L’AVARE.

COMÉDIE

REPRÉSENTÉE POUR LA PREMIÈRE FOIS, A PARIS, SUR LE THÉATRE DU PALAIS-ROYAL, LE 9 SEPTEMBRE 1668.

L’étude de Plaute, conseillée par Boileau, avait déjà donné à Molière un succès éclatant. Amphitryon, rapidement improvisé dans un rhythme vif et nouveau, avait réuni tous les suffrages. Forcé d’attendre l’assentiment de Louis XIV pour faire reparaître son Tartuffe sur la scène, il essaya de refaire la Marmite du poëte comique latin, comme il a refait son Amphitryon. Il écrivit sa pièce en une prose mâle, simple et rapide, qui reproduit sa pensée avec plus de vivacité et de liberté que le lourd hexamètre, avec plus de concision que ce mélange de toutes les mesures dont il venait de faire un brillant usage. Ce qu’il allait tenter dans l’Avare, c’était la parfaite copie du ton bourgeois parisien et de l’intérieur d’une famille naïvement saisie avec ses passions et ses vices. Le travail de la versification ne pouvait que gêner cet habile artiste, toujours préoccupé des proportions et de l’harmonie. L’auteur latin avait imaginé un pauvre assez tranquille dans sa misère, comme le savetier de la Fontaine, et qui tout à coup devient maître d’un trésor. Il l’enfouit dans une marmite, et cette marmite dans son jardin. Adieu dès lors à toute tranquillité d’esprit. La richesse inattendue bannit de chez le possesseur de la marmite toute gaieté et même tout repos. Cet homme n’est pas l’avare; c’est le propriétaire embarrassé d’une richesse dont il ne sait pas se servir.

Molière féconde l’idée de Plaute; il voit dans ce personnage une passion et un caractère à la fois; l’égoïsme de la fortune, la féroce personnalité des richesses, la famille en révolte contre un chef despotique et cruel, l’avare dupe de sa propre passion; un Mascarille femelle tirant avantage des vices ridicules et odieux du bourgeois; les malédictions du père bafoué par le fils; le père usurier se rencontrant face à face avec son fils dissipateur; le groupe de la famille dissous et toutes les atteintes à la dignité personnelle de l’humanité rencontrant leur juste châtiment. Voilà l’œuvre de Molière. C’est un drame tragique sous la forme la plus bouffonne; et les moralistes qui ont blâmé le poëte ne sont pas descendus jusqu’au fond de sa pensée. Est-ce la famille qu’il détruit? Oui, sans doute; cette famille servile qui ne laisse pas à la volonté humaine son libre essor et qui oublie que le jeune homme de vingt ans doit créer sa destinée, et, sans perdre aucun respect, attester sa dignité individuelle en faisant de sa vie son œuvre. Est-ce la vieillesse que raille Molière? Oui, sans doute; celle qui fait l’usure et qui affame sa maison. Est-ce le mariage? Oui, sans doute; celui qui dispose des femmes au moyen d’une dot, sans considération pour leur bonheur et leur volonté. Un célèbre avare, le conseiller Tardieu, dont Boileau s’est souvenu, venait de donner à la société parisienne le sordide spectacle de cette passion ignoble et de ses suites. Tardieu était mort tragiquement, assassiné par des bandits. Ce fut un à-propos que Molière voulut faire servir à son succès. Il créa pour son avare un sobriquet expressif emprunté à Plaute lui-même, et non pas, comme l’ont prétendu les commentateurs, aux additions qu’a faites à cette pièce le savant italien Urcœus Codrus. «Intùs mi harpagatum est,» on a dérobé (harponné) dans ma maison! s’écrie le héros. Voilà le nom d’Harpagon tout trouvé. La Belle Plaideuse de Boisrobert fournit à Molière cette admirable rencontre du père usurier et du fils emprunteur. I Suppositi «les Personnages supposés» de l’Arioste, trois canevas italiens, la Cameriera nobile, il Dottor Baccettone, et enfin Lélie et Arlequin, valets dans la même maison, lui payèrent leur tribut accoutumé. Un des membres de cette petite république dramatique dont il était le roi, Béjart cadet, se trouvant blessé au pied par la pointe d’une épée, au moment où il voulait séparer deux amis qui se battaient, Molière pensa qu’un valet boiteux serait excellent pour un avare, fit boiter la Flèche, et donna l’exemple à tous les acteurs de province, qui jouèrent désormais en boitant les rôles de Béjart cadet. Ainsi fut construite avec un art achevé, et couronnée par un dénoûment postiche qui prouve combien Molière tenait peu à cette portion mécanique de son art, une des plus redoutables œuvres de la comédie moderne; œuvre devant laquelle J.-J. Rousseau lui-même a reculé plein d’effroi.

Elle n’eut aucun succès à la représentation. Il y avait dans les esprits une idée générale de l’élégance et du beau dans l’art qui se refusait absolument à considérer la vile prose et le langage ordinaire comme dignes d’une scène épurée et d’un poëte de génie. C’était la conséquence naturelle de l’anathème prononcé par Boileau contre le langage des paysans sur la scène. Le rhythme officiel paraissait indispensable, la prose semblait indécente. «Cinq actes de prose! s’écriaient les connaisseurs et les marquis, ce farceur se moque-t-il de nous? et pour qui nous prend-il?» C’était le reproche littéraire que l’on avait déjà fait à Don Juan. Qui le croirait? telle fut aussi l’opinion de Boileau, partisan du τò πρέπον des Grecs, de la suprême décence et de la gravité ornée; cet esprit naturellement juste se trompait. Défions-nous de tous les jugements contemporains, et attendons celui de la postérité, souvent lente à prononcer la sentence, mais infaillible.


PERSONNAGES ACTEURS
HARPAGON, père de Cléante et d’Élise, et amoureux de Mariane. Molière.
CLÉANTE, fils d’Harpagon, amant de Mariane. La Grange.
ÉLISE, fille d’Harpagon, amante de Valère. Mlle Molière.
VALÈRE, fils d’Anselme et amant d’Élise. Du Croisy.
MARIANE, amante de Cléante, et aimée d’Harpagon. Mlle Debrie.
ANSELME, père de Valère et de Mariane.  
FROSINE, femme d’intrigue. Mad. Béjart.
MAITRE SIMON, courtier.  
MAITRE JACQUES, cuisinier et cocher d’Harpagon. Hubert.
LA FLÈCHE, valet de Cléante. Béjart cadet.
DAME CLAUDE, servante d’Harpagon.  
BRINDAVOINE, } laquais d’Harpagon.  
LA MERLUCHE,  
Un Commissaire et son Clerc.  
La scène est à Paris, dans la maison d’Harpagon.