CHAPITRE LII
La Provence au XIIe siècle.

Je vais traduire une anecdote des manuscrits provençaux; le fait que l'on va lire eut lieu vers l'an 1180, et l'histoire fut écrite vers 1250[175]; l'anecdote est assurément fort connue: toute la nuance des mœurs est dans le style. Je supplie qu'on me permette de traduire mot à mot et sans chercher aucunement l'élégance du langage actuel.

[175] Le manuscrit est à la bibliothèque Laurentiana. M. Raynouard le rapporte au tome V de ses Troubadours, page 189. Il y a plusieurs fautes dans son texte; il a trop loué et trop peu connu les troubadours.

«Monseigneur Raymond de Roussillon fut un vaillant baron, ainsi que le savez, et eut pour femme madona Marguerite, la plus belle femme que l'on connût en ce temps, et la plus douée de toutes belles qualités, de toute valeur et de toute courtoisie. Il arriva ainsi que Guillaume de Cabstaing, qui fut fils d'un pauvre chevalier du château Cabstaing, vint à la cour de Mgr Raymond de Roussillon, se présenta à lui et lui demanda s'il lui plaisait qu'il fût varlet de sa cour. Mgr Raymond, qui le vit beau et avenant, lui dit qu'il fût le bienvenu et qu'il demeurât en sa cour. Ainsi Guillaume demeura avec lui et sut si gentiment se conduire, que petits et grands l'aimaient; et il sut tant se distinguer, que Monseigneur Raymond voulut qu'il fût donzel de madona Marguerite, sa femme; et ainsi fut fait. Adonc s'efforça Guillaume de valoir encore plus et en dit et en faits. Mais ainsi, comme il a coutume d'avenir en amour, il se trouva qu'amour voulut prendre madona Marguerite et enflammer sa pensée. Tant lui plaisait le faire de Guillaume, et son dire, et son semblant, qu'elle ne dut se tenir un jour de lui dire: «Or çà, dis-moi, Guillaume, si une femme te faisait semblant d'amour, oserais-tu bien l'aimer?» Guillaume, qui s'en était aperçu, lui répondit tout franchement: «Oui, bien ferais-je, madame, pourvu seulement que le semblant fût vérité.—Par saint Jean! fit la dame, bien avez répondu comme un homme de valeur; mais à présent je te veux éprouver si tu pourras savoir et connaître, en fait de semblants, quels sont de vérité et quels non.»

«Quand Guillaume eut entendu ces paroles, il répondit: «Madame, qu'il soit ainsi comme il vous plaira.»

«Il commença à être pensif, et Amour aussitôt lui chercha guerre; et les pensers qu'Amour envoie aux siens lui entrèrent dans le tout profond du cœur, et de là en avant il fut des servants d'amour et commença à trouver[176] de petits couplets avenants et gais, et des chansons à danser, et des chansons de chant[177] plaisant, par quoi il était fort agréé, et plus de celle pour laquelle il chantait. Or Amour, qui accorde à ses servants leur récompense quand il lui plaît, voulut à Guillaume donner le prix du sien; et le voilà qui commence à prendre la dame si fort de pensers et de réflexions d'amour, que ni jour ni nuit elle ne pouvait reposer, songeant à la valeur et à la prouesse qui en Guillaume s'était si copieusement logée et mise.

[176] Faire.

[177] Il inventait les airs et les paroles.

