Cependant Evenor et Leucippe jugèrent prudent de remonter dans leur barque jusqu'à un îlot voisin, séparé de la tribu errante par un canal étroit et profond: de là, ils pouvaient converser avec elle et fuir facilement en cas d'hostilité.
Ils abordèrent à cet îlot ombragé par le côté opposé aux regards des exilés, et la barque, cachée dans les roseaux, ne put être examinée de trop près. Ce fut une heureuse inspiration, et l'oiseau magique, que ces hommes crédules n'avaient pas encore compris, conserva son prestige et assura l'autorité du couple divin parmi eux.
Quand les exilés, remontant aussi le rivage, furent en face de l'île, Evenor leur dit d'un ton sévère:
—Lequel de vous est Mos, qui se prétend inspiré de l'esprit et qui vous a révélé l'existence d'un pouvoir appelé le méchant, le cruel et l'implacable?
Mos s'avança, désigné et forcé par les autres à montrer son visage couvert de honte et de dépit.
—C'est moi, dit-il, qui ai vu cet esprit en rêve et qui ai reçu de lui des ordres que j'ai transmis à mes frères. Si tu es ce même esprit, revêtu d'une forme plus douce et porteur de paroles plus belles, je suis prêt à te rendre hommage. Je vois à tes armes brillantes, faites d'une matière inconnue, que tu nous apportes la guerre. Donne-nous donc à tous des armes comme celles-ci, et guide-nous au combat. Vous le voyez, ajouta-t-il en se tournant vers les exilés, vos sacrifices ont été accueillis, et voici qu'un Dieu vient à vous, non plus terrible et hideux comme il m'apparaissait dans sa colère, mais souriant et propice, tel qu'il est devenu depuis que, par nos hommages et l'offrande de mon sang, nous avons su l'apaiser.
—Mos, reprit Evenor, tu es plus rusé, dans ton délire, que je ne l'aurais imaginé. Mais détrompe-toi et hâte-toi de détromper ces hommes égarés par toi dans le rêve d'un culte impie. Ce n'est pas l'offrande du sang qui m'attire et me décide à venir à vous.
Et il ajouta en leur montrant Ops, qui était à ses côtés:
—C'est la parole douce de cet enfant, que je consens à instruire, afin qu'il devienne votre conseil et votre guide. Quant à toi, Mos, nous t'instruirons aussi, pourvu que tu le désires sincèrement et que tu reconnaisses ton erreur, car tu as été la dupe de tes songes, et l'esprit méchant que tu as révélé n'a jamais existé qu'en toi-même.
L'arrêt d'Evenor fut accepté au delà de ce qu'il avait souhaité, car les exilés, indignés contre Mos, voulurent le frapper et le chasser d'au milieu d'eux. Mais Evenor ne voulait pas inaugurer sa révélation par des actes de violence. Il commanda qu'on le laissât tranquille, et comme il avait peine à calmer leurs esprits, il leur dit:
—Je vous abandonnerai si vous ne respectez pas la vie et la liberté de cet homme, car je le mets sous la protection de la fille du ciel. Écoutez, hommes de douleurs et de ténèbres: cette femme est un être consacré par la parole divine. Elle a été élevée et instruite par un esprit supérieur, par une dive, héritière des secrets de la race illustre qui posséda la terre avant nous. J'ai été, comme elle, initié et consacré par la nation divine et par l'hyménée religieux dans le beau jardin de l'Éden, un lieu splendide où la terre est toujours fleurie et l'air toujours pur, mais qui n'est accessible aujourd'hui qu'aux élus du ciel. Respectez donc cette femme comme un gage d'alliance entre le ciel et vous; écoutez sa parole inspirée, et qu'elle-même vous dise pourquoi elle pardonne à ce coupable et vous commande de lui pardonner.
—Qu'elle parle! s'écrièrent les exilés; que la femme parle, et nous l'écouterons comme toi-même.
