II
I
O mon Dieu, vous m'avez blessé d'amour
Et la blessure est encore vibrante,
O mon Dieu, vous m'avez blessé d'amour.
O mon Dieu, votre crainte m'a frappé
Et la brûlure est encor là qui tonne,
O mon Dieu, votre crainte m'a frappé.
O mon Dieu, j'ai connu que tout est vil
Et votre gloire en moi s'est installée,
O mon Dieu, j'ai connu que tout est vil.
Noyez mon âme aux flots de votre Vin,
Fondez ma vie au Pain de votre table,
Noyez mon âme aux flots de votre Vin.
Voici mon sang que je n'ai pas versé,
Voici ma chair indigne de souffrance,
Voici mon sang que je n'ai pas versé.
Voici mon front qui n'a pu que rougir,
Pour l'escabeau de vos pieds adorables,
Voici mon front qui n'a pu que rougir.
Voici mes mains qui n'ont pas travaillé,
Pour les charbons ardents et l'encens rare,
Voici mes mains qui n'ont pas travaillé.
Voici mon cœur qui n'a battu qu'en vain,
Pour palpiter aux ronces du Calvaire,
Voici mon cœur qui n'a battu qu'en vain.
Voici mes pieds, frivoles voyageurs,
Pour accourir au cri de votre grâce,
Voici mes pieds, frivoles voyageurs.
Voici ma voix, bruit maussade et menteur,
Pour les reproches de la Pénitence,
Voici ma voix, bruit maussade et menteur.
Voici mes yeux, luminaires d'erreur.
Pour être éteints aux pleurs de la prière,
Voici mes yeux, luminaires d'erreur.
Hélas, Vous, Dieu d'offrande et de pardon,
Quel est le puits de mon ingratitude,
Hélas! Vous, Dieu d'offrande et de pardon,
Dieu de terreur et Dieu de sainteté,
Hélas! ce noir abîme de mon crime,
Dieu de terreur et Dieu de sainteté,
Vous, Dieu de paix, de joie et de bonheur,
Toutes mes peurs, toutes mes ignorances,
Vous, Dieu de paix, de joie et de bonheur,
Vous connaissez tout cela, tout cela,
Et que je suis plus pauvre que personne,
Vous connaissez tout cela, tout cela.
Mais ce que j'ai, mon Dieu, je vous le donne.
II
Je ne veux plus aimer que ma mère Marie.
Tous les autres amours sont de commandement.
Nécessaires qu'ils sont, ma mère seulement
Pourra les allumer aux cœurs qui l'ont chérie.
C'est pour Elle qu'il faut chérir mes ennemis,
C'est par Elle que j'ai voué ce sacrifice,
Et la douceur de cœur et le zèle au service,
Comme je la priais, Elle les a permis.
Et comme j'étais faible et bien méchant encore,
Aux mains lâches, les yeux éblouis des chemins,
Elle baissa mes yeux et me joignit les mains,
Et m'enseigna les mots par lesquels on adore.
C'est par Elle que j'ai voulu de ces chagrins,
C'est pour Elle que j'ai mon cœur dans les Cinq Plaies,
Et tous ces bons efforts vers les croix et les claies,
Comme je l'invoquais, Elle en ceignit mes reins.
Je ne veux plus penser qu'à ma mère Marie,
Siège de la sagesse et source des pardons,
Mère de France aussi, de qui nous attendons
Inébranlablement l'honneur de la patrie.
Marie Immaculée, amour essentiel.
Logique de la foi cordiale et vivace,
En vous aimant qu'est-il de bon que je ne fasse,
En vous aimant du seul amour, Porte du ciel?
III
Vous êtes calme, vous voulez un vœu discret,
Des secrets à mi-voix dans l'ombre et le silence,
Le cœur qui se répand plutôt qu'il ne s'élance,
Et ces timides, moins transis qu'il ne paraît,
Vous accueillez d'un geste exquis telles pensées
Qui ne marchent qu'en ordre et font le moindre bruit,
Votre main, toujours prête à la chute du fruit,
patiente avec l'arbre et s'abstient de poussées.
