Il entra dans une chambre à coucher auprès de laquelle celle de madame Birotteau lui parut être ce que le troisième étage d’une comparse est à l’hôtel d’un premier sujet de l’Opéra. Le plafond était en satin violet rehaussé par des plis de satin blanc. Une descente de lit en hermine se dessinait sur les couleurs violacées d’un tapis du Levant. Les meubles, les accessoires offraient des formes nouvelles et d’une recherche extravagante. Le parfumeur s’arrêta devant une ravissante pendule de l’Amour et Psyché qui venait d’être faite pour un banquier célèbre et dont du Tillet avait obtenu le seul exemplaire qui existât avec celui de son confrère. Enfin ils arrivèrent à un cabinet de petit-maître élégant, coquet, sentant plus l’amour que la finance. Madame Roguin avait sans doute offert, pour reconnaître les soins donnés à sa fortune, un coupoir en or sculpté, des serre-papiers en malachite garnis de ciselures, tous les coûteux colifichets d’un luxe effréné. Le tapis était un tapis belge d’une étonnante richesse. Du Tillet fit asseoir au coin de sa cheminée le pauvre parfumeur ébloui, surpris, confondu.
—Voulez-vous déjeuner avec moi?
Il sonna. Vint un valet de chambre mieux mis que Birotteau.
—Dites à monsieur Legras de monter, puis allez dire à Joseph de rentrer ici, vous le trouverez à la porte de la maison Keller, vous entrerez dire chez Adolphe Keller qu’au lieu d’aller le voir je l’attendrai jusqu’à l’heure de la Bourse. Faites-moi servir et tôt!
Ces phrases stupéfièrent le parfumeur.
—Il fait venir ce redoutable Adolphe Keller, il le siffle comme un chien! lui, du Tillet?
Un tigre, gros comme le poing, vint déplier une table que Birotteau n’avait pas vue tant elle était mince, et y apporta un pâté de foie gras, une bouteille de vin de Bordeaux, toutes les choses recherchées qui n’apparaissaient chez Birotteau que deux fois par trimestre, aux grands jours. Du Tillet jouissait. Sa haine contre le seul homme qui eût le droit de le mépriser s’épanouissait si chaudement que Birotteau lui fit éprouver la sensation profonde que causerait le spectacle d’un mouton se défendant contre un tigre. Il lui passa par le cœur une idée généreuse; il se demanda si sa vengeance n’était pas accomplie, et flottait entre les conseils de la clémence réveillée et ceux de la haine assoupie.
—Je puis anéantir commercialement cet homme, pensait-il; j’ai droit de vie et de mort sur lui, sur sa femme qui m’a roué, sur sa fille dont la main m’a paru dans un temps toute une fortune. J’ai son argent, contentons-nous de le laisser nager au bout de la corde que je tiendrai.
Les honnêtes gens manquent de tact, ils n’ont aucune mesure dans le bien, parce que pour eux tout est sans détour ni arrière-pensée: Birotteau consomma son malheur, il irrita le tigre, le perça au cœur sans le savoir, il le rendit implacable par un mot, par un éloge, par une expression vertueuse, par la bonhomie même de la probité. Quand le caissier vint, du Tillet lui montra César.
—Monsieur Legras, apportez-moi dix mille francs et un billet de cette somme fait à mon ordre et à quatre-vingt-dix jours par monsieur qui est monsieur Birotteau, vous savez son adresse?
Du Tillet servit du pâté, versa un verre de vin de Bordeaux au parfumeur qui, se voyant sauvé, se livrait à des rires convulsifs; il caressait sa chaîne de montre, ne mettait une bouchée dans sa bouche que quand son ancien commis lui disait:—Vous ne mangez pas? Il dévoilait ainsi la profondeur de l’abîme où la main de du Tillet l’avait plongé, d’où elle le retirait, où elle pouvait le replonger. Lorsque le caissier revint, qu’après avoir signé l’effet, César sentit les dix billets de banque dans sa poche, il ne se contint plus. Un instant auparavant, son quartier, la banque allaient savoir qu’il ne payait pas, et il lui fallait avouer sa ruine à sa femme; maintenant, tout était réparé! Le bonheur de la délivrance égalait en intensité les tortures de la défaite, ses yeux s’humectèrent malgré lui.
—Qu’avez-vous donc, mon cher patron? dit du Tillet. Ne feriez-vous pas pour moi demain ce que je fais aujourd’hui pour vous? N’est-ce pas simple comme bonjour?
—Du Tillet, dit avec emphase et gravité le bonhomme en se levant et prenant la main de son ancien commis, je te rends toute mon estime.
—Comment l’avais-je perdue? dit du Tillet si vigoureusement atteint au sein de sa prospérité qu’il rougit.
—Perdue... pas précisément, dit le parfumeur foudroyé par sa bêtise, on m’avait dit des choses sur votre liaison avec madame Roguin. Diable! prendre la femme d’un autre...
—Tu bats la breloque, mon vieux, pensa du Tillet en se servant d’un mot de son premier métier. En se disant cette phrase, il revenait à son projet d’abattre cette vertu, de la fouler aux pieds, de rendre méprisable sur la place de Paris l’homme vertueux et honorable par lequel il avait été pris la main dans le sac. Toutes les haines, politiques ou privées, de femme à femme, d’homme à homme, n’ont pas d’autre fait qu’une semblable surprise. On ne se hait pas pour des intérêts compromis, pour une blessure, ni même pour un soufflet; tout est réparable! Mais avoir été saisi en flagrant délit de lâcheté, le duel qui s’ensuit entre le criminel et le témoin du crime ne se termine que par la mort de l’un ou de l’autre.
—Oh! madame Roguin, dit railleusement du Tillet; mais n’est-ce pas au contraire une plume dans le bonnet d’un jeune homme? Je vous comprends, mon cher patron: on vous aura dit qu’elle m’avait prêté de l’argent. Eh! bien, au contraire, je lui rétablis sa fortune étrangement compromise dans les affaires de son mari. L’origine de ma fortune est pure, je viens de vous la dire. Je n’avais rien, vous le savez! Les jeunes gens se trouvent parfois dans d’affreuses nécessités. On peut se laisser aller au sein de la misère. Mais si l’on a fait, comme la République, des emprunts forcés, eh! bien, on les rend, on est alors plus probe que la France.
—C’est cela, dit Birotteau. Mon enfant... Dieu... N’est-ce pas Voltaire, qui a dit:
—Pourvu, reprit du Tillet encore assassiné par cette citation, pourvu qu’on n’emporte pas la fortune de son voisin, lâchement, bassement, comme, par exemple, si vous veniez à faire faillite avant trois mois et que mes dix mille francs fussent flambés...
—Moi faire faillite, dit Birotteau qui avait bu trois verres de vin et que le plaisir grisait. On connaît mes opinions sur la faillite! La faillite est la mort d’un commerçant, je mourrais!
—A votre santé, dit du Tillet.
—A ta prospérité, repartit le parfumeur. Pourquoi ne vous fournissez-vous pas chez moi?
—Ma foi, dit du Tillet, je l’avoue, j’ai peur de madame César, elle me fait toujours une impression! et si vous n’étiez pas mon patron, ma foi! je...
—Ah! tu n’es pas le premier qui la trouve belle, et beaucoup l’ont désirée, mais elle m’aime! Eh! bien, du Tillet, reprit Birotteau, mon ami, ne faites pas les choses à demi.
—Comment?
Birotteau expliqua l’affaire des terrains à du Tillet qui ouvrit de grands yeux et complimenta le parfumeur sur sa pénétration, sur sa prévision, en vantant l’affaire.
—Eh! bien, je suis bien aise de ton approbation, vous passez pour une des fortes têtes de la Banque, du Tillet! Cher enfant, vous pouvez m’y procurer un crédit afin d’attendre les produits de l’Huile Céphalique.
—Je puis vous adresser à la maison Nucingen, répondit du Tillet en se promettant de faire danser toutes les figures de la contredanse des faillis à sa victime.
Ferdinand se mit à son bureau pour écrire la lettre suivante:
A MONSIEUR LE BARON DE NUCINGEN.
A Paris.
«Mon cher baron,
«Le porteur de cette lettre est monsieur César Birotteau, adjoint au maire du deuxième arrondissement et l’un des industriels les plus renommés de la parfumerie parisienne; il désire entrer en relation avec vous. Faites de confiance tout ce qu’il veut vous demander; en l’obligeant, vous obligez
»Votre ami,
»F. du Tillet.»
Du Tillet ne mit pas de point sur l’i de son nom. Pour ceux avec lesquels il faisait des affaires, cette erreur volontaire était un signe de convention. Les recommandations les plus vives, les chaudes et favorables instances de sa lettre ne signifiaient rien alors. Cette lettre, où les points d’exclamation suppliaient, où du Tillet se mettait à genoux, était arrachée par des considérations puissantes; il n’avait pas pu la refuser; elle devait être regardée comme non avenue. En voyant l’i sans point, son ami donnait alors de l’eau bénite de cour au solliciteur. Beaucoup de gens du monde et des plus considérables sont joués ainsi comme des enfants par les gens d’affaires, par les banquiers, par les avocats, qui tous ont une double signature, l’une morte, l’autre vivante. Les plus fins y sont pris. Pour reconnaître cette ruse, il faut avoir éprouvé le double effet d’une lettre chaude et d’une lettre froide.
—Vous me sauvez, du Tillet! dit César en lisant cette lettre.
—Mon Dieu! dit du Tillet, allez demander de l’argent, Nucingen en lisant mon billet vous en donnera tant que vous en voudrez. Malheureusement mes fonds sont engagés pour quelques jours; sans cela, je ne vous enverrais pas chez le prince de la haute banque, car les Keller ne sont que des pygmées auprès du baron de Nucingen: il eût été Law, s’il n’était pas Nucingen. Avec ma lettre vous serez en mesure le quinze janvier, et nous verrons après. Nucingen et moi nous sommes les meilleurs amis du monde, il ne voudrait pas me désobliger pour un million.
—C’est comme un aval, se dit en lui-même Birotteau qui s’en alla pénétré de reconnaissance pour du Tillet. Eh! bien, se disait-il, un bienfait n’est jamais perdu! Et il philosophait à perte de vue. Une pensée aigrissait son bonheur. Il avait bien pendant quelques jours empêché sa femme de mettre le nez dans les livres, il avait rejeté la caisse sur le dos de Célestin en l’aidant, il avait pu vouloir que sa femme et sa fille eussent la jouissance du bel appartement qu’il leur avait arrangé, meublé; mais, ces premiers petits bonheurs épuisés, madame Birotteau serait morte plutôt que de renoncer à voir par elle-même les détails de sa maison, à tenir, suivant son expression, la queue de la poêle. Birotteau se trouvait au bout de son latin; il avait usé tous ses artifices pour lui dérober la connaissance des symptômes de sa gêne. Constance avait fortement improuvé l’envoi des mémoires, elle avait grondé les commis, et accusé Célestin de vouloir ruiner sa maison, croyant que Célestin seul avait eu cette idée. Célestin s’était laissé gronder par ordre de Birotteau. Madame César aux yeux des commis, gouvernait le parfumeur, car il est possible de tromper le public, mais non les gens de sa maison sur celui qui a la supériorité réelle dans un ménage. Birotteau devait avouer sa situation à sa femme, car le compte avec du Tillet allait vouloir une justification. Au retour, Birotteau ne vit pas sans frémir Constance à son comptoir, vérifiant le livre d’échéances et faisant sans doute le compte de caisse.
—Avec quoi paieras-tu demain? lui dit-elle à l’oreille quand il s’assit à côté d’elle.
—Avec de l’argent, répondit-il en tirant ses billets de Banque et en faisant signe à Célestin de les prendre.
—Mais d’où viennent-ils?
—Je te conterai cela ce soir. Célestin, inscrivez, fin mars, un billet de dix mille francs, ordre du Tillet.
—Du Tillet, répéta Constance frappée de terreur.
—Je vais aller voir Popinot, dit César. C’est mal à moi de ne pas encore être allé le visiter chez lui. Vend-on de son huile?
—Les trois cents bouteilles qu’il nous a données sont parties.
—Birotteau, ne sors pas, j’ai à te parler, lui dit Constance en prenant César par le bras et l’entraînant dans sa chambre avec une précipitation qui dans toute autre circonstance eût fait rire.—Du Tillet, dit-elle quand elle fut seule avec son mari, et après s’être assurée qu’il n’y avait que Césarine avec elle, du Tillet qui nous a volé mille écus! Tu fais des affaires avec du Tillet, un monstre... qui voulait me séduire, lui dit-elle à l’oreille.
—Folie de jeunesse, dit Birotteau devenu tout à coup esprit fort.
—Écoute, Birotteau, tu te déranges, tu ne vas plus à la fabrique. Il y a quelque chose, je le sens! Tu vas me le dire, je veux tout savoir.
—Eh! bien, dit Birotteau, nous avons failli être ruinés, nous l’étions même encore ce matin, mais tout est réparé.
Et il raconta l’horrible histoire de sa quinzaine.
—Voilà donc la cause de ta maladie, s’écria Constance.
—Oui, maman, s’écria Césarine. Va, mon père a été bien courageux. Tout ce que je souhaite est d’être aimée comme il t’aime. Il ne pensait qu’à ta douleur.
—Mon rêve est accompli, dit la pauvre femme en se laissant tomber sur sa causeuse au coin de son feu, pâle, blême, épouvantée. J’avais prévu tout. Je te l’ai dit dans cette fatale nuit, dans notre ancienne chambre que tu as démolie, il ne nous restera que les yeux pour pleurer. Ma pauvre Césarine! je...
—Allons, te voilà, s’écria Birotteau. Ne vas-tu pas m’ôter le courage dont j’ai besoin.
—Pardon, mon ami, dit Constance en prenant la main de César et la lui serrant avec une tendresse qui alla jusqu’au cœur du pauvre homme. J’ai tort, voilà le malheur venu, je serai muette, résignée et pleine de force. Non, tu n’entendras jamais une plainte. Elle se jeta dans les bras de César, et y dit en pleurant: Courage, mon ami, courage. J’en aurais pour deux s’il en était besoin.
—Mon huile, ma femme, mon huile nous sauvera.
—Que Dieu nous protége, dit Constance.
—Anselme ne secourra-t-il donc pas mon père? dit Césarine.
—Je vais le voir, s’écria César trop ému par l’accent déchirant de sa femme qui ne lui était pas connue tout entière même après dix-neuf ans. Constance, n’aie plus aucune crainte. Tiens, lis la lettre de du Tillet à monsieur de Nucingen, nous sommes sûrs d’un crédit. J’aurai d’ici là gagné mon procès. D’ailleurs, ajouta-t-il en faisant un mensonge nécessaire, nous avons notre oncle Pillerault, il ne s’agit que d’avoir du courage.
—S’il ne s’agissait que de cela, dit Constance en souriant.
Birotteau, soulagé d’un grand poids, marcha comme un homme mis en liberté, quoiqu’il éprouvât en lui-même l’indéfinissable épuisement qui suit les luttes morales excessives où se dépense plus de fluide nerveux, plus de volonté, qu’on ne doit en émettre journellement, et où l’on prend pour ainsi dire sur le capital d’existence. Birotteau était déjà vieilli.
La maison A. Popinot, rue des Cinq-Diamants, avait bien changé depuis un mois. La boutique était repeinte. Les casiers rechampis et pleins de bouteilles réjouissaient l’œil de tout commerçant qui connaît les symptômes de la prospérité. Le plancher de la boutique était encombré de papier d’emballage, le magasin contenait de petits tonneaux de différentes huiles dont la commission avait été conquise à Popinot par le dévoué Gaudissart. Les livres et la comptabilité, la caisse, étaient au-dessus de la boutique et de l’arrière-boutique. Une vieille cuisinière faisait le ménage de trois commis et de Popinot. Popinot habitait le coin de sa boutique, dans un comptoir fermé par un vitrage, et se montrait avec un tablier de serge, de doubles manches en toile verte, la plume à l’oreille, quand il n’était pas plongé dans un tas de papiers, comme au moment où vint Birotteau et où il dépouillait son courrier, plein de traites et de lettres de commande. A ces mots: Eh! bien, mon garçon? dits par son ancien patron, il leva la tête, ferma sa cabane à clef, et vint d’un air joyeux, le bout du nez rouge, car il n’y avait pas de feu dans sa boutique dont la porte restait ouverte.
—Je craignais que vous ne vinssiez jamais, répondit Popinot d’un air respectueux.
Les commis accoururent voir le grand homme de la parfumerie, l’adjoint décoré, l’associé de leur patron. Ces muets hommages flattèrent le parfumeur. Birotteau, naguère si petit chez les Keller, éprouva le besoin de les imiter; il se caressa le menton, sursauta vaniteusement à l’aide de ses talons, en disant ses banalités.
—Eh! bien, mon ami, se lève-t-on de bonne heure, lui demanda-t-il.
—Non, l’on ne se couche pas toujours, dit Popinot, il faut se cramponner au succès...
—Eh! bien, que disais-je? mon huile est une fortune.
—Oui, monsieur, mais les moyens d’exécution y sont pour quelque chose: je vous ai bien monté votre diamant.
—Au fait, dit le parfumeur, où en sommes-nous? Y a-t-il des bénéfices?
—Au bout de vingt jours, s’écria Popinot, y pensez-vous? L’ami Gaudissart n’est en route que de treize jours, et a pris une chaise de poste sans me le dire. Oh! il est bien dévoué, nous devons beaucoup à mon oncle! Les journaux, dit-il à l’oreille de Birotteau, nous coûteront douze mille francs.
—Les journaux, s’écria l’adjoint.
—Vous ne les avez donc pas lus?
—Non.
—Vous ne savez rien alors, dit Popinot.
—Vingt mille francs d’affiches, cadres et impressions; cent mille bouteilles achetées, tout est sacrifice en ce moment. La fabrication se fait sur une grande échelle. Si vous aviez mis le pied au faubourg où j’ai souvent passé les nuits, vous auriez vu un petit casse-noisette de mon invention qui n’est pas piqué des vers. Pour mon compte, j’ai fait ces cinq derniers jours dix mille francs rien qu’en commissions sur les huiles de droguerie.
—Quelle bonne tête, dit Birotteau en posant sa main sur les cheveux du petit Popinot et les remuant comme si Popinot était un bambin. Je l’ai deviné. Plusieurs personnes entrèrent.—A dimanche, nous dînons chez ta tante Ragon, dit Birotteau qui laissa Popinot à ses affaires en voyant que la chair fraîche qu’il était venu sentir n’était pas découpée. Est-ce extraordinaire! Un commis devient négociant en vingt-quatre heures, pensait Birotteau qui ne revenait pas plus du bonheur et de l’aplomb de Popinot que du luxe de du Tillet. Anselme vous a pris un petit air pincé, quand je lui ai mis la main sur la tête, comme s’il était déjà François Keller.
Birotteau n’avait pas songé que les commis le regardaient, et qu’un maître de maison a sa dignité à conserver chez lui. Là, comme chez du Tillet, le bonhomme avait fait une sottise par bonté de cœur, et faute de retenir un sentiment vrai, bourgeoisement exprimé, César aurait blessé tout autre homme qu’Anselme.
Ce dîner du dimanche chez les Ragon devait être la dernière joie des dix-neuf années heureuses du ménage de Birotteau, joie complète d’ailleurs. Ragon demeurait rue du Petit-Bourbon-Saint-Sulpice, à un deuxième étage, dans une antique maison de digne apparence, dans un vieil appartement à trumeaux où dansaient les bergères en paniers et où paissaient les moutons de ce dix-huitième siècle dont les Ragon représentaient si bien la bourgeoisie grave et sérieuse, à mœurs comiques, à idées respectueuses envers la noblesse, dévouée au souverain et à l’église. Les meubles, les pendules, le linge, la vaisselle, tout était patriarcal, à formes neuves par leur vieillesse même. Le salon, tendu de vieux damas, orné de rideaux en brocatelle, offrait des duchesses, des bonheurs du jour, un superbe Popinot, échevin de Sancerre, peint par Latour, le père de madame Ragon, un bonhomme excellent en peinture, et qui souriait comme un parvenu dans sa gloire. Au logis, madame Ragon se complétait par un petit chien anglais de la race de ceux de Charles II, qui faisait un merveilleux effet sur son petit sofa dur, à formes rococo, qui, certes, n’avait jamais joué le rôle du sofa de Crébillon. Parmi toutes leurs vertus, les Ragon se recommandaient par la conservation de vieux vins arrivés à un parfait dépouillement, et par la possession de quelques liqueurs de madame Anfoux, que des gens assez entêtés pour aimer sans espoir, disait-on, la belle madame Ragon lui avaient apportées des îles. Aussi leurs petits dîners étaient-ils prisés! Une vieille cuisinière, Jeannette, servait les deux vieillards avec un aveugle dévouement, elle aurait volé des fruits pour leur faire des confitures! Loin de porter son argent aux caisses d’épargne, elle le mettait sagement à la loterie, espérant apporter un jour le gros lot à ses maîtres. Le dimanche où ses maîtres avaient du monde, elle était, malgré ses soixante ans, à la cuisine pour surveiller les plats, à la table pour servir avec une agilité qui eût rendu des points à mademoiselle Mars dans son rôle de Suzanne du Mariage de Figaro. Les invités étaient le juge Popinot, l’oncle Pillerault, Anselme, les trois Birotteau, les trois Matifat et l’abbé Loraux. Madame Matifat, naguère coiffée en turban pour danser, vint en robe de velours bleu, gros bas de coton et souliers de peau de chèvre, des gants de chamois bordés de peluche verte et un chapeau doublé de rose, orné d’oreilles d’ours. Ces dix personnes furent réunies à cinq heures. Les vieux Ragon suppliaient leurs convives d’être exacts. Quand on les invitait, on avait soin de les faire dîner à cette heure, car ces estomacs de soixante-dix ans ne se pliaient point aux nouvelles heures prises par le bon ton. Césarine savait que madame Ragon la placerait à côté d’Anselme: toutes les femmes, même les dévotes et les sottes, s’entendent en fait d’amour. La fille du parfumeur s’était donc mise de manière à tourner la tête à Popinot. Sa mère, qui avait renoncé, non sans douleur, au notaire, lequel jouait dans sa pensée le rôle d’un prince héréditaire, contribua, non sans d’amères réflexions, à cette toilette. Constance descendit le pudique fichu de gaze pour découvrir un peu les épaules de Césarine et laisser voir l’attachement du col qui était d’une remarquable élégance. Le corsage à la grecque, croisé de gauche à droite, à cinq plis, pouvait s’entrouvrir et montrer de délicieuses rondeurs. La robe mérinos gris de plomb à falbalas bordés d’agréments verts lui dessinait nettement la taille qui ne parut jamais si fine ni si souple. Ses oreilles étaient ornées de pendeloques en or travaillé; ses cheveux relevés à la chinoise permettaient au regard d’embrasser les suaves fraîcheurs d’une peau nuancée de veines, où la vie la plus pure éclatait aux endroits mats. Enfin, Césarine était si coquettement belle que madame Matifat ne put s’empêcher de l’avouer, sans s’apercevoir que la mère et la fille avaient compris la nécessité d’ensorceler le petit Popinot. Birotteau ni sa femme, ni madame Matifat, ne troublèrent la douce conversation que les deux enfants enflammés par l’amour tinrent à voix basse dans une embrasure de croisée où le froid déployait ses bises fenestrales. D’ailleurs, la conversation des grandes personnes s’anima quand le juge Popinot laissa tomber un mot sur la fuite de Roguin, en faisant observer que c’était le second notaire qui manquait, et que pareil crime était jadis inconnu. Madame Ragon, au mot de Roguin, avait poussé le pied de son frère, Pillerault avait couvert la voix du juge, et tous deux lui montraient madame Birotteau.
—Je sais tout, dit Constance d’une voix à la fois douce et peinée.
—Eh bien! dit madame Matifat à Birotteau qui baissait humblement la tête, combien vous emporte-t-il? s’il fallait écouter les bavardages, vous seriez ruiné.
—Il avait à moi deux cent mille francs. Quant aux quarante qu’il m’a fait imaginairement prêter par un de ses clients dont l’argent était dissipé, nous sommes en procès.
—Vous le verrez juger cette semaine, dit Popinot. J’ai pensé que vous ne m’en voudriez pas d’expliquer votre situation à monsieur le président; il a ordonné la communication des papiers de Roguin dans la Chambre du Conseil, afin d’examiner depuis quelle époque les fonds du prêteur étaient détournés et les preuves du fait allégué par Derville, qui a plaidé lui-même pour vous éviter des frais.
—Gagnerons-nous? dit madame Birotteau.
—Je ne sais, répondit Popinot. Quoique j’appartienne à la Chambre où l’affaire est portée, je m’abstiendrai de délibérer quand même on m’appellerait.
—Mais peut-il y avoir du doute sur un procès si simple? dit Pillerault. L’acte ne doit-il pas faire mention de la livraison des espèces, et les notaires déclarer les avoir vu remettre par le prêteur à l’emprunteur? Roguin irait aux galères s’il était sous la main de la justice.
—Selon moi, répondit le juge, le prêteur doit se pourvoir contre Roguin sur le prix de la charge et du cautionnement; mais en des affaires encore plus claires, quelquefois, à la Cour royale, les conseillers se trouvent six contre six.
—Comment, mademoiselle, monsieur Roguin s’est enfui? dit Popinot entendant enfin ce qui se disait. Monsieur César ne m’en a rien dit, moi qui donnerais mon sang pour lui...
Césarine comprit que toute la famille tenait dans ce pour lui, car si l’innocente fille eût méconnu l’accent, elle ne pouvait se tromper au regard qui l’enveloppa d’une flamme pourpre.
—Je le savais bien, et je le lui disais, mais il a tout caché à ma mère et ne s’est confié qu’à moi.
—Vous lui avez parlé de moi dans cette circonstance, dit Popinot; vous lisez dans mon cœur, mais y lisez-vous tout?
—Peut-être.
—Je suis bien heureux, dit Popinot. Si vous voulez m’ôter toute crainte, dans un an je serai si riche que votre père ne me recevra plus si mal quand je lui parlerai de notre mariage. Je ne vais plus dormir que cinq heures par nuit....
—Ne vous faites pas de mal, dit Césarine avec un accent inimitable en jetant à Popinot un regard où se lisait toute sa pensée.
—Ma femme, dit César en sortant de table, je crois que ces jeunes gens s’aiment.
—Eh! bien, tant mieux, dit Constance d’un son de voix grave, ma fille serait la femme d’un homme de tête et plein d’énergie. Le talent est la plus belle dot d’un prétendu.
Elle se hâta de quitter le salon et d’aller dans la chambre de madame Ragon. César avait dit pendant le dîner quelques phrases qui avaient fait sourire Pillerault et le juge, tant elles accusaient d’ignorance, et qui rappelèrent à cette malheureuse femme combien son pauvre mari se trouvait peu de force à lutter contre le malheur. Constance avait des larmes sur le cœur, elle se défiait instinctivement de du Tillet, car toutes les mères savent le Timeo Danaos et dona ferentes, sans savoir le latin. Elle pleura dans les bras de sa fille et de madame Ragon sans vouloir avouer la cause de sa peine.
—C’est nerveux, dit-elle.
Le reste de la soirée fut donné aux cartes par les vieilles gens, et par les jeunes à ces délicieux petits jeux dits innocents, parce qu’ils couvrent les innocentes malices des amours bourgeois. Les Matifat se mêlèrent des petits jeux.
—César, dit Constance en revenant, va dès le trois chez monsieur le baron de Nucingen, afin d’être sûr de ton échéance du quinze long-temps à l’avance. S’il arrivait quelque anicroche, est-ce du jour au lendemain que tu trouverais des ressources?
—J’irai, ma femme, répondit César qui serra la main de Constance et celle de sa fille en ajoutant: Mes chères biches blanches, je vous ai donné de tristes étrennes!
Dans l’obscurité du fiacre, ces deux femmes, qui ne pouvaient voir le pauvre parfumeur, sentirent des larmes tombées chaudes sur leurs mains.
—Espère, mon ami, dit Constance.
—Tout ira bien, papa, monsieur Anselme Popinot m’a dit qu’il verserait son sang pour toi.
—Pour moi, reprit César, et pour la famille, n’est-ce pas? dit-il en prenant un air gai.
Césarine serra la main de son père, de manière à lui dire qu’Anselme était son fiancé.
Pendant les trois premiers jours de l’année, il fut envoyé deux cents cartes chez Birotteau. Cette affluence d’amitiés fausses, ces témoignages de faveur sont horribles pour les gens qui se voient entraînés par le courant du malheur. Birotteau se présenta trois fois vainement à l’hôtel du fameux banquier royaliste, le baron de Nucingen. Le commencement de l’année et ses fêtes justifiaient assez l’absence du financier. La dernière fois, le parfumeur pénétra jusqu’au cabinet du banquier, où le premier commis lui dit que monsieur de Nucingen, rentré à cinq heures du matin d’un bal donné par les Keller, ne pouvait pas être visible à neuf heures et demie. Birotteau sut intéresser à ses affaires le premier commis, auprès duquel il resta près d’une demi-heure à causer. Dans la journée, ce ministre de la maison Nucingen lui écrivit que le baron le recevrait le lendemain, 12, à midi. Quoique chaque heure apportât une goutte d’absinthe, la journée passa avec une effrayante rapidité. Le parfumeur vint en fiacre et se fit arrêter à un pas de l’hôtel dont la cour était encombrée de voitures. Le pauvre honnête homme eut le cœur bien serré à l’aspect des splendeurs de cette maison célèbre.
—Il a pourtant liquidé deux fois, se dit-il en montant le superbe escalier garni de fleurs, en traversant les somptueux appartements par lesquels la baronne Delphine de Nucingen s’était rendue célèbre. La baronne avait la prétention de rivaliser les plus riches maisons du faubourg Saint-Germain, où elle n’était pas encore admise. Le baron déjeunait avec sa femme. Malgré le nombre de gens qui l’attendaient dans ses bureaux, il dit que les amis de du Tillet pouvaient entrer à toute heure. Birotteau tressaillit d’espérance en voyant le changement qu’avait produit le mot du baron sur la figure d’abord insolente du valet de chambre.
—Bartonnez-moi, ma tchaire, dit le baron à sa femme se levant et faisant une petite inclination de tête à Birotteau, mé meinnesir ête eine ponne reuyaliste hai l’ami drai eindime te ti Dilet. Taillurs, monsir hai atjouint ti tussième arrontussement et tonne tes palles d’ine manifissence hassiatique, ti feras sans titte son gonnaissance afec plésir.
—Mais je serais très-flattée d’aller prendre des leçons chez madame Birotteau, car Ferdinand... (Allons, pensa le parfumeur, elle le nomme Ferdinand tout court) nous a parlé de ce bal avec une admiration d’autant plus précieuse qu’il n’admire rien. Ferdinand est un critique sévère, tout devait être parfait. En donnerez-vous bientôt un autre? demanda-t-elle de l’air le plus aimable.
—Madame, de pauvres gens comme nous s’amusent rarement, répondit le parfumeur en ignorant si c’était raillerie ou compliment banal.
—Meinnesir Crintod a tiriché la rezdoration te fos habbardements, dit le baron.
—Ah! Grindot! un joli petit architecte qui revient de Rome, dit Delphine de Nucingen, j’en raffole, il me fait des dessins délicieux sur mon album.
Aucun conspirateur géhenné par le questionnaire à Venise ne fut plus mal dans les brodequins de la torture que Birotteau ne l’était dans ses vêtements. Il trouvait un air goguenard à tous les mots.
—Nîs tonnons essi te bêtîs palles, dit le baron en jetant un regard inquisitif sur le parfumeur. Vis foyez ke tît lai monte san melle!
—Monsieur Birotteau veut-il déjeuner sans cérémonie avec nous? dit Delphine en montrant sa table somptueusement servie.
—Madame la baronne, je suis venu pour affaires et suis...
—Vis! dit le baron. Montame, bermeddez-vis te barler t’iffires?
Delphine fit un petit mouvement d’assentiment en disant au baron:—Allez-vous acheter de la parfumerie? Le baron haussa les épaules et se retourna vers César au désespoir.
—Ti Dilet breind lei plis fiffe eindéred à vus, dit-il.
—Enfin, pensa le pauvre négociant, nous arrivons à la question.
—Afec sa leddre, vis affez tan mâ mêsson eine grétid ki n’ai limidé ke bar lais pornes te ma brobre forteine...
Le baume exhilarant que contenait l’eau présentée par l’ange à Agar dans le désert devait ressembler à la rosée que répandirent dans les veines du parfumeur ces paroles semi-françaises. Le fin baron, pour avoir des motifs de revenir sur des paroles bien données et mal entendues, avait gardé l’horrible prononciation des juifs polonais qui se flattent de parler français.
—Et visse aurez eine gomde gourand. Foici gommend nîs brocèterons, dit avec une bonhomie alsacienne le bon, le vénérable et grand financier.
Birotteau ne douta plus de rien, il était commerçant et savait que ceux qui ne sont pas disposés à obliger n’entrent jamais dans les détails de l’exécution.
—Che ne vis abbrendrai bas qu’aux crants gomme aux betits, la Panque temante troisses zignadires. Tonc fous ferez tis iffits à l’ordre te nodre ami ti Dilet, et chi les enferrai leu chour même afec ma zignardire à la Panque, et fis aurez à quadre hires le mondant tis iffits que vis aurez siscrits lei madin, ai au daux te la Panque. Tcheu ne feux ni quemmission, ni haissegomde, rienne, gar ch’aurai lé bonhire te vis êdre acréaple... Mais che mede eine gontission! dit-il en effleurant son nez de son index gauche par un mouvement d’une inimitable finesse.
—Monsieur le baron, elle est accordée d’avance, dit Birotteau qui crut à quelque prélèvement dans ses bénéfices.
—Eine gontission à laguelle chaddache lei plis grant brisse, barceque che feusse kè montame ti Nichinguenne brenne, gomme ille la titte, tei leizons te montame Pirôdôt.
—Monsieur le baron, ne vous moquez pas de moi, je vous en supplie!
—Meinnesire Pirôdôt, dit le financier d’un air sérieux, cesde gonfeni, fis nisse infiderez à fodre brochain pal. Mon femme est chalousse, ille feut foir fos habbardements, tond on li ha titte eine pienne tcheneralle.
—Monsieur le baron!
—Oh! si vis nis refoussez, boind de gomde! vis êdes en crant fafure. Vi! che sais ké visse affiez le bréfet te la Seine ki a ti fenir.
—Monsieur le baron!
—Vis affiez La Pillartière, ein chendilomne ortinaire te la champre, pon Fentéheine gomme vis ki fis edes faite plesser... ô quand de Cheint Roqque.
—Au 13 vendémiaire, monsieur le baron!
—Visse affiez meinnesire te Lasse-et-bette, meinnesire Fauqueleine te l’Agatemî...
—Monsieur le baron!
—Hé! terteifle, ne zoyez pas si motesde, monsir l’atjouinde, ché abbris ké le roa affait tite ké fodre palle.....
—Le roi? dit Birotteau qui n’en put savoir davantage.
Il entra familièrement un jeune homme dans l’appartement, et dont le pas, reconnu de loin par la belle Delphine de Nucingen, l’avait fait vivement rougir.
—Ponchour, mon cher te Marsay! dit le baron de Nucingen, brenez ma blace; il y a, m’a-t-on tite, ein monte fu tans mais bourreaux. Che sais bourqui! les mines te Wortschinne tonnent teux gabitaux de rendes! Vi, chai ressi les gomdes! Visse affez cend mille lifres de rende te plis, matame ti Nichinnkeine. Vi pirrez acheder tis chindires ei odres papiaulles pour edre choli, gomme zi vis en affiez pesouin.
—Grand Dieu! les Ragon ont vendu leurs actions! s’écria Birotteau.
—Qu’est-ce que ces messieurs? demanda le jeune élégant en souriant.
—Foilà, dit monsieur de Nucingen en se retournant, car il atteignait déjà la porte, elle me semple que ces bersonnes... Te Marsay, cezi ai mennesire Pirôdôt, vodre barfumire, ki tonne tes palles t’eine manniffissensse hassiatique, ai ke lei roa ha tégorai...
De Marsay prit son lorgnon et dit:—Ah! c’est vrai, je pensais que cette figure ne m’était pas inconnue. Vous allez donc parfumer vos affaires de quelque vertueux cosmétique, les huiler...
—Ai Pien, ces Rakkons, reprit le baron en faisant une grimace d’homme mécontent, afaient eine gomde chaise moi, che les ai faforissé t’eine fordine, et ils n’ont bas si l’addentre ein chour te plis.
—Monsieur le baron! s’écria Birotteau.
Le bonhomme trouvait son affaire extrêmement obscure, et, sans saluer la baronne ni de Marsay, il courut après le banquier. Monsieur de Nucingen était sur la première marche de l’escalier, le parfumeur l’atteignit au bas quand il entrait dans ses bureaux. En ouvrant la porte, monsieur de Nucingen vit un geste désespéré de cette pauvre créature qui se sentait enfoncer dans un gouffre, et il lui dit: Eh pien! c’esde andenti? foyesse ti Dilet, ai harranchez tit affec li. Birotteau crut que de Marsay pouvait avoir de l’empire sur le baron, il remonta l’escalier avec la rapidité d’une hirondelle, se glissa dans la salle à manger où la baronne et de Marsay devaient encore se trouver: il avait laissé Delphine attendant son café à la crème. Il vit bien le café servi, mais la baronne et le jeune élégant avaient disparu. Le valet de chambre sourit à l’étonnement du parfumeur qui descendit lentement les escaliers. César courut chez du Tillet qui était, lui dit-on, à la campagne, chez madame Roguin. Le parfumeur prit un cabriolet et paya pour être conduit aussi promptement que par la poste à Nogent-sur-Marne. A Nogent-sur-Marne, le concierge lui apprit que Monsieur et Madame étaient repartis à Paris. Birotteau revint brisé. Lorsqu’il raconta sa tournée à sa femme et à sa fille, il fut stupéfait de trouver sa Constance, ordinairement perchée comme un oiseau de malheur sur la moindre aspérité commerciale, lui donner les plus douces consolations et lui affirmer que tout irait bien.
Le lendemain, Birotteau se trouva dès sept heures dans la rue de du Tillet, au petit jour, en faction. Il pria le portier de du Tillet de le mettre en rapport avec le valet de chambre de du Tillet en glissant dix francs au portier. César obtint la faveur de parler au valet de chambre de du Tillet, et lui demanda de l’introduire auprès de du Tillet aussitôt que du Tillet serait visible, et il glissa deux pièces d’or dans la main du valet de chambre de du Tillet. Ces petits sacrifices et ces grandes humiliations, communes aux courtisans et aux solliciteurs, lui permirent d’arriver à son but. A huit heures et demie, au moment où son ancien commis passait une robe de chambre et secouait les idées confuses du réveil, bâillait, se détortillait, demandant pardon à son ancien patron, Birotteau se trouva face à face avec le tigre affamé de vengeance dans lequel il voyait son seul ami.
—Faites, faites, dit Birotteau.
—Que voulez-vous, mon bon César? dit du Tillet.
César livra, non sans d’affreuses palpitations, la réponse et les exigences du baron de Nucingen à l’inattention de du Tillet, qui l’entendait en cherchant son soufflet, en grondant son valet de chambre sur la maladresse avec laquelle il allumait son feu. Le valet de chambre écoutait, César ne l’apercevait pas, mais il le vit enfin, s’arrêta confus et reprit au coup d’éperon que lui donna du Tillet:—Allez, allez, je vous écoute! dit le banquier distrait. Le bonhomme avait sa chemise mouillée. Sa sueur se glaça quand du Tillet dirigea son regard fixe sur lui, lui laissa voir ses prunelles d’argent tigrées par quelques fils d’or, en le perçant jusqu’au cœur par une lueur diabolique.
—Mon cher patron, la Banque a refusé des effets de vous passés par la maison Claparon à Gigonnet, sans garantie; est-ce ma faute? Comment vous, vieux juge consulaire, faites-vous de pareilles boulettes? Je suis avant tout banquier. Je vous donnerai mon argent, mais je ne saurais exposer ma signature à recevoir un refus de la Banque; je n’existe que par le crédit, nous en sommes tous là. Voulez-vous de l’argent?
—Pouvez-vous me donner tout ce dont j’ai besoin?
—Cela dépend de la somme à payer! Combien vous faut-il?
—Trente mille francs.
—Beaucoup de tuyaux de cheminées sur la tête, fit du Tillet en éclatant de rire.
En entendant ce rire, le parfumeur, abusé par le luxe de du Tillet, voulut y voir le rire d’un homme pour qui la somme était peu de chose, il respira.
Du Tillet sonna.
—Faites monter mon caissier.
—Il n’est pas arrivé, monsieur, répondit le valet de chambre.
—Ces drôles-là se moquent de moi! il est huit heures et demie, on doit avoir fait pour un million d’affaires à cette heure-ci.
Cinq minutes après, monsieur Legras monta.
—Qu’avons-nous en caisse?
—Vingt mille francs seulement. Monsieur a donné l’ordre d’acheter pour trente mille francs de rente au comptant, payables le quinze.
—C’est vrai, je dors encore.
Le caissier regarda Birotteau d’un air louche et sortit.
—Si la vérité était bannie de la terre, elle confierait son dernier mot à un caissier, dit du Tillet. N’avez-vous pas un intérêt chez le petit Popinot qui vient de s’établir? dit-il après une horrible pause pendant laquelle la sueur emperla le front du parfumeur.
—Oui, dit naïvement Birotteau, croyez-vous que vous pourriez m’escompter sa signature pour une somme importante?
—Apportez-moi cinquante mille francs de ses acceptations, je vous les ferai faire à un taux raisonnable chez un certain Gobseck, très-doux quand il a beaucoup de fonds à placer, et il en a.
Birotteau revint chez lui navré, sans s’apercevoir que les banquiers se le renvoyaient comme un volant sur des raquettes; mais Constance avait déjà deviné que tout crédit était impossible. Si déjà trois banquiers avaient refusé, tous devaient s’être questionnés sur un homme aussi en vue que l’adjoint, et conséquemment la Banque de France n’était plus une ressource.
—Essaye de renouveler, dit Constance, et va chez monsieur Claparon, ton co-associé, enfin chez tous ceux à qui tu as remis les effets du quinze, et propose des renouvellements. Il sera toujours temps de revenir chez les escompteurs avec du papier Popinot.
—Demain le treize! dit Birotteau tout à fait abattu.
Suivant l’expression de son prospectus, il jouissait de son tempérament sanguin qui consomme énormément par les émotions ou par la pensée, et qui veut absolument du sommeil pour réparer ses pertes. Césarine l’amena dans le salon et lui joua pour le récréer le Songe de Rousseau, très-joli morceau d’Hérold. Constance travaillait auprès de lui. Le pauvre homme se laissa aller la tête sur une ottomane, et toutes les fois qu’il levait les yeux sur elle, il la voyait un doux sourire sur les lèvres; il s’endormit ainsi.
—Pauvre homme! dit Constance, à quelles tortures il est réservé, pourvu qu’il y résiste.
—Eh! qu’as-tu, maman? dit Césarine en voyant sa mère en pleurs.
—Chère fille, je vois venir une faillite. Si ton père est obligé de déposer son bilan, il faudra n’implorer la pitié de personne. Mon enfant, sois préparée à devenir une simple fille de magasin. Si je te vois prendre ton parti courageusement, j’aurai la force de recommencer la vie. Je connais ton père, il ne soustraira pas un denier, j’abandonnerai mes droits, on vendra tout ce que nous possédons. Toi, mon enfant, porte demain tes bijoux et ta garde-robe chez ton oncle Pillerault, car tu n’es obligée à rien.
Césarine fut saisie d’un effroi sans bornes en entendant ces paroles dites avec une simplicité religieuse. Elle forma le projet d’aller trouver Anselme, mais sa délicatesse l’en empêcha.
Le lendemain, à neuf heures, Birotteau se trouvait rue de Provence, en proie à des anxiétés tout autres que celles par lesquelles il avait passé. Demander un crédit est une action toute simple en commerce. Tous les jours, en entreprenant une affaire, il est nécessaire de trouver des capitaux; mais demander des renouvellements est, dans la jurisprudence commerciale, ce que la Police Correctionnelle est à la Cour d’Assises, un premier pas vers la faillite, comme le Délit mène au Crime. Le secret de votre impuissance et de votre gêne est en d’autres mains que les vôtres. Un négociant se met pieds et poings liés à la disposition d’un autre négociant, et la charité n’est pas une vertu pratiquée à la Bourse. Le parfumeur, qui jadis levait un œil si ardent de confiance en allant dans Paris, maintenant affaibli par les doutes, hésitait à entrer chez le banquier Claparon, il commençait à comprendre que chez les banquiers le cœur n’est qu’un viscère. Claparon lui semblait si brutal dans sa grosse joie, et il avait reconnu chez lui tant de mauvais ton, qu’il tremblait de l’aborder.—Il est plus près du peuple, il aura peut-être plus d’âme! Tel fut le premier mot accusateur que la rage de sa position lui dicta. César puisa sa dernière dose de courage au fond de son âme, et monta l’escalier d’un méchant petit entresol, aux fenêtres duquel il avait guigné des rideaux verts jaunis par le soleil. Il lut sur la porte le mot Bureaux gravé en noir sur un ovale en cuivre; il frappa, personne ne répondit, il entra. Ces lieux plus que modestes sentaient la misère, l’avarice ou la négligence. Aucun employé ne se montra derrière les grillages en laiton placés à hauteur d’appui sur des boiseries de bois blanc non peint qui servaient d’enceinte à des tables et à des pupitres en bois noirci. Ces bureaux déserts étaient encombrés d’écritoires où l’encre moisissait, de plumes ébouriffées comme des gamins, tortillées en forme de soleils; enfin, couverts de cartons, de papiers, d’imprimés, sans doute inutiles. Le parquet du passage ressemblait à celui d’un parloir de pension, tant il était râpé, sale et humide. La seconde pièce, dont la porte était ornée du mot Caisse, s’harmoniait avec les sinistres facéties du premier bureau. Dans un coin il se trouvait une grande cage en bois de chêne treillissée en fil de cuivre, à chatière mobile, garnie d’une énorme malle en fer, sans doute abandonnée aux cabrioles des rats. Cette cage, dont la porte était ouverte, contenait encore un bureau fantastique, et son fauteuil ignoble, troué, vert, à fond percé, dont le crin s’échappait, comme la perruque du patron, en mille tire-bouchons égrillards. Cette pièce, évidemment autrefois le salon de l’appartement avant qu’il ne fût converti en bureau de banque, offrait pour principal ornement une table ronde revêtue d’un tapis en drap vert autour de laquelle étaient de vieilles chaises en maroquin noir et à clous dédorés. La cheminée, assez élégante, ne présentait à l’œil aucune des morsures noires que laisse le feu, sa plaque était propre, sa glace injuriée par les mouches avait un air mesquin, d’accord avec une pendule en bois d’acajou qui provenait de la vente de quelque vieux notaire et qui ennuyait le regard, attristé déjà par deux flambeaux sans bougie et par une poussière gluante. Le papier de tenture, gris de souris, bordé de rose, annonçait par des teintes fuligineuses le séjour malsain de quelques fumeurs. Rien ne ressemblait davantage au salon banal que les journaux appellent Cabinet de rédaction. Birotteau, craignant d’être indiscret, frappa trois coups brefs à la porte opposée à celle par laquelle il était entré.
—Entrez! cria Claparon, dont la tonalité révéla la distance que sa voix avait à parcourir et le vide de cette pièce où le parfumeur entendait pétiller un bon feu, mais où le banquier n’était pas.
Cette chambre lui servait en effet de cabinet particulier. Entre la fastueuse audience de Keller et la singulière insouciance de ce prétendu grand industriel, il y avait toute la différence qui existe entre Versailles et le wigham d’un chef de Hurons. Le parfumeur avait vu les grandeurs de la banque, il allait en voir les gamineries. Couché dans une sorte de bouge oblong pratiqué derrière le cabinet, et où les habitudes d’une vie insoucieuse avaient abîmé, perdu, confondu, déchiré, encrassé, ruiné tout un mobilier à peu près élégant dans sa primeur, Claparon, à l’aspect de Birotteau, s’enveloppa dans sa robe de chambre crasseuse, déposa sa pipe, et tira les rideaux du lit avec une rapidité qui fit suspecter ses mœurs par l’innocent parfumeur.
—Asseyez-vous, monsieur, dit le banquier.
Claparon sans perruque et la tête enveloppée dans un foulard mis de travers, parut d’autant plus hideux à Birotteau que la robe de chambre en s’entr’ouvrant laissa voir une espèce de maillot en laine blanche tricotée, rendue brune par un usage infiniment trop prolongé.
—Voulez-vous déjeuner avec moi? dit Claparon en se rappelant le bal du parfumeur et voulant autant prendre sa revanche que lui donner le change par cette invitation.
En effet une table ronde débarrassée à la hâte de ses papiers, accusait une jolie compagnie en montrant un pâté, des huîtres, du vin blanc, et les vulgaires rognons sautés au vin de Champagne figés dans leur sauce. Devant le foyer à charbon de terre, le feu dorait une omelette aux truffes. Enfin deux couverts et leurs serviettes tachées par le souper de la veille eussent éclairé l’innocence la plus pure. En homme qui se croyait habile, Claparon insista malgré les refus de Birotteau.
—Je devais avoir quelqu’un, mais ce quelqu’un s’est dégagé, s’écria le malin voyageur de manière à se faire entendre d’une personne qui se serait ensevelie dans ses couvertures.
—Monsieur, dit Birotteau, je viens uniquement pour affaire, et je ne vous tiendrai pas long-temps.
—Je suis accablé, répondit Claparon en montrant un secrétaire à cylindre et des tables encombrées de papiers, on ne me laisse pas un pauvre moment à moi. Je ne reçois que le samedi, mais pour vous, cher monsieur, on y est toujours! Je ne trouve plus le temps d’aimer ni de flâner, je perds le sentiment des affaires qui pour reprendre son vif veut une oisiveté savamment calculée. On ne me voit plus sur les boulevards occupé à ne rien faire. Bah! les affaires m’ennuient, je ne veux plus entendre parler d’affaires, j’ai assez d’argent et n’aurai jamais assez de bonheur. Ma foi! je veux voyager, voir l’Italie! Oh chère Italie! belle encore au milieu de ses revers, adorable terre où je rencontrerai sans doute une Italienne molle et majestueuse! j’ai toujours aimé les Italiennes! Avez-vous jamais eu une Italienne à vous? Non. Eh! bien, venez avec moi en Italie. Nous verrons Venise, séjour des doges, et bien mal tombée aux mains intelligentes de l’Autriche où les arts sont inconnus! Bah! laissons les affaires, les canaux, les emprunts et les gouvernements tranquilles. Je suis bon prince quand j’ai le gousset garni. Tonnerre! voyageons.
—Un seul mot, monsieur, et je vous laisse, dit Birotteau. Vous avez passé mes effets à monsieur Bidault.
—Vous voulez dire Gigonnet, ce bon petit Gigonnet, un homme coulant... comme un nœud.
—Oui, reprit César. Je voudrais... et en ceci je compte sur votre honneur et votre délicatesse...
—Je voudrais pouvoir renouveler....
—Impossible, répondit nettement le banquier, je ne suis pas seul dans l’affaire. Nous sommes réunis en conseil, une vraie Chambre, mais où l’on s’entend comme des larrons en foire. Ah! diable! nous délibérons. Les terrains de la Madeleine ne sont rien, nous opérons ailleurs. Eh! cher monsieur, si nous ne nous étions pas engagés dans les Champs-Élysées, autour de la Bourse qui va s’achever, dans le quartier Saint-Lazare et à Tivoli, nous ne serions pas, comme dit le gros Nucingen, dans les iffires. Qu’est-ce que c’est donc que la Madeleine? une petite souillon d’affaire. Prrr! nous ne carottons pas, mon brave, dit-il en frappant sur le ventre de Birotteau et lui serrant la taille. Allons, voyons, déjeunez, nous causerons, reprit Claparon afin d’adoucir son refus.
—Volontiers, dit Birotteau. Tant pis pour le convive, pensa le parfumeur en méditant de griser Claparon afin d’apprendre quels étaient ses vrais associés dans une affaire qui commençait à lui paraître ténébreuse.
—Bon! Victoire! cria le banquier.
A ce cri parut une vraie Léonarde attifée comme une marchande de poisson.
—Dites à mes commis que je n’y suis pour personne, pas même pour Nucingen, les Keller, Gigonnet et autres!
—Il n’y a que monsieur Lempereur de venu.
—Il recevra le beau monde, dit Claparon. Le fretin ne passera pas la première pièce. On dira que je médite un coup... de vin de Champagne.
Griser un ancien commis-voyageur est la chose impossible. César avait pris la verve du mauvais ton pour les symptômes de l’ivresse, quand il essaya de confesser son associé.
—Cet infâme Roguin est toujours avec vous, dit Birotteau, ne devriez-vous pas lui écrire d’aider un ami qu’il a compromis, un homme avec lequel il dînait tous les dimanches et qu’il connaît depuis vingt ans?
—Roguin?... un sot! sa part est à nous. Ne soyez pas triste, mon brave, tout ira bien. Payez le quinze, et la première fois nous verrons! Quand je dis nous verrons... (un verre de vin!) les fonds ne me concernent en aucune manière. Ah! vous ne paieriez pas, je ne vous ferais point la mine, je ne suis dans l’affaire que pour une commission sur les achats et pour un droit sur les réalisations, moyennant quoi je manœuvre les propriétaires... Comprenez-vous? vous avez des associés solides, aussi n’ai-je pas peur, mon cher monsieur. Aujourd’hui les affaires se divisent! Une affaire exige le concours de tant de capacités! Mettez-vous avec nous dans les affaires! Ne carottez pas avec des pots de pommade et des peignes: mauvais! mauvais! Tondez le public, entrez dans la Spéculation.
—La spéculation? dit le parfumeur, quel est ce commerce?
—C’est le commerce abstrait, reprit Claparon, un commerce qui restera secret pendant une dizaine d’années encore, au dire du grand Nucingen, le Napoléon de la finance, et par lequel un homme embrasse les totalités des chiffres, écrème les revenus avant qu’ils n’existent, une conception gigantesque, une façon de mettre l’espérance en coupes réglées, enfin une nouvelle Cabale! Nous ne sommes encore que dix ou douze têtes fortes initiées aux secrets cabalistiques de ces magnifiques combinaisons.
César ouvrait les yeux et les oreilles en essayant de comprendre cette phraséologie composite.
—Écoutez, dit Claparon après une pause, de semblables coups veulent des hommes. Il y a l’homme à idées qui n’a pas le sou, comme tous les gens à idées. Ces gens-là pensent et dépensent, sans faire attention à rien. Figurez-vous un cochon qui vague dans un bois à truffes! Il est suivi par un gaillard, l’homme d’argent, qui attend le grognement excité par la trouvaille. Quand l’homme à idées a rencontré quelque bonne affaire, l’homme d’argent lui donne alors une tape sur l’épaule et lui dit: Qu’est-ce que c’est que ça? Vous vous mettez dans la gueule d’un four, mon brave, vous n’avez pas les reins assez forts; voilà mille francs, et laissez-moi mettre en scène cette affaire. Bon! le banquier convoque les industriels. Mes amis, à l’ouvrage! des prospectus! la blague à mort! On prend des cors de chasse et on crie à son de trompe: Cent mille francs pour cinq sous! ou cinq sous pour cent mille francs, des mines d’or, des mines de charbon. Enfin tout l’esbrouffe du commerce. On achète l’avis des hommes de science ou d’art, la parade se déploie, le public entre, il en a pour son argent, la recette est dans nos mains. Le cochon est chambré sous son toit avec des pommes de terre, et les autres se chafriolent dans les billets de banque. Voilà, mon cher monsieur. Entrez dans les affaires. Que voulez-vous être? cochon, dindon, paillasse ou millionnaire? Réfléchissez à ceci: je vous ai formulé la théorie des emprunts modernes. Venez me voir, vous trouverez un bon garçon toujours jovial. La jovialité française, grave et légère tout à la fois, ne nuit pas aux affaires, au contraire! Des hommes qui trinquent sont bien faits pour se comprendre! Allons! encore un verre de vin de Champagne? il est soigné, allez! Ce vin est envoyé par un homme d’Épernay même, à qui j’en ai bien fait vendre, et à bon prix. (J’étais dans les vins.) Il se montre reconnaissant et se souvient de moi dans ma prospérité. C’est rare.
Birotteau, surpris de la légèreté, de l’insouciance de cet homme à qui tout le monde accordait une profondeur étonnante et de la capacité, n’osait plus le questionner. Dans l’excitation brouillonne où l’avait mis le vin de Champagne, il se souvint cependant d’un nom qu’avait prononcé du Tillet, et demanda quel était et où demeurait monsieur Gobseck, banquier.
—En seriez-vous là, mon cher monsieur? dit Claparon. Gobseck est banquier comme le bourreau de Paris est médecin. Son premier mot est le cinquante pour cent; il est de l’école d’Harpagon: il tient à votre disposition des serins des Canaries, des boas empaillés, des fourrures en été, du nankin en hiver. Et quelles valeurs lui présenteriez-vous? Pour prendre votre papier nu, il faudrait lui déposer votre femme, votre fille, votre parapluie, tout, jusqu’à votre carton à chapeau, vos socques (vous donnez dans le socque articulé), pelles, pincettes et le bois que vous avez dans vos caves: Gobseck, Gobseck? vertu du malheur! qui vous a indiqué cette guillotine financière?
—Monsieur du Tillet.
—Ah! le drôle, je le reconnais. Nous avons été jadis amis; et si nous nous sommes brouillés à ne pas nous saluer, croyez que ma répulsion est fondée: il m’a laissé lire au fond de son âme de boue, et il m’a mis mal à mon aise pendant le beau bal que vous nous avez donné: je ne puis pas le sentir avec son air fat. Parce qu’il a une notaresse! J’aurai des marquises, moi, quand je voudrai, et il n’aura jamais mon estime, lui! Ah! mon estime est une princesse qui ne le gênera jamais dans son lit. Vous êtes un farceur, dites donc, gros père, nous flanquer un bal et deux mois après demander des renouvellements! Vous pouvez aller très-loin. Faisons des affaires ensemble. Vous avez une réputation, elle me servira. Oh! du Tillet était né pour comprendre Gobseck. Du Tillet finira mal sur la place. On le dit le mouton de ce vieux Gobseck, il ne peut pas aller loin. Gobseck est dans le coin de sa toile, tapi comme une vieille araignée qui a fait le tour du monde. Tôt ou tard, zut! l’usurier le sifflera comme moi ce verre de vin. Tant mieux! Du Tillet m’a joué un tour... oh! un tour pendable.
Après une heure et demie employée à des bavardages qui n’avaient aucun sens, Birotteau voulut partir en voyant l’ancien commis-voyageur prêt à lui raconter l’aventure d’un représentant du peuple à Marseille, amoureux d’une actrice qui jouait le rôle de la BELLE ARSÈNE et que le parterre royaliste sifflait.
—«Il se lève, dit Claparon, et se dresse dans sa loge: Artè qui l’a siblée... eu!... Si c’est oune femme, je l’amprise; si c’est oune homme, nous se verrons, si c’est ni l’un ni l’autte, que le troun di Diou le cure!... Savez-vous comment a fini l’aventure?
—Adieu, monsieur, dit Birotteau.
—Vous aurez à venir me voir, lui dit alors Claparon. La première broche Cayron nous est revenue avec protêt et je suis endosseur, j’ai remboursé. Je vais envoyer chez vous, car les affaires avant tout.
Birotteau se sentit atteint aussi avant dans le cœur par cette froide et grimacière obligeance que par la dureté de Keller et par la raillerie allemande de Nucingen. La familiarité de cet homme et ses grotesques confidences allumées par le vin de Champagne avaient flétri l’âme de l’honnête parfumeur qui crut sortir d’un mauvais lieu financier. Il descendit l’escalier, se trouva dans les rues, sans savoir où il allait. Il continua les boulevards, atteignit la rue Saint-Denis, se souvint de Molineux, et se dirigea vers la cour Batave. Il monta l’escalier sale et tortueux que naguère il avait monté glorieux et fier; il se souvint de la mesquine âpreté de Molineux, et frémit d’avoir à l’implorer. Comme lors de la première visite du parfumeur, le propriétaire était au coin de son feu, mais digérant son déjeuner; Birotteau lui formula sa demande.
—Renouveler un effet de douze cents francs? dit Molineux en exprimant une railleuse incrédulité. Vous n’en êtes pas là, monsieur. Si vous n’avez pas douze cents francs le quinze pour payer mon billet, vous renverrez donc ma quittance de loyer impayée? Ah! j’en serais fâché, je n’ai pas la moindre politesse en fait d’argent, mes loyers sont mes revenus. Sans cela avec quoi paierais-je ce que je dois? Un commerçant ne désapprouvera pas ce principe salutaire. L’argent ne connaît personne; il n’a pas d’oreilles, l’argent; il n’a pas de cœur, l’argent. L’hiver est rude, voilà le bois renchéri. Si vous ne payez pas le quinze, le seize un petit commandement à midi. Bah! le bonhomme Mitral, votre huissier, est le mien, il vous enverra son commandement sous enveloppe avec tous les égards dus à votre haute position.
—Monsieur, je n’ai jamais reçu d’assignation pour mon compte, dit Birotteau.
—Il y a commencement à tout, dit Molineux.
Consterné par la dureté du vieillard, le parfumeur fut abattu, car il entendit le glas de la faillite tintant à ses oreilles. Chaque tintement réveillait le souvenir des dires que sa jurisprudence impitoyable lui avait suggérés sur les faillis. Ses opinions se dessinaient en traits de feu sur la molle substance de son cerveau.
—A propos, dit Molineux, vous avez oublié de mettre sur vos effets valeur reçue en loyers, ce qui peut conserver mon privilége.
—Ma position me défend de rien faire au détriment de mes créanciers, dit le parfumeur hébété par la vue du précipice entr’ouvert.
—Bon, monsieur, très-bien, je croyais avoir tout appris en matière de location avec messieurs les locataires. J’apprends par vous à ne jamais recevoir d’effets en paiement. Ah! je plaiderai, car votre réponse dit assez que vous manquerez à votre signature. L’espèce intéresse tous les propriétaires de Paris.
Birotteau sortit dégoûté de la vie. Il est dans la nature de ces âmes tendres et molles de se rebuter à un premier refus, de même qu’un premier succès les encourage. César n’espéra plus que dans le dévouement du petit Popinot, auquel il pensa naturellement en se trouvant au marché des Innocents.
—Le pauvre enfant, qui m’eût dit cela, quand il y a six semaines aux Tuileries, je le lançais?
Il était environ quatre heures, moment où les magistrats quittent le palais. Par hasard, le Juge d’Instruction était venu voir son neveu. Ce juge, l’un des esprits les plus perspicaces en fait de morale, avait une seconde vue qui lui permettait de voir les intentions secrètes, de reconnaître le sens des actions humaines les plus indifférentes, les germes d’un crime, les racines d’un délit: il regarda Birotteau sans que Birotteau s’en doutât. Le parfumeur, contrarié de trouver l’oncle auprès du neveu, lui parut gêné, préoccupé, pensif. Le petit Popinot, toujours affairé, la plume à l’oreille, fut comme toujours à plat ventre devant le père de sa Césarine. Les phrases banales dites par César à son associé parurent au juge être les paravents d’une demande importante. Au lieu de partir, le rusé magistrat resta chez son neveu malgré son neveu, car il avait calculé que le parfumeur essaierait de se débarrasser de lui en se retirant lui-même. Quand Birotteau partit, le juge s’en alla, mais il remarqua Birotteau flânant dans la partie de la rue des Cinq-Diamants qui mène à la rue Aubry-le-Boucher. Cette minime circonstance lui donna des soupçons sur les intentions de César, il sortit alors rue des Lombards, et quand il eut vu le parfumeur rentré chez Anselme, il y revint promptement.
—Mon cher Popinot, avait dit César à son associé, je viens te demander un service.
—Que faut-il faire? dit Popinot avec une généreuse ardeur.
—Ah! tu me sauves la vie, s’écria le bonhomme heureux de cette chaleur de cœur qui scintillait au milieu des glaces où il voyageait depuis vingt-cinq jours.
—Il faudrait me régler cinquante mille francs en comptant sur ma portion de bénéfices, nous nous entendrions pour le payement.
Popinot regarda fixement César, César baissa les yeux. En ce moment, le juge reparut.
—Mon enfant... Ah! pardon, monsieur Birotteau! Mon enfant, j’ai oublié de te dire...
Et par le geste impérieux de magistrat, le juge attira son neveu dans la rue, et le força, quoiqu’en veste et tête nue, à l’écouter en marchant vers la rue des Lombards.
—Mon neveu, ton ancien patron pourrait se trouver dans des affaires tellement embarrassées, qu’il lui fallût en venir à déposer son bilan. Avant d’arriver là, les hommes qui comptent quarante ans de probité, les hommes les plus vertueux, dans le désir de conserver leur honneur, imitent les joueurs les plus enragés; ils sont capables de tout: ils vendent leurs femmes, trafiquent de leurs filles, compromettent leurs meilleurs amis, mettent en gage ce qui ne leur appartient pas; ils vont au jeu, deviennent comédiens, menteurs; ils savent pleurer. Enfin, j’ai vu les choses les plus extraordinaires. Toi-même as été témoin de la bonhomie de Roguin, à qui l’on aurait donné le bon Dieu sans confession. Je n’applique pas ces conclusions rigoureuses à monsieur Birotteau, je le crois honnête; mais s’il te demandait de faire quoi que ce soit qui fût contraire aux lois du commerce, comme de souscrire des effets de complaisance et de te lancer dans un système de circulations, qui, selon moi, est un commencement de friponnerie, car c’est la fausse monnaie du papier, promets-moi de ne rien signer sans me consulter. Songe que si tu aimes sa fille il ne faut pas, dans l’intérêt même de ta passion, détruire ton avenir. Si monsieur Birotteau doit tomber, à quoi bon tomber vous deux? N’est-ce pas vous priver l’un et l’autre de toutes les chances de ta maison de commerce qui sera son refuge?
—Merci, mon oncle: à bon entendeur salut, dit Popinot, à qui la navrante exclamation de son patron fut alors expliquée.
Le marchand d’huiles fines et autres rentra dans sa sombre boutique, le front soucieux. Birotteau remarqua ce changement.
—Faites-moi l’honneur de monter dans ma chambre, nous y serons mieux qu’ici. Les commis, quoique très-occupés, pourraient nous entendre.
Birotteau suivit Popinot, en proie aux anxiétés du condamné entre la cassation de son arrêt ou le rejet de son pourvoi.
—Mon cher bienfaiteur, dit Anselme, vous ne doutez pas de mon dévouement, il est aveugle. Permettez-moi seulement de vous demander si cette somme vous sauve entièrement, si ce n’est pas seulement un retard à quelque catastrophe, et alors à quoi bon m’entraîner? Il vous faut des billets à quatre-vingt-dix jours. Eh! bien, dans trois mois, il me sera certes impossible de les payer.
Birotteau, pâle et solennel, se leva, regarda Popinot.
Popinot épouvanté s’écria:—Je les ferai si vous voulez.
—Ingrat! dit le parfumeur, qui usa du reste de ses forces pour jeter ce mot au front d’Anselme comme une marque d’infamie.