CÉLESTIN CREVEL,
SUCCESSEUR DE CÉSAR BIROTTEAU.
—J’ai la berlue. N’est-ce pas, Césarine? s’écria-t-il en se souvenant d’avoir aperçu une tête blonde à la fenêtre.
Il vit effectivement sa fille, sa femme et Popinot. Les amoureux savaient que Birotteau ne passait jamais devant son ancienne maison. Incapables d’imaginer ce qui lui arrivait, ils étaient venus prendre quelques arrangements relatifs à la fête qu’ils méditaient de donner à César. Cette bizarre apparition étonna si vivement Birotteau, qu’il resta planté sur ses jambes.
—Voilà monsieur Birotteau qui regarde son ancienne maison, dit monsieur Molineux au marchand établi en face de la Reine des Roses.
—Pauvre homme, dit l’ancien voisin du parfumeur, il a donné là un des plus beaux bals.... Il y avait deux cents voitures.
—J’y étais, il a fait faillite trois mois après, dit Molineux, j’ai été syndic.
Birotteau se sauva, les jambes tremblantes, et accourut chez son oncle Pillerault.
Pillerault, instruit de ce qui s’était passé rue des Cinq-Diamants, pensait que son neveu soutiendrait difficilement le choc d’une joie aussi grande que celle causée par sa réhabilitation, car il était le témoin journalier des vicissitudes morales de ce pauvre homme, toujours en présence de ses inflexibles doctrines relatives aux faillis, et dont toutes les forces étaient employées à toute heure. L’honneur était pour César un mort qui pouvait avoir son jour de Pâques. Cet espoir rendait sa douleur incessamment active. Pillerault prit sur lui de préparer son neveu à recevoir la bonne nouvelle. Quand Birotteau entra chez son oncle, il le trouva pensant aux moyens d’arriver à son but. Aussi la joie avec laquelle l’employé raconta le témoignage d’intérêt que le roi lui avait donné parut-elle de bon augure à Pillerault, et l’étonnement d’avoir vu Césarine à la Reine des Roses fut-il une excellente entrée en matière.
—Eh! bien, César, dit Pillerault, sais-tu d’où cela te vient? De l’impatience qu’a Popinot d’épouser Césarine. Il n’y tient plus, et ne doit pas, pour tes exagérations de probité, laisser passer sa jeunesse à manger du pain sec à la fumée d’un bon dîner. Popinot veut te donner les fonds nécessaires au paiement intégral de tes créanciers.
—Il achète sa femme, dit Birotteau.
—N’est-ce pas honorable de faire réhabiliter son beau-père?
—Mais il y aurait lieu à contestation. D’ailleurs....
—D’ailleurs, dit l’oncle en jouant la colère, tu peux avoir le droit de t’immoler, mais tu ne saurais immoler ta fille.
Il s’engagea la plus vive discussion, que Pillerault échauffait à dessein.
—Eh! si Popinot ne te prêtait rien, s’écria Pillerault, s’il t’avait considéré comme son associé, s’il avait regardé le prix donné à tes créanciers pour ta part dans l’Huile comme une avance de bénéfices, afin de ne pas te dépouiller....
—J’aurais l’air d’avoir, de concert avec lui, trompé mes créanciers.
Pillerault feignit de se laisser battre par cette raison. Il connaissait assez le cœur humain pour savoir que durant la nuit le digne homme se querellerait avec lui-même sur ce point; et cette discussion intérieure l’accoutumait à l’idée de sa réhabilitation.
—Mais pourquoi, dit-il en dînant, ma femme et ma fille étaient-elles dans mon ancien appartement?
—Anselme veut le louer pour s’y loger avec Césarine. Ta femme est de son parti. Sans t’en rien dire, ils sont allés faire publier les bans, afin de te forcer à consentir. Popinot dit qu’il aura moins de mérite à épouser Césarine après ta réhabilitation. Tu prends les six mille francs du roi, tu ne veux rien accepter de tes parents! Moi, je puis bien te donner quittance de ce qui me revient, me refuserais-tu?
