De ce moment, la dive cessa de surveiller avec inquiétude les chastes amours de ses enfants adoptifs. Elle avait dit à Evenor en lui montrant l'Éden: «Je te confie ta fiancée. Elle ne peut être ta femme sans qu'une prière suprême unisse notre triple amour en un seul. Construis ta demeure, et j'irai la consacrer par ma bénédiction, symbole de Dieu sur la terre.»
Téleïa savait que, dès lors, les transports de la nature seraient vaincus par l'esprit. Elle avait donné la vie céleste à ces deux êtres. Le trouble des sens ne pouvait plus les surprendre. La volonté était close en eux. Ils avaient la notion de la grandeur de leur destinée et de la majesté de leur union prochaine. Une ivresse sans conscience d'elle-même ne menaçait donc plus d'appesantir leurs esprits et de dominer leurs résolutions. Ils avaient pleuré, ils étaient baptisés par ces larmes pieuses. Ils s'aimaient enfin, et par le cœur et par l'intelligence encore plus que par les sens. Ils étaient homme et femme, c'est-à-dire un désir plein de respect et une promesse pleine de fierté.
D'ailleurs, la dive ne leur laissa point perdre de vue le sentiment de leurs autres devoirs. Elle les entretint encore de leur solidarité avec leur race et de l'avenir qu'ils devaient consacrer à l'enseignement de leurs frères. Sans limiter le temps qu'ils devaient passer dans l'Éden, elle ne leur montra les délices de leur isolement que comme une préparation religieuse à l'accomplissement d'une mission plus étendue, et la construction de la maison flottante destinée au pèlerinage fut considérée comme la conséquence de celle de la tente plantée au désert en vue de l'hyménée.
Quand elle les eut fiancés par une première bénédiction, elle se retira mystérieusement dans les rochers du Ténare, ayant là quelque rite sacré à accomplir, et voulant aussi habituer Leucippe à son absence.
Cette absence rendit Leucippe moins timide et plus sérieuse avec son fiancé. Le premier soin d'Evenor avait été d'entailler avec le pic des degrés égaux dans le bloc de roches qui rendait l'accès de l'Éden difficile à sa compagne et périlleux pour lui-même. Les premiers pas du beau couple dans ce jardin choisi de la nature les transporta de joie, et d'abord ils s'y élancèrent en se tenant par la main et en témoignant leur naïve admiration par une course ardente et rapide. Evenor ne donnait pas à Leucippe le temps de voir et de comprendre. Il l'entraînait de la vallée des fleurs aux arbres des collines et des rives du lac aux rochers de l'enceinte.
—Ah! que ton jardin est beau, s'écriait Leucippe; comme on y oublie les secousses et les ravages du volcan! On dirait qu'ici la terre n'a jamais produit que des fleurs, et que la sauvage mer n'a jamais osé y pénétrer. Vois comme le sol est doux et l'air tranquille! On marcherait ici toute la vie sans se lasser!
Et Leucippe, détachant ses chaussures d'écorce, les jetait loin d'elle, joyeuse de sentir sous ses pieds délicats, au lieu des cendres vitrifiées et des rudes lichens de la solfatare, les sables fins et les mousses veloutées de l'Éden.
Mais quand, à force d'errer et d'explorer, elle se sentit vaincue par la fatigue, elle s'assit à l'ombre d'un épais berceau de myrtes, et dit à Evenor, qui venait se reposer à ses côtés, de bénir Dieu avec elle et de lui parler de l'endroit où ils bâtiraient leur demeure. Un instinct de pudeur l'avertissait de distraire les regards et la pensée de son fiancé de l'ardente contemplation de sa beauté enivrante.
Alors, ils cherchèrent des yeux le site le plus attrayant pour l'établissement de cette villa primitive qui s'élevait dans leurs imaginations comme un temple, chef-d'œuvre de l'art relatif à l'aurore de la vie. Ils en eurent pour tout un jour à choisir l'emplacement de leur sanctuaire. Leucippe se faisait déjà l'idée d'une cabane, car, dans ses jeux enfantins, Evenor en avait bâti bon nombre avec de petites branches, et Leucippe, en les admirant, les avait imitées. Ils tracèrent donc sur le sable les proportions de celle qu'ils rêvaient ensemble, et ce fut à mi-côte de la colline qu'ils décidèrent de la commencer, en vue du lac, et à l'abri des rochers qui pouvaient se détacher des montagnes en cas d'un nouveau tremblement de terre.