Alors Leucippe, faisant un effort sur sa timidité, méfiante, leur dit en désignant Mos, vaincu et atterré:
—Cet homme a subi le mal du désespoir, et s'il vous a trompés, c'est parce qu'il s'est trompé lui-même. Il a cru trouver votre salut dans sa pensée, et maintenant il voit qu'il vous eût conduits à votre perte et à la sienne; car les libres sont plus forts et mieux défendus que vous; et à présent qu'ils ont épousé des femmes, c'est par eux seuls que ces femmes doivent être gardées et protégées. Ils n'ont eu, dans le principe, d'autres droits sur elles et sur vous que celui de la force. Vous avez reconnu que ce droit était inique. Comment pourrait-il devenir légitime entre vos mains plus qu'il ne l'est dans les leurs? Est-ce par la violence que vous réparerez la violence, et par le mal que vous détruirez le mal? Cessez donc d'être jaloux de la possession de ces femmes qui sont devenues impures, si elles ont cédé sans rougir à la brutalité de vos aînés, et qui le seraient encore plus si elles cédaient maintenant à la vôtre. Ce n'est pas dans le sang et dans la fureur que Dieu consent à bénir l'amour: c'est dans l'innocence et dans la liberté des âmes. Songez donc à retourner dans la tribu de vos pères et à leur demander le pardon de votre fuite et la bénédiction de vos mariages. Les vierges pures sont restées auprès d'eux. D'autres ont eu la sagesse et la fierté d'y retourner, aimant mieux vivre sans époux et sans enfants que sans respect et sans amour. Allez donc faire oublier votre folie. Lavez sur vos corps ce sang des animaux dont vous êtes couverts, et que vos mains se dessèchent plutôt que de jamais verser le sang humain. Renversez votre autel impie, et consacrez-le par un nouveau culte avant de l'abandonner, afin que, si vos enfants se répandent de nouveau quelque jour dans ces forêts sauvages, ils puissent dire: «C'est là que nos pères ont été réconciliés avec le ciel.»
La parole d'Evenor avait été recueillie avec soumission, celle de Leucippe le fut avec enthousiasme. Sa beauté exerçait un prestige irrésistible, et malgré l'égarement de ces hommes elle dominait leurs instincts par la céleste chasteté qui émanait de son regard et de son attitude. Bien qu'Evenor, répugnant au mensonge, leur eût dit qu'elle appartenait à leur race, ils voyaient en elle un esprit si réellement supérieur à eux, qu'ils se sentaient forcés au respect et même à la crainte. Mos lui-même, quoique dépossédé de son influence, était ému, et son exaltation changeait de but et de nature.
—Fille du ciel, dit-il en se prosternant devant Leucippe, nous sommes prêts à t'obéir, car pour que tu nous commandes de repasser ce fleuve qui nous sépare de la tribu des anciens, il faut que tu aies le secret merveilleux de détourner ses eaux ou d'arrêter sa course; à moins que le cygne divin ne consente à nous porter sur son dos jusqu'à l'autre rive!
—Le cygne obéit aux hommes de bonne foi et de bonne volonté, répondit Evenor; mais avant que je lui commande de vous prêter son secours, je veux connaître davantage vos bonnes résolutions. Nous ne consentirons pas à conduire à la tribu de vos pères des fils indociles et grossiers, toujours prêts à croire aux prodiges et ne comprenant les lois de l'esprit que par des preuves matérielles. Recueillez-vous donc et priez. Priez celui que vous ne connaissez point de se faire connaître, non pas à vos yeux, qui ne le contempleront jamais que dans ses œuvres, mais à vos cœurs, qui peuvent devenir dignes de le comprendre. Nous descendrons demain parmi vous, et, si nous vous retrouvons fidèles à nos enseignements, bientôt nous vous guiderons nous-mêmes vers vos familles délaissées.
Les exilés étaient si consolés et si ravis, qu'ils promirent tout ce qu'Evenor souhaitait. Il exigea d'eux qu'ils iraient sur l'heure renverser leur autel ou le préparer pour un nouveau culte.
—Faites, leur dit-il, ce que votre esprit vous conseillera pour une cérémonie agréable au vrai Dieu: c'est à vos préparatifs que nous connaîtrons si votre régénération peut être accomplie par nous.
