Tout avait été combiné par du Tillet pour rendre la faillite une agonie constante à son ancien patron. Voici comment. Le temps est si précieux à Paris, que généralement dans les faillites, de deux Syndics, un seul s’occupe des affaires. L’autre est pour la forme: il approuve, comme le second notaire dans les actes notariés. Le Syndic agissant se repose assez souvent sur l’Agréé. Par ce moyen, à Paris, les faillites du premier genre se mènent si rondement que, dans les délais voulus par la loi, tout est bâclé, ficelé, servi, arrangé! En cent jours, le Juge-Commissaire peut dire comme le ministre: L’ordre règne à Varsovie.

Du Tillet voulait la mort commerciale du parfumeur. Aussi le nom des Syndics nommés par l’influence de du Tillet fut-il significatif pour Pillerault. Monsieur Bidault, dit Gigonnet, principal créancier, devait ne s’occuper de rien; Molineux, le petit vieillard tracassier qui ne perdait rien, devait s’occuper de tout. Du Tillet avait jeté à ce petit chacal ce noble cadavre commercial à tourmenter en le dévorant.

Après l’assemblée où les créanciers nommèrent le syndicat, le petit Molineux rentra chez lui, honoré, dit-il, des suffrages de ses concitoyens, heureux d’avoir Birotteau à régenter, comme un enfant d’avoir à tracasser un insecte. Le propriétaire à cheval sur la loi pria du Tillet de l’aider de ses lumières, et il acheta le Code de Commerce. Heureusement Joseph Lebas, prévenu par Pillerault, avait tout d’abord obtenu du président de commettre un juge-commissaire sagace et bienveillant. Gobenheim-Keller, que du Tillet avait espéré avoir, se trouva remplacé par monsieur Camusot, juge-suppléant, le riche marchand de soieries libéral, propriétaire de la maison où demeurait Pillerault, et homme honorable.

Une des plus horribles scènes de la vie de César fut sa conférence obligée avec le petit Molineux, cet être qu’il regardait comme si nul et qui, par une fiction de la loi, était devenu César Birotteau. Il dut aller, accompagné de son oncle, à la Cour Batave, monter les six étages et rentrer dans l’horrible appartement de ce vieillard, son tuteur, son quasi-juge, le représentant de la masse de ses créanciers.

—Qu’as-tu? dit Pillerault à César en entendant une exclamation.

—Ah! mon oncle, vous ne savez pas quel homme est ce Molineux!

—Il y a quinze ans que je le vois de temps en temps au café David, où il joue le soir aux dominos, aussi t’ai-je accompagné.

Monsieur Molineux fut d’une politesse excessive pour Pillerault et d’une dédaigneuse condescendance pour son failli; le petit vieillard avait médité sa conduite, étudié les nuances de son maintien, préparé ses idées.

—Quels renseignements voulez-vous? dit Pillerault. Il n’existe aucune contestation relativement aux créances.

—Oh! dit le petit Molineux, les créances sont en règle, tout est vérifié. Les créanciers sont sérieux et légitimes! Mais la loi, monsieur, la loi! Les dépenses du failli sont en disproportion avec sa fortune... Il conste que le bal...

—Auquel vous avez assisté, dit Pillerault en l’interrompant.

—A coûté près de soixante mille francs, ou que cette somme a été dépensée en cette occasion, l’actif du failli n’allait pas alors à plus de cent et quelques mille francs... il y a lieu de déférer le failli au juge extraordinaire sous l’inculpation de banqueroute simple.

—Est-ce votre avis? dit Pillerault en voyant l’abattement où ce mot jeta Birotteau.

—Monsieur, je distingue: le sieur Birotteau était officier municipal...

—Vous ne nous avez pas fait venir apparemment pour nous expliquer que nous allons être traduits en Police Correctionnelle? dit Pillerault. Tout le café David rirait ce soir de votre conduite.

L’opinion du café David parut effaroucher beaucoup le petit vieillard, qui regarda Pillerault d’un air effaré. Le Syndic comptait voir Birotteau seul, il s’était promis de se poser en arbitre souverain, en Jupiter. Il comptait effrayer Birotteau par le foudroyant réquisitoire préparé, brandir sur sa tête la hache correctionnelle, jouir de ses alarmes, de ses terreurs, puis s’adoucir en se laissant toucher, et rendre sa victime une âme à jamais reconnaissante. Au lieu de son insecte, il rencontrait le vieux sphinx commercial.

—Monsieur, lui dit-il, il n’y a point à rire.

—Pardonnez-moi, répondit Pillerault. Vous traitez assez largement avec monsieur Claparon; vous abandonnez les intérêts de la masse afin de faire décider que vous serez privilégié pour vos sommes. Or, je puis, comme créancier, intervenir. Le Juge-Commissaire est là.

—Monsieur, dit Molineux, je suis incorruptible.

—Je le sais, dit Pillerault, vous avez tiré seulement, comme on dit, votre épingle du jeu. Vous êtes fin, vous avez agi là comme avec votre locataire...

—Oh! monsieur, dit le Syndic redevenant propriétaire comme la chatte métamorphosée en femme court après une souris, mon affaire de la rue Montorgueil n’est pas jugée. Il est survenu ce qu’on appelle un incident. Le Locataire est Locataire Principal. Cet intrigant prétend aujourd’hui qu’ayant donné une année d’avance, et n’ayant plus qu’une année à...

Ici Pillerault jeta sur César un coup d’œil pour lui recommander la plus vive attention.

—Et, l’année étant payée, il peut dégarnir les lieux. Nouveau procès. En effet, je dois conserver mes garanties jusqu’à parfait payement, il peut me devoir des réparations.

—Mais, dit Pillerault, la loi ne vous donne de garantie sur les meubles que pour des loyers.

—Et accessoires! dit Molineux attaqué dans son centre. L’article du Code est interprété par les arrêts rendus sur la matière; il faudrait cependant une rectification législative. J’élabore en ce moment un mémoire à sa Grandeur le Garde des Sceaux sur cette lacune de la législation. Il serait digne du gouvernement de s’occuper des intérêts de la propriété; tout est là pour l’État, nous sommes la souche de l’impôt.

—Vous êtes bien capable d’éclairer le gouvernement, dit Pillerault; mais en quoi pouvons-nous vous éclairer, nous, relativement à nos affaires?

—Je veux savoir, dit Molineux avec une emphatique autorité, si monsieur Birotteau a reçu des sommes de monsieur Popinot.