Leucippe chérissait les fleurs, et celles de l'Éden étaient si belles, qu'elle regrettait de les voir foulées et broutées en quelques endroits par les sauvages troupeaux de la vallée. Ces troupeaux s'étaient beaucoup multipliés depuis l'encombrement du défilé, et Evenor, à qui la dive avait enseigné la chasse en lui confiant un arc et des flèches, résolut d'en immoler une partie. Ce fut un chagrin pour Leucippe. Elle voulait seulement qu'une palissade fût élevée autour de la partie du jardin où l'on placerait la cabane, pour préserver les plus belles plantes. Mais Evenor lui rappela les leçons de la dive.
—Souviens-toi, lui dit-il, que la destruction est la loi de l'animalité. Les animaux enfermés ici sont trop nombreux, et tu vois qu'ils se font la guerre et se tuent les uns les autres. Quand Téleïa nous racontait la création terrestre, elle nous montrait chaque être apparaissant aussitôt que l'être destiné à devenir l'aliment de son existence commençait à tout envahir. A la plante ont succédé l'animal qui broute l'herbe et la feuille, et l'insecte qui suce la poussière fécondante des fleurs. D'autres animaux dévorent ceux-ci, et l'homme est sans doute destiné à manger les animaux quand sa race se sera multipliée au point de ne pouvoir plus leur laisser un trop grand parcours sur la terre. Les coquillages de la mer, les œufs des oiseaux, les grains et les fruits même que nous mangeons sont des êtres vivants ou destinés à vivre, que nous ne saurions nous reprocher de détruire, car nous avons droit sur la nature entière; et si la chair et le sang nous inspirent encore une vive répugnance, Téleïa l'a dit, et je le crois, il n'en sera pas toujours ainsi.
«Quant à présent, la dépouille de ces buffles et de ces chamois qui sont devenus trop nombreux dans notre Éden nous sera utile. Nous respecterons les oiseaux, parce que, libres de quitter cette vallée, ils ne menacent pas de nous laisser manquer de fruits. Un jour viendra pourtant où les hommes aussi leur feront la chasse, si le nombre de ces hôtes avides augmente jusqu'à dépouiller tous les arbres.»
Leucippe devenait triste à l'idée des futurs besoins de l'humanité et de la persécution que les innocentes créatures de l'air et des bois devaient fatalement subir. Elle comprenait cependant que, de toutes les existences de ce monde, celle de l'homme étant la plus précieuse, toutes celles qui pouvaient lui devenir nuisibles devaient être sacrifiées; mais elle pleura, lorsqu'elle vit tomber la première biche sous la flèche d'Evenor, et le jeune homme lui-même ne put accomplir cette sorte de meurtre sans une émotion profonde.
Pourtant il regarda comme un devoir de préserver l'Éden d'une dévastation qui eût eu pour effet de rendre toutes ces bêtes nuisibles ou furieuses; et quand il en eut diminué le nombre, il s'attacha à préserver et à apprivoiser toutes celles que des instincts de domestication poussaient à chercher sa protection. Elles furent bientôt, par les soins de Leucippe, aussi familières que celles de la forêt du Ténare, et, libres dans un espace assez vaste pour leurs besoins de pâture et de mouvement, si elles ne venaient pas toutes à sa voix, du moins aucune ne fuyait à son approche, et plusieurs semblaient même se plaire à ses caresses. Les chiens surtout montraient, comme ceux de Téleïa, une intelligence et un attachement extraordinaires, et si quelques bêtes malfaisantes eussent pu pénétrer dans l'Éden, Evenor et Leucippe eussent été fidèlement gardés et défendus.
