ACTE II

SCÈNE I.—PREMIER MÉDECIN, SBRIGANI.

PREMIER MÉDECIN.

Il a forcé tous les obstacles que j’avois mis, et s’est dérobé aux remèdes que je commençois de lui faire.

SBRIGANI.

C’est être bien ennemi de soi-même que de fuir des remèdes aussi salutaires que les vôtres.

PREMIER MÉDECIN.

Marque d’un cerveau démonté, et d’une raison dépravée, que de ne vouloir pas guérir.

SBRIGANI.

Vous l’auriez guéri haut la main.

PREMIER MÉDECIN.

Sans doute, quand il y auroit eu complication de douze maladies.

SBRIGANI.

Cependant voilà cinquante pistoles bien acquises qu’il vous fait perdre.

PREMIER MÉDECIN.

Moi, je n’entends point les perdre, et prétends le guérir en dépit qu’il en ait. Il est lié et engagé à mes remèdes, et je veux le faire saisir où je le trouverai, comme déserteur de la médecine et infracteur de mes ordonnances.

SBRIGANI.

Vous avez raison. Vos remèdes étoient un coup sûr, et c’est de l’argent qu’il vous vole.

PREMIER MÉDECIN.

Où puis-je en avoir des nouvelles?

SBRIGANI.

Chez le bonhomme Oronte, assurément, dont il vient épouser la fille, et qui, ne sachant rien de l’infirmité de son gendre futur, voudra peut-être se hâter de conclure le mariage.

PREMIER MÉDECIN.

Je vais lui parler tout à l’heure.

SBRIGANI.

Vous ne ferez point mal.

PREMIER MÉDECIN.

Il est hypothéqué à mes consultations, et un malade ne se moquera pas d’un médecin.

SBRIGANI.

C’est fort bien dit à vous; et, si vous m’en croyez, vous ne souffrirez point qu’il se marie que vous ne l’ayez pansé tout votre soûl.

PREMIER MÉDECIN.

Laissez-moi faire.

SBRIGANI, à part, en s’en allant.

Je vais, de mon côté, dresser une autre batterie; et le beau-père est aussi dupe que le gendre.

SCÈNE II.—ORONTE, PREMIER MÉDECIN

PREMIER MÉDECIN.

Vous avez, monsieur, un certain monsieur de Pourceaugnac qui doit épouser votre fille?

ORONTE.

Oui; je l’attends de Limoges, et il devroit être arrivé.

PREMIER MÉDECIN.

Aussi l’est-il, et il s’en est fui de chez moi, après y avoir été mis; mais je vous défends, de la part de la médecine, de procéder au mariage que vous avez conclu, que je ne l’aie dûment préparé pour cela, et mis en état de procréer des enfans bien conditionnés de corps et d’esprit.

ORONTE.

Comment donc?

PREMIER MÉDECIN.

Votre prétendu gendre a été constitué mon malade; sa maladie, qu’on m’a donnée à guérir, est un meuble qui m’appartient, et que je compte entre mes effets; et je vous déclare que je ne prétends point qu’il se marie, qu’au préalable il n’ait satisfait à la médecine, et subi les remèdes que je lui ai ordonnés.

ORONTE.

Il a quelque mal?

PREMIER MÉDECIN.

Oui.

ORONTE.

Et quel mal, s’il vous plaît?

PREMIER MÉDECIN.

Ne vous en mettez pas en peine.

ORONTE.

Est-ce quelque mal...

PREMIER MÉDECIN.

Les médecins sont obligés au secret. Il suffit que je vous ordonne, à vous et à votre fille, de ne point célébrer, sans mon consentement, vos noces avec lui, sur peine d’encourir la disgrâce de la Faculté, et d’être accablés de toutes les maladies qu’il nous plaira.

ORONTE.

Je n’ai garde, si cela est, de faire le mariage.

PREMIER MÉDECIN.

On me l’a mis entre les mains, et il est obligé d’être mon malade.

ORONTE.

A la bonne heure.

PREMIER MÉDECIN.

