblait terriblement longue. Par moments, elles se secouaient, buvaient du café, allongeaient la tête dans le cabinet, où la chandelle, qu'on ne devait pas moucher, brûlait avec une flamme rouge et triste, grossie par les champignons charbonneux de la mèche. Vers le matin, elles grelottaient, malgré la forte chaleur du poêle. Une angoisse, une lassitude d'avoir trop causé, les suffoquaient, la langue sèche, les yeux malades. Madame Lerat se jeta sur le lit de Lantier et ronfla comme un homme; tandis que les deux autres, la tête tombée et touchant les genoux, dormaient devant le feu. Au petit jour, un frisson les réveilla. La chandelle de maman Coupeau venait encore de s'éteindre. Et, comme, dans l'obscurité, le ruissellement sourd recommençait, madame Lorilleux donna l'explication à voix haute, pour se tranquilliser elle-même.
— Elle se vide, répéta-t-elle, en allumant une autre chandelle.
L'enterrement était pour dix heures et demie. Une jolie matinée, à mettre avec la nuit et avec la journée de la veille! C'est-à-dire que Gervaise, tout en n'ayant pas un sou, aurait donné cent francs à celui qui serait venu prendre maman Coupeau trois heures plus tôt. Non, on a beau aimer les gens, ils sont trop lourds, quand ils sont morts; et même plus on les aime, plus on voudrait se vite débarrasser d'eux.
Une matinée d'enterrement est par bonheur pleine de distractions. On a toutes sortes de préparatifs à faire. On déjeuna d'abord. Puis, ce fut justement le père Bazouge, le croque-mort du sixième, qui apporta la bière et le sac de son. Il ne dessoûlait pas, ce brave homme. Ce jour-là, à huit heures, il était encore tout rigolo d'une cuite prise la veille.
— Voilà, c'est pour ici, n'est-ce pas? dit-il.
Et il posa la bière, qui eut un craquement de boîte neuve.
Mais, comme il jetait à côté le sac de son, il resta les yeux écarquillés, la bouche ouverte, en apercevant Gervaise devant lui.
— Pardon, excuse, je me trompe, balbutia-t-il. On m'avait dit que c'était pour chez vous.
Il avait déjà repris le sac, la blanchisseuse dut lui crier:
— Laissez donc ça, c'est pour ici.
— Ah! tonnerre de Dieu! faut s'expliquer! reprit-il en se tapant sur la cuisse. Je comprends, c'est la vieille…
Gervaise était devenue toute blanche. Le père Bazouge avait apporté la bière pour elle. Il continuait se montrant galant, cherchant à s'excuser:
— N'est-ce pas? on racontait hier qu'il y en avait une de partie, au rez-de-chaussée. Alors, moi, j'avais cru… Vous savez, dans notre métier, ces choses-là, ça entre par une oreille et ça sort par l'autre… Je vous fais tout de même mon compliment. Hein? le plus tard, c'est encore le meilleur, quoique la vie ne soit pas toujours drôle, ah! non, par exemple!
Elle l'écoutait, se reculait, avec la peur qu'il ne la saisît de ses grandes mains sales, pour l'emporter dans sa boîte. Déjà une fois, le soir de ses noces, il lui avait dit en connaître des femmes, qui le remercieraient, s'il montait les prendre. Eh bien! elle n'en était pas là, ça lui faisait froid dans l'échine. Son existence s'était gâtée, mais elle ne voulait pas s'en aller si tôt; oui, elle aimait mieux crever la faim pendant des années, que de crever la mort, l'histoire d'une seconde.
— Il est poivre, murmura-t-elle d'un air de dégoût mêlé d'épouvante. L'administration devrait au moins ne pas envoyer des pochards. On paye assez cher.
Alors, le croque-mort se montra goguenard et insolent.
— Dites donc, ma petite mère, ce sera pour une autre fois. Tout à votre service, entendez-vous! Vous n'avez qu'à me faire signe. C'est moi qui suis le consolateur des dames… Et ne crache pas sur le père Bazouge, parce qu'il en a tenu dans ses bras de plus chic que toi, qui se sont laissé arranger sans se plaindre, bien contentes de continuer leur dodo à l'ombre.
— Taisez-vous, père Bazouge! dit sévèrement Lorilleux, accouru au bruit des voix. Ce ne sont pas des plaisanteries convenables. Si l'on se plaignait, vous seriez renvoyé… Allons, fichez le camp, puisque vous ne respectez pas les principes.
Le croque-mort s'éloigna, mais on l'entendit longtemps sur le trottoir, qui bégayait:
— De quoi, les principes!… Il n'y a pas de principes… il n'y a pas de principes… il n'y a que l'honnêteté!
Enfin, dix heures sonnèrent. Le corbillard était en retard. Il y avait déjà du monde dans la boutique, des amis et des voisins, M. Madinier, Mes-Bottes, madame Gaudron, mademoiselle Remanjou; et, toutes les minutes, entre les volets fermés, par l'ouverture béante de la porte, une tête d'homme ou de femme s'allongeait, pour voir si ce lambin de corbillard n'arrivait pas. La famille, réunie dans la pièce du fond, donnait des poignées de mains. De courts silences se faisaient, coupés de chuchotements rapides, une attente agacée et fiévreuse, avec des courses brusques de robe, madame Lorilleux qui avait oublié son mouchoir, ou bien madame Lerat qui cherchait un paroissien à emprunter. Chacun, en arrivant, apercevait au milieu du cabinet, devant le lit, la bière ouverte; et, malgré soi, chacun restait à l'étudier du coin de l'oeil, calculant que jamais la grosse maman Coupeau ne tiendrait là dedans. Tout le monde se regardait, avec cette pensée dans les yeux, sans se la communiquer. Mais, il y eut une poussée à la porte de la rue. M. Madinier vint annoncer d'une voix grave et contenue, en arrondissant les bras:
— Les voici!