La cabane s'éleva rapidement, plus vaste, plus solide et plus élégante qu'aucune de celles dont Evenor se rappelait avoir vu le modèle dans sa tribu. Ses outils de fer lui permettaient une bien autre précision dans l'assemblage des pièces, et le choix de matériaux bien plus précieux. Il fit tous les montants en tiges de jeunes cèdres déjà vigoureux, et, au lieu d'un toit de branches et de terre battue, il inventa une sorte de fronton revêtu d'écorces et de palmes, qui facilitait l'écoulement des pluies. Il ne voulut pas que Leucippe y entrât en rampant, comme dans une tanière, mais qu'elle pût y marcher et y respirer comme dans la vaste grotte des dives. Il avait eu soin de ne pas dépouiller le terrain aux alentours et de réserver de longues vignes qui, enlacées au chèvrefeuille et au jasmin, furent disposées par lui avec grâce sur les parois extérieures et sur le toit de la cabane. Il inventa même des siéges et des vases de bois, tandis que Leucippe, laborieuse et industrieuse autant que lui, inventait des corbeilles nouvelles et des ustensiles de jardinage. Le sol de la cabane, battu avec soin par Evenor, fut recouvert par elle d'une fine pouzzolane qu'elle alla recueillir dans les creux volcaniques, et de légères dalles de basalte firent un canal d'irrigation au milieu du palais rustique. Evenor y avait ménagé le passage d'un limpide ruisseau dont le continuel murmure résonnait à son oreille comme un chant d'hyménée.
Tout ce doux travail fut poursuivi avec une ardeur naïve. Quelquefois Evenor trouvait que Leucippe, plus calme que lui, le faisait durer trop longtemps. Et pourtant, chaque fois qu'elle insistait sur la perfection d'un détail, il s'y prêtait avec docilité, et l'achevait avec conscience. Négliger quelque chose dans l'embellissement du nid sacré lui eût semblé injurieux envers Leucippe et indigne de son propre amour.
Chaque soir, les deux beaux fiancés, un peu fatigués de leur journée, mais impatients de recommencer le lendemain, retournaient auprès de la dive. Ils la trouvaient rentrée avant eux dans la grotte, et la joie de Leucippe était extrême en la revoyant. Téleïa lisait sur son front pur la pureté de ses préoccupations et eût craint de l'outrager par un doute.
Mais, de son côté, Leucippe la regardait avec une secrète anxiété. La dive changeait visiblement d'aspect. Chaque jour elle était plus pâle et d'une stature plus ténue, ce qui la faisait paraître plus grande. Sa beauté, ravagée par la douleur, avait pourtant un type de noblesse indélébile, et ses yeux prenaient une sérénité effrayante, parce qu'ils avaient la fixité de la mort.
Quand Leucippe lui demandait si elle éprouvait quelque souffrance ou quelque redoublement de tristesse, elle répondait, avec un sourire étrange, qu'elle n'avait jamais été plus calme, et quand ses enfants adoptifs la suppliaient de ne pas rester seule tout le jour, et de venir voir leurs travaux, elle répondait, avec une douceur inexorable, qu'elle irait le jour où Leucippe lui dirait que tout était prêt pour la prière solennelle.
Quand tout fut prêt, en effet, Leucippe hésita et trembla devant Evenor, plus tremblant qu'elle même. Leucippe n'ignorait pas les lois de l'hyménée. L'ignorance absolue des vierges est un résultat factice de l'éducation, une nécessité toute relative de nos mœurs corrompues. Dans les temps d'innocence, la pudeur n'était menacée d'aucun souffle impur, et l'accomplissement des lois de la vie n'était pas envisagé comme un péril pour la dignité humaine. Si Leucippe eût vécu dans la tribu d'Evenor, elle eût attendu en souriant le nouvel hôte de sa cabane. Mais Leucippe, aussi pure que ces filles sans appréhension et sans réflexion, avait de plus qu'elles un respect éclairé et enthousiaste pour l'époux qui lui était destiné. Ce respect éveillait en elle la pudique modestie de l'amour et comme un sentiment de terreur religieuse au moment d'une consécration qui, dans sa pensée, embrassait l'éternité tout entière.
De son côté, Evenor, plus tourmenté de vagues désirs et moins timide vis-à-vis de lui-même, se sentait éperdu et troublé devant la crainte de déplaire à Leucippe. Sa délicatesse intérieure était peut-être moins exquise, car il s'inquiétait de l'émotion mystérieuse de sa fiancée sans en bien comprendre la cause. Il avait donc des moments d'impatience où il était tenté de lui reprocher de l'aimer faiblement; mais la mélancolique rougeur de Leucippe lui semblait une condamnation de ses pensées, et il n'osait même plus la questionner sur sa réserve.
Cependant, un soir qu'ils revenaient vers la dive, il lui dit en s'agenouillant devant elle pour arrêter sa marche obstinée:
—Écoute-moi, Leucippe, et réponds-moi. Il faut que tu me dises si j'ai perdu ta confiance, et si, par quelque faute que j'ignore, j'ai mérité de te voir triste et pensive comme tu l'es depuis que la cabane est finie.
