Ce soir j'ai trouvé dans une loge un homme qui avait quelque chose à solliciter auprès d'un magistrat de cinquante ans. Sa première demande a été: «Quelle est sa maîtresse? Chi avvicina adesso?» Ici toutes ces affaires sont de la dernière publicité, elles ont leurs lois, il y a la manière approuvée de se conduire, qui est basée sur la justice, sans presque rien de conventionnel, autrement on est un porco.
«Qu'y a-t-il de nouveau?» demandait hier un de mes amis, arrivant de Volterre. Après un mot de gémissement énergique sur Napoléon et les Anglais, on ajoute avec le ton du plus vif intérêt: «La Vitteleschi a changé d'amant: ce pauvre Gherardesca se désespère.—Qui a-t-elle pris?—Montegalli, ce bel officier à moustaches, qui avait la principessa Colona; voyez-le là-bas au parterre, cloué sous sa loge; il est là toute la soirée, car le mari ne veut pas le voir à la maison, et vous apercevez près de la porte le pauvre Gherardesca se promenant tristement et comptant de loin les regards que son infidèle lance à son successeur. Il est très changé, et dans le dernier désespoir; c'est en vain que ses amis veulent l'envoyer à Paris et à Londres. Il se sent mourir, dit-il, seulement à l'idée de quitter Florence.»
Chaque année il y a vingt désespoirs pareils dans la haute société, j'en ai vu durer trois ou quatre ans. Ces pauvres diables sont sans nulle vergogne, et prennent pour confidents toute la terre. Au reste, il y a peu de société ici, et encore, quand on aime, on n'y va presque plus. Il ne faut pas croire que les grandes passions et les belles âmes soient communes nulle part, même en Italie; seulement des cœurs plus enflammés et moins étiolés par les mille petits soins de la vanité y trouvent des plaisirs délicieux, même dans les espèces subalternes d'amour. J'y ai vu l'amour-caprice, par exemple, causer des transports et des moments d'ivresse, que la passion la plus éperdue n'a jamais amenés sous le méridien de Paris[163].
[163] De ce Paris qui a donné au monde Voltaire, Molière et tant d'hommes distingués par l'esprit; mais l'on ne peut pas tout avoir, et il y aurait peu d'esprit à en prendre de l'humeur.
Je remarquais ce soir qu'il y a des noms propres en italien pour mille circonstances particulières de l'amour, qui, en français, exigeraient des périphrases à n'en plus finir: par exemple, l'action de se retourner brusquement, quand du parterre on lorgne dans sa loge la femme qu'on veut avoir, et que le mari ou le servant viennent à s'approcher du parapet de la loge.
Voici les traits principaux du caractère de ce peuple.
1o L'attention accoutumée à être au service de passions profondes ne peut pas se mouvoir rapidement, c'est la différence la plus marquante du Français à l'Italien. Il faut voir un Italien s'embarquer dans une diligence, ou faire un payement, c'est là la furia francese; c'est pour cela qu'un Français des plus vulgaires, pour peu qu'il ne soit pas un fat spirituel à la Démasure, paraît toujours un être supérieur à une Italienne. (L'amant de la princesse D… à Rome.)
2o Tout le monde fait l'amour, et non pas en cachette comme en France; le mari est le meilleur ami de l'amant;
3o Personne ne lit;
4o Il n'y a pas de société. Un homme ne compte pas pour remplir et occuper sa vie sur le bonheur qu'il tire chaque jour de deux heures de conversation et le jeu de vanité dans telle maison. Le mot causerie ne se traduit pas en italien. L'on parle quand on a quelque chose à dire pour le service d'une passion, mais rarement l'on parle pour bien parler et sous tous les sujets venus;
5o Le ridicule n'existe pas en Italie.
En France nous cherchons à imiter tous les deux le même modèle et je suis juge compétent de la manière dont vous le copiez[164]. En Italie je ne sais pas si cette action singulière que je vois faire ne fait pas plaisir à celui qui la fait, et peut-être ne m'en ferait pas à moi-même.