Il a beau fuir; je le ferai condamner, par arrêt, à se faire guérir par moi.

ORONTE.

J’y consens.

PREMIER MÉDECIN.

Oui, il faut qu’il crève ou que je le guérisse.

ORONTE.

Je le veux bien.

PREMIER MÉDECIN.

Et, si je ne le trouve, je m’en prendrai à vous; et je vous guérirai au lieu de lui.

ORONTE.

Je me porte bien.

PREMIER MÉDECIN.

Il n’importe. Il me faut un malade, et je prendrai qui je pourrai.

ORONTE.

Prenez qui vous voudrez; mais ce ne sera pas moi. (Seul.) Voyez un peu la belle raison!

SCÈNE III.—ORONTE, SBRIGANI, en marchand flamand.[86]

SBRIGANI.

Montsir, afec le fôtre permission, je suis un trancher marchane flamane, qui foudroit bienne fous temandair un petit nouvel.

ORONTE.

Quoi, monsieur?

SBRIGANI.

Mettez la fôtre chapeau sur le tête, montsir, si ve plaît.

ORONTE.

Dites-moi, monsieur, ce que voulez.

SBRIGANI.

Moi le dire rien, montsir, si fous le mettre pas le chapeau sur le tête.

ORONTE.

Soit. Qu’y a-t-il, monsieur?

SBRIGANI.

Fous connoître point en sti file un certe montsir Oronte?

ORONTE.

Oui, je le connois.

SBRIGANI.

Et quel homme est-il, montsir, si ve plaît?

ORONTE.

C’est un homme comme les autres.

SBRIGANI.

Je fous temande, montsir, s’il est un homme qui a du bienne?

ORONTE.

Oui.

SBRIGANI.

Mais riche beaucoup grandement, montsir?

ORONTE.

Oui.

SBRIGANI.

J’en suis aise beaucoup, montsir.

ORONTE.

Mais pourquoi cela?

SBRIGANI.

L’est, montsir, pour un petit raisonne de conséquence pour nous.

ORONTE.

Mais encore, pourquoi?

SBRIGANI.

L’est, montsir, que sti montsir Oronte donne son fille en mariage à un certe montsir de Pourceaugnac.

ORONTE.

Eh bien?

SBRIGANI.

Et sti montsir de Pourceaugnac, montsir, l’est un homme que doivre beaucoup grandement à dix ou douze marchanes flamanes qui être venus ici.

ORONTE.

Ce monsieur de Pourceaugnac doit beaucoup à dix ou douze marchands?

SBRIGANI.

Oui, montsir; et, depuis huite mois, nous afoir obtenir un petit sentence contre lui, et lui a remettre à payer tou ce créancier de sti mariage que sti montsir Oronte donne pour son fille.

ORONTE.

Hon! hon! il a remis là à payer ses créanciers?

SBRIGANI.

Oui, montsir; et avec un grand défotion nous tous attendre sti mariage.

ORONTE, à part.

L’avis n’est pas mauvais. (Haut.) Je vous donne le bonjour.

SBRIGANI.

Je remercie montsir de la faveur grande.

ORONTE.

Votre très-humble valet.

SBRIGANI.

Je le suis, montsir, obliger plus que beaucoup du bon nouvel que montsir m’afoir donné. (Seul, après avoir ôté sa barbe, et dépouillé l’habit de Flamand qu’il a par-dessus le sien.) Cela ne va pas mal. Quittons notre ajustement de Flamand, pour songer à d’autres machines; et tâchons de semer tant de soupçons et de divisions entre le beau-père et le gendre, que cela rompe le mariage prétendu. Tous deux également sont propres à gober les hameçons qu’on leur veut tendre, et, entre nous autres fourbes de la première classe, nous ne faisons que nous jouer lorsque nous trouvons un gibier aussi facile que celui-là.

SCÈNE IV.—MONSIEUR DE POURCEAUGNAC, SBRIGANI.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC, se croyant seul.

Piglia lo sù, piglia lo sù, signor monsu. Que diable est-ce là? (Apercevant Sbrigani.) Ah!

SBRIGANI.

Qu’est-ce, monsieur? Qu’avez-vous?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Tout ce que je vois me semble lavement.

SBRIGANI.

Comment?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Vous ne savez pas ce qui m’est arrivé dans ce logis à la porte duquel vous m’avez conduit!

SBRIGANI.

Non, vraiment. Qu’est-ce que c’est?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Je pensois y être régalé comme il faut.

SBRIGANI.

Eh bien?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Je vous laisse entre les mains de monsieur. Des médecins habillés de noir. Dans une chaise. Tâter le pouls. Comme ainsi soit. Il est fou. Deux gros joufflus. Grands chapeaux. Buon dì, buon dì. Six Pantalons. Ta, ra, ta, ta; ta, ra, ta, ta; allegramente, monsu Pourceaugnac. Apothicaire. Lavement. Prenez, monsieur; prenez, prenez. Il est bénin, bénin, bénin. C’est pour déterger, pour déterger, déterger. Piglia lo sù, signor monsu; piglia lo, piglia lo, piglia lo sù. Jamais je n’ai été si soûl de sottise.

SBRIGANI.

Qu’est-ce que tout cela veut dire?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Cela veut dire que cet homme-là, avec ses grandes embrassades, est un fourbe qui m’a mis dans une maison pour se moquer de moi et me faire une pièce.

SBRIGANI.

Cela est-il possible?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Sans doute. Ils étoient une douzaine de possédés après mes chausses; et j’ai eu toutes les peines du monde à m’échapper de leurs pattes.

SBRIGANI.

Voyez un peu; les mines sont bien trompeuses! Je l’aurois cru le plus affectionné de vos amis. Voilà un de mes étonnemens, comme il est possible qu’il y ait des fourbes comme cela dans le monde!

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Ne sens-je point le lavement? Voyez, je vous prie.

SBRIGANI.

Eh! il y a quelque petite chose qui approche de cela.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

J’ai l’odorat et l’imagination tout remplis de cela; et il me semble toujours que je vois une douzaine de lavemens qui me couchent en joue.

SBRIGANI.

Voilà une méchanceté bien grande! et les hommes sont bien traîtres et scélérats!

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Enseignez-moi, de grâce, le logis de monsieur Oronte; je suis bien aise d’y aller tout à l’heure.

SBRIGANI.

Ah! ah! vous êtes donc de complexion amoureuse? et vous avez ouï parler que ce M. Oronte a une fille?...

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Oui, je viens l’épouser.

SBRIGANI.

L’é... l’épouser?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Oui.

SBRIGANI.

En mariage?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

De quelle façon donc?

SBRIGANI.

Ah! c’est une autre chose; et je vous demande pardon.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Qu’est-ce que cela veut dire?

SBRIGANI.

Rien.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Mais encore?

SBRIGANI.

Rien, vous dis-je. J’ai un peu parlé trop vite.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Je vous prie de me dire ce qu’il y a là-dessous.

SBRIGANI.

Non, cela n’est point nécessaire.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

De grâce!

SBRIGANI.

Point: je vous prie de m’en dispenser.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Est-ce que vous n’êtes point de mes amis?

SBRIGANI.

Si fait; on ne peut pas l’être davantage.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Vous devez donc ne me rien cacher.

SBRIGANI.

C’est une chose où il y va de l’intérêt du prochain.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Afin de vous obliger à m’ouvrir votre cœur, voilà une petite bague que je vous prie de garder pour l’amour de moi.

SBRIGANI.

Laissez-moi consulter un peu si je le puis faire en conscience. (Après s’être un peu éloigné de monsieur de Pourceaugnac.) C’est un homme qui cherche son bien, qui tâche de pourvoir sa fille le plus avantageusement qu’il est possible; et il ne faut nuire à personne: ce sont des choses qui sont connues, à la vérité; mais j’irai les découvrir à un homme qui les ignore, et il est défendu de scandaliser[87] son prochain, cela est vrai. Mais, d’autre part, voilà un étranger qu’on veut surprendre, et qui, de bonne foi, vient se marier avec une fille qu’il ne connaît pas et qu’il n’a jamais vue; un gentilhomme plein de franchise, pour qui je me sens de l’inclination, qui me fait l’honneur de me tenir pour son ami, prend confiance en moi, et me donne une bague à garder pour l’amour de lui. (A monsieur de Pourceaugnac.) Oui, je trouve que je puis vous dire les choses sans blesser ma conscience; mais tâchons de vous les dire le plus doucement qu’il nous sera possible, et d’épargner les gens le plus que nous pourrons. De vous dire que cette fille-là mène une vie déshonnête, cela seroit un peu trop fort: cherchons, pour nous expliquer, quelques termes plus doux. Le mot de galante[88] aussi n’est pas assez; celui de coquette[89] achevée me semble propre à ce que nous voulons, et je m’en puis servir pour vous dire honnêtement ce qu’elle est.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

L’on me veut donc prendre pour dupe?

SBRIGANI.

Peut-être dans le fond n’y a-t-il pas tant de mal que tout le monde croit; et puis il y a des gens, après tout, qui se mettent au-dessus de ces sortes de choses, et qui ne croient pas que leur honneur dépende...

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Je suis votre serviteur; je ne me veux point mettre sur la tête un chapeau comme celui-là; et l’on aime à aller le front levé dans la famille des Pourceaugnacs.

SBRIGANI.

Voilà le père.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Ce vieillard-là?

SBRIGANI.

Oui. Je me retire.

SCÈNE V.—ORONTE, MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Bonjour, monsieur, bonjour.

ORONTE.

Serviteur, monsieur, serviteur.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Vous êtes monsieur Oronte, n’est-ce pas?

ORONTE.

Oui.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Et moi, monsieur de Pourceaugnac.

ORONTE.

A la bonne heure.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Croyez-vous, monsieur Oronte, que les Limosins soient des sots?

ORONTE.

Croyez-vous, monsieur de Pourceaugnac, que les Parisiens soient des bêtes?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Vous imaginez-vous, monsieur Oronte, qu’un homme comme moi soit si affamé de femme?

ORONTE.

Vous imaginez-vous, monsieur de Pourceaugnac, qu’une fille comme la mienne soit si affamée de mari?

SCÈNE VI.—JULIE, ORONTE, MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

JULIE.

On vient de me dire, mon père, que monsieur de Pourceaugnac est arrivé. Ah! le voilà sans doute, et mon cœur me le dit. Qu’il est bien fait! qu’il a bon air! et que je suis contente d’avoir un tel époux! Souffrez que je l’embrasse et que je lui témoigne...

ORONTE.

Doucement, ma fille, doucement.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC, à part.

Tudieu! quelle galante! comme elle prend feu d’abord!

ORONTE.

Je voudrois bien savoir, monsieur de Pourceaugnac, par quelle raison vous venez...

JULIE, s’approche de monsieur de Pourceaugnac, le regarde d’un air languissant, et lui veut prendre la main.

Que je suis aise de vous voir! et que je brûle d’impatience...

ORONTE.

Ah! ma fille, ôtez-vous de là, vous dis-je!

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC, à part.

Oh! oh! quelle égrillarde!

ORONTE.

Je voudrois bien, dis-je, savoir par quelle raison, s’il vous plaît, vous avez la hardiesse de...

Julie continue le même jeu.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC, à part.

Vertu de ma vie!

ORONTE, à Julie.

Encore! Qu’est-ce à dire, cela?

JULIE.

Ne voulez-vous pas que je caresse l’époux que vous m’avez choisi?

ORONTE.

Non. Rentrez là dedans.

JULIE.

Laissez-moi le regarder.

ORONTE.

Rentrez, vous dis-je.

JULIE.

Je veux demeurer là, s’il vous plaît.

ORONTE.

Je ne veux pas, moi; et, si tu ne rentres pas tout à l’heure, je...

JULIE.

Eh bien, je rentre.

ORONTE.

Ma fille est une sotte qui ne sait pas les choses.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC, à part.

Comme nous lui plaisons?

ORONTE, à Julie, qui est restée après avoir fait quelques pas pour s’en aller.

Tu ne veux pas te retirer?

JULIE.

Quand est-ce donc que vous me marierez avec monsieur?

ORONTE.

Jamais; et tu n’es pas pour lui.

JULIE.

Je le veux avoir, moi, puisque vous me l’avez promis.

ORONTE.

Si je te l’ai promis, je te le dépromets.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC, à part.

Elle voudroit bien me tenir.

JULIE.

Vous avez beau faire; nous serons mariés ensemble, en dépit de tout le monde.

ORONTE.

Je vous en empêcherai bien tous deux, je vous assure. Voyez un peu quel vertigo lui prend.

SCÈNE VII.—ORONTE, MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Mon Dieu! notre beau-père prétendu, ne vous fatiguez point tant; on n’a pas envie de vous enlever votre fille, et vos grimaces n’attrapperont rien.

ORONTE.

Toutes les vôtres n’auront pas grand effet.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Vous êtes-vous mis dans la tête que Léonard de Pourceaugnac soit un homme à acheter chat en poche, et qu’il n’ait pas là dedans quelque morceau de judiciaire pour se conduire, pour se faire informer de l’histoire du monde, et voir, en se mariant, si son honneur a bien toutes ses sûretés?

ORONTE.

Je ne sais pas ce que cela veut dire: mais vous êtes-vous mis dans la tête qu’un homme de soixante et trois ans ait si peu de cervelle, et considère si peu sa fille, que de la marier avec un homme qui a ce que vous savez, et qui a été mis chez un médecin pour être pansé?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

C’est une pièce que l’on m’a faite; et je n’ai aucun mal.

ORONTE.

Le médecin me l’a dit lui-même.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Le médecin en a menti. Je suis gentilhomme, et je le veux voir l’épée à la main.

ORONTE.

Je sais ce que j’en dois croire; et vous ne m’abuserez pas là-dessus, non plus que sur les dettes que vous avez assignées sur le mariage de ma fille.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Quelles dettes?

ORONTE.

La feinte ici est inutile; et j’ai vu le marchand flamand qui, avec les autres créanciers, a obtenu depuis huit mois sentence contre vous.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Quel marchand flamand? Quels créanciers? Quelle sentence obtenue contre moi?

ORONTE.

Vous savez bien ce que je veux dire.

SCÈNE VIII.—MONSIEUR DE POURCEAUGNAC, ORONTE, LUCETTE.

LUCETTE, contrefaisant une Languedocienne.

Ah! tu es assi, et à la fi yeu te trobi après abé fa tant de passés. Podes-tu, scélérat, podes-tu sousteni ma bisto[90]?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Qu’est-ce que veut cette femme-là?

LUCETTE.

Que te boli, infâme! Tu fas semblan de nou me pas connouïsse, et nou rougisses pas, impudint que tu sios, tu ne rougisses pas de me beyre! (A Oronte.) Nou sabi pas, moussu, saquos bous dont m’an dit que bouillo espousa la fillo; may yeu bous déclari que yeu souy sa fenno, et que y a set ans, moussu, qu’en passant à Pézénas, el auguet l’adressa, dambé sas mignardisos, commo sap tabla fayre, de me gaigna lou cor, et m’oubliget pra quel mouyen à ly douna la man per l’espousa[91].

ORONTE.

Oh! oh!

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Que diable est-ce ci?

LUCETTE.

Lou traité me quittet trés ans après, sul préteste de qualques affayres que l’apelabon dins soun pays, et despey noun l’y resçau pus quaso de noubelon; may dins lou tens qui soungeabi lou mens, m’an donnat abist que begnio dins aquesto billo per se remarida dambé un autro jouena fillo, que sous parens ly an proucurado, sensse saupré res de soun proumier mariatge. You ai tout quitta en diligensso, et me souy rendudo dins aqueste loc lou pu leou qu’ay pouscut, per m’oupousa en aquel criminel mariatge, et confondre as eyls de tout le mounde lou pus michant days hommes[92].

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Voilà une étrange effrontée!

LUCETTE.

Impudint! n’as pas hounte de m’injuria, alloc d’estre confus day reproches secrets que ta consciensso te deu fayre[93]?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Moi, je suis votre mari?

LUCETTE.

Infâme! gausos-tu dire lou contrari? Hé! tu sabes be, per ma penno, que n’es que trop bertat; et plaguesso al cel qu’aco non fougesso pas, et que m’auquesso layssado dins l’estât d’innouessenço, et dins la tranquillita oun moun amo bibio daban que tous charmes et tas trompariés nou m’en bengouesson malhurousomen fayre sourty! yeu nou serio pas réduito à fayré lou tristé persounatge que yeu faou présentomen; à beyre un marit cruel mespresa touto l’ardou que yeu ay per el, et me laissa sensse cap de piétat abandounado à las mourtéles doulous que yeu ressenti de sas perfidos acciûs[94].

ORONTE.

Je ne saurois m’empêcher de pleurer. (A monsieur de Pourceaugnac.) Allez, vous êtes un méchant homme.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Je ne connois rien à tout ceci.

SCÈNE IX.—MONSIEUR DE POURCEAUGNAC, NÉRINE, LUCETTE, ORONTE.

NÉRINE, contrefaisant une Picarde.

Ah! je n’en pis plus; je sis tout essoflée! Ah! finfaron, tu m’as bien fait courir: tu ne m’écaperas mie. Justiche! justiche! je boute empêchement au mariage. (A Oronte.) Chés mon méri, monsieu, et je veux faire pindre che bon pindard-là[95].

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Encore!

ORONTE, à part.

Que diable d’homme est-ce ci?

LUCETTE.

Et que boulez-bous dire, ambé bostre empachomen, et bostro pendarie? quaquel homo es bostre marit[96]?

NÉRINE.

Oui, medéme, et je sis sa femme[97].

LUCETTE.

Aquo es faus, aquos yeu que soun sa fenno; et, se deu estre pendut, aquos sera yeu que lou farai penja[98].

NÉRINE.

Je n’entains mie che baragoin-là[99].

LUCETTE.

Yeus bous disi que yeu soun sa fenno[100].

NÉRINE.

Sa femme?

LUCETTE.

Oy[101].

NÉRINE.

Je vous dis que chest mi, encore in coup, qui le sis[102].

LUCETTE.

Et yeu bous sousteni, yeu, qu’aquos yeu[103].

NÉRINE.

Il y a quetre ans qu’il m’a éposée[104].

LUCETTE.

Et yeu set ans y a que m’a prese per fenne[105].

NÉRINE.

J’ai des gairans de tout cho que je di[106].

LUCETTE.

Tout mon pay lo sap[107].

NÉRINE.

No ville en est témoin[108].

LUCETTE.

Tout Pézénas a bist nostre mariatge[109].

NÉRINE.

Tout Chin-Quentin a assisté à no noche[110].

LUCETTE.

Nou y a res de tant béritable[111].

NÉRINE.

Il gn’y a rien de plus chertain[112]?

LUCETTE, à monsieur de Pourceaugnac.

Gausos-tu dire lou contrari, valisquos[113]?

NÉRINE, à monsieur de Pourceaugnac.

Est-che que tu démaintiras, méchant homme[114].

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Il est aussi vrai l’un que l’autre.

LUCETTE.

Quingn impudensso! Et coussy, misérable, nou te soubennes plus de la pauro Françoun, et del pauré Jeannet, que soun lous fruits de nostre mariatge[115]?

NÉRINE.

Bayer un peu l’insolence! Quoi! tu ne te souviens mie de chette pauvre ainfain, no petite Madeleine, que tu m’a laichée pour gaige de ta foi[116]?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Voilà deux impudentes carognes!

LUCETTE.

Béni, Françoun; béni Jeannet; béni toutou, béni toutoune, béni fayre beyre à un peyre dénaturat la duretat qu’el a per naoutres[117].

NÉRINE.

Venez, Madeleine, men ainfain, venez-ves-en ichi faire honte à vo père de l’impudainche qu’il a[118].

SCÈNE X.—MONSIEUR DE POURCEAUGNAC, ORONTE, LUCETTE, NÉRINE, PLUSIEURS ENFANS.

LES ENFANS.

Ah! mon papa! mon papa! mon papa!

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Diantre soit des petits fils de putains!

LUCETTE.

Coussy, trayte, tu nou sios pas dins la darnière confusiu de ressaupre à tal tous enfans, et de ferma l’oreillo à la tendresseo paternello? Tu nou m’escaperas pas, infâme! yeu te boly seguy pertout, et te reproucha ton crime jusquos à tant que me sio benjado, et que t’ayo fayt penja; couquy, te boly fayré penja[119].

NÉRINE.

Ne rougis-tu mie de dire ches mots-là, et d’être insainsible aux cairesses de chette pauvre ainfaint? Tu ne te sauveras mie de mes pattes; et, en dépit de tes dains, je ferai bien voire que je sis ta femme, et je te ferai pindre[120].

LES ENFANS.

Mon papa! mon papa! mon papa!

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Au secours! au secours! Où fuirai-je? Je n’en puis plus!

ORONTE, à Lucette et à Nérine.

Allez, vous ferez bien de le faire punir; et il mérite d’être pendu.

SCÈNE XI.—SBRIGANI.

Je conduis de l’œil toutes choses, et tout ceci ne va pas mal. Nous fatiguerons tant notre provincial, qu’il faudra, ma foi, qu’il déguerpisse.

SCÈNE XII.—MONSIEUR DE POURCEAUGNAC, SBRIGANI.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Ah! je suis assommé! Quelle peine! quelle maudite ville! Assassiné de tous côtés!

SBRIGANI.

Qu’est-ce, monsieur? Est-il encore arrivé quelque chose?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Oui. Il pleut en ce pays des femmes et des lavemens.

SBRIGANI.

Comment donc?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Deux carognes de baragouineuses me sont venues accuser de les avoir épousées toutes deux, et me menacent de la justice.

SBRIGANI.

Voilà une méchante affaire; et la justice, en ce pays-ci, est rigoureuse en diable contre cette sorte de crime.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Oui; mais, quand il y auroit information, ajournement, décret et jugement obtenu par surprise, défaut et contumace, j’ai la voie de conflit de juridiction pour temporiser, et venir aux moyens de nullité qui seront dans les procédures.

SBRIGANI.

Voilà en parler dans tous les termes; et l’on voit bien, monsieur, que vous êtes du métier.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Moi! point du tout. Je suis gentilhomme.

SBRIGANI.

Il faut bien, pour parler ainsi, que vous ayez étudié la pratique.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Point. Ce n’est que le sens commun qui me fait juger que je serai toujours reçu à mes faits justificatifs, et qu’on ne me sauroit condamner sur une simple accusation, sans un récolement et confrontation avec mes parties.

SBRIGANI.

En voilà de plus fin encore.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Ces mots-là me viennent sans que je les sache.

SBRIGANI.

Il me semble que le sens commun d’un gentilhomme peut bien aller à concevoir ce qui est du droit et de l’ordre de la justice, mais non pas à savoir les vrais termes de la chicane.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Ce sont quelques mots que j’ai retenus en lisant les romans.

SBRIGANI.

Ah! fort bien!

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Pour vous montrer que je n’entends rien du tout à la chicane, je vous prie de me mener chez quelque avocat, pour consulter mon affaire.

SBRIGANI.

Je le veux, et vais vous conduire chez deux hommes fort habiles; mais j’ai auparavant à vous avertir de n’être point surpris de leur manière de parler: ils ont contracté du barreau certaine habitude de déclamation qui fait que l’on diroit qu’ils chantent: et vous prendrez pour musique tout ce qu’ils vous diront.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.

Qu’importe comme ils parlent, pourvu qu’ils me disent ce que je veux savoir?