—Loin de là, répondit Leucippe; ton silence, ton respect et ton courage me pénètrent d'un tel amour, que je me demande à toute heure si je mérite d'être ta compagne pour toujours. Songe, Evenor, que nous allons jurer à Dieu, devant Téleïa et dans toute l'ardeur de nos volontés, de nous appartenir l'un à l'autre dans cette vie et dans toute la suite de nos existences futures. Eh bien, sais-tu à quoi je songe? C'est que, si je ne suis pas un être assez parfait pour te rendre heureux, tu seras troublé par moi et las de moi dans toute l'éternité. Voilà pourquoi j'hésite et me recueille; voilà pourquoi je rêve et prie sans cesse. Si je devais être, dans l'hyménée, l'éternelle cause de ta souffrance, j'aimerais mieux rester ta sœur, car jusqu'à ce jour, je ne t'ai causé aucune peine, et tu m'as toujours bénie. J'ignore les joies de l'hyménée; mais, quelles qu'elles soient, j'y renoncerais à jamais plutôt que de te les donner au prix de ton amitié sans mélange et sans fin.
—Ah! je puis te jurer de moi la même chose, s'écria Evenor. Oui, j'aimerais mieux rester ton frère que de satisfaire ma passion au prix de ton bonheur et de ta tendresse. Mais j'ai confiance en moi-même. J'ai l'orgueil de mon amour, et tu ne dois pas t'en méfier. Je me sens en possession d'une flamme si ardente et si sainte, que je peux répondre de moi comme de toi-même. Va, ne crains rien. Dieu sait que je suis digne de ton amour, parce que le mien est toute ma vie. Quand je devrais souffrir pour toi tout ce que l'humanité peut souffrir, des peines et des craintes que j'ignore… quelles qu'elles soient, je les accepte, sachant que je ne puis rien souffrir qui me vienne de toi, et que je serai toujours assez heureux, puisque tu m'aimes.
Leucippe releva Evenor, et, sans lui répondre, elle le conduisit auprès de la dive:
—Ma mère, lui dit-elle, veux-tu venir demain bénir la maison de l'Éden, qui est prête à te recevoir?
—Soyez-y à l'aube naissante, répondit la dive. Moi, j'y entrerai avec le premier rayon du soleil.
Les oiseaux commençaient à gazouiller faiblement dans le crépuscule bleuâtre quand les fiancés entrèrent dans le splendide bosquet de fleurs et de feuillages qui entourait la cabane; mais ils n'osèrent pénétrer les premiers dans la cabane même. Leucippe avait suspendu devant la porte un de ces forts tissus de palmier que la dive lui avait enseigné à tresser pour conserver la fraîcheur de son habitation. Quand la dive arriva et souleva cette natte, deux petits roitelets troglodytes, qui s'y étaient glissés durant la nuit, en sortirent avec un chant d'une douceur inexprimable. En d'autres temps, cet augure eût été commenté et interprété par les hommes. Les jeunes époux n'y virent qu'un sujet d'attendrissement qu'ils ne cherchèrent point à définir.
D'ailleurs la dive absorbait leur attention. Elle avait repris, pour ce jour-là, l'antique costume de sa race. Sa tunique de peau de panthère tachetée (dépouille d'un animal depuis longtemps expatrié de cette région) était assujettie à sa taille svelte et imposante par une ceinture et des agrafes d'or d'un travail lourd et d'un goût austère comme le bandeau de pierreries brutes qui retenait ses longs cheveux blonds. Elle portait un livre, c'est-à-dire une large tablette de métal qu'elle posa sur le seuil de la cabane. Elle avait passé les jours et les nuits, depuis les fiançailles du jeune couple, à résumer, dans de courtes sentences, les principes religieux et sociaux qu'elle leur avait communiqués. La science des temps primitifs, loin de s'aider du développement de l'éloquence, consistait, pour la langue écrite, dans une symbolisation énergique et concise de l'idée. De là le mystère de ces formules, qui ne fut motivé d'abord que par la difficulté matérielle de résumer les codes religieux dans de courtes inscriptions ou sur des monuments pour ainsi dire portatifs, mais qui, plus tard, par une fausse application de la loi d'initiation, devint le principe des doctrines ésotériques. De ce que la parole, fugitive et facile à altérer, ne suffisait pas à l'enseignement religieux; de ce que le dogme écrit exigeait de certaines constructions de langage et de certaines études, l'erreur des initiations exclusives et secrètes prévalut longtemps dans les sociétés naissantes, jusqu'aux époques de lumière morale, où de sublimes vulgarisateurs, comme Orphée, Pythagore ou Moïse, dégagèrent la vérité du mythe et donnèrent, en langue vulgaire, les lois de la religion et de la vertu à tous les hommes.