La tribu errante s'éloigna donc du rivage. Evenor et Leucippe allèrent passer le reste du jour sur la rive opposée avec le jeune Ops, qu'ils commencèrent à instruire et qu'ils trouvèrent docile à l'inspiration et porté à l'étude des choses divines. Le lendemain, avant le jour, ils abordèrent du côté de la tribu, et, guidés par Ops, ils virent l'autel barbare où Mos avait institué son culte diabolique. Ils le trouvèrent paré de branches et de fleurs; les ossements des victimes avaient disparu, et bientôt on entendit les fanfares des exilés, qui s'essayaient sur leurs trompes à des accents joyeux en s'appelant les uns les autres. Leucippe dit alors à son époux:
—Il faut à ces hommes des signes extérieurs et des cérémonies religieuses. La dive Téleïa n'a pas voulu nous enseigner son culte. Elle nous a dit de demander à notre cœur les formules d'adoration qui conviennent à notre nature. Prions donc pour que Dieu nous inspire celles qui nous mettront en rapport avec la simplicité de ces hommes avides de s'éclairer. Vois comme ils ont déjà compris, par l'emploi de ces fleurs, que la grâce et la beauté de la nature sont les ornements du vêtement de l'éternel créateur!
Evenor et Leucippe montèrent au faîte de l'autel pour l'examiner, mais bientôt ils se virent entourés par les exilés pleins de ferveur, qui leur demandaient, en tendant les mains vers eux, d'offrir pour eux le sacrifice au Dieu inconnu dont ils devaient révéler le mystère.
Mos vint le dernier. Après quelques hésitations, il avait résolu, autant par conviction que par un secret besoin de conserver son initiative, de profiter ardemment de la lumière nouvelle. Il s'adressa donc à Leucippe et lui dit:
—Fille du ciel, tu ordonnes sans doute que je monte avec toi sur l'autel pour t'aider à le consacrer. Voici que je t'apporte les offrandes: deux colombes, symbole de douceur, et dont le sang pur ne peut qu'être agréable à la divinité que tu sers.
Evenor, se baissant, prit les colombes et les présenta en souriant à Leucippe, qui les tint dans ses blanches mains contre sa poitrine.
—Mos, dit-elle, je vois que tu t'es efforcé de méditer nos paroles; mais tu ne les as pas encore comprises, et tu n'es pas encore assez purifié toi-même pour venir avec nous purifier l'autel. Tu persistes à croire que notre Dieu veut du sang et qu'il se plaît aux convulsions de l'agonie de ses créatures. Sache le contraire: la moindre de ses créatures lui est précieuse, et c'est un crime de l'immoler sans nécessité. Mais je ne méprise point ton offrande, et voici comment il faut la rendre agréable à Dieu.
En parlant ainsi, Leucippe éleva ses mains vers le ciel, et, en les ouvrant, elle laissa envoler les deux colombes.
—Comprenez le sens de cette action, dit Evenor aux exilés muets d'étonnement. Les animaux de la terre vous ont été donnés pour vos besoins, et non pour des jeux cruels et des symboles meurtriers. Si vous croyez que le ciel exige de vous des sacrifices, vous avez raison. Il veut celui de vos instincts farouches, de votre orgueil et de vos ressentiments. Ce que vous représentez dans vos fêtes religieuses doit n'être que l'expression figurée de votre soumission et des instincts généreux qu'il réclame de vous. Offrez-lui donc, non la mort et l'oppression d'aucun être, mais la liberté et la vie, qui sont l'expression passagère de son action incessante dans l'univers.
Evenor et Leucippe, se voyant écoutés avec émotion, commencèrent alors, tour à tour, à instruire leurs frères. Ils leur révélèrent ce qu'ils savaient de la nature de Dieu, de son unité et de sa loi d'amour et de bonté étendue à tous les mondes de l'infini et à toutes les créatures, selon la mesure de leurs besoins relatifs; aux substances animées, les conditions de la vie physique; aux substances intelligentes, les conditions de la vie morale; aux plantes et aux animaux, l'air, le soleil et la terre nourricière pour s'alimenter et se reproduire; aux hommes, tous ces biens sentis et appréciés par une notion supérieure, pour s'alimenter et se reproduire dans le sens matériel et divin.
