DOUBLE PATE DES SULTANES ET EAU CARMINATIVE
DE CÉSAR BIROTTEAU,
DÉCOUVERTE MERVEILLEUSE
APPROUVÉE PAR L’INSTITUT DE FRANCE.
Depuis long-temps une pâte pour les mains et une eau pour le visage, donnant un résultat supérieur à celui obtenu par l’Eau de Cologne dans l’œuvre de la toilette, étaient généralement désirées par les deux sexes en Europe. Après avoir consacré de longues veilles à l’étude du derme et de l’épiderme chez les deux sexes, qui, l’un comme l’autre, attachent avec raison le plus grand prix à la douceur, à la souplesse, au brillant, au velouté de la peau, le sieur Birotteau, parfumeur avantageusement connu dans la capitale et à l’étranger, a découvert une Pâte et une Eau à juste titre nommées, dès leur apparition, merveilleuses par les élégants et par les élégantes de Paris. En effet, cette Pâte et cette Eau possèdent d’étonnantes propriétés pour agir sur la peau, sans la rider prématurément, effet immanquable des drogues employées inconsidérément jusqu’à ce jour et inventées par d’ignorantes cupidités. Cette découverte repose sur la division des tempéraments qui se rangent en deux grandes classes indiquées par la couleur de la Pâte et de l’Eau, lesquelles sont roses pour le derme et l’épiderme des personnes de constitution lymphatique, et blanches pour ceux des personnes qui jouissent d’un tempérament sanguin.
Cette Pâte est nommée Pâte des Sultanes, parce que cette découverte avait déjà été faite pour le sérail par un médecin arabe. Elle a été approuvée par l’Institut sur le rapport de notre illustre chimiste Vauquelin, ainsi que l’Eau établie sur les principes qui ont dicté la composition de la Pâte.
Cette précieuse Pâte, qui exhale les plus doux parfums, fait donc disparaître les taches de rousseur les plus rebelles, blanchit les épidermes les plus récalcitrants, et dissipe les sueurs de la main dont se plaignent les femmes non moins que les hommes.
L’Eau Carminative enlève ces légers boutons qui, dans certains moments, surviennent inopinément aux femmes, et contrarient leurs projets pour le bal; elle rafraîchit et ravive les couleurs en ouvrant ou fermant les pores selon les exigences du tempérament; elle est si connue déjà pour arrêter les outrages du temps que beaucoup de dames l’ont, par reconnaissance, nommée L’AMIE DE LA BEAUTÉ.
L’Eau de Cologne est purement et simplement un parfum banal sans efficacité spéciale, tandis que la Double Pâte des Sultanes et l’Eau Carminative sont deux compositions opérantes, d’une puissance motrice agissant sans danger sur les qualités internes et les secondant; leurs odeurs essentiellement balsamiques et d’un esprit divertissant réjouissent le cœur et le cerveau admirablement, charment les idées et les réveillent; elles sont aussi étonnantes par leur mérite que par leur simplicité; enfin, c’est un attrait de plus offert aux femmes, et un moyen de séduction que les hommes peuvent acquérir.
L’usage journalier de l’Eau dissipe les cuissons occasionnées par le feu du rasoir; elle préserve également les lèvres de la gerçure et les maintient rouges; elle efface naturellement à la longue les taches de rousseur et finit par redonner du ton aux chairs. Ces effets annoncent toujours en l’homme un équilibre parfait entre les humeurs, ce qui tend à délivrer les personnes sujettes à la migraine de cette horrible maladie. Enfin, l’Eau Carminative, qui peut être employée par les femmes dans toutes leurs toilettes, prévient les affections cutanées en ne gênant pas la transpiration des tissus, tout en leur communiquant un velouté persistant.
S’adresser, franc de port, à monsieur César Birotteau, successeur de Ragon, ancien parfumeur de la reine Marie-Antoinette, à la Reine des Roses, rue Saint-Honoré, à Paris, près la place Vendôme.
Le prix du pain de Pâte est de trois livres, et celui de la bouteille est de six livres.
Monsieur César Birotteau, pour éviter toutes les contrefaçons, prévient le public que la Pâte est enveloppée d’un papier portant sa signature, et que les bouteilles ont un cachet incrusté dans le verre.
Le succès fut dû, sans que César s’en doutât, à Constance qui lui conseilla d’envoyer l’Eau Carminative et la Pâte des Sultanes par caisses à tous les parfumeurs de France et de l’étranger, en leur offrant un gain de trente pour cent, s’ils voulaient prendre ces deux articles par grosses. La Pâte et l’Eau valaient mieux, en réalité que les cosmétiques analogues et séduisaient les ignorants par la distinction établie entre les tempéraments: les cinq cents parfumeurs de France, alléchés par le gain, achetèrent annuellement chez Birotteau chacun plus de trois cents grosses de Pâte et d’Eau, consommation qui lui produisit des bénéfices restreints quant à l’article, énormes par la quantité. César put alors acheter les bicoques et les terrains du faubourg du Temple, il y bâtit de vastes fabriques et décora magnifiquement son magasin de la Reine des Roses; son ménage éprouva les petits bonheurs de l’aisance, et sa femme ne trembla plus autant.
En 1810, madame César prévit une hausse dans les loyers, elle poussa son mari à se faire principal locataire de la maison où ils occupaient la boutique et l’entresol, et à mettre leur appartement au premier étage. Une circonstance heureuse décida Constance à fermer les yeux sur les folies que Birotteau fit pour elle dans son appartement. Le parfumeur venait d’être élu juge au tribunal de commerce. Sa probité, sa délicatesse connue et la considération dont il jouissait lui valurent cette dignité qui le classa désormais parmi les notables commerçants de Paris. Pour augmenter ses connaissances, il se leva dès cinq heures du matin, lut les répertoires de jurisprudence et les livres qui traitaient des litiges commerciaux. Son sentiment du juste, sa rectitude, son bon vouloir, qualités essentielles dans l’appréciation des difficultés soumises aux sentences consulaires, le rendirent un des juges les plus estimés. Ses défauts contribuèrent également à sa réputation. En sentant son infériorité, César subordonnait volontiers ses lumières à celles de ses collègues flattés d’être si curieusement écoutés par lui: les uns recherchèrent la silencieuse approbation d’un homme censé profond, en sa qualité d’écouteur; les autres, enchantés de sa modestie et de sa douceur, le vantèrent. Les justiciables louèrent sa bienveillance, son esprit conciliateur, et il fut souvent pris pour arbitre en des contestations où son bon sens lui suggérait une justice de cadi. Pendant le temps que durèrent ses fonctions, il sut se composer un langage farci de lieux communs, semé d’axiomes et de calculs traduits en phrases arrondies qui doucement débitées sonnaient aux oreilles des gens superficiels comme de l’éloquence. Il plut ainsi à cette majorité naturellement médiocre, à perpétuité condamnée aux travaux, aux vues du terre à terre. César perdit tant de temps au tribunal, que sa femme le contraignit à refuser désormais ce coûteux honneur.
Vers 1813, grâce à sa constante union et après avoir vulgairement cheminé dans la vie, ce ménage vit commencer une ère de prospérité que rien ne semblait devoir interrompre. Monsieur et madame Ragon, leurs prédécesseurs, leur oncle Pillerault, Roguin le notaire, les Matifat, droguistes de la rue des Lombards, fournisseurs de la Reine des Roses, Joseph Lebas, marchand drapier, successeur des Guillaume, au Chat qui pelote, une des lumières de la rue Saint-Denis, le juge Popinot, frère de madame Ragon, Chiffreville, de la maison Protez et Chiffreville, monsieur et madame Cochin, employés au Trésor et commanditaires des Matifat, l’abbé Loraux, confesseur et directeur des gens pieux de cette coterie, et quelques autres personnes, composaient le cercle de leurs amis. Malgré les sentiments royalistes de Birotteau, l’opinion publique était alors en sa faveur, il passait pour être très-riche, quoiqu’il ne possédât encore que cent mille francs en dehors de son commerce. La régularité de ses affaires, son exactitude, son habitude de ne rien devoir, de ne jamais escompter son papier et de prendre au contraire des valeurs sûres à ceux auxquels il pouvait être utile, son obligeance lui méritaient un crédit énorme. Il avait d’ailleurs réellement gagné beaucoup d’argent; mais ses constructions et ses fabriques en avaient beaucoup absorbé. Puis sa maison lui coûtait près de vingt mille francs par an. Enfin l’éducation de Césarine, fille unique idolâtrée par Constance autant que par lui, nécessitait de fortes dépenses. Ni le mari ni la femme ne regardaient à l’argent quand il s’agissait de faire plaisir à leur fille dont ils n’avaient pas voulu se séparer. Imaginez les jouissances du pauvre paysan parvenu, quand il entendait sa charmante Césarine répétant au piano une sonate de Steibelt ou chantant une romance; quand il la voyait écrire correctement la langue française, lire Racine père et fils, lui en expliquer les beautés, dessiner un paysage ou faire une sépia! revivre dans une fleur si belle, si pure, qui n’avait pas encore quitté la tige maternelle, un ange enfin dont les grâces naissantes, dont les premiers développements avaient été passionnément suivis, admirés! une fille unique, incapable de mépriser son père ou de se moquer de son défaut d’instruction, tant elle était vraiment jeune fille. En venant à Paris, César savait lire, écrire et compter, mais son instruction en était restée là, sa vie laborieuse l’avait empêché d’acquérir des idées et des connaissances étrangères au commerce de la parfumerie. Mêlé constamment à des gens à qui les sciences, les lettres étaient indifférentes, et dont l’instruction n’embrassait que des spécialités; n’ayant pas de temps pour se livrer à des études élevées, le parfumeur devint un homme pratique. Il épousa forcément le langage, les erreurs, les opinions du bourgeois de Paris qui admire Molière, Voltaire et Rousseau sur parole, qui achète leurs œuvres sans les lire; qui soutient que l’on doit dire ormoire, parce que les femmes serraient dans ces meubles leur or et leurs robes autrefois presque toujours en moire, et que l’on a dit par corruption armoire. Pottier, Talma, mademoiselle Mars, étaient dix fois millionnaires et ne vivaient pas comme les autres humains: le grand tragédien mangeait de la chair crue, mademoiselle Mars faisait parfois fricasser des perles, pour imiter une célèbre actrice égyptienne. L’Empereur avait dans ses gilets des poches en cuir pour pouvoir prendre son tabac par poignées, il montait à cheval au grand galop l’escalier de l’orangerie de Versailles. Les écrivains, les artistes mouraient à l’hôpital par suite de leurs originalités; ils étaient tous athées, il fallait bien se garder de les recevoir chez soi. Joseph Lebas citait avec effroi l’histoire du mariage de sa belle-sœur Augustine avec le peintre Sommervieux. Les astronomes vivaient d’araignées. Ces points lumineux de leurs connaissances en langue française, en art dramatique, en politique, en littérature, en science, expliquent la portée de ces intelligences bourgeoises. Un poète, qui passe rue des Lombards, peut en y sentant quelques parfums rêver l’Asie; il admire des danseuses dans une chauderie en respirant du vétiver; frappé par l’éclat de la cochenille, il y retrouve les poèmes brahamiques, les religions et leurs castes; en se heurtant contre l’ivoire brut, il monte sur le dos des éléphants, dans une cage de mousseline, et y fait l’amour comme le roi de Lahore. Mais le petit commerçant ignore d’où viennent et où croissent les produits sur lesquels il opère. Birotteau parfumeur ne savait pas un iota d’histoire naturelle ni de chimie. En regardant Vauquelin comme un grand homme, il le considérait comme une exception, il était de la force de cet épicier retiré qui résumait ainsi une discussion sur la manière de faire venir le thé:—Le thé ne vient que de deux manières, par caravane ou par le Havre, dit-il d’un air finaud. Selon Birotteau, l’aloès et l’opium ne se trouvaient que rue des Lombards. L’eau de rose prétendue de Constantinople se faisait, comme l’eau de Cologne à Paris. Ces noms de lieux étaient des bourdes inventées pour plaire aux Français qui ne peuvent supporter les choses de leur pays. Un marchand français devait dire sa découverte anglaise, afin de lui donner de la vogue, comme en Angleterre un droguiste attribue la sienne à la France. Néanmoins, César ne pouvait jamais être entièrement sot ni bête: la probité, la bonté jetaient sur les actes de sa vie un reflet qui les rendait respectables, car une belle action fait accepter toutes les ignorances possibles. Son constant succès lui donna de l’assurance. A Paris, l’assurance est acceptée pour le pouvoir dont elle est le signe. L’ayant apprécié durant les trois premières années de leur mariage, sa femme fut en proie à des transes continuelles: elle représentait dans cette union la partie sagace et prévoyante, le doute, l’opposition, la crainte; comme César y représentait l’audace, l’ambition, l’action, le bonheur inouï de la fatalité. Malgré les apparences, le marchand était trembleur, tandis que sa femme avait en réalité de la patience et du courage. Ainsi un homme pusillanime, médiocre, sans instruction, sans idées, sans connaissances, sans caractère, et qui ne devait point réussir sur la place la plus glissante du monde, arriva, par son esprit de conduite, par le sentiment du juste, par la bonté d’une âme vraiment chrétienne, par amour pour la seule femme qu’il eût possédée, à passer pour un homme remarquable, courageux et plein de résolution. Le public ne voyait que les résultats. Hors Pillerault et le juge Popinot, les personnes de sa société, ne le voyant que superficiellement, ne pouvaient le juger; d’ailleurs, les vingt ou trente amis qui se réunissaient entre eux disaient les mêmes niaiseries, répétaient les mêmes lieux communs, se regardaient tous comme des gens supérieurs dans leur partie. Les femmes faisaient assaut de bons dîners et de toilettes; chacune d’elles avait tout dit en disant un mot de mépris sur son mari; madame Birotteau seule avait le bon sens de traiter le sien avec honneur et respect en public: elle voyait en lui l’homme qui, malgré ses secrètes incapacités, avait gagné leur fortune, et dont elle partageait la considération. Seulement, elle se demandait parfois ce qu’était le monde, si tous les hommes prétendus supérieurs ressemblaient à son mari. Sa conduite ne contribuait pas peu à maintenir l’estime respectueuse accordée au marchand dans un pays où les femmes sont assez portées à déconsidérer leurs maris et à s’en plaindre.
Les premiers jours de l’année 1814, si fatale à la France impériale, furent signalés chez eux par deux événements peu marquants dans tout autre ménage, mais de nature à impressionner des âmes simples comme celles de César et de sa femme, qui, en jetant les yeux sur leur passé, n’y trouvaient que des émotions douces. Ils avaient pris pour premier commis un jeune homme de vingt-deux ans, nommé Ferdinand du Tillet. Ce garçon, qui sortait d’une maison de parfumerie où l’on avait refusé de l’intéresser dans les bénéfices, et qui passait pour un génie, se remua beaucoup pour entrer à la Reine des Roses, dont les êtres, les forces et les mœurs intérieures lui étaient connus. Birotteau l’accueillit et lui donna mille francs d’appointements, avec l’intention d’en faire son successeur. Ferdinand eut sur les destinées de cette famille une si grande influence, qu’il est nécessaire d’en dire quelques mots.
D’abord, il se nommait simplement Ferdinand, son nom de famille. Cette anonymie lui parut un immense avantage au moment où Napoléon pressa les familles pour y trouver des soldats. Il était cependant né quelque part, par le fait de quelque cruelle et voluptueuse fantaisie. Voici le peu de renseignements recueillis sur son état civil. En 1793, une pauvre fille du Tillet, petit endroit situé près des Andelys, était venue accoucher nuitamment dans le jardin du desservant de l’église du Tillet, et s’alla noyer après avoir frappé aux volets. Le bon prêtre recueillit l’enfant, lui donna le nom du saint inscrit au calendrier ce jour-là, le nourrit et l’éleva comme son enfant. Le curé mourut en 1804, sans laisser une succession assez opulente pour suffire à l’éducation qu’il avait commencée. Ferdinand, jeté dans Paris, y mena une existence de flibustier dont les hasards pouvaient le mener à l’échafaud ou à la fortune, au barreau, dans l’armée, au commerce, à la domesticité. Ferdinand, obligé de vivre en vrai Figaro, devint commis-voyageur, puis commis parfumeur à Paris, où il revint après avoir parcouru la France, étudié le monde, et pris son parti d’y réussir à tout prix. En 1813, il jugea nécessaire de constater son âge et de se donner un état civil, en requérant au tribunal des Andelys un jugement qui fît passer son acte de baptême des registres du presbytère sur ceux de la mairie, et il y obtint une rectification en demandant qu’on y insérât le nom de du Tillet, sous lequel il s’était fait connaître, autorisé par le fait de son exposition dans la commune. Sans père ni mère, sans autre tuteur que le procureur impérial, seul dans le monde, ne devant de comptes à personne, il traita la Société de Turc à More en la trouvant marâtre: il ne connut d’autre guide que son intérêt, et tous les moyens de fortune lui semblèrent bons. Ce Normand, armé de capacités dangereuses, joignait à son envie de parvenir les âpres défauts reprochés à tort ou à raison aux natifs de sa province. Des manières patelines faisaient passer son esprit chicanier, car c’était le plus rude ferrailleur judiciaire; mais s’il contestait audacieusement le droit d’autrui, il ne cédait rien sur le sien; il prenait son adversaire par le temps, il le lassait par une inflexible volonté. Son principal mérite consistait en celui des Scapins de la vieille comédie: il possédait leur fertilité de ressources, leur adresse à côtoyer l’injuste, leur démangeaison de prendre ce qui était bon à garder. Enfin il comptait appliquer à son indigence le mot que l’abbé Terray disait au nom de l’État, quitte à devenir plus tard honnête homme. Il avait une activité passionnée, une intrépidité militaire à demander à tout le monde une bonne comme une mauvaise action, en justifiant sa demande par la théorie de l’intérêt personnel. Il méprisait trop les hommes en les croyant tous corruptibles, il était trop peu délicat sur le choix des moyens en les trouvant tous bons, il regardait trop fixement le succès et l’argent comme l’absolution du mécanisme moral pour ne pas réussir tôt ou tard. Un pareil homme, placé entre le bagne et des millions, devait être vindicatif, absolu, rapide dans ses déterminations, mais dissimulé comme un Cromwell qui voulait couper la tête à la Probité. Sa profondeur était cachée sous un esprit railleur et léger. Simple commis parfumeur, il ne mettait point de bornes à son ambition; il avait embrassé la Société par un coup d’œil haineux en se disant:—Tu seras à moi! il s’était juré à lui-même de ne se marier qu’à quarante ans. Il se tint parole.
Au physique, Ferdinand était un jeune homme élancé, de taille agréable et de manières mixtes qui lui permettaient de prendre au besoin le diapason de toutes les sociétés. Sa figure chafouine plaisait à la première vue; mais plus tard, en le pratiquant, on y surprenait des expressions étranges qui se peignent à la surface des gens mal avec eux-mêmes, ou dont la conscience grogne à certaines heures. Son teint très-ardent sous la peau molle des Normands avait une couleur aigre. Le regard de ses yeux vairons doublés d’une feuille d’argent était fuyant, mais terrible quand il l’arrêtait droit sur sa victime. Sa voix semblait éteinte comme celle d’un homme qui a long-temps parlé. Ses lèvres minces ne manquaient pas de grâce; mais son nez pointu, son front légèrement bombé trahissaient un défaut de race. Enfin ses cheveux, d’une coloration semblable à celle des cheveux teints en noir, indiquaient un métis social qui tirait son esprit d’un grand seigneur libertin, sa bassesse d’une paysanne séduite, ses connaissances d’une éducation inachevée, et ses vices de son état d’abandon.
Birotteau apprit avec le plus profond étonnement que son commis sortait très-élégamment mis, rentrait fort tard, allait au bal chez des banquiers ou chez des notaires. Ces mœurs déplurent à César: dans ses idées, les commis devaient étudier les livres de leur maison, et penser exclusivement à leur partie. Le parfumeur se choqua de niaiseries, il reprocha doucement à du Tillet de porter du linge trop fin, d’avoir des cartes sur lesquelles son nom était gravé ainsi: F. Du Tillet; mode dans sa jurisprudence commerciale qui appartenait exclusivement aux gens du monde. Ferdinand était venu chez cet Orgon dans les intentions de Tartuffe: il fit la cour à madame César, tenta de la séduire, et jugea son patron comme elle le jugeait elle-même, mais avec une effrayante promptitude. Quoique discret, réservé, ne disant que ce qu’il voulait dire, du Tillet dévoila ses opinions sur les hommes et la vie, de manière à épouvanter une femme timorée qui partageait les religions de son mari, et regardait comme un crime de causer le plus léger tort au prochain. Malgré l’adresse dont usa madame Birotteau, du Tillet devina le mépris qu’il inspirait. Constance, à qui Ferdinand avait écrit quelques lettres d’amour, aperçut bientôt un changement dans les manières de son commis, qui prit avec elle des airs avantageux, pour faire croire à leur bonne intelligence. Sans instruire son mari de ses raisons secrètes, elle lui conseilla de renvoyer Ferdinand. Birotteau se trouva d’accord avec sa femme en ce point. Le renvoi du commis fut résolu. Trois jours avant de le congédier, par un samedi soir, Birotteau fit le compte mensuel de sa caisse, et y trouva trois mille francs de moins. Sa consternation fut affreuse, moins pour la perte que pour les soupçons qui planaient sur trois commis, une cuisinière, un garçon de magasin et des ouvriers attitrés. A qui s’en prendre? madame Birotteau ne quittait point le comptoir. Le commis chargé de la caisse était un neveu de monsieur Ragon, nommé Popinot, jeune homme de dix-neuf ans, logé chez eux, la probité même. Ses chiffres, en désaccord avec la somme en caisse, accusaient le déficit et indiquaient que la soustraction avait été faite après la balance. Les deux époux résolurent de se taire et de surveiller la maison. Le lendemain dimanche, ils recevaient leurs amis. Les familles qui composaient cette espèce de coterie se festoyaient à tour de rôle. En jouant à la bouillotte, Roguin le notaire mit sur le tapis de vieux louis que madame César avait reçus quelques jours auparavant d’une nouvelle mariée, madame d’Espard.
—Vous avez volé un tronc, dit en riant le parfumeur.
Roguin dit avoir gagné cet argent chez un banquier à du Tillet, qui confirma la réponse du notaire, sans rougir. Le parfumeur, lui, devint pourpre. La soirée finie, au moment où Ferdinand alla se coucher, Birotteau l’emmena dans le magasin, sous prétexte de parler affaire.
—Du Tillet, lui dit le brave homme, il manque trois mille francs à ma caisse, et je ne puis soupçonner personne; la circonstance des vieux louis semble être trop contre vous pour que je ne vous en parle point; aussi ne nous coucherons-nous pas sans avoir trouvé l’erreur, car après tout ce ne peut être qu’une erreur. Vous pouvez bien avoir pris quelque chose en compte sur vos appointements.
Du Tillet dit effectivement avoir pris les louis. Le parfumeur alla ouvrir son grand livre, le compte de son commis ne se trouvait pas encore débité.
—J’étais pressé, je devais faire écrire la somme par Popinot, dit Ferdinand.
—C’est juste, dit Birotteau bouleversé par la froide insouciance du Normand qui connaissait bien les braves gens chez lesquels il était venu dans l’intention d’y faire fortune.
Le parfumeur et son commis passèrent la nuit en vérifications que le digne marchand savait inutiles. En allant et venant, César glissa trois billets de banque de mille francs dans la caisse en les collant contre la bande du tiroir, puis il feignit d’être accablé de fatigue, parut dormir et ronfla. Du Tillet le réveilla triomphalement et afficha une joie excessive d’avoir éclairci l’erreur. Le lendemain, Birotteau gronda publiquement le petit Popinot, sa femme, et se mit en colère à propos de leur négligence. Quinze jours après, Ferdinand du Tillet entra chez un agent de change. La parfumerie ne lui convenait pas, dit-il, il voulait étudier la banque. En sortant de chez Birotteau, du Tillet parla de madame César de manière à faire croire que son patron l’avait renvoyé par jalousie. Quelques mois après, du Tillet vint voir son ancien patron, et réclama de lui sa caution pour vingt mille francs, afin de compléter les garanties qu’on lui demandait dans une affaire qui le mettait sur le chemin de la fortune. En remarquant la surprise que Birotteau manifesta de cette effronterie, du Tillet fronça le sourcil et lui demanda s’il n’avait pas confiance en lui. Matifat et deux négociants en affaires avec Birotteau remarquèrent l’indignation du parfumeur qui réprima sa colère en leur présence. Du Tillet était peut-être redevenu honnête homme, sa faute pouvait avoir été causée par une maîtresse au désespoir ou par une tentative au jeu, la réprobation publique d’un honnête homme allait jeter dans une voie de crimes et de malheurs un homme encore jeune et peut-être sur la voie du repentir. Cet ange prit alors la plume et fit un aval sur les billets de du Tillet en lui disant qu’il rendait de grand cœur ce léger service à un garçon qui lui avait été très-utile. Le sang lui montait au visage en faisant ce mensonge officieux. Du Tillet ne soutint pas le regard de cet homme, et lui voua sans doute en ce moment cette haine sans trêve que les anges des ténèbres ont conçue contre les anges de lumière. Du Tillet tint si bien le balancier en dansant sur la corde roide des spéculations financières, qu’il resta toujours élégant et riche en apparence avant de l’être en réalité. Dès qu’il eut un cabriolet, il ne le quitta plus; il se maintint dans la sphère élevée des gens qui mêlent les plaisirs aux affaires, en faisant du foyer de l’Opéra la succursale de la Bourse, les Turcarets de l’époque. Grâce à madame Roguin, qu’il connut chez Birotteau, il se répandit promptement parmi les gens de finance les plus haut placés. En ce moment, Ferdinand du Tillet était arrivé à une prospérité qui n’avait rien de mensonger. Au mieux avec la maison Nucingen où Roguin l’avait fait admettre, il s’était lié promptement avec les frères Keller, avec la haute banque. Personne ne savait d’où lui venaient les immenses capitaux qu’il faisait mouvoir, mais chacun attribuait son bonheur à son intelligence et à sa probité.
La restauration fit un personnage de César, à qui naturellement le tourbillon des crises politiques ôta la mémoire de ces deux accidents domestiques. L’immutabilité de ses opinions royalistes, auxquelles il était devenu fort indifférent depuis sa blessure, mais dans lesquelles il avait persisté par décorum, le souvenir de son dévouement en vendémiaire lui valurent de hautes protections, précisément parce qu’il ne demanda rien. Il fut nommé chef de bataillon dans la garde nationale, quoiqu’il fût incapable de répéter le moindre mot de commandement. En 1815, Napoléon, toujours ennemi de Birotteau, le destitua. Durant les cent jours, Birotteau devint la bête noire des libéraux de son quartier; car en 1815 seulement, commencèrent les scissions politiques entre les négociants, jusqu’alors unanimes dans leurs vœux de tranquillité dont les affaires avaient besoin. A la seconde restauration, le gouvernement royal dut remanier le corps municipal. Le préfet voulut nommer Birotteau maire. Grâce à sa femme, le parfumeur accepta seulement la place d’adjoint qui le mettait moins en évidence. Cette modestie augmenta beaucoup l’estime qu’on lui portait généralement et lui valut l’amitié du maire, monsieur Flamet de La Billardière. Birotteau, qui l’avait vu venir à la Reine des Roses au temps où la boutique servait d’entrepôt aux conspirations royalistes, le désigna lui-même au préfet de la Seine, qui le consulta sur le choix à faire. Monsieur et madame Birotteau ne furent jamais oubliés dans les invitations du maire. Enfin madame César quêta souvent à Saint-Roch, en belle et bonne compagnie. La Billardière servit chaudement Birotteau quand il fut question de distribuer au corps municipal les croix accordées, en appuyant sur sa blessure reçue à Saint-Roch, sur son attachement aux Bourbons et sur la considération dont il jouissait. Le ministère qui voulait, tout en prodiguant la croix de la Légion-d’Honneur afin d’abattre l’œuvre de Napoléon, se faire des créatures et rallier aux Bourbons les différents commerces, les hommes d’art et de science, comprit donc Birotteau dans la prochaine promotion. Cette faveur, en harmonie avec l’éclat que jetait Birotteau dans son arrondissement, le plaçait dans une situation où durent s’agrandir les idées d’un homme à qui jusqu’alors tout avait réussi. La nouvelle que le maire lui avait donnée de sa promotion fut le dernier argument qui décida le parfumeur à se lancer dans l’opération qu’il venait d’exposer à sa femme afin de quitter au plus vite la parfumerie, et s’élever aux régions de la haute bourgeoisie de Paris.
César avait alors quarante ans. Les travaux auxquels il se livrait dans sa fabrique lui avaient donné quelques rides prématurées, et avaient légèrement argenté la longue chevelure touffue que la pression de son chapeau lustrait circulairement. Son front, où, par la manière dont ils étaient plantés, ses cheveux dessinaient cinq pointes, annonçait la simplicité de sa vie. Ses gros sourcils n’effrayaient point, car ses yeux bleus s’harmoniaient par leur limpide regard toujours franc à son front d’honnête homme. Son nez cassé à la naissance et gros du bout lui donnait l’air étonné des gobe-mouches de Paris. Ses lèvres étaient très-lippues, et son grand menton tombait droit. Sa figure, fortement colorée, à contours carrés, offrait, par la disposition des rides, par l’ensemble de la physionomie, le caractère ingénuement rusé du paysan. La force générale du corps, la grosseur des membres, la carrure du dos, la largeur des pieds, tout dénotait d’ailleurs le villageois transplanté dans Paris. Ses mains larges et poilues, les grasses phalanges de ses doigts ridés, ses grands ongles carrés eussent attesté son origine, s’il n’en était pas resté des vestiges dans toute sa personne. Il avait sur les lèvres le sourire de bienveillance que prennent les marchands quand vous entrez chez eux; mais ce sourire commercial était l’image de son contentement intérieur et peignait l’état de son âme douce. Sa défiance ne dépassait jamais les affaires, sa ruse le quittait sur le seuil de la Bourse ou quand il fermait son grand livre. Le soupçon était pour lui ce qu’étaient ses factures imprimées, une nécessité de la vente elle-même. Sa figure offrait une sorte d’assurance comique, de fatuité mêlée de bonhomie qui le rendait original à voir en lui évitant une ressemblance trop complète avec la plate figure du bourgeois parisien. Sans cet air de naïve admiration et de foi en sa personne, il eût imprimé trop de respect; il se rapprochait ainsi des hommes en payant sa quote part de ridicule. Habituellement en parlant il se croisait les mains derrière le dos. Quand il croyait avoir dit quelque chose de galant ou de saillant, il se levait imperceptiblement sur la pointe des pieds, à deux reprises, et retombait sur ses talons lourdement, comme pour appuyer sur sa phrase. Au fort d’une discussion on le voyait quelquefois tourner sur lui-même brusquement, faire quelques pas comme s’il allait chercher des objections et revenir sur son adversaire par un mouvement brusque. Il n’interrompait jamais, et se trouvait souvent victime de cette exacte observation des convenances, car les autres s’arrachaient la parole, et le bonhomme quittait la place sans avoir pu dire un mot. Sa grande expérience des affaires commerciales lui avait donné des habitudes taxées de manies par quelques personnes. Si quelque billet n’était pas payé, il l’envoyait à l’huissier, et ne s’en occupait plus que pour recevoir le capital, l’intérêt et les frais, l’huissier devait poursuivre jusqu’à ce que le négociant fût en faillite; César cessait alors toute procédure, ne comparaissait à aucune assemblée de créanciers, et gardait ses titres. Ce système et son implacable mépris pour les faillis lui venaient de monsieur Ragon qui, dans le cours de sa vie commerciale, avait fini par apercevoir une si grande perte de temps dans les affaires litigieuses, qu’il regardait le maigre et incertain dividende donné par les concordats comme amplement regagné par l’emploi du temps qu’on ne perdait point à aller, venir, faire des démarches et courir après les excuses de l’improbité.
—Si le failli est honnête homme et se refait, il vous payera, disait monsieur Ragon. S’il reste sans ressource et qu’il soit purement malheureux, pourquoi le tourmenter? si c’est un fripon, vous n’aurez jamais rien. Votre sévérité connue vous fait passer pour intraitable, et comme il est impossible de transiger avec vous, tant que l’on peut payer, c’est vous qu’on paye.
César arrivait à un rendez-vous à l’heure dite, mais dix minutes après il partait avec une inflexibilité que rien ne faisait plier; aussi son exactitude rendait-elle exacts les gens qui traitaient avec lui.
Le costume qu’il avait adopté concordait à ses mœurs et sa physionomie. Aucune puissance ne l’eût fait renoncer aux cravates de mousseline blanche dont les coins brodés par sa femme ou sa fille lui pendaient sous le cou. Son gilet de piqué blanc boutonné carrément descendait très-bas sur son abdomen assez proéminent, car il avait un léger embonpoint. Il portait un pantalon bleu, des bas de soie noire et des souliers à rubans dont les nœuds se défaisaient souvent. Sa redingote vert-olive toujours trop large, et son chapeau à grands bords lui donnaient l’air d’un quaker. Quand il s’habillait pour les soirées du dimanche, il mettait une culotte de soie, des souliers à boucles d’or, et son infaillible gilet carré dont les deux bouts s’entrouvraient alors afin de montrer le haut de son jabot plissé. Son habit de drap marron était à grands pans et à longues basques. Il conserva, jusqu’en 1819, deux chaînes de montre qui pendaient parallèlement, mais il ne mettait la seconde que quand il s’habillait.
Tel était César Birotteau, digne homme à qui les mystères qui président à la naissance des hommes avaient refusé la faculté de juger l’ensemble de la politique et de la vie, de s’élever au-dessus du niveau social sous lequel vit la classe moyenne, qui suivait en toute chose les errements de la routine: toutes ses opinions lui avaient été communiquées, et il les appliquait sans examen. Aveugle mais bon, peu spirituel mais profondément religieux, il avait un cœur pur. Dans ce cœur brillait un seul amour, la lumière et la force de sa vie; car son désir d’élévation, le peu de connaissances qu’il avait acquises, tout venait de son affection pour sa femme et pour sa fille.
Quant à madame César, alors âgée de trente-sept ans, elle ressemblait si parfaitement à la Vénus de Milo que tous ceux qui la connaissaient virent son portrait dans cette belle statue quand le duc de Rivière l’envoya. En quelques mois, les chagrins passèrent si promptement leurs teintes jaunes sur son éblouissante blancheur, creusèrent et noircirent si cruellement le cercle bleuâtre où jouaient ses beaux yeux verts, qu’elle eut l’air d’une vieille madone; car elle conserva toujours, au milieu de ses ruines, une douce candeur, un regard pur quoique triste, et il fut impossible de ne pas la trouver toujours belle femme, d’un maintien sage et plein de décence. Au bal prémédité par César, elle devait jouir d’ailleurs d’un dernier éclat de beauté qui fut remarqué.
Toute existence a son apogée, une époque pendant laquelle les causes agissent et sont en rapport exact avec les résultats. Ce midi de la vie, où les forces vives s’équilibrent et se produisent dans tout leur éclat, est non-seulement commun aux êtres organisés, mais encore aux cités, aux nations, aux idées, aux institutions, aux commerces, aux entreprises qui, semblables aux races nobles et aux dynasties, naissent, s’élèvent et tombent. D’où vient la rigueur avec laquelle ce thème de croissance et de décroissance s’applique à tout ce qui s’organise ici-bas? car la mort elle-même a, dans les temps de fléau, son progrès, son ralentissement, sa recrudescence et son sommeil. Notre globe lui-même est peut-être une fusée un peu plus durable que les autres. L’Histoire, en redisant les causes de la grandeur et de la décadence de tout ce qui fut ici-bas, pourrait avertir l’homme du moment où il doit arrêter le jeu de toutes ses facultés; mais ni les conquérants, ni les acteurs, ni les femmes, ni les auteurs n’en écoutent la voix salutaire.
César Birotteau, qui devait se considérer comme étant à l’apogée de sa fortune, prenait ce temps d’arrêt comme un nouveau point de départ. Il ne savait pas, et d’ailleurs ni les nations, ni les rois n’ont tenté d’écrire en caractères ineffaçables la cause de ces renversements dont l’histoire est grosse, dont tant de maisons souveraines ou commerciales offrent de si grands exemples. Pourquoi de nouvelles pyramides ne rappelleraient-elles pas incessamment ce principe qui doit dominer la politique des nations aussi bien que celle des particuliers: Quand l’effet produit n’est plus en rapport direct ni en proportion égale avec sa cause, la désorganisation commence? Mais ces monuments existent partout, c’est les traditions et les pierres qui nous parlent du passé, qui consacrent les caprices de l’indomptable Destin, dont la main efface nos songes et nous prouve que les plus grands événements se résument dans une idée. Troie et Napoléon ne sont que des poèmes. Puisse cette histoire être le poème des vicissitudes bourgeoises auxquelles nulle voix n’a songé, tant elles semblent dénuées de grandeur, tandis qu’elles sont au même titre immenses: il ne s’agit pas d’un seul homme ici, mais de tout un peuple de douleurs.
En s’endormant, César craignit que le lendemain sa femme ne lui fît quelques objections péremptoires, et s’ordonna de se lever de grand matin pour tout résoudre. Au petit jour, il sortit donc sans bruit, laissa sa femme au lit, s’habilla lestement et descendit au magasin, au moment où le garçon en ôtait les volets numérotés. Birotteau, se voyant seul, attendit le lever de ses commis, et se mit sur le pas de sa porte en examinant comment son garçon de peine nommé Raguet s’acquittait de ses fonctions, et Birotteau s’y connaissait! Malgré le froid, le temps était superbe.
—Popinot, va prendre ton chapeau, mets tes souliers, fais descendre monsieur Célestin, nous allons causer tous deux aux Tuileries, dit-il en voyant descendre Anselme.
Popinot, cet admirable contrepied de du Tillet, et qu’un de ces heureux hasards qui font croire à la Providence avait mis auprès de César, joue un si grand rôle dans cette histoire qu’il est nécessaire de le profiler ici. Madame Ragon était une demoiselle Popinot. Elle avait deux frères. L’un, le plus jeune de la famille, se trouvait alors juge suppléant au tribunal de première instance de la Seine. L’aîné avait entrepris le commerce des laines brutes, y avait mangé sa fortune, et mourut en laissant à la charge des Ragon et de son frère le juge qui n’avait pas d’enfants, son fils unique, déjà privé d’une mère morte en couches. Pour donner un état à son neveu, madame Ragon l’avait mis dans la parfumerie en espérant le voir succéder à Birotteau. Anselme Popinot était petit et pied-bot, infirmité que le hasard a donnée à lord Byron, à Walter Scott, à monsieur de Talleyrand, pour ne pas décourager ceux qui en sont affligés. Il avait ce teint éclatant et plein de taches de rousseur qui distingue les gens dont les cheveux sont rouges; mais son front pur, ses yeux de la couleur des agates gris-veiné, sa jolie bouche, sa blancheur et la grâce d’une jeunesse pudique, la timidité que lui inspirait son vice de conformation réveillaient à son profit des sentiments protecteurs: on aime les faibles. Popinot intéressait. Le petit Popinot, tout le monde l’appelait ainsi, tenait à une famille essentiellement religieuse, où les vertus étaient intelligentes, où la vie était modeste et pleine de belles actions. Aussi l’enfant, élevé par son oncle le juge, offrait-il en lui la réunion des qualités qui rendent la jeunesse si belle: sage et affectueux, un peu honteux, mais plein d’ardeur, doux comme un mouton, mais courageux au travail, dévoué, sobre, il était doué de toutes les vertus d’un chrétien des premiers temps de l’Église.
En entendant parler d’une promenade aux Tuileries, la proposition la plus excentrique que pût faire à cette heure son imposant patron, Popinot crut qu’il voulait lui parler d’établissement; le commis pensa soudain à Césarine, la véritable reine des Roses, l’enseigne vivante de la maison et de laquelle il s’éprit le jour même où, deux mois avant du Tillet, il était entré chez Birotteau. En montant l’escalier, il fut donc obligé de s’arrêter, son cœur se gonflait trop, ses artères battaient trop violemment; il descendit bientôt suivi de Célestin, le premier commis de Birotteau. Anselme et son patron cheminèrent sans mot dire vers les Tuileries. Popinot avait alors vingt et un ans, Birotteau s’était marié à cet âge, Anselme ne voyait donc aucun empêchement à son mariage avec Césarine, quoique la fortune du parfumeur et la beauté de sa fille fussent d’immenses obstacles à la réussite de vœux si ambitieux; mais l’amour procède par les élans de l’espérance, et plus ils sont insensés, plus il y ajoute foi; aussi plus sa maîtresse se trouvait loin de lui, plus ses désirs étaient-ils vifs. Heureux enfant qui, par un temps où tout se nivelle, où tous les chapeaux se ressemblent, réussissait à créer des distances entre la fille d’un parfumeur et lui, rejeton d’une vieille famille parisienne! malgré ses doutes, ses inquiétudes, il était heureux: il dînait tous les jours auprès de Césarine! Puis en s’appliquant aux affaires de la maison, il y mettait un zèle, une ardeur qui dépouillait le travail de toute amertume; en faisant tout au nom de Césarine, il n’était jamais fatigué. Chez un jeune homme de vingt ans, l’amour se repaît de dévouement.
—Ce sera un négociant, il parviendra, disait de lui César à madame Ragon en vantant l’activité d’Anselme au milieu des mises de la fabrique, en louant son aptitude à comprendre les finesses de l’art, en rappelant l’âpreté de son travail dans les moments où les expéditions donnaient, et où, les manches retroussées, les bras nus, le boiteux emballait et clouait à lui seul plus de caisses que les autres commis.
Les prétentions connues et avouées d’Alexandre Crottat, premier clerc de Roguin, la fortune de son père, riche fermier de la Brie, formaient des obstacles bien grands au triomphe de l’orphelin; mais ces difficultés n’étaient cependant point encore les plus âpres à vaincre: Popinot ensevelissait au fond de son cœur de tristes secrets qui agrandissaient l’intervalle mis entre Césarine et lui. La fortune des Ragon, sur laquelle il aurait pu compter, était compromise; l’orphelin avait le bonheur de les aider à vivre en leur apportant ses maigres appointements. Cependant il croyait au succès! Il avait plusieurs fois saisi quelques regards jetés avec un apparent orgueil sur lui par Césarine; au fond de ses yeux bleus, il avait osé lire une secrète pensée pleine de caressantes espérances. Il allait donc, travaillé par son espoir du moment, tremblant, silencieux, ému, comme pourraient l’être en semblable occurrence tous les jeunes gens pour qui la vie est en bourgeon.
—Popinot, lui dit le brave marchand, ta tante va-t-elle bien?
—Oui, monsieur.
—Cependant elle me paraît soucieuse depuis quelque temps, y aurait-il quelque chose qui clocherait chez elle? Écoute-moi, garçon, faut pas trop faire le mystérieux avec moi, je suis quasi de la famille, voilà vingt-cinq ans que je connais ton oncle Ragon. Je suis entré chez lui en gros souliers ferrés, arrivant de mon village. Quoique l’endroit s’appelle les Trésorières, j’avais pour toute fortune un louis d’or que m’avait donné ma marraine, feu madame la marquise d’Uxelles, une parente à monsieur le duc et madame la duchesse de Lenoncourt, qui sont de nos pratiques. Aussi ai-je prié tous les dimanches pour elle et pour toute sa famille; j’envoie en Touraine à sa nièce, madame de Mortsauf, toutes ses parfumeries. Il me vient toujours des pratiques par eux, comme, par exemple, monsieur de Vandenesse, qui prend pour douze cents francs par an. On ne serait pas reconnaissant par bon cœur, on devrait l’être par calcul: mais je te veux du bien sans arrière-pensée et pour toi.
—Ah! monsieur, vous aviez, si vous me permettez de vous le dire, une fière caboche!
—Non, mon garçon, non, cela ne suffit point. Je ne dis pas que ma caboche n’en vaille pas une autre, mais j’avais de la probité, mordicus! mais j’ai eu de la conduite, mais je n’ai jamais aimé que ma femme. L’amour est un fameux véhicule, un mot heureux qu’a employé hier monsieur de Villèle à la tribune.
—L’amour! dit Popinot. Oh! monsieur, est-ce que.....
—Tiens, tiens, voilà le père Roguin qui vient à pied par le haut de la place Louis XV, à huit heures. Qu’est-ce que le bonhomme fait donc là? se dit César en oubliant Anselme Popinot et l’huile de noisette.
Les suppositions de sa femme lui revinrent à la mémoire, et, au lieu d’entrer dans le jardin des Tuileries, Birotteau s’avança vers le notaire pour le rencontrer. Anselme suivit son patron à distance, sans pouvoir s’expliquer le subit intérêt qu’il prenait à une chose en apparence si peu importante; mais très-heureux des encouragements qu’il trouvait dans le dire de César sur ses souliers ferrés, son louis d’or et l’amour.
Roguin, grand et gros homme bourgeonné, le front très-découvert, à cheveux noirs, ne manquait pas jadis de physionomie; il avait été audacieux et jeune, car de petit-clerc il était devenu notaire; mais, en ce moment, son visage offrait, aux yeux d’un habile observateur, les tiraillements, les fatigues de plaisirs cherchés. Lorsqu’un homme se plonge dans la fange des excès, il est difficile que sa figure ne soit pas fangeuse en quelque endroit; aussi les contours des rides, la chaleur du teint étaient-ils, chez Roguin, sans noblesse; au lieu de cette lueur pure qui flambe sous les tissus des hommes contenus et leur imprime une fleur de santé, l’on entrevoyait chez lui l’impureté d’un sang fouetté par des efforts contre lesquels regimbe le corps. Son nez était ignoblement retroussé, comme celui des gens chez lesquels les humeurs, en prenant la route de cet organe, produisent une infirmité secrète qu’une vertueuse reine de France croyait naïvement être un malheur commun à l’espèce, n’ayant jamais approché d’autre homme que le roi d’assez près pour reconnaître son erreur. En prisant beaucoup de tabac d’Espagne, Roguin avait cru dissimuler son incommodité, il en avait augmenté les inconvénients qui furent la principale cause de ses malheurs. N’est-ce pas une flatterie sociale un peu trop prolongée que de toujours peindre les hommes sous de fausses couleurs, et de ne pas révéler quelques-uns des vrais principes de leurs vicissitudes, si souvent causées par la maladie? Le mal physique, considéré dans ses ravages moraux, examiné dans ses influences sur le mécanisme de la vie, a peut-être été jusqu’ici trop négligé par les historiens des mœurs. Madame César avait bien deviné le secret du ménage. Dès la première nuit de ses noces, la charmante fille unique du banquier Chevrel avait conçu pour le pauvre notaire une insurmontable antipathie, et voulut aussitôt requérir le divorce. Trop heureux d’avoir une femme riche de cinq cent mille francs sans compter les espérances, Roguin avait supplié sa femme de ne pas intenter une action en divorce, en la laissant libre et se soumettant à toutes les conséquences d’un pareil pacte. Madame Roguin, devenue souveraine maîtresse, se conduisit avec son mari comme une courtisane avec un vieil amant. Roguin trouva bientôt sa femme trop chère, et, comme beaucoup de maris parisiens, il eut un second ménage en ville. D’abord contenue dans de sages bornes, cette dépense fut médiocre. Primitivement, Roguin rencontra, sans grands frais, des grisettes très-heureuses de sa protection; mais, depuis trois ans, il était rongé par une de ces indomptables passions qui envahissent les hommes entre cinquante et soixante ans, et que justifiait l’une des plus magnifiques créatures de ce temps, connue dans les fastes de la prostitution sous le sobriquet de la belle Hollandaise, car elle allait retomber dans ce gouffre où sa mort l’illustra. Elle avait été jadis amenée de Bruges à Paris par un des clients de Roguin, qui, forcé de partir par suite des événements politiques, lui en fit présent en 1815. Le notaire avait acheté pour sa belle une petite maison aux Champs-Élysées, l’avait richement meublée et s’était laissé entraîner à satisfaire les coûteux caprices de cette femme, dont les profusions absorbèrent sa fortune. L’air sombre empreint sur la physionomie de Roguin, et qui se dissipa quand il vit son client, tenait à des événements mystérieux où se trouvaient les secrets de la fortune si rapidement faite par du Tillet. Le plan formé par du Tillet changea dès le premier dimanche où il put observer chez son patron la situation respective de monsieur et madame Roguin. Il était venu moins pour séduire madame César que pour se faire offrir la main de Césarine en dédommagement d’une passion rentrée, et il eut d’autant moins de peine à renoncer à ce mariage qu’il avait cru César riche et le trouvait pauvre. Il espionna le notaire, s’insinua dans sa confiance, se fit présenter chez la belle Hollandaise, y étudia dans quels termes elle était avec Roguin, et apprit qu’elle menaçait de remercier son amant s’il lui rognait son luxe. La belle Hollandaise était de ces femmes folles qui ne s’inquiètent jamais d’où vient l’argent ni comment il s’acquiert, et qui donneraient une fête avec les écus d’un parricide. Elle ne pensait jamais le lendemain à la veille. Pour elle, l’avenir était son après-dîner, et la fin du mois l’éternité, même quand elle avait des mémoires à payer. Charmé de rencontrer un premier levier, du Tillet commença par obtenir de la belle Hollandaise qu’elle aimât Roguin pour trente mille francs par an au lieu de cinquante mille, service que les vieillards passionnés oublient rarement. Après un souper très-aviné, Roguin s’ouvrit à du Tillet sur sa crise financière. Ses immeubles étant absorbés par l’hypothèque légale de sa femme, il avait été conduit par sa passion à prendre dans les fonds de ses clients une somme déjà supérieure à la moitié de sa charge. Quand le reste serait dévoré, l’infortuné Roguin se brûlerait la cervelle, car il croyait diminuer l’horreur de la faillite en imposant la pitié publique. Du Tillet aperçut une fortune rapide et sûre qui brilla comme un éclair dans la nuit de l’ivresse, il rassura Roguin et le paya de sa confiance en lui faisant tirer ses pistolets en l’air.
—En se hasardant ainsi, lui dit-il, un homme de votre portée ne doit pas se conduire comme un sot et marcher à tâtons, mais opérer hardiment.
Il lui conseilla de prendre dès à présent une forte somme, de la lui confier pour être jouée avec audace dans une partie quelconque, à la Bourse, ou dans quelque spéculation choisie entre les mille qui s’entreprenaient alors. En cas de gain, ils fonderaient à eux deux une maison de banque où l’on tirerait parti des dépôts, et dont les bénéfices lui serviraient à contenter sa passion. Si la chance tournait contre eux, Roguin irait vivre à l’étranger au lieu de se tuer, parce que son du Tillet lui serait fidèle jusqu’au dernier sou. C’était une corde à portée de main pour un homme qui se noyait, et Roguin ne s’aperçut pas que le commis parfumeur la lui passait autour du cou. Maître du secret de Roguin, du Tillet s’en servit pour établir à la fois son pouvoir sur la femme, sur la maîtresse et sur le mari. Prévenue d’un désastre qu’elle était loin de soupçonner, madame Roguin accepta les soins de du Tillet, qui sortit alors de chez le parfumeur, sûr de son avenir. Il n’eut pas de peine à convaincre la maîtresse de risquer une somme, afin de ne jamais être obligée de recourir à la prostitution s’il lui arrivait quelque malheur. La femme régla ses affaires, amassa promptement un petit capital, et le remit à un homme en qui son mari se fiait, car le notaire donna d’abord cent mille francs à son complice. Placé près de madame Roguin de manière à transformer les intérêts de cette belle femme en affection, du Tillet sut lui inspirer la plus violente passion. Ses trois commanditaires lui constituèrent naturellement une part; mais, mécontent de cette part, il eut l’audace, en les faisant jouer à la Bourse, de s’entendre avec un adversaire qui lui rendait le montant des pertes supposées, car il joua pour ses clients et pour lui-même. Aussitôt qu’il eut cinquante mille francs, il fut sûr de faire une grande fortune; il porta le coup d’œil d’aigle qui le caractérise dans les phases où se trouvait alors la France: il joua la baisse pendant la campagne de France, et la hausse au retour des Bourbons. Deux mois après la rentrée de Louis XVIII, madame Roguin possédait deux cent mille francs, et du Tillet cent mille écus. Le notaire, aux yeux de qui ce jeune homme était un ange, avait rétabli l’équilibre dans ses affaires. La belle Hollandaise dissipait tout, elle était la proie d’un infâme cancer, nommé Maxime de Trailles, ancien page de l’empereur. Du Tillet découvrit le véritable nom de cette fille en faisant un acte avec elle. Elle se nommait Sarah Gobseck. Frappé de la coïncidence de ce nom avec celui d’un usurier dont il avait entendu parler, il alla chez ce vieil escompteur, la providence des enfants de famille, afin de reconnaître jusqu’où pourrait aller sur lui le crédit de sa parente. Le Brutus des usuriers fut implacable pour sa petite-nièce, mais du Tillet sut lui plaire en se posant comme le banquier de Sarah, et comme ayant des fonds à faire mouvoir. La nature normande et la nature usurière se convinrent l’une à l’autre. Gobseck se trouvait avoir besoin d’un homme jeune et habile pour surveiller une petite opération à l’étranger.
Un Auditeur au Conseil d’État, surpris par le retour des Bourbons, avait eu l’idée, pour se bien mettre en cour, d’aller en Allemagne racheter les titres des dettes contractées par les princes pendant leur émigration. Il offrait les bénéfices de cette affaire, pour lui purement politique, à ceux qui lui donneraient les fonds nécessaires. L’usurier ne voulait lâcher les sommes qu’au fur et à mesure de l’achat des créances, et les faire examiner par un fin représentant. Les usuriers ne se fient à personne, ils veulent des garanties; auprès d’eux, l’occasion est tout: de glace quand ils n’ont pas besoin d’un homme, ils sont patelins et disposés à la bienfaisance quand leur utilité s’y trouve. Du Tillet connaissait le rôle immense sourdement joué sur la place de Paris par les Werbrust et Gigonnet, escompteurs du commerce des rues Saint-Denis et Saint-Martin, par Palma, banquier du faubourg Poissonnière, presque toujours intéressés avec Gobseck. Il offrit donc une caution pécuniaire en se faisant accorder un intérêt et en exigeant que ces messieurs employassent dans leur commerce d’argent les fonds qu’il leur déposerait: il se préparait ainsi des appuis. Il accompagna monsieur Clément Chardin des Lupeaulx dans un voyage en Allemagne qui dura pendant les Cent-Jours, et revint à la seconde restauration, ayant plus augmenté les éléments de sa fortune que sa fortune elle-même. Il était entré dans les secrets des plus habiles calculateurs de Paris, il avait conquis l’amitié de l’homme dont il était le surveillant, car cet habile escamoteur lui avait mis à nu les ressorts et la jurisprudence de la haute politique. Du Tillet était un de ces esprits qui entendent à demi-mot, il acheva de se former pendant ce voyage. Au retour, il retrouva madame Roguin fidèle. Quant au pauvre notaire, il attendait Ferdinand avec autant d’impatience qu’en témoignait sa femme, la belle Hollandaise l’avait de nouveau ruiné. Du Tillet questionna la belle Hollandaise, et ne retrouva pas une dépense équivalente aux sommes dissipées. Du Tillet découvrit alors le secret que Sarah Gobseck lui avait si soigneusement caché, sa folle passion pour Maxime de Trailles, dont les débuts dans sa carrière de vices et de débauche annonçaient ce qu’il fut, un de ces garnements politiques nécessaires à tout bon gouvernement, et que le jeu rendait insatiable. En faisant cette découverte, du Tillet comprit l’insensibilité de Gobseck pour sa petite-nièce. Dans ces conjectures, le banquier du Tillet, car il devint banquier, conseilla fortement à Roguin de garder une poire pour la soif, en embarquant ses clients les plus riches dans une affaire où il pourrait se réserver de fortes sommes, s’il était contraint à faillir en recommençant le jeu de la Banque. Après des hauts et des bas, profitables seulement à du Tillet et à madame Roguin, le notaire entendit enfin sonner l’heure de sa déconfiture. Son agonie fut alors exploitée par son meilleur ami. Du Tillet inventa la spéculation relative aux terrains situés autour de la Madeleine. Naturellement les cent mille francs déposés par Birotteau chez Roguin, en attendant un placement, furent remis à du Tillet qui, voulant perdre le parfumeur, fit comprendre à Roguin qu’il courait moins de dangers à prendre dans ses filets ses amis intimes.—Un ami, lui dit-il, conserve des ménagements jusque dans sa colère. Peu de personnes savent aujourd’hui combien peu valait à cette époque une toise de terrain autour de la Madeleine, mais ces terrains allaient nécessairement être vendus au-dessus de leur valeur momentanée à cause de l’obligation où l’on serait d’aller trouver des propriétaires qui profiteraient de l’occasion; or du Tillet voulait être à portée de recueillir les bénéfices sans supporter les pertes d’une spéculation à long terme. En d’autres termes, son plan consistait à tuer l’affaire pour s’adjuger un cadavre qu’il savait pouvoir raviver. En semblable occurrence, les Gobseck, les Palma, les Werbrust et Gigonnet se prêtaient mutuellement la main; mais du Tillet n’était pas assez intime avec eux pour leur demander leur aide; d’ailleurs il voulait si bien cacher son bras tout en conduisant l’affaire, qu’il pût recueillir les profits du vol sans en avoir la honte; il sentit donc la nécessité d’avoir à lui l’un de ces mannequins vivants nommés dans la langue commerciale hommes de paille. Son joueur supposé de la Bourse lui parut propre à devenir son âme damnée, et il entreprit sur les droits divins en créant un homme. D’un ancien commis-voyageur, sans moyens ni capacité, excepté celle de parler indéfiniment sur toute espèce de sujet en ne disant rien, sans sou ni maille, mais pouvant comprendre un rôle et le jouer sans compromettre la pièce; plein de l’honneur le plus rare, c’est-à-dire capable de garder un secret et de se laisser déshonorer au profit de son commettant, du Tillet fit un banquier qui montait et dirigeait les plus grandes entreprises, le chef de la maison Claparon. La destinée de Charles Claparon était d’être un jour livré aux juifs et aux pharisiens, si les affaires lancées par du Tillet exigeaient une faillite, et Claparon le savait. Mais, pour un pauvre diable qui se promenait mélancoliquement sur les boulevards avec un avenir de quarante sous dans sa poche quand son camarade du Tillet le rencontra, les petites parts qui devaient lui être abandonnées dans chaque affaire furent un Eldorado. Ainsi son amitié, son dévouement pour du Tillet corroborés d’une reconnaissance irréfléchie, excités par les besoins d’une vie libertine et décousue, lui faisaient dire amen à tout. Puis, après avoir vendu son honneur, il le vit risquer avec tant de prudence, qu’il finit par s’attacher à son ancien camarade, comme un chien à son maître. Claparon était un caniche fort laid, mais toujours prêt à faire le saut de Curtius. Dans la combinaison actuelle, il devait représenter une moitié des acquéreurs des terrains comme César Birotteau représenterait l’autre. Les valeurs que Claparon recevrait de Birotteau seraient escomptées par un des usuriers de qui du Tillet pouvait emprunter le nom, pour précipiter Birotteau dans les abîmes d’une faillite, quand Roguin lui enlèverait ses fonds. Les syndics de la faillite agiraient au gré des inspirations de du Tillet qui, possesseur des écus donnés par le parfumeur et son créancier sous différents noms, ferait liciter les terrains et les achèterait pour la moitié de leur valeur en payant avec les fonds de Roguin et le dividende de la faillite. Le notaire trempait dans ce plan en croyant avoir une bonne part des précieuses dépouilles du parfumeur et de ses co-intéressés; mais l’homme à la discrétion duquel il se livrait devait se faire et se fit la part du lion. Roguin, ne pouvant poursuivre du Tillet devant aucun tribunal, fut heureux de l’os à ronger qui lui fut jeté, de mois en mois, au fond de la Suisse où il trouva des beautés au rabais. Les circonstances, et non une méditation d’auteur tragique inventant une intrigue, avaient engendré cet horrible plan. La haine sans désir de vengeance est un grain tombé sur du granit; la vengeance vouée à César, par du Tillet, était donc un des mouvements les plus naturels, ou il faut nier la querelle des anges maudits et des anges de lumière. Du Tillet ne pouvait sans de grands inconvénients assassiner le seul homme dans Paris qui le savait coupable d’un vol domestique, mais il pouvait le jeter dans la boue et l’annihiler au point de rendre son témoignage impossible. Pendant long-temps sa vengeance avait germé dans son cœur sans fleurir, car les gens les plus haineux font à Paris très-peu de plans, la vie y est trop rapide, trop remuée; il y a trop d’accidents imprévus; mais aussi ces perpétuelles oscillations, en ne permettant pas la préméditation, servent une pensée tapie au fond du cœur qui guette leurs chances fluviatiles. Quand Roguin avait fait sa confidence à du Tillet, le commis y entrevit vaguement la possibilité de détruire César, et il ne s’était pas trompé. Sur le point de quitter son idole, le notaire buvait le reste de son philtre dans la coupe cassée, il allait tous les jours aux Champs-Élysées et revenait chez lui de grand matin. Ainsi la défiante madame César avait raison. Dès qu’un homme se résout à jouer le rôle que du Tillet avait donné à Roguin, il acquiert les talents du plus grand comédien, il a la vue d’un lynx et la pénétration d’un voyant, il sait magnétiser sa dupe; aussi le notaire avait-il aperçu Birotteau long-temps avant que Birotteau ne le vît, et quand le parfumeur le regarda, il lui tendait déjà la main de loin.
—Je viens d’aller recevoir le testament d’un grand personnage qui n’a pas huit jours à vivre, dit-il de l’air le plus naturel du monde; mais l’on m’a traité comme un médecin de village, on m’a envoyé chercher en voiture, et je reviens à pied.
Ces paroles dissipèrent un léger nuage de défiance qui avait obscurci le front du parfumeur, et que Roguin entrevit; aussi le notaire se garda-t-il bien de parler de l’affaire des terrains le premier, car il voulait porter le dernier coup à sa victime.
—Après les testaments, les contrats de mariage, dit Birotteau, voilà la vie. Et à propos de cela, quand épousons-nous la Madeleine? Hé! hé! papa Roguin, ajouta-t-il en lui tapant sur le ventre.
Entre hommes la prétention des plus chastes bourgeois est de paraître égrillards.
—Mais si ce n’est pas aujourd’hui, répondit le notaire d’un air diplomatique, ce ne sera jamais. Nous craignons que l’affaire ne s’ébruite, je suis déjà vivement pressé par deux de mes plus riches clients qui veulent se mettre dans cette spéculation. Aussi est-ce à prendre ou à laisser. Passé midi, je dresserai les actes et vous n’aurez la faculté d’y être que jusqu’à une heure. Adieu. Je vais précisément lire les minutes que Xandrot a dû me dégrossir pendant cette nuit.
—Eh! bien, c’est fait, vous avez ma parole, dit Birotteau en courant après le notaire et lui frappant dans la main. Prenez les cent mille francs qui devaient servir à la dot de ma fille.
—Bien, dit Roguin en s’éloignant.
Pendant l’instant que Birotteau mit à revenir auprès du petit Popinot, il éprouva dans ses entrailles une chaleur violente, son diaphragme se contracta, ses oreilles tintèrent.
—Qu’avez-vous, monsieur? lui demanda le commis en voyant à son maître le visage pâle.
—Ah! mon garçon, je viens de conclure par un seul mot une grande affaire, personne n’est maître de ses émotions en pareil cas. D’ailleurs tu n’y es pas étranger. Aussi, t’ai-je amené ici pour y causer plus à l’aise, personne ne nous écoutera. Ta tante est gênée, à quoi donc a-t-elle perdu son argent? dis-le-moi.
—Monsieur, mon oncle et ma tante avaient leurs fonds chez monsieur de Nucingen, ils ont été forcés de prendre en remboursement des actions dans les mines de Wortschin qui ne donnent pas encore de dividende, et il est difficile à leur âge de vivre d’espérance.
—Mais avec quoi vivent-ils?
—Ils m’ont fait le plaisir d’accepter mes appointements.
—Bien, bien, Anselme, dit le parfumeur en laissant voir une larme qui roula dans ses yeux, tu es digne de l’attachement que je te porte. Aussi vas-tu recevoir une haute récompense de ton application à mes affaires.
En disant ces paroles, le négociant grandissait autant à ses propres yeux qu’à ceux de Popinot; il y mit cette bourgeoise et naïve emphase, expression de sa supériorité postiche.
—Quoi! vous auriez deviné ma passion pour...
—Pour qui? dit le parfumeur.
—Pour mademoiselle Césarine.
—Ah! garçon, tu es bien hardi, s’écria Birotteau. Mais garde bien ton secret, je te promets de l’oublier, et tu sortiras de chez moi demain. Je ne t’en veux pas; à ta place, diable! diable! j’en aurais fait tout autant. Elle est si belle!
—Ah, monsieur! dit le commis qui sentait sa chemise mouillée tant il se tressuait.
—Mon garçon, cette affaire n’est pas l’affaire d’un jour: Césarine est sa maîtresse, et sa mère a ses idées. Ainsi rentre en toi-même, essuie tes yeux, tiens ton cœur en bride, et n’en parlons jamais. Je ne rougirais pas de t’avoir pour gendre: neveu de monsieur Popinot, juge au tribunal de première instance; neveu des Ragon, tu as le droit de faire ton chemin tout comme un autre: mais il y a des mais, des car, des si! Quel diable de chien me lâches-tu là dans une conversation d’affaire! Tiens, assieds-toi sur cette chaise, et que l’amoureux fasse place au commis. Popinot, es-tu homme de cœur? dit-il en regardant son commis. Te sens-tu le courage de lutter avec plus fort que toi, de te battre corps à corps?...
—Oui, monsieur.
—De soutenir un combat long, dangereux...
—De quoi s’agit-il?
—De couler l’huile de Macassar! dit Birotteau, se dressant en pied comme un héros de Plutarque. Ne nous abusons pas, l’ennemi est fort, bien campé, redoutable. L’huile de Macassar a été rondement menée. La conception est habile. Les fioles carrées ont l’originalité de la forme. Pour mon projet, j’ai pensé à faire les nôtres triangulaires; mais je préférerais, après de mûres réflexions, de petites bouteilles de verre mince clissées en roseau; elles auraient un air mystérieux, et le consommateur aime tout ce qui l’intrigue.
—C’est coûteux, dit Popinot. Il faudrait tout établir au meilleur marché possible, afin de faire de fortes remises aux détaillants.
—Bien, mon garçon, voilà les vrais principes. Songes-y bien, l’huile de Macassar se défendra! elle est spécieuse, elle a un nom séduisant. On la présente comme une importation étrangère, et nous aurons le malheur d’être de notre pays. Voyons, Popinot, te sens-tu de force à tuer Macassar? D’abord tu l’emporteras dans les expéditions d’outre-mer: il paraît que Macassar est réellement aux Indes, il est plus naturel alors d’envoyer le produit français aux Indiens que de leur renvoyer ce qu’ils sont censés nous fournir. A toi les pacotilleurs! Mais il faut lutter à l’étranger, lutter dans les départements! Or l’huile de Macassar a été bien affichée, il ne faut pas se déguiser sa puissance, elle est poussée, le public la connaît.
—Je la coulerai, s’écria Popinot l’œil en feu.
—Avec quoi? lui dit Birotteau. Voilà bien l’ardeur des jeunes gens. Écoute-moi donc jusqu’au bout.
Anselme se mit comme un soldat au port d’armes devant un maréchal de France.
—J’ai inventé, Popinot, une huile pour exciter la pousse des cheveux, raviver le cuir chevelu, maintenir la couleur des chevelures mâles et femelles. Cette essence n’aura pas moins de succès que ma pâte et mon eau; mais je ne veux pas exploiter ce secret par moi-même, je pense à me retirer du commerce. C’est toi, mon enfant, qui lanceras mon huile Comagène (du mot coma, mot latin qui signifie cheveux, comme me l’a dit monsieur Alibert, médecin du roi. Ce mot se trouve dans la tragédie de Bérénice, où Racine a mis un roi de Comagène, amant de cette belle reine si célèbre par sa chevelure, lequel amant, sans doute par flatterie, a donné ce nom à son royaume! Comme ces grands génies ont de l’esprit! ils descendent aux plus petits détails).
Le petit Popinot garda son sérieux en écoutant cette parenthèse saugrenue, évidemment dite pour lui qui avait de l’instruction.
—Anselme, j’ai jeté les yeux sur toi pour fonder une maison de commerce de haute droguerie, rue des Lombards, dit Birotteau. Je serai ton associé secret, je te baillerai les premiers fonds. Après l’huile Comagène, nous essaierons de l’essence de vanille, de l’esprit de menthe. Enfin, nous aborderons la droguerie en la révolutionnant, en vendant ses produits concentrés au lieu de les vendre en nature. Ambitieux jeune homme, es-tu content?
Anselme ne pouvait répondre, tant il était oppressé, mais ses yeux pleins de larmes répondaient pour lui. Cette offre lui semblait dictée par une indulgente paternité qui lui disait: Mérite Césarine en devenant riche et considéré.
—Monsieur, répondit-il enfin en prenant l’émotion de Birotteau pour de l’étonnement, moi aussi je réussirai!
—Voilà comme j’étais, s’écria le parfumeur, je n’ai pas dit un autre mot. Si tu n’as pas ma fille, tu auras toujours une fortune. Eh! bien, garçon, qu’est-ce qui te prend?
—Laissez-moi espérer qu’en acquérant l’une j’obtiendrai l’autre.
—Je ne puis t’empêcher d’espérer, mon ami, dit Birotteau touché par le ton d’Anselme.
—Eh! bien, monsieur, puis-je dès aujourd’hui prendre mes mesures pour trouver une boutique afin de commencer au plus tôt?
—Oui, mon enfant. Demain nous irons nous enfermer tous deux à la fabrique. Avant d’aller dans le quartier de la rue des Lombards, tu passeras chez Livingston, pour savoir si ma presse hydraulique pourra fonctionner demain. Ce soir, nous irons, à l’heure du dîner, chez l’illustre et bon monsieur Vauquelin pour le consulter. Ce savant s’est occupé tout récemment de la composition des cheveux, il a recherché quelle était leur substance colorante, d’où elle provenait, quelle était la contexture des cheveux. Tout est là, Popinot. Tu sauras mon secret, et il ne s’agira plus que de l’exploiter avec intelligence. Avant d’aller chez Livingston, passe chez Pieri Bénard. Mon enfant, le désintéressement de monsieur Vauquelin est une des grandes douleurs de ma vie: il est impossible de lui rien faire accepter. Heureusement j’ai su par Chiffreville qu’il voulait une Vierge de Dresde, gravée par un certain Muller, et, après deux ans de correspondance en Allemagne, Bénard a fini par la trouver sur papier de Chine, avant la lettre: elle coûte quinze cents francs, mon garçon. Aujourd’hui, notre bienfaiteur la verra dans son antichambre en nous reconduisant, car elle doit être encadrée, tu t’en assureras. Nous nous rappellerons ainsi à son souvenir, ma femme et moi, car quant à la reconnaissance, voilà seize ans que nous prions Dieu, tous les jours, pour lui. Moi, je ne l’oublierai jamais; mais, Popinot, enfoncés dans la science, les savants oublient tout, femmes, amis, obligés. Nous autres, notre peu d’intelligence nous permet au moins d’avoir le cœur chaud. Ça console de ne pas être un grand homme. Ces messieurs de l’Institut, c’est tout cerveau, tu verras, vous ne les rencontrez jamais dans une église. Monsieur Vauquelin est toujours dans son cabinet ou dans son laboratoire, j’aime à croire qu’il pense à Dieu en analysant ses ouvrages. Voilà qui est entendu: je te ferai les fonds, je te laisserai la possession de mon secret, nous serons de moitié, sans qu’il soit besoin d’acte. Vienne le succès! nous arrangerons nos flûtes. Cours, mon garçon, moi je vais à mes affaires. Écoute donc, Popinot, je donnerai dans vingt jours un grand bal, fais-toi faire un habit, viens-y comme un commerçant déjà calé...