Birotteau marcha vers la porte et sortit. Popinot, revenu de la sensation que ce mot terrible produisit sur lui, se jeta dans l’escalier, courut dans la rue, mais il ne trouva point le parfumeur. L’amant de Césarine entendit toujours ce formidable arrêt, il eut constamment sous les yeux la figure décomposée du pauvre César: il vécut enfin, comme Hamlet, avec un épouvantable spectre à ses côtés.
Birotteau tourna dans les rues de ce quartier comme un homme ivre. Cependant il finit par se trouver sur le quai, le suivit et alla jusqu’à Sèvres, où il passa la nuit dans une auberge, insensé de douleur. Sa femme effrayée n’osa le faire chercher nulle part. En semblable occurrence, une alarme imprudemment donnée est fatale. La sage Constance immola ses inquiétudes à la réputation commerciale; elle attendit pendant toute la nuit, entremêlant ses prières aux alarmes. César était-il mort? Était-il allé faire quelque course en dehors de Paris, à la piste d’un dernier espoir? Le lendemain matin, elle se conduisit comme si elle connaissait les raisons de cette absence; mais elle manda son oncle et le pria d’aller à la Morgue, en voyant qu’à cinq heures Birotteau n’était pas revenu. Pendant ce temps, la courageuse créature était à son comptoir, sa fille brodait auprès d’elle. Toutes deux, le visage composé, ni triste ni souriant, répondaient au public. Quand Pillerault revint, il revint accompagné de César. Au retour de la Bourse, il l’avait rencontré dans le Palais-Royal, hésitant à monter au jeu. Ce jour était le quatorze. A dîner, César ne put manger: son estomac, trop violemment contracté, rejetait les aliments. L’après-dîner fut encore horrible. Le négociant éprouva, pour la centième fois, une de ces affreuses alternatives d’espoir et de désespoir qui, en faisant monter à l’âme toute la gamme des sensations joyeuses et la précipitant à la dernière des sensations de la douleur, usent ces natures faibles. Derville, avoué de Birotteau, vint et s’élança dans le salon splendide où madame César retenait de tout son pouvoir son pauvre mari qui voulait aller se coucher au cinquième étage: «pour ne pas voir les monuments de ma folie!» disait-il.
—Le procès est gagné, dit Derville.
A ces mots, la figure crispée de César se détendit, mais sa joie effraya l’oncle Pillerault et Derville. Les femmes sortirent épouvantées pour aller pleurer dans la chambre de Césarine.
—Je puis emprunter alors, s’écria le parfumeur.
—Ce serait imprudent, dit Derville, ils interjettent appel, la Cour peut réformer le jugement; mais en un mois nous aurons arrêt.
—Un mois!
César tomba dans un assoupissement dont personne ne tenta de le tirer. Cette espèce de catalepsie retournée, pendant laquelle le corps vivait et souffrait, tandis que les fonctions de l’intelligence étaient suspendues, ce répit donné par le hasard fut regardé comme un bienfait de Dieu par Constance, par Césarine, par Pillerault et Derville qui jugèrent bien. Birotteau put ainsi supporter les déchirantes émotions de la nuit. Il était dans une bergère au coin de la cheminée; à l’autre se tenait sa femme qui l’observait attentivement, un doux sourire sur les lèvres, un de ces sourires qui prouvent que les femmes sont plus près que les hommes de la nature angélique, en ce qu’elles savent mêler une tendresse infinie à la plus entière compassion, secret qui n’appartient qu’aux anges aperçus dans quelques rêves providentiellement semés à de longs intervalles dans la vie humaine. Césarine, assise sur un petit tabouret, était aux pieds de sa mère, et frôlait de temps en temps avec sa chevelure les mains de son père en lui faisant une caresse où elle essayait de mettre les idées que dans ces crises la voix rend importunes.
Assis dans son fauteuil comme le chancelier de l’Hospital est dans le sien au péristyle de la Chambre des Députés, Pillerault, ce philosophe prêt à tout, montrait sur sa figure cette intelligence gravée au front des sphinx égyptiens, et causait avec Derville à voix basse. Constance avait été d’avis de consulter l’avoué dont la discrétion n’était pas à suspecter; ayant son bilan écrit dans sa tête, elle avait exposé sa situation à l’oreille de Derville. Après une conférence d’une heure environ, tenue sous les yeux du parfumeur hébété, l’avoué hocha la tête en regardant Pillerault.
—Madame, dit-il avec l’horrible sang-froid des gens d’affaires, il faut déposer. En supposant que, par un artifice quelconque, vous arriviez à payer demain, vous devez solder au moins trois cent mille francs, avant de pouvoir emprunter sur tous vos terrains. A un passif de cinq cent cinquante mille francs, vous opposez un actif très-beau, très-productif, mais non réalisable, vous succomberez dans un temps donné. Mon avis est qu’il vaut mieux sauter par la fenêtre que de se laisser rouler dans les escaliers.
—C’est mon avis aussi, mon enfant, dit Pillerault.
Derville fut reconduit par madame César et par Pillerault.
—Pauvre père, dit Césarine qui se leva doucement pour mettre un baiser sur le front de César. Anselme n’a donc rien pu? demanda-t-elle quand son oncle et sa mère revinrent.
—Ingrat! s’écria César frappé par ce nom dans le seul endroit vivant de son souvenir, comme une touche de piano dont le marteau va frapper sa corde.
Depuis le moment où ce mot lui fut jeté comme un anathème, le petit Popinot n’avait pas eu un moment de sommeil, ni un instant de tranquillité. Le malheureux enfant maudissait son oncle, il était allé le trouver. Pour faire capituler cette vieille expérience judiciaire, il avait déployé l’éloquence de l’amour, espérant séduire l’homme sur qui les paroles humaines glissaient comme l’eau sur une toile, un juge!
—Commercialement parlant, lui dit-il, l’usage permet à l’associé gérant de régler une certaine somme à l’associé commanditaire par anticipation sur les bénéfices, et notre société doit en réaliser. Tout examen fait de mes affaires, je me sens les reins assez forts pour payer quarante mille francs en trois mois! La probité de monsieur César permet de croire que ces quarante mille francs vont être employés à solder ses billets. Ainsi les créanciers, s’il y a faillite, n’auront aucun reproche à nous adresser! D’ailleurs, mon oncle, j’aime mieux perdre quarante mille francs que de perdre Césarine. Au moment où je parle, elle est sans doute instruite de mon refus, et va me mésestimer. J’ai promis de donner mon sang pour mon bienfaiteur! Je suis dans le cas d’un jeune matelot qui doit sombrer en tenant la main de son capitaine, du soldat qui doit périr avec son général.
—Bon cœur et mauvais négociant, tu ne perdras pas mon estime, dit le juge en serrant la main de son neveu. J’ai beaucoup pensé à ceci, reprit-il, je sais que tu es amoureux-fou de Césarine, je crois que tu peux satisfaire aux lois du cœur et aux lois du commerce.
—Ah! mon oncle, si vous en avez trouvé le moyen, vous me sauvez l’honneur.
—Avance à Birotteau cinquante mille francs en faisant un acte de réméré relatif à ses intérêts dans votre huile, qui est devenue comme une propriété; je te rédigerai l’acte.
IMP. E. MARTINET.
ANSELME POPINOT.
Anselme retourna chez lui, fit pour cinquante mille francs de billets.
(CÉSAR BIROTTEAU.)
Anselme embrassa son oncle, retourna chez lui, fit pour cinquante mille francs d’effets, et courut de la rue des Cinq-Diamants à la place Vendôme, en sorte qu’au moment où Césarine, sa mère et leur oncle Pillerault regardaient le parfumeur, surpris du ton sépulcral avec lequel il avait prononcé ce mot: Ingrat! en réponse à la question de sa fille, la porte du salon s’ouvrit et Popinot parut.
—Mon cher et bien-aimé patron, dit-il en s’essuyant le front baigné de sueur, voilà ce que vous m’avez demandé. Il tendit les billets.—Oui, j’ai bien étudié ma position, n’ayez aucune peur, je payerai, sauvez, sauvez votre honneur!
—J’étais bien sûre de lui, s’écria Césarine en saisissant la main de Popinot et la serrant avec une force convulsive.
Madame César embrassa Popinot, le parfumeur se dressa comme un juste entendant la trompette du jugement dernier, il sortait comme d’une tombe! Puis il avança la main par un mouvement frénétique pour saisir les cinquante papiers timbrés.
—Un instant, dit le terrible oncle Pillerault en arrachant les billets de Popinot, un instant:
Les quatre personnages qui composaient cette famille, César et sa femme, Césarine et Popinot, étourdis par l’action de leur oncle et par son accent, le regardèrent avec terreur déchirant les billets et les jetant dans le feu qui les consuma, sans qu’aucun d’eux ne les arrêtât au passage.
