The Project Gutenberg EBook of Le blé en herbe, by Colette

This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
whatsoever.  You may copy it, give it away or re-use it under the terms
of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
www.gutenberg.org.  If you are not located in the United States, you'll
have to check the laws of the country where you are located before using
this ebook.



Title: Le blé en herbe

Author: Colette

Release Date: July 16, 2019 [EBook #59926]

Language: French


*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE BLÉ EN HERBE ***




Produced by Laura Natal Rodrigues at Free Literature (Images
generously made available by Hathi Trust.)






COLETTE

LE BLÉ EN HERBE

PARIS

ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR

26, Rue Racine, 26

TABLE DES MATIÈRES

I
II
III
IV
V
VI
VII
VIII
IX
X
XI
XII
XIII
XIV
XV
XVI
XVII

I

—Tu vas à la pêche, Vinca?

D'un signe de tête hautain, la Pervenche Vinca aux yeux couleur de pluie printanière, répondit qu'elle allait, en effet, à la pêche. Son chandail reprisé en témoignait, et ses espadrilles racornies par le sel. On savait que sa jupe à carreaux bleus et verts, qui datait de trois ans et laissait voir ses genoux, appartenait à la crevette et aux crabes. Et ces deux havenets sur l'épaule, et ce béret de laine hérissé et bleuâtre comme un chardon des dunes, constituaient-ils une panoplie de pêche, oui ou non?

Elle dépassa celui qui l'avait hélée. Elle descendit vers les rochers, à grandes enjambées de ses fuseaux maigres et bien tournés, couleur de terre cuite. Philippe la regardait marcher, comparant l'une à l'autre Vinca de cette année et Vinca des dernières vacances. A-t-elle fini de grandir? il est temps qu'elle s'arrête. Elle n'a pas plus de chair que l'autre année. Ses cheveux courts s'éparpillent en paille raide et bien dorée, qu'elle laisse pousser depuis quatre mois, mais qu'on ne peut ni tresser ni rouler. Elle a les joues et les mains noires de hâle, le cou blanc comme lait sous ses cheveux, le sourire contraint, le rire éclatant, et si elle ferme étroitement, sur une gorge absente, blousons et chandails, elle trousse jupe et culotte pour descendre à l'eau, aussi haut qu'elle peut, avec une sérénité de petit garçon...

Le camarade qui l'épiait, couché sur la dune à longs poils d'herbe, berçait sur ses bras croisés son menton fendu d'une fossette. Il compte seize ans et demi, puisque Vinca atteint ses quinze ans et demi. Toute leur enfance les a unis, l'adolescence les sépare. L'an passé, déjà, ils échangeaient des répliques aigres, des horions sournois; maintenant le silence, à tout moment, tombe entre eux si lourdement qu'ils préfèrent une bouderie à l'effort de la conversation. Mais Philippe, subtil, né pour la chasse et la tromperie, habille de mystère son mutisme, et s'arme de tout ce qui le gêne. Il ébauche des gestes désabusés, risque des «À quoi bon?... Tu ne peux pas comprendre...», tandis que Vinca ne sait que se taire, souffrir de ce qu'elle tait, de ce qu'elle voudrait apprendre, et se raidir contre le précoce, l'impérieux instinct de tout donner, contre la crainte que Philippe, de jour en jour changé, d'heure en heure plus fort, ne rompe la frêle amarre qui le ramène, tous les ans, de juillet en octobre, au bois touffu incliné sur la mer, aux rochers chevelus de fucus noir. Déjà il a une manière funeste de regarder son amie fixement, sans la voir, comme si Vinca était transparente, fluide, négligeable...

C'est peut-être l'an prochain qu'elle tombera à ses pieds et qu'elle lui dira des paroles de femme: «Phil! ne sois pas méchant... Je t'aime, Phil, fais de moi ce que tu voudras... Parle-moi, Phil...» Mais cette année elle garde encore la dignité revêche des enfants, elle résiste, et Phil n'aime pas cette résistance.

Il regardait la plate et gracieuse fille, qui descendait à cette heure vers la mer. Il n'avait pas plus l'envie de la caresser que de la battre, mais il la voulait confiante, promise à lui seul, et disponible comme ces trésors dont il rougissait,—pétales séchés, billes d'agate, coquilles et graines, images, petite montre d'argent...

—Attends-moi, Vinca! Je vais à la pêche avec toi! cria-t-il.

Elle ralentit le pas sans se retourner. Il l'atteignit en quelques bonds et s'empara d'un des havenets.

—Pourquoi en avais-tu pris deux?

—J'ai pris la petite poche pour les trous étroits, et mon havenet à moi, comme d'habitude.

Il plongea dans les yeux bleus son plus doux regard noir:

—Alors ce n'était pas pour moi?

En même temps il lui offrait la main pour franchir le mauvais couloir de rochers, et le sang monta sous le hâle des joues de Vinca. Un geste nouveau, un regard nouveau suffisaient à la confondre. Hier, ils battaient les falaises, sondaient les trous côte à côte—à chacun son risque... Aussi leste que lui, elle ne se souvenait pas d'avoir requis l'aide de Phil...

—Un peu de douceur, Vinca! pria-t-il en souriant, parce qu'elle a retiré sa main d'un trop grand geste anguleux. Qu'est-ce que tu as donc contre moi?

Elle mordit ses lèvres, fendillées parles plongeons quotidiens, et chemina sur les rochers hérissés de balanes. Elle réfléchissait et se sentait pleine de doute. Qu'a-t-il donc lui-même? Le voici prévenant, charmant, et il vient de lui offrir la main comme à une dame... Elle abaissa lentement la poche de filet dans une cavité où l'eau marine, immobile, révélait des algues, des holoturies, des «loups», rascasses tout en tête et en nageoires, des crabes noirs à passepoils rouges et des crevettes... L'ombre de Phil obscurcit la flaque ensoleillée.

—Ôte-toi donc! Tu mets ton ombre sur les crevettes, et puis c'est à moi, ce grand trou-là!

Il n'insista pas et elle pêcha toute seule, impatiente, moins adroite que de coutume. Dix crevettes, vingt crevettes échappèrent à son coup de filet trop brusque, pour se tapir dans des fissures d'où leurs barbes fines tâtent l'eau et narguent l'engin...

—Phil! Viens, Phil! C'en est rempli, de crevettes, et elles ne veulent pas se laisser prendre!

Il approcha, nonchalant, se pencha sur le petit abîme pullulant:

—Naturellement! C'est que tu ne sais pas...

—Je sais très bien, cria Vinca aigrement, seulement je n'ai pas la patience.

Phil enfonça le havenet dans l'eau et le tint immobile.

—Dans la fente de rocher, chuchota Vinca derrière son épaule, il y en a de belles, belles... Tu ne vois pas leurs cornes?

—Non. Ça n'a pas d'importance. Elles viendront bien.

—Tu crois ça!

—Mais oui. Regarde.

Elle se pencha davantage, et ses cheveux battirent, comme une aile courte et prisonnière, la joue de son compagnon. Elle recula, puis revint d'un mouvement insensible, pour reculer encore. Il ne parut pas s'en apercevoir, mais sa main libre attira le bras nu, hâlé et salé, de Vinca.

—Regarde, Vinca... La plus belle, qui vient...

Le bras de Vinca, qu'elle déroba, glissa jusqu'au poignet dans la main de Phil comme dans un bracelet, car il ne le serrait pas.

—Tu ne l'auras pas, Phil, elle est repartie...

Pour suivre mieux le jeu de la crevette, Vinca rendit son bras, jusqu'au coude, à la main demi-fermée. Dans l'eau verte, la longue crevette d'agate grise tâtait du bout des pattes, du bout des barbes, le bord du havenet. Un coup de poignet, et... Mais le pêcheur tardait, savourant peut-être l'immobilité du bras docile à sa main, le poids d'une tête voilée de cheveux qui s'appuya, un moment vaincue, à son épaule, puis s'écarta, farouche...

—Vite, Phil, vite, relève le filet!... Oh! elle est partie! Pourquoi l'as-tu laissée partir?

Phil respira, laissa tomber sur son amie un regard où l'orgueil, étonné, méprisait un peu sa victoire; il délivra le bras mince, qui ne réclamait point de liberté, et brouillant, à coups de havenet, toute la flaque claire:

—Oh! elle reviendra... Il n'y a qu'à attendre...

