BONHEUR
I
L'incroyable, l'unique horreur de pardonner,
Quand l'offense et le tort ont eu cette envergure,
Est un royal effort qui peut faire figure
Pour le souci de plaire et le soin d'étonner;
L'orgueil, qu'il faut, se doit prévaloir sans scrupule
Et s'endormir pur, fort des péchés expiés,
Doux, le front dans les cieux reconquis, et les pieds
Sur cette humanité toute honte et crapule
Ou plutôt et surtout, gloire à Dieu qui voulut
Au cœur qu'un rien émeut, tel sous des doigts un luth,
Faire un peu de repos dans l'entier sacrifice.
Paix à ce cœur enfin de bonne volonté
Qui ne veut battre plus que vers la Charité,
Et que votre plaisir, ô Jésus, s'assouvisse.
II
La vie est bien sévère
A cet homme trop gai:
Plus le vin dans le verre
Pour le sang fatigué,
Plus l'huile dans la lampe
Pour les yeux et la main,
Plus l'envieux qui rampe
Pour l'orgueil surhumain,
Plus l'épouse choisie
Pour vivre et pour mourir,
En qui l'on s'extasie
Pour s'aider à souffrir,
Hélas! et plus les femmes
Pour le cœur et la chair,
Plus la Foi, sel des âmes,
Pour la peur de l'Enfer,
Et ni plus l'Espérance
Pour le ciel mérité
Par combien de souffrance!
Rien. Si. La Charité.
Le pardon des offenses
Comme un déchirement,
L'abandon des vengeances
Comme un délaissement,
Changer au mieux le pire,
A la méchanceté
Déployant son empire,
Opposer la bonté,
Peser, se rendre compte.
Faire la part de tous,
Boire la bonne honte,
Être toujours plus doux…
Quelque chaleur va luire
Pour le cœur fatigué,
La vie enfin sourire
A cet homme trop gai.
Et puisque je pardonne,
Mon Dieu, pardonnez-moi,
Ornant l'âme enfin bonne
D'espérance et de foi.
III
Après la chose faite, après le coup porté
Après le joug très dur librement accepté,
Et le fardeau, plus lourd que le ciel et la terre,
Levé d'un dos vraiment et gaîment volontaire,
Après la bonne haine et la chère rancœur,
Le rêve de tenir, implacable vainqueur,
Les ennemis du cœur et de l'âme et les autres;
De voir couler des pleurs plus affreux que les nôtres
De leurs yeux dont on est le Moïse au rocher,
Tout ce train mis en fuite, et courez le chercher!
Alors on est content comme au sortir d'un rêve,
On se retrouve net, clair, simple, on sent que crève
Un abcès de sottise et d'erreur, et voici
Que de l'éternité, symbole en raccourci
Toute une plénitude afflue, alme et s'installe,
L'être palpite entier dans la forme totale,
Et la chair est moins faible et l'esprit moins prompt;
Désormais, on le sait, on s'y tient, fleuriront
Le lys du faire pur, celui du chaste dire,
Et, si daigne Jésus, la rose du martyre.
Alors on trouve, ô Dieu si lent à vous venger,
Combien doux est le joug et le fardeau léger!
Charité, la plus forte entre toutes les Forces,
Tu veux dire, saint piège aux célestes amorces,
Les mains tendres du fort, de l'heureux et du grand
Autour du sort plaintif du faible et du souffrant.
Le regard franc du riche au pauvre exempt d'envie
Ou jaloux, et ton nom encore signifie
Quelle douceur choisie, et quel droit dévouement,
Et ce tact virginal, et l'ange exactement!
Mais l'ange est innocent, essence bienheureuse,
Il n'a point à passer par notre vie affreuse
Et toi, Vertu sans pair, presqu'Une, n'es-tu pas
Humaine en même temps que divine, ici-bas?
Aussi la conscience a dû, pour des fins sûres,
Surtout sentir en toi le pardon des injures.
