Project Gutenberg's Lucien Leeuwen ou l'Amarante et le Noir, by Stendhal

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Title: Lucien Leeuwen ou l'Amarante et le Noir
       Tome Premier

Author: Stendhal

Contributor: Jean de Mitty

Illustrator: Maximilien Vox

Release Date: August 1, 2019 [EBook #60030]

Language: French


*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LUCIEN LEEUWEN OU L'AMARANTE ***




Produced by Laura Natal Rodrigues in memoriam of of Marc
D'Hooghe (Images generously made available by Internet
Archive.)






"Mes Livres"

STENDHAL

LUCIEN LEUWEN

OU

L'AMARANTE ET LE NOIR

Oeuvre posthume reconstituée par

Jean de Mitty

Ornée de bois dessinés et gravés par

Maximilien Vox

TOME PREMIER

À PARIS

"LE LIVRE"

9, RUE COETLOGON

1923


770
470

Rien a faire! inscrivit Mérimée en tête du premier feuillet, lorsque Colomb lui porta les volumes manuscrits de Lucien Leuwen. Et Colomb les envoya chez Crozet à Grenoble, où celui-ci les déposa à la bibliothèque de la ville. Ils y étaient depuis cinquante ans (1812-1892), lorsque les récentes exhumations de M. Casimir Striyenski—qu'il faut louer hautement pour ses nobles et littéraires efforts—comme aussi—pourquoi ne pas l'avouer?—l'idée d'apporter à M. Maurice Barrés quelques éléments nouveaux d'une sensibilité qu'il a si merveilleusement définie—et qu'il est le seul, du reste, à avoir définie—nous amenèrent à tenter cette entreprise dont Mérimée et Colomb avaient reconnu l'impossibilité. C'était assurément téméraire. Mais il est certain que si, dès les premières pages, nous avions pu prévoir les difficultés sans nombre survenues au cours du travail de restitution, nous eussions peut-être, malgré notre piété stendhalienne, volontiers laissé à d'autres, plus dévoués, le soin de déchiffrer les cinq gros volumes manuscrits dont se compose Lucien Leuwen. Non seulement à cette époque de sa vie—1834—l'écriture de Beyle devient matériellement illisible, mais encore, à la difficulté de lire le texte, s'ajoutent les ratures, les surcharges—survenant à chaque ligne—les renvois, les annotations jetées en travers des pages; les phrases disposées les unes sur les autres; les réflexions étrangères à l'objet du livre: notes sur l'état de sa santé, sur le prix des médicaments, sur les résultats de telles liaisons contractées la veille, etc.; les dates interverties à plaisir, les noms propres défigurés; le numérotage défectueux des feuillets, éparpillés à l'aventure des cahiers, et dû, sans doute, à l'ignorance du relieur chargé de les réunir, etc. Et à tout cela, à toutes ces entraves nécessitant déjà une patience et un effort incessants, venait s'ajouter une nouvelle difficulté, plus grande encore et d'un genre différent, il est vrai, mais aussi caractéristique du labeur auquel Stendhal voulait condamner son exécuteur testamentaire. La majeure partie du roman est consignée dans un vocabulaire secret, dans une sorte d'alphabet conventionnel, dont il serait peut-être curieux de donner le détail, si Beyle—alors diplomate—n'avait pris le soin d'en changer souvent la clef, c'est-à-dire la manière de disposer les lettres, les phrases, les dates, de désigner les localités et les personnages.

Nous avons insisté à dessein sur cette obscurité matérielle du texte manuscrit: elle explique pourquoi l'œuvre que nous présentons aujourd'hui au public est restée si longtemps ignorée, et pourquoi les différents bibliographes de Stendhal—en exceptant M. Striyenski qui, lui, a fait besogne utile—se sont bornés à citer l'appréciation de Mérimée.

«Lucien Leuwen» fut commencé en 1831 à Civita-Vecchia, et terminé à Rome, en 1836. Il prend date entre: Le Rouge et le Noir (1831) et La Chartreuse de Parme (1839). Le premier des testaments de Beyle—publié plus loin—et une note inscrite en marge du dernier volume, indiquent qu'une troisième partie, dont l'action eût été placée en Espagne ou en Italie, devait terminer le roman. Si cette partie a existé et si elle n'a pas été perdue, comme ce fameux Journal de la Campagne de Russie, il faut espérer que le hasard nous la rendra un jour. L'auteur y avait ajouté, ou devait y ajouter, certaines observations dont il parle souvent, et qui portaient sur le Vatican, sur les dessous de la vie pontificale et les intrigues du monde diplomatique à Rome. Mais fort probablement ne s'agit-il là que d'un projet, comme Stendhal en avait tant formulé dans sa vie.

Primitivement, «Lucien Leuwen» s'appelait: L'Orange de Malte; ensuite: L'Amarante et le Noir, Les Bois de Prémol, Le Chasseur Vert, Leuwen et Cie, Van Peters et Cie et finalement Lucien Leuwen, le titre définitif, indiqué dans les testaments de 1835, et en tête du premier chapitre du roman. Par un scrupule de conscience littéraire, facile à comprendre, nous avons religieusement respecté le texte original et reproduit jusqu'aux phrases et aux passages que l'auteur, en marge, qualifie de longueurs et que, certainement, il eût supprimées lors d'un travail de révision. Il ne nous appartenait pas de modifier, en quoi que ce soit, les moindres détails d'une pensée qui, dans ce livre, justement et à cause môme des quelques légers défauts de réalisation matérielle—compréhensibles en des pages consignées d'un seul jet—apparaît comme une des plus puissantes et des plus pénétrantes de ce siècle.

Ceux-là—très rares—que sollicitent les manifestations intimes et familières du génie de Stendhal, nous comprendront, et nous excuseront d'avoir passé outre à la lettre du testament, en publiant l'œuvre entière, complète, compacte, telle qu'elle figure dans les cartons dont nous l'avons extraite.

Jean de Mitty.

200
360

TESTAMENTS

Si la mort, ou la paresse, me surprennent avant la fin de ce roman qui s'appelle l'Orange de Malte et doit avoir trois volumes: Nancy, Paris et Madrid (Omar)[1], je le lègue à Mme Pauline Périer Lagrange, ma sœur. Si Mme Périer n'en fait pas commencer l'impression dans les six mois qui suivront mon trépas, je lègue ce manuscrit à M. R. Colomb (rue Godot-de-Mauroy n° 35, Paris). Si, dans les 400 jours qui suivront mon décès, M. R. Colomb n'a pas fait commencer l'impression de ce roman, je le lègue à M. A. Levasseur, libraire, place Vendôme, 16, qui a imprimé Le Rouge et le Noir.

J'ai suivi l'usage des peintres que je trouve amusant, et travaillé d'après les modèles.

Il faudra ôter soigneusement toute allusion trop claire qui ferait de la satire. Le vinaigre est bon, mais mêlé à une crème, il fait un plat détestable.