II

Ils nageaient côte à côte, lui plus blanc de peau, la tête noire et ronde sous ses cheveux mouillés, elle brûlée comme une blonde, coiffée d'un foulard bleu. Le bain quotidien, joie silencieuse et complète, rendait à leur âge difficile la paix et l'enfance, toutes deux en péril. Vinca se coucha sur le flot, souffla de l'eau en l'air comme un petit phoque. Le foulard tordu découvrait ses oreilles roses et délicates, que les cheveux abritaient pendant le jour, et des clairières de peau blanche aux tempes qui ne voyaient la lumière qu'à l'heure du bain. Elle sourit à Philippe, et sous le soleil d'onze heures le bleu délicieux de ses prunelles verdit un peu au reflet de la mer. Son ami plongea brusquement, saisit un pied de Vinca et la tira sous la vague. Ils «burent» ensemble, reparurent crachant, soufflant, et riant comme s'ils oubliaient, elle ses quinze ans tourmentés d'amour pour son compagnon d'enfance, lui ses seize ans dominateurs, son dédain de joli garçon et son exigence de propriétaire précoce.

—Jusqu'au rocher! cria-t-il en fendant l'eau.

Mais Vinca ne le suivit pas, et gagna le sable proche.

—Tu t'en vas déjà?

Elle arracha son bonnet comme si elle se scalpait, et secoua ses raides cheveux blonds:

—Un monsieur qui vient déjeuner! Papa a dit qu'on s'habille!

Elle courait, toute mouillée, grande et garçonnière, mais fine, avec des os durs et de longs muscles discrets. Un mot de Phil l'arrêta.

—Tu t'habilles? et moi? je ne peux pas déjeuner eh chemise ouverte, alors?

—Mais si, Phil! Tout ce que tu veux! D'ailleurs, tu es beaucoup mieux, décolleté!

Le petit masque mouillé et hâlé, les yeux de la Pervenche exprimèrent tout de suite l'angoisse, la supplication, un revêche désir d'être approuvée. Il se tut avec morgue et Vinca gravit le pré de mer fleuri de scabieuses.

Phil grommela, tout seul, en battant l'eau. Il se souciait peu des préférences de Vinca. «Je suis toujours assez beau pour elle... D'ailleurs, elle n'est jamais contente, cette année!»

Et l'apparente contradiction de ses deux boutades le fit sourire. Il se renversa à son tour sur la vague, laissa l'eau salée emplir ses oreilles d'un silence grondant. Un petit nuage couvrant le soleil haut, Phil ouvrit les yeux et vit passer au-dessus de lui les ventres ombrés, les grands becs effilés et les pattes sombres, repliées en plein vol, d'un couple de courlis.

* * *

«Fichue idée, se disait Philippe. Non, mais, qu'est-ce qui lui a pris? Elle a l'air d'un singe habillé. Elle a l'air d'une mulâtresse qui va communier...»

À côté de Vinca, une petite sœur, à peu près pareille, ouvrait des yeux bleus dans un rond visage cuit, sous des cheveux blonds en chaume raide, et appuyait sur la nappe, à côté de l'assiette, des poings clos d'enfant bien élevée. Deux robes blanches pareilles habillaient la grande et la petite, repassées, empesées, en organdi à volants.

«Un dimanche à Tahiti, railla Philippe en lui-même, je ne l'ai jamais vue si laide.»

La mère de Vinca, le père de Vinca, la tante de Vinca, Phil et ses parents, le Parisien de passage cernaient la table de chandails verts, de blazers rayés, de vestons en tussor. La villa, louée tous les ans par les deux familles amies, sentait ce matin la brioche chaude et l'encaustique. L'homme grisonnant, venu de Paris, représentait, parmi ces baigneurs bariolés et ces enfants noircis, l'étranger délicat, pâle et bien vêtu.

—Comme tu changes, petite Vinca! dit-il à la jeune fille.

—Parlons-en, marmotta Phil hargneux.

L'étranger se pencha vers la mère de Vinca pour lui avouer à mi-voix:

—Elle devient ravissante! Ravissante! Dans deux ans... vous la verrez!

Vinca entendit, jeta un vif regard féminin sur l'étranger, et sourit. La bouche pourpre se fendit sur une lame de dents blanches, les prunelles, bleues comme la fleur dont elle portait le nom, se voilèrent de cils blonds, et Phil lui-même fut ébloui. «Eh!... qu'est-ce qu'elle a?»

Dans le hall tendu de toile, Vinca servit le café. Elle évoluait roidement et sans heurt, avec une sorte de charme acrobatique. Un coup de vent ayant bousculé la table fragile, Vinca retint du pied une chaise renversée, du menton un napperon de dentelle qui s'envolait, et ne cessa point de verser, en même temps, un jet impeccable de café dans une tasse.

—Voyez la! s'extasia l'étranger.

Il la traita de «tanagra», l'obligea à goûter de la chartreuse, lui demanda les noms des amoureux qu'elle désolait au casino de Cancale...

—Ah! ah! le casino de Cancale! Mais il n'y a pas de casino à Cancale!

Elle riait, montrant le demi-cercle solide de toutes ses dents, virait comme une ballerine sur la pointe de ses souliers blancs. La ruse lui venait, avec la coquetterie; elle ne tournait pas son regard vers Philippe, qui, sombre derrière le piano et le grand bouquet de chardons planté dans un seau de cuivre, la contemplait.

«Je m'étais trompé, s'avoua-t-il. Elle est très jolie. Voilà du nouveau!»

Comme l'étranger, au son du phonographe, proposait à Vinca de lui apprendre le balancello, Philippe se glissa dehors, courut vers la plage et tomba en boule dans un creux de dune, où il mit sa tête sur ses bras et ses bras sur ses genoux. Une Vinca nouvelle, pleine d'insolence voluptueuse, persistait sous ses paupières fermées, Vinca coquette, bien armée, accrue tout à coup d'une chair ronde, Vinca méchante et rebelle à souhait...

—Phil! mon Phil! Je te cherchais... Qu'est-ce que tu as?

La séductrice, haletante, était auprès de lui, et lui tirait ingénument les cheveux à poignée pour l'obliger à relever le front.

—Je n'ai rien, dit-il d'une voix enrouée.

Il ouvrit les yeux avec crainte. Agenouillée dans le sable, elle froissait ses dix volants d'organdi et se traînait comme une squaw.

—Phil! je t'en prie, ne sois pas fâché... Tu as quelque chose contre moi... Phil, tu sais bien que je t'aime mieux que tout le monde. Parle-moi, Phil!

Il cherchait sur elle la splendeur éphémère qui l'avait irrité. Mais ce n'était plus qu'une Vinca consternée, une adolescente chargée, trop tôt, de l'humilité, des maladresses, de la morne obstination du véritable amour... Il lui arracha sa main qu'elle baisait:

—Laisse-moi! Tu ne comprends pas, tu ne comprends jamais rien!... Lève-toi, voyons!

Et il cherchait, lissant la robe froissée, nouant le ruban de la ceinture, calmant les raides cheveux dressés dans le vent, il cherchait à remodeler sur elle la forme de la petite idole entrevue...

III

—Les vacances, à présent, c'est l'affaire d'un mois et demi, quoi!...

—Un mois, dit Vinca. Tu sais bien que je serai le vingt septembre à Paris.

—Pourquoi? Ton père est libre jusqu'au premier octobre, tous les ans.

—Oui, mais maman et moi, et Lisette, nous n'avons pas trop de temps, du vingt, septembre au quatre octobre, pour les affaires d'automne,—une robe pour aller au cours, un manteau, un chapeau pour moi, et la même chose pour Lisette... Je voulais dire nous, les femmes, enfin...

Phil, couché sur le dos, jeta des poignées de sable en l'air.

—Ah! là là...«Vous, les femmes...» Vous en faites des embarras, pour tout ça!

—Il faut bien... Toi, tu trouves ton complet préparé sur ton lit. Tu t'occupes juste de tes chaussures, parce que tu les achètes chez un marchand où ton père te défend d'aller; le reste, ça te pousse tout seul. C'est bien commode, vous, les hommes!...

Philippe s'assit d'un coup de reins, prêt à répondre à l'ironie. Mais Vinca ne se moquait pas. Elle cousait, bordant d'un feston rose une robe en crépon du même bleu que ses yeux. Ses cheveux blonds, taillés à la Jeanne d'Arc, allongeaient lentement. Elle les divisait quelquefois sur la nuque, et liait de rubans bleus deux courts balais couleur de blé, au long de chaque joue. Depuis le déjeuner, elle avait perdu un de ses rubans, et la moitié de sa chevelure battait, en rideau éployé, la moitié de son visage.