Par toi nous devenons semblables à Jésus
Portant sa croix infâme et qui, cloué dessus,
Priait pour ses bourreaux d'Israël et de Rome,
A Jésus qui, du moins, homme avec tout d'un homme,
N'avait, lui, jamais eu de torts de son côté,
Et, par Lui, tu nous fais croire en l'éternité.
IV
De plus, cette ignorance de Vous!
Avoir des yeux et ne pas vous voir,
Une âme et ne pas vous concevoir.
Un esprit sans nouvelles de Vous!
O temps, ô mœurs qu'il en soit ainsi,
Et que ce vase de belles fleurs,
Qu'un tel vase, précieux d'ailleurs,
De la plus belle se passe ainsi!
Religion, unique raison,
Et seule règle et loi, piété,
Rien, là, de vous n'a jamais été,
Pas un penser juste, une oraison!
Aussi cette ignorance de tout!
Et de soi-même, droits et devoirs
Et des autres, leurs justes pouvoirs,
Leur action légitime et tout!
Jusqu'à méconnaître en moi quel nom,
Quel titre augural et de par Dieu!
Et six ans passés à plaire à Dieu,
Vertu réelle, effort bel et bon!
Jusqu'à ne pas se douter vraiment
Du tour affreux et plus que cruel
Qu'un sot grief, à peine réel,
Inflige à ses revanches vraiment.
Éclairez ces ténèbres de mort,
C'est votre créature après tout.
L'ignorance invincible l'absout.
Bah! claire et bonne lui soit la mort.
V
L'homme pauvre de cœur est-il si rare, en somme?
Non. Et je suis cet homme et vous êtes cet homme,
Et tous les hommes sont cet homme ou furent lui,
Ou le seront quand l'heure opportune aura lui.
Conçus dans l'agonie épuisée et plaintive
De deux désirs que, seul, un feu brutal avive,
Sans vestige autre nôtre, à travers cet émoi,
Qu'une larme de quoi! que pleure quoi! dans quoi!
Nés parmi la douleur, le sang et la sanie
Nus, de corps sans instinct et d'âme sans génie
Pour grandir et souffrir par l'âme et par le corps,
Vivant au jour le jour, bernés de vœux discors,
Pour mourir dans l'horreur fatale et la détresse,
Quoi de nous, dès qu'en nous la question se dresse?
Quoi? qu'un être capable au plus de moins que peu
En dehors du besoin d'aimer et de voir Dieu
Et quelque chose, au front, du fond du cœur te monte
Qui ressemble à la crainte et qui tient de la honte,
Quelque chose, on dirait, d'encore incomplété,
Mais dont la Charité ferait l'Humilité.
Lors, à quelqu'un vraiment de nature ingénue
Sa conscience n'a qu'à dire: continue,
Si la chair n'arrivait à son tour, en disant:
Arrête, et c'est la guerre en ce juste à présent.
Mais tout n'est pas perdu malgré le coup si rude:
Car la chair avant tout est chose d'habitude,
Elle peut se plier et doit s'acclimater.
C'est son droit, son devoir, la loi de la mater
Selon les strictes lois de la bonne nature.
Or la nature est simple, elle admet la culture,
Elle procède avec douceur, calme et lenteur.
Ton corps est un lutteur, fais-le vivre en lutteur,
Sobre et chaste abhorrant, l'excès de toute sorte,
Femme qui le détourne et vin qui le transporte
Et la paresse pire encore que l'excès.
Enfin pacifié, puis apaisé,—tu sais
Quels sacrements il faut pour cette tâche intense,
Et c'est l'Eucharistie après la Pénitence,—
Ce corps allégé, libre et presque glorieux,
Dûment redevenu, dûment laborieux,
Va se rompre au plutôt, s'assouplir au service
De ton esprit d'amour, d'offre et de sacrifice,
Subira les saisons et les privations,
Enfin sera le temple embaumé d'actions
De grâce, d'encens pur et de vertus chrétiennes,
Et tout retentissant de psaumes et d'antiennes
Qu'habite l'Esprit-Saint et que daigne Jésus
Visiter comparable aux bons rois bien reçus.
De ce moment, toi, pauvre avec pleine assurance,
Après avoir prié pour la persévérance,
Car, docte charité tout d'abord pense à soi,
Puise au gouffre infini de la Foi—plus de foi—
Que jamais et présente à Dieu ton vœu bien tendre,
Bien ardent, bien formel et de voir et d'entendre
Les hommes t'imiter, même te dépasser
Dans la course au salut, et pour mieux les pousser
A ces fins que le ciel en extase contemple,
Bien humble, (souviens-toi!) prêcheur, prêche d'exemple!
VI
Bon pauvre, ton vêtement est léger
Comme une brume,
Oui, mais aussi ton cœur, il est léger
Comme une plume,
Ton libre cœur qui n'a qu'à plaire à Dieu,
Ton cœur bien quitte
De toute dette humaine, en quelque lieu
Que l'homme habite,
Ta part de plaisir et d'aise paraît
Peu suffisante.
Ta conscience, en revanche, apparaît
Satisfaisante,
Ta conscience que, précisément,
Tes malheurs mêmes
Ont dégagée, en ce juste moment,
Des soins suprêmes.
Ton boire et ton manger sont, je le crains,
Tristes et mornes;
Seulement ton corps faible a, dans ses reins,
Sans fin ni bornes,
Des forces d'abstinence et de refus
Très glorieuses,
Et des ailes vers les cieux entrevus
Impérieuses.
Ta tête, franche de mets et de vin,
Toute pensée,
Tout intellect, conforme au plan divin,
Haut redressée,
Ta tête est prête à tout enseignement
De la parole
Et, de l'exemple de Jésus clément
Et bénévole.
Et de Jésus terrible, prêt au pleur
Qu'il faut qu'on verse,
A l'affront vil qui poigne, à la douleur
Lente qui perce,
Le monde pour toi seul, le monde affreux
Devient possible,
T'environnant, toi qu'il croit malheureux,
D'oubli paisible,
Même t'ayant d'étonnantes douceurs
Et ces caresses!
Les femmes qui sont parfois d'âpres sœurs,
D'aigres maîtresses,
Et de douloureux compagnons toujours
Ou toujours presque,
Te jaugeant malfringant, aux gestes lourds,
Un peu grotesque,
Tout à fait incapable de n'aimer
Qu'à les voir belles.
Qu'à les trouver bonnes et de n'aimer
Qu'elles en elles,
Et le pesant si léger que ce n'est
Rien de le dire,
Te dispenseront, tous comptes au net,
De leur sourire.
Et te voilà libre, à dîner, en roi.
Seul à ta table,
Sans nul flatteur, quel fléau pour un roi,
Plus détestable?
L'assassin, l'escroc et l'humble voleur
Qui n'y voient guère
De nuance, t'épargnent comme leur
Plus jeune frère.
Des vertus surérogatoires, la
Prudence humaine,
(L'autre, la cardinale, ah! celle-là
Que Dieu t'y mène!)
L'amabilité, l'affabilité
Quasi célestes,
Sans rien d'affecté, sans rien d'apprêté,
Franches, modestes,
Nimbent le destin, que Dieu te voulut
Tendre et sévère,
Dans l'intérêt surtout de ton salut,
A bien parfaire
Et pour ange contre le lourd méchant
Toujours stupide
La clairvoyance te guide en marchant,
Fine et rapide,
La clairvoyance, qui n'est pas du tout
La Méfiance
Et qui plutôt serait pour sommer tout,
La Prévoyance,
Élicitant les gens de prime-saut
Sous les grimaces
Faisant sortir la sottise du sot,
Trouvant des traces.
Et médusant la curiosité
De l'hypocrite
Par un regard entre les yeux planté
Qui brûle vite…
Et s'il ose rester des ennemis
A ta misère,
Pardonne-leur, ainsi que l'a promis
Ton Notre-Père…
Afin que Dieu te pardonne aussi, Lui,
Prends cette avance.
Car, dans le mal fait au prochain, c'est Lui
Seul qu'on offense.
VII
Écrit en 1888.
Le «sort» fantasque qui me gâte à sa manière
M'a logé cette fois, peut-être la dernière
Et la dernière c'est la bonne—à l'hôpital!
De mon rêve à ceci le réveil est brutal
Mais explicable par le fait d'une voleuse,
(Dont l'histoire posthume est, dit-on, graveleuse)
Du fait d'un rhumatisme aussi, moindre détail;
Puis d'un gîte où l'on est qu'importe le portail?
J'y suis, j'y vis. «Non, j'y végète», on rectifie;
On se trompe. J'y vis dans le strict de la vie,
Le pain qu'il faut, pas trop de vin, et mieux couché!
Évidemment j'expie un très ancien péché
(Très ancien?) dont mon sang a des fois la secousse,
Et la pénitence est relativement douce
Dans le martyrologe et sur l'armorial
Des poètes, peut-être un peu proverbial.
C'est un lieu comme un autre, on en prend l'habitude:
A prison bonne enfant longanime Latude.
Sans compter qu'au rimeur, pour en parler, alors!
Pauvre et fier, il ne reste qu'à mourir dehors
Ou tout comme, en ces temps vraiment trop peu propices,
Et mourir pour mourir, Muse qui me respices,
Autant le faire ici qu'ailleurs, et même mieux,
Sinon qu'ici l'on est tout «laïque», les vieux
Abus sont réformés et le «citoyen», libre!
Et fort! doit, ou l'État perdrait son équilibre,
Avec ça qu'il n'est pas à cheval sur un pal!—
Mourir dans les bras du Conseil Municipal,
Mal rassurante et pas assez édifiante
Conclusion pour tel, qu'un vœu mystique hante,
Moi par exemple, j'en forme l'aveu sans fard,
Me dût-on traiter d'âne ou d'impudent cafard.
La conversation, dans ce modeste asile,
Ne m'est pas autrement pénible et difficile!
Ces braves gens, que le Journal rend un peu sots,
Du moins ont conservé, malgré tous les assauts
Que «l'Instruction» livre à leur tête obsédée,
Quelque saveur encor de parole et d'idée;
La Révolution, qu'il faut toujours citer
Et condamner, n'a pu complètement gâter
Leur trivialité non sans grâce et sincère.
Même je les préfère aux mufles de ma sphère
Certes! et je subis leur choc sans trop d'émoi.
Leur vice et leur vertu sont juste à point pour moi
Les goûter et me plaire en ces lieux salutaires
A (comme moi) des espèces de solitaires,
Espèce de couvent moins cet espoir chrétien!
Le monde est tel qu'ici je n'ai besoin de rien
Et que j'y resterais, ma foi, toute ma vie,
Sans grands jaloux, j'espère, et pour sûr, sans envie!
Si, dès guéri, si je guéris, car tout se peut,
Je n'avais quelque chose à faire, que Dieu veut.
VIII
Prêtres de Jésus-Christ, la vérité vous garde.
Ah! soyez ce que pense une foule bavarde
Ou ce que le penseur lui-même dit de vous.
Bassement orgueilleux, haineusement jaloux,
Avares, impurs, durs, la vérité vous garde.
Et, de fait, nul de vous ne risque, ne hasarde
Un seul pan du prestige, un seul pli du drapeau,
Tant la doctrine exacte et du Bien et du Beau
Est là, qui vous maintient entre ses hauts dilemmes.
Plats comme les bourgeois, vautrés dans des Thélèmes
Ou guindés vers l'honneur pharisaïque alors,
Qu'importe, si Jésus, plus fort que des cœurs morts,
Règne par vos dehors du reste incontestables?
