ACTE PREMIER

SCÈNE I.—ÉRASTE, UNE MUSICIENNE, DEUX MUSICIENS CHANTANS, PLUSIEURS AUTRES JOUANT DES INSTRUMENTS; TROUPE DE DANSEURS.

ÉRASTE, aux musiciens et aux danseurs.

Suivez les ordres que je vous ai donnés pour la sérénade. Pour moi, je me retire et ne veux point paroître ici.

SCÈNE II.—UNE MUSICIENNE, DEUX MUSICIENS CHANTANS, PLUSIEURS AUTRES JOUANT DES INSTRUMENS; TROUPE DE DANSEURS.

Cette sérénade est composée de chant, d’instrumens et de danse. Les paroles qui s’y chantent ont rapport à la situation où Éraste se trouve avec Julie, et expriment les sentimens de deux amans qui sont traversés dans leurs amours par le caprice de leurs parens.

UNE MUSICIENNE.

Répands, charmante nuit, répands sur tous les yeux
De tes pavots la douce violence;
Et ne laisse veiller, en ces aimables lieux,
Que les cœurs que l’amour soumet à sa puissance.
Tes ombres et ton silence,
Plus beaux que le plus beau jour,
Offrent de doux momens à soupirer d’amour.

PREMIER MUSICIEN.

Que soupirer d’amour
Est une douce chose,
Quand rien à nos vœux ne s’oppose!
A d’aimables penchans notre cœur nous dispose;
Mais on a des tyrans à qui l’on doit le jour.
Que soupirer d’amour
Est une douce chose,
Quand rien à nos vœux ne s’oppose!

SECOND MUSICIEN.

Tout ce qu’à nos vœux on oppose
Contre un parfait amour ne gagne jamais rien;
Et, pour vaincre toute chose,
Il ne faut que s’aimer bien.

TOUS TROIS ENSEMBLE.

Aimons-nous donc d’une ardeur éternelle:
Les rigueurs des parens, la contrainte cruelle,
L’absence, les travaux, la fortune rebelle,
Ne font que redoubler une amitié fidèle.
Aimons-nous donc d’une ardeur éternelle:
Quand deux cœurs s’aiment bien,
Tout le reste n’est rien.

PREMIÈRE ENTRÉE DE BALLET.

Danse de deux maîtres à danser.

DEUXIÈME ENTRÉE DE BALLET.

Danse de deux pages.

TROISIÈME ENTRÉE DE BALLET.

Quatre curieux de spectacles, qui ont pris querelle pendant la danse des deux pages, dansent en se battant l’épée à la main.

QUATRIÈME ENTRÉE DE BALLET.

Deux Suisses séparent les quatre combattans, et, après les avoir mis d’accord, dansent avec eux.

SCÈNE III.—JULIE, ÉRASTE, NÉRINE.

JULIE.

Mon Dieu, Éraste, gardons d’être surpris. Je tremble qu’on ne nous voie ensemble; et tout seroit perdu après la défense que l’on m’a faite.

ÉRASTE.

Je regarde de tous côtés et je n’aperçois rien.

JULIE, à Nérine.

Aie aussi l’œil au guet, Nérine; et prends bien garde qu’il ne vienne personne.

NÉRINE, se retirant dans le fond du théâtre.

Reposez-vous sur moi, et dites hardiment ce que vous avez à vous dire.

JULIE.

Avez-vous imaginé pour notre affaire quelque chose de favorable? et croyez-vous, Éraste, pouvoir venir à bout de détourner ce fâcheux mariage que mon père s’est mis en tête?

ÉRASTE.

Au moins y travaillons-nous fortement; et déjà nous avons préparé un bon nombre de batteries pour renverser ce dessein ridicule.

NÉRINE, accourant, à Julie.

Par ma foi, voilà votre père.

JULIE.

Ah! séparons-nous vite.

NÉRINE.

Non, non, non, ne bougez; je m’étois trompée.

JULIE.

Mon Dieu! Nérine, que tu es sotte de nous donner de ces frayeurs!

ÉRASTE.

Oui, belle Julie, nous avons dressé pour cela quantité de machines; et nous ne feignons point de mettre tout en usage, sur la permission que vous m’avez donnée. Ne nous demandez point tous les ressorts que nous ferons jouer; vous en aurez le divertissement; et, comme aux comédies, il est bon de vous laisser le plaisir de la surprise, et de ne vous avertir point de tout ce qu’on vous fera voir: c’est assez de vous dire que nous avons en main divers stratagèmes tout prêts à produire dans l’occasion, et que l’ingénieuse Nérine et l’adroit Sbrigani entreprennent l’affaire.

NÉRINE.

Assurément. Votre père se moque-t-il, de vouloir vous anger[71] de son avocat de Limoges, monsieur de Pourceaugnac, qu’il n’a vu de sa vie, et qui vient par le coche vous enlever à notre barbe? faut-il que trois ou quatre mille écus de plus, sur la parole de votre oncle, lui fassent rejeter un amant qui vous agrée? et une personne comme vous est-elle faite pour un Limosin? S’il a envie de se marier, que ne prend-il une Limosine, et ne laisse-t-il en repos les chrétiens? Le seul nom de monsieur de Pourceaugnac m’a mise dans une colère effroyable. J’enrage de monsieur de Pourceaugnac. Quand il n’y auroit que ce nom-là, monsieur de Pourceaugnac, j’y brûlerai mes livres, ou je romprai ce mariage; et vous ne serez point madame de Pourceaugnac. Pourceaugnac! cela se peut-il souffrir? Non, Pourceaugnac est une chose que je ne saurois supporter; et nous lui jouerons tant de pièces, nous lui ferons tant de niches, sur niches, que nous renverrons à Limoges monsieur de Pourceaugnac.

ÉRASTE.

Voici notre subtil Napolitain, qui nous dira des nouvelles.

SCÈNE IV.—JULIE, ÉRASTE, SBRIGANI, NÉRINE.[72]

SBRIGANI.

Monsieur, votre homme arrive; je l’ai vu à trois lieues d’ici, où a couché le coche; et, dans la cuisine, où il est descendu pour déjeuner, je l’ai étudié une bonne grosse demi-heure, et je le sais déjà par cœur. Pour sa figure, je ne veux point vous en parler: vous verrez de quel air la nature l’a dessinée, et si l’ajustement qui l’accompagne y répond comme il faut. Mais, pour son esprit, je vous avertis, par avance, qu’il est des plus épais qui se fassent; que nous trouvons en lui une matière tout à fait disposée pour ce que nous voulons, et qu’il est homme enfin à donner dans tous les panneaux qu’on lui présentera.

ÉRASTE.

Nous dis-tu vrai?

SBRIGANI.

Oui, si je me connois en gens.

NÉRINE.

Madame, voilà un illustre. Votre affaire ne pouvoit être mise en de meilleures mains, et c’est le héros de notre siècle pour les exploits dont il s’agit; un homme qui vingt fois en sa vie, pour servir ses amis, a généreusement affronté les galères; qui, au péril de ses bras et de ses épaules, sait mettre noblement à fin les aventures les plus difficiles, et qui, tel que vous le voyez, est exilé de son pays pour je ne sais combien d’actions honorables qu’il a généreusement entreprises.

SBRIGANI.

Je suis confus des louanges dont vous m’honorez; et je pourrois vous en donner avec plus de justice sur les merveilles de votre vie, et principalement sur la gloire que vous acquîtes lorsque, avec tant d’honnêteté, vous pipâtes au jeu, pour douze mille écus, ce jeune seigneur étranger que l’on mena chez vous; lorsque vous fîtes galamment ce faux contrat qui ruina toute une famille; lorsque, avec tant de grandeur d’âme, vous sûtes nier le dépôt qu’on vous avoit confié; et que si généreusement on vous vit prêter votre témoignage à faire pendre ces deux personnes qui ne l’avoient pas mérité.

NÉRINE.

Ce sont petites bagatelles qui ne valent pas qu’on en parle; et vos éloges me font rougir.

SBRIGANI.

Je veux bien épargner votre modestie, laissons cela: et, pour commencer notre affaire, allons vite joindre notre provincial, tandis que de votre côté vous nous tiendrez prêts au besoin les autres acteurs de la comédie.

ÉRASTE.

Au moins, madame, souvenez-vous de votre rôle; et, pour mieux couvrir notre jeu, feignez, comme on vous a dit, d’être la plus contente du monde des résolutions de votre père.

JULIE.

S’il ne tient qu’à cela, les choses iront à merveille.

ÉRASTE.

Mais, belle Julie, si toutes nos machines venoient à ne pas réussir?

JULIE.

Je déclarerai à mon père mes véritables sentimens.

ÉRASTE.

Et si, contre vos sentimens, il s’obstinoit à son dessein?

JULIE.

Je le menacerois de me jeter dans un couvent.

ÉRASTE.

Mais si, malgré tout cela, il vouloit vous forcer à ce mariage?

JULIE.

Que voulez-vous que je vous dise?

ÉRASTE.

Ce que je veux que vous me disiez!

JULIE.

Oui.

ÉRASTE.

Ce qu’on dit quand on aime bien.

JULIE.

Mais quoi?

ÉRASTE.

Que rien ne pourra vous contraindre, et que, malgré tous les efforts d’un père, vous me promettez d’être à moi.

JULIE.

Mon Dieu! Éraste, contentez-vous de ce que je fais maintenant, et n’allez point tenter sur l’avenir les résolutions de mon cœur; ne fatiguez point mon devoir par les propositions d’une fâcheuse extrémité dont peut-être n’aurons-nous pas besoin; et, s’il y faut venir, souffrez au moins que j’y sois entraînée par la suite des choses.

ÉRASTE.

Eh bien?...

SBRIGANI.

Ma foi, voici notre homme; songeons à nous.

NÉRINE.

Ah! comme il est bâti!

SCÈNE V.—MONSIEUR DE POURCEAUGNAC, SBRIGANI.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC, se tournant du côté d’où il est venu, et parlant à des gens qui le suivent.

Eh bien, quoi? qu’est-ce? qu’y a-t-il? Au diantre soit la sotte ville et les sottes gens qui y sont! Ne pouvoir faire un pas sans trouver des nigauds qui vous regardent et se mettent à rire! Eh! messieurs les badauds, faites vos affaires, et laissez passer les personnes sans leur rire au nez. Je me donne au diable, si je ne baille un coup de poing au premier que je verrai rire.

SBRIGANI, parlant aux mêmes personnes.

Qu’est-ce que c’est, messieurs? que veut dire cela? à qui en avez-vous? Faut-il se moquer ainsi des honnêtes étrangers qui arrivent ici?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Voilà un homme raisonnable, celui-là.

SBRIGANI.

Quel procédé est le vôtre! et qu’avez-vous à rire?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Fort bien.

SBRIGANI.

Monsieur a-t-il quelque chose de ridicule en soi?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Oui...

SBRIGANI.

Est-il autrement que les autres?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Suis-je tortu ou bossu?

SBRIGANI.

Apprenez à connoître les gens!

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

C’est bien dit.

SBRIGANI.

Monsieur est d’une mine à respecter.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Cela est vrai.

SBRIGANI.

Personne de condition.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Oui. Gentilhomme limosin.

SBRIGANI.

Homme d’esprit.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Qui a étudié en droit.

SBRIGANI.

Il vous fait trop d’honneur de venir dans votre ville.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Sans doute.

SBRIGANI.

Monsieur n’est point une personne à faire rire.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Assurément.

SBRIGANI.

Et quiconque rira de lui aura affaire à moi.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC, à Sbrigani.

Monsieur, je vous suis infiniment obligé.

SBRIGANI.

Je suis fâché, monsieur, de voir recevoir de la sorte une personne comme vous, et je vous demande pardon pour la ville.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Je suis votre serviteur.

SBRIGANI.

Je vous ai vu ce matin, monsieur, avec le coche, lorsque vous avez déjeuné; et la grâce avec laquelle vous mangiez votre pain m’a fait naître d’abord de l’amitié pour vous; et comme je sais que vous n’êtes jamais venu en ce pays, et que vous y êtes tout neuf, je suis bien aise de vous avoir trouvé, pour vous offrir mon service à cette arrivée, et vous aider à vous conduire parmi ce peuple, qui n’a pas parfois pour les honnêtes gens toute la considération qu’il faudroit.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

C’est trop de grâce que vous me faites.

SBRIGANI.

Je vous l’ai déjà dit: du moment que je vous ai vu, je me suis senti pour vous de l’inclination.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Je vous suis obligé.

SBRIGANI.

Votre physionomie m’a plu.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Ce m’est beaucoup d’honneur.

SBRIGANI.

J’y ai vu quelque chose d’honnête.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Je suis votre serviteur.

SBRIGANI.

Quelque chose d’aimable.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Ah! ah!

SBRIGANI.

De gracieux.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Ah! ah!

SBRIGANI.

De doux.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Ah! ah!

SBRIGANI.

De majestueux.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Ah! ah!

SBRIGANI.

De franc.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Ah! ah!

SBRIGANI.

Et de cordial.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Ah! ah!

SBRIGANI.

Je vous assure que je suis tout à vous.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Je vous ai beaucoup d’obligation.

SBRIGANI.

C’est du fond du cœur que je parle.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Je le crois.

SBRIGANI.

Si j’avois l’honneur d’être connu de vous, vous sauriez que je suis un homme tout à fait sincère.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Je n’en doute point.

SBRIGANI.

Ennemi de la fourberie.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

J’en suis persuadé.

SBRIGANI.

Et qui n’est pas capable de déguiser ses sentimens.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

C’est ma pensée.

SBRIGANI.

Vous regardez mon habit, qui n’est pas fait comme les autres; mais je suis originaire de Naples, à votre service, et j’ai voulu conserver un peu et la manière de s’habiller et la sincérité de mon pays.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

C’est fort bien fait. Pour moi, j’ai voulu me mettre à la mode de la cour pour la campagne.

SBRIGANI.

Ma foi, cela vous va mieux qu’à tous nos courtisans.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

C’est ce que m’a dit mon tailleur. L’habit est propre et riche, et il fera du bruit ici.

SBRIGANI.

Sans doute. N’irez-vous pas au Louvre?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Il faudra bien aller faire ma cour.

SBRIGANI.

Le roi sera ravi de vous voir.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Je le crois.

SBRIGANI.

Avez-vous arrêté un logis?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Non; j’allois en chercher un.

SBRIGANI.

Je serai bien aise d’être avec vous pour cela, et je connois tout ce pays-ci.

SCÈNE VI[73].—ÉRASTE, MONSIEUR DE POURCEAUGNAC, SBRIGANI.

ÉRASTE.

Ah! qu’est-ceci? Que vois-je? Quelle heureuse rencontre! Monsieur de Pourceaugnac! Que je suis ravi de vous voir! Comment! il semble que vous ayez peine à me reconnoître!

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Monsieur, je suis votre serviteur.

ÉRASTE.

Est-il possible que cinq ou six années m’aient ôté de votre mémoire, et que vous ne reconnoissiez pas le meilleur ami de toute la famille des Pourceaugnacs?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Pardonnez-moi. (Bas, à Sbrigani.) Ma foi, je ne sais qui il est.

ÉRASTE.

Il n’y a pas un Pourceaugnac à Limoges que je ne connoisse, depuis le plus grand jusques au plus petit; je ne fréquentois qu’eux dans le temps que j’y étois, et j’avois l’honneur de vous voir presque tous les jours.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

C’est moi qui l’ai reçu, monsieur.

ÉRASTE.

Vous ne vous remettez point mon visage?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Si fait. (A Sbrigani.) Je ne le connois point.

ÉRASTE.

Vous ne vous ressouvenez pas que j’ai eu le bonheur de boire avec vous je ne sais combien de fois?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Excusez-moi. (A Sbrigani.) Je ne sais ce que c’est.

ÉRASTE.

Comment appelez-vous ce traiteur de Limoges qui fait si bonne chère?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Petit-Jean?

ÉRASTE.

Le voilà. Nous allions le plus souvent ensemble chez lui nous réjouir. Comment est-ce que vous nommez à Limoges ce lieu où l’on se promène?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Le cimetière des Arènes?

ÉRASTE.

Justement. C’est où je passois de si douces heures à jouir de votre agréable conversation. Vous ne vous remettez pas tout cela?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Excusez-moi: je me le remets. (A Sbrigani.) Diable emporte si je m’en souviens!

SBRIGANI, bas, à monsieur de Pourceaugnac.

Il y a cent choses comme cela qui passent de la tête.

ÉRASTE.

Embrassez-moi donc, je vous prie, et resserrons les nœuds de notre ancienne amitié.

SBRIGANI, à monsieur de Pourceaugnac.

Voilà un homme qui vous aime fort.

ÉRASTE.

Dites-moi un peu des nouvelles de toute la parenté. Comment se porte monsieur votre... là... qui est si honnête homme?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Mon frère le consul?

ÉRASTE.

Oui.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Il se porte le mieux du monde.

ÉRASTE.

Certes, j’en suis ravi. Et celui qui est de si bonne humeur? là... monsieur votre...

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Mon cousin l’assesseur?

ÉRASTE.

Justement.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Toujours gai et gaillard.

ÉRASTE.

Ma foi, j’en ai beaucoup de joie. Et monsieur votre oncle? le...

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Je n’ai point d’oncle.

ÉRASTE.

Vous aviez pourtant en ce temps-là...

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Non: rien qu’une tante.

ÉRASTE.

C’est ce que je voulois dire, madame votre tante. Comment se porte-t-elle?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Elle est morte depuis six mois.

ÉRASTE.

Hélas! la pauvre femme! elle étoit si bonne personne!

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Nous avons aussi mon neveu le chanoine, qui a pensé mourir de la petite vérole.

ÉRASTE.

Quel dommage ç’auroit été!

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Le connoissez-vous aussi?

ÉRASTE.

Vraiment! si je le connois! Un grand garçon bien fait.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Pas des plus grands.

ÉRASTE.

Non; mais de taille bien prise.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Eh! oui.

ÉRASTE.

Qui est votre neveu?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Oui.

ÉRASTE.

Fils de votre frère ou de votre sœur?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Justement.

ÉRASTE.

Chanoine de l’église de... Comment l’appelez-vous?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

De Saint-Étienne.

ÉRASTE.

Le voilà; je ne connois autre.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC, à Sbrigani.

Il dit toute la parenté.

SBRIGANI.

Il vous connoît plus que vous ne croyez.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

A ce que je vois, vous avez demeuré longtemps dans notre ville?

ÉRASTE.

Deux ans entiers.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Vous étiez donc là quand mon cousin l’élu fit tenir son enfant à monsieur notre gouverneur?

ÉRASTE.

Vraiment oui; j’y fus convié des premiers.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Ce fut galant.

ÉRASTE.

Très-galant.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

C’étoit un repas bien troussé.

ÉRASTE.

Sans doute.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Vous vîtes donc aussi la querelle que j’eus avec ce gentilhomme périgordin?

ÉRASTE.

Oui.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Parbleu! il trouva à qui parler.

ÉRASTE.

Ah! ah!

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Il me donna un soufflet; mais je lui dis bien son fait.

ÉRASTE.

Assurément. Au reste, je ne prétends pas que vous preniez d’autre logis que le mien.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Je n’ai garde de...

ÉRASTE.

Vous moquez-vous? je ne souffrirai point du tout que mon meilleur ami soit autre part que dans ma maison.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Ce seroit vous...

ÉRASTE.

Non. Le diable m’emporte! vous logerez chez moi.

SBRIGANI, à monsieur de Pourceaugnac.

Puisqu’il le veut obstinément, je vous conseille d’accepter l’offre.

ÉRASTE.

Où sont vos hardes?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Je les ai laissées, avec mon valet, où je suis descendu.

ÉRASTE.

Envoyons-les querir par quelqu’un.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Non. Je lui ai défendu de bouger, à moins que j’y fusse moi-même, de peur de quelque fourberie.

SBRIGANI.

C’est prudemment avisé.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Ce pays-ci est un peu sujet à caution.

ÉRASTE.

On voit les gens d’esprit en tout.

SBRIGANI.

Je vais accompagner monsieur, et le ramènerai où vous voudrez.

ÉRASTE.

Oui. Je serai bien aise de donner quelques ordres, et vous n’avez qu’à revenir à cette maison-là.

SBRIGANI.

Nous sommes à vous tout à l’heure.

ÉRASTE, à monsieur de Pourceaugnac.

Je vous attends avec impatience.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC, à Sbrigani.

Voilà une connoissance où je ne m’attendois point.

SBRIGANI.

Il a la mine d’être honnête homme.

ÉRASTE, seul.

Ma foi, monsieur de Pourceaugnac, nous vous en donnerons de toutes les façons: les choses sont préparées, et je n’ai qu’à frapper. Holà!

SCÈNE VII.—ÉRASTE, UN APOTHICAIRE.

ÉRASTE.

Je crois, monsieur, que vous êtes le médecin à qui l’on est venu parler de ma part?

L’APOTHICAIRE.

Non, monsieur; ce n’est pas moi qui suis le médecin; à moi n’appartient pas cet honneur, et je ne suis qu’apothicaire; apothicaire indigne, pour vous servir.

ÉRASTE.

Et monsieur le médecin est-il à la maison?

L’APOTHICAIRE.

Oui. Il est là embarrassé à expédier quelques malades; et je vais lui dire que vous êtes ici.

ÉRASTE.

Non: ne bougez, j’attendrai qu’il ait fait. C’est pour lui mettre entre les mains certain parent que nous avons, dont on lui a parlé, et qui se trouve attaqué de quelque folie, que nous serions bien aise qu’il pût guérir avant que de le marier.

L’APOTHICAIRE.

Je sais ce que c’est, je sais ce que c’est; et j’étois avec lui quand on lui a parlé de cette affaire. Ma foi, ma foi vous ne pouviez pas vous adresser à un médecin plus habile. C’est un homme qui sait la médecine à fond, comme je sais ma croix de par Dieu, et qui, quand on devroit crever, ne démordroit pas d’un iota des règles des anciens. Oui, il suit toujours le grand chemin, le grand chemin, et ne va point chercher midi à quatorze heures; et, pour tout l’or du monde, il ne voudroit pas avoir guéri une personne avec d’autres remèdes que ceux que la Faculté permet.

ÉRASTE.

Il fait fort bien. Un malade ne doit point vouloir guérir que la Faculté n’y consente.

L’APOTHICAIRE.

Ce n’est pas parce que nous sommes grands amis que j’en parle; mais il y a plaisir, il y a plaisir d’être son malade; et j’aimerois mieux mourir de ses remèdes que de guérir de ceux d’un autre. Car, quoiqu’il puisse arriver, on est assuré que les choses sont toujours dans l’ordre; et, quand on meurt sous sa conduite, vos héritiers n’ont rien à vous reprocher.

ÉRASTE.

C’est une grande consolation pour un défunt!

L’APOTHICAIRE.

Assurément; on est bien aise au moins d’être mort méthodiquement. Au reste, il n’est pas de ces médecins qui marchandent les maladies, c’est un homme expéditif, expéditif, qui aime à dépêcher ses malades; et quand on a à mourir, cela se fait avec lui le plus vite du monde.

ÉRASTE.

En effet, il n’est rien tel que de sortir promptement d’affaire.

L’APOTHICAIRE.

Cela est vrai. A quoi bon tant barguigner[74] et tant tourner autour du pot? Il faut savoir vivement le court ou le long d’une maladie.

ÉRASTE.

Vous avez raison.

L’APOTHICAIRE.

Voilà déjà trois de mes enfans dont il m’a fait l’honneur de conduire la maladie, qui sont morts en moins de quatre jours, et qui, entre les mains d’un autre, auroient langui plus de trois mois.

ÉRASTE.

Il est bon d’avoir des amis comme cela.

L’APOTHICAIRE.

Sans doute. Il ne me reste plus que deux enfans, dont il prend soin comme des siens; il les traite et gouverne à sa fantaisie, sans que je me mêle de rien; et, le plus souvent, quand je reviens de la ville, je suis tout étonné que je les trouve saignés ou purgés par son ordre.

ÉRASTE.

Voilà des soins fort obligeans.

L’APOTHICAIRE.

Le voici, le voici, le voici qui vient.

SCÈNE VIII.—ÉRASTE, PREMIER MÉDECIN, UN APOTHICAIRE, UN PAYSAN, UNE PAYSANNE.

LE PAYSAN, au médecin.

Monsieur, il n’en peut plus, et il dit qu’il sent dans la tête les plus grandes douleurs du monde.

PREMIER MÉDECIN.

Le malade est un sot; d’autant plus que, dans la maladie dont il est attaqué, ce n’est pas la tête, selon Galien, mais la rate, qui lui doit faire mal.

LE PAYSAN.

Quoi que c’en soit, monsieur, il a toujours, avec cela, son cours de ventre depuis six mois.

PREMIER MÉDECIN.

Bon! c’est signe que le dedans se dégage. Je l’irai visiter dans deux ou trois jours; mais, s’il mouroit avant ce temps-là, ne manquez pas de m’en donner avis, car il n’est pas de la civilité qu’un médecin visite un mort.

LA PAYSANNE, au médecin.

Mon père, monsieur, est toujours malade de plus en plus.

PREMIER MÉDECIN.

Ce n’est pas ma faute. Je lui donne des remèdes; que ne guérit-il? Combien a-t-il été saigné de fois?

LA PAYSANNE.

Quinze, monsieur, depuis vingt jours.

PREMIER MÉDECIN.

Quinze fois saigné?

LA PAYSANNE.

Oui.

PREMIER MÉDECIN.

Et il ne guérit point?

LA PAYSANNE.

Non, monsieur.

PREMIER MÉDECIN.

C’est signe que la maladie n’est pas dans le sang. Nous le ferons purger autant de fois, pour voir si elle n’est pas dans les humeurs; et, si rien ne nous réussit, nous l’enverrons aux bains.

L’APOTHICAIRE.

Voilà le fin, cela; le fin de la médecine.

SCÈNE IX.—ÉRASTE, PREMIER MÉDECIN, UN APOTHICAIRE.

ÉRASTE, au médecin.

C’est moi, monsieur, qui vous ai envoyé parler, ces jours passés, pour un parent un peu troublé d’esprit, que je veux vous donner chez vous, afin de le guérir avec plus de commodité, et qu’il soit vu de moins de monde.

PREMIER MÉDECIN.

Oui, monsieur; j’ai déjà disposé tout, et promets d’en avoir tous les soins imaginables.

ÉRASTE.

Le voici.

PREMIER MÉDECIN.

La conjoncture est tout à fait heureuse, et j’ai ici un ancien de mes amis, avec lequel je serai bien aise de consulter sa maladie.

SCÈNE X.—MONSIEUR DE POURCEAUGNAC, ÉRASTE, PREMIER MÉDECIN, UN APOTHICAIRE.

ÉRASTE, à monsieur de Pourceaugnac.

Une petite affaire m’est survenue, qui m’oblige à vous quitter, (montrant le médecin) mais voilà une personne entre les mains de qui je vous laisse, qui aura soin pour moi de vous traiter du mieux qu’il lui sera possible.

PREMIER MÉDECIN.

Le devoir de ma profession m’y oblige, et c’est assez que vous me chargiez de ce soin.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC, à part.

C’est son maître d’hôtel, et il faut que ce soit un homme de qualité.

PREMIER MÉDECIN, à Éraste.

Oui, je vous assure que je traiterai monsieur méthodiquement, et dans toutes les régularités de notre art.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Mon Dieu! il ne me faut point tant de cérémonies, et je ne viens pas ici pour incommoder.

PREMIER MÉDECIN.

Un tel emploi ne me donne que de la joie.

ÉRASTE, au médecin.

Voilà toujours six pistoles d’avance, en attendant ce que j’ai promis.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Non, s’il vous plaît; je n’entends pas que vous fassiez de dépense, et que vous envoyiez rien acheter pour moi.

ÉRASTE.

Mon Dieu! laissez faire, ce n’est pas pour ce que vous pensez.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Je vous demande de ne me traiter qu’en ami.

ÉRASTE.

C’est ce que je veux faire. (Bas au médecin.) Je vous recommande surtout de ne le point laisser sortir de vos mains; car, parfois, il veut s’échapper.

PREMIER MÉDECIN.

Ne vous mettez pas en peine.

ÉRASTE, à monsieur de Pourceaugnac.

Je vous prie de m’excuser de l’incivilité que je commets.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Vous vous moquez; et c’est trop de grâce que vous me faites.

SCÈNE XI.—MONSIEUR DE POURCEAUGNAC, PREMIER MÉDECIN, SECOND MÉDECIN, UN APOTHICAIRE.

PREMIER MÉDECIN.

Ce m’est beaucoup d’honneur, monsieur, d’être choisi pour vous rendre service.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Je suis votre serviteur.

PREMIER MÉDECIN.

Voici un habile homme, mon confrère, avec lequel je vais consulter la manière dont nous vous traiterons.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Il ne faut point tant de façons, vous dis-je; et je suis homme à me contenter de l’ordinaire.

PREMIER MÉDECIN.

Allons, des siéges.

Des laquais entrent et donnent des siéges.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC, à part.

Voilà, pour un jeune homme, des domestiques bien lugubres.

PREMIER MÉDECIN.

Allons, monsieur; prenez votre place, monsieur.

Les deux médecins font asseoir monsieur de Pourceaugnac entre eux deux.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC, s’asseyant.

Votre très-humble valet. (Les deux médecins lui prennent chacun une main pour lui tâter le pouls.) Que veut dire cela?

PREMIER MÉDECIN.

Mangez-vous bien, monsieur?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Oui, et bois encore mieux.

PREMIER MÉDECIN.

Tant pis. Cette grande appétition du froid et de l’humide est une indication de la chaleur et sécheresse qui est au dedans. Dormez-vous fort?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Oui, quand j’ai bien soupé.

PREMIER MÉDECIN.

Faites-vous des songes?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Quelquefois.

PREMIER MÉDECIN.

De quelle nature sont-ils?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

De la nature des songes. Quelle diable de conversation est-ce là?

PREMIER MÉDECIN.

Vos déjections, comment sont-elles?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Ma foi, je ne comprends rien à toutes ces questions; et je veux plutôt boire un coup.

PREMIER MÉDECIN.

Un peu de patience: nous allons raisonner sur votre affaire devant vous, et nous le ferons en françois, pour être plus intelligibles.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Quel grand raisonnement faut-il pour manger un morceau?

PREMIER MÉDECIN.

Comme ainsi soit qu’on ne puisse guérir une maladie qu’on ne la connoisse parfaitement, et qu’on ne la puisse parfaitement connoître sans en bien établir l’idée particulière et la véritable espèce, par ses signes diagnostiques et prognostiques; vous me permettrez, monsieur notre ancien, d’entrer en considération de la maladie dont il s’agit, avant que de toucher à la thérapeutique et aux remèdes qu’il nous conviendra faire pour la parfaite curation d’icelle. Je dis donc, monsieur, avec votre permission, que notre malade ici présent est malheureusement attaqué, affecté, possédé, travaillé de cette sorte de folie que nous nommons fort bien mélancolie hypocondriaque; espèce de folie très-fâcheuse, et qui ne demande pas moins qu’un Esculape comme vous, consommé dans notre art; vous, dis-je, qui avez blanchi, comme on dit, sous le harnois, et auquel il en a tant passé par les mains, de toutes les façons. Je l’appelle mélancolie hypocondriaque, pour la distinguer des deux autres; car le célèbre Galien établit doctement, à son ordinaire, trois espèces de cette maladie, que nous nommons mélancolie, ainsi appelée, non-seulement par les Latins, mais encore par les Grecs; ce qui est bien à remarquer pour notre affaire: la première, qui vient du propre vice du cerveau; la seconde, qui vient de tout le sang, fait et rendu atrabilaire; la troisième, appelée hypocondriaque, qui est la nôtre, laquelle procède du vice de quelque partie du bas-ventre et de la région inférieure, mais particulièrement de la rate, dont la chaleur et l’inflammation porte au cerveau de notre malade beaucoup de fuligines épaisses et crasses, dont la vapeur noire et maligne cause dépravation aux fonctions de la faculté princesse, et fait la maladie dont, par notre raisonnement, il est manifestement atteint et convaincu. Qu’ainsi ne soit: pour diagnostique incontestable de ce que je dis, vous n’avez qu’à considérer ce grand sérieux que vous voyez, cette tristesse accompagnée de crainte et de défiance, signes pathognomoniques et individuels de cette maladie, si bien marquée chez le divin vieillard Hippocrate; cette physionomie, ces yeux rouges et hagards, cette grande barbe, cette habitude du corps, menue, grêle, noire et velue; lesquels signes le dénotent très-affecté de cette maladie, procédante du vice des hypocondres; laquelle maladie, par laps de temps, naturalisée, envieillie, habituée, et ayant pris droit de bourgeoisie chez lui, pourroit bien dégénérer ou en manie, ou en phthisie, ou en apoplexie, ou même en fine frénésie et fureur. Tout ceci supposé, puisqu’une maladie bien connue est à demi guérie, car ignoti nulla est curatio morbi[75], il ne vous sera pas difficile de convenir des remèdes que nous devons faire à monsieur. Premièrement, pour remédier à cette pléthore obturante, et à cette cacochymie luxuriante par tout le corps, je suis d’avis qu’il soit phlébotomisé libéralement; c’est-à-dire que les saignées soient fréquentes et plantureuses: en premier lieu, de la basilique, puis de la céphalique, et même, si le mal est opiniâtre, de lui ouvrir la veine du front, et que l’ouverture soit large, afin que le gros sang puisse sortir; et, en même temps, de le purger, désopiler et évacuer par purgatifs propres et convenables, c’est-à-dire par cholagogues, mélanogogues, et cætera; et, comme la véritable source de tout le mal est ou une humeur crasse et féculente ou une vapeur noire et grossière qui obscurcit, infecte et salit les esprits animaux, il est à propos ensuite qu’il prenne un bain d’eau pure et nette, avec force petit-lait clair, pour purifier, par l’eau, la féculence de l’humeur crasse, et éclaircir, par le lait clair, la noirceur de cette vapeur; mais, avant toute chose, je trouve qu’il est bon de le réjouir par agréables conversations, chants et instrumens de musique; à quoi il n’y a pas d’inconvénient de joindre des danseurs, afin que leurs mouvemens, disposition[76] et agilité puissent exciter et réveiller la paresse de ses esprits engourdis, qui occasionne l’épaisseur de son sang, d’où procède la maladie. Voilà les remèdes que j’imagine, auxquels pourront être ajoutés beaucoup d’autres meilleurs par monsieur notre maître et ancien, suivant l’expérience, jugement, lumière et suffisance qu’il s’est acquis dans notre art. Dixi.

SECOND MÉDECIN.

A Dieu ne plaise, monsieur, qu’il me tombe en pensée d’ajouter rien à ce que vous venez de dire! Vous avez si bien discouru sur tous les signes, les symptômes et les causes de la maladie de monsieur; le raisonnement que vous en avez fait est si docte et si beau, qu’il est impossible qu’il ne soit pas fou et mélancolique hypocondriaque; et, quand il ne le seroit pas, il faudroit qu’il le devînt, pour la beauté des choses que vous avez dites, et la justesse du raisonnement que vous avez fait. Oui, monsieur, vous avez dépeint fort graphiquement, graphicè depinxisti, tout ce qui appartient à cette maladie. Il ne se peut rien de plus doctement, sagement, ingénieusement conçu, pensé, imaginé, que ce que vous avez prononcé au sujet de ce mal, soit pour la diagnose, ou la prognose, ou la thérapie; et il ne me reste rien ici, que de féliciter monsieur d’être tombé entre vos mains, et de lui dire qu’il est trop heureux d’être fou, pour éprouver l’efficace et la douceur des remèdes que vous avez si judicieusement proposés. Je les approuve tous, manibus et pedibus descendo in tuam sententiam[77]. Tout ce que j’y voudrois, c’est de faire les saignées et les purgations en nombre impair, numero deus impare gaudet[78]; de prendre le lait clair avant le bain; de lui composer un fronteau où il entre du sel, le sel est symbole de la sagesse; de faire blanchir les murailles de sa chambre, pour dissiper les ténèbres de ses esprits, album est disgregativum visus[79]; et de lui donner tout à l’heure un petit lavement, pour servir de prélude et d’introduction à ces judicieux remèdes, dont, s’il a à guérir, il doit recevoir du soulagement. Fasse le ciel que ces remèdes, monsieur, qui sont les vôtres, réussissent au malade, selon notre intention!

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Messieurs, il y a une heure que je vous écoute. Est-ce que nous jouons ici une comédie?

PREMIER MÉDECIN.

Non, monsieur, nous ne jouons point.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Qu’est-ce que tout ceci? et que voulez-vous dire, avec votre galimatias et vos sottises?

PREMIER MÉDECIN.

Bon! dire des injures! Voilà un diagnostique qui nous manquoit pour la confirmation de son mal; et ceci pourroit bien tourner en manie.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC, à part.

Avec qui m’a-t-on mis ici?

Il crache deux ou trois fois.

PREMIER MÉDECIN.

Autre diagnostique: la sputation fréquente.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Laissons cela, et sortons d’ici.

PREMIER MÉDECIN.

Autre encore: l’inquiétude de changer de place.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Qu’est-ce donc que toute cette affaire? et que me voulez-vous?

PREMIER MÉDECIN.

Vous guérir, selon l’ordre qui nous a été donné.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Me guérir?

PREMIER MÉDECIN.

Oui.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Parbleu! je ne suis pas malade.

PREMIER MÉDECIN.

Mauvais signe, lorsqu’un malade ne sent pas son mal.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Je vous dis que je me porte bien.

PREMIER MÉDECIN.

Nous savons mieux que vous comment vous vous portez; et nous sommes médecins qui voyons clair dans votre constitution.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Si vous êtes médecins, je n’ai que faire de vous; et je me moque de la médecine.

PREMIER MÉDECIN.

Hom! hom! voici un homme plus fou que nous ne pensons.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Mon père et ma mère n’ont jamais voulu de remèdes, et ils sont morts tous deux sans l’assistance des médecins.

PREMIER MÉDECIN.

Je ne m’étonne pas s’ils ont engendré un fils qui est insensé. (Au second médecin.) Allons, procédons à la curation; et, par la douceur exhilarante de l’harmonie, adoucissons, lénifions et accoisons[80] l’aigreur de ses esprits, que je vois prêts à s’enflammer.

SCÈNE XII.—MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Que diable est-ce là? Les gens de ce pays-ci sont-ils insensés? Je n’ai jamais rien vu de tel, et je n’y comprends rien du tout.