Une nuit, saisis de terreur, les opprimés se séparèrent de la tribu nouvelle et s'enfuirent dans la forêt jusqu'au bord de la mer. Depuis ce jour, ils prirent le nom d'exilés.
Ils s'étaient imaginé que les libres (c'est ainsi qu'ils appelèrent leurs frères oppresseurs) voulaient les faire tous périr par surprise, et, que cette crainte fût fondée ou imaginaire, ils résolurent de leur côté de prévenir ce forfait par un forfait semblable. En proie à une grande exaltation, l'un d'eux, qui se nommait Mos, leur parla ainsi dans la nouvelle retraite où ils s'étaient réfugiés:
—Il y a longtemps qu'on parlé de puissances qui sont dans la terre et au-dessus de la terre, dans les flots en fureur, dans les roches stériles et menaçantes, dans les vents, dans les nuages et dans la foudre. Et nous voyons bien que ces puissances existent et sont redoutables; mais il en est une plus méchante et plus perfide, c'est celle de certains hommes, nos vrais ennemis; nos vrais fléaux sont là-haut dans ce village qu'ils appellent la porte du ciel et qui a été pour nous la porte du malheur.
«Écoutez un rêve que j'ai fait plus d'une fois. Je voyais un être affreux qui ressemblait à un homme, mais qui courait comme une chèvre et mordait comme un loup. On ne pouvait le regarder sans frayeur, et il disait: «C'est moi qui suis le cruel, le vindicatif, le feu, le tonnerre et la grêle. C'est moi qui ai rendu méchants les hommes libres et qui rendrai malheureux leurs frères exilés. Je m'appelle le laid et le mal. Je suis plus fort que tous les hommes réunis, et ils ne peuvent rien contre moi.»
«Alors, moi, dans mon rêve, j'eus peur de lui et je lui demandai ce qu'il fallait faire pour l'apaiser. «Il faut me servir, répondit-il; il faut me rendre des honneurs plus grands que ceux que vous avez rendus à votre aïeul dans la tombe et à l'orgueilleux Sath, vainqueur dans les jeux. Il faut me nourrir, car j'ai toujours faim et soif, et les hommes ne m'ont encore presque rien donné.» Et comme je lui demandais quelle nourriture il voulait… il m'a répondu un seul mot: «Du sang!»
Le discours de Mos fit passer un frisson dans tous les cœurs, et son rêve prit à l'instant le caractère d'une réalité dans ces esprits en délire. Le méchant, cet être horrible et mystérieux qu'il avait cru voir et entendre, se dessina devant eux comme une hallucination contagieuse, et cette terreur fantastique les saisit tellement, qu'ils se jetèrent tous la face contre terre pour ne pas le voir.
Puis, se relevant et s'interrogeant confusément les uns les autres, ils se demandèrent à quels moyens on aurait recours pour se rendre favorable cette puissance ennemie et pour la décider à tourner sa rage contre les libres.
Telle fut l'apparition de la première pensée religieuse chez les hommes réunis par la haine: pensée sombre et délirante, qui ne pouvait faire éclore que la notion du péché et inaugurer que la croyance à un génie malfaisant, rival du Dieu bon. Plus tard, ce génie fut appelé Arimane, Satan ou le diable. Quelle que soit l'origine de cette personnification, elle n'a pu apparaître qu'à des hommes privés de la notion du vrai Dieu.
Mos prit encore la parole:
—Il a demandé du sang, dit-il; nous lui donnerons celui de nos méchants frères. Mais nous ne sommes pas encore prêts à marcher contre eux, et il faut apaiser la faim de ce vorace qui crie toujours après moi dans l'horreur des nuits. Donnons-lui ces animaux qui nous ont suivis et dont la docilité nous permet de faire une large hécatombe. Dressons une table aussi grande que la butte de pierres et de terre qui a été entassée sur la dépouille de notre aïeul, et couvrons-la de chairs sanglantes. Nous verrons peut-être arriver celui que nous invoquons, et nous pourrons lui parler et le décider à être pour nous.
Aussitôt ces infortunés se mirent à rouler les rochers et à amonceler les terres, et ils bâtirent ainsi un autel monstrueux sur lequel, rassemblant le troupeau qui les avait suivis, ils l'égorgèrent avec leurs épieux, en poussant des cris frénétiques, comme pour couvrir les rugissements et les plaintes de ces bêtes innocentes qui se débattaient dans les affres de la mort.
