—Bonjour, monsieur, dit Grindot en entrant avec cet air dégagé que prennent les artistes pour parler des intérêts auxquels ils se prétendent absolument étrangers. Je ne puis trouver aucune espèce de monnaie avec votre papier, je suis obligé de vous prier de me l’échanger contre des écus, je suis l’homme le plus malheureux de cette démarche, mais je ne sais pas parler aux usuriers, je ne voudrais pas colporter votre signature, je sais assez de commerce pour comprendre que ce serait l’avilir; il est donc dans votre intérêt de...

—Monsieur, dit Birotteau stupéfait, plus bas, s’il vous plaît, vous me surprenez étrangement.

Lourdois entra.

—Lourdois, dit Birotteau souriant, comprenez-vous?...

Birotteau s’arrêta. Le pauvre homme allait prier Lourdois de prendre l’effet de Grindot en se moquant de l’architecte avec la bonne foi du négociant sûr de lui-même: il aperçut un nuage sur le front de Lourdois, il frémit de son imprudence. Cette innocente raillerie était la mort d’un crédit soupçonné. En pareil cas, un riche négociant reprend son billet, et il ne l’offre pas. Birotteau se sentait la tête agitée comme s’il eût regardé le fond d’un abîme taillé à pic.

—Mon cher monsieur Birotteau, dit Lourdois en l’emmenant au fond du magasin, mon mémoire est toisé, réglé, vérifié, je vous prie de me tenir l’argent prêt demain. Je marie ma fille au petit Crottat, il lui faut de l’argent, les notaires ne négocient point, d’ailleurs on n’a jamais vu ma signature.

—Envoyez après-demain, dit fièrement Birotteau qui compta sur les paiements de ses mémoires. Et vous aussi, monsieur, dit-il à l’architecte.

—Et pourquoi pas tout de suite? dit l’architecte.

—J’ai la paie de mes ouvriers au faubourg, dit César qui n’avait jamais menti.

Il prit son chapeau pour sortir avec eux. Mais le maçon, Thorein et Chaffaroux l’arrêtèrent au moment où il fermait la porte.

—Monsieur, lui dit Chaffaroux, nous avons bien besoin d’argent.

Eh! je n’ai pas les mines du Pérou, dit César impatienté qui s’en alla vivement à cent pas d’eux.—Il y a quelque chose là-dessous. Maudit bal! tout le monde vous croit des millions. Néanmoins l’air de Lourdois n’était pas naturel, pensa-t-il, il y a quelque anguille sous roche.

Il marchait dans la rue Saint-Honoré sans direction, en se sentant comme dissous, et se heurta contre Alexandre au coin d’une rue, comme un bélier ou comme un mathématicien absorbé par la solution d’un problème en aurait heurté un autre.

—Ah! monsieur, dit le futur notaire, une question: Roguin a-t-il donné vos quatre cent mille francs à monsieur Claparon?

—L’affaire s’est faite devant vous, monsieur Claparon ne m’en a fait aucun reçu... mes valeurs étaient à... négocier... Roguin a pu lui remettre... mes deux cent quarante mille francs d’écus... nous devons... il a été dit qu’on réaliserait définitivement les actes de vente... Monsieur Popinot le juge prétend... La quittance... Mais... Pourquoi cette question?

—Pourquoi puis-je vous faire une semblable question? Pour savoir si vos deux cent quarante mille francs sont chez Claparon ou chez Roguin. Roguin était lié depuis si long-temps avec vous, il aurait pu par délicatesse les avoir remis à Claparon, et vous l’échapperiez belle! mais suis-je bête! il les emporte avec l’argent de monsieur Claparon, qui heureusement n’avait encore envoyé que cent mille francs. Roguin est en fuite, il a reçu de moi cent mille francs sur sa charge, dont je n’ai pas la quittance, je les lui ai donnés comme je vous confierais ma bourse. Vos vendeurs n’ont pas reçu un liard, ils sortent de chez moi. L’argent de votre emprunt sur vos terrains n’existait ni pour vous ni pour votre prêteur, Roguin l’avait dévoré comme vos cent mille francs... qu’il... n’avait plus depuis long-temps... Ainsi vos cent derniers mille francs sont pris, je me souviens d’être allé les toucher à la Banque. Les pupilles de César se dilatèrent si démesurément qu’il ne vit plus qu’une flamme rouge.—Vos cent mille francs sur la Banque, mes cent mille francs sur sa charge, cent mille francs à monsieur Claparon, voilà trois cent mille francs de sifflés, sans les vols qui vont se découvrir. On désespère de madame Roguin, monsieur du Tillet a passé la nuit près d’elle. Il l’a échappé belle, lui! Roguin l’a tourmenté pendant un mois pour le fourrer dans cette affaire des terrains, et heureusement il avait tous ses fonds dans une spéculation avec la maison Nucingen. Roguin a écrit à sa femme une lettre épouvantable! je viens de la lire. Il tripotait les fonds de ses clients depuis cinq ans, et pourquoi? pour une maîtresse, la belle Hollandaise; il l’a quittée quinze jours avant de faire son coup. Cette gaspilleuse était sans un liard, on a vendu ses meubles, elle avait signé des lettres de change. Afin d’échapper aux poursuites, elle s’était réfugiée dans une maison du Palais-Royal où elle a été assassinée hier au soir par un capitaine. Elle a été bientôt punie par Dieu, elle qui certes a dévoré la fortune de Roguin. Il y a des femmes pour qui rien n’est sacré, dévorer une charge de notaire! Madame Roguin n’aura de fortune qu’en usant de son hypothèque légale, tous les biens du gueux sont grevés au delà de leur valeur. La charge est vendue quatre cent mille francs! Moi qui croyais faire une bonne affaire, et qui commence par payer l’étude cent mille francs de plus, je n’ai pas de quittance, il y a des faits de charge qui vont absorber charge et cautionnement, les créanciers croiront que je suis son compère si je parle de mes cent mille francs, et quand on débute, il faut prendre garde à sa réputation. Vous aurez à peine trente pour cent. A mon âge, boire un pareil bouillon! Un homme de cinquante-neuf ans payer une femme!... le vieux drôle! Il y a vingt jours qu’il m’a dit de ne pas épouser Césarine, vous deviez être bientôt sans pain, le monstre!

Alexandre aurait pu parler pendant long-temps, Birotteau était debout, pétrifié. Autant de phrases, autant de coups de massue. Il n’entendait plus qu’un bruit de cloches mortuaires, de même qu’il avait commencé par ne plus voir que le feu de son incendie. Alexandre Crottat, qui croyait le digne parfumeur fort et capable, fut épouvanté par sa pâleur et par son immobilité. Le successeur de Roguin ne savait pas que le notaire emportait plus que la fortune de César. L’idée du suicide immédiat passa par la tête de cet homme si profondément religieux. Le suicide est dans ce cas un moyen de fuir mille morts, il semble logique de n’en accepter qu’une. Alexandre Crottat donna le bras à César et voulut le faire marcher, ce fut impossible: ses jambes se dérobaient sous lui comme s’il eût été ivre.

—Qu’avez-vous donc? dit Crottat. Mon brave monsieur César, un peu de courage! ce n’est pas la mort d’un homme! D’ailleurs, vous retrouverez quarante mille francs, votre prêteur n’avait pas cette somme, elle ne vous a pas été délivrée, il y a lieu à plaider la rescision du contrat.

—Mon bal, ma croix, deux cent mille francs d’effets sur la place, rien en caisse. Les Ragon, Pillerault... Et ma femme qui voyait clair!

Une pluie de paroles confuses qui réveillaient des masses d’idées accablantes et des souffrances inouïes tomba comme une grêle en hachant toutes les fleurs du parterre de la Reine des Roses.

—Je voudrais qu’on me coupât la tête, dit enfin Birotteau, elle me gêne par sa masse, elle ne me sert à rien.

—Pauvre père Birotteau, dit Alexandre, mais vous êtes donc en péril?

—Péril!

—Eh! bien, du courage, luttez.

—Luttez! répéta le parfumeur.

—Du Tillet a été votre commis, il a une fière tête, il vous aidera.

—Du Tillet?

—Allons, venez!

—Mon Dieu! je ne voudrais pas rentrer chez moi comme je suis, dit Birotteau. Vous qui êtes mon ami, s’il y a des amis, vous qui m’avez inspiré de l’intérêt et qui dîniez chez moi, au nom de ma femme, promenez-moi en fiacre, Xandrot, accompagnez-moi. Le notaire désigné mit avec beaucoup de peine dans un fiacre la machine inerte qui avait nom César.—Xandrot, dit-il d’une voix troublée par les larmes, car en ce moment les larmes tombèrent de ses yeux et desserrèrent un peu le bandeau de fer qui lui cerclait le crâne, passons chez moi, parlez pour moi à Célestin. Mon ami, dites-lui qu’il y va de ma vie et de celle de ma femme. Que sous aucun prétexte personne ne jase de la disparition de Roguin. Faites descendre Césarine et priez-la d’empêcher qu’on ne parle de cette affaire à sa mère; elle doit se défier de nos meilleurs amis, Pillerault, les Ragon, tout le monde.