Et si l'immense amour de vos commandements
Embrasse et presse tous en sa sollicitude,
Vos conseils vont dicter aux meilleurs et l'étude
Et le travail des plus humbles recueillements.
Le pécheur, s'il prétend vous connaître et vous plaire,
O vous qui nous aimant si fort parliez si peu,
Doit et peut, à tout temps du jour comme en tout lieu,
Bien faire obscurément son devoir et se taire,
Se taire pour le monde, un pur sénat de fous,
Se taire sur autrui, des âmes précieuses,
Car nous taire vous plaît, même aux heures pieuses,
Même à la mort, sinon devant le prêtre et vous.
Donnez-leur le silence et l'amour du mystère,
O Dieu glorifieur du bien fait en secret,
A ces timides moins transis qu'il ne paraît,
Et l'horreur, et le pli des choses de la terre.
Donnez-leur, ô mon Dieu, la résignation,
Toute force, douceur, l'ordre et l'intelligence,
Afin qu'au jour suprême ils gagnent l'indulgence
De l'Agneau formidable en la neuve Sion,
Afin qu'ils puissent dire: «Au moins nous sûmes croire»
Et que l'Agneau terrible, ayant tout supputé,
Leur réponde: «Venez, vous avez mérité,
Pacifiques, ma paix, et, douloureux, ma gloire.»
IV
I
Mon Dieu m'a dit: «Mon fils, il faut m'aimer, tu vois
Mon flanc percé, mon cœur qui rayonne et qui saigne,
Et mes pieds offensés que Madeleine baigne
De larmes, et mes bras douloureux sous le poids
De tes péchés, et mes mains! Et tu vois la croix,
Tu vois les clous, le fiel, l'éponge et tout t'enseigne
A n'aimer, en ce monde amer où la chair règne,
Que ma Chair et mon Sang, ma parole et ma voix.
Ne t'ai-je pas aimé jusqu'à la mort moi-même,
O mon frère en mon Père, ô mon fils en l'Esprit,
Et n'ai-je pas souffert, comme c'était écrit?
N'ai-je pas sangloté ton angoisse suprême
Et n'ai-je pas sué la sueur de tes nuits,
Lamentable ami qui me cherches où je suis?»
II
J'ai répondu: «Seigneur, vous avez dit mon âme.
C'est vrai que je vous cherche et ne vous trouve pas.
Mais vous aimer! Voyez comme je suis en bas,
Vous dont l'amour toujours monte comme la flamme
Vous, la source de paix que toute soif réclame,
Hélas! Voyez un peu mes tristes combats!
Oserai-je adorer la trace de vos pas,
Sur ces genoux saignants d'un rampement infâme?
Et pourtant je vous cherche en longs tâtonnements,
Je voudrais que votre ombre au moins vêtît ma honte,
Mais vous n'avez pas d'ombre, ô vous dont l'amour monte,
O vous, fontaine calme, amère aux seuls amants
De leur damnation, ô vous toute lumière
Sauf aux yeux dont un lourd baiser tient la paupière!»
III
—Il faut m'aimer! Je suis l'universel Baiser,
Je suis cette paupière et je suis cette lèvre
Dont tu parles, ô cher malade, et cette fièvre
Qui t'agite, c'est moi toujours! il faut oser
M'aimer! Oui, mon amour monte sans biaiser
Jusqu'où ne grimpe pas ton pauvre amour de chèvre,
Et t'emportera, comme un aigle vole un lièvre,
Vers des serpolets qu'un ciel cher vient arroser.
O ma nuit claire! ô tes yeux dans mon clair de lune!
O ce lit de lumière et d'eau parmi la brune!
Toute cette innocence et tout ce reposoir!
Aime-moi! Ces deux mots sont mes verbes suprêmes,
Car étant ton Dieu tout-puissant, je peux vouloir,
Mais je ne veux d'abord que pouvoir que tu m'aimes!
IV
—Seigneur, c'est trop? Vraiment je n'ose. Aimer qui? Vous?