Ce n'était pas encore le corbillard. Quatre croque-morts entrèrent à la file, d'un pas pressé, avec leurs faces rouges et leurs mains gourdes de déménageurs, dans le noir pisseux de leurs vêtements, usés et blanchis au frottement des bières. Le père Bazouge marchait le premier, très soûl et très convenable; dès qu'il était à la besogne, il retrouvait son aplomb. Ils ne prononcèrent pas un mot, la tête un peu basse, pesant déjà maman Coupeau du regard. Et ça ne traîna pas, la pauvre vieille fut emballée, le temps d'éternuer. Le plus petit, un jeune qui louchait, avait vidé le son dans le cercueil, et l'étalait en le pétrissant, comme s'il voulait faire du pain. Un autre, un grand maigre celui-là, l'air farceur, venait d'étendre le drap par-dessus. Puis, une, deux, allez-y! tous les quatre saisirent le corps, l'enlevèrent, deux aux pieds, deux à la tête. On ne retourne pas plus vite une crêpe. Les gens qui allongeaient le cou purent croire que maman Coupeau était sautée d'elle-même dans la boîte. Elle avait glissé là comme chez elle, oh! tout juste, si juste, qu'on avait entendu son frôlement contre le bois neuf. Elle touchait de tous les côtés, un vrai tableau dans un cadre. Mais enfin elle y tenait, ce qui étonna les assistants; bien sûr, elle avait dû diminuer depuis la veille. Cependant les croque-morts s'étaient relevés et attendaient; le petit louche prit le couvercle, pour inviter la famille à faire les derniers adieux; tandis que Bazouge mettait des clous dans sa bouche et apprêtait le marteau. Alors, Coupeau, ses deux soeurs, Gervaise, d'autres encore, se jetèrent à genoux, embrassèrent la maman qui s'en allait, avec de grosses larmes, dont les gouttes chaudes tombaient et roulaient sur ce visage raidi, froid comme une glace. Il y avait un bruit prolongé de sanglots. Le couvercle s'abattit, le père Bazouge enfonça ses clous avec le chic d'un emballeur, deux coups pour chaque pointe; et personne ne s'écouta pleurer davantage dans ce vacarme de meuble qu'on répare. C'était fini. On partait.
— S'il est possible de faire tant d'esbrouffe, dans un moment pareil! dit madame Lorilleux à son mari, en apercevant le corbillard devant la porte.
Le corbillard révolutionnait le quartier. La tripière appelait les garçons de l'épicier, le petit horloger était sorti sur le trottoir, les voisins se penchaient aux fenêtres. Et tout ce monde causait du lambrequin à franges de coton blanches. Ah! les Coupeau auraient mieux fait de payer leurs dettes! Mais, comme le déclaraient les Lorilleux, lorsqu'on a de l'orgueil, ça sort partout et quand même.
— C'est honteux! répétait au même instant Gervaise, en parlant du chaîniste et de sa femme. Dire que ces rapiats n'ont pas même apporté un bouquet de violettes pour leur mère!
Les Lorilleux, en effet, étaient venus les mains vides. Madame Lerat avait donné une couronne de fleurs artificielles. Et l'on mit encore sur la bière une couronne d'immortelles et un bouquet achetés par les Coupeau. Les croque-morts avaient dû donner un fameux coup d'épaule pour hisser et charger le corps. Le cortège fut lent à s'organiser. Coupeau et Lorilleux, en redingote, le chapeau à la main, conduisaient le deuil; le premier dans son attendrissement que deux verres de vin blanc, le matin, avaient entretenu, se tenait au bras de son beau-frère, les jambes molles et les cheveux malades. Puis marchaient les hommes, M. Madinier, très grave, tout en noir, Mes-Bottes, un paletot sur sa blouse, Boche, dont le pantalon jaune fichait un pétard, Lantier, Gaudron, Bibi-la-Grillade, Poisson, d'autres encore. Les dames arrivaient ensuite, au premier rang madame Lorilleux qui traînait la jupe retapée de la morte, madame Lerat cachant sous un châle son deuil improvisé, un caraco garni de lilas, et à la file Virginie, madame Gaudron, madame Fauconnier, mademoiselle Remanjou, tout le reste de la queue. Quand le corbillard s'ébranla et descendit lentement la rue de la Goutte-d'Or, au milieu des signes de croix et des coups de chapeau, les quatre croque-morts prirent la tête, deux en avant, les deux autres à droite et à gauche. Gervaise était restée pour fermer la boutique. Elle confia Nana à madame Boche, et elle rejoignit le convoi en courant, pendant que la petite, tenue par la concierge, sous le perche, regardait d'un oeil profondément intéressé sa grand'mère disparaître au fond de la rue, dans cette belle voiture.
Juste au moment où la blanchisseuse essoufflée rattrapait la queue, Goujet arrivait de son côté. Il se mit avec les hommes; mais il se retourna, et la salua d'un signe de tête, si doucement, qu'elle se sentit tout d'un coup très malheureuse et qu'elle fut reprise par les larmes. Elle ne pleurait plus seulement maman Coupeau, elle pleurait quelque chose d'abominable, qu'elle n'aurait pas pu dire, et qui l'étouffait. Durant tout le trajet, elle tint son mouchoir appuyé contre ses yeux. Madame Lorilleux, les joues sèches et enflammées, la regardait de côté, en ayant l'air de l'accuser de faire du genre.
A l'église, la cérémonie fut vite bâclée. La messe traîna pourtant un peu, parce que le prêtre était très vieux. Mes-Bottes et Bibi-la-Grillade avaient préféré rester dehors, à cause de la quête. M. Madinier, tout le temps, étudia les curés, et il communiquait à Lantier ses observations: ces farceurs-là, en crachant leur latin, ne savaient seulement pas ce qu'ils dégoisaient; ils vous enterraient une personne comme ils vous l'auraient baptisée ou mariée, sans avoir dans le coeur le moindre sentiment. Puis, M. Madinier blâma ce tas de cérémonies, ces lumières, ces voix tristes, cet étalage devant les familles. Vrai, on perdait les siens deux fois, chez soi et à l'église. Et tous les hommes lui donnaient raison, car ce fut encore un moment pénible, lorsque, la messe finie, il y eut un barbottement de prières, et que les assistants durent défiler devant le corps, en jetant de l'eau bénite. Heureusement, le cimetière n'était pas loin, le petit cimetière de la Chapelle, un bout de jardin qui s'ouvrait sur la rue Marcadet. Le cortège y arriva débandé, tapant les pieds, chacun causant de ses affaires. La terre dure sonnait, on aurait volontiers battu la semelle. Le trou béant, près duquel on avait posé la bière, était déjà tout gelé, blafard et pierreux comme une carrière à plâtre; et les assistants, rangés autour des monticules de gravats, ne trouvaient pas drôle d'attendre par un froid pareil, embêtés aussi de regarder le trou. Enfin, un prêtre en surplis sortit d'une maisonnette, il grelottait, on voyait son haleine fumer, à chaque « de profundis » qu'il lâchait. Au dernier signe de croix, il se sauva, sans avoir envie de recommencer. Le fossoyeur prit sa pelle; mais, à cause de la gelée, il ne détachait que de grosses mottes, qui battaient une jolie musique là-bas au fond, un vrai bombardement sur le cercueil, une enfilade de coups de canon à croire que le bois se fendait. On a beau être égoïste, cette musique-là vous casse l'estomac. Les larmes recommencèrent. On s'en allait, on était dehors, qu'on entendait encore les détonations. Mes-Bottes, soufflant dans ses doigts, fit tout haut une remarque: Ah! tonnerre de Dieu! non! la pauvre maman Coupeau n'allait pas avoir chaud!