—Non, dit César, mais cela ne m’empêcherait pas d’économiser pour vous payer, malgré la quittance.
—Subtilité que tout cela, dit Pillerault, et sur les choses de probité je dois être cru. Quelle bêtise as-tu dite tout à l’heure? auras-tu trompé tes créanciers quand tu les auras tous payés?
En ce moment, César examina Pillerault, et Pillerault fut ému de voir, après trois années, un plein sourire animant pour la première fois les traits attristés de son pauvre neveu.
—C’est vrai, dit-il, ils seraient payés..... Mais c’est vendre ma fille!
—Et je veux être achetée, cria Césarine en apparaissant avec Popinot.
Les deux amants avaient entendu ces derniers mots en entrant sur la pointe du pied dans l’antichambre du petit appartement de leur oncle, et madame Birotteau les suivait. Tous trois avaient couru en voiture chez les créanciers qui restaient à payer pour les convoquer le soir chez Alexandre Crottat, où se préparaient les quittances. La puissante logique de l’amoureux Popinot triompha des scrupules de César qui persistait à se dire débiteur, à prétendre qu’il fraudait la loi par une novation. Il fit céder les recherches de sa conscience à un cri de Popinot:—Vous voulez donc tuer votre fille?
—Tuer ma fille! dit César hébété.
—Eh! bien, dit Popinot, j’ai le droit de vous faire une donation entre vifs de la somme que consciencieusement je crois être à vous chez moi. Me refuseriez-vous?
—Non, dit César.
—Eh! bien, allons chez Alexandre Crottat ce soir afin qu’il n’y ait plus à revenir là-dessus, nous y déciderons en même temps notre contrat de mariage.
Une demande en réhabilitation et toutes les pièces à l’appui furent déposées, par les soins de Derville, au parquet du Procureur-Général de la Cour royale de Paris.
Pendant le mois que durèrent les formalités et les publications des bans pour le mariage de Césarine et d’Anselme, Birotteau fut agité par des mouvements fébriles. Il était inquiet, il avait peur de ne pas vivre jusqu’au grand jour où l’arrêt serait rendu. Son cœur palpitait sans raison, disait-il. Il se plaignait de douleurs sourdes dans cet organe aussi usé par les émotions de la douleur qu’il était fatigué par cette joie suprême. Les arrêts de réhabilitation sont si rares dans le ressort de la Cour royale de Paris qu’il s’en prononce à peine un en dix années. Pour les gens qui prennent au sérieux la Société, l’appareil de la justice a je ne sais quoi de grand et de grave. Les institutions dépendent entièrement des sentiments que les hommes y attachent et des grandeurs dont elles sont revêtues par la pensée. Aussi quand il n’y a plus, non pas de religion, mais de croyance chez un peuple, quand l’éducation première y a relâché tous les liens conservateurs en habituant l’enfant à une impitoyable analyse, une nation est-elle dissoute; elle ne fait plus corps que par les ignobles soudures de l’intérêt matériel, par les commandements du culte que crée l’Égoïsme bien entendu. Nourri d’idées religieuses, Birotteau acceptait la Justice pour ce qu’elle devrait être aux yeux des hommes, une représentation de la Société même, une auguste expression de la loi consentie, indépendante de la forme sous laquelle elle se produit: plus le magistrat est vieux, cassé, blanchi, plus solennel est d’ailleurs l’exercice de son sacerdoce qui veut une étude si profonde des hommes et des choses, qui sacrifie le cœur et l’endurcit à la tutelle d’intérêts palpitants. Ils deviennent rares, les hommes qui ne montent pas sans de vives émotions l’escalier de la Cour Royale, au vieux Palais-de-Justice, à Paris, et l’ancien négociant était un de ces hommes. Peu de personnes ont remarqué la solennité majestueuse de cet escalier si bien placé pour produire de l’effet, il se trouve en haut du péristyle extérieur qui orne la cour du Palais, et sa porte est au milieu d’une galerie qui mène d’un bout à l’immense salle des Pas-Perdus, de l’autre à la Sainte-Chapelle, deux monuments qui peuvent rendre tout mesquin autour d’eux. L’église de saint Louis est un des plus imposants édifices de Paris, et son abord a je ne sais quoi de sombre et de romantique au fond de cette galerie. La grande salle des Pas-Perdus offre au contraire une échappée pleine de clartés, et il est difficile d’oublier que l’histoire de France se lie à cette salle. Cet escalier doit donc avoir quelque caractère assez grandiose, car il n’est pas trop écrasé par ces deux magnificences; peut-être l’âme y est-elle