[164] Cette habitude des Français, diminuant tous les jours, éloignera de nous les héros de Molière.
Ce qui est affecté dans le langage ou dans les manières à Rome est de bon ton ou inintelligible à Florence, qui en est à cinquante lieues. On parle français à Lyon comme à Nantes. Le vénitien, le napolitain, le génois, le piémontais, sont des langues presque entièrement différentes et seulement parlées par des gens qui sont convenus de n'imprimer jamais que dans une langue commune, celle qu'on parle à Rome. Rien n'est absurde comme une comédie dont la scène est à Milan et dont les personnages parlent romain. La langue italienne, beaucoup plus faite pour être chantée et parlée, ne sera soutenue contre la clarté française qui l'envahit que par la musique.
En Italie la crainte du pacha et de ses espions fait estimer l'utile; il n'y a pas du tout d'honneur bête[165]. Il est remplacé par une sorte de petite haine de société, appelée petegolismo.
[165] Toutes les infractions à cet honneur sont ridicules dans les sociétés bourgeoises en France. (Voir la Petite Ville, de M. Picard.)
Enfin donner un ridicule, c'est se faire un ennemi mortel, chose fort dangereuse dans un pays où la force et l'office des gouvernements se bornent à arracher l'impôt et à punir tout ce qui se distingue.
6o Le patriotisme d'antichambre.
Cet orgueil qui nous porte à chercher l'estime de nos concitoyens, et à faire corps avec eux, expulsé de toute noble entreprise, vers l'an 1550, par le despotisme jaloux des petits princes d'Italie, a donné naissance à un produit barbare, à une espèce de Caliban, à un monstre plein de fureur et de sottise, le patriotisme d'antichambre, comme disait M. Turgot, à propos du siège de Calais (le Soldat laboureur de ce temps-là). J'ai vu ce monstre hébéter les gens les plus spirituels. Par exemple un étranger se fera mal vouloir, même des jolies femmes, s'il s'avise de trouver des défauts dans le peintre ou dans le poète de ville, on lui dit fort bien et d'un grand sérieux qu'il ne faut pas venir chez les gens pour s'en moquer, et on lui cite à ce sujet un mot de Louis XIV sur Versailles.
A Florence on dit: il nostro Benvenuti, comme à Brescia, il nostro Arrici; ils mettent sur le mot nostro une certaine emphase contenue et pourtant bien comique, à peu près comme le Miroir parlant avec onction de la musique nationale, et de M. Monsigny, le musicien de l'Europe.
Pour ne pas rire au nez de ces braves patriotes, il faut se rappeler que, par suite des dissensions du moyen âge, envenimées par la politique atroce des papes[166], chaque ville hait mortellement la cité voisine, et le nom des habitants de celle-ci passe toujours dans la première pour synonyme de quelque grossier défaut. Les papes ont su faire de ce beau pays la patrie de la haine.
[166] Voir l'excellente et curieuse Histoire de l'Église, par M. de Potter.
Ce patriotisme d'antichambre est la grande plaie morale de l'Italie, typhus délétère qui aura encore des effets funestes longtemps après qu'elle aura secoué le joug de ses petits p….. ridicules[167]. Une des formes de ce patriotisme est la haine inexorable pour tout ce qui est étranger. Ainsi ils trouvent les Allemands bêtes, et se mettent en colère quand on leur dit: «Qu'a produit l'Italie dans le XVIIIe siècle d'égal à Catherine II ou à Frédéric le Grand? Où avez-vous un jardin anglais comparable au moindre jardin allemand, vous qui par votre climat avez un véritable besoin d'ombre?»
[167] 1822.
7o Au contraire des Anglais et des Français, les Italiens n'ont aucun préjugé politique; on y sait par cœur le vers de la Fontaine:
L'aristocratie, s'appuyant sur les prêtres et sur les sociétés bibliques, est pour eux un vieux tour de passe-passe qui les fait rire. En revanche, un Italien a besoin de trois mois de séjour en France pour concevoir comment un marchand de draps peut être ultra.
