AMOUR
PRIÈRE DU MATIN
O Seigneur, exaucez et dictez ma prière,
Vous la pleine Sagesse et la toute Bonté,
Vous sans cesse anxieux de mon heure dernière,
Et qui m'avez aimé de toute éternité.
Car—ce bonheur terrible est tel, tel ce mystère
Miséricordieux, que, cent fois médité,
Toujours il confondit ma raison qu'il atterre,—
Oui, vous m'avez aimé de toute éternité,
Oui, votre grand souci, c'est mon heure dernière,
Vous la voulez heureuse et pour la faire ainsi,
Dès avant l'univers, dès avant la lumière,
Vous préparâtes tout, ayant ce grand souci.
Exaucez ma prière après l'avoir formée
De gratitude immense et des plus humbles vœux,
Comme un poète scande une ode bien-aimée,
Comme une mère baise un fils sur les cheveux.
Donnez-moi de vous plaire, et puisque pour vous plaire
Il me faut être heureux, d'abord dans la douleur
Parmi les hommes durs sous une loi sévère,
Puis dans le ciel tout près de vous sans plus de pleur,
Tout près de vous, le Père éternel, dans la joie
Éternelle, ravi dans les splendeurs des saints,
O donnez-moi la foi très forte, que je croie
Devoir souffrir cent morts s'il plaît à vos desseins;
Et donnez-moi la foi très douce que j'estime
N'avoir de haine juste et sainte que pour moi,
Que j'aime le pécheur en détestant son crime,
Que surtout j'aime ceux de nous encor sans foi;
Et donnez-moi la foi très humble, que je pleure
Sur l'impropriété de tant de maux soufferts,
Sur l'inutilité des grâces et sur l'heure
Lâchement gaspillée aux efforts que je perds;
Et que votre Esprit Saint qui sait toute nuance
Rende prudent mon zèle et sage mon ardeur;
Donnez, juste Seigneur, avec la confiance,
Donnez la méfiance à votre serviteur:
Que je ne sois jamais un objet de censure
Dans l'action pieuse et le juste discours;
Enseignez-moi l'accent, montrez-moi la mesure;
D'un scandale, d'un seul, préservez mes entours;
Faites que mon exemple amène à vous connaître
Tous ceux que vous voudrez de tant de pauvres fous,
Vos enfants sans leur Père, un état sans le Maître,
Et que, si je suis bon, toute gloire aille à vous;
Et puis, et puis, quand tout des choses nécessaires,
L'homme, la patience et ce devoir dicté,
Aura fructifié de mon mieux dans vos serres,
Laissez-moi vous aimer en toute charité,
Laissez-moi, faites-moi de toutes mes faiblesses
Aimer jusqu'à la mort votre perfection,
Jusqu'à la mort des sens et de leurs mille ivresses,
Jusqu'à la mort du cœur, orgueil et passion,
Jusqu'à la mort du pauvre esprit lâche et rebelle
Que votre volonté dès longtemps appelait
Vers l'humilité sainte éternellement belle,
Mais lui gardait son rêve infernalement laid,
Son gros rêve éveillé de lourdes rhétoriques,
Spéculation creuse et calculs impuissants,
Ronflant et s'étirant en phrases pléthoriques.
Ah! tuez mon esprit, et mon cœur et mes sens!
Place à l'âme qui croie, et qui sente et qui voie
Que tout est vanité fors elle-même en Dieu;
Place à l'âme, Seigneur, marchant dans votre voie
Et ne tendant qu'au ciel, seul espoir et seul lieu!
Et que cette âme soit la servante très douce
Avant d'être l'épouse au trône non pareil.
Donnez-lui l'Oraison comme le lit de mousse
Où ce petit oiseau se baigne de soleil,
La paisible oraison comme la fraîche étable
Où cet agneau s'ébatte et broute dans les coins
D'ombre et d'or quand sévit le midi redoutable
Et que juin fait crier l'insecte dans les foins,
L'oraison bien en vous, fût-ce parmi la foule,
Fût-ce dans le tumulte et l'erreur des cités.