remuée à l’aspect de la place où s’exécutent les arrêts, vue à travers la riche grille du Palais. L’escalier débouche sur une immense pièce, l’antichambre de celle où la Cour tient les audiences de sa première chambre, et qui forme la salle des Pas-Perdus de la Cour. Jugez quelles émotions dut éprouver le failli qui fut naturellement impressionné par ces accessoires, en montant à la Cour entouré de ses amis, Lebas, le président du Tribunal de Commerce; Camusot, son Juge-Commissaire; Ragon, son patron; monsieur l’abbé Loraux, son directeur. Le saint prêtre fit ressortir ces splendeurs humaines par une réflexion qui les rendit encore plus imposantes aux yeux de César. Pillerault, ce philosophe pratique, avait imaginé d’exagérer par avance la joie de son neveu pour le soustraire aux dangers des événements imprévus de cette fête. Au moment où l’ancien négociant finissait sa toilette, il avait vu venir ses vrais amis qui tenaient à honneur de l’accompagner à la barre de la Cour. Ce cortége développa chez le brave homme un contentement qui le jeta dans l’exaltation nécessaire pour soutenir le spectacle imposant de la Cour. Birotteau trouva d’autres amis réunis dans la salle des audiences solennelles où siégeaient une douzaine de Conseillers.
Après l’appel des causes, l’avoué de Birotteau fit la demande en quelques mots. Sur un geste du premier président, l’avocat-général, invité à donner ses conclusions, se leva. Le procureur-général, l’homme qui représente la vindicte publique, allait demander lui-même de rendre l’honneur au négociant qui n’avait fait que l’engager: cérémonie unique, car le condamné ne peut être que gracié. Les gens de cœur peuvent imaginer les émotions de Birotteau quand il entendit monsieur Marchangy prononçant un discours dont voici l’abrégé:
«Messieurs, dit l’avocat-général, le 16 janvier 1820, Birotteau fut déclaré en état de faillite, par un jugement du tribunal de commerce de la Seine. Le dépôt du bilan n’était occasionné ni par l’imprudence de ce commerçant, ni par de fausses spéculations, ni par aucune raison qui pût entacher son honneur. Nous éprouvons le besoin de le dire hautement, son malheur fut causé par un de ces désastres qui se sont renouvelés à la grande douleur de la Justice et de la Ville de Paris. Il était réservé à notre siècle, où fermentera long-temps encore le mauvais levain des mœurs et des idées révolutionnaires, de voir le notariat de Paris s’écarter des glorieuses traditions des siècles précédents, et produire en quelques années autant de faillites qu’il s’en est rencontré dans deux siècles sous l’ancienne monarchie. La soif de l’or rapidement acquis a gagné les officiers ministériels, ces tuteurs de la fortune publique, ces magistrats intermédiaires!» Il y eut une tirade sur ce texte où l’avocat-général dévoué aux Bourbons trouva moyen d’incriminer les libéraux, les bonapartistes et autres ennemis du trône. L’événement a prouvé que ce magistrat et son chef, monsieur Bellart, avaient raison dans leurs appréhensions. «La fuite d’un notaire de Paris, qui emportait les fonds déposés chez lui par Birotteau, décida la ruine de l’impétrant, reprit-il. La Cour a rendu, dans cette affaire, un arrêt qui prouve à quel point la confiance des clients de Roguin fut indignement trompée. Un concordat intervint. Nous ferons observer que les opérations ont été remarquables par une pureté qui ne se rencontre en aucune des faillites scandaleuses par lesquelles le commerce de Paris est journellement affligé. Les créanciers de Birotteau trouvèrent les moindres choses que l’infortuné possédât. Ils ont trouvé, Messieurs, ses vêtements, ses bijoux, enfin les choses d’un usage purement personnel, non-seulement à lui, mais à sa femme qui abandonna tous ses droits pour grossir l’actif. Birotteau, dans cette circonstance, a été digne de la considération qui lui avait valu ses fonctions municipales; il était adjoint au maire du deuxième arrondissement et venait de recevoir la décoration de la Légion-d’Honneur accordée autant au dévouement du royaliste qui luttait en vendémiaire sur les marches de Saint-Roch, alors teintes de son sang, qu’au magistrat consulaire estimé pour ses lumières, aimé pour son esprit conciliateur, et au modeste officier municipal qui venait de refuser les honneurs de la mairie en indiquant un plus digne, l’honorable baron de La Billardière, un des nobles Vendéens qu’il avait appris à estimer dans les mauvais jours.»
