La Confession a paru dans le Figaro du lundi 10 novembre 1884.


LA MÈRE AUX MONSTRES.

JE me suis rappelé cette horrible histoire et cette horrible femme en voyant passer l’autre jour, sur une plage aimée des riches, une Parisienne connue, jeune, élégante, charmante, adorée et respectée de tous.

Mon histoire date de loin déjà, mais on n’oublie point ces choses.

J’avais été invité par un ami à demeurer quelque temps chez lui dans une petite ville de province. Pour me faire les honneurs du pays, il me promena de tous les côtés, me fit voir les paysages vantés, les châteaux, les industries, les ruines; il me montra les monuments, les églises, les vieilles portes sculptées, des arbres de taille énorme ou de forme étrange, le chêne de saint André et l’if de Roqueboise.

Quand j’eus examiné avec des exclamations d’enthousiasme bienveillant toutes les curiosités de la contrée, mon ami me déclara avec un visage navré qu’il n’y avait plus rien à visiter. Je respirai. J’allais donc pouvoir me reposer un peu, à l’ombre des arbres. Mais tout à coup il poussa un cri:

—Ah, si! nous avons la mère aux monstres, il faut que je te la fasse connaître.

Je demandai:

—Qui ça? la mère aux monstres?

Il reprit:

—C’est une femme abominable, un vrai démon, un être qui met au jour chaque année, volontairement, des enfants difformes, hideux, effrayants, des monstres enfin, et qui les vend aux montreurs de phénomènes.

Ces affreux industriels viennent s’informer de temps en temps si elle a produit quelque avorton nouveau, et, quand le sujet leur plaît, ils l’enlèvent en payant une rente à la mère.

Elle a onze rejetons de cette nature. Elle est riche.

Tu crois que je plaisante, que j’invente, que j’exagère. Non, mon ami. Je ne te raconte que la vérité, l’exacte vérité.

Allons voir cette femme. Je te dirai ensuite comment elle est devenue une fabrique de monstres.

Il m’emmena dans la banlieue.

Elle habitait une jolie petite maison sur le bord de la route. C’était gentil et bien entretenu. Le jardin plein de fleurs sentait bon. On eût dit la demeure d’un notaire retiré des affaires.

Une bonne nous fit entrer dans une sorte de petit salon campagnard, et la misérable parut.

Elle avait quarante ans environ. C’était une grande personne aux traits durs, mais bien faite, vigoureuse et saine, le vrai type de la paysanne robuste, demi-brute et demi-femme.

Elle savait la réprobation qui la frappait et ne semblait recevoir les gens qu’avec une humilité haineuse.

Elle demanda:

—Qu’est-ce que désirent ces messieurs?

Mon ami reprit:

—On m’a dit que votre dernier enfant était fait comme tout le monde, qu’il ne ressemblait nullement à ses frères. J’ai voulu m’en assurer. Est-ce vrai?

Elle jeta sur nous un regard sournois et furieux et répondit:

—Oh non! Oh non! mon pauv’e monsieur. Il est p’têtre encore pu laid que l’ saute. J’ai pas de chance, pas de chance. Tous comme ça, mon brave monsieur, tous comme ça, c’est une désolation, ça s’ peut-i que l’ bon Dieu soit dur ainsi à une pauv’e femme toute seule au monde, ça s’ peut-i?

Elle parlait vite, les yeux baissés, d’un air hypocrite, pareille à une bête féroce qui a peur. Elle adoucissait le ton âpre de sa voix, et on s’étonnait que ces paroles larmoyantes et filées en fausset sortissent de ce grand corps osseux, trop fort, aux angles grossiers, qui semblait fait pour les gestes véhéments et pour hurler à la façon des loups.

Mon ami demanda:

—Nous voudrions voir votre petit.

Elle me parut rougir. Peut-être me suis-je trompé? Après quelques instants de silence, elle prononça d’une voix plus haute:

—A quoi qu’ ça vous servirait?

Et elle avait relevé la tête, nous dévisageant par coups d’œil brusques avec du feu dans le regard.

Mon compagnon reprit:

—Pourquoi ne voulez-vous pas nous le faire voir? Il y a bien des gens à qui vous le montrez. Vous savez de qui je parle!

Elle eut un sursaut, et lâchant sa voix, lâchant sa colère, elle cria:

—C’est pour ça qu’vous êtes venus, dites? Pour m’insulter, quoi? Parce que mes enfants sont comme des bêtes, dites? Vous ne le verrez pas, non, non, vous ne le verrez pas; allez-vous-en, allez-vous-en. J’ sais t’i c’ que vous avez tous à m’agoniser comme ça?

Elle marchait vers nous, les mains sur les hanches. Au son brutal de sa voix, une sorte de gémissement ou plutôt un miaulement, un cri lamentable d’idiot partit de la pièce voisine. J’en frissonnai jusqu’aux moelles. Nous reculions devant elle.

Mon ami prononça d’un ton sévère:

—Prenez garde, la Diable (on l’appelait la Diable dans le peuple), prenez garde, un jour ou l’autre ça vous portera malheur.

Elle se mit à trembler de fureur, agitant ses poings, bouleversée, hurlant:

—Allez-vous-en! Quoi donc qui me portera malheur? Allez-vous-en! tas de mécréants!

Elle allait nous sauter au visage. Nous nous sommes enfuis, le cœur crispé.

Quand nous fûmes devant la porte, mon ami me demanda:

—Eh bien! Tu l’as vue? Qu’en dis-tu?

Je répondis:

—Apprends-moi donc l’histoire de cette brute?

Et voici ce qu’il me conta en revenant à pas lents sur la grand’route blanche, bordée de récoltes déjà mûres, qu’un vent léger, passant par souffles, faisait onduler comme une mer calme.

Cette fille était servante autrefois dans une ferme, vaillante, rangée et économe. On ne lui connaissait point d’amoureux, on ne lui soupçonnait point de faiblesse.

Elle commit une faute, comme elles font toutes, un soir de récolte, au milieu des gerbes fauchées, sous un ciel d’orage, alors que l’air immobile et pesant semble plein d’une chaleur de four, et trempe de sueur les corps bruns des gars et des filles.

Elle se sentit bientôt enceinte et fut torturée de honte et de peur. Voulant à tout prix cacher son malheur, elle se serrait le ventre violemment avec un système qu’elle avait inventé, corset de force, fait de planchettes et de cordes. Plus son flanc s’enflait sous l’effort de l’enfant grandissant, plus elle serrait l’instrument de torture, souffrant le martyre, mais courageuse à la douleur, toujours souriante et souple, sans laisser rien voir ou soupçonner.

Elle estropia dans ses entrailles le petit être étreint par l’affreuse machine; elle le comprima, le déforma, en fit un monstre. Son crâne pressé s’allongea, jaillit en pointe avec deux gros yeux en dehors tout sortis du front. Les membres opprimés contre le corps poussèrent, tordus comme le bois des vignes, s’allongèrent démesurément, terminés par des doigts pareils à des pattes d’araignée.

Le torse demeura tout petit et rond comme une noix.

Elle accoucha en plein champ par un matin de printemps.

Quand les sarcleuses, accourues à son aide, virent la bête qui lui sortait du corps, elles s’enfuirent en poussant des cris. Et le bruit se répandit dans la contrée qu’elle avait mis au monde un démon. C’est depuis ce temps qu’on l’appelle «la Diable».

Elle fut chassée de sa place. Elle vécut de charité et peut-être d’amour dans l’ombre, car elle était belle fille, et tous les hommes n’ont pas peur de l’enfer.

Elle éleva son monstre qu’elle haïssait d’ailleurs d’une haine sauvage et qu’elle eût étranglé peut-être, si le curé, prévoyant le crime, ne l’avait épouvantée par la menace de la justice.

Or, un jour, des montreurs de phénomènes qui passaient entendirent parler de l’avorton effrayant et demandèrent à le voir pour l’emmener s’il leur plaisait. Il leur plut, et ils versèrent à la mère cinq cents francs comptant. Elle, honteuse d’abord, refusait de laisser voir cette sorte d’animal; mais quand elle découvrit qu’il valait de l’argent, qu’il excitait l’envie de ces gens, elle se mit à marchander, à discuter sou par sou, les allumant par les difformités de son enfant, haussant ses prix avec une ténacité de paysan.

Pour n’être pas volée, elle fit un papier avec eux. Et ils s’engagèrent à lui compter en outre quatre cents francs par an, comme s’ils eussent pris cette bête à leur service.

Ce gain inespéré affola la mère, et le désir ne la quitta plus d’enfanter un autre phénomène, pour se faire des rentes comme une bourgeoise.

Comme elle était féconde, elle réussit à son gré, et elle devint habile, paraît-il, à varier les formes de ses monstres selon les pressions qu’elle leur faisait subir pendant le temps de sa grossesse.

Elle en eut de longs et de courts, les uns pareils à des crabes, les autres semblables à des lézards. Plusieurs moururent; elle fut désolée.

La justice essaya d’intervenir, mais on ne put rien prouver. On la laissa donc en paix fabriquer ses phénomènes.

Elle en possède en ce moment onze bien vivants, qui lui rapportent, bon an mal an, cinq à six mille francs. Un seul n’est pas encore placé, celui qu’elle n’a pas voulu nous montrer. Mais elle ne le gardera pas longtemps, car elle est connue aujourd’hui de tous les bateleurs du monde, qui viennent de temps en temps voir si elle a quelque chose de nouveau.

Elle établit même des enchères entre eux quand le sujet en vaut la peine.

Mon ami se tut. Un dégoût profond me soulevait le cœur, et une colère tumultueuse, un regret de n’avoir pas étranglé cette brute quand je l’avais sous la main.

Je demandai:

—Qui donc est le père?

Il répondit:

—On ne sait pas. Il ou ils ont une certaine pudeur. Il ou ils se cachent. Peut-être partagent-ils les bénéfices.

Je ne songeais plus à cette lointaine aventure, quand j’aperçus, l’autre jour, sur une plage à la mode, une femme élégante, charmante, coquette, aimée, entourée d’hommes qui la respectent.

J’allais sur la grève, au bras d’un ami, le médecin de la station. Dix minutes plus tard, j’aperçus une bonne qui gardait trois enfants roulés dans le sable.

Une paire de petites béquilles gisait à terre et m’émut. Je m’aperçus alors que ces trois petits êtres étaient difformes, bossus et crochus, hideux.

Le docteur me dit:

—Ce sont les produits de la charmante femme que tu viens de rencontrer.

Une pitié profonde pour elle et pour eux m’entra dans l’âme. Je m’écriai:

—Oh la pauvre mère! Comment peut-elle encore rire!

Mon ami reprit:

—Ne la plains pas, mon cher. Ce sont les pauvres petits qu’il faut plaindre. Voilà les résultats des tailles restées fines jusqu’au dernier jour. Ces monstres-là sont fabriqués au corset. Elle sait bien qu’elle risque sa vie à ce jeu-là. Que lui importe, pourvu qu’elle soit belle, et aimée.

Et je me rappelai l’autre, la campagnarde, la Diable, qui les vendait, ses phénomènes.

La Mère aux monstres a paru dans le Gil-Blas du mardi 12 juin 1883, sous la signature: Maufrigneuse.


LA CONFESSION
DE THÉODULE SABOT.

QUAND Sabot entrait dans le cabaret de Martinville, on riait d’avance. Ce bougre de Sabot était-il donc farce? En voilà un qui n’aimait pas les curés, par exemple! Ah! mais non! ah! mais non! Il en mangeait, le gaillard.

Sabot (Théodule), maître menuisier, représentait le parti avancé à Martinville. C’était un grand homme maigre, à l’œil gris et sournois, aux cheveux collés sur les tempes, à la bouche mince. Quand il disait: «Notre saint père le paf» d’une certaine façon, tout le monde se tordait. Il avait soin de travailler le dimanche pendant la messe. Il tuait son cochon tous les ans le lundi de la semaine sainte pour avoir du boudin jusqu’à Pâques, et quand passait le curé il disait toujours, par manière de plaisanterie: «En voilà un qui vient d’avaler son bon Dieu sur le zing.»

Le prêtre, un gros homme, très grand aussi, le redoutait à cause de sa blague, qui lui faisait des partisans. L’abbé Maritime était un homme politique, ami des moyens habiles. La lutte entre eux durait depuis dix ans, lutte secrète, acharnée, incessante. Sabot était conseiller municipal. On croyait qu’il serait maire, ce qui constituerait certainement la défaite définitive de l’Église.

Les élections allaient avoir lieu. Le camp religieux tremblait dans Martinville. Or, un matin, le curé partit pour Rouen, annonçant à sa servante qu’il allait à l’archevêché.

Il revint deux jours plus tard. Il avait l’air joyeux, triomphant. Et tout le monde sut le lendemain que le chœur de l’église allait être refait à neuf. Une somme de six cents francs avait été donnée par Monseigneur sur sa cassette particulière.

Toutes les anciennes stalles de sapin devaient être détruites et remplacées par des stalles nouvelles en cœur de chêne. C’était un travail de menuiserie considérable dont on parlait, le soir même, dans toutes les maisons.

Théodule Sabot ne riait pas.

Quand il sortit le lendemain par le village, les voisins, amis ou ennemis, lui demandaient, par manière de plaisanterie:

—C’est-il té qui vas faire le chœur de l’église?

Il ne trouvait rien à répondre, mais il rageait, il rageait ferme.

Les malins ajoutaient:

—C’est un bon ouvrage; y aura pas moins de deux à trois cents de profit.

Deux jours plus tard, on savait que la réparation serait confiée à Célestin Chambrelan, le menuisier de Percheville. Puis on démentit la nouvelle, puis on annonça que tous les bancs de l’église allaient aussi être refaits. Ça valait bien deux mille francs qu’on avait demandés au ministère. L’émotion fut grande.

Théodule Sabot n’en dormait plus. Jamais, de mémoire d’homme, un menuisier du pays n’avait exécuté une pareille besogne. Puis une rumeur courut. On disait tout bas que le curé se désolait de donner ce travail à un ouvrier étranger à la commune, mais que cependant les opinions de Sabot s’opposaient à ce qu’il lui fût confié.

Sabot le sut. Il se rendit au presbytère à la nuit tombante. La servante lui répondit que le curé était à l’église. Il y alla.

Deux demoiselles de la Vierge, vieilles filles suries, décoraient l’autel pour le mois de Marie, sous la direction du prêtre. Lui, debout au milieu du chœur, gonflant son ventre énorme, dirigeait le travail des deux femmes qui, montées sur des chaises, disposaient des bouquets autour du tabernacle.

Sabot se sentait gêné là dedans, comme s’il fût entré chez son plus grand ennemi, mais le désir du gain lui picotait le cœur. Il s’approcha, la casquette à la main, sans même s’occuper des demoiselles de la Vierge qui demeuraient saisies, stupéfaites, immobiles sur leurs chaises.

Il balbutia:

—Bonjour, monsieur le curé.

Le prêtre répondit sans le regarder, tout occupé de son autel:

—Bonjour, monsieur le menuisier.

Sabot, désorienté, ne trouvait plus rien.

Après un silence, il dit cependant:

—Vous faites des préparatifs?

L’abbé Maritime répondit:

—Oui, nous approchons du mois de Marie.

Sabot, encore, prononça: «Voilà, voilà», puis se tut.

Il avait envie maintenant de se retirer sans parler de rien, mais un coup d’œil jeté dans le chœur le retint. Il aperçut seize stalles à refaire, six à droite et huit à gauche, la porte de la sacristie occupant deux places. Seize stalles en chêne, cela valait au plus trois cents francs, et, en les fignolant bien, certes, on pouvait gagner deux cents francs sur le travail si on n’était pas maladroit.

Alors il bredouilla:

—Je viens pour l’ouvrage.

Le curé parut surpris. Il demanda:

—Quel ouvrage?

Sabot, éperdu, murmura:

—L’ouvrage à faire.

Alors le prêtre se tourna vers lui, et le regarda dans les yeux:

—Est-ce que vous voulez parler des réparations du chœur de mon église?

Au ton que prit l’abbé Maritime, Théodule Sabot sentit un frisson lui courir dans le dos, et il eut encore une furieuse envie de détaler. Il répondit cependant avec humilité:

—Mais oui, monsieur le curé.

Alors l’abbé croisa ses bras sur sa large bedaine, et comme perclus de stupéfaction.

—C’est vous... vous... vous, Sabot... qui venez me demander cela... Vous... le seul impie de ma paroisse... Mais ce serait un scandale, un scandale public. Monseigneur me réprimanderait, me changerait peut-être.

Il respira quelques secondes, puis reprit d’un ton plus calme:

—Je comprends qu’il vous soit pénible de voir un travail de cette importance confié à un menuisier d’une paroisse voisine. Mais je ne peux faire autrement, à moins que... mais non... c’est impossible... Vous n’y consentiriez point, et, sans ça, jamais.

Sabot regardait maintenant la file des bancs alignés jusqu’à la porte de sortie. Cristi, si on changeait tout ça?

Et il demanda:

—Qu’est-ce qu’il vous faudrait? Dites toujours.

Le prêtre, d’un ton ferme, répondit:

—Il me faudrait un gage éclatant de votre bon vouloir.

Sabot murmura:

—Je ne dis pas. Je ne dis pas, p’têtre qu’on s’entendrait.

Le curé déclara:

—Il faut communier publiquement à la grand’messe de dimanche prochain.

Le menuisier se sentit pâlir, et, sans répondre, il demanda:

—Et les bancs, est-ce qu’on va les refaire itou?

L’abbé répondit avec assurance:

—Oui, mais plus tard.

Sabot reprit:

—Je n’ dis pas, je n’ dis pas. Je n’ sieus point rédhibitoire, mé, je sieus consentant à la religion, pour sûr; c’ qui m’ chifonne c’est la pratique, mais, dans ce cas-là, je ne me montrerai pas réfractaire.

Les demoiselles de la Vierge, descendues de leurs chaises, s’étaient cachées derrière l’autel; et elles écoutaient, pâles d’émotion.

Le curé, se voyant victorieux, devint tout à coup bon enfant, familier:

—A la bonne heure, à la bonne heure. Voilà une parole sage, et pas bête, entendez-vous. Vous verrez, vous verrez.

Sabot souriait d’un air gêné, il demanda:

—Y aurait-il pas moyen d’ la r’mettre un brin, c’te communion?

Mais le prêtre reprit son visage sévère:

—Du moment que les travaux vous seront confiés, je veux être certain de votre conversion.

Puis il continua plus doucement:

—Vous viendrez vous confesser demain; car il faudra que je vous examine au moins deux fois.

Sabot répéta:

—Deux fois?...

—Oui.

Le prêtre souriait:

—Vous comprenez bien qu’il vous faudra un nettoyage général, un lessivage complet. Donc, je vous attends demain.

Le menuisier, très ému, demanda:

—Ousque vous faites ça?

—Mais... dans le confessionnal.

—Dans... c’te boîte, là-bas, au coin? C’est que... c’est que... ça ne me va guère, votre boîte.

—Pourquoi ça?

—Vu que... vu que je ne suis point accoutumé de ça. Et vu aussi que j’ai l’oreille un peu dure.

Le curé se montra complaisant:

—Eh bien! vous viendrez chez moi, dans ma salle. Nous ferons ça tous les deux, en tête-à-tête. Ça vous va-t-il?

—Oui, pour ça, ça me va, mais votre boîte, non.

—Eh bien à demain, après la journée faite, à six heures.

—C’est entendu, c’est tout vu, c’est convenu; à demain, monsieur le curé. Couillon qui s’en dédit!

Et il tendit sa grande main rude où le prêtre laissa tomber bruyamment la sienne.

Le bruit de la claque courut sous les voûtes, alla mourir là-bas, derrière les tuyaux de l’orgue.

Théodule Sabot ne fut pas tranquille pendant toute la journée du lendemain. Il éprouvait quelque chose d’analogue à l’appréhension qu’on a quand on doit se faire arracher une dent. A tout moment cette pensée lui revenait: «Il faudra me confesser ce soir.» Et son âme troublée, une âme d’athée mal convaincu, s’affolait devant la peur confuse et puissante du mystère divin.

Il se dirigea vers le presbytère dès qu’il eut fini son travail. Le curé l’attendait dans le jardin en lisant son bréviaire le long d’une petite allée. Il semblait radieux et l’aborda avec un gros rire:

—Eh bien! nous y voilà. Entrez, entrez, monsieur Sabot, on ne vous mangera pas.

Et Sabot passa le premier. Il balbutia:

—Si ça ne vous faisait rien je s’rais d’avis d’ terminer incontinent not’ p’tite affaire.

Le curé répondit:

—A votre service. J’ai là mon surplis. Une minute et je vous écoute.

Le menuisier, ému à ne plus avoir deux idées, le regardait se couvrir du blanc vêtement à plis pressés. Le prêtre lui fit un signe:

—Mettez-vous à genoux sur ce coussin.

Sabot restait debout, honteux d’avoir à s’agenouiller. Il bredouilla:

—C’est-il bien utile?

Mais l’abbé était devenu majestueux:

—On ne peut approcher qu’à genoux du tribunal de la pénitence.

Et Sabot s’agenouilla.

Le prêtre dit:

—Récitez le Confiteor.

Sabot demanda:

—Quoi ça?

—Le Confiteor. Si vous ne le savez plus, répétez une à une les paroles que je vais prononcer.

Et le curé articula la prière sacrée, d’une voix lente, en scandant les mots que le menuisier répétait; puis il dit:

—Maintenant confessez-vous.

Mais Sabot ne disait plus rien, ne sachant par où commencer.

Alors l’abbé Maritime vint à son aide.

—Mon enfant, je vais vous interroger puisque vous paraissez peu au courant. Nous allons prendre, un à un, les commandements de Dieu. Écoutez-moi et ne vous troublez pas. Parlez bien franchement et ne craignez jamais d’en dire trop.

Un seul Dieu tu adoreras
Et aimeras parfaitement.

—Avez-vous aimé quelqu’un ou quelque chose autant que Dieu? L’avez-vous aimé de toute votre âme, de tout votre cœur, de toute l’énergie de votre amour?

Sabot suait de l’effort de sa pensée. Il répondit:

—Non. Oh non, m’sieu l’ curé. J’aime l’ bon Dieu autant que j’ peux. Ça—oui—j’ l’aime bien. Dire que j’aime point m’s’éfants, non: j’ peux pas. Dire que s’il fallait choisir entre eux et l’bon Dieu, pour ça je n’dis pas. Dire que s’il fallait perdre cent francs pour l’amour du bon Dieu, pour ça je n’dis pas. Mais j’ l’aime bien, pour sûr, j’ l’aime bien tout de même.

Le prêtre, grave, prononça:

—Il faut l’aimer plus que tout.

Et Sabot, plein de bonne volonté, déclara:

—J’ frai mon possible, m’sieu l’curé.

L’abbé Maritime reprit:

Dieu en vain ne jureras
Ni autre chose pareillement.

—Avez-vous quelquefois prononcé quelque juron?

Non.—Oh! ça non!—Je ne jure jamais, jamais. Quéquefois, dans un moment de colère, je dis bien sacré nom de Dieu! Pour ça, je ne jure point.

Le prêtre s’écria:

—C’est jurer, cela!

Et gravement:

—Ne le faites plus. Je continue:

Les dimanches tu garderas
En servant Dieu dévotement.

—Que faites-vous le dimanche?

Cette fois, Sabot se grattait l’oreille:

—Mais, je sers l’bon Dieu de mon mieux, m’sieu le curé. Je l’sers... chez moi. Je travaille le dimanche...

Le curé, magnanime, l’interrompit:

—Je sais, vous serez plus convenable à l’avenir. Je passe les trois commandements suivants, sûr que vous n’avez point failli contre les deux premiers. Nous verrons le sixième avec le neuvième. Je reprends:

Le bien d’autrui tu ne prendras
Ni retiendras à ton escient.

—Avez-vous détourné, par quelque moyen, le bien d’autrui?

Mais Théodule Sabot s’indigna:

—Ah! mais non. Ah! mais non. Je sieus un honnête homme, m’sieu le curé. Ça, je le jure, pour sûr. Dire que j’ai point, quéquefois, compté quéque heure de plus de travail aux pratiques qu’ont des moyens, pour ça, je ne dis pas. Dire que je n’ mets point quéque centimes de plus sur les notes, seulement quéque centimes, pour ça je ne dis pas. Mais pour volé, non; ah! mais ça, non.

Le curé reprit sévèrement:

—Détourner un seul centime constitue un vol. Ne le faites plus.

Faux témoignage ne diras
Ni mentiras aucunement.

—Avez-vous menti?

—Non, pour ça non. Je ne sieus point menteux. C’est ma qualité. Dire que j’ai point conté quéque blague, pour ça, je ne dis pas. Dire que j’ai point fait accroire ce qui n’était point, quand c’était d’ mon intérêt, pour ça, je ne dis pas. Mais pour menteux, je ne sieus point menteux.

Le prêtre dit simplement:

—Observez-vous davantage.

Puis il prononça:

L’œuvre de chair ne désireras
Qu’en mariage seulement.

—Avez-vous désiré ou possédé quelque autre femme que la vôtre?

Sabot s’écria avec sincérité:

—Pour ça non; oh! pour ça non, m’sieu le curé. Ma pauvre femme, la tromper! Non! Non! Pas seulement du bout du doigt; pas plus t’en pensée qu’en action. Bien vrai.

Il se tut quelques secondes, puis, plus bas, comme si un doute lui fût venu:

—Quand j’ vas t’à la ville, dire que je n’ vas jamais dans une maison, vous savez bien dans une maison de tolérance, histoire de rire et d’ badiner un brin et d’ changer d’ peau pour voir, pour ça je n’ dis pas... Mais j’ paye, monsieur le curé, j’ paye toujours, du moment qu’on paye, ni vu ni connu je t’embrouille.

Le curé n’insista pas et donna l’absolution.

Théodule Sabot exécute les travaux du chœur et communie tous les mois.

La Confession de Théodule Sabot a paru dans le Gil-Blas du mardi 9 octobre 1883, sous la signature: Maufrigneuse.


LE PÈRE JUDAS.

TOUT ce pays était surprenant, marqué d’un caractère de grandeur presque religieuse et de désolation sinistre.

Au milieu d’un vaste cercle de collines nues, où ne poussaient que des ajoncs, et, de place en place, un chêne bizarre tordu par le vent, s’étendait un vaste étang sauvage, d’une eau noire et dormante, où frissonnaient des milliers de roseaux.

Une seule maison sur les bords de ce lac sombre, une petite maison basse habitée par un vieux batelier, le père Joseph, qui vivait du produit de sa pêche. Chaque semaine il portait son poisson dans les villages voisins et revenait avec les simples provisions qu’il lui fallait pour vivre.

Je voulus voir ce solitaire, qui m’offrit d’aller lever ses nasses.

Et j’acceptai.

Sa barque était vieille, vermoulue et grossière. Et lui, osseux et maigre, ramait d’un mouvement monotone et doux qui berçait l’esprit, enveloppé déjà dans la tristesse de l’horizon.

Je me croyais transporté aux premiers temps du monde, au milieu de ce paysage antique, dans ce bateau primitif que gouvernait cet homme d’un autre âge.

Il leva ses filets, et il jetait les poissons à ses pieds avec des gestes de pêcheur biblique. Puis il me voulut promener jusqu’au bout du marécage, et soudain j’aperçus, sur l’autre bord, une ruine, une chaumière éventrée dont le mur portait une croix, une croix énorme et rouge, qu’on aurait dit tracée avec du sang, sous les dernières lueurs du soleil couchant.

Je demandai:

—Qu’est-ce que cela?

L’homme aussitôt se signa, puis répondit:

—C’est là qu’est mort Judas.

Je ne fus pas surpris, comme si j’avais pu m’attendre à cette étrange réponse.

J’insistai cependant:

—Judas? Quel Judas?

Il ajouta:

—Le Juif errant, monsieur.

Je le priai de me dire cette légende.

Mais c’était mieux qu’une légende; c’était une histoire, et presque récente, car le père Joseph avait connu l’homme.

Jadis cette hutte était occupée par une grande femme, sorte de mendiante, vivant de la charité publique.

De qui tenait-elle cette cabane, le père Joseph ne se le rappelait plus. Or un soir, un vieillard à barbe blanche, un vieillard qui paraissait deux fois centenaire et qui se traînait à peine, demanda, en passant, l’aumône à cette misérable.

Elle répondit:

—Asseyez-vous, le père, tout ce qui est ici est à tout le monde, car ça vient de tout le monde.

Il s’assit sur une pierre devant la porte. Il partagea le pain de la femme, et sa couche de feuilles, et sa maison.

Il ne la quitta plus. Il avait fini ses voyages.

Le père Joseph ajoutait:

—C’est notre Dame la Vierge qui a permis ça, monsieur, vu qu’une femme avait ouvert sa porte à Judas.

Car ce vieux vagabond était le Juif errant.

On ne le sut pas tout de suite dans le pays, mais on s’en douta bientôt parce qu’il marchait toujours, tant il en avait pris l’habitude.

Une autre raison avait fait naître les soupçons. Cette femme qui gardait chez elle cet inconnu passait pour juive, car on ne l’avait jamais vue à l’église.

A dix lieues aux environs on ne l’appelait que «la Juive».

Quand les petits enfants du pays la voyaient arriver pour mendier, ils criaient:

—Maman, maman, c’est la Juive!

Le vieux et elle se mirent à errer par les pays voisins, la main tendue à toutes les portes, balbutiant des supplications dans le dos de tous les passants. On les vit à toutes les heures du jour, par les sentiers perdus, le long des villages, ou bien mangeant un morceau de pain à l’ombre d’un arbre solitaire, dans la grande chaleur du midi.

Et on commença dans la contrée à nommer le mendiant «le père Judas».

Or, un jour, il rapporta dans sa besace deux petits cochons vivants qu’on lui avait donnés dans une ferme parce qu’il avait guéri le fermier d’un mal.

Et bientôt il cessa de mendier, tout occupé à guider ses porcs pour les nourrir, les promenant le long de l’étang, sous les chênes isolés, dans les petits vallons voisins. La femme, au contraire, errait sans cesse en quête d’aumônes, mais elle le rejoignait tous les soirs.

Lui non plus n’allait jamais à l’église, et on ne l’avait jamais vu faire le signe de la croix devant les calvaires. Tout cela faisait beaucoup jaser.

Sa compagne, une nuit, fut prise de fièvre et se mit à trembler comme une toile qu’agite le vent. Il alla jusqu’au bourg chercher des médicaments, puis il s’enferma près d’elle, et pendant six jours on ne le vit plus.

Mais le curé, ayant entendu dire que la «Juive» allait trépasser, s’en vint apporter les consolations de sa religion à la mourante, et lui offrit les derniers sacrements. Était-elle juive? Il ne le savait pas. Il voulait, en tout cas, essayer de sauver son âme.

A peine eut-il heurté la porte, que le père Judas parut sur le seuil, haletant, les yeux allumés, toute sa grande barbe agitée, comme de l’eau qui ruisselle, et il cria, dans une langue inconnue, des mots de blasphème en tendant ses bras maigres pour empêcher le prêtre d’entrer.

Le curé voulut parler, offrir sa bourse et ses soins, mais le vieux l’injuriait toujours, faisant avec les mains le geste de lui jeter des pierres.

Et le prêtre se retira, poursuivi par les malédictions du mendiant.

Le lendemain la compagne du père Judas mourut. Il l’enterra lui-même devant sa porte. C’étaient des gens de si peu qu’on ne s’en occupa pas.

Et on revit l’homme conduisant ses cochons le long de l’étang et sur le flanc des côtes. Souvent aussi il recommençait à mendier pour se nourrir. Mais on ne lui donnait presque plus rien, tant on faisait courir d’histoires sur lui. Et chacun savait aussi de quelle manière il avait reçu le curé.

Il disparut. C’était pendant la semaine sainte. On ne s’en inquiéta guère.

Mais le lundi de Pâques, des garçons et des filles qui étaient venus en promenade jusqu’à l’étang, entendirent un grand bruit dans la hutte. La porte était fermée; les garçons l’enfoncèrent et les deux cochons s’enfuirent en sautant comme des boucs. On ne les a jamais revus.

Alors, tout ce monde étant entré, on aperçut par terre quelques vieux linges, le chapeau du mendiant, quelques os, du sang séché et des restes de chair dans les creux d’une tête de mort.

Ses porcs l’avaient dévoré.

Et le père Joseph ajouta:

—C’était arrivé, monsieur, le vendredi saint, à trois heures après-midi.

Je demandai:

—Comment le savez-vous?

Il répondit:

—C’est pas doutable.

Je n’essayai point de lui faire comprendre combien il était naturel que les animaux affamés eussent mangé leur maître, mort subitement dans sa hutte.

Quant à la croix sur le mur, elle était apparue un matin, sans qu’on sût quelle main l’avait tracée de cette couleur étrange.

Depuis lors, on ne douta plus que le Juif errant ne fût mort en ce lieu.

Je le crus moi-même pendant une heure.

Le Père Judas a paru dans le Gaulois du 28 février 1883.


TABLE DES MATIÈRES.


  Pages.
Toine. 1
L’Ami Patience. 19
La Dot. 33
L’Homme-Fille. 47
La Moustache. 57
Le Lit 29. 67
Le Protecteur. 91
Bombard. 103
La Chevelure. 117
Le Père Mongilet. 133
L’Armoire. 147
La Chambre 11. 161
Les Prisonniers. 177
Nos Anglais. 201
Le Moyen de Roger. 217
La Confession. 227
La Mère aux monstres. 243
La Confession de Théodule Sabot. 255
Le Père Judas (inédit). 271

PUBLICATIONS DE LA LIBRAIRIE LOUIS CONARD
IMPRIMÉES PAR L’IMPRIMERIE NATIONALE
CINQ CONFESSIONS D’AMOUR
DOMINIQUE, par Eug. Fromentin.—LE LYS DANS LA VALLÉE, par Honoré de Balzac.—LA PRINCESSE DE CLÈVES, par Mme de La Fayette.—MANON LESCAUT, par l’abbé Prévost.—ADOLPHE, par Benjamin Constant.
Chaque vol., tiré à 200 exempl. numérotés, sur vélin, orné d’un frontispice. 30 fr.
Les exemplaires sur japon sont épuisés.
HONORÉ DE BALZAC
LA BELLE IMPÉRIA
Illustré de 30 compositions de Edmond Malassis, dont 15 gravées en couleurs
par Mortier, et 15 gravées sur bois par Tony Beltrand.
Un volume In-8o carré, tiré à 150 exemplaires, sur vélin 200 fr.
LES JOYEUZETÉS DU ROY LOYS LE UNZIESME
Illustré de 10 compositions de Edmond Malassis, gravées en couleurs par Mortier.
Un volume in-8o carré, tiré à 150 exemplaires, sur vélin. 225 fr.
Les exemplaires sur japon de ces deux volumes sont épuisés.
VILLIERS DE L’ISLE ADAM
AKÈDYSSÉRIL
Édition ornée de 15 compositions de G. Rochegrosse, gravées en couleurs par Mortier.
Un volume In-8o carré, tiré à 150 exemplaires, sur vélin 280 fr.
THÉODORE DE BANVILLE
GRINGOIRE
Édition ornée de 30 compositions de E. Malassis, gravées en couleurs par Mortier.
Un volume in-8o, tiré à 150 exemplaires, sur vélin. 225 fr.
Les exemplaires sur japon sont épuisés.
GEORGES CAIN
CROQUIS DU VIEUX PARIS
60 bois originaux de Tony Beltrand.
Un volume in-8o, tiré à 100 exemplaires, sur vélin. 180 fr.
ALFRED DE MUSSET
LES NUITS
Édition ornée de 16 compositions de Nourrigat, gravées à l’eau-forte par l’artiste.
Un volume in-8o, tiré à 300 exemplaires. 80 fr.
Émile Gebhart, AUTOUR D’UNE TIARE.
En préparation: Erckmann-Chatrian, L’AMI FRITZ.

Au lecteur

Cette version numérisée reproduit dans son intégralité la version originale. La ponctuation n’a pas été modifiée hormis quelques corrections mineures.

L’orthographe a été conservée. Seuls quelques mots ont été modifiés. Ils sont soulignés par des tirets. Passer la souris sur le mot pour voir le texte original.

La version électronique html restitue le mieux la présentation du livre papier.

En cliquant sur les liens suivants, vous accédez directement aux livres français publiés sur gutenberg.org et qui sont classés par popularité, genre, auteurs.