Le Lit 29 a paru dans le Gil-Blas du mardi 8 juillet 1884, sous la signature: Maufrigneuse.
IL n’aurait jamais rêvé une fortune si haute! Fils d’un huissier de province, Jean Marin était venu, comme tant d’autres, faire son droit au quartier latin. Dans les différentes brasseries qu’il avait successivement fréquentées, il était devenu l’ami de plusieurs étudiants bavards qui crachaient de la politique en buvant des bocks. Il s’éprit d’admiration pour eux et les suivit avec obstination, de café en café, payant même leurs consommations quand il avait de l’argent.
Puis il se fit avocat et plaida des causes qu’il perdit. Or, voilà qu’un matin, il apprit dans les feuilles qu’un de ses anciens camarades du quartier venait d’être nommé député.
Il fut de nouveau son chien fidèle, l’ami qui fait les corvées, les démarches, qu’on envoie chercher quand on a besoin de lui et avec qui on ne se gêne point. Mais il arriva par aventure parlementaire que le député devint ministre; six mois après Jean Marin était nommé conseiller d’État.
Il eut d’abord une crise d’orgueil à en perdre la tête. Il allait dans les rues pour le plaisir de se montrer comme si on eût pu deviner sa position rien qu’à le voir. Il trouvait le moyen de dire aux marchands chez qui il entrait, aux vendeurs de journaux, même aux cochers de fiacre, à propos des choses les plus insignifiantes:
—Moi qui suis conseiller d’État...
Puis il éprouva, naturellement, comme par suite de sa dignité, par nécessité professionnelle, par devoir d’homme puissant et généreux, un impérieux besoin de protéger. Il offrait son appui à tout le monde, en toute occasion, avec une inépuisable générosité.
Quand il rencontrait sur les boulevards une figure de connaissance, il s’avançait d’un air ravi, prenait les mains, s’informait de la santé, puis, sans attendre les questions, déclarait:
—Vous savez, moi, je suis conseiller d’État et tout à votre service. Si je puis vous être utile à quelque chose, usez de moi sans vous gêner. Dans ma position on a le bras long.
Et alors il entrait dans les cafés avec l’ami rencontré pour demander une plume, de l’encre et une feuille de papier à lettre—«une seule, garçon, c’est pour écrire une lettre de recommandation».
Et il en écrivait des lettres de recommandation, dix, vingt, cinquante par jour. Il en écrivait au café Américain, chez Bignon, chez Tortoni, à la Maison-Dorée, au café Riche, au Helder, au café Anglais, au Napolitain, partout, partout. Il en écrivait à tous les fonctionnaires de la République, depuis les juges de paix jusqu’aux ministres. Et il était heureux, tout à fait heureux.
Un matin comme il sortait de chez lui pour se rendre au Conseil d’État, la pluie se mit à tomber. Il hésita à prendre un fiacre, mais il n’en prit pas, et s’en fut à pied, par les rues.
L’averse devenait terrible, noyait les trottoirs, inondait la chaussée. M. Marin fut contraint de se réfugier sous une porte. Un vieux prêtre était déjà là, un vieux prêtre à cheveux blancs. Avant d’être conseiller d’État, M. Marin n’aimait point le clergé. Maintenant il le traitait avec considération depuis qu’un cardinal l’avait consulté poliment sur une affaire difficile. La pluie tombait en inondation, forçant les deux hommes à fuir jusqu’à la loge du concierge pour éviter les éclaboussures. M. Marin, qui éprouvait toujours la démangeaison de parler pour se faire valoir, déclara:
—Voici un bien vilain temps, monsieur l’abbé.
Le vieux prêtre s’inclina:
—Oh! oui, monsieur, c’est bien désagréable lorsqu’on ne vient à Paris que pour quelques jours.
—Ah! vous êtes de province?
—Oui, monsieur, je ne suis ici qu’en passant.
—En effet, c’est très désagréable d’avoir de la pluie pour quelques jours passés dans la capitale. Nous autres, fonctionnaires, qui demeurons ici toute l’année, nous n’y songeons guère.
L’abbé ne répondait pas. Il regardait la rue où l’averse tombait moins pressée. Et soudain, prenant une résolution, il releva sa soutane comme les femmes relèvent leurs robes pour passer les ruisseaux.
M. Marin le voyant partir, s’écria:
—Vous allez vous faire tremper, monsieur l’abbé. Attendez encore quelques instants, ça va cesser.
Le bonhomme indécis s’arrêta, puis il reprit:
—C’est que je suis très pressé. J’ai un rendez-vous urgent.
M. Marin semblait désolé.
—Mais vous allez être positivement traversé. Peut-on vous demander dans quel quartier vous allez?
Le curé paraissait hésiter, puis il prononça:
—Je vais du côté du Palais-Royal.
—Dans ce cas, si vous le permettez, monsieur l’abbé, je vais vous offrir l’abri de mon parapluie. Moi, je vais au Conseil d’État. Je suis conseiller d’État.
Le vieux prêtre leva le nez et regarda son voisin, puis déclara:
—Je vous remercie beaucoup, monsieur, j’accepte avec plaisir.
Alors M. Marin prit son bras et l’entraîna. Il le dirigeait, le surveillait, le conseillait:
—Prenez garde à ce ruisseau, monsieur l’abbé. Surtout méfiez-vous des roues des voitures; elles vous éclaboussent quelquefois des pieds à la tête. Faites attention aux parapluies des gens qui passent. Il n’y a rien de plus dangereux pour les yeux que le bout des baleines. Les femmes surtout sont insupportables; elles ne font attention à rien et vous plantent toujours en pleine figure les pointes de leurs ombrelles ou de leurs parapluies. Et jamais elles ne se dérangent pour personne. On dirait que la ville leur appartient. Elles règnent sur le trottoir et dans la rue. Je trouve, quant à moi, que leur éducation a été fort négligée.
Et M. Marin se mit à rire.
Le curé ne répondait pas. Il allait, un peu voûté, choisissant avec soin les places où il posait le pied pour ne crotter ni sa chaussure, ni sa soutane.
M. Marin reprit:
—C’est pour vous distraire un peu que vous venez à Paris, sans doute?
Le bonhomme répondit:
—Non, j’ai une affaire.
—Ah! Est-ce une affaire importante? Oserais-je vous demander de quoi il s’agit? Si je puis vous être utile, je me mets à votre disposition.
Le curé paraissait embarrassé. Il murmura:
—Oh! c’est une petite affaire personnelle. Une petite difficulté avec... avec mon évêque. Cela ne vous intéresserait pas. C’est une... une affaire d’ordre intérieur... de... de... matière ecclésiastique.
M. Marin s’empressa.
—Mais c’est justement le Conseil d’État qui règle ces choses-là. Dans ce cas, usez de moi.
—Oui, monsieur, c’est aussi au Conseil d’État que je vais. Vous êtes mille fois trop bon. J’ai à voir M. Lerepère et M. Savon, et aussi peut-être M. Petitpas.
M. Marin s’arrêta net.
—Mais ce sont mes amis, monsieur l’abbé, mes meilleurs amis, d’excellents collègues, des gens charmants. Je vais vous recommander à tous les trois, et chaudement. Comptez sur moi.
Le curé remercia, se confondit en excuses, balbutia mille actions de grâce.
M. Marin était ravi.
—Ah! vous pouvez vous vanter d’avoir une fière chance, monsieur l’abbé. Vous allez voir, vous allez voir que, grâce à moi, votre affaire ira comme sur des roulettes.
Ils arrivaient au Conseil d’État. M. Marin fit monter le prêtre dans son cabinet, lui offrit un siège, l’installa devant le feu, puis prit place lui-même devant la table, et se mit à écrire:
«Mon cher collègue, permettez-moi de vous recommander de la façon la plus chaude un vénérable ecclésiastique des plus dignes et des plus méritants, M. l’abbé...»
Il s’interrompit et demanda:
—Votre nom, s’il vous plaît?
—L’abbé Ceinture.
M. Marin se remit à écrire:
«M. l’abbé Ceinture, qui a besoin de vos bons offices pour une petite affaire dont il vous parlera.
«Je suis heureux de cette circonstance, qui me permet, mon cher collègue...»
Et il termina par les compliments d’usage.
Quand il eut écrit les trois lettres, il les remit à son protégé qui s’en alla après un nombre infini de protestations.
M. Marin accomplit sa besogne, rentra chez lui, passa la journée tranquillement, dormit en paix, se réveilla enchanté et se fit apporter les journaux.
Le premier qu’il ouvrit était une feuille radicale. Il lut:
«Notre clergé et nos fonctionnaires.
«Nous n’en finirons pas d’enregistrer les méfaits du clergé. Un certain prêtre, nommé Ceinture, convaincu d’avoir conspiré contre le gouvernement existant, accusé d’actes indignes que nous n’indiquerons même pas, soupçonné en outre d’être un ancien jésuite métamorphosé en simple prêtre, cassé par un évêque pour des motifs qu’on affirme inavouables, et appelé à Paris pour fournir des explications sur sa conduite, a trouvé un ardent défenseur dans le nommé Marin, conseiller d’État, qui n’a pas craint de donner à ce malfaiteur en soutane les lettres de recommandation les plus pressantes pour tous les fonctionnaires républicains ses collègues.
«Nous signalons l’attitude inqualifiable de ce conseiller d’État à l’attention du ministre...»
M. Marin se dressa d’un bond, s’habilla, courut chez son collègue Petitpas qui lui dit:
—Ah çà, vous êtes fou de me recommander ce vieux conspirateur.
Et M. Marin, éperdu, bégaya:
—Mais non... voyez-vous... j’ai été trompé... Il avait l’air si brave homme... il m’a joué... il m’a indignement joué. Je vous en prie, faites-le condamner sévèrement, très sévèrement. Je vais écrire. Dites-moi à qui il faut écrire pour le faire condamner. Je vais trouver le procureur général et l’archevêque de Paris, oui, l’archevêque...
Et s’asseyant brusquement devant le bureau de M. Petitpas, il écrivit:
«Monseigneur, j’ai l’honneur de porter à la connaissance de Votre Grandeur que je viens d’être victime des intrigues et des mensonges d’un certain abbé Ceinture, qui a surpris ma bonne foi.
«Trompé par les protestations de cet ecclésiastique, j’ai pu...»
Puis, quand il eut signé et cacheté sa lettre, il se tourna vers son collègue et déclara:
—Voyez-vous, mon cher ami, que cela vous soit un enseignement, ne recommandez jamais personne.
Le Protecteur a paru dans le Gil-Blas du mardi 5 février 1884.
SIMON Bombard la trouvait souvent mauvaise, la vie! Il était né avec une incroyable aptitude pour ne rien faire et avec un désir immodéré de ne point contrarier cette vocation. Tout effort moral ou physique, tout mouvement accompli pour une besogne lui paraissait au-dessus de ses forces. Aussitôt qu’il entendait parler d’une affaire sérieuse il devenait distrait, son esprit étant incapable d’une tension ou même d’une attention.
Fils d’un marchand de nouveautés de Caen, il se l’était coulée douce, comme on disait dans sa famille, jusqu’à l’âge de vingt-cinq ans.
Mais ses parents demeurant toujours plus près de la faillite que de la fortune, il souffrait horriblement de la pénurie d’argent.