«Un jour, il arriva que la dame prit Guillaume et lui dit: «Guillaume, or çà, dis-moi, t'es-tu à cette heure aperçu de mes semblants, s'ils sont véritables ou mensongers?» Guillaume répond: «Madona, ainsi Dieu me soit en aide, du moment en çà que j'ai été votre servant, il ne m'a pu entrer au cœur nulle pensée que vous ne fussiez la meilleure qui onc naquit et la plus véritable et en paroles et en semblants. Cela je crois et croirai toute ma vie.» Et la dame répondit:

«Guillaume, je vous dis que si Dieu m'aide que jà ne serez par moi trompé, et que vos pensers ne seront pas vains ni perdus.» Et elle étendit les bras et l'embrassa doucement dans la chambre où ils étaient tous deux aussi, et ils commencèrent leur druerie[178]; et il ne tarda guère que les médisants, que Dieu ait en ire, se mirent à parler et à deviser de leur amour, à propos des chansons que Guillaume faisait, disant qu'il avait mis son amour en madame Marguerite, et tant dirent-ils à tort et à travers, que la chose vint aux oreilles de monseigneur Raymond. Alors il fut grandement peiné et fort grièvement triste, d'abord parce qu'il lui fallait perdre son compagnon-écuyer qu'il aimait tant, et plus encore pour la honte de sa femme.

[178] A far all' amore.

«Un jour, il arriva que Guillaume s'en était allé à la chasse à l'épervier avec un écuyer seulement; et monseigneur Raymond fit demander où il était; et un valet lui répondit qu'il était allé à l'épervier, et tel qui le savait ajouta qu'il était en tel endroit. Sur-le-champ, Raymond prend des armes cachées et se fait amener son cheval, et prend tout seul son chemin vers cet endroit où Guillaume était allé: tant il chevaucha qu'il le trouva. Quand Guillaume le vit venir, il s'en étonna beaucoup, et sur-le-champ il lui vint de sinistres pensées, et il s'avança à sa rencontre et lui dit: «Seigneur, soyez le bien arrivé. Comment êtes-vous ainsi seul?» Monseigneur Raymond répondit: «Guillaume, c'est que je vais vous cherchant pour me divertir avec vous. N'avez-vous rien pris?—Je n'ai guère pris, seigneur, car je n'ai guère trouvé; et qui peu trouve ne peut guère prendre, comme dit le proverbe.—Laissons là désormais cette conversation dit monseigneur Raymond, et, par la foi que vous me devez, dites-moi vérité sur tous les sujets que je vous voudrai demander.—Par Dieu! seigneur, dit Guillaume, si cela est chose à dire, bien vous la dirai-je.—Je ne veux ici aucune subtilité, ainsi dit monseigneur Raymond, mais vous me direz tout entièrement sur tout ce que je vous demanderai.—Seigneur, autant qu'il vous plaira me demander, dit Guillaume, autant vous dirai-je la vérité.» Et monseigneur Raymond demande: «Guillaume, si Dieu et la sainte foi vous vaut, avez-vous une maîtresse pour qui vous chantiez ou pour laquelle Amour vous étreigne?» Guillaume répond: «Seigneur, et comment ferais-je pour chanter, si Amour ne me pressait pas? Sachez la vérité, monseigneur, qu'Amour m'a tout en son pouvoir.» Raymond répond: «Je veux bien le croire, qu'autrement vous ne pourriez pas si bien chanter; mais je veux savoir s'il vous plaît qui est votre dame.—Ah! seigneur, au nom de Dieu, dit Guillaume, voyez ce que vous me demandez. Vous savez trop bien qu'il ne faut pas nommer sa dame, et que Bernard de Ventadour dit:

«En une chose ma raison me sert[179].
«Que jamais homme ne m'a demandé ma joie,
«Que je ne lui en aie menti volontiers.
«Car cela ne me semble pas bonne doctrine,
«Mais plutôt folie et acte d'enfant,
«Que quiconque est bien traité en amour
«En veuille ouvrir son cœur à un autre homme,
«A moins qu'il ne puisse le servir et l'aider.

[179] On traduit mot à mot les vers provençaux cités par Guillaume.

