Ce dernier trait de bonté émut tellement Popinot, qu’il saisit la grosse main de César et la baisa. Le bonhomme avait flatté l’amoureux par cette confidence, et les gens épris sont capables de tout.

—Pauvre garçon, dit Birotteau en le voyant courir à travers les Tuileries, si Césarine l’aimait! mais il est boiteux, il a les cheveux de la couleur d’un bassin, et les jeunes filles sont si singulières, je ne crois guère que Césarine... Et puis sa mère veut la voir la femme d’un notaire. Alexandre Crottat la fera riche: la richesse rend tout supportable, tandis qu’il n’y a pas de bonheur qui ne succombe à la misère. Enfin, j’ai résolu de laisser ma fille maîtresse d’elle-même jusqu’à concurrence d’une folie.

Le voisin de Birotteau était un petit marchand de parapluies, d’ombrelles et de cannes, nommé Cayron, Languedocien, qui faisait de mauvaises affaires, et que Birotteau avait obligé déjà plusieurs fois. Cayron ne demandait pas mieux que de se restreindre à sa boutique et de céder au riche parfumeur les deux pièces du premier étage, en diminuant d’autant son bail.

—Eh! bien, voisin, lui dit familièrement Birotteau en entrant chez le marchand de parapluies, ma femme consent à l’augmentation de notre local! Si vous voulez, nous irons chez monsieur Molineux à onze heures.

—Mon cher monsieur Birotteau, reprit le marchand de parapluies, je ne vous ai jamais rien demandé pour cette cession, mais vous savez qu’un bon commerçant doit faire argent de tout.

—Diable! diable! répondit le parfumeur, je n’ai pas des mille et des cents. J’ignore si mon architecte, que j’attends, trouvera la chose praticable. Avant de conclure, m’a-t-il dit, sachons si vos planchers sont de niveau. Puis il faut que monsieur Molineux consente à laisser percer le mur, et le mur est-il mitoyen? Enfin j’ai à faire retourner chez moi l’escalier, pour changer le palier afin d’établir le plain-pied. Voilà bien des frais, je ne veux pas me ruiner.

—Oh! monsieur, dit le Méridional, quand vous serez ruiné, le soleil sera venu coucher avec la terre, et ils auront fait des petits.

Birotteau se caressa le menton en se soulevant sur la pointe des pieds et retombant sur ses talons.

—D’ailleurs, reprit Cayron, je ne vous demande pas autre chose que de me prendre ces valeurs-là...

Et il lui présenta un petit bordereau de cinq mille francs composé de seize billets.

—Ah! dit le parfumeur en feuilletant les effets, de petites broches, deux mois, trois mois...

—Prenez-les moi à six pour cent seulement, dit le marchand d’un air humble.

—Est-ce que je fais l’usure? dit le parfumeur d’un air de reproche.

—Mon Dieu, monsieur, je suis allé chez votre ancien commis du Tillet; il n’en voulait à aucun prix, sans doute pour savoir ce que je consentirais à perdre.

—Je ne connais pas ces signatures-là, dit le parfumeur.

—Mais nous avons de si drôles de noms dans les cannes et les parapluies, c’est des colporteurs!

—Eh! bien, je ne dis pas que je prenne tout, mais je m’arrangerai toujours des plus courts.

—Pour mille francs qui se trouvent à quatre mois, ne me laissez pas courir après les sangsues qui nous tirent le plus clair de nos bénéfices, faites-moi tout, monsieur. J’ai si peu recours à l’escompte, je n’ai nul crédit, voilà ce qui nous tue nous autres petits détaillants.

—Allons, j’accepte vos broches, Célestin fera le compte. A onze heures, soyez prêt. Voici mon architecte, monsieur Grindot, ajouta le parfumeur en voyant venir le jeune homme avec lequel il avait pris la veille rendez-vous chez monsieur de La Billardière. Contre la coutume des gens de talent, vous êtes exact, monsieur, lui dit César en déployant ses grâces commerciales les plus distinguées. Si l’exactitude, suivant un mot du Roi, homme d’esprit autant que grand politique, est la politesse des rois, elle est aussi la fortune des négociants. Le temps, le temps est de l’or, surtout pour vous artistes. L’architecture est la réunion de tous les arts, je me suis laissé dire cela. Ne passons point par la boutique, ajouta-t-il en montrant la fausse porte cochère de sa maison.

Quatre ans auparavant, monsieur Grindot avait remporté le grand prix d’architecture, il revenait de Rome après un séjour de trois ans aux frais de l’État. En Italie le jeune artiste songeait à l’art, à Paris il songeait à la fortune. Le gouvernement peut seul donner les millions nécessaires à un architecte pour édifier sa gloire; en revenant de Rome, il est si naturel de se croire Fontaine ou Percier que tout architecte ambitieux incline au ministérialisme: le pensionnaire libéral, devenu royaliste, tâchait donc de se faire protéger par les gens influents. Quand un grand prix se conduit ainsi, ses camarades l’appellent un intrigant. Le jeune architecte avait deux partis à prendre; servir le parfumeur ou le mettre à contribution. Mais Birotteau l’adjoint, Birotteau le futur possesseur par moitié des terrains de la Madeleine, autour de laquelle tôt ou tard il se bâtirait un beau quartier, était un homme à ménager. Grindot immola donc le gain présent aux bénéfices à venir. Il écouta patiemment les plans, les redites, les idées d’un de ces bourgeois, cible constante des traits, des plaisanteries de l’artiste, éternel objet de ses mépris, et suivit le parfumeur en hochant la tête pour saluer ses idées. Quand le parfumeur eut bien tout expliqué, le jeune architecte essaya de lui résumer à lui-même son plan.

—Vous avez à vous trois croisées de face sur la rue, plus la croisée perdue sur l’escalier et prise par le palier. Vous ajoutez à ces quatre croisées les deux qui sont de niveau dans la maison voisine en retournant l’escalier pour aller de plain-pied dans tout l’appartement, du côté de la rue.

—Vous m’avez parfaitement compris, dit le parfumeur étonné.

—Pour réaliser votre plan, il faut éclairer par en haut le nouvel escalier, et ménager une loge de portier sous le socle.

—Un socle...

—Oui, c’est la partie sur laquelle reposera...

—Je comprends, monsieur.

—Quant à votre appartement, laissez-moi carte blanche pour le distribuer et le décorer. Je veux le rendre digne...

—Digne! Vous avez dit le mot, monsieur.

—Quel temps me donnez-vous pour opérer ce changement de décor?

—Vingt jours.

—Quelle somme voulez-vous jeter à la tête des ouvriers? dit Grindot.

—Mais à quelle somme pourront monter ces réparations?

—Un architecte chiffre une construction neuve à un centime près, répondit le jeune homme; mais comme je ne sais pas ce que c’est que d’enfiler un bourgeois...... pardon! monsieur, le mot m’est échappé; je dois vous prévenir qu’il est impossible de chiffrer des réparations et des rhabillages. A peine en huit jours arriverais-je à faire un devis approximatif. Accordez-moi votre confiance: vous aurez un charmant escalier éclairé par le haut, orné d’un joli vestibule sur la rue, et sous le socle...

—Toujours ce socle...

—Ne vous en inquiétez pas, je trouverai la place d’une petite loge de portier. Vos appartements seront étudiés, restaurés avec amour. Oui, monsieur, je vois l’art et non la fortune! Avant tout, ne dois-je pas faire parler de moi pour arriver? Selon moi, le meilleur moyen est de ne pas tripoter avec les fournisseurs, de réaliser de beaux effets à bon marché.

—Avec de pareilles idées, jeune homme, dit Birotteau d’un ton protecteur, vous réussirez.

—Ainsi, reprit Grindot, traitez directement avec vos maçons, peintres, serruriers, charpentiers, menuisiers. Moi je me charge de régler leurs mémoires. Accordez-moi seulement deux mille francs d’honoraires, ce sera de l’argent bien placé. Laissez-moi maître des lieux demain à midi et indiquez-moi vos ouvriers.

—A quoi peut se monter la dépense à vue de nez? dit Birotteau.

—Dix à douze mille francs, dit Grindot. Mais je ne compte pas le mobilier, car vous le renouvelez sans doute. Vous me donnerez l’adresse de votre tapissier, je dois m’entendre avec lui pour assortir les couleurs, afin d’arriver à un ensemble de bon goût.

—Monsieur Braschon, rue Saint-Antoine, a mes ordres, dit le parfumeur en prenant un air ducal!

L’architecte écrivit l’adresse sur un de ces petits souvenirs qui viennent toujours d’une jolie femme.

—Allons, dit Birotteau, je me fie à vous, monsieur. Seulement, attendez que j’aie arrangé la cession du bail des deux chambres voisines et obtenu la permission d’ouvrir le mur.