8o Je mettrais pour dernier trait de caractère l'intolérance dans la discussion et la colère, dès qu'ils ne trouvent pas sous la main un argument à lancer contre celui de leur adversaire. Alors on les voit pâlir. C'est une des formes de l'extrême sensibilité, mais ce n'est pas une de ses formes aimables; par conséquent, c'est une de celles que j'admets le plus volontiers en preuve de son existence.
J'ai voulu voir l'amour éternel, et après bien des difficultés j'ai obtenu d'être présenté ce soir au chevalier C… et à sa maîtresse, auprès de laquelle il vit depuis cinquante-quatre ans. Je suis sorti attendri de la loge de ces aimables vieillards; voilà l'art d'être heureux, art ignoré de tant de jeunes gens.
Il y a deux mois que j'ai vu monsignor R***, duquel j'ai été bien reçu parce que je lui portais des Minerves. Il était à sa maison de campagne avec Mme D., qu'il avvicina, comme on dit, depuis trente-quatre ans. Elle est encore belle, mais il y a un fond de mélancolie dans ce ménage, on l'attribue à la perte d'un fils empoisonné autrefois par le mari.
Ici, faire l'amour n'est pas, comme à Paris, voir sa maîtresse, un quart d'heure toutes les semaines, et, le reste du temps, accrocher un regard ou un serrement de main: l'amant, l'heureux amant, passe quatre ou cinq heures de chacune de ses journées avec la femme qu'il aime. Il lui parle de ses procès, de son jardin anglais, de ses parties de chasse, de son avancement, etc., etc. C'est l'intimité la plus complète et la plus tendre; il la tutoie en présence du mari, et partout.
Un jeune homme de ce pays, et fort ambitieux, à ce qu'il croyait, appelé à une grande place à Vienne (rien moins qu'ambassadeur), n'a pas pu se faire à l'absence. Il a remercié de la place au bout de six mois, et est revenu être heureux dans la loge de son amie.
Ce commerce de tous les instants serait gênant en France, où il est nécessaire de porter dans le monde une certaine affectation, et où votre maîtresse vous dit fort bien: «Monsieur un tel, vous êtes maussade ce soir, vous ne dites rien.» En Italie il ne s'agit que de dire à la femme qu'on aime tout ce qui passe par la tête, il faut exactement penser tout haut. Il y a un certain effet nerveux de l'intimité et de la franchise provoquant la franchise, que l'on ne peut attraper que par là. Mais il y a un grand inconvénient; on trouve que faire l'amour de cette manière paralyse tous les goûts, et rend insipides toutes les autres occupations de la vie. Cet amour-là est le meilleur remplaçant de la passion.
Nos gens de Paris qui en sont encore à concevoir qu'on puisse être Persan, ne sachant que dire, s'écrieront que ces mœurs sont indécentes. D'abord je ne suis qu'historien, et puis je me réserve de leur démontrer un jour, par lourds raisonnements, qu'en fait de mœurs, et pour le fond des choses, Paris ne doit rien à Bologne. Sans s'en douter, ces pauvres gens répètent encore leur catéchisme de trois sous.
12 juillet 1821.—A Bologne il n'y a point d'odieux dans la société. A Paris, le rôle de mari trompé est exécrable; ici (à Bologne) ce n'est rien, il n'y a pas de maris trompés. Les mœurs sont donc les mêmes, il n'y a que la haine de moins, le cavalier servant de la femme est toujours ami du mari, et cette amitié, cimentée par des services réciproques, survit bien souvent à d'autres intérêts. La plupart de ces amours durent cinq ou six ans, plusieurs toujours. On se quitte enfin quand on ne trouve plus de douceur à se tout dire, et, passé le premier mois de la rupture, il n'y a pas d'aigreur.
