MÉDAILLE D’OR A L’EXPOSITION DE 1819

BREVETS D’INVENTION ET DE PERFECTIONNEMENT.

Nul cosmétique ne peut faire croître les cheveux, de même que nulle préparation chimique ne les teint sans danger pour le siége de l’intelligence. La science a déclaré récemment que les cheveux étaient une substance morte, et que nul agent ne peut les empêcher de tomber ni de blanchir. Pour prévenir la Xérasie et la Calvitie, il suffit de préserver le bulbe d’où ils sortent de toute influence extérieure atmosphérique, et de maintenir à la tête la chaleur qui lui est propre. L’huile céphalique, basée sur ces principes établis par l’Académie des sciences, produit cet important résultat, auquel se tenaient les anciens, les Romains, les Grecs et les nations du Nord auxquelles la chevelure était précieuse. Des recherches savantes ont démontré que les nobles, qui se distinguaient autrefois à la longueur de leurs cheveux, n’employaient pas d’autre moyen; seulement leur procédé, habilement retrouvé par A. Popinot, inventeur de L’HUILE CÉPHALIQUE, avait été perdu.

Conserver au lieu de chercher à provoquer une stimulation impossible ou nuisible sur le derme qui contient les bulbes, telle est donc la destination de L’HUILE CÉPHALIQUE. En effet, cette huile, qui s’oppose à l’exfoliation des pellicules, qui exhale une odeur suave, et qui, par les substances dont elle est composée, dans lesquelles entre comme principal élément l’essence de noisette, empêche toute action de l’air extérieur sur les têtes, prévient ainsi les rhumes, le coryza, et toutes les affections douloureuses de l’encéphale en lui laissant sa température intérieure. De cette manière, les bulbes qui contiennent les liqueurs génératrices des cheveux ne sont jamais saisies ni par le froid, ni par le chaud. La chevelure, ce produit magnifique, à laquelle hommes et femmes attachent tant de prix, conserve alors, jusque dans l’âge avancé de la personne qui se sert de L’HUILE CÉPHALIQUE, ce brillant, cette finesse, ce lustre qui rendent si charmantes les têtes des enfants.

La manière de s’en servir est jointe à chaque flacon et lui sert d’enveloppe.

MANIÈRE DE SE SERVIR DE L’HUILE CÉPHALIQUE.

Il est tout à fait inutile d’oindre les cheveux; ce n’est pas seulement un préjugé ridicule, mais encore une habitude gênante, en ce sens que le cosmétique laisse partout sa trace. Il suffit tous les matins de tremper une petite éponge fine dans l’huile, de se faire écarter les cheveux avec le peigne, d’imbiber les cheveux à leur racine de raie en raie, de manière à ce que la peau reçoive une légère couche, après avoir préalablement nettoyé la tête avec la brosse et le peigne.

Cette huile se vend par flacon, portant la signature de l’inventeur pour empêcher toute contrefaçon, et du prix de TROIS FRANCS, chez A. POPINOT, rue des Cinq-Diamants, quartier des Lombards, à Paris.

On est prié d’écrire franco.

Nota. La maison A. Popinot tient également les huiles de la droguerie, comme néroli, huile d’aspic, huile d’amande douce, huile de cacao, huile de café, de ricin et autres.

—Mon cher ami, dit l’illustre Gaudissart à Finot, c’est parfaitement écrit. Saquerlotte, comme nous abordons la haute science! nous ne tortillons pas, nous allons droit au fait. Ah! je vous fais mes sincères compliments, voilà de la littérature utile.

—Le beau prospectus, dit Popinot enthousiasmé.

—Un prospectus dont le premier mot tue Macassar, dit Gaudissart en se levant d’un air magistral pour prononcer les paroles suivantes qu’il scanda par des gestes parlementaires: On—ne—fait pas—pousser les cheveux! On—ne les—teint pas—sans danger! Ah! ah! là est le succès. La science moderne est d’accord avec les habitudes des anciens. On peut s’entendre avec les vieux et avec les jeunes. Vous avez affaire à un vieillard: «Ah! ah! monsieur, les anciens, les Grecs, les Romains avaient raison et ne sont pas aussi bêtes qu’on veut le faire croire!» Vous traitez avec un jeune homme: «Mon cher garçon, encore une découverte due aux progrès des lumières, nous progressons. Que ne doit-on pas attendre de la vapeur, des télégraphes et autres! Cette huile est le résultat d’un rapport de monsieur Vauquelin!» Si nous imprimions un passage du mémoire de monsieur Vauquelin à l’Académie des sciences, confirmant nos assertions, hein! Fameux! Allons, Finot, à table! Chiquons les légumes! Sablons le champagne au succès de notre jeune ami!

—J’ai pensé, dit l’auteur modestement, que l’époque du prospectus léger et badin était passée; nous entrons dans la période de la science, il faut un air doctoral, un ton d’autorité pour s’imposer au public.

—Nous chaufferons cette huile-là, les pieds me démangent et la langue aussi. J’ai les commissions de tous ceux qui font dans les cheveux, aucun ne donne plus de trente pour cent; il faut lâcher quarante pour cent de remise, je réponds de cent mille bouteilles en six mois. J’attaquerai les pharmaciens, les épiciers, les coiffeurs! et en leur donnant quarante pour cent, tous enfarineront leur public.

Les trois jeunes gens mangeaient comme des lions, buvaient comme des Suisses, et se grisaient du futur succès de l’Huile céphalique.

—Cette huile porte à la tête, dit Finot en souriant.

Gaudissart épuisa les différentes séries de calembours sur les mots huile, cheveux, tête, etc. Au milieu des rires homériques des trois amis, au dessert, malgré les toasts et les souhaits de bonheur réciproques, un coup de marteau retentit et fut entendu.

—C’est mon oncle! Il est capable de venir me voir, s’écria Popinot.

—Un oncle? dit Finot, et nous n’avons pas de verre!

—L’oncle de mon ami Popinot est un juge d’instruction, dit Gaudissart à Finot; il ne s’agit pas de le mystifier, il m’a sauvé la vie. Ah! quand on s’est trouvé dans la passe où j’étais, en face de l’échafaud, où: «Kouik, et adieu les cheveux!» fit-il en imitant le fatal couteau par un geste, on se souvient du vertueux magistrat auquel on doit d’avoir conservé la rigole par où passe le vin de Champagne! On s’en souvient ivre-mort. Vous ne savez pas, Finot, si vous n’aurez pas besoin de monsieur Popinot. Saquerlotte, il faut des saluts, et des six à la livre encore.

Le vertueux juge d’instruction demandait en effet son neveu à la portière: en reconnaissant la voix, Anselme descendit un chandelier à la main pour éclairer.

—Je vous salue, messieurs, dit le magistrat.

L’illustre Gaudissart s’inclina profondément; Finot examina le juge d’un œil ivre, et le trouva passablement ganache.

—Il n’y a pas de luxe, dit gravement le juge en regardant la chambre; mais, mon enfant, pour être quelque chose de grand il faut savoir commencer par n’être rien.

—Quel homme profond, dit Gaudissart à Finot.

—Une pensée d’article, dit le journaliste.

—Ah! vous voilà, monsieur, dit le juge en reconnaissant le commis-voyageur. Et que faites-vous ici?

—Monsieur, je veux contribuer de tous mes petits moyens à la fortune de votre cher neveu. Nous venons de méditer sur le prospectus de son huile, et vous voyez en monsieur l’auteur de ce prospectus qui nous paraît un des plus beaux morceaux de cette littérature de perruques. Le juge regarda Finot.—Monsieur, dit Gaudissart, est monsieur Andoche Finot, un des jeunes hommes les plus distingués de la littérature, qui fait dans les journaux du gouvernement la haute politique et les petits théâtres, un ministre en chemin d’être auteur.

Finot tirait Gaudissart par le pan de sa redingote.

—Bien, mes enfants, dit le juge à qui ces paroles expliquèrent l’aspect de la table où se voyaient les restes d’un régal bien excusable.—Mon ami, dit le juge à Popinot, habille-toi, nous irons ce soir chez monsieur Birotteau. Je lui dois une visite. Vous signerez votre acte de société, que j’ai soigneusement examiné. Comme vous aurez la fabrique de votre huile dans les terrains du faubourg du Temple, je pense qu’il doit te faire bail de l’atelier, et peut avoir des représentants, les choses bien en règle évitent des discussions. Ces murs me paraissent humides, Anselme, élève des nattes de paille à l’endroit de ton lit.