Philippe fronça les sourcils:

—Dieu, que tu es mal peignée, Vinca!

Elle rougit sous son hâle de vacances et lui jeta un humble regard en repoussant ses cheveux derrière l'oreille:

—Je sais bien... je serai mal coiffée tant que mes cheveux seront trop courts. Cette coiffure-là, c'est en attendant...

—La laideur temporaire, ça t'est égal... dit-il durement.

—Je te jure que non, Phil.

Honteux de tant de douceur, il se tut, et elle leva sur lui des yeux étonnés, car elle n'attendait point de mansuétude. Lui-même crut à une trêve passagère de susceptibilité et s'apprêta aux reproches, aux sarcasmes enfantins, à ce qu'il appelait «l'humeur lévrière», de sa petite compagne. Mais elle sourit mélancoliquement, d'un sourire errant qui s'adressait à la mer calme, au ciel où le vent haut dessinait des fougères de nuages.

—J'ai, au contraire, très envie d'être jolie, je t'assure. Maman dit que je peux encore le devenir, mais qu'il faut patienter.

Ses quinze ans fiers et gauches, entraînés à la course, salés, durcis, maigres et solides, la rendaient souvent pareille à une houssine cinglante et cassante, mais ses yeux d'un bleu incomparable, sa bouche simple et saine étaient des œuvres achevées de la grâce féminine.

—Patienter, patienter...

Phil se leva, gratta du bout de son espadrille la dune sèche, perlée de petits escargots vides. Un mot détesté venait d'empoisonner sa sieste heureuse de lycéen en vacances, dont les seize ans vigoureux s'accommodaient d'oisiveté, de langueur immobile, mais que l'idée d'attente, de patiente évolution exaspérait. Il tendit les poings, bomba sa poitrine demi-nue, défia l'horizon:

—Patienter! Vous n'avez que ce mot-là à la bouche, tous! Toi, mon père, mes «profs»... Ah! bon Dieu...

Vinca cessa de coudre, pour admirer son compagnon harmonieux que l'adolescence ne déformait pas. Brun, blanc, de moyenne taille, il croissait lentement et ressemblait, depuis l'âge de quatorze ans, à un petit homme bien fait, un peu plus grand chaque année.

—Et que faire d'autre, Phil? Il faut bien. Tu crois toujours que, de tendre tes deux bras et de jurer: «Ah! bon Dieu», ça y changera quelque chose. Tu ne seras pas plus malin que les autres. Tu te représenteras à ton bachot et, si tu as de la chance, tu seras reçu...

—Tais-toi! cria-t il. Tu parles comme ma mère!

—Et toi comme un enfant! Qu'est-ce que tu espères donc, mon pauvre petit, avec ton impatience?

Les yeux noirs de Philippe la haïssaient, parce qu'elle l'avait appelé «mon pauvre petit».

—Je n'espère rien! dit-il tragiquement. Je n'espère surtout pas que tu me comprennes! Tu es là, avec ton feston rose, ta rentrée, ton cours, ton petit train-train... Moi, rien que l'idée que j'ai seize ans et demi bientôt...

Les yeux de la Pervenche, étincelants de larmes d'humiliation, réussirent à rire:

—Ah! oui? tu te sens le roi du monde, parce que tu as seize ans, n'est-ce pas? C'est le cinéma qui te fait cet effet-là?

Phil la prit par l'épaule, la secoua en maître:

—Je te dis de te taire! Tu n'ouvres la bouche que pour dire une bêtise... Je crève, entends tu, je crève à l'idée que je n'ai que seize ans! Ces années qui viennent, ces années de bachot, d'examens, d'institut professionnel, ces années de tâtonnements, de bégaiements, où il faut recommencer ce qu'on rate, où on remâche deux fois ce qu'on n'a pas digéré, si on échoue... Ces années où il faut avoir l'air, devant papa et maman, d'aimer une carrière pour ne pas les désoler, et sentir qu'eux-mêmes se battent les flancs pour paraître infaillibles, quand ils n'en savent pas plus que moi sur moi... Oh! Vinca, Vinca, je déteste ce moment de ma vie! Pourquoi est-ce que je ne peux pas tout de suite avoir vingt-cinq ans?

Il rayonnait d'intolérance et d'une sorte de désespoir traditionnel. La hâte de vieillir, le mépris d'un temps où le corps et l'âme fleurissent, changeaient en héros romantique cet enfant d'un petit industriel parisien. Il tomba assis aux pieds de Vinca et continua de se lamenter:

—Tant d'années encore, Vinca, pendant lesquelles je ne serai qu'à peu près homme, à peu pris libre, à peu prés amoureux!

Elle posa sa main sur les cheveux noirs que le vent rebroussait, au niveau de ses genoux, et contint tout ce qu'une sagesse de femme agitait en elle. «À peu près amoureux? On peut donc n'être qu'à peu près amoureux?...»

Phil se tourna violemment vers son amie.

—Toi, toi, qui supportes tout ça, qu'est-ce que tu comptes faire?

Sous le noir regard, elle reprit sa petite figure incertaine:

—Mais la même chose, Phil... Je ne passe pas mon bachot, moi.

—Tu seras quoi? Tu te décides, ou non, pour le dessin industriel? Ou la pharmacie?

—Maman a dit...

Il rua de colère comme un poulain, sans se lever:

—«Maman a dit...!» Oh! quelle graine d'esclave! Qu'est-ce qu'elle a dit, «maman»?

—Elle a dit, répéta Vinca docilement, qu'elle a des rhumatismes, que Lisette n'a que huit ans, et que sans aller chercher si loin j'ai de quoi m'occuper chez nous, que bientôt je tiendrai les comptes de la maison, je devrai diriger l'éducation de Lisette, les domestiques, tout ça, enfin...

—Tout ça! Trois fois rien!

—...Que je me marierai...

Elle rougit, sa main quitta les cheveux de Philippe, et elle sembla espérer un mot qu'il ne prononça pas.

—...Enfin que, jusqu'à ce que je me marie, j'ai de quoi m'occuper...

Il se retourna, la toisa avec dédain.

—Et ça te suffit? Ça te suffit pour... voyons, cinq, six ans, peut-être plus?

Les yeux bleus vacillèrent, mais ne se détournèrent pas.

—Oui, Phil,—en attendant... Puisqu'on n'a que quinze et seize ans... Puisqu'on est forcés d'attendre...

Il reçut le choc du mot détesté et faiblit. Encore une fois la simplicité de sa petite compagne et la soumission qu'elle osait avouer, cette manière femelle de révérer des lares anciens et modestes, le laissaient muet, déçu, mais vaguement apaisé. Eût-il accepté Vinca exubérante, le nez tourné vers l'aventure et piétinant, comme une cavale à l'entrave, devant le long et dur passage de l'adolescence?...

Il appuya sa tête contre la robe de son amie d'enfance. Les genoux fins tressaillirent et se serrèrent, et Philippe songea, avec une fougue soudaine, à la forme charmante de ces genoux. Mais il ferma les yeux, livra le poids confiant de sa tête et demeura là, en attendant...

IV

Phil atteignit le premier le chemin—deux ornières de sable sec, mobile comme une onde, un talus médian d'herbe rare et rongée de sel—par où les charrettes viennent chercher le goémon, après les grandes marées, Ils s'appuyait sur les perches des deux havenets et portait en bandoulière les deux paniers à crevettes, mais il avait abandonné à Vinca les deux minces gaffes appâtées de poisson cru et son blazer de pêche, loque précieuse amputée de ses manches. Il s'accorda un repos bien gagné, et consentit à attendre sa petite compagne fanatique qu'il venait d'abandonner dans le désert de rocs, de flaques et d'algues que découvrait la grande marée d'août. Il la chercha des yeux avant de se laisser glisser au creux du chemin. En bas de la plage déclive, parmi les feux de cent petits miroirs d'eau d'où rejaillissait le soleil, un béret de laine bleue, décoloré comme un chardon des dunes, marquait la place où Vinca, obstinée, cherchait encore la crevette et le tourteau rosé.

—Si ça l'amuse!... souffla Philippe.

Il se laissa glisser, épousa délicieusement de son torse nu, l'ornière de sable frais. Près de sa tête il entendait dans les paniers le chuchotement humide d'une poignée de crevettes et le grattement intelligent des pinces d'un gros crabe contre le couvercle...