—Cette phrase est meilleure que la mienne, dit César à l’oreille de son oncle.
«Aussi, les créanciers, trouvant soixante pour cent de leurs créances par l’abandon que ce loyal négociant faisait, lui, sa femme et sa fille, de tout ce qu’ils possédaient, ont-ils consigné les expressions de leur estime dans le concordat qui intervint entre eux et leur débiteur, et par lequel ils lui faisaient remise du reste de leurs créances. Ces témoignages se recommandent à l’attention de la Cour par la manière dont ils sont conçus.» Ici l’avocat-général lut les considérants du concordat. «En présence de ces bienveillantes dispositions, Messieurs, beaucoup de négociants auraient pu se croire libérés; ils auraient marché fiers sur la place publique. Loin de là, Birotteau, sans se laisser abattre, forma dans sa conscience le projet d’arriver au jour glorieux qui se lève ici pour lui. Rien ne l’a rebuté. Une place fut accordée par notre bien-aimé souverain pour donner du pain au blessé de Saint-Roch: le failli en réserva les appointements à ses créanciers sans y rien prendre pour ses besoins, car le dévouement de la famille ne lui a pas manqué...»
Birotteau pressa la main de son oncle en pleurant.
«Sa femme et sa fille versaient au trésor commun les fruits de leur travail, elles avaient épousé la noble pensée de Birotteau. Chacune d’elles est descendue de la position qu’elle occupait pour en prendre une inférieure. Ces sacrifices, messieurs, doivent être hautement honorés, ils sont les plus difficiles de tous à faire. Voici quelle était la tâche que Birotteau s’était imposée.» Ici l’avocat-général lut le résumé du bilan, en désignant les sommes qui restaient dues et les noms des créanciers. «Chacune de ces sommes, intérêts compris, a été payée, messieurs, non par des quittances sous signatures privées qui appellent la sévérité de l’enquête, mais par des quittances authentiques par lesquelles la religion de la Cour ne saurait être surprise, et qui n’ont pas empêché les magistrats de faire leur devoir en procédant à l’enquête exigée par la loi. Vous rendrez à Birotteau, non pas l’honneur, mais les droits dont il se trouvait privé, et vous ferez justice. De semblables spectacles sont si rares à notre audience que nous ne pouvons nous empêcher de témoigner à l’impétrant combien nous applaudissons à une telle conduite, que déjà d’augustes protections avaient encouragée.» Puis il lut ses conclusions formelles en style de palais.
La Cour délibéra sans sortir, et le Président se leva pour prononcer l’arrêt.—La Cour, dit-il en terminant, me charge d’exprimer à Birotteau la satisfaction qu’elle éprouve à rendre un pareil Arrêt. Greffier, appelez la cause suivante.