Je voudrais que ce livre fût écrit comme le Code civil. C'est dans ce sens qu'il faut arranger les phrases obscures ou incorrectes.

Civita Vecchia, le 25 décembre 1834.

Henri Beyle.

[1]Rome.


Rome, le 17 février 1835

Je lègue ce roman en cinq volumes reliés, intitulé Lucien Leuwen, à Mme Pauline Périer Lagrange (chez M. R. Colomb, rue Godot-de-Mauroy, 35), avec prière de le faire imprimer par quelque homme raisonnable. Si Mme P. P. Lagrange est devenue dévote, je la prie de remettre ces volumes reliés à M. Levasseur, libraire, place Vendôme, ou à la Bibliothèque de la Chambre des députés, si toutefois cette Bibliothèque veut recevoir une telle infamie.

Si elle n'en veut pas, à la Bibliothèque de Grenoble.

Henri Beyle.


Rome, le 8 mars 1835.

Je donne et lègue les volumes reliés, et intitulés Leuwen à Mme Pauline Beyle, veuve Périer Lagrange, et si je lui survis, à M. R. Colomb, rue Godot-de-Mauroy, à Paris.

H. Beyle.


Rome, le 12 avril 1835.

Je donne les volumes intitulés Leuwen, à Mme Pauline Périer Lagrange, et après elle, à M. R. Colomb mon cousin.

H. Beyle.

200
360

AU LECTEUR

Lecteur bénévole!

Écoutez le titre que je vous donne.

En vérité, si vous n étiez pas bénévole et disposé à prendre en bonne part les paroles, ainsi que les actions des graves personnages que je vais vous présenter; si vous ne vouliez pas pardonner à l'auteur le manque d'emphase, le manque de but moral, etc., etc., je ne vous conseillerais pas d'aller plus loin.

Ce conte fut écrit en songeant à un petit nombre de lecteurs, que je n'ai jamais vus, et que je ne verrai point, ce dont bien me fâche.

J'eusse trouvé tant de plaisir à passer les soirées avec eux!

Dans l'espoir d'être entendu par ces lecteurs, je ne me suis pas astreint, je l'avoue, à garder les avenues contre une critique de mauvaise foi, ni même contre une critique de mauvaise humeur.

Pour être élégant, académique, disert, il fallait un talent qui manque, et ensuite ajouter à ceci 150 pages de périphrases: et encore, ces 150 pages n'auraient plu qu'aux gens graves, prédestinés à haïr les écrivains tels que celui qui se présente à vous en toute humilité.

Ces respectables personnages ont assez pesé sur mon sort, dans la vie réelle, pour qu'ils viennent encore gâter mon plaisir, quand j'écris pour la bibliothèque bleue.

Songez, ami lecteur, à ne pas passer votre vie à haïr et à avoir peur.

H. Beyle.

360

NANCY

Lucien Leuwen avait été chassé de l'École polytechnique pour s'être allé promener mal à propos, un jour qu'il était consigné, ainsi que tous ses camarades.

C'était à l'époque d'une des célèbres journées de juin, avril ou février 1832 ou 34. Quelques jeunes gens, assez fous, mais doués d'un grand courage, prétendaient détrôner le roi, et l'École polytechnique, pépinière de mauvaises têtes, avait été sévèrement consignée dans ses quartiers.

Le lendemain de sa promenade, Lucien fut renvoyé comme républicain.

Tout affligé d'abord, depuis deux ans il se consolait du malheur de ne plus avoir à travailler douze heures par jour. Il passait très bien son temps chez son père, homme de plaisir et riche banquier, lequel avait à Paris une maison fort agréable.

M. Leuwen père, l'un des associés de la célèbre maison Van Peters, Leuwen et Cie, ne redoutait au monde que deux choses: les ennuyeux et l'air humide. Il n'avait jamais d'humeur, et ne prenait jamais le ton sérieux avec son fils. Il lui avait proposé, à sa sortie de l'École, de travailler au comptoir, un seul jour de la semaine, le jeudi, jour du grand courrier de Hollande. Pour chaque jeudi de travail, le caissier comptait à Lucien deux cents francs, et, de temps à autre, payait aussi quelques petites dettes. Sur quoi, M. Leuwen disait: «Un fils est un créancier donné par la nature.» Quelquefois il plaisantait ce créancier.

«—Savez-vous, lui disait-il un jour, ce qu'on mettrait sur votre tombe, au Père-Lachaise, si nous avions le malheur de vous perdre:

Siste viator!
Ici repose Lucien Leuwen
Républicain
Qui pendant deux années
Fit une guerre acharnée
Aux cigares
Et aux bottes neuves.

Au moment où nous le prenons, cet ennemi des cigares ne pensait guère plus à la République, qui tardait trop à venir.

«—Et d'ailleurs, se disait-il, si les Français ont du plaisir à être menés monarchiquement et tambour battant, pourquoi les déranger?

La majorité aime apparemment cet ensemble doucereux d'hypocrisie et de mensonges qu'on appelle le gouvernement représentatif.»

Comme ses parents ne cherchaient point à le trop diriger, Lucien passait sa vie dans le salon de sa mère.

Encore jeune et assez jolie, Mme Leuwen jouissait de la plus haute considération. La société lui accordait infiniment d'esprit, et pourtant un juge sévère aurait pu lui reprocher une délicatesse excessive et un mépris trop absolu pour le parler haut et l'impudence de nos jeunes hommes à succès.

Cet esprit fier et singulier ne daignait pas même exprimer son mépris, et, à la moindre apparence de vulgarité ou d'affectation, tombait dans un silence invincible.

Mme Leuwen était sujette à prendre en grippe des choses fort innocentes, uniquement parce qu'elle les avait rencontrées pour la première fois chez des êtres faisant trop de bruit.

Les dîners que donnait M. Leuwen étaient célèbres dans tout Paris; souvent ils étaient parfaits. Il y avait les jours où il recevait les gens à argent ou à ambition, mais ces messieurs ne faisaient point partie de la société de madame, et ainsi cette société n'était point gâtée par le métier de M. Leuwen; l'argent n'y était pas le mérite unique, et même, chose incroyable, il n'y passait pas pour le plus grand des avantages.

Dans les salons de Mme Leuwen, l'un des plus enviés de Paris, on trouvait que Lucien avait une tournure élégante, de la simplicité, et quelque chose de fort distingué dans les manières. Mais là se bornaient les louanges; il ne passait pas pour homme d'esprit. Sa passion pour le travail, l'éducation presque militaire et le franc parler de l'École polytechnique, lui avaient valu une absence totale d'affectation, ce qui lui donnait de l'originalité, mais le privait d'esprit et de brillant aux yeux du monde. Il regrettait l'épée de l'École, parce que Mme Grandet, une femme fort jolie et qui avait des succès à la nouvelle cour, lui avait dit qu'il la portait bien. Il était assez grand et montait parfaitement bien à cheval.