Quand le sacrifice fut consommé, on attendit en vain l'apparition redoutable. Aucun monstre ne se présenta pour lécher le sang des victimes, et on commença à injurier et à menacer Mos, en lui disant:
—Tu nous avais promis un appui et il ne vient pas. Tu nous as fait sacrifier des animaux inoffensifs qui nous seraient devenus utiles dans ce désert, et nous ne retirons aucun bien de notre folie. Tu nous as trompés, et tu mériterais de périr pour que l'on vît si ton propre sang attire celui que tu as annoncé.
Mos avait été de bonne foi dans son délire. Quand il vit ses jours en danger, il se fit imposteur et déclara que le méchant viendrait pour lui seul. On le laissa seul toute la nuit, au milieu des ténèbres et couché sur les entrailles fumantes des victimes. Là, pénétré d'horreur et d'épouvante, il eut une vision sans sommeil, une vision qui acheva d'égarer son esprit et qu'il raconta le lendemain, augmentée de ce que son imagination, toujours plus troublée, lui faisait prendre pour un souvenir. Le méchant était venu et il s'était repu de sang; après quoi, il avait dit: «Mangez ces chairs, elles sont à vous. Je suis content de ce que vous avez fait pour moi; mais apprenez que je vis dans la foudre, au-dessus des nuages. C'est ce qui fait qu'à moins qu'il ne me plaise de me montrer, vous ne me voyez point. Apprenez aussi que je me nourris surtout de la fumée des sacrifices, et que je veux être appelé l'implacable, c'est-à-dire la force qui tue les forts et la vengeance qui enivre les faibles. Vous apprendrez à vos enfants à me craindre, et, d'âge en âge, je resterai avec votre race, car je suis celui qui ne meurt point.»
Et, à ce discours qu'il croyait avoir entendu, Mos ajouta une imposture volontaire pour se préserver des dangers attachés à toute révélation bonne ou mauvaise.
—L'implacable a dit encore: «Apprends que je suis Esprit, c'est-à-dire que je garde mon apparence et ma volonté quand je veux me dépouiller de mon corps, et que les hommes ne peuvent me détruire. Dis-leur que je te choisis pour leur enseigner ma nature et ma science, et que celui qui te frappera sera frappé par mon invisible main, grande comme le monde et forte comme la mer.»
—S'il en est ainsi, répondit la tribu errante, fixons notre séjour non loin de cet autel qui nous est propice; mais ne bâtissons aucune demeure, car nos ennemis viendraient sans doute nous déposséder. Vivons à l'ombre de cette forêt jusqu'à ce que nous puissions fondre sur eux et à notre tour les déposséder de leurs maisons et de leurs femmes.
Le lieu où ils se trouvaient était d'une tristesse navrante. C'était à l'embouchure de ce même fleuve qu'ils avaient traversé pour s'éloigner et se séparer de l'ancienne tribu, et qui, aux approches de la mer, refoulé sur les sables accumulés par ses propres flots, se répandait en marais immenses sur la côte unie et plate comme un lac. Ces marais, sans profondeur, étaient couverts, en beaucoup d'endroits, d'une végétation abondante, mais inféconde pour l'homme. En compensation, de nombreux troupeaux de buffles erraient et se multipliaient dans les îlots de cette maremme. Enfoncés dans la vase jusqu'aux épaules, la tête cachée sous les roseaux, au milieu des arbres morts et des arbres vivants jetés pêle-mêle sur ces terrains sans cesse dévastés et sans cesse renouvelés, ils soutenaient de furieux combats contre les loups que leur présence attirait et parquait, pour ainsi dire, dans ce désert, jusque-là vierge de pas humains.
Les exilés eurent donc à les poursuivre dans des lieux presque inaccessibles, pour s'approprier leur chair, leurs dépouilles dont ils apprirent, sans le secours des femmes, à se faire des vêtements et des courroies, et leurs cornes dont ils se firent des armes et des outils. Mais en ce lieu, la chasse devint périlleuse, car les buffles apprirent non-seulement à se défendre, mais à attaquer, et leurs cadavres n'étaient pas plus tôt au pouvoir de l'homme, qu'ils attiraient les animaux carnassiers, et qu'il fallait veiller sans cesse, pour préserver non-seulement le butin, mais encore les hommes sans abri pour leur sommeil.
Ces dangers furent d'autant plus grands que l'on s'était dispersé sous l'empire d'un sentiment de farouche égoïsme, chacun voulant garder pour lui seul le rare butin des premiers jours. La crainte de manquer, la difficulté de vivre, la misère, en un mot, avait inauguré le règne du mal, plus encore que le sombre enthousiasme et les rêveries fanatiques de Mos.