Birotteau déjà vêtu du caftan d’honneur que lui passaient les phrases pompeuses de Marchangy, homme assez littéraire, fut foudroyé de plaisir en entendant la phrase solennelle dite par le premier président de la première Cour du royaume, et qui accusait des tressaillements dans le cœur de l’impassible justice humaine. Il ne put quitter sa place à la barre; il y parut cloué, regardant d’un air hébété les magistrats comme des anges qui venaient lui rouvrir les portes de la vie sociale. Son oncle le prit par le bras et l’attira dans la salle. César, qui n’avait pas obéi à Louis XVIII, mit alors machinalement le ruban de la Légion à sa boutonnière, fut aussitôt entouré de ses amis et porté en triomphe jusque dans la voiture.
—Où me conduisez-vous, mes amis? dit-il à Joseph Lebas, à Pillerault et à Ragon.
—Chez vous.
—Non, il est trois heures; je veux entrer à la Bourse et user de mon droit.
—A la Bourse, dit Pillerault au cocher en faisant un signe expressif à Lebas, car il observait chez le réhabilité des symptômes inquiétants, il craignait de le voir devenir fou.
L’ancien parfumeur entra dans la Bourse, donnant le bras à son oncle et à Lebas, ces deux négociants vénérés. Sa réhabilitation était connue. La première personne qui vit les trois négociants suivis par le vieux Ragon, fut du Tillet.
—Ah! mon cher patron, je suis enchanté de savoir que vous vous en soyez tiré. J’ai peut-être contribué, par la facilité avec laquelle je me suis laissé tirer une plume de l’aile par le petit Popinot, à cet heureux dénoûment de vos peines. Je suis content de votre bonheur comme s’il était le mien.
—Vous ne pouvez pas l’être autrement, dit Pillerault. Ça ne vous arrivera jamais.
—Comment l’entendez-vous, monsieur? dit du Tillet.
—Parbleu! du bon côté, dit Lebas en souriant de la malice vengeresse de Pillerault, qui, sans rien savoir, regardait cet homme comme un scélérat.
Matifat reconnut César. Aussitôt les négociants les mieux famés entourèrent l’ancien parfumeur et lui firent une ovation boursière; il reçut les compliments les plus flatteurs, des poignées de main qui réveillaient bien des jalousies, excitaient quelques remords, car sur cent personnes qui se promenaient là trente avaient liquidé. Gigonnet et Gobseck, qui causaient dans un coin, regardèrent le vertueux parfumeur comme les physiciens ont dû regarder le premier gymnote électrique qui leur fut amené. Ce poisson, armé de la puissance d’une bouteille de Leyde, est la plus grande curiosité du règne animal. Après avoir aspiré l’encens de son triomphe, César remonta dans son fiacre et se mit en route pour revenir dans sa maison où se devait signer le contrat de mariage de sa chère Césarine et du dévoué Popinot. Il avait un rire nerveux qui frappa ses trois vieux amis.