De charmants cheveux d'un blond foncé prévenaient en faveur de sa figure; il avait de grands traits assez irréguliers qui exprimaient la franchise et la vivacité, et rien de plus.

Mme Grandet lui disait qu'il dansait comme un géomètre, et ce reproche ne le rendait point sémillant.

Les amis de sa mère ne lui trouvaient pas la physionomie à la mode, la mine sombre et poétique, qu'il fallait avoir, surtout parmi les républicains. Enfin, chose impardonnable, dans ce siècle empesé et hypocrite, et pour un jeune homme riche, il avait plutôt l'air innocent et étourdi.

«—Comme tu gaspilles une admirable position! lui disait un jour Ernest Déverloy, son cousin, jeune savant qui brillait déjà dans la Revue de X...,—et avait eu trois voix pour l'Académie des sciences morales,—comme tu gaspilles une belle position!»

Ernest parlait ainsi dans le cabriolet de Lucien, en se faisant mènera la soirée de M. N..., ce libéral si célèbre avant 1830 et qui maintenant réunit pour quarante mille francs de places, et appelle les républicains «l'opprobre de l'espèce humaine.»

«—Si tu avais un peu de sérieux, si tu ne riais pas de la moindre sottise, tu pourrais être dans le salon de ton père, et ailleurs, un des meilleurs élèves de l'École polytechnique exclu pour opinion.

Vois ton camarade d'École, M. Cotty, chassé comme toi, pauvre comme Job, admis par grâce, d'abord, dans le salon de ta mère, et cependant de quelle considération ne jouit-il pas parmi ces millionnaires et ces pairs de France!

Son succès est bien simple, tout le monde peut le lui prendre: il a la mine grave et ne dit mot. Donne-toi donc quelquefois l'air un peu sombre; tous les hommes de ton âge cherchent l'importance. Tu y étais en vingt-quatre heures, sans qu'il y eût de ta faute, pauvre garçon! et tu la répudies de gaieté de cœur.

À te voir, on dirait un enfant, et, qui pis est, un enfant content. On commence à te prendre au mot, je t'en avertis, et, malgré les millions de ton père, tu ne comptes dans rien, tu n'as pas de consistance, tu n'es qu'un écolier gentil. À vingt-trois ans, cela est presque ridicule.

Et pour t'achever, tu passes des heures entières à ta toilette, et on le sait.

«—Pour te plaire, il faudrait jouer, n'est-ce pas, un rôle... et celui d'un homme triste? Et qu'est-ce que la société me donnera pour ma peine? Il faudrait écouter, sans sourciller, les longues tartines de M. le marquis D..., sur l'économie politique et le partage entre frères, prescrit par le code civil? Je craindrais qu'en moins de huit jours le rôle triste ne devienne une réalité!

Pour moi, qu'ai-je à faire des suffrages du monde? Je ne lui demande rien. Je ne donnerais pas trois louis pour être de ton Académie; ne venons-nous pas de voir comment M. B... a été élu?

«—Mais le monde te demandera compte, tôt ou tard, de la place qu'il t'accorde sur parole, à cause des millions de ton père. Si tu lui donnes de l'humeur, il saura bien trouver quelque prétexte, un beau jour, pour le percer le cœur et te jeter au dernier rang. Alors tu sentiras la nécessité d'appartenir à un corps qui te soutienne au besoin, et tu deviendras amateur de courses de chevaux, Moi je trouve moins bête d'être académicien.»

Ernest descendit à la porte du renégat aux vingt places, et le sermon finit.

«—Il est drôle, mon cousin, pensa Lucien; c'est absolument comme Mme Grandet qui prétend qu'il est important pour moi d'aller à la cour. Cela est indispensable quand on est destiné à avoir cent cinquante mille livres de rente et qu'on ne porte pas un beau nom!

Parbleu! je serais bien fou de faire des choses ennuyeuses! Qui prend garde à moi dans Paris?»

Notre héros était un jeune homme extrêmement neuf, comme on voit, et singulier en ceci, qu'il ne cherchait point à paraître homme d'esprit, on à jouer avec grâce le rôle de jeune fou. En choses permises, il faisait à chaque moment ce qui lui causait le plus de plaisir à ce moment même. Souvent, il était occupé huit jours de suite à lire un beau mémoire d'Euler ou de Lagrange, et alors il oubliait tout, jusqu'à son cheval même.

Une seule chose peut-être annonçait chez Lucien un esprit distingué: il avait horreur du vulgaire, et pour lui ce mot s'étendait loin.

«—Les propos de ces gens-là, disait-il à sa mère, me dessèchent l'âme pour toute une journée.»

Peu de semaines après le sermon d'Ernest Déverloy, Lucien se promenait dans sa chambre; il suivait avec une attention scrupuleuse les compartiments d'un riche tapis de Turquie que Mme Leuwen avait fait poser dans sa chambre, un jour qu'il était enrhumé. À la même occasion, Lucien avait été revêtu d'une magnifique robe de chambre et d'un pantalon bien chaud de cachemire. Dans ce costume, il avait l'air heureux, les traits souriants.

À chaque tour, il détournait un peu les yeux, sans s'arrêter pourtant, et regardait une ottomane; sur cette ottomane était jeté un habit vert avec passepoils amarante et des épaulettes de sous-lieutenant.

C'était là le bonheur.

* * *

Comme M. Leuwen, le banquier célèbre, donnait des dîners de la plus haute distinction, et cependant n'était ni moral, ni ennuyeux, ni ambitieux, mais seulement fantasque et singulier, il avait beaucoup d'amis.

Toutefois, pur une grave erreur, ces amis n'étaient pas choisis de façon à augmenter la considération dont il jouissait et son ampleur dans le monde.

C'étaient, avant tout, de ces hommes d'esprit et de plaisir qui peut-être le matin s'occupent sérieusement de leur fortune, mais le soir se moquent de tout au monde, vont à l'Opéra, et surtout ne chicanent pas le pouvoir sur son origine, car pour cela il faudrait se fâcher, blâmer, être triste. Ces amis avaient dit au ministre que Lucien n'était point un Hampden, un fanatique de liberté américaine, capable de refuser l'impôt s'il n'y avait pas de budget, mais tout simplement un jeune homme de vingt-trois ans pensant comme tout le monde. En conséquence, depuis trente-six heures, Lucien était sous-lieutenant au 27e régiment de lanciers, lequel a des passepoils amarante.

«—Dois-je regretter le 9e où il y avait aussi une place vacante? se disait Lucien en allumant gravement un petit cigare qu'il venait de construire avec du papier de réglisse venant de Barcelone.

Le 9e a des passepoils jaune jonquille, cela est plus gai! Oui, mais c'est moins noble, moins sévère, moins militaire. Bah! militaire! jamais on ne se battra avec ces régiments, payés par une Chambre des communes.