«Monseigneur Raymond répond: «Et je vous donne ma foi que je vous servirai selon mon pouvoir.» Raymond en dit tant que Guillaume lui répondit:

«Seigneur, il faut que vous sachiez que j'aime la sœur de madame Marguerite, votre femme, et que je pense en avoir échange d'amour. Maintenant que vous le savez, je vous prie de venir à mon aide ou du moins de ne pas me faire dommage.—Prenez main et foi, fit Raymond, car je vous jure et vous engage que j'emploierai pour vous tout mon pouvoir.» Et alors il lui donna sa foi, et quand il la lui eut donnée, Raymond lui dit: «Je veux que nous allions à son château, car il est près d'ici.—Et je vous en prie, fit Guillaume, par Dieu.» Et ainsi ils prirent leur chemin vers le château de Liet. Et, quand ils furent au château, ils furent bien accueillis par En[180] Robert de Tarascon, qui était mari de madame Agnès, la sœur de madame Marguerite, et par madame Agnès elle-même. Et monseigneur Raymond prit madame Agnès par la main, il la mena dans la chambre et ils s'assirent sur le lit. Et monseigneur Raymond dit: «Maintenant, dites-moi, belle-sœur, par la foi que vous me devez, aimez-vous d'amour?» Et elle dit: «Oui, seigneur.—Et qui? fit-il.—Oh! cela, je ne vous le dis pas, répondit-elle; et quels discours me tenez-vous là?»

[180] En, manière de parler parmi les Provençaux, que nous traduisons par le sire.

«A la fin, tant la pria, qu'elle dit qu'elle aimait Guillaume de Cabstaing, elle dit cela parce que elle voyait Guillaume triste et pensif, et elle savait bien comme quoi il aimait sa sœur; et ainsi elle craignait que Raymond n'eût de mauvaises pensées de Guillaume. Une telle réponse causa une grande joie à Raymond. Agnès conta tout à son mari, et le mari lui répondit qu'elle avait bien fait, et lui donna parole qu'elle avait la liberté de faire ou dire tout ce qui pourrait sauver Guillaume. Agnès n'y manqua pas. Elle appela Guillaume dans sa chambre tout seul, et resta tant avec lui, que Raymond pensa qu'il devait avoir eu d'elle plaisir d'amour; et tout cela lui plaisait, et il commença à penser que ce que on lui avait dit de lui n'était pas vrai et qu'on parlait en l'air. Agnès et Guillaume sortirent de la chambre, le souper fut préparé, et l'on soupa en grande gaieté. Et après souper Agnès fit préparer le lit des deux proches de la porte de sa chambre, et si bien firent de semblant en semblant la dame et Guillaume, que Raymond crut qu'il couchait avec elle.

«Et le lendemain ils dînèrent au château avec grande allégresse, et après dîner ils partirent avec tous les honneurs d'un noble congé et vinrent à Roussillon. Et aussitôt que Raymond le put, il se sépara de Guillaume et s'en vint à sa femme, et lui conta ce qu'il avait vu de Guillaume et de sa sœur, de quoi eut sa femme une grande tristesse toute la nuit. Et le lendemain elle fit appeler Guillaume, et le reçut mal, et l'appela faux ami et traître. Et Guillaume lui demanda merci, comme homme qui n'avait faute aucune de ce dont elle l'accusait, et lui conta tout ce qui s'était passé mot à mot. Et la femme manda sa sœur, et par elle sut bien que Guillaume n'avait pas tort. Et pour cela elle lui dit et commanda qu'il fît une chanson par laquelle il montrât qu'il n'aimait aucune femme excepté elle, et alors il fit la chanson qui dit:

«La douce pensée
«Qu'amour souvent me donne.»