Oh! non! Je tremble et n'ose. Oh! vous aimer je n'ose,
Je ne veux pas! Je suis indigne. Vous, la Rose
Immense des purs vents de l'Amour, ô Vous, tous
Les cœurs des saints, ô vous qui fûtes le Jaloux
D'Israël, Vous, la chaste abeille qui se pose
Sur la seule fleur d'une innocence mi-close
Quoi,
moi,
moi, pouvoir
Vous aimer. Êtes-vous fous
[1],
Père, Fils, Esprit? Moi, ce pécheur-ci, ce lâche,
Ce superbe, qui fait le mal comme sa tâche
Et n'a dans tous ses sens, odorat, toucher, goût,
Vue, ouïe, et dans tout son être—hélas! dans tout
Son espoir et dans tout son remords que l'extase
D'une caresse où le seul vieil Adam s'embrase?
V
—Il faut m'aimer. Je suis ces Fous que tu nommais,
Je suis l'Adam nouveau qui mange le vieil homme,
Ta Rome, ton Paris, ta Sparte et ta Sodome,
Comme un pauvre rué parmi d'horribles mets.
Mon amour est le feu qui dévore à jamais
Toute chair insensée, et l'évapore comme
Un parfum,—et c'est le déluge qui consomme
En son flot tout mauvais germe que je semais,
Afin qu'un jour la Croix où je meurs fût dressée
Et que par un miracle effrayant de bonté
Je t'eusse un jour à moi, frémissant et dompté.
Aime. Sors de ta nuit. Aime. C'est ma pensée
De toute éternité, pauvre âme délaissée,
Que tu dusses m'aimer, moi seul qui suis resté!
VI
—Seigneur, j'ai peur. Mon âme en moi tressaille toute.
Je vois, je sens qu'il faut vous aimer. Mais comment
Moi, ceci, me ferais-je, ô mon Dieu, votre amant,
O Justice que la vertu des bons redoute?
Oui, comment? Car voici que s'ébranle la voûte
Où mon cœur creusait son ensevelissement
Et que je sens fluer à moi le firmament,
Et je vous dis: de vous à moi quelle est la route?
Tendez-moi votre main, que je puisse lever
Cette chair accroupie et cet esprit malade.
Mais recevoir jamais la céleste accolade,
Est-ce possible? Un jour, pouvoir la retrouver
Dans votre sein, sur votre cœur qui fut le nôtre,
La place où reposa la tête de l'apôtre?
VII
—Certes, si tu le veux mériter, mon fils, oui,
Et voici. Laisse aller l'ignorance indécise
De ton cœur vers les bras ouverts de mon Église,
Comme la guêpe vole au lis épanoui.
Approche-toi de mon oreille. Épanches-y
L'humiliation d'une brave franchise.
Dis-moi tout sans un mot d'orgueil ou de reprise
Et m'offre le bouquet d'un repentir choisi.
Puis franchement et simplement viens à ma table.
Et je t'y bénirai d'un repas délectable
Auquel l'ange n'aura lui-même qu'assisté,
Et tu boiras le Vin de la vigne immuable
Dont la force, dont la douceur, dont la bonté
Feront germer ton sang à l'immortalité.
Puis, va! Garde une foi modeste en ce mystère
D'amour par quoi je suis ta chair et ta raison,
Et surtout reviens très souvent dans ma maison,
Pour y participer au Vin qui désaltère,
Au Pain sans qui la vie est une trahison,
Pour y prier mon Père et supplier ma Mère
Qu'il te soit accordé, dans l'exil de la terre,
D'être l'agneau sans cris qui donne sa toison,
D'être l'enfant vêtu de lin et d'innocence,
D'oublier ton pauvre amour-propre et ton essence,
Enfin, de devenir un peu semblable à moi
Qui fus, durant les jours d'Hérode et de Pilate
Et de Judas et de Pierre, pareil à toi
Pour souffrir et mourir d'une mort scélérate!