Janvier 1822.—L'ancienne mode des cavaliers servants, importée en Italie par Philippe II avec l'orgueil et les mœurs espagnoles, est entièrement tombée dans les grandes villes. Je ne connais d'exception que les Calabres, où toujours le frère aîné se fait prêtre, marie le cadet et s'établit le servant de sa belle-sœur et en même temps l'amant.
Napoléon a ôté le libertinage à la haute Italie et même à ce pays-ci (Naples).
Les mœurs de la génération actuelle des jolies femmes font honte à leurs mères; elles sont plus favorables à l'amour-passion. L'amour physique a beaucoup perdu[168].
Un gouvernement libre est un gouvernement qui ne fait point de mal aux citoyens, mais qui, au contraire, leur donne la sûreté et la tranquillité. Mais il y a encore loin de là au bonheur; il faut que l'homme le fasse lui-même, car ce serait une âme bien grossière que celle qui se tiendrait parfaitement heureuse parce qu'elle jouirait de la sûreté et de la tranquillité. Nous confondons ces choses en Europe, surtout en Italie; accoutumés que nous sommes à des gouvernements qui nous font du mal, il nous semble qu'en être délivré serait le suprême bonheur; semblables en cela à des malades travaillés par des maux douloureux. L'exemple de l'Amérique montre bien le contraire. Là, le gouvernement s'acquitte fort bien de son office, et ne fait de mal à personne. Mais, comme si le destin voulait déconcerter et démentir toute notre philosophie, ou plutôt l'accuser de ne pas connaître tous les éléments de l'homme, éloignés comme nous le sommes depuis tant de siècles par le malheureux état de l'Europe de toute véritable expérience, nous voyons que lorsque le malheur venant des gouvernements manque aux Américains, ils semblent se manquer à eux-mêmes. On dirait que la source de la sensibilité se tarit chez ces gens-là. Ils sont justes, ils sont raisonnables, et ils ne sont point heureux.
L. B…, c'est-à-dire les ridicules conséquences et règles de conduite que des esprits bizarres déduisent de ce recueil de poèmes et de chansons, suffit-elle pour causer tout ce malheur? L'effet me semble bien considérable pour la cause.
M. de Volney racontait que, se trouvant à table à la campagne, chez un brave Américain, homme à son aise et environné d'enfants déjà grands, il entre un jeune homme dans la salle: «Bonjour, William, dit le père de famille; asseyez-vous.» Le voyageur demanda qui était ce jeune homme: «C'est le second de mes fils.—Et d'où vient-il?—De Canton.»
L'arrivée d'un fils des bouts de l'univers ne faisait pas plus de sensation.
Toute l'attention semble employée aux arrangements raisonnables de la vie, et à prévenir tous les inconvénients: arrivés enfin au moment de recueillir le fruit de tant de soins et d'un si long esprit d'ordre, il ne se trouve plus de vie de reste pour jouir.
On dirait que les enfants de Penn n'ont jamais lu ce vers qui semble leur histoire:
Les jeunes gens des deux sexes, lorsque l'hiver est venu, qui comme en Russie est la saison gaie du pays, courent ensemble en traîneaux sur la neige le jour et la nuit, ils font des courses de quinze ou vingt milles fort gaiement et sans personne pour les surveiller; et il n'en résulte jamais d'inconvénient.
Il y a la gaieté physique de la jeunesse qui passe bientôt avec la chaleur du sang et qui est finie à vingt-cinq ans: je ne vois pas les passions qui font jouir. Il y a tant d'habitude de raison aux États-Unis, que la cristallisation y a été rendue impossible.
J'admire ce bonheur et ne l'envie pas; c'est comme le bonheur d'êtres d'une espèce différente et inférieure. J'augure beaucoup mieux des Florides et de l'Amérique méridionale[169].
[169] Voir les mœurs des îles Açores: l'amour de Dieu et l'autre amour y occupent tous les instants. La religion chrétienne, interprétée par les jésuites, est beaucoup moins ennemie de l'homme, en ce sens, que le protestantisme anglais; elle permet au moins de danser le dimanche; et un jour de plaisir sur sept, c'est beaucoup pour le cultivateur, qui travaille assidûment les six autres.