L'essentiel pour un uniforme, c'est d'être joli au bal, et le jaune jonquille est plus gai.

Quelle différence! Autrefois, lorsque je pris mon premier uniforme en entrant à l'École, peu m'importait sa couleur. Je pensais à de belles batteries rapidement élevées sous le feu tonnant de l'artillerie prussienne. Qui sait? Peut-être mon 27e de lanciers chargera-t-il un jour ces beaux hussards de la Mort, dont Napoléon dit du bien dans le bulletin d'Iéna.»

Loin de songer à la République et aux moyens philosophiques de faire brouter paisiblement, à côté les uns des autres, des hommes hargneux, ennuyés et presque méchants, tels que les ont faits les médiocres plus ou moins habiles qui occupent les Tuileries depuis quarante ans, Leuwen rêvait à de brillantes charges à la tête de son peloton de lanciers.

«—Mais pour se battre avec plaisir, se dit-il tout pensif, il faudrait que la patrie fût réellement intéressée au combat, car s'il s'agit seulement de plaire à ce juste-milieu, à cette halte dans la boue qui a fait les généraux si insolents, ma foi! ce n'est pas la peine.»

Et tout le plaisir de se battre en héros fut flétri à ses yeux; pendant quelques minutes, il essaya de songer aux avantages du métier.

«—Avoir de l'avancement... du moins de l'argent... Allons, tout de suite pourquoi pas piller l'Allemand ou l'Espagnol, comme N... ou S... N...!»

Sa lèvre, en exprimant un dégoût profond, laissa tomber le petit cigare de papier de réglisse sur le beau tapis turc donné par sa mère; il le releva précipitamment. C'était déjà un autre homme; le dégoût pour la guerre avait disparu.

«—Bah! se dit-il, jamais la Russie ni les autres despotismes ne pardonneront aux Trois Journées. Alors, il sera bon de se battre!»

Une fois rassuré, ses regards reprirent avec un nouveau plaisir la direction de l'ottomane où le tailleur militaire le plus renommé venait d'exposer l'uniforme de sous-lieutenant.

Il se figurait la guerre d'après ses exercices de canon au bois de Vincennes.

«—Peut-être une blessure!»

Mais ici apparaît l'enfant préservé par l'amour de l'étude de la corruption du boulevard. Peut-être une blessure!... et il se voyait dans une chaumière de Souabe ou d'Italie. Une jeune fille charmante dont il n'entendait pas la langue, lui donnait des soins d'abord par humanité, et ensuite...

Quand Lucien était las des soins d'une naïve et fraîche paysanne, c'était une jeune femme de la cour, exilée par un mari bourru dans un château voisin.

D'abord elle envoyait un valet de chambre qui apportait de la charpie au jeune blessé, et, quelques jours après, elle paraissait elle-même, donnant le bras à un respectable curé.

«—Mais non, reprenait Lucien en fronçant le sourcil et songeant aux plaisanteries dont son père l'accablait depuis son grade, je ne ferai la guerre qu'aux cigares. Je deviendrai un pilier de quelque sale café, dans la triste garnison d'une petite ville mal pavée. J'aurai, pour mes plaisirs du soir, des parties de billard et des bouteilles de bière, et quelquefois, le matin, la guerre aux trognons de choux contre de pauvres ouvriers mourant de faim.

«—Nos gouvernants sont trop mal en selle pour hasarder la guerre véritable; un caporal comme Hoche sortirait des rangs un beau matin, et dirait aux soldats:

«Mes amis, marchons sur Paris et faisons un premier consul qui ne se laisse pas bafouer par Nicolas.»

Mais je veux que le caporal réussisse, continua-t-il philosophiquement, en rallumant son cigare; une fois la nation en colère et amoureuse de la gloire, adieu la liberté! Le journaliste qui élèvera des doutes sur le bulletin de la dernière bataille, sera traité comme un traître; on criera à l'allié de l'ennemi; il sera massacré, comme l'ont les républicains d'Amérique.

Encore une fois, nous serons distraits de la liberté, par l'amour de la gloire. Cercle vicieux..., et ainsi à l'infini.»

On voit que notre héros n'était pas tout à fait exempt de cette maladie de trop raisonner qui coupe bras et jambes à la jeunesse de Paris et lui donne le caractère d'une vieille femme.

«—Quoi qu'il en soit, se dit-il tout à coup, ils prétendent tous qu'il faut être quelque chose. Eh bien! je serai lancier.

Quand je saurai le métier, j'aurai rempli mon but, et alors comme alors...»

Le soir, revêtu d'épaulettes pour la première fois de sa vie, les sentinelles des Tuileries lui présentèrent les armes: il fut ivre de joie.

Ernest Déverloy, véritable intrigant et qui connaissait tout le monde, le menait chez le lieutenant-colonel du 27e de lanciers, M. Filloteau, qui se trouvait à Paris.

Lucien vit un homme à la taille épaisse et à l'œil cauteleux, qui portait de longs favoris blonds peignés et appliqués contre la joue; en un mot, une tournure de procureur de basse Normandie.

À chaque mot de la conversation, ce héros trouvait l'art de placer: ma fidélité au roi, ou la nécessité de réprimer les factieux.

Après dix minutes qui lui parurent un siècle, Lucien prit la fuite; il courait de telle sorte dans la rue que Déverloy avait peine à le suivre.

«—Grand Dieu! Est-ce là un héros? s'écria-t-il enfin en s'arrêtant. C'est un officier de maréchaussée, c'est le satellite d'un tyran, payé pour tuer ses concitoyens, et qui s'en fait gloire.»

Le futur académicien prenait les choses de moins haut.

«—Que veut dire cette mine de dégoût, comme si on t'avait servi du pâté de Strasbourg trop avancé? Veux-tu ou ne veux-tu pas être quelque chose dans le monde?

«—Grand Dieu! quelle canaille!

«—Ce lieutenant-colonel vaut cent fois mieux que toi. C'est un paysan qui à force de sabrer pour qui le paye, a accroché les épaulettes à graines d'épinards.

«—Mais si grossier, si dégoûtant!

«—Il n'en a que plus de mérite; c'est en donnant des nausées à ses chefs, s'ils valaient mieux que lui, qu'il lésa forcés à demander cet avancement dont il jouit aujourd'hui.

Et toi, monsieur le républicain, qu'as-tu gagné en ta vie? Tu as pris la peine de naître, exactement comme le fils d'un prince. Ton père fournit à ta dépense, te donne de quoi vivre. Sans cela, où en serais-tu?

N'as-tu pas de vergogne, à ton âge, de n'être pas en état de gagner la valeur d'un cigare?

«—Mais un être si vil...

«—Vil ou non, il t'est mille fois supérieur. Ne le méprise qu'après l'avoir égalé. Il est fort, et il compte dans la vie. Toi, tu n'es qu'un enfant qui ne compte pour rien; tu as lu de belles phrases et les répètes avec agrément, comme un bon acteur pénétré de son rôle. Mais pour de l'action, néant! Avant de mépriser un Auvergnat grossier qui, en dépit d'une physionomie repoussante, n'est plus commissionnaire au coin de la rue, mais reçoit la visite de respect de M. Lucien Leuwen, beau jeune homme de Paris et fils d'un millionnaire, songe un peu à la différence de valeur entre toi et lui.

Peut-être M. Filloteau fait vivre son père, un vieux paysan, et toi, ton père te fait vivre.

«—Ah! tu seras bientôt, au premier jour, membre de l'Institut, s'écria Lucien avec l'accent de l'angoisse. Pour moi, je ne suis qu'un sot; tu as mille fois raison, je le vois; mais je suis bien à plaindre. J'ai horreur de la porte par laquelle il faut passer; il y a, sous cette porte, trop de fumier. Adieu!»

Et Lucien prit la fuite. Il vit avec plaisir qu'Ernest ne le suivait point, il monta chez lui en courant et jeta l'habit avec fureur sur le tapis.

Quelques minutes après il descendit chez son père qu'il embrassa les larmes aux yeux.

«—Ah! je vois ce que c'est, dit M. Leuwen tout étonné. Tu as perdu au jeu cent louis, je vais t'en donner deux cents. Mais je n'aime pas cette façon de demander. J'aimerais mieux surtout ne pas voir de larmes dans les yeux d'un fier sous-lieutenant. Est-ce qu'avant tout un brave militaire ne doit pas songer à l'effet que sa mine produit sur les voisins?

«—Notre habile cousin Déverloy m'a fait de la morale. Il vient de me prouver que je n'ai d'autre mérite au monde que d'avoir pris la peine de naître fils d'un homme d'esprit. Je n'ai jamais gagné par mon savoir-faire le prix d'un cigare. Sans vous je serais à l'hôpital.

«—Ainsi tu ne veux pas deux cents louis? dit M. Leuwen.

«—Je tiens déjà de vos bontés bien plus qu'il ne me faut. Que serais-je sans vous?

«—Eh bien, le diable t'emporte. Est-ce que tu deviendrais saint-simonien, par hasard? Comme tu vas être ennuyeux!»

L'émotion de Lucien, qui ne pouvait se taire, finit par amuser son père.

«—J'exige, dit-il en l'interrompant tout à coup, comme neuf heures sonnaient, que tu ailles sur le champ, de ce pas, occuper ma loge à l'Opéra.

Tu y trouveras des demoiselles qui valent trois ou quatre cents fois mieux que toi, car d'abord elles ne se sont pas donné la peine de naître, et les jours où elles dansent elles gagnent quinze ou vingt francs.

J'exige que tu leur donnes à souper en mon nom, comme mon député, entends-tu?

Tu les conduiras au Rocher de Cancale, où tu dépenseras au moins deux cents francs, sinon, je te répudie, je te déclare un saint-simonien perfide, et je te défends de me voir pendant six mois.»

Quel supplice pour un fils aussi tendre! Lucien avait eu simplement un accès de tendresse pour son père.

«—Est-ce que je passe pour un ennuyeux parmi vos amis? répondit-il avec assez de bon sens. Je vous jure de dépenser fort bien vos deux cents francs.

«—Dieu soit loué! Et rappelle-toi qu'il n'y a rien d'impoli comme de venir de but en blanc parler de choses sérieuses à un pauvre homme de soixante-cinq ans, qui n'a que faire d'émotions, et qui ne t'a donné aucun prétexte pour l'aimer ainsi avec fureur.

Tu ne seras jamais qu'un plat républicain. Je suis étonné de ne pas te voir les cheveux gras et une barbe sale.»

Lucien, piqué, fut aimable avec les daines qu'il trouva dans la loge de son père. Il leur servit du vin de Champagne avec grâce, parla beaucoup et, après les avoir reconduites chez elles, il s'étonnait, en revenant seul dans un fiacre, à une heure après minuit, de l'accès de sensibilité où il était tombé au milieu de la soirée.

«—Il faut me méfier de mes premiers mouvements, car je ne suis sur de rien sur mon compte. Ma tendresse a choqué mon père. Je ne......[1] fils dévoué, j'ai besoin d'agir beaucoup.»

Le lendemain, dès sept heures du matin, il alla faire tout seul, et en uniforme, une visite au colonel Filloteau. Pendant deux heures il lui fit la cour, et chercha à s'habituer aux façons d'agir militaires.

Le colonel Filloteau, le plus brave des hommes, avait eu sa première épaulette en Égypte, mais son caractère, brisé par quinze ans de servitude, ne se révoltait plus en voyant un muscadin de Paris arriver d'emblée sous-lieutenant au régiment. Et comme à mesure que l'héroïsme s'en allait, la spéculation était entrée dans cette tête, il songeait au parti qu'il pourrait tirer de ce jeune homme. Le colonel ne voulut point accepter l'invitation à dîner de Mme Leuwen dont Lucien était porteur; les dames le gênaient; mais dès le lendemain il accepta fort bien une pipe superbe en écume et en argent ciselé. Filloteau la prit comme une dette, sans remercier.

«—Cela veut dire, pensa-t-il en refermant la porte de sa chambre sur Lucien, que Monsieur, une fois au régiment, demandera souvent des permissions pour aller fricasser de l'argent dans la ville voisine;» et, en soupesant dans sa main l'argent qui formait le fourneau de la pipe:

«—Vous les obtiendrez, ces permissions, Monsieur Leuwen, et vous les obtiendrez par mon canal.

Je ne céderai pas une telle clientèle.

Ça a peut-être cinq cents francs par mois à dépenser: le père sera quelque ancien commissaire des guerres ou quelque fournisseur.

Cet argent-là a été volé au pauvre soldat. Confisqué!» dit-il en prenant la clef du tiroir de sa commode et en cachant la pipe dans ses chemises.

[1]Illisible dans le manuscrit.

* * *

Housard en 1794, à dix-huit ans, Tonnère Filloteau avait fait toutes les campagnes de la Révolution.

Pendant les dix premières années, il s'était battu avec enthousiasme et en chantant la Marseillaise; aussi il était resté longtemps simple brigadier. Mais Bonaparte devint consul, et bientôt l'esprit retors du futur colonel s'aperçut qu'il était maladroit de tant chanter la Marseillaise.

Aussi fut-il le premier lieutenant du régiment qui obtint la croix.

Sous les Bourbons, il fit sa première communion, et fut fait officier de la Légion d'honneur.

Maintenant il était venu passer trois jours à Paris, se rappeler au souvenir de quelques amis, commissaires de la guerre, pendant que le 27e de lanciers était en marche pour se rendre en Lorraine, des environs de Nantes où il avait sabré les chouans avec un peu trop de zèle, peut-être.

Pour bien commencer le métier et faire pénitence de sa vie jusqu'ici peu productive, Lucien lui demanda la permission de voyager en sa compagnie.

Il fit décharger sa voiture et porter toutes ses malles à la diligence.

Dès la première dinée, le colonel le réprimanda sèchement en lui voyant prendre un journal.

«—Au 27e, il y a un ordre du jour qui défend à MM. les officiers de lire les journaux dans les lieux publics; il n'y a d'exception que pour le Journal ministériel.

«—Au diable le journal, s'écria Lucien gaîment, et jouons aux dominos le punch de ce soir, si toutefois les chevaux ne sont pas encore à la diligence.»

Quelque jeune que fût Lucien, il eut pourtant l'esprit de perdre six parties de suite.

En remontant en voiture, le bon Filloteau était tout à fait gagné.

Il trouvait que ce muscadin avait du bon et se mit à lui expliquer la façon de se comporter au régiment, pour ne pas avoir l'air d'un blanc-bec.

Cette façon était à peu près le contraire de la politesse exquise à laquelle Lucien était accoutumé. Pendant que notre héros écoutait avec tristesse et grande attention, Filloteau s'endormit profondément, et Lucien put rêver à son aise. Au total, il était heureux d'agir et de voir du nouveau.

Le surlendemain, vers les six heures du matin, ces messieurs trouvèrent le régiment en marche à trois lieues en deçà de Nancy; ils firent arrêter, et la diligence les déposa sur la grande route, avec leurs effets. Lucien, qui était tout yeux, fut frappé de l'air d'importance morose et grossière qui s'établit sur le gros visage du lieutenant-colonel au moment où son lancier ouvrit un portemanteau et lui présenta son habit garni de grosses épaulettes. M. Filloteau fit donner un cheval à Lucien, et ces messieurs rejoignirent le régiment qui, pendant leur toilette, avait filé. Sept à huit officiers s'étaient placés tout à fait à l'arrière-garde pour faire honneur au lieutenant-colonel; c'est à ceux-là d'abord que Lucien fut présenté. Il les trouva très froids. Rien n'était moins encourageant que ces physionomies.

«—Voilà donc les gens avec lesquels il faudra vivre, se dit-il, le cœur serré comme un enfant. Cela est un peu différent, quant à la forme, de ces figures douces et gaies qui remplissaient le salon de ma mère.»

Depuis une heure, il marchait, sans mot dire, à la gauche du capitaine commandant l'escadron auquel il devait appartenir. Sa mine était froide, du moins il l'espérait, mais son cœur était vivement ému. Il regardait les lanciers tout transporté de joie et d'étonnement.

«—Voilà les compagnons de Napoléon. Voilà le soldat français!»

Il considérait les moindres détails avec un intérêt ridicule et passionné.

Revenu un peu de ses premiers transports, il songea à sa position.

«—Me voici enfin pourvu d'un état, celui de tous qui passe pour le plus noble et le plus amusant. L'École polytechnique m'eût mis à cheval avec des artilleurs, m'y voici avec des lanciers; la seule différence, ajouta-t-il en souriant, c'est qu'au lieu de savoir le métier supérieurement bien, je l'ignore tout à fait.»

Le capitaine, son voisin, qui vit ce sourire, plus tendre que moqueur, en fut piqué.

«Bah! continua Lucien, c'est ainsi que Desaix et Saint-Cyr ont commencé; ces héros n'ont pas été salis par le Duché[1]

Les propos des lanciers entre eux vinrent distraire Lucien. Ces propos étaient communs au fond, et relatifs aux besoins les plus simples de gens fort pauvres: la qualité du pain de troupe, le prix du vin, etc.; mais la franchise du ton de voix, le caractère ferme et vrai des interlocuteurs, perçaient à chaque mot, et retrempaient son âme comme l'air des hautes montagnes.

Il y avait là quelque chose de simple et de bien différent de l'atmosphère de serre chaude, où il avait vécu jusqu'alors.

Au lieu d'une civilité fort agréable, mais fort prudente et méticuleuse au fond, le ton de chacun de ces propos disait avec gaîté: «Je me moque de tout le monde, et je compte sur moi.»

«—Voici les plus francs et les plus sincères des hommes, et peut-être les plus heureux? Et pourquoi un de leurs chefs ne serait-il point comme eux? Comme eux je suis sincère, je n'ai point d'arrière-pensée; je n'aurai d'autres idées que de contribuer à leur bien-être.

Au fond, je me moque de tout, excepté de ma propre estime. Quant à ces personnages importants, de ton dur et suffisant, qui s'intitulent mes camarades, je n'ai de commun avec eux que l'épaulette.»

Il regardait du coin de l'œil le capitaine qui était à sa droite.

«—Ils passent leur vie à jouer la comédie; ils redoutent tout peut-être, excepté la mort. Ce sont des gens comme mon cousin Déverloy.»

Lucien se remit à écouter les lanciers, et bientôt, avec délices, son âme fut dans les pays imaginaires: il jouissait vivement de sa liberté et de sa générosité; il ne voyait que de grandes choses à faire et de beaux faits. Les propos plus que simples de ces soldats faisaient sur lui reflet, d'une excellente musique. La vie se peignait en couleur de rose.

Tout à coup, au milieu de ces deux lignes de lanciers, marchant négligemment et au pas, arriva au grand trot, par le milieu de la route qui était restée libre, l'adjudant sous-officier.

Il adressait certains mots à demi-voix aux officiers, et Lucien vit les hommes se redresser sur leurs chevaux.

«—Ce mouvement leur donne tout à fait bonne mine,» se dit-il.

Sa figure jeune et naïve ne put résister à cette tentation vive; elle peignait le contentement et la bonté, et peut-être un peu de curiosité. Ce fut un tort. Il eut dû rester impassible, ou mieux encore, donner à ses traits une expression contraire à celle qu'on s'attendait à y lire.

Le capitaine se dit aussitôt: «Ce beau jeune homme va me faire une question, et je vais le remettre à sa place pour une réponse bien ficelée.»

Mais Lucien, pour tout au monde, n'eût pas fait une question à un de ses camarades, si peu camarades; il chercha à deviner par lui-même le mot qui tout à coup donnait l'air si alerte à tous les lanciers, et remplaçait le laisser aller d'une longue route par toutes les grâces militaires.

Le capitaine attendait une question; à la fin il ne put supporter le silence continu du jeune Parisien.

«—C'est l'inspecteur général que nous attendons: le général comte N..., pair de France,» dit-il enfin d'un air sec et hautain, et sans avoir l'air d'adresser précisément la parole à Lucien.