Un défaut de la jeunesse est de croire tout le monde fort comme elle est forte, défaut qui tient d’ailleurs à ses qualités: au lieu de voir les hommes et les choses à travers des besicles, elle les colore des reflets de sa flamme, et jette son trop de vie jusque sur les vieilles gens. Comme César et Constance, Popinot conservait dans sa mémoire une fastueuse image du bal donné par Birotteau. Durant ces trois années d’épreuves, Constance et César avaient, sans se le dire, souvent entendu l’orchestre de Collinet, revu l’assemblée fleurie, et goûté cette joie si cruellement punie, comme Adam et Ève durent penser parfois à ce fruit défendu qui donna la mort et la vie à toute leur postérité, car il paraît que la reproduction des anges est un des mystères du ciel. Mais Popinot pouvait songer à cette fête, sans remords, avec délices: Césarine dans toute sa gloire s’était promise à lui pauvre; pendant cette soirée, il avait eu l’assurance d’être aimé pour lui-même! Aussi, quand il avait acheté l’appartement restauré par Grindot à Célestin en stipulant que tout y resterait intact, quand il avait religieusement conservé les moindres choses appartenant à César et à Constance, rêvait-il de donner son bal, un bal de noces. Il avait préparé cette fête avec amour, en imitant son patron seulement dans les dépenses nécessaires et non dans les folies: les folies étaient faites. Ainsi le dîner dut être servi par Chevet, les convives étaient à peu près les mêmes. L’abbé Loraux remplaçait le grand chancelier de la Légion-d’Honneur, le président du tribunal de commerce Lebas n’y manquait point. Popinot invita monsieur Camusot pour le remercier des égards qu’il avait prodigués à Birotteau. Monsieur de Vandenesse et monsieur de Fontaine vinrent à la place de Roguin et de sa femme. Césarine et Popinot avaient distribué leurs invitations pour le bal avec discernement. Tous deux redoutaient également la publicité d’une noce, ils avaient évité les froissements qu’y ressentent les cœurs tendres et purs en imaginant de donner le bal pour le jour du contrat. Constance avait retrouvé cette robe cerise dans laquelle, pendant un seul jour, elle avait brillé d’un éclat si fugitif! Césarine s’était plu à faire à Popinot la surprise de se montrer dans cette toilette de bal dont il lui avait parlé maintes et maintes fois. Ainsi, l’appartement allait offrir à Birotteau le spectacle enchanteur qu’il avait savouré pendant une seule soirée. Ni Constance, ni Césarine, ni Anselme n’avaient aperçu de danger pour César dans cette énorme surprise; ils l’attendaient à quatre heures avec une joie qui leur faisait faire des enfantillages. Après les émotions inexprimables que venait de lui causer sa rentrée à la Bourse, ce héros de probité commerciale allait avoir le saisissement qui l’attendait rue Saint-Honoré. Lorsqu’en rentrant dans son ancienne maison, il vit au bas de l’escalier, resté neuf, sa femme en robe de velours cerise, Césarine, le comte de Fontaine, le vicomte de Vandenesse, le baron de La Billardière, l’illustre Vauquelin, il se répandit sur ses yeux un léger voile, et son oncle Pillerault qui lui donnait le bras sentit un frissonnement intérieur.
—C’est trop, dit le philosophe à l’amoureux Anselme, il ne pourra jamais porter tout le vin que tu lui verses.
La joie était si vive dans tous les cœurs, que chacun attribua l’émotion de César et ses trébuchements à quelque ivresse bien naturelle, mais souvent mortelle. En se retrouvant chez lui, en revoyant son salon, ses convives, parmi lesquels étaient des femmes habillées pour le bal, tout à coup le mouvement héroïque du finale de la grande symphonie de Beethoven éclata dans sa tête et dans son cœur. Cette musique idéale rayonna, pétilla sur tous les modes, fit sonner ses clairons dans les méninges de cette cervelle fatiguée, pour laquelle ce devait être le grand finale. Accablé par cette harmonie intérieure, il alla prendre le bras de sa femme et lui dit à l’oreille d’une voix étouffée par un flot de sang contenu:—Je ne suis pas bien! Constance effrayée le conduisit dans sa chambre, où il ne parvint pas sans peine, où il se précipita dans un fauteuil, disant:
—Monsieur Haudry, monsieur Loraux!
L’abbé Loraux vint, suivi des convives et des femmes en habit de bal, qui tous s’arrêtèrent et formèrent un groupe stupéfait. En présence de ce monde fleuri, César serra la main de son confesseur et pencha la tête sur le sein de sa femme agenouillée. Un vaisseau s’était déjà rompu dans sa poitrine, et, par surcroît, l’anévrisme étranglait sa dernière respiration.
—Voilà la mort du juste, dit l’abbé Loraux d’une voix grave en montrant César par un de ces gestes divins que Rembrandt a su deviner pour son tableau du Christ rappelant Lazare à la vie.
Jésus ordonne à la terre de rendre sa proie, le saint prêtre indiquait au ciel un martyr de la probité commerciale à décorer de la palme éternelle.
Paris, novembre et décembre 1837.
FIN DU DIXIÈME VOLUME.