Phil soupira, atteint d'un bonheur vague et sans tache auquel la fatigue agréable, la vibration de ses muscles encore tendus par l'escalade, la couleur et la chaleur d'un après-midi breton chargé de vapeur saline, versaient, chacune, leur part. Il s'assit, les yeux éblouis par le ciel laiteux qu'ils avaient contemplé et revit avec surprise le bronze nouveau de ses jambes, de ses bras,—bras et jambes de seize ans, minces, mais d'une forme pleine d'où le muscle sec n'avait pas encore émergé et qui pouvaient enorgueillir une jeune fille autant qu'un jeune homme. Il essuya, de la main, sa cheville qui saignait, écorchée, et lécha sur sa main le sang et l'eau marine qui mêlaient leur sel.

La brise, soufflant de terre, sentait le regain fauché, l'étable, la menthe foulée; un rose poussiéreux, au ras de la mer, remplaçait peu à peu le bleu immuable qui régnait depuis le matin. Philippe ne sut pas se dire: «Il est peu d'heures dans la vie où le corps content, les yeux récompensés et le coeur léger, retentissant, presque vide, reçoivent en un moment tout ce qu'ils peuvent contenir, et je me souviendrai de celle-ci»; mais il suffit pourtant d'une clarine fêlée et de la voix du chevreau qui la balançait à son cou, pour que les coins de sa bouche tressaillissent d'angoisse, et que le plaisir emplît ses yeux de larmes. Il ne se tourna pas vers les rochers mouillés où errait son amie, et de son émotion pure ne s'exhala point le nom de Vinca; un enfant de seize ans ne saurait appeler, au secours d'un délice inespéré, une autre enfant, peut-être pareillement chargée...

—Hep! petit!

La voix qui l'éveilla était jeune, autoritaire. Phil se tourna, sans se lever, vers une dame tout de blanc vêtue qui enfonçait, à dix pas de lui, ses hauts talons blancs et sa canne dans le chemin du goémon.

—Dis-moi donc, petit, je ne peux pas mener mon auto plus loin dans ce chemin-là, n'est-ce pas?

Par politesse, Philippe se leva, s'approcha, et ne rougit que quand il fut debout, en sentant sur son torse nu le vent rafraîchi et le regard de la dame en blanc, qui sourit et changea de ton.

—Pardon, monsieur... je suis sûre que mon chauffeur s'est trompé. J'ai eu beau l'avertir... Cette route finit en sentier et ne va que vers la mer, n'est-ce pas?

—Oui, madame. C'est le chemin du goémon.

—Du Goémon? Et à quelle distance se trouve le Goémon?

Phil n'eut pas le temps de retenir un éclat de rire que la dame blanche imita complaisamment:

—J'ai dit quelque chose de drôle? Prenez garde, je vais vous retutoyer: vous paraissez douze ans, quand vous riez.

Mais elle le regardait dans les yeux, comme un homme.

—Madame, le goémon, ce n'est pas le Goémon, c'est... c'est du goémon.

—Lumineuse explication, approuva la dame blanche, et dont je vous suis bien obligée.

Elle raillait d'une manière virile, condescendante, qui avait le même accent que son regard tranquille, et Philippe se sentit tout à coup fatigué, penchant et faible, paralysé par une de ces crises de féminité qui saisissent un adolescent devant une femme.

—Vous avez fait bonne pêche, monsieur?

—Non, madame, pas beaucoup... C'est-à-dire... Vinca a plus de crevettes que moi...

—Qui est Vinca? Votre sœur?

—Non, madame, c'est une amie.

—Vinca... Un nom étranger?

—Non... C'est-à-dire... Ça signifie Pervenche.

—Une amie de votre âge?

—Elle a quinze ans. J'en ai seize.

—Seize ans... répéta la dame blanche. Elle ne fit aucun commentaire, et ajouta un moment après:

—Vous avez du sable sur la joue.

Il s'essuya la joue avec emportement, à s'écorcher la peau, puis son bras retomba. «Je ne sens plus mes bras, songea-t-il. Je crois que je vais me trouver mal...»

La dame blanche délivra Philippe de son regard tranquille et sourit:

—Voici Vinca, dit-elle en désignant le tournant du chemin où la jeune fille apparaissait, halant un filet à cadre de bois et le veston de Philippe. Au revoir, monsieur...?

—Phil, dit-il machinalement.

Elle ne lui tendit pas la main et le salua d'un signe de tête deux ou trois fois répété, comme une femme qui répond «oui, oui», à une pensée cachée. Elle n'était pas encore hors de vue quand Vinca accourut.

—Phil! Qu'est-ce que c'est que cette dame?

Des épaules et de tout le visage, il exprima qu'il n'en savait rien.

—Tu ne la connais pas et tu lui parles?

Phil toisa sa petite amie avec une malice qui repaissait en lui et secouait un joug passager. Il percevait joyeusement leur âge, leur amitié déjà troublée, son propre despotisme et la dévotion hargneuse de Vinca. Ruisselante, elle montrait des genoux meurtris de saint Sébastien, parfaits sous leur épiderme balafré; des mains d'aide-jardinier ou de mousse; un mouchoir verdi la cravatait et son blouson sentait la moule crue. Son vieux béret poilu ne luttait plus avec le bleu de ses yeux et, sauf ces yeux anxieux, jaloux, éloquents, elle ressemblait à un collégien déguisé pour une charade. Phil se mit à rire et Vinca frappa du pied et en lui jetant son blazer à la figure:

—Veux-tu me répondre?

Il passa nonchalamment ses bras nus dans les emmanchures vides du veston.

—Bête, va! C'est une dame avec son auto, qui se trompait de route. Un peu plus, l'auto s'enlisait ici. Je l'ai renseignée.

—Ah...

Assise, Vinca vidait ses espadrilles d'où pleuvaient les graviers mouillés.

—Et pourquoi est-ce qu'elle est partie si vite, juste au moment où je venais?

Philippe prit son temps avant de répondre. Il goûta de nouveau, en secret, l'assurance sans gestes, le ferme regard de l'inconnue, et son sourire méditatif. Il se souvint qu'elle l'appelait «monsieur» gravement. Mais il se souvint aussi qu'elle avait dit «Vinca» tout court, d'une manière trop familière et un peu injurieuse. Il fronça les sourcils et son regard protégea l'innocent désordre de son amie, il rêva un moment et trouva une réponse ambiguë qui satisfaisait en même temps son goût du secret romanesque et sa pudibonderie de jeune bourgeois:

—Elle a aussi bien fait, répondit-il.

V

Il essaya de la prière:

—Vinca! regarde-moi! Donne-moi la main... Pensons à autre chose!

Elle se détourna vers la fenêtre et retira doucement sa main:

—Laisse-moi. Je suis découragée.

La grande marée d'août amenant la pluie, emplissait la fenêtre. La terre finissait là, à la lisière du pré sableux. Encore un effort du vent, encore un soulèvement du champ gris labouré d'écumes parallèles, et la maison, sans doute, voguerait comme une arche... Mais Phil et Vinca connaissaient la marée d'août et son tonnerre monotone, la marée de septembre et ses chevaux blancs échevelés. Ils savaient que ce bout de prairie demeurait infranchissable, et leur enfance avait nargué, tous les ans, les lanières savonneuses qui dansaient, impuissantes, au bord rongé de l'empire des hommes.

Phil rouvrit la porte vitrée, la referma avec effort, fit tête au vent et tendit son front à la pluie fine, vannée par la tempête, la douce pluie marine un peu salée qui voyageait dans l'air comme une fumée. Il ramassa sur la terrasse les boules cloutées d'acier et le cochonnet de buis, abandonnés le matin, les tambourins et les balles de caoutchouc. Il rangea dans une resserre ces jouets qui ne l'amusaient plus, comme on range les pièces d'un déguisement qui doit servir longtemps. Derrière la fenêtre les yeux de la Pervenche le suivaient, et les gouttes glissantes, le long de la vitre, semblaient ruisseler de ces yeux anxieux, d'un bleu qui ne dépendait ni de l'étain jaspé du ciel, ni du plomb verdi de la mer.

Phil plia les fauteuils de bols, retourna la table en rotin. Il ne souriait pas, en passant, à sa petite amie. Depuis longtemps ils n'avaient plus besoin de se sourire pour se plaire, et rien aujourd'hui ne les conduisait à la joie.