Cultes respectueux, formules respectables,
Un emploi libéral et franc des Sacrements
(Car les temps ont du moins, dans leurs relâchements,
Parmi plus d'une bonne et délicate chose,
Laissé tomber l'affreux jansénisme morose)
Et ce seul mot sur votre enseigne: Charité!
Mal gracieux, sans goût aucun, même affecté,
Pour si peu que ce soit d'art et de poésie,
Incapables d'un bout de lecture choisie,
D'un regard attentif, d'une oreille en arrêt
Pis qu'inconsciemment hostiles, on dirait,
A tout ce qui, dans l'homme et fleurit et s'allume,
Plus lourds que les marteaux et plus lourds qu'une enclume.
Sans même l'étincelle et le bruit triomphant,
Que fait? si Jésus a, pour séduire l'enfant
Et le sage qu'est l'homme en sa double énergie,
Votre théologie et votre liturgie?
D'ailleurs maints d'entre vous, troupeau trié déjà,
Valent mieux que le monde autour qui vous jugea,
Lisent clair, visent droit, entendent net en somme,
Vivent et pensent, plus que non pas un autre homme,
Que tels, mes chers lecteurs, que moi cet écrivain,
Tant leur science est courte et tant mon art est vain!
C'est vrai qu'il sort de vous, comme de votre Maître,
Quand même une vertu qui vous fait reconnaître.
Elle offusque les sots, ameute les méchants,
Remplis les bons d'émois révérents et touchants,
Force indéfinissable ayant de tout en elle,
Comme surnaturelle et comme naturelle,
Mystérieuse et dont vous allez investis,
Grands par comparaison chez les peuples petits.
Vous avez tous les airs de toutes, sinon toutes
Les choses qu'il faut être en l'affre de vos routes.
Si vous ne l'êtes pas, du moins vous paraissez
Tels qu'il faut et semblez dans ce zèle empressés,
Poussant votre industrie et votre économie,
Depuis la sainteté jusqu'à la bonhomie.
Hypocrisie, émet un tiers, ou nullité!
Bonhomie, on doit dire en chœur, et sainteté!
Puisque, ô croyons toujours le bien de préférence,
Mais c'est surtout ce siècle et surtout cette France,
Que charme et que bénit, à quelques fins de Dieu?
Votre ombre lumineuse et réchauffante un peu,
Seul bienfait apparent de la grâce invisible
Sur la France insensée et le siècle insensible,
Siècle de fer et France, hélas! toute de nerfs,
France d'où détalant partout comme des cerfs,
Les principes, respect, l'honneur de sa parole,
Famille, probité, filent en bande folle,
Siècle d'âpreté juive et d'ennuis protestants,
Noyant tout, le superbe et l'exquis des instants,
Au remous gris de mers de chiffres et de phrases.
Vous, phares doux parmi ces brumes et ces gazes,
Ah! luisez-nous encore et toujours jusqu'au jour,
Jusqu'à l'heure du cœur expirant vers l'amour
Divin, pour refleurir éternel dans la même
Charité loin de cette épreuve froide et blême.
Et puis, en la minute obscure des adieux,
Flambez, torches d'encens, et rallumez nos yeux
A l'unique Beauté, toute bonne et puissante,
Brûlez ce qui n'est plus la prière innocente,
L'aspiration sainte et le repentir vrai!
Puisse un prêtre être là, Jésus, quand je mourrai!
IX
Guerrière, militaire et virile en tout point,
La sainte Chasteté que Dieu voit la première,
De toutes les vertus marchant dans sa lumière
Après la Charité distante presque point,
Va d'un pas assuré mieux qu'aucune amazone
A travers l'aventure et l'erreur du Devoir,
Ses yeux grands ouverts pleins du dessein de bien voir,
Son corps robuste et beau digne d'emplir un trône,
Son corps robuste et nu balancé noblement,
Entre une tête haute et des jambes sereines,
Du port majestueux qui sied aux seules reines,
Et sa candeur la vêt du plus beau vêtement.
Elle sait ce qu'il faut qu'elle sache des choses,
Entre autres que Jésus a fait l'homme de chair
Et mis dans notre sang un charme doux-amer
D'où doivent découler nos naissances moroses,
Et que l'amour charnel est bénit en des cas.
Elle préside alors et sourit à ces fêtes,
Dévêt la jeune épouse avec ses mains honnêtes
Et la mène à l'époux par des tours délicats.
Elle entre dans leur lit, lève le linge ultime,
Guide pour le baiser et l'acte et le repos
Leurs corps voluptueux aux fins de bons propos
Et désormais va vivre entre eux leur ange intime.
Puis au-dessus du couple ou plutôt à côté,
—Bien agir fait s'unir les vœux et les nivelle,—
Vers le Vierge et la Vierge isolés dans leur belle
Thébaïde à chacun la sainte Chasteté.
Sans quitter les Amants, par un charmant miracle,
Vole et vient rafraîchir l'Intacte et l'Impollu
De gais parfums de fleurs comme s'il avait plu
D'un bon orage sur l'un et sur l'autre habitacle,
Et vêt de chaleur douce au point et de jour clair
La cellule du Moine et celle de la Nonne,
Car s'il nous faut souffrir pour que Dieu nous pardonne
Du moins Dieu veut punir, non torturer la chair.
Elle dit à ces chers enfants de l'Innocence:
Dormez, veillez, priez. Priez surtout, afin
Que vous n'ayez pas fait tous ces travaux en vain,
Humilité, douceur et céleste ignorance!
Enfin elle va chez la Veuve et chez le Veuf,
Chez le vieux Débauché, chez l'Amoureuse vieille,
Et leur tient des discours qui sont une merveille
Et leur refait, à force d'art, un corps tout neuf.
Et quand alors elle a fini son tour du monde,
Tour du monde ubiquiste, invisible et présent,
Elle court à son point de départ en faisant
Tel grand détour, espoir d'espérance profonde;
Et ce point de départ est un lieu bien connu,
Eden même: là sous le chêne et vers la rose,
Puisqu'il paraît qu'il n'a pas faire autre chose,
Rit et gazouille un beau petit enfant tout nu.
X
Un projet de mon âge mûr
Me tint six ans l'âme ravie:
C'était, d'après un plan bien sûr,
De réédifier ma vie.
Vie encor vivante après tout,
Insuffisamment ruinée,
Avec ses murs toujours debout
Que respecte la graminée,
Murs de vraie et franche vertu,
Fondations intactes certes,
Fronton battu, non abattu,
Sans noirs lichens ni mousses vertes,
L'orgueil qu'il faut et qu'il fallait,
Le repentir quand c'était brave,
Douceur parfois comme le lait,
Fierté souvent comme la lave.
Or, durant ces deux fois trois ans,
L'essai fut bon, grand le courage.
L'œuvre en aspects forts et plaisants
Montait, tenant tête à l'orage.
Un air de grâce et de respect
Magnifiait les calmes lignes
De l'édifice que drapait
L'éclat de la neige et des cygnes…
Furieux mais insidieux,
Voici l'essaim des mauvais anges
Rayant le pur, le radieux
Paysage de vols étranges,
Salissant d'outrages sans nom,
Obscénités basses et fades,
De mon renaissant Parthénon
Les portiques et les façades,
Tandis que quelques-uns d'entre eux,
Minant le sol, sapant la base,
S'apprêtent, par un art affreux,
A faire de tout table rase.
Ce sont, véniels et mortels,
Tous les péchés des catéchismes
Et bien d'autres encore, tels
Qu'ils font les sophismes des schismes.
La Luxure aux tours sans merci,
L'affreuse Avarice morale,
La Paresse morale aussi,
L'Envie à la dent sépulcrale,
La Colère hors des combats,
La Gourmandise, rage, ivresse,
L'Orgueil, alors qu'il ne faut pas,
Sans compter la sourde détresse
Des vices à peine entrevus,
Dans la conscience scrutée,
Hideur brouillée et tas confus,
Tourbe brouillante et ballottée.
Mais quoi! n'est-ce pas toujours vous,
Démon femelle, triple peste,
Pire flot de tout ce remous,
Pire ordure que tout le reste,
Vous toujours, vil cri de haro,
Qui me proclame et me diffame,
Gueuse inepte, lâche bourreau,
Horrible, horrible, horrible femme?
Vous, l'insultant mensonge noir,
La haine longue, l'affront rance,
Vous qui seriez le désespoir,
Si la foi n'était l'Espérance.
Et l'Espérance le pardon,
Et ce pardon une vengeance.
Mais quel voluptueux pardon,
Quelle savoureuse vengeance!
Et tous trois, espérance et foi
Et pardon, chassant la séquelle
Infernale de devant moi,
Protégeront de leur tutelle
Les nobles travaux qu'a repris
Ma bonne volonté calmée,
Pour grâce à des grâces sans prix,
Achever l'œuvre bien-aimée
Toute de marbre précieux
En ordonnance solennelle
Bien par-delà les derniers cieux,
Jusque dans la vie éternelle.
XI
Sois de bronze et de marbre et surtout sois de chair:
Certes, prise l'orgueil nécessaire plus cher,
Pour ton combat avec les contingences vaines;
Que les poils de ta barbe ou le sang de tes veines;
Mais vis, vis pour souffrir, souffre pour expier,
Expie et va-t'en vivre et puis reviens prier,
Prier pour le courage et la persévérance
De vivre dans ce siècle, hélas! et cette France,
Siècle et France ignorants et tristement railleurs.
(Mais le règne est plus haut et la patrie ailleurs
Et la solution est autre du problème.)
Sois de chair et même aime cette chair, la même
Que celle de Jésus sur terre et dans les cieux,
Et dans le Très Saint-Sacrement si précieux
Qu'il n'est de comparable à sa valeur que celle
De ta chair vénérable en sa moindre parcelle
Et dans le moindre grain de l'Hostie à l'autel;
Car ce mystère, l'Incarnation, est tel,
Par l'exégèse autour comme par sa nature;
Qu'il fait égale au Créateur la créature,
Cependant que, par un miracle encor plus grand,
L'Eucharistie, elle, les confond et les rend
Identiques. Or cette chair expiatoire,
Fais-t'en une arme douloureuse de victoire
Sur l'orgueil que Satan peut d'elle t'inspirer
Pour l'orgueil qu'à jamais tu peux considérer
Comme le prix suprême et le but enviable.
Tout le reste n'est rien que malice du diable!
Alors, oui, sois de bronze impassible, revêts
L'armure inaccessible à braver le Mauvais,
Pudeur, Calme, Respect, Silence et Vigilance.
Puis sois de marbre, et pur, sous le heaume qui lance
Par ses trous le regard de tes yeux assurés,
Marche à pas révérents sur les parvis sacrés.
XII
Seigneur, vous m'avez laissé vivre
Pour m'éprouver jusqu'à la fin.
Vous châtiez cette chair ivre,
Par la douleur et par la faim!
Et Vous permîtes que le diable
Tentât mon âme misérable
Comme l'âme forte de Job,
Puis Vous m'avez envoyé l'ange
Qui gagea le combat étrange
Avec le grand aïeul Jacob
Mon enfance, elle fut joyeuse:
Or, je naquis choyé, béni
Et je crûs, chair insoucieuse,
Jusqu'au temps du trouble infini
Qui nous prend comme une tempête,
Nous poussant comme par la tête
Vers l'abîme et prêts à tomber;
Quant à moi, puisqu'il faut le dire,
Mes sens affreux et leur délire
Allaient me faire succomber,
Quand Vous parûtes, Dieu de grâce
Qui savez tout bien arranger,
Qui Vous mettez bien à la place,
L'auteur et l'ôteur du danger,
Vous me punîtes par moi-même
D'un supplice cru le suprême
(Oui, ma pauvre âme le croyait)
Mais qui n'était au fond rien qu'une
Perche tendue, ô qu'opportune!
A mon salut qui se noyait.
Comprises les dures délices,
J'ai marché dans le droit sentier,
Y cueillant sous des cieux propices
Pleine paix et bonheur entier,
Paix de remplir enfin ma tâche,
Bonheur de n'être plus un lâche
Épris des seules voluptés
De l'orgueil et de la luxure,
Et cette fleur, l'extase pure
Des bons projets exécutés.
C'est alors que la mort commence
Son œuvre inexpiable? Non,
Mais qui me saisit de démence
Bien qu'encor criant Votre nom.
L'Ami me meurt, aussi la Mère,
Une rancune plus qu'amère
Me piétine en ce dur moment
Et me cantonne en la misère,
Dans la littérale misère,
Du froid et du délaissement!
Tout s'en mêle: la maladie
Vient en aide à l'autre fléau.
Le guignon, comme un incendie
Dans un pays où manque l'eau,
Ravage et dévaste ma vie,
Traînant à sa suite l'envie,
L'ordre, l'obscène trahison,
La sale pitié dérisoire,
Jusqu'à cette rumeur de gloire
Comme une insulte à la raison!
Ces mystères, je les pénètre,
Tous les motifs, je les connais.
Oui, certes, Vous êtes le maître
Dont les rigueurs sont les bienfaits.
Mais, ô Vous, donnez-moi la force,
Donnez, comme à l'arbre l'écorce.
Comme l'instinct à l'animal,
Donnez à ce cœur votre ouvrage,
Seigneur, la force et le courage
Pour le bien et contre le mal.
Mais, hélas! je ratiocine
Sur mes fautes et mes douleurs,
Espèce de mauvais Racine
Analysant jusqu'à mes pleurs.
Dans ma raison mal assagie
Je fais de la psychologie
Au lieu d'être un cœur pénitent
Tout simple et tout aimable en somme,
Sans plus l'astuce du vieil homme
Et sans plus l'orgueil protestant…
Je crois en l'Église romaine,
Catholique, apostolique et
La seule humaine qui nous mène
Au but que Jésus indiquait,
La seule divine qui porte
Notre croix jusques à la porte
Des libres cieux enfin ouverts,
Qui la porte par vos bras même,
O grand Crucifié suprême
Donnant pour nous vos maux soufferts.
Je crois en la toute-présense,
A la messe de Jésus-Christ,
Je crois à la toute-puissance
Du Sang que pour nous il offrit
Et qu'il offre au seul Juge encore
Par ce mystère que j'adore
Qui fait qu'un homme vain, menteur,
Pourvu qu'il porte le vrai signe
Qui le consacre entre tous digne,
Puisse créer le Créateur.
Je confesse la Vierge unique,
Reine de la neuve Sion,
Portant aux plis de sa tunique
La grâce et l'intercession.
Elle protège l'innocence,
Accueille la résipiscence,
Et debout quand tous à genoux,
Impètre le pardon du Père
Pour le pécheur qui désespère…
Mère du fils, priez pour nous!
XIII
La neige à travers la brume
Tombe et tapisse sans bruit
Le chemin creux qui conduit
A l'église où l'on allume
Pour la messe de minuit.
Londres sombre flambe et fume:
O la chère qui s'y cuit
Et la boisson qui s'ensuit!
C'est Christmas et sa coutume
De minuit jusqu'à minuit.
Sur la plume et le bitume,
Paris bruit et jouit.
Ripaille et Plaisant déduit
Sur le bitume et la plume
S'exaspèrent dès minuit.
Le malade en l'amertume
De l'hospice où le poursuit
Un espoir toujours détruit
S'épouvante et se consume
Dans le noir d'un long minuit…
La cloche au son clair d'enclume
Dans la cour fine qui luit,
Loin du péché qui nous nuit,
Nous appelle en grand costume
A la messe de minuit.