Ils leur révélèrent aussi, à mesure qu'ils se virent de mieux en mieux compris, la vie éternelle des âmes, les expiations et les récompenses dans le présent et dans l'avenir; l'amour des sexes, basé sur le dévouement et incompatible avec l'oppression d'un sexe par l'autre; l'amour fraternel, basé sur le respect du bonheur d'autrui et du dévouement à toute la race, considérée comme famille mère de toutes les familles particulières; enfin tout ce que la dive leur avait enseigné, et qu'ils surent mettre à la portée de ces enfants adultes, par de poétiques symboles et d'ingénieux apologues.
Après ces communications solennelles, les deux époux virent qu'ils n'avaient plus rien à craindre de ces hommes, et Evenor, voulant se faire connaître à eux, leur dit son nom. Alors le jeune Ops, se jetant dans ses bras:
—O mon frère, s'écria-t-il, ne te souviens-tu donc pas de moi? de moi qui, malgré mon jeune âge, avais gardé la mémoire de tes traits et m'imaginais te reconnaître sous ceux de quelque divinité? Hélas! j'ose à peine te regarder; car, après les larmes que ta fuite a causées à notre mère, je suis cent fois plus coupable qu'un autre de l'avoir quittée aussi.
—Sois pardonné, ô mon frère! répondit Evenor en le serrant dans ses bras, puisque nous allons porter à ceux qui nous ont donné le jour la consolation et la joie. J'ai le droit de te promettre ce pardon de leur part, car ce n'est pas ma volonté qui m'a éloigné d'eux si longtemps.
C'est alors qu'Evenor raconta son histoire et donna une nouvelle autorité à son enseignement en révélant l'histoire des dives. Il passa ensuite quelque temps avec Leucippe parmi les exilés. Car, malgré l'impatience qu'il éprouvait de revoir ses parents, il n'osait transporter ces fils coupables sur l'autre rive avant de les avoir ramenés à la vie d'innocence avec ces notions de morale et de religion sans lesquelles l'innocence ne pouvait plus suffire à la famille humaine. Les exilés acceptaient sa parole avec ardeur. La beauté idéale du couple divin, sa douceur dans la supériorité et sa sagesse dans l'enthousiasme, eussent suffi à dominer ces âmes neuves, quand même la science venue des dives n'eût pas revêtu un caractère merveilleux et un attrait invincible pour l'imagination.
Enfin le moment vint où la barque put transporter, par petits groupes, les exilés à l'autre bord. Evenor, leur ayant fait examiner et comprendre cette invention de l'industrie humaine, l'amarra fortement dans un endroit convenable; puis on quitta le fleuve et on commença bientôt à remonter les versants du plateau, en évitant de s'approcher du village des libres, dont on craignait les insultes. Evenor, s'étant fait indiquer la position de cet établissement, dirigea sa troupe par le raisonnement et par l'orientation, et, en peu de jours, il revit les cabanes de sa tribu.
Le départ des hommes nouveaux avait changé l'existence des hommes anciens. Plus de la moitié des familles s'étant trouvées tout à coup privées de leurs membres les plus actifs et les plus énergiques, l'ancienne tendance à l'apathie avait repris son empire. A la douleur des mères avait succédé un redoublement d'amour pour les jeunes enfants; mais, en même temps, une vive crainte de les voir bientôt s'affranchir du joug de l'habitude, pour se créer une existence à part, avait instinctivement contribué à entraver leur développement naturel. Les jeunes vierges qui avaient fui et qui étaient revenues étaient punies et de leur départ et de leur retour. On les avait accueillies avec joie, mais on ne savait pas leur tenir assez de compte d'une faute rachetée par le repentir et fièrement expiée par le célibat, car les jeunes hommes restés dans la tribu leur avaient préféré celles de leurs compagnes qui ne l'avaient pas quittée; et leur existence était mélancolique, leur attitude chagrine et hautaine. Les jeunes parents se sentaient entraînés vers la nonchalance, lassitude de l'âme qui s'empare d'autant plus aisément de l'homme qu'il a moins réfléchi et moins souffert: l'inexpérience a peu de force pour combattre. Les vieillards s'étaient sentis sollicités par l'égoïsme, du moment où une notable portion de leur famille, et par conséquent de leur âme, s'était séparée d'eux. Les nouveaux époux, comparant leur sort avec celui des filles vierges privées d'avenir, et des absents privés de femmes, se disaient naïvement: «Nous avons bien fait de rester ici et de ne nous laisser aller à aucune nouveauté. Les autres sont à plaindre!» Et en disant cela, ils ne songeaient pas à les plaindre réellement. Enfin, dans la tribu mère la virtualité humaine rétrogradait par suite du trop rapide essor qu'elle avait voulu prendre dans les tribus nouvelles.
Une seule femme avait gardé l'énergie de son cœur: c'était Aïs, la mère d'Evenor. La première parmi celles de sa race, elle avait souffert et elle avait agi. Pendant des années, elle avait pleuré et cherché son enfant. La fuite de son second fils avait ravivé ses douleurs, et elle avait essayé aussi de retrouver celui-là. Elle avait couru après lui, elle avait essayé de franchir le fleuve, elle avait failli y périr. Elle y était retournée déjà deux fois, et elle s'était promis d'y retourner jusqu'à ce qu'elle pût le traverser.
Quand la caravane des exilés parut dans la plaine, aux rouges clartés du soir, il y eut un cri de surprise dans la tribu. Ce fut une des filles vierges qui l'aperçut la première et qui s'écria:
—Voici ceux qui ont voulu nous commander et qui, las de vivre sans nous, reviennent maintenant nous parler avec douceur. Mais, si vous m'en croyez, nous n'irons point avec eux une autre fois, et nous les obligerons de demeurer ici avec nous.
Quelques-unes se réjouirent, d'autres s'effrayèrent.
—Peut-être, disaient-elles, le méchant Sath est-il à leur tête, et ferions-nous bien de nous cacher, pour qu'on ne nous emmène pas malgré nous.
Mais il y en eut qui, ne pouvant tenir à leur curiosité ou à l'impatience d'assurer leur union retardée, coururent ingénument, quoique tremblantes, à la rencontre des arrivants.
Cependant une femme les devança, une femme encore belle et agile, quoique ses cheveux eussent prématurément blanchi et qu'elle eût affronté de grandes fatigues. C'était Aïs, qui n'avait jamais passé un jour sans promener, par une douloureuse habitude mêlée d'espoir, ses regards inquiets sur la plaine, avant de rentrer dans sa cabane. Dès qu'elle avait vu paraître la tribu voyageuse, elle s'était élancée, et la voilà qui courait au-devant d'Evenor, comme si elle eût été assurée de son approche.
Comme un berger qui ramène son troupeau vers le bercail, Evenor marchait le premier, prêtant l'appui de son épaule et de son bras à sa chère Leucippe, un peu fatiguée et penchée sur lui.
Dès qu'il vit accourir sa mère, il la reconnut, non pas à ses traits, qui avaient changé et qu'il se rappelait faiblement, mais à l'émotion qu'elle laissait paraître et à celle qu'il éprouvait lui-même; et avant qu'Ops, qui marchait à ses côtés, lui eût dit: «C'est elle!» il s'était écrié en entraînant Leucippe à sa rencontre:
—La voilà!
Aïs cherchait des yeux son jeune fils, et, dès qu'elle le vit, elle ne vit plus que lui. Elle croyait qu'Evenor n'était plus et elle ne pouvait pas compter sur une double joie; mais, dès qu'elle tint Ops serré contre sa poitrine, elle leva les yeux sur le beau couple qui réclamait ses caresses, et, saisie d'admiration et de respect, elle dit:
—Voici deux envoyés du ciel qui me ramènent mon fils; qu'ils soient bénis!
Aïs avait trouvé en elle-même la notion de Dieu, sans autre révélation que celle de la douleur.
—O ma mère, dit Evenor, tu as deviné le ciel, et voilà qu'il nous réunit parce que tu n'as pas douté!
Aïs tomba sur ses genoux, et, dans une sorte de délire, elle embrassa la terre, disant:
—O heureux ceux qui naissent et ceux qui demeurent ici-bas, puisque des enfants leur sont donnés!
Puis elle contempla Evenor avec ivresse et Leucippe avec adoration; et elle ne pouvait ni leur parler ni les écouter. Elle questionnait Ops sur leur compte, comme si elle les eût pris pour les images d'un rêve, et elle n'entendait aucune réponse. Elle parlait au hasard et disait des mots qu'elle n'entendait pas elle-même. Puis tout à coup elle les quitta pour aller chercher son mari et ses filles, qui approchaient plus lentement, et, voulant leur dire quelle joie leur arrivait, elle ne put que pleurer.
Pendant qu'Evenor savourait les caresses et les transports de sa famille, les exilés n'étaient pas accueillis par les leurs avec une joie sans mélange. Leur maigreur et leur pâleur, que l'on ne s'expliquait point, car, dans cette heureuse région, nul n'avait jamais souffert de la faim et de la fatigue, inspiraient une sorte de crainte, et leurs mères elles-mêmes hésitaient à les reconnaître. Les vieillards s'inquiétaient davantage de leur aspect et se disaient tout bas entre eux: «Voici du trouble et des agitations qui nous avaient quittés et qui nous reviennent, quand on commençait à oublier le mal et la peine.»
Evenor vit bien que ces enfants prodigues ne savaient pas expliquer leur repentir, et qu'il fallait les aider à reconquérir l'amour de leurs parents. Il parla en leur nom; il raconta, non pas tous leurs égarements, mais toutes leurs douleurs; et Leucippe, parlant à son tour, acheva d'attendrir les cœurs et de ramener la confiance.
Dans sa propre tribu, malgré sa longue absence et les lumières qu'il y avait puisées, Evenor n'inspira cependant pas l'enthousiasme qui l'avait accueilli chez les exilés. Les imaginations étaient plus froides et l'abondance des biens de la vie ne prédispose pas aux affections exaltées. Excepté dans le cœur de son père et de sa mère, il ne rencontra chez personne une docilité aussi soudaine que celle qui s'était offerte à ses enseignements dans la forêt des sacrifices.
Sans Leucippe, il est à croire qu'il n'eût acquis aucune influence chez les anciens, enclins, comme tous les hommes sédentaires et satisfaits, à nier ce qu'ils n'avaient pas éprouvé! Mais Leucippe, d'origine inconnue, Leucippe, plus dive que femme par sa beauté particulière, par le don du chant et par le don du langage élevé et attendri par son ignorance même des réalités de la vie pratique telles que les hommes l'entendaient, Leucippe, enfin, traitée par Evenor avec une adoration respectueuse dont les hommes n'avaient aucune idée dans leurs faciles rapports avec leurs compagnes, revêtit subitement à leurs yeux un caractère exceptionnel; et quand, pour la première fois, Evenor leur parla des choses divines, ils voulurent adorer Leucippe comme une divinité.
—Ne nous trompe pas, disaient-ils: ta Leucippe n'est point de la même nature que nous. Elle connaît les secrets du ciel et elle n'est pas née comme toi d'un homme et d'une femme, mais de cette écume des eaux où tu dis qu'une géante l'a trouvée.
Il fallut bien des jours avant que la révélation de Téleïa fût acceptée et comprise d'une partie de la tribu sédentaire. Cette notion se répandit plus facilement dans la jeunesse que chez les esprits refroidis par l'âge. Elle était d'ailleurs présentée avec trop d'élévation et de candeur pour s'emparer d'une situation tranquille et d'une ignorance paresseuse. Si Leucippe eût voulu exploiter le prestige qu'elle exerçait; si elle eût consenti à personnifier la puissance suprême et à s'attribuer le don des miracles, elle eût pu en faire; mais sa modestie repoussait toute imposture, et quand on vit qu'elle ne procédait que par la vérité, on retomba dans l'indifférence.