Cependant quelques-uns étaient restés autour de celui-ci, et, partageant sa croyance, ils ne cessaient d'offrir à l'esprit du mal leurs sacrifices et leurs invocations. La fièvre du merveilleux leur fit inventer diverses pratiques d'un culte lugubre. Faisant des instruments de la corne des animaux, ils remplissaient les échos de la forêt du gémissement de ces trompes funèbres, et, tout à coup, transportés d'une fureur sans but, enivrés de la puanteur des viandes grillées, ils figuraient, par des bonds sauvages et convulsifs, des danses sacrées autour de leurs bûchers. Ces tristes fêtes attirèrent les autres exilés, et l'on se réunit de nouveau sous l'attrait d'un culte extatique, formé de cérémonies violentes et d'émotions forcenées.
Un jour qu'ils étaient ainsi rassemblés, Mos, qui s'était institué, avec l'assentiment de ses partisans, sacrificateur suprême et oracle inspiré, leur parla ainsi:
—Le moment est venu où votre haine, votre audace et vos forces sont mûres pour le combat. C'est assez lutter contre les bêtes sauvages, contre la faim, l'horreur des bois et l'isolement. C'est contre nos frères ingrats qu'il faut lutter maintenant. Ils nous croient sans doute dévorés par la mer ou anéantis par la souffrance. Ils ne se méfient plus de nous, car ils n'ont point songé à nous poursuivre et, depuis que nous sommes ici, les vents du ciel ont effacé la trace de nos pas. Soyons donc prêts à partir à l'aube prochaine. Armons-nous des massues et des épieux les plus meurtriers. Nous marcherons tout le jour en nous tenant cachés dans cette zone de forêts dont le village des libres marque la limite, à la première élévation du plateau. Nous y arriverons à l'heure de la nuit où leur sommeil, appesanti par la nourriture et la volupté, nous en livrera plusieurs sans défense. Les autres, surpris et éperdus, se défendront mal. Cependant soyons préparés à la résistance désespérée de quelques-uns. Je me charge, moi, du terrible Sath, car l'implacable esprit m'a parlé dans mon sommeil et il m'a dit: «Marche, je te donne sa vie.»
Des clameurs d'une joie furieuse accueillirent cette espérance. On se prépara, et, après avoir pris du repos, on se réunit au bord de la plus large bouche du fleuve, dont le cours traçait la route que l'on devait suivre; mais aux approches du jour, ces hommes sans noble passion et, sans véritable courage se sentirent faibles et demandèrent à leur chef le gage de ses promesses de victoire. Mos n'en avait pas d'autre à invoquer que l'exaltation soutenue qui faisait de lui un fanatique plus persévérant et plus dangereux que les autres. Pressé et menacé de nouveau, et ne sachant trouver de refuge contre le péril que dans sa croyance au mal, il rendit un oracle monstrueux.
—Offrez à l'esprit, dit-il, un sacrifice plus précieux que le sang des brutes: donnez-lui du sang humain. C'est pour répandre celui de vos méchants frères que vous êtes armés, et l'esprit doute que vous ne reculiez pas devant une puérile horreur du sang fraternel. Répandez donc ici une offrande du vôtre pour vous aguerrir contre la lâcheté de votre nature et pour cimenter votre alliance avec l'esprit sans pitié.
En parlant ainsi, Mos se frappa lui-même légèrement de son arme et quelques gouttes de son sang rougirent sa poitrine. Ce spectacle étonna et apaisa ses compagnons et le préserva des coups qui le menaçaient. Ils hésitaient à suivre son exemple, lorsque le plus jeune de tous, qui s'appelait Ops, entraîné par un enthousiasme étrange, s'avança au milieu d'eux et dit:
—Ces jours sont ceux des choses nouvelles, et Mos nous a appris que ce que l'on voit et ce que l'on touche n'est pas tout ce qui est. Je le crois, car je sens en moi des transports de douleur et de joie qui ne me viennent pas de moi-même, ni d'aucun homme que je connaisse, ni d'aucune chose qui me trouble ou me charme. Je sens qu'il y a un esprit qui parle à quelque chose de moi qui n'est pas mon corps tout seul. Peut-être sommes-nous tous des esprits inférieurs commandés par un esprit plus grand et plus fort que nous.