Le changement de la voix de Birotteau frappa vivement Crottat qui comprit l’importance de cette recommandation. La rue Saint-Honoré menait chez le magistrat; il remplit les intentions du parfumeur, que Célestin et Césarine virent avec effroi sans voix, pâle et comme hébété au fond du fiacre.

—Gardez-moi le secret de cette affaire, dit le parfumeur.

—Ah! se dit Xandrot, il revient! je le croyais perdu.

La conférence d’Alexandre Crottat et du magistrat dura long-temps: on envoya chercher le président de la chambre des notaires; on transporta partout César comme un paquet, il ne bougeait pas et ne disait mot. Vers sept heures du soir, Alexandre Crottat ramena le parfumeur chez lui. L’idée de comparaître devant Constance rendit du ton à César. Le jeune notaire eut la charité de le précéder pour prévenir madame Birotteau que son mari venait d’avoir une espèce de coup de sang.

—Il a les idées troubles, dit-il en faisant un geste employé pour peindre l’embrouillement du cerveau, il faudrait peut-être le saigner ou lui mettre les sangsues.

—Cela devait arriver, dit Constance à mille lieues d’un désastre, il n’a pas pris sa médecine de précaution à l’entrée de l’hiver, et il se donne, depuis deux mois, un mal de galérien, comme s’il n’avait pas son pain gagné.

César fut supplié par sa femme et par sa fille de se mettre au lit, et l’on envoya chercher le vieux docteur Haudry, médecin de Birotteau. Le vieux Haudry était un médecin de l’école de Molière, grand praticien et ami des anciennes formules de l’apothicairerie, droguant ses malades ni plus ni moins qu’un médicastre, tout consultant qu’il était. Il vint, étudia le facies de César, ordonna l’application immédiate de sinapismes à la plante des pieds: il voyait les symptômes d’une congestion cérébrale.

—Qui a pu lui causer cela? dit Constance.

—Le temps humide, répondit le docteur à qui Césarine vint dire un mot.

Il y a souvent obligation pour les médecins de lâcher sciemment des niaiseries afin de sauver l’honneur ou la vie des gens bien portants qui sont autour du malade. Le vieux docteur avait vu tant de choses, qu’il comprit à demi-mot. Césarine le suivit sur l’escalier en lui demandant une règle de conduite.

—Du calme et du silence, puis nous risquerons des fortifiants quand la tête sera dégagée.

Madame César passa deux jours au chevet du lit de son mari, qui lui parut souvent avoir le délire. Mis dans la belle chambre bleue de sa femme, il disait des choses incompréhensibles pour Constance, à l’aspect des draperies, des meubles et de ses coûteuses magnificences.

—Il est fou, disait-elle à Césarine en un moment où César s’était dressé sur son séant et citait d’une voix solennelle les articles du Code de commerce par bribes.

—Si les dépenses sont jugées excessives, ôtez les draperies!

Après trois terribles jours, pendant lesquels la raison de César fut en danger, la nature forte du paysan tourangeau triompha; sa tête fut dégagée; monsieur Haudry lui fit prendre des cordiaux, une nourriture énergique, et, après une tasse de café donnée à temps, le négociant fut sur ses pieds. Constance fatiguée prit la place de son mari.

—Pauvre femme, dit César quand il la vit endormie.

—Allons, papa, du courage! Vous êtes un homme si supérieur que vous triompherez. Ce ne sera rien. Monsieur Anselme vous aidera.

Césarine dit d’une voix douce ces vagues paroles que la tendresse adoucit encore, et qui rendent le courage aux plus abattus, comme les chants d’une mère endorment les douleurs d’un enfant tourmenté par la dentition.

—Oui, mon enfant, je vais lutter; mais pas un mot à qui que ce soit au monde, ni à Popinot qui nous aime, ni à ton oncle Pillerault. Je vais d’abord écrire à mon frère: il est, je crois, chanoine, vicaire d’une cathédrale; il ne dépense rien, il doit avoir de l’argent. A mille écus d’économie par an, depuis vingt ans, il doit avoir cent mille francs. En province, les prêtres ont du crédit.

Césarine, empressée d’apporter à son père une petite table et tout ce qu’il fallait pour écrire, lui donna le reste des invitations imprimées sur papier rose pour le bal.

—Brûle tout ça! cria le négociant. Le diable seul a pu m’inspirer de donner ce bal. Si je succombe, j’aurai l’air d’un fripon. Allons, pas de phrases.

LETTRE DE CÉSAR A FRANÇOIS BIROTTEAU.

Mon cher frère,

Je me trouve dans une crise commerciale si difficile, que je te supplie de m’envoyer tout l’argent dont tu pourras disposer, fallût-il même en emprunter.

Tout à toi,

César.

Ta nièce Césarine, qui me voit écrire cette lettre pendant que ma pauvre femme dort, se recommande à toi et t’envoie ses tendresses.

Ce post-scriptum fut ajouté à la prière de Césarine qui porta la lettre à Raguet.

—Mon père, dit-elle en remontant, voici monsieur Lebas qui veut vous parler.

—Monsieur Lebas, s’écria César effrayé comme si son désastre le rendait criminel, un juge!

—Mon cher monsieur Birotteau, je prends trop d’intérêt à vous, dit le gros marchand drapier en entrant, nous nous connaissons depuis trop long-temps, nous avons été élus tous deux juges la première fois ensemble, pour ne pas vous dire que Gigonnet, un usurier, a des effets de vous passés à son ordre, sans garantie, par la maison Claparon. Ces deux mots sont non-seulement un affront, mais encore la mort de votre crédit.

—Monsieur Claparon désire vous parler, dit Célestin en se montrant, dois-je le faire monter?

—Nous allons savoir la cause de cette insulte, dit Lebas.

—Monsieur, dit le parfumeur à Claparon en le voyant entrer, voici monsieur Lebas, juge au tribunal de commerce et mon ami....

—Ah! monsieur est monsieur Lebas, dit Claparon en interrompant, je suis enchanté de la circonstance, monsieur Lebas du tribunal, il y a tant de Lebas, sans compter les hauts et les bas...

—Il a vu, reprit Birotteau en interrompant le bavard, les effets que je vous ai remis, et qui, disiez-vous, ne circuleraient pas. Il les a vus avec ces mots: sans garantie.

—Eh! bien, dit Claparon, ils ne circuleront pas en effet, ils sont entre les mains d’un homme avec qui je fais beaucoup d’affaires, le père Bidault. Voilà pourquoi j’ai mis sans garantie. S’ils avaient dû circuler, vous les auriez faits à son ordre directement. Monsieur le juge va comprendre ma situation. Que représentent ces effets? un prix d’immeuble, payé par qui? par Birotteau. Pourquoi voulez-vous que je garantisse Birotteau par ma signature? Nous devons payer, chacun de notre côté, notre part dans cedit prix. Or, n’est-ce pas assez d’être solidaire vis-à-vis de nos vendeurs? Chez moi, la règle commerciale est inflexible: je ne donne pas plus inutilement ma garantie que je ne donne quittance d’une somme à recevoir. Je suppose tout. Qui signe paie. Je ne veux pas être exposé à payer trois fois.

—Trois fois! dit César.

—Oui, monsieur, reprit Claparon. Déjà j’ai garanti Birotteau à nos vendeurs, pourquoi le garantirai-je encore au banquier? Les circonstances où nous sommes sont dures, Roguin m’emporte cent mille francs. Ainsi, déjà ma moitié de terrains me coûte cinq cent mille au lieu de quatre cent mille francs. Roguin emporte deux cent quarante mille francs à Birotteau. Que feriez-vous à ma place, monsieur Lebas? mettez-vous dans ma peau. Je n’ai pas l’honneur d’être connu de vous, plus que je ne connais monsieur Birotteau. Suivez bien. Nous faisons une affaire ensemble par moitié. Vous apportez tout l’argent de votre part, moi je règle la mienne en mes valeurs; je vous les offre, vous vous chargez, par une excessive complaisance, de les convertir en argent. Vous apprenez que Claparon, banquier, riche, considéré, j’accepte toutes les vertus du monde, que le vertueux Claparon se trouve dans une faillite pour six millions à rembourser; irez-vous, en ce moment-là même, mettre votre signature pour garantir la mienne? Vous seriez fou! Eh! bien, monsieur Lebas, Birotteau est dans le cas où je suppose Claparon. Ne voyez-vous pas que je puis alors payer aux acquéreurs comme solidaire, être tenu de rembourser encore la part de Birotteau jusqu’à concurrence de ses effets, si je les garantissais, et sans avoir...