Ce qui fortifie ma conjecture sur celle du Nord, c'est le manque absolu d'artistes et d'écrivains. Les États-Unis ne nous ont pas encore envoyé une scène de tragédie, un tableau ou une vie de Washington.
L'amour eut une singulière forme en Provence, depuis l'an 1100 jusqu'en 1328. Il y avait une législation établie pour les rapports des deux sexes en amour, aussi sévère et aussi exactement suivie que peuvent l'être aujourd'hui les lois du point d'honneur. Celles de l'amour faisaient d'abord abstraction complète des droits sacrés des maris. Elles ne supposaient aucune hypocrisie. Ces lois, prenant la nature humaine telle qu'elle est, devaient produire beaucoup de bonheur.
Il y avait la manière officielle de se déclarer amoureux d'une femme, et celle d'être agréé par elle en qualité d'amant. Après tant de mois de cour d'une certaine façon, on obtenait de lui baiser la main. La société, jeune encore, se plaisait dans les formalités et les cérémonies qui alors montraient la civilisation, et qui aujourd'hui feraient mourir d'ennui. Le même caractère se retrouve dans la langue des Provençaux, dans la difficulté et l'entrelacement de leurs rimes, dans leurs mots masculins et féminins pour exprimer le même objet, enfin dans le nombre infini de leurs poètes. Tout ce qui est forme dans la société, et qui aujourd'hui est si insipide, avait alors toute la fraîcheur et la saveur de la nouveauté.
Après avoir baisé la main d'une femme, on s'avançait de grade en grade à force de mérite et sans passe-droits. Il faut bien remarquer que si les maris étaient toujours hors de la question, d'un autre côté l'avancement officiel des amants s'arrêtait à ce que nous appellerions les douceurs de l'amitié la plus tendre entre personnes de sexes différents[170]. Mais après plusieurs mois ou plusieurs années d'épreuve, une femme étant parfaitement sûre du caractère et de la discrétion d'un homme, cet homme, ayant avec elle toutes les apparences et toutes les facilités que donne l'amitié la plus tendre, cette amitié devait donner à la vertu de bien fortes alarmes.
[170] Mémoires de la vie de Chabanon, écrits par lui-même. Les coups de canne au plafond.
J'ai parlé de passe-droits, c'est qu'une femme pouvait avoir plusieurs amants, mais un seul dans les grades supérieurs. Il semble que les autres ne pouvaient pas être avancés beaucoup au delà du degré d'amitié qui consistait à lui baiser la main et à la voir tous les jours. Tout ce qui nous reste de cette singulière civilisation est en vers et en vers rimés de la manière la plus baroque et la plus difficile; il ne faut pas s'étonner si les notions que nous tirons des ballades des troubadours sont vagues et peu précises. On a trouvé jusqu'à un contrat de mariage en vers. Après la conquête en 1328, pour cause d'hérésie, les papes prescrivirent à plusieurs reprises de brûler tout ce qui était écrit dans la langue vulgaire. L'astuce italienne proclamait le latin, la seule langue digne de gens si spirituels. Ce serait une mesure bien avantageuse si l'on pouvait la renouveler en 1822.
Tant de publicité et d'officiel dans l'amour semblent au premier aspect ne pas s'accorder avec la vraie passion. Si la dame disait à son servant: «Allez pour l'amour de moi visiter la tombe de notre Seigneur Jésus-Christ à Jérusalem; vous y passerez trois ans et reviendrez ensuite; l'amant partait aussitôt: hésiter un instant l'aurait couvert de la même ignominie qu'aujourd'hui une faiblesse sur le point d'honneur. La langue de ces gens-là a une finesse extrême pour rendre les nuances les plus fugitives du sentiment. Une autre marque que ces mœurs étaient fort avancées sur la route de la véritable civilisation, c'est qu'à peine sortis des horreurs du moyen âge et de la féodalité, où la force était tout, nous voyons le sexe le plus faible moins tyrannisé qu'il ne l'est légalement aujourd'hui; nous voyons les pauvres et faibles créatures qui ont le plus à perdre en amour et dont les agréments disparaissent le plus vite, maîtresses du destin des hommes qui les approchent. Un exil de trois ans en Palestine, le passage d'une civilisation pleine de gaieté au fanatisme et à l'ennui d'un camp de croisés devaient être pour tout autre qu'un chrétien exalté une corvée fort pénible. Que peut faire à son amant une femme lâchement abandonnée par lui à Paris?
Il n'y a qu'une réponse que je vois d'ici: aucune femme de Paris, qui se respecte, n'a d'amant. On voit que la prudence a droit de conseiller bien plus aux femmes d'aujourd'hui de ne pas se livrer à l'amour-passion. Mais une autre prudence, qu'assurément je suis loin d'approuver, ne leur conseille-t-elle pas de se venger avec l'amour physique? Nous avons gagné à notre hypocrisie et à notre ascétisme[171], non pas un hommage rendu à la vertu, l'on ne contredit jamais impunément la nature, mais il y a moins de bonheur sur la terre et infiniment moins d'inspirations généreuses.
[171] Principe ascétique de Jérémie Bentham.
Un amant qui, après dix ans d'intimité, abandonnait sa pauvre maîtresse, parce qu'il s'apercevait qu'elle avait trente-deux ans, était perdu d'honneur dans l'aimable Provence; il n'avait d'autre ressource que de s'enterrer dans la solitude d'un cloître. Un homme non pas généreux, mais simplement prudent, avait donc intérêt à ne pas jouer alors plus de passion qu'il n'en avait.
Nous devinons tout cela, car il nous reste bien peu de monuments donnant des notions exactes…
Il faut juger l'ensemble des mœurs d'après quelques faits particuliers. Vous connaissez l'anecdote de ce poète qui avait offensé sa dame: après deux ans de désespoir, elle daigna enfin répondre à ses nombreux messages, et lui fit dire que, s'il se faisait arracher un ongle, et qu'il lui fît présenter cet ongle par cinquante chevaliers amoureux et fidèles, elle pourrait peut-être lui pardonner. Le poète se hâta de se soumettre à l'opération douloureuse. Cinquante chevaliers bien venus de leurs dames allèrent présenter cet ongle à la belle offensée avec toute la pompe possible. Cela fit une cérémonie aussi imposante que l'entrée d'un des princes du sang dans une des villes du royaume. L'amant couvert des livrées du repentir suivait de loin son ongle. La dame, après avoir vu s'accomplir toute la cérémonie, qui fut fort longue, daigna lui pardonner; il fut réintégré dans toutes les douceurs de son premier bonheur. L'histoire dit qu'ils passèrent ensemble de longues et heureuses années. Il est sûr que les deux ans de malheur prouvent une passion véritable et l'auraient fait naître quand elle n'eût pas existé avec cette force auparavant.
Vingt anecdotes que je pourrais citer montrent partout une galanterie aimable, spirituelle et conduite entre les deux sexes sur les principes de la justice; je dis galanterie, car en tout temps l'amour-passion est une exception plus curieuse que fréquente, et l'on ne saurait lui imposer de lois. En Provence, ce qu'il peut y avoir de calculé et de soumis à l'empire de la raison était fondé sur la justice et sur l'égalité de droits entre les deux sexes, voilà ce que j'admire surtout comme éloignant le malheur autant qu'il est possible. Au contraire, la monarchie absolue sous Louis XV était parvenue à mettre à la mode la scélératesse et la noirceur dans ces mêmes rapports[172].
[172] Il faut avoir entendu parler l'aimable général Laclos, Naples, 1802. Si l'on n'a pas eu ce bonheur, l'on peut ouvrir la Vie privée du maréchal de Richelieu, neuf volumes bien plaisamment rédigés.
