AMPHITRYON

COMÉDIE

REPRÉSENTÉE POUR LA PREMIÈRE FOIS, A PARIS, SUR LE THÉATRE DU PALAIS-ROYAL, LE 2 JANVIER 1668, ET DEVANT LE ROI, LE 16 JANVIER SUIVANT.

La jeunesse volage et passionnée de Louis XIV continuait de fournir sa carrière triomphale: à Hortense Mancini avaient succédé mademoiselle de la Vallière et bientôt madame de Montespan. Le marquis de Montespan, noble provincial, s’accommodait peu de cet honneur que lui faisait le roi, et recevait une lettre de cachet qui l’envoyait vivre dans ses terres. La cour, éblouie et attentive, prosternée aux pieds du monarque, séduite d’ailleurs par la grâce, l’élégance, les qualités supérieures, le don de commander et de gouverner les hommes, était prête à tout admirer et à tout approuver. Quant à Molière, son Tartuffe, suspendu par l’ordre, et, il faut le dire, par le bon sens du roi, qui craignait l’effet combiné de ses propres débordements et de cette déclaration de guerre faite aux dévots par son acteur favori, l’avertissait de cesser un moment son feu et de se replier, pour ainsi dire, sur des sujets moins brûlants et moins dangereux. Amphitryon, l’Avare et Georges Dandin furent le produit de cette trêve; Boileau, ami intime de Molière, le pressait de revenir aux anciens, de les étudier avec soin, de s’en nourrir et de préparer ainsi son entrée à l’Académie. L’Amphitryon de Plaute, imitation joyeusement vigoureuse des parodies dramatiques auxquelles l’antiquité soumettait les dieux de son Olympe, attira d’abord l’attention et fut l’objet de l’élaboration de Molière; il en fit deux œuvres distinctes: Amphitryon d’abord, puis, en creusant la même idée et en l’appliquant aux mœurs modernes, Georges Dandin, cette farce presque tragique, tant elle est burlesque, où un mari de basse naissance est trop honoré par sa femme qui le trompe, et le galant gentilhomme sur lequel il ne peut venger son honneur.

Amphitryon lui-même ressemblait fort à M. de Montespan et Louis XIV à Jupiter. Déjà Rotrou, dans les Sosies, avait emprunté à Plaute la plupart de ses traits comiques, et Molière ne se fit pas faute de reprendre son bien. De là une œuvre puissante infiniment supérieure, quant à la portée philosophique, à celle de l’auteur latin, écrite en vers libres et en rimes croisées qui ne se soumettent pas toujours à la règle de l’entrelacement des assonances masculines et féminines, œuvres d’une gaieté de ton et d’une richesse d’éloquente audace que l’on admire surtout quand on la compare à son modèle. Plaute, l’ancien directeur de théâtre, longtemps enchaîné à la meule, amusait la populace romaine; homme d’un talent supérieur, forcé de se maintenir dans des limites bornées que lui opposait la grossièreté de son auditoire, il avait laissé tout à faire à Molière, quant au développement moderne de l’idée principale: la destruction, de toute morale devant la force; l’adultère lui-même consacré par une volonté souveraine; le faible obligé de plier la tête et d’attacher une espèce d’honneur à ce qui déshonore dans une autre situation. Quand il s’agit d’un dieu ou d’un monarque, on ne doit faire aucune attention à l’infidélité conjugale, et M. de Montespan, comme Amphitryon, ne doit pas lutter avec Jupiter.

Était-ce l’avis de Molière? excusait-il cette brutalité du fait qu’il signalait avec tant de génie? Nous ne le croyons pas. Les anciens eux-mêmes, auxquels il empruntait leur caricature, voyaient dans Jupiter devenu coupable d’adultère la puissance créatrice ravalée dans son excès; ils ne l’approuvaient pas, puisqu’ils se moquaient à la fois d’elle et de l’humanité, et ce qui prouve que Molière, dont la gaieté est si triste, pensait absolument comme eux, ce sont les dernières paroles que Sosie adresse aux courtisans avertis par l’exil que M. de Montespan venait de subir.