Et pour récompenser ton zèle en ces devoirs
Si doux qu'ils sont encore d'ineffables délices,
Je te ferai goûter sur terre mes prémices,
La paix du cœur, l'amour d'être pauvre, et mes soirs
Mystiques, quand l'esprit s'ouvre aux calmes espoirs
Et croit boire, suivant ma promesse, au Calice
Éternel, et qu'au ciel pieux la lune glisse,
Et que sonnent les angélus roses et noirs,
En attendant l'assomption dans ma lumière,
L'éveil sans fin dans ma charité coutumière,
La musique de mes louanges à jamais,
Et l'extase perpétuelle et la science.
Et d'être en moi parmi l'aimable irradiance
De tes souffrances, enfin miennes, que j'aimais!
VIII
—Ah! Seigneur, qu'ai-je? Hélas! me voici tout en larmes
D'une joie extraordinaire: votre voix
Me fait comme du bien et du mal à la fois,
Et le mal et le bien, tout a les mêmes charmes.
Je ris, je pleure, et c'est comme un appel aux armes
D'un clairon pour des champs de bataille où je vois
Des anges bleus et blancs portés sur des pavois,
Et ce clairon m'enlève en de fières alarmes.
J'ai l'extase et j'ai la terreur d'être choisi.
Je suis indigne, mais je sais votre clémence.
Ah! quel effort, mais quelle ardeur! Et me voici
Plein d'une humble prière, encor qu'un trouble immense
Brouille l'espoir que votre voix me révéla,
Et j'aspire en tremblant.
IX
V
Désormais le Sage, puni
Pour avoir trop aimé les choses,
Rendu prudent à l'infini,
Mais franc de scrupules moroses,
Et d'ailleurs retournant au Dieu
Qui fit les yeux et la lumière,
L'honneur, la gloire, et tout le peu
Qu'a son âme de candeur fière,
Le Sage peut dorénavant
Assister aux scènes du monde,
Et suivre la chanson du vent,
Et contempler la mer profonde.
Il ira, calme, et passera
Dans la férocité des villes,
Comme un mondain à l'Opéra
Qui sort blasé des danses viles.
Même,—et pour tenir abaissé
L'orgueil, qui fit son âme veuve.
Il remontera le passé,
Ce passé, comme un mauvais fleuve!
Il reverra l'herbe des bords,
Il entendra le flot qui pleure
Sur le bonheur mort et les torts
De cette date et de cette heure!…
Il aimera les cieux, les champs,
La bonté, l'ordre et l'harmonie,
Et sera doux, même aux méchants
Afin que leur mort soit bénie.
Délicat et non exclusif,
Il sera du jour où nous sommes:
Son cœur, plutôt contemplatif,
Pourtant saura l'œuvre des hommes.
Mais, revenu des passions,
Un peu méfiant des «usages»,
A vos civilisations
Préférera les paysages.
VI
Du fond du grabat
As-tu vu l'étoile
Que l'hiver dévoile?
Comme ton cœur bat,
Comme cette idée,
Regret ou désir,
Ravage à plaisir
Ta tête obsédée,
Pauvre tête en feu,
Pauvre cœur sans dieu,
L'ortie et l'herbette
Au bas du rempart
D'où l'appel frais part
D'une aigre trompette,
Le vent du coteau,
La Meuse, la goutte
Qu'on boit sur la route
A chaque écriteau,
Les sèves qu'on hume,
Les pipes qu'on fume!
Un rêve de froid:
«Que c'est beau la neige
Et tout son cortège
Dans leur cadre étroit!
Oh! tes blancs arcanes,
Nouvelle Archangel,
Mirage éternel
De mes caravanes!
Oh! ton chaste ciel,
Nouvelle Archangel!»
Cette ville sombre!
Tout est crainte ici…
Le ciel est transi
D'éclairer tant d'ombre.
Les pas que tu fais
Parmi ces bruyères
Lèvent des poussières
Au souffle mauvais…
Voyageur si triste,
Tu suis quelle piste?
C'est l'ivresse à mort,
C'est la noire orgie,
C'est l'amer effort
De ton énergie
Vers l'oubli dolent
De la voix intime,
C'est le seuil du crime,
C'est l'essor sanglant.
—Oh! fuis la chimère:
Ta mère, ta mère!
Quelle est cette voix
Qui ment et qui flatte!
«Ah! la tête plate,
Vipère des bois!»
Pardon et mystère.