Donnez-lui l'oraison qui sourde et d'où découle
Un ruisseau toujours clair d'austères vérités:
La mort, le noir péché, la pénitence blanche,
L'occasion à fuir et la grâce à guetter;
Donnez-lui l'oraison d'en haut et d'où s'épanche
Le fleuve amer et fort qu'il lui faut remonter:
Mortification spirituelle, épreuve
Du feu par le désir et de l'eau par le pleur
Sans fin d'être imparfaite et de se sentir veuve
D'un amour que doit seule aviver la douleur,
Sécheresses ainsi que des trombes de sable
En travers du torrent où luttent ses bras lourds,
Un ciel de plomb fondu, la soif inapaisable
Au milieu de cette eau qui l'assoiffe toujours,
Mais cette eau-là jaillit à la vie éternelle,
Et la vague bientôt porterait doucement
L'âme persévérante et son amour fidèle
Aux pieds de votre Amour fidèle, ô Dieu clément!
La bonne mort pour quoi Vous-Même vous mourûtes
Me ressusciterait à votre éternité.
Pitié pour ma faiblesse, assistez à mes luttes
Et bénissez l'effort de ma débilité!
Pitié, Dieu pitoyable! et m'aidez à parfaire
L'œuvre de votre cœur adorable, en sauvant
L'âme que rachetaient les affres du Calvaire;
Père, considérez le prix de votre enfant.
ÉCRIT EN 1875
A EDMOND LEPELLETIER
J'ai naguère habité le meilleur des châteaux
Dans le plus fin pays d'eau vive et de coteaux:
Quatre tours s'élevaient sur le front d'autant d'ailes,
Et j'ai longtemps, longtemps habité l'une d'elles.
Le mur, étant de brique extérieurement,
Luisait rouge au soleil de ce site dormant,
Mais un lait de chaux, clair comme une aube qui pleure,
Tendait légèrement la voûte intérieure.
O diane des yeux qui vont parler au cœur,
O réveil pour les sens éperdus de langueur,
Gloire des fronts d'aïeuls, orgueil jeune des branches,
Innocence et fierté des choses, couleurs blanches!
Parmi des escaliers en vrille, tout aciers
Et cuivres, luxes brefs encore émaciés,
Cette blancheur bleuâtre et si douce à m'en croire,
Que relevait un peu la longue plinthe noire,
S'emplissait tout le jour de silence et d'air pur
Pour que la nuit y vînt rêver de pâle azur.
Une chambre bien close, une table, une chaise,
Un lit strict où l'on pût dormir juste à son aise,
Du jour suffisamment et de l'espace assez,
Tel fut mon lot durant les longs mois là passés,
Et je n'ai jamais plaint ni les mois ni l'espace,
Ni le reste, et du point de vue où je me place,
Maintenant que voici le monde de retour,
Ah! vraiment, j'ai regret aux deux ans dans la tour!
Car c'était bien la paix réelle et respectable,
Ce lit dur, cette chaise unique et cette table,
La paix où l'on aspire alors qu'on est bien soi,
Cette chambre aux murs blancs, ce rayon sobre et coi,
Qui glissait lentement en teintes apaisées,
Au lieu de ce grand jour diffus de vos croisées.
Car à quoi bon le vain appareil et l'ennui
Du plaisir, à la fin, quand le malheur a lui,
(Et le malheur est bien un trésor qu'on déterre)
Et pourquoi cet effroi de rester solitaire
Qui pique le troupeau des hommes d'à présent,
Comme si leur commerce était bien suffisant?
Questions! Donc j'étais heureux avec ma vie,
Reconnaissant de biens que nul, certes, n'envie.
(O fraîcheur de sentir qu'on n'a pas de jaloux!
O bonté d'être cru plus malheureux que tous!)
Je partageais les jours de cette solitude
Entre ces deux bienfaits, la prière et l'étude,
Que délassait un peu de travail manuel.
Ainsi les Saints! J'avais aussi ma part de ciel,
Surtout quand, revenant au jour, si proche encore,
Où j'étais ce mauvais sans plus qui s'édulcore
En la luxure lâche aux farces sans pardon,
Je pouvais supputer tout le prix de ce don:
N'être plus là, parmi les choses de la foule,
S'y dépensant, plutôt dupe, pierre qui roule,
Mais de fait un complice à tous ces noirs péchés,
N'être plus là, compter au rang des cœurs cachés,
Des cœurs discrets que Dieu fait siens dans le silence,
Sentir qu'on grandit bon et sage, et qu'on s'élance
Du plus bas au plus haut en essors bien réglés,
Humble, prudent, béni, la croissance des blés!—
D'ailleurs, nuls soins gênants, nulle démarche à faire.
Deux fois le jour ou trois, un serviteur sévère
Apportait mes repas et repartait muet.
Nul bruit. Rien dans la tour jamais ne remuait
Qu'une horloge au cœur clair qui battait à coups larges.
C'était la liberté (la seule!) sans ses charges,
C'était la dignité dans la sécurité!
O lieu presque aussitôt regretté que quitté,
Château, château magique où mon âme s'est faite,
Frais séjour où se vint apaiser la tempête
De ma raison allant à vau-l'eau dans mon sang,
Château, château qui luis tout rouge et dors tout blanc,
Comme un bon fruit de qui le goût est sur mes lèvres
Et désaltère encor l'arrière-soif des fièvres,
O sois béni, château d'où me voilà sorti
Prêt à la vie, armé de douceur et nanti
De la Foi, pain et sel et manteau pour la route
Si déserte, si rude et si longue, sans doute,
Par laquelle il faut tendre aux innocents sommets.
Et soit aimé l'Auteur de la Grâce, à jamais!
(Stickney, Angleterre.)
UN CONTE
A J.-K. HUYSMANS
Simplement, comme on verse un parfum sur une flamme
Et comme un soldat répand son sang pour la patrie,
Je voudrais pouvoir mettre mon cœur avec mon âme
Dans un beau cantique à la sainte Vierge Marie.
Mais je suis, hélas! un pauvre pécheur trop indigne,
Ma voix hurlerait parmi le chœur des voix des justes:
Ivre encor du vin amer de la terrestre vigne,
Elle pourrait offenser des oreilles augustes.
Il faut un cœur pur comme l'eau qui jaillit des roches,
Il faut qu'un enfant vêtu de lin soit notre emblème,
Qu'un agneau bêlant n'éveille en nous aucuns reproches
Que l'innocence nous ceigne un brûlant diadème,
Il faut tout cela pour oser dire vos louanges,
O vous Vierge Mère, ô vous Marie Immaculée,
Vous, blanche à travers les battements d'ailes des anges,
Qui posez vos pieds sur notre terre consolée.
Du moins je ferai savoir à qui voudra l'entendre
Comment il advint qu'une âme des plus égarées,
Grâce à ces regards cléments de votre gloire tendre,
Revint au bercail des Innocences ignorées.
Innocence, ô belle après l'Ignorance inouïe,
Eau claire du cœur après le feu vierge de l'âme,
Paupière de grâce sur la prunelle éblouie,
Désaltèrement du cerf rompu d'amour qui brame!
Ce fut un amant dans toute la force du terme:
Il avait connu toute la chair, infâme ou vierge,
Et la profondeur monstrueuse d'un épiderme,
Et le sang d'un cœur, cire vermeille pour son cierge!
Ce fut un athée, et qui poussait loin sa logique
Tout en méprisant les fadaises qu'elle autorise,
Et comme un forçat qui remâche une vieille chique
Il aimait le jus flasque de la mécréantise.
Ce fut un brutal, ce fut un ivrogne des rues,
Ce fut un mari comme on en rencontre aux barrières;
Bon que les amours premières fussent disparues,
Mais cela n'excuse en rien l'excès de ses manières.
Ce fut, et quel préjudice! un Parisien fade,
Vous savez, de ces provinciaux cent fois plus pires
Qui prennent au sérieux la plus sotte cascade
Sans s'apercevoir, ô leur âme, que tu respires;
Race de théâtre et de boutique dont les vices
Eux-mêmes, avec leur odeur rance et renfermée,
Lèveraient le cœur à des sauvages, leurs complices,
Race de trottoir, race d'égout et de fumée!
Enfin un sot, un infatué de ce temps bête
(Dont l'esprit au fond consiste à boire de la bière)
Et par-dessus tout une folle tête inquiète,
Un cœur à tous vents, vraiment mais vilement sincère.