—Tu l'as dit, s'écria Mos, surpris d'une révélation qui ne lui était pas venue, ou qu'il n'eût pas su formuler, nous avons tous un esprit inférieur qui entre et sort de notre corps, selon que l'esprit supérieur l'envoie ou le rappelle.
—Je ne sais rien de ce que tu expliques maintenant, reprit Ops avec candeur, car il me semblait que j'étais à la fois le corps et l'esprit tourmentés ou ranimés par le grand esprit sans nom à toutes les heures de ma vie. Quoi qu'il en soit, cet esprit n'est pas ce que tu nous as dit. Il est bon et ne demande pas de sang, car sa forme est agréable à voir; sa figure est celle d'une belle fille, et sa voix est une musique plus douce que le chant des oiseaux. Moi aussi, je l'ai vu en rêve, et il m'a dit: «Donne-moi ton amour et ta volonté: je ne veux pas d'autre sacrifice.»
Et comme les exilés écoutaient et commentaient avec irrésolution, en eux-mêmes, les paroles du jeune homme, celui-ci, dont la physionomie était plus douce et l'œil plus rêveur qu'aucun des hommes nés depuis Evenor, regarda le premier sourire du crépuscule qui argentait le cours paresseux du fleuve, et, joignant les mains dans une sorte de ravissement extatique, il s'écria:
—J'ai bien parlé! J'ai parlé comme il m'était commandé, car le voici qui se montre à moi, et si vos yeux ne sont pas obscurcis par le mensonge, vous pouvez le voir aussi bien que je le vois: là sur les eaux, debout sur un cygne brun, plus grand que tous ceux que produit la terre. Voyez! voyez s'il n'est pas tel que je vous ai dit! Sa figure est celle d'une fille plus belle que toutes les filles qui naissent parmi nous, et sa voix chante mieux que le rossignol dans les nuits de printemps.
Ops s'élança vers le rivage; tous le suivirent, tous regardèrent, tous virent et entendirent ce qu'il annonçait: un cygne brun gigantesque, aux ailes blanches doucement gonflées, portant sur son dos une femme d'une beauté angélique, vêtue d'un brillant tissu d'amiante et d'une chlamyde de peau de panthère tachetée. Sa longue chevelure flottait à la brise matinale avec les bandelettes étoilées d'or et d'argent qui en séparaient les longs anneaux naturellement bouclés; et sa douce voix murmurait un chant mystérieux dans une langue inconnue aux hommes.
Mais, à son tour, celle qu'ils prenaient pour une divinité et qui, relativement à eux, pouvait être appelée ainsi, les vit et les entendit. Elle cessa de chanter l'hymne sacré des dives qui lui avait été enseigné et dont elle saluait l'heure matinale du départ, comme pour bénir ou consacrer chaque journée de son aventureux voyage. Effrayée à l'aspect de ces hommes farouches, hérissés, laids et souillés comme tous ceux qui vivent loin du regard des femmes, elle quitta la proue de la barque et se réfugiant auprès de son époux, assis au gouvernail et jusque-là caché aux exilés par le déploiement des voiles:
—Evenor, lui dit-elle, cesse de nous diriger sur ce rivage; tu t'es trompé: cette rivière ne nous a pas donné l'entrée de la terre des hommes, car ceux que je viens de voir sont des êtres qui ne te ressemblent pas.
Evenor se pencha et vit les hommes de sa race; Il douta un instant, et, cessant de ramer:
—Ce ne sont point là les hommes de ma tribu, dit-il; ils sont d'un aspect moins doux et ne paraissent point heureux; pourtant ce sont des hommes, ma chère Leucippe, et notre mission s'étend à tous ceux qui ont le don de la parole.
L'hésitation de ce qu'ils appelaient le cygne brun changea en cris de détresse la muette stupeur des exilés. Persuadés que les esprits sortis du sein de l'onde venaient à leur secours, ils les attendaient avec un mélange de crainte et d'admiration; mais quand ils crurent que le cygne, arrêté sur les flots, allait s'envoler ou plonger sans toucher leur rivage, ils se jetèrent à genoux, étendirent les mains et, suppliants, invoquèrent la protection des génies de l'eau.
—Tu le vois, dit Evenor à Leucippe, ils nous appellent et nous reconnaissent pour des êtres de leur espèce. Ils parlent, par conséquent ils pensent et, par là, ils sont nos frères. Cesse donc de les craindre et permets-moi d'approcher pour les interroger sur mes parents.
