ACTE III
SCÈNE I.—HARPAGON, CLÉANTE, ÉLISE, VALÈRE, DAME CLAUDE, tenant un balai, MAITRE JACQUES, LA MERLUCHE, BRINDAVOINE.
HARPAGON.
Allons, venez çà tous; que je vous distribue mes ordres pour tantôt, et règle à chacun son emploi. Approchez, dame Claude; commençons par vous. Bon, vous voilà les armes à la main. Je vous commets au soin de nettoyer partout; et surtout prenez garde de ne point frotter les meubles trop fort, de peur de les user. Outre cela, je vous constitue, pendant le souper, au gouvernement des bouteilles; et, s’il s’en écarte quelqu’une, et qu’il se casse quelque chose, je m’en prendrai à vous, et le rabattrai sur vos gages.
MAITRE JACQUES, à part.
Châtiment politique!
HARPAGON, à dame Claude.
Allez.
SCÈNE II.—HARPAGON, CLÉANTE, ÉLISE, VALÈRE, MAITRE JACQUES, BRINDAVOINE, LA MERLUCHE.
HARPAGON.
Vous, Brindavoine, et vous, la Merluche, je vous établis dans la charge de rincer les verres et de donner à boire, mais seulement lorsque l’on aura soif, et non pas selon la coutume de certains impertinens de laquais, qui viennent provoquer les gens, et les faire aviser de boire lorsqu’on n’y songe pas. Attendez qu’on vous demande plus d’une fois, et vous ressouvenez de porter toujours beaucoup d’eau.
MAITRE JACQUES, à part.
Oui. Le vin pur monte à la tête.
LA MERLUCHE.
Quitterons-nous nos siquenilles[55], monsieur?
HARPAGON.
Oui, quand vous verrez venir les personnes: et gardez bien de gâter vos habits.
BRINDAVOINE.
Vous savez bien, monsieur, qu’un des devans de mon pourpoint est couvert d’une grande tache de l’huile de la lampe.
LA MERLUCHE.
Et moi, monsieur, que j’ai mon haut-de-chausses tout troué par derrière, et qu’on me voit, révérence parler...
HARPAGON, à La Merluche.
Paix! Rangez cela adroitement du côté de la muraille, et présentez toujours le devant au monde. (A Brindavoine, en lui montrant comment il doit mettre son chapeau au-devant de son pourpoint, pour cacher la tache d’huile.) Et vous, tenez toujours votre chapeau ainsi, lorsque vous servirez.
SCÈNE III.—HARPAGON, CLÉANTE, ÉLISE, VALÈRE, MAITRE JACQUES.
HARPAGON.
Pour vous, ma fille, vous aurez l’œil sur ce que l’on desservira, et prendrez garde qu’il ne s’en fasse aucun dégât: cela sied bien aux filles. Mais cependant préparez-vous à bien recevoir ma maîtresse[56], qui vous doit venir visiter et vous mener avec elle à la foire. Entendez-vous ce que je vous dis?
ÉLISE.
Oui, mon père.
SCÈNE IV.—HARPAGON, CLÉANTE, VALÈRE, MAITRE JACQUES.
HARPAGON.
Et vous, mon fils le damoiseau, à qui j’ai la bonté de pardonner l’histoire de tantôt, ne vous allez pas aviser non plus de lui faire mauvais visage.
CLÉANTE.
Moi, mon père? mauvais visage! Et par quelle raison?
HARPAGON.
Mon Dieu! nous savons le train des enfans dont les pères se remarient, et de quel œil ils ont coutume de regarder ce qu’on appelle belle-mère. Mais, si vous souhaitez que je perde le souvenir de votre dernière fredaine, je vous recommande surtout de régaler[57] d’un bon visage cette personne-là, et de lui faire enfin tout le meilleur accueil qu’il vous sera possible.
CLÉANTE.
A vous dire le vrai, mon père, je ne puis pas vous promettre d’être bien aise qu’elle devienne ma belle-mère: je mentirois si je vous le disois. Mais pour ce qui est de la bien recevoir et de lui faire bon visage, je vous promets de vous obéir ponctuellement sur ce chapitre.
HARPAGON.
Prenez-y garde au moins.
CLÉANTE.
Vous verrez que vous n’aurez pas sujet de vous en plaindre.
HARPAGON.
Vous ferez sagement.
SCÈNE V.—HARPAGON, VALÈRE, MAITRE JACQUES.
HARPAGON.
Valère, aide-moi à ceci. Or çà, maître Jacques, je vous ai gardé pour le dernier.
MAITRE JACQUES.
Est-ce à votre cocher, monsieur, ou bien à votre cuisinier, que vous voulez parler? car je suis l’un et l’autre.
HARPAGON.
C’est à tous les deux.
MAITRE JACQUES.
Mais à qui des deux le premier?
HARPAGON.
Au cuisinier.
MAITRE JACQUES.
Attendez donc, s’il vous plaît.
Maître Jacques ôte sa casaque de cocher, et paroît vêtu en cuisinier.
HARPAGON.
Quelle diantre de cérémonie est-ce là?
MAITRE JACQUES.
Vous n’avez qu’à parler.
HARPAGON.
Je me suis engagé, maître Jacques, à donner ce soir à souper.
MAITRE JACQUES, à part.
Grande merveille!
HARPAGON.
Dis-moi un peu: nous feras-tu bonne chère?
MAITRE JACQUES.
Oui, si vous me donnez bien de l’argent.
HARPAGON.
Que diable! toujours de l’argent! Il semble qu’ils n’aient autre chose à dire: de l’argent, de l’argent, de l’argent! Ah! ils n’ont que ce mot à la bouche, de l’argent! toujours parler d’argent! Voilà leur épée de chevet[58], de l’argent!
VALÈRE.
Je n’ai jamais vu de réponse plus impertinente que celle-là. Voilà une belle merveille de faire bonne chère avec bien de l’argent! C’est une chose la plus aisée du monde, et il n’y a si pauvre esprit qui n’en fît bien autant; mais, pour agir en habile homme, il faut parler de faire bonne chère avec peu d’argent.
MAITRE JACQUES.
Bonne chère avec peu d’argent!
VALÈRE.
Oui.
MAITRE JACQUES, à Valère.
Par ma foi, monsieur l’intendant, vous nous obligerez de nous faire voir ce secret, et de prendre mon office de cuisinier; aussi bien vous mêlez-vous céans[59] d’être le factotum.
HARPAGON.
Taisez-vous! Qu’est-ce qu’il nous faudra?
MAITRE JACQUES.
Voilà monsieur votre intendant, qui vous fera bonne chère pour peu d’argent.
HARPAGON.
Haye! je veux que tu me répondes!
MAITRE JACQUES.
Combien serez-vous de gens à table?
HARPAGON.
Nous serons huit ou dix; mais il ne faut prendre que huit: quand il y a à manger pour huit, il y en a bien pour dix.
VALÈRE.
Cela s’entend.
MAITRE JACQUES.
Eh bien, il faudra quatre grands potages et cinq assiettes... Potages... Entrées.
HARPAGON.
Que diable! voilà pour traiter toute une ville entière.
MAITRE JACQUES.
Rôt...
HARPAGON, mettant la main sur la bouche de maître Jacques.
Ah! traître! tu manges tout mon bien.
MAITRE JACQUES.
Entremets...
HARPAGON, mettant encore la main sur la bouche de maître Jacques.
Encore?
VALÈRE, à maître Jacques.
Est-ce que vous avez envie de faire crever tout le monde? et monsieur a-t-il invité des gens pour les assassiner à force de mangeaille? Allez-vous-en lire un peu les préceptes de la santé, et demander aux médecins s’il y a rien de plus préjudiciable à l’homme que de manger avec excès.
HARPAGON.
Il a raison.
VALÈRE.
