—Eh! bien, monsieur, dit Birotteau, vous me rendez la vie. J’ai songé à vendre de l’huile de noisette, en pensant que les anciens faisaient usage d’huile pour leurs cheveux, et les anciens sont les anciens, je suis de l’avis de Boileau. Pourquoi les athlètes oignaient-ils...

—L’huile d’olive vaut l’huile de noisette, dit Vauquelin qui n’écoutait pas Birotteau. Toute huile est bonne pour préserver le bulbe des impressions nuisibles aux substances qu’il contient en travail, nous dirions en dissolution, s’il s’agissait de chimie. Peut-être avez-vous raison? l’huile de noisette possède, m’a dit Dupuytren, un stimulant. Je chercherai à connaître les différences qui existent entre les huiles de faine, de colza, d’olive, de noix, etc.

—Je ne me suis donc pas trompé, dit Birotteau triomphalement, je me suis rencontré avec un grand homme. Macassar est enfoncé! Macassar, monsieur, est un cosmétique donné, c’est-à-dire vendu et vendu cher, pour faire pousser les cheveux.

—Cher monsieur Birotteau, dit Vauquelin, il n’est pas venu deux onces d’huile de Macassar en Europe. L’huile de Macassar n’a pas la moindre action sur les cheveux, mais les Malaises l’achètent au poids de l’or à cause de son influence conservatrice sur les cheveux, sans savoir que l’huile de baleine est tout aussi bonne. Aucune puissance ni chimique ni divine...

—Oh! divine... ne dites pas cela, monsieur Vauquelin.

—Mais, cher monsieur, la première loi que Dieu suive est d’être conséquent avec lui-même: sans unité, pas de puissance...

—Ah, vu comme ça...

—Aucune puissance ne peut donc faire pousser de cheveux à des chauves, de même que vous ne teindrez jamais sans danger les cheveux rouges ou blancs; mais en vantant l’emploi de l’huile, vous ne commettrez aucune erreur, aucun mensonge, et je pense que ceux qui s’en serviront pourront conserver leurs cheveux.

—Croyez-vous que l’Académie royale des sciences voudrait approuver....

—Oh! il n’y a pas là la moindre découverte, dit Vauquelin. D’ailleurs, les charlatans ont tant abusé du nom de l’Académie que vous n’en seriez pas plus avancé. Ma conscience se refuse à regarder l’huile de noisette comme un prodige.

—Quelle serait la meilleure manière de l’extraire? par la décoction ou par la pression? dit Birotteau.

—Par la pression entre deux plaques chaudes, l’huile sera plus abondante; mais obtenue par la pression entre deux plaques froides, elle sera de meilleure qualité. Il faut l’appliquer, dit Vauquelin avec bonté, sur la peau même et non s’en frotter les cheveux, autrement l’effet serait manqué.

—Retiens bien ceci, Popinot, dit Birotteau dans un enthousiasme qui lui enflammait le visage. Vous voyez, monsieur, un jeune homme qui comptera ce jour parmi les plus beaux de sa vie. Il vous connaissait, vous vénérait, sans vous avoir vu. Ah! il est souvent question de vous chez moi, le nom qui est toujours dans les cœurs arrive souvent sur les lèvres. Nous prions, ma femme, ma fille et moi, pour vous, tous les jours, comme on le doit pour son bienfaiteur.

—C’est trop pour si peu, dit Vauquelin gêné par la verbeuse reconnaissance du parfumeur.

—Ta, ta, ta! fit Birotteau, vous ne pouvez pas nous empêcher de vous aimer, vous qui n’acceptez rien de moi. Vous êtes comme le soleil, vous jetez la lumière, et ceux que vous éclairez ne peuvent rien vous rendre.

Le savant sourit et se leva, le parfumeur et Popinot se levèrent aussi.

—Regarde, Anselme, regarde bien ce cabinet. Vous permettez, monsieur? vos moments sont si précieux, il ne reviendra peut-être plus ici.

—Eh! bien, êtes-vous content des affaires? dit Vauquelin à Birotteau, car enfin nous sommes deux gens de commerce...

—Assez bien, monsieur, dit Birotteau se retirant vers la salle à manger où le suivit Vauquelin. Mais pour lancer cette huile sous le nom d’Essence Comagène, il faut de grands fonds...

—Essence et Comagène sont deux mots qui hurlent. Appelez votre cosmétique Huile de Birotteau. Si vous ne voulez pas mettre votre nom en évidence, prenez-en un autre. Mais voilà la Vierge de Dresde. Ah! monsieur Birotteau, vous voulez que nous nous quittions brouillés.

—Monsieur Vauquelin, dit le parfumeur en prenant les mains du chimiste, cette rareté n’a de prix que par la persistance que j’ai mise à la chercher, il a fallu faire fouiller toute l’Allemagne pour la trouver sur papier de Chine et avant la lettre, je savais que vous la désiriez, vos occupations ne vous permettaient pas de vous la procurer, je me suis fait votre commis-voyageur; agréez donc, non une méchante gravure, mais des soins, une sollicitude, des pas et démarches qui prouvent un dévouement absolu. J’aurais voulu que vous souhaitassiez quelques substances qu’il fallût aller chercher au fond des précipices, et venir vous dire: Les voilà! Ne me refusez pas. Nous avons tant de chances pour être oubliés, laissez-moi me mettre moi, ma femme, ma fille et le gendre que j’aurai, tous sous vos yeux. Vous vous direz en voyant la Vierge: Il y a de bonnes gens qui pensent à moi.

—J’accepte, dit Vauquelin.

Popinot et Birotteau s’essuyèrent les yeux, tant ils furent émus de l’accent de bonté que mit l’académicien à ce mot.

—Voulez-vous combler votre bonté? dit le parfumeur.

—Qu’est-ce? fit Vauquelin.

—Je réunis quelques amis... Il se souleva sur les talons, en prenant néanmoins un air humble... Autant pour célébrer la délivrance du territoire, que pour fêter ma nomination dans l’ordre de la Légion-d’Honneur...

—Ah! dit Vauquelin étonné.

—Peut-être me suis-je rendu digne de cette insigne et royale faveur en siégeant au tribunal consulaire et en combattant pour les Bourbons sur les marches de Saint-Roch au treize vendémiaire, où je fus blessé par Napoléon. Ma femme donne un bal dimanche dans vingt jours, venez-y, monsieur? Faites-nous l’honneur de dîner avec nous ce jour-là. Pour moi, ce sera recevoir deux fois la croix. Je vous écrirai bien à l’avance.

—Eh! bien, oui, dit Vauquelin.

—Mon cœur se gonfle de plaisir, s’écria le parfumeur dans la rue. Il viendra chez moi. J’ai peur d’avoir oublié ce qu’il a dit sur les cheveux, tu t’en souviens, Popinot?

—Oui, monsieur, et dans vingt ans je m’en souviendrais encore.

—Ce grand homme! quel regard et quelle pénétration! dit Birotteau. Ah! il n’en a fait ni une ni deux, du premier coup, il a deviné nos pensées, et nous a donné les moyens d’abattre l’huile de Macassar. Ah! rien ne peut faire pousser les cheveux, Macassar, tu mens! Popinot, nous tenons une fortune. Ainsi, demain, à sept heures, soyons à la fabrique, les noisettes viendront et nous ferons de l’huile, car il a beau dire que toute huile est bonne, nous serions perdus si le public le savait. S’il n’entrait pas dans notre huile un peu de noisette et de parfum, sous quel prétexte pourrions-nous la vendre trois ou quatre francs les quatre onces!

—Vous allez être décoré, monsieur, dit Popinot. Quelle gloire pour...

—Pour le commerce, n’est-ce pas, mon enfant?

L’air triomphant de César Birotteau, sûr d’une fortune, fut remarqué par ses commis qui se firent des signes entre eux, car la course en fiacre, la tenue du caissier et du patron les avaient jetés dans les romans les plus bizarres. Le contentement mutuel de César et d’Anselme trahi par des regards diplomatiquement échangés, le coup d’œil plein d’espérance que Popinot jeta par deux fois à Césarine annonçaient quelque événement grave et confirmaient les conjectures des commis. Dans cette vie occupée et quasi claustrale, les plus petits accidents prenaient l’intérêt que donne un prisonnier à ceux de sa prison. L’attitude de madame César, qui répondait aux regards olympiens de son mari par des airs de doute, accusait une nouvelle entreprise, car en temps ordinaire madame César aurait été contente, elle que les succès du détail rendaient joyeuse. Par extraordinaire, la recette de la journée se montait à six mille francs: on était venu payer quelques mémoires arriérés.

La salle à manger et la cuisine éclairée par une petite cour, et séparée de la salle à manger par un couloir où débouchait l’escalier pratiqué dans un coin de l’arrière-boutique, se trouvaient à l’entresol, où jadis était l’appartement de César et de Constance; aussi la salle à manger où s’était écoulée la lune de miel avait-elle l’air d’un petit salon. Durant le dîner, Raguet, le garçon de confiance, gardait le magasin; mais au dessert les commis redescendaient au magasin, et laissaient César, sa femme et sa fille achever leur dîner au coin du feu. Cette habitude venait des Ragon, chez qui les anciens us et coutumes du commerce, toujours en vigueur, maintenaient entre eux et les commis l’énorme distance qui jadis existait entre les maîtres et les apprentis. Césarine ou Constance apprêtait alors au parfumeur sa tasse de café qu’il prenait assis dans une bergère au coin du feu. Pendant cette heure César mettait sa femme au fait des petits événements de la journée, il racontait ce qu’il avait vu dans Paris, ce qui se passait au faubourg du Temple, les difficultés de sa fabrication.

—Ma femme, dit-il quand les commis furent descendus, voilà certes une des plus importantes journées de notre vie! Les noisettes achetées, la presse hydraulique prête à manœuvrer demain, l’affaire des terrains conclue. Tiens, serre donc ce bon sur la Banque, dit-il en lui remettant le mandat de Pillerault. La restauration de l’appartement décidée, notre appartement augmenté. Mon Dieu! j’ai vu, Cour Batave, un homme bien singulier! Et il raconta monsieur Molineux.

—Je vois, lui répondit sa femme en l’interrompant au milieu d’une tirade, que tu t’es endetté de deux cent mille francs?

—C’est vrai, ma femme, dit le parfumeur avec une fausse humilité. Comment paierons-nous cela, bon Dieu? car il faut compter pour rien les terrains de la Madeleine destinés à devenir un jour le plus beau quartier de Paris.

—Un jour, César.

—Hélas! dit-il en continuant sa plaisanterie, mes trois huitièmes ne me vaudront un million que dans six ans. Et comment payer deux cent mille francs? reprit César en faisant un geste d’effroi. Eh! bien, nous les paierons cependant avec cela, dit-il en tirant de sa poche une noisette prise chez madame Madou, et précieusement gardée.

Il montra la noisette entre ses deux doigts à Césarine et à Constance. Sa femme ne dit rien, mais Césarine intriguée dit en servant le café à son père:—Ah! çà, papa, tu ris?

Le parfumeur, aussi bien que ses commis, avait surpris pendant le dîner les regards jetés par Popinot à Césarine, il voulut éclaircir ses soupçons.

—Eh! bien, fifille, cette noisette est cause d’une révolution au logis. Il y aura, dès ce soir, quelqu’un de moins sous notre toit.

Césarine regarda son père en ayant l’air de dire: Que m’importe!

—Popinot s’en va.

Quoique César fût un pauvre observateur et qu’il eût préparé sa dernière phrase autant pour tendre un piége à sa fille que pour arriver à sa création de la maison A. Popinot et COMPAGNIE, sa tendresse paternelle lui fit deviner les sentiments confus qui sortirent du cœur de sa fille, fleurirent en roses rouges sur ses joues, sur son front, et colorèrent ses yeux qu’elle baissa. César crut alors à quelques paroles échangées entre Césarine et Popinot. Il n’en était rien: ces deux enfants s’entendaient, comme tous les amants timides, sans s’être dit un mot.

Quelques moralistes pensent que l’amour est la passion la plus involontaire, la plus désintéressée, la moins calculatrice de toutes, excepté toutefois l’amour maternel. Cette opinion comporte une erreur grossière. Si la plupart des hommes ignorent les raisons qui font aimer, toute sympathie physique ou morale n’en est pas moins basée sur des calculs faits par l’esprit, le sentiment ou la brutalité. L’amour est une passion essentiellement égoïste. Qui dit égoïsme, dit profond calcul. Ainsi, pour tout esprit frappé seulement des résultats, il peut sembler, au premier abord, invraisemblable ou singulier de voir une belle fille comme Césarine éprise d’un pauvre enfant boiteux et à cheveux rouges. Néanmoins, ce phénomène est en harmonie avec l’arithmétique des sentiments bourgeois. L’expliquer sera rendre compte des mariages toujours observés avec une constante surprise et qui se font entre de grandes, de belles femmes et de petits hommes, entre de petites, de laides créatures et de beaux garçons. Tout homme atteint d’un défaut de conformation quelconque, les pieds-bots, la claudication, les diverses gibbosités, l’excessive laideur, les taches de vin répandues sur la joue, les feuilles de vigne, l’infirmité de Roguin et autres monstruosités indépendantes de la volonté des fondateurs, n’a que deux partis à prendre: ou se rendre redoutable ou devenir d’une exquise bonté; il ne lui est pas permis de flotter entre les moyens termes habituels à la plupart des hommes. Dans le premier cas, il y a talent, génie ou force: un homme n’inspire la terreur que par la puissance du mal, le respect que par le génie, la peur que par beaucoup d’esprit. Dans le second cas, il se fait adorer, il se prête admirablement aux tyrannies féminines, et sait mieux aimer que n’aiment les gens d’une irréprochable corporence.

Élevé par des gens vertueux, par les Ragon, modèles de la plus honorable bourgeoisie, et par son oncle le juge Popinot, Anselme avait été conduit, et par sa candeur et par ses sentiments religieux, à racheter son léger vice corporel par la perfection de son caractère. Frappés de cette tendance qui rend la jeunesse si attrayante, Constance et César avaient souvent fait l’éloge d’Anselme devant Césarine; mesquins d’ailleurs, ils étaient grands par l’âme et comprenaient bien les choses du cœur. Ces éloges trouvèrent de l’écho chez une jeune fille qui, malgré son innocence, lut dans les yeux si purs d’Anselme un sentiment violent, toujours flatteur, quels que soient l’âge, le rang et la tournure de l’amant. Le petit Popinot devait avoir beaucoup plus de raison qu’un bel homme d’aimer une femme. Si la femme était belle, il en serait fou jusqu’à son dernier jour, son amour lui donnerait de l’ambition, il se tuerait pour rendre sa femme heureuse, il la laisserait maîtresse au logis, il irait au devant de la domination. Ainsi pensait Césarine involontairement et pas aussi cruement, elle entrevoyait à vol d’oiseau les moissons de l’amour et raisonnait par comparaison: le bonheur de sa mère était devant ses yeux, elle ne souhaitait pas d’autre vie, son instinct lui montrait dans Anselme un autre César perfectionné par l’éducation, comme elle l’était par la sienne: elle rêvait Popinot maire d’un arrondissement, et se plaisait à se peindre quêtant un jour à sa paroisse comme sa mère à Saint-Roch. Elle avait fini par ne plus s’apercevoir de la différence qui distinguait la jambe gauche de la jambe droite chez Popinot, elle eût été capable de dire: Mais boite-t-il? Elle aimait cette prunelle si limpide, et s’était plu à voir l’effet que produisait son regard sur ces yeux qui brillaient aussitôt d’un feu pudique et se baissaient mélancoliquement. Le premier clerc de Roguin, doué de cette précoce expérience due à l’habitude des affaires, Alexandre Crottat, avait un air moitié cynique, moitié bonasse qui révoltait Césarine, déjà révoltée par les lieux communs de sa conversation. Le silence de Popinot trahissait un esprit doux, elle aimait le sourire à demi mélancolique que lui inspiraient d’insignifiantes vulgarités; les niaiseries qui le faisaient sourire excitaient toujours quelque répulsion chez elle, ils souriaient ou se contristaient ensemble. Cette supériorité n’empêchait pas Anselme de se précipiter à l’ouvrage, et son infatigable ardeur plaisait à Césarine, car elle devinait que si les autres commis disaient: «Césarine épousera le premier clerc de monsieur Roguin,» Anselme pauvre, boiteux et à cheveux roux, ne désespérait pas d’obtenir sa main. Une grande espérance prouve un grand amour.