Celui-ci regarda le capitaine froidement et comme simplement excité par le bruit; la bouche de ce héros faisait une moue effroyable, son front était plissé avec une haute importance. Il ajouta après une minute de silence, en fronçant de plus en plus le sourcil:

«—C'est le fameux comte N... qui fit cette belle charge à Austerlitz. Sa voiture va passer. Le colonel, qui n'est pas gauche, a laissé le mot aux postillons de la dernière poste. L'un d'eux vient d'arriver au galop prévenir. Les lanciers ne doivent pas fermer les rangs; ça aurait l'air d'être prévenu. Mais voyez comme ils sont bien à cheval, et la bonne idée que le vieux N... va prendre de l'instruction du régiment. Voilà des hommes qui semblent nés à cheval, quoi!»

Lucien eut honte de la façon dont marchait la rosse qu'on lui avait donnée; il lui fit sentir l'éperon; elle fit un écart, et fut sur le point de tomber. Cinq minutes après on entendit le bruit d'une voiture. C'était le fameux comte N..., chargé cette année de l'inspection de la 25e division militaire, qui passait au milieu de la route entre les deux files de lanciers.

Au moment où sa voiture passait sur le pont-levis de Nancy, chef-lieu de cette division, sept coups de canon annoncèrent au public ce grand événement.

Les coups de canon remontèrent dans les cieux l'âme de Lucien.

Deux sentinelles furent placées à la porte de l'inspecteur, et le lieutenant général Thérance, commandant la division, lui fit demander s'il voulait le recevoir sur-le-champ ou le lendemain.

«—Sur-le-champ, parbleu; est-ce qu'il croit que je couillonne?» dit le vieux général.

Le comte N... avait encore, pour les petites choses, les habitudes de l'armée de Sambre-et-Meuse, où jadis il avait commencé sa réputation. Ces habitudes étaient d'autant plus vivement présentes en ce moment que, plus d'une fois, pendant les cinq ou six dernières postes, il avait reconnu les positions occupées jadis par cette armée, d'une gloire si pure. Quoique ce ne fut rien moins qu'un homme à imagination et à illusions, il se surprenait avec des souvenirs très vifs de 1794.

«—Quelle différence de 94 à 183...! Grand Dieu! comme alors nous jurions haine à la royauté! Et de quel cœur! Les jeunes sous-officiers que S...[2] m'a tant recommandé de surveiller, c'était alors nous-mêmes! On se battait tous les jours, le métier était agréable.»

Le général comte N... était assez bel homme. De soixante-cinq à soixante-six ans, élancé, maigre, droit, de fort bonne tenue.

Il avait encore une très belle taille et quelques boucles bien soignées; des cheveux entre le blond et le gris donnaient de la grâce à une tête presque entièrement chauve.

La physionomie annonçait un courage ferme et une grande résolution à obéir, mais la pensée était étrangère à ses traits.

Cette tête plaisait moins au second regard, et semblait presque commune au troisième; on y entrevoyait comme un nuage de fausseté et, en cherchant bien, on discernait que l'Empire et sa servilité avaient passé par là.

Heureux les héros morts avant 1804!

Ces vieilles figures de l'armée de Sambre-et-Meuse s'étaient assouplies dans les antichambres des Tuileries et aux cérémonies de l'église Notre-Dame.

Le comte X... avait vu le général Delmas exilé après ce dialogue célèbre:

«—La belle cérémonie, Delmas! C'est vraiment superbe, dit l'Empereur, revenant de Notre-Dame.

«—Oui, sire! il n'y manque que les deux millions d'hommes qui se sont fait tuer pour renverser ce que vous relevez.»

Le lendemain, Delmas lui exilé, avec l'ordre de ne jamais approcher de Paris à moins de quarante lieues.

Lorsque le valet de chambre annonça le baron Thérance, le général N..., qui avait mis son grand uniforme, se promenait dans sa chambre.

En faveur du lecteur, comme disent les gens qui crient les discours du roi à l'ouverture de la session, nous allons donner quelques passages du dialogue des deux vieux généraux.

Le baron Thérance entra en saluant gauchement. Il avait prés de six pieds, et la tournure d'un paysan franc-comtois.

De plus, à la bataille de Hanau, où Napoléon dut percer les rangs de ses fidèles amis les Bavarois, pour rentrer en France, le colonel Thérance, qui couvrait avec son bataillon la célèbre batterie du général Drouot, reçut un coup de sabre qui lui partagea les deux joues et coupa une petite partie du nez.

Tout cela avait été réparé tant bien que mal, mais il y paraissait beaucoup.

Cette cicatrice énorme, sur une figure à l'état de mécontentement habituel, donnait au général une apparence fort militaire.

À la guerre il avait été d'une bravoure admirable, mais avec le règne de Napoléon, son assurance avait pris fin.

Sur le pavé de Nancy, il avait peur de tout, et des journaux plus que de toute autre chose; aussi parlait-il souvent de faire fusiller des avocats.

Son cauchemar continuel était l'idée d'être exposé à la risée publique. Une plaisanterie plate dans un journal obscur qui complaît cent lecteurs, mettait hors de lui ce militaire si brave.

Il avait un autre chagrin. À Nancy, personne ne faisait attention à ses épaulettes, si ce n'est les jeunes gens, pour les siffler.

Il avait frotté ferme la jeunesse du pays lors de l'émeute de 183... et se voyait abhorré.

Cet homme, autrefois si heureux, déploya sur une table les états de situation des troupes et des hôpitaux de sa division.

Une bonne heure se passa en détails militaires. Le général interrogea le baron sur l'opinion des troupes, sur les sous-officiers. De là, à l'esprit public, il n'y avait qu'un pas. Mais il faut l'avouer, les réponses du digne commandant de la 25e division paraîtraient longues, si nous leur laissions toutes les grâces du style militaire. Nous nous contenterons de placer ici les conclusions que le comte, pair de France, tirait des propos pleins d'humeur du général de province.

«—Voilà un homme qui est l'honneur même, se disait-il; il ne craint pas la mort, il se plaint même, et de tout son cœur, de l'absence du danger. Mais il est démoralisé, et, s'il avait à se battre contre une émeute, la peur des journaux du lendemain le rendrait fou.

«—On me fait avaler des couleuvres toute la journée, répétait le baron.

«—Ne dites pas cela trop haut, mon cher général; vingt officiers généraux, vos anciens, sollicitent votre place, et le maréchal veut qu'on soit content. Je vous rapporterai franchement, en bon camarade, un mot trop vif peut-être. Il y a huit jours, quand j'ai pris congé du ministre: il n'y a qu'un nigaud, m'a-t-il dit, qui ne sache pas faire son nid dans un pays.

«—Je voudrais y voir M. le maréchal, reprit le baron avec impatience, entre une noblesse riche, bien unie, qui nous méprise ouvertement et se moque de nous toute la journée, et des bourgeois menés par des prêtres, fins comme l'ambre, qui dirigent toutes les femmes un peu riches.

De l'autre côté, tous les jeunes gens, non nobles, républicains enragés. Si mes yeux s'arrêtent par hasard sur l'un d'eux, il me présente une poire ou quelque autre emblème séditieux; jusqu'aux gamins même du collège.

Si les jeunes gens m'aperçoivent à deux cents pas de mes sentinelles, ils me sifflent à outrance et puis ensuite, par lettre anonyme, ils m'offrent satisfaction avec des injures infamantes, si je n'accepte pas.

Et la lettre anonyme contient un petit chiffon de papier avec le nom et l'adresse de celui qui écrit. Avez-vous ces choses-là à Paris? Pas plus tard qu'avant-hier, M. Ludovic Roller, un ex-officier très brave, dont le domestique a été tué par hasard lors des affaires du 3 avril, m'a offert de venir tirer le pistolet hors des limites de la division. Eh bien, cette insolence était hier l'entretien de toute la ville.

«—On transmet la lettre au procureur du roi. Votre procureur du roi n'est-il pas énergique?

«—Il a le diable au corps. C'est un parent du ministre, sûr de son avancement.

J'ai eu la gaucherie d'aller lui montrer une lettre anonyme atroce que j'ai reçue il y a trois mois. Que voulez-vous que je fasse de ça? me dit-il avec insolence. C'est moi qui demanderais protection à mon général, si j'étais insulté ainsi, ou bien je me ferais justice.

Quelquefois je suis tenté d'appliquer un coup de sabre à quelqu'un de ces pékins insolents.

«—Adieu la place!

«—Ah! si je pouvais les mitrailler! dit le général avec un gros soupir et en levant les yeux au ciel.

«—Pour cela, à la bonne heure, répliqua le pair de France. Et votre préfet, M. Féron, ne fait-il pas connaître l'esprit public au ministre de l'Intérieur?

«—Il écrivaille toute la journée, mais il crève de vanité et il est peureux comme une femme. J'ai beau lui dire: renvoyez la rivalité de préfet à général à des temps plus heureux; vous et moi sommes vilipendés toute la journée et par tout le monde. L'évêque se garde bien de vous rendre vos visites, la noblesse ne vient jamais à vos bals et ne vous engage pas aux siens. Si, d'après nos instructions, nous profitons de quelques relations d'affaires pour saluer un noble, il ne nous rend le salut que la première fois, jamais la seconde. La jeunesse républicaine nous siffle. Là-dessus, il me dit tout piqué: «Parlez pour vous, jamais on ne m'a «sifflé,» et il ne se passe pas de semaine où, s'il ose paraître dans la rue, à la nuit tombante, on ne le siffle à trois pas de distance.

«—Mais êtes-vous sûr de cela, mon cher général? Le ministre, M. le comte de Vaize, m'a fait lire des lettres du préfet dans lesquelles il se présente comme à la veille d'être tout à fait réconcilié avec la noblesse. M. G..., le préfet de X..., chez lequel j'ai dîné avant-hier, l'est passablement avec la sienne.

«—Parbleu, je le crois bien. G... est prêtre. C'est un homme adroit, habile, un excellent préfet qui vole 30 ou 40.000 francs par an, et cela le fait estimer dans son département.

Quant à notre ministre, permettez que je fasse appeler le capitaine Blessin, vous savez?

«—C'est, si je ne me trompe, l'observateur envoyé dans le 107e pour rendre raison de l'esprit la garnison.

«—Précisément, pour ne pas le brûler dans son régiment, je ne le reçois jamais.»

Le capitaine Blessin fut appelé. En le voyant entrer, aussitôt le baron Thérance passa dans une autre pièce.

Le capitaine confirma par vingt faits particuliers les doléances du pauvre baron.

«—Dans cette maudite ville, dévots comme jeunesse, tout le monde enfin, se moque du préfet et du général. Si l'on écrit là-dessus un peu nettement au maréchal, il répond qu'on manque de zèle. Les prêtres mènent la noblesse comme les servantes, comme tout ce qui n'est pas républicain.

Il y a le café Mouton, où se rassemblent les jeunes gens; c'est un véritable club.

Si quatre ou cinq soldats passent devant, on crie: «Vive la ligne!» si un sous-officier paraît, on le salue, on lui parle, on veut le régaler.

Si c'est, au contraire, un officier attaché au gouvernement, moi, par exemple, il n'y a pas d'insultes indirectes qu'il ne faille subir.

Et dire que c'est un officier blessé à Brienne et à Waterloo qui est obligé d'éviter les pékins.

«—Depuis les Glorieuses, il n'y a plus de pékins, dit le comte V... avec amertume. Faisons trêve à tout ce qui est personnel.»

Il rappela le baron Thérance el ordonna au capitaine Blessin de rester.

«Quels sont les meneurs ici?» demanda-t-il.

Le général répondit:

«—MM. de Pointcarré et de Puy-Laurens sont les chefs apparents, et une espèce d'intrigant qu'on appelle le docteur Dupoirier; c'est le premier médecin de la ville. Le prêtre Olive mène toutes les femmes pieuses, depuis la plus jolie jusqu'à la plus laide. Cela est réglé comme un papier de musique. Voyez si, au dîner que le préfet nous donnera, il y aura un seul invité hors des administrateurs payés. Informez-vous si un seul de ceux qui ne sont pas nobles est admis chez Mme d'Hocquincourt ou chez Mme de Puy-Laurens.

«—Quelles sont ces dames?

«—C'est de la noblesse riche. Mme d'Hocquincourt est la plus jolie femme de la ville. Il y a aussi les maisons de Puy-Laurens, de Marcilly, où M. l'évêque est reçu comme un général en chef; et du diable si jamais un seul d'entre nous y met le nez.

Savez-vous où M. le Préfet passe ses soirées? Chez une épicière, Mme Berchu; le salon est dans l'arrière-boutique. Ah! voilà ce qu'il n'écrit pas au ministre.

Enfin, il n'est pas jusqu'à Mme Grandet...

«—Quelle Mme Grandet?

«—La receveuse générale. Une femme riche et fort jolie.

«—Comment? Serait-ce Mme Grandet, de Paris. Mme Grandet de la place de la Madeleine?

«—Précisément. Elle passe ici plusieurs mois et mène le plus grand train. Elle nous reçoit bien le dimanche, mais en nous invitant chaque fois.»

La physionomie du général N... avait changé depuis qu'il était question de Mme Grandet.

«—Et quel est l'amant de Mme Grandet? dit-il.

«—Aucun, mon général, aucun. Pas le plus petit soupçon sur sa vertu. Elle aussi se confesse au grand vicaire Olive. Cent vingt mille livres de rente et pas encore vingt-six ans!»

Le comte N... eut beaucoup de peine à renvoyer le baron Thérance qui trouvait du soulagement à ouvrir son cœur. Il se promit bien de ne lui jamais parler que de choses militaires.