—Prévenez-moi par un billet ce soir, dit l’architecte. Je dois passer la nuit à faire mes plans, et nous préférons encore travailler pour les bourgeois à travailler pour le roi de Prusse, c’est-à-dire pour nous. Je vais toujours prendre les mesures, les hauteurs, la dimension des tableaux, la portée des fenêtres...

—Nous arriverons au jour dit, reprit Birotteau, sans quoi, rien.

—Il le faudra bien, dit l’architecte. Les ouvriers passeront les nuits, on emploiera des procédés pour sécher les peintures; mais ne vous laissez pas enfoncer par les entrepreneurs, demandez-leur toujours le prix d’avance, et constatez vos conventions!

—Paris est le seul endroit du monde où l’on puisse frapper de pareils coups de baguette, dit Birotteau en se laissant aller à un geste asiatique digne des Mille et une Nuits. Vous me ferez l’honneur de venir à mon bal, monsieur. Les hommes à talent n’ont pas tous le dédain dont on accable le commerce, et vous y verrez sans doute un savant du premier ordre, monsieur Vauquelin de l’Institut! puis monsieur de La Billardière, monsieur le comte de Fontaine, monsieur Lebas, juge, et le président du Tribunal de Commerce; des magistrats: monsieur le comte de Granville de la Cour royale et monsieur Popinot du Tribunal de première instance, monsieur Camusot du Tribunal de Commerce, et monsieur Cardot son beau-père... enfin peut-être monsieur le duc de Lenoncourt, premier gentilhomme de la chambre du roi. Je réunis quelques amis autant... pour célébrer la délivrance du territoire... que pour fêter ma... promotion dans l’ordre de la Légion-d’Honneur...

Grindot fit un geste singulier.

—Peut-être... me suis-je rendu digne de cette... insigne... et... royale... faveur en siégeant au tribunal consulaire et en combattant pour les Bourbons sur les marches de Saint-Roch au 13 vendémiaire, où je fus blessé par Napoléon. Ces titres...

Constance, vêtue en matin, sortit de la chambre à coucher de Césarine où elle s’était habillée; son premier coup d’œil arrêta net la verve de son mari, qui cherchait à formuler une phrase normale pour apprendre avec modestie ses grandeurs au prochain.

—Tiens, mimi, voici monsieur de Grindot, jeune homme distingué d’autre part, et possesseur d’un grand talent. Monsieur est l’architecte que nous a recommandé monsieur de La Billardière, pour diriger nos petits travaux ici.

Le parfumeur se cacha de sa femme pour faire un signe à l’architecte en mettant un doigt sur ses lèvres au mot petit, et l’artiste comprit.

—Constance, monsieur va prendre les mesures, les hauteurs; laisse-le faire, ma bonne, dit Birotteau qui s’esquiva dans la rue.

—Cela sera-t-il bien cher? dit Constance à l’architecte.

—Non, madame, six mille francs, à vue de nez...

—A vue de nez! s’écria madame Birotteau. Monsieur, je vous en prie, ne commencez rien sans un devis et des marchés signés. Je connais les façons de messieurs les entrepreneurs: six mille veut dire vingt mille. Nous ne sommes pas en position de faire des folies. Je vous en prie, monsieur, quoique mon mari soit bien le maître chez lui, laissez-lui le temps de réfléchir.

—Madame, monsieur l’adjoint m’a dit de lui livrer les lieux dans vingt jours, et si nous tardons, vous seriez exposés à entamer la dépense sans obtenir le résultat.

—Il y a dépenses et dépenses, dit la belle parfumeuse.

—Eh! madame, croyez-vous qu’il soit bien glorieux pour un architecte qui veut élever des monuments de décorer un appartement? Je ne descends à ce détail que pour obliger monsieur de La Billardière, et si je vous effraie...

Il fit un mouvement de retraite.

—Bien, bien, monsieur, dit Constance en rentrant dans sa chambre, où elle se jeta la tête sur l’épaule de Césarine. Ah! ma fille! ton père se ruine! Il a pris un architecte qui a des moustaches, une royale, et qui parle de construire des monuments! Il va jeter la maison par les fenêtres pour nous bâtir un Louvre. César n’est jamais en retard pour une folie; il m’a parlé de son projet cette nuit, il l’exécute ce matin.

—Bah! maman, laisse faire à papa, le bon Dieu l’a toujours protégé, dit Césarine en embrassant sa mère et se mettant au piano pour montrer à l’architecte que la fille d’un parfumeur n’était pas étrangère aux beaux-arts.

Quand l’architecte entra dans la chambre à coucher, il fut surpris de la beauté de Césarine, et resta presque interdit. Sortie de sa chambrette en déshabillé du matin, Césarine, fraîche et rose comme une jeune fille est rose et fraîche à dix-huit ans, blonde et mince, les yeux bleus, offrait au regard de l’artiste cette élasticité, si rare à Paris, qui fait rebondir les chairs les plus délicates, et nuance d’une couleur adorée par les peintres le bleu des veines dont le réseau palpite dans les clairs du teint. Quoique vivant dans la lymphatique atmosphère d’une boutique parisienne où l’air se renouvelle difficilement, où le soleil pénètre peu, ses mœurs lui donnaient les bénéfices de la vie en plein air d’une Transtévérine de Rome. D’abondants cheveux, plantés comme ceux de son père et relevés de manière à laisser voir un cou bien attaché, ruisselaient en boucles soignées, comme les soignent toutes les demoiselles de magasin à qui le désir d’être remarquées a inspiré les minuties les plus anglaises en fait de toilette. La beauté de Césarine n’était ni la beauté d’une lady, ni celle des duchesses françaises, mais la ronde et rousse beauté des Flamandes de Rubens. Elle avait le nez retroussé de son père, mais rendu spirituel par la finesse du modelé, semblable à celui des nez essentiellement français, si bien réussis chez Largillière. Sa peau, comme une étoffe pleine et forte, annonçait la vitalité d’une vierge. Elle avait le beau front de sa mère, mais éclairci par la sérénité d’une fille sans soucis. Ses yeux bleus, noyés dans un riche fluide, exprimaient la grâce tendre d’une blonde heureuse. Si le bonheur ôtait à sa tête cette poésie que les peintres veulent absolument donner à leurs compositions en les faisant un peu trop pensives, la vague mélancolie physique dont sont atteintes les jeunes filles qui n’ont jamais quitté l’aile maternelle lui imprimait alors une sorte d’idéal. Malgré la finesse de ses formes, elle était fortement constituée: ses pieds accusaient l’origine paysanne de son père, car elle péchait par un défaut de race et peut-être aussi par la rougeur de ses mains, signature d’une vie purement bourgeoise. Elle devait arriver tôt ou tard à l’embonpoint. En voyant venir quelques jeunes femmes élégantes, elle avait fini par attraper le sentiment de la toilette, quelques airs de tête, une manière de parler, de se mouvoir, qui jouaient la femme comme il faut et tournaient la cervelle à tous les jeunes gens, aux commis, auxquels elle paraissait très-distinguée. Popinot s’était juré de ne jamais avoir d’autre femme que Césarine. Cette blonde fluide qu’un regard semblait traverser, prête à fondre en pleurs pour un mot de reproche, pouvait seule lui rendre le sentiment de la supériorité masculine. Cette charmante fille inspirait l’amour sans laisser le temps d’examiner si elle avait assez d’esprit pour le rendre durable; mais à quoi bon ce qu’on nomme à Paris l’esprit, dans une classe où l’élément principal du bonheur est le bon sens et la vertu? Au moral, Césarine était sa mère un peu perfectionnée par les superfluités de l’éducation: elle aimait la musique, dessinait au crayon noir la Vierge à la Chaise, lisait les œuvres de mesdames Cottin et Riccoboni, Bernardin de Saint-Pierre, Fénelon, Racine. Elle ne paraissait jamais auprès de sa mère dans le comptoir que quelques moments avant de se mettre à table, ou pour la remplacer en de rares occasions. Son père et sa mère, comme tous ces parvenus empressés de cultiver l’ingratitude de leurs enfants en les mettant au-dessus d’eux, se plaisaient à déifier Césarine, qui, heureusement, avait les vertus de la bourgeoisie et n’abusait pas de leur faiblesse.

Madame Birotteau suivait l’architecte d’un air inquiet et solliciteur, en regardant avec terreur et montrant à sa fille les mouvements bizarres du mètre, la canne des architectes et des entrepreneurs, avec laquelle Grindot prenait ses mesures. Elle trouvait à ces coups de baguette un air conjurateur de fort mauvais augure, elle aurait voulu les murs moins hauts, les pièces moins grandes, et n’osait questionner le jeune homme sur les effets de cette sorcellerie.