Et quand Raymond de Roussillon ouït la chanson que Guillaume avait faite pour sa femme, il le fit venir pour lui parler assez loin du château et lui coupa la tête, qu'il mit dans un carnier; il lui tira le cœur du corps et il le mit avec la tête. Il s'en alla au château; il fit rôtir le cœur et apporter à table à sa femme, et il le lui fit manger sans qu'elle le sût. Quand elle l'eut mangé, Raymond se leva et dit à sa femme que ce qu'elle venait de manger était le cœur du seigneur Guillaume de Cabstaing, et lui montra la tête, et lui demanda si le cœur avait été bon à manger. Et elle entendit ce qu'il disait et vit et connut la tête du seigneur Guillaume. Elle lui répondit et dit que le cœur avait été si bon et si savoureux, que jamais autre manger ou autre boire ne lui ôterait de la bouche le goût que le cœur du seigneur Guillaume y avait laissé. Et Raymond lui courut sus avec une épée. Elle se prit à fuir, se jeta d'un balcon en bas et se cassa la tête.

«Cela fut su dans toute la Catalogne et dans toutes les terres du roi d'Aragon. Le roi Alphonse et tous les barons de ces contrées eurent grande douleur et grande tristesse de la mort du seigneur Guillaume et de la femme que Raymond avait aussi laidement mise à mort. Ils lui firent la guerre à feu et à sang. Le roi Alphonse d'Aragon ayant pris le château de Raymond, il fit placer Guillaume et sa dame dans un monument devant la porte de l'église d'un bourg nommé Perpignac. Tous les parfaits amants, toutes les parfaites amantes, prièrent Dieu pour leurs âmes. Le roi d'Aragon prit Raymond, le fit mourir en prison et donna tous ses biens aux parents de Guillaume et aux parents de la femme qui mourut pour lui.»

CHAPITRE LIII
L'Arabie.

C'est sous la tente noirâtre de l'Arabe-Bédouin qu'il faut chercher le modèle de la patrie du véritable amour. Là, comme ailleurs, la solitude et un beau climat ont fait naître la plus noble des passions du cœur humain, celle qui, pour trouver le bonheur, a besoin de l'inspirer au même degré qu'elle le sent.

Il fallait pour que l'amour parût tout ce qu'il peut être dans le cœur de l'homme, que l'égalité entre la maîtresse et son amant fût établie autant que possible. Elle n'existe point, cette égalité, dans notre triste Occident: une femme quittée est malheureuse ou déshonorée. Sous la tente de l'Arabe, la foi donnée ne peut pas se violer. Le mépris et la mort suivent immédiatement ce crime.

La générosité est si sacrée chez ce peuple qu'il est permis de voler pour donner. D'ailleurs les dangers y sont de tous les jours, et la vie s'écoule toute, pour ainsi dire, dans une solitude passionnée. Même réunis, les Arabes parlent peu.

Rien ne change chez l'habitant du désert; tout y est éternel et immobile. Les mœurs singulières, dont je ne puis, par ignorance, que donner une faible esquisse, existaient probablement dès le temps d'Homère[181]. Elles ont été écrites pour la première fois vers l'an 600 de notre ère, deux siècles avant Charlemagne.

[181] 900 ans avant Jésus-Christ.

On voit que c'est nous qui fûmes les barbares à l'égard de l'Orient, quand nous allâmes le troubler par nos croisades[182]. Aussi devons-nous ce qu'il y a de noble dans nos mœurs à ces croisades et aux Maures d'Espagne.

[182] 1095.

Si nous nous comparons aux Arabes, l'orgueil de l'homme prosaïque sourira de pitié. Nos arts sont extrêmement supérieurs aux leurs, nos législations sont en apparence encore plus supérieures; mais je doute que nous l'emportions dans l'art du bonheur domestique: il nous a toujours manqué bonne foi et simplicité; dans les relations de famille, le trompeur est le premier malheureux. Il n'y a plus de sécurité pour lui: toujours injuste, il a toujours peur.

A l'origine des plus anciens monuments historiques, nous voyons les Arabes divisés de toute antiquité en un grand nombre de tribus indépendantes, errant dans le désert. Suivant que ces tribus pouvaient, avec plus ou moins de facilité, pourvoir aux premiers besoins de l'homme, elle avait des mœurs plus ou moins élégantes. La générosité était la même partout; mais, suivant le degré d'opulence de la tribu, elle se montrait par le don du quartier de chevreau nécessaire à la vie physique, ou par celui de cent chameaux, don provoqué par quelque relation de famille ou d'hospitalité.