—Non, monsieur, dit Birotteau.

Il s’ensuivit une discussion sur les intérêts de Birotteau dans la maison Popinot, d’où il résulta que Popinot avait le droit d’être intégralement payé de ses avances, sans entrer dans la faillite pour la moitié des frais d’établissement dus par Birotteau. Le Syndic Molineux, manœuvré par Pillerault, revint insensiblement à des formes douces qui prouvaient combien il tenait à l’opinion des habitués du café David. Il finit par donner des consolations à Birotteau et par lui offrir, ainsi qu’à Pillerault, de partager son modeste dîner. Si l’ex-parfumeur était venu seul, il eût peut-être irrité Molineux, et l’affaire se serait envenimée. En cette circonstance comme en quelques autres, le vieux Pillerault fut un ange tutélaire.

Il est un horrible supplice que la loi commerciale impose aux faillis; ils doivent comparaître en personne, entre leurs Syndics Provisoires et leur Juge-Commissaire, à l’assemblée où leurs créanciers décident de leur sort. Pour un homme qui se met au-dessus de tout, comme pour le négociant qui cherche une revanche, cette triste cérémonie est peu redoutable. Mais pour un homme comme César Birotteau, cette scène est un supplice qui n’a d’analogie que dans le dernier jour d’un condamné à mort. Pillerault fit tout pour rendre à son neveu cet horrible jour supportable.

Voici quelles furent les opérations de Molineux, consenties par le failli. Le procès relatif aux terrains situés rue du Faubourg-du-Temple fut gagné en Cour Royale. Les Syndics décidèrent de vendre les propriétés, César ne s’y opposa point. Du Tillet, instruit des intentions du gouvernement concernant un canal qui devait joindre Saint-Denis à la haute Seine, en passant par le faubourg du Temple, acheta les terrains de Birotteau pour la somme de soixante-dix mille francs. On abandonna les droits de César dans l’affaire des terrains de la Madeleine à monsieur Claparon, à la condition qu’il abandonnerait de son côté toute réclamation relative à la moitié due par Birotteau dans les frais d’enregistrement et de passation de contrat, à la charge de payer le prix des terrains en touchant, dans la faillite, le dividende qui revenait aux vendeurs. L’intérêt du parfumeur dans la maison Popinot et compagnie fut vendu audit Popinot pour la somme de quarante-huit mille francs. Le fonds de la Reine des Roses fut acheté par Célestin Crevel cinquante-sept mille francs avec le droit au bail, les marchandises, les meubles, la propriété de la Pâte des Sultanes, celle de l’Eau Carminative, et la location pour douze ans de la fabrique, dont les ustensiles lui furent également vendus. L’actif liquide fut de cent quatre-vingt-quinze mille francs, auxquels les Syndics ajoutèrent soixante-dix mille francs produits par les droits de Birotteau dans la liquidation de l’infortuné Roguin. Ainsi le total atteignit à deux cent cinquante-cinq mille francs. Le passif montait à quatre cent quarante, il y avait plus de cinquante pour cent.

La faillite est comme une opération chimique, d’où le négociant habile tâche de sortir gras. Birotteau, distillé tout entier dans cette cornue, avait donné un résultat qui rendait du Tillet furieux. Du Tillet croyait à une faillite déshonnête, il voyait une faillite vertueuse. Peu sensible à son gain, car il allait avoir les terrains de la Madeleine sans bourse délier, il aurait voulu le pauvre détaillant déshonoré, perdu, vilipendé. Les créanciers, à l’assemblée générale, allaient sans doute porter le parfumeur en triomphe.

A mesure que le courage de Birotteau lui revenait, son oncle, en sage médecin, lui graduait les doses en l’initiant aux opérations de la faillite. Ces mesures violentes étaient autant de coups. Un négociant n’apprend pas sans douleur la dépréciation des choses qui représentent pour lui tant d’argent, tant de soins. Les nouvelles que lui donnait son oncle le pétrifiaient.

—Cinquante-sept mille francs la Reine des Roses! mais le magasin a coûté dix mille francs; mais les appartements coûtent quarante mille francs; mais les mises de la fabrique, les ustensiles, les formes, les chaudières, ont coûté trente mille francs; mais, à cinquante pour cent de remise, il se trouve pour dix mille francs dans ma boutique; mais la Pâte et l’Eau sont une propriété qui vaut une ferme!

Ces jérémiades du pauvre César ruiné n’épouvantaient guère Pillerault. L’ancien négociant les écoutait comme un cheval reçoit une averse à une porte, mais il était effrayé du morne silence que gardait le parfumeur quand il s’agissait de l’assemblée. Pour qui comprend les vanités et les faiblesses qui dans chaque sphère sociale atteignent l’homme, n’était-ce pas un horrible supplice pour ce pauvre homme que de revenir en failli dans le Palais-de-Justice commercial où il était entré juge? d’aller recevoir des avanies là où il était allé tant de fois remercié des services qu’il avait rendus? Lui Birotteau, dont les opinions inflexibles à l’égard des faillis étaient connues de tout le commerce parisien, lui qui avait dit: «—On est encore honnête homme en déposant son bilan, mais l’on sort fripon d’une assemblée de créanciers!» Son oncle étudia les heures favorables pour le familiariser avec l’idée de comparaître devant ses créanciers assemblés, comme la loi le voulait. Cette obligation tuait Birotteau. Sa muette résignation faisait une vive impression sur Pillerault qui souvent, la nuit, l’entendait à travers la cloison s’écriant:—Jamais! jamais! je serai mort avant.

Pillerault, cet homme si fort par la simplicité de sa vie, comprenait la faiblesse. Il résolut d’éviter à Birotteau les angoisses auxquelles il pouvait succomber dans la scène terrible de sa comparution devant les créanciers, scène inévitable! La loi, sur ce point, est précise, formelle, exigeante. Le négociant qui refuse de comparaître peut, pour ce seul fait, être traduit en police correctionnelle, sous la prévention de banqueroute simple. Mais si la loi force le failli à se présenter, elle n’a pas le pouvoir d’y faire venir le créancier. Une assemblée de créanciers n’est une cérémonie importante que dans des cas déterminés: par exemple, s’il y a lieu de déposséder un fripon et de faire un contrat d’union, s’il y a dissidence entre des créanciers favorisés et des créanciers lésés, si le concordat est ultra-voleur et que le failli ait besoin d’une majorité douteuse. Mais dans le cas d’une faillite où tout est réalisé, comme dans le cas d’une faillite où le fripon a tout arrangé, l’assemblée est une formalité.