—Permettez, monsieur le juge d’instruction, dit Gaudissart avec la patelinerie d’un courtisan, nous avons collé nous-mêmes les papiers aujourd’hui, et... ils... ne sont pas... secs.

—De l’économie! bien, dit le juge.

—Écoutez, dit Gaudissart à l’oreille de Finot, mon ami Popinot est un jeune homme vertueux, il va chez son oncle, allons achever la soirée chez ma tante.

Le journaliste montra la doublure de la poche de son gilet. Popinot vit le geste, il glissa vingt francs à l’auteur de son prospectus. Le juge avait un fiacre au bout de la rue, il emmena son neveu chez Birotteau. Pillerault, monsieur et madame Ragon, Roguin faisaient un boston, et Césarine brodait un fichu, quand le juge Popinot et Anselme se montrèrent. Roguin, le vis-à-vis de madame Ragon, auprès de laquelle se tenait Césarine, remarqua le plaisir de la jeune fille quand elle vit entrer Anselme; et par un signe il la montra rouge comme une grenade à son premier clerc.

—Ce sera donc la journée aux actes? dit le parfumeur quand après les salutations le juge lui eut dit le motif de sa visite.

César, Anselme et le juge allèrent au second, dans la chambre provisoire du parfumeur, discuter le bail et l’acte de société dressé par le magistrat. Le bail fut consenti pour dix-huit années afin de le faire concorder à celui de la rue des Cinq-Diamants, circonstance minime en apparence, mais qui plus tard servit les intérêts de Birotteau. Quand César et le juge revinrent à l’entresol, le magistrat, étonné du bouleversement général et de la présence des ouvriers un dimanche chez un homme aussi religieux que le parfumeur, en demanda la cause, et le parfumeur l’attendait là.

—Quoique vous ne soyez pas mondain, monsieur, vous ne trouverez pas mauvais que nous célébrions la délivrance du territoire. Ce n’est pas tout; si je réunis quelques amis, c’est aussi pour fêter ma promotion dans l’ordre de la Légion-d’Honneur.

—Ah! fit le juge qui n’était pas décoré.

—Peut-être me suis-je rendu digne de cette insigne et royale faveur en siégeant au tribunal... Oh! consulaire. Et en combattant pour les Bourbons sur les marches...

—Oui, dit le juge.

—De Saint-Roch, au treize vendémiaire, où je fus blessé par Napoléon.

—Volontiers, dit le juge. Si ma femme n’est pas souffrante, je l’amènerai.

—Xandrot, dit Roguin sur le pas de la porte à son clerc, ne pense en aucune manière à épouser Césarine, et dans six semaines tu verras que je t’ai donné un bon conseil.

—Pourquoi? dit Crottat.

—Birotteau, mon cher, va dépenser cent mille francs pour son bal, il engage sa fortune dans cette affaire des terrains malgré mes conseils. Dans six semaines ces gens-là n’auront pas de pain. Épouse mademoiselle Lourdois, la fille du peintre en bâtiments, elle a trois cent mille francs de dot, je t’ai ménagé ce pis-aller! Si tu me comptes seulement cent mille francs en achetant ma charge, tu peux l’avoir demain.

Les magnificences du bal que préparait le parfumeur, annoncées par les journaux à l’Europe, étaient bien autrement annoncées dans le commerce par les rumeurs auxquelles donnaient lieu les travaux de jour et de nuit. Ici l’on disait que César avait loué trois maisons, là il faisait dorer ses salons, plus loin le repas devait offrir des plats inventés pour la circonstance; par-là, les négociants, disait-on, n’y seraient pas invités, la fête était donnée pour les gens du gouvernement; par ici, le parfumeur était sévèrement blâmé de son ambition, et l’on se moquait de ses prétentions politiques, on niait sa blessure! Le bal engendrait plus d’une intrigue dans le deuxième arrondissement; les amis étaient tranquilles, mais les exigences des simples connaissances étaient énormes. Toute faveur amène des courtisans. Il y eut bon nombre de gens à qui leur invitation coûta plus d’une démarche. Les Birotteau furent effrayés par le nombre des amis qu’ils ne se connaissaient point. Cet empressement effrayait madame Birotteau, son air devenait chaque jour de plus en plus sombre à l’approche de cette solennité. D’abord, elle avouait à César qu’elle ne saurait jamais quelle contenance tenir, elle s’épouvantait des innombrables détails d’une pareille fête: où trouver l’argenterie, la verrerie, les rafraîchissements, la vaisselle, le service? Et qui donc surveillerait tout? Elle priait Birotteau de se mettre à la porte des appartements et de ne laisser entrer que les invités, elle avait entendu raconter d’étranges choses sur les gens qui venaient à des bals bourgeois en se réclamant d’amis qu’ils ne pouvaient nommer. Quand, dix jours auparavant, Braschon, Grindot, Lourdois et Chaffaroux, l’entrepreneur en bâtiment, eurent affirmé que l’appartement serait prêt pour le fameux dimanche du dix-sept décembre, il y eut une conférence risible le soir, après dîner, dans le modeste petit salon de l’entresol, entre César, sa femme et sa fille, pour composer la liste des invités et faire les invitations, que le matin un imprimeur avait envoyées imprimées en belle anglaise, sur papier rose, et suivant la formule du code de la civilité puérile et honnête.

—Ah! çà, n’oublions personne, dit Birotteau.

—Si nous oublions quelqu’un, dit Constance, il ne s’oubliera pas. Madame Derville, qui ne nous avait jamais fait de visite, est débarquée hier au soir en quatre bateaux.

—Elle était bien jolie, dit Césarine, elle m’a plu.

—Cependant avant son mariage elle était encore moins que moi, dit Constance, elle travaillait en linge, rue Montmartre, elle a fait des chemises à ton père.

—Eh! bien, commençons la liste, dit Birotteau, par les gens les plus huppés. Écris, Césarine: Monsieur le duc et madame la duchesse de Lenoncourt...

—Mon Dieu! César, dit Constance, n’envoie donc pas une seule invitation aux personnes que tu ne connais qu’en qualité de fournisseur. Iras-tu inviter la princesse de Blamont-Chauvry, encore plus parente à feu ta marraine, la marquise d’Uxelles, que le duc de Lenoncourt? Inviterais-tu les deux messieurs de Vandenesse, monsieur de Marsay, monsieur de Ronquerolles, monsieur d’Aiglemont, enfin tes pratiques? Tu es fou, les grandeurs te tournent la tête.

—Oui, mais monsieur le comte de Fontaine et sa famille. Hein! celui-là venait sous son nom de Grand-Jacques, avec le Gars, qui était monsieur le marquis de Montauran, et monsieur de La Billardière, qui s’appelait le Nantais, à la Reine des Roses, avant la grande affaire du treize vendémiaire. C’était alors des poignées de main! mon cher Birotteau, du courage! faites-vous tuer comme nous pour la bonne cause! Nous sommes d’anciens camarades de conspirations.

—Mets-le, dit Constance; car, si monsieur de La Billardière et son fils viennent, il faut qu’ils trouvent à qui parler.

—Écris, Césarine, dit Birotteau.

Primo, monsieur le préfet de la Seine: il viendra ou ne viendra pas, mais il commande le corps municipal: à tout seigneur tout honneur!

Monsieur de La Billardière et son fils, maire. Mets le chiffre des invités au bout.

Mon collègue monsieur Granet, l’adjoint, et sa femme. Elle est bien laide, mais c’est égal, on ne peut pas s’en dispenser!

Monsieur Curel de l’Abranchet, le colonel de la garde nationale, sa femme et ses deux filles. Voilà ce que je nomme les autorités. Viennent les gros bonnets!

Monsieur le comte et madame la comtesse de Fontaine, et leur fille mademoiselle Émilie de Fontaine.

—Une impertinente qui me fait sortir de ma boutique pour lui parler à la portière de sa voiture, quel que soit le temps, dit madame César. Si elle vient, ce sera pour se moquer de nous.

—Alors elle viendra peut-être, dit César, qui voulait absolument du monde. Continue.

—Monsieur le comte et madame la comtesse de Granville, mon propriétaire, la plus fameuse caboche de la Cour royale, dit Derville.

—Ha! çà, monsieur de La Billardière me fait recevoir chevalier demain par monsieur le comte de Lacépède lui-même. Il est convenable que je coule une invitation pour bal et dîner au Grand-Chancelier.

Monsieur Vauquelin. Mets bal et dîner, Césarine. Et, pour ne pas les oublier, tous les Chiffreville et les Protez.

Monsieur et madame Popinot, juge au Tribunal de la Seine.

Monsieur et madame Thirion, huissier du cabinet du roi, les amis des Ragon.

—César, n’oublie pas le petit Horace Bianchon, le neveu de monsieur Popinot et cousin d’Anselme.

—Ah bouiche! Césarine a bien mis un quatre au bout des Popinot.

Monsieur et madame Rabourdin, le chef de bureau de monsieur de La Billardière.

Monsieur Cochin, du même ministère, sa femme et leur fils, les commanditaires des Matifat, et monsieur, madame et mademoiselle Matifat, puisque nous y sommes.

—Les Matifat, dit Césarine, ont fait des démarches pour monsieur et madame Colleville, monsieur et madame Thuilier; leurs amis, et les Saillard.

—Nous verrons, dit César.

Notre agent de change, monsieur et madame Jules Desmarets.

—Ce sera la plus belle du bal, celle-là! dit Césarine; elle me plaît, oh! mais, plus que toute autre.

—Derville et sa femme.

—Mets donc monsieur et madame Coquelin, les successeurs de mon oncle Pillerault, dit Constance. Ils comptent si bien en être que cette pauvre petite femme fait faire par ma couturière une superbe robe de bal: pardessous de satin blanc, robe de tulle brodée en fleurs de chicorée. Encore un peu, elle aurait pris une robe lamée comme pour aller à la cour. Si nous manquions à cela, nous aurions en eux des ennemis acharnés.

—Mets, Césarine; nous devons honorer le commerce, nous en sommes.

Monsieur et madame Roguin.

—Maman, madame Roguin mettra sa rivière, tous ses diamants et sa robe de malines.

—Monsieur et madame Lebas, dit César.

Puis monsieur le président du tribunal de commerce, sa femme et ses deux filles. Je les oubliais dans les autorités.

Monsieur et madame Lourdois et leur fille.

Monsieur Claparon, banquier, monsieur du Tillet, monsieur Grindot, monsieur Molineux, Pillerault et son propriétaire, monsieur et madame Camusot, les riches marchands de soie, avec leurs deux fils, celui de l’École Polytechnique et l’avocat, qui va être nommé juge. Monsieur Cardot et ses enfants. Tiens! et les Guillaume, rue du Colombier, le beau-père de Lebas, deux vieilles gens qui feront tapisserie; Alexandre Crottat, Célestin...

—Papa, n’oubliez pas monsieur Andoche Finot et monsieur Gaudissart, deux jeunes gens qui sont très-utiles à monsieur Anselme.

—Gaudissart? il a été pris de justice. Mais c’est égal; il part dans quelques jours et va voyager pour notre huile, mets! Quant au sieur Andoche Finot, que nous est-il?

—Monsieur Anselme dit qu’il deviendra un personnage, il a de l’esprit comme Voltaire.

—Un auteur? tous athées.

—Mettez-le, papa; il n’y a pas déjà tant de danseurs. D’ailleurs le beau prospectus de votre huile est de lui.

—Il croit à notre huile, dit César, mets-le, chère enfant.

—Je mets aussi mes protégés, dit Césarine.

—Mets monsieur Mitral, mon huissier; monsieur Haudry, notre médecin, pour la forme, il ne viendra pas.

—Il viendra faire sa partie, dit Césarine.

—Ha! çà, j’espère, César, que tu inviteras au dîner monsieur l’abbé Loraux?

—Je lui ai déjà écrit, dit César.

—Oh! n’oublions pas la belle-sœur de Lebas, madame Augustine de Sommervieux, dit Césarine. Pauvre petite femme, elle est bien souffrante, elle se meurt de chagrin, nous a dit Lebas.

—Voilà ce que c’est que d’épouser des artistes, s’écria le parfumeur. Regarde donc ta mère qui s’endort, dit-il tout bas à sa fille. Là, là, bien le bonsoir, madame César.

—Hé! bien, dit César à Césarine, et la robe de ta mère?

—Oui, papa, tout sera prêt. Maman croit n’avoir qu’une robe de crêpe de Chine, comme la mienne; la couturière est sûre de ne pas avoir besoin de l’essayer.

—Combien de personnes? dit César à haute voix en voyant sa femme rouvrir ses paupières.

—Cent neuf avec les commis, dit Césarine.

—Où mettrons-nous tout ce monde-là? dit madame Birotteau. Mais enfin, après ce dimanche-là, reprit-elle naïvement, il y aura un lundi.

Rien ne peut se faire simplement chez les gens qui montent d’un étage social à l’autre. Ni madame Birotteau, ni César, ni personne ne pouvait s’introduire sous aucun prétexte au premier étage. César avait promis à Raguet, son garçon de magasin, un habillement neuf pour le jour du bal, s’il faisait bonne garde et s’il exécutait bien sa consigne. Birotteau, comme l’empereur Napoléon à Compiègne lors de la restauration du château pour son mariage avec Marie-Louise d’Autriche, voulait ne rien voir partiellement, il voulait jouir de la surprise. Ces deux anciens adversaires se rencontrèrent encore une fois, à leur insu, non sur un champ de bataille, mais sur le terrain de la vanité bourgeoise. Monsieur Grindot devait donc prendre César par la main et lui montrer l’appartement, comme un cicerone montre une galerie à un curieux. Chacun dans la maison avait d’ailleurs inventé sa surprise. Césarine, la chère enfant, avait employé tout son petit trésor, cent louis, à acheter des livres à son père. Monsieur Grindot lui avait un matin confié qu’il y aurait deux corps de bibliothèque dans la chambre de son père, laquelle formait cabinet, une surprise d’architecte. Césarine avait jeté toutes ses économies de jeune fille dans le comptoir d’un libraire, pour offrir à son père: Bossuet, Racine, Voltaire, Jean-Jacques Rousseau, Montesquieu, Molière, Buffon, Fénelon, Delille, Bernardin de Saint-Pierre, La Fontaine, Corneille, Pascal, La Harpe, enfin cette bibliothèque vulgaire qui se trouve partout et que son père ne lirait jamais. Il devait y avoir un terrible mémoire de reliure. L’inexact et célèbre artiste Thouvenin avait promis de livrer les volumes le seize à midi. Césarine avait confié son embarras à son oncle Pillerault, et l’oncle s’était chargé du mémoire. La surprise de César à sa femme était une robe de velours cerise garnie de dentelles, dont il venait de parler à sa fille, sa complice. La surprise de madame Birotteau pour le nouveau chevalier consistait en une paire de boucles d’or et un solitaire en épingle. Enfin il y avait pour toute la famille la surprise de l’appartement, laquelle devait être suivie dans la quinzaine de la grande surprise des mémoires à payer.

César pesa mûrement quelles invitations devaient être faites en personne et quelles portées par Raguet, le soir. Il prit un fiacre, y mit sa femme enlaidie d’un chapeau à plumes et du dernier châle donné, le cachemire qu’elle avait désiré pendant quinze ans. Les parfumeurs en grande tenue s’acquittèrent de vingt-deux visites dans une matinée.

César avait fait grâce à sa femme des difficultés que présentait au logis la confection bourgeoise des différents comestibles exigés par la splendeur de la fête. Un traité diplomatique avait eu lieu entre l’illustre Chevet et Birotteau. Chevet fournissait une superbe argenterie, qui rapporte autant qu’une terre par sa location; il fournissait le dîner, les vins, les gens de service commandés par un maître-d’hôtel d’aspect convenable, tous responsables de leurs faits et gestes. Chevet demandait la cuisine et la salle à manger de l’entresol pour y établir son quartier-général, il devait ne pas désemparer pour servir un dîner de vingt personnes à six heures, et à une heure du matin un magnifique ambigu. Birotteau s’était entendu avec le café de Foy pour les glaces frappées en fruit, servies sur de jolies tasses, cuillers en vermeil, plateaux d’argent. Tanrade, autre illustration, fournissait les rafraîchissements.

—Sois tranquille, dit César à sa femme en la voyant un peu trop inquiète l’avant-veille, Chevet, Tanrade et le café de Foy occuperont l’entresol, Virginie gardera le second, la boutique sera bien fermée. Nous n’aurons plus qu’à nous carrer au premier.

Le seize à deux heures, monsieur de La Billardière vint prendre César pour le mener à la Chancellerie de la Légion-d’Honneur, où il devait être reçu chevalier par monsieur le comte de Lacépède avec une dizaine d’autres chevaliers. Le maire trouva le parfumeur les larmes aux yeux: sa femme venait de lui faire la surprise des boucles d’or et du solitaire.