—A qui? demanda le parfumeur en interrompant.

—Et sans avoir sa moitié de terrains, dit Claparon sans tenir compte de l’interruption, car je n’aurais aucun privilége; il faudrait donc encore l’acheter! Donc je puis payer trois fois.

—Rembourser à qui, demandait toujours Birotteau.

—Mais au tiers-porteur, si j’endossais et qu’il vous arrivât un malheur.

—Je ne manquerai pas, monsieur, dit Birotteau.

—Bien, dit Claparon. Vous avez été juge, vous êtes habile commerçant, vous savez que l’on doit tout prévoir, ne vous étonnez donc pas que je fasse mon métier.

—Monsieur Claparon a raison, dit Joseph Lebas.

—J’ai raison, reprit Claparon, raison commercialement. Mais cette affaire est territoriale. Or, que dois-je recevoir, moi?... de l’argent, car il faudra donner de l’argent à nos vendeurs. Laissons de côté les deux cent quarante mille francs que monsieur Birotteau trouvera, j’en suis sûr, dit Claparon en regardant Lebas. Je venais vous demander la bagatelle de vingt-cinq mille francs, dit-il en regardant Birotteau.

—Vingt-cinq mille francs, s’écria César en se sentant de la glace au lieu de sang dans les veines. Mais, monsieur, à quel titre?

—Hé! mon cher monsieur, nous sommes obligés de réaliser les ventes par-devant notaire. Or, relativement au prix, nous pouvons nous entendre entre nous; mais avec le fisc, votre serviteur! Le fisc ne s’amuse pas à dire des paroles oiseuses, il fait crédit de la main à la poche, et nous avons à lui cracher quarante-quatre mille francs de droits cette semaine. J’étais loin de m’attendre à des reproches en venant ici, car, pensant que ces vingt-cinq mille francs pouvaient vous gêner, j’avais à vous annoncer que, par le plus grand des hasards, je vous ai sauvé...

—Quoi? dit Birotteau en faisant entendre ce cri de détresse auquel aucun homme ne se trompe.

—Une misère! les vingt-cinq mille francs d’effets sur divers que Roguin m’avait remis à négocier, je vous en ai crédité sur l’enregistrement et les frais dont je vous enverrai le compte; il y a la petite négociation à déduire, vous me redevrez six ou sept mille francs.

—Tout cela me semble parfaitement juste, dit Lebas. A la place de monsieur, qui me paraît très-bien entendre les affaires, j’agirais de même envers un inconnu.

—Monsieur Birotteau ne mourra pas de cela, dit Claparon, il faut plus d’un coup pour tuer un vieux loup; j’ai vu des loups avec des balles dans la tête courir comme..., et, pardieu, comme des loups.

—Qui peut prévoir une scélératesse semblable à celle de Roguin? dit Lebas autant effrayé du silence de César que d’une si énorme spéculation étrangère à la parfumerie.

—Il s’en est peu fallu que je ne donnasse quittance de quatre cent mille francs à monsieur, dit Claparon, et j’étais fumé. J’avais remis cent mille francs à Roguin la veille. Notre confiance mutuelle m’a sauvé. Que les fonds fussent à l’étude, ou fussent chez moi jusqu’au jour des contrats définitifs, la chose nous semblait à tous indifférente.

—Il aurait mieux valu que chacun gardât son argent à la Banque jusqu’au moment de payer, dit Lebas.

—Roguin était la Banque pour moi, dit César. Mais il est dans l’affaire, reprit-il en regardant Claparon.

—Oui, pour un quart, sur parole, répondit Claparon. Après la sottise de lui laisser emporter mon argent, il y en a une plus pommée, ce serait de lui en donner. S’il m’envoie mes cent mille francs, et deux cent mille autres pour sa part, alors nous verrons! Mais il se gardera bien de me les envoyer pour une affaire qui demande cinq ans de pot-bouille avant de donner un premier potage. S’il n’emporte, comme on le dit, que trois cent mille francs, il lui faut bien quinze mille livres de rente pour vivre convenablement à l’étranger.

—Le bandit!

—Eh! mon Dieu, une passion a conduit là Roguin, dit Claparon. Quel est le vieillard qui peut répondre de ne pas se laisser dominer, emporter par sa dernière fantaisie? Personne de nous, qui sommes sages, ne sait comment il finira. Un dernier amour, eh! c’est le plus violent. Et si nous sommes gobés, n’est-ce pas notre faute? Comment ne nous sommes-nous pas défiés d’un notaire qui se mettait dans une spéculation? Tout notaire, tout agent de change, tout courtier faisant une affaire, est suspect. La faillite est pour eux une banqueroute frauduleuse, ils iraient en cour d’assises, ils préfèrent alors aller dans une cour étrangère. Je ne ferai plus pareille école. Eh! bien, nous sommes assez faibles pour ne pas faire condamner par contumace des gens chez qui nous sommes allés dîner, qui nous ont donné de beaux bals, des gens du monde, enfin! Personne ne se plaint, on a tort.

—Grand tort, dit Birotteau: la loi sur les faillites et sur les déconfitures est à refaire.

—Si vous aviez besoin de moi, dit Lebas à Birotteau, je suis tout à vous.

—Monsieur n’a besoin de personne, dit l’infatigable bavard chez qui du Tillet avait lâché les écluses après y avoir mis l’eau, car Claparon répétait une leçon qui lui avait été très-habilement soufflée par du Tillet. Son affaire est claire: la faillite de Roguin donnera cinquante pour cent de dividende, à ce que le petit Crottat m’a dit. Outre ce dividende, monsieur Birotteau retrouve quarante mille francs que son prêteur n’avait pas; puis il peut emprunter sur ses propriétés. Or, nous n’avons à payer deux cent mille francs à nos vendeurs que dans quatre mois. D’ici là, monsieur Birotteau paiera ses effets, car monsieur ne devait pas compter sur ce que Roguin a emporté pour les acquitter. Mais quand même monsieur Birotteau serait un peu serré... eh! bien, avec quelques circulations, il arrivera.

Le parfumeur avait repris courage en entendant Claparon analyser son affaire, et la résumer en lui traçant pour ainsi dire son plan de conduite. Aussi, sa contenance devint-elle ferme et décidée, et conçut-il une grande idée des moyens de cet ancien voyageur. Du Tillet avait jugé à propos de se faire croire victime de Roguin par Claparon. Il avait remis cent mille francs à Claparon pour les donner à Roguin, qui les lui avait rendus. Claparon inquiet jouait son rôle au naturel, il disait à quiconque voulait l’entendre que Roguin lui coûtait cent mille francs. Du Tillet n’avait pas jugé Claparon assez fort, il lui croyait encore trop de principes d’honneur et de délicatesse pour lui confier ses plans dans toute leur étendue, il le savait incapable de le deviner.

—Si notre premier ami n’est pas notre première dupe, nous n’en trouverions pas une seconde, dit-il à Claparon le jour où recevant des reproches de son proxénète commercial il le brisa comme un instrument usé.

Monsieur Lebas et Claparon s’en allèrent ensemble.

—Je puis m’en tirer, se dit Birotteau. Mon passif en effets à payer s’élève à deux cent trente-cinq mille francs, à savoir soixante-quinze mille francs pour ma maison, et cent soixante-quinze mille francs pour les terrains. Or, pour suffire à ces paiements, j’ai le dividende Roguin qui sera peut-être de cent mille francs, je puis faire annuler l’emprunt sur mes terrains, en tout cent quarante. Il s’agit de gagner cent mille francs avec l’Huile Céphalique, et d’atteindre, avec quelques billets de service, ou par un crédit chez un banquier, le moment où j’aurai réparé la perte, et où les terrains arriveront à leur plus-value.

Une fois que dans le malheur un homme peut se faire un roman d’espérance par une suite de raisonnements plus ou moins justes avec lesquels il bourre son oreiller pour y reposer sa tête, il est souvent sauvé. Beaucoup de gens ont pris la confiance que donne l’illusion pour de l’énergie, et peut-être l’espoir est-il la moitié du courage. Aussi la religion catholique en a-t-elle fait une vertu. L’espérance n’a-t-elle pas soutenu beaucoup de faibles, en leur donnant le temps d’attendre les hasards de la vie? Résolu d’aller chez l’oncle de sa femme exposer sa situation avant de chercher des secours ailleurs, Birotteau ne descendit pas la rue Saint-Honoré jusqu’à la rue des Bourdonnais sans éprouver des angoisses ignorées et qui l’agitèrent si violemment qu’il crut sa santé dérangée. Il avait le feu dans les entrailles. En effet, les gens qui sentent par le diaphragme souffrent là, de même que les gens qui perçoivent par la tête ressentent des douleurs cérébrales. Dans les grandes crises, le physique est atteint là où le tempérament a mis pour l’individu le siége de la vie: les faibles ont la colique, Napoléon s’endort. Avant de monter à l’assaut d’une confiance en passant par dessus toutes les barrières de la fierté, les gens d’honneur doivent avoir senti plus d’une fois au cœur l’éperon de la nécessité, cette dure cavalière! Aussi Birotteau s’était-il laissé éperonner pendant deux jours avant de venir chez son oncle, il ne se décida même que par des raisons de famille: en tout état de cause, il devait expliquer sa situation au sévère quincaillier. Néanmoins, en arrivant à la porte, il ressentit cette intime défaillance que tout enfant a éprouvée en entrant chez un dentiste; mais ce défaut de cœur embrassait la vie dans son entier, au lieu d’embrasser une douleur passagère. Birotteau monta lentement. Il trouva le vieillard lisant le Constitutionnel au coin de son feu, devant la petite table ronde où était son frugal déjeuner: un petit pain, du beurre, du fromage de Brie et une tasse de café.

