ACTE PREMIER
SCÈNE I.—SOSTRATE, CLITIDAS.
CLITIDAS, à part.
Il est attaché à ses pensées.
SOSTRATE[126], se croyant seul.
Non, Sostrate, je ne vois rien où tu puisses avoir recours, et tes maux sont d’une nature à ne te laisser nulle espérance d’en sortir.
CLITIDAS, à part.
Il raisonne tout seul.
SOSTRATE, se croyant seul.
Hélas!
CLITIDAS, à part.
Voilà des soupirs qui veulent dire quelque chose, et ma conjecture se trouvera véritable.
SOSTRATE, se croyant seul.
Sur quelles chimères, dis-moi, pourrois-tu bâtir quelque espoir? et que peux-tu envisager, que l’affreuse longueur d’une vie malheureuse, et des ennuis à ne finir que par la mort?
CLITIDAS, à part.
Cette tête-là est plus embarrassée que la mienne.
SOSTRATE, se croyant seul.
Ah! mon cœur! ah! mon cœur! où m’avez-vous jeté?
CLITIDAS.
Serviteur, seigneur Sostrate.
SOSTRATE.
Où vas-tu, Clitidas?
CLITIDAS.
Mais vous, plutôt, que faites-vous ici? et quelle secrète mélancolie, quelle humeur sombre, s’il vous plaît, vous peut retenir dans ces bois, tandis que tout le monde a couru en foule à la magnificence de la fête dont l’amour du prince Iphicrate vient de régaler sur la mer la promenade des princesses; tandis qu’elles y ont reçu des cadeaux[127] merveilleux de musique et de danse, et qu’on a vu les rochers et les ondes se parer de divinités pour faire honneur à leurs attraits?
SOSTRATE.
Je me figure assez, sans la voir, cette magnificence, et tant de gens, d’ordinaire, s’empressent à porter de la confusion dans ces sortes de fêtes, que j’ai cru à propos de ne pas augmenter le nombre des importuns.
CLITIDAS.
Vous savez que votre présence ne gâte jamais rien, et que vous n’êtes point de trop en quelque lieu que vous soyez. Votre visage est bien venu partout, et il n’a garde d’être de ces visages disgraciés qui ne sont jamais bien reçus des regards souverains. Vous êtes également bien auprès des deux princesses, et la mère et la fille vous font assez connoître l’estime qu’elles font de vous, pour n’appréhender pas de fatiguer leurs yeux; et ce n’est pas cette crainte, enfin, qui vous a retenu.
SOSTRATE.
J’avoue que je n’ai pas naturellement grande curiosité pour ces sortes de choses.
CLITIDAS.
Mon Dieu! quand on n’auroit nulle curiosité pour les choses, on en a toujours pour aller où l’on trouve tout le monde; et, quoi que vous puissiez dire, on ne demeure point tout seul, pendant une fête, à rêver parmi des arbres, comme vous faites, à moins d’avoir en tête quelque chose qui embarrasse.
SOSTRATE.
Que voudrois-tu que j’y pusse avoir?
CLITIDAS.
Ouais, je ne sais d’où cela vient; mais il sent ici l’amour. Ce n’est pas moi. Ah! par ma foi, c’est vous.
SOSTRATE.
Que tu es fou, Clitidas!
CLITIDAS.
Je ne suis point fou. Vous êtes amoureux; j’ai le nez délicat, et j’ai senti cela d’abord.
SOSTRATE.
Sur quoi prends-tu cette pensée?
CLITIDAS.
Sur quoi? Vous seriez bien étonné si je vous disois encore de qui vous êtes amoureux.
SOSTRATE.
Moi?
CLITIDAS.
Oui. Je gage que je vais deviner tout à l’heure celle que vous aimez. J’ai mes secrets, aussi bien que notre astrologue dont la princesse Aristione est entêtée; et, s’il a la science de lire dans les astres la fortune des hommes, j’ai celle de lire dans les yeux le nom des personnes qu’on aime. Tenez vous un peu et ouvrez les yeux. É, par soi[128], é; r, i, ri, éri; p, h, i, phi, ériphi; l, e, le: Ériphile. Vous êtes amoureux de la princesse Ériphile.
SOSTRATE.
Ah! Clitidas, j’avoue que je ne puis cacher mon trouble, et tu me frappes d’un coup de foudre.
CLITIDAS.
Vous voyez si je suis savant!
SOSTRATE.
Hélas! si, par quelque aventure, tu as pu découvrir le secret de mon cœur, je te conjure au moins de ne le révéler à qui que ce soit, et surtout de le tenir caché à la belle princesse dont tu viens de dire le nom.
CLITIDAS.
Et, sérieusement parlant, si dans vos actions j’ai bien pu connoître depuis un temps la passion que vous voulez tenir secrète, pensez-vous que la princesse Ériphile puisse avoir manqué de lumières pour s’en apercevoir? Les belles, croyez-moi, sont toujours les plus clairvoyantes à découvrir les ardeurs qu’elles causent; et le langage des yeux et des soupirs se fait entendre, mieux qu’à tout autre, à celles à qui il s’adresse.
SOSTRATE.
Laissons-la, Clitidas, laissons-la voir, si elle peut, dans mes soupirs et mes regards, l’amour que ses charmes m’inspirent; mais gardons bien que par nulle autre voie elle en apprenne jamais rien.
CLITIDAS.
Et qu’appréhendez-vous? Est-il possible que ce même Sostrate qui n’a pas[129] craint ni Brennus[130] ni tous les Gaulois, et dont le bras a si glorieusement contribué à nous défaire de ce déluge de barbares qui ravageoient la Grèce; est-il possible, dis-je, qu’un homme si assuré dans la guerre soit si timide en amour, et que je le voie trembler à dire seulement qu’il aime?
SOSTRATE.
Ah! Clitidas, je tremble avec raison; et tous les Gaulois du monde, ensemble, sont bien moins redoutables que deux beaux yeux pleins de charmes.
CLITIDAS.
Je ne suis pas de cet avis; et je sais bien, pour moi, qu’un seul Gaulois, l’épée à la main, me feroit beaucoup plus trembler que cinquante beaux yeux ensemble les plus charmans du monde. Mais, dites-moi un peu, qu’espérez-vous faire?
SOSTRATE.
Mourir sans déclarer ma passion.
CLITIDAS.
L’espérance est belle! Allez, allez, vous vous moquez; un peu de hardiesse réussit toujours aux amans: il n’y a en amour que les honteux qui perdent: et je dirois ma passion à une déesse, moi, si j’en devenois amoureux.
SOSTRATE.
Trop de choses, hélas! condamnent mes feux à un éternel silence.
CLITIDAS.
Et quoi?
SOSTRATE.
La bassesse de ma fortune, dont il plaît au ciel de rabattre l’ambition de mon amour; le rang de la princesse, qui met entre elle et mes désirs une distance si fâcheuse; la concurrence de deux princes appuyés de tous les grands titres qui peuvent soutenir les prétentions de leurs flammes; de deux princes qui, par mille et mille magnificences, se disputent à tous momens la gloire de sa conquête, et sur l’amour de qui on attend tous les jours de voir son choix se déclarer; mais plus que tout, Clitidas, le respect inviolable où ses beaux yeux assujettissent toute la violence de mon ardeur.
CLITIDAS.
Le respect bien souvent n’oblige pas tant que l’amour; et je me trompe fort, ou la jeune princesse a connu votre flamme et n’y est pas insensible.
SOSTRATE.
Ah! ne t’avise point de vouloir flatter par pitié le cœur d’un misérable.
CLITIDAS.
Ma conjecture est fondée. Je lui vois reculer beaucoup le choix de son époux, et je veux éclaircir un peu cette petite affaire-là. Vous savez que je suis auprès d’elle en quelque espèce de faveur, que j’y ai les accès ouverts, et qu’à force de me tourmenter[131] je me suis acquis le privilége de me mêler à la conversation, et de parler à tort et à travers de toutes choses. Quelquefois cela ne me réussit pas, mais quelquefois aussi cela me réussit. Laissez-moi faire, je suis de vos amis; les gens de mérite me touchent, et je veux prendre mon temps pour entretenir la princesse de...
SOSTRATE.
Ah! de grâce, quelque bonté que mon malheur t’inspire, garde-toi bien de lui rien dire de ma flamme. J’aimerois mieux mourir que de pouvoir être accusé par elle de la moindre témérité, et ce profond respect où ses charmes divins...
CLITIDAS.
Taisons-nous, voici tout le monde.
SCÈNE II.—ARISTIONE, IPHICRATE, TIMOCLÈS, SOSTRATE, ANAXARQUE, CLÉON, CLITIDAS.
ARISTIONE, à Iphicrate.
Prince, je ne puis me lasser de le dire, il n’est point de spectacle au monde qui puisse le disputer en magnificence à celui que vous venez de nous donner. Cette fête a eu des ornemens qui l’emportent sans doute sur tout ce que l’on sauroit voir; et elle vient de produire à nos yeux quelque chose de si noble, de si grand et de si majestueux, que le ciel même ne sauroit aller au delà; et je puis dire assurément qu’il n’y a rien dans l’univers qui s’y puisse égaler.
TIMOCLÈS.
Ce sont des ornemens dont on ne peut pas espérer que toutes les fêtes soient embellies; et je dois fort trembler, madame, pour la simplicité du petit divertissement que je m’apprête à vous donner dans le bois de Diane.
ARISTIONE.
Je crois que nous n’y verrons rien que de fort agréable; et, certes, il faut avouer que la campagne a lieu de nous paroître belle, et que nous n’avons pas le temps de nous ennuyer dans cet agréable séjour qu’ont célébré tous les poëtes sous le nom de Tempé. Car enfin, sans parler des plaisirs de la chasse que nous y prenons à toute heure, et de la solennité des jeux Pythiens que l’on y célèbre tantôt, vous prenez soin l’un et l’autre de nous y combler de tous les divertissemens qui peuvent charmer les chagrins des plus mélancoliques. D’où vient, Sostrate, qu’on ne vous a point vu dans notre promenade?
SOSTRATE.
Une petite indisposition, madame, m’a empêché de m’y trouver.
IPHICRATE.
Sostrate est de ces gens, madame, qui croient qu’il ne sied pas bien d’être curieux comme les autres; et il est beau d’affecter de ne pas courir où tout le monde court.
SOSTRATE.
Seigneur, l’affectation n’a guère de part à tout ce que je fais; et, sans vous faire compliment, il y avoit des choses à voir dans cette fête qui pouvoient m’attirer, si quelque autre motif ne m’avoit retenu.
ARISTIONE.
Et Clitidas a-t-il vu cela?
CLITIDAS.
Oui, madame; mais du rivage.
ARISTIONE.
Et pourquoi du rivage?
CLITIDAS.
Ma foi, madame, j’ai craint quelqu’un des accidens qui arrivent d’ordinaire dans ces confusions. Cette nuit, j’ai songé de poisson mort et d’œufs cassés; et j’ai appris du seigneur Anaxarque que les œufs cassés et le poisson mort signifient malencontre.
ANAXARQUE.
Je remarque une chose: que Clitidas n’auroit rien à dire, s’il ne parloit de moi.
CLITIDAS.
C’est qu’il y a tant de choses à dire de vous, qu’on n’en sauroit parler assez.
ANAXARQUE.
Vous pourriez prendre d’autres matières, puisque je vous en ai prié.
CLITIDAS.
Le moyen? ne dites-vous pas que l’ascendant est plus fort que tout? et s’il est écrit dans les astres que je sois enclin à parler de vous, comment voulez-vous que je résiste à ma destinée?
ANAXARQUE.
Avec tout le respect, madame, que je vous dois, il y a une chose qui est fâcheuse dans votre cour, que tout le monde y prenne liberté de parler, et que le plus honnête homme y soit exposé aux railleries du premier méchant plaisant.
CLITIDAS.
Je vous rends grâce de l’honneur.