—Il est bien doux d’être aimé ainsi, dit-il en montant en fiacre, en présence de ses commis attroupés, de Césarine et de Constance qui regardaient César en culotte de soie noire, en bas de soie, et le nouvel habit bleu barbeau sur lequel allait briller le ruban qui, selon Molineux, était trempé dans le sang.

Quand César rentra pour dîner, il était pâle de joie, il regardait sa croix dans toutes les glaces, car dans sa première ivresse il ne se contenta pas du ruban, il fut glorieux sans fausse modestie.

—Ma femme, dit-il, monsieur le grand-chancelier est un homme charmant; il a, sur un mot de La Billardière, accepté mon invitation. Il vient avec monsieur Vauquelin. Monsieur de Lacépède est un grand homme, oui, autant que monsieur Vauquelin; il a fait quarante volumes! Mais aussi est-ce un auteur pair de France. N’oublions pas de lui dire: Votre seigneurie, ou Monsieur le comte.

—Mais mange donc, lui dit sa femme. Il est pire qu’un enfant, ton père, dit Constance à Césarine.

—Comme cela fait bien à ta boutonnière, dit Césarine. On te portera les armes, nous sortirons ensemble.

—On me portera les armes partout où il y aura des factionnaires.

En ce moment, Grindot descendit avec Braschon. Après dîner, monsieur, madame et mademoiselle pouvaient jouir du coup d’œil des appartements, le premier garçon de Braschon achevait d’y clouer quelques patères, et trois hommes allumaient les bougies.

—Il faut cent vingt bougies, dit Braschon.

—Un mémoire de deux cents francs chez Trudon, dit madame César dont les plaintes furent arrêtées par un regard du chevalier Birotteau.

—Votre fête sera magnifique, dit Braschon.

César ne comprit pas ce que voulait dire le riche tapissier de la rue Saint-Antoine. Braschon fit onze tentatives inutiles pour être invité, lui, sa femme, sa fille, sa belle-mère et sa tante. Braschon devint l’ennemi de Birotteau. Sur le pas de la porte, il l’appela monsieur le chevalier.

Birotteau se dit en lui-même:—Déjà les flatteurs! L’abbé Loraux m’a bien engagé à ne pas donner dans leurs piéges et à rester modeste. Je me souviendrai de mon origine.

La répétition générale commença. César, sa femme et Césarine sortirent de la boutique et entrèrent chez eux par la rue. La porte de la maison avait été refaite dans un grand style, à deux vantaux, divisés en panneaux égaux et carrés, au milieu desquels se trouvait un ornement architectural de fonte coulée et peinte. Cette porte, devenue si commune à Paris, était alors dans toute sa nouveauté. Au fond du vestibule, se voyait l’escalier divisé en deux rampes droites entre lesquelles se trouvait ce socle dont s’inquiétait Birotteau, et qui formait une espèce de boîte où l’on pouvait loger une vieille femme. Ce vestibule dallé en marbre blanc et noir, peint en marbre, était éclairé par une lampe antique à quatre becs. L’architecte avait uni la richesse à la simplicité. Un étroit tapis rouge relevait la blancheur des marches de l’escalier en liais poli à la pierre ponce. Un premier palier donnait une entrée à l’entresol. La porte des appartements était dans le genre de celle sur la rue, mais en menuiserie.

—Quelle grâce! dit Césarine. Et cependant il n’y a rien qui saisisse l’œil.

—Précisément, mademoiselle, la grâce vient des proportions exactes entre les stylobates, les plinthes, les corniches et les ornements; puis je n’ai rien doré, les couleurs sont sobres et n’offrent point de tons éclatants.

—C’est une science, dit Césarine.

Tous entrèrent alors dans une antichambre de bon goût, parquetée, spacieuse, simplement décorée. Puis venait un salon à trois croisées sur la rue, blanc et rouge, à corniches élégamment profilées, à peintures fines, où rien ne papillotait. Sur une cheminée en marbre blanc à colonnes était une garniture choisie avec goût, elle n’offrait rien de ridicule, et concordait aux autres détails. Là régnait enfin cette suave harmonie que les artistes seuls savent établir en poursuivant un système de décoration jusque dans les plus petits accessoires, et que les bourgeois ignorent, mais qui les surprend. Un lustre à vingt-quatre bougies faisait resplendir les draperies de soie rouge, le parquet avait un air agaçant qui provoqua Césarine à danser. Un boudoir vert et blanc donnait passage dans le cabinet de César.

—J’ai mis là un lit, dit Grindot en dépliant les portes d’une alcôve habilement cachée entre les deux bibliothèques. Vous ou madame vous pouvez être malade, et alors chacun a sa chambre.

—Mais cette bibliothèque garnie de livres reliés. Oh! ma femme! ma femme! dit César.

—Non, ceci est la surprise de Césarine.

—Pardonnez à l’émotion d’un père, dit-il à l’architecte en embrassant sa fille.

—Mais faites, faites donc, monsieur, dit Grindot. Vous êtes chez vous.

Dans ce cabinet dominaient les couleurs brunes, relevées par des agréments verts, car les plus habiles transitions de l’harmonie liaient toutes les pièces de l’appartement l’une à l’autre. Ainsi la couleur qui faisait le fond d’une pièce servait à l’agrément de l’autre, et vice versa. La gravure d’Héro et Léandre brillait sur un panneau dans le cabinet de César.

—Toi, tu paieras tout cela, dit gaiement Birotteau.

—Cette belle estampe vous est donnée par monsieur Anselme, dit Césarine.

Anselme aussi s’était permis une surprise.

—Pauvre enfant, il a fait comme moi pour monsieur Vauquelin.

La chambre de madame Birotteau venait ensuite. L’architecte y avait déployé des magnificences de nature à plaire aux braves gens qu’il voulait empaumer, car il avait tenu parole en étudiant cette restauration. La chambre était tendue en soie bleue, avec des ornements blancs, le meuble était en casimir blanc avec des agréments bleus. Sur la cheminée en marbre blanc, la pendule représentait la Vénus accroupie sur un beau bloc de marbre; un joli tapis en moquette, et d’un dessin turc, unissait cette pièce à la chambre de Césarine, tendue en perse et fort coquette: un piano, une jolie armoire à glace, un petit lit chaste à rideaux simples, et tous les petits meubles qu’aiment les jeunes personnes. La salle à manger était derrière la chambre de Birotteau et celle de sa femme, on y entrait par l’escalier, elle avait été traitée dans le genre dit Louis XIV, avec la pendule de Boulle, les buffets de cuivre et d’écaille, les murs tendus en étoffe à clous dorés. La joie de ces trois personnes ne saurait se décrire, surtout quand, en revenant dans sa chambre, madame Birotteau trouva sur son lit sa robe de velours cerise garnie en dentelles que lui offrait son mari, et que Virginie y avait apportée en revenant sur la pointe des pieds.

—Monsieur, cet appartement vous fera beaucoup d’honneur, dit Constance à Grindot. Nous aurons cent et quelques personnes demain soir, et vous recueillerez les éloges de tout le monde.

—Je vous recommanderai, dit César. Vous verrez la tête du commerce, et vous serez connu dans une seule soirée plus que si vous aviez bâti cent maisons.

Constance émue ne pensait plus à la dépense ni à critiquer son mari. Voici pourquoi. Le matin, en apportant Héro et Léandre, Anselme Popinot, à qui Constance accordait une haute intelligence et de grands moyens, lui avait affirmé le succès de l’Huile Céphalique auquel il travaillait avec un acharnement sans exemple. L’amoureux avait promis que, malgré la rondeur du chiffre auquel s’élèveraient les folies de Birotteau, dans six mois ces dépenses seraient couvertes par sa part dans les bénéfices donnés par l’huile. Après avoir tremblé pendant dix-neuf ans, il était si doux de se livrer un seul jour à la joie, que Constance promit à sa fille de n’empoisonner le bonheur de son mari par aucune réflexion, et de s’y laisser aller tout entière. Quand, vers onze heures, monsieur Grindot les quitta, elle se jeta donc au cou de son mari et versa quelques pleurs de contentement en disant:—César! ah! tu me rends bien folle et bien heureuse.

—Pourvu que cela dure, n’est-ce pas? dit en souriant César.

—Cela durera, je n’ai plus de crainte, dit madame Birotteau.

—A la bonne heure, dit le parfumeur, tu m’apprécies enfin.

Les gens assez grands pour reconnaître leurs faiblesses avoueront qu’une pauvre orpheline qui, dix-huit ans auparavant, était première demoiselle au Petit-Matelot, île Saint-Louis, qu’un pauvre paysan venu de Touraine à Paris avec un bâton à la main, à pied, en souliers ferrés, devaient être flattés, heureux, de donner une pareille fête pour de si louables motifs.

—Mon Dieu, je perdrais bien cent francs, dit César, pour qu’il nous vînt une visite.

—Voilà monsieur l’abbé Loraux, dit Virginie.

L’abbé Loraux se montra. Ce prêtre était alors vicaire de Saint-Sulpice. Jamais la puissance de l’âme ne se révéla mieux qu’en ce saint prêtre, dont le commerce laissa de profondes empreintes dans la mémoire de tous ceux qui le connurent. Son visage rechigné, laid jusqu’à repousser la confiance, avait été rendu sublime par l’exercice des vertus catholiques: il y brillait par avance une splendeur céleste. Une candeur infusée dans le sang reliait ses traits disgracieux, et le feu de la charité purifiait les lignes incorrectes par un phénomène contraire à celui qui, chez Claparon, avait tout animalisé, dégradé. Dans ses rides se jouaient les grâces des trois belles vertus humaines, l’Espérance, la Foi, la Charité. Sa parole était douce, lente et pénétrante. Son costume était celui des prêtres de Paris, il se permettait la redingote d’un brun marron. Aucune ambition ne s’était glissée en ce cœur pur, que les anges durent apporter à Dieu dans sa primitive innocence. Il fallut la douce violence de la fille de Louis XVI pour faire accepter une cure de Paris, encore une des plus modestes, à l’abbé Loraux. Il regarda d’un œil inquiet toutes ces munificences, sourit à ces trois commerçants enchantés et hocha sa tête blanchie.

—Mes enfants, leur dit-il, mon rôle n’est pas d’assister à des fêtes, mais de consoler les affligés. Je viens remercier monsieur César, vous féliciter. Je ne veux venir ici que pour une seule fête, pour le mariage de cette belle enfant.

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IMP. E. MARTINET.

Jamais toilette n’alla mieux à madame César.

(CÉSAR BIROTTEAU.)

Après un quart d’heure, l’abbé se retira, sans que le parfumeur ni sa femme osassent lui montrer les appartements. Cette apparition grave jeta quelques gouttes froides dans la joie bouillante de César. Chacun se coucha dans son luxe, en prenant possession des bons jolis petits meubles qu’il avait souhaités. Césarine déshabilla sa mère devant une toilette à glace en marbre blanc. César s’était donné quelques superfluités dont il voulut user aussitôt. Tous s’endormirent en se représentant par avance les joies du lendemain. Après être allées à la messe et avoir lu leurs vêpres, Césarine et sa mère s’habillèrent sur les quatre heures, après avoir livré l’entresol au bras séculier des gens de Chevet. Jamais toilette n’alla mieux à madame César que cette robe de velours cerise, garnie en dentelles, à manches courtes ornées de jockeis: ses beaux bras, encore frais et jeunes, sa poitrine étincelante de blancheur, son col, ses épaules d’un si joli dessin, étaient rehaussés par cette riche étoffe et par cette magnifique couleur. Le naïf contentement que toute femme éprouve à se voir dans toute sa puissance donna je ne sais quelle suavité au profil grec de la parfumeuse, dont la beauté parut dans toute sa finesse de camée. Césarine, habillée en crêpe blanc, avait une couronne de roses blanches sur la tête, une rose à son côté; une écharpe lui couvrait chastement les épaules et le corsage; elle rendit Popinot fou.

—Ces gens-là nous écrasent, dit madame Roguin à son mari en parcourant l’appartement.

La notaresse était furieuse de ne pas être aussi belle que madame César, car toute femme sait toujours en elle-même à quoi s’en tenir sur la supériorité ou l’infériorité d’une rivale.

—Bah! ça ne durera pas long-temps, et bientôt tu éclabousseras la pauvre femme en la rencontrant à pied dans les rues, et ruinée! dit Roguin bas à sa femme.

Vauquelin fut d’une grâce parfaite; il vint avec monsieur de Lacépède, son collègue de l’Institut, qui l’était allé prendre en voiture. En voyant la resplendissante parfumeuse, les deux savants tombèrent dans le compliment scientifique.

—Vous avez, madame, un secret que la science ignore, pour rester ainsi jeune et belle, dit le chimiste.

—Vous êtes ici un peu chez vous, monsieur l’académicien, dit Birotteau. Oui, monsieur le comte, reprit-il en se tournant vers le grand-chancelier de la Légion-d’Honneur, je dois ma fortune à monsieur Vauquelin. J’ai l’honneur de présenter à Votre Seigneurie monsieur le président du tribunal de commerce. C’est monsieur le comte de Lacépède, pair de France, un des grands hommes de la France; il a écrit quarante volumes, dit-il à Joseph Lebas qui accompagnait le président du tribunal.

Les convives furent exacts. Le dîner fut ce que sont les dîners de commerçants, extrêmement gai, plein de bonhomie, historié par de grosses plaisanteries qui font toujours rire. L’excellence des mets, la bonté des vins furent bien appréciées. Quand la société rentra dans les salons pour prendre le café, il était neuf heures et demie. Quelques fiacres avaient amené d’impatientes danseuses. Une heure après, le salon fut plein, et le bal prit un air de raout. Monsieur de Lacépède et monsieur Vauquelin s’en allèrent, au grand désespoir de Birotteau, qui les suivit jusque sur l’escalier en les suppliant de rester, mais en vain. Il réussit à maintenir monsieur Popinot le juge et monsieur de La Billardière. A l’exception de trois femmes qui représentaient l’Aristocratie, la Finance et l’Administration: mademoiselle de Fontaine, madame Jules, madame Rabourdin, et dont l’éclatante beauté, la mise et les manières tranchaient au milieu de cette réunion, les autres femmes offraient à l’œil des toilettes lourdes, solides, ce je ne sais quoi de cossu qui donne aux masses bourgeoises un aspect commun, que la légèreté, la grâce de ces trois femmes faisaient cruellement ressortir. La bourgeoisie de la rue Saint-Denis s’étalait majestueusement en se montrant dans toute la plénitude de ses droits de spirituelle sottise. C’était bien cette bourgeoisie qui habille ses enfants en lancier ou en garde national, qui achète Victoires et Conquêtes, le Soldat laboureur, admire le Convoi du pauvre, se réjouit le jour de garde, va le dimanche dans une maison de campagne à soi, s’inquiète d’avoir l’air distingué, rêve aux honneurs municipaux; cette bourgeoisie jalouse de tout, et néanmoins bonne, serviable, dévouée, sensible, compatissante, souscrivant pour les enfants du général Foy, pour les Grecs dont elle ignore les pirateries, pour le Champ-d’Asile au moment où il n’existe plus, dupe de ses vertus et bafouée pour ses défauts par une société qui ne la vaut pas, car elle a du cœur précisément parce qu’elle ignore les convenances; cette vertueuse bourgeoisie qui élève des filles candides rompues au travail, pleines de qualités que le contact des classes supérieures diminue aussitôt qu’elle les y lance, ces filles sans esprit parmi lesquelles le bonhomme Chrysale aurait pris sa femme; enfin une bourgeoisie admirablement représentée par les Matifat, les droguistes de la rue des Lombards, dont la maison fournissait la Reine des Roses depuis soixante ans. Madame Matifat, qui avait voulu se donner un air digne, dansait coiffée d’un turban et vêtue d’une lourde robe ponceau lamée d’or, toilette en harmonie avec un air fier, un nez romain et les splendeurs d’un teint cramoisi. Monsieur Matifat, si superbe à une revue de garde nationale, où l’on apercevait à cinquante pas son ventre rondelet sur lequel brillaient sa chaîne et son paquet de breloques, était dominé par cette Catherine II de comptoir. Gros et court, harnaché de besicles, maintenant le col de sa chemise à la hauteur du cervelet, il se faisait remarquer par sa voix de basse-taille et par la richesse de son vocabulaire. Jamais il ne disait Corneille, mais le sublime Corneille! Racine était le doux Racine. Voltaire! oh! Voltaire, le second dans tous les genres, plus d’esprit que de génie, mais néanmoins homme de génie! Rousseau, esprit ombrageux, homme doué d’orgueil et qui a fini par se pendre. Il contait lourdement les anecdotes vulgaires sur Piron, qui passe pour un homme prodigieux dans la bourgeoisie. Matifat, passionné pour les acteurs, avait une légère tendance à l’obscénité. Parfois madame Matifat, en le voyant prêt à conter, lui disait: «Mon gros, fais attention à ce que tu vas nous dire.» Elle le nommait familièrement son gros. Cette volumineuse reine des drogues fit perdre à mademoiselle de Fontaine sa contenance aristocratique, l’orgueilleuse fille ne put s’empêcher de sourire en lui entendant dire à Matifat:—Ne te jette pas sur les glaces, mon gros! c’est mauvais genre.

Il est plus difficile d’expliquer la différence qui distingue le grand monde de la bourgeoisie qu’il ne l’est à la bourgeoisie de l’effacer. Ces femmes, gênées dans leurs toilettes, se savaient endimanchées et laissaient voir naïvement une joie qui prouvait que le bal était une rareté dans leur vie occupée; tandis que les trois femmes qui exprimaient chacune une sphère du monde étaient alors comme elles devaient être le lendemain, elles n’avaient pas l’air de s’être habillées exprès, elles ne se contemplaient pas dans les merveilles inaccoutumées de leurs parures, ne s’inquiétaient pas de leur effet, tout avait été accompli quand devant leur glace elles avaient mis la dernière main à l’œuvre de leur toilette de bal; leurs figures ne révélaient rien d’excessif, elles dansaient avec la grâce et le laisser-aller que des génies inconnus ont donnés à quelques statues antiques. Les autres, au contraire, marquées au sceau du travail, gardaient leurs poses vulgaires et s’amusaient trop; leurs regards étaient inconsidérément curieux, leurs voix ne conservaient point ce léger murmure qui donne aux conversations du bal un piquant inimitable; elles n’avaient pas surtout le sérieux impertinent qui contient l’épigramme en germe, ni cette tranquille attitude à laquelle se reconnaissent les gens habitués à conserver un grand empire sur eux-mêmes. Aussi madame Rabourdin, madame Jules et mademoiselle de Fontaine, qui s’étaient promis une joie infinie de ce bal de parfumeur, se dessinaient-elles sur toute la bourgeoisie par leurs grâces molles, par le goût exquis de leurs toilettes et par leur jeu, comme trois premiers sujets de l’Opéra se détachent sur la lourde cavalerie des comparses. Elles étaient observées d’un œil hébété, jaloux. Madame Roguin, Constance et Césarine formaient comme un lien qui rattachait les figures commerciales à ces trois types du grand monde. Comme dans tous les bals, il vint un moment d’animation où les torrents de lumière, la joie, la musique et l’entrain de la danse causèrent une ivresse qui fit disparaître ces nuances dans le crescendo du tutti. Le bal allait devenir bruyant, mademoiselle de Fontaine voulut se retirer; mais quand elle chercha le bras du vénérable Vendéen, Birotteau, sa femme et sa fille accoururent pour empêcher la désertion de toute l’aristocratie de leur assemblée.

—Il y a dans cet appartement un parfum de bon goût qui vraiment m’étonne, dit l’impertinente fille au parfumeur, et je vous en fais mon compliment.

Birotteau était si bien enivré par les félicitations publiques qu’il ne comprit pas; mais sa femme rougit et ne sut que répondre.

—Voilà une fête nationale qui vous honore, lui disait le royaliste monsieur Camusot, le marchand de soieries de la rue des Bourdonnais.

—J’ai vu rarement un si beau bal, disait monsieur de La Billardière, à qui un mensonge officieux ne coûtait rien.

Birotteau prenait tous les compliments au sérieux.

—Quel ravissant coup d’œil! et le bon orchestre! Nous donnerez-vous souvent des bals? lui disait madame Lebas.

—Quel charmant appartement! c’est de votre goût? lui disait madame Desmarets.

Birotteau osa mentir en lui laissant croire qu’il en était l’ordonnateur. Césarine, qui devait être invitée pour toutes les contredanses, connut combien il y avait de délicatesse chez Anselme.

—Si je n’écoutais que mon désir, lui dit-il à l’oreille en sortant de table, je vous prierais de me faire la faveur d’une contredanse; mais mon bonheur coûterait trop cher à notre mutuel amour-propre.

Césarine, qui trouvait que les hommes marchaient sans grâce quand ils étaient droits sur leurs jambes, voulut ouvrir le bal avec Popinot. Popinot, enhardi par sa tante, qui lui avait dit d’oser, osa parler de son amour à cette charmante fille pendant la contredanse, mais en se servant de détours que prennent les amants timides.

—Ma fortune dépend de vous, mademoiselle.

—Et comment?

—Il n’y a qu’un espoir qui puisse me la faire faire.

—Espérez.

—Savez-vous bien tout ce que vous venez de dire en un seul mot? reprit Popinot.

—Espérez la fortune, dit Césarine avec un sourire malicieux.

—Gaudissart! Gaudissart! dit après la contredanse Anselme à son ami en lui pressant le bras avec une force herculéenne, réussis, ou je me brûle la cervelle. Réussir, c’est épouser Césarine, elle me l’a dit, et vois comme elle est belle!

—Oui, elle est joliment ficelée, dit Gaudissart, et riche. Nous allons la frire dans l’huile.

La bonne intelligence de mademoiselle Lourdois et d’Alexandre Crottat, successeur désigné de Roguin, fut remarquée par madame Birotteau, qui ne renonça pas sans de vives peines à faire de sa fille la femme d’un notaire de Paris. L’oncle Pillerault, qui avait échangé un salut avec le petit Molineux, alla s’établir dans un fauteuil auprès de la bibliothèque: il regarda les joueurs, écouta les conversations, et vint de temps en temps voir à la porte des corbeilles de fleurs agitées que formaient les têtes des danseuses au moulinet. Sa contenance était celle d’un vrai philosophe. Les hommes étaient affreux, à l’exception de du Tillet, qui avait déjà les manières du monde; du jeune La Billardière, petit fashionable en herbe; de monsieur Jules Desmarets et des personnages officiels. Mais parmi toutes les figures plus ou moins comiques auxquelles cette assemblée devait son caractère, il s’en trouvait une particulièrement effacée comme une pièce de cent sous républicaine, mais que le vêtement rendait curieuse. On a deviné le tyranneau de la Cour Batave, paré de linge fin jauni dans l’armoire, exhibant aux regards un jabot à dentelle de succession attaché par un camée bleuâtre en épingle, portant une culotte courte en soie noire qui trahissait les fuseaux sur lesquels il avait la hardiesse de se reposer. César lui montra triomphalement les quatre pièces créées par l’architecte au premier de sa maison.

—Hé, hé! c’est affaire à vous, monsieur, lui dit Molineux. Mon premier ainsi garni vaudra plus de mille écus.

Birotteau répondit par une plaisanterie, mais il fut atteint comme d’un coup d’épingle par l’accent avec lequel le petit vieillard avait prononcé cette phrase.

—Je rentrerai bientôt dans mon premier, cet homme se ruine! tel était le sens du mot vaudra que lança Molineux comme un coup de griffe.

La figure pâlotte, l’œil assassin du propriétaire frappèrent du Tillet, dont l’attention avait été d’abord excitée par une chaîne de montre qui soutenait une livre de diverses breloques sonnantes, et par un habit vert mélangé de blanc, à collet bizarrement retroussé, qui donnaient au vieillard l’air d’un serpent à sonnettes. Le banquier vint donc interroger ce petit usurier pour savoir par quel hasard il se gaudissait.

—Là, monsieur, dit Molineux en mettant un pied dans le boudoir, je suis dans la propriété de monsieur le comte de Grandville; mais ici, dit-il en montrant l’autre, je suis dans la mienne; car je suis le propriétaire de cette maison.

Molineux se prêtait si complaisamment à qui l’écoutait que, charmé de l’air attentif de du Tillet, il se dessina, raconta ses habitudes, les insolences du sieur Gendrin, et ses arrangements avec le parfumeur, sans lesquels le bal n’aurait pas eu lieu.

—Ah! monsieur César vous a réglé ses loyers, dit du Tillet, rien n’est plus contraire à ses habitudes.

—Oh! je l’ai demandé, je suis si bon pour mes locataires!

—Si le père Birotteau fait faillite, se dit du Tillet, ce petit drôle sera certes un excellent syndic. Sa pointillerie est précieuse; il doit, comme Domitien, s’amuser à tuer les mouches quand il est seul chez lui.

Du Tillet alla se mettre au jeu, où Claparon était déjà par son ordre: il avait pensé que, sous le garde-vue d’un flambeau de bouillotte, son semblant de banquier échapperait à tout examen. Leur contenance en face l’un de l’autre fut si bien celle de deux étrangers, que l’homme le plus soupçonneux n’aurait pu rien découvrir qui décelât leur intelligence. Gaudissart, qui savait la fortune de Claparon, n’osa point l’aborder en recevant du riche commis-voyageur le regard solennellement froid d’un parvenu qui ne veut pas être salué par un camarade. Ce bal, comme une fusée brillante, s’éteignit à cinq heures du matin. Vers cette heure, des cent et quelques fiacres qui remplissaient la rue Saint-Honoré, il en restait environ quarante. A cette heure, on dansait la boulangère et les cotillons, qui plus tard furent détrônés par le galop anglais. Du Tillet, Roguin, le comte de Grandville, Jules Desmarets jouaient à la bouillotte. Du Tillet gagnait trois mille francs. Les lueurs du jour arrivèrent, firent pâlir les bougies, et les joueurs assistèrent à la dernière contredanse. Dans ces maisons bourgeoises, cette joie suprême ne s’accomplit pas sans quelques énormités. Les personnages imposants sont partis; l’ivresse du mouvement, la chaleur communicative de l’air, les esprits cachés dans les boissons les plus innocentes ont amolli les callosités des vieilles femmes qui, par complaisance, entrent dans les quadrilles et se prêtent à la folie d’un moment; les hommes sont échauffés, les cheveux défrisés s’allongent sur les visages, et leur donnent de grotesques expressions qui provoquent le rire; les jeunes femmes deviennent légères, quelques fleurs sont tombées de leurs coiffures. Le Momus bourgeois apparaît suivi de ses farces! Les rires éclatent, chacun se livre à la plaisanterie en pensant que le lendemain le travail reprendra ses droits. Matifat dansait avec un chapeau de femme sur la tête: Célestin se livrait à des charges. Quelques dames frappaient dans leurs mains avec exagération quand l’ordonnait la figure de cette interminable contredanse.

—Comme ils s’amusent! disait l’heureux Birotteau.

—Pourvu qu’ils ne cassent rien, dit Constance à son oncle.

—Vous avez donné le plus magnifique bal que j’aie vu, et j’en ai vu beaucoup, dit du Tillet à son ancien patron en le saluant.

Dans l’œuvre des huit symphonies de Beethoven, il est une fantaisie, grande comme un poème, qui domine le final de la symphonie en ut mineur. Quand, après les lentes préparations du sublime magicien si bien compris par Habeneck, un geste du chef d’orchestre enthousiaste lève la riche toile de cette décoration, en appelant de son archet l’éblouissant motif vers lequel toutes les puissances musicales ont convergé, les poètes dont le cœur palpite alors comprendront que le bal de Birotteau produisait dans sa vie l’effet que produit sur leurs âmes ce fécond motif, auquel la symphonie en ut doit peut-être sa suprématie sur ses brillantes sœurs. Une fée radieuse s’élance en levant sa baguette. On entend le bruissement des rideaux de soie pourpre que des anges relèvent. Des portes d’or sculptées comme celles du baptistère florentin tournent sur leurs gonds de diamant. L’œil s’abîme en des vues splendides, il embrasse une enfilade de palais merveilleux d’où glissent des êtres d’une nature supérieure. L’encens des prospérités fume, l’autel du bonheur flambe, un air parfumé circule! Des êtres au sourire divin, vêtus de tuniques blanches bordées de bleu, passent légèrement sous vos yeux en vous montrant des figures surhumaines de beauté, des formes d’une délicatesse infinie. Les amours voltigent en répandant les flammes de leurs torches! Vous vous sentez aimé, vous êtes heureux d’un bonheur que vous aspirez sans le comprendre en vous baignant dans les flots de cette harmonie qui ruisselle et verse à chacun l’ambroisie qu’il s’est choisie. Vous êtes atteint au cœur dans vos secrètes espérances qui se réalisent pour un moment. Après vous avoir promené dans les cieux, l’enchanteur, par la profonde et mystérieuse transition des basses, vous replonge dans le marais des réalités froides, pour vous en sortir quand il vous a donné soif de ses divines mélodies, et que votre âme crie: Encore! L’histoire psychique du point le plus brillant de ce beau finale est celle des émotions prodiguées par cette fête à Constance et à César. Collinet avait composé de son galoubet le finale de leur symphonie commerciale. Fatigués, mais heureux, les trois Birotteau s’endormirent au matin dans les bruissements de cette fête, qui, en constructions, réparations, ameublements, consommations, toilettes et bibliothèque remboursée à Césarine, allait, sans que César s’en doutât, à soixante mille francs. Voilà ce que coûtait le fatal ruban rouge mis par le roi à la boutonnière d’un parfumeur. S’il arrivait un malheur à César Birotteau, cette dépense folle suffisait pour le rendre justiciable de la police correctionnelle. Un négociant est dans le cas de la banqueroute simple s’il fait des dépenses jugées excessives. Il est peut-être plus horrible d’aller à la sixième chambre pour de niaises bagatelles ou des maladresses, qu’en cour d’Assises pour une immense fraude. Aux yeux de certaines gens, il vaut mieux être criminel que sot.

II.
CÉSAR AUX PRISES AVEC LE MALHEUR.

Huit jours après cette fête, dernière flammèche du feu de paille d’une prospérité de dix-huit années près de s’éteindre, César regardait les passants, à travers les glaces de sa boutique, en songeant à l’étendue de ses affaires qu’il trouvait lourdes! Jusqu’alors tout avait été simple dans sa vie; il fabriquait et vendait, ou achetait pour revendre. Aujourd’hui l’affaire des terrains, son intérêt dans la maison A. Popinot et compagnie, le remboursement de cent soixante mille francs jetés sur la place, et qui allaient nécessiter ou des trafics d’effets qui déplairaient à sa femme, ou des succès inouïs chez Popinot, effrayaient ce pauvre homme par la multiplicité des idées, il se sentait dans la main plus de pelotons de fil qu’il n’en pouvait tenir. Comment Anselme gouvernerait-il sa barque? Birotteau traitait Popinot comme un professeur de rhétorique traite un élève, il se défiait de ses moyens, et regrettait de n’être pas derrière lui. Le coup de pied qu’il lui avait allongé pour le faire taire chez Vauquelin explique les craintes que le jeune négociant inspirait au parfumeur. Birotteau se gardait bien de se laisser deviner par sa femme, par sa fille ou par son commis; mais il était alors comme un simple canotier de la Seine à qui, par hasard, un ministre aurait donné le commandement d’une frégate. Ces pensées formaient comme un brouillard dans son intelligence peu propre à la méditation, et il restait debout, cherchant à y voir clair. En ce moment apparut dans la rue une figure pour laquelle il éprouvait une violente antipathie, et qui était celle de son deuxième propriétaire, le petit Molineux. Tout le monde a fait de ces rêves pleins d’événements qui représentent une vie entière, et où revient souvent un être fantastique chargé de mauvaises commissions, le traître de la pièce. Molineux semblait à Birotteau chargé par le hasard d’un rôle analogue dans sa vie: cette figure avait grimacé diaboliquement au milieu de la fête, en en regardant les somptuosités d’un œil haineux. En le revoyant, César se souvint d’autant plus des impressions que lui avait causées ce petit pingre, un mot de son vocabulaire, que Molineux lui fit éprouver une nouvelle répulsion en se montrant soudain au milieu de sa rêverie.

—Monsieur, dit le petit homme de sa voix atrocement anodine, nous avons bâclé si lestement les choses que vous avez oublié d’approuver l’écriture sur notre petit sous-seing.

Birotteau prit le bail pour réparer l’oubli. L’architecte entra, salua le parfumeur et tourna d’un air diplomatique autour de lui.

—Monsieur, lui dit-il enfin à l’oreille, vous savez combien les commencements d’un métier sont difficiles; vous êtes content de moi, vous m’obligeriez beaucoup en me comptant mes honoraires.

Birotteau, qui s’était dégarni en donnant son portefeuille et son argent comptant, dit à Célestin de faire un effet de deux mille francs à trois mois d’échéance, et de préparer une quittance.

—J’ai été bien heureux que vous prissiez à votre compte le terme du voisin, dit Molineux d’un air sournoisement goguenard. Mon portier est venu me prévenir ce matin que le juge-de-paix apposait les scellés par suite de la disparition du sieur Cayron.

—Pourvu que je ne sois pas pincé de cinq mille francs, pensa Birotteau.

—Il passait pour très-bien faire ses affaires, dit Lourdois qui venait d’entrer pour remettre son mémoire au parfumeur.

—Un commerçant n’est à l’abri des revers que quand il est retiré, dit le petit Molineux en pliant son acte avec une minutieuse régularité.

L’architecte examina ce petit vieux avec le plaisir que tout artiste éprouve en voyant une caricature qui confirme ses opinions sur les bourgeois.

—Quand on a la tête sous un parapluie, on pense généralement qu’elle est à couvert s’il pleut, dit l’architecte.

Molineux étudia beaucoup plus les moustaches et la royale que la figure de l’architecte en le regardant, et il le méprisa tout autant que monsieur Grindot le méprisait. Puis il resta pour lui donner un coup de griffe en sortant. A force de vivre avec ses chats, Molineux avait dans sa manière comme dans ses yeux quelque chose de la race féline.

En ce moment Ragon et Pillerault entrèrent.

—Nous avons parlé de notre affaire au juge, dit Ragon à l’oreille de César: il prétend que, dans une spéculation de ce genre, il nous faudrait une quittance des vendeurs et réaliser les actes, afin d’être tous réellement propriétaires indivis...

—Ah! vous faites l’affaire de la Madeleine, dit Lourdois, on en parle, il y aura des maisons à construire!

Le peintre qui venait se faire promptement régler trouva son intérêt à ne pas presser le parfumeur.

—Je vous ai remis mon mémoire à cause de la fin de l’année, dit-il à l’oreille de César, je n’ai besoin de rien.

—Eh! bien, qu’as-tu, César? dit Pillerault en remarquant la surprise de son neveu qui, stupéfait par la vue du mémoire, ne répondait ni à Ragon ni à Lourdois.

—Ah! une vétille, j’ai pris cinq mille francs d’effets au marchand de parapluies mon voisin, qui fait faillite. S’il m’avait donné des valeurs mauvaises, je serais gobé comme un niais.

—Il y a pourtant long-temps que je vous l’ai dit, s’écria Ragon: celui qui se noie s’accrocherait à la jambe de son père pour se sauver, et il le noie avec lui. J’en ai tant observé, de faillites! on n’est pas précisément fripon au commencement du désastre, mais on le devient par nécessité.

—C’est vrai, dit Pillerault.

—Ah! si j’arrive jamais à la Chambre des Députés, ou si j’ai quelque influence dans le gouvernement... dit Birotteau se dressant sur ses pointes et retombant sur ses talons.

—Que feriez-vous? dit Lourdois, car vous êtes un sage.

Molineux, que toute discussion sur le Droit intéressait, resta dans la boutique; et comme l’attention des autres rend attentif, Pillerault et Ragon, qui connaissaient les opinions de César, l’écoutèrent néanmoins aussi gravement que les trois étrangers.

—Je voudrais, dit le parfumeur, un tribunal de juges inamovibles avec un ministère public jugeant au criminel. Après une instruction, pendant laquelle un juge remplirait immédiatement les fonctions actuelles des agents, syndics et juge-commissaire, le négociant serait déclaré failli réhabilitable ou banqueroutier. Failli réhabilitable, il serait tenu de tout payer; il serait alors le gardien de ses biens, de ceux de sa femme; car ses droits, ses héritages, tout appartiendrait à ses créanciers; il gérerait pour leur compte et sous une surveillance; enfin, il continuerait les affaires en signant toutefois: un tel, failli, jusqu’au parfait remboursement. Banqueroutier, il serait condamné, comme autrefois, au pilori dans la salle de la Bourse, exposé pendant deux heures, coiffé du bonnet vert. Ses biens, ceux de sa femme et ses droits seraient acquis aux créanciers, et il serait banni du royaume.

—Le commerce serait un peu plus sûr, dit Lourdois, et l’on regarderait à deux fois avant de faire des opérations.

—La loi actuelle n’est point suivie, dit César exaspéré; sur cent négociants, il y en a plus de cinquante qui sont de soixante-quinze pour cent au-dessous de leurs affaires, ou qui vendent leurs marchandises à vingt-cinq pour cent au-dessous du prix d’inventaire, et qui ruinent ainsi le commerce.

—Monsieur est dans le vrai, dit Molineux, la loi actuelle laisse trop de latitude. Il faut ou l’abandon total ou l’infamie.

—Eh! diantre, dit César, un négociant, au train dont vont les choses, va devenir un voleur patenté. Avec sa signature, il peut puiser dans la caisse de tout le monde.

—Vous n’êtes pas tendre, monsieur Birotteau, dit Lourdois.

—Il a raison, dit le vieux Ragon.

—Tous les faillis sont suspects, dit César exaspéré par cette petite perte qui lui sonnait aux oreilles comme le premier cri de l’hallali à celles d’un cerf.

En ce moment le maître-d’hôtel apporta la facture de Chevet. Puis un patronnet de Félix, un garçon du café de Foy, la clarinette de Collinet arrivèrent avec les mémoires de leurs maisons.

—Le quart d’heure de Rabelais, dit Ragon en souriant.

—Ma foi, vous avez donné une belle fête, dit Lourdois.

—Je suis occupé, dit César à tous les garçons qui laissèrent les factures.

—Monsieur Grindot, dit Lourdois en voyant l’architecte pliant un effet que signa Birotteau, vous vérifierez et réglerez mon mémoire, il n’y a qu’à toiser, tous les prix sont convenus par vous au nom de monsieur Birotteau.

Pillerault regarda Lourdois et Grindot.

—Des prix convenus d’architecte à entrepreneur, dit l’oncle à l’oreille du neveu, tu es volé.

Grindot sortit, Molineux le suivit et l’aborda d’un air mystérieux.

—Monsieur, lui dit-il, vous m’avez écouté, mais vous ne m’avez pas entendu, je vous souhaite un parapluie.

La peur saisit Grindot. Plus un bénéfice est illégal, plus l’homme y tient; le cœur humain est ainsi fait. L’artiste avait en effet étudié l’appartement avec amour, il y avait mis toute sa science et son temps, il s’y était donné du mal pour dix mille francs et se trouvait la dupe de son amour-propre, les entrepreneurs eurent peu de peine à le séduire. L’argument irrésistible et la menace bien comprise de le desservir en le calomniant furent moins puissants encore que l’observation faite par Lourdois sur l’affaire des terrains de la Madeleine: Birotteau ne comptait pas y bâtir une seule maison, il spéculait seulement sur le prix des terrains. Les architectes et les entrepreneurs sont entre eux comme un auteur avec les acteurs, ils dépendent les uns des autres. Grindot, chargé par Birotteau de stipuler les prix, fut pour les gens du métier contre les bourgeois. Aussi trois gros entrepreneurs, Lourdois, Chaffaroux et Thorein le charpentier, le proclamèrent-ils un de ces bons enfants avec lesquels il y a du plaisir à travailler. Grindot devina que les mémoires sur lesquels il avait une part seraient payés, comme ses honoraires, en effets, et le petit vieillard venait de lui donner des doutes sur leur paiement. Grindot allait être impitoyable, à la manière des artistes, les gens les plus cruels à l’encontre des bourgeois.

Vers la fin de décembre, César eut pour soixante mille francs de mémoires. Félix, le café de Foy, Tanrade et les petits créanciers qu’on doit payer comptant, avaient envoyé trois fois chez le parfumeur. Dans le commerce, ces niaiseries nuisent plus qu’un malheur, elles l’annoncent. Les pertes connues sont définies, la panique ne connaît pas de bornes. Birotteau vit sa caisse dégarnie. La peur saisit alors le parfumeur, à qui jamais pareille chose n’était arrivée durant sa vie commerciale. Comme tous les gens qui n’ont jamais eu à lutter pendant long-temps contre la misère et qui sont faibles, cette circonstance vulgaire dans la vie de la plupart des petits marchands de Paris porta le trouble dans la cervelle de César. Le parfumeur donna l’ordre à Célestin d’envoyer les factures chez ses pratiques; mais avant de le mettre à exécution, le premier commis se fit répéter cet ordre inouï. Les clients, noble terme alors appliqué par les détaillants à leurs pratiques et dont César se servait malgré sa femme, qui avait fini par lui dire: Nomme-les comme tu voudras, pourvu qu’ils paient! ses clients donc étaient des personnes riches avec lesquelles il n’y avait jamais de pertes à essuyer, qui payaient à leur fantaisie, et chez lesquelles César avait souvent cinquante ou soixante mille francs. Le second commis prit le livre des factures et se mit à copier les plus fortes. César redoutait sa femme. Pour ne pas lui laisser voir l’abattement que lui causait le simoon du malheur, il voulut sortir.