Le siècle héroïque des Arabes, celui où ces âmes généreuses brillèrent pures de toute affectation de bel esprit ou de sentiment raffiné, fut celui qui précéda Mohammed et qui correspond au Ve siècle de notre ère, à la fondation de Venise et au règne de Clovis. Je supplie notre orgueil de comparer les chants d'amour qui nous restent des Arabes et les mœurs nobles retracées dans les Mille et une Nuits aux horreurs dégoûtantes qui ensanglantent chaque page de Grégoire de Tours, l'historien de Clovis, ou d'Éginard, l'historien de Charlemagne.

Mohammed fut un puritain, il voulut proscrire les plaisirs qui ne font de mal à personne; il a tué l'amour dans les pays qui ont admis l'islamisme[183]; c'est pour cela que sa religion a toujours été moins pratiquée dans l'Arabie, son berceau, que dans tous les autres pays mahométans.

[183] Mœurs de Constantinople. La seule manière de tuer l'amour-passion est d'empêcher toute cristallisation par la facilité.

Les Français ont rapporté d'Égypte quatre volumes in-folio, intitulés: le Livre des Chansons. Ces volumes contiennent:

1o Les biographies des poètes qui ont fait les chansons.

2o Les chansons elles-mêmes. Le poète y chante tout ce qui l'intéresse, il y loue son coursier rapide et son arc, après avoir parlé de sa maîtresse. Ces chants furent souvent les lettres d'amour de leurs auteurs; ils y donnaient à l'objet aimé un tableau fidèle de toutes les affections de leur âme. Ils parlent quelquefois de nuits froides pendant lesquelles ils ont été obligés de brûler leur arc et leurs flèches. Les Arabes sont une nation sans maisons.

3o Les biographies des musiciens qui ont fait la musique de ces chansons.

4o Enfin l'indication des formules musicales; ces formules sont des hiéroglyphes pour nous: cette musique nous restera à jamais inconnue, et d'ailleurs ne nous plairait pas.

Il y a un autre recueil intitulé: Histoire des Arabes qui sont morts d'amour.

Ces livres si curieux sont extrêmement peu connus; le petit nombre de savants qui pourraient les lire ont eu le cœur desséché par l'étude et par les habitudes académiques.

Pour nous reconnaître au milieu de monuments si intéressants par leur antiquité et par la beauté singulière des mœurs qu'ils font deviner, il faut demander quelques faits à l'histoire.

De tout temps, et surtout avant Mohammed, les Arabes se rendaient à la Mecque pour faire le tour de la Caaba ou maison d'Abraham. J'ai vu à Londres un modèle fort exact de la ville sainte. Ce sont sept à huit cents maisons à toits en terrasse, jetées au milieu d'un désert de sable dévoré par le soleil. A l'une des extrémités de la ville, l'on découvre un édifice immense à peu près de forme carrée; cet édifice entoure la Caaba; il se compose d'une longue suite de portiques nécessaires sous le soleil d'Arabie pour effectuer la promenade sacrée. Ce portique est bien important dans l'histoire des mœurs et de la poésie arabes: ce fut apparemment pendant des siècles le seul lieu où les hommes et les femmes se trouvassent réunis. On faisait pêle-mêle, à pas lents, et en récitant en chœur des poésies sacrées, le tour de la Caaba; c'est une promenade de trois quarts d'heure: ces tours se répétaient plusieurs fois dans la même journée; c'était là le rite sacré pour lequel hommes et femmes accouraient de toutes les parties du désert. C'est sous le portique de la Caaba que se sont polies les mœurs arabes. Il s'établit bientôt une lutte entre les pères et les amants; bientôt ce fut par des odes d'amour que l'amant dévoila sa passion à la jeune fille sévèrement surveillée par ses frères ou son père, à côté de laquelle il faisait la promenade sacrée. Les habitudes généreuses et sentimentales de ce peuple existaient déjà dans le camp; mais il me semble que la galanterie arabe est née autour de la Caaba: c'est aussi la patrie de leur littérature. D'abord elle exprima la passion avec simplicité et véhémence, telle que la sentait le poète; plus tard le poète, au lieu de songer à toucher son amie, pensa à écrire de belles choses; alors naquit l'affectation, que les Maures portèrent en Espagne et qui gâte encore aujourd'hui les livres de ce peuple[184].