«Encore quelques jours, trois semaines», se dit Phil. Il essuya le sable de ses mains à une touffe de serpolet mouillé, chargée de fleurs et de petits frelons saisis par la pluie, qui attendaient, engourdisse prochain rayon. Il respira sur ses paumes le frais parfum chaste, et résista à une vague de faiblesse, de douceur, à une tristesse d'enfant de dix ans. Mais il regarda contre la vitre, entre les longues larmes de la pluie et les corolles tournoyantes des volubilis défaits, le visage de Vinca, ce visage de femme qu'elle ne montrait qu'à lui, et qu'elle cachait à tous derrière ses quinze ans de jeune fille raisonnable et gaie.

Une éclaircie retint l'averse dans la nue, entr'ouvrit au-dessus de l'horizon une plaie lumineuse, d'où s'épanouit un éventail renversé de rayons, d'un blanc triste. L'âme de Philippe s'élança au-devant de cette trêve, quêtant le bienfait, la détente que ses seize ans tourmentés revendiquaient naïvement. Mais, tourné vers la mer, il sentait derrière lui la fenêtre fermée et Vinca appuyée à la vitre.

«Encore quelques jours, se répéta-t-il. Et nous serons séparés. Que faire?»

Il ne songea même pas que la fin des vacances, l'an dernier, avait fait de lui un jeune garçon malheureux, puis calmé par le retour à Paris et l'externat, et résigné à des consolations dominicales. L'année dernière, Philippe avait quinze ans; chaque anniversaire relègue, dans un passé trouble et misérable, tout ce qui n'est pas Vinca et lui. L'aime-t-il donc à ce point? Il s'interrogea, ne trouva pas d'autre mot que le mot amour, et rejeta rageusement ses cheveux hors de son front.

«Ce n'est peut-être pas que je l'aime tant que ça, mais elle est à moi! Voilà!»

Il se retourna vers la maison et cria dans le vent:

—Vinca! Viens! Il ne pleut plus!

Elle ouvrit la porte et se tint sur le seuil comme une malade, en haussant une épaule contre son oreille d'un air craintif.

—Viens, voyons! La mer redescend, elle va remporter la pluie!

Elle banda ses cheveux d'un foulard blanc noué sur la nuque et ressembla à une blessée.

—Viens jusqu'au Nez, au moins, c'est sec sous le rocher.

Elle le suivit sans mot dire, dans le sentier de la douane en corniche à flanc de falaise. Ils foulaient l'origan poivré et les derniers parfums du mélilot. Au-dessous d'eux, la mer claquait en drapeaux déchirés et léchait onctueusement les rocs. Sa force repoussait vers le haut de la falaise des bouffées tièdes, qui portaient l'odeur de la moule et l'arôme terrestre des petites brèches où le vent et l'oiseau sèment, en volant, des graines.

Ils parvinrent à leur retraite, sèche, bien abritée sous une proue de rochers, aire sans rebords d'où l'on semblait voguer vers la haute mer. Philippe s'assit à côté de Vinca, qui appuya sa tête à son épaule. Elle paraissait épuisée et ferma aussitôt les yeux. Ses joues brunes, roses et rondes, sablées de grains roux, veloutées d'un duvet ras d'une suavité végétale, avaient pâli depuis le matin, de même que sa bouche fraîche, toujours un peu fendillée comme un fruit mordu par l'ardeur du jour.

Après le déjeuner, au lieu d'opposer aux plaintes de son «amoureux d'enfance» son bon sens habituel de petite bourgeoise intelligente, têtue et douce, elle avait éclaté en larmes, en aveux désespérés, en amères constatations qui haïssaient leur jeunesse, l'avenir hors d'atteinte, la fuite impossible, la résignation inacceptable... Elle avait crié: «Je t'aime!» comme on crie «Adieu!» et: «Je ne peux plus te quitter!» avec des yeux pleins d'horreur. L'amour, grandi avant eux, avait enchanté leur enfance et gardé leur adolescence des amitiés équivoques. Moins ignorant que Daphnis, Philippe révérait et rudoyait Vinca en frère, mais la chérissait comme si on les eût, à la manière orientale, mariés dès le berceau...

Vinca soupira, rouvrit les yeux sans soulever sa tête:

—Je ne te fatigue pas, Phil?

Il fit signe que non, admirant, si près des siens, ces yeux bleus dont le bleu, chaque fois plus doux à son coeur, palpitait entre des cils à pointes blondes.

—Tu vois, dit-il, la tempête descend. Il y aura encore grosse mer à quatre heures du matin... Mais nous tenons l'éclaircie, et ce soir un beau lever de pleine lune...

D'instinct, il parlait d'embellie, d'apaisement, menait Vinca vers des images sereines. Mais elle ne répondit rien.

—Tu viendras, demain, jouer au tennis chez les Jallon?

Elle dit non de la tête, les yeux refermés, avec une fureur soudaine, comme si elle refusait à jamais te boire, le manger, le vivre...

—Vinca! pria Philippe sévèrement. Il le faut. Nous irons.

Elle entr'ouvrit la bouche, promena sur la mer un regard de condamnée:

—Nous irons donc, répéta-t-elle. À quoi bon n'y pas aller? À quoi bon y aller? Rien ne changera rien.

Ils songèrent tous les deux au jardin des Jallon, au tennis, au goûter. Ils songèrent, amants purs et forcenés, au jeu qui les déguiserait, demain encore, en enfants rieurs, et se sentirent recrus de fatigue.

«Encore quelques jours, se dit Philippe, et nous serons séparés. Nous ne nous éveillerons plus sous le même toit, et je ne verrai Vinca que le dimanche, chez son père, chez le mien ou au cinéma. Et j'ai seize ans. Seize et cinq vingt et un. Des centaines, des centaines de jours... Quelques mois de vacances, c'est vrai, mais dont la fin est atroce... Et pourtant elle est à moi... Elle est à moi...»

Il s'aperçut alors que Vinca glissait de son épaule. D'un mouvement doux, insensible, volontaire, elle glissait, les yeux fermés, sur la pente du plateau de rochers, si étroit que les pieds de Vinca battaient déjà dans le vide... Il comprit et ne trembla pas. Il pesa l'opportunité de ce que tentait son amie, et resserra son bras autour des reins de Vinca, pour ne se point délier d'elle. Il éprouva, en le serrant contre lui, la réalité bien vivante, élastique, la vigoureuse perfection de ce corps de jeune fille prêt à lui obéir dans la vie, prêt à l'entraîner dans la mort...

«Mourir? À quoi bon?... Pas encore. Faut-il partir pour l'autre monde sans avoir véritablement possédé tout cela, qui naquit pour moi?»

Sur ce roc incliné, il rêva de possession comme en peut rêver un adolescent timide, mais aussi comme un homme exigeant, un héritier âprement résolu à jouir des biens que lui destinent le temps et les lois humaines. Il fut, pour la première fois, seul à décider du sort de leur couple, maître de l'abandonner au flot ou de l'agripper à la saillie du rocher, comme la graine têtue qui, nourrie de peu, y fleurissait...

Il hissa, resserrant ses bras en ceinture, le gracieux corps qui se faisait lourd, et éveilla son amie d'un appel bref:

—Vinca! Allons!

Elle le contempla debout, au-dessus d'elle, le vit résolu, impatient, et comprit que l'heure de mourir était passée. Elle retrouva, avec un ravissement indigné, le rayon du couchant dans les yeux noirs de Philippe, ses cheveux désordonnés, sa bouche et l'ombre, en forme d'ailes, que dessinait sur sa lèvre un duvet viril, et elle cria:

—Tu ne m'aimes pas assez, Phil, tu ne m'aimes pas assez!

Il voulut parler, et se tut, car il n'avait pas de noble aveu à lui faire. Il rougit et baissa la tête, coupable d'avoir,—alors qu'elle glissait vers le lieu où l'amour ne tourmente plus, avant le temps, ses victimes,—traité son amie comme l'épave précieuse et scellée dont le secret seul importe, et refusé Vinca à la mort.

VI

L'odeur de l'automne, depuis quelques jours, se glissait, le matin, jusqu'à la mer.