Mais sans doute, et moi j'inclinerais fort à le croire,
Dans quelque coin bien discret et sûr de ce cœur même,
Il avait gardé comme qui dirait la mémoire
D'avoir été ces petits enfants que Jésus aime.
Avait-il,—et c'est vraiment plus vrai que vraisemblable,
Conservé dans le sanctuaire de sa cervelle
Votre nom, Marie, et votre titre vénérable,
Comme un mauvais prêtre ornerait encor sa chapelle?
Ou tout bonnement peut-être qu'il était encore,
Malgré tout son vice et tout son crime et tout le reste,
Cet homme très simple qu'au moins sa candeur décore
En comparaison d'un monde autour que Dieu déteste.
Toujours est-il que ce grand pécheur eut des conduites
Folles à ce point d'en devenir trop maladroites,
Si bien que les tribunaux s'en mirent,—et les suites!
Et le voyez-vous dans la plus étroite des boîtes?
Cellules! Prisons humanitaires! il faut taire
Votre horreur fadasse et ce progrès d'hypocrisie…
Puis il s'attendrit, il réfléchit. Par quel mystère,
O Marie, ô vous, de toute éternité choisie?
Puis il se tourna vers votre Fils et vers Sa Mère.
O qu'il fut heureux, mais là promptement, tout de suite!
Que de larmes, quelle joie, ô Mère! et pour vous plaire,
Tout de suite aussi le voilà qui bien vite quitte
Tout cet appareil d'orgueil et de pauvres malices,
Ce qu'on nomme esprit et ce qu'on nomme la Science,
Et les rires et les sourires où tu te plisses,
Lèvre des petits exégètes de l'incroyance!
Et le voilà qui s'agenouille et, bien humble, égrène
Entre ses doigts fiers les grains enflammés du Rosaire,
Implorant de Vous, la Mère, et la Sainte, et la Reine,
L'affranchissement d'être ce charnel, ô misère!
O qu'il voudrait bien ne plus savoir plus rien du monde
Qu'adorer obscurément la mystique sagesse,
Qu'aimer le cœur de Jésus dans l'extase profonde
De penser à vous en même temps pendant la Messe.
O faites cela, faites cette grâce à cette âme,
O vous, vierge Mère, ô vous Marie Immaculée,
Toute en argent parmi l'argent de l'épithalame,
Qui posez vos pieds sur notre terre consolée.
BOURNEMOUTH
A FRANCIS POICTEVIN
Le long bois de sapins se tord jusqu'au rivage,
L'étroit bois de sapins, de lauriers et de pins,
Avec la ville autour déguisée en village:
Chalets éparpillés rouges dans le feuillage
Et les blanches villas des stations de bains.
Le bois sombre descend d'un plateau de bruyère,
Va, vient, creuse un vallon, puis monte vert et noir
Et redescend en fins bosquets où la lumière
Filtre et dore l'obscur sommeil du cimetière
Qui s'étage bercé d'un vague nonchaloir.
A gauche la tour lourde (elle attend une flèche)
Se dresse d'une église invisible d'ici,
L'estacade très loin; haute, la tour, et sèche:
C'est bien l'anglicanisme impérieux et rêche
A qui l'essor du cœur vers le ciel manque aussi.
Il fait un de ces temps ainsi que je les aime,
Ni brume ni soleil! le soleil deviné,
Pressenti, du brouillard mourant, dansant à même
Le ciel très haut qui tourne et fuit, rose de crème;
L'atmosphère est de perle et la mer d'or fané.
De la tour protestante il part un chant de cloche,
Puis deux et trois et quatre, et puis huit à la fois,
Instinctive harmonie allant de proche en proche,
Enthousiasme, joie, appel, douleur, reproche,
Avec de l'or, du bronze et du feu dans la voix;
Bruit immense et bien doux que le long bois écoute!
La musique n'est pas plus belle. Cela vient
Lentement sur la mer qui chante et frémit toute,
Comme sous une armée au pas sonne une route
Dans l'écho qu'un combat d'avant-garde retient.
La sonnerie est morte. Une rouge traînée
De grands sanglots palpite et s'éteint sur la mer,
L'éclair froid d'un couchant de la nouvelle année
Ensanglante là-bas la ville couronnée
De nuit tombante, et vibre à l'ouest encore clair.
Le soir se fonce. Il fait glacial. L'estacade
Frissonne et le ressac a gémi dans son bois
Chanteur, puis est tombé lourdement en cascade
Sur un rythme brutal comme l'ennui maussade
Qui martelait mes jours coupables d'autrefois:
Solitude du cœur dans le vide de l'âme,
Le combat de la mer et des vents de l'hiver,
L'orgueil vaincu, navré, qui râle et qui déclame,
Et cette nuit où rampe un guet-apens infâme,
Catastrophe flairée, avant-goût de l'Enfer!…
Voici trois tintements comme trois coups de flûtes,
Trois encor, trois encor! l'Angélus oublié
Se souvient, le voici qui dit: Paix à ces luttes!
Le Verbe s'est fait chair pour relever tes chutes,
Une vierge a conçu, le monde est délié!
Ainsi Dieu parle par la voix de sa chapelle
Sise à mi-côte à droite et sur le bord du bois…
O Rome, ô Mère! Cri, geste qui nous rappelle
Sans cesse au bonheur seul et donne au cœur rebelle
Et triste le conseil pratique de la Croix.
—La nuit est de velours. L'estacade laissée
Tait par degrés son bruit sous l'eau qui refluait,
Une route assez droite heureusement tracée
Guide jusque chez moi ma retraite pressée
Dans ce noir absolu sous le long bois muet.
THERE
A ÉMILE LE BRUN
«Angels», seul coin luisant dans ce Londres du soir,
Où flambe un peu de gaz et jase quelque foule,
C'est drôle que, semblable à tel très dur espoir,
Ton souvenir m'obsède et puissamment enroule
Autour de mon esprit un regret rouge et noir:
Devantures, chansons, omnibus et les danses
Dans le demi-brouillard où flue un goût de rhum,
Décence, toutefois, le souci des cadences,
Et même dans l'ivresse un certain décorum,
Jusqu'à l'heure où la brume et la nuit se font denses.
«Angels»! jours déjà loin, soleils morts, flots taris;
Mes vieux péchés longtemps ont rôdé par tes voies,
Tout soudain rougissant, misère! et tout surpris
De se plaire vraiment à tes honnêtes joies,
Eux pour tout le contraire arrivés de Paris!
Souvent l'incompressible Enfance ainsi se joue,
Fût-ce dans ce rapport infinitésimal,
Du monstre intérieur qui nous crispe la joue
Au froid ricanement de la haine et du mal,
Ou gonfle notre lèvre amère en lourde moue.
L'Enfance baptismale émerge du pécheur,
Inattendue, alerte, et nargue ce farouche
D'un sourire non sans franchise ou sans fraîcheur,
Qui vient, quoi qu'il en ait, se poser sur sa bouche
A lui, par un prodige exquisement vengeur.
C'est la Grâce qui passe aimable et nous fait signe.
O la simplicité primitive, elle encor!
Cher recommencement bien humble! Fuite insigne
De l'heure vers l'azur mûrisseur de fruits d'or!
«Angels»! ô nom revu, calme et frais comme un cygne!
UN CRUCIFIX
A GERMAIN NOUVEAU
Église Saint-Géry, Arras.
Au bout d'un bas-côté de l'église gothique,
Contre le mur que vient baiser le jour mystique
D'un long vitrail d'azur et d'or finement roux,
Le Crucifix se dresse, ineffablement doux,
Sur sa croix peinte en vert aux arêtes dorées,
Et la gloire d'or sombre en langues échancrées
Flue autour de la tête et des bras étendus,
Tels quatre vols de flamme en un seul confondus.
La statue est en bois, de grandeur naturelle,
Légèrement teintée, et l'on croirait sur elle
Voir s'arrêter la vie à l'instant qu'on la voit.
Merveille d'art pieux, celui qui la fit doit
N'avoir fait qu'elle et s'être éteint dans la victoire
D'être un bon ouvrier trois fois sûr de sa gloire.
«Voilà l'homme!» Robuste et délicat pourtant.
C'est bien le corps qu'il faut pour avoir souffert tant,
Et c'est bien la poitrine où bat le Cœur immense:
Par les lèvres le souffle expirant dit: «Clémence»,
Tant l'artiste les a disjointes saintement,
Et les bras grands ouverts prouvent le Dieu clément;
La couronne d'épine est énorme et cruelle
Sur le front inclinant sa pâleur fraternelle
Vers l'ignorance humaine et l'erreur du pécheur,
Tandis que, pour noyer le scrupule empêcheur
D'aimer et d'espérer comme la Foi l'enseigne,
Les pieds saignent, les mains saignent, le côté saigne;
On sent qu'il s'offre au Père en toute charité,
Ce vrai Christ catholique éperdu de bonté,
Pour spécialement sauver vos âmes tristes,
Pharisiens naïfs, sincères jansénistes!
—Un ami qui passait, bon peintre et bon chrétien
Et bon poète aussi—les trois s'accordent bien—
Vit cette œuvre sublime, en fit une copie
Exquise, et surprenant mon regard qui l'épie,
Très gracieusement chez moi vint l'oublier.
Et j'ai rimé ces vers pour le remercier.—
Août 1880
UN VEUF PARLE
Je vois un groupe sur la mer.
Quelle mer? Celle de mes larmes.
Mes yeux mouillés du vent amer
Dans cette nuit d'ombre et d'alarmes
Sont deux étoiles sur la mer.
C'est une toute jeune femme
Et son enfant déjà tout grand
Dans une barque où nul ne rame,
Sans mât ni voile, en plein courant…
Un jeune garçon, une femme!
En plein courant dans l'ouragan!
L'enfant se cramponne à sa mère
Qui ne sait plus où, non plus qu'en…,
Ni plus rien, et qui, folle, espère
En le courant, en l'ouragan.
Espérez en Dieu, pauvre folle,
Crois en notre Père, petit.
La tempête qui vous désole,
Mon cœur de là-haut vous prédit
Qu'elle va cesser, petit, folle!
Et paix au groupe sur la mer,
Sur cette mer de bonnes larmes!
Mes yeux joyeux dans le ciel clair,
Par cette nuit sans plus d'alarmes,
Sont deux bons anges sur la mer.
1878
IL PARLE ENCORE
Ni pardon ni répit, dit le monde,
Plus de place au sénat du loisir!
On rend grâce et justice au désir
Qui te prend d'une paix si profonde,
Et l'on eût fait trêve avec plaisir,
Mais la guerre est jalouse: il faut vivre
Ou mourir du combat qui t'enivre.
Aussi bien tes vœux sont absolus
Quand notre art est un mol équilibre.
Nous donnons un sens large au mot: libre,
Et ton sens va: Vite ou jamais plus.
Ta prière est un ordre qui vibre;
Alors nous, indolents conseilleurs,
Que te dire, excepté: Cherche ailleurs?
Et je vois l'Orgueil et la Luxure
Parmi la réponse: tel un cor
Dans l'éclat fané d'un vil décor,
Prêtant sa rage à la flûte impure.
Quel décor connu mais triste encor!
C'est la ville où se caille et se lie
Ce passé qu'on boit jusqu'à la lie,
C'est Paris banal, maussade et blanc,
Qui chantonne une ariette vieille
En cuvant sa «noce» de la veille
Comme un invalide sur un banc.
La Luxure me dit à l'oreille:
Bonhomme, on vous a déjà donné.
Et l'Orgueil se tait comme un damné.
O Jésus, vous voyez que la porte
Est fermée au Devoir qui frappait,
Et que l'on s'écarte à mon aspect.
Je n'ai plus qu'à prier pour la morte.
Mais l'agneau, bénissez qui le paît!
Que le thym soit doux à sa bouchette!
Que le loup respecte la houlette!
Et puis, bon pasteur, paissez mon cœur:
Il est seul désormais sur la terre,
Et l'horreur de rester solitaire
Le distrait en l'étrange langueur
D'un espoir qui ne veut pas se taire,
Et l'appelle aux prés qu'il ne faut pas.
Donnez-lui de n'aller qu'en vos pas.
1879.
SAINT GRAAL
A LÉON BLOY
Parfois je sens, mourant des temps où nous vivons,
Mon immense douleur s'enivrer d'espérance.
En vain l'heure honteuse ouvre des trous profonds,
En vain bâillent sous nous les désastres sans fonds
Pour engloutir l'abus de notre âpre souffrance,
Le sang de Jésus-Christ ruisselle sur la France.
Le précieux Sang coule à flots de ses autels
Non encor renversés, et coulerait encore
Le fussent-ils, et quand nos malheurs seraient tels
Que les plus forts, cédant à ces effrois mortels,
Eux-mêmes subiraient la loi qui déshonore,
De l'ombre des cachots il jaillirait encore,
Il coulerait encor des pierres des cachots,
Descellerait l'horreur des ciments, doux et rouge
Suintement, torrent patient d'oraisons,
D'expiation forte et de bonnes raisons
Contre les lâchetés et les «feux sur qui bouge!»
Et toute guillotine et cette Gueuse rouge…!
Torrent d'amour du Dieu d'amour et de douceur,
Fût-ce parmi l'horreur de ce monde moqueur,
Fleuve rafraîchissant de feu qui désaltère,
Source vive où s'en vient ressusciter le cœur
Même de l'assassin, même de l'adultère,
Salut de la patrie, ô sang qui désaltère!
ANGÉLUS DE MIDI
Je suis dur comme un juif et têtu comme lui,
Littéral, ne faisant le bien qu'avec ennui,
Quand je le fais, et prêt à tout le mal possible;
Mon esprit s'ouvre et s'offre, on dirait une cible;
Je ne puis plus compter les chutes de mon cœur;
La charité se fane aux doigts de la langueur;
L'ennemi m'investit d'un fossé d'eau dormante;
Un parti de mon être a peur et parlemente:
Il me faut à tout prix un secours prompt et fort.
Ce fort secours, c'est vous, maîtresse de la mort
Et reine de la vie, ô Vierge immaculée,
Qui tendez vers Jésus la Face constellée
Pour lui montrer le Sein de toutes les douleurs
Et tendez vers nos pas, vers nos ris, vers nos pleurs
Et vers nos vanités douloureuses les paumes
Lumineuses, les Mains répandeuses de baumes.
Marie, ayez pitié de moi qui ne vaux rien
Dans le chaste combat du Sage et du Chrétien;
Priez pour mon courage et pour qu'il persévère,
Pour de la patience, en cette longue guerre,
A supporter le froid et le chaud des saisons;
Écartez le fléau des mauvaises raisons;
Rendez-moi simple et fort, inaccessible aux larmes,
Indomptable à la peur; mettez-moi sous les armes,
Que j'écrase, puisqu'il le faut, et broie enfin
Tous les vains appétits, et la soif et la faim,
Et l'amour sensuel, cette chose cruelle,
Et la haine encore plus cruelle et sensuelle,
Faites-moi le soldat rapide de vos vœux,
Que pour vous obéir soit le rien que je peux.
Que ce que vous voulez soit tout ce que je puisse!
J'immolerai comme en un calme sacrifice
Sur votre autel honni jadis, baisé depuis,
Le mauvais que je fus, le lâche que je suis.
La sale vanité de l'or qu'on a, l'envie
D'en avoir mais pas pour le Pauvre, cette vie
Pour soi, quel soi! l'affreux besoin de plaire aux gens,
L'affreux besoin de plaire aux gens trop indulgents,
Hommes prompts aux complots, femmes tôt adultères,
Tous préjugés, mourez sous mes mains militaires!
Mais pour qu'un bien beau fruit récompense ma paix,
Fleurisse dans tout moi la fleur des divins Mais,
Votre amour, Mère tendre, et votre culte tendre.
Ah! vous aimer, n'aimer Dieu que par vous, ne tendre
A lui qu'en vous sans plus aucun détour subtil,
Et mourir avec vous tout près.
Ainsi soit-il!
A VICTOR HUGO
EN LUI ENVOYANT «SAGESSE»
Nul parmi vos flatteurs d'aujourd'hui n'a connu
Mieux que moi la fierté d'admirer votre gloire:
Votre nom m'enivrait comme un nom de victoire,
Votre œuvre, je l'aimais d'un amour ingénu.
Depuis, la Vérité m'a mis le monde à nu.
J'aime Dieu, son Église, et ma vie est de croire
Tout ce que vous tenez, hélas! pour dérisoire,
Et j'abhorre en vos vers le Serpent reconnu.
J'ai changé. Comme vous. Mais d'une autre manière.
Tout petit que je suis j'avais aussi le droit
D'une évolution, la bonne, la dernière.
Or, je sais la louange, ô maître, que vous doit
L'enthousiasme ancien; la voici franche, pleine,
Car vous me fûtes doux en des heures de peine.
SAINT BENOIT-JOSEPH LABRE
JOUR DE LA CANONISATION
Comme l'Église est bonne en ce siècle de haine,
D'orgueil et d'avarice et de tous les péchés,
D'exalter aujourd'hui le caché des cachés,
Le doux entre les doux à l'ignorance humaine
Et le mortifié sans pair que la Foi mène,
Saignant de pénitence et blanc d'extase, chez
Les peuples et les saints, qui, tous sens détachés,
Fit de la Pauvreté son épouse et sa reine,
Comme un autre Alexis, comme un autre François,
Et fut le Pauvre affreux, angélique, à la fois
Pratiquant la douceur, l'horreur de l'Évangile!
Et pour ainsi montrer au monde qu'il a tort
Et que les pieds crus d'or et d'argent sont d'argile,
Comme l'Église est tendre et que Jésus est fort!
PARABOLES
Soyez béni, Seigneur, qui m'avez fait chrétien
Dans ces temps de féroce ignorance et de haine;
Mais donnez-moi la force et l'audace sereine
De vous être à toujours fidèle comme un chien,
De vous être l'agneau destiné qui suit bien
Sa mère et ne sait faire au pâtre aucune peine,
Sentant qu'il doit sa vie encore, après sa laine,
Au maître, quand il veut utiliser ce bien,
Le poisson, pour servir au Fils de monogramme,
L'ânon obscur qu'un jour en triomphe il monta,
Et, dans ma chair, les porcs qu'à l'abîme il jeta.
Car l'animal, meilleur que l'homme et que la femme,
En ces temps de révolte et de duplicité
Fait son humble devoir avec simplicité.
SONNET HÉROIQUE
La Gueule parle: «L'or, et puis encore l'or,
Toujours l'or, et la viande, et les vins, et la viande,
Et l'or pour les vins fins et la viande, on demande
Un trou sans fond pour l'or toujours et l'or encor!»
La Panse dit: «A moi la chute du trésor!
La viande, et les vins fins, et l'or, toute provende,
A moi! Dégringolez dans l'outre toute grande
Ouverte du Seigneur Nabuchodonosor!»
L'œil est de pur cristal dans les suifs de la face:
Il brille, net et franc, près du vrai, rouge et faux,
Seule perfection parmi tous les défauts.
L'Ame attend vainement un remords efficace,
Et dans l'impénitence agonise de faim
Et de soif, et sanglote en pensant à La Fin.
PENSÉE DU SOIR
A ERNEST RAYNAUD
Couché dans l'herbe pâle et froide de l'exil,
Sous les ifs et les pins qu'argente le grésil,
Ou bien errant, semblable aux formes que suscite
Le rêve, par l'horreur du paysage scythe,
Tandis qu'autour, pasteurs de troupeaux fabuleux,
S'effarouchent les blancs Barbares aux yeux bleus,
Le poète de l'art d'Aimer, le tendre Ovide
Embrasse l'horizon d'un long regard avide
Et contemple la mer immense tristement.
Le cheveu poussé rare et gris que le tourment
Des bises va mêlant sur le front qui se plisse,
L'habit troué livrant la chair au froid, complice,
Sous l'aigreur du sourcil tordu, l'œil terne et las,
La barbe épaisse, inculte et presque blanche, hélas!
Tous ces témoins qu'il faut d'un deuil expiatoire
Disent une sinistre et lamentable histoire
D'amour excessif, d'âpre envie et de fureur
Et quelque responsabilité d'Empereur.
Ovide morne pense à Rome et puis encore
A Rome que sa gloire illusoire décore.
Or, Jésus! vous m'avez justement obscurci:
Mais n'étant pas Ovide, au moins je suis ceci.