[184] Il y a un fort grand nombre de manuscrits arabes à Paris. Ceux des temps postérieurs ont de l'affectation, mais jamais aucune imitation des Grecs ou des Romains; c'est ce qui les fait mépriser des savants.

Je vois une preuve touchante du respect des Arabes pour le sexe le plus faible dans la formule de leur divorce. La femme, en l'absence du mari duquel elle voulait se séparer, détendait la tente et la relevait en ayant soin d'en placer l'ouverture du côté opposé à celui qu'elle occupait auparavant. Cette simple cérémonie séparait à jamais les deux époux.

FRAGMENTS
EXTRAITS ET TRADUITS D'UN RECUEIL ARABE INTITULÉ LE DIVAN DE L'AMOUR

Compilé par Ebn-Abi-Hadglat (manuscrits de la bibliothèque du roi, nos 1461 et 1462).

Mohammed, fils de Djaâfar Elahouâzadi, raconte que, Djamil étant malade de la maladie dont il mourut, Elâbas, fils de Sohail, le visita et le trouva prêt à rendre l'âme. «O fils de Sohail! lui dit Djamil, que penses-tu d'un homme qui n'a jamais bu de vin, qui n'a jamais fait de gain illicite, qui n'a jamais donné injustement la mort à nulle créature vivante que Dieu ait défendu de tuer, et qui rend témoignage qu'il n'y a d'autre dieu que Dieu, et que Mohammed est son prophète?—Je pense, répondit Ben Sohail, que cet homme sera sauvé et obtiendra le paradis; mais quel est-il, cet homme que tu dis?—C'est moi, répliqua Djamil.—Je ne croyais pas que tu professasses l'islamisme, dit alors Ben Sohail, et d'ailleurs il y a vingt ans que tu fais l'amour à Bothaina et que tu la célèbres dans tes vers.—Me voici, répondit Djamil, au premier des jours de l'autre monde et au dernier des jours de ce monde, et je veux que la clémence de notre maître Mohammed ne s'étende pas sur moi au jour du jugement, si j'ai jamais porté la main sur Bothaina pour quelque chose de répréhensible.»

Ce Djamil et Bothaina, sa maîtresse, appartenaient tous les deux aux Benou-Azra, qui sont une tribu célèbre en amour parmi toutes les tribus des Arabes. Aussi leur manière d'aimer a-t-elle passé en proverbe, et Dieu n'a point fait de créatures aussi tendres qu'eux en amour.

Sahid, fils d'Agba, demanda un jour à un Arabe: «De quel peuple es-tu?—Je suis du peuple chez lequel on meurt quand on aime, répondit l'Arabe.—Tu es donc de la tribu de Azra? ajouta Sahid.—Oui, par le maître de la Caaba! répliqua l'Arabe.—D'où vient donc que vous aimez de la sorte? demanda ensuite Sahid.—Nos femmes sont belles et nos jeunes gens sont chastes», répondit l'Arabe.

Quelqu'un demanda un jour à Arouâ-Ben-Hezam[185]: «Est-il donc bien vrai, comme on le dit de vous, que vous êtes de tous les hommes ceux qui avez le cœur le plus tendre en amour?—Oui, par Dieu! cela est vrai, répondit Arouâ, et j'ai connu dans ma tribu trente jeunes gens que la mort a enlevés, et qui n'avaient d'autre maladie que l'amour.»