ARISTIONE, à Anaxarque.
Que vous êtes fou de vous chagriner de ce qu’il dit!
CLITIDAS.
Avec tout le respect que je dois à madame, il y a une chose qui m’étonne dans l’astrologie: comment des gens qui savent tous les secrets des dieux, et qui possèdent des connaissances à se mettre au-dessus de tous les hommes, aient besoin de faire leur cour et de demander quelque chose.
ANAXARQUE.
Vous devriez gagner un peu mieux votre argent, et donner à madame de meilleures plaisanteries.
CLITIDAS.
Ma foi, on les donne telles qu’on peut. Vous en parlez fort à votre aise; et le métier de plaisant n’est pas comme celui d’astrologue: bien mentir et bien plaisanter sont deux choses fort différentes, et il est bien plus facile de tromper les gens que de les faire rire.
ARISTIONE.
Eh! qu’est-ce donc que cela veut dire?
CLITIDAS, se parlant à lui-même.
Paix, impertinent que vous êtes! ne savez-vous pas bien que l’astrologie est une affaire d’État, et qu’il ne faut point toucher à cette corde-là? Je vous l’ai dit plusieurs fois, vous vous émancipez trop, et vous prenez de certaines libertés qui vous joueront un mauvais tour, je vous en avertis. Vous verrez qu’un de ces jours on vous donnera du pied au cul, et qu’on vous chassera comme un faquin. Taisez-vous, si vous êtes sage.
ARISTIONE.
Où est ma fille?
TIMOCLÈS.
Madame, elle s’est écartée; et je lui ai présenté une main qu’elle a refusé d’accepter.
ARISTIONE.
Princes, puisque l’amour que vous avez pour Ériphile a bien voulu se soumettre aux lois que j’ai voulu vous imposer; puisque j’ai su obtenir de vous que vous fussiez rivaux sans devenir ennemis, et qu’avec pleine soumission aux sentimens de ma fille vous attendez un choix dont je l’ai faite seule maîtresse, ouvrez-moi tous deux le fond de votre âme, et me dites sincèrement quel progrès vous croyez l’un et l’autre avoir fait sur son cœur.
TIMOCLÈS.
Madame, je ne suis point pour[132] me flatter, j’ai fait ce que j’ai pu pour toucher le cœur de la princesse Ériphile, et je m’y suis pris, que[133] je crois, de toutes les tendres manières dont un amant se peut servir: je lui ai fait des hommages soumis de tous mes vœux; j’ai montré des assiduités, j’ai rendu des soins chaque jour; j’ai fait chanter ma passion aux voix les plus touchantes, et l’ai fait exprimer en vers aux plumes les plus délicates; je me suis plaint de mon martyre en des termes passionnés; j’ai fait dire à mes yeux, aussi bien qu’à ma bouche, le désespoir de mon amour; j’ai poussé à ses pieds des soupirs languissans; j’ai même répandu des larmes; mais tout cela inutilement, et je n’ai point connu qu’elle ait dans l’âme aucun ressentiment[134] de mon ardeur.
ARISTIONE.
Et vous, prince?
IPHICRATE.
Pour moi, madame, connoissant son indifférence et le peu de cas qu’elle fait des devoirs qu’on lui rend, je n’ai voulu perdre auprès d’elle ni plaintes, ni soupirs, ni larmes. Je sais qu’elle est toute soumise à vos volontés, et que ce n’est que de votre main seule qu’elle voudra prendre un époux; aussi n’est-ce qu’à vous que je m’adresse pour l’obtenir, à vous plutôt qu’à elle que je rends tous mes soins et tous mes hommages. Et plût au ciel, madame, que vous eussiez voulu jouir des conquêtes que vous lui faites, et recevoir pour vous les vœux que vous lui renvoyez!
ARISTIONE.
Prince, le compliment est d’un amant adroit, et vous avez entendu dire qu’il falloit cajoler les mères pour obtenir les filles; mais ici, par malheur, tout cela devient inutile, et je me suis engagée à laisser le choix tout entier à l’inclination de ma fille.
IPHICRATE.
Quelque pouvoir que vous lui donniez pour ce choix, ce n’est point compliment, madame, que ce que je vous dis. Je ne recherche la princesse Ériphile que parce qu’elle est votre sang; je la trouve charmante par tout ce qu’elle tient de vous, et c’est vous que j’adore en elle.
ARISTIONE.
Voilà qui est fort bien.
IPHICRATE.
Oui, madame, toute la terre voit en vous des attraits et des charmes que je...
ARISTIONE.
De grâce, prince, ôtons ces charmes et ces attraits: vous savez que ce sont des mots que je retranche des complimens qu’on me veut faire. Je souffre qu’on me loue de ma sincérité; qu’on dise que je suis une bonne princesse, que j’ai de la parole pour tout le monde, de la chaleur pour mes amis, et de l’estime pour le mérite et la vertu: je puis tâter de tout cela; mais, pour les douceurs de charmes et d’attraits, je suis bien aise qu’on ne m’en serve point; et, quelque vérité qui s’y pût rencontrer, on doit faire quelque scrupule d’en goûter la louange, quand on est mère d’une fille comme la mienne.
IPHICRATE.
Ah! madame, c’est vous qui voulez être mère malgré tout le monde; il n’est point d’yeux qui ne s’y opposent; et, si vous le vouliez, la princesse Ériphile ne seroit que votre sœur.
ARISTIONE.
Mon Dieu! prince, je ne donne point dans tous ces galimatias où donnent la plupart des femmes: je veux être mère parce que je la suis, et ce seroit en vain que je ne la voudrois pas être. Ce titre n’a rien qui me choque, puisque, de mon consentement, je me suis exposée à le recevoir. C’est un foible de notre sexe, dont, grâce au ciel, je suis exempte; et je ne m’embarrasse point de ces grandes disputes d’âge sur quoi nous voyons tant de folles. Revenons à notre discours. Est-il possible que jusqu’ici vous n’ayez pu connoître où penche l’inclination d’Ériphile?
IPHICRATE.
Ce sont obscurités pour moi.
TIMOCLÈS.
C’est pour moi un mystère impénétrable.
ARISTIONE.
La pudeur peut-être l’empêche de s’expliquer à vous et à moi. Servons-nous de quelque autre pour découvrir le secret de son cœur. Sostrate, prenez de ma part cette commission, et rendez cet office à ces princes, de savoir adroitement de ma fille vers qui des deux ses sentimens peuvent tourner.
SOSTRATE.
Madame, vous avez cent personnes dans votre cour sur qui vous pourriez mieux verser l’honneur d’un tel emploi; et je me sens mal propre à bien exécuter ce que vous souhaitez de moi.
ARISTIONE.
Votre mérite, Sostrate, n’est point borné aux seuls emplois de la guerre. Vous avez de l’esprit, de la conduite, de l’adresse; et ma fille fait cas de vous.
SOSTRATE.
Quelque autre mieux que moi, madame...
ARISTIONE.
Non, non; en vain vous vous en défendez.
SOSTRATE.
Puisque vous le voulez, madame, il vous faut obéir; mais je vous jure que, dans toute votre cour, vous ne pouviez choisir personne qui ne fût en état de s’acquitter beaucoup mieux que moi d’une telle commission.
ARISTIONE.
C’est trop de modestie; et vous vous acquitterez toujours bien de toutes les choses dont on vous chargera. Découvrez doucement les sentimens d’Ériphile, et faites-la ressouvenir qu’il faut se rendre de bonne heure dans le bois de Diane.
SCÈNE III.—IPHICRATE, TIMOCLÈS, SOSTRATE, CLITIDAS.
IPHICRATE, à Sostrate.
Vous pouvez croire que je prends part à l’estime que la princesse vous témoigne.
TIMOCLÈS, à Sostrate.
Vous pouvez croire que je suis ravi du choix que l’on a fait de vous.
IPHICRATE.
Vous voilà en état de servir vos amis.
TIMOCLÈS.
Vous avez de quoi rendre de bons offices aux gens qu’il vous plaira.
IPHICRATE.
Je ne vous recommande point mes intérêts.
TIMOCLÈS.
Je ne vous dis point de parler pour moi.
SOSTRATE.
Seigneurs, il seroit inutile. J’aurois tort de passer les ordres de ma commission; et vous trouverez bon que je ne parle ni pour l’un ni pour l’autre.
IPHICRATE.
Je vous laisse agir comme il vous plaira.
TIMOCLÈS.
Vous en userez comme vous voudrez.
SCÈNE IV.—IPHICRATE, TIMOCLÈS, CLITIDAS.
IPHICRATE, bas, à Clitidas.
Clitidas se ressouvient bien qu’il est de mes amis; je lui recommande toujours de prendre mes intérêts auprès de sa maîtresse contre ceux de mon rival.
CLITIDAS, bas, à Iphicrate.
Laissez-moi faire. Il y a bien de la comparaison de lui à vous! et c’est un prince bien bâti pour vous le disputer!
IPHICRATE, bas, à Clitidas.
Je reconnoîtrai ce service.
SCÈNE V.—TIMOCLÈS, CLITIDAS.
TIMOCLÈS.
Mon rival fait sa cour à Clitidas; mais Clitidas sait bien qu’il m’a promis d’appuyer contre lui les prétentions de mon amour.
CLITIDAS.
Assurément; et il se moque, de croire l’emporter sur vous. Voilà, auprès de vous, un beau petit morveux de prince!
TIMOCLÈS.
Il n’y a rien que je ne fasse pour Clitidas.
CLITIDAS, seul.
Belles paroles de tous côtés! Voici la princesse; prenons mon temps pour l’aborder.
SCÈNE VI.—ÉRIPHILE, CLÉONICE.
CLÉONICE.
On trouvera étrange, madame, que vous vous soyez ainsi écartée de tout le monde.
ÉRIPHILE.
Ah! qu’aux personnes comme nous, qui sommes toujours accablées de tant de gens, un peu de solitude est parfois agréable! et qu’après mille impertinens entretiens il est doux de s’entretenir avec ses pensées! Qu’on me laisse ici promener toute seule.
CLÉONICE.
Ne voudriez-vous pas, madame, voir un petit essai de la disposition de ces gens admirables qui veulent se donner à vous? Ce sont des personnes qui, par leurs pas, leurs gestes et leurs mouvemens, expriment aux yeux toutes choses; et on appelle cela pantomime. J’ai tremblé à vous dire ce mot, et il y a des gens dans votre cour qui ne me le pardonneroient pas.
ÉRIPHILE.
Vous avez bien la mine, Cléonice, de me venir ici régaler d’un mauvais divertissement; car, grâce au ciel, vous ne manquez pas de vouloir produire indifféremment tout ce qui se présente à vous; et vous avez une affabilité qui ne rejette rien; aussi est-ce à vous seule qu’on voit avoir recours toutes les muses nécessitantes[135]; vous êtes la grande protectrice du mérite incommodé[136]; et tout ce qu’il y a de vertueux indigens au monde va débarquer chez vous.
CLÉONICE.
Si vous n’avez pas envie de les voir, madame, il ne faut que les laisser là.
ÉRIPHILE.
Non, non; voyons-les: faites-les venir.
CLÉONICE.
Mais peut-être, madame, que leur danse sera méchante.
ÉRIPHILE.
Méchante ou non, il la faut voir. Ce ne seroit, avec vous, que reculer la chose, et il vaut mieux en être quitte.
CLÉONICE.
Ce ne sera ici, madame, qu’une danse ordinaire; une autre fois...
ÉRIPHILE.
Point de préambule, Cléonice; qu’ils dansent!
DEUXIÈME INTERMÈDE
La confidente de la jeune princesse lui produit trois danseurs, sous le nom de Pantomimes; c’est-à-dire qui expriment par leurs gestes toutes sortes de choses. La princesse les voit danser, et les reçoit à son service.
ENTRÉE DE BALLET DE TROIS PANTOMIMES.