Quoique cette jolie langue provençale, si remplie de délicatesse et si tourmentée par la rime[173], ne fût pas probablement celle du peuple, les mœurs de la haute classe avaient passé aux classes inférieures, très peu grossières alors en Provence, parce qu'elles avaient beaucoup d'aisance. Elles étaient dans les premières joies d'un commerce fort prospère et fort riche. Les habitants des rives de la Méditerranée venaient de s'apercevoir (au IXe siècle) que faire le commerce en hasardant quelques barques sur cette mer était moins pénible et presque aussi amusant que de détrousser les passants sur le grand chemin voisin, à la suite de quelque petit seigneur féodal. Peu après, les Provençaux du Xe siècle virent chez les Arabes qu'il y avait des plaisirs plus doux que piller, violer et se battre.
[173] Née à Narbonne; mélange de latin et d'arabe.
Il faut considérer la Méditerranée comme le foyer de la civilisation européenne. Les bords heureux de cette belle mer si favorisée par le climat l'étaient encore par l'état prospère des habitants et par l'absence de toute religion ou législation triste. Le génie éminemment gai des Provençaux d'alors avait traversé la religion chrétienne sans en être altéré.
Nous voyons une vive image d'un effet semblable de la même cause dans les villes d'Italie dont l'histoire nous est parvenue d'une manière plus distincte, et qui d'ailleurs ont été assez heureuses pour nous laisser le Dante, Pétrarque et la peinture.
Les Provençaux ne nous ont pas légué un grand poème, comme la Divine Comédie, dans lequel viennent se réfléchir toutes les particularités des mœurs de l'époque. Ils avaient, ce me semble, moins de passion et beaucoup plus de gaieté que les Italiens. Ils tenaient de leurs voisins, les Maures d'Espagne, cette agréable manière de prendre la vie. L'amour régnait avec l'allégresse, les fêtes et les plaisirs dans les châteaux de l'heureuse Provence.
Avez-vous vu à l'Opéra le final d'un bel opéra-comique de Rossini? Tout est gaieté, beauté, magnificence idéale sur la scène. Nous sommes à mille lieues des vilains côtés de la nature humaine. L'opéra finit, la toile tombe, les spectateurs s'en vont, le lustre s'élève, on éteint les quinquets. L'odeur de lampe mal éteinte remplit la salle, le rideau se relève à moitié, l'on aperçoit des polissons sales et mal vêtus se démener sur la scène; ils s'y agitent d'une manière hideuse, ils y tiennent la place des jeunes femmes qui la remplissaient de leurs grâces il n'y a qu'un instant.
Tel fut pour le royaume de Provence l'effet de la conquête de Toulouse par l'armée des croisés. Au lieu d'amour, de grâces et de gaieté, on eut les Barbares du Nord et saint Dominique. Je ne noircirai point ces pages du récit à faire dresser les cheveux des horreurs de l'inquisition dans toute la ferveur de la jeunesse. Quant aux barbares, c'étaient nos pères; ils tuaient et saccageaient tout; ils détruisaient pour le plaisir de détruire ce qu'ils ne pouvaient emporter; une rage sauvage les animait contre tout ce qui portait quelque trace de civilisation, surtout ils n'entendaient pas un mot de cette belle langue du Midi, et leur fureur en était redoublée. Fort superstitieux, et guidés par l'affreux saint Dominique, ils croyaient gagner le ciel en tuant des Provençaux. Tout fut fini pour ceux-ci: plus d'amour, plus de gaieté, plus de poésie; moins de vingt ans après la conquête (1335), ils étaient presque aussi barbares et aussi grossiers que les Français, que nos pères[174].
[174] Voir l'État de la puissance militaire de la Russie, véridique ouvrage du général sir Robert Wilson.
D'où était tombée dans ce coin du monde cette charmante forme de civilisation qui, pendant deux siècles, fit le bonheur des hautes classes de la société? des Maures d'Espagne apparemment.