ACTE PREMIER
SCÈNE I.—GEORGE DANDIN.
Ah! qu’une femme demoiselle[19] est une étrange affaire! et que mon mariage est une leçon bien parlante à tous les paysans qui veulent s’élever au-dessus de leur condition, et s’allier, comme j’ai fait, à la maison d’un gentilhomme! La noblesse, de soi, est bonne; c’est une chose considérable, assurément: mais elle est accompagnée de tant de mauvaises circonstances, qu’il est très-bon de ne s’y point frotter. Je suis devenu là-dessus savant à mes dépens, et connois le style des nobles, lorsqu’ils nous font, nous autres, entrer dans leur famille. L’alliance qu’ils font est petite avec nos personnes: c’est notre bien seul qu’ils épousent; et j’aurois bien mieux fait, tout riche que je suis, de m’allier en bonne et franche paysannerie, que de prendre une femme qui se tient au-dessus de moi, s’offense de porter mon nom, et pense qu’avec tout mon bien je n’ai pas assez acheté la qualité de son mari. George Dandin! George Dandin! vous avez fait une sottise, la plus grande du monde. Ma maison m’est effroyable maintenant, et je n’y rentre point sans y trouver quelque chagrin.
SCÈNE II.—GEORGE DANDIN, LUBIN.
GEORGE DANDIN, à part, voyant sortir Lubin de chez lui.
Que diantre ce drôle-là vient-il faire chez moi?
LUBIN, à part, apercevant George Dandin.
Voilà un homme qui me regarde.
GEORGE DANDIN, à part.
Il ne me connoît pas.
LUBIN, à part.
Il se doute de quelque chose.
GEORGE DANDIN, à part.
Ouais! il a grand’peine à saluer.
LUBIN, à part.
J’ai peur qu’il n’aille dire qu’il m’a vu sortir de là dedans.
GEORGE DANDIN.
Bonjour.
LUBIN.
Serviteur.
GEORGE DANDIN.
Vous n’êtes pas d’ici, que je crois?
LUBIN.
Non: je n’y suis venu que pour voir la fête de demain.
GEORGE DANDIN.
Eh! dites-moi un peu, s’il vous plaît: vous venez de là dedans?
LUBIN.
Chut!
GEORGE DANDIN.
Comment?
LUBIN.
Paix!
GEORGE DANDIN.
Quoi donc?
LUBIN.
Motus! il ne faut pas dire que vous m’ayez vu sortir de là.
GEORGE DANDIN.
Pourquoi?
LUBIN.
Mon Dieu! parce...
GEORGE DANDIN.
Mais encore?
LUBIN.
Doucement, j’ai peur qu’on nous écoute.
GEORGE DANDIN.
Point, point.
LUBIN.
C’est que je viens de parler à la maîtresse du logis, de la part d’un certain monsieur qui lui fait les doux yeux; et il ne faut pas qu’on sache cela. Entendez-vous?
GEORGE DANDIN.
Oui.
LUBIN.
Voilà la raison. On m’a chargé de prendre garde que personne ne me vît; et je vous prie, au moins, de ne pas dire que vous m’ayez vu.
GEORGE DANDIN.
Je n’ai garde.
LUBIN.
Je suis bien aise de faire les choses secrètement, comme on m’a recommandé.
GEORGE DANDIN.
C’est bien fait.
LUBIN.
Le mari, à ce qu’ils disent, est un jaloux qui ne veut pas qu’on fasse l’amour à sa femme; et il feroit le diable à quatre, si cela venoit à ses oreilles. Vous comprenez bien?
GEORGE DANDIN.
Fort bien.
LUBIN.
Il ne faut pas qu’il sache rien de tout ceci.
GEORGE DANDIN.
Sans doute.
LUBIN.
On le veut tromper tout doucement. Vous entendez bien?
GEORGE DANDIN.
Le mieux du monde.
LUBIN.
Si vous alliez dire que vous m’avez vu sortir de chez lui, vous gâteriez toute l’affaire. Vous comprenez bien?
GEORGE DANDIN.
Assurément. Et comment nommez-vous celui qui vous a envoyé là dedans?
LUBIN.
C’est le seigneur de notre pays, monsieur le vicomte de choses... Foin! je ne me souviens jamais comment diantre ils baragouinent ce nom-là. Monsieur Cli... Clitandre.