—Leurs cris m'épouvantent, dit Leucippe. Leur apparence me répugne. Je ne vois point de femmes parmi eux, à moins que ce ne soit celui-ci qui vient à nous en s'enfonçant dans l'eau jusqu'à la poitrine et dont la figure paraît plus douce que celle des autres. Approchons-nous, car je vois qu'il ne sait point nager, non plus que les autres qui le suivent en tremblant. Laissons-le monter sur notre cygne (Leucippe elle-même appelait ainsi la barque, ouvrage d'Evenor) et sachons ce qu'ils nous crient, sachons ce que nous avons à craindre ou à espérer de leur rencontre.
Evenor céda au désir de Leucippe. Il tendit une de ses rames au jeune Ops, qui s'efforçait de l'atteindre et qui, aidé par lui, monta sur le cygne. Les autres, encouragés par son exemple, l'eussent suivi au risque de faire sombrer la légère embarcation; mais Evenor l'éloigna d'eux rapidement, tandis que Leucippe, se levant de nouveau à la proue et les repoussant d'un geste plein d'autorité, les remplit d'une terreur superstitieuse. Ils regagnèrent la rive, regardant et parlant tous avec agitation. De ce moment, Mos ne fut plus pour eux qu'un faux prêtre, adorateur d'un faux Dieu. Le véritable esprit, c'était le cygne; l'homme et la femme qu'il portait étaient ses oracles, et Ops, qui l'avait annoncé et que l'on voyait seul accueilli par lui, était l'élu du ciel et le prophète de la tribu errante.
Ce n'était point par l'effet d'une divination supérieure que ce jeune homme avait révélé l'apparition qui tout à coup venait confirmer sa parole. La nuit précédente, couché seul sur le sable de la mer, il eût pu voir, à la clarté des étoiles, le cygne cingler sur les vagues et s'arrêter, à l'embouchure de la rivière. Là, tandis qu'Evenor amarrait son esquif pour passer la nuit au rivage avant de s'engager dans les eaux fluviales, Leucippe était descendue à terre et, hasardant quelques pas sur cette rive inconnue, elle avait passé, sans le voir, auprès d'Ops endormi. Le sommeil des sauvages est méfiant et léger: Ops avait été réveillé par les pas de Leucippe. Il avait vu ses traits éclairés par la lune, et, immobile de surprise et de ravissement, il avait pu la contempler un instant: mais elle s'était éloignée et comme évanouie dans l'ombre, et, rejoignant son époux, elle avait chanté l'hymne du soir d'une voix lointaine, douce comme la brise. C'étaient ces paroles d'amour et de bénédiction qu'Ops avait recueillies comme un oracle. C'était cette suave figure qu'il avait entrevue. Il s'était levé pour la chercher, pour la voir encore et l'entendre de plus près; mais le chant ayant cessé, les époux s'étant endormis dans la barque cachée sous les saules, Ops avait cherché en vain, et, persuadé qu'il avait été visité en songe par une vision délicieuse, il était venu au rendez-vous des exilés, décidé à rendre compte de la révélation qu'il croyait posséder.
Evenor dirigea la barque vers la rive opposée à celle d'où Ops était venu vers lui, et, contemplant son visage doux et bouleversé d'émotion, il lui demanda son nom et celui de sa tribu.
Croyant parler à un Dieu, Ops, qui, du moment où il était monté sur la barque s'était tenu tremblant, sans oser lever les yeux sur lui, et encore moins sur Leucippe, lui répondit d'un ton suppliant et respectueux:
—Mon nom, tu le sais, esprit des eaux, esprit secourable et bon! Je suis Ops, le plus jeune des exilés de la tribu errante. Tu dois connaître nos infortunes à tous et les miennes particulièrement, puisque tu daignes m'attirer jusqu'à toi sur le dos du cygne magique. Veuille me pardonner l'état misérable où tu me vois. Je devrais venir à toi les mains pleines d'offrandes; mais je ne possède rien, et cette sombre forêt est inclémente pour les hommes. Considère, ô esprit des eaux! que je suis à peine sorti de l'adolescence et que j'ai été entraîné par la crainte, plus que par la méchanceté, à quitter ma famille et la tribu des hommes anciens. Nous avons été ingrats, mais nous ne leur avons point fait de mal. Tout le mal a été pour nous, puisque nous leur avons laissé les régions supérieures du plateau, où la terre produit des fruits et nourrit des animaux doux en grande abondance, pour venir bâtir, à la limite des rochers, une ville pauvre, sur un sol maigre, où il nous a fallu vivre de chair et de sang…
—Ainsi, dit Evenor, que le nom du jeune homme avait fait tressaillir, les hommes du plateau sont restés heureux et tranquilles du côté des biens de la terre, mais ils ont vu partir tous leurs enfants mâles, et maintenant ils sont tristes et délaissés! D'où vient donc, fils cruels, que vous avez abandonné ainsi vos mères et que vous vivez sans sœurs et sans épouses au fond des bois? Et toi qui me parles, n'avais-tu pas une mère tendre entre toutes les autres, et ne crains-tu pas que ton absence lui donne la mort?
Ops, croyant que l'esprit irrité interrogeait sa faute dans son cœur, raconta toute l'histoire des trois tribus, en accusant sa propre faiblesse, mais en se défendant avec sincérité d'avoir jamais pris part aux fureurs de la tribu errante et au culte de l'esprit du mal.
Quand Evenor connut toutes ces choses, il interrogea plus particulièrement Ops sur ses parents; puis, s'adressant à Leucippe, dans la langue des dives, il lui dit:
—Tu as entendu, ô ma chère Leucippe, comme les hommes sont devenus insensés et malheureux. Regarde cet adolescent, que je n'ose encore presser dans mes bras: plains-le et aime-le comme ton frère, car il est le mien. Il est le fils de mon père et de ma mère, et je ne puis me fier à lui! Hélas! pourrons-nous ramener à Dieu le cœur de ces exilés qui errent misérables et privés d'amour?… C'est peut-être ainsi que je fusse devenu, même dans le beau jardin d'Éden, si Dieu ne m'eût permis de te rencontrer, ô ma bien-aimée! L'absence de la femme est pour l'homme la mort de l'âme. Mais le malheur a développé chez ceux-ci le besoin d'invoquer la toute-puissance, et, quoiqu'ils l'invoquent précisément sous les attributs qui lui sont contraires, la haine et la vengeance, ils sont peut-être plus faciles à ramener et à éclairer que ceux de la nouvelle tribu sédentaire. Je vois bien que Mos est un esprit troublé et qu'il s'est fait le prêtre de la folie. Mais Sath, qui s'est fait, par la violence envers ses semblables et le mépris des choses célestes, le prêtre de l'indifférence, sera peut-être plus fatal à sa race.
—Je le crois comme toi, dit Leucippe; mais je redoute les premiers moments que nous allons passer parmi ces hommes égarés. Puisqu'ils croient à un pouvoir supérieur à la force humaine, et que ton frère nous invoque comme des esprits secourables, ne te hâte pas de les détromper et crains que, s'ils me connaissent pour une mortelle semblable à eux, quelqu'un d'entre eux ne veuille m'arracher à toi.
Cette crainte fit frémir Evenor.
—Hélas! dit-il, est-ce ainsi que je devais retrouver les hommes de ma race? Et ces frères que je croyais pouvoir presser dans mes bras avec transport après une si longue absence, sont-ils donc des ennemis et des fléaux que je doive redouter plus que les flots de la mer et les monstres de l'abîme? O Téleïa, si tu avais prévu de tels dangers pour ta fille adorée, l'aurais-tu poussée à les affronter avec moi?
—Conduis-moi dans ta tribu, auprès de tes parents, reprit Leucippe. Là, tu enseigneras aux hommes jeunes qui y sont restés l'art de naviguer sur les eaux. Alors nous repasserons ce fleuve avec eux, et nous viendrons chercher ceux-ci, pour ramener leurs âmes et leurs corps égarés dans le désespoir et la solitude.
—La prudence conseille ce parti, répondit Evenor, et pourtant le devoir me défend d'abandonner ces hommes qui se disposent à aller égorger leurs frères, si je ne réussis pas à les en détourner. Tiens, Leucippe, allons les trouver; je descendrai sans toi sur leur rivage avec Ops. Toi, tu te tiendras à portée de fuir s'il m'arrive malheur. Tu reprendras la mer, que tu sais maintenant affronter aussi bien que moi-même, et tu iras dire à la dive: «Evenor nous attend maintenant dans un monde meilleur, car il a fait son devoir dans celui-ci.»
—Non, je ne fuirai pas, dit Leucippe. Puisque tu abandonnes ta vie au devoir, j'abandonne la mienne aussi. Donne-moi un de ces dards avec lesquels tu as tué la première biche dans l'Éden. Je ne crains rien des hommes. Je saurais me tuer avant de devenir leur proie.