—Voilà le vrai sage, dit Birotteau en enviant la vie de son oncle.

—Eh! bien, lui dit Pillerault en ôtant ses besicles, j’ai su hier au café David l’affaire de Roguin, l’assassinat de la belle Hollandaise sa maîtresse! J’espère que, prévenu par nous qui voulions être propriétaires réels, tu es allé prendre quittance de Claparon.

—Hélas! mon oncle, tout est là, vous avez mis le doigt sur la plaie. Non.

—Ah! bouffre, tu es ruiné, dit Pillerault en laissant tomber son journal que Birotteau ramassa quoique ce fût le Constitutionnel.

Pillerault fut si violemment frappé par ses réflexions que sa figure de médaille et de style sévère se bronza comme le métal sous un coup de balancier: il demeura fixe, regarda sans la voir la muraille d’en face au travers de ses vitres, en écoutant le long discours de Birotteau. Évidemment il entendait et jugeait, il pesait le pour et le contre avec l’inflexibilité d’un Minos qui avait passé le Styx du commerce en quittant le quai des Morfondus pour son petit troisième étage.

—Eh! bien, mon oncle? dit Birotteau qui attendait une réponse après avoir conclu par une prière de vendre pour soixante mille francs de rentes.

—Eh! bien, mon pauvre neveu, je ne le puis pas, tu es trop fortement compromis. Les Ragon et moi nous allons perdre chacun nos cinquante mille francs. Ces braves gens ont vendu par mon conseil leurs actions dans les mines de Vortschin: je me crois obligé, en cas de perte, non de leur rendre le capital, mais de les secourir, de secourir ma nièce et Césarine. Il vous faudra peut-être du pain à tous, vous le trouverez chez moi...

—Du pain, mon oncle?

—Eh! bien, oui, du pain. Vois donc les choses comme elles sont: tu ne t’en tireras pas. De cinq mille six cents francs de rentes, je pourrai distraire quatre mille francs pour les partager entre vous et les Ragon. Ton malheur arrivé, je connais Constance, elle travaillera comme une perdue, elle se refusera tout, et toi aussi, César!

—Tout n’est pas désespéré, mon oncle.

—Je ne vois pas comme toi.

—Je vous prouverai le contraire.

—Rien ne me fera plus de plaisir.

Birotteau quitta Pillerault sans rien répondre. Il était venu chercher des consolations et du courage, il recevait un second coup moins fort à la vérité que le premier; mais au lieu de porter sur la tête, il frappait au cœur: le cœur était toute la vie de ce pauvre homme. Il revint après avoir descendu quelques marches.

—Monsieur, dit-il d’une voix froide, Constance ne sait rien, gardez-moi le secret au moins. Et priez les Ragon de ne pas m’ôter chez moi la tranquillité dont j’ai besoin pour lutter contre le malheur.

Pillerault fit un signe de consentement.

—Du courage, César, ajouta-t-il, je te vois fâché contre moi, mais plus tard tu me rendras justice en pensant à ta femme et à ta fille.

Découragé par l’opinion de son oncle auquel il reconnaissait une lucidité particulière, César tomba de toute la hauteur de son espoir dans les marais fangeux de l’incertitude. Quand, dans ces horribles crises commerciales, un homme n’a pas une âme trempée comme celle de Pillerault, il devient le jouet des événements: il suit les idées d’autrui, les siennes, comme un voyageur court après des feux follets. Il se laisse emporter par le tourbillon au lieu de se coucher sans le regarder quand il passe, ou de s’élever pour en suivre la direction en y échappant. Au milieu de sa douleur, Birotteau se souvint du procès relatif à son emprunt. Il alla rue Vivienne, chez Derville, son avoué, pour commencer au plus tôt la procédure, dans le cas où l’avoué verrait quelque chance de faire annuler le contrat. Le parfumeur trouva Derville enveloppé dans sa robe de chambre en molleton blanc, au coin de son feu, calme et posé, comme tous les avoués rompus aux plus terribles confidences. Birotteau remarqua pour la première fois cette froideur nécessaire, qui glace l’homme passionné, blessé, pris par la fièvre de l’intérêt en danger, et douloureusement atteint dans sa vie, dans son honneur, dans sa femme et ses enfants, comme l’était Birotteau racontant son malheur.

—S’il est prouvé, lui dit Derville après l’avoir écouté, que le prêteur ne possédait plus chez Roguin la somme que Roguin vous faisait lui prêter, comme il n’y a pas eu délivrance d’espèces, il y a lieu à rescision: le prêteur aura son recours sur le cautionnement, comme vous pour vos cent mille francs. Je réponds alors du procès autant qu’on peut en répondre, il n’y a pas de procès gagné d’avance.

L’avis d’un si fort jurisconsulte rendit un peu de courage au parfumeur, qui pria Derville d’obtenir jugement dans la quinzaine. L’avoué répondit que peut-être il aurait avant trois mois un jugement qui annulerait le contrat.

—Dans trois mois! dit le parfumeur qui croyait avoir trouvé des ressources.

—Mais, tout en obtenant une prompte mise au rôle, nous ne pouvons pas mettre votre adversaire à votre pas: il usera des délais de la procédure, les avocats ne sont pas toujours là; qui sait si votre partie adverse ne se laissera pas condamner par défaut? On ne marche pas comme on veut, mon cher maître! dit Derville en souriant.

—Mais au tribunal de commerce? dit Birotteau.

—Oh! dit l’avoué, les juges consulaires et les juges de première instance sont deux sortes de juges. Vous autres, vous sabrez les affaires! Au palais nous avons des formes. La forme est protectrice du droit. Aimeriez-vous un jugement à brûle-pourpoint qui vous ferait perdre vos quarante mille francs? Eh! bien, votre adversaire, qui va voir cette somme compromise, se défendra. Les délais sont les chevaux de frise judiciaires.

—Vous avez raison, dit Birotteau qui salua Derville et sortit la mort dans le cœur.

—Ils ont tous raison. De l’argent! de l’argent! criait le parfumeur par les rues en se parlant à lui-même, comme font tous les gens affairés de ce turbulent et bouillonnant Paris, qu’un poète moderne nomme une cuve. En le voyant entrer, celui de ses commis qui allait partout présentant les mémoires lui dit que, vu l’approche du jour de l’an, chacun rendait l’acquit de la facture et la gardait.

—Il n’y a donc d’argent nulle part, dit le parfumeur à haute voix dans la boutique.

Il se mordit les lèvres, ses commis avaient tous levé la tête vers lui.