De l'aube à l'heure où la terre, échauffée, permet que le souffle frais de la mer repousse l'arôme, moins dense, des sillons ouverts, du blé battu, des engrais fumants, ces matins d'août sentaient l'automne. Une rosée tenace étincelait au pied des haies, et si Vinca ramassait, à midi, quelque feuille de tremble, mûre et tombée avant son heure, le revers blanc de la feuille encore verte était humide et diamanté. Des champignons moites sortaient de terre, et les araignées des jardins, à cause des nuits plus fraîches, rentraient le soir dans la resserre aux jouets et s'y rangeaient sagement au plafond.

Mais le milieu des journées échappait aux rets de la brume d'automne, aux fils de la Vierge tendus sur les ronciers chargés de mûres, et la saison semblait rebrousser chemin vers juillet. Au haut du ciel, le soleil buvait la rosée, putréfiait le champignon nouveau-né, criblait de guêpes la vigne trop vieille et ses raisins chétifs, et Vinca avec Lisette rejetaient, du même mouvement, le léger spencer de tricot qui protégeait, depuis le petit déjeuner, le haut de leurs bras et leurs cous nus, bruns hors de la robe blanche. Il y eut ainsi une série de jours immobiles, sans vent, sans nuages sauf des «queues-de-chat» laiteux, lents, qui paraissaient vers midi et s'évanouissaient: des jours si divinement pareils l'un à l'autre que Vinca et Philippe, apaisés, pouvaient croire l'année arrêtée à son plus doux moment, mollement entravée par un mois d'août qui ne finirait pas.

Vaincus par la félicité physique, ils pensèrent moins à la séparation de septembre et quittèrent leur dramatique humeur d'adolescents déjà vieillis, à quinze et seize ans, par l'amour prématuré, le secret, le silence et l'amertume périodique des séparations.

Quelques jeunes voisins, leurs compagnons de tennis et de pêche, laissèrent la mer pour la Touraine; les villas les plus proches se fermèrent; Philippe et Vinca demeurèrent seuls sur la côte, dans la grande maison dont le hall de bois verni sentait le bateau. Ils goûtèrent une solitude parfaite, entre des parents qu'ils frôlaient à toute heure et he voyaient presque pas. Vinca, occupée de Philippe, remplissait pourtant tous ses devoirs de jeune fille, cueillait au jardin des viornes et des clématites pelucheuses pour la table; au potager, les premières poires et les derniers cassis; elle servait le café, tendait à son père, au père de Philippe, l'allumette enflammée, coupait et cousait des petites robes pour Lisette, et vivait, parmi ces parents-fantômes qu'elle distinguait mal et entendait peu, une vie étrange; elle y endurait la demi surdité, la demi-cécité agréables d'un commencement de syncope. Sa jeune soeur Lisette échappait encore au sort commun et brillait de couleurs nettes et véridiques. Lisette ressemblait d'ailleurs à la Pervenche comme un petit champignon ressemble à un champignon plus grand.

—Si je mourais, disait Vinca à Philippe, tu auras toujours Lisette...

Mais Philippe haussait les épaules et ne riait pas, car les amants de seize ans n'admettent ni le changement, ni la maladie, ni l'infidélité, et ne font place à la mort dans leurs desseins que s'ils la décernent comme une récompense ou l'exploitent comme un dénouement de fortune, parce qu'ils n'en ont pas trouvé d'autre.

Par le plus beau matin d'août, Phil et Vinca décidèrent d'abandonner la table familiale et d'emporter, dans une anse à leur taille, leur déjeuner, leurs maillots de bain, et Lisette. Les années précédentes, ils avaient souvent déjeuné seuls, en explorateurs, dans des creux de falaises;—plaisir usé, plaisir gâté maintenant par l'inquiétude et le scrupule. Mais le plus beau matin rajeunissait jusqu'à ces enfants égarés et qui se tournaient parfois, plaintivement vers la porte invisible par où ils étaient sortis de leur enfance. Philippe alla devant, sur le chemin de la douane, portant les havenets pour la pêche d'après-midi, et le filet où tintaient le litre de cidre mousseux et la bouteille d'eau minérale. Lisette, en chandail et maillot de bain, balançait le pain tiède noué dans une serviette, et Vinca fermait la marche, ficelée de sweater bleu et de culottes blanches, chargée de paniers comme un âne d'Afrique. Aux tournants accidentés, Philippe criait sans se retourner:

—Attends, je vais prendre un des paniers!

—Ce n'est pas la peine, répondait Vinca.

Et elle trouvait moyen de diriger Lisette, quand les fougères hautes submergeaient la petite tête et sa calotte de raides cheveux blonds.

Ils choisirent leur crique, une faille entre deux rochers, que les marées avaient pourvue de sable fin, et qui s'évasait en corne d'abondance jusqu'à la mer. Lisette quitta ses sandales et joua avec des coquilles vides. Vinca roula sur ses cuisses brunes sa culotte blanche et creusa le sable humide sous une roche, pour y coucher au frais les bouteilles.

—Tu veux que je t'aide? proposa mollement Philippe.

Elle ne daigna pas répondre et le regarda en riant silencieusement. Le bleu rare de ses yeux, ses joues assombries par le fard chaud qu'on voit aux brugnons d'espalier, la double lame courbe de ses dents, brillèrent un moment avec une force de couleurs inexprimable dont Philippe se sentit comme blessé. Mais elle se détourna, et il la vit sans trouble aller, venir, se baisser agilement, libre et dévêtue comme un jeune garçon.

—On le sait, va, que tu n'as apporté que ta bouche pour manger! cria Vinca. Ah! ces hommes!

L'«homme» de seize ans accepta la raillerie et l'hommage. Il appela sévèrement Lisette quand la table fut mise, mangea les sandwiches que lui beurrait son amie, but le cidre pur, trempa dans le sel la laitue et les dés de gruyère, lécha sur ses doigts l'eau des poires fondantes. Vinca veillait à tout comme un jeune échanson au front ceint d'une bandelette bleue. Elle détachait pour Lisette l'arête des sardines, dosait la boisson, pelait les fruits, puis se hâtait de manger, à grands coups de ses dents bien plantées. La mer descendante chuchotait bas, à quelques mètres; une batteuse à grain bourdonnait là-haut sur la côte, et la roche, barbue d'herbe et de fleurettes jaunes, distillait près d'eux une eau sans sel, qui sentait la terre...

Philippe s'étendit, un bras plié sous la tête.

—Il fait beau, murmura-t-il.

Vinca, debout, les mains occupées à essuyer couteaux et verres, laissa tomber sur lui le rayon bleu de son regard, il ne bougea pas, cachant le plaisir qu'il ressentait lorsque son amie l'admirait. Il se savait beau à cette minute, les joues chaudes, la bouche lustrée, le front couché dans un désordre harmonieux de cheveux noirs.

Vinca reprit sans mot dire sa besogne de petite squaw et Philippe ferma les yeux, bercé par le reflux, une lointaine cloche de midi, la chanson à mi-voix de Lisette. Un prompt et léger sommeil descendit sur lui, sommeil de sieste, percé par chaque bruit, mais utilisant chaque bruit au profit d'un rêve tenace: gisant sur cette côte blonde, après une dînette d'enfants, il fut en même temps un Phil très ancien et sauvage, dénué de tout, mais originairement comblé, puisqu'il possédait une femme...

Un cri plus haut l'obligea à soulever ses paupières; près de la mer que l'éclat de midi et la lumière verticale privaient de sa couleur, Vinca, penchée sur Lisette, soignait quelque écorchure, tirait une épine d'une petite main levée et confiante... L'image ne troubla pas le songe de Philippe, qui referma les yeux:

—Un enfant... C'est juste, nous avons un enfant...

Son rêve viril où l'amour, devançant l'âge de l'amour, se laissait lui-même distancer par ses fins généreuses et simples, fonça vers des solitudes dont il fut le maître. Il dépassa une grotte,—un hamac de fibres creusé sous une forme nue, un feu rougeoyant qui battait de l'aile à ras de terre,—puis perdit son sens divinatoire, sa puissance de vol, chavira, et toucha le fond moelleux du plus noir repos.

VII

—C'est incroyable ce que les jours raccourcissent!

—Pourquoi incroyable? Vous dites ça tous les ans à la même époque. Ce n'est pas vous qui changerez quelque chose au solstice, Marthe.

—Qui vous parle de solstice? Je ne lui demande rien, au solstice; qu'il me rende la pareille.

—L'inaptitude des femmes à certaines connaissances est bien curieuse. En voilà une à qui j'ai expliqué vingt fois le système des marées, et elle reste comme un mur devant la syzygie!

