LES AMANS MAGNIFIQUES

COMÉDIE-BALLET EN CINQ ACTES, EN PROSE

REPRÉSENTÉE POUR LA PREMIÈRE FOIS, A SAINT-GERMAIN EN LAYE, AU MOIS DE FÉVRIER 1670, SOUS LE TITRE DE DIVERTISSEMENT ROYAL.

Louis XIV avait trente ans; la plus belle et la plus spirituelle personne de la cour était sa favorite avouée. Les plus sévères parmi les évêques ne protestaient que par le silence contre cette grandeur excessive et orientale, qui s’élevait comme un astre radieux au milieu de l’adoration universelle. La divinité symbolique de ce représentant majestueux et royal de la France au dix-septième siècle était un fait convenu que personne n’osait récuser. Molière, pour se maintenir à force d’adresse dans cette faveur qui lui permettait de disposer de sa troupe; directeur, acteur, auteur, maître de ballet, comme l’avaient été Plaute, Shakspeare, et avant lui Caldéron, Molière était contraint au sacrifice à peu près complet de cette indépendance qui nous semble aujourd’hui inséparable du génie. Sans cette docilité qui nous étonne, aurait-il pu créer le Misanthrope et le Tartufe? Non, certes. Il achetait le triomphe de son art au prix de sa liberté personnelle. Le roi commandait, il obéissait.

En 1670, le frivole et spirituel versificateur Benserade, chargé jusque-là de la composition des ballets de cour, ayant renoncé à ce métier qui lui semblait fatigant et qu’il avait solennellement abdiqué en février 1669 (par un rondeau adressé aux dames dans le ballet de Flore), ce fut Molière qui eut ordre de le remplacer. Louis XIV prit la peine d’en donner le sujet, comme on le verra dans l’avant-propos de Molière; il fallut que, sur un texte rebattu et stérile qui lui avait déjà servi dans la Princesse d’Élide, un homme de génie voulût bien brocher des scènes qui amenaient des danses, des chants et des spectacles. Molière s’y prêta. Il avait le roi pour unique appui; et le docile philosophe, né avec tous les dons de l’artiste, habile à scander les vers pour la musique, imitateur et presque parodiste ingénieux des madrigaux de Benserade, créa les Amans magnifiques.

Lui-même il s’y plaça comme un fou de cour, libre bouffon qui rappelle le rôle de Moron dans la Princesse d’Élide, et qui indiquait assez bien la situation de Molière dans cette cour. A côté de lui, le libre penseur fit apparaître un représentant des superstitions qu’il détestait, l’astrologue Anaxarque;—trouvant ainsi moyen de frapper obliquement la crédulité humaine et de poursuivre son œuvre.

Trois mois après la représentation de cet ouvrage de commande, qui brille surtout par les divertissements et les machines, un événement bizarre frappa d’étonnement la cour et la ville. La grande Mademoiselle, qui, élevée au milieu des troubles de la Fronde, était restée un peu romanesque, et qui avait choisi parmi les prétendants les plus autorisés et les plus célèbres un petit cadet de Gascogne, le marquis de Lauzun, recevait de Louis XIV l’ordre de renoncer à cette union, où elle avait placé son bonheur. Comment se fait-il que deux rôles des Amans magnifiques, celui de Sostrate (le sauveur de l’armée) et celui d’Ériphile (l’amie de l’amour), semblent calqués sur les caractères et la situation de Lauzun et de Mademoiselle, situation secrète, ou du moins connue de bien peu de personnes? Molière avait-il pénétré les secrets de la cour? savait-il où en était Lauzun, l’homme le plus dissimulé à la fois et le plus hardi, mais qu’il avait vu souvent chez sa femme et chez madame de la Sablière? était-il au courant de cette passion née en 1667, et qui, dans un cœur de plus de quarante ans, était devenue irrésistible? Nous ne pouvons que signaler ici la coïncidence des faits avec l’œuvre du poëte.

En vain, en 1688, essaya-t-on de reprendre la pièce de Molière. Après neuf représentations très-peu suivies, elle disparut de la scène; Dancourt, en 1704, essaya de nouveau la même tentative, également inutile, malgré les changements qu’il avait introduits dans les intermèdes.


PERSONNAGES DE LA COMÉDIE
ARISTIONE, princesse, mère d’Ériphile. Mlle Hervé.
ÉRIPHILE, fille de la princesse. Mlle Molière.
IPHICRATE, prince, amant d’Ériphile. La Grange.
TIMOCLÈS, prince, amant d’Ériphile. Du Croisy.
SOSTRATE, général d’armée, amant d’Ériphile.  
CLÉONICE, confidente d’Ériphile. Mme Béjart.
ANAXARQUE, astrologue. Hubert.
CLÉON, fils d’Anaxarque.  
CHORÈBE, de la suite d’Aristione.  
CLITIDAS, plaisant de cour, de la suite d’Ériphile. Molière.
UNE FAUSSE VÉNUS, d’intelligence avec Anaxarque.  
PERSONNAGES DES INTERMÈDES
PREMIER INTERMÈDE.
ÉOLE.
TRITONS chantans.
FLEUVES chantans.
AMOURS chantans.
PÊCHEURS DE CORAIL dansans.
NEPTUNE.
SIX DIEUX MARINS dansans.
DEUXIÈME INTERMÈDE.
TROIS PANTOMIMES dansans.
TROISIÈME INTERMÈDE.
LA NYMPHE de la vallée de Tempé.
PERSONNAGES DE LA PASTORALE
EN MUSIQUE.
TYRCIS, berger, amant de Caliste.
CALISTE, bergère.
LYCASTE, berger, ami de Tyrcis.
MÉNANDRE, berger, ami de Tyrcis.
PREMIER SATYRE, amant de Caliste.
SECOND SATYRE, amant de Caliste.
SIX DRYADES dansantes.
SIX FAUNES dansans.
CLIMÈNE, bergère.
PHILINTE, berger.
TROIS PETITES DRYADES dansantes.
TROIS PETITS FAUNES dansans.
QUATRIÈME INTERMÈDE.
HUIT STATUES qui dansent.
CINQUIÈME INTERMÈDE.
QUATRE PANTOMIMES dansans.
SIXIÈME INTERMÈDE.
FÊTE DES JEUX PYTHIENS
LA PRÊTRESSE.
DEUX SACRIFICATEURS chantans.
SIX MINISTRES DU SACRIFICE, portant des haches, dansans.
CHŒUR DE PEUPLES.
SIX VOLTIGEURS sautant sur des chevaux de bois.
QUATRE CONDUCTEURS D’ESCLAVES dansans.
HUIT ESCLAVES dansans.
QUATRE HOMMES armés à la grecque.
QUATRE FEMMES armées à la Grecque.
UN HÉRAUT.
SIX TROMPETTES.
UN TIMBALIER.
APOLLON.
SUIVANS D’APOLLON dansans.
La scène est en Thessalie, dans la vallée de Tempé.

AVANT-PROPOS

Le roi, qui ne veut que des choses extraordinaires dans tout ce qu’il entreprend, s’est proposé de donner à sa cour un divertissement qui fût composé de tous ceux que le théâtre peut fournir; et, pour embrasser cette vaste idée et enchaîner ensemble tant de choses diverses, Sa Majesté a choisi pour sujet deux princes rivaux, qui, dans le champêtre séjour de la vallée de Tempé, où l’on doit célébrer la fête des jeux Pythiens, régalent à l’envi une jeune princesse et sa mère de toutes les galanteries dont ils se peuvent aviser.

PREMIER INTERMÈDE

Le théâtre s’ouvre à l’agréable bruit de quantité d’instrumens; et d’abord il offre aux yeux une vaste mer bordée de chaque côté de quatre grands rochers, dont le sommet porte chacun un Fleuve accoudé sur les marques de ces sortes de déités. Au pied de ces rochers sont douze Tritons de chaque côté; et, dans le milieu de la mer, quatre Amours montés sur des dauphins, et derrière eux le dieu Éole, élevé au-dessus des ondes sur un petit nuage. Éole commande aux vents de se retirer; et, tandis que quatre Amours, douze Tritons et huit Fleuves lui répondent, la mer se calme, et du milieu des ondes on voit s’élever une île. Huit pêcheurs sortent du fond de la mer, avec des nacres de perles et des branches de corail, et, après une danse agréable, vont se placer chacun sur un rocher au-dessus d’un Fleuve. Le chœur de la musique annonce la venue de Neptune; et, tandis que ce dieu danse avec sa suite, les Pêcheurs, les Tritons et les Fleuves accompagnent ses pas de gestes différents et de bruit de conques de perles. Tout ce spectacle est une magnifique galanterie[124], dont l’un des princes régale sur la mer la promenade des princesses.

PREMIÈRE ENTRÉE DE BALLET.

NEPTUNE ET SIX DIEUX MARINS.

DEUXIÈME ENTRÉE DE BALLET.

HUIT PÊCHEURS DE CORAIL.
Vers chantés.

RÉCIT D’ÉOLE.

Vents, qui troublez les plus beaux jours,
Rentrez dans vos grottes profondes,
Et laissez régner sur les ondes
Les Zéphyrs et les Amours.

UN TRITON.

Quels beaux yeux ont percé nos demeures humides?
Venez, venez, Tritons; cachez-vous, Néréïdes.

TOUS LES TRITONS.

Allons tous au-devant de ces divinités,
Et rendons par nos chants hommage à leurs beautés.

UN AMOUR.

Ah! que ces princesses sont belles!

UN AUTRE AMOUR.

Quels sont les cœurs qui ne s’y rendroient pas!

UN AUTRE AMOUR.

La plus belle des immortelles,
Notre mère, a bien moins d’appas.

CHŒUR.

Allons tous au-devant de ces divinités,
Et rendons par nos chants hommage à leurs beautés.

UN TRITON.

Quel noble spectacle s’avance?
Neptune, le grand dieu Neptune, avec sa cour.
Vient honorer ce beau séjour
De son auguste présence.

CHŒUR.

Redoublons nos concerts,
Et faisons retentir, dans le vague des airs,
Notre réjouissance.

Vers pour le Roi, représentant Neptune.

Le ciel, entre les dieux les plus considérés,
Me donne pour partage un rang considérable,
Et, me faisant régner sur les flots azurés,
Rend à tout l’univers mon pouvoir redoutable.
Il n’est aucune terre, à me bien regarder,
Qui ne doive trembler que je ne m’y répande;
Point d’États qu’à l’instant je ne puisse inonder
Des flots impétueux que mon pouvoir commande.
Rien n’en peut arrêter le fier débordement;
Et, d’une triple digue à leur force opposée
On les verroit forcer le ferme empêchement,
Et se faire en tous lieux une ouverture aisée.
Mais je sais retenir la fureur de ces flots
Par la sage équité du pouvoir que j’exerce,
Et laisser en tous lieux, au gré des matelots.
La douce liberté d’un paisible commerce.
On trouve des écueils parfois dans mes États;
On voit quelques vaisseaux y périr par l’orage;
Mais contre ma puissance on n’en murmure pas,
Et chez moi la vertu ne fait jamais naufrage.

Pour monsieur le Grand[125], représentant un dieu marin.

L’empire où nous vivons est fertile en trésors.
Tous les mortels en foule accourent sur ses bords,
Et, pour faire bientôt une haute fortune,
Il ne faut rien qu’avoir la faveur de Neptune.

Pour le marquis de Villeroy, représentant un dieu marin.

Sur la foi de ce dieu de l’empire flottant,
On peut bien s’embarquer avec toute assurance:
Les flots ont de l’inconstance,
Mais le Neptune est constant.

Pour le marquis de Rassan, représentant un dieu marin.

Voguez sur cette mer d’un zèle inébranlable:
C’est le moyen d’avoir Neptune favorable.