GEORGE DANDIN.
Est-ce ce jeune courtisan qui demeure...
LUBIN.
Oui; auprès de ces arbres.
GEORGE DANDIN, à part.
C’est pour cela que depuis peu ce damoiseau poli s’est venu loger contre moi. J’avois bon nez, sans doute; et son voisinage déjà m’avoit donné quelque soupçon.
LUBIN.
Tétigué! c’est le plus honnête homme que vous ayez jamais vu. Il m’a donné trois pièces d’or pour aller dire seulement à la femme qu’il est amoureux d’elle et qu’il souhaite fort l’honneur de pouvoir lui parler. Voyez s’il y a là une grande fatigue, pour me payer si bien; et ce qu’est, au prix de cela, une journée de travail, où je ne gagne que dix sols!
GEORGE DANDIN.
Eh bien, avez-vous fait votre message?
LUBIN.
Oui. J’ai trouvé là dedans une certaine Claudine, qui, tout du premier coup, a compris ce que je voulois, et qui m’a fait parler à sa maîtresse...
GEORGE DANDIN, à part.
Ah! coquine de servante!
LUBIN.
Morguienne! cette Claudine-là est tout à fait jolie: elle a gagné mon amitié, et il ne tiendra qu’à elle que nous ne soyons mariés ensemble.
GEORGE DANDIN.
Mais quelle réponse a faite la maîtresse à ce monsieur le courtisan?
LUBIN.
Elle m’a dit de lui dire... Attendez, je ne sais si je me souviendrai bien de tout cela: qu’elle lui est tout à fait obligée de l’affection qu’il a pour elle, et qu’à cause de son mari, qui est fantasque, il garde d’en rien faire paroître, et qu’il faudra songer à chercher quelque invention pour se pouvoir entretenir tous deux.
GEORGE DANDIN, à part.
Ah! pendarde de femme!
LUBIN.
Tétiguienne! cela sera drôle; car le mari ne se doutera point de la manigance: voilà ce qui est de bon, et il aura un pied de nez avec sa jalousie. Est-ce pas?
GEORGE DANDIN.
Cela est vrai.
LUBIN.
Adieu. Bouche cousue, au moins! Gardez bien le secret, afin que le mari ne le sache pas.
GEORGE DANDIN.
Oui, oui.
LUBIN.
Pour moi, je vais faire semblant de rien. Je suis un fin matois, et l’on ne diroit pas que j’y touche.
SCÈNE III.—GEORGE DANDIN.
Eh bien, George Dandin, vous voyez de quel air votre femme vous traite! Voilà ce que c’est d’avoir voulu épouser une demoiselle! l’on vous accommode de toutes pièces, sans que vous puissiez vous venger; et la gentilhommerie vous tient les bras liés. L’égalité de condition laisse du moins à l’honneur d’un mari liberté de ressentiment; et, si c’étoit une paysanne, vous auriez maintenant toutes vos coudées franches à vous en faire la justice à bons coups de bâton. Mais vous avez voulu tâter de la noblesse, et il vous ennuyoit d’être maître chez vous. Ah! j’enrage de tout mon cœur, et je me donnerois volontiers des soufflets. Quoi! écouter impudemment l’amour d’un damoiseau, et y promettre en même temps de la correspondance! Morbleu! je ne veux point laisser passer une occasion de la sorte. Il me faut, de ce pas, aller faire mes plaintes au père et à la mère, et les rendre témoins, à telle fin que de raison, des sujets de chagrin et de ressentiment que leur fille me donne. Mais les voici l’un et l’autre fort à propos.
SCÈNE IV.—MONSIEUR DE SOTENVILLE, MADAME DE SOTENVILLE, GEORGE DANDIN.
MONSIEUR DE SOTENVILLE.
Qu’est-ce, mon gendre? vous me paroissez tout troublé!
GEORGE DANDIN.
Aussi en ai-je du sujet, et...
MADAME DE SOTENVILLE.
Mon Dieu! notre gendre, que vous avez peu de civilité, de ne pas saluer les gens quand vous les approchez!
GEORGE DANDIN.
Ma foi! ma belle-mère, c’est que j’ai d’autres choses en tête; et...
MADAME DE SOTENVILLE.
Encore! Est-il possible, notre gendre, que vous sachiez si peu votre monde, et qu’il n’y ait pas moyen de vous instruire de la manière qu’il faut vivre parmi les personnes de qualité?
GEORGE DANDIN.
Comment?
MADAME DE SOTENVILLE.
Ne vous déferez-vous jamais, avec moi, de la familiarité de ce mot de ma belle-mère, et ne sauriez-vous vous accoutumer à me dire madame?
GEORGE DANDIN.
Parbleu! si vous m’appelez votre gendre, il me semble que je puis vous appeler ma belle-mère.
MADAME DE SOTENVILLE.
Il y a fort à dire, et les choses ne sont pas égales. Apprenez, s’il vous plaît, que ce n’est pas à vous à vous servir de ce mot-là avec une personne de ma condition; que tout notre gendre que vous soyez, il y a grande différence de vous à nous, et que vous devez vous connoître.
MONSIEUR DE SOTENVILLE.
C’en est assez, m’amour: laissons cela.
MADAME DE SOTENVILLE.
Mon Dieu, monsieur de Sotenville, vous avez des indulgences qui n’appartiennent qu’à vous, et vous ne savez pas vous faire rendre par les gens ce qui vous est dû.
MONSIEUR DE SOTENVILLE.
Corbleu! pardonnez-moi: on ne peut point me faire de leçons là-dessus; et j’ai su montrer en ma vie, par vingt actions de vigueur, que je ne suis point homme à démordre jamais d’une partie de mes prétentions; mais il suffit de lui avoir donné un petit avertissement. Sachons un peu, mon gendre, ce que vous avez dans l’esprit.
GEORGE DANDIN.
Puisqu’il faut donc parler catégoriquement, je vous dirai, monsieur de Sotenville, que j’ai lieu de...
MONSIEUR DE SOTENVILLE.
Doucement, mon gendre. Apprenez qu’il n’est pas respectueux d’appeler les gens par leur nom, et qu’à ceux qui sont au-dessus de nous il faut dire monsieur tout court.
GEORGE DANDIN.
Eh bien, monsieur tout court, et non plus monsieur de Sotenville, j’ai à vous dire que ma femme me donne...
MONSIEUR DE SOTENVILLE.
Tout beau! apprenez aussi que vous ne devez pas dire ma femme quand vous parlez de notre fille.
GEORGE DANDIN.
J’enrage! Comment! ma femme n’est pas ma femme?
MADAME DE SOTENVILLE.
Oui, notre gendre, elle est votre femme; mais il ne vous est pas permis de l’appeler ainsi; et c’est tout ce que vous pourriez faire, si vous aviez épousé une de vos pareilles.
GEORGE DANDIN, à part.
Ah! George Dandin, où t’es-tu fourré? (Haut.) Eh! de grâce, mettez, pour un moment, votre gentilhommerie à côté, et souffrez que je vous parle maintenant comme je pourrai. (A part.) Au diantre soit la tyrannie de toutes ces histoires-là! (A M. de Sotenville.) Je vous dis donc que je suis mal satisfait de mon mariage.
MONSIEUR DE SOTENVILLE.
Et la raison, mon gendre?
MADAME DE SOTENVILLE.
Quoi! parler ainsi d’une chose dont vous avez tiré de si grands avantages?
GEORGE DANDIN.
Et quels avantages, madame, puisque madame y a? L’aventure n’a pas été mauvaise pour vous; car, sans moi, vos affaires, avec votre permission, étoient fort délabrées, et mon argent a servi à reboucher d’assez bons trous; mais moi, de quoi y ai-je profité, je vous prie, que d’un allongement de nom, et, au lieu de George Dandin, d’avoir reçu par vous le titre de monsieur de la Dandinière?
MONSIEUR DE SOTENVILLE.
Ne comptez-vous pour rien, mon gendre, l’avantage d’être allié à la maison de Sotenville?
MADAME DE SOTENVILLE.
Et à celle de la Prudoterie, dont j’ai l’honneur d’être issue; maison où le ventre anoblit, et qui, par ce beau privilége, rendra vos enfans gentilshommes?
GEORGE DANDIN.
Oui, voilà qui est bien, mes enfans seront gentilshommes; mais je serai cocu, moi, si l’on n’y met ordre.
MONSIEUR DE SOTENVILLE.
Que veut dire cela, mon gendre?
GEORGE DANDIN.
Cela veut dire que votre fille ne vit pas comme il faut qu’une femme vive, et qu’elle fait des choses qui sont contre l’honneur.
MADAME DE SOTENVILLE.
Tout beau! Prenez garde à ce que vous dites. Ma fille est d’une race trop pleine de vertu, pour se porter jamais à faire aucune chose dont l’honnêteté soit blessée; et, de la maison de la Prudoterie, il y a plus de trois cents ans qu’on n’a point remarqué qu’il y ait eu de femme, Dieu merci, qui ait fait parler d’elle.
MONSIEUR DE SOTENVILLE.
Corbleu! dans la maison de Sotenville on n’a jamais vu de coquette; et la bravoure n’y est pas plus héréditaire aux mâles que la chasteté aux femelles.
MADAME DE SOTENVILLE.
Nous avons eu une Jacqueline de la Prudoterie, qui ne voulut jamais être la maîtresse d’un duc et pair, gouverneur de notre province.
MONSIEUR DE SOTENVILLE.
Il y a eu une Mathurine de Sotenville, qui refusa vingt mille écus d’un favori du roi, qui ne lui demandoit seulement que la faveur de lui parler.
GEORGE DANDIN.
Oh bien, votre fille n’est pas si difficile que cela; et elle s’est apprivoisée depuis qu’elle est chez moi.
MONSIEUR DE SOTENVILLE.
Expliquez-vous, mon gendre. Nous ne sommes point gens à la supporter dans de mauvaises actions, et nous serons les premiers, sa mère et moi, à vous en faire la justice.
MADAME DE SOTENVILLE.
Nous n’entendons point raillerie sur les matières de l’honneur; et nous l’avons élevée dans toute la sévérité possible.
GEORGE DANDIN.
Tout ce que je puis dire, c’est qu’il y a ici un certain courtisan, que vous avez vu, qui est amoureux d’elle à ma barbe, et qui lui a fait faire des protestations d’amour qu’elle a très-humainement écoutées.
MADAME DE SOTENVILLE.
Jour de Dieu! je l’étranglerois de mes propres mains, s’il falloit qu’elle forlignât[20] de l’honnêteté de sa mère!
MONSIEUR DE SOTENVILLE.
Corbleu! je lui passerois mon épée au travers du corps, à elle et au galant, si elle avoit forfait[21] à son honneur.
GEORGE DANDIN.
Je vous ai dit ce qui se passe, pour vous faire mes plaintes; et je vous demande raison de cette affaire-là.
MONSIEUR DE SOTENVILLE.
Ne vous tourmentez point: je vous la ferai de tous deux; et je suis homme pour serrer le bouton à qui ce puisse être. Mais êtes-vous bien sûr de ce que vous nous dites?
GEORGE DANDIN.
Très-sûr.
MONSIEUR DE SOTENVILLE.
Prenez bien garde, au moins; car, entre gentilshommes, ce sont des choses chatouilleuses; et il n’est pas question d’aller faire ici un pas de clerc.
GEORGE DANDIN.
Je ne vous ai rien dit, vous dis-je, qui ne soit véritable.
MONSIEUR DE SOTENVILLE.
M’amour, allez-vous-en parler à votre fille, tandis qu’avec mon gendre j’irai parler à l’homme.
MADAME DE SOTENVILLE.
Se pourroit-il, mon fils, qu’elle s’oubliât de la sorte, après le sage exemple que vous savez vous-même que je lui ai donné?
MONSIEUR DE SOTENVILLE.
Nous allons éclaircir l’affaire. Suivez-moi, mon gendre, et ne vous mettez point en peine. Vous verrez de quel bois nous nous chauffons, lorsqu’on s’attaque à ceux qui nous peuvent appartenir.
GEORGE DANDIN.
Le voici qui vient vers nous.
SCÈNE V.—MONSIEUR DE SOTENVILLE, CLITANDRE, GEORGE DANDIN.
MONSIEUR DE SOTENVILLE.
Monsieur, suis-je connu de vous?
CLITANDRE.
Non pas, que je sache, monsieur.
MONSIEUR DE SOTENVILLE.
Je m’appelle le baron de Sotenville.
CLITANDRE.
Je m’en réjouis fort.
MONSIEUR DE SOTENVILLE.
Mon nom est connu à la cour; et j’eus l’honneur, dans ma jeunesse de me signaler des premiers à l’arrière-ban[22] de Nancy.
CLITANDRE.
A la bonne heure.
MONSIEUR DE SOTENVILLE.
Monsieur mon père, Jean-Gilles de Sotenville, eut la gloire d’assister en personne au grand siége de Montauban[23].
CLITANDRE.
J’en suis ravi.
MONSIEUR DE SOTENVILLE.
Et j’ai un aïeul, Bertrand de Sotenville, qui fut si considéré en son temps, que d’avoir permission de vendre tout son bien pour le voyage d’outre-mer[24].
CLITANDRE.
Je le veux croire.
MONSIEUR DE SOTENVILLE.
Il m’a été rapporté, monsieur, que vous aimez et poursuivez une jeune personne, qui est ma fille, pour laquelle je m’intéresse, (Montrant George Dandin.) et pour l’homme que vous voyez, qui a l’honneur d’être mon gendre.
CLITANDRE.
Qui? moi?
MONSIEUR DE SOTENVILLE.
Oui; et je suis bien aise de vous parler, pour tirer de vous, s’il vous plaît, un éclaircissement de cette affaire.
CLITANDRE.
Voilà une étrange médisance! Qui vous a dit cela, monsieur?
MONSIEUR DE SOTENVILLE.
Quelqu’un qui croit le bien savoir.
CLITANDRE.
Ce quelqu’un là en a menti. Je suis honnête homme. Me croyez-vous capable, monsieur, d’une action aussi lâche que celle-là? Moi, aimer une jeune et belle personne qui a l’honneur d’être la fille de monsieur le baron de Sotenville! je vous révère trop pour cela, et je suis trop votre serviteur. Quiconque vous l’a dit est un sot.
MONSIEUR DE SOTENVILLE.
Allons, mon gendre.
GEORGE DANDIN.
Quoi?
CLITANDRE.
C’est un coquin et un maraud.
MONSIEUR DE SOTENVILLE, à George Dandin.
Répondez.
GEORGE DANDIN.
Répondez vous-même.
CLITANDRE.
Si je savois qui ce peut être, je lui donnerois, en votre présence, de l’épée dans le ventre.
MONSIEUR DE SOTENVILLE, à George Dandin.
Soutenez donc la chose.
GEORGE DANDIN.
Elle est toute soutenue. Cela est vrai.
CLITANDRE.
Est-ce votre gendre, monsieur, qui...
MONSIEUR DE SOTENVILLE.
Oui, c’est lui-même qui s’en est plaint à moi.
CLITANDRE.
Certes, il peut remercier l’avantage qu’il a de vous appartenir; et, sans cela, je lui apprendrois bien à tenir de pareils discours d’une personne comme moi.
SCÈNE VI.—MONSIEUR ET MADAME DE SOTENVILLE, ANGÉLIQUE, CLITANDRE, GEORGE DANDIN, CLAUDINE.
MADAME DE SOTENVILLE.
Pour ce qui est de cela, la jalousie est une étrange chose! J’amène ici ma fille pour éclaircir l’affaire en présence de tout le monde.
CLITANDRE, à Angélique.
Est-ce donc vous, madame, qui avez dit à votre mari que je suis amoureux de vous?
ANGÉLIQUE.
Moi? Et comment lui aurois-je dit? Est-ce que cela est? Je voudrois bien le voir, vraiment, que vous fussiez amoureux de moi. Jouez-vous-y, je vous en prie; vous trouverez à qui parler; c’est une chose que je vous conseille de faire! Ayez recours, pour voir, à tous les détours des amans: essayez un peu, par plaisir, à m’envoyer des ambassades, à m’écrire secrètement de petits billets doux, à épier les momens que mon mari n’y sera pas, ou le temps que je sortirai, pour me parler de votre amour: vous n’avez qu’à y venir, je vous promets que vous serez reçu comme il faut.
CLITANDRE.
Eh! là, là, madame, tout doucement, il n’est pas nécessaire de me faire tant de leçons, et de vous tant scandaliser. Qui vous dit que je songe à vous aimer?
ANGÉLIQUE.
Que sais-je, moi, ce qu’on me vient conter ici?
CLITANDRE.
On dira ce que l’on voudra; mais vous savez si je vous ai parlé d’amour lorsque je vous ai rencontrée.
ANGÉLIQUE.
Vous n’aviez qu’à le faire, vous auriez été bien venu!
CLITANDRE.
Je vous assure qu’avec moi vous n’avez rien à craindre, que je ne suis point homme à donner du chagrin aux belles; et que je vous respecte trop, et vous et messieurs vos parens, pour avoir la pensée d’être amoureux de vous.
MADAME DE SOTENVILLE, à George Dandin.
Eh bien, vous le voyez.
MONSIEUR DE SOTENVILLE.
Vous voilà satisfait, mon gendre. Que dites-vous à cela?
GEORGE DANDIN.
Je dis que ce sont là des contes à dormir debout; que je sais bien ce que je sais, et que tantôt, puisqu’il faut parler net, elle a reçu une ambassade de sa part.
ANGÉLIQUE.
Moi, j’ai reçu une ambassade?
CLITANDRE.
J’ai envoyé une ambassade?
ANGÉLIQUE.
Claudine!
CLITANDRE, à Claudine.
Est-il vrai?
CLAUDINE.
Par ma foi voilà une étrange fausseté!
GEORGE DANDIN.
Taisez-vous, carogne que vous êtes! Je sais de vos nouvelles; et c’est vous qui tantôt avez introduit le courrier!
CLAUDINE.
Qui? moi?
GEORGE DANDIN.
Oui, vous. Ne faites point tant la sucrée.
CLAUDINE.
Hélas! que le monde aujourd’hui est rempli de méchanceté, de m’aller soupçonner ainsi, moi qui suis l’innocence même!
GEORGE DANDIN.
Taisez-vous, bonne pièce! Vous faites la sournoise, mais je vous connois il y a longtemps; et vous êtes une dessalée[25].
CLAUDINE, à Angélique.
Madame, est-ce que...
GEORGE DANDIN.
Taisez-vous, vous dis-je! vous pourriez bien porter la folle enchère de tous les autres; et vous n’avez point de père gentilhomme.
ANGÉLIQUE.
C’est une imposture si grande, et qui me touche si fort au cœur, que je ne puis pas même avoir la force d’y répondre. Cela est bien horrible d’être accusée par un mari, lorsqu’on ne lui fait rien qui ne soit à faire! Hélas! si je suis blâmable de quelque chose, c’est d’en user trop bien avec lui.
CLAUDINE.
Assurément.
ANGÉLIQUE.
Tout mon malheur est de le trop considérer, et plût au ciel que je fusse capable de souffrir, comme il dit, les galanteries de quelqu’un! je ne serois pas tant à plaindre. Adieu; je me retire, et je ne puis plus endurer qu’on m’outrage de cette sorte!
SCÈNE VII.—MONSIEUR ET MADAME DE SOTENVILLE, CLITANDRE, GEORGE DANDIN, CLAUDINE.
MADAME DE SOTENVILLE, à George Dandin.
Allez, vous ne méritez pas l’honnête femme qu’on vous a donnée.
CLAUDINE.
Par ma foi! il mériteroit qu’elle lui fît dire vrai; et, si j’étois en sa place, je n’y marchanderois pas. (A Clitandre.) Oui, monsieur, vous devez, pour le punir, faire l’amour à ma maîtresse. Poussez, c’est moi qui vous le dis: ce sera fort bien employé; et je m’offre à vous y servir, puisqu’il m’en a déjà taxée.
Claudine sort.
MONSIEUR DE SOTENVILLE.
Vous méritez, mon gendre, qu’on vous dise ces choses-là; et votre procédé met tout le monde contre vous.
MADAME DE SOTENVILLE.
Allez, songez à mieux traiter une demoiselle bien née; et prenez garde désormais à ne plus faire de pareilles bévues.
GEORGE DANDIN, à part.
J’enrage de bon cœur d’avoir tort lorsque j’ai raison.
SCÈNE VIII.—MONSIEUR DE SOTENVILLE, CLITANDRE, GEORGE DANDIN.
CLITANDRE, à monsieur de Sotenville.
Monsieur, vous voyez comme j’ai été faussement accusé: vous êtes homme qui savez les maximes du point d’honneur, et je vous demande raison de l’affront qui m’a été fait!
MONSIEUR DE SOTENVILLE.
Cela est juste, et c’est l’ordre des procédés. Allons, mon gendre, faites satisfaction à monsieur.
GEORGE DANDIN.
Comment! satisfaction?
MONSIEUR DE SOTENVILLE.
Oui, cela se doit dans les règles, pour l’avoir à tort accusé.
GEORGE DANDIN.
C’est une chose, moi, dont je ne demeure pas d’accord, de l’avoir à tort accusé; et je sais bien ce que j’en pense.
MONSIEUR DE SOTENVILLE.
Il n’importe. Quelque pensée qui vous puisse rester, il a nié: c’est satisfaire les personnes; et l’on n’a nul droit de se plaindre de tout homme qui se dédit.
GEORGE DANDIN.
Si bien donc que si je le trouvois couché avec ma femme, il en seroit quitte pour se dédire?
MONSIEUR DE SOTENVILLE.
Point de raisonnement. Faites-lui les excuses que je vous dis.
GEORGE DANDIN.
Moi! je lui ferai encore des excuses après...
MONSIEUR DE SOTENVILLE.
Allons, vous dis-je; il n’y a rien à balancer, et vous n’avez que faire d’avoir peur d’en trop faire, puisque c’est moi qui vous conduis.
GEORGE DANDIN.
Je ne saurois...
MONSIEUR DE SOTENVILLE.
Corbleu! mon gendre, ne m’échauffez pas la bile: je me mettrois avec lui contre vous. Allons, laissez-vous gouverner par moi.
GEORGE DANDIN, à part.
Ah! George Dandin!
MONSIEUR DE SOTENVILLE.
Votre bonnet à la main, le premier: monsieur est gentilhomme, et vous ne l’êtes pas.
GEORGE DANDIN, à part, le bonnet à la main.
J’enrage!
MONSIEUR DE SOTENVILLE.
Répétez avec moi: Monsieur...
GEORGE DANDIN.
Monsieur...
MONSIEUR DE SOTENVILLE.
Je vous demande pardon... (Voyant que George Dandin fait difficulté de lui obéir.) Ah!
GEORGE DANDIN.
Je vous demande pardon...
MONSIEUR DE SOTENVILLE.
Des mauvaises pensées que j’ai eues de vous.
GEORGE DANDIN.
Des mauvaises pensées que j’ai eues de vous.
MONSIEUR DE SOTENVILLE.
C’est que je n’avois pas l’honneur de vous connoître.
GEORGE DANDIN.
C’est que je n’avois pas l’honneur de vous connoître.
MONSIEUR DE SOTENVILLE.
Et je vous prie de croire...
GEORGE DANDIN.
Et je vous prie de croire...
MONSIEUR DE SOTENVILLE.
Que je suis votre serviteur.
GEORGE DANDIN.
Voulez-vous que je sois serviteur d’un homme qui me veut faire cocu?
MONSIEUR DE SOTENVILLE, le menaçant encore.
Ah!
CLITANDRE.
Il suffit, monsieur.
MONSIEUR DE SOTENVILLE.
Non, je veux qu’il achève, et que tout aille dans les formes: Que je suis votre serviteur.
GEORGE DANDIN.
Que je suis votre serviteur.
CLITANDRE, à George Dandin.
Monsieur, je suis le vôtre de tout mon cœur; et je ne songe plus à ce qui s’est passé. (A monsieur de Sotenville.) Pour vous, monsieur, je vous donne le bonjour, et suis fâché du petit chagrin que vous avez eu.
MONSIEUR DE SOTENVILLE.
Je vous baise les mains; et, quand il vous plaira, je vous donnerai le divertissement de courre un lièvre[26].
CLITANDRE.
C’est trop de grâce que vous me faites.
Clitandre sort.
MONSIEUR DE SOTENVILLE.
Voilà, mon gendre, comme il faut pousser les choses. Adieu. Sachez que vous êtes entré dans une famille qui vous donnera de l’appui, et ne souffrira point que l’on vous fasse aucun affront.
SCÈNE IX.—GEORGE DANDIN.
Ah! que je... Vous l’avez voulu; vous l’avez voulu, George Dandin; vous l’avez voulu; cela vous sied fort bien, et vous voilà ajusté comme il faut: vous avez justement ce que vous méritez. Allons, il s’agit seulement de désabuser le père et la mère; et je pourrai trouver peut-être quelque moyen d’y réussir.