[185] Cet Arouâ-Ben-Hezam était de la tribu de Azra dont il vient d'être fait mention. Il est célèbre comme poète, et plus célèbre encore comme un des nombreux martyrs de l'amour que les Arabes comptent parmi eux.

Un Arabe des Benou-Fazârat dit un jour à un autre Arabe des Benou-Azra: «Vous autres, Benou-Azra, vous pensez que mourir d'amour est une douce et noble mort; mais c'est là une faiblesse manifeste et une stupidité; et ceux que vous prenez pour des hommes de grand cœur ne sont que des insensés et de molles créatures.—Tu ne parlerais pas ainsi, lui répondit l'Arabe de la tribu de Azra, si tu avais vu les grands yeux noirs de nos femmes voilés par-dessus de leurs longs sourcils, et décochant des flèches par-dessous; si tu les avais vues sourire, et leurs dents briller entre leurs lèvres brunes!»

Abou-el-Hassan, Ali, fils d'Abdalla, Elzagouni, raconte ce qui suit: «Un musulman aimait une fille chrétienne jusqu'au point d'en perdre la raison. Il fut obligé de faire un voyage dans un pays étranger avec un ami qui était dans la confidence de son amour. Ses affaires s'étant prolongées dans ce pays, il y fut attaqué d'une maladie mortelle, et dit alors à son ami: «Voilà que mon terme approche, je ne rencontrerai plus dans ce monde celle que j'aime, et je crains, si je meurs musulman, de ne pas la rencontrer non plus dans l'autre vie.» Il se fit chrétien et mourut. Son ami se rendit auprès de la jeune chrétienne, qu'il trouva malade. Elle lui dit: «Je ne verrai plus mon ami dans ce monde; mais je veux me retrouver avec lui dans l'autre: ainsi donc je rends témoignage qu'il n'y a d'autre dieu que Dieu, et que Mohammed est le prophète de Dieu.» Là-dessus, elle mourut, et que la miséricorde de Dieu soit sur elle *.»

Eltemimi raconte qu'il y avait dans la tribu des Arabes de Tagleb une fille chrétienne fort riche qui aimait un jeune musulman. Elle lui offrit sa fortune et tout ce qu'elle avait de précieux sans pouvoir parvenir à se faire aimer de lui. Quand elle eut perdu toute espérance, elle donna cent dinars à un artiste pour lui faire une figure du jeune homme qu'elle aimait. L'artiste fit cette figure, et, quand la jeune fille l'eut, elle la plaça dans un endroit où elle venait tous les jours. Là elle commençait par embrasser cette figure et puis s'asseyait à côté d'elle, et passait le reste de la journée à pleurer. Quand le soir était venu, elle saluait la figure et se retirait. Elle fit cela pendant longtemps. Le jeune homme vint à mourir; elle voulut le voir et l'embrasser mort, après quoi elle retourna auprès de sa figure, la salua, l'embrassa comme à l'ordinaire, et se coucha à côté d'elle. Le matin venu, on l'y trouva morte, la main étendue vers des lignes d'écriture qu'elle avait tracées avant de mourir *.