Pillerault alla prier chaque créancier l’un après l’autre de signer une procuration pour son agréé. Chaque créancier, du Tillet excepté, plaignait sincèrement César après l’avoir abattu, car chacun savait comment se conduisait le parfumeur, combien ses livres étaient réguliers, combien ses affaires étaient claires: tous les créanciers étaient contents de ne voir parmi eux aucun créancier gai. Molineux, d’abord Agent, puis Syndic, avait trouvé chez César tout ce que le pauvre homme possédait, même la gravure d’Héro et Léandre donnée par Popinot, ses bijoux personnels, son épingle, ses boucles d’or, ses deux montres, qu’un honnête homme aurait emportées sans croire manquer à la probité. Constance avait laissé son modeste écrin. Cette touchante obéissance à la loi frappa vivement le Commerce. Les ennemis de Birotteau présentèrent ces circonstances comme des signes de bêtise; mais les gens sensés les montrèrent sous leur vrai jour, comme un magnifique excès de probité. Deux mois après, l’opinion à la Bourse avait changé. Les gens les plus indifférents avouaient que cette faillite était une des plus rares curiosités commerciales qui se fussent vues sur la place. Aussi les créanciers, sachant qu’ils allaient toucher environ soixante pour cent, firent-ils tout ce que voulait Pillerault. Les agréés sont en très-petit nombre, il arriva donc que plusieurs créanciers eurent le même fondé de pouvoir. Pillerault finit par réduire cette formidable assemblée à trois agréés, à lui-même, à Ragon, aux deux Syndics et au Juge-Commissaire.

Le matin de ce jour solennel, Pillerault dit à son neveu:—César, tu peux aller sans crainte à ton assemblée aujourd’hui, tu n’y trouveras personne.

Monsieur Ragon voulut accompagner son débiteur. Quand l’ancien maître de la Reine des Roses fit entendre sa petite voix sèche, son ex-successeur pâlit; mais le bon petit vieux lui ouvrit les bras, Birotteau s’y précipita comme un enfant dans les bras de son père, et les deux parfumeurs s’arrosèrent de leurs larmes. Le failli reprit courage en voyant tant d’indulgence et monta en fiacre avec son oncle. A dix heures et demie précises, tous trois arrivèrent dans le cloître Saint-Merry, où dans ce temps se tenait le Tribunal de Commerce. A cette heure, il n’y avait personne dans la salle des faillites. L’heure et le jour avaient été choisis d’accord avec les Syndics et le Juge-Commissaire. Les Agréés étaient là pour le compte de leurs clients. Ainsi rien ne pouvait intimider César Birotteau. Cependant le pauvre homme ne vint pas dans le cabinet de monsieur Camusot, qui par hasard avait été le sien, sans une profonde émotion, et il frémissait de passer dans la salle des faillites.

—Il fait froid, dit monsieur Camusot à Birotteau, ces messieurs ne seront pas fâchés de rester ici au lieu d’aller nous geler dans la salle. (Il ne dit pas le mot faillite.) Asseyez-vous, messieurs.

Chacun prit un siége, et le juge donna son fauteuil à Birotteau confus. Les Agréés et les Syndics signèrent.

—Moyennant l’abandon de vos valeurs, dit Camusot à Birotteau, vos créanciers vous font, à l’unanimité, remise du restant de leurs créances, votre Concordat est conçu en des termes qui peuvent adoucir votre chagrin; votre Agréé le fera promptement homologuer: vous voilà libre. Tous les Juges du Tribunal, cher monsieur Birotteau, dit Camusot en lui prenant les mains, sont touchés de votre position sans être surpris de votre courage, et il n’est personne qui n’ait rendu justice à votre probité. Dans le malheur, vous avez été digne de ce que vous étiez ici. Voici vingt ans que je suis dans le commerce, et voici la seconde fois que je vois un négociant tombé gagner encore dans l’estime publique.

Birotteau prit les mains du juge, et les lui serra les larmes aux yeux. Camusot lui demanda ce qu’il comptait faire, Birotteau répondit qu’il allait travailler à payer ses créanciers intégralement.

—Si pour consommer cette noble tâche il vous fallait quelques mille francs, vous les trouveriez toujours chez moi, dit Camusot, je les donnerais avec bien du plaisir pour être témoin d’un fait assez rare à Paris.

Pillerault, Ragon et Birotteau se retirèrent.

—Eh! bien, ce n’était pas la mer à boire, lui dit Pillerault sur la porte du tribunal.

—Je reconnais vos œuvres, mon oncle, dit le pauvre homme attendri.

—Vous voilà rétabli, nous sommes à deux pas de la rue des Cinq-Diamants, venez voir mon neveu, lui dit Ragon.

Ce fut une cruelle sensation par laquelle Birotteau devait passer que de voir Constance assise dans un petit bureau à l’entresol bas et sombre situé au-dessus de la boutique, où dominait un tableau montant au tiers de sa fenêtre, interceptant le jour et sur lequel était écrit: A. POPINOT.

—Voilà l’un des lieutenants d’Alexandre, dit avec la gaieté du malheur Birotteau en montrant le tableau.

Cette gaieté forcée, où se retrouvait naïvement l’inextinguible sentiment de la supériorité que s’était crue Birotteau, causa comme un frisson à Ragon, malgré ses soixante-dix ans. César vit sa femme descendant à Popinot des lettres à signer; il ne put ni retenir ses larmes, ni empêcher son visage de pâlir.

—Bonjour, mon ami, lui dit-elle d’un air riant.

—Je ne te demanderai pas si tu es bien ici, dit César en regardant Popinot.

—Comme chez mon fils, répondit-elle avec un air attendri qui frappa l’ex-négociant.

Birotteau prit Popinot, l’embrassa en disant:—Je viens de perdre à jamais le droit de l’appeler mon fils.

—Espérons, dit Popinot. Votre huile marche, grâce à mes efforts dans les journaux, à ceux de Gaudissart qui a fait la France entière, qui l’a inondée d’affiches, de prospectus, et qui maintenant fait imprimer à Strasbourg des prospectus allemands, et va descendre comme une invasion sur l’Allemagne. Nous avons obtenu le placement de trois mille grosses.

—Trois mille grosses! dit César.

—Et j’ai acheté, dans le faubourg Saint-Marceau, un terrain, pas cher, où l’on construit une fabrique. Je conserverai celle du faubourg du Temple.