—Auguste, ce n'est pas parce que vous êtes mon beau-frère que je vous écouterai plus que les autres...

—Seigneur! je n'en suis plus à m'étonner que vous ne vous soyez pas mariée, Marthe. Ma femme, pousse-moi le cendrier, veux-tu?

—Si je te le pousse, où veux-tu qu'Audebert mette les cendres de sa pipe?

—Madame Ferret, ne vous mettez pas martel en tête, il y a assez de coquilles d'ormeaux, que les enfants ont semées sur toutes les tables.

—C'est votre faute, Audebert. Le jour où vous leur avez dit: «C'est joli, ces coquilles d'ormeaux, ça ferait des cendriers artistiques», vous avez transformé leur vagabondage sur les rochers en mission de confiance. Pas vrai, Phil?

—Oui, monsieur Ferret.

—C'est même pour cette mission-là que votre fille a abandonné sa première entreprise commerciale, Ferret. Vinca avait inventé, savez-vous quoi? de s'aboucher avec Carbonieux, le grand marchand d'oiseaux et de graines, pour lui fournir des os de margat où les serins s'aiguisent le bec en cage! Vinca, dis un peu si je mens?

—Non, monsieur Audebert.

—Elle est plus commerçante qu'on ne croit, la mâtine. Je me reproche quelquefois...

—Oh! Auguste, tu vas recommencer?

—Je recommencerai si je juge bon de recommencer. Voilà une enfant que tu prétends garder à la maison, bon. Quelle pâture donneras-tu à son activité morale et physique?

—La même pâture qu'à la mienne. Tu ne me vois pas souvent me tourner les pouces, je crois? Et puis, je la marierai. Un point, c'est tout.

—Ma soeur est pour les vieilles traditions.

—Ce ne sont jamais les maris qui s'en plaignent.

—Bien dit, madame Ferret. L'avenir d'une fille... Je sais bien que rien ne presse. Quinze ans... Vinca a encore le temps de se découvrir une vocation. Eh, Vinca! tu entends? Accusée, qu'avez-vous à dire pour votre défense?

—Rien, monsieur Audebert.

—«Rien, monsieur Audebert!» Ah! tu t'en fais, une bile! Nos enfants se fichent pas mal de nous, Ferret! Et ils sont d'un calme, ce soir!

—Ils ont mené une vie insensée. Vinca n'a plus de fond, pour ainsi parler, à sa culotte de pêche.

—Marthe!

—Quoi, «Marthe»? Parce que j'ai parlé de culotte? On n'est pas des Anglais!

—Devant un jeune homme!

—Ce n'est pas un jeune homme, c'est Phil. Qu'est-ce que tu dessines, mon vieux Phil?

—Une turbine, monsieur Ferret.

—Mes compliments au futur ingénieur... Audebert, vous avez vu la lune sur le Grouin? Il y a quinze étés que je la vois se lever sur la mer, cette lune d'août, et je ne m'en lasse pas. Quand on pense qu'il y a quinze ans, le Grouin était nu, et que c'est le vent tout seul qui y a semé ces petits arbres...

—Vous me racontez ça comme à un touriste, Ferret! Il y a quinze ans, je cherchais un coin sur la côte pour y manger mes premières six cents balles d'économies...

—Déjà quinze ans! C'est vrai, Philippe ne marchait pas tout seul... Ma femme, viens regarder la lune, je te demande un peu si tu l'as jamais vue, depuis quinze ans, de cette couleur-là? Elle est... ma foi, elle est verte! absolument verte!

Philippe leva sur Vinca des yeux inquisiteurs. On venait d'évoquer un temps où elle n'était visible pour personne, et cependant déjà un peu vivante... Il ne gardait d'ailleurs aucun souvenir précis de l'époque où ils trébuchaient ensemble sur ce sable blond des vacances: la petite forme ancienne, mousseline blanche et chair brunie, s'était dissoute. Mais quand il disait dans son cœur: «Vinca!» le nom appelait, inséparable de son amie, le souvenir du sable, chaud aux genoux, serré et fuyant au creux des paumes...

Les yeux bleus de la Pervenche rencontrèrent ceux de Philippe, et, comme eux impassibles, se détournèrent aussitôt.

—Vinca, tu ne montes pas te coucher?

—Pas tout de suite, maman, s'il te plaît. Je finis le gros feston de la barboteuse pour Lisette.

Elle parla d'une voix douce, puis rejeta loin d'elle et de Philippe les pâles Ombres, à peine présentes, du cercle de famille. Phil, ayant dessiné une turbine, l'hélice d'un avion, le mécanisme d'une écrémeuse, ajouta sur les pales de son hélice les grands yeux ombrés qu'on voit aux ailes des paon-du-jour, quelques pattes délicates, et des antennes. Puis il traça un V majuscule, et le déforma jusqu'à ce qu'il ressemblât, le crayon bleu aidant, à un oeil d'azur, bordé de longs cils,—l'oeil de Vinca.

—Regarde, Vinca.

Elle se pencha, posa sur le papier sa main de sauvagesse, brune comme un bois dur, et sourit:

—Tu n'es pas raisonnable.

—Qu'est-ce qu'il a encore tait? cria M. Audebert.

Les deux jeunes gens tournèrent vers la voix un air d'étonnement un peu hautain.

—Rien, papa, dit Philippe. Des bêtises. J'ai mis des pattes à ma turbine pour qu'elle marche mieux.

—Ah! quand tu auras l'âge de raison, toi, je ferai une croix à la cheminée! Ce n'est pas seize ans, c'est six ans, qu'il a!

Vinca et Philippe sourirent avec politesse, et bannirent encore une fois de leur présence les êtres vagues qui jouaient aux cartes ou brodaient auprès d'eux. Ils entendirent encore, comme au delà d'un bourdonnement d'eau, quelques plaisanteries sur la «vocation» de Philippe, promis à la mécanique et aux applications de l'électricité, sur le mariage de Vinca, thème familier. Des rires s'élevèrent autour de la grande table, parce que quelqu'un avait parlé d'unir Philippe à Vinca...

—Ah! ah! autant marier le frère et la sœur! Ils se connaissent bien trop!

—L'amour, madame Ferret, ça veut de l'imprévu, du coup de foudre!

L'amour est enfant de Bohême...

—Marthe! ne chantez pas! Nous qui sommes si contents de tenir enfin le noroît et le beau temps!

...Des fiançailles entre Vinca et lui? Philippe sourit, plein de pitié condescendante. Des fiançailles... À quoi bon? Vinca lui appartenait, comme il appartenait à Vinca. Sagement, ils ont déjà escompté combien des fiançailles officielles à lointaine échéance troubleraient leur longue passion. Ils ont prévu les plaisanteries quotidiennes, les intolérables rires,—et aussi la défiance...

...Ils refermèrent, ensemble, le judas par lequel, retranchés dans l'amour, ils communiquaient parfois avec la vie réelle. Ils envièrent, pareillement, la puérilité de leurs parents, leur facilité au rire, leur foi dans un avenir paisible.

«Comme ils sont gais!» se dit Philippe. Il chercha, sur le front gris de son père, la trace d'une lumière, au moins d'une brûlure. «Oh! décréta-t-il superbement, le pauvre homme n'a jamais aimé...»

Vinca fit un effort pour évoquer un temps où sa mère, jeune fille, souffrit peut-être d'amour et de silence. Elle lui vit des cheveux précocement blancs, un pince-nez d'or, et cette maigreur qui faisait de Mme Ferret une femme si distinguée...

Vinca rougit, réclama pour elle seule la honte d'aimer, le tourment du corps et de l'âme, et quitta les Ombres vaines, pour rejoindre Philippe sur un chemin où ils cachaient leur trace et où ils sentaient qu'ils pouvaient périr de porter un butin trop lourd, trop riche et trop tôt conquis.

VIII

Au tournant de la petite route, Phil sauta à terre, jeta sa bicyclette d'un côté et son propre corps de l'autre, sur l'herbe crayeuse du talus.

—Oh! assez! assez! On crève! Pourquoi est-ce que je me suis proposé pour porter cette dépêche, aussi?