—Où va-t-il? demanda Césarine à son père en essayant de prendre un air indifférent.

—Il s’établit rue des Cinq-Diamants! et ma foi! à la grâce de Dieu, dit Birotteau dont l’exclamation ne fut comprise ni par sa femme, ni par sa fille.

Quand Birotteau rencontrait une difficulté morale, il faisait comme les insectes devant un obstacle, il se jetait à gauche ou à droite; il changea donc de conversation en se promettant de causer de Césarine avec sa femme.

—J’ai raconté tes craintes et tes idées sur Roguin à ton oncle, il s’est mis à rire, dit-il à Constance.

—Tu ne dois jamais révéler ce que nous nous disons entre nous, s’écria Constance. Ce pauvre Roguin est peut-être le plus honnête homme du monde, il a cinquante-huit ans et ne pense plus sans doute...

Elle s’arrêta court en voyant Césarine attentive, et la montra par un coup d’œil à César.

—J’ai donc bien fait de conclure, dit Birotteau.

—Mais tu es le maître, répondit-elle.

César prit sa femme par les mains et la baisa au front. Cette réponse était toujours chez elle un consentement tacite aux progrès de son mari.

—Allons, s’écria le parfumeur en descendant à son magasin et parlant à ses commis, la boutique se fermera à dix heures. Messieurs, un coup de main! Il s’agit de transporter pendant la nuit tous les meubles du premier au second! Il faut mettre, comme on dit, les petits pots dans les grands, afin de laisser demain à mon architecte les coudées franches.

—Popinot est sorti sans permission, dit César en ne le voyant pas. Eh! mais, il ne couche pas ici, je l’oubliais. Il est allé, pensa-t-il, ou rédiger les idées de monsieur Vauquelin, ou louer sa boutique.

—Nous connaissons la cause de ce déménagement, dit Célestin en parlant au nom des deux autres commis et de Raguet, groupés derrière lui. Nous sera-t-il permis de féliciter monsieur sur un honneur qui rejaillit sur toute la boutique... Popinot nous a dit que monsieur...

—Hé! bien, mes enfants, que voulez-vous! on m’a décoré. Aussi non-seulement à cause de la délivrance du territoire, mais encore pour fêter ma promotion dans la Légion-d’Honneur, réunissons-nous nos amis. Je me suis peut-être rendu digne de cette insigne et royale faveur en siégeant au tribunal consulaire et en combattant pour la cause royale que j’ai défendue... à votre âge, sur les marches de Saint-Roch, au treize vendémiaire; et, ma foi, Napoléon, dit l’empereur, m’a blessé! J’ai été blessé à la cuisse encore, et madame Ragon m’a pansé. Ayez du courage, vous serez récompensés! Voilà, mes enfants, comme un malheur n’est jamais perdu.

—On ne se battra plus dans les rues, dit Célestin.

—Il faut l’espérer, dit César, qui partit de là pour faire une mercuriale à ses commis, et il la termina par une invitation.

La perspective d’un bal anima les trois commis, Raguet et Virginie d’une ardeur qui leur donna la dextérité des équilibristes. Tous allaient et venaient chargés par les escaliers sans rien casser ni rien renverser. A deux heures du matin, le déménagement était opéré. César et sa femme couchèrent au second étage. La chambre de Popinot devint celle de Célestin et du second commis. Le troisième étage fut un garde-meuble provisoire.

Possédé de cette magnétique ardeur que produit l’affluence du fluide nerveux et qui fait du diaphragme un brasier chez les gens ambitieux ou amoureux agités par des grands desseins, Popinot si doux et si tranquille avait piaffé comme un cheval de race avant la course, dans la boutique, au sortir de table.

—Qu’as-tu donc? lui dit Célestin.

—Quelle journée! mon cher, je m’établis, lui dit-il à l’oreille, et monsieur César est décoré.

—Vous êtes bien heureux, le patron vous aide, s’écria Célestin.

Popinot ne répondit pas, il disparut poussé comme par un vent furieux, le vent du succès!

—Oh! heureux, dit à son voisin qui vérifiait des étiquettes un commis occupé à mettre des gants par douzaines, le patron s’est aperçu des yeux que Popinot fait à mademoiselle Césarine, et comme il est très-fin, le patron, il se débarrasse d’Anselme; il serait difficile de le refuser, rapport à ses parents. Célestin prend cette rouerie pour de la générosité.

Anselme Popinot descendait la rue Saint-Honoré et courait rue des Deux-Écus, pour s’emparer d’un jeune homme que sa seconde vue commerciale lui désignait comme le principal instrument de sa fortune. Le juge Popinot avait rendu service au plus habile commis-voyageur de Paris, à celui que sa triomphante loquèle et son activité firent plus tard surnommer l’illustre. Voué spécialement à la Chapellerie et à l’Article Paris, ce roi des voyageurs se nommait encore purement et simplement Gaudissart. A vingt-deux ans, il se signalait déjà par la puissance de son magnétisme commercial. Alors fluet, l’œil joyeux, le visage expressif, une mémoire infatigable, le coup d’œil habile à saisir les goûts de chacun, il méritait d’être ce qu’il fut depuis, le roi des commis-voyageurs, le Français par excellence. Quelques jours auparavant, Popinot avait rencontré Gaudissart qui s’était dit sur le point de partir; l’espoir de le trouver encore à Paris venait donc de lancer l’amoureux sur la rue des Deux-Écus, où il apprit que le voyageur avait retenu sa place aux Messageries. Pour faire ses adieux à sa chère capitale, Gaudissart était allé voir une pièce nouvelle au Vaudeville: Popinot résolut de l’attendre. Confier le placement de l’huile de noisette à ce précieux metteur en œuvre des inventions marchandes, déjà choyé par les plus riches maisons, n’était-ce pas tirer une lettre de change sur la fortune. Popinot possédait Gaudissart. Le commis-voyageur, si savant dans l’art d’entortiller les gens les plus rebelles, les petits marchands de province, s’était laissé entortiller dans la première conspiration tramée contre les Bourbons après les Cent-Jours. Gaudissart, à qui le grand air était indispensable, se vit en prison sous le poids d’une accusation capitale. Le juge Popinot, chargé de l’instruction, avait mis Gaudissart hors de cause en reconnaissant que son imprudente sottise l’avait seule compromis dans cette affaire. Avec un juge désireux de plaire au pouvoir ou d’un royalisme exalté, le malheureux commis allait à l’échafaud. Gaudissart, qui croyait devoir la vie au juge d’instruction, nourrissait un profond désespoir de ne pouvoir porter à son sauveur qu’une stérile reconnaissance. Ne devant pas remercier un juge d’avoir rendu la justice, il était allé chez les Ragon se déclarer homme-lige des Popinot.

En attendant, Popinot alla naturellement revoir sa boutique de la rue des Cinq-Diamants, demander l’adresse du propriétaire, afin de traiter du bail. En errant dans le dédale obscur de la grande Halle, en pensant aux moyens d’organiser un rapide succès, Popinot saisit, rue Aubry-le-Boucher, une occasion unique et de bon augure avec laquelle il comptait régaler César le lendemain. En faction à la porte de l’hôtel du Commerce, au bout de la rue des Deux-Écus, vers minuit, Popinot entendit, dans le lointain de la rue de Grenelle, un vaudeville final chanté par Gaudissart, avec accompagnement de canne significativement traînée sur les pavés.

—Monsieur, dit Anselme en débouchant de la porte et se montrant soudain, deux mots?

—Onze, si vous voulez, dit le commis-voyageur en levant sa canne plombée sur l’agresseur.

—Je suis Popinot, dit le pauvre Anselme.

—Suffit, dit Gaudissart en le reconnaissant. Que vous faut-il? de l’argent? absent par congé, mais on en trouvera. Mon bras pour un duel? tout à vous, des pieds à l’occiput. Et il chanta:

Voilà, voilà
Le vrai soldat français!

—Venez causer avec moi dix minutes, non pas dans votre chambre, on pourrait nous écouter, mais sur le quai de l’Horloge, à cette heure il n’y a personne, dit Popinot, il s’agit de quelque chose de plus important.

—Ça chauffe donc, marchons!

En dix minutes, Gaudissart, maître des secrets de Popinot, en avait reconnu l’importance.

Paraissez, parfumeurs, coiffeurs et débitants!

s’écria Gaudissart en singeant Lafon dans le rôle du Cid. Je vais empaumer tous les boutiquiers de France et de Navarre. Oh! une idée! J’allais partir, je reste, et vais prendre les commissions de la parfumerie parisienne.

—Et pourquoi?

—Pour étrangler vos rivaux, innocent! En ayant leurs commissions, je puis faire boire de l’huile à leurs perfides cosmétiques, en ne parlant et ne m’occupant que de la vôtre. Un fameux tour de voyageur! Ah! ah! nous sommes les diplomates du commerce. Fameux! Quant à votre prospectus, je m’en charge. J’ai pour ami d’enfance Andoche Finot, le fils du chapelier de la rue du Coq, le vieux qui m’a lancé dans le voyage pour la Chapellerie. Andoche, qui a beaucoup d’esprit, il a pris celui de toutes les têtes que coiffait son père, il est dans la littérature, il fait les petits théâtres au Courrier des Spectacles. Son père, vieux chien plein de raisons pour ne pas aimer l’esprit, ne croit pas à l’esprit: impossible de lui prouver que l’esprit se vend, qu’on fait fortune dans l’esprit. En fait d’esprit, il ne connaît que le trois-six. Le vieux Finot prend le petit Finot par famine. Andoche, homme capable, mon ami d’ailleurs, et je ne fraye avec les sots que commercialement, Finot fait des devises pour le Fidèle Berger qui paie, tandis que les journaux où il se donne un mal de galérien le nourrissent de couleuvres. Sont-ils jaloux dans cette partie-là! C’est comme dans l’article Paris. Finot avait une superbe comédie en un acte pour mademoiselle Mars, la plus fameuse des fameuses, ah! en voilà une que j’aime! Eh! bien, pour se voir jouer, il a été forcé de la porter à la Gaîté. Andoche connaît le Prospectus, il entre dans les idées du marchand, il n’est pas fier, il limousinera notre prospectus gratis. Mon Dieu, avec un bol de punch et des gâteaux on les régalera, car, Popinot, pas de farces: je voyagerai sans commission ni frais, vos concurrents paieront, je les dindonnerai. Entendons-nous bien. Pour moi, ce succès est une affaire d’honneur. Ma récompense est d’être garçon de noces à votre mariage! J’irai en Italie, en Allemagne, en Angleterre! J’emporte avec moi des affiches en toutes les langues, les fais apposer partout, dans les villages, à la porte des églises, à tous les bons endroits que je connais dans les villes de province! Elle brillera, elle s’allumera, cette huile, elle sera sur toutes les têtes. Ah! votre mariage ne sera pas un mariage en détrempe, mais un mariage à la barigoule! Vous aurez votre Césarine ou je ne m’appellerai pas l’ILLUSTRE! nom que m’a donné le père Finot, pour avoir fait réussir ses chapeaux gris. En vendant votre huile, je reste dans ma partie, la tête humaine; l’huile et le chapeau sont connus pour conserver la chevelure publique.

Popinot revint chez sa tante, où il devait aller coucher, dans une telle fièvre, causée par sa prévision du succès, que les rues lui semblaient être des ruisseaux d’huile. Il dormit peu, rêva que ses cheveux poussaient follement, et vit deux anges qui lui déroulaient, comme dans les mélodrames, une rubrique où était écrit: Huile Césarienne. Il se réveilla, se souvenant de ce rêve, et résolut de nommer ainsi l’huile de noisette, en considérant cette fantaisie du sommeil comme un ordre céleste.

César et Popinot furent dans leur atelier au faubourg du Temple, bien avant l’arrivée des noisettes; en attendant les porteurs de madame Madou, Popinot raconta triomphalement son traité d’alliance avec Gaudissart.

—Nous avons l’illustre Gaudissart, nous sommes millionnaires, s’écria le parfumeur en tendant la main à son caissier de l’air que dut prendre Louis XIV en accueillant le maréchal de Villars au retour de Denain.

—Nous avons bien autre chose encore, dit l’heureux commis en sortant de sa poche une bouteille à forme écrasée en façon de citrouille et à côtes; j’ai trouvé dix mille flacons semblables à ce modèle, tout fabriqués, tout prêts, à quatre sous et six mois de terme.

—Anselme, dit Birotteau contemplant la forme mirifique du flacon, hier (il prit un ton grave), dans les Tuileries, oui, pas plus tard qu’hier, tu disais: Je réussirai. Moi, je dis aujourd’hui: Tu réussiras! Quatre sous! six mois de terme! une forme originale! Macassar branle dans le manche, quelle botte portée à l’huile de Macassar! Ai-je bien fait de m’emparer des seules noisettes qui soient à Paris! où donc as-tu trouvé ces flacons?

—J’attendais l’heure de parler à Gaudissart et je flânais...

—Comme moi jadis, s’écria Birotteau.

—En descendant la rue Aubry-le-Boucher j’aperçois chez un verrier en gros un marchand de verres bombés et de cages, qui a des magasins immenses, j’aperçois ce flacon... Ah! il m’a crevé les yeux comme une lumière subite, une voix m’a crié: Voilà ton affaire!

—Né commerçant! Il aura ma fille, dit César en grommelant.

—J’entre, et je vois des milliers de ces flacons dans des caisses.

—Tu t’en informes?

—Vous ne me croyez pas si gniolle, s’écria douloureusement Anselme.

—Né commerçant, répéta Birotteau.

—Je demande des cages à mettre des petits Jésus de cire. Tout en marchandant les cages, je blâme la forme de ces flacons. Conduit à une confession générale, mon marchand avoue de fil en aiguille que Faille et Bouchot, qui ont manqué dernièrement, allaient entreprendre un cosmétique et voulaient des flacons de forme étrange; il se méfiait d’eux, il exige moitié comptant; Faille et Bouchot dans l’espoir de réussir lâchent l’argent, la faillite éclate pendant la fabrication; les syndics, sommés de payer, venaient de transiger avec lui en laissant les flacons et l’argent touché, comme indemnité d’une fabrication prétendue ridicule et sans placement possible. Les flacons coûtent huit sous, il serait heureux de les donner à quatre, Dieu sait combien de temps il aurait en magasin une forme qui n’est pas de vente.—Voulez-vous vous engager à en fournir par dix mille à quatre sous? je puis vous débarrasser de vos flacons, je suis commis chez monsieur Birotteau. Et je l’entame, et je le mène, et je domine mon homme, et je le chauffe, et il est à nous.

—Quatre sous, dit Birotteau. Sais-tu que nous pouvons mettre l’huile à trois francs et gagner trente sous en en laissant vingt à nos détaillants?

—L’huile Césarienne, cria Popinot.

—L’huile Césarienne?... ah! monsieur l’amoureux, vous voulez flatter le père et la fille. Eh! bien soit, va pour l’huile Césarienne! les Césars avaient le monde, ils devaient avoir de fameux cheveux.

—César était chauve, dit Popinot.

—Parce qu’il ne s’est pas servi de notre huile, on le dira! A trois francs l’huile Césarienne, l’huile de Macassar coûte le double. Gaudissart est là, nous aurons cent mille francs dans l’année, car nous imposons toutes les têtes qui se respectent de douze flacons par an, dix-huit francs! Soit dix-huit mille têtes? cent quatre-vingt mille francs. Nous sommes millionnaires.

Les noisettes livrées, Raguet, les ouvriers, Popinot, César en épluchèrent une quantité suffisante, et il y eut avant quatre heures quelques livres d’huile. Popinot alla présenter le produit à Vauquelin, qui fit présent à Popinot d’une formule pour mêler l’essence de noisette à des corps oléagineux moins chers et la parfumer. Popinot se mit aussitôt en instance pour obtenir un brevet d’invention et de perfectionnement. Le dévoué Gaudissart prêta l’argent pour le droit fiscal à Popinot qui avait l’ambition de payer sa moitié dans les frais d’établissement.

La prospérité porte avec elle une ivresse à laquelle les hommes inférieurs ne résistent jamais. Cette exaltation eut un résultat facile à prévoir. Grindot vint, il présenta le croquis colorié d’une délicieuse vue intérieure du futur appartement orné de ses meubles. Birotteau séduit consentit à tout. Aussitôt les maçons donnèrent les coups de pic qui firent gémir la maison et Constance. Son peintre en bâtiments, monsieur Lourdois, un fort riche entrepreneur qui s’engageait à ne rien négliger, parlait de dorures pour le salon. En entendant ce mot, Constance intervint.

—Monsieur Lourdois, dit-elle, vous avez trente mille livres de rente, vous habitez une maison à vous, vous pouvez y faire ce que vous voulez; mais nous autres...

—Madame, le commerce doit briller et ne pas se laisser écraser par l’aristocratie. Voilà d’ailleurs monsieur Birotteau dans le gouvernement, il est en évidence...

—Oui, mais il est encore en boutique, dit Constance devant ses commis et les cinq personnes qui l’écoutaient; ni moi, ni lui, ni ses amis, ni ses ennemis ne l’oublieront.

Birotteau se souleva sur la pointe des pieds en retombant sur ses talons à plusieurs reprises, les mains croisées derrière lui.

—Ma femme a raison, dit-il. Nous serons modestes dans la prospérité. D’ailleurs, tant qu’un homme est dans le commerce, il doit être sage en ses dépenses, réservé dans son luxe, la loi lui en fait une obligation, il ne doit pas se livrer à des dépenses excessives. Si l’agrandissement de mon local et sa décoration dépassaient les bornes, il serait imprudent à moi de les excéder, vous-même vous me blâmeriez, Lourdois. Le quartier a les yeux sur moi, les gens qui réussissent ont des jaloux, des envieux! Ah! vous saurez cela bientôt, jeune homme, dit-il à Grindot; s’ils nous calomnient, ne leur donnez pas au moins lieu de médire.

—Ni la calomnie, ni la médisance ne peuvent vous atteindre, dit Lourdois, vous êtes dans une position hors ligne et vous avez une si grande habitude du commerce que vous savez raisonner vos entreprises, vous êtes un malin.

—C’est vrai, j’ai quelque expérience des affaires; vous savez pourquoi notre agrandissement? Si je mets un fort dédit relativement à l’exactitude, c’est que...

—Non.

—Hé! bien, ma femme et moi nous réunissons quelques amis autant pour célébrer la délivrance du territoire que pour fêter ma promotion dans l’ordre de la Légion-d’Honneur.

—Comment, comment! dit Lourdois, ils vous ont donné la croix?

—Oui; peut-être me suis-je rendu digne de cette insigne et royale faveur en siégeant au tribunal consulaire, et en combattant pour la cause royale au treize vendémiaire, à Saint-Roch, où je fus blessé par Napoléon. Venez avec votre femme et votre demoiselle...

—Enchanté de l’honneur que vous daignez me faire, dit le libéral Lourdois. Mais vous êtes un farceur, papa Birotteau; vous voulez être sûr que je ne vous manquerai pas de parole, et voilà pourquoi vous m’invitez. Eh! bien, je prendrai mes plus habiles ouvriers, nous ferons un feu d’enfer pour sécher les peintures; nous avons des procédés dessiccatifs, car il ne faut pas danser dans un brouillard exhalé par le plâtre. On vernira pour ôter toute odeur.

Trois jours après, le commerce du quartier était en émoi par l’annonce du bal que préparait Birotteau. Chacun pouvait d’ailleurs voir les étais extérieurs nécessités par le changement rapide de l’escalier, les tuyaux carrés en bois par où tombaient les décombres dans des tombereaux qui stationnaient. Les ouvriers pressés qui travaillaient aux flambeaux, car il y eut des ouvriers de jour et des ouvriers de nuit, faisaient arrêter les oisifs, les curieux dans la rue, et les commérages s’appuyaient sur ces préparatifs pour annoncer d’énormes somptuosités.

Le dimanche indiqué pour la conclusion de l’affaire, monsieur et madame Ragon, l’oncle Pillerault, vinrent sur les quatre heures, après vêpres. Vu les démolitions, disait César, il ne put inviter ce jour-là que Charles Claparon, Crottat et Roguin. Le notaire apporta le Journal des Débats, où monsieur de La Billardière avait fait insérer l’article suivant:

«Nous apprenons que la délivrance du territoire sera fêtée avec enthousiasme dans toute la France, mais à Paris les membres du corps municipal ont senti que le moment était venu de rendre à la capitale cette splendeur qui, par un sentiment de convenance, avait cessé pendant l’occupation étrangère. Chacun des maires et des adjoints se propose de donner un bal: l’hiver promet donc d’être très-brillant; ce mouvement national sera suivi. Parmi toutes les fêtes qui se préparent, il est beaucoup question du bal de monsieur Birotteau, nommé chevalier de la Légion-d’Honneur, et si connu par son dévouement à la cause royale. Monsieur Birotteau, blessé à l’affaire de Saint-Roch, au treize vendémiaire, et l’un des juges consulaires les plus estimés, a doublement mérité cette faveur.»

—Comme on écrit bien aujourd’hui, s’écria César. L’on parle de nous dans le journal, dit-il à Pillerault.

—Eh! bien, après, lui répondit son oncle à qui le Journal des Débats était particulièrement antipathique.

—Cet article nous fera peut-être vendre de la Pâte des Sultanes et de l’Eau Carminative, dit tout bas madame César à madame Ragon sans partager l’ivresse de son mari.

Madame Ragon, grande femme sèche et ridée, au nez pincé, aux lèvres minces, avait un faux air d’une marquise de l’ancienne cour. Le tour de ses yeux était attendri sur une assez grande circonférence, comme ceux des vieilles femmes qui ont éprouvé des chagrins. Sa contenance sévère et digne, quoique affable, imprimait le respect. Elle avait d’ailleurs en elle ce je ne sais quoi d’étrange qui saisit sans exciter le rire, et que sa mise, ses façons expliquaient: elle portait des mitaines, elle marchait en tout temps avec une ombrelle à canne, semblable à celle dont se servait la reine Marie-Antoinette à Trianon; sa robe, dont la couleur favorite était ce brun-pâle nommé feuille morte, s’étalait aux hanches par des plis inimitables, et dont les douairières d’autrefois ont emporté le secret. Elle conservait la mantille noire garnie de dentelles noires à grandes mailles carrées; ses bonnets, de forme antique, avaient des agréments qui rappelaient les déchiquetures des vieux cadres sculptés à jour. Elle prenait du tabac avec cette exquise propreté et en faisant ces gestes dont peuvent se souvenir les jeunes gens qui ont eu le bonheur de voir leurs grand’tantes et leurs grand’mères remettre solennellement des boîtes d’or auprès d’elles sur une table, en secouant les grains de tabac égarés sur leur fichu.

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IMP. E. MARTINET.

LE SIEUR RAGON.

Était un petit homme de cinq pieds au plus, à figure de casse-noisette..... et souriant toujours.

(CÉSAR BIROTTEAU.)

Le sieur Ragon était un petit homme de cinq pieds au plus, à figure de casse-noisette, où l’on ne voyait que des yeux, deux pommettes aiguës, un nez et un menton; sans dents, mangeant la moitié de ses mots, d’une conversation pluviale, galant, prétentieux et souriant toujours du sourire qu’il prenait pour recevoir les belles dames que différents hasards amenaient jadis à la porte de sa boutique. La poudre dessinait sur son crâne une neigeuse demi-lune bien ratissée, flanquée de deux ailerons, que séparait une petite queue serrée par un ruban. Il portait l’habit bleu-barbeau, le gilet blanc, la culotte et les bas de soie, des souliers à boucles d’or, des gants de soie noire. Le trait le plus saillant de son caractère était d’aller par les rues tenant son chapeau à la main. Il avait l’air d’un messager de la chambre des pairs, d’un huissier du cabinet du roi, d’un de ces gens qui sont placés auprès d’un pouvoir quelconque de manière à recevoir son reflet tout en restant fort peu de chose.

—Eh! bien, Birotteau, dit-il d’un air magistral, te repens-tu, mon garçon, de nous avoir écoutés dans ce temps-là? Avons-nous jamais douté de la reconnaissance de nos bien-aimés souverains?

—Vous devez être bien heureuse, ma chère petite, dit madame Ragon à madame Birotteau.

—Mais oui, répondit la belle parfumeuse toujours sous le charme de cette ombrelle à canne, de ces bonnets à papillon, des manches justes et du grand fichu à la Julie que portait madame Ragon.

—Césarine est charmante. Venez ici, la belle enfant, dit madame Ragon de sa voix de tête et d’un air protecteur.

—Ferons-nous les affaires avant le dîner? dit l’oncle Pillerault.

—Nous attendons monsieur Claparon, dit Roguin, je l’ai laissé s’habillant.

—Monsieur Roguin, dit César, vous l’avez bien prévenu que nous dînions dans un méchant petit entresol...

—Il le trouvait superbe il y a seize ans, dit Constance en murmurant.

—Au milieu des décombres et parmi les ouvriers.

—Bah! vous allez voir un bon enfant qui n’est pas difficile, dit Roguin.

—J’ai mis Raguet en faction dans la boutique, on ne passe plus par notre porte; vous avez vu tout démoli, dit César au notaire.

—Pourquoi n’avez-vous pas amené votre neveu? dit Pillerault à madame Ragon.

—Le verrons-nous? demanda Césarine.

—Non, mon cœur, dit madame Ragon. Anselme travaille, le cher enfant, à se tuer. Cette rue sans air et sans soleil, cette puante rue des Cinq-Diamants m’effraie; le ruisseau est toujours bleu, vert ou noir. J’ai peur qu’il y périsse. Mais quand les jeunes gens ont quelque chose en tête! dit-elle à Césarine en faisant un geste qui expliquait le mot tête par le mot cœur.

—Il a donc passé son bail, demanda César.

—D’hier et par-devant notaire, reprit Ragon. Il a obtenu dix-huit ans, mais on exige six mois d’avance.

—Eh! bien, monsieur Ragon, êtes-vous content de moi? fit le parfumeur. Je lui ai donné là le secret d’une découverte..... enfin!

—Nous vous savons par cœur, César, dit le petit Ragon en prenant les mains de César et les lui pressant avec une religieuse amitié.

Roguin n’était pas sans inquiétude sur l’entrée en scène de Claparon, dont les mœurs et le ton pouvaient effrayer de vertueux bourgeois: il jugea donc nécessaire de préparer les esprits.

—Vous allez voir, dit-il à Ragon, à Pillerault et aux dames, un original qui cache ses moyens sous un mauvais ton effrayant; car, d’une position très-inférieure, il s’est fait jour par ses idées. Il prendra sans doute les belles manières à force de voir les banquiers. Vous le rencontrerez peut-être sur le boulevard ou dans un café, godaillant, débraillé, jouant au billard: il a l’air du plus grand flandrin... Eh! bien, non; il étudie, et pense alors à remuer l’industrie par de nouvelles conceptions.

—Je comprends cela, dit Birotteau; j’ai trouvé mes meilleures idées en flânant, n’est-ce pas, ma biche?

—Claparon, reprit Roguin, regagne alors pendant la nuit le temps employé à chercher, à combiner des affaires pendant le jour. Tous ces gens à grand talent ont une vie bizarre, inexplicable. Eh! bien, à travers ce décousu, j’en suis témoin, il arrive à son but: il a fini par faire céder tous nos propriétaires, ils ne voulaient pas, ils se doutaient de quelque chose, il les a mystifiés, il les a lassés, il est allé les voir tous les jours, et nous sommes, pour le coup, les maîtres du terrain.

Un singulier broum! broum! particulier aux buveurs de petits verres d’eau-de-vie et de liqueurs fortes annonça le personnage le plus bizarre de cette histoire, et l’arbitre visible des destinées futures de César. Le parfumeur se précipita dans le petit escalier obscur, autant pour dire à Raguet de fermer la boutique que pour faire à Claparon ses excuses de le recevoir dans la salle à manger.

—Comment donc! mais on est très-bien là pour chiquer les lég... pour chiffrer, veux-je dire, les affaires.

Malgré les habiles préparations de Roguin, monsieur et madame Ragon, ces bourgeois de bon ton, l’observateur Pillerault, Césarine et sa mère furent d’abord assez désagréablement affectés par ce prétendu banquier de la haute volée.

A l’âge de vingt-huit ans environ, cet ancien commis-voyageur ne possédait pas un cheveu sur la tête, et portait une perruque frisée en tire-bouchons. Cette coiffure exige une fraîcheur de vierge, une transparence lactée, les plus charmantes grâces féminines; elle faisait donc ressortir ignoblement un visage bourgeonné, brun rouge, échauffé comme celui d’un conducteur de diligence, et dont les rides prématurées exprimaient par les grimaces de leurs plis profonds et plaqués une vie libertine dont les malheurs étaient encore attestés par le mauvais état des dents et les points noirs semés dans une peau rugueuse. Claparon avait l’air d’un comédien de province qui sait tous les rôles, fait la parade, sur la joue duquel le rouge ne tient plus, éreinté par ses fatigues, les lèvres pâteuses, la langue toujours alerte, même pendant l’ivresse, le regard sans pudeur, enfin compromettant par ses gestes. Cette figure, allumée par la joyeuse flamberie du punch, démentait la gravité des affaires. Aussi fallut-il à Claparon de longues études mimiques avant de parvenir à se composer un maintien en harmonie avec son importance postiche. Du Tillet avait assisté à la toilette de Claparon, comme un directeur de spectacle inquiet du début de son principal acteur, car il tremblait que les habitudes grossières de cette vie insoucieuse ne vinssent à éclater à la surface du banquier.—Parle le moins possible, lui avait-il dit. Jamais un banquier ne bavarde: il agit, pense, médite, écoute et pèse. Ainsi, pour avoir bien l’air d’un banquier, ne dis rien, ou dis des choses insignifiantes. Éteins ton œil égrillard et rends-le grave, au risque de le rendre bête. En politique, sois pour le gouvernement, et jette-toi dans les généralités, comme: Le budget est lourd. Il n’y a pas de transactions possibles entre les partis. Les libéraux sont dangereux. Les Bourbons doivent éviter tout conflit. Le libéralisme est le manteau d’intérêts coalisés. Les Bourbons nous ménagent une ère de prospérité, soutenons-les, si nous ne les aimons pas. La France a fait assez d’expériences politiques, etc. Ne te vautre pas sur toutes les tables, songe que tu as à conserver la dignité d’un millionnaire. Ne renifle pas ton tabac comme fait un invalide; joue avec ta tabatière, regarde souvent à tes pieds ou au plafond avant de répondre, enfin donne-toi l’air profond. Surtout défais-toi de ta malheureuse habitude de toucher à tout. Dans le monde, un banquier doit paraître las de toucher. Ah çà! tu passes les nuits, les chiffres te rendent brute, il faut rassembler tant d’éléments pour lancer une affaire! tant d’études! Surtout dis beaucoup de mal des affaires. Les affaires sont lourdes, pesantes, difficiles, épineuses. Ne sors pas de là et ne spécifie rien. Ne va pas à table chanter tes farces de Béranger, et ne bois pas trop. Si tu te grises, tu perds ton avenir. Roguin te surveillera; tu vas te trouver avec des gens moraux, des bourgeois vertueux, ne les effraie pas en lâchant quelques-uns de tes principes d’estaminet.

Cette mercuriale avait produit sur l’esprit de Charles Claparon un effet pareil à celui que produisaient sur sa personne ses habits neufs. Ce joyeux sans-souci, l’ami de tout le monde, habitué à des vêtements débraillés, commodes, et dans lesquels son corps n’était pas plus gêné que son esprit dans son langage, maintenu dans des habits neufs que le tailleur avait fait attendre et qu’il essayait, roide comme un piquet, inquiet de ses mouvements comme de ses phrases, retirant sa main imprudemment avancée sur un flacon ou sur une boîte, de même qu’il s’arrêtait au milieu d’une phrase, se signala donc par un désaccord risible à l’observation de Pillerault. Sa figure rouge, sa perruque à tire-bouchons égrillards démentaient sa tenue, comme ses pensées combattaient ses dires. Mais les bons bourgeois finirent par prendre ces continuelles dissonances pour de la préoccupation.

—Il a tant d’affaires, disait Roguin.

—Les affaires lui donnent peu d’éducation, dit madame Ragon à Césarine.

Monsieur Roguin entendit le mot et se mit un doigt sur les lèvres.

—Il est riche, habile et d’une excessive probité, dit-il en se baissant vers madame Ragon.

—On peut lui passer quelque chose en faveur de ces qualités-là, dit Pillerault à Ragon.

—Lisons les actes avant le dîner, dit Roguin, nous sommes seuls.

Madame Ragon, Césarine et Constance laissèrent les contractants, Pillerault, Ragon, César, Roguin et Claparon, écouter la lecture que fit Alexandre Crottat. César signa, au profit d’un client de Roguin, une obligation de quarante mille francs, hypothéqués sur les terrains et les fabriques situés dans le faubourg du Temple; il remit à Roguin le bon de Pillerault sur la Banque, donna sans reçu les vingt mille francs d’effets de son portefeuille et les cent quarante mille francs de billets à l’ordre de Claparon.

—Je n’ai point de reçu à vous donner, dit Claparon, vous agissez de votre côté chez monsieur Roguin comme nous du nôtre. Nos vendeurs recevront chez lui leur prix en argent, je ne m’engage pas à autre chose qu’à vous faire trouver le complément de votre part avec vos cent quarante mille francs d’effets.

—C’est juste, dit Pillerault.

—Eh! bien, messieurs, rappelons les dames, car il fait froid sans elles, dit Claparon en regardant Roguin comme pour savoir si la plaisanterie n’était pas trop forte.

—Mesdames! Oh! mademoiselle est sans doute votre demoiselle, dit Claparon en se tenant droit et regardant Birotteau, eh! bien, vous n’êtes pas maladroit. Aucune des roses que vous avez distillées ne peut lui être comparée, et peut-être est-ce parce que vous avez distillé des roses que...

—Ma foi, dit Roguin en interrompant, j’avoue ma faim.

—Eh! bien, dînons, dit Birotteau.

—Nous allons dîner par-devant notaire, dit Claparon en se rengorgeant.

—Vous faites beaucoup d’affaires, dit Pillerault en se mettant à table auprès de Claparon avec intention.

—Excessivement, par grosses, répondit le banquier; mais elles sont lourdes, épineuses, il y a les canaux. Oh! les canaux! Vous ne vous figurez pas combien les canaux nous occupent! et cela se comprend. Le gouvernement veut des canaux. Le canal est un besoin qui se fait généralement sentir dans les départements et qui concerne tous les commerces, vous savez! Les fleuves, a dit Pascal, sont des chemins qui marchent. Il faut donc des marchés. Les marchés dépendent de la terrasse, car il y a d’effroyables terrassements, le terrassement regarde la classe pauvre, de là les emprunts qui en définitive sont rendus aux pauvres! Voltaire a dit: Canaux, canards, canaille! Mais le gouvernement a ses ingénieurs qui l’éclairent; il est difficile de le mettre dedans, à moins de s’entendre avec eux, car la Chambre!... Oh! monsieur, la Chambre nous donne un mal! elle ne veut pas comprendre la question politique cachée sous la question financière. Il y a mauvaise foi de part et d’autre. Croirez-vous une chose? Les Keller, eh! bien, François Keller est un orateur, il attaque le gouvernement à propos de fonds, à propos de canaux. Rentré chez lui, mon gaillard nous trouve avec nos propositions, elles sont favorables, il faut s’arranger avec ce gouvernement dito, tout à l’heure insolemment attaqué. L’intérêt de l’orateur et celui du banquier se choquent, nous sommes entre deux feux! Vous comprenez maintenant comment les affaires deviennent épineuses, il faut satisfaire tant de monde: les commis, les chambres, les antichambres, les ministres...

—Les ministres? dit Pillerault qui voulait absolument pénétrer ce coassocié.

—Oui, monsieur, les ministres.

—Eh! bien, les journaux ont donc raison, dit Pillerault.

—Voilà mon oncle dans la politique, dit Birotteau, monsieur Claparon lui fait bouillir du lait.

—Encore de satanés farceurs, dit Claparon, que ces journaux. Monsieur, les journaux nous embrouillent tout: ils nous servent bien quelquefois, mais ils me font passer de cruelles nuits; j’aimerais mieux les passer autrement; enfin j’ai les yeux perdus à force de lire et de calculer.

—Revenons aux ministres, dit Pillerault espérant des révélations.

—Les ministres ont des exigences purement gouvernementales. Mais qu’est-ce que je mange là, de l’ambroisie? dit Claparon en s’interrompant. Voilà de ces sauces qu’on ne mange que dans les maisons bourgeoises, jamais les gargotiers...

A ce mot, les fleurs du bonnet de madame Ragon sautèrent comme des béliers. Claparon comprit que le mot était ignoble, et voulut se rattraper.

—Dans la haute Banque, dit-il, on appelle gargotiers les chefs de cabarets élégants, Véry, les Frères Provençaux. Eh! bien, ni ces infâmes gargotiers ni nos savants cuisiniers ne nous donnent de sauces moelleuses; les uns font de l’eau claire acidulée par le citron, les autres font de la chimie.

Le dîner se passa tout entier en attaques de Pillerault qui cherchait à sonder cet homme et qui ne rencontrait que le vide, il le regarda comme un homme dangereux.

—Tout va bien, dit Roguin à l’oreille de Charles Claparon.

—Ah! je me déshabillerai sans doute ce soir, répondit Claparon qui étouffait.

—Monsieur, lui dit Birotteau, si nous sommes obligés de faire de la salle à manger le salon, c’est que nous réunissons dans dix-huit jours quelques amis autant pour célébrer la délivrance du territoire...

—Bien, monsieur; moi, je suis aussi l’homme du gouvernement. J’appartiens, par mes opinions, au statu quo du grand homme qui dirige les destinées de la maison d’Autriche, un fameux gaillard! Conserver pour acquérir, et surtout acquérir pour conserver... Voilà le fond de mes opinions, qui ont l’honneur d’être celles du prince de Metternich.

—Que pour fêter ma promotion dans l’ordre de la Légion-d’Honneur, reprit César.

—Mais, oui, je sais. Qui donc m’a parlé de cela? les Keller ou Nucingen?

Roguin, surpris de tant d’aplomb, fit un geste admiratif.

—Eh! non, c’est à la Chambre.

—A la Chambre, par monsieur de La Billardière, demanda César.

—Précisément.

—Il est charmant, dit César à son oncle.

—Il lâche des phrases, des phrases, dit Pillerault, des phrases où l’on se noie.

—Peut-être me suis-je rendu digne de cette faveur..., reprit Birotteau.

—Par vos travaux en parfumerie, les Bourbons savent récompenser tous les mérites. Ah! tenons-nous-en à ces généreux princes légitimes, à qui nous allons devoir des prospérités inouïes... Car, croyez-le bien, la Restauration sent qu’elle doit jouter avec l’Empire; elle fera des conquêtes en pleine paix, vous verrez des conquêtes!...

—Monsieur nous fera sans doute l’honneur d’assister à notre bal! dit madame César.

—Pour passer une soirée avec vous, madame, je manquerais à gagner des millions.

—Il est décidément bien bavard, dit César à son oncle.

Tandis que la gloire de la parfumerie, à son déclin, allait jeter ses derniers feux, un astre se levait faiblement à l’horizon commercial. Le petit Popinot posait à cette heure même les fondements de sa fortune, rue des Cinq-Diamants. La rue des Cinq-Diamants, petite rue étroite où les voitures chargées passent à grand’peine, donne rue des Lombards d’un bout, et de l’autre rue Aubry-Boucher, en face la rue Quincampoix, rue illustre du vieux Paris, où l’histoire de France en a tant illustré. Malgré ce désavantage, la réunion des marchands de drogueries la rend précieuse, et, sous ce rapport, Popinot n’avait pas mal choisi; mais sa maison, la seconde du côté de la rue des Lombards, était si sombre que, par certaines journées, il y fallait de la lumière en plein jour. Il avait pris possession, la veille au soir, des lieux les plus noirs et les plus dégoûtants. Son prédécesseur, marchand de mélasse et de sucre brut, avait laissé les stigmates de son commerce sur les murs, dans la cour et dans les magasins. Figurez-vous une grande et spacieuse boutique à grosses portes ferrées, peintes en vert-dragon, à longues bandes de fer apparentes, ornées de clous dont les têtes ressemblaient à des champignons, garnie de grilles treillissées en fil de fer renflées par en bas comme celles des anciens boulangers, enfin dallée en grandes pierres blanches, la plupart cassées, les murs jaunes et nus comme ceux d’un corps-de-garde. Après venaient une arrière-boutique et une cuisine, éclairées sur la cour; enfin, un second magasin en retour qui jadis devait avoir été une écurie. On montait, par un escalier intérieur pratiqué dans l’arrière-boutique, à deux chambres éclairées sur la rue, où Popinot comptait mettre sa caisse, son cabinet et ses livres. Au-dessus des magasins étaient trois chambres étroites adossées au mur mitoyen, ayant vue sur la cour, et où il se proposait de demeurer. Trois chambres délabrées, qui n’avaient d’autre aspect que celui de la cour irrégulière, sombre, entourée de murailles, où l’humidité, par le temps le plus sec, leur donnait l’air d’être fraîchement badigeonnées; une cour, entre les pavés de laquelle il se trouvait une crasse noire et puante laissée par le séjour des mélasses et des sucres bruts. Une seule de ces chambres avait une cheminée, toutes étaient sans papier et carrelées en carreaux. Depuis le matin, Gaudissart et Popinot, aidés par un ouvrier colleur que le commis-voyageur avait déniché, tendaient eux-mêmes un papier à quinze sous dans cette horrible chambre, peinte à la colle par l’ouvrier. Un lit de collégien à couchette de bois rouge, une mauvaise table de nuit, une commode antique, une table, deux fauteuils et six chaises, donnés par le juge Popinot à son neveu, composaient l’ameublement. Gaudissart avait mis sur la cheminée un trumeau garni d’une méchante glace achetée d’occasion. Vers huit heures du soir, assis devant la cheminée où brillait une falourde allumée, les deux amis allaient entamer le reste de leur déjeuner.

—Arrière le gigot froid! ceci ne convient pas à une pendaison de crémaillère, cria Gaudissart.

—Mais, dit Popinot en faisant sonner dans son gousset les vingt francs qu’il gardait pour payer le prospectus, je...

—Je... dit Gaudissart en mettant une pièce de quarante francs sur son œil.

Un coup de marteau retentit alors dans la cour naturellement solitaire et sonore du dimanche, jour où les industriels se dissipent et abandonnent leurs laboratoires.

—Voilà le fidèle de la rue de la Poterie. Moi, reprit l’illustre Gaudissart, j’ai! et non pas je!

En effet, un garçon suivi de deux marmitons apporta dans trois mannes un dîner orné de six bouteilles de vin choisies avec discernement.

Mais comment ferons-nous pour manger tant de choses? dit Popinot.

—Et l’homme de lettres, s’écria Gaudissart. Finot connaît les pompes et les vanités, il va venir, enfant naïf! muni d’un prospectus ébouriffant. Le mot est joli, hein? Les prospectus ont toujours soif: il faut arroser les graines si l’on veut des fleurs. Allez, esclaves, dit-il aux marmitons en se drapant, voilà de l’or.

Il leur donna dix sous par un geste digne de Napoléon, son idole.

—Merci, monsieur Gaudissart, répondirent les marmitons plus heureux de la plaisanterie que de l’argent.

—Toi, mon fils, dit-il au garçon qui restait pour servir, il est une portière, elle gît dans les profondeurs d’un antre où parfois elle cuisine, comme jadis Nausicaa faisait la lessive, par pur délassement. Rends-toi près d’elle, implore sa candeur, intéresse-la, jeune homme, à la chaleur de ces plats. Dis-lui qu’elle sera bénie, et surtout respectée, très-respectée par Félix Gaudissart, fils de Jean-François Gaudissart, petit-fils des Gaudissart, vils prolétaires fort anciens, ses aïeux. Marche et fais que tout soit bon, sinon je te flanque un Ut majeur dans ton Saint-Luc!

Un autre coup de marteau retentit.

—Voilà le spirituel Andoche, dit Gaudissart.

Un gros garçon assez joufflu, de taille moyenne et qui, des pieds à la tête, ressemblait au fils d’un chapelier, à traits ronds où la finesse était ensevelie sous un air gourmé, se montra soudain. Sa figure, attristée comme celle d’un homme ennuyé de misère, prit une expression d’hilarité quand il vit la table mise et les bouteilles. Au cri de Gaudissart, son pâle œil bleu pétilla, sa grosse tête creusée par sa figure kalmouque alla de droite à gauche, et il salua Popinot d’une manière étrange, sans servilité ni respect, comme un homme qui ne se sent pas à sa place et ne fait aucune concession. Il commençait alors à reconnaître en lui-même qu’il ne possédait aucun talent littéraire; il pensait à rester dans la littérature en exploiteur, à y monter sur l’épaule des gens spirituels, à y faire des affaires au lieu d’y faire des œuvres mal payées. En ce moment, il avait épuisé l’humilité des démarches et l’humiliation des tentatives; il allait, comme les gens de haute portée financière, se retourner et devenir impertinent par parti pris. Mais il lui fallait une première mise de fonds, Gaudissart la lui avait montrée à toucher dans la mise en scène de l’huile Popinot.

—Vous traiterez pour son compte avec les journaux, mais ne le rouez pas, autrement nous aurions un duel à mort; donnez-lui-en pour son argent!

Popinot regarda l’auteur d’un air inquiet; les gens vraiment commerciaux considèrent un auteur avec un sentiment où il entre de la terreur, de la compassion et de la curiosité. Quoique Popinot eût été bien élevé, les habitudes de ses parents, leurs idées, les soins bêtifiants d’une boutique et d’une caisse avaient modifié son intelligence en la pliant aux us et coutumes de sa profession, phénomène que l’on peut observer en remarquant les métamorphoses subies à dix ans de distance par cent camarades sortis à peu près semblables du collége ou de la pension. Andoche accepta ce saisissement comme une profonde admiration.

—Eh, bien! avant le dîner, coulons à fond le prospectus, nous pourrons boire sans arrière-pensée, dit Gaudissart. Après le dîner, on lit mal, la langue aussi digère.

—Monsieur, dit Popinot, un prospectus est souvent toute une fortune.

—Et souvent, dit Andoche, la fortune n’est qu’un prospectus.

—Ah! très-joli, dit Gaudissart. Ce farceur d’Andoche a de l’esprit comme les quarante.

—Comme cent, dit Popinot stupéfait de cette idée.

L’impatient Gaudissart prit le manuscrit et lut à haute voix et avec emphase: Huile Céphalique!

—J’aimerais mieux Huile Césarienne, dit Popinot.

—Mon ami, dit Gaudissart, tu ne connais pas les gens de province: il y a une opération chirurgicale qui porte ce nom-là, et ils sont si bêtes qu’ils croiraient ton huile propre à faciliter les accouchements; et de là pour les ramener aux cheveux, il y aurait trop de tirage.

—Sans vouloir défendre mon mot, dit l’auteur, je vous ferai observer que Huile Céphalique veut dire huile pour la tête, et résume vos idées.

—Voyons? dit Popinot impatient.

Voici le prospectus tel que le commerce le reçoit par milliers encore aujourd’hui. (Autre pièce justificative.)