—Mon oncle!
—Mon oncle!
—Mon oncle!
—Monsieur!
Ce fut quatre voix, quatre cœurs en un seul, une effrayante unanimité. L’oncle Pillerault prit le petit Popinot par le cou, le serra sur son cœur et le baisa au front.
—Tu es digne de l’adoration de tous ceux qui ont du cœur, lui dit-il. Si tu aimais ma fille, eût-elle un million, n’eusses-tu rien que ça (il montra les cendres noires des effets), si elle t’aimait, vous seriez mariés dans quinze jours. Ton patron, dit-il en désignant César, est fou. Mon neveu, reprit le grave Pillerault en s’adressant au parfumeur, mon neveu, plus d’illusions: on doit faire les affaires avec des écus et non avec des sentiments. Ceci est sublime, mais inutile. J’ai passé deux heures à la Bourse, tu n’as pas pour deux liards de crédit; tout le monde parlait de ton désastre, de renouvellements refusés, de tes tentatives auprès de plusieurs banquiers, de leurs refus, de tes folies, six étages montés pour aller trouver un propriétaire bavard comme une pie afin de renouveler douze cents francs, ton bal donné pour cacher ta gêne. On va jusqu’à dire que tu n’avais rien chez Roguin. Selon vos ennemis, Roguin est un prétexte. Un de mes amis, chargé de tout apprendre, est venu confirmer mes soupçons: chacun pressent l’émission des effets Popinot; tu l’as établi tout exprès pour en faire une planche à billets. Enfin, toutes les calomnies et les médisances que s’attire un homme qui veut monter un bâton de plus sur l’échelle sociale roulent à cette heure dans le commerce. Tu colporterais vainement pendant huit jours les cinquante billets de Popinot sur tous les comptoirs; tu essuyerais d’humiliants refus; personne n’en voudrait: rien ne prouve le nombre auquel tu les émets, et l’on s’attend à te voir sacrifiant ce pauvre enfant pour ton salut. Tu aurais détruit en pure perte le crédit de la maison Popinot. Sais-tu ce que le plus hardi des escompteurs te donnerait de ces cinquante mille francs? Vingt mille, vingt mille, entends-tu? En commerce, il est des instants où il faut pouvoir se tenir devant le monde trois jours sans manger, comme si l’on avait une indigestion, et le quatrième on est admis au garde-manger du crédit. Tu ne peux pas vivre ces trois jours, tout est là. Mon pauvre neveu, du courage, il faut déposer ton bilan. Voici Popinot, me voilà, nous allons, aussitôt tes commis couchés, travailler ensemble afin de t’éviter ces angoisses.
—Mon oncle, dit le parfumeur en joignant les mains.
—César, veux-tu donc arriver à un bilan honteux où il n’y ait pas d’actif? Ton intérêt chez Popinot te sauve l’honneur.
César, éclairé par ce fatal et dernier jet de lumière, vit enfin l’affreuse vérité dans toute son étendue, il retomba sur sa bergère, de là sur ses genoux, sa raison s’égara, il redevint enfant; sa femme le crut mourant, elle s’agenouilla pour le relever; mais elle s’unit à lui, quand elle lui vit joindre les mains, lever les yeux et réciter avec une componction résignée en présence de son oncle, de sa fille et de Popinot la sublime prière des catholiques.
«Notre père qui êtes aux cieux, que votre nom soit sanctifié, que votre règne arrive, que votre sainte volonté soit faite dans la terre comme dans le ciel, DONNEZ-NOUS NOTRE PAIN QUOTIDIEN, et pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. Ainsi soit-il!»
Des larmes vinrent aux yeux du stoïque Pillerault, Césarine accablée, en larmes, avait la tête penchée sur l’épaule de Popinot pâle et raide comme une statue.
—Descendons, dit l’ancien négociant au jeune homme en lui prenant le bras.
A onze heures et demie, ils laissèrent César aux soins de sa femme et de sa fille. En ce moment, Célestin, le premier commis, qui durant ce secret orage avait dirigé la maison, monta dans les appartements et entra au salon. En entendant son pas, Césarine courut lui ouvrir pour qu’il ne vît pas l’abattement du maître.
—Parmi les lettres de ce soir, dit-il, il y en avait une venue de Tours, dont l’adresse était mal mise, ce qui a produit du retard. J’ai pensé qu’elle est du frère de monsieur, et ne l’ai pas ouverte.
—Mon père, cria Césarine, une lettre de mon oncle de Tours.
—Ah! je suis sauvé, cria César. Mon frère! mon frère! dit-il en baisant la lettre.
RÉPONSE DE FRANÇOIS A CÉSAR BIROTTEAU.
Tours, 17 courant.
«Mon bien-aimé frère, ta lettre m’a causé la plus vive affliction. Après l’avoir lue, je suis allé offrir à Dieu le saint sacrifice de la messe à ton intention, en l’intercédant par le sang que son fils, notre divin Rédempteur, a répandu pour nous, de jeter sur tes peines un regard miséricordieux. Au moment où j’ai prononcé mon oraison Pro meo fratre Cæsare, j’ai eu les yeux pleins de larmes en pensant à toi, de qui, par malheur, je suis séparé dans les jours où tu dois avoir besoin des secours de l’amitié fraternelle. Mais j’ai songé que le digne et vénérable monsieur Pillerault me remplacera sans doute. Mon cher César, n’oublie pas au milieu de tes chagrins que cette vie est une vie d’épreuves et de passage; qu’un jour nous serons récompensés d’avoir souffert pour le saint nom de Dieu, pour sa sainte église, pour avoir observé les maximes de l’Évangile et pratiqué la vertu; autrement les choses de ce monde n’auraient point de sens. Je te redis ces maximes, en sachant combien tu es pieux et bon, parce qu’il peut arriver aux personnes qui, comme toi, sont jetées dans les orages du monde et lancées sur la mer périlleuse des intérêts humains, de se permettre des blasphèmes au milieu des adversités, emportés qu’ils sont par la douleur. Ne maudis ni les hommes qui te blesseront, ni Dieu qui mêle à son gré de l’amertume à ta vie. Ne regarde pas la terre, au contraire, lève toujours les yeux au ciel: de là viennent des consolations pour les faibles, là sont les richesses des pauvres, là sont les terreurs du riche...
—Mais Birotteau, lui dit sa femme, passe donc cela, et vois s’il nous envoie quelque chose.
—Nous la relirons souvent, reprit le marchand en essuyant ses larmes et entr’ouvrant la lettre d’où tomba un mandat sur le trésor royal. J’étais bien sûr de lui, pauvre frère, dit Birotteau en saisissant le mandat. «..... Je suis allé chez madame de Listomère, reprit-il en lisant d’une voix entrecoupée par les pleurs, et sans lui dire le motif de ma demande, je l’ai priée de me prêter tout ce dont elle pouvait disposer en ma faveur, afin de grossir le fruit de mes économies. Sa générosité m’a permis de compléter une somme de mille francs, je te l’adresse en un mandat du receveur-général de Tours sur le Trésor.»
—La belle avance! dit Constance en regardant Césarine.
«En retranchant quelques superfluités dans ma vie, je pourrai rendre en trois ans à madame de Listomère les quatre cents francs qu’elle m’a prêtés, ainsi ne t’en inquiète pas, mon cher César. Je t’envoie tout ce que je possède dans le monde, en souhaitant que cette somme puisse aider à une heureuse conclusion de tes embarras commerciaux, qui sans doute ne seront que momentanés. Je connais ta délicatesse, et veux aller au devant de tes objections. Ne songe ni à me donner aucun intérêt de cette somme, ni à me la rendre dans un jour de prospérité qui ne tardera pas à se lever pour toi, si Dieu daigne entendre les prières que je lui adresserai journellement. D’après ta dernière reçue il y a deux ans, je te croyais riche, et pensais pouvoir disposer de mes économies en faveur des pauvres; mais maintenant, tout ce que j’ai t’appartient. Quand tu auras surmonté ce grain passager de ta navigation, garde encore cette somme pour ma nièce Césarine, afin que, lors de son établissement, elle puisse l’employer à quelque bagatelle qui lui rappelle un vieil oncle dont les mains se lèveront toujours au ciel pour demander à Dieu de répandre ses bénédictions sur elle et sur tous ceux qui lui seront chers. Enfin, mon cher César, songe que je suis un pauvre prêtre qui va à la grâce de Dieu comme les alouettes des champs, marchant dans mon sentier, sans bruit, tâchant d’obéir aux commandements de notre divin Sauveur, et à qui conséquemment il faut peu de chose. Ainsi, n’aie pas le moindre scrupule dans la circonstance difficile où tu te trouves, et pense à moi comme à quelqu’un qui t’aime tendrement. Notre excellent abbé Chapeloud, auquel je n’ai point dit ta situation, et qui sait que je t’écris, m’a chargé de te transmettre les plus aimables choses pour toutes les personnes de ta famille et te souhaite la continuation de tes prospérités. Adieu, cher et bien-aimé frère, je fais des vœux pour que, dans les conjonctures où tu te trouves, Dieu te fasse la grâce de te conserver en bonne santé, toi, ta femme et ta fille; je vous souhaite à tous patience et courage en vos adversités.
»François Birotteau,
»Prêtre, vicaire de l’église cathédrale et
paroissiale de Saint-Gatien de Tours.»
—Mille francs! dit madame Birotteau furieuse.
—Serre-les, dit gravement César, il n’a que cela. D’ailleurs, ils sont à notre fille, et doivent nous faire vivre sans rien demander à nos créanciers.
—Ils croiront que tu leur as soustrait des sommes importantes.
—Je leur montrerai la lettre.
—Ils diront que c’est une frime.
—Mon Dieu, mon Dieu, cria Birotteau terrifié. J’ai pensé cela de pauvres gens qui sans doute étaient dans la situation où je me trouve.
Trop inquiètes de l’état où se trouvait César, la mère et la fille travaillèrent à l’aiguille auprès de lui, dans un profond silence. A deux heures du matin, Popinot ouvrit doucement la porte du salon et fit signe à madame César de descendre. En la voyant, son oncle ôta ses besicles.
—Mon enfant, il y a de l’espoir, lui dit-il, tout n’est pas perdu; mais ton mari ne résisterait pas aux alternatives des négociations à faire et qu’Anselme et moi nous allons tenter. Ne quitte pas ton magasin demain, et prends toutes les adresses des billets; nous avons jusqu’à quatre heures. Voici mon idée. Ni monsieur Ragon ni moi ne sommes à craindre. Supposez maintenant que vos cent mille francs déposés chez Roguin aient été remis aux acquéreurs, vous ne les auriez pas plus que vous ne les avez aujourd’hui. Vous êtes en présence de cent quarante mille francs souscrits à Claparon, que vous deviez toujours payer en tout état de cause; ainsi ce n’est pas la banqueroute de Roguin qui vous ruine. Je vois, pour faire face à vos obligations, quarante mille francs à emprunter tôt ou tard sur vos fabriques et soixante mille francs d’effets Popinot. On peut donc lutter, car après vous pourrez emprunter sur les terrains de la Madeleine. Si votre principal créancier consent à vous aider, je ne regarderai pas à ma fortune, je vendrai mes rentes, je serai sans pain. Popinot sera entre la vie et la mort; quant à vous, vous serez à la merci du plus petit événement commercial. Mais l’huile rendra sans doute de grands bénéfices. Popinot et moi nous venons de nous consulter, nous vous soutiendrons dans cette lutte. Ah! je mangerai bien gaiement mon pain sec si le succès poind à l’horizon. Mais tout dépend de Gigonnet et des associés Claparon. Popinot et moi, nous irons chez Gigonnet de sept à huit heures, et nous saurons à quoi nous en tenir sur leurs intentions.
Constance se jeta tout éperdue dans les bras de son oncle, sans autre voix que des larmes et des sanglots. Ni Popinot ni Pillerault ne pouvaient savoir que Bidault dit Gigonnet, et Claparon étaient du Tillet sous une double forme, que du Tillet voulait lire dans les Petites-Affiches ce terrible article:
«Jugement du tribunal de commerce qui déclare le sieur César Birotteau, marchand parfumeur, demeurant à Paris, rue Saint-Honoré, no 397, en état de faillite, en fixe provisoirement l’ouverture au 16 janvier 1819. Juge-commissaire, monsieur Gobenheim-Keller. Agent, monsieur Molineux.»
Anselme et Pillerault étudièrent jusqu’au jour les affaires de César. A huit heures du matin, ces deux héroïques amis, l’un vieux soldat, l’autre sous-lieutenant d’hier, qui ne devaient jamais connaître que par procuration les terribles angoisses de ceux qui avaient monté l’escalier de Bidault dit Gigonnet, s’acheminèrent, sans se dire un mot, vers la rue Grenétat. Ils souffraient. A plusieurs reprises, Pillerault passa sa main sur son front.
La rue Grenétat est une rue où toutes les maisons, envahies par une multitude de commerces, offrent un aspect repoussant; les constructions y ont un caractère horrible, l’ignoble malpropreté des fabriques y domine. Le vieux Gigonnet habitait le troisième étage d’une maison dont toutes les fenêtres étaient à bascule et à petits carreaux sales. Son escalier descendait jusque sur la rue. Sa portière était logée à l’entresol, dans une cage qui ne tirait son jour que de l’escalier et d’une échappée sur la rue. Excepté Gigonnet, tous les locataires exerçaient un état. Il venait, il sortait continuellement des ouvriers. Les marches étaient donc revêtues d’une couche de boue dure ou molle, au gré de l’atmosphère, et où séjournaient des immondices. Sur ce fétide escalier, chaque palier offrait aux yeux les noms du fabricant écrits en or sur une tôle peinte en rouge et vernie, avec des échantillons de ses chefs-d’œuvre. La plupart du temps, les portes ouvertes laissaient voir la bizarre union du ménage et de la fabrique, il s’en échappait des cris et des grognements inouïs, des chants, des sifflements qui rappelaient l’heure de quatre heures chez les animaux du Jardin des Plantes. Au premier se faisaient, dans un taudis infect, les plus belles bretelles de l’article Paris. Au second se confectionnaient, au milieu des plus sales ordures, les plus élégants cartonnages qui parent au jour de l’an les montres de Suisse. Gigonnet mourut riche de dix-huit cent mille francs dans le troisième de cette maison, sans qu’aucune considération eût pu l’en faire sortir, malgré l’offre de madame Saillard, sa nièce, de lui donner un appartement dans un hôtel de la place Royale.
—Du courage, dit Pillerault en tirant le pied de biche pendu par un cordon à la porte grise et propre de Gigonnet.
Gigonnet vint ouvrir lui-même, et les deux parrains du parfumeur, en lice dans le champ des faillites, traversèrent une première chambre correcte et froide, sans rideaux aux croisées. Tous trois s’assirent dans la seconde où se tenait l’escompteur devant un foyer plein de cendres au milieu desquelles le bois se défendait contre le feu. Popinot eut l’âme glacée par les cartons verts de l’usurier, par la rigidité monastique de ce cabinet aéré comme une cave; il regarda d’un air hébété le petit papier bleuâtre semé de fleurs tricolores collé sur les murs depuis vingt-cinq ans, et reporta ses yeux attristés sur la cheminée ornée d’une pendule en forme de lyre, et des vases oblongs en bleu de Sèvres richement montés en cuivre doré. Cette épave, ramassée par Gigonnet dans le naufrage de Versailles où la populace brisa tout, venait du boudoir de la reine; elle était accompagnée de deux chandeliers du plus misérable modèle en fer battu.
—Je sais que vous ne pouvez pas venir pour vous, dit Gigonnet, mais pour le grand Birotteau. Eh? bien, qu’y a-t-il, mes amis?
—Je sais qu’on ne vous apprend rien, ainsi nous serons brefs, dit Pillerault: vous avez des effets ordre Claparon?
—Oui.
—Voulez-vous échanger les cinquante premiers mille contre des effets de monsieur Popinot que voici, moyennant escompte, bien entendu.
Gigonnet ôta sa terrible casquette verte qui semblait née avec lui, montra son crâne couleur beurre frais dénué de cheveux, fit sa grimace voltairienne et dit:—Vous voulez me payer en huile pour les cheveux, quéque j’en ferais?
—Quand vous plaisantez, il n’y a qu’à tirer ses grègues, dit Pillerault.
—Vous parlez comme un sage que vous êtes, lui dit Gigonnet avec un sourire flatteur.
—Eh! bien, si j’endossais les effets de monsieur Popinot? dit Pillerault en faisant un dernier effort.
—Vous êtes de l’or en barre, monsieur Pillerault, mais je n’ai pas besoin d’or, il me faut seulement mon argent.
Pillerault et Popinot saluèrent et sortirent. Au bas de l’escalier, les jambes de Popinot flageolaient encore sous lui.
—Est-ce un homme? dit-il à Pillerault.
—On le prétend, fit le vieillard. Souviens-toi toujours de cette courte séance, Anselme! Tu viens de voir la Banque sans la mascarade de ses formes agréables. Les événements imprévus sont la vis du pressoir, nous sommes le raisin, et les banquiers sont les tonneaux. L’affaire des terrains est sans doute bonne, Gigonnet veut étrangler César pour se revêtir de sa peau: tout est dit, il n’y a plus de remède. Voilà la Banque, n’y recours jamais.
Après cette affreuse matinée où, pour la première fois, madame Birotteau prit les adresses de ceux qui venaient chercher leur argent et renvoya le garçon de la Banque sans le payer, à onze heures, cette courageuse femme, heureuse d’avoir sauvé ces douleurs à son mari, vit revenir Anselme et Pillerault qu’elle attendait en proie à de croissantes anxiétés: elle lut sa sentence sur leurs visages. Le dépôt était inévitable.
—Il va mourir de douleur, dit la pauvre femme.
—Je le lui souhaite, dit gravement Pillerault; mais il est si religieux que, dans les circonstances actuelles, son directeur, l’abbé Loraux, peut seul le sauver.
Pillerault, Popinot et Constance attendirent qu’un commis fût allé chercher l’abbé Loraux avant de présenter le bilan que Célestin préparait à la signature de César. Les commis étaient au désespoir, ils aimaient leur patron. A quatre heures, le bon prêtre arriva, Constance le mit au fait du malheur qui fondait sur eux, et l’abbé monta comme un soldat monte à la brèche.
—Je sais pourquoi vous venez, s’écria Birotteau.
—Mon fils, dit le prêtre, vos sentiments de résignation à la volonté divine me sont depuis longtemps connus; mais il s’agit de les appliquer: ayez toujours les yeux sur la croix, ne cessez de la regarder en pensant aux humiliations dont le Sauveur des hommes fut abreuvé, combien sa passion fut cruelle, vous pourrez supporter ainsi les mortifications que Dieu vous envoie...
—Mon frère l’abbé m’avait déjà préparé, dit César en lui montrant la lettre qu’il avait relue et qu’il tendit à son confesseur.
—Vous avez un bon frère, dit monsieur Loraux, une épouse vertueuse et douce, une tendre fille, deux vrais amis, votre oncle et le cher Anselme, deux créanciers indulgents, les Ragon, ces bons cœurs verseront incessamment du baume sur vos blessures et vous aideront à porter votre croix. Promettez-moi d’avoir la fermeté d’un martyr, d’envisager le coup sans défaillir.
L’abbé toussa pour prévenir Pillerault qui était dans le salon.
—Ma résignation est sans bornes, dit César avec calme. Le déshonneur est venu, je songe à la réparation.
La voix du pauvre parfumeur et son air surprirent Césarine et le prêtre. Cependant rien n’était plus naturel. Tous les hommes supportent mieux un malheur connu, défini, que les cruelles alternatives d’un sort qui, d’un instant à l’autre, apporte ou la joie excessive ou l’extrême douleur.
—J’ai rêvé pendant vingt-deux ans, je me réveille aujourd’hui mon gourdin à la main, dit César redevenu paysan tourangeau.
En entendant ces mots, Pillerault serra son neveu dans ses bras. César aperçut sa femme, Anselme et Célestin. Les papiers que tenait le premier commis étaient bien significatifs. César contempla tranquillement ce groupe où tous les regards étaient tristes mais amis.
—Un moment! dit-il en détachant sa croix qu’il tendit à l’abbé Loraux. Vous me la rendrez quand je pourrai la porter sans honte. Célestin, ajouta-t-il en s’adressant à son commis, écrivez ma démission d’adjoint. Monsieur l’abbé vous dictera la lettre, vous la daterez du quatorze, et la ferez porter chez monsieur de La Billardière par Raguet.
Célestin et l’abbé Loraux descendirent. Pendant environ un quart d’heure, un profond silence régna dans le cabinet de César. Sa fermeté surprenait sa famille. Célestin et l’abbé revinrent, César signa sa démission. Quand l’oncle Pillerault lui présenta le bilan, le pauvre homme ne put réprimer un horrible mouvement nerveux.
—Mon Dieu, ayez pitié de moi, dit-il en signant la terrible pièce et la tendant à Célestin.
—Monsieur, dit alors Anselme Popinot, sur le front nuageux duquel il passa un lumineux éclair. Madame, faites-moi l’honneur de m’accorder la main de mademoiselle Césarine.
A cette phrase, tous les assistants eurent des larmes aux yeux, excepté César qui se leva, prit la main d’Anselme, et, d’une voix creuse, lui dit:—Mon enfant, tu n’épouseras jamais la fille d’un failli.
Anselme regarda fixement Birotteau, et lui dit:—Monsieur, vous engagez-vous, en présence de toute votre famille, à consentir à notre mariage, si mademoiselle m’agrée pour mari, le jour où vous serez relevé de votre faillite?
Il y eut un moment de silence pendant lequel chacun fut ému par les sensations qui se peignirent sur le visage affaissé du parfumeur.
—Oui, dit-il enfin.
Anselme fit un indicible geste pour prendre la main de Césarine, qui la lui tendit, et il la baisa.
—Vous consentez aussi? demanda-t-il à Césarine.
—Oui, dit-elle.
—Je suis donc enfin de la famille, j’ai le droit de m’occuper de ses affaires, dit-il avec une expression bizarre.
Anselme sortit précipitamment pour ne pas montrer une joie qui contrastait trop avec la douleur de son patron. Anselme n’était pas précisément heureux de la faillite, mais l’amour est si absolu, si égoïste! Césarine elle-même sentait en son cœur une émotion qui contrariait son amère tristesse.
—Puisque nous y sommes, dit Pillerault à l’oreille de Césarine, frappons tous les coups.
Madame Birotteau laissa échapper un signe de douleur et non d’assentiment.
—Mon neveu, dit Pillerault en s’adressant à César, que comptes-tu faire?
—Continuer le commerce.
—Ce n’est pas mon avis, dit Pillerault. Liquide et distribue ton actif à tes créanciers, ne reparais plus sur la place de Paris. Je me suis souvent supposé dans une position analogue à la tienne... (Ah! il faut tout prévoir dans le commerce! le négociant qui ne pense pas à la faillite est comme un général qui compterait n’être jamais battu, il n’est négociant qu’à demi.) Moi, je n’aurais jamais continué. Comment! toujours rougir devant des hommes à qui j’aurais fait tort, recevoir leurs regards défiants et leurs tacites reproches? Je conçois la guillotine!... un instant, et tout est fini. Mais avoir une tête qui renaît et se la sentir couper tous les jours, est un supplice auquel je me serais soustrait. Beaucoup de gens reprennent les affaires comme si rien ne leur était arrivé! tant mieux! ils sont plus forts que Claude-Joseph Pillerault. Si vous faites au comptant, et vous y êtes obligé, on dit que vous avez su vous ménager des ressources; si vous êtes sans le sou, vous ne pouvez jamais vous relever. Bonsoir! Abandonne donc ton actif, laisse vendre ton fonds et fais autre chose.
—Mais quoi? dit César.
—Eh! dit Pillerault, cherche une place. N’as-tu pas des protections? le duc et la duchesse de Lenoncourt, madame de Mortsauf, monsieur de Vandenesse; écris-leur, vois-les, ils te caseront dans la Maison du Roi avec quelque millier d’écus; ta femme en gagnera bien autant, ta fille peut-être aussi. La position n’est pas désespérée. A vous trois, vous réunirez près de dix mille francs par an. En dix ans, tu peux payer cent mille francs, car tu ne prendras rien sur ce que vous gagnerez: tes deux femmes auront quinze cents francs chez moi pour leurs dépenses, et, quant à toi, nous verrons!
Constance et non César médita ces sages paroles. Pillerault se dirigea vers la Bourse, qui se tenait alors sous une construction provisoire en planches et en pans de bois, formant une salle ronde où l’on entrait par la rue Feydeau. La faillite du parfumeur en vue et jalousé, déjà connue, excitait une rumeur générale dans le haut commerce, alors constitutionnel. Les commerçants libéraux voyaient dans la fête de Birotteau une audacieuse entreprise sur leurs sentiments. Les gens de l’opposition voulaient avoir le monopole de l’amour du pays. Permis aux royalistes d’aimer le roi, mais aimer la patrie était le privilége de la gauche: le peuple lui appartenait. Le pouvoir avait eu tort de se réjouir, par ses organes, d’un événement dont les libéraux voulaient l’exploitation exclusive. La chute d’un protégé du château, d’un ministériel, d’un royaliste incorrigible qui, le 13 vendémiaire, insultait la liberté en se battant contre la glorieuse révolution française, cette chute excitait les cancans et les applaudissements de la Bourse. Pillerault voulait connaître, étudier l’opinion. Il trouva, dans un des groupes les plus animés, du Tillet, Gobenheim-Keller, Nucingen, le vieux Guillaume et son gendre Joseph Lebas, Claparon, Gigonnet, Mongenod, Camusot, Gobseck, Adolphe Keller, Palma, Chiffreville, Matifat, Grindot et Lourdois.
—Eh! bien, quelle prudence ne faut-il pas, dit Gobenheim à du Tillet, il n’a tenu qu’à un fil que mes beaux-pères n’accordassent un crédit à Birotteau!
—Moi, j’y suis de dix mille francs qu’il m’a demandés il y a quinze jours, je les lui ai donnés sur sa simple signature, dit du Tillet. Mais il m’a jadis obligé, je les perdrai sans regret.
—Il a fait comme tous les autres, votre neveu, dit Lourdois à Pillerault, il a donné des fêtes! Qu’un fripon essaie de jeter de la poudre aux yeux pour stimuler la confiance, je le conçois; mais un homme qui passait pour la crème des honnêtes gens recourir aux roueries de ce vieux charlatanisme auquel nous nous prenons toujours!
—Comme des bêtes, dit Gobseck.
—N’ayez confiance qu’à ceux qui vivent dans des bouges, comme Claparon, dit Gigonnet.
—Hé pien, dit le gros baron Nucingen à du Tillet, fous afez fouli meu chouer eine tire han m’enfoyant Piroddôt. Che ne sais pas birquoi, dit-il en se tournant vers Gobenheim, le manufacturier, el n’a pas enfoyé brentre chez moi zinguande mille francs, che les lui aurais remisse.
—Oh! non, dit Joseph Lebas, monsieur le baron. Vous deviez bien savoir que la Banque avait refusé son papier, vous l’avez fait rejeter dans le comité d’escompte. L’affaire de ce pauvre homme, pour qui je professe encore une haute estime, offre des circonstances singulières...
La main de Pillerault serrait celle de Joseph Lebas.
—Il est impossible, en effet, dit Mongenod, d’expliquer ce qui arrive, à moins de croire qu’il y ait, cachés derrière Gigonnet, des banquiers qui veulent tuer l’affaire de la Madeleine.
—Il lui arrive ce qui arrivera toujours à ceux qui sortent de leur spécialité, dit Claparon en interrompant Mongenod. S’il avait monté lui-même son Huile Céphalique au lieu de venir nous renchérir les terrains dans Paris en se jetant dessus, il aurait perdu ses cent mille francs chez Roguin, mais il n’aurait pas failli. Il va travailler sous le nom de Popinot.
—Attention à Popinot, dit Gigonnet.
Roguin, selon cette masse de négociants, était l’infortuné Roguin, le parfumeur était ce pauvre Birotteau. L’un semblait excusé par une grande passion, l’autre semblait plus coupable à cause de ses prétentions. En quittant la Bourse, Gigonnet passa la rue Perrin-Gasselin avant de revenir rue Grenétat, et vint chez madame Madou, la marchande de fruits secs.
—Ma grosse mère, lui dit-il avec sa cruelle bonhomie, eh! bien, comment va notre petit commerce?
—A la douce, dit respectueusement madame Madou en présentant son unique fauteuil à l’usurier avec une affectueuse servilité qu’elle n’avait eue que pour le cher défunt.
La mère Madou, qui jetait à terre un charretier récalcitrant ou trop badin, qui n’eût pas craint d’aller à l’assaut des Tuileries au dix octobre, qui goguenardait ses meilleures pratiques, capable enfin de porter sans trembler la parole au roi au nom des dames de la Halle, Angélique Madou recevait Gigonnet avec un profond respect. Sans force en sa présence, elle frissonnait sous son regard âpre. Les gens du peuple trembleront encore longtemps devant le bourreau, Gigonnet était le bourreau de ce commerce. A la Halle, nul pouvoir n’est plus respecté que celui de l’homme qui fait le cours de l’argent. Les autres institutions humaines ne sont rien auprès. La justice elle-même se traduit aux yeux de la Halle par le commissaire, personnage avec lequel elle se familiarise. Mais l’usure assise derrière ses cartons verts, l’usure implorée la crainte dans le cœur, dessèche la plaisanterie, altère le gosier, abat la fierté du regard et rend le peuple respectueux.
—Est-ce que vous avez quelque chose à me demander? dit-elle.
—Un rien, une misère, tenez-vous prête à rembourser les effets Birotteau, le bonhomme a fait faillite, tout devient exigible, je vous enverrai le compte demain matin.
Les yeux de madame Madou se concentrèrent d’abord comme ceux d’une chatte, puis vomirent des flammes.
—Ah! le gueux! ah! le scélérat! il est venu lui-même ici me dire qu’il était adjoint, me monter des couleurs! Matigot, ça va comme ça, le commerce! Il n’y a plus de foi chez les maires, le gouvernement nous trompe. Attendez, je vais aller me faire payer, moi...
—Hé, dans ces affaires-là, chacun s’en tire comme il peut, chère enfant! dit Gigonnet en levant sa jambe par ce petit mouvement sec semblable à celui d’un chat qui veut passer un endroit mouillé, et auquel il devait son nom. Il y a de gros bonnets qui pensent à retirer leur épingle du jeu.
—Bon! bon! je vais retirer ma noisette. Marie-Jeanne! mes socques et mon cachemire de poil de lapin: et vite, ou je te réchauffe la joue par une giroflée à cinq feuilles.
—Ça va s’échauffer dans le haut de la rue, se dit Gigonnet en se frottant les mains. Du Tillet sera content, il y aura du scandale dans le quartier. Je ne sais pas ce que lui a fait ce pauvre diable de parfumeur, moi j’en ai pitié comme d’un chien qui se casse la patte. Ce n’est pas un homme, il n’est pas de force.
Madame Madou déboucha, comme une insurrection du faubourg Saint-Antoine, sur les sept heures du soir à la porte du pauvre Birotteau qu’elle ouvrit avec une excessive violence, car la marche avait encore animé ses esprits.
—Tas de vermine, il me faut mon argent, je veux mon argent! Vous me donnerez mon argent, ou je vais emporter des sachets, des brimborions de satin, des éventails, enfin de la marchandise pour mes deux mille francs! A-t-on jamais vu des maires voler les administrés! Si vous ne me payez pas, je l’envoie aux galères, je vais chez le procureur du roi, le tremblement de la justice ira son train! Enfin, je ne sors pas d’ici sans ma monnaie.
Elle fit mine de lever les glaces d’une armoire où étaient des objets précieux.
—La Madou prend, dit à voix basse Célestin à son voisin.
La marchande entendit le mot, car dans les paroxismes de passion les organes s’oblitèrent ou se perfectionnent selon les constitutions, elle appliqua sur l’oreille de Célestin la plus vigoureuse tape qui se fût donnée dans un magasin de parfumerie.
—Apprends à respecter les femmes, mon ange, dit-elle, et à ne pas chiffonner le nom de ceux que tu voles.
—Madame, dit madame Birotteau sortant de l’arrière-boutique où se trouvait par hasard son mari que l’oncle Pillerault voulait emmener, et qui, pour obéir à la loi, poussait l’humilité jusqu’à vouloir se laisser mettre en prison; madame, au nom du ciel, n’ameutez pas les passants.
—Eh! qu’ils entrent, dit la femme, je leux y dirai la chose, histoire de rire! Oui, ma marchandise et mes écus ramassés à la sueur de mon front servent à donner vos bals. Enfin, vous allez vêtue comme une reine de France avec la laine que vous prenez à des pauvres igneaux comme moi! Jésus! ça me brûlerait les épaules, à moi, du bien volé; je n’ai que du poil de lapin sur ma carcasse, mais il est à moi! Brigands de voleurs, mon argent ou...
Elle sauta sur une jolie boîte en marqueterie où étaient de précieux objets de toilette.
—Laissez cela, madame, dit César en se montrant, rien ici n’est à moi, tout appartient à mes créanciers. Je n’ai plus que ma personne, et si vous voulez vous en emparer, me mettre en prison, je vous donne ma parole d’honneur (une larme sortit de ses yeux) que j’attendrai votre huissier et ses recors...
Le ton et le geste en harmonie avec l’action firent tomber la colère de madame Madou.
—Mes fonds ont été emportés par un notaire, et je suis innocent des désastres que je cause, reprit César; mais vous serez payée avec le temps, dussé-je mourir à la peine et travailler comme un manœuvre, à la Halle, en prenant l’état de porteur.
—Allons, vous êtes un brave homme, dit la femme de la Halle. Pardon de mes paroles, madame; mais faut donc que je me jette à l’eau, car Gigonnet va me poursuivre, et je n’ai que des valeurs à dix mois pour rembourser vos damnés billets.
—Venez me trouver demain matin, dit Pillerault en se montrant, je vous arrangerai votre affaire à cinq pour cent, chez un de mes amis.
—Quien! c’est le brave père Pillerault. Eh! mais, il est votre oncle, dit-elle à Constance. Allons, vous êtes d’honnêtes gens, je ne perdrai rien, est-ce pas? A demain, vieux, dit-elle à l’ancien quincaillier.
César voulut absolument demeurer au milieu de ses ruines, en disant qu’il s’expliquerait ainsi avec tous ses créanciers. Malgré les supplications de sa nièce, l’oncle Pillerault approuva César, et le fit remonter chez lui. Le rusé vieillard courut chez monsieur Haudry, lui expliqua la position de Birotteau, obtint une ordonnance pour une potion somnifère, l’alla commander et revint passer la soirée chez son neveu. De concert avec Césarine, il contraignit César à boire comme eux. Le narcotique endormit le parfumeur qui se réveilla, quatorze heures après, dans la chambre de son oncle Pillerault, rue des Bourdonnais, emprisonné par le vieillard qui couchait, lui, sur un lit de sangle dans son salon. Quand Constance entendit rouler le fiacre dans lequel son oncle Pillerault emmenait César, son courage l’abandonna. Souvent nos forces sont stimulées par la nécessité de soutenir un être plus faible que nous. La pauvre femme pleura de se trouver seule chez elle avec sa fille, comme elle aurait pleuré César mort.
—Maman, dit Césarine en s’asseyant sur les genoux de sa mère, et la caressant avec ces grâces chattes que les femmes ne déploient bien qu’entre elles, tu m’as dit que si je prenais bravement mon parti, tu trouverais de la force contre l’adversité. Ne pleure donc pas, ma chère mère. Je suis prête à entrer dans quelque magasin, et je ne penserai plus à ce que nous étions. Je serai comme toi dans ta jeunesse, une première demoiselle, et tu n’entendras jamais une plainte ni un regret. J’ai une espérance. N’as-tu pas entendu monsieur Popinot?
—Le cher enfant, il ne sera pas mon gendre...
—Oh! maman...
—Il sera véritablement mon fils.
—Le malheur, dit Césarine en embrassant sa mère, a cela de bon qu’il nous apprend à connaître nos vrais amis.
Césarine finit par adoucir le chagrin de la pauvre femme en jouant auprès d’elle le rôle d’une mère. Le lendemain matin, Constance alla chez le duc de Lenoncourt, un des premiers gentilshommes de la chambre du roi, et y laissa une lettre par laquelle elle lui demandait une audience à une certaine heure de la journée. Dans l’intervalle, elle vint chez monsieur de La Billardière, lui exposa la situation où la fuite du notaire mettait César, le pria de l’appuyer auprès du duc, et de parler pour elle, ayant peur de mal s’expliquer. Elle voulait une place pour Birotteau. Birotteau serait le caissier le plus probe, s’il y avait à distinguer dans la probité.
—Le roi vient de nommer le comte de Fontaine à une direction générale dans le ministère de sa maison, il n’y a pas de temps à perdre.
A deux heures, La Billardière et madame César montaient le grand escalier de l’hôtel de Lenoncourt, rue Saint-Dominique, et furent introduits chez celui de ses gentilshommes que le roi préférait, si tant est que le roi Louis XVIII ait eu des préférences. Le gracieux accueil de ce grand seigneur, qui appartenait au petit nombre des vrais gentilshommes que le siècle précédent a légués à celui-ci, donna de l’espoir à madame César. La femme du parfumeur se montra grande et simple dans la douleur. La douleur ennoblit les personnes les plus vulgaires, car elle a sa grandeur, et pour en recevoir du lustre, il suffit d’être vrai. Constance était une femme essentiellement vraie. Il s’agissait de parler au roi promptement. Au milieu de la conférence, on annonça monsieur de Vandenesse, et le duc s’écria:—Voilà votre sauveur! Madame Birotteau n’était pas inconnue à ce jeune homme, venu chez elle une ou deux fois pour y demander de ces bagatelles souvent aussi importantes que de grandes choses. Le duc expliqua les intentions de La Billardière. En apprenant le malheur qui accablait le filleul de la marquise d’Uxelles, Vandenesse alla sur-le-champ avec La Billardière chez le comte de Fontaine, en priant madame Birotteau de l’attendre. Monsieur le comte de Fontaine était, comme La Billardière, un de ces braves gentilshommes de province, héros presque inconnus qui firent la Vendée. Birotteau ne lui était pas étranger, il l’avait vu jadis à la Reine des Roses. Les gens qui avaient répandu leur sang pour la cause royale jouissaient à cette époque de priviléges que le Roi tenait secrets pour ne pas effaroucher les Libéraux. Monsieur de Fontaine, un des favoris de Louis XVIII, passait pour être dans toute sa confidence. Non-seulement le comte promit positivement une place, mais il vint chez le duc de Lenoncourt, alors de service, pour le prier de lui obtenir un moment d’audience dans la soirée, et de demander pour La Billardière une audience de Monsieur, qui aimait particulièrement cet ancien diplomate vendéen. Le soir même, monsieur le comte de Fontaine alla des Tuileries chez madame Birotteau lui annoncer que son mari serait, après son concordat, officiellement nommé à une place de deux mille cinq cents francs à la Caisse d’Amortissement, tous les services de la maison du roi se trouvant alors chargés de nobles surnuméraires avec lesquels on avait pris des engagements. Ce succès n’était qu’une partie de la tâche de madame Birotteau. La pauvre femme alla rue Saint-Denis, au Chat qui pelote, trouver Joseph Lebas. Pendant cette course, elle rencontra dans un brillant équipage madame Roguin, qui sans doute faisait des emplettes. Ses yeux et ceux de la belle notaresse se croisèrent. La honte que la femme heureuse ne put réprimer en voyant la femme ruinée donna du courage à Constance.
—Jamais je ne roulerai carrosse avec le bien d’autrui, se dit-elle.
Bien reçue de Joseph Lebas, elle le pria de procurer à sa fille une place dans une maison de commerce respectable. Lebas ne promit rien; mais huit jours après, Césarine eut la table, le logement et mille écus dans la plus riche maison de nouveautés de Paris, qui fondait un nouvel établissement dans le quartier des Italiens. La caisse et la surveillance du magasin étaient confiées à la fille du parfumeur, qui, placée au-dessus de la première demoiselle, remplaçait le maître et la maîtresse de la maison. Quant à madame César, elle alla le jour même chez Popinot lui demander de tenir chez lui la caisse, les écritures et le ménage. Popinot comprit que sa maison était la seule où la femme du parfumeur pourrait trouver les respects qui lui étaient dus et une position sans infériorité. Le noble enfant lui donna trois mille francs par an, la nourriture, son logement qu’il fit arranger, et prit pour lui la mansarde d’un commis. Ainsi la belle parfumeuse, après avoir joui pendant un mois des somptuosités de son appartement, dut habiter l’effroyable chambre, ayant vue sur la cour obscure et humide, où Gaudissart, Anselme et Finot avaient inauguré l’Huile Céphalique.
Quand Molineux, nommé Agent par le tribunal de commerce, vint prendre possession de l’actif de César Birotteau, Constance, aidée par Célestin, vérifia l’inventaire avec lui. Puis la mère et la fille sortirent, à pied, dans une mise simple, et allèrent chez leur oncle Pillerault sans retourner la tête, après avoir demeuré dans cette maison le tiers de leur vie. Elles cheminèrent en silence vers la rue des Bourdonnais, où elles dînèrent avec César pour la première fois depuis leur séparation. Ce fut un triste dîner. Chacun avait eu le temps de faire ses réflexions, de mesurer l’étendue de ses obligations et de sonder son courage. Tous trois étaient comme des matelots prêts à lutter avec le mauvais temps, sans se dissimuler le danger. Birotteau reprit courage en apprenant avec quelle sollicitude de grands personnages lui avaient arrangé un sort; mais il pleura quand il sut ce qu’allait devenir sa fille. Puis, il tendit la main à sa femme en voyant le courage avec lequel elle recommençait la vie. L’oncle Pillerault eut pour la dernière fois de sa vie les yeux mouillés à l’aspect du touchant tableau de ces trois êtres unis, confondus dans un embrassement au milieu duquel Birotteau, le plus faible des trois, le plus abattu, leva la main en disant: Espérons!
—Pour économiser, dit l’oncle, tu logeras avec moi, garde ma chambre et partage mon pain. Il y a longtemps que je m’ennuie d’être seul, tu remplaceras ce pauvre enfant que j’ai perdu. D’ici, tu n’auras qu’un pas pour aller, rue de l’Oratoire, à ta Caisse.
—Dieu de bonté, s’écria Birotteau, au fort de l’orage une étoile me guide.
En se résignant, le malheureux consomme son malheur. La chute de Birotteau se trouvait dès lors accomplie, il y donnait son consentement, il redevenait fort.
Après avoir déposé son bilan, un commerçant ne devrait plus s’occuper que de trouver une oasis en France ou à l’étranger pour y vivre sans se mêler de rien, comme un enfant qu’il est: la loi le déclare mineur et incapable de tout acte légal, civil et civique. Mais il n’en est rien. Avant de reparaître, il attend un sauf-conduit que jamais ni juge-commissaire ni créancier n’ont refusé, car s’il était rencontré sans cet exeat, il serait mis en prison, tandis que, muni de cette sauvegarde, il se promène en parlementaire dans le camp ennemi, non par curiosité, mais pour déjouer les mauvaises intentions de la loi relativement aux faillis. L’effet de toute loi qui touche à la fortune privée est de développer prodigieusement les fourberies de l’esprit. La pensée des faillis, comme de tous ceux dont les intérêts sont contre-carrés par une loi quelconque, est de l’annuler à leur égard. La situation de mort civil, où le failli reste comme une chrysalide, dure trois mois environ, temps exigé par les formalités avant d’arriver au congrès où se signe entre les créanciers et le débiteur un traité de paix, transaction appelée Concordat. Ce mot indique assez que la concorde règne après la tempête soulevée entre des intérêts violemment contrariés.
Sur le vu du bilan, le tribunal de commerce nomme aussitôt un juge-commissaire qui veille aux intérêts de la masse des créanciers inconnus et doit aussi protéger le failli contre les entreprises vexatoires de ses créanciers irrités: double rôle qui serait magnifique à jouer, si les juges-commissaires en avaient le temps. Ce juge-commissaire investit un agent du droit de mettre la main sur les fonds, les valeurs, les marchandises, en vérifiant l’actif porté dans le bilan; enfin le greffe indique une convocation de tous les créanciers, laquelle se fait au son de trompe des annonces dans les journaux. Les créanciers faux ou vrais sont tenus d’accourir et de se réunir afin de nommer des syndics provisoires qui remplacent l’agent, se chaussent avec les souliers du failli, deviennent par une fiction de la loi le failli lui-même, et peuvent tout liquider, tout vendre, transiger sur tout, enfin fondre la cloche au profit des créanciers, si le failli ne s’y oppose pas. La plupart des faillites parisiennes s’arrêtent aux syndics provisoires, et voici pourquoi.
La nomination d’un ou plusieurs syndics définitifs est un des actes les plus passionnés auxquels puissent se livrer des créanciers altérés de vengeance, joués, bafoués, turlupinés, attrapés, dindonnés, volés et trompés. Quoiqu’en général les créanciers soient trompés, volés, dindonnés, attrapés, turlupinés, bafoués et joués, il n’existe pas à Paris de passion commerciale qui vive quatre-vingt-dix jours. En négoce, les effets de commerce savent seuls se dresser, altérés de paiement, à trois mois. A quatre-vingt-dix jours tous les créanciers exténués de fatigue par les marches et contre-marches qu’exige une faillite dorment auprès de leurs excellentes petites femmes. Ceci peut aider les étrangers à comprendre combien en France le provisoire est définitif: sur mille syndics provisoires, il n’en est pas cinq qui deviennent définitifs. La raison de cette abjuration des haines soulevées par la faillite va se concevoir. Mais il devient nécessaire d’expliquer aux gens qui n’ont pas le bonheur d’être négociants le drame d’une faillite, afin de faire comprendre comment il constitue à Paris une des plus monstrueuses plaisanteries légales, et comment la faillite de César allait être une énorme exception.
Ce beau drame commercial a trois actes distincts: l’acte de l’Agent, l’acte des Syndics, l’acte du Concordat. Comme toutes les pièces de théâtre il offre un double spectacle: il a sa mise en scène pour le public et ses moyens cachés, il y a la représentation vue du parterre et la représentation vue des coulisses. Dans les coulisses sont le failli et son Agréé, l’avoué des commerçants, les Syndics et l’Agent, enfin le Juge-Commissaire. Personne hors Paris ne sait, et personne à Paris n’ignore qu’un juge au tribunal de commerce est le plus étrange magistrat qu’une Société se soit permis de créer. Ce juge peut craindre à tout moment sa justice pour lui-même. Paris a vu le président de son tribunal être forcé de déposer son bilan. Au lieu d’être un vieux négociant retiré des affaires et pour qui cette magistrature serait la récompense d’une vie pure, ce juge est un commerçant surchargé d’énormes entreprises, à la tête d’une immense maison. La condition sine quâ non de l’élection de ce juge, tenu de juger les avalanches de procès commerciaux qui roulent incessamment dans la capitale, est d’avoir beaucoup de peine à conduire ses propres affaires. Ce tribunal de commerce, au lieu d’avoir été institué comme une utile transition d’où le négociant s’élèverait sans ridicule aux régions de la noblesse, se compose de négociants en exercice, qui peuvent souffrir de leurs sentences en rencontrant leurs parties mécontentes, comme Birotteau rencontrait du Tillet.
Le Juge-Commissaire est donc nécessairement un personnage devant lequel il se dit beaucoup de paroles, qui les écoute en pensant à ses affaires et s’en remet de la chose publique aux syndics et à l’agréé, sauf quelques cas étranges et bizarres, où les vols se présentent avec des circonstances curieuses, et lui font dire que les créanciers ou le débiteur sont des gens habiles. Ce personnage, placé dans le drame, comme un buste royal dans une salle d’audience, se voit le matin, entre cinq et sept heures, à son chantier, s’il est marchand de bois; dans sa boutique, si, comme jadis Birotteau, il est parfumeur, ou le soir après dîner, entre la poire et le fromage, d’ailleurs toujours horriblement pressé. Ainsi ce personnage est généralement muet. Rendons justice à la loi: la législation, faite à la hâte, qui régit la matière a lié les mains au Juge-Commissaire, et dans plusieurs circonstances il consacre des fraudes sans les pouvoir empêcher comme vous l’allez voir.
L’Agent, au lieu d’être l’homme des créanciers, peut devenir l’homme du débiteur. Chacun espère pouvoir grossir sa part en se faisant avantager par le failli, auquel on suppose toujours des trésors cachés. L’Agent peut s’utiliser des deux côtés, soit en n’incendiant pas les affaires du failli, soit en attrapant quelque chose pour les gens influents: il ménage donc la chèvre et le chou. Souvent un Agent habile a fait rapporter le jugement, en rachetant les créances et en relevant le négociant, qui rebondit alors comme une balle élastique. L’Agent se tourne vers le râtelier le mieux garni, soit qu’il faille couvrir les plus forts créanciers et découvrir le débiteur, soit qu’il faille immoler les créanciers à l’avenir du négociant. Ainsi, l’acte de l’Agent est l’acte décisif. Cet homme, ainsi que l’Agréé, joue la grande utilité dans cette pièce où, l’un comme l’autre, ils n’acceptent leur rôle que sûrs de leurs honoraires. Sur une moyenne de mille faillites, l’Agent est neuf cent cinquante fois l’homme du failli. A l’époque où cette histoire eut lieu, presque toujours les Agréés venaient trouver le Juge-Commissaire et lui présentaient un Agent à nommer, le leur, un homme à qui les affaires du négociant étaient connues et qui saurait concilier les intérêts de la masse et ceux de l’homme honorable tombé dans le malheur. Depuis quelques années, les juges habiles se font indiquer l’Agent que l’on désire, afin de ne pas le prendre, et tâchent d’en nommer un quasi-vertueux.
Pendant cet acte se présentent les créanciers, faux ou vrais, pour désigner les syndics provisoires qui sont, comme il est dit, définitifs. Dans cette assemblée électorale, ont droit de voter ceux auxquels il est dû cinquante sous comme les créanciers de cinquante mille francs: les voix se comptent et ne se pèsent pas. Cette assemblée, où se trouvent les faux électeurs introduits par le failli, les seuls qui ne manquent jamais à l’élection, proposent pour candidats les créanciers parmi lesquels le Juge-Commissaire, président sans pouvoir, est tenu de choisir les syndics. Ainsi, le Juge-Commissaire prend presque toujours de la main du failli les Syndics qu’il lui convient d’avoir: autre abus qui rend cette catastrophe un des plus burlesques drames que la justice puisse protéger. L’homme honorable tombé dans le malheur, maître du terrain, légalise alors le vol qu’il a médité. Généralement le petit commerce de Paris est pur de tout blâme. Quand un boutiquier arrive au dépôt de son bilan, le pauvre honnête homme a vendu le châle de sa femme, a engagé son argenterie, a fait flèche de tout bois et a succombé les mains vides, ruiné, sans argent même pour l’Agréé, qui se soucie fort peu de lui.