De la villa à Saint-Malo, les onze kilomètres ne lui avaient pas semblé trop durs. La brise de mer le poussait, et les deux longues descentes plaquaient à sa poitrine demi-nue une fraîche écharpe d'air agité. Mais le retour le dégoûtait de l'été, de la bicyclette et de l'obligeance. Août finissait dans les flammes. Philippe rua des deux pieds dans une herbe jaune et lécha sur ses lèvres la poussière fine des routes siliceuses. Il tomba sur le dos, les bras en croix. La congestion passagère noircissait le dessous de ses yeux comme s'il sortait d'un combat de boxe, et ses deux jambes de bronze, nues hors de la petite culotte sportive, comptaient, en cicatrices blanches, en blessures noires ou rouges, ses semaines de vacances et ses journées de pêche sur la côte rocheuse.

—J'aurais dû emmener Vinca, ricana-t-il. Quelle musique!

Mais un autre Philippe, en lui, le Philippe épris de Vinca, le Philippe enfermé dans son précoce amour comme un prince orphelin dans un palais trop vaste, répliqua au méchant Philippe: «Tu l'aurais portée sur ton dos jusqu'à la villa, si elle s'était plainte...»

—Ce n'est pas sûr, protesta le méchant Philippe... Et le Philippe amoureux n'osa pas, cette fois, discuter...

Il gisait au pied d'un mur que des pins bleus, des trembles blancs couronnaient Philippe connaissait la côte par cœur, depuis qu'il savait marcher sur deux pieds et rouler sur deux roues. «C'est Ker-Anna. J'entends la dynamo qui fait la lumière. Mais je ne sais pas qui a loué la propriété cet été.» Un moteur, derrière le mur, imitait au loin le clappement de langue d'un chien haletant, et les feuilles des trembles argentés se rebroussaient au vent comme les petits flots d'un rû. Apaisé, Phil ferma les yeux.

—Vous avez bien gagné un verre d'orangeade, il me semble, monsieur Phil, dit une voix tranquille.

Phil, en ouvrant les yeux, vit au-dessus de lui, renversé comme dans un miroir d'eau, un visage de femme, penché. Ce visage, à l'envers, montrait un menton un peu gras, une bouche rehaussée de rouge, le dessous d'un nez aux narines serrées, irritables, et deux yeux sombres qui, vus d'en bas, affectaient la forme de deux croissants. Tout le visage, couleur d'ambre clair, souriait avec une familiarité point amicale. Philippe reconnut la Dame en blanc, enlisée avec son auto dans le chemin du goémon, la dame qui l'avait questionné en le nommant d'abord «eh! petit!», puis «Monsieur»... Il bondit sur ses pieds et salua de son mieux. Elle s'appuyait sur ses bras croisés, nus hors de sa robe blanche, et le toisait de la tête aux pieds, comme la première fois.

—Monsieur, interrogea-t-elle gravement, est-ce par vœu, ou par inclination, que vous ne portez pas de vêtements, ou si peu?

Le sang rafraîchi remonta d'un flot aux oreilles, aux joues de Philippe, et redevint brûlant.

—Mais non, madame, cria-t-il d'un ton aigre, c'est parce que j'ai dû porter au télégraphe la dépêche au client de papa; il n'y avait personne de prêt à la maison; on ne pouvait pourtant pas envoyer Vinca ou Lisette par ce temps-là!

—Ne me faites pas de scène, dit la Dame en blanc. Je suis extrêmement impressionnable. Pour un rien, je fonds en larmes.

Ses paroles, et son regard impassible où flottait un arrière-sourire, blessèrent Philippe. Il saisit sa bicyclette par le guidon, comme on relève rudement par le bras un enfant qui vient de tomber, et voulut se mettre en selle.

—Prenez un verre d'orangeade, monsieur Phil. Je vous assure.

Il entendit grincer une grille à l'angle du mur, et sa tentative de fuite le mena juste devant une porte ouverte, une allée d'hortensias roses apoplectiques, et la dame en blanc.

—Je m'appelle Mme Dalleray, dit-elle.

—Philippe Audebert, dit Phil précipitamment.

Elle esquissa un geste d'indifférence et fit un «oh!...» qui signifiait: «Cela ne m'intéresse pas.»

Elle marchait près de lui et subissait sans broncher le soleil sur ses cheveux noirs, tirés et brillants. Il se mit à souffrir de la tête, et se crut insolé en retrouvant, auprès de Mme Dalleray, cet espoir, cette appréhension d'un évanouissement qui l'eût délivré de penser, de choisir et d'obéir.

—Totote! l'orangeade! cria Mme Dalleray.

Phil tressaillit, réveillé. «Le mur est là, se dit-il. Il n'est pas très haut. Je saute, et...» Il se retint d'achever mentalement: «... et je suis sauvé.» Pendant qu'il gravissait, derrière la robe blanche, un perron éblouissant, il appela à lui toute l'insolence de ses seize ans: «Quoi? elle ne me mangera pas!...Si elle tient absolument à la placer, son orangeade!...»

Il entra, et crut perdre pied en pénétrant dans une pièce noire, fermée aux rayons et aux mouches. La basse température qu'entretenaient persiennes et rideaux tirés lui coupa le souffle. Il heurta du pied un meuble mou, chut sur un coussin, entendit un petit rire démoniaque, venu d'une direction incertaine, et faillit pleurer d'angoisse. Un verre glacé toucha sa main.

—Ne buvez pas tout de suite, dit la voix de Mme Dalleray. Totote, tu es folle d'avoir mis de la glace. La cave est assez froide.

Une main blanche plongea trois doigts dans le verre et les retira aussitôt. Le feu d'un diamant brilla, reflété dans le cube de glace que serraient les trois doigts. La gorge serrée, Philippe but, en fermant les yeux, deux petites gorgées, dont il ne perçut même pas le goût d'orange acide; mais quand il releva les paupières, ses yeux habitués discernèrent le rouge et le blanc d'une tenture, le noir et l'or assourdi des rideaux. Une femme, qu'il n'avait pas vue, disparut, emportant un plateau tintant. Un ara rouge et bleu, sur son perchoir, ouvrit son aile avec un bruit d'éventail, pour montrer son aisselle couleur de chair émue...

—Il est beau, dit Phil d'une voix enrouée.

—D'autant plus beau qu'il est muet, dit Mme Dalleray.

Elle s'était assise assez loin de Philippe, et la fumée verticale d'un parfum qui brûlait, répandant hors d'une coupe l'odeur de la résine et du géranium, montait entre eux.

Philippe croisa l'une sur l'autre ses jambes nues, et la Dame sourit, pour accroître la sensation de somptueux cauchemar, d'arrestation arbitraire, d'enlèvement équivoque qui ôtait à Philippe tout son sang-froid.

—Vos parents viennent tous les ans sur la côte, n'est-ce pas? dit enfin la douce voix virile de Mme Dalleray.

—Oui, soupira-t-il avec accablement.

—C'est, d'ailleurs, un charmant pays, que je ne connaissais pas du tout. Une Bretagne modérée, pas très caractéristique, mais reposante, et la couleur de la mer y est incomparable.

Philippe ne répondit pas. Il tendait le reste de sa lucidité vers son propre épuisement progressif, et s'attendait à entendre tomber sur le tapis, régulières, étouffées, les dernières gouttes d'un sang qui quittait son cœur.

—Vous l'aimez, n'est-ce pas?

—Qui? dit-il en sursaut.

—Cette côte cancalaise?

—Oui...

—Monsieur Phil, vous n'êtes pas souffrant? Non? Bon. Je suis une très bonne garde-malade, d'ailleurs... Mais par ce temps-là, vous avez mille fois raison: mieux vaut se taire que de parler. Taisons-nous donc.

—Je n'ai pas dit ça...

Elle n'avait pas fait un mouvement depuis leur entrée dans la pièce obscure, ni risqué une parole qui ne fût parfaitement banale. Pourtant le son de sa voix, chaque fois, infligeait à Philippe une sorte inexprimable de traumatisme, et il reçut avec terreur la menace d'un mutuel silence. Sa sortie fut piteuse et désespérée. Il heurta son verre à un fantôme de petite table, proféra quelques mots qu'il n'entendit pas, se mit debout, gagna la porte en fendant des vagues lourdes et des obstacles invisibles, et retrouva la lumière avec une aspiration d'asphyxié.

—Ah!... dit-il à demi-voix.

Et il pressa, d'une main pathétique, cette place du sein où nous croyons que bat notre coeur.

Puis il reprit brusquement conscience de la réalité, rit d'un rire niais, secoua cavalièrement la main de Mme Dalleray, reprit sa bicyclette et partit. En haut de la dernière côte, il trouva Vinca, inquiète, qui l'attendait: