La dive oppressée garda le silence. Leucippe pleurait, dominée par une incommensurable pitié. Evenor était profondément ému aussi. Ni l'un ni l'autre n'osait troubler le recueillement de Téleïa.
Elle fit un effort pour reprendre le cours de ses idées; mais comme elle leur annonçait que c'était d'eux-mêmes qu'elle allait leur parler:
—Attends, lui dit Evenor; j'ai cru que tu avais encore quelque chose à nous dire de toi. Si c'est à nous que tu songes dans ta douleur, laisse-nous te dire que nous la respectons et la plaignons, et que ce désespoir, ces souffrances, ces amours, ces faiblesses du cœur, en un mot ce mal dont tu t'accuses devant nous, te rend pour nous mille fois plus chère et plus sacrée.
—Oh! oui! s'écria Leucippe embrassant les genoux de la dive: voilà ce que, moi aussi, je veux te dire, mère adorée, seule mère que je connaisse et que je veuille connaître! Loin d'être indignée des pleurs que tu as versés, je t'aime et te comprends mieux que je n'ai jamais fait.
—O mes enfants, répondit Téleïa en les pressant tous deux contre son cœur, est-ce vous qui me parlez ainsi? vous qui, sous la forme de dives, m'avez quittée pour retourner à Dieu, et qui êtes revenus me consoler sous la forme humaine? Ah! racontez-moi, maintenant que vous savez qui vous êtes, ce qui s'est passé en vous durant les jours de notre séparation; dans quelles contrées de délices vous avez voyagé; quelles maternelles amours ont veillé sur vous, et quelles célestes joies vous avez goûtées jusqu'au moment où vous avez obtenu de Dieu la permission de revenir dans ce triste monde absoudre et consoler votre mère.
—Nous ignorons ce que tu nous demandes, répondit Evenor. Ce que tu nous as enseigné de la bonté, de la toute-puissance et de la sagesse infinie de la Divinité, nous fait accepter comme possibles les douces espérances qui te soutiennent. Mais, que nous soyons des dives déchus ou des êtres nouveaux dans le monde des esprits, nous ne pouvons lire avec certitude dans les secrets de la providence des esprits. Nous connaissons mieux celle qui protége les substances; car, tu l'as dit, nous sommes une famille liée au monde terrestre, et nos affections y sont vives en raison du peu de durée de notre existence. C'est pourquoi nous comprenons mieux tes pleurs que la sérénité de tes pères, et ton cœur brisé que le cœur invulnérable de ton époux. Tu nous sembles plus grande, toi qui as souffert, que tous ces dives étrangers à la souffrance; et s'il nous faut souffrir un jour, le souvenir de tes luttes cruelles nous sera un meilleur enseignement que celui de l'impassible courage de ta race. L'esprit de l'homme est peut-être à jamais ouvert au doute en face de l'inconnu, mais sans doute son cœur sera éternellement accessible à la tendresse, et c'est par là, du moins, que je sens ma pensée capable de s'élever avec la tienne de la créature au créateur, de l'amour terrestre à l'amour divin.
—Pour moi, dit Leucippe, je sens aussi quelquefois, non pas le doute, mais comme un oubli du ciel et une indifférence de l'avenir qui me font comprendre combien j'appartiens à la terre, c'est-à-dire à mon frère, à toi et à cette belle nature qui est comme l'asile de notre bonheur. Je ne sais pas si nous avons été des dives avant d'être des hommes. Je n'oserais pas dire non, car, depuis que tu nous entretiens de ton passage sur la terre, je me rappelle combien de fois j'ai rêvé des choses mystérieuses dont tes paroles me semblent une sorte d'explication. Oui, j'ai rêvé souvent que je quittais le rocher, et que, me soutenant dans l'espace, je volais, non pas à la manière des oiseaux, mais plutôt à la manière des nuages, dans un air plus subtil, vers des rivages encore plus beaux que celui-ci. Mais ces doux songes devenaient peu à peu inquiets et pénibles, car je me souvenais toujours de vous deux et je vous cherchais avec angoisse, vous apercevant, vous perdant, vous retrouvant pour vous perdre encore, et enfin, au moment où, par un élan de toute mon âme et de tout mon vol, j'abordais la plage du ciel d'où vous m'appeliez, je me réveillais sur la terre, plus heureuse encore de vous y retrouver près de moi et de ne vous avoir pas réellement quittés. Et toi, Evenor, dis, n'as-tu jamais rêvé ainsi?
—Dans mes premiers ans, répondit Evenor, on me parlait de ceux qui ont eu la terre avant nous. Voilà tout ce qui, dans l'absence d'une parole sublime comme celle de notre mère Téleïa, ébranlait mon esprit et l'agitait dans le sommeil. Je me souviens que je me représentais ces premiers maîtres de notre séjour, tantôt comme des monstres, tantôt comme des anges. J'appelais monstres des êtres énormes, superbes, menaçants, que je m'efforçais de fuir, et que je n'osais pas bien regarder. J'appelais anges des êtres plus subtils, plus doux, dont l'éblouissante beauté était comme inappréciable à mes sens; car je m'efforçais en vain de les atteindre et de les contempler à travers les vapeurs d'or et de feu qui me les dérobaient à chaque instant. Voilà toutes les images dont je peux rendre compte. Je sais qu'à mon réveil j'étais bien certain de n'avoir jamais rencontré ces êtres sur la terre; mais, dans le rêve, il me semblait les avoir connus, ou du moins pressentis de tout temps.
—Pour nous autres dives, reprit Téleïa, les songes étaient des apparitions certaines; nous les regardions comme des voyages de l'esprit dégagé de la matière vers les mondes de l'avenir et du passé. Nous pensions que l'âme pouvait emporter avec elle, dans ces régions d'où le corps est exclu, l'exercice des organes de la substance, par le moyen d'une sorte de mirage que l'on pourrait appeler le souvenir. Voilà pourquoi ces voyages intellectuels étaient courts, et les visions qu'ils présentaient interrompues à chaque instant par la nécessité où était l'esprit de venir retremper sa lucidité aux organes du corps. De là ces lacunes dans le rêve, ces réveils violents causés par une lutte intérieure, ou ces anéantissements paisibles d'où le rêve repartait plus clair et plus beau.
«Mais dois-je vous enseigner ces choses comme articles de croyance? Votre nature s'y prête-t-elle, et cette faculté accordée à des créatures opprimées, comme nous l'étions, par une lourde atmosphère et de molles quiétudes physiques, ne serait-elle pas inutile à des êtres dégagés comme vous l'êtes du poids des orages et susceptibles d'un grand esprit d'investigation? Sans doute, Dieu mesure la révélation de ses bienfaits aux besoins et aux forces de l'esprit des races, et il établit de magnifiques compensations dans la secourable jouissance des aptitudes diverses.
«Je dois donc, sans doute, mesurer mon enseignement à la puissance qui vous est donnée de l'accepter, et, sans vous décrire l'idéal de nos espérances, vous initier seulement à la notion générale de l'immortalité, sans laquelle l'homme serait l'esclave du néant. Evenor, tu as connu la mort parmi les hommes. Ils reconnaissent son empire, puisque déjà plusieurs d'entre eux l'ont subie sans savoir qu'elle n'était qu'une apparence et une transformation. Quand tu es entré ici, tu étais donc un être mortel, et à présent, tu as vaincu la mort, si tu acceptes la révélation que je te donne.»
—Celle-là, nous l'acceptons tout entière, répondit le jeune homme, et, pour nous l'avoir donnée, tu es devenue notre mère véritable. C'est par là que tu peux dire en nous voyant: J'ai retrouvé les enfants de mon amour, et ceux que j'avais perdus sont remplacés.
—Oui, oui! dit vivement Leucippe, et si nous sommes les mêmes esprits que ton amour redemande au ciel, pardonne-nous d'avoir la mémoire faible et de ne pouvoir te l'affirmer. Et si nous sommes d'autres esprits, aime-nous autant que tu aimais les enfants de ton hyménée, car, tu le vois bien, nous t'aimons mieux qu'ils n'ont su le faire! Nous chérissons ce monde à cause de toi, et tant que tu y vivras, nous n'en désirerons pas d'autre. En te disant cela, nous ne nous croyons pas coupables, et nous ne craignons pas de déchoir. C'est Dieu qui a dû mettre dans nos seins ce respect de la vie, à cause du grand amour qu'il nous commande d'avoir pour nos compagnons dans la vie.»
En parlant ainsi, Leucippe caressait de ses lèvres les mains débiles de la dive; mais ses regards plongeaient à son insu dans les yeux ardents du fils des hommes. Téleïa vit la passion qui embrasait ces deux âmes. Elle la voyait, depuis longtemps, dans le redoublement de tendresse qu'ils lui exprimaient, et qui semblait être comme le trop-plein de leurs cœurs déversé sur elle.
—Enfants, leur dit-elle, vous avez en vous une sagesse que je ne puis méconnaître, et, en même temps que je vous enseignais, je recevais de vous la lumière d'une révélation nouvelle. Je ne l'ai pas repoussée, et c'est sans doute pour cela que, seule parmi les dives, j'ai pu vivre jusqu'à ce jour. J'avais une mission à remplir et Dieu m'en a donné la force; mais elle touche peut-être à sa fin, c'est pourquoi je dois me hâter de vous dire tout ce que vous devez savoir de vous-mêmes.
—Parle, dit Evenor; apprends-nous comment Leucippe est venue dans cette solitude. Je savais de toi-même qu'elle n'était pas née de toi. En la voyant seule au monde avec nous deux, je me suis imaginé souvent qu'elle était née du plus suave parfum des fleurs et du plus pur rayon du soleil.
Téleïa répondit:
—Je croirais plutôt, si j'acceptais ton symbole, que Leucippe est née de l'écume des flots et de la brise marine. Mais, quel que soit le mystère de la naissance des premiers hommes, Leucippe eut des parents, et son arrivée ici m'a révélé, dans la race humaine, une puissance sur les éléments dont les dives n'ont jamais eu l'idée. Le récit que je vais vous faire vous délie de ma domination maternelle, ô mes bien-aimés, car il vous ouvre la porte du monde des hommes, que, jusqu'à ce jour, ma sollicitude maternelle a dû vous tenir fermée.
«Un matin que, plaintive et brisée, mais résignée à l'épouvantable idée de l'immortalité sur la terre, j'errais le long de ce rivage, j'entendis au milieu du clapotement des vagues et des cris des mouettes, le vagissement d'un petit enfant. Ce ne pouvait pas être la voix d'un enfant de ma race, les dives n'avaient ni larmes ni plaintes dans leurs berceaux. C'était le timbre de la voix humaine que j'avais écouté souvent avec une inquiète avidité, lorsque j'errais, la nuit, autour de vos demeures fermées.
«L'aurore commençait à rougir le ciel, et les vagues, encore émues après une nuit d'orage, se teignaient de pourpre. Les mouettes tournoyaient avec obstination sur une petite anse dont les roches me cachaient le fond. J'avais observé le naturel curieux de ces oiseaux de la mer. Ils se rassemblent en troupes et poussent des cris d'une douceur triste et pénétrante, quand un objet inusité flottant sur les eaux éveille leur attention craintive. Je me décidai à pénétrer dans la petite baie en marchant dans l'eau, et, au milieu d'un essaim de ces blancs oiseaux que mon approche éloignait à peine, je trouvai, sur les varechs du rivage, un objet étrange et d'abord inexplicable. C'était comme un grand lit, capable de contenir plusieurs hommes, formé de troncs d'arbres creusés et assujettis ensemble avec des branches si solidement entrelacées, que l'eau n'y pouvait pénétrer à moins d'y tomber en lames soulevées par le vent. C'est ce qui était arrivé; car, bien que ce lit flottant ne fût point brisé et qu'il continuât à surnager sur les dernières ondes, il était à moitié rempli d'eau, et une femme était là, livide, insensible, morte, servant de lit à un enfant à peine âgé de quelques mois, qui gémissait froid et mouillé, étendu sur son cadavre. Et pourtant, dans cette horrible détresse, cet enfant sourit en me voyant. Il étendit vers moi ses petites mains roses, et jamais regard plus caressant et plus pur ne trouva le chemin de mon cœur. A quelques pas, sur la grève, gisait le corps d'un homme, brisé par les rochers.
«Sans prendre le temps d'examiner ces malheureuses créatures privées de vie et l'étrange ouvrage auquel elles avaient confié leur existence sur les abîmes de la mer, j'emportai l'enfant et lui fis boire le lait de la première chèvre que je rencontrai. Puis je le réchauffai dans la grotte, et, le confiant à la garde de mes chiens apprivoisés, je revins au rivage pour voir si d'autres hommes ne viendraient pas s'enquérir de leurs infortunés compagnons; mais je n'en revis jamais un seul, et, de ces montagnes bleuâtres que vous apercevez à l'horizon et qui doivent être des terres semblables à celles-ci, aucun ne tenta sans doute plus vers nos rivages la périlleuse traversée à laquelle je devais Leucippe. La mer me déroba les restes de ses parents. Ils étaient déjà entraînés au loin par un vent contraire quand je revins les chercher, et la machine flottante s'éloignait aussi. Elle revint pourtant s'échouer de nouveau ici près, le lendemain, et j'y pus poser les pieds et comprendre comment, par un temps calme, de simples mortels avaient osé faire ainsi un long trajet sur les eaux. J'y trouvai des débris de vases qui avaient pu servir à transporter de l'eau douce, vases grossiers qui semblaient être faits de terre durcie au feu, et des outils formés d'une pierre tranchante enchâssée dans du bois, comme les haches et les couteaux de métal dont se servaient les dives. Ce sont les rudes instruments de travail que je conserve dans ma grotte comme le seul indice qui puisse faire retrouver à Leucippe la trace de son peuple, si jamais son peuple envoie à sa recherche ou si elle-même… ô Dieu! aidez-moi à supporter cette pensée! se confie à la perfide mer qui l'a apportée ici.»
—Jamais! s'écria Leucippe épouvantée en regardant la mer qui était devenue houleuse et mugissante. Je me souviens du temps où, sur toute cette côte, les flots venaient mourir doucement. Mais, depuis qu'ils ont envahi nos rochers, et que la vague furieuse s'y engouffre… oh! jamais, jure-le-moi, Evenor, jamais tu n'essayeras de franchir sur des arbres flottants l'espace qui conduit à d'autres rivages!
Chaque premier mouvement de Leucippe trahissait son unique sollicitude. Elle qui n'avait jamais connu la crainte pour elle-même et qui avait ri du premier effroi d'Evenor à la vue des vagues, elle tremblait maintenant à l'idée qu'il pouvait être tenté de construire une barque pour aller revoir sa famille.
Mais Evenor avait si résolument renoncé à tout ce qui n'était pas Leucippe, il avait si bien étouffé en lui le souvenir de sa famille, qu'il sourit des terreurs de sa bien-aimée et dit, s'adressant à la dive:
—Pourquoi Leucippe ferait-elle cette chose insensée de vouloir marcher sur la mer? Et comment peux-tu craindre que tes enfants aillent chercher un autre amour que le tien?
Leucippe, rassurée et reconnaissante, jeta ses bras autour du cou de son frère; mais au moment de baiser ses cheveux avec la sauvage énergie d'une joie enfantine, elle s'arrêta tremblante, et, confuse d'elle-même, donna des lèvres à sa mère le baiser que, dans son cœur, elle donnait à Evenor.
—Hélas! hélas! dit Téleïa en lui rendant ses caresses, il faut que j'afflige ces cœurs si saintement unis. Écoutez-moi, enfants, et si mes paroles sont vraies, il faudra bien qu'elles persuadent vos esprits.
«Je vois et je sais l'ardeur de vos affections, ô enfants des hommes! et je me suis assez assimilée à vous, moi qui suis une dive transformée, pour comprendre qu'au lieu de combattre en vous cette ardeur comme une faiblesse, je dois la développer comme une puissance. Oui, tout me le prouve, et tout en vous le proclame, l'amour terrestre est la vie en vous-mêmes, et ce sentiment que les dives angéliques refoulaient dans leur sein pour l'offrir entier à Dieu, il est chez vous la source même de l'amour divin. L'homme est ainsi fait, je le vois, que, pour s'élever à l'idée de l'infini, il lui faut d'abord passer par les flammes saintes de l'amour conjugal, foyer brûlant de toutes les affections terrestres.
«C'est donc pour raviver votre amour et non pour l'éteindre, que je vais vous effrayer peut-être, ô mes enfants bénis! en vous montrant l'hyménée comme la pratique de la perfection ici-bas. Ah! s'il est le bien suprême, combien ne faut-il pas être pur pour l'atteindre!
«Examinons donc ensemble la nature et le but de ce sentiment sublime. Je l'ai porté et nourri sans défaillance dans mon sein, jusqu'au jour où ma tendresse exaltée pour mes enfants se sentit froissée par le calme stoïque de leur père. Je vis alors que nous étions dissemblables, lui et moi, et que la religion du devoir ne s'était pas identifiée chez les dives à la religion de l'amour tel qu'il doit être dans ces âges nouveaux. C'est par cette terrible découverte et par ces luttes amères de ma propre expérience que je suis devenue capable de vous comprendre et de vous instruire.
«Tout devoir, mes enfants, porte en lui-même sa récompense, et plus cette récompense est délicieuse, plus le devoir qu'elle implique est austère. Leucippe, l'amour est comme cette fleur de ciste que froissent tes doigts distraits tandis que tu m'écoutes. Cette charmante rose du désert est la plus délicate qui existe. Portée sur une tige solide, environnée de feuillages résistants, la plante se plaît aux ardeurs du soleil sur la roche brûlante. Sous les feux du jour, le bouton s'ouvre frais et riant, mais fragile. Un souffle d'air le dérange, le vol d'une mouche l'effeuille, le plus léger contact le macule; et c'est en vain que tu as souvent essayé de placer ces fleurs dans ta chevelure. A peine cueillies, elles perdent leur couleur et leur forme. Telle est la foi dans l'amour. Un souffle l'altère, un doute la souille et la flétrit. Le cœur de la femme est un autel d'une exquise pureté, où ne doivent brûler que des parfums choisis. Tu vivras parmi les hommes, ô douce fleur du désert, et tu allumeras chez eux, je le prévois, des flammes dont ils n'ont pas encore senti les atteintes et qu'ils ne soupçonnent même pas. Ils vivent encore dans l'innocence tranquille, parce que leurs douces compagnes, n'ayant été initiées à aucun idéal, ne sont pour eux que des femelles amies, de même qu'ils ne sont pour elles que des frères chargés de les rendre mères. Ils n'observent les lois de l'ordre dans la famille que parce que ces lois sont les plus faciles et les plus naturelles. A mesure que ces êtres purs, mais incomplets, se développeront dans la connaissance des choses de l'esprit, ils éprouveront le trouble des préférences, des jalousies et des passions; et peut-être alors tomberont-ils dans le désordre et dans le mal, si la force de leur désir n'est pas dirigée vers le vrai bonheur. Peut-être, hélas! confondront-ils la possession des sens avec celle de l'âme et réduiront-ils la femme en esclavage, croyant ainsi la posséder véritablement. Sache donc leur faire comprendre d'avance que l'hyménée qui n'engage pas l'âme n'est pas l'hyménée, et si ta parole inspirée les transporte dans de nouveaux rêves de délices, garde-toi de te glorifier dans le culte idolâtrique qu'ils voudraient te rendre. C'est Dieu, c'est l'amour que tu dois enseigner; mais tu n'auras plus de véritable inspiration si l'orgueil t'aveugle et si tu te complais dans l'adoration de toi-même. Alors, loin d'être une divinité bienfaisante, tu deviendrais un sujet de scandale et de perdition parmi les fils des hommes, et ce don de la beauté divinisée par l'intelligence serait une malédiction pour ta race et pour toi-même.
«Prépare donc ton esprit à être invulnérable à la louange des hommes. La femme idéale que tu dois être n'aime que la louange de celui qu'elle aime. Elle renvoie à Dieu toutes les autres et ne sent épanouir sa fierté que sous le regard de son bien-aimé.