Oueddah, du pays de Yamen, était renommé pour sa beauté entre les Arabes.—Lui et Om-el-Bonain, fille de Abd-el-Aziz, fils de Merouan, n'étant encore que des enfants, s'aimaient déjà tellement, que l'un ne pouvait souffrir d'être un moment séparé de l'autre.—Lorsque Om-el-Bonain devint la femme de Oualid-Ben-Abd-el-Malek, Oueddah en perdit la raison.—Après être resté longtemps dans un état d'égarement et de souffrance, il se rendit en Syrie, et commença à rôder chaque jour autour de l'habitation de Oualid, fils de Malek, sans trouver d'abord de moyen de parvenir à ce qu'il désirait.—A la fin, il fit la rencontre d'une jeune fille qu'il réussit à s'attacher à force de persévérance et de soins. Quand il crut pouvoir se fier à elle, il lui demanda si elle connaissait Om-el-Bonain.—Sans doute, puisque c'est ma maîtresse, répondit la jeune fille.—Eh bien! reprit Oueddah, ta maîtresse est ma cousine, et, si tu veux lui porter de mes nouvelles, tu lui feras certainement plaisir.—Je lui en porterai volontiers, répondit la jeune fille.» Et là-dessus elle courut aussitôt vers Om-el-Bonain pour lui donner des nouvelles de Oueddah. «Prends garde à ce que tu dis! s'écria celle-ci. Quoi! Oueddah est vivant?—Assurément, dit la jeune fille.—Va lui dire, poursuivit alors Om-el-Bonain, de ne point s'écarter jusqu'à ce qu'il lui arrive un messager de ma part.» Elle prit ensuite ses mesures pour introduire Oueddah chez elle, où elle le garda caché dans un coffre. Elle l'en faisait sortir pour être avec lui quand elle se croyait en sûreté; et, quand il arrivait quelqu'un qui aurait pu le voir, elle le faisait rentrer dans le coffre.

Il arriva un jour que l'on apporta à Oualid une perle, et il dit à l'un de ses serviteurs: «Prends cette perle et porte-la à Om-el-Bonain.» Le serviteur prit la perle et la porta à Om-el-Bonain. Ne s'étant pas fait annoncer, il entra chez elle dans un moment où elle était avec Oueddah, de sorte qu'il put lancer un coup d'œil dans l'appartement de Om-el-Bonain sans que celle-ci y prît garde. Le serviteur de Oualid s'acquitta de sa commission, et demanda quelque chose à Om-el-Bonain pour le bijou qu'il lui avait apporté. Elle le refusa sévèrement, et lui fit une réprimande. Le serviteur sortit courroucé contre elle, et, allant dire à Oualid ce qu'il avait vu, il lui décrivit le coffre où il avait vu entrer Oueddah. «Tu mens, esclave sans mère! tu mens! lui dit Oualid.» Et il court brusquement chez Om-el-Bonain. Il y avait dans l'appartement plusieurs coffres; il s'assied sur celui où était renfermé Oueddah, et que lui avait décrit l'esclave, en disant à Om-el-Bonain: «Donne-moi un de ces coffres.—Ils sont tous à toi, ainsi que moi-même, répondit Om-el-Bonain.—Eh bien! poursuivit Oualid, je désire avoir celui sur lequel je suis assis.—Il y a dans celui-là des choses nécessaires à une femme, dit Om-el-Bonain—Ce ne sont point ces choses-là, c'est le coffre que je désire, continua Oualid.—Il est à toi», répondit-elle. Oualid fit aussitôt emporter le coffre, et fit appeler deux esclaves auxquels il donna l'ordre de creuser une fosse en terre jusqu'à la profondeur où il se trouverait de l'eau. Approchant ensuite sa bouche du coffre: «On m'a dit quelque chose de toi, cria-t-il. Si l'on m'a dit vrai, que toute ta trace de toi soit séparée, que toute nouvelle de toi soit ensevelie. Si l'on m'a dit faux, je ne fais rien de mal en enfouissant un coffre: ce n'est que du bois enterré.» Il fit pousser alors le coffre dans la fosse, et la fit combler des pierres et des terres que l'on en avait retirées. Depuis lors, Om-el-Bonain ne cessa de fréquenter cet endroit, et d'y pleurer jusqu'à ce qu'on l'y trouvât un jour sans vie, la face contre terre *[186].

[186] Ces fragments sont extraits de divers chapitres du recueil cité. Les trois marqués d'une * sont tirés du dernier chapitre, qui est une biographie très sommaire d'un assez grand nombre d'Arabes martyrs de l'amour.