—Ma femme, dit Birotteau à l’oreille de Constance, avec un peu d’aide, on s’en serait tiré.

César, sa femme et sa fille se comprirent. Le pauvre employé voulut atteindre à un résultat sinon impossible, du moins gigantesque: au payement intégral de sa dette! Ces trois êtres, unis par le lien d’une probité féroce, devinrent avares, et se refusèrent tout: un liard leur paraissait sacré. Par calcul, Césarine eut pour son commerce un dévouement de jeune fille. Elle passait les nuits, s’ingéniait pour accroître la prospérité de la maison, trouvait des dessins d’étoffes et déployait un génie commercial inné. Les maîtres étaient obligés de modérer son ardeur au travail, ils la récompensaient par des gratifications; mais elle refusait les parures et les bijoux que lui proposaient ses patrons. De l’argent! était son cri. Chaque mois, elle apportait ses appointements, ses petits gains, à son oncle Pillerault. Autant en faisait César, autant madame Birotteau. Tous trois se reconnaissant inhabiles, aucun d’eux ne voulant assumer sur lui la responsabilité du mouvement des fonds, ils avaient remis à Pillerault la direction suprême du placement de leurs économies. Redevenu négociant, l’oncle tirait parti des fonds dans les reports à la Bourse. On apprit plus tard qu’il avait été secondé dans cette œuvre par Jules Desmarets et par Joseph Lebas, empressés l’un et l’autre de lui indiquer les affaires sans risques.

L’ancien parfumeur, qui vivait auprès de son oncle, n’osait le questionner sur l’emploi des sommes acquises par ses travaux et par ceux de sa fille et de sa femme. Il allait tête baissée par les rues, dérobant à tous les regards son visage abattu, décomposé, stupide. César se reprochait de porter du drap fin.

—Au moins, disait-il avec un regard angélique à son oncle, je ne mange pas le pain de mes créanciers. Votre pain me semble doux quoique donné par la pitié que je vous inspire, en songeant que, grâce à cette sainte charité, je ne vole rien sur mes appointements.

Les négociants qui rencontraient l’employé n’y retrouvaient aucun vestige du parfumeur. Les indifférents concevaient une immense idée des chutes humaines à l’aspect de cet homme au visage duquel le chagrin le plus noir avait mis son deuil, qui se montrait bouleversé par ce qui n’avait jamais apparu chez lui, la pensée! N’est pas détruit qui veut. Les gens légers, sans conscience, à qui tout est indifférent, ne peuvent jamais offrir le spectacle d’un désastre. La religion seule imprime un sceau particulier sur les êtres tombés: ils croient à un avenir, à une Providence; il est en eux une certaine lueur qui les signale, un air de résignation sainte entremêlée d’espérance qui cause une sorte d’attendrissement; ils savent tout ce qu’ils ont perdu comme un ange exilé pleurant à la porte du ciel. Les faillis ne peuvent se présenter à la Bourse. César, chassé du domaine de la probité, était une image de l’ange soupirant après le pardon. Pendant quatorze mois, plein des religieuses pensées que sa chute lui inspira, Birotteau refusa tout plaisir. Quoique sûr de l’amitié des Ragon, il fut impossible de le déterminer à venir dîner chez eux, ni chez les Lebas, ni chez les Matifat, ni chez les Protez et Chiffreville, ni même chez monsieur Vauquelin, qui tous s’empressèrent d’honorer en César une vertu supérieure. César aimait mieux être seul dans sa chambre que de rencontrer le regard d’un créancier. Les prévenances les plus cordiales de ses amis lui rappelaient amèrement sa position. Constance et Césarine n’allaient alors nulle part. Le dimanche et les fêtes, seuls jours où elles fussent libres, ces deux femmes venaient à l’heure de la messe prendre César et lui tenaient compagnie chez Pillerault après avoir accompli leurs devoirs religieux. Pillerault invitait l’abbé Loraux, dont la parole soutenait César dans sa vie d’épreuves, et ils restaient alors en famille. L’ancien quincaillier avait la fibre de la probité trop sensible pour désapprouver les délicatesses de César. Aussi avait-il songé à augmenter le nombre des personnes au milieu desquelles le failli pouvait se montrer le front blanc et l’œil à hauteur d’homme.

Au mois de mai 1820, cette famille aux prises avec l’adversité fut récompensée de ses efforts par une première fête que lui ménagea l’arbitre de ses destinées. Le dernier dimanche de ce mois était l’anniversaire du consentement donné par Constance à son mariage avec César. Pillerault avait loué, de concert avec les Ragon, une petite maison de campagne à Sceaux, et l’ancien quincaillier voulut y pendre joyeusement la crémaillère.

—César, dit Pillerault à son neveu le samedi soir, demain nous allons à la campagne, et tu y viendras.

César, qui avait une superbe écriture, faisait le soir des copies pour Derville et pour quelques avoués. Or, le dimanche, muni d’une permission curiale, il travaillait comme un nègre.

—Non, répondit-il, monsieur Derville attend après un compte de tutelle.

—Ta femme et ta fille méritent bien une récompense. Tu ne trouveras que nos amis: l’abbé Loraux, les Ragon, Popinot et son oncle. D’ailleurs, je le veux.

César et sa femme, emportés par le tourbillon des affaires, n’étaient jamais revenus à Sceaux, quoique de temps à autre tous deux souhaitassent y retourner pour revoir l’arbre sous lequel s’était presque évanoui le premier commis de la Reine des Roses. Pendant la route que César fit en fiacre avec sa femme et sa fille, et Popinot qui les menait, Constance jeta à son mari des regards d’intelligence sans pouvoir amener sur ses lèvres un sourire. Elle lui dit quelques mots à l’oreille, il agita la tête pour toute réponse. Les douces expressions de cette tendresse, inaltérable mais forcée, au lieu d’éclaircir le visage de César, le rendirent plus sombre et amenèrent dans ses yeux quelques larmes réprimées. Le pauvre homme avait fait cette route vingt ans auparavant, riche, jeune, plein d’espoir, amoureux d’une jeune fille aussi belle que l’était maintenant Césarine; il rêvait alors le bonheur, et voyait aujourd’hui dans le fond du fiacre sa noble enfant pâlie par les veilles, sa courageuse femme n’ayant plus que la beauté des villes sur lesquelles ont passé les laves d’un volcan. L’amour seul était resté! L’attitude de César étouffait la joie au cœur de sa fille et d’Anselme qui lui représentaient la charmante scène d’autrefois.

—Soyez heureux, mes enfants, vous en avez le droit, leur dit ce pauvre père d’un ton déchirant. Vous pouvez vous aimer sans arrière-pensée, ajouta-t-il.

Birotteau, en disant ces dernières paroles, avait pris les mains de sa femme, et les baisait avec une sainte et admirative affection qui toucha plus Constance que la plus vive gaieté. Quand ils arrivèrent à la maison où les attendaient Pillerault, les Ragon, l’abbé Loraux et le juge Popinot, ces cinq personnes d’élite eurent un maintien, des regards et des paroles qui mirent César à son aise, car toutes étaient émues de voir cet homme toujours au lendemain de son malheur.

—Allez vous promener dans les bois d’Aulnay, dit l’oncle Pillerault en mettant la main de César dans celles de Constance, allez-y avec Anselme et Césarine! vous reviendrez à quatre heures.

—Pauvres gens, nous les gênerions, dit madame Ragon, attendrie par la douleur vraie de son débiteur, il sera bien joyeux tantôt.

—C’est le repentir sans la faute, dit l’abbé Loraux.

—Il ne pouvait se grandir que par le malheur, dit le juge.

Oublier est le grand secret des existences fortes et créatrices; oublier à la manière de la nature, qui ne se connaît point de passé, qui recommence à toute heure les mystères de ses infatigables enfantements. Les existences faibles, comme était celle de Birotteau, vivent dans les douleurs, au lieu de les changer en apophthegmes d’expérience; elles s’en saturent, et s’usent en rétrogradant chaque jour dans les malheurs consommés. Quand les deux couples eurent gagné le sentier qui mène aux bois d’Aulnay, posés comme une couronne sur un des plus jolis coteaux des environs de Paris, et que la vallée aux Loups se montra dans toute sa coquetterie, la beauté du jour, la grâce du paysage, la première verdure et les délicieux souvenirs de la plus belle journée de sa jeunesse, détendirent les cordes tristes dans l’âme de César: il serra le bras de sa femme contre son cœur palpitant, son œil ne fut plus vitreux, la lumière du plaisir y éclata.

—Enfin, dit Constance à son mari, je te revois, mon pauvre César. Il me semble que nous nous comportons assez bien pour nous permettre un petit plaisir de temps en temps.

—Et le puis-je? dit le pauvre homme. Ah! Constance, ton affection est le seul bien qui me reste. Oui, j’ai perdu jusqu’à la confiance que j’avais en moi-même, je n’ai plus de force, mon seul désir est de vivre assez pour mourir quitte avec la terre. Toi, chère femme, toi qui es ma sagesse et ma prudence, toi qui voyais clair, toi qui es irréprochable, tu peux avoir de la gaieté; moi seul, entre nous trois, je suis coupable. Il y a dix-huit mois, au milieu de cette fatale fête, je voyais ma Constance, la seule femme que j’aie aimée, plus belle peut-être que ne l’était la jeune personne avec laquelle j’ai couru dans ce sentier il y a vingt ans, comme courent nos enfants!... En vingt mois, j’ai flétri cette beauté, mon orgueil, un orgueil permis et légitime. Je t’aime davantage en te connaissant mieux... Oh! chère! dit-il en donnant à ce mot une expression qui atteignit au cœur de sa femme, je voudrais bien t’entendre gronder, au lieu de te voir caresser ma douleur.

—Je ne croyais pas, dit-elle, qu’après vingt ans de ménage l’amour d’une femme pour son mari pût s’augmenter.

Ce mot fit oublier pour un moment à César tous ses malheurs, car il avait tant de cœur que ce mot était une fortune. Il s’avança donc presque joyeux vers leur arbre, qui, par hasard, n’avait pas été abattu. Les deux époux s’y assirent en regardant Anselme et Césarine qui tournaient sur la même pelouse sans s’en apercevoir, croyant peut-être aller toujours droit devant eux.

—Mademoiselle, disait Anselme, me croyez-vous assez lâche et assez avide pour avoir profité de l’acquisition de la part de votre père dans l’Huile Céphalique? Je lui conserve avec amour sa moitié, je la lui soigne. Avec ses fonds, je fais l’escompte; s’il y a des effets douteux, je les prends de mon côté. Nous ne pouvons être l’un à l’autre que le lendemain de la réhabilitation de votre père, et j’avance ce jour-là de toute la force que donne l’amour.

L’amant s’était bien gardé de dire ce secret à sa belle-mère. Chez les amants les plus innocents, il y a toujours le désir de paraître grands aux yeux de leurs maîtresses.

—Et sera-ce bientôt? dit-elle.

—Bientôt, dit Popinot d’un ton si pénétrant, que la chaste et pure Césarine tendit son front au cher Anselme qui y mit un baiser avide et respectueux, tant il y avait de noblesse dans l’action de cette enfant.

—Papa, tout va bien, dit-elle à César d’un air fin. Sois gentil, cause, quitte ton air triste.

Quand cette famille si unie rentra dans la maison de Pillerault, César quoique peu observateur, aperçut chez les Ragon un changement de manières qui décelait quelque événement. L’accueil de madame Ragon fut particulièrement onctueux, son regard et son accent disaient à César: Nous sommes payés.

Au dessert, le notaire de Sceaux se présenta; l’oncle Pillerault le fit asseoir, et regarda Birotteau qui commençait à soupçonner une surprise, sans pouvoir en imaginer l’étendue.

—Mon neveu, depuis quatorze mois, les économies de ta femme, de ta fille et les tiennes ont produit quinze mille francs. J’ai reçu trente mille francs pour le dividende de ma créance, nous avons donc quarante-cinq mille francs à donner à tes créanciers. Monsieur Ragon a reçu trente mille francs pour son dividende, monsieur le notaire de Sceaux t’apporte donc une quittance du paiement intégral, intérêts compris, fait à tes amis. Le reste de la somme est chez Crottat, pour Lourdois, la mère Madou, le maçon, le charpentier, et tes créanciers les plus pressés. L’année prochaine, nous verrons. Avec le temps et la patience, on va loin.

La joie de Birotteau ne se décrit pas, il se jeta dans les bras de son oncle en pleurant.

—Qu’il porte aujourd’hui sa croix, dit Ragon à l’abbé Loraux.

Le confesseur attacha le ruban rouge à la boutonnière de l’employé, qui se regarda pendant la soirée à vingt reprises dans les glaces du salon, en manifestant un plaisir dont auraient ri des gens qui se croient supérieurs, et que ces bons bourgeois trouvaient naturel. Le lendemain, Birotteau se rendit chez madame Madou.

—Ah! vous voilà, bon sujet, dit-elle, je ne vous reconnaissais pas, tant vous avez blanchi. Cependant, vous ne pâtissez pas, vous autres: vous avez des places. Moi, je me donne un mal de chien caniche qui tourne une mécanique, et qui mérite le baptême.

—Mais, madame...

—Hé! ce n’est pas un reproche, dit-elle, vous avez quittance.

—Je viens vous annoncer que je vous paierai chez Maître Crottat, notaire, aujourd’hui, le reste de votre créance et les intérêts...

—Est-ce vrai?

—Soyez chez lui à onze heures et demie...

—En voilà de l’honneur, à la bonne mesure et les quatre au cent, dit-elle en admirant avec naïveté Birotteau. Tenez, mon cher monsieur, je fais de bonnes affaires avec votre petit rouge, il est gentil, il me laisse gagner gros sans chicaner les prix afin de m’indemniser; eh! bien, je vous donnerai quittance, gardez votre argent, mon pauvre vieux! La Madou s’allume, elle est piailleuse, mais elle a de ça, dit-elle en se frappant les plus volumineux coussins de chair vive qui aient été connus aux Halles.

—Jamais, dit Birotteau, la loi est précise, je veux vous payer intégralement.

—Alors, je ne me ferai pas prier long-temps, dit-elle. Et demain, à la Halle, je cornerai votre honneur; elle est rare, la farce!

Le bonhomme eut la même scène chez le peintre en bâtiments, le beau-père de Crottat, mais avec des variantes. Il pleuvait. César laissa son parapluie dans un coin de la porte, et le peintre enrichi, voyant l’eau faire son chemin dans la belle salle à manger où il déjeunait avec sa femme, ne fut pas tendre.

—Allons, que voulez-vous, mon pauvre père Birotteau? dit-il du ton dur que beaucoup de gens prennent pour parler à des mendiants importuns.

—Monsieur, votre gendre ne vous a donc pas dit...

—Quoi? reprit Lourdois impatienté en croyant à quelque demande.

—De vous trouver chez lui ce matin, à onze heures et demie, pour me donner quittance du paiement intégral de votre créance?...

—Ah! c’est différent, asseyez-vous donc là, monsieur Birotteau, mangez donc un morceau avec nous...

—Faites-nous le plaisir de partager notre déjeuner, dit madame Lourdois.

—Ça va donc bien? lui demanda le gros Lourdois.

—Non, monsieur, il a fallu déjeuner tous les jours avec une flûte à mon bureau pour amasser quelque argent, mais avec le temps j’espère réparer les dommages faits à mon prochain.

—Vraiment, dit le peintre en avalant une tartine chargée de pâté de foie gras, vous êtes un homme d’honneur.

—Et que fait madame Birotteau? dit madame Lourdois.

—Elle tient les livres et la caisse chez monsieur Anselme Popinot.

—Pauvres gens, dit madame Lourdois à voix basse à son mari.

—Si vous aviez besoin de moi, mon cher monsieur Birotteau, venez me voir, dit Lourdois, je pourrais vous aider...

—J’ai besoin de vous à onze heures, monsieur, dit Birotteau qui se retira.

Ce premier résultat donna du courage au failli, sans lui rendre le repos. Le désir de reconquérir l’honneur agita démesurément sa vie. Il perdit entièrement la fleur qui décorait son visage, ses yeux s’éteignirent et son visage se creusa. Quand d’anciennes connaissances le rencontraient le matin à huit heures, ou le soir à quatre heures, allant à la rue de l’Oratoire ou en revenant, vêtu de la redingote qu’il avait au moment de sa chute et qu’il ménageait comme un pauvre sous-lieutenant ménage son uniforme, les cheveux entièrement blancs, pâle, craintif, quelques-uns l’arrêtaient malgré lui, car son œil était alerte, il se coulait le long des murs à la façon des voleurs.

—On connaît votre conduite, mon ami, disait-on; tout le monde regrette la rigueur avec laquelle vous vous traitez vous-même, ainsi que votre fille et votre femme.

—Prenez un peu plus de temps, disaient les autres, plaie d’argent n’est pas mortelle.

—Non, mais bien la plaie de l’âme, répondit un jour à Matifat le pauvre César affaibli.

Au commencement de l’année 1822, le canal Saint-Martin fut décidé. Les terrains situés dans le faubourg du Temple arrivèrent à des prix fous. Le projet coupa précisément en deux la propriété de du Tillet, autrefois celle de César Birotteau. La compagnie à qui fut concédé le canal accéda à un prix exorbitant si le banquier pouvait livrer son terrain dans un temps donné. Le bail consenti par César à Popinot empêchait l’affaire. Le banquier vint rue des Cinq-Diamants voir le droguiste. Si Popinot était indifférent à du Tillet, le fiancé de Césarine portait à cet homme une haine instinctive. Il ignorait le vol et les infâmes combinaisons commises par l’heureux banquier, mais une voix intérieure lui criait: Cet homme est un voleur impuni. Popinot n’eût pas fait la moindre affaire avec lui, sa présence lui était odieuse. En ce moment surtout, il voyait du Tillet s’enrichissant des dépouilles de son ancien patron, car les terrains de la Madeleine commençaient à s’élever à des prix qui présageaient les valeurs exorbitantes auxquelles ils atteignirent en 1827. Aussi, quand le banquier eut expliqué le motif de sa visite, Popinot le regarda-t-il avec une indignation concentrée.

—Je ne veux point vous refuser mon désistement du bail, mais il me faut soixante mille francs, et je ne rabattrai pas un liard.

—Soixante mille francs, s’écria du Tillet en faisant un mouvement de retraite.

—J’ai encore quinze ans de bail, je dépenserai par an trois mille francs de plus pour me remplacer une fabrique. Ainsi, soixante mille francs, ou ne causons pas davantage, dit Popinot en rentrant dans la boutique où le suivit du Tillet.

La discussion s’échauffa, le nom de Birotteau fut prononcé, madame César descendit et vit du Tillet pour la première fois depuis le fameux bal. Le banquier ne put retenir un mouvement de surprise à l’aspect des changements qui s’étaient opérés chez son ancienne patronne, et il baissa les yeux, effrayé de son ouvrage.

—Monsieur, dit Popinot à madame César, trouve de vos terrains trois cent mille francs, et il nous refuse soixante mille francs d’indemnité pour notre bail...

—Trois mille francs de rente, dit du Tillet avec emphase.

—Trois mille francs, répéta madame César d’un ton simple et pénétrant.

Du Tillet pâlit, Popinot regarda madame Birotteau. Il y eut un moment de silence profond qui rendit cette scène encore plus inexplicable pour Anselme.

—Signez-moi votre désistement que j’ai fait préparer par Crottat, dit du Tillet en tirant un papier timbré de sa poche de côté, je vais vous donner un bon sur la Banque de soixante mille francs.

Popinot regarda madame César sans dissimuler son profond étonnement, il croyait rêver. Pendant que du Tillet signait son bon sur une table à pupitre élevé, Constance disparut et remonta dans l’entresol. Le droguiste et le banquier échangèrent leurs papiers. Du Tillet sortit en saluant Popinot froidement.

—Enfin dans quelques mois, dit Popinot qui regarda du Tillet s’en allant rue des Lombards où son cabriolet était arrêté, grâce à cette singulière affaire, j’aurai ma Césarine. Ma pauvre petite femme ne se brûlera plus le sang à travailler. Comment! un regard de madame César a suffi! Qu’y a-t-il entre elle et ce brigand? Ce qui vient de se passer est bien extraordinaire.

Popinot envoya toucher le bon à la Banque et remonta pour parler à madame Birotteau. Il ne la trouva pas à la caisse, elle était sans doute dans sa chambre. Anselme et Constance vivaient comme vivent un gendre et une belle-mère quand un gendre et une belle-mère se conviennent; il alla donc dans l’appartement de madame César avec l’empressement naturel à un amoureux qui touche au bonheur. Le jeune négociant fut prodigieusement surpris de trouver sa future belle-mère, auprès de laquelle il arriva par un saut de chat, lisant une lettre de du Tillet, car Anselme reconnut l’écriture de l’ancien premier commis de Birotteau. Une chandelle allumée, les fantômes noirs et agités de lettres brûlées sur le carreau firent frissonner Popinot qui, doué d’une vue perçante, avait vu sans le vouloir cette phrase au commencement de la lettre que tenait sa belle-mère:

Je vous adore! vous le savez, ange de ma vie, et pourquoi...

—Quel ascendant avez-vous donc sur du Tillet, pour lui faire conclure une semblable affaire? dit-il en riant de ce rire convulsif que donne un mauvais soupçon réprimé.

—Ne parlons pas de cela, dit-elle en laissant voir un horrible trouble.

—Oui, répondit Popinot tout étourdi, parlons de la fin de vos peines.

Anselme pirouetta sur ses talons et alla jouer du tambour avec ses doigts sur les vitres, en regardant dans la cour.

—Hé! bien, se dit-il, quand elle aurait aimé du Tillet, pourquoi ne me conduirais-je pas en honnête homme?

—Qu’avez-vous, mon enfant, dit la pauvre femme.

—Le compte des bénéfices nets de l’Huile Céphalique se monte à deux cent quarante-deux mille francs, la moitié est de cent vingt-un, dit brusquement Popinot. Si je retranche de cette somme les quarante-huit mille francs donnés à monsieur Birotteau, il en reste soixante-treize mille, qui, joints aux soixante mille francs de la cession du bail, vous donnent cent trente-trois mille francs.

Madame César écoutait dans des anxiétés de bonheur qui la firent palpiter si violemment que Popinot entendait les battements du cœur.

—Eh! bien, j’ai toujours considéré monsieur Birotteau comme mon associé, reprit-il, nous pouvons disposer de cette somme pour rembourser ses créanciers. En l’ajoutant à celle de vingt-huit mille francs de vos économies placés par notre oncle Pillerault, nous avons cent soixante et un mille francs. Notre oncle ne nous refusera pas quittance de ses vingt-cinq mille francs. Aucune puissance humaine ne peut m’empêcher de prêter à mon beau-père, en compte sur les bénéfices de l’année prochaine, la somme nécessaire à parfaire les sommes dues à ses créanciers... Et... il... sera... réhabilité.

—Réhabilité, cria madame César en pliant le genou sur sa chaise, joignant les mains et récitant une prière après avoir lâché la lettre. Cher Anselme, dit-elle après s’être signée, cher enfant! Elle le prit par la tête, le baisa au front, le serra sur son cœur, et fit mille folies.—Césarine est bien à toi! ma fille sera donc bien heureuse. Elle sortira de cette maison où elle se tue.

—Par amour, dit Popinot.

—Oui, répondit la mère en souriant.

—Écoutez un petit secret, dit Popinot en regardant la fatale lettre du coin de l’œil. J’ai obligé Célestin pour lui faciliter l’acquisition de votre fonds, mais j’ai mis une condition à mon obligeance. Votre appartement est comme vous l’avez laissé. J’avais une idée, mais je ne croyais pas que le hasard nous favoriserait autant. Célestin est tenu de vous sous-louer votre ancien appartement, où il n’a pas mis le pied et dont tous les meubles seront à vous. Je me suis réservé le second étage pour y demeurer avec Césarine, qui ne vous quittera jamais. Après mon mariage, je viendrai passer ici les matinées de huit heures du matin à six heures du soir. Pour vous refaire une fortune, j’achèterai cent mille francs l’intérêt de monsieur César, et vous aurez ainsi, avec sa place, huit mille livres de rentes. Ne serez-vous pas heureuse?

—Ne me dites plus rien, Anselme, ou je deviens folle.

L’angélique attitude de madame César et la pureté de ses yeux, l’innocence de son beau front démentaient si magnifiquement les mille idées qui tournoyaient dans la cervelle de l’amoureux, qu’il voulut en finir avec les monstruosités de sa pensée. Une faute était inconciliable avec la vie et les sentiments de la nièce de Pillerault.

—Ma chère mère adorée, dit Anselme, il vient d’entrer malgré moi dans mon âme un horrible soupçon. Si vous voulez me voir heureux vous le détruirez à l’instant même.

Popinot avait avancé la main sur la lettre et s’en était emparé.

—Sans le vouloir, reprit-il effrayé de la terreur qui se peignait sur le visage de Constance, j’ai lu les premiers mots de cette lettre écrite par du Tillet. Ces mots coïncident si singulièrement avec l’effet que vous venez de produire en déterminant la prompte adhésion de cet homme à mes folles exigences, que tout homme l’expliquerait comme le démon me l’explique malgré moi. Votre regard, trois mots ont suffi...

—N’achevez pas, dit madame César en reprenant la lettre et la brûlant aux yeux d’Anselme. Mon enfant, je suis bien cruellement punie d’une faute minime. Sachez donc tout, Anselme: je ne veux pas que le soupçon inspiré par la mère nuise à la fille, et d’ailleurs je puis parler sans avoir à rougir, je dirais à mon mari ce que je vais vous avouer. Du Tillet a voulu me séduire, mon mari fut aussitôt prévenu, du Tillet dut être renvoyé. Le jour où mon mari allait le remercier, il nous a pris trois mille francs!

—Ha! je m’en doutais, dit Popinot en exprimant toute sa haine par son accent.

—Anselme, votre avenir, votre bonheur exigent cette confidence; mais elle doit mourir dans votre cœur, comme elle était morte dans le mien et dans celui de César. Vous devez vous souvenir de la gronde de mon mari à propos d’une erreur de caisse. Monsieur Birotteau, pour éviter un procès et ne pas perdre cet homme, remit sans doute à la caisse trois mille francs, le prix de ce châle de cachemire que je n’ai eu que trois ans après. Voilà mon exclamation expliquée. Hélas! mon cher enfant, je vous avouerai mon enfantillage: du Tillet m’avait écrit trois lettres d’amour, qui le peignaient si bien, dit-elle en soupirant et baissant les yeux, que je les avais gardées... comme curiosité. Je ne les ai pas relues plus d’une fois. Mais enfin il était imprudent de les conserver. En revoyant du Tillet, j’y ai songé, je suis montée chez moi pour les brûler, et je regardais la dernière quand vous êtes entré... Voilà tout, mon ami.

Anselme mit un genou en terre et baisa la main de madame César avec une admirable expression qui leur fit venir des larmes aux yeux à l’un et à l’autre. Sa belle-mère le releva, lui tendit les bras et le serra sur son cœur.

Ce jour devait être un jour de joie pour César. Le secrétaire particulier du roi, monsieur de Vandenesse, vint au bureau lui parler. Ils sortirent ensemble dans la petite cour de la Caisse d’amortissement.

—Monsieur Birotteau, dit le vicomte de Vandenesse, vos efforts pour payer vos créanciers ont été par hasard connus du roi. Sa Majesté, touchée d’une conduite si rare, et sachant que, par humilité, vous ne portiez pas l’ordre de la Légion-d’Honneur, m’envoie vous ordonner d’en reprendre l’insigne. Puis, voulant vous aider à remplir vos obligations, elle m’a chargé de vous remettre cette somme, prise sur sa cassette particulière, en regrettant de ne pouvoir faire davantage. Que ceci demeure dans un profond secret, car Sa Majesté trouve peu royale la divulgation officielle de ses bonnes œuvres, dit le secrétaire intime en remettant six mille francs à l’employé qui pendant ce discours éprouvait des sensations inexprimables.

Birotteau n’eut sur les lèvres que des mots sans suite à balbutier, Vandenesse le salua de la main en souriant. Le sentiment qui animait le pauvre César est si rare dans Paris, que sa vie avait insensiblement excité l’admiration. Joseph Lebas, le juge Popinot, Camusot, l’abbé Loraux, Ragon, le chef de la maison importante où était Césarine, Lourdois, monsieur de La Billardière en avaient parlé. L’opinion, déjà changée à son égard, le portait aux nues.

—Voilà un homme d’honneur! Ce mot avait déjà plusieurs fois retenti à l’oreille de César quand il passait dans la rue, et lui donnait l’émotion qu’éprouve un auteur en entendant dire: Le voilà! Cette belle renommée assassinait du Tillet. Quand César eut les billets de banque envoyés par le souverain, sa première pensée fut de les employer à payer son ancien commis. Le bonhomme alla rue de la Chaussée-d’Antin, en sorte que quand le banquier rentra chez lui de ses courses, il s’y rencontra dans l’escalier avec son ancien patron.

—Eh! bien, mon pauvre Birotteau! dit-il d’un air patelin.

—Pauvre? s’écria fièrement le débiteur. Je suis bien riche. Je poserai ma tête sur mon oreiller ce soir avec la satisfaction de savoir que je vous ai payé.

Cette parole pleine de probité fut une rapide torture pour du Tillet, car malgré l’estime générale il ne s’estimait pas lui-même, une voix inextinguible lui criait:—Cet homme est sublime!

—Me payer! quelles affaires faites-vous donc?

Sûr que du Tillet n’irait pas répéter sa confidence, l’ancien parfumeur dit:—Je ne reprendrai jamais les affaires, monsieur. Aucune puissance humaine ne pouvait prévoir ce qui m’est arrivé. Qui sait si je ne serais pas victime d’un autre Roguin? Mais ma conduite a été mise sous les yeux du roi, son cœur a daigné compatir à mes efforts, et il les a encouragés en m’envoyant à l’instant une somme assez importante qui...

—Vous faut-il une quittance? dit du Tillet en l’interrompant, payez-vous....

—Intégralement, et même les intérêts; aussi vais-je vous prier de venir à deux pas d’ici, chez monsieur Crottat.

—Par devant notaire!

—Mais, monsieur, dit César, il ne m’est pas défendu de songer à la réhabilitation, et les actes authentiques sont alors irrécusables?....

—Allons, dit du Tillet qui sortit avec Birotteau, allons, il n’y a qu’un pas. Mais où prenez-vous tant d’argent? reprit-il.

—Je ne le prends pas, dit César, je le gagne à la sueur de mon front.

—Vous devez une somme énorme à la maison Claparon.

—Hélas! oui, là est ma plus forte dette, je crois bien mourir à la peine.

—Vous ne pourrez jamais le payer, dit durement du Tillet.

—Il a raison, pensa Birotteau.

Le pauvre homme, en revenant chez lui, passa par la rue Saint-Honoré, par mégarde, car il faisait toujours un détour pour ne pas voir sa boutique ni les fenêtres de son appartement. Pour la première fois, depuis sa chute, il revit cette maison où dix-huit ans de bonheur avaient été effacés par les angoisses de trois mois.

—J’avais bien cru finir là mes jours, se dit-il en hâtant le pas. Il avait aperçu la nouvelle enseigne: