Le Père Mongilet a paru dans le Gil-Blas du mardi 24 février 1885.
ON parlait de filles, après dîner, car de quoi parler, entre hommes?
Un de nous dit:
—Tiens, il m’est arrivé une drôle d’histoire à ce sujet.
Et il conta.
—Un soir de l’hiver dernier, je fus pris soudain d’une de ces lassitudes désolées, accablantes, qui vous saisissent l’âme et le corps de temps en temps. J’étais chez moi, tout seul, et je sentis bien que si je demeurais ainsi j’allais avoir une effroyable crise de tristesse, de ces tristesses qui doivent mener au suicide quand elles reviennent souvent.
J’endossai mon pardessus, et je sortis sans savoir du tout ce que j’allais faire. Étant descendu jusqu’aux boulevards, je me mis à errer le long des cafés presque vides, car il pleuvait, il tombait une de ces pluies menues qui mouillent l’esprit autant que les habits, non pas une de ces bonnes pluies d’averse, s’abattant en cascade et jetant sous les portes cochères les passants essoufflés, mais une de ces pluies si fines qu’on ne sent point les gouttes, une de ces pluies humides qui déposent incessamment sur vous d’imperceptibles gouttelettes et couvrent bientôt les habits d’une mousse d’eau glacée et pénétrante.
Que faire? J’allais, je revenais, cherchant où passer deux heures, et découvrant pour la première fois qu’il n’y a pas un endroit de distraction, dans Paris, le soir. Enfin, je me décidai à entrer aux Folies-Bergères, cette amusante halle aux filles.
Peu de monde dans la grande salle. Le long promenoir en fer à cheval ne contenait que des individus de peu, dont la race commune apparaissait dans la démarche, dans le vêtement, dans la coupe des cheveux et de la barbe, dans le chapeau, dans le teint. C’est à peine si on apercevait de temps en temps un homme qu’on devinât lavé, parfaitement lavé, et dont tout l’habillement eût un air d’ensemble. Quant aux filles, toujours les mêmes, les affreuses filles que vous connaissez, laides, fatiguées, pendantes, et allant de leur pas de chasse, avec cet air de dédain imbécile qu’elles prennent, je ne sais pourquoi.
Je me disais que vraiment pas une de ces créatures avachies, graisseuses plutôt que grasses, bouffies d’ici et maigres de là, avec des bedaines de chanoines et des jambes d’échassiers cagneux, ne valait le louis qu’elles obtiennent à grand’peine après en avoir demandé cinq.
Mais soudain j’en aperçus une petite qui me parut gentille, pas toute jeune, mais fraîche, drôlette, provocante. Je l’arrêtai, et bêtement, sans réfléchir, je fis mon prix, pour la nuit. Je ne voulais pas rentrer chez moi, seul, tout seul; j’aimais encore mieux la compagnie et l’étreinte de cette drôlesse.
Et je la suivis. Elle habitait une grande, grande maison, rue des Martyrs. Le gaz était éteint déjà dans l’escalier. Je montai lentement, allumant d’instant en instant une allumette-bougie, heurtant les marches du pied, trébuchant et mécontent, derrière la jupe dont j’entendais le bruit devant moi.
Elle s’arrêta au quatrième étage, et ayant refermé la porte du dehors, elle demanda:
—Alors tu restes jusqu’à demain?
—Mais oui. Tu sais bien que nous en sommes convenus.
—C’est bon, mon chat, c’était seulement pour savoir. Attends-moi ici une minute, je reviens tout à l’heure.
Et elle me laissa dans l’obscurité. J’entendis qu’elle fermait deux portes, puis il me sembla qu’elle parlait. Je fus surpris, inquiet. L’idée d’un souteneur m’effleura. Mais j’ai des poings et des reins solides. «Nous verrons bien», pensai-je.
J’écoutai de toute l’attention de mon oreille et de mon esprit. On remuait, on marchait doucement, avec de grandes précautions. Puis une autre porte fut ouverte, et il me sembla bien que j’entendais encore parler, mais tout bas.
Elle revint, portant une bougie allumée:
—Tu peux entrer, dit-elle.
Ce tutoiement était une prise de possession. J’entrai, et après avoir traversé une salle à manger où il était visible qu’on ne mangeait jamais, je pénétrai dans la chambre de toutes les filles, la chambre meublée, avec des rideaux de reps, et l’édredon de soie ponceau tigré de taches suspectes.
Elle reprit:
—Mets-toi à ton aise, mon chat.
J’inspectais l’appartement d’un œil soupçonneux. Rien cependant ne me paraissait inquiétant.
Elle se déshabilla si vite qu’elle fut au lit avant que j’eusse ôté mon pardessus. Elle se mit à rire:
—Eh bien, qu’est-ce que tu as? Es-tu changé en statue de sel? Voyons, dépêche-toi.
Je l’imitai et je la rejoignis.
Cinq minutes plus tard j’avais une envie folle de me rhabiller et de partir. Mais cette lassitude accablante qui m’avait saisi chez moi, me retenait, m’enlevait toute force pour remuer, et je restais malgré le dégoût qui me prenait dans ce lit public. Le charme sensuel que j’avais cru voir en cette créature, là-bas, sous les lustres du théâtre, avait disparu entre mes bras, et je n’avais plus contre moi, chair à chair, que la fille vulgaire, pareille à toutes, dont le baiser indifférent et complaisant avait un arrière-goût d’ail.
Je me mis à lui parler.
Y a-t-il longtemps que tu habites ici? lui dis-je.
—Voilà six mois passés au 15 janvier.
—Où étais-tu, avant ça?
—J’étais rue Clauzel. Mais la concierge m’a fait des misères et j’ai donné congé.
Et elle se mit à me raconter une interminable histoire de portière qui avait fait des potins sur elle.
Mais tout à coup j’entendis remuer tout près de nous. Ça avait été d’abord un soupir, puis un bruit léger, mais distinct, comme si quelqu’un s’était retourné sur une chaise.
Je m’assis brusquement dans le lit, et je demandai:
—Qu’est-ce que ce bruit-là?
Elle répondit avec assurance et tranquillité:
—Ne t’inquiète pas, mon chat, c’est la voisine. La cloison est si mince qu’on entend tout comme si c’était ici. En voilà des sales boîtes. C’est en carton.
Ma paresse était si forte que je me renfonçai sous les draps. Et nous nous remîmes à causer. Harcelé par la curiosité bête qui pousse tous les hommes à interroger ces créatures sur leur première aventure, à vouloir lever le voile de leur première faute, comme pour trouver en elles une trace lointaine d’innocence, pour les aimer peut-être dans le souvenir rapide, évoqué par un mot vrai, de leur candeur et de leur pudeur d’autrefois, je la pressai de questions sur ses premiers amants.
Je savais qu’elle mentirait. Qu’importe? Parmi tous ces mensonges je découvrirais peut-être une chose sincère et touchante.
—Voyons, dis-moi qui c’était.
—C’était un canotier, mon chat.
—Ah! Raconte-moi. Où étiez-vous?
—J’étais à Argenteuil.
—Qu’est-ce que tu faisais?
—J’étais bonne dans un restaurant.
—Quel restaurant?
—Au Marin d’eau douce. Le connais-tu?
—Parbleu, chez Bonanfan.
—Oui, c’est ça.
—Et comment t’a-t-il fait la cour, ce canotier?
—Pendant que je faisais son lit. Il m’a forcée.
Mais brusquement je me rappelai la théorie d’un médecin de mes amis, un médecin observateur et philosophe qu’un service constant dans un grand hôpital met en rapports quotidiens avec des filles-mères et des filles publiques, avec toutes les hontes et toutes les misères des femmes, des pauvres femmes devenues la proie affreuse du mâle errant avec de l’argent dans sa poche.
—Toujours, me disait-il, toujours une fille est débauchée par un homme de sa classe et de sa condition. J’ai des volumes d’observations là-dessus. On accuse les riches de cueillir la fleur d’innocence des enfants du peuple. Ça n’est pas vrai. Les riches payent le bouquet cueilli! Ils en cueillent aussi, mais sur les secondes floraisons; ils ne les coupent jamais sur la première.
Alors me tournant vers ma compagne, je me mis à rire.
—Tu sais que je la connais, ton histoire. Ce n’est pas le canotier qui t’as connue le premier.
—Oh! si, mon chat, je te le jure.
—Tu mens, ma chatte.
—Oh! non, je te promets!
—Tu mens. Allons, dis-moi tout.
Elle semblait hésiter, étonnée.
Je repris:
—Je suis sorcier, ma belle enfant, je suis somnambule. Si tu ne me dis pas la vérité, je vais t’endormir et je la saurai.
Elle eut peur, étant stupide comme ses pareilles. Elle balbutia:
—Comment l’as-tu deviné?
Je repris:
—Allons, parle.
—Oh! la première fois, ça ne fut presque rien. C’était à la fête du pays. On avait fait venir un chef d’extra, M. Alexandre. Dès qu’il est arrivé, il a fait tout ce qu’il a voulu dans la maison. Il commandait à tout le monde, au patron, à la patronne, comme s’il avait été un roi... C’était un grand bel homme qui ne tenait pas en place devant son fourneau. Il criait toujours: «Allons, du beurre,—des œufs, du madère.» Et il fallait lui apporter ça tout de suite en courant, ou bien il se fâchait et il vous en disait à vous faire rougir jusque sous les jupes.
Quand la journée fut finie, il se mit à fumer sa pipe devant la porte. Et comme je passais contre lui avec une pile d’assiettes, il me dit comme ça: «Allons, la gosse, viens-t’en jusqu’au bord de l’eau pour me montrer le pays?» Moi j’y allai comme une sotte; et à peine que nous avons été sur la rive, il m’a forcée si vite, que je n’ai pas même su ce qu’il faisait. Et puis il est parti par le train de neuf heures. Je ne l’ai pas revu après ça.
Je demandai:
—C’est tout?
Elle bégaya:
—Oh! je crois bien que c’est à lui Florentin?
—Qui ça, Florentin!
—C’est mon petit!
—Ah! très bien. Et tu as fait croire au canotier qu’il en était le père, n’est-ce pas?
—Pardi?
—Il avait de l’argent, le canotier?
—Oui, il m’a laissé une rente de trois cents francs sur la tête de Florentin.
Je commençais à m’amuser. Je repris:
—Très bien ma fille, c’est très bien. Vous êtes toutes moins bêtes qu’on ne croit, tout de même. Et quel âge a-t-il, Florentin, maintenant?
Elle reprit:
—V’la qu’il a douze ans. Il fera sa première communion au printemps.
—C’est parfait, et depuis ça, tu fais ton métier en conscience?
Elle soupira, résignée:
—On fait ce qu’on peut...
Mais un grand bruit, parti de la chambre même, me fit sauter du lit d’un bond, le bruit d’un corps tombant et se relevant avec des tâtonnements de mains sur un mur.
J’avais saisi la bougie et je regardais autour de moi, effaré et furieux. Elle s’était levée aussi, essayant de me retenir, de m’arrêter en murmurant:
—Ça n’est rien, mon chat, je t’assure que ça n’est rien.
Mais, j’avais découvert, moi, de quel côté était parti ce bruit étrange. J’allai droit vers une porte cachée à la tête de notre lit et je l’ouvris brusquement... et j’aperçus, tremblant, ouvrant sur moi des yeux effarés et brillants, un pauvre petit garçon pâle et maigre, assis à côté d’une grande chaise de paille, d’où il venait de tomber.
Dès qu’il m’aperçut, il se mit à pleurer, et ouvrant les bras vers sa mère:
—Ça n’est pas ma faute, maman, ça n’est pas ma faute. Je m’étais endormi et j’ai tombé. Faut pas me gronder, ça n’est pas ma faute.
Je me retournai vers la femme. Et je prononçai:
—Qu’est-ce que ça veut dire?
Elle semblait confuse et désolée. Elle articula, d’une voix entrecoupée:
—Qu’est-ce que tu veux? Je ne gagne pas assez pour le mettre en pension, moi! Il faut bien que je le garde, et je n’ai pas de quoi me payer une chambre de plus, pardi. Il couche avec moi quand j’ai personne. Quand on vient pour une heure ou deux, il peut bien rester dans l’armoire, il se tient tranquille; il connaît ça. Mais quand on reste toute la nuit, comme toi, ça lui fatigue les reins de dormir sur une chaise, à cet enfant... Ça n’est pas sa faute non plus... Je voudrais bien t’y voir, toi... dormir toute la nuit sur une chaise... Tu m’en dirais des nouvelles...
Elle se fâchait, s’animait, criait.
L’enfant pleurait toujours. Un pauvre enfant chétif et timide, oui, c’était bien l’enfant de l’armoire, de l’armoire froide et sombre, l’enfant qui revenait de temps en temps reprendre un peu de chaleur dans la couche un instant vide.
Moi aussi, j’avais envie de pleurer.
Et je rentrai coucher chez moi.
L’Armoire a paru dans le Gil-Blas du mardi 16 décembre 1884, sous la signature: Maufrigneuse.
COMMENT! vous ne savez pas pourquoi on a déplacé M. le Premier Président Amandon?
—Non, pas du tout.
—Lui non plus, d’ailleurs, ne l’a jamais su. Mais c’est une histoire des plus bizarres.
—Contez-la moi.
—Vous vous rappelez bien Mme Amandon, cette jolie petite brune maigre, si distinguée et fine qu’on appelait Madame Marguerite dans tout Perthuis-le-Long?
—Oui, parfaitement.
—Eh bien, écoutez. Vous vous rappelez aussi comme elle était respectée, considérée, aimée mieux que personne dans la ville; elle savait recevoir, organiser une fête ou une œuvre de bienfaisance, trouver de l’argent pour les pauvres et distraire les jeunes gens par mille moyens.
Elle était fort élégante et fort coquette, cependant, mais d’une coquetterie platonique et d’une élégance charmante de province, car c’était une provinciale cette petite femme-là, une provinciale exquise.
Messieurs les écrivains qui sont tous parisiens nous chantent la Parisienne sur tous les tons, parce qu’ils ne connaissent qu’elle, mais je déclare, moi! que la provinciale vaut cent fois plus, quand elle est de qualité supérieure.
La provinciale fine a une allure toute particulière, plus discrète que celle de la Parisienne, plus humble, qui ne promet rien et donne beaucoup, tandis que la Parisienne, la plupart du temps, promet beaucoup et ne donne rien au déshabillé.
La Parisienne, c’est le triomphe élégant et effronté du faux. La provinciale, c’est la modestie du vrai.
Une petite provinciale délurée, avec son air de bourgeoise alerte, sa candeur trompeuse de pensionnaire, son sourire qui ne dit rien, et ses bonnes petites passions adroites, mais tenaces, doit montrer mille fois plus de ruse, de souplesse, d’invention féminine que toutes les Parisiennes réunies, pour arriver à satisfaire ses goûts, ou ses vices, sans éveiller aucun soupçon, aucun potin, aucun scandale dans la petite ville qui la regarde avec tous ses yeux et toutes ses fenêtres.
Mme Amandon était un type de cette race rare, mais charmante. Jamais on ne l’avait suspectée, jamais on n’aurait pensé que sa vie n’était pas limpide comme son regard, un regard marron, transparent et chaud, mais si honnête—vas-y voir!
Donc, elle avait un truc admirable, d’une invention géniale, d’une ingéniosité merveilleuse et d’une incroyable simplicité.
Elle cueillait tous ses amants dans l’armée, et les gardait trois ans, le temps de leur séjour dans la garnison.—Voilà.—Elle n’avait pas d’amour, elle avait des sens.
Dès qu’un nouveau régiment arrivait à Perthuis-le-Long, elle prenait des renseignements sur tous les officiers entre trente et quarante ans—car avant trente ans on n’est pas encore discret. Après quarante ans, on faiblit souvent.
Oh! elle connaissait les cadres aussi bien que le colonel. Elle savait tout, tout, les habitudes intimes, l’instruction, l’éducation, les qualités physiques, la résistance à la fatigue, le caractère patient ou violent, la fortune, la tendance à l’épargne ou à la prodigalité. Puis elle faisait son choix. Elle prenait de préférence les hommes d’allure calme, comme elle, mais elle les voulait beaux. Elle voulait encore qu’ils n’eussent aucune liaison connue, aucune passion ayant pu laisser des traces ou ayant fait quelque bruit. Car l’homme dont on cite les amours n’est jamais un homme bien discret.
Après avoir distingué celui qui l’aimerait pendant les trois ans de séjour réglementaire, il restait à lui jeter le mouchoir.
Que de femmes se seraient trouvées embarrassées, auraient pris les moyens ordinaires, les voies suivies par toutes, se seraient fait faire la cour en marquant toutes les étapes de la conquête et de la résistance, en laissant un jour baiser les doigts, le lendemain le poignet, le jour suivant la joue, et puis la bouche, et puis le reste.
Elle avait une méthode plus prompte, plus discrète et plus sûre. Elle donnait un bal.
L’officier choisi invitait à danser la maîtresse de la maison. Or, en valsant, entraînée par le mouvement rapide, étourdie par l’ivresse de la danse, elle se serrait contre lui comme pour se donner, et lui étreignait la main d’une pression nerveuse et continue.
S’il ne comprenait pas, ce n’était qu’un sot, et elle passait au suivant, classé au numéro deux dans les cartons de son désir.
S’il comprenait, c’était une chose faite, sans tapage, sans galanteries compromettantes, sans visites nombreuses.
Quoi de plus simple et de plus pratique?
Comme les femmes devraient user d’un procédé semblable pour nous faire comprendre que nous leur plaisons! Combien cela supprimerait de difficultés, d’hésitations, de paroles, de mouvements, d’inquiétudes, de trouble, de malentendus. Combien souvent nous passons à côté d’un bonheur possible, sans nous en douter, car qui peut pénétrer le mystère des pensées, les abandons secrets de la volonté, les appels muets de la chair, tout l’inconnu d’une âme de femme, dont la bouche reste silencieuse, l’œil impénétrable et clair.
Dès qu’il avait compris, il lui demandait un rendez-vous. Et elle le faisait toujours attendre un mois ou six semaines, pour l’épier, le connaître et se garder s’il avait quelque défaut dangereux.
Pendant ce temps, il se creusait la tête pour savoir où ils pourraient se rencontrer sans péril; il imaginait des combinaisons difficiles et peu sûres.
Puis, dans quelque fête officielle, elle lui disait tout bas:
—Allez, mardi soir, à neuf heures, à l’hôtel du Cheval d’Or près des remparts, route de Vouziers, et demandez mademoiselle Clarisse. Je vous attendrai, surtout soyez en civil.
Depuis huit ans, en effet, elle avait une chambre meublée à l’année dans cette auberge inconnue. C’était une idée de son premier amant qu’elle avait trouvée pratique, et l’homme parti, elle garda le nid.
Oh! un nid médiocre, quatre murs tapissés de papier gris clair à fleurs bleues, un lit de sapin, sous des rideaux de mousseline, un fauteuil acheté par les soins de l’aubergiste, sur son ordre, deux chaises, une descente de lit, et les quelques vases nécessaires pour la toilette! Que fallait-il de plus?
Sur les murs, trois grandes photographies. Trois colonels à cheval; les colonels de ses amants! Pourquoi? Ne pouvant garder l’image même, le souvenir direct, elle avait peut-être voulu conserver ainsi des souvenirs par ricochet?
Et elle n’avait jamais été reconnue par personne dans toutes ses visites au Cheval d’Or, direz-vous?
Jamais! Par personne!
Le moyen employé par elle était admirable et simple. Elle avait imaginé et organisé des séries de réunions de bienfaisance et de piété auxquelles elle allait souvent et auxquelles elle manquait parfois. Le mari, connaissant ses œuvres pieuses, qui lui coûtaient fort cher, vivait sans soupçons.
Donc, une fois le rendez-vous convenu, elle disait, en dînant, devant les domestiques:
—Je vais ce soir à l’Association des ceintures de flanelle pour les vieillards paralytiques.
Et elle sortait vers huit heures, entrait à l’Association, en ressortait aussitôt, passait par diverses rues, et, se trouvant seule dans quelque ruelle, dans quelque coin sombre et sans quinquet, elle enlevait son chapeau, le remplaçait par un bonnet de bonne apporté sous son mantelet, dépliait un tablier blanc dissimulé de la même façon, le nouait autour de sa taille, et portant dans une serviette son chapeau de ville et le vêtement qui tout à l’heure lui couvrait les épaules, elle s’en allait trottinant, hardie, les hanches découvertes, petite bobonne qui fait une commission; et quelquefois même elle courait comme si elle eût été fort pressée.
Qui donc aurait reconnu dans cette servante mince et vive madame la première présidente Amandon?
Elle arrivait au Cheval d’Or, montait à sa chambre dont elle avait la clef; et le gros patron, maître Trouveau, la voyant passer de son comptoir, murmurait:
—V’là mamzelle Clarisse qui va t’à ses amours.
Il avait bien deviné quelque chose, le gros malin, mais il ne cherchait pas à en savoir davantage, et certes il a été bien surpris en apprenant que sa cliente était madame Amandon, madame Marguerite, comme on disait dans Perthuis-le-Long.
Or, voici comment l’horrible découverte eut lieu.
Jamais mademoiselle Clarisse ne venait à ses rendez-vous deux soirs de suite, jamais, jamais, étant trop fine et trop prudente pour cela. Et maître Trouveau le savait bien, puisque pas une fois, depuis huit ans, il ne l’avait vue arriver le lendemain d’une visite. Souvent même, dans les jours de presse, il avait disposé de la chambre pour une nuit.
Or, pendant l’été dernier, M. le Premier Amandon s’absenta pendant une semaine. On était en juillet; madame avait des ardeurs, et comme on ne pouvait pas craindre d’être surpris, elle demanda à son amant, le beau commandant de Varangelles, un mardi soir, en le quittant, s’il voulait la revoir le lendemain, il répondit:
—Comment donc!
Et il fut convenu qu’ils se retrouveraient à l’heure ordinaire le mercredi. Elle dit tout bas:
—Si tu arrives le premier, mon chéri, tu te coucheras pour m’attendre.
Ils s’embrassèrent, puis se séparèrent.
Or, le lendemain, vers dix heures, comme maître Trouveau lisait les Tablettes de Perthuis, organe républicain de la ville, il cria, de loin, à sa femme, qui plumait une volaille dans la cour:
—Voilà le choléra dans le pays. Il est mort un homme hier à Vauvigny.
Puis il n’y pensa plus, son auberge étant pleine de monde, et les affaires allant fort bien.
Vers midi, un voyageur se présenta, à pied, une espèce de touriste, qui se fit servir un bon déjeuner, après avoir bu deux absinthes. Et comme il faisait fort chaud, il absorba un litre de vin, et deux litres d’eau, au moins.
Il prit ensuite son café, son petit verre, ou plutôt, trois petits verres. Puis, se sentant un peu lourd, il demanda une chambre pour dormir une heure ou deux. Il n’y en avait plus une seule de libre, et le patron, ayant consulté sa femme, lui donna celle de mademoiselle Clarisse.
L’homme y entra, puis, vers cinq heures, comme on ne l’avait pas vu ressortir, le patron alla le réveiller!
Quel étonnement, il était mort!
L’aubergiste redescendit trouver sa femme:
—Dis donc, l’artiste que j’avais mis dans la chambre onze, je crois bien qu’il est mort.
Elle leva les bras:
—Pas possible! Seigneur Dieu. C’est-il le choléra?
Maître Trouveau secoua la tête:
—Je croirais plutôt à une contagion cérébrale vu qu’il est noir comme la lie de vin.
Mais la bourgeoise effarée, répétait:
—Faut pas le dire, faut pas le dire, on croirait au choléra. Va faire tes déclarations et ne parle pas. On l’emportera t’a la nuit pour n’être point vus. Et ni vu ni connu, je t’embrouille.
L’homme murmura:
—Mamzelle Clarisse est v’nue hier, la chambre est libre ce soir.
Et il alla chercher le médecin qui constata le décès, par congestion après un repas copieux. Puis il fut convenu avec le commissaire de police qu’on enlèverait le cadavre vers minuit, afin qu’on ne soupçonnât rien dans l’hôtel.
Il était neuf heures à peine, quand Mme Amandon pénétra furtivement dans l’escalier du Cheval d’Or, sans être vue par personne, ce jour-là. Elle gagna sa chambre, ouvrit la porte, entra. Une bougie brûlait sur la cheminée. Elle se tourna vers le lit. Le commandant était couché, mais il avait fermé les rideaux.
Elle prononça:
—Une minute, mon chéri, j’arrive.
Et elle se dévêtit avec une brusquerie fiévreuse, jetant ses bottines par terre et son corset sur le fauteuil. Puis sa robe noire et ses jupes dénouées étant tombées en cercle autour d’elle, elle se dressa, en chemise de soie rouge, ainsi qu’une fleur qui vient d’éclore.
Comme le commandant n’avait point dit un mot, elle demanda:
—Dors-tu, mon gros?
Il ne répondit pas, et elle se mit à rire en murmurant:
—Tiens, il dort, c’est trop drôle!
Elle avait gardé ses bas, des bas de soie noire à jour, et, courant au lit, elle se glissa dedans avec rapidité, en saisissant à pleins bras et en baisant à pleines lèvres, pour le réveiller brusquement, le cadavre glacé du voyageur!
Pendant une seconde, elle demeura immobile, trop effarée pour rien comprendre. Mais le froid de cette chair inerte fit pénétrer dans la sienne une épouvante atroce et irraisonnée avant que son esprit eût pu commencer à réfléchir.
Elle avait fait un bond hors du lit, frémissant de la tête aux pieds; puis, courant à la cheminée, elle saisit la bougie, revint et regarda! Et elle aperçut un visage affreux qu’elle ne connaissait point, noir, enflé, les yeux clos, avec une grimace horrible de la mâchoire.
Elle poussa un cri, un de ces cris aigus et interminables que jettent les femmes dans leurs affolements, et, laissant tomber sa bougie, elle ouvrit la porte, s’enfuit, nue, par le couloir en continuant à hurler d’une façon épouvantable.
Un commis voyageur en chaussettes, qui occupait la chambre no 4, sortit aussitôt et la reçut dans ses bras.
Il demanda, effaré:
—Qu’est-ce qu’il y a, belle enfant?
Elle balbutia, éperdue:
—On... on... on... a tué quelqu’un... dans... dans ma chambre...
D’autres voyageurs apparaissaient. Le patron lui-même accourut.
Et tout à coup le commandant montra sa haute taille au bout du corridor.
Dès qu’elle l’aperçut, elle se jeta vers lui en criant:
—Sauvez-moi, sauvez-moi, Gontran... On a tué quelqu’un dans notre chambre.
Les explications furent difficiles. M. Trouveau, cependant, raconta la vérité et demanda qu’on relâchât immédiatement mamzelle Clarisse, dont il répondait sur sa tête. Mais le commis voyageur en chaussettes, ayant examiné le cadavre, affirma qu’il y avait crime, et il décida les autres voyageurs à empêcher qu’on laissât partir mamzelle Clarisse et son amant.
Ils durent attendre l’arrivée du commissaire de police, qui leur rendit la liberté, mais qui ne fut pas discret.
Le mois suivant, M. le Premier Amandon recevait un avancement avec une nouvelle résidence.
La Chambre 11 a paru dans le Gil-Blas du mardi 9 décembre 1884.
AUCUN bruit dans la forêt que le frémissement léger de la neige tombant sur les arbres. Elle tombait depuis midi, une petite neige fine qui poudrait les branches d’une mousse glacée qui jetait sur les feuilles mortes des fourrés un léger toit d’argent, étendait par les chemins un immense tapis moelleux et blanc, et qui épaississait le silence illimité de cet océan d’arbres.
Devant la porte de la maison forestière, une jeune femme, les bras nus, cassait du bois à coups de hache sur une pierre. Elle était grande, mince et forte, une fille des forêts, fille et femme de forestiers.
Une voix cria de l’intérieur de la maison:
—Nous sommes seules, ce soir, Berthine, faut rentrer, v’là la nuit, y a p’t-être bien des Prussiens et des loups qui rôdent.
La bûcheronne répondit en fendant une souche à grands coups qui redressaient sa poitrine à chaque mouvement pour lever les bras.
—J’ai fini, m’man. Me v’là, me v’là, y a pas de crainte; il fait encore jour.
Puis elle rapporta ses fagots et ses bûches et les entassa le long de la cheminée, ressortit pour fermer les auvents, d’énormes auvents en cœur de chêne, et, rentrée enfin, elle poussa les lourds verrous de la porte.
Sa mère filait auprès du feu, une vieille ridée que l’âge avait rendue craintive:
—J’aime pas, dit-elle, quand le père est dehors. Deux femmes ça n’est pas fort.
La jeune répondit:
—Oh! je tuerais ben un loup ou un Prussien tout de même.
Et elle montrait de l’œil un gros revolver suspendu au-dessus de l’âtre.
Son homme avait été incorporé dans l’armée au commencement de l’invasion prussienne, et les deux femmes étaient demeurées seules avec le père, le vieux garde Nicolas Pichon, dit l’Échasse, qui avait refusé obstinément de quitter sa demeure pour rentrer à la ville.
La ville prochaine, c’était Rethel, ancienne place forte perchée sur un rocher. On y était patriote, et les bourgeois avaient décidé de résister aux envahisseurs, de s’enfermer chez eux et de soutenir un siège selon la tradition de la cité. Deux fois déjà, sous Henri IV et sous Louis XIV, les habitants de Rethel s’étaient illustrés par des défenses héroïques. Ils en feraient autant cette fois, ventrebleu! ou bien on les brûlerait dans leurs murs.
Donc, ils avaient acheté des canons et des fusils, équipé une milice, formé des bataillons et des compagnies, et ils s’exerçaient tout le jour sur la place d’Armes. Tous, boulangers, épiciers, bouchers, notaires, avoués, menuisiers, libraires, pharmaciens eux-mêmes, manœuvraient à tour de rôle, à des heures régulières, sous les ordres de M. Lavigne, ancien sous-officier de dragons, aujourd’hui mercier, ayant épousé la fille et hérité de la boutique de M. Ravaudan, l’aîné.
Il avait pris le grade de commandant-major de la place, et tous les jeunes hommes étant partis à l’armée, il avait enrégimenté tous les autres qui s’entraînaient pour la résistance. Les gros n’allaient plus par les rues qu’au pas gymnastique pour fondre leur graisse et prolonger leur haleine, les faibles portaient des fardeaux pour fortifier leurs muscles.
Et on attendait les Prussiens. Mais les Prussiens ne paraissaient pas. Ils n’étaient pas loin, cependant; car deux fois déjà leurs éclaireurs avaient poussé à travers bois jusqu’à la maison forestière de Nicolas Pichon, dit l’Échasse.
Le vieux garde, qui courait comme un renard, était venu prévenir la ville. On avait pointé les canons, mais l’ennemi ne s’était point montré.
Le logis de l’Échasse servait de poste avancé dans la forêt d’Aveline. L’homme, deux fois par semaine, allait aux provisions et apportait aux bourgeois citadins des nouvelles de la campagne.
Il était parti ce jour-là pour annoncer qu’un petit détachement d’infanterie allemande s’était arrêté chez lui l’avant-veille, vers deux heures de l’après-midi, puis était reparti presque aussitôt. Le sous-officier qui commandait parlait français.
Quand il s’en allait ainsi, le vieux, il emmenait ses deux chiens, deux molosses à gueule de lion, par crainte des loups qui commençaient à devenir féroces, et il laissait ses deux femmes en leur recommandant de se barricader dans la maison dès que la nuit approcherait.
La jeune n’avait peur de rien, mais la vieille tremblait toujours et répétait:
—Ça finira mal, tout ça, vous verrez que ça finira mal.
Ce soir-là, elle était encore plus inquiète que de coutume:
—Sais-tu à quelle heure rentrera le père? dit-elle.
—Oh! pas avant onze heures, pour sûr. Quand il dîne chez le commandant, il rentre toujours tard.
Et elle accrochait sa marmite sur le feu pour faire la soupe, quand elle cessa de remuer, écoutant un bruit vague qui lui était parvenu par le tuyau de la cheminée.
Elle murmura:
—V’là qu’on marche dans le bois, y a ben sept-huit hommes, au moins.
La mère, effarée, arrêta son rouet en balbutiant:
—Oh! mon Dieu! et le père qu’est pas là!
Elle n’avait point fini de parler que des coups violents firent trembler la porte.
Comme les femmes ne répondaient point, une voix forte et gutturale cria:
—Oufrez!
Puis, après un silence, la même voix reprit:
—Oufrez ou che gasse la borte!
Alors Berthine glissa dans la poche de sa jupe le gros revolver de la cheminée, puis, étant venue coller son oreille contre l’huis, elle demanda:
—Qui êtes-vous?
La voix répondit:
—Che suis le tétachement de l’autre chour.
La jeune femme reprit:
—Qu’est-ce que vous voulez?
—Che suis berdu tepuis ce matin, tant le pois, avec mon tétachement. Oufrez ou che gasse la borte.
La forestière n’avait pas le choix; elle fit glisser vivement le gros verrou, puis tirant le lourd battant, elle aperçut, dans l’ombre pâle des neiges, six hommes, six soldats prussiens, les mêmes qui étaient venus la veille. Elle prononça d’un ton résolu:
—Qu’est-ce que vous venez faire à cette heure-ci?
Le sous-officier répéta:
—Che suis berdu, tout à fait berdu, ché regonnu la maison. Che n’ai rien manché tepuis ce matin, mon tétachement non blus.
Berthine déclara:
—C’est que je suis toute seule avec maman, ce soir.
Le soldat, qui paraissait un brave homme, répondit:
—Ça ne fait rien. Che ne ferai bas de mal, mais fous nous ferez à mancher. Nous dombons te faim et te fatigue.
La forestière se recula:
—Entrez, dit-elle.
Ils entrèrent, poudrés de neige, portant sur leurs casques une sorte de crème mousseuse qui les faisait ressembler à des meringues, et ils paraissaient las, exténués.
La jeune femme montra les bancs de bois des deux côtés de la grande table.
—Asseyez-vous, dit-elle, je vais vous faire de la soupe. C’est vrai que vous avez l’air rendus.
Puis elle referma les verrous de la porte.
Elle remit de l’eau dans sa marmite, y jeta de nouveau du beurre et des pommes de terre, puis décrochant un morceau de lard pendu dans la cheminée, elle en coupa la moitié qu’elle plongea dans le bouillon.
Les six hommes suivaient de l’œil tous ses mouvements avec une faim éveillée dans leurs yeux. Ils avaient posé leurs fusils et leurs casques dans un coin, et ils attendaient, sages comme des enfants sur les bancs d’une école.
La mère s’était remise à filer en jetant à tout moment des regards éperdus sur les soldats envahisseurs. On n’entendait rien autre chose que le ronflement léger du rouet et le crépitement du feu, et le murmure de l’eau qui s’échauffait.
Mais soudain un bruit étrange les fit tous tressaillir, quelque chose comme un souffle rauque poussé sous la porte, un souffle de bête, fort et ronflant.
Le sous-officier allemand avait fait un bond vers les fusils. La forestière l’arrêta d’un geste, et, souriante:
—C’est les loups, dit-elle. Ils sont comme vous, ils rôdent et ils ont faim.
L’homme incrédule voulut voir, et sitôt que le battant fut ouvert, il aperçut deux grandes bêtes grises qui s’enfuyaient d’un trot rapide et allongé.
Il revint s’asseoir en murmurant:
—Ché n’aurais pas gru.
Et il attendit que sa pâtée fût prête.
Ils la mangèrent voracement, avec des bouches fendues jusqu’aux oreilles pour en avaler davantage, des yeux ronds s’ouvrant en même temps que les mâchoires, et des bruits de gorge pareils à des glouglous de gouttières.
Les deux femmes, muettes, regardaient les rapides mouvements des grandes barbes rouges; et les pommes de terre avaient l’air de s’enfoncer dans ces toisons mouvantes.
Mais comme ils avaient soif, la forestière descendit à la cave leur tirer du cidre. Elle y resta longtemps; c’était un petit caveau voûté qui, pendant la révolution, avait servi de prison et de cachette, disait-on. On y parvenait au moyen d’un étroit escalier tournant fermé par une trappe au fond de la cuisine.
Quand Berthine reparut, elle riait, elle riait toute seule, d’un air sournois. Et elle donna aux Allemands sa cruche de boisson.
Puis elle soupa aussi, avec sa mère, à l’autre bout de la cuisine.
Les soldats avaient fini de manger, et ils s’endormaient tous les six, autour de la table. De temps en temps un front tombait sur la planche avec un bruit sourd, puis l’homme, réveillé brusquement, se redressait.
Berthine dit au sous-officier:
—Couchez-vous devant le feu, pardi, y a bien d’la place pour six. Moi je grimpe à ma chambre avec maman.
Et les deux femmes montèrent au premier étage. On les entendit fermer leur porte à clef, marcher quelque temps; puis elles ne firent plus aucun bruit.
Les Prussiens s’étendirent sur le pavé, les pieds au feu, la tête supportée par leurs manteaux roulés, et ils ronflèrent bientôt tous les six sur six tons divers, aigus ou sonores, mais continus et formidables.
Ils dormaient certes depuis longtemps déjà quand un coup de feu retentit, si fort, qu’on l’aurait cru tiré contre les murs de la maison. Les soldats se dressèrent aussitôt. Mais deux nouvelles détonations éclatèrent, suivies de trois autres encore.
La porte du premier s’ouvrit brusquement, et la forestière parut, nu-pieds, en chemise, en jupon court, une chandelle à la main, l’air affolé. Elle balbutia:
—V’là les Français, ils sont au moins deux cents. S’ils vous trouvent ici, ils vont brûler la maison. Descendez dans la cave bien vite, et faites pas de bruit. Si vous faites du bruit, nous sommes perdus.
Le sous-officier, effaré, murmura:
—Che feux pien, che feux pien. Par où faut-il tescendre?
La jeune femme souleva avec précipitation la trappe étroite et carrée, et les six hommes disparurent par le petit escalier tournant, s’enfonçant dans le sol l’un après l’autre, à reculons, pour bien tâter les marches du pied.
Mais quand la pointe du dernier casque eut disparu, Berthine rabattant la lourde planche de chêne, épaisse comme un mur, dure comme de l’acier, maintenue par des charnières et une serrure de cachot, donna deux longs tours de clef, puis elle se mit à rire, d’un rire muet et ravi, avec une envie folle de danser sur la tête de ses prisonniers.
Ils ne faisaient aucun bruit, enfermés là dedans comme dans une boîte solide, une boîte de pierre, ne recevant que l’air d’un soupirail garni de barres de fer.
Berthine aussitôt ralluma son feu, remit dessus sa marmite, et refit de la soupe en murmurant:
—Le père s’ra fatigué cette nuit.
Puis elle s’assit et attendit. Seul, le balancier sonore de l’horloge, promenait dans le silence son tic tac régulier.
De temps en temps la jeune femme jetait un regard sur le cadran, un regard impatient qui semblait dire:
—Ça ne va pas vite.
Mais bientôt il lui sembla qu’on murmurait sous ses pieds. Des paroles basses, confuses lui parvenaient à travers la voûte maçonnée de la cave. Les Prussiens commençaient à deviner sa ruse, et bientôt le sous-officier remonta le petit escalier et vint heurter du poing la trappe. Il cria de nouveau:
—Oufrez.
Elle se leva, s’approcha et, imitant son accent:
—Qu’est-ce que fous foulez?
—Oufrez.
—Che n’oufre bas.
L’homme se fâchait.
—Oufrez ou che gasse la borte.
Elle se mit à rire:
—Casse, mon bonhomme, casse, mon bonhomme.
Et il commença à frapper avec la crosse de son fusil contre la trappe de chêne, fermée sur sa tête. Mais elle aurait résisté à des coups de catapulte.
La forestière l’entendit redescendre. Puis les soldats vinrent, l’un après l’autre, essayer leur force, et inspecter la fermeture. Mais, jugeant sans doute leurs tentatives inutiles, ils redescendirent tous dans la cave et recommencèrent à parler entre eux.
La jeune femme les écoutait, puis elle alla ouvrir la porte du dehors et elle tendit l’oreille dans la nuit.
Un aboiement lointain lui parvint. Elle se mit à siffler comme aurait fait un chasseur, et, presque aussitôt, deux énormes chiens surgirent dans l’ombre et bondirent sur elle en gambadant. Elle les saisit par le cou et les maintint pour les empêcher de courir. Puis elle cria de toute sa force:
—Ohé père?
Une voix répondit, très éloignée encore:
—Ohé Berthine.
Elle attendit quelques secondes, puis reprit:
—Ohé père.
La voix plus proche répéta:
—Ohé Berthine.
La forestière reprit:
—Passe pas devant le soupirail. Y a des Prussiens dans la cave.
Et brusquement la grande silhouette de l’homme se dessina sur la gauche, arrêtée entre deux troncs d’arbres. Il demanda, inquiet:
—Des Prussiens dans la cave. Qué qui font?
La jeune femme se mit à rire:
—C’est ceux d’hier. Ils s’étaient perdus dans la forêt, je les ai mis au frais dans la cave.
Et elle conta l’aventure, comment elle les avait effrayés avec des coups de revolver et enfermés dans le caveau.
Le vieux toujours grave demanda:
—Qué que tu veux que j’en fassions à c’t’heure?
Elle répondit:
—Va quérir M. Lavigne avec sa troupe. Il les fera prisonniers. C’est lui qui sera content.
Et le père Pichon sourit:
—C’est vrai qu’i sera content.
Sa fille reprit:
—T’as d’la soupe, mange-la vite et pi repars.
Le vieux garde s’attabla, et se mit à manger la soupe après avoir posé par terre deux assiettes pleines pour ses chiens.
Les Prussiens, entendant parler, s’étaient tus.
L’Échasse repartit un quart d’heure plus tard. Et Berthine, la tête dans ses mains, attendit.
Les prisonniers recommençaient à s’agiter. Ils criaient maintenant, appelaient, battaient sans cesse de coups de crosse furieux la trappe inébranlable du caveau.
Puis ils se mirent à tirer des coups de fusil par le soupirail, espérant sans doute être entendus si quelque détachement allemand passait dans les environs.
La forestière ne remuait plus; mais tout ce bruit l’énervait, l’irritait. Une colère méchante s’éveillait en elle; elle eût voulu les assassiner, les gueux, pour les faire taire.
Puis, son impatience grandissant, elle se mit à regarder l’horloge, à compter les minutes.
Le père était parti depuis une heure et demie. Il avait atteint la ville maintenant. Elle croyait le voir. Il racontait la chose à M. Lavigne, qui pâlissait d’émotion et sonnait sa bonne pour avoir son uniforme et ses armes. Elle entendait, lui semblait-il, le tambour courant par les rues. Les têtes effarées apparaissaient aux fenêtres. Les soldats citoyens sortaient de leurs maisons, à peine vêtus, essoufflés, bouclant leurs ceinturons, et partaient, au pas gymnastique, vers la maison du commandant.
Puis la troupe, l’Échasse en tête, se mettait en marche, dans la nuit, dans la neige, vers la forêt.
Elle regardait l’horloge: «Ils peuvent être ici dans une heure.»
Une impatience nerveuse l’envahissait. Les minutes lui paraissaient interminables. Comme c’était long!
Enfin, le temps qu’elle avait fixé pour leur arrivée fut marqué par l’aiguille.
Et elle ouvrit de nouveau la porte, pour les écouter venir. Elle aperçut une ombre marchant avec précaution. Elle eut peur, poussa un cri. C’était son père.
Il dit:
—Ils m’envoient pour voir s’il n’y a rien de changé.
—Non, rien.
Alors, il lança à son tour, dans la nuit, un coup de sifflet strident et prolongé. Et, bientôt, on vit une chose brune qui s’en venait, sous les arbres, lentement: l’avant-garde composée de dix hommes.
L’Échasse répétait à tout instant:
—Passez pas devant le soupirail.
Et les premiers arrivés montraient aux nouveaux venus le soupirail redouté.
Enfin le gros de la troupe se montra, en tout deux cents hommes, portant chacun deux cents cartouches.
M. Lavigne, agité, frémissant, les disposa de façon à cerner de partout la maison en laissant un large espace libre devant le petit trou noir, au ras du sol, par où la cave prenait de l’air.
Puis il entra dans l’habitation et s’informa de la force et de l’attitude de l’ennemi, devenu tellement muet qu’on aurait pu le croire disparu, évanoui, envolé par le soupirail.
M. Lavigne frappa du pied la trappe et appela:
—Monsieur l’officier prussien?
L’Allemand ne répondit pas.
Le commandant reprit:
—Monsieur l’officier prussien?
Ce fut en vain. Pendant vingt minutes il somma cet officier silencieux de se rendre avec armes et bagages, en lui promettant la vie sauve et les honneurs militaires pour lui et ses soldats. Mais il n’obtint aucun signe de consentement ou d’hostilité. La situation devenait difficile.
Les soldats-citoyens battaient la semelle dans la neige, se frappaient les épaules à grands coups de bras, comme font les cochers pour s’échauffer, et ils regardaient le soupirail avec une envie grandissante et puérile de passer devant.
Un d’eux, enfin, se hasarda, un nommé Potdevin qui était très souple. Il prit son élan et passa en courant comme un cerf. La tentative réussit. Les prisonniers semblaient morts.
Une voix cria:
—Y a personne.
Et un autre soldat traversa l’espace libre devant le trou dangereux. Alors ce fut un jeu. De minute en minute, un homme se lançant, passait d’une troupe dans l’autre comme font les enfants en jouant aux barres, et il lançait derrière lui des éclaboussures de neige tant il agitait vivement les pieds. On avait allumé, pour se chauffer, de grands feux de bois mort, et ce profil courant du garde national apparaissait illuminé dans un rapide voyage du camp de droite au camp de gauche.
Quelqu’un cria.
—A toi, Maloison.
Maloison était un gros boulanger dont le ventre donnait à rire aux camarades.
Il hésitait. On le blagua. Alors, prenant son parti, il se mit en route, d’un petit pas gymnastique régulier et essoufflé, qui secouait sa forte bedaine.
Tout le détachement riait aux larmes. On criait pour l’encourager:
—Bravo, bravo Maloison!
Il arrivait environ aux deux tiers de son trajet quand une flamme longue, rapide et rouge, jaillit du soupirail. Une détonation retentit, et le vaste boulanger s’abattit sur le nez avec un cri épouvantable.
Personne ne s’élança pour le secourir. Alors on le vit se traîner à quatre pattes dans la neige en gémissant, et, quand il fut sorti du terrible passage, il s’évanouit.
Il avait une balle dans le gras de la cuisse, tout en haut.
Après la première surprise et la première épouvante, un nouveau rire s’éleva.
Mais le commandant Lavigne apparut sur le seuil de la maison forestière. Il venait d’arrêter son plan d’attaque. Il commanda d’une voix vibrante:
—Le zingueur Planchut et ses ouvriers.
Trois hommes s’approchèrent.
—Descellez les gouttières de la maison.
Et en un quart d’heure on eut apporté au commandant vingt mètres de gouttières.
Alors il fit pratiquer, avec mille précautions de prudence, un petit trou rond dans le bord de la trappe, et, organisant un conduit d’eau de la pompe à cette ouverture, il déclara d’un air enchanté:
—Nous allons offrir à boire à messieurs les Allemands.
Un hurrah frénétique d’admiration éclata suivi de hurlements de joie et de rires éperdus. Et le commandant organisa des pelotons de travail qui se relayeraient de cinq minutes en cinq minutes. Puis il commanda:
—Pompez.
Et le volant de fer ayant été mis en branle, un petit bruit glissa le long des tuyaux et tomba bientôt dans la cave, de marche en marche, avec un murmure de cascade, un murmure de rocher à poissons rouges.
On attendit.
Une heure s’écoula, puis deux, puis trois.
Le commandant fiévreux se promenait dans la cuisine, collant son oreille à terre de temps en temps, cherchant à deviner ce que faisait l’ennemi, se demandant s’il allait bientôt capituler.
Il s’agitait maintenant, l’ennemi. On l’entendait remuer les barriques, parler, clapoter.
Puis, vers huit heures du matin, une voix sortit du soupirail:
—Ché foulé parlé à m’onsieur l’officier français.
Lavigne répondit, de la fenêtre, sans avancer trop la tête:
—Vous rendez-vous?
—Che me rents.
—Alors, passez les fusils dehors.
Et on vit aussitôt une arme sortir du trou et tomber dans la neige, puis deux, trois, toutes les armes. Et la même voix déclara:
—Che n’ai blus. Tépêchez-fous. Ché suis noyé.
Le commandant commanda:
—Cessez.
Le volant de la pompe retomba immobile.
Et, ayant empli la cuisine de soldats qui attendaient, l’arme au pied, il souleva lentement la trappe de chêne.
Quatre têtes apparurent, trempées, quatre têtes blondes aux longs cheveux pâles, et on vit sortir, l’un après l’autre, les six Allemands grelottants, ruisselants, effarés.
Ils furent saisis et garrottés. Puis, comme on craignait une surprise, on repartit tout de suite, en deux convois, l’un conduisant les prisonniers et l’autre conduisant Maloison sur un matelas posé sur des perches.
Ils rentrèrent triomphalement dans Rethel.
M. Lavigne fut décoré pour avoir capturé une avant-garde prussienne, et le gros boulanger eut la médaille militaire pour blessure reçue devant l’ennemi.