—Soyez tranquille, madame, dit l’artiste en souriant, je n’emporterai rien.

Césarine ne put s’empêcher de rire.

—Monsieur, dit Constance d’une voix suppliante en ne remarquant même pas le quiproquo de l’architecte, allez à l’économie, et, plus tard, nous pourrons vous récompenser...

Avant d’aller chez monsieur Molineux, le propriétaire de la maison voisine, César voulut prendre chez Roguin l’acte sous signature privée qu’Alexandre Crottat avait dû lui préparer pour cette cession de bail. En sortant, Birotteau vit du Tillet à la fenêtre du cabinet de Roguin. Quoique la liaison de son ancien commis avec la femme du notaire rendît assez naturelle la rencontre de du Tillet à l’heure où se faisaient les traités relatifs aux terrains, Birotteau s’en inquiéta, malgré son extrême confiance. L’air animé de du Tillet annonçait une discussion.

—Serait-il dans l’affaire? se demanda-t-il par suite de sa prudence commerciale. Le soupçon passa comme un éclair dans son âme. Il se retourna, vit madame Roguin, et la présence du banquier ne lui parut plus alors si suspecte.—Cependant, si Constance avait raison? se dit-il. Suis-je bête d’écouter des idées de femme! J’en parlerai d’ailleurs à mon oncle ce matin. De la cour Batave, où demeure ce monsieur Molineux, à la rue des Bourdonnais il n’y a qu’un saut.

Un défiant observateur, un commerçant qui dans sa carrière aurait rencontré quelques fripons, eût été sauvé; mais les antécédents de Birotteau, l’incapacité de son esprit peu propre à remonter la chaîne des inductions par lesquelles un homme supérieur arrive aux causes, tout le perdit. Il trouva le marchand de parapluies en grande tenue, et s’en allait avec lui chez le propriétaire, quand Virginie, sa cuisinière, le saisit par le bras.

—Monsieur, madame ne veut pas que vous alliez plus loin...

—Allons, s’écria Birotteau, encore des idées de femme!

—.... Sans prendre votre tasse de café qui vous attend.

—Ah! c’est vrai. Mon cousin, dit Birotteau à Cayron, j’ai tant de choses en tête que je n’écoute pas mon estomac. Faites-moi le plaisir d’aller en avant, nous nous retrouverons à la porte de monsieur Molineux, à moins que vous ne montiez pour lui expliquer l’affaire, nous perdrons ainsi moins de temps.

Monsieur Molineux était un petit rentier grotesque, qui n’existe qu’à Paris, comme un certain lichen ne croît qu’en Islande. Cette comparaison est d’autant plus juste que cet homme appartenait à une nature mixte, à un Règne Animo-végétal qu’un nouveau Mercier pourrait composer des cryptogames qui poussent, fleurissent ou meurent sur, dans ou sous les murs plâtreux de différentes maisons étranges et malsaines où ces êtres viennent de préférence. Au premier aspect, cette plante humaine, ombellifère, vu la casquette bleue tubulée qui la couronnait, à tige entourée d’un pantalon verdâtre, à racines bulbeuses enveloppées de chaussons en lisière, offrait une physionomie blanchâtre et plate qui certes ne trahissait rien de vénéneux. Dans ce produit bizarre vous eussiez reconnu l’actionnaire par excellence, croyant à toutes les nouvelles que la Presse périodique baptise de son encre, et qui a tout dit en disant: Lisez le journal! Le bourgeois essentiellement ami de l’ordre, et toujours en révolte morale avec le pouvoir auquel néanmoins il obéit toujours, créature faible en masse et féroce en détail, insensible comme un huissier quand il s’agit de son droit, et donnant du mouron frais aux oiseaux ou des arêtes de poisson à son chat, interrompant une quittance de loyer pour seriner un canari, défiant comme un geôlier, mais apportant son argent pour une mauvaise affaire, et tâchant alors de se rattraper par une crasse avarice. La malfaisance de cette fleur hybride ne se révélait en effet que par l’usage; pour être éprouvée, sa nauséabonde amertume voulait la coction d’un commerce quelconque où ses intérêts se trouvaient mêlés à ceux des hommes. Comme tous les Parisiens, Molineux éprouvait un besoin de domination, il souhaitait cette part de souveraineté plus ou moins considérable exercée par chacun et même par un portier, sur plus ou moins de victimes, femme, enfant, locataire, commis, cheval, chien ou singe, auxquels on rend par ricochet les mortifications reçues dans la sphère supérieure où l’on aspire. Ce petit vieillard ennuyeux n’avait ni femme, ni enfant, ni neveu, ni nièce; il rudoyait trop sa femme de ménage pour en faire un souffre-douleur, car elle évitait tout contact en accomplissant rigoureusement son service. Ses appétits de tyrannie étaient donc trompés; pour les satisfaire, il avait patiemment étudié les lois sur le contrat de louage et sur le mur mitoyen; il avait approfondi la jurisprudence qui régit les maisons à Paris dans les infiniment petits des tenants, aboutissants, servitudes, impôts, charges, balayages, tentures à la Fête-Dieu, tuyaux de descente, éclairage, saillies sur la voie publique, et voisinage d’établissements insalubres. Ses moyens et son activité, tout son esprit passait à maintenir son état de propriétaire au grand complet de guerre; il en avait fait un amusement, et son amusement tournait en monomanie. Il aimait à protéger les citoyens contre les envahissements de l’illégalité; mais les sujets de plainte étaient rares, sa passion avait donc fini par embrasser ses locataires. Un locataire devenait son ennemi, son inférieur, son sujet, son feudataire; il croyait avoir droit à ses respects, et regardait comme un homme grossier celui qui passait sans rien dire auprès de lui dans les escaliers. Il écrivait lui-même ses quittances, et les envoyait à midi le jour de l’échéance. Le contribuable en retard recevait un commandement à heure fixe. Puis la saisie, les frais, toute la cavalerie judiciaire allait aussitôt, avec la rapidité de ce que l’exécuteur des hautes œuvres appelle la mécanique. Molineux n’accordait ni terme, ni délai, son cœur avait un calus à l’endroit du loyer.

—Je vous prêterai de l’argent si vous en avez besoin, disait-il à un homme solvable, mais payez-moi mon loyer, tout retard entraîne une perte d’intérêts dont la loi ne nous indemnise pas.

Après un long examen des fantaisies capriolantes des locataires qui n’offraient rien de normal, qui se succédaient en renversant les institutions de leurs devanciers, ni plus ni moins que des dynasties, il s’était octroyé une charte, mais il l’observait religieusement. Ainsi, le bonhomme ne réparait rien, aucune cheminée ne fumait, ses escaliers étaient propres, ses plafonds blancs, ses corniches irréprochables, les parquets inflexibles sur leurs lambourdes, les peintures satisfaisantes; la serrurerie n’avait jamais que trois ans, aucune vitre ne manquait, les fêlures n’existaient pas, il ne voyait de cassures au carrelage que quand on quittait les lieux, et il se faisait assister pour les recevoir d’un serrurier, d’un peintre-vitrier, gens, disait-il, fort accommodants. Le preneur était d’ailleurs libre d’améliorer; mais si l’imprudent restaurait son appartement, le petit Molineux pensait nuit et jour à la manière de le déloger pour réoccuper l’appartement fraîchement décoré; il le guettait, l’attendait et entamait la série de ses mauvais procédés. Toutes les finesses de la législation parisienne sur les baux, il les connaissait. Processif, écrivailleur, il minutait des lettres douces et polies à ses locataires; mais au fond de son style comme sous sa mine fade et prévenante se cachait l’âme de Shylock. Il lui fallait toujours six mois d’avance, imputables sur le dernier terme du bail, et le cortége des épineuses conditions qu’il avait inventées. Il vérifiait si les lieux étaient garnis de meubles suffisants pour répondre du loyer. Avait-il un nouveau locataire, il le soumettait à la police de ses renseignements, car il ne voulait pas certains états, le plus léger marteau l’effrayait. Puis, quand il fallait passer bail, il gardait l’acte et l’épelait pendant huit jours en craignant ce qu’il nommait les et cætera de notaire. Sorti de ses idées de propriétaire, Jean-Baptiste Molineux paraissait bon, serviable; il jouait au boston sans se plaindre d’avoir été soutenu mal à propos; il riait de ce qui fait rire les bourgeois, parlait de ce dont ils parlent, des actes arbitraires des boulangers qui avaient la scélératesse de vendre à faux poids, de la connivence de la police, des héroïques dix-sept députés de la Gauche. Il lisait le BON SENS du curé Meslier et allait à la messe, faute de pouvoir choisir entre le déisme et le christianisme; mais il ne rendait point le pain bénit et plaidait alors pour se soustraire aux prétentions envahissantes du clergé. L’infatigable pétitionnaire écrivait à cet égard des lettres aux journaux que les journaux n’inséraient pas et laissaient sans réponse. Enfin il ressemblait à un estimable bourgeois qui met solennellement au feu sa bûche de Noël, tire les rois, invente des poissons d’avril, fait tous les boulevards quand le temps est beau, va voir patiner, et se rend à deux heures sur la terrasse de la place Louis XV les jours de feu d’artifice, avec du pain dans sa poche, pour être aux premières loges.

La Cour Batave, où demeurait ce petit vieillard, est le produit d’une de ces spéculations bizarres qu’on ne peut plus s’expliquer lorsqu’elles sont exécutées. Cette construction claustrale, à arcades et galeries intérieures, bâtie en pierres de taille, ornée d’une fontaine au fond, une fontaine altérée qui ouvre sa gueule de lion moins pour donner de l’eau que pour en demander à tous les passants, fut sans doute inventée pour doter le quartier Saint-Denis d’une sorte de Palais-Royal. Ce monument, malsain, enterré sur ses quatre lignes par de hautes maisons, n’a de vie et de mouvement que pendant le jour, il est le centre des passages obscurs qui s’y donnent rendez-vous et joignent le quartier des halles au quartier Saint-Martin par la fameuse rue Quincampoix, sentiers humides, où les gens pressés gagnent des rhumatismes; mais la nuit aucun lieu de Paris n’est plus désert, vous diriez les catacombes du commerce. Il y a là plusieurs cloaques industriels, très-peu de Bataves et beaucoup d’épiciers. Naturellement les appartements de ce palais marchand n’ont d’autre vue que celle de la cour commune où donnent toutes les fenêtres, en sorte que les loyers sont d’un prix minime. Monsieur Molineux demeurait dans un des angles, au sixième étage, par raison de santé: l’air n’était pur qu’à soixante-dix pieds au-dessus du sol. Là, ce bon propriétaire jouissait de l’aspect enchanteur des moulins de Montmartre en se promenant dans les chenaux où il cultivait des fleurs, nonobstant les ordonnances de police relatives aux jardins suspendus de la moderne Babylone. Son appartement était composé de quatre pièces, non compris ses précieuses anglaises situées à l’étage supérieur: il en avait la clef, elles lui appartenaient, il les avait établies, il était en règle à cet égard. En entrant, une indécente nudité révélait aussitôt l’avarice de cet homme: dans l’antichambre, six chaises de paille, un poêle en faïence, et sur les murs tendus de papier vert-bouteille, quatre gravures achetées à des ventes; dans la salle à manger, deux buffets, deux cages pleines d’oiseaux, une table couverte d’une toile cirée, un baromètre, une porte-fenêtre donnant sur ses jardins suspendus et des chaises d’acajou foncées de crin; le salon avait de petits rideaux en vieille étoffe de soie verte, un meuble en velours d’Utrecht vert à bois peint en blanc. Quant à la chambre de ce vieux célibataire, elle offrait des meubles du temps de Louis XV, défigurés par un trop long usage et sur lesquels une femme vêtue de blanc aurait eu peur de se salir. Sa cheminée était ornée d’une pendule à deux colonnes entre lesquelles tenait un cadran qui servait de piédestal à une Pallas brandissant sa lance: un mythe. Le carreau était encombré de plats pleins de restes destinés aux chats, et sur lesquels on craignait de mettre le pied. Au-dessus d’une commode en bois de rose un portrait au pastel (Molineux dans sa jeunesse). Puis des livres, des tables où se voyaient d’ignobles cartons verts; sur une console, feu ses serins empaillés; enfin un lit d’une froideur qui en eût remontré à une carmélite.

César Birotteau fut enchanté de l’exquise politesse de Molineux, qu’il trouva en robe de chambre de molleton gris, surveillant son lait posé sur un petit réchaud en tôle dans le coin de sa cheminée et son eau de marc qui bouillait dans un petit pot de terre brune et qu’il versait à petites doses sur sa cafetière. Pour ne pas déranger son propriétaire, le marchand de parapluies avait été ouvrir la porte à Birotteau. Molineux avait en vénération les maires et les adjoints de la ville de Paris, qu’il appelait ses officiers municipaux. A l’aspect du magistrat, il se leva, resta debout, la casquette à la main, tant que le grand Birotteau ne fut pas assis.

—Non, monsieur, oui, monsieur, ah! monsieur, si j’avais su avoir l’honneur de posséder au sein de mes modestes pénates un membre du corps municipal de Paris, croyez alors que je me serais fait un devoir de me rendre chez vous, quoique votre propriétaire ou—sur le point—de le—devenir. Birotteau fit un geste pour le prier de remettre sa casquette.—Je n’en ferai rien, je ne me couvrirai pas que vous ne soyez assis et couvert si vous êtes enrhumé; ma chambre est un peu froide, la modicité de mes revenus ne me permet pas... A vos souhaits, monsieur l’adjoint.

Birotteau avait éternué en cherchant ses actes. Il les présenta, non sans dire, pour éviter tout retard, que monsieur Roguin notaire les avait rédigés à ses frais.

—Je ne conteste pas les lumières de monsieur Roguin, vieux nom bien connu dans le notariat parisien; mais j’ai mes petites habitudes, je fais mes affaires moi-même, manie assez excusable, et mon notaire est...

—Mais notre affaire est si simple, dit le parfumeur habitué aux promptes décisions des commerçants.

—Si simple! s’écria Molineux. Rien n’est simple en matière de location. Ah! vous n’êtes pas propriétaire, monsieur, et vous n’en êtes que plus heureux. Si vous saviez jusqu’où les locataires poussent l’ingratitude, et à combien de précautions nous sommes obligés. Tenez, monsieur, j’ai un locataire...

Molineux raconta pendant un quart d’heure comment monsieur Gendrin, dessinateur, avait trompé la surveillance de son portier, rue Saint-Honoré. Monsieur Gendrin avait fait des infamies dignes d’un Marat, des dessins obscènes que la police tolérait, attendu la connivence de la police! Ce Gendrin, artiste profondément immoral, rentrait avec des femmes de mauvaise vie et rendait l’escalier impraticable! plaisanterie bien digne d’un homme qui dessinait des caricatures contre le gouvernement. Et pourquoi ces méfaits?... parce qu’on lui demandait son loyer le quinze! Gendrin et Molineux allaient plaider, car, tout en ne payant pas, l’artiste prétendait rester dans son appartement vide. Molineux recevait des lettres anonymes où Gendrin sans doute le menaçait d’un assassinat, le soir, dans les détours qui mènent à la Cour Batave.

—Au point, monsieur, dit-il en continuant, que monsieur le préfet de police, à qui j’ai confié mon embarras... (j’ai profité de la circonstance pour lui toucher quelques mots sur les modifications à introduire dans les lois qui régissent la matière) m’a autorisé à porter des pistolets pour ma sûreté personnelle.

Le petit vieillard se leva pour aller chercher ses pistolets.

—Les voilà, monsieur! s’écria-t-il.

—Mais, monsieur, vous n’avez rien à craindre de semblable de ma part, dit Birotteau regardant Cayron auquel il sourit en lui jetant un regard où se peignait un sentiment de pitié pour un pareil homme.

Ce regard, Molineux le surprit, il fut blessé de rencontrer une semblable expression chez un officier municipal, qui devait protéger ses administrés. A tout autre, il l’aurait pardonnée, mais il ne la pardonna pas à Birotteau.

—Monsieur, reprit-il d’un air sec, un juge consulaire des plus estimés, un adjoint, un honorable commerçant ne descendrait pas à ces petitesses, car ce sont des petitesses! Mais, dans l’espèce, il y a un percement à faire consentir par votre propriétaire, monsieur le comte de Grandville, des conventions à stipuler pour le rétablissement du mur à fin de bail; enfin, les loyers sont considérablement bas, ils se relèveront, la place Vendôme gagnera, elle gagne! la rue de Castiglione va se bâtir! Je me lie... je me lie...

—Finissons, dit Birotteau stupéfait, que voulez-vous? je connais assez les affaires pour deviner que vos raisons se tairont devant la raison supérieure, l’argent! Eh! bien, que vous faut-il?

—Rien que de juste, monsieur l’adjoint. Combien avez-vous de temps à faire de votre bail?

—Sept ans, répondit Birotteau.

—Dans sept ans, que ne vaudra pas mon premier? reprit Molineux. Que ne louerait-on pas deux chambres garnies dans ce quartier-là? plus de deux cents francs par mois, peut-être! Je me lie, je me lie par un bail. Nous porterons donc le loyer à quinze cents francs. A ce prix, je consens à faire distraction de ces deux chambres du loyer de monsieur Cayron que voilà, dit-il en jetant un regard louche au marchand, je vous les donne à bail pour sept années consécutives. Le percement sera à votre charge, sous la condition de me rapporter l’approbation et désistement de tous droits de monsieur le comte de Grandville. Vous aurez la responsabilité des événements de ce petit percement, vous ne serez point tenu de rétablir le mur pour ce qui me concerne, et vous me donnerez comme indemnité cinq cents francs dès à présent: on ne sait ni qui vit ni qui meurt, je ne veux courir après personne pour refaire le mur.

—Ces conditions me semblent à peu près justes, dit Birotteau.

—Puis, dit Molineux, vous me compterez sept cent cinquante francs, hic et nunc, imputables sur les six derniers mois de la jouissance, le bail en portera quittance. Oh! j’accepterai de petits effets, causés valeur en loyers pour ne pas perdre ma garantie, à telle date qu’il vous plaira. Je suis rond et court en affaires. Nous stipulerons que vous fermerez la porte sur mon escalier où vous n’aurez aucun droit d’entrée.... à vos frais.... en maçonnerie. Rassurez-vous, je ne demanderai point d’indemnité pour le rétablissement à la fin du bail; je la regarde comme comprise dans les cinq cents francs. Monsieur, vous me trouverez toujours juste.

—Nous autres commerçants ne sommes pas si pointilleux, dit le parfumeur, il n’y aurait point d’affaire possible avec de telles formalités.

—Oh! dans le commerce, c’est bien différent, et surtout dans la parfumerie, où tout va comme un gant, dit le petit vieillard avec un sourire aigre. Mais, monsieur, en matière de location, à Paris, rien n’est indifférent. Tenez, j’ai eu un locataire, rue Montorgueil....

—Monsieur, dit Birotteau, je serais désespéré de retarder votre déjeuner: voilà les actes, rectifiez-les, tout ce que vous me demandez est entendu; signons demain, échangeons aujourd’hui nos paroles, car demain mon architecte doit être maître des lieux.

—Monsieur, reprit Molineux en regardant le marchand de parapluies, il y a le terme échu, monsieur Cayron ne veut pas le payer, nous le joindrons aux petits effets pour que le bail aille de janvier en janvier. Ce sera plus régulier.

—Soit, dit Birotteau.

—Le sou pour livre au portier....

—Mais, dit Birotteau, vous me privez de l’escalier, de l’entrée, il n’est pas juste...

—Oh! vous êtes locataire, dit d’une voix péremptoire le petit Molineux à cheval sur le principe, vous devez les impositions des portes et fenêtres et votre part dans les charges. Quand tout est bien entendu, monsieur, il n’y a plus aucune difficulté. Vous vous agrandissez beaucoup, monsieur, les affaires vont bien?

—Oui, dit Birotteau. Mais le motif est autre. Je réunis quelques amis autant pour célébrer la délivrance du territoire que pour fêter ma promotion dans l’ordre de la Légion-d’Honneur...

—Ah! ah! dit Molineux, une récompense bien méritée!

—Oui, dit Birotteau. Peut-être me suis-je rendu digne de cette insigne et royale faveur en siégeant au tribunal consulaire et en combattant pour les Bourbons sur les marches de Saint-Roch, au 13 vendémiaire, où je fus blessé par Napoléon; ces titres....

—Valent ceux de nos braves soldats de l’ancienne armée. Le ruban est rouge, parce qu’il est trempé dans le sang répandu.

A ces mots, pris du Constitutionnel, Birotteau ne put s’empêcher d’inviter le petit Molineux, qui se confondit en remercîments et se sentit prêt à lui pardonner son dédain. Le vieillard reconduisit son nouveau locataire jusqu’au palier en l’accablant de politesses. Quand Birotteau fut au milieu de la Cour Batave avec Cayron, il regarda son voisin d’un air goguenard.

—Je ne croyais pas qu’il pût exister des gens si infirmes! dit-il en retenant sur ses lèvres le mot bête.

—Ah! monsieur, dit Cayron, tout le monde n’a pas vos talents. Birotteau pouvait se croire un homme supérieur en présence de monsieur Molineux; la réponse du marchand de parapluies le fit sourire agréablement, et il le salua d’une façon royale.

—Je suis à la Halle, se dit Birotteau, faisons l’affaire des noisettes.

Après une heure de recherches, Birotteau, renvoyé des dames de la Halle à la rue des Lombards, où se consommaient les noisettes pour les dragées, apprit par ses amis les Matifat que le fruit sec n’était tenu en gros que par une certaine madame Angélique Madou, demeurant rue Perrin-Gasselin, seule maison où se trouvassent la véritable aveline de Provence et la vraie noisette blanche des Alpes.

La rue Perrin-Gasselin est un des sentiers du labyrinthe carrément enfermé par le quai, la rue Saint-Denis, la rue de la Ferronnerie et la rue de la Monnaie, et qui est comme les entrailles de la ville. Il y grouille un nombre infini de marchandises hétérogènes et mêlées, puantes et coquettes, le hareng et la mousseline, la soie et les miels, les beurres et les tulles, surtout de petits commerces dont Paris ne se doute pas plus que la plupart des hommes ne se doutent de ce qui se cuit dans leur pancréas, et qui avaient alors pour sangsue un certain Bidault dit Gigonnet, escompteur, demeurant rue Grenétat. Là, d’anciennes écuries sont habitées par des tonnes d’huile, les remises contiennent des myriades de bas de coton; là se tient le gros des denrées vendues en détail aux halles. Madame Madou, ancienne revendeuse de marée, jetée il y a dix ans dans le fruit sec par une liaison avec l’ancien propriétaire de son fonds, et qui avait long-temps alimenté les commérages de la Halle, était une beauté virile et provoquante, alors disparue dans un excessif embonpoint. Elle habitait le rez-de-chaussée d’une maison jaune en ruines, mais maintenue à chaque étage par des croix en fer. Le défunt avait réussi à se défaire de ses concurrents et à convertir son commerce en monopole; malgré quelques légers défauts d’éducation, son héritière pouvait donc le continuer de routine, allant et venant dans ses magasins qui occupaient des remises, des écuries et d’anciens ateliers où elle combattait les insectes avec succès. Elle n’avait ni comptoir, ni caisse, ni livres; elle ne savait ni lire, ni écrire, et répondait par des coups de poing à une lettre, en la regardant comme une insulte. Au demeurant bonne femme, haute en couleur, ayant sur la tête un foulard par-dessus son bonnet, se conciliant par son verbe d’ophicléide l’estime des charretiers qui lui apportaient ses marchandises et avec lesquels ses castilles finissaient par une bouteille de petit blanc. Elle ne pouvait avoir aucune difficulté avec les cultivateurs qui lui expédiaient ses fruits, ils correspondaient avec de l’argent comptant, seule manière de s’entendre entre eux, et la mère Madou les allait voir pendant la belle saison. Birotteau aperçut cette sauvage marchande au milieu de sacs de noisettes, de marrons et de noix.

—Bonjour, ma chère dame, dit Birotteau d’un air léger.

Ta chère, dit-elle. Hé! mon fils, tu me connais donc pour avoir eu des rapports agréables? Est-ce que nous avons gardé des rois ensemble?

—Je suis parfumeur et de plus adjoint au maire du deuxième arrondissement de Paris; ainsi, comme magistrat et consommateur, j’ai droit à ce que vous preniez un autre ton avec moi.

—Je me marie quand je veux, dit la virago, je ne consomme rien à la mairie et ne fatigue pas les adjoints. Quant à ma pratique, a m’adore, et je leux parle à mon idée. S’ils ne sont pas contents, ils vont se faire enfiler alieurs.

—Voilà les effets du monopole! se dit Birotteau.

—Popole! c’est mon filleul: il aura fait des sottises; venez-vous pour lui, mon respectable magistrat? dit-elle en adoucissant sa voix.

—Non, j’ai eu l’honneur de vous dire que je venais en qualité de consommateur.

—Eh bien! comment te nommes-tu, mon gars? Je t’ai pas core vu venir.

—Avec ce ton-là, vous devez vendre vos noisettes à bon marché? dit Birotteau qui se nomma et donna ses qualités.

—Ah! vous êtes le fameux Birotteau qu’a une belle femme. Et combien en voulez-vous de ces sucrées de noisettes, mon cher amour?

—Six mille pesant.

—C’est tout ce que j’en ai, dit la marchande en parlant comme une flûte enrouée. Mon cher monsieur, vous n’êtes pas dans les fainéants pour marier les filles et les parfumer! Que Dieu vous bénisse, vous avez de l’occupation. Excusez du peu! Vous allez être une fière pratique, et vous serez inscrit dans le cœur de la femme que j’aime le mieux au monde, la chère madame Madou.

—Combien vos noisettes?

—Pour vous, mon bourgeois, vingt-cinq francs le cent, si vous prenez le tout.

—Vingt-cinq francs, dit Birotteau, quinze cents francs! Et il m’en faudra peut-être des cent milliers par an.

—Mais voyez donc la belle marchandise, cueillie sans souliers! dit-elle en plongeant son bras rouge dans un sac d’avelines. Et pas creuse! mon cher monsieur. Pensez donc que les épiciers vendent leurs mendiants vingt-quatre sous la livre, et que sur quatre livres ils mettent plus d’une livre de noisettes eu dedans. Faut-il que je perde sur ma marchandise pour vous plaire? Vous êtes gentil, mais vous ne me plaisez pas core assez pour ça! S’il vous en faut tant, on pourra faire marché à vingt francs, car faut pas renvoyer un adjoint, ça porterait malheur aux mariés! Tâtez-donc la belle marchandise, et lourde! Il ne faut pas les cinquante à la livre! c’est plein, le ver n’y est pas!

—Allons, envoyez-moi six milliers pour deux mille francs et à quatre-vingt-dix jours, rue du Faubourg-du-Temple, à ma fabrique, demain de grand matin.

—On sera pressé comme une mariée. Eh! bien, adieu, monsieur le maire, sans rancune. Mais si ça vous était égal, dit-elle en suivant Birotteau dans la cour, j’aime mieux vos effets à quarante jours, car je vous fais trop bon marché, je ne peux pas core perdre l’escompte! Avec ça qu’il a le cœur tendre, le père Gigonnet, il nous suce l’âme comme une araignée sirote une mouche.

—Eh! bien, oui, à cinquante jours. Mais nous pèserons par cent livres, afin de ne pas avoir de creuses. Sans cela, rien de fait.

—Ah! le chien, il s’y connaît, dit madame Madou. On ne peut pas lui refaire le poil. C’est ces gueux de la rue des Lombards qui lui ont dit ça! ces gros loups-là s’entendent tous pour dévorer les pauvres igneaux.

L’agneau avait cinq pieds de haut et trois pieds de tour, elle ressemblait à une borne habillée en cotonnade à raies et sans ceinture.

Le parfumeur, perdu dans ses combinaisons, méditait en allant le long de la rue Saint-Honoré sur son duel avec l’huile de Macassar, il raisonnait ses étiquettes, la forme de ses bouteilles, calculait la contexture du bouchon, la couleur des affiches. Et l’on dit qu’il n’y a pas de poésie dans le commerce! Newton ne fit pas plus de calculs pour son célèbre binôme que Birotteau n’en faisait pour l’Essence Comagène, car l’Huile redevint Essence, il allait d’une expression à l’autre sans en connaître la valeur. Toutes les combinaisons se pressaient dans sa tête, et il prenait cette activité dans le vide pour la substantielle action du talent. Dans sa préoccupation, il dépassa la rue des Bourdonnais et fut obligé de revenir sur ses pas en se rappelant son oncle.

Claude-Joseph Pillerault, autrefois marchand quincaillier à l’enseigne de la Cloche-d’Or, était une de ces physionomies belles en ce qu’elles sont: costume et mœurs, intelligence et cœur, langage et pensée, tout s’harmoniait en lui. Seul et unique parent de madame Birotteau, Pillerault avait concentré toutes ses affections sur elle et sur Césarine, après avoir perdu, dans le cours de sa carrière commerciale, sa femme et son fils, puis un enfant adoptif, le fils de sa cuisinière. Ces pertes cruelles l’avaient jeté dans un stoïcisme chrétien, belle doctrine qui animait sa vie et colorait ses derniers jours d’une teinte à la fois chaude et froide comme celle qui dore les couchers du soleil en hiver. Sa tête maigre et creusée, d’un ton sévère, où l’ocre et le bistre étaient harmonieusement fondus, offrait une frappante analogie avec celle que les peintres donnent au Temps; mais en le vulgarisant, les habitudes de la vie commerciale avaient amoindri chez lui le caractère monumental et rébarbatif exagéré par les peintres, les statuaires et les fondeurs de pendules. De taille moyenne, Pillerault était plutôt trapu que gras, la nature l’avait taillé pour le travail et la longévité, sa carrure accusait une forte charpente, car il était d’un tempérament sec, sans émotion d’épiderme; mais non pas insensible. Pillerault, peu démonstratif, ainsi que l’indiquaient son attitude calme et sa figure arrêtée, avait une sensibilité tout intérieure, sans phrase ni emphase. Son œil, à prunelle verte mélangée de points noirs, était remarquable par une inaltérable lucidité. Son front, ridé par des lignes droites et jauni par le temps, était petit, serré, dur, couvert par des cheveux d’un gris argenté, tenus courts et comme feutrés. Sa bouche fine annonçait la prudence et non l’avarice. La vivacité de l’œil révélait une vie contenue. Enfin la probité, le sentiment du devoir, une modestie vraie lui faisaient comme une auréole en donnant à sa figure le relief d’une belle santé. Pendant soixante ans, il avait mené la vie dure et sobre d’un travailleur acharné. Son histoire ressemblait à celle de César, moins les circonstances heureuses. Il avait été commis jusqu’à trente-deux ans, ses fonds étaient engagés dans son commerce au moment où César employait ses économies en rentes; enfin, il avait subi le maximum, ses pioches et ses fers avaient été mis en réquisition. Son caractère sage et réservé, sa prévoyance et sa réflexion mathématique avaient agi sur sa manière de travailler. La plupart de ses affaires s’étaient conclues sur parole, et il avait rarement eu des difficultés. Observateur comme tous les gens méditatifs, il étudiait les gens en les laissant causer; il refusait alors souvent des marchés avantageux pris par ses voisins, qui plus tard s’en repentaient en se disant que Pillerault flairait les fripons. Il préférait des gains minimes et sûrs à ces coups audacieux qui mettaient en question de grosses sommes. Il tenait les plaques de cheminée, les grils, les chenets grossiers, les chaudrons en fonte et en fer, les houes et les fournitures du paysan. Cette partie assez ingrate exigeait un travail mécanique excessif. Le gain n’était pas en raison du labeur, il y avait peu de bénéfice sur ces matières lourdes, difficiles à remuer, à emmagasiner. Aussi avait-il cloué bien des caisses, fait bien des emballages, déballé, reçu bien des voitures. Aucune fortune n’était ni plus noblement gagnée, ni plus légitime, ni plus honorable que la sienne. Il n’avait jamais surfait, ni jamais couru après les affaires. Dans les derniers jours, on le voyait fumant sa pipe devant sa porte, regardant les passants et voyant travailler ses commis. En 1814, époque à laquelle il se retira, sa fortune consistait d’abord en soixante-dix mille francs qu’il plaça sur le grand livre, et dont il eut cinq mille et quelques cents francs de rente; puis en quarante mille francs payables en cinq ans sans intérêt, le prix de son fonds, vendu à l’un de ses commis. Pendant trente-trois ans, en faisant annuellement pour cent mille francs d’affaires, il avait gagné sept pour cent de cette somme, et sa vie en absorbait cinq. Tel fut son bilan. Ses voisins, peu envieux de cette médiocrité, louaient sa sagesse sans la comprendre. Au coin de la rue de la Monnaie et de la rue Saint-Honoré se trouve le café David, où quelques vieux négociants allaient comme Pillerault prendre leur café le soir. Là, parfois l’adoption du fils de sa cuisinière avait été le sujet de quelques plaisanteries, de celles qu’on adresse à un homme respecté, car il inspirait une estime respectueuse, sans l’avoir cherchée, la sienne lui suffisait. Aussi, quand il perdit ce pauvre jeune homme, y eut-il plus de deux cents personnes au convoi, qui allèrent jusqu’au cimetière. En ce temps, il fut héroïque. Sa douleur contenue comme celle de tous les hommes forts sans faste, augmenta la sympathie du quartier pour ce brave homme, mot prononcé pour Pillerault avec un accent qui en étendait le sens et l’ennoblissait.

La sobriété de Claude Pillerault, devenue habitude, ne put se plier aux plaisirs d’une vie oisive, quand, au sortir du commerce, il rentra dans ce repos qui affaisse tant le bourgeois parisien; il continua son genre d’existence et anima sa vieillesse par ses convictions politiques qui, disons-le, étaient celles de l’extrême gauche. Pillerault appartenait à cette partie ouvrière agrégée par la révolution à la bourgeoisie. La seule tache de son caractère était l’importance qu’il attachait à sa conquête: il tenait à ses droits, à la liberté, aux fruits de la révolution; il croyait son aisance et sa consistance politique compromises par les jésuites dont les libéraux annonçaient le secret pouvoir, menacées par les idées que le Constitutionnel prêtait à Monsieur. Il était d’ailleurs conséquent avec sa vie, avec ses idées; il n’y avait rien d’étroit dans sa politique, il n’injuriait point ses adversaires, il avait peur des courtisans, il croyait aux vertus républicaines: il imaginait Manuel pur de tout excès, le général Foy grand homme, Casimir Périer sans ambition, Lafayette un prophète politique, Courier bon homme. Il avait enfin de nobles chimères. Ce beau vieillard vivait de la vie de famille, il allait chez les Ragon et chez sa nièce, chez le juge Popinot, chez Joseph Lebas et chez les Matifat. Personnellement quinze cents francs faisaient raison de tous ses besoins. Quant au reste de ses revenus, il l’employait à de bonnes œuvres, en présents à sa petite-nièce: il donnait à dîner quatre fois par an à ses amis chez Roland, rue du Hasard, et les menait au spectacle. Il jouait le rôle de ces vieux garçons sur qui les femmes mariées tirent des lettres de change à vue pour leurs fantaisies: une partie de campagne, l’Opéra, les Montagnes-Beaujon. Pillerault était alors heureux du plaisir qu’il donnait, il jouissait dans le cœur des autres. Après avoir vendu son fonds, il n’avait pas voulu quitter le quartier où étaient ses habitudes, et il avait pris rue des Bourdonnais un petit appartement de trois pièces au quatrième dans une vieille maison.

De même que les mœurs de Molineux se peignaient dans son étrange mobilier, de même la vie pure et simple de Pillerault était révélée par les dispositions intérieures de son appartement composé d’une antichambre, d’un salon et d’une chambre. Aux dimensions près, c’était la cellule du chartreux. L’antichambre, au carreau rouge et frotté, n’avait qu’une fenêtre ornée de rideaux en percale à bordures rouges, des chaises d’acajou garnies de basane rouge et de clous dorés; les murs étaient tendus d’un papier vert-olive et décorés du Serment des Américains, du portrait de Bonaparte en premier consul, et de la Bataille d’Austerlitz. Le salon, sans doute arrangé par le tapissier, avait un meuble jaune à rosaces, un tapis, la garniture de cheminée en bronze sans dorures, un devant de cheminée peint, une console avec un vase à fleurs sous verre, une table ronde à tapis sur laquelle était un porte-liqueurs. Le neuf de cette pièce annonçait assez un sacrifice fait aux usages du monde par le vieux quincaillier qui recevait rarement. Dans sa chambre, simple comme celle d’un religieux ou d’un vieux soldat, les deux hommes qui apprécient le mieux la vie, un crucifix à bénitier placé dans son alcôve frappait les regards. Cette profession de foi chez un républicain stoïque émouvait profondément. Une vieille femme venait faire son ménage, mais son respect pour les femmes était si grand qu’il ne lui laissait pas cirer ses souliers, nettoyés par abonnement avec un décrotteur. Son costume était simple et invariable. Il portait habituellement une redingote et un pantalon de drap bleu, un gilet de rouennerie, une cravate blanche, et des souliers très-couverts; les jours fériés, il mettait un habit à boutons de métal. Ses habitudes pour son lever, son déjeuner, ses sorties, son dîner, ses soirées et son retour au logis étaient marquées au coin de la plus stricte exactitude, car la régularité des mœurs fait la longue vie et la santé. Il n’était jamais question de politique entre César, les Ragon, l’abbé Loraux et lui, car les gens de cette société se connaissaient trop pour en venir à des attaques sur le terrain du prosélytisme. Comme son neveu et comme les Ragon, il avait une grande confiance en Roguin. Pour lui, le notaire de Paris était toujours un être vénérable, une image vivante de la probité. Dans l’affaire des terrains, Pillerault s’était livré à un contre-examen qui motivait la hardiesse avec laquelle César avait combattu les pressentiments de sa femme.

Le parfumeur monta les soixante-dix-huit marches qui menaient à la petite porte brune de l’appartement de son oncle, en pensant que ce vieillard devait être bien vert pour toujours les monter sans se plaindre. Il trouva la redingote et le pantalon étendus sur le porte-manteau placé à l’extérieur; madame Vaillant les brossait et frottait pendant que ce vrai philosophe enveloppé dans une redingote en molleton gris déjeunait au coin de son feu, en lisant les débats parlementaires dans le Constitutionnel ou Journal du Commerce.

—Mon oncle, dit César, l’affaire est conclue, on va dresser les actes. Si vous aviez cependant quelques craintes ou des regrets, il est encore temps de rompre.

—Pourquoi romprai-je? l’affaire est bonne, mais longue à réaliser, comme toutes les affaires sûres. Mes cinquante mille francs sont à la Banque, j’ai touché hier les derniers cinq mille francs de mon fonds. Quant aux Ragon ils y mettent toute leur fortune.

—Eh! bien, comment vivent-ils?

—Enfin, sois tranquille, ils vivent.

—Mon oncle, je vous entends, dit Birotteau vivement ému et serrant les mains du vieillard austère.

—Comment se fera l’affaire? dit brusquement Pillerault.

—J’y serai pour trois huitièmes, vous et les Ragon pour un huitième; je vous créditerai sur mes livres jusqu’à ce qu’on ait décidé la question des actes notariés.

—Bon! Mon garçon, tu es donc bien riche, pour jeter là trois cent mille francs? Il me semble que tu hasardes beaucoup en dehors de ton commerce, n’en souffrira-t-il pas? Enfin cela te regarde. Si tu éprouvais un échec, voilà les rentes à quatre-vingts, je pourrais vendre deux mille francs de mes consolidés. Prends-y garde, mon garçon: si tu avais recours à moi, ce serait la fortune de ta fille à laquelle tu toucherais là.

—Mon oncle, comme vous dites simplement les plus belles choses! vous me remuez le cœur.

—Le général Foy me le remuait bien autrement tout-à-l’heure! Enfin, va, conclus: les terrains ne s’envoleront pas, ils seront à nous pour moitié; quand il faudrait attendre six ans, nous aurons toujours quelques intérêts, il y a des chantiers qui donnent des loyers, on ne peut donc rien perdre. Il n’y a qu’une chance, encore est-elle impossible, Roguin n’emportera pas nos fonds...

—Ma femme me le disait pourtant cette nuit, elle craint.

—Roguin emporter nos fonds, dit Pillerault en riant, et pourquoi?

—Il a, dit-elle, trop de sentiment dans le nez, et, comme tous les hommes qui ne peuvent pas avoir de femmes, il est enragé pour...

Après avoir laissé échapper un sourire d’incrédulité, Pillerault alla déchirer d’un livret un petit papier, écrivit la somme, et signa.

—Tiens, voilà sur la Banque un bon de cent mille francs pour Ragon et pour moi. Ces pauvres gens ont pourtant vendu à ton mauvais drôle de du Tillet leurs quinze actions dans les mines de Wortschin pour compléter la somme. De braves gens dans la peine, cela serre le cœur. Et des gens si dignes, si nobles, la fleur de la vieille bourgeoisie enfin! Leur frère Popinot le juge n’en sait rien, ils se cachent de lui pour ne pas l’empêcher de se livrer à sa bienfaisance. Des gens qui ont travaillé, comme moi, pendant trente ans.

—Dieu veuille donc que l’Huile Comagène réussisse, s’écria Birotteau, j’en serai doublement heureux. Adieu, mon oncle, vous viendrez dîner dimanche avec les Ragon, Roguin et monsieur Claparon, car nous signerons tous après-demain, c’est demain vendredi, je ne veux faire d’af...

—Tu donnes donc dans ces superstitions-là?

—Mon oncle, je ne croirai jamais que le jour où le fils de Dieu fut mis à mort par les hommes est un jour heureux. On interrompt bien toutes les affaires pour le 21 janvier.

—A dimanche, dit brusquement Pillerault.

—Sans ses opinions politiques, se dit Birotteau en redescendant l’escalier, je ne sais pas s’il aurait son pareil ici-bas, mon oncle. Qu’est-ce que lui fait la politique? il serait si bien en n’y songeant pas du tout. Son entêtement prouve qu’il n’y a pas d’homme parfait.

—Déjà trois heures, dit César en entrant chez lui.

—Monsieur, vous prenez ces valeurs-là? lui demanda Célestin en montrant les broches du marchand de parapluies.

—Oui, à six, sans commission.—Ma femme, apprête tout pour ma toilette, je vais chez monsieur Vauquelin, tu sais pourquoi. Une cravate blanche surtout.

Birotteau donna quelques ordres à ses commis, il ne vit pas Popinot, devina que son futur associé s’habillait, et remonta promptement dans sa chambre où il trouva la Vierge de Dresde magnifiquement encadrée, selon ses ordres.

—Eh! bien, c’est gentil, dit-il à sa fille.

—Mais, papa, dis donc que c’est beau, sans quoi l’on se moquerait de toi.

—Voyez-vous cette fille qui gronde son père. Eh! bien, pour mon goût j’aime autant Héro et Léandre. La Vierge est un sujet religieux qui peut aller dans une chapelle; mais Héro et Léandre, ah! je l’achèterai, car le flacon d’huile m’a donné des idées...

—Mais, papa, je ne te comprends pas.

—Virginie, un fiacre, cria César d’une voix retentissante quand il eut fait sa barbe et que le timide Popinot parut en traînant le pied à cause de Césarine.

L’amoureux ne s’était pas encore aperçu que son infirmité n’existait plus pour sa maîtresse. Délicieuse preuve d’amour que les gens à qui le hasard inflige un vice corporel quelconque peuvent seuls recueillir.

—Monsieur, dit-il, la presse pourra manœuvrer demain.

—Eh! bien, qu’as-tu, Popinot? demanda César en voyant rougir Anselme.

—Monsieur, c’est le bonheur d’avoir trouvé une boutique, arrière-boutique, cuisine et des chambres au-dessus et des magasins pour douze cents francs par an, rue des Cinq-Diamants.

—Il faut obtenir un bail de dix-huit ans, dit Birotteau. Mais allons chez monsieur Vauquelin, nous causerons en route.

César et Popinot montèrent en fiacre aux yeux des commis étonnés de ces exorbitantes toilettes et d’une voiture anormale, ignorants qu’ils étaient des grandes choses méditées par le maître de la Reine des Roses.

—Nous allons donc savoir la vérité sur les noisettes, se dit le parfumeur.

—Des noisettes? dit Popinot.

—Tu as mon secret, Popinot, dit le parfumeur, j’ai lâché le mot noisette, tout est là. L’huile de noisette est la seule qui ait de l’action sur les cheveux, aucune maison de parfumerie n’y a pensé. En voyant la gravure d’Héro et de Léandre, je me suis dit: Si les anciens usaient tant d’huile pour leurs cheveux, ils avaient une raison quelconque, car les anciens sont les anciens! malgré les prétentions modernes, je suis de l’avis de Boileau sur les anciens. Je suis parti de là pour arriver à l’huile de noisette, grâce au petit Bianchon, l’élève en médecine, ton parent; il m’a dit qu’à l’école ses camarades employaient l’huile de noisette pour activer la croissance de leurs moustaches et favoris. Il ne nous manque plus que la sanction de l’illustre monsieur Vauquelin. Éclairés par lui, nous ne tromperons pas le public. Tout à l’heure j’étais à la Halle, chez une marchande de noisettes, pour avoir la matière première, dans un instant, je serai chez l’un des plus grands savants de France pour en tirer la quintessence. Les proverbes ne sont pas sots, les extrêmes se touchent. Vois, mon garçon! le commerce est l’intermédiaire des productions végétales et de la science. Angélique Madou récolte, monsieur Vauquelin extrait, et nous vendons une essence. Les noisettes valent cinq sous la livre, monsieur Vauquelin va centupler leur valeur, et nous rendrons service peut-être à l’humanité, car si la vanité cause de grands tourments à l’homme, un bon cosmétique est alors un bienfait.

La religieuse admiration avec laquelle Popinot écoutait le père de sa Césarine stimula l’éloquence de Birotteau, qui se permit les phrases les plus sauvages qu’un bourgeois puisse inventer.

—Sois respectueux, Anselme, dit-il en entrant dans la rue où demeurait Vauquelin, nous allons pénétrer dans le sanctuaire de la science. Mets la Vierge en évidence, sans affectation, dans la salle à manger, sur une chaise. Pourvu que je ne m’entortille pas dans ce que je veux dire, s’écria naïvement Birotteau. Popinot, cet homme me fait une impression chimique, sa voix me chauffe les entrailles et me cause même une légère colique. Il est mon bienfaiteur, et dans quelques instants, Anselme, il sera le tien.

Ces paroles donnèrent froid à Popinot, qui posa ses pieds comme s’il eût marché sur des œufs, et regarda d’un air inquiet les murailles. Monsieur Vauquelin était dans son cabinet, on lui annonça Birotteau. L’académicien savait le parfumeur adjoint au maire et très en faveur, il le reçut.

—Vous ne m’oubliez donc pas dans vos grandeurs, dit le savant, mais de chimiste à parfumeur, il n’y a que la main.

—Hélas! monsieur, de votre génie à la simplicité d’un bon homme comme moi, il y a l’immensité. Je vous dois ce que vous appelez mes grandeurs, et ne l’oublierai ni dans ce monde, ni dans l’autre.

—Oh! dans l’autre, dit-on, nous serons tous égaux, les rois et les savetiers.

—C’est-à-dire les rois et les savetiers qui se seront saintement conduits, dit Birotteau.

—C’est votre fils, dit Vauquelin en regardant le petit Popinot hébété de ne rien voir d’extraordinaire dans le cabinet où il croyait trouver des monstruosités, de gigantesques machines, des métaux volants, des substances animées.

—Non, monsieur, mais un jeune homme que j’aime et qui vient implorer une bonté égale à votre talent; n’est-elle pas infinie, dit-il d’un air fin. Nous venons vous consulter une seconde fois, à seize ans de distance, sur une matière importante, et sur laquelle je suis ignorant comme un parfumeur.

—Voyons, qu’est-ce?

—Je sais que les cheveux occupent vos veilles, et que vous vous livrez à leur analyse! pendant que vous y pensiez pour la gloire, j’y pensais pour le commerce.

—Cher monsieur Birotteau, que voulez-vous de moi? l’analyse des cheveux? Il prit un petit papier. Je vais lire à l’Académie des sciences un mémoire sur ce sujet. Les cheveux sont formés d’une quantité assez grande de mucus, d’une petite quantité d’huile blanche, de beaucoup d’huile noir-verdâtre, de fer, de quelques atomes d’oxyde de manganèse, de phosphate de chaux, d’une très-petite quantité de carbonate de chaux, de silice et de beaucoup de soufre. Les différentes proportions de ces matières font les différentes couleurs des cheveux. Ainsi les rouges ont beaucoup plus d’huile noir-verdâtre que les autres.

César et Popinot ouvraient des yeux d’une grandeur risible.

—Neuf choses, s’écria Birotteau. Comment! il se trouve dans un cheveu des métaux et des huiles? il faut que ce soit vous, un homme que je vénère, qui me le dise pour que le croie. Est-ce extraordinaire? Dieu est grand, monsieur Vauquelin.

—Le cheveu est produit par un organe folliculaire, reprit le grand chimiste, une espèce de poche ouverte à ses deux extrémités; par l’une elle tient à des nerfs et à des vaisseaux, par l’autre sort le cheveu. Selon quelques-uns de nos savants confrères, et parmi eux monsieur de Blainville, le cheveu serait une partie morte expulsée de cette poche ou crypte que remplit une matière pulpeuse.

—C’est comme qui dirait de la sueur en bâton, s’écria Popinot à qui le parfumeur donna un petit coup de pied dans le talon.

Vauquelin sourit à l’idée de Popinot.

—Il a des moyens, n’est-ce pas? dit alors César en regardant Popinot. Mais, monsieur, si les cheveux sont mort-nés, il est impossible de les faire vivre, nous sommes perdus! le prospectus est absurde; vous ne savez pas comme le public est drôle, on ne peut pas venir lui dire...

—Qu’il a un fumier sur la tête, dit Popinot voulant encore faire rire Vauquelin.

—Des catacombes aériennes, lui répondit le chimiste en continuant la plaisanterie.

—Et mes noisettes qui sont achetées, s’écria Birotteau sensible à la perte commerciale. Mais pourquoi vend-on des...?

—Rassurez-vous, dit Vauquelin en souriant, je vois qu’il s’agit de quelque secret pour empêcher les cheveux de tomber ou de blanchir. Écoutez, voilà mon opinion sur la matière après tous mes travaux.

Popinot dressa les oreilles comme un lièvre effrayé.

—La décoloration de cette substance morte ou vive est, selon moi, produite par l’interruption de la sécrétion des matières colorantes, ce qui expliquerait comment dans les climats froids le poil des animaux à belles fourrures pâlit et blanchit pendant l’hiver.

—Hem? Popinot.

—Il est évident, reprit Vauquelin, que l’altération des chevelures est due à des changements subits dans la température ambiante...

—Ambiante, Popinot! retiens, retiens, cria César.

—Oui, dit Vauquelin, au froid et au chaud alternatifs, ou à des phénomènes intérieurs qui produisent le même effet. Ainsi probablement les migraines et les affections céphalalgiques absorbent, dissipent ou déplacent les fluides générateurs. L’intérieur regarde les médecins. Quant à l’extérieur, arrivent vos cosmétiques.