Cinq jours se passèrent ainsi, cinq jours pendant lesquels Braschon, Lourdois, Thorein, Grindot, Chaffaroux, tous les créanciers non réglés passèrent par les phases caméléonesques que subit le créancier avant d’arriver de l’état paisible où le met la confiance aux couleurs sanguinolentes de la Bellone commerciale. A Paris, la période astringente de la défiance est aussi rapide à venir que le mouvement expansif de la confiance est lent à se décider: une fois tombé dans le système restrictif des craintes et des précautions commerciales, le créancier arrive à des lâchetés sinistres qui le mettent au-dessous du débiteur. D’une politesse doucereuse, les créanciers passèrent au rouge de l’impatience, aux pétillements sombres des importunités, aux éclats du désappointement, au froid bleu d’un parti pris, et à la noire insolence de l’assignation préparée. Braschon, ce riche tapissier du faubourg Saint-Antoine qui n’avait pas été invité au bal, sonna la charge en créancier blessé dans son amour-propre: il voulait être payé dans les vingt-quatre heures; il exigeait des garanties, non des dépôts de meubles, mais une hypothèque inscrite après les quarante mille francs sur les terrains du faubourg. Malgré la violence de leurs réclamations, ils laissèrent encore quelques intervalles de repos pendant lesquels Birotteau respirait. Au lieu de vaincre ces premiers tiraillements d’une position difficile par une résolution forte, César usa son intelligence à empêcher que sa femme, la seule personne qui pût le conseiller, ne les connût. Il faisait sentinelle sur le seuil de sa porte, autour de sa boutique. Il avait mis Célestin dans le secret de sa gêne momentanée, et Célestin examinait son patron d’un regard aussi curieux qu’étonné: à ses yeux, César s’amoindrissait, comme s’amoindrissent dans les désastres les hommes habitués au succès et dont toute la force consiste dans l’acquis que donne la routine aux moyennes intelligences. Sans avoir l’énergique capacité nécessaire pour se défendre sur tant de points menacés à la fois, César eut cependant le courage d’envisager sa position. Pour la fin du mois de décembre et le quinze janvier, il lui fallait, tant pour sa maison que pour ses échéances, ses loyers et ses obligations au comptant, une somme de soixante mille francs, dont trente mille pour le trente décembre; toutes ses ressources en donnaient à peine vingt mille; il lui manquait donc dix mille francs. Pour lui, rien ne parut désespéré, car il ne voyait déjà plus que le moment présent, comme les aventuriers qui vivent au jour le jour. Avant que le bruit de sa gêne ne devînt public, il résolut donc de tenter ce qui lui paraissait un grand coup, en s’adressant au fameux François Keller, banquier, orateur et philanthrope, célèbre par sa bienfaisance et par son désir d’être utile au commerce parisien, en vue d’être toujours à la Chambre un des députés de Paris. Le banquier était libéral, Birotteau était royaliste; mais le parfumeur le jugea d’après son cœur, et trouva dans la différence des opinions un motif de plus pour obtenir un compte. Au cas où des valeurs seraient nécessaires, il ne doutait pas du dévouement de Popinot, auquel il comptait demander une trentaine de mille francs d’effets, qui aideraient à atteindre le gain de son procès, offert en garantie aux créanciers les plus altérés. Le parfumeur expansif, qui disait sur l’oreiller à sa chère Constance les moindres émotions de son existence, qui y puisait du courage, qui y cherchait les lumières de la contradiction, ne pouvait s’entretenir de sa situation ni avec son premier commis, ni avec son oncle, ni avec sa femme. Ses idées lui pesaient doublement. Mais il aimait mieux souffrir que de jeter ce brasier dans l’âme de sa femme. Ce généreux martyr voulait lui raconter le danger quand il serait passé. Peut-être reculait-il devant cette horrible confidence. La peur que lui inspirait sa femme lui donnait du courage. Il allait tous les matins entendre une messe basse à Saint-Roch, et il prenait Dieu pour confident.

—Si, en rentrant de Saint-Roch chez moi, je ne trouve pas de soldat, ma demande réussira. Ce sera la réponse de Dieu, se disait-il après avoir prié Dieu de le secourir.

Et il était heureux de ne pas rencontrer de soldat. Cependant il avait le cœur trop oppressé, il lui fallut un autre cœur où il pût gémir. Césarine, à laquelle il s’était déjà confié lors de la fatale nouvelle, eut tout son secret. Il y eut entre eux des regards jetés à la dérobée, des regards pleins de désespoir et d’espoir étouffés, des invocations lancées avec une mutuelle ardeur, des demandes et des réponses sympathiques, des lueurs d’âme à âme. Birotteau se faisait gai, jovial pour sa femme. Constance faisait-elle une question, bah! tout allait bien, Popinot, auquel César ne pensait pas, réussissait! l’huile s’enlevait! les effets Claparon seraient payés, il n’y avait rien à craindre. Cette fausse joie était effrayante. Quand sa femme était endormie dans ce lit somptueux, Birotteau se dressait sur son séant, il tombait dans la contemplation de son malheur. Césarine arrivait parfois alors en chemise, un châle sur ses blanches épaules, pieds nus.

—Papa, je t’entends, tu pleures, disait-elle en pleurant elle-même.

Birotteau fut dans un tel état de torpeur après avoir écrit la lettre par laquelle il demandait un rendez-vous au grand François Keller que sa fille l’emmena dans Paris. Il aperçut seulement alors dans les rues d’énormes affiches rouges, et ses regards furent frappés par ces mots: HUILE CÉPHALIQUE.

Pendant les catastrophes occidentales de la Reine des Roses, la maison A. Popinot se levait radieuse dans les flammes orientales du succès. Conseillé par Gaudissart et par Finot, Anselme avait lancé son huile avec audace. Deux mille affiches avaient été mises depuis trois jours aux endroits les plus apparents de Paris. Personne ne pouvait éviter de se trouver face à face avec l’Huile Céphalique et de lire une phrase concise, inventée par Finot, sur l’impossibilité de faire pousser les cheveux et sur le danger de les teindre, accompagnée de la citation du Mémoire lu à l’Académie des sciences par Vauquelin; un vrai certificat de vie pour les cheveux morts promis à ceux qui useraient de l’Huile Céphalique. Tous les coiffeurs de Paris, les perruquiers, les parfumeurs avaient décoré leurs portes de cadres dorés, contenant un bel imprimé sur papier vélin, en tête duquel brillait la gravure d’Héro et de Léandre réduite, avec cette assertion en épigraphe: Les anciens peuples de l’antiquité conservaient leurs chevelures par l’emploi de l’Huile Céphalique.

—Il a inventé les cadres permanents, l’annonce éternelle! se dit Birotteau qui demeura stupéfait en regardant la devanture de la Cloche-d’Argent.

—Tu n’as donc pas vu chez toi, lui dit sa fille, un cadre que monsieur Anselme est venu lui-même apporter, en déposant à Célestin trois cents bouteilles d’huile?

—Non, dit-il.

—Célestin en a déjà vendu cinquante à des passants, et soixante à des pratiques!

—Ah! dit César.

Le parfumeur, étourdi par les mille cloches que la misère tinte aux oreilles de ses victimes, vivait dans un mouvement vertigineux; la veille, Popinot l’avait attendu pendant une heure, et s’en était allé après avoir causé avec Constance et Césarine, qui lui dirent que César était absorbé par sa grande affaire.

—Ah! oui, l’affaire des terrains.

Heureusement Popinot, qui depuis un mois n’était pas sorti de la rue des Cinq-Diamants, passait les nuits et travaillait les dimanches à la fabrique, n’avait vu ni les Ragon, ni Pillerault, ni son oncle le juge. Il ne dormait que deux heures, le pauvre enfant! il n’avait que deux commis, et au train dont allaient les choses il lui en faudrait bientôt quatre. En commerce, l’occasion est tout. Qui n’enfourche pas le succès en se tenant aux crins manque sa fortune. Popinot se disait qu’il serait bien reçu quand, après six mois, il dirait à sa tante et à son oncle: «Je suis sauvé, ma fortune est faite!» bien reçu de Birotteau quand il lui apporterait trente ou quarante mille francs pour sa part, après six mois. Il ignorait donc la fuite de Roguin, les désastres et la gêne de César, il ne put dire aucune parole indiscrète à madame Birotteau. Popinot promit à Finot cinq cents francs par grand journal, et il y en avait dix! trois cents francs par journal secondaire, et il y en avait dix autres! s’il y était parlé, trois fois par mois, de l’Huile Céphalique. Finot vit trois mille francs pour lui dans ces huit mille francs, son premier enjeu à jeter sur le grand et immense tapis vert de la Spéculation! Il s’était donc élancé comme un lion sur ses amis, sur ses connaissances; il habitait alors les bureaux de rédaction, il se glissait au chevet du lit de tous les rédacteurs, le matin; et le soir il arpentait les foyers de tous les théâtres.—Pense à mon huile, cher ami, je n’y suis pour rien, affaire de camaraderie, tu sais! Gaudissart, un bon vivant. Telle était la première et la dernière phrase de tous ses discours. Il assaillit le bas de toutes colonnes finales aux journaux où il fit des articles en en laissant l’argent aux rédacteurs. Rusé comme un figurant qui veut passer acteur, alerte comme un saute-ruisseau qui gagne soixante francs par mois, il écrivit des lettres captieuses, il flatta tous les amours-propres, il rendit d’immondes services aux rédacteurs en chef, afin d’obtenir ses articles. Argent, dîners, platitudes, tout servit son activité passionnée. Il corrompit avec des billets de spectacle les ouvriers qui, vers minuit, achèvent les colonnes des journaux en prenant quelques articles dans les petits faits, toujours prêts, les en cas du journal. Finot se trouvait alors dans l’imprimerie, occupé comme s’il avait un article à revoir. Ami de tout le monde, il fit triompher l’Huile Céphalique de la pâte de Regnauld, de la Mixture Brésilienne, de toutes les inventions qui, les premières, eurent le génie de comprendre l’influence du journalisme et l’effet de piston produit sur le public par un article réitéré. Dans ce temps d’innocence, beaucoup de journalistes étaient comme les bœufs, ils ignoraient leurs forces, ils s’occupaient d’actrices, de Florine, de Tullie; de danseuses, des Mariette, etc. Ils régentaient tout, et ne ramassaient rien. Les prétentions d’Andoche ne concernaient ni une actrice à faire applaudir, ni une pièce à faire jouer, ni ses vaudevilles à faire recevoir, ni des articles à faire payer; au contraire, il offrait de l’argent en temps utile, un déjeuner à propos; il n’y eut donc pas un journal qui ne parlât de l’Huile Céphalique, de sa concordance avec les analyses de Vauquelin, qui ne se moquât de ceux qui croient que l’on peut faire pousser les cheveux, qui ne proclamât le danger de les teindre. Ces articles réjouissaient l’âme de Gaudissart, qui s’armait de journaux pour détruire les préjugés, et faisait sur la province ce que depuis les spéculateurs ont nommé, d’après lui, la charge à fond de train. Dans ce temps-là, les journaux de Paris dominaient les départements encore sans organes, les malheureux! Les journaux y étaient donc sérieusement étudiés, depuis le titre jusqu’au nom de l’imprimeur, ligne où pouvaient se cacher les ironies de l’opinion persécutée. Gaudissart, appuyé sur la presse, eut d’éclatants succès dès les premières villes où donna sa langue. Tous les boutiquiers de province voulaient des cadres et des imprimés à gravure d’Héro et Léandre. Finot dirigea contre l’huile de Macassar cette charmante plaisanterie qui faisait tant rire aux Funambules, quand Pierrot prend un vieux balai de crin dont on ne voit que les trous, y met de l’huile de Macassar, et rend ainsi le balai forestièrement touffu. Cette scène ironique excitait un rire universel. Plus tard, Finot racontait gaiement que, sans ces mille écus, il serait mort de misère et de douleur. Pour lui, mille écus étaient une fortune. Dans cette campagne, il devina, lui, le premier, le pouvoir de l’Annonce, dont il fit un si grand et si savant usage. Trois mois après, il fut rédacteur en chef d’un petit journal, qu’il finit par acheter et qui fut la base de sa fortune. De même que la charge à fond de train faite par l’illustre Gaudissart, le Murat des voyageurs, sur les départements et les frontières, fit triompher commercialement la maison A. Popinot, de même elle triompha dans l’opinion, grâce au famélique assaut livré aux journaux et qui produisit cette vive publicité également obtenue par la Mixture Brésilienne et la Pâte de Regnauld. A son début, cette prise d’assaut de l’opinion publique engendra trois succès, trois fortunes, et valut l’invasion des mille ambitions descendues depuis en bataillons épais dans l’arène des journaux où elles créèrent les annonces payées, immense révolution! En ce moment, la maison A. Popinot et compagnie se pavanait sur les murs et dans toutes les devantures.

Incapable de mesurer la portée d’une pareille publicité, Birotteau se contenta de dire à Césarine: «Ce petit Popinot marche sur mes traces!» sans comprendre la différence des temps, sans apprécier la puissance des nouveaux moyens d’exécution dont la rapidité, l’étendue, embrassaient beaucoup plus promptement qu’autrefois le monde commercial. Birotteau n’avait pas mis le pied à sa fabrique depuis son bal: il ignorait le mouvement et l’activité que Popinot y déployait. Anselme avait pris tous les ouvriers de Birotteau, il y couchait; il voyait Césarine assise sur toutes les caisses, couchée dans toutes les expéditions, imprimée sur toutes les factures; il se disait: Elle sera ma femme! quand, la chemise retroussée jusqu’aux coudes, habit bas, il enfonçait rageusement les clous d’une caisse, à défaut de ses commis en course.

Le lendemain, après avoir étudié pendant toute la nuit tout ce qu’il devait dire et ne pas dire à l’un des grands hommes de la haute banque, César arriva rue du Houssaye, et n’aborda pas, sans d’horribles palpitations, l’hôtel du banquier libéral qui appartenait à cette opinion accusée, à si juste titre, de vouloir le renversement des Bourbons. Le parfumeur, comme tous les gens du petit commerce parisien, ignorait les mœurs et les hommes de la haute banque. A Paris, entre la haute banque et le commerce, il est des maisons secondaires, intermédiaire utile à la Banque, elle y trouve une garantie de plus. Constance et Birotteau, qui ne s’étaient jamais avancés au delà de leurs moyens, dont la caisse n’avait jamais été à sec et qui gardaient leurs effets en portefeuille, n’avaient jamais eu recours à ces maisons de second ordre; ils étaient, à plus forte raison, inconnus dans les hautes régions de la Banque. Peut-être est-ce une faute de ne pas se fonder un crédit même inutile: les avis sont partagés sur ce point. Quoi qu’il en soit, Birotteau regrettait beaucoup de ne pas avoir émis sa signature. Mais, connu comme adjoint et comme homme politique, il crut n’avoir qu’à se nommer et entrer; il ignorait l’affluence quasi-royale qui distinguait l’audience de ce banquier. Introduit dans le salon qui précédait le cabinet de l’homme célèbre à tant de titres, Birotteau s’y vit au milieu d’une société nombreuse composée de députés, écrivains, journalistes, agents de change, hauts commerçants, gens d’affaires, ingénieurs, surtout de familiers qui traversaient les groupes et frappaient d’une façon particulière à la porte du cabinet où ils entraient par privilége.—Que suis-je au milieu de cette machine? se dit Birotteau, tout étourdi par le mouvement de cette forge intellectuelle où se manutentionnait le pain quotidien de l’opposition, où se répétaient les rôles de la grande tragi-comédie jouée par la Gauche. Il entendait discuter à sa droite la question de l’emprunt pour l’achèvement des principales lignes de canaux proposé par la direction des ponts-et-chaussées, et il s’agissait de millions! A sa gauche, des journalistes à la curée de l’amour-propre du banquier s’entretenaient de la séance d’hier et de l’improvisation du patron. Durant deux heures d’attente, Birotteau aperçut trois fois le banquier politique, reconduisant à trois pas au delà de son cabinet des hommes considérables. François Keller alla jusqu’à l’antichambre pour le dernier, le général Foy.—Je suis perdu! se dit Birotteau dont le cœur se serra.

Quand le banquier revenait à son cabinet, la troupe des courtisans, des amis, des intéressés l’assaillait comme des chiens qui poursuivent une jolie chienne. Quelques hardis roquets se glissaient malgré lui dans le sanctuaire. Les conférences duraient cinq minutes, dix minutes, un quart d’heure. Les uns s’en allaient contrits, les autres affichaient un air satisfait ou prenaient des airs importants. Le temps s’écoulait, Birotteau regardait avec anxiété la pendule. Personne ne faisait la moindre attention à cette douleur cachée qui gémissait sur un fauteuil doré au coin de la cheminée, à la porte de ce cabinet où résidait la panacée universelle, le crédit! César pensait douloureusement qu’il avait été un moment chez lui roi, comme cet homme était roi tous les matins, et il mesurait la profondeur de l’abîme où il était tombé. Amère pensée! Combien de larmes rentrées durant cette heure passée là! Combien de fois Birotteau supplia Dieu de lui rendre cet homme favorable, car il lui trouvait, sous une grosse enveloppe de bonhomie populaire, une insolence, une tyrannie colérique, une brutale envie de dominer qui épouvantait son âme douce. Enfin, quand il n’y eut plus que dix ou douze personnes, Birotteau se résolut, quand la porte extérieure du cabinet grognerait, de se dresser, de se mettre au niveau du grand orateur en lui disant: Je suis Birotteau! Le grenadier qui s’élança le premier dans la redoute de la Moskowa ne déploya pas plus de courage que le parfumeur n’en rassembla pour se livrer à cette manœuvre.

—Après tout, je suis son adjoint, se dit-il en se levant pour décliner son nom.

La physionomie de François Keller devint accorte, il voulut évidemment être aimable, il regarda le ruban rouge du parfumeur, se recula, ouvrit la porte de son cabinet, lui montra le chemin, et resta pendant quelque temps à causer avec deux personnes qui s’élancèrent de l’escalier avec la violence d’une trombe.

—Decazes veut vous parler, dit l’une des deux.

—Il s’agit de tuer le pavillon Marsan! le roi voit clair, il vient à nous! s’écria l’autre.

—Nous irons ensemble à la chambre, dit le banquier en rentrant dans l’attitude de la grenouille qui veut imiter le bœuf.

—Comment peut-il penser aux affaires de banque? se demanda Birotteau tout bouleversé.

Le soleil de la supériorité scintillait, éblouissait le parfumeur comme la lumière aveugle les insectes qui veulent un jour doux ou les demi-ténèbres d’une belle nuit. Sur une immense table il apercevait le budget, les mille imprimés de la chambre, les volumes du Moniteur ouverts, consultés et marqués pour jeter à la tête d’un ministre ses précédentes paroles oubliées et lui faire chanter la palinodie aux applaudissements d’une foule niaise, incapable de comprendre que les événements modifient tout. Sur une autre table, des cartons entassés, les mémoires, les projets, les mille renseignements confiés à un homme dans la caisse duquel toutes les industries naissantes essayaient de puiser. Le luxe royal de ce cabinet plein de tableaux, de statues, d’œuvres d’art; l’encombrement de la cheminée, l’entassement des intérêts nationaux ou étrangers amoncelés comme des ballots, tout frappait Birotteau, l’amoindrissait, augmentait sa terreur et lui glaçait le sang. Sur le bureau de François Keller gisaient des liasses d’effets, de lettres de change, de circulaires commerciales. Keller s’assit et se mit à signer rapidement les lettres qui n’exigeaient aucun examen.

—Monsieur, à quoi dois-je l’honneur de votre visite? lui dit-il.

A ces mots, prononcés pour lui seul par cette voix qui parlait à l’Europe, pendant que cette main avide allait sur le papier, le pauvre parfumeur eut comme un fer chaud dans le ventre. Il prit un air agréable que le banquier voyait prendre depuis dix ans à ceux qui avaient à l’entortiller d’une affaire importante pour eux seuls, et qui déjà lui donnait barre sur eux. François Keller jeta donc à César un regard qui lui traversa la tête, un regard napoléonien. L’imitation du regard de Napoléon était un léger ridicule que se permettaient alors quelques parvenus qui n’ont même pas été le billon de leur empereur. Ce regard tomba sur Birotteau, homme de la droite, séide du pouvoir, élément d’élection monarchique, comme un plomb de douanier qui marque une marchandise.

—Monsieur, je ne veux pas abuser de vos moments, je serai court. Je viens pour une affaire purement commerciale, vous demander si je puis obtenir un crédit chez vous. Ancien juge au tribunal de commerce et connu à la banque, vous comprenez que, si j’avais un portefeuille plein, je n’aurais qu’à m’adresser là où vous êtes régent. J’ai eu l’honneur de siéger au tribunal avec monsieur le baron Thibon, chef du comité d’escompte, et il ne me refuserait certes pas. Mais je n’ai jamais usé de mon crédit ni de ma signature; ma signature est vierge, et vous savez combien alors une négociation présente de difficultés...

Keller agita la tête, et Birotteau prit ce mouvement pour un mouvement d’impatience.

—Monsieur, voici le fait, reprit-il. Je me suis engagé dans une affaire territoriale, en dehors de mon commerce...

François Keller, qui signait toujours et lisait, sans avoir l’air d’écouter César, tourna la tête et lui fit un signe d’adhésion qui l’encouragea. Birotteau crut son affaire en bon chemin, et respira.

—Allez, je vous entends, lui dit Keller avec bonhomie.

—Je suis acquéreur pour moitié des terrains situés autour de la Madeleine.

—Oui, j’ai entendu parler chez Nucingen de cette immense affaire engagée par la maison Claparon.

—Eh! bien, reprit le parfumeur, un crédit de cent mille francs, garanti par ma moitié dans cette affaire, ou par mes propriétés commerciales, suffirait à me conduire au moment où je réaliserai des bénéfices que doit donner prochainement une conception de pure parfumerie. S’il était nécessaire, je vous couvrirais par des effets d’une nouvelle maison, la maison Popinot, une jeune maison qui...

Keller parut se soucier fort peu de la maison Popinot, et Birotteau comprit qu’il s’engageait dans une mauvaise voie; il s’arrêta, puis, effrayé du silence, il reprit:—Quant aux intérêts, nous...

—Oui, oui, dit le banquier, la chose peut s’arranger, ne doutez pas de mon désir de vous être agréable. Occupé comme je le suis, j’ai les finances européennes sur les bras, et la chambre prend tous mes moments, vous ne serez pas étonné d’apprendre que je laisse étudier une foule d’affaires à mes bureaux. Allez voir, en bas, mon frère Adolphe, expliquez-lui la nature de vos garanties; s’il approuve l’opération, vous reviendrez avec lui demain ou après-demain à l’heure où j’examine à fond les affaires, à cinq heures du matin. Nous serons heureux et fiers d’avoir obtenu votre confiance, vous êtes un de ces royalistes conséquents dont on peut être l’ennemi politique, mais dont l’estime est flatteuse...

—Monsieur, dit le parfumeur exalté par cette phrase de tribune, je suis aussi digne de l’honneur que vous me faites que de l’insigne et royale faveur... Je l’ai méritée en siégeant au tribunal consulaire et en combattant...

—Oui, reprit le banquier, la réputation dont vous jouissez est un passe-port, monsieur Birotteau. Vous ne devez proposer que des affaires faisables, vous pouvez compter sur notre concours.

Une femme, la femme de Keller, une demoiselle de Gendreville, ouvrit une porte que Birotteau n’avait pas vue.

—Mon ami, j’espère te voir avant la chambre, dit-elle.

—Il est deux heures, s’écria le banquier, la bataille est entamée. Excusez-moi, monsieur, il s’agit de culbuter un ministère... Voyez mon frère.—Il reconduisit le parfumeur jusqu’à la porte du salon et dit à l’un de ses gens:—Menez monsieur chez monsieur Adolphe.

A travers le labyrinthe d’escaliers où le guidait un homme en livrée vers un cabinet moins somptueux que celui du chef de la maison, mais plus utile, le parfumeur, à cheval sur un si, la plus douce monture de l’espérance, se caressait le menton en trouvant de très-bon augure les flatteries de l’homme célèbre. Il regrettait qu’un ennemi des Bourbons fût si gracieux, si capable, si grand orateur. Plein de ces illusions, il entra dans un cabinet nu, froid, meublé de deux secrétaires à cylindre, de mesquins fauteuils, orné de rideaux très-négligés et d’un maigre tapis. Ce cabinet était à l’autre ce qu’est une cuisine à la salle à manger, la fabrique à la boutique. Là s’éventraient les affaires de banque et de commerce, s’analysaient les entreprises et s’arrachaient les prélèvements de la banque sur tous les bénéfices des industries jugées profitables. Là se combinaient ces coups audacieux par lesquels les Keller se signalèrent dans le haut commerce, et par lesquels ils se créaient pendant quelques jours un monopole rapidement exploité. Là s’étudiaient les défauts de la législation, et se stipulaient sans honte ce que la Bourse nomme les parts à goinfre, commissions exigées pour les moindres services, comme d’appuyer une entreprise de leur nom et de la créditer. Là s’ourdissaient ces tromperies fleuretées de légalité qui consistent à commanditer sans engagement des entreprises douteuses, afin d’en attendre le succès et de les tuer pour s’en emparer en redemandant les capitaux dans un moment critique: horrible manœuvre dont tant d’actionnaires ont été victimes. Les deux frères s’étaient distribué leurs rôles. En haut, François, homme brillant et politique, se conduisait en roi, distribuait les grâces et les promesses, se rendait agréable à tous. Avec lui tout était facile; il engageait noblement les affaires, il grisait les nouveaux débarqués et les spéculateurs de fraîche date avec le vin de sa faveur et sa capiteuse parole, en leur développant leurs propres idées. En bas, Adolphe excusait son frère sur ses préoccupations politiques, et il passait habilement le râteau sur le tapis; il était le frère compromis, l’homme difficile. Il fallait donc avoir deux paroles pour conclure avec cette maison perfide. Souvent le gracieux oui du cabinet somptueux devenait un non sec dans le cabinet d’Adolphe. Cette suspensive manœuvre permettait la réflexion, et servait souvent à amuser d’inhabiles concurrents. Le frère du banquier causait alors avec le fameux Palma, le conseiller intime de la maison Keller, qui se retira à l’apparition du parfumeur. Quand Birotteau se fut expliqué, Adolphe, le plus fin des deux frères, un vrai loup-cervier, à l’œil aigu, aux lèvres minces, au teint aigre, jeta sur Birotteau, par-dessus ses lunettes et en baissant la tête, un regard qu’il faut appeler le regard du banquier, et qui tient de celui des vautours et des avoués: il est avide et indifférent, clair et obscur, éclatant et sombre.

—Veuillez m’envoyer les actes sur lesquels repose l’affaire de la Madeleine, dit-il, là gît la garantie du compte, il faut les examiner avant de vous l’ouvrir et de discuter les intérêts. Si l’affaire est bonne, nous pourrons, pour ne pas vous grever, nous contenter d’une part dans les bénéfices au lieu d’un escompte.

—Allons, se dit Birotteau en revenant chez lui, je vois ce dont il s’agit. Comme le castor poursuivi, je dois me débarrasser d’une partie de ma peau. Il vaut mieux se laisser tondre que de mourir.

Il remonta ce jour-là chez lui, très-riant, et sa gaieté fut de bon aloi.