«Oui, Evenor, les hommes tes frères voudront te disputer l'amour de Leucippe. Elle sera la première Ève, c'est-à-dire la première science qui méritera dans leurs souvenirs le nom de femme. Elle te sera fidèle, elle se préservera sans trouble et sans colère de tout ce qui ne sera pas ton amour. Mais il lui faut ton aide, car l'amour est une vertu à deux, et quand une des deux âmes le méconnaît et le brise, l'autre n'est plus que la moitié d'un ange.
«Toi aussi, mon fils, tu seras le premier homme que l'on nommera vie et force, car tu as reçu l'initiation, et ta beauté, comme celle de Leucippe, a pris un éclat supérieur qui n'avait point encore brillé sur la face humaine. Toi aussi tu seras parmi les femmes de ta race un fils du ciel, un messager de l'inconnu; mais si tes désirs s'émeuvent dans une vaine curiosité, dans les tentations de l'orgueil et de la convoitise sensuelle, tu manqueras ta mission, et, indigne de la foi de Leucippe, là où tu n'auras semé que le trouble, tu ne recueilleras que le doute.
«Prêtre révélateur de l'amour divin, traverse donc les agitations que tu vas susciter sans rien laisser perdre de la candeur de ton être. L'épouse que je te donne est la seule digne de toi; c'est le seul esprit qui puisse converser avec le tien, la seule forme vivante ici-bas dont la beauté, éclairée d'en haut, ait une puissance réelle et une valeur particulière. Si tu la méconnaissais, ta propre beauté, ta propre valeur seraient aussitôt amoindries et souillées.»
—O dive mélancolique! ô âme méfiante! que me dis-tu? s'écria Evenor. Comment peux-tu croire que Leucippe ne soit pas à jamais mon unique souci, mon unique joie, mon unique gloire?
—Mon fils, reprit la dive, Leucippe ne sera pas toujours aussi splendidement belle que la voici devant tes yeux ravis, parce qu'elle ne sera pas toujours jeune. Quand elle aura été mère plusieurs fois, sa beauté sera plus parfaite dans son âme, mais elle sera comme voilée sur ses traits. Et peut-être alors, te reportant par la pensée au moment où nous sommes, tu diras en toi-même: «Qu'a-t-elle donc fait des roses qui fleurissaient sur son visage? Que sont devenues sa taille de palmier et sa chevelure ondoyante, et pourquoi le sombre azur de ses yeux a-t-il perdu l'éclat des nuits constellées?» Plus robuste que la femme, assujetti à de moindres épreuves, et destiné sans doute par la prévision divine à la protéger dans les labeurs de la maternité, tu dois rester plus longtemps jeune et agile. Garde-toi donc de te croire un être mieux doué qu'elle et de vouloir dominer sa faiblesse par l'autorité du fait. Leucippe est ton égale, et ce qu'elle a en moins par la débilité de son être, elle l'a en plus par la science des entrailles maternelles, plus parfaite chez la femme, en vue des besoins de l'enfant dont elle est la providence sacrée. Si les âmes de vos enfants vous appartiennent au même titre, leurs corps sont plus immédiatement confiés aux sublimes instincts de la mère. Respecte donc en elle la gardienne et la nourrice passionnée de ces êtres qui seront le plus pur tribut de ton sang et le plus précieux trésor de ton esprit. Le jour où tu dirais: «Cette femme et ces enfants m'appartiennent,» sans ajouter: «J'appartiens à ces enfants et à cette femme,» le lien céleste serait brisé, et, au lieu d'une famille, tu n'aurais plus que des esclaves, c'est-à-dire des êtres qui obéissent sans aimer et qui pratiquent sans croire.
«Voilà, mes enfants, vos devoirs réciproques. Une pensée constante doit les éclairer et les sanctifier, l'identification de vos deux âmes en une seule. Tout ce qui attribuerait à l'une plus de pouvoir et de liberté qu'à l'autre serait le blasphème et la mort. Dieu n'a pas créé deux races en une. Il n'a pas fait la femme pour l'homme plus que l'homme pour la femme. Il a créé un seul être en deux personnes qui se complètent l'une par l'autre, et dont la pensée divine, union qui saisit l'âme autant que les sens, est le lien indissoluble.»
—Je voudrais te croire, dit Evenor; mais j'ai un effort à faire pour ne pas m'imaginer que Leucippe est plus divine que moi-même, et que mon devoir est de la servir et de l'adorer humblement.
—Pour moi, lui répondit Leucippe, je me persuadais la même chose à ton égard, et je sens tellement que je te préfère à moi-même, qu'il m'en coûtera de me croire ton égale.
—Ceci est l'enthousiasme de l'amour, reprit la dive, et je vois bien que l'âme humaine est excessive dans la joie, comme l'était la mienne dans les angoisses de l'amour maternel. Tous vos sentiments terrestres ont cette fièvre d'expansion que Dieu bénit sans doute et qu'il ne vous a donnée que comme un avant-goût des délices du ciel. Mais il vous a rendus capables aussi d'accepter les lois de la sagesse, car il sait que l'existence de toute créature mortelle doit être agitée et militante sur la terre. Gravez donc ma parole en vos cœurs; un jour, vous reconnaîtrez qu'elle n'était pas inutile.
—O ma mère chérie! dit timidement Leucippe, tu nous parles de nos rapports avec le reste des hommes comme si nous devions retourner parmi eux. Nous ne pouvons le tenter qu'au péril de nos jours, et pourquoi donc penses-tu que nous puissions le désirer quand le bonheur et l'amour sont ici pour nous?
—Je ne vous ai encore rien dit, reprit Téleïa, de vos devoirs envers vos semblables; mais vous avez dû pressentir qu'ils sont indissolument liés à ceux que vous contractez l'un envers l'autre. Je vous ai dit que Dieu n'avait pas créé un homme et une femme constituant deux êtres parfaits, isolés l'un de l'autre, mais un seul être en deux personnes. Quel que soit le berceau du premier homme, qu'il ait été précieusement accaparé par un seul couple, ou magnifiquement rempli de plusieurs couples également précieux, la loi de reproduction et de multiplication imposée à l'espèce humaine règle par avance les rapports des hommes entre eux. C'est par elle que le couple humain n'est rien dans l'isolement, parce que ses vertus y sont nulles, ses exemples inféconds et sa postérité compromise. La vie solitaire est une vie anormale; l'âme incomplète n'y peut donner qu'une vie incomplète: voilà pourquoi je m'imagine que beaucoup d'hommes et de femmes ont été appelés ensemble au bienfait de la vie dans ce monde; car, encore une fois, il n'est pas de bienfait sans obligation, et pas de puissance sans devoir. Vous ne seriez rien de plus que les animaux, s'il vous eût été permis de vous unir seulement en vue de la conservation de l'espèce physique. La vie morale vous ayant été accordée, vous ne pouviez la recevoir que dans les conditions où elle s'entretient, se développe et se transmet.
«Ce serait donc transgresser la loi qui préside à vos destinées, que de vous annihiler dans la possession d'un repos égoïste. Vous en perdriez vite la douceur, et le divin amour s'épuiserait pour vous comme une coupe vidée en deux matins. Pour sentir le prix durable du bonheur, il faut le mériter, et si le ciel se laisse entrevoir à l'innocence, il ne se laisse posséder que par la vertu. Un tel avenir mérite bien qu'on expose sa vie, et vous risquerez la vôtre pour retrouver vos frères. Vos lumières leur sont dues, et ne dites pas que vous pouvez les leur refuser; leur ignorance, qu'elle soit docile ou rétive à vos enseignements, vous est nécessaire. C'est pour vous le champ de l'activité, le but du devoir, le prix de l'amour. Demain, au jour levant, vous devez recevoir la consécration divine du travail. Armés de ces outils précieux dont les dives ne connurent pas toutes les ressources, vous irez dans la forêt, et, après avoir prié, vous choisirez les arbres les plus sains pour la construction de votre cabane flottante. Evenor coupera, creusera les ais solides; Leucippe choisira et préparera les lianes flexibles. Quant à la construction de cette machine, le génie humain doit seul en prévoir et en combiner l'agencement hardi et prudent. La science des faits ne m'a pas été donnée et j'ai foi aux instincts qui caractérisent votre pouvoir sur la terre.»
—Nous ferons ce que tu veux que nous fassions, dit Evenor, car tu es notre lumière et nous n'avons pas le pouvoir de repousser la lumière après l'avoir comprise. Mais dis-nous donc si c'est pour un temps ou pour toujours que nous devons quitter cette terre bénie où il nous semblait devoir trouver le bonheur.
—Assure-toi d'abord la conquête de l'élément qui t'emprisonne, répondit Téleïa. Le voyage doit être court, car je sais que, non loin d'ici, s'étendait une plage qui rendait facile l'accès des établissements humains. Si cette plage a disparu sous les eaux comme celle-ci, ta maison flottante n'en trouvera pas moins des lieux propices pour aborder; car vers l'est, les rives s'abaissent pour laisser sortir un fleuve qui se jette dans la mer. Vous achèverez ensuite votre voyage par terre, et, après un détour, vous gagnerez les prairies d'où votre race n'a pas dû s'éloigner. Maîtres de la distance, vous le serez du temps, et rien n'empêchera que vous reveniez ici consacrer votre hyménée, avant de vous fixer parmi les hommes.
—Tu nous parles de nous, dit Leucippe, et nous ne savons pas encore si tu dois nous suivre. Si ta pensée secrète est de rester ici sans nous, comment veux-tu que je me soumette à ta volonté?
Et comme la dive hésitait à répondre, Leucippe pleura amèrement, disant:
—Que t'ai-je fait, mère cruelle, pour que tu me chasses de ton sein? Est-ce donc là le bonheur que tu voulais me donner? Et comment veux-tu que mon hyménée ne soit pas mortellement flétri par ton absence? Hélas! j'étais si heureuse, il y a une heure, de songer que nous étions inséparables, et à présent voilà qu'il me faut choisir entre Evenor et toi, et prévoir des jours où je pleurerai l'un ou l'autre! Pourquoi nous as-tu révélé sitôt le mystère de notre existence? Nous étions si jeunes! Ne pouvions-nous savourer encore quelque temps la félicité qui nous était accordée?