Laisse ça dormir.
Qui peut, sans frémir.
Juger sur la terre?
«Ah! pourtant, pourtant,
Ce monstre impudent!»
La mer! Puisse-t-elle
Laver ta rancœur,
La mer au grand cœur,
Ton aïeule, celle
Qui chante en berçant
Ton angoisse atroce,
La mer, doux colosse
Au sein innocent,
Grondeuse infinie
De ton ironie!
Tu vis sans savoir!
Tu verses ton âme,
Ton lait et ta flamme
Dans quel désespoir?
Ton sang qui s'amasse
En une fleur d'or
N'est pas prêt encor
A la dédicace.
Attends quelque peu,
Ceci n'est que jeu.
Cette frénésie
T'initie au but.
D'ailleurs, le salut
Viendra d'un Messie
Dont tu ne sens plus
Depuis bien des lieues
Les effluves bleues
Sous tes bras perclus,
Naufragé d'un rêve
Qui n'a pas de grève!
Vis en attendant
L'heure toute proche.
Ne sois pas prudent.
Trêve à tout reproche.
Fais ce que tu veux.
Une main te guide
A travers le vide
Affreux de tes vœux.
Un peu de courage,
C'est le bon orage.
Voici le Malheur
Dans sa plénitude.
Mais à sa main rude
Quelle belle fleur!
«La brûlante épine!»
Un lys est moins blanc,
«Elle m'entre au flanc.»
Et l'odeur divine!
«Elle m'entre au cœur.»
Le parfum vainqueur!
«Pourtant je regrette,
Pourtant je me meurs,
Pourtant ces deux cœurs…»
Lève un peu la tête:
«Eh bien, c'est la Croix.»
Lève un peu ton âme
De ce monde infâme.
«Est-ce que je crois?»
Qu'en sais-tu? La Bête
Ignore sa tête,
La Chair et le Sang
Méconnaissent l'Acte.
«Mais j'ai fait un pacte
Qui va m'enlaçant
A la faute noire,
Je me dois à mon
Tenace démon:
Je ne veux point croire.
Je n'ai pas besoin
De rêver si loin!
«Aussi bien j'écoute
Des sons d'autrefois.
Vipère des bois,
Encor sur ma route?
Cette fois tu mords.»
Laisse cette bête.
Que fait au poète?
Que sont des cœurs morts?
Ah! plutôt oublie
Ta propre folie.
Ah! plutôt, surtout,
Douceur, patience,
Mi-voix et nuance,
Et paix jusqu'au bout!
Aussi bon que sage,
Simple autant que bon,
Soumets ta raison
Au plus pauvre adage,
Naïf et discret,
Heureux en secret!
Ah! surtout, terrasse
Ton orgueil cruel,
Implore la grâce
D'être un pur Abel,
Finis l'odyssée
Dans le repentir
D'un humble martyr,
D'une humble pensée.
Regarde au-dessus…
«Est-ce vous, Jésus?»
VII
Le ciel est, par-dessus le toit,
Si bleu, si calme!
Un arbre, par-dessus le toit
Berce sa palme.
La cloche dans le ciel qu'on voit
Doucement tinte.
Un oiseau sur l'arbre qu'on voit
Chante sa plainte.
Mon Dieu, mon Dieu, la vie est là,
Simple et tranquille.
Cette paisible rumeur-là
Vient de la ville.
—Qu'as-tu fait, ô toi que voilà
Pleurant sans cesse,
Dis, qu'as-tu fait, toi que voilà,
De ta jeunesse?
VIII
Le son du cor s'afflige vers les bois
D'une douleur on veut croire orpheline
Qui vient mourir au bas de la colline
Parmi la bise errant en courts abois.
L'âme du loup pleure dans cette voix
Qui monte avec le soleil qui décline,
D'une agonie on veut croire câline
Et qui ravit et qui navre à la fois.
Pour faire mieux cette plainte assoupie
La neige tombe à longs traits de charpie
A travers le couchant sanguinolent,
Et l'air a l'air d'être un soupir d'automne,
Tant il fait doux par ce soir monotone
Où se dorlote un paysage lent.
IX
La tristesse, la langueur du corps humain
M'attendrissent, me fléchissent, m'apitoient,
Ah! surtout quand des sommeils noirs le foudroient.
Quand les draps zèbrent la peau, foulent la main!
Et que mièvre dans la fièvre du demain,
Tiède encor du bain de sueur qui décroît,
Comme un oiseau qui grelotte sous un toit!
Et les pieds, toujours douloureux du chemin,
Et le sein, marqué d'un double coup de poing,
Et la bouche, une blessure rouge encor,
Et la chair frémissante, frêle décor,
Et les yeux, les pauvres yeux si beaux où point
La douleur de voir encore du fini!…
Triste corps! Combien faible et combien puni!
X
La bise se rue à travers
Les buissons tout noirs et tout verts,
Glaçant la neige éparpillée,
Dans la campagne ensoleillée.
L'odeur est aigre près des bois,
L'horizon chante avec des voix,
Les coqs des clochers des villages
Luisent crûment sur les nuages.
C'est délicieux de marcher
A travers ce brouillard léger
Qu'un vent taquin parfois retrousse.
Ah! fi de mon vieux feu qui tousse!
J'ai des fourmis plein les talons.
Debout, mon âme, vite, allons!
C'est le printemps sévère encore,
Mais qui par instant s'édulcore
D'un souffle tiède juste assez
Pour mieux sentir les froids passés
Et penser au Dieu de clémence…
Va, mon âme, à l'espoir immense!
XI
Vous voilà, vous voilà, pauvres bonnes pensées!
L'espoir qu'il faut, regret des grâces dépensées,
Douceur de cœur avec sévérité d'esprit,
Et cette vigilance, et le calme prescrit,
Et toutes!—Mais encor lentes, bien éveillées,
Bien d'aplomb, mais encor timides, débrouillées
A peine du lourd rêve et de la tiède nuit.
C'est à qui de vous va plus gauche, l'une suit
L'autre, et toutes ont peur du vaste clair de lune.
«Telles, quand des brebis sortent d'un clos. C'est une,
Puis deux, puis trois. Le reste est là, les yeux baissés,
La tête à terre, et l'air des plus embarrassés,
Faisant ce que fait leur chef de file: il s'arrête,
Elles s'arrêtent tour à tour, posant leur tête
Sur son dos, simplement et sans savoir pourquoi
[2].»
Votre pasteur, ô mes brebis, ce n'est pas moi,
C'est un meilleur, un bien meilleur, qui sait les causes,
Lui qui vous tint longtemps et si longtemps là closes,
Mais qui vous délivra de sa main au temps vrai.
Suivez-le. Sa houlette est bonne.
Et je serai,
Sous sa voix toujours douce à votre ennui qui bêle,
Je serai, moi, par vos chemins, son chien fidèle.
XII
L'échelonnement des haies
Moutonne à l'infini, mer
Claire dans le brouillard clair
Qui sent bon les jeunes baies.
Des arbres et des moulins
Sont légers sous le vert tendre
Où vient s'ébattre et s'étendre
L'agilité des poulains.
Dans ce vague d'un Dimanche
Voici se jouer aussi
De grandes brebis aussi
Douces que leur laine blanche.
Tout à l'heure déferlait
L'onde, roulée en volutes,
De cloches comme des flûtes
Dans le ciel comme du lait.
XIII
L'immensité de l'humanité,
Le Temps passé vivace et bon père,
Une entreprise à jamais prospère:
Quelle puissante et calme cité!
Il semble ici qu'on vit dans l'histoire,
Tout est plus fort que l'homme d'un jour.
De lourds rideaux d'atmosphère noire
Font richement la nuit alentour.
O civilisés que civilise
L'Ordre obéi, le Respect sacré!
O dans ce champ si bien préparé
Cette moisson de la Seule Église!
XIV
La mer est plus belle
Que les cathédrales,
Nourrice fidèle,
Berceuse de râles,
La mer sur qui prie
La Vierge Marie!
Elle a tous les dons
Terribles et doux.
J'entends ses pardons
Gronder ses courroux.