—Je suis sauvé, dit-il à Césarine, j’aurai un crédit chez les Keller.

Le vingt-neuf décembre seulement, Birotteau put se trouver dans le cabinet d’Adolphe Keller. La première fois que le parfumeur revint, Adolphe était allé visiter une terre à six lieues de Paris, que le grand orateur voulait acheter. La seconde fois, les deux Keller étaient en affaire pour la matinée: il s’agissait de soumissionner un emprunt proposé aux Chambres, ils priaient monsieur Birotteau de revenir le vendredi suivant. Ces délais tuaient le parfumeur. Mais enfin ce vendredi se leva. Birotteau se trouva dans le cabinet, assis au coin de la cheminée, au jour de la fenêtre, et Adolphe Keller à l’autre coin.

—C’est bien, monsieur, lui dit le banquier en lui montrant les actes, mais qu’avez-vous payé sur les prix des terrains?

—Cent quarante mille francs.

—Argent?

—Effets.

—Sont-ils payés?

—Ils sont à échoir.

—Mais si vous avez surpayé les terrains, eu égard à leur valeur actuelle, où serait notre garantie? elle ne reposerait que sur la bonne opinion que vous inspirez et sur la considération dont vous jouissez. Les affaires ne reposent pas sur des sentiments. Si vous aviez payé deux cent mille francs, en supposant qu’il y ait cent mille francs de donnés en trop pour s’emparer des terrains, nous aurions bien alors une garantie de cent mille francs pour répondre de cent mille francs escomptés. Le résultat pour nous serait d’être propriétaires de votre part en payant à votre place, il faut alors savoir si l’affaire est bonne. Attendre cinq ans pour doubler ses fonds, il vaut mieux les faire valoir en banque. Il y a tant d’événements! Vous voulez faire une circulation pour payer des billets à échoir, manœuvre dangereuse! on recule pour mieux sauter. L’affaire ne nous va pas.

Cette phrase frappa Birotteau comme si le bourreau lui avait mis sur l’épaule son fer à marquer, il perdit la tête.

—Voyons, dit Adolphe, mon frère vous porte un vif intérêt, il m’a parlé de vous. Examinons vos affaires, dit-il en jetant au parfumeur un regard de courtisane pressée de payer son terme.

Birotteau devint Molineux, dont il s’était moqué si supérieurement. Amusé par le banquier, qui se complut à dévider la bobine des pensées de ce pauvre homme, et qui s’entendait à interroger un négociant comme le juge Popinot à faire causer un criminel, César raconta ses entreprises: il mit en scène la Double Pâte des Sultanes, l’Eau Carminative, l’affaire Roguin, son procès à propos de son emprunt hypothécaire dont il n’avait rien reçu. En voyant l’air souriant et réfléchi de Keller, à ses hochements de tête, Birotteau se disait: «Il m’écoute! je l’intéresse! j’aurai mon crédit!» Adolphe Keller riait de Birotteau comme le parfumeur avait ri de Molineux. Entraîné par la loquacité particulière aux gens qui se laissent griser par le malheur, César montra le vrai Birotteau: il donna sa mesure en proposant comme garantie l’Huile Céphalique et la maison Popinot, son dernier enjeu. Le bonhomme, promené par un faux espoir, se laissa sonder, examiner par Adolphe Keller, qui reconnut dans le parfumeur une ganache royaliste près de faire faillite. Enchanté de voir faillir un adjoint au maire de leur arrondissement, un homme décoré de la veille, un homme du pouvoir, Adolphe dit alors nettement à Birotteau qu’il ne pouvait ni lui ouvrir un compte ni rien dire en sa faveur à son frère François, le grand orateur. Si François se laissait aller à d’imbéciles générosités en secourant les gens d’une opinion contraire à la sienne et ses ennemis politiques, lui, Adolphe, s’opposerait de tout son pouvoir à ce qu’il fît un métier de dupe, et l’empêcherait de tendre la main à un vieil adversaire de Napoléon, un blessé de Saint-Roch. Birotteau exaspéré voulut dire quelque chose de l’avidité de la haute banque, de sa dureté, de sa fausse philanthropie; mais il fut pris d’une si violente douleur qu’il put à peine balbutier quelques phrases sur l’institution de la Banque de France où les Keller puisaient.

—Mais, dit Adolphe Keller, la Banque ne fera jamais un escompte qu’un simple banquier refuse.

—La Banque, dit Birotteau, m’a toujours paru manquer à sa destination quand elle s’applaudit, en présentant le compte de ses bénéfices, de n’avoir perdu que cent ou deux cent mille francs avec le commerce parisien, elle en est la tutrice.

Adolphe se prit à sourire en se levant par un geste d’homme ennuyé.

—Si la Banque se mêlait de commanditer les gens embarrassés sur la place la plus friponne et la plus glissante du monde financier, elle déposerait son bilan au bout d’un an. Elle a déjà beaucoup de peine à se défendre contre les circulations et les fausses valeurs, que serait-ce s’il fallait étudier les affaires de ceux qui voudraient se faire aider par elle!

—Où trouver dix mille francs qui me manquent pour demain, samedi TRENTE? se disait Birotteau en traversant la cour.

Suivant la coutume, on paie le trente quand le trente et un est un jour férié.

En atteignant la porte cochère, les yeux baignés de larmes, il vit à peine un beau cheval anglais en sueur qui arrêta net à la porte un des plus jolis cabriolets qui roulassent en ce moment sur le pavé de Paris. Il aurait bien voulu être écrasé par ce cabriolet, il serait mort par accident, et le désordre de ses affaires eût été mis sur le compte de cet événement. Il ne reconnut pas du Tillet qui, svelte et dans une élégante mise du matin, jeta les guides à son domestique et une couverture sur le dos en sueur de son cheval pur sang.

—Et par quel hasard ici? dit du Tillet à son ancien patron.

Du Tillet le savait bien, les Keller avaient demandé des renseignements à Claparon qui, s’en référant à du Tillet, avait démoli la vieille réputation du parfumeur. Quoique subitement rentrées, les larmes du pauvre négociant parlaient énergiquement.

—Seriez-vous venu demander quelques services à ces arabes, dit du Tillet, ces égorgeurs du commerce, qui ont fait des tours infâmes, hausser les indigos après les avoir accaparés, baisser le riz pour forcer les détenteurs à vendre le leur à bas prix afin de tout avoir et tenir le marché, qui n’ont ni foi, ni loi, ni âme? Vous ne savez donc pas ce dont ils sont capables? Le Havre, Bordeaux et Marseille vous en diront de belles sur leur compte. La politique leur sert à couvrir bien des choses, allez! Aussi les exploité-je sans scrupule! Promenons-nous, mon cher Birotteau! Joseph! promenez mon cheval, il a trop chaud. Diable! c’est un capital que mille écus. Et il se dirigea vers le boulevard.—Voyons, mon cher patron, car vous avez été mon patron, avez-vous besoin d’argent? Ils vous ont demandé des garanties, les misérables. Moi je vous connais, je vous offre de l’argent sur vos simples effets. J’ai fait honorablement ma fortune avec des peines inouïes; je suis allé la chercher en Allemagne, la fortune! Je puis vous le dire aujourd’hui: j’ai acheté les créances sur le roi à soixante pour cent de remise, alors votre caution m’a été bien utile, et j’ai de la reconnaissance, moi! Si vous avez besoin de dix mille francs, ils sont à vous.

—Quoi, du Tillet, s’écria César, est-ce vrai? ne vous jouez-vous pas de moi? Oui, je suis un peu gêné, mais ce n’est rien.

—Je le sais, l’affaire de Roguin, répondit du Tillet. Hé! j’y suis de dix mille francs qu’il m’a empruntés pour s’en aller; mais madame Roguin me les rendra sur ses reprises. Je lui ai conseillé de ne pas faire la sottise de donner sa fortune pour payer des dettes faites pour une fille. Ce serait bon si elle acquittait tout, mais comment favoriser certains créanciers au détriment des autres? Vous n’êtes pas un Roguin, je vous connais, dit du Tillet, vous vous brûleriez la cervelle plutôt que de me faire perdre un sou. Venez, nous voilà rue du Mont-Blanc, montez chez moi.

Le parvenu prit plaisir à faire passer son ancien patron par ses appartements au lieu de le mener dans ses bureaux, et il le conduisit lentement afin de lui laisser voir une belle et somptueuse salle à manger, garnie de tableaux achetés en Allemagne, deux salons d’une élégance et d’un luxe que Birotteau n’avait encore admirés que chez le duc de Lenoncourt. Ses yeux furent éblouis par des dorures, des œuvres d’art, des bagatelles folles, des vases précieux, par mille détails qui faisaient bien pâlir le luxe de l’appartement de Birotteau; et sachant le prix de sa folie, il se disait:—Il a donc des millions!