Apprenez, maître Jacques, vous et vos pareils, que c’est un coupe-gorge qu’une table remplie de trop de viandes; que, pour se bien montrer ami de ceux que l’on invite, il faut que la frugalité règne dans les repas qu’on donne; et que, suivant le dire d’un ancien, il faut manger pour vivre, et non pas vivre pour manger.
HARPAGON.
Ah! que cela est bien dit! Approche, que je t’embrasse pour ce mot. Voilà la plus belle sentence que j’aie entendue de ma vie. Il faut vivre pour manger, et non pas manger pour vi... Non, ce n’est pas cela. Comment est-ce que tu dis?
VALÈRE.
Qu’il faut manger pour vivre, et non pas vivre pour manger.
HARPAGON, à maître Jacques.
Oui. Entends-tu? (A Valère.) Qui est le grand homme qui a dit cela?
VALÈRE.
Je ne me souviens pas maintenant de son nom.
HARPAGON.
Souviens-toi de m’écrire ces mots: je les veux faire graver en lettres d’or sur la cheminée de la salle.
VALÈRE.
Je n’y manquerai pas. Et, pour votre souper, vous n’avez qu’à me laisser faire; je réglerai tout cela comme il faut.
HARPAGON.
Fais donc.
MAITRE JACQUES.
Tant mieux! j’en aurai moins de peine.
HARPAGON, à Valère.
Il faudra de ces choses dont on ne mange guère, et qui rassasient d’abord: quelque bon haricot bien gras, avec quelque pâté en pot bien garni de marrons.
VALÈRE.
Reposez-vous sur moi.
HARPAGON.
Maintenant, maître Jacques, il faut nettoyer mon carrosse.
MAITRE JACQUES.
Attendez: ceci s’adresse au cocher. (Maître Jacques remet sa casaque.) Vous dites...
HARPAGON.
Qu’il faut nettoyer mon carrosse, et tenir mes chevaux tout prêts pour conduire à la foire...
MAITRE JACQUES.
Vos chevaux, monsieur! ma foi, ils ne sont point du tout en état de marcher. Je ne vous dirai point qu’ils sont sur la litière: les pauvres bêtes n’en ont point, et ce seroit mal parler, mais vous leur faites observer des jeûnes si austères, que ce ne sont plus rien que des idées ou des façons de chevaux.
HARPAGON.
Les voilà bien malades! Ils ne font rien.
MAITRE JACQUES.
Et pour ne faire rien, monsieur, est-ce qu’il ne faut rien manger? Il leur vaudroit bien mieux, les pauvres animaux, de travailler beaucoup, de manger de même. Cela me fend le cœur de les voir ainsi exténués; car enfin, j’ai une tendresse pour mes chevaux, qu’il me semble que c’est moi-même, quand je les vois pâtir. Je m’ôte tous les jours pour eux les choses de la bouche; et c’est être, monsieur, d’un naturel trop dur, que de n’avoir nulle pitié de son prochain.
HARPAGON.
Le travail ne sera pas grand, d’aller jusqu’à la foire.
MAITRE JACQUES.
Non, je n’ai pas le courage de les mener; et je ferois conscience de leur donner des coups de fouets en l’état où ils sont. Comment voudriez-vous qu’il traînassent un carrosse? ils ne peuvent pas se traîner eux-mêmes.
VALÈRE.
Monsieur, j’obligerai le voisin Picard à se charger de les conduire; aussi bien nous fera-t-il ici besoin pour apprêter le souper.
MAITRE JACQUES.
Soit. J’aime mieux encore qu’ils meurent sous la main d’un autre que sous la mienne.
VALÈRE.
Maître Jacques fait bien le raisonnable!
MAITRE JACQUES.
Monsieur l’intendant fait bien le nécessaire!
HARPAGON.
Paix!
MAITRE JACQUES.
Monsieur, je ne saurois souffrir les flatteurs; et je vois que ce qu’il en fait, que ses contrôles perpétuels sur le pain et le vin, le bois, le sel et la chandelle, ne sont rien que pour vous gratter et vous faire sa cour. J’enrage de cela, et je suis fâché tous les jours d’entendre ce qu’on dit de vous; car, enfin, je me sens pour vous de la tendresse, en dépit que j’en aie; et, après mes chevaux, vous êtes la personne que j’aime le plus.
HARPAGON.
Pourrois-je savoir de vous, maître Jacques, ce que l’on dit de moi?
MAITRE JACQUES.
Oui, monsieur, si j’étois assuré que cela ne vous fâchât point.
HARPAGON.
Non, en aucune façon.
MAITRE JACQUES.
Pardonnez-moi; je sais fort bien que je vous mettrois en colère.
HARPAGON.
Point du tout; au contraire, c’est me faire plaisir, et je suis bien aise d’apprendre comme on parle de moi.
MAITRE JACQUES.
Monsieur, puisque vous le voulez, je vous dirai franchement qu’on se moque partout de vous, qu’on nous jette de tous côtés cent brocards à votre sujet, et que l’on n’est point plus ravi que de vous tenir au cul et aux chausses, et de faire sans cesse des contes de votre lésine. L’un dit que vous faites imprimer des almanachs particuliers, où vous faites doubler les quatre-temps et les vigiles, afin de profiter des jeûnes où vous obligez votre monde; l’autre, que vous avez toujours une querelle toute prête à faire à vos valets dans le temps des étrennes ou de leur sortie d’avec vous, pour vous trouver une raison de ne leur donner rien. Celui-là conte qu’une fois vous fîtes assigner le chat d’un de vos voisins, pour vous avoir mangé un reste d’un gigot de mouton; celui-ci, que l’on vous surprit, une nuit, en venant dérober vous-même l’avoine de vos chevaux; et que votre cocher, qui étoit celui d’avant moi, vous donna, dans l’obscurité, je ne sais combien de coups de bâton, dont vous ne voulûtes rien dire. Enfin, voulez-vous que je vous dise? on ne sauroit aller nulle part où l’on ne vous entende accommoder de toutes pièces. Vous êtes la fable et la risée de tout le monde; et jamais on ne parle de vous que sous les noms d’avare, de ladre, de vilain, et de fesse-mathieu.
HARPAGON, en battant maître Jacques.
Vous êtes un sot, un maraud, un coquin et un impudent!
MAITRE JACQUES.
Eh bien, ne l’avois-je pas deviné? Vous ne m’avez pas voulu croire. Je vous avois bien dit que je vous fâcherois de vous dire la vérité.
HARPAGON.
Apprenez à parlez!
SCÈNE VI.—VALÈRE, MAITRE JACQUES.
VALÈRE, riant.
A ce que je puis voir, maître Jacques, on paye mal votre franchise.
MAITRE JACQUES.
Morbleu! monsieur le nouveau venu, qui faites l’homme d’importance; ce n’est pas votre affaire. Riez de vos coups de bâton quand on vous en donnera, et ne venez point rire des miens.
VALÈRE.
Ah! monsieur maître Jacques, ne vous fâchez pas, je vous prie.
MAITRE JACQUES, à part.
Il file doux. Je veux faire le brave, et s’il est assez sot pour me craindre, le frotter quelque peu. (Haut.) Savez-vous bien monsieur le rieur, que je ne rie pas, moi, et que si vous m’échauffez la tête, je vous ferai rire d’une autre sorte?
Maître Jacques pousse Valère jusqu’au fond du théâtre en le menaçant.
VALÈRE.
Eh! doucement!
MAITRE JACQUES.
Comment doucement? Il ne me plaît pas, moi!
VALÈRE.
De grâce!
MAITRE JACQUES.
Vous êtes un impertinent!
VALÈRE.
Monsieur maître Jacques...
MAITRE JACQUES.
Il n’y a point de monsieur maître Jacques, pour un double[60]. Si je prends un bâton, je vous rosserai d’importance.
VALÈRE.
Comment! un bâton? (Valère fait reculer maître Jacques à son tour.)
MAITRE JACQUES.
Eh! je ne parle pas de cela.
VALÈRE.
Savez-vous bien, monsieur le fat, que je suis homme à vous rosser vous-même?
MAITRE JACQUES.
Je n’en doute pas.
VALÈRE.
Que vous n’êtes, pour tout potage, qu’un faquin de cuisinier?
MAITRE JACQUES.
Je le sais bien.
VALÈRE.
Et que vous ne me connoissez pas encore!
MAITRE JACQUES.
Pardonnez-moi.
VALÈRE.
Vous me rosserez, dites-vous?
MAITRE JACQUES.
Je le disois en raillant.
VALÈRE.
Et moi je ne prends point de goût à votre raillerie. (Donnant des coups de bâton à maître Jacques.) Apprenez que vous êtes un mauvais railleur.
MAITRE JACQUES, seul.
Peste soit la sincérité! c’est un mauvais métier: désormais j’y renonce, et je ne veux plus dire vrai. Passe encore pour mon maître, il a quelque droit de me battre, mais, pour ce monsieur l’intendant, je m’en vengerai si je puis.
SCÈNE VII.—MARIANE, FROSINE, MAITRE JACQUES.
FROSINE.
Savez-vous, maître Jacques, si votre maître est au logis?
MAITRE JACQUES.
Oui vraiment, il y est; je ne le sais que trop.
FROSINE.
Dites-lui, je vous prie, que nous sommes ici.
SCÈNE VIII.—MARIANE, FROSINE.
MARIANE.
Ah! que je suis, Frosine, dans un étrange état! et, s’il faut dire ce que je sens, que j’appréhende cette vue!
FROSINE.
Mais pourquoi, et quelle est votre inquiétude?
MARIANE.
Hélas! me le demandez-vous? et ne vous figurez-vous point les alarmes d’une personne toute prête à voir le supplice où l’on veut l’attacher?
FROSINE.
Je vois bien que, pour mourir agréablement, Harpagon n’est pas le supplice que vous voudriez embrasser; et je connois, à votre mine, que le jeune blondin dont vous m’avez parlé vous revient un peu dans l’esprit.
MARIANE.
Oui. C’est une chose, Frosine, dont je ne veux pas me défendre; et les visites respectueuses qu’il a rendues chez nous ont fait, je vous l’avoue, quelque effet dans mon âme.
FROSINE.
Mais avez-vous su quel il est?
MARIANE.
Non, je ne sais point quel il est. Mais je sais qu’il est fait d’un air à se faire aimer; que, si l’on pouvoit mettre les choses à mon choix, je le prendrois plutôt qu’un autre, et qu’il ne contribue pas peu à me faire trouver un tourment effroyable dans l’époux qu’on veut me donner.
FROSINE.
Mon Dieu! tous ces blondins sont agréables, et débitent fort bien leur fait; mais la plupart sont gueux comme des rats: il vaut mieux, pour vous, de prendre un vieux mari qui vous donne beaucoup de bien. Je vous avoue que les sens ne trouvent pas si bien leur compte du côté que je dis, et qu’il y a quelques petits dégoûts à essuyer avec un tel époux; mais cela n’est pas pour durer; et sa mort, croyez-moi, vous mettra bientôt en état d’en prendre un plus aimable, qui réparera toutes choses.
MARIANE.
Mon Dieu! Frosine, c’est une étrange affaire, lorsque, pour être heureuse, il faut souhaiter ou attendre le trépas de quelqu’un; et la mort ne suit pas tous les projets que nous faisons.
FROSINE.
Vous moquez-vous? Vous ne l’épousez qu’aux conditions de vous laisser veuve bientôt; et ce doit être là un des articles du contrat. Il seroit bien impertinent de ne pas mourir dans trois mois! Le voici en propre personne.
MARIANE.
Ah! Frosine, quelle figure!
SCÈNE IX.—HARPAGON, MARIANE, FROSINE.
HARPAGON, à Mariane.
Ne vous offensez pas, ma belle, si je viens à vous avec des lunettes. Je sais que vos appas frappent assez les yeux, sont assez visibles d’eux-mêmes, et qu’il n’est pas besoin de lunettes pour les apercevoir; mais enfin, c’est avec des lunettes qu’on observe les astres; et je maintiens et garantis que vous êtes un astre, mais un astre, le plus bel astre qui soit dans le pays des astres. Frosine, elle ne répond mot, et ne témoigne, ce me semble, aucune joie de me voir.
FROSINE.
C’est qu’elle est encore toute surprise; et puis, les filles ont toujours honte à témoigner d’abord ce qu’elles ont dans l’âme.
HARPAGON, à Frosine.
Tu as raison. (A Mariane.) Voilà, belle mignonne, ma fille qui vient vous saluer.
SCÈNE X.—HARPAGON, ÉLISE, MARIANE, FROSINE.
MARIANE.
Je m’acquitte bien tard, madame, d’une telle visite.
ÉLISE.
Vous avez fait, madame, ce que je devois faire; et c’étoit à moi de vous prévenir.
HARPAGON.
Vous voyez qu’elle est grande, mais mauvaise herbe croît toujours.
MARIANE, bas à Frosine.
Oh! l’homme déplaisant!
HARPAGON, bas à Frosine.
Que dit la belle?
FROSINE.
Qu’elle vous trouve admirable.
HARPAGON.
C’est trop d’honneur que vous me faites, adorable mignonne.
MARIANE, à part.
Quel animal!
HARPAGON.
Je vous suis trop obligé de ces sentimens.
MARIANE, à part.
Je n’y puis plus tenir!
SCÈNE XI.—HARPAGON, MARIANE, ÉLISE, CLÉANTE, VALÈRE, FROSINE, BRINDAVOINE.
HARPAGON.
Voici mon fils aussi, qui vous vient faire la révérence.
MARIANE, bas à Frosine.
Ah! Frosine, quelle rencontre! C’est justement celui dont je t’ai parlé.
FROSINE, à Mariane.
L’aventure est merveilleuse.
HARPAGON.
Je vois que vous vous étonnez de me voir de si grands enfans; mais je serai bientôt défait et de l’un et de l’autre.
CLÉANTE, à Mariane.
Madame, à vous dire le vrai, c’est ici une aventure où sans doute, je ne m’attendois pas; et mon père ne m’a pas peu surpris lorsqu’il m’a dit tantôt le dessein qu’il avoit formé.
MARIANE.
Je puis dire la même chose. C’est une rencontre imprévue, qui m’a surprise autant que vous; et je n’étois point préparée à une telle aventure.
CLÉANTE.
Il est vrai que mon père, madame, ne peut pas faire un plus beau choix, et que ce m’est une sensible joie que l’honneur de vous voir; mais avec tout cela, je ne vous assurerai point que je me réjouis du dessein où vous pourriez être de devenir ma belle-mère. Le compliment, je vous l’avoue, est trop difficile pour moi; et c’est un titre, s’il vous plaît, que je ne vous souhaite point. Ce discours paroîtra brutal aux yeux de quelques-uns; mais je suis assuré que vous serez personne à le prendre comme il faudra; que c’est un mariage, madame, où vous vous imaginez bien que je dois avoir de la répugnance; que vous n’ignorez pas, sachant ce que je suis, comme il choque mes intérêts; et que vous voulez bien enfin que je vous dise, avec la permission de mon père, que, si les choses dépendoient de moi, cet hymen ne se feroit point.
HARPAGON.
Voilà un compliment bien impertinent! Quelle belle confession à lui faire!
MARIANE.
Et moi, pour vous répondre, j’ai à vous dire que les choses sont fort égales; et que, si vous auriez[61] de la répugnance à me voir votre belle-mère, je n’en aurois pas moins, sans doute, à vous voir mon beau-fils. Ne croyez pas, je vous prie, que ce soit moi qui cherche à vous donner cette inquiétude. Je serois fort fâchée de vous causer du déplaisir; et, si je ne m’y vois forcée par une puissance absolue, je vous donne ma parole que je ne consentirai point au mariage qui vous chagrine.
HARPAGON.
Elle a raison. A sot compliment il faut une réponse de même. Je vous demande pardon, ma belle, de l’impertinence de mon fils: c’est un jeune sot qui ne sait pas encore la conséquence des paroles qu’il dit.
MARIANE.
Je vous promets que ce qu’il m’a dit ne m’a point du tout offensée; au contraire, il m’a fait plaisir de m’expliquer ainsi ses véritables sentimens. J’aime de lui un aveu de la sorte; et, s’il avoit parlé d’autres façons, je l’en estimerois bien moins.
HARPAGON.
C’est beaucoup de bonté à vous de vouloir ainsi excuser ses fautes. Le temps le rendra plus sage, et vous verrez qu’il changera de sentimens.
CLÉANTE.
Non, mon père, je ne suis point capable d’en changer, et je prie instamment madame de le croire.
HARPAGON.
Mais voyez quelle extravagance! il continue encore plus fort.
CLÉANTE.
Voulez-vous que je trahisse mon cœur?
HARPAGON.
Encore! Avez-vous envie de changer de discours?
CLÉANTE.
Eh bien, puisque vous voulez que je parle d’autre façon, souffrez, madame, que je me mette ici à la place de mon père, et que je vous avoue que je n’ai rien vu dans le monde de si charmant que vous; que je ne conçois rien d’égal au bonheur de vous plaire, et que le titre de votre époux est une gloire, une félicité que je préférerois aux destinées des plus grands princes de la terre. Oui, madame, le bonheur de vous posséder est, à mes regards, la plus belle de toutes les fortunes; c’est où j’attache toute mon ambition. Il n’y a rien que je ne sois capable de faire pour une conquête si précieuse; et les obstacles les plus puissans...
HARPAGON.
Doucement, mon fils, s’il vous plaît.
CLÉANTE.
C’est un compliment que je fais pour vous à madame.
HARPAGON.
Mon Dieu! j’ai une langue pour m’expliquer moi-même, et je n’ai pas besoin d’un procureur[62] comme vous. Allons, donnez des siéges.
FROSINE.
Non; il vaut mieux que, de ce pas, nous allions à la foire, afin d’en revenir plus tôt, et d’avoir tout le temps ensuite de nous entretenir.
HARPAGON, à Brindavoine.
Qu’on mette donc les chevaux au carrosse.
SCÈNE XII.—HARPAGON, MARIANE, ÉLISE, CLÉANTE, VALÈRE, FROSINE.
HARPAGON, à Mariane.
Je vous prie de m’excuser, ma belle, si je n’ai pas songé à vous donner un peu de collation avant que de partir.
CLÉANTE.
J’y ai pourvu, mon père, et j’ai fait apporter ici quelques bassins d’oranges de la Chine, de citrons doux et de confitures, que j’ai envoyé quérir de votre part.
HARPAGON, bas à Valère.
Valère!
VALÈRE, à Harpagon.
Il a perdu le sens.
CLÉANTE.
Est-ce que vous trouvez, mon père, que ce ne soit pas assez? Madame aura la bonté d’excuser cela, s’il lui plaît.
MARIANE.
C’est une chose qui n’étoit pas nécessaire.
CLÉANTE.
Avez-vous jamais vu, madame, un diamant plus vif que celui que vous voyez que mon père a au doigt?
MARIANE.
Il est vrai qu’il brille beaucoup.
CLÉANTE, ôtant du doigt de son père le diamant, et le donnant à Mariane.
Il faut que vous le voyez de près.
MARIANE.
Il est fort beau sans doute, et jette quantité de feux.
CLÉANTE, se mettant au-devant de Mariane, qui veut rendre le diamant.
Nenni, madame, il est en de trop belles mains. C’est un présent que mon père vous fait.
HARPAGON.
Moi?
CLÉANTE.
N’est-il pas vrai, mon père, que vous voulez que madame le garde pour l’amour de vous?
HARPAGON, bas à son fils.
Comment?
CLÉANTE, à Mariane.
Belle demande! il me fait signe de vous le faire accepter.
MARIANE.
Je ne veux point...
CLÉANTE, à Mariane.
Vous moquez-vous? Il n’a garde de le reprendre.
HARPAGON, à part.
J’enrage!
MARIANE.
Ce seroit...
CLÉANTE, empêchant toujours Mariane de rendre le diamant.
Non, vous dis-je, c’est l’offenser.
MARIANE.
De grâce...
CLÉANTE.
Point du tout.
HARPAGON, à part.
Peste soit...
CLÉANTE.
Le voilà qui se scandalise de votre refus.
HARPAGON, bas à son fils.
Ah! traître!
CLÉANTE, à Mariane.
Vous voyez qu’il se désespère.
HARPAGON, bas à son fils, en le menaçant.
Bourreau que tu es!
CLÉANTE.
Mon père, ce n’est pas ma faute. Je fais ce que je puis pour l’obliger à le garder; mais elle est obstinée.
HARPAGON, bas à son fils, en le menaçant.
Pendard!
CLÉANTE.
Vous êtes cause, madame, que mon père me querelle.
HARPAGON, bas à son fils, avec les mêmes gestes.
Le coquin!
CLÉANTE, à Mariane.
Vous le ferez tomber malade. De grâce, madame, ne résistez point davantage.
FROSINE, à Mariane.
Mon Dieu! que de façons! Gardez la bague, puisque monsieur le veut.
MARIANE, à Harpagon.
Pour ne vous point mettre en colère, je la garde maintenant, et je prendrai un autre temps pour vous la rendre.
SCÈNE XIII.—HARPAGON, MARIANE, ÉLISE, CLÉANTE, VALÈRE, FROSINE, BRINDAVOINE.
BRINDAVOINE.
Monsieur, il y a là un homme qui veut vous parler.
HARPAGON.
Dis-lui que je suis empêché, et qu’il revienne une autre fois.
BRINDAVOINE.
Il dit qu’il vous apporte de l’argent.
HARPAGON, à Mariane.
Je vous demande pardon; je reviens tout à l’heure.
SCÈNE XIV.—HARPAGON, MARIANE, ÉLISE, CLÉANTE, VALÈRE, FROSINE, LA MERLUCHE.
LA MERLUCHE, courant, et faisant tomber Harpagon.
Monsieur...
HARPAGON.
Ah! je suis mort!
CLÉANTE.
Qu’est-ce, mon père? vous êtes-vous fait mal?
HARPAGON.
Le traître, assurément, a reçu de l’argent de mes débiteurs pour me faire rompre le cou!
VALÈRE, à Harpagon.
Cela ne sera rien.
LA MERLUCHE, à Harpagon.
Monsieur, je vous demande pardon; je croyois bien faire d’accourir vite.
HARPAGON.
Que viens-tu faire ici, bourreau?
LA MERLUCHE.
Vous dire que vos deux chevaux sont déferrés.
HARPAGON.
Qu’on les mène promptement chez le maréchal.
CLÉANTE.
En attendant qu’ils soient ferrés, je vais faire pour vous, mon père, les honneurs de votre logis, et conduire madame dans le jardin, où je ferai porter la collation.
SCÈNE XV.—HARPAGON, VALÈRE.
HARPAGON.
Valère, aie un peu l’œil à tout cela, et prends soin, je te prie, de m’en sauver le plus que tu pourras, pour le renvoyer au marchand.
VALÈRE.
C’est assez.
HARPAGON, seul.
O fils impertinent! as-tu envie de me ruiner?