Les tables de la loi, qu'apportait la dive aux premiers initiés de l'humanité, étaient loin de cette apparente simplicité, bien qu'elles fussent pour Evenor et Leucippe d'une simplicité encore plus radicale. A travers les signes abréviatifs qui savaient rendre chaque phrase par un mot, par moins qu'un mot, par un signe élémentaire, voici la traduction de ce qu'ils lurent:
«Dieu, essence et substance infinies, partout et toujours simultanément.
«L'homme, essence et substance finies, dans les temps et dans les mondes successivement.
«La perfection divine infinie partout et toujours spontanément.
«La perfection humaine relative dans les temps et dans les mondes progressivement.
«L'esprit divin créateur, rénovateur et révélateur partout et toujours simultanément.
«L'esprit humain inventeur, innovateur et propagateur dans les mondes et dans les temps progressivement.
«Dieu, toute lumière, toute puissance, tout amour.
«L'homme, toute aspiration à la lumière, à la liberté, à l'amour.
«A qui croit et observe les lois, le règne du bien et le perfectionnement soutenu de son être dans l'infini et dans l'éternité.
«A qui les nie et les méprise, le châtiment du mal et l'angoisse d'une lente amélioration dans les mondes et dans les temps.»
Les pensées élémentaires qu'aujourd'hui, à l'aide des mots propres et de l'écriture convenue et fixée, nous pouvons éterniser en quelques minutes, avaient coûté un travail sérieux et opiniâtre à la dive, forcée de créer à la fois les mots et les signes; car on pense bien que, de tous les entretiens que nous avons prêtés aux trois anachorètes du Ténare, pas une seule phrase, pas un seul mot ne pourrait être la traduction directe des formes d'un langage primitif. Mais l'esprit de ces entretiens et le fond de ces doctrines, pour être modernes, n'en sont pas moins conformes aux mystiques révélations de la plus haute antiquité.
Quelle que soit la forme, quel que soit le symbole, des vérités à la fois immenses et naïves apparaissent comme une révélation émanée du ciel même, à l'aurore de la raison humaine, et quand cette raison a tourné dans des cercles de lumière ou de ténèbres qui s'enchaînent comme les spires d'une spirale, elle n'arrive qu'à confirmer, par ses travaux et ses recherches, la force de ces vérités proclamées à priori par l'inspiration divinatoire des premiers âges.
Quant à l'écriture mystérieuse de la dive, transmise à Evenor et à Leucippe, c'était probablement celle dont les hommes ont gardé longtemps les rudiments, affaiblis et altérés dans les secrètes traditions de leurs temples. On sait que, de même que le latin, langue morte et lettre close pour les illettrés, sert aujourd'hui de formule au culte catholique, une langue morte, oubliée du vulgaire, fut longtemps la formule des initiations de certains sanctuaires dans la haute antiquité. C'était la langue sacrée, la langue mystérieuse qui, torturée par l'interprétation, comme l'est aujourd'hui l'hébraïque primitive, arriva à se perdre entièrement, peut-être à l'époque de l'événement inconnu symbolisé dans le récit de la tour de Babel.
Quand la dive eut fait lire aux fiancés les préceptes écrits, elle leur dit:
—Je n'ai plus rien à vous apprendre; vous savez tout ce que je sais, car tout ce qui est écrit là est écrit pour l'esprit. Vous savez que vous êtes esprit avant d'être corps et que l'esprit est lumière. Vous savez que l'esprit s'unit au corps, c'est-à-dire l'essence à la substance par la loi de l'amour, et que, comme la perfection divine est à la fois esprit, substance et amour, la perfection humaine doit tendre à équilibrer les forces de l'esprit, du sentiment et de la substance.
«N'oubliez donc jamais que vous êtes deux âmes qui s'unissent, c'est-à-dire deux intelligences aimantes, et que l'union des sens n'est qu'une manifestation passagère et comme un sacrement ou mystère commémoratif de l'union spirituelle et permanente de vos êtres abstraits. Que cette notion domine le délire de vos embrassements, elle le rendra divin et fera, d'un acte de la vie matérielle, un acte de la vie supérieure. Les vraies délices de l'amour sont à ce prix. Quiconque, dans les actes de l'amour, oublie son âme, ne trouve dans la vertu de son corps que fureur suivie de lassitude. Pour celui qui unit son âme en même temps que son corps, les transports sont sacrés et les anéantissements délicieux. Là est tout le mystérieux plaisir des sens, la dernière des manifestations de l'animalité sauvage, la première de celles de la spiritualité humaine.»
Ayant ainsi parlé, la dive bénit le chaste couple et se retira.
Elle n'avait exigé des deux époux aucune formule de serment réciproque. Le serment n'était pas encore institué sur la terre. Témoignage de la fragilité humaine, ce vain palliatif de notre misère ne pouvait pas être imaginé dans l'âge de l'innocence, et chez ces deux premiers initiés à l'idée d'amour et de vertu, la vertu inséparable de l'amour mise en doute par l'exigence réciproque du serment eût semblé souillée par un blasphème.
La dive ne s'était pas préoccupée non plus d'une formalité qui, dans les temps ultérieurs, eût semblé indispensable aux âmes pieuses; je veux parler du consentement et de la bénédiction des parents d'Evenor. La raison de cet oubli était simple: l'hyménée d'Evenor et de Leucippe était le premier hyménée consacré religieusement sur la terre. Chez les hommes, l'amour n'était encore qu'un instinct tout ingénu, satisfait sans prévoyance et sans solennité. L'attrait de la jeunesse décidait du choix. La fidélité était un autre instinct naturel, dont nul ne songeait à nier l'excellence et que les conditions sociales de la famille tendaient à conserver, en l'absence de lois et de préceptes. Mais qu'il y avait loin de ces inoffensives associations à l'union ardente, parce qu'elle était raisonnée, d'Evenor et de Leucippe!
Si Evenor eût vécu dans sa tribu, il eût rencontré fortuitement la compagne de sa vie, ou, s'il l'eût cherchée, ce n'eût été que sous l'influence magnétique d'un soleil de printemps. Appelée comme lui, par les effluves de la vie printanière, dans quelque retraite ombragée ou dans quelque promenade excitante, cette compagne, à la fois sans crainte comme sans enthousiasme, sans trouble comme sans volupté, eût consenti à être sa femme, sans prendre à témoin ni le ciel incompréhensible, ni la terre insouciante, ni la famille débonnaire. La nouvelle épouse fût revenue vers la tribu avec le nouvel époux, pour dire à ces tranquilles parents: «Nous nous sommes unis l'un à l'autre, et nous allons bâtir notre demeure.» A quoi ceux-ci eussent répondu: «Allez, et nous vous aiderons à élever vos enfants.»
Evenor ne pouvait donc songer à consulter son père et sa mère, dans l'état d'ignorance et d'indifférence où il les avait laissés plongés; mais il se réservait, ainsi que Leucippe, d'aller leur demander leur bénédiction, en même temps qu'il leur apprendrait, s'il était possible, quelles relations sociales et religieuses établit l'adoption particulière.
Cette résolution ne fut donc pas mise en oubli dans l'ivresse de leur bonheur. Toutes leurs notions supérieures ne pouvaient que s'aviver au foyer de leur amour, et, peu de jours après leur hyménée, Téleïa vit avec une satisfaction douloureuse qu'Evenor travaillait avec Leucippe au plan de sa maison flottante.
La pauvre dive avait sacrifié ses propres entrailles sur l'autel de l'amour divin. Elle avait connu de l'humanité cette excessive tendresse maternelle qui lui avait été envoyée d'abord dans la personne de ses enfants comme une épreuve suprême, et ensuite dans celle d'Evenor et de Leucippe, comme une suprême consolation. Mais le temps était venu où elle avait compris et accepté l'immolation de ce dernier bonheur, comme une nécessité du bonheur de ses enfants adoptifs, puisque, dans ses idées rigides et saines, leur bonheur ne pouvait être séparé de la pratique du devoir. Elle combattait donc contre elle-même, tout en combattant la tendresse que lui témoignait Leucippe, et tous ses soins tendaient désormais à lui inculquer non-seulement l'idée, mais encore l'habitude de leur séparation.
Dans cette lutte intérieure, Téleïa sentait sa vie physique diminuer rapidement, en même temps que l'enthousiasme, fruit sacré de la douleur, exaltait le principe de sa vie intellectuelle. Cachant sa souffrance et dominant ses regrets anticipés, elle souriait devant ces préparatifs de départ et parlait du retour espéré de ses enfants, en frémissant, au fond du cœur, des hasards du voyage et des dangers de la mer.
Elle ne varia pourtant point dans sa résolution de ne pas les suivre. Quand Leucippe la suppliait:
—Non, répondait-elle, Dieu n'a point permis de cette façon l'alliance des dives avec les hommes. Tout ce que je pouvais faire pour eux est accompli. Ma figure ne leur causerait que frayeur, et ma parole étrangère ne pourrait porter chez eux aucun fruit. C'est ici que je dois vous attendre pour ranimer en vous l'esprit d'amour et de foi, si, ébranlés comme je le fus moi-même par quelque grande douleur, vous revenez me demander l'assistance morale et religieuse.
Leucippe, en la voyant si pâle et si affaiblie, tremblait de ne plus la retrouver; mais Evenor lui rendait l'espoir et les idées riantes.
—Aie confiance, lui disait-il; Dieu a donné pouvoir à l'homme sur toute la terre et sur les eaux par conséquent; nous vaincrons cet élément terrible: le voyage est court; nous le ferons souvent, et si, comme je le crois, nous détruisons la frayeur que les dives inspirent aux hommes, nous viendrons chercher Téleïa pour vivre parmi eux. Songe qu'elle est jeune encore, et que, selon la loi qui présidait encore naguère à l'existence de sa race, elle doit vivre encore plus longtemps que nous.
Dès qu'Evenor eût entrepris la barque qu'il appelait sa maison flottante, il se sentit comme passionné pour cet ouvrage. Il en choisit les matériaux avec un grand soin. Que n'eût-il pas donné pour retrouver les débris de celle qui avait autrefois porté Leucippe vers ce rivage! Un jour qu'il rêvait au bord du lac d'Éden, examinant diverses combinaisons de petits ais flottants qu'il y avait lancés comme des essais de la réalisation de sa pensée, Leucippe lui dit en lui montrant une sarcelle apprivoisée qui nageait tout près d'eux:
—Regarde cet oiseau, il navigue sans effort et sans aucune science, grâce à sa forme élégante. Sa poitrine gonflée fend les ondes, et tout son corps allongé et finement arrondi semble destiné à surnager, quelque vent qui le pousse.
—J'ai déjà remarqué cela, dit Evenor, et je veux donner à mon ouvrage la forme du cygne, qui est encore plus belle. Faire flotter un corps sur la mer ne me paraît pas difficile; mais comment le dirigerons-nous? Ces oiseaux nageurs se servent de leurs pattes, et il nous faudrait faire un grand oiseau de bois qui eût aussi deux pieds palmés capables de battre les ondes. Cela n'est pas impossible, car nos bras sauraient bien mettre ces sortes de nageoires en mouvement. Ce qui me tourmente, c'est pourquoi l'homme lui-même ne nage pas comme les animaux, et il me semble que, si j'essayais, je traverserais ce lac, dont une folle méfiance m'a empêché jusqu'à ce jour d'affronter les endroits profonds.
En parlant ainsi, tout plein de sa méditation, Evenor s'élança dans les ondes bleues du lac, et, s'abandonnant à son instinct, il trouva, en peu d'instants, le système de mouvement qui devait le maintenir à la surface et lui fournir une nouvelle manière de cheminer sur un milieu sans résistance absolue. Leucippe, effrayée d'abord, n'eut pas plus tôt vu sa victoire, qu'elle s'élança à son tour et se mit à nager avec plus de souplesse encore que lui, plongeant en folâtrant comme une mouette, et se livrant à l'instinct avec la confiance d'une âme heureuse.
Ce jour-là, ces époux ingénus s'imaginèrent qu'ils n'avaient plus besoin d'une barque, et qu'ils pouvaient traverser les mers comme les hirondelles. Il leur tardait d'être au lendemain pour essayer leurs forces au sein des vagues; mais ils eurent bientôt reconnu le court trajet qu'ils pouvaient faire, et ils revinrent, se disant qu'ils n'avaient oublié qu'une chose, c'est qu'il leur eût fallu des ailes pour reposer leurs autres membres, ou pour aborder les écueils d'où le flot les repoussait avec fureur.
La construction de l'esquif fut donc reprise avec courage, et, après bien des essais, les rames furent mises en mouvement; la pirogue, svelte et légère, fut lancée par Evenor à une certaine distance du rivage. Leucippe, penchée sur les flots, le suivait des yeux, pâle et frissonnante. La dive lui cacha d'abord sa propre angoisse; mais, quand elle vit la hardiesse et l'habileté du jeune nautonier, elle revint à sa confiance fataliste.
—Cette race est faite pour tout soumettre, s'écria-t-elle avec transport, et les éléments ne peuvent rien contre elle! Va, Leucippe, va, ma fille, et ne crains rien. Monte sur cet oiseau magique, qui peut faire à votre gré le tour du monde.
Evenor ne consentit cependant à prendre Leucippe à ses côtés, dans la barque, que quand il se sentit bien maître de sa découverte. Il la perfectionna bientôt d'une manière qu'il n'avait pas prévue. Comme il avait trouvé la chaleur ardente sur cette mer sans abris, il voulut y faire une tente à Leucippe, et, à cet effet, il dressa sur des piquets adaptés à l'esquif la tendine de tissu de palmier de sa cabane. Aussitôt la brise enfla cette voile improvisée, et les époux virent qu'ils pouvaient se reposer de la fatigue de ramer.
En peu de jours, Evenor observa les effets du vent combinés avec la résistance du tissu, et il sut se servir de la voile comme il s'était servi de la rame. Dès lors, il n'eut plus de crainte pour sa compagne chérie et prit les instructions de la dive, qui lui enseigna sur quelles étoiles il devait se diriger dans le cas où la nuit les surprendrait dans leur traversée. Elle porta dans la barque les vases, les outils et les toiles de roseaux et d'écorces dont elle voulait que ses enfants pussent transmettre l'invention, et l'usage aux hommes de leur race. Leucippe cueillit les plus beaux fruits de l'Éden, Evenor lui ayant appris qu'ils étaient inconnus à sa famille et à sa tribu. Lui-même choisit la dépouille des animaux qu'il n'avait jamais vus paraître sur le plateau, et les plantes dont la graine nourrissante pouvait être acclimatée dans d'autres régions.
Munis de tous ces présents, ils reçurent la bénédiction de Téleïa, qui partageait leur confiance quant à la rapidité et à la sûreté du voyage, mais qui leur cachait l'effroi et la douleur de l'isolement où elle allait retomber. Elle affectait même de leur dire qu'elle avait besoin de quelques jours de solitude pour se recueillir après tant de préoccupations dont ils avaient été l'objet.
Elle les suivit du regard aussi longtemps que sa vue put saisir l'esquif comme un point noir sur les flots écumeux. Debout sur le rocher le plus élevé qu'elle avait pu atteindre, tant qu'elle distingua les baisers que lui envoyait Leucippe, elle agita son voile dans les airs; mais, quand la barque eut tourné les écueils de la côte et qu'elle ne vit plus rien, elle se laissa tomber sur la roche dénudée et y resta comme privée du souffle de sa vie, emporté par sa chère Leucippe.
Quand elle se releva, elle fut surprise de se trouver dans les ténèbres. Le soleil lui faisait pourtant sentir sa chaleur, et le chant des oiseaux résonnait dans les airs. Elle chercha à voir le ciel; elle n'y trouva ni soleil, ni nuages, ni étoiles; c'était une voûte sans clarté. Elle chercha à voir le sol sur lequel ses pas se dirigeaient au hasard: c'était un linceul uniforme. Elle chercha à voir ses chiens, qui hurlaient autour d'elle et la tiraient par son vêtement; elle ne les distingua pas plus que le reste. Elle passa les mains devant ses yeux et n'y sentit passer aucune ombre.
—Cela devait être, dit-elle avec la tranquillité du désespoir. Leucippe était la lumière de mes yeux. Elle soutenait mon existence; elle en était le but et la cause. A présent, dive condamnée, me voici aveugle comme ceux de ma race ont commencé et fini. Dieu, mon père, que ta volonté soit faite! Si je ne dois plus entendre la voix de Leucippe, donne-moi la lumière d'un séjour plus propice; mais si je puis encore lui être bonne à quelque chose sur la terre, laisse-moi vivre encore dans l'horreur des ténèbres.
Et la dive infortunée, guidée par ses chiens inquiets et plaintifs, se traîna le long des rochers et regagna sa grotte solitaire.