GEORGE DANDIN
OU
LE MARI CONFONDU
COMÉDIE

REPRÉSENTÉE POUR LA PREMIÈRE FOIS, DEVANT LA COUR, A VERSAILLES, LE 19 JUILLET 1668, ET SUR LE THÉATRE DU PALAIS-ROYAL SANS LES INTERMÈDES, LE 9 NOVEMBRE SUIVANT.

En 1668, Louis XIV était maître de tout; la Franche-Comté était reliée à la France; le traité d’Aix-la-Chapelle signé; le roi avait fait effacer des registres du Parlement la trace de ce qui s’était passé entre 1647 et 1652; les femmes de la cour briguaient à l’envi l’honneur de rivaliser avec madame de Montespan et mademoiselle de la Vallière. C’était le règne de la force adorée. C’est aussi de cette époque que datent les deux œuvres de Molière dont on peut, avec le plus de raison, inculper le sens moral, Amphitryon et George Dandin. Nous avons signalé plus haut l’analogie de ces deux personnages. Dans la farce, Jupiter n’est plus que Clitandre; mais, grâce à la distance qui le sépare du paysan, mari d’une demoiselle noble, tout lui est permis comme à Jupiter. Molière semble convaincu de l’iniquité des choses humaines, et c’est la principale croyance qui ressort de son œuvre profondément misanthropique.

La cour, pendant l’absence de Louis XIV, avait été sevrée de ses plaisirs ordinaires. Le roi, qui revenait vainqueur, organisa, pour la dédommager, dans les jardins dessinés par Lenôtre, une fête splendide où la place principale fut donnée à la comédie; collations, bals, soupers, feux d’artifice, contribuèrent à la splendeur de la journée.

«O le charmant lieu que c’étoit!»

dit le journaliste contemporain;

«L’or partout, certes, éclatoit;
«Trois rangs de riches hautelices
«Décoroient ce lieu de délices;
«Aussi haut, sans comparaison,
«Que la vaste et grande cloison
«De l’église de Notre-Dame,
«Où l’on chante en si bonne gamme.
«Maintes cascades y jouoient
«Qui de tous côtés l’égayoient,
«Et, pour en gros ne rien omettre
«Dans les limites d’une lettre,
«En ce beau rendez-vous de jeux,
«Un théâtre auguste et pompeux,
«D’une manière singulière,
«S’y voyoit dressé par Molière.»

Le grave Félibien lui-même, dans la description qu’il donne de cette fête splendide, n’a que des éloges pour la petite comédie en prose où le sieur Molière montre la peine et les chagrins de ceux qui s’allient au-dessus de leur condition. Personne n’attacha beaucoup d’importance à une simple farce, et le directeur, le Momus de l’Olympe inférieur, comme le dit encore Robinet, aidé par le génie musical de Lulli, obtint un nouveau succès. Le fond même de sa pièce, qui passa pour une farce délicieuse, se perdait et disparaissait au milieu des divertissements des danses et de la musique de Lulli. Les vues de Louis XIV étaient servies. On se moquait à cœur joie de ces sots campagnards parlant blason, employant les termes surannés de la vénerie, ruinés d’ailleurs et abaissant leur fierté jusqu’à donner leur fille à un rustre. On riait de cette mademoiselle de la Prudoterie qui ne voulait pas être maîtresse d’un duc et pair; on ne ménageait pas le ban et l’arrière-ban de cette noblesse qui se vantait d’avoir assisté au siége de Montauban. Tout ce qui tenait à la province et au vieux monde était sacrifié; étiquettes de politesse, souvenirs de généalogie, cérémonies d’excuse ou de défi, les formules dont on vivait encore, rien n’était épargné. Après de vains compliments, dont le vieux noble a réglé la teneur et qui ne signifient rien et ne satisfont à rien, la victime roturière ayant été obligée de demander pardon, M. de Sotenville s’écrie pédantesquement: «Voilà, monsieur, comment il faut pousser les choses.»

Le campagnard a profité de la leçon, et l’on sait qu’il a poussé les choses fort loin. Mais elle était donnée par un «baladin» enrichi sans doute par son art et par les bontés du roi, assez habile pour se maintenir à la cour, dénué de toute autorité sérieuse, et qui, considéré d’ailleurs comme le dernier des trouvères, avait licence de tout dire. Peu de temps auparavant, on l’avait vu, dans le Médecin malgré lui, se débarrasser successivement de sept habits dont il était revêtu. Dans George Dandin, sa femme lui administrait une volée de coups de bâton, et il riait. La bouffonnerie dérobait à tous les yeux le but sévère et sombre vers lequel Molière se dirigeait peut-être à son insu. Tout le dix-huitième siècle ne fit que creuser le sillon tracé par ce génie observateur, et les bourgeois ridicules, les turcarets, les héros de Dancourt, ceux de Dalainval, les marquis escrocs de Regnard, sont les fils et les petits-fils de George Dandin et de M. Jourdain, de Dorante, de don Juan et de Clitandre.

A quoi peut-il servir de rechercher avec soin si le Dolopathos ou le Castoiement des Dames, ou un conte de Boccace, ou une histoire indienne, ont servi de texte primitif à George Dandin? Les malices du sexe, commune matière des trouvères et de leurs fabliaux, ont fourni depuis le moyen âge à tous les conteurs italiens et gaulois mille facéties ingénieuses, que Molière, aussi laborieux que Shakspeare a constamment étudiées et qu’il a transformées à son gré, selon les besoins de son art et de son époque.


PERSONNAGES ACTEURS
GEORGE DANDIN[18], riche paysan, mari d’Angélique. Molière.
ANGÉLIQUE, femme de George Dandin, et fille de M. de Sotenville. Mlle Molière.
M. DE SOTENVILLE, gentilhomme campagnard, père d’Angélique. Du Croisy.
MADAME DE SOTENVILLE. Hubert.
CLITANDRE, amant d’Angélique. La Grange.
CLAUDINE, suivante d’Angélique. Mlle Debrie.
LUBIN, paysan, servant Clitandre. La Thorillière.
COLIN, valet de George Dandin.  
La scène est devant la maison de George Dandin, à la campagne.