—J'aurais pu me taire, en effet, répondit la dive, si je vous avais regardés comme des êtres secondaires dans la création. Il fut un temps où je ne prévoyais rien de ce que je viens de vous prescrire. C'est quand vous étiez des enfants pour ainsi dire étrangers aux plus hautes préoccupations de mon esprit. Oui, je l'avoue, en vous chérissant comme j'avais chéri mes propres enfants, j'avais pour vous, malgré moi, les mêmes faiblesses, inutiles, hélas! que j'avais eues pour eux. Je redoutais, j'éloignais l'heure de l'initiation, et je soutenais contre moi-même un combat violent. Je craignais de vous tuer, et je me disais que si les dives, créatures plus parfaites selon moi, n'avaient pu, dans ces temps-ci, recevoir la lumière divine sans mourir, à plus forte raison vous succomberiez dans la lutte du monde spirituel avec le monde positif, vous autres si peu portés, relativement, à sacrifier l'un à l'autre. Ah! j'ai encore bien souffert à propos de vous, nobles êtres que je méconnaissais à force de sollicitude! Combien de nuits j'ai passées à contempler votre doux sommeil et à me dire: Ils sont beaux et forts, ils sont calmes et souriants; je n'ai plus qu'eux sur la terre; faut-il donc qu'en leur révélant l'immortalité de leurs âmes, je les précipite dans la lutte amère du devoir? Pourquoi ne pas les laisser vivre dans l'innocence primitive comme vivent leurs semblables? Pourquoi risquer sur eux ce terrible breuvage de la vérité qui leur donnera peut-être la mort en ce monde, sans leur assurer la vie dans l'autre?
«Vous le voyez, je doutais encore alors que vous fussiez les enfants de Dieu au même titre que nous, vos devanciers sur la terre. S'ils n'ont pas reçu la notion de l'avenir infini, me disais-je, c'est qu'ils ne sont peut-être pas destinés à le posséder. Peut-être doivent-ils accomplir leur mission tout entière ici-bas, et revivre éternellement sous les mêmes formes, avec des organes imperfectibles, dans un milieu toujours imparfait. Ils n'ont pas mérité comme les dives, éprouvés par des siècles de souffrance, d'aller immédiatement prendre possession des astres supérieurs. Eh bien! si leur royaume est de ce monde, qu'ils y vivent dans l'ignorance des mondes meilleurs!
«Mais je ne pouvais m'arrêter à une telle résolution. Outre que ma conscience la repoussait par d'énergiques appels et de cruels tourments, je vous voyais, non pas toujours, mais quelquefois, pressés d'une ardente curiosité des choses divines. J'avais déjà vu Leucippe sortir tout à coup de l'activité fiévreuse de ses joies enfantines pour me demander avec une sorte d'autorité obstinée à qui s'adressaient mes prières et qui était l'auteur des choses. Tantôt elle voulait que j'eusse creusé la mer et entassé les montagnes; tantôt elle me remerciait d'avoir semé le ciel d'étoiles et la terre de fleuves; et quand la foudre troublait son sommeil, elle me demandait de la faire taire; elle pressentait, en dehors de nous, une puissance à laquelle elle me croyait capable de résister, et elle s'alarmait de mes réponses quand je lui disais ne rien pouvoir sur les éléments.
«Je l'avais donc initiée, d'abord malgré moi, et ensuite avec plus de confiance, en constatant que je dissipais ses terreurs en lui parlant du Père suprême. J'eus plus d'hésitation avec toi, mon fils. Ton esprit me semblait plus ardent et plus inégal encore que celui de Leucippe, et, comme il y avait dans tes yeux et dans ton attitude je ne sais quelle anxiété, au commencement je ne t'éclairais qu'avec méfiance et lenteur. Mais bientôt tu m'ouvris un esprit docile et un cœur aimant sans que le principe de ta vie parût ébranlé par ce grand effort de la foi et par ce brûlant éclat de la lumière d'en haut. Plus je t'ai enseigné, plus je t'ai trouvé accessible à l'enseignement, et dès lors j'ai compris l'étendue de mes devoirs envers vous deux. A présent, je sais qu'il ne m'est pas permis de vous laisser jouir de la vie à la manière des oiseaux ou des plantes, et que, pour vous élever à la vie des anges, je dois vous faire acheter leurs ravissements sublimes par les mérites du sacrifice…»
Evenor et Leucippe n'osèrent répliquer. Ils se sentaient courbés et comme brisés, pour la première fois, par l'ascendant de l'austère vérité. Le lendemain, dès l'aube, ils allèrent dans la forêt, et, avant de commencer leur travail, ils essayèrent de prier; mais ils ne purent d'abord que se regarder avec tristesse et se jeter en pleurant dans les bras l'un de l'autre.
—Ah! disait Evenor, j'avais fait de si doux projets! Téleïa nous avait dit souvent: «Quand vous aurez atteint l'âge de la liberté, je te confierai ces haches et ces massues de fer et de cuivre, et tu pourras alors entailler le rocher et faire à Leucippe un escalier pour descendre dans l'Éden. Je te permettrai d'y bâtir une cabane, et c'est dans ce riant séjour que Dieu consacrera votre hyménée.» Et voilà que maintenant ces instruments de conquête sont des instruments de douleur et de servitude. Il nous faut construire, non plus un asile de paix, mais une maison de voyage, et peut-être un tombeau!
—Et moi, répondit Leucippe, j'avais rêvé de te faire vivre dans un éternel sourire. Sa vie sera une fête, me disais-je, et que l'orage gronde ou que le soleil brille, il aura toujours la joie à ses côtés. Et maintenant, tu le vois, je pleure et mes baisers vont devenir amers, car je crois que Téleïa veut que je me sépare d'elle, et je ne pourrai plus te donner un bonheur parfait, ne l'ayant plus en moi-même.
—Eh bien! dit Evenor, je ne veux pas que ton âme soit troublée, car tes larmes me sont un supplice. Je vais dire à Téleïa qu'elle s'est trompée et que nous ne sommes pas semblables aux dives, qui aimaient la souffrance et la mort. Je lui dirai que je ne veux connaître d'autres devoirs que celui de te rendre heureuse, et que, puisque tu ne peux pas vivre contente sans elle, je ne veux pas revoir ma mère ni me soucier de la peine que lui cause mon absence.
Leucippe, effrayée de ce que disait Evenor, le retint comme il se levait pour aller vers Téleïa.
—Ta mère! ta pauvre mère! dit-elle. Ah! que j'ai pensé souvent à sa douleur, depuis que je sais qu'elle vit loin de toi! Ta mère, je l'aime, car c'est encore toi, et si dans ton souvenir tu la chéris autant que je chéris la dive, je vois que tu n'as pas été heureux près de moi comme je l'étais moi-même. Non! non! tu ne peux pas renoncer à la revoir et à la consoler. Je n'aurais plus un jour de repos ni de joie si je t'en détournais. Il faut partir, Evenor; il faut prier et travailler.
—Eh bien! alors, toi qui ne peux vivre sans Téleïa, tu me laisseras donc partir seul, reprit Evenor, et il faut donc que je sois coupable ou désespéré?
—Non, s'écria Leucippe, tu ne seras ni désespéré, ni coupable, et le sacrifice que tu m'offrais, je saurai le faire.
Et, s'agenouillant, elle pria avec ferveur, demandant à Dieu le courage, c'est-à-dire la joie dans les pleurs et l'ivresse dans l'immolation de soi-même.
—Mon père invisible, disait-elle, aide-moi à comprendre la loi du devoir. Je sais maintenant que je ne dois jamais te demander ni la vie, ni la santé, ni un ciel pur, ni les fruits, ni les fleurs, ni même la vue de ceux que j'aime, s'il te plaît de sacrifier à tes secrets desseins tous les trésors de mon existence et toutes les splendeurs de la nature. Mais ce qu'il m'est permis d'implorer, c'est le perfectionnement de mon âme et la puissance de t'aimer assez pour accepter tout ce qui émane de toi, même les douleurs, les dangers et les regrets déchirants. Prends donc pitié de ma faiblesse et donne-moi la force qu'il me faut pour ne jamais douter de ton amour et de ta bonté, quelque épreuve que j'aie à subir sur la terre ou ailleurs.
Evenor, prosterné auprès de Leucippe, se sentit transporté et ranimé par sa foi naïve.
—Oh! Leucippe, s'écria-t-il, c'est Dieu qui me parle par la voix de ta prière. Tu me fais comprendre ce que, moi aussi, je dois lui demander, et je sens déjà qu'il nous l'accorde! Oui, je me sens inondé d'une secrète joie et comme investi d'une force nouvelle. J'apprends en cet instant qu'il est non-seulement possible, mais doux de souffrir pour ceux qu'on aime, et me voilà prêt à partir seul, sans faiblesse et sans désespoir, car je ne veux pas que tu me sacrifies ta mère ou que tu sois inquiète de moi. Je partirai et je reviendrai vite, sois-en certaine; rien n'est impossible à l'amour, je le savais, et à présent je sais que rien ne lui est difficile.
Il se releva, brandissant au soleil matinal sa cognée brillante, et, comme il s'approchait d'un arbre pour lui porter le premier coup, la dive sortit de derrière cet arbre comme les hamadryades que l'on a crues jadis habitantes du tronc sacré des chênes.
—Travaille, Evenor, dit-elle; travaille avec une joie sans mélange, car l'épreuve que je t'imposais a porté ses fruits. Te voilà digne d'être l'époux de Leucippe, et c'est pour construire votre cabane dans l'Éden que le fer sacré doit sortir de son inaction. Leucippe, aide ton fiancé, selon tes forces; car, toi aussi, te voilà digne de lui. En vous sacrifiant l'un à l'autre, vous avez conquis la sainteté de l'amour, et, au lieu d'une fougueuse et passagère ivresse, vous connaîtrez les joies ineffables des célestes ravissements. Jusqu'à ce jour, les larmes n'avaient consacré aucun hyménée parmi les enfants des hommes. Les larmes sont saintes, sachez-le, ô vous qui venez de répandre cette rosée du ciel sur le pacte du vrai bonheur!