— Mesdames et la compagnie, dit le zingueur aux quelques amis restés dans la rue avec la famille, si vous voulez bien nous permettre de vous offrir quelque chose…
Et il entra le premier chez un marchand de vin de la rue Marcadet, A la descente du cimetière. Gervaise, demeurée sur le trottoir, appela Goujet qui s'éloignait, après l'avoir saluée d'un nouveau signe de tête. Pourquoi n'acceptait-il pas un verre de vin? Mais il était pressé, il retournait à l'atelier. Alors, ils se regardèrent un moment sans rien dire.
— Je vous demande pardon pour les soixante francs, murmura enfin la blanchisseuse. J'étais comme une folle, j'ai songé à vous…
— Oh! il n'y a pas de quoi, vous êtes pardonnée, interrompit le forgeron. Et, vous savez, tout à votre service, s'il vous arrivait un malheur… Mais n'en dites rien à maman, parce qu'elle a ses idées, et que je ne veux pas la contrarier.
Elle le regardait toujours; et, en le voyant si bon, si triste, avec sa belle barbe jaune, elle fut sur le point d'accepter son ancienne proposition, de s'en aller avec lui, pour être heureux ensemble quelque part. Puis, il lui vint une autre mauvaise pensée, celle de lui emprunter ses deux termes, à n'importe quel prix. Elle tremblait, elle reprit d'une voix caressante:
— Nous ne sommes pas fâchés, n'est-ce pas?
Lui, hocha la tête, en répondant:
— Non, bien sûr, jamais nous ne serons fâchés… Seulement, vous comprenez, tout est fini.
Et il s'en alla à grandes enjambées, laissant Gervaise étourdie, écoutant sa dernière parole battre dans ses oreilles avec un bourdonnement de cloche. En entrant chez le marchand de vin, elle entendait sourdement au fond d'elle: « Tout est fini, eh bien! « tout est fini; je n'ai plus rien à faire, moi, si tout est fini! » Elle s'assit, elle avala une bouchée de pain et de fromage, vida un verre plein qu'elle trouva devant elle.
C'était, au rez-de-chaussée, une longue salle à plafond bas, occupée par deux grandes tables. Des litres, des quarts de pain, de larges triangles de brie sur trois assiettes, s'étalaient à la file. La société mangeait sur le pouce, sans nappe et sans couverts. Plus loin, près du poêle qui ronflait, les quatre croque-morts achevaient de déjeuner.
— Mon Dieu! expliquait M. Madinier, chacun son tour. Les vieux font de la place aux jeunes…. Ça va vous sembler bien vide, votre logement, quand vous rentrerez.
— Oh! mon frère donne congé, dit vivement madame Lorilleux. C'est une ruine, cette boutique.
On avait travaillé Coupeau. Tout le monde le poussait à céder le bail. Madame Lerat elle-même, très bien avec Lantier et Virginie depuis quelque temps, chatouillée par l'idée qu'ils devaient avoir un béguin l'un pour l'autre, parlait de faillite et de prison, en prenant des airs effrayés. Et, brusquement, le zingueur se fâcha, son attendrissement tournait à la fureur, déjà trop arrosé de liquide.
— Écoute, cria-t-il dans le nez de sa femme, je veux que tu m'écoutes! Ta sacrée tête fait toujours des siennes. Mais, cette fois, je suivrai ma volonté, je t'avertis!
— Ah bien! dit Lantier, si jamais on la réduit par de bonnes paroles!
Il faudrait un maillet pour lui entrer ça dans le crâne.
Et tous deux tapèrent un instant sur elle. Ça n'empêchait pas les mâchoires de fonctionner. Le brie disparaissait, les litres coulaient comme des fontaines. Cependant, Gervaise mollissait sous les coups. Elle ne répondait rien, la bouche toujours pleine, se dépêchant, comme si elle avait eu très faim. Quand ils se lassèrent, elle leva doucement la tête, elle dit:
— En voilà assez, hein? Je m'en fiche pas mal de la boutique! Je n'en veux plus… Comprenez-vous, je m'en fiche! Tout est fini!
Alors, on redemanda du fromage et du pain, on causa sérieusement. Les Poisson prenaient le bail et offraient de répondre des deux termes arriérés. D'ailleurs, Boche acceptait l'arrangement, d'un air d'importance, au nom du propriétaire. Il loua même, séance tenante, un logement aux Coupeau, le logement vacant du sixième, dans le corridor des Lorilleux. Quant à Lantier, mon Dieu! il voulait bien garder sa chambre, si cela ne gênait pas les Poisson. Le sergent de ville s'inclina, ça ne le gênait pas du tout; on s'entend toujours entre amis, malgré les idées politiques. Et Lantier, sans se mêler davantage de la cession, en homme qui a conclu enfin sa petite affaire, se confectionna une énorme tartine de fromage de Brie; il se renversait, il la mangeait dévotement, le sang sous la peau, brûlant d'une joie sournoise, clignant les yeux pour guigner tour à tour Gervaise et Virginie.
— Eh! père Bazouge! appela Coupeau, venez donc boire un coup. Nous ne sommes pas fiers, nous sommes tous des travailleurs.
Les quatre croque-morts, qui s'en allaient, rentrèrent pour trinquer avec la société. Ce n'était pas un reproche, mais la dame de tout à l'heure pesait son poids et valait bien un verre de vin. Le père Bazouge regardait fixement la blanchisseuse, sans lâcher un mot déplacé. Elle se leva, mal à l'aise, elle quitta les hommes qui achevaient de se cocarder. Coupeau, soûl comme une grive, recommençait à viauper et disait que c'était le chagrin.
Le soir, quand Gervaise se retrouva chez elle, elle resta abêtie sur une chaise. Il lui semblait que les pièces étaient désertes et immenses. Vrai, ça faisait un fameux débarras. Mais elle n'avait bien sûr pas laissé que maman Coupeau au fond du trou, dans le petit jardin de la rue Marcadet. Il lui manquait trop de choses, ça devait être un morceau de sa vie à elle, et sa boutique, et son orgueil de patronne, et d'autres sentiments encore, qu'elle avait enterrés ce jour-là. Oui, les murs étaient nus, son coeur aussi, c'était un déménagement complet, une dégringolade dans le fossé. Et elle se sentait trop lasse, elle se ramasserait plus tard, si elle pouvait.
A dix heures, en se déshabillant, Nana pleura, trépigna. Elle voulait coucher dans le lit de maman Coupeau. Sa mère essaya de lui faire peur; mais la petite était trop précoce, les morts lui causaient seulement une grosse curiosité; si bien que, pour avoir la paix, on finit par lui permettre de s'allonger à la place de maman Coupeau. Elle aimait les grands lits, cette gamine; elle s'étalait, elle se roulait. Cette nuit-là, elle dormit joliment bien, dans la bonne chaleur et les chatouilles du matelas de plume.
Le nouveau logement des Coupeau se trouvait au sixième, escalier B. Quand on avait passé devant mademoiselle Remanjou, on prenait le corridor, à gauche. Puis, il fallait encore tourner. La première porte était celle des Bijard. Presque en face, dans un trou sans air, sous un petit escalier qui montait à la toiture, couchait le père Bru. Deux logements plus loin, on arrivait chez Bazouge. Enfin, contre Bazouge, c'étaient les Coupeau, une chambre et un cabinet donnant sur la cour. Et il n'y avait plus, au fond du couloir, que deux ménages, avant d'être chez les Lorilleux, tout au bout.
Une chambre et un cabinet, pas plus. Les Coupeau perchaient là, maintenant. Et encore la chambre était-elle large comme la main. Il fallait y faire tout, dormir, manger et le reste. Dans le cabinet, le lit de Nana tenait juste; elle devait se déshabiller chez son père et sa mère, et on laissait la porte ouverte, la nuit, pour qu'elle n'étouffât pas. C'était si petit, que Gervaise avait cédé des affaires aux Poisson en quittant la boutique, ne pouvant tout caser. Le lit, la table, quatre chaises, le logement était plein. Même le coeur crevé, n'ayant pas le courage de se séparer de sa commode, elle avait encombré le carreau de ce grand coquin de meuble, qui bouchait la moitié de la fenêtre. Un des battants se trouvait condamné, ça enlevait de la lumière et de la gaieté. Quand elle voulait regarder dans la cour, comme elle devenait très grosse, elle n'avait pas la place de ses coudes, elle se penchait de biais, le cou tordu, pour voir.
Les premiers jours, la blanchisseuse s'asseyait et pleurait. Ça lui semblait trop dur, de ne plus pouvoir se remuer chez elle, après avoir toujours été au large. Elle suffoquait, elle restait à la fenêtre pendant des heures, écrasée entre le mur et la commode, à prendre des torticolis. Là seulement elle respirait. La cour, pourtant, ne lui inspirait guère que des idées tristes. En face d'elle, du côté du soleil, elle apercevait son rêve d'autrefois, cette fenêtre du cinquième où des haricots d'Espagne, à chaque printemps, enroulaient leurs tiges minces sur un berceau de ficelles. Sa chambre, à elle, était du côté de l'ombre, les pots de réséda y mouraient en huit jours. Ah! non, la vie ne tournait pas gentiment, ce n'était guère l'existence qu'elle avait espérée. Au lieu d'avoir des fleurs sur sa vieillesse, elle roulait dans les choses qui ne sont pas propres. Un jour, en se penchant, elle eut une drôle de sensation, elle crut se voir en personne là-bas, sous le porche, près de la loge du concierge, le nez en l'air, examinant la maison pour la première fois; et ce saut de treize ans en arrière lui donna un élancement au coeur. La cour n'avait pas changé, les façades nues à peine plus noires et plus lépreuses; une puanteur montait des plombs rongés de rouille; aux cordes des croisées, séchaient des linges, des couches d'enfant emplâtrées d'ordure; en bas, le pavé défoncé restait sali des escarbilles de charbon du serrurier et des copeaux du menuisier; même, dans le coin humide de la fontaine, une mare coulée de la teinturerie avait une belle teinte bleue, d'un bleu aussi tendre que le bleu de jadis. Mais elle, à cette heure, se sentait joliment changée et décatie. Elle n'était plus en bas, d'abord, la figure vers le ciel, contente et courageuse, ambitionnant un bel appartement. Elle était sous les toits, dans le coin des pouilleux, dans le trou le plus sale, à l'endroit où l'on ne recevait jamais la visite d'un rayon. Et ça expliquait ses larmes, elle ne pouvait pas être enchantée de son sort.
Cependant, lorsque Gervaise se fut un peu accoutumée, les commencements du ménage, dans le nouveau logement, ne se présentèrent pas mal. L'hiver était presque fini, les quatre sous des meubles cédés à Virginie avaient facilité l'installation. Puis, dès les beaux jours, il arriva une chance, Coupeau se trouva embauché pour aller travailler en province, à Étampes; et là, il fit près de trois mois, sans se soûler, guéri un moment par l'air de la campagne. On ne se doute pas combien ça désaltère les pochards, de quitter l'air de Paris, où il y a dans les rues une vraie fumée d'eau-de-vie et de vin. A son retour, il était frais comme une rose, et il rapportait quatre cents francs, avec lesquels ils payèrent les deux termes arriérés de la boutique, dont les Poisson avaient répondu, ainsi que d'autres petites dettes du quartier, les plus criardes. Gervaise déboucha deux ou trois rues où elle ne passait plus. Naturellement, elle s'était mise repasseuse à la journée. Madame Fauconnier, très bonne femme pourvu qu'on la flattât, avait bien voulu la reprendre. Elle lui donnait même trois francs, comme à une première ouvrière, par égard pour son ancienne position de patronne. Aussi le ménage semblait-il devoir boulotter. Même, avec du travail et de l'économie, Gervaise voyait le jour où ils pourraient tout payer et s'arranger un petit train-train supportable. Seulement, elle se promettait ça, dans la fièvre de la grosse somme gagnée par son mari. A froid, elle acceptait le temps comme il venait, elle disait que les belles choses ne duraient pas.
Ce dont les Coupeau eurent le plus à souffrir alors, ce fut de voir les Poisson s'installer dans leur boutique. Ils n'étaient point trop jaloux de leur naturel, mais on les agaçait, on s'émerveillait exprès devant eux sur les embellissements de leurs successeurs. Les Boche, surtout les Lorilleux, ne tarissaient pas. A les entendre, jamais on n'aurait vu une boutique plus belle. Et ils parlaient de l'état de saleté où les Poisson avaient trouvé les lieux, ils racontaient que le lessivage seul était monté à trente francs. Virginie, après des hésitations, s'était décidée pour un petit commerce d'épicerie fine, des bonbons, du chocolat, du café, du thé. Lantier lui avait vivement conseillé ce commerce, car il y avait, disait-il, des sommes énormes à gagner dans la friandise. La boutique fut peinte en noir, et relevée de filets jaunes, deux couleurs distinguées. Trois menuisiers travaillèrent huit jours à l'agencement des casiers, des vitrines, un comptoir avec des tablettes pour les bocaux, comme chez les confiseurs. Le petit héritage, que Poisson tenait en réserve, dut être rudement écorné. Mais Virginie triomphait, et les Lorilleux, aidés des portiers, n'épargnaient pas à Gervaise un casier, une vitrine, un bocal, amusés quand ils voyaient sa figure changer. On a beau n'être pas envieux, on rage toujours quand les autres chaussent vos souliers et vous écrasent.
Il y avait aussi une question d'homme par-dessous. On affirmait que Lantier avait quitté Gervaise. Le quartier déclarait ça très bien. Enfin, ça mettait un peu de morale dans la rue. Et tout l'honneur de la séparation revenait à ce finaud de chapelier, que les dames gobaient toujours. On donnait des détails, il avait dû calotter la blanchisseuse pour la faire tenir tranquille, tant elle était acharnée après lui. Naturellement, personne ne disait la vérité vraie; ceux qui auraient pu la savoir, la jugeaient trop simple et pas assez intéressante. Si l'on voulait, Lantier avait en effet quitté Gervaise, en ce sens qu'il ne la tenait plus à sa disposition, le jour et la nuit; mais il montait pour sûr la voir au sixième, quand l'envie l'en prenait, car mademoiselle Remanjou le rencontrait sortant de chez les Coupeau à des heures peu naturelles. Enfin, les rapports continuaient, de bric et de broc, va comme je te pousse, sans que l'un ni l'autre y eût beaucoup de plaisir; un reste d'habitude, des complaisances réciproques, pas davantage. Seulement, ce qui compliquait la situation, c'était que le quartier, maintenant, fourrait Lantier et Virginie dans la même paire de draps. Là encore le quartier se pressait trop. Sans doute, le chapelier chauffait la grande brune; et ça se trouvait indiqué, puisqu'elle remplaçait Gervaise en tout et pour tout, dans le logement. Il courait justement une blague; on prétendait qu'une nuit il était allé chercher Gervaise sur l'oreiller du voisin, et qu'il avait ramené et gardé Virginie sans la reconnaître avant le petit jour, à cause de l'obscurité. L'histoire faisait rigoler, mais il n'était réellement pas si avancé, il se permettait à peine de lui pincer les hanches. Les Lorilleux n'en parlaient pas moins devant la blanchisseuse des amours de Lantier et de madame Poisson avec attendrissement, espérant la rendre jalouse. Les Boche, eux aussi, laissaient entendre que jamais ils n'avaient vu un plus beau couple. Le drôle, dans tout ça, c'était que la rue de la Goutte-d'Or ne semblait pas se formaliser du nouveau ménage à trois; non, la morale, dure pour Gervaise, se montrait douce pour Virginie. Peut-être l'indulgence souriante de la rue venait-elle de ce que le mari était sergent de ville.
Heureusement, la jalousie ne tourmentait guère Gervaise. Les infidélités de Lantier la laissaient bien calme, parce que son coeur, depuis longtemps, n'était plus pour rien dans leurs rapports. Elle avait appris, sans chercher à les savoir, des histoires malpropres, des liaisons du chapelier avec toutes sortes de filles, les premiers chiens coiffés qui passaient dans la rue; et ça lui faisait si peu d'effet, qu'elle avait continué d'être complaisante, sans même trouver en elle assez de colère pour rompre. Cependant, elle n'accepta pas si aisément le nouveau béguin de son amant. Avec Virginie, c'était autre chose. Ils avaient inventé ça dans le seul but de la taquiner tous les deux; et si elle se moquait de la bagatelle, elle tenait aux égards. Aussi, lorsque madame Lorilleux ou quelque autre méchante bête affectait en sa présence de dire que Poisson ne pouvait plus passer sous la porte Saint-Denis, devenait-elle toute blanche, la poitrine arrachée, une brûlure dans l'estomac. Elle pinçait les lèvres, elle évitait de se fâcher, ne voulant pas donner ce plaisir à ses ennemis. Mais elle dut quereller Lantier, car mademoiselle Remanjou crut distinguer le bruit d'un soufflet, une après-midi; d'ailleurs, il y eut certainement une brouille, Lantier cessa de lui parler pendant quinze jours, puis il revint le premier, et le train-train parut recommencer, comme si de rien n'était. La blanchisseuse préférait en prendre son parti, reculant devant un crêpage de chignons, désireuse de ne pas gâter sa vie davantage. Ah! elle n'avait plus vingt ans, elle n'aimait plus les hommes, au point de distribuer des fessées pour leurs beaux yeux et de risquer le poste. Seulement, elle additionnait ça avec le reste.
Coupeau blaguait. Ce mari commode, qui n'avait pas voulu voir le cocuage chez lui, rigolait à mort de la paire de cornes de Poisson. Dans son ménage, ça ne comptait pas; mais, dans le ménage des autres, ça lui semblait farce, et il se donnait un mal du diable pour guetter ces accidents-là, quand les dames des voisins allaient regarder la feuille à l'envers. Quel jean-jean, ce Poisson! et ça portait une épée, ça se permettait de bousculer le monde sur les trottoirs! Puis, Coupeau poussait le toupet jusqu'à plaisanter Gervaise. Ah bien! son amoureux la lâchait joliment! Elle n'avait pas de chance: une première fois, les forgerons ne lui avaient pas réussi, et, pour la seconde, c'étaient les chapeliers qui lui claquaient dans la main. Aussi, elle s'adressait aux corps d'états pas sérieux. Pourquoi ne prenait-elle pas un maçon, un homme d'attache, habitué à gâcher solidement son plâtre? Bien sûr, il disait ces choses en manière de rigolade, mais Gervaise n'en devenait pas moins toute verte, parce qu'il la fouillait de ses petits yeux gris, comme s'il avait voulu lui entrer les paroles avec une vrille. Lorsqu'il abordait le chapitre des saletés, elle ne savait jamais s'il parlait pour rire ou pour de bon. Un homme qui se soûle d'un bout de l'année à l'autre n'a plus la tête à lui, et il y a des maris, très jaloux à vingt ans, que la boisson rend très coulants à trente sur le chapitre de la fidélité conjugale.
Il fallait voir Coupeau crâner dans la rue de la Goutte-d'Or! Il appelait Poisson le cocu. Ça leur clouait le bec, aux bavardes! Ce n'était plus lui, le cocu. Oh! il savait ce qu'il savait. S'il avait eu l'air de ne pas entendre, dans le temps, c'était apparemment qu'il n'aimait pas les potins. Chacun connaît son chez soi et se gratte où ça le démange. Ça ne le démangeait pas, lui; il ne pouvait pas se gratter, pour faire plaisir au monde. Eh bien! et le sergent de ville, est-ce qu'il entendait? Pourtant ça y était, cette fois; on avait vu les amoureux, il ne s'agissait plus d'un cancan en l'air. Et il se fâchait, il ne comprenait pas comment un homme, un fonctionnaire du gouvernement, souffrait chez lui un pareil scandale. Le sergent de ville devait aimer la resucée des autres, voilà tout. Les soirs où Coupeau s'ennuyait, seul avec sa femme dans leur trou, sous les toits, ça ne l'empêchait pas de descendre chercher Lantier et de l'amener de force. Il trouvait la cambuse triste, depuis que le camarade n'était plus là. Il le raccommodait avec Gervaise, s'il les voyait en froid. Tonnerre de Dieu! est-ce qu'on n'envoie pas le monde à la balançoire, est-ce qu'il est défendu de s'amuser comme on l'entend? Il ricanait, des idées larges s'allumaient dans ses yeux vacillants de pochard, des besoins de tout partager avec le chapelier, pour embellir la vie. Et c'était surtout ces soirs-là que Gervaise ne savait plus s'il parlait pour rire ou pour de bon.
Au milieu de ces histoires, Lantier faisait le gros dos. Il se montrait paternel et digne. A trois reprises, il avait empêché des brouilles entre les Coupeau et les Poisson. Le bon accord des deux ménages entrait dans son contentement. Grâce aux regards tendres et fermes dont il surveillait Gervaise et Virginie, elles affectaient toujours l'une pour l'autre une grande amitié. Lui, régnant sur la blonde et sur la brune, avec une tranquillité de pacha, s'engraissait de sa roublardise. Ce mâtin-là digérait encore les Coupeau qu'il mangeait déjà les Poisson. Oh! ça ne le gênait guère; une boutique avalée, il entamait une seconde boutique. Enfin, il n'y a que les hommes de cette espèce qui aient de la chance.
Ce fut cette année-là, en juin, que Nana fit sa première communion. Elle allait sur ses treize ans, grande déjà comme une asperge montée, avec un air d'effronterie; l'année précédente, on l'avait renvoyée du catéchisme, à cause de sa mauvaise conduite; et, si le curé l'admettait cette fois, c'était de peur de ne pas la voir revenir et de lâcher sur le pavé une païenne de plus. Nana dansait de joie en pensant à la robe blanche. Les Lorilleux, comme parrain et marraine, avaient promis la robe, un cadeau dont ils parlaient dans toute la maison; madame Lerat devait donner le voile et le bonnet, Virginie la bourse, Lantier le paroissien; de façon que les Coupeau attendaient la cérémonie sans trop s'inquiéter. Même les Poisson, qui voulaient pendre la crémaillère, choisirent justement cette occasion, sans doute sur le conseil du chapelier. Ils invitèrent les Coupeau et les Boche, dont la petite faisait aussi sa première communion. Le soir, on mangerait chez eux un gigot et quelque chose autour.
Justement, la veille, au moment où Nana émerveillée regardait les cadeaux étalés sur la commode, Coupeau rentra dans un état abominable. L'air de Paris le reprenait. Et il attrapa sa femme et l'enfant, avec des raisons d'ivrogne, des mots dégoûtants qui n'étaient pas à dire dans la situation. D'ailleurs, Nana elle-même devenait mal embouchée, au milieu des conversations sales qu'elle entendait continuellement. Les jours de dispute, elle traitait très bien sa mère de chameau et de vache.
— Et du pain! gueulait le zingueur. Je veux ma soupe, tas de rosses!… En voilà des femelles avec leurs chiffons! Je m'assois sur les affutiaux, vous savez, si je n'ai pas ma soupe!
— Quel lavement, quand il est paf! murmura Gervaise impatientée.
Et, se tournant vers lui:
— Elle chauffe, tu nous embêtes.
Nana faisait la modeste, parce qu'elle trouvait ça gentil, ce jour-là. Elle continuait à regarder les cadeaux sur la commode, en affectant de baisser les yeux et de ne pas comprendre les vilains propos de son père. Mais le zingueur était joliment taquin, les soirs de ribotte. Il lui parlait dans le cou.
— Je t'en ficherai, des robes blanches! Hein? c'est encore pour te faire des nichons dans ton corsage avec des boules de papier, comme l'autre dimanche?.. Oui, oui, attends un peu! Je te vois bien tortiller ton derrière. Ça te chatouille, les belles frusques. Ça te monte le coco… Veux-tu décaniller de là, bougre de chenillon! Retire tes patoches, colle-moi ça dans un tiroir, ou je te débarbouille avec!
Nana, la tête basse, ne répondait toujours rien. Elle avait pris le
petit bonnet de tulle, elle demandait à sa mère combien ça coûtait.
Et, comme Coupeau allongeait la main pour arracher le bonnet, ce fut
Gervaise qui le repoussa en criant:
— Mais laisse-la donc, cette enfant! elle est gentille, elle ne fait rien de mal.
Alors le zingueur lâcha tout son paquet.
— Ah! les garces! La mère et la fille, ça fait la paire. Et c'est du propre d'aller manger le bon Dieu en guignant les hommes. Ose donc dire le contraire, petite salope!… Je vas t'habiller avec un sac, nous verrons si ça te grattera la peau. Oui, avec un sac, pour vous dégoûter, toi et tes curés. Est-ce que j'ai besoin qu'on te donne du vice?… Nom de Dieu! voulez-vous m'écouter, toutes les deux!
Et, du coup, Nana furieuse se tourna, pendant que Gervaise devait étendre les bras, afin de protéger les affaires que Coupeau parlait de déchirer. L'enfant regarda son père fixement; puis, oubliant la modestie recommandée par son confesseur:
— Cochon! dit-elle, les dents serrées.
Dès que le zingueur eut mangé sa soupe, il ronfla. Le lendemain, il s'éveilla très bon enfant. Il avait un reste de la veille, tout juste de quoi être aimable. Il assista à la toilette de la petite, attendri par la robe blanche, trouvant qu'un rien du tout donnait à cette vermine un air de vraie demoiselle. Enfin, comme il le disait, un père, en un pareil jour, était naturellement fier de sa fille. Et il fallait voir le chic de Nana, qui avait des sourires embarrassés de mariée, dans sa robe trop courte. Quand on descendit et qu'elle aperçut sur le seuil de la loge Pauline, également habillée, elle s'arrêta, l'enveloppa d'un regard clair, puis se montra très bonne, en la trouvant moins bien mise qu'elle, arrangée comme un paquet. Les deux familles partirent ensemble pour l'église. Nana et Pauline marchaient les premières, le paroissien à la main, retenant leurs voiles que le vent gonflait; et elles ne causaient pas, crevant de plaisir à voir les gens sortir des boutiques, faisant une moue dévote pour entendre dire sur leur passage qu'elles étaient bien gentilles. Madame Boche et madame Lorilleux s'attardaient, parce qu'elles se communiquaient leurs réflexions sur la Banban, une mange-tout, dont la fille n'aurait jamais communié si les parents ne lui avaient tout donné, oui, tout, jusqu'à une chemise neuve, par respect pour la sainte table. Madame Lorilleux s'occupait surtout de la robe, son cadeau à elle, foudroyant Nana et l'appelant « grande sale », chaque fois que l'enfant ramassait la poussière avec sa jupe, en s'approchant trop des magasins.
A l'église, Coupeau pleura tout le temps. C'était bête, mais il ne pouvait se retenir. Ça le saisissait, le curé faisant les grands bras, les petites filles pareilles à des anges défilant les mains jointes; et la musique des orgues lui barbottait dans le ventre, et la bonne odeur de l'encens l'obligeait à renifler, comme si on lui avait poussé un bouquet dans la figure. Enfin, il voyait bleu, il était pincé au coeur. Il y eut particulièrement un cantique, quelque chose de suave, pendant que les gamines avalaient le bon Dieu, qui lui sembla couler dans son cou, avec un frisson tout le long de l'échine. Autour de lui, d'ailleurs, les personnes sensibles trempaient aussi leur mouchoir. Vrai, c'était un beau jour, le plus beau jour de la vie. Seulement, au sortir de l'église, quand il alla prendre un canon avec Lorilleux, qui était resté les yeux secs et qui le blaguait, il se fâcha, il accusa les corbeaux de brûler chez eux des herbes du diable pour amollir les hommes. Puis, après tout, il ne s'en cachait pas, ses yeux avaient fondu, ça prouvait simplement qu'il n'avait pas un pavé dans la poitrine. Et il commanda une autre tournée.
Le soir, la crémaillère fut très gaie, chez les Poisson. L'amitié régna sans un accroc, d'un bout à l'autre du repas. Lorsque les mauvais jours arrivent, on tombe ainsi sur de bonnes soirées, des heures où l'on s'aime entre gens qui se détestent. Lantier, ayant à sa gauche Gervaise et Virginie à sa droite, se montra aimable pour toutes les deux, leur prodiguant des tendresses de coq qui veut la paix dans son poulailler. En face, Poisson gardait sa rêverie calme et sévère de sergent de ville, son habitude de ne penser à rien, les yeux voilés, pendant ses longues factions sur les trottoirs. Mais les reines de la fête furent les deux petites, Nana et Pauline, auxquelles on avait permis de ne pas se déshabiller; elles se tenaient raides, de crainte de tacher leurs robes blanches, et on leur criait, à chaque bouchée, de lever le menton, pour avaler proprement. Nana, ennuyée, finit par baver tout son vin sur son corsage; ce fut une affaire, on la déshabilla, on lava immédiatement le corsage dans un verre d'eau.
Puis, au dessert, on causa sérieusement de l'avenir des enfants. Madame Boche avait fait son choix, Pauline allait entrer dans un atelier de reperceuses sur or et sur argent; on gagnait là dedans des cinq et six francs. Gervaise ne savait pas encore, Nana ne montrait aucun goût. Oh! elle galopinait, elle montrait ce goût; mais, pour le reste, elle avait des mains de beurre.
— Moi, à votre place, dit madame Lerat, j'en ferais une fleuriste.
C'est un état propre et gentil.
— Les fleuristes, murmura Lorilleux, toutes des Marie-couche-toi-là.
— Eh bien! et moi? reprit la grande veuve, les lèvres pincées. Vous êtes galant. Vous savez, je ne suis pas une chienne, je ne me mets pas les pattes en l'air, quand on siffle!
Mais toute la société la fit taire.
— Madame Lerat, oh! madame Lerat!
Et on lui indiquait du coin de l'oeil les deux premières communiantes qui se fourraient le nez dans leurs verres pour ne pas rire. Par convenance, les hommes eux-mêmes avaient choisi jusque-là les mots distingués. Mais madame Lerat n'accepta pas la leçon. Ce qu'elle venait de dire, elle l'avait entendu dans les meilleures sociétés. D'ailleurs, elle se flattait de savoir sa langue; on lui faisait souvent compliment de la façon dont elle parlait de tout, même devant des enfants, sans jamais blesser la décence.
— Il y a des femmes très bien parmi les fleuristes, apprenez ça! criait-elle. Elles sont faites comme les autres femmes, elles n'ont pas de la peau partout, bien sûr. Seulement, elles se tiennent, elles choisissent avec goût, quand elles ont une faute à faire… Oui, ça leur vient des fleurs. Moi, c'est ce qui m'a conservée…
— Mon Dieu! interrompit Gervaise, je n'ai pas de répugnance pour les fleurs. Il faut que ça plaise à Nana, pas davantage; on ne doit pas contrarier les enfants sur la vocation… Voyons, Nana, ne fais pas la bête, réponds. Ça te plaît-il, les fleurs?
La petite, penchée au-dessus de son assiette, ramassait des miettes de gâteau avec son doigt mouillé, qu'elle suçait ensuite. Elle ne se dépêcha pas. Elle avait son rire vicieux.
— Mais oui, maman, ça me plaît, finit-elle par déclarer.
Alors, l'affaire fut tout de suite arrangée. Coupeau voulut bien que madame Lerat emmenât l'enfant à son atelier, rue du Caire, dès le lendemain. Et la société parla gravement des devoirs de la vie. Boche disait que Nana et Pauline étaient des femmes, maintenant qu'elles avaient communié. Poisson ajoutait qu'elles devaient désormais savoir faire la cuisine, raccommoder les chaussettes, conduire une maison. On leur parla même de leur mariage et des enfants qui leur pousseraient un jour. Les gamines écoutaient et rigolaient en dessous, se frottaient l'une contre l'autre, le coeur gonflé d'être des femmes, rouges et embarrassées dans leurs robes blanches. Mais ce qui les chatouilla le plus, ce fut lorsque Lantier les plaisanta, en leur demandant si elles n'avaient pas déjà des petits maris. Et l'on fit avouer de force à Nana qu'elle aimait bien Victor Fauconnier, le fils de la patronne de sa mère.
— Ah bien! dit madame Lorilleux devant les Boche, comme on partait, c'est notre filleule, mais du moment où ils en font une fleuriste, nous ne voulons plus entendre parler d'elle. Encore une roulure pour les boulevards… Elle leur chiera du poivre, avant six mois.
En remontant se coucher, les Coupeau convinrent que tout avait bien marché et que les Poisson n'étaient pas de méchantes gens. Gervaise trouvait même la boutique proprement arrangée. Elle s'attendait à souffrir, en passant ainsi la soirée dans son ancien logement, où d'autres se carraient à cette heure; et elle restait surprise de n'avoir pas ragé une seconde. Nana, qui se déshabillait, demanda à sa mère si la robe de la demoiselle du second, qu'on avait mariée le mois dernier, était en mousseline comme la sienne.
Mais ce fut là le dernier beau jour du ménage. Deux années s'écoulèrent, pendant lesquelles ils s'enfoncèrent de plus en plus. Les hivers surtout les nettoyaient. S'ils mangeaient du pain au beau temps, les fringales arrivaient avec la pluie et le froid, les danses devant le buffet, les dîners par coeur, dans la petite Sibérie de leur cambuse. Ce gredin de décembre entrait chez eux par-dessous la porte, et il apportait tous les maux, le chômage des ateliers, les fainéantises engourdies des gelées, la misère noire des temps humides. Le premier hiver, ils firent encore du feu quelquefois, se pelotonnant autour du poêle, aimant mieux avoir chaud que de manger; le second hiver, le poêle ne se dérouilla seulement pas, il glaçait la pièce de sa mine lugubre de borne de fonte. Et ce qui leur cassait les jambes, ce qui les exterminait, c'était par-dessus tout de payer leur terme. Oh! le terme de janvier, quand il n'y avait pas un radis à la maison et que le père Boche présentait la quittance! Ça soufflait davantage de froid, une tempête du Nord. M. Marescot arrivait, le samedi suivant, couvert d'un bon paletot, ses grandes pattes fourrées dans des gants de laine; et il avait toujours le mot d'expulsion à la bouche, pendant que la neige tombait dehors, comme si elle leur préparait un lit sur le trottoir, avec des draps blancs. Pour payer le terme, ils auraient vendu de leur chair. C'était le terme qui vidait le buffet et le poêle. Dans la maison entière, d'ailleurs, une lamentation montait. On pleurait à tous les étages, une musique de malheur ronflant le long de l'escalier et des corridors. Si chacun avait eu un mort chez lui, ça n'aurait pas produit un air d'orgues aussi abominable. Un vrai jour du jugement dernier, la fin des fins, la vie impossible, l'écrasement du pauvre monde. La femme du troisième allait faire huit jours au coin de la rue Belhomme. Un ouvrier, le maçon du cinquième, avait volé chez son patron.
Sans doute, les Coupeau devaient s'en prendre à eux seuls. L'existence a beau être dure, on s'en tire toujours, lorsqu'on a de l'ordre et de l'économie, témoins les Lorilleux qui allongeaient leurs termes régulièrement, pliés dans des morceaux de papier sales; mais, ceux-là, vraiment, menaient une vie d'araignées maigres, à dégoûter du travail. Nana ne gagnait encore rien, dans les fleurs; elle dépensait même pas mal pour son entretien. Gervaise, chez madame Fauconnier, finissait par être mal regardée. Elle perdait de plus en plus la main, elle bousillait l'ouvrage, au point que la patronne l'avait réduite à quarante sous, le prix des gâcheuses. Avec ça, très fière, très susceptible, jetant à la tête de tout le monde son ancienne position de femme établie. Elle manquait des journées, elle quittait l'atelier, par coup de tête: ainsi, une fois, elle s'était trouvée si vexée de voir madame Fauconnier prendre madame Putois chez elle, et de travailler ainsi coude à coude avec son ancienne ouvrière, qu'elle n'avait pas reparu de quinze jours. Après ces foucades, on la reprenait par charité, ce qui l'aigrissait davantage. Naturellement, au bout de la semaine, la paye n'était pas grasse; et, comme elle le disait amèrement, c'était elle qui finirait un samedi par en redevoir à la patronne. Quant à Coupeau, il travaillait peut-être, mais alors il faisait, pour sûr, cadeau de son travail au gouvernement; car Gervaise, depuis l'embauchage d'Étampes, n'avait pas revu la couleur de sa monnaie. Les jours de sainte-touche, elle ne lui regardait plus les mains, quand il rentrait. Il arrivait les bras ballants, les goussets vides, souvent même sans mouchoir; mon Dieu! oui, il avait perdu son tire-jus, ou bien quelque fripouille de camarade le lui avait fait. Les premières fois, il établissait des comptes, il inventait des craques, des dix francs pour une souscription, des vingt francs coulés de sa poche par un trou qu'il montrait, des cinquante francs dont il arrosait des dettes imaginaires. Puis, il ne s'était plus gêné. L'argent s'évaporait, voilà! Il ne l'avait plus dans la poche, il l'avait dans le ventre, une autre façon pas drôle de le rapporter à sa bourgeoise. La blanchisseuse, sur les conseils de madame Boche, allait bien parfois guetter son homme à la sortie de l'atelier, pour pincer le magot tout frais pondu; mais ça ne l'avançait guère, des camarades prévenaient Coupeau, l'argent filait dans les souliers ou dans un porte-monnaie moins propre encore. Madame Boche était très maline sur ce chapitre, parce que Boche lui faisait passer au bleu des pièces de dix francs, des cachettes destinées à payer des lapins aux dames aimables de sa connaissance; elle visitait les plus petits coins de ses vêtements, elle trouvait généralement la pièce qui manquait à l'appel dans la visière de la casquette, cousue entre le cuir et l'étoffe. Ah! ce n'était pas le zingueur qui ouatait ses frusques avec de l'or! Lui, se le mettait sous la chair. Gervaise ne pouvait pourtant pas prendre ses ciseaux et lui découdre la peau du ventre.