La loi veut que le concordat qui remet au négociant une partie de sa dette et lui rend ses affaires soit voté par une certaine majorité de sommes et de personnes. Ce grand œuvre exige une habile diplomatie dirigée au milieu des intérêts contraires qui se croisent et se heurtent, par le failli, par ses syndics et son agréé. La manœuvre habituelle, vulgaire, consiste à offrir, à la portion de créanciers qui fait la majorité voulue par la loi, des primes à payer par le débiteur en outre des dividendes consentis au concordat. A cette immense fraude il n’est aucun remède. Les trente tribunaux de commerce qui se sont succédé les uns aux autres le connaissent pour l’avoir pratiqué. Éclairés par un long usage, ils ont fini dernièrement par se décider à annuler les effets entachés de fraude, et comme les faillis ont intérêt à se plaindre de cette extorsion, les juges espèrent moraliser ainsi la faillite, mais ils arriveront à la rendre encore plus immorale: les créanciers inventeront quelques actes encore plus coquins, que les juges flétriront comme juges, et dont ils profiteront comme négociants.
Une autre manœuvre extrêmement en usage, à laquelle on doit l’expression de créancier sérieux et légitime, consiste à créer des créanciers, comme du Tillet avait créé une maison de banque, et d’introduire une certaine quantité de Claparons, sous la peau desquels se cache le failli qui, dès lors, diminue d’autant le dividende des créanciers véritables, et se crée ainsi des ressources pour l’avenir, tout en se ménageant la quantité de voix et de sommes nécessaires pour obtenir son concordat. Les créanciers gais et illégitimes sont comme de faux électeurs introduits dans le Collége Électoral. Que peut faire le créancier sérieux et légitime contre les créanciers gais et illégitimes? s’en débarrasser en les attaquant! Bien. Pour chasser l’intrus, le créancier sérieux et légitime doit abandonner ses affaires, charger un Agréé de sa cause, lequel Agréé, n’y gagnant presque rien, préfère diriger des faillites et mène peu rondement ce procillon. Pour débusquer le créancier gai, besoin est d’entrer dans le dédale des opérations, de remonter à des époques éloignées, fouiller les livres, obtenir par autorité de justice l’apport de ceux du faux créancier, découvrir l’invraisemblance de la fiction, la démontrer aux juges du tribunal, plaider, aller, venir, chauffer beaucoup de cœurs froids; puis, faire ce métier de don Quichotte à l’endroit de chaque créancier illégitime et gai, lequel, s’il vient à être convaincu de gaieté, se retire en saluant les juges et dit:—Excusez-moi, vous vous trompez, je suis très-sérieux. Le tout sans préjudice des droits du Failli, qui peut mener le don Quichotte en Cour royale. Durant ce temps, les affaires du don Quichotte vont mal, il est susceptible de déposer son bilan.
Morale: Le débiteur nomme ses Syndics, vérifie ses créances et arrange son Concordat lui-même.
D’après ces données, qui ne devine les intrigues, tours de Sganarelle, inventions de Frontin, mensonges de Mascarille et sacs vides de Scapin que développent ces deux systèmes? Il n’existe pas de faillite où il ne s’en engendre assez pour fournir la matière des quatorze volumes de Clarisse Harlove à l’auteur qui voudrait les décrire. Un seul exemple suffira. L’illustre Gobseck, le maître des Palma, des Gigonnet, des Werbrust, des Keller et des Nucingen, s’étant trouvé dans une faillite où il se proposait de rudement mener un négociant qui l’avait su rouer, reçut en effets à échoir après le concordat, la somme qui, jointe à celle des dividendes, formait l’intégralité de sa créance. Gobseck détermina l’acceptation d’un concordat qui consacrait soixante-quinze pour cent de remise au failli. Voilà les créanciers joués au profit de Gobseck. Mais le négociant avait signé les effets illicites de sa raison sociale en faillite; il put appliquer à ces effets la déduction de soixante-quinze pour cent. Gobseck, le grand Gobseck, reçut à peine cinquante pour cent. Il saluait toujours son débiteur avec un respect ironique.
Toutes les opérations engagées par un failli dix jours avant sa faillite pouvant être incriminées, quelques hommes prudents ont soin d’entamer certaines affaires avec un certain nombre de créanciers dont l’intérêt est, comme celui du failli, d’arriver à un prompt concordat. Des créanciers très-fins vont trouver des créanciers très-niais ou très-occupés, leur peignent la faillite en laid et leur achètent leurs créances la moitié de ce qu’elles vaudront à la liquidation, et retrouvent alors leur argent par le dividende de leurs créances, et la moitié, le tiers ou le quart gagné sur les créances achetées.
La faillite est la fermeture plus ou moins hermétique d’une maison où le pillage a laissé quelques sacs d’argent. Heureux le négociant qui se glisse par la fenêtre, par le toit, par les caves, par un trou, qui prend un sac et grossit sa part! Dans cette déroute, où se crie le sauve-qui-peut de la Bérésina, tout est illégal et légal, faux et vrai, honnête et déshonnête. Un homme est admiré s’il se couvre. Se couvrir est s’emparer de quelques valeurs au détriment des autres créanciers. La France a retenti des débats d’une immense faillite éclose dans une ville où siégeait une Cour Royale, et où les magistrats en comptes courants avec les faillis s’étaient donné des manteaux en caoutchouc si pesants que le manteau de la justice en fut troué. Force fut, pour cause de suspicion légitime, de déférer le jugement de la faillite dans une autre Cour. Il n’y avait ni juge-commissaire, ni agent, ni cour souveraine possible dans l’endroit où la banqueroute éclata.
Cet effroyable gâchis commercial est si bien apprécié à Paris, qu’à moins d’être intéressé dans la faillite pour une somme capitale, tout négociant, quelque peu affairé qu’il soit, accepte la faillite comme un sinistre sans assureurs, passe la perte au compte des «profits et pertes,» et ne commet pas la sottise de dépenser son temps; il continue à brasser ses affaires. Quant au petit commerçant, harcelé par ses fins de mois, occupé de suivre le char de sa fortune, un procès effrayant de durée et coûteux à entamer l’épouvante; il renonce à voir clair, imite le gros négociant, et baisse la tête en réalisant sa perte.
Les gros négociants ne déposent plus leur bilan, ils liquident à l’amiable: les créanciers donnent quittance en prenant ce qu’on leur offre. On évite alors le déshonneur, les délais judiciaires, les honoraires d’agréés, les dépréciations de marchandises. Chacun croit que la faillite donnerait moins que la liquidation. Il y a plus de liquidations que de faillites à Paris.
L’acte des Syndics est destiné à prouver que tout Syndic est incorruptible, qu’il n’y a jamais entre eux et le failli la moindre collusion. Le parterre, qui a été plus ou moins syndic, sait que tout Syndic est un créancier couvert. Il écoute, il croit ce qu’il veut, et arrive à la journée du concordat, après trois mois employés à vérifier les créances passives et les créances actives. Les Syndics Provisoires font alors à l’assemblée un petit rapport dont voici la formule générale:
«Messieurs, il nous était dû à tous en bloc un million; nous avons dépecé notre homme comme une frégate sombrée: les clous, les fers, les bois, les cuivres ont donné trois cent mille francs. Nous avons donc trente pour cent de nos créances. Heureux d’avoir trouvé cette somme quand notre débiteur pouvait ne nous laisser que cent mille francs, nous le déclarons un Aristide, nous lui votons des primes d’encouragement, des couronnes, et proposons de lui laisser son actif, en lui accordant dix ou douze ans pour nous payer cinquante pour cent qu’il daigne nous promettre. Voici le concordat, passez au bureau, signez-le!
A ce discours, les heureux négociants se félicitent et s’embrassent. Après l’homologation de ce concordat, le failli redevient négociant comme devant; on lui rend son actif, il recommence ses affaires, sans être privé du droit de faire faillite des dividendes promis, arrière-petite-faillite qui se voit souvent, comme un enfant mis au jour par une mère neuf mois après le mariage de sa fille.
Si le Concordat ne prend pas, les créanciers nomment alors des Syndics définitifs, prennent des mesures exorbitantes en s’associant pour exploiter les biens, le commerce de leur débiteur, saisissant tout ce qu’il aura, la succession de son père, de sa mère, de sa tante, etc. Cette rigoureuse mesure s’exécute au moyen d’un contrat d’union.
Il y a donc deux faillites: la faillite du négociant qui veut ressaisir les affaires, et la faillite du négociant qui, tombé dans l’eau, se contente d’aller au fond de la rivière. Pillerault connaissait bien cette différence. Il était, selon lui, comme selon Ragon, aussi difficile de sortir pur de la première que de sortir riche de la seconde. Après avoir conseillé l’abandon général, il alla s’adresser au plus honnête Agréé de la place pour le faire exécuter en liquidant la faillite et remettant les valeurs à la disposition des créanciers. La loi veut que les créanciers donnent, pendant la durée de ce drame, des aliments au failli et à sa famille. Pillerault fit savoir au Juge-Commissaire qu’il pourvoirait aux besoins de sa nièce et de son neveu.