... Que chacun chez soi doucement se retire:
Sur telles affaires toujours
Le meilleur est de ne rien dire.


A SON ALTESSE SÉRÉNISSIME
MONSEIGNEUR
LE PRINCE

Monseigneur,

N’en déplaise à nos beaux esprits, je ne vois rien de plus ennuyeux que les épîtres dédicatoires; et Votre Altesse Sérénissime trouvera bon, s’il lui plaît, que je ne suive point ici le style de ces messieurs-là, et refuse de me servir de deux ou trois misérables pensées qui ont été tournées et retournées tant de fois, qu’elles sont usées de tous les côtés. Le nom du grand Condé est un nom trop glorieux pour le traiter comme on fait tous les autres noms. Il ne faut l’appliquer, ce nom illustre, qu’à des emplois qui soient dignes de lui; et, pour dire de belles choses, je voudrois parler de le mettre à la tête d’une armée plutôt qu’à la tête d’un livre; et je conçois bien mieux ce qu’il est capable de faire en l’opposant aux forces des ennemis de cet État qu’en l’opposant à la critique des ennemis d’une comédie.

Ce n’est pas, Monseigneur, que la glorieuse approbation de Votre Altesse Sérénissime ne fût une puissante protection pour toutes ces sortes d’ouvrages, et qu’on ne soit persuadé des lumières de votre esprit autant que de l’intrépidité de votre cœur et de la grandeur de votre âme. On sait, par toute la terre, que l’éclat de votre mérite n’est point renfermé dans les bornes de cette valeur indomptable qui se fait des adorateurs chez ceux même qu’elle surmonte; qu’il s’étend, ce mérite, jusques aux connoissances les plus fines et les plus relevées, et que les décisions de votre jugement sur tous les ouvrages d’esprit ne manquent point d’être suivies par le sentiment des plus délicats. Mais on sait aussi, Monseigneur, que toutes ces glorieuses approbations dont nous nous vantons au public ne nous coûtent rien à faire imprimer; et que ce sont des choses dont nous disposons comme nous voulons. On sait, dis-je, qu’une épître dédicatoire dit tout ce qu’il lui plaît, et qu’un auteur est en pouvoir d’aller saisir les personnes les plus augustes, et de parer de leurs grands noms les premiers feuillets de son livre; qu’il a la liberté de s’y donner, autant qu’il veut, l’honneur de leur estime, et de se faire des protecteurs qui n’ont jamais songé à l’être.

Je n’abuserai, Monseigneur, ni de votre nom, ni de vos bontés, pour combattre les censeurs de l’Amphitryon, et m’attribuer une gloire que je n’ai pas peut-être méritée: et je ne prends la liberté de vous offrir ma comédie que pour avoir lieu de vous dire que je regarde incessamment, avec une profonde vénération, les grandes qualités que vous joignez au sang auguste dont vous tenez le jour, et que je suis, Monseigneur, avec tout le respect possible et tout le zèle imaginable,

De Votre Altesse Sérénissime,

Le très-humble, très-obéissant,
et très-obligé serviteur,

J.-B. P. Molière.


PERSONNAGES ACTEURS
MERCURE.  
LA NUIT.  
JUPITER, sous la forme d’Amphitryon. La Thorillière.
MERCURE, sous la forme de Sosie. Du Croisy.
AMPHITRYON, général des Thébains. La Grange.
ALCMÈNE, femme d’Amphitryon. Mlle Molière.
CLÉANTHIS, suivante d’Alcmène, et femme de Sosie. Mad. Béjart.
ARGATIPHONTIDAS, capitaines thébains. Chateauneuf.
NAUCRATÈS,  
POLIDAS,  
PAUSICLÈS,  
SOSIE, valet d’Amphitryon. Molière.
La scène est à Thèbes, devant la maison d’Amphitryon.