Cette immensité
N'a rien d'entêté.
O! si patiente,
Même quand méchante!
Un souffle ami hante
La vague, et nous chante:
«Vous sans espérance,
Mourez sans souffrance!»
Et puis sous les cieux
Qui s'y rient plus clairs,
Elle a des airs bleus,
Roses, gris et verts…
Plus belle que tous,
Meilleure que nous!
XV
La «grande ville». Un tas criard de pierres blanches
Où rage le soleil comme en pays conquis.
Tous les vices ont leur tanière, les exquis
Et les hideux, dans ce désert de pierres blanches.
Des odeurs! Des bruits vains! Où que vague le cœur,
Toujours ce poudroiement vertigineux de sable,
Toujours ce remuement de la chose coupable
Dans cette solitude où s'écœure le cœur!
De près, de loin, le Sage aura sa thébaïde
Parmi le fade ennui qui monte de ceci,
D'autant plus âpre et plus sanctifiante aussi,
Que deux parts de son âme y pleurent, dans ce vide!
XVI
Toutes les amours de la terre
Laissent au cœur du délétère
Et de l'affreusement amer,
Fraternelles et conjugales,
Paternelles et filiales,
Civiques et nationales,
Les charnelles, les idéales.
Toutes ont la guêpe et le ver.
La mort prend ton père et ta mère,
Ton frère trahira son frère,
Ta femme flaire un autre époux,
Ton enfant, on te l'aliène,
Ton peuple, il se pille ou s'enchaîne
Et l'étranger y pond sa haine,
Ta chair s'irrite et tourne obscène,
Ton âme flue en rêves fous.
Mais, dit Jésus, aime, n'importe!
Puis, de toute illusion morte
Fais un cortège, forme un chœur,
Va devant, tel aux champs le pâtre,
Tel le coryphée au théâtre,
Tel le vrai prêtre ou l'idolâtre,
Tels les grands-parents près de l'âtre,
Oui, que devant aille ton cœur!
Et que toutes ces voix dolentes
S'élèvent rapides ou lentes,
Aigres ou douces, composant
A la gloire de Ma souffrance
Instrument de ta délivrance,
Condiment de ton espérance
Et mets de ta propre navrance,
L'hymne qui te sied à présent!
XVII
Sainte Thérèse veut que la Pauvreté soit
La reine d'ici-bas, et littéralement!
Elle dit peu de mots de ce gouvernement
Et ne s'arrête point aux détails de surcroît;
Mais le Point, à son sens, celui qu'il faut qu'on voie
Et croie, est ceci dont elle la complimente;
Le libre arbitre pèse, arguë et parlemente.
Puis le pauvre-de-cœur décide et suit sa voie.
Qui l'en empêchera? De vœux il n'en a plus
Que celui d'être un jour au nombre des élus,
Tout-puissant serviteur, tout-puissant souverain,
Prodigue et dédaigneux, sur tous, des choses eues,
Mais accumulateur des seules choses sues,
De quel si fier sujet, et libre, quelle reine!
XVIII
C'est la fête du blé, c'est la fête du pain
Aux chers lieux d'autrefois revus après ces choses!
Tout bruit, la nature et l'homme, dans un bain
De lumière si blanc que les ombres sont roses.
L'or des pailles s'effondre au vol siffleur des faux
Dont l'éclair plonge, et va luire, et se réverbère.
La plaine, tout au loin couverte de travaux,
Change de face à chaque instant, gaie et sévère.
Tout halète, tout n'est qu'effort et mouvement
Sous le soleil tranquille, auteur des moissons mûres,
Et qui travaille encore imperturbablement
A gonfler, à sucrer là-bas les grappes sures.
Travaille, vieux soleil, pour le pain et le vin,
Nourris l'homme du lait de la terre, et lui donne
L'honnête verre où rit un peu d'oubli divin.
Moissonneurs, vendangeurs là-bas! votre heure est bonne!
Car sur la fleur des pains et sur la fleur des vins,
Fruit de la force humaine en tous lieux répartie,
Dieu moissonne, et vendange, et dispose à ses fins
La Chair et le Sang pour le calice et l'hostie!