Grand, gros, beau gars, avec des favoris roux, à la normande, le teint fleuri, l’œil bleu, bête et gai, le ventre apparent déjà, il s’habillait avec une élégance tapageuse de provincial en fête. Il riait, criait, gesticulait à tout propos, étalant sa bonne humeur orageuse avec une assurance de commis voyageur. Il considérait que la vie était faite uniquement pour bambocher et plaisanter, et sitôt qu’il lui fallait mettre un frein à sa joie braillarde, il tombait dans une sorte de somnolence hébétée, étant même incapable de tristesse.
Ses besoins d’argent le harcelant, il avait coutume de répéter une phrase devenue célèbre dans son entourage:
—Pour dix mille francs de rente, je me ferais bourreau.
Or, il allait chaque année passer quinze jours à Trouville. Il appelait ça «faire sa saison».
Il s’installait chez des cousins qui lui prêtaient une chambre, et, du jour de son arrivée au jour du départ, il se promenait sur les planches qui longent la grande plage de sable.
Il allait d’un pas assuré, les mains dans ses poches ou derrière le dos, toujours vêtu d’amples habits, de gilets clairs et de cravates voyantes, le chapeau sur l’oreille et un cigare d’un sou dans le coin de la bouche.
Il allait, frôlant les femmes élégantes, toisant les hommes en gaillard prêt à se flanquer une tripotée, et cherchant... cherchant... car il cherchait.
Il cherchait une femme, comptant sur sa figure, sur son physique. Il s’était dit:
—Que diable, dans le tas de celles qui viennent là, je finirai bien par trouver mon affaire. Et il cherchait avec un flair de chien de chasse, un flair de Normand, sûr qu’il la reconnaîtrait, rien qu’en l’apercevant, celle qui le ferait riche.
Ce fut un lundi matin qu’il murmura:
—Tiens—tiens—tiens.
Il faisait un temps superbe, un de ces temps jaunes et bleus du mois de juillet où on dirait qu’il pleut de la chaleur. La vaste plage couverte de monde, de toilettes, de couleurs, avait l’air d’un jardin de femmes; et les barques de pêche aux voiles brunes, presque immobiles sur l’eau bleue, qui les reflétait la tête en bas, semblaient dormir sous le grand soleil de dix heures. Elles restaient là, en face de la jetée de bois, les unes tout près, d’autres plus loin, d’autres très loin, sans remuer, comme accablées par une paresse de jour d’été, trop nonchalantes pour gagner la haute mer ou même pour rentrer au port. Et, là-bas, on apercevait vaguement, dans une brume, la côte du Havre portant à son sommet deux points blancs, les phares de Sainte-Adresse.
Il s’était dit:
—Tiens, tiens, tiens! en la rencontrant pour la troisième fois et en sentant sur lui son regard, son regard de femme mûre, expérimentée et hardie, qui s’offre.
Déjà il l’avait remarquée les jours précédents, car elle semblait aussi en quête de quelqu’un. C’était une Anglaise assez grande, un peu maigre, l’Anglaise audacieuse dont les voyages et les circonstances ont fait une espèce d’homme. Pas mal d’ailleurs, marchant sec, d’un pas court, vêtue simplement, sobrement, mais coiffée d’une façon drôle, comme elles se coiffent toutes. Elle avait les yeux assez beaux, les pommettes saillantes, un peu rouges, les dents trop longues, toujours au vent.
Quand il arriva près du port, il revint sur ses pas pour voir s’il la rencontrerait encore une fois. Il la rencontra et il lui jeta un coup d’œil enflammé, un coup d’œil qui disait:
—Me voilà.
Mais comment lui parler?
Il revint une cinquième fois, et comme il la voyait de nouveau arriver en face de lui, elle laissa tomber son ombrelle.
Il s’élança, la ramassa, et, la présentant:
—Permettez, madame...
Elle répondit:
—Aôh, vos êtes fort gracious.
Et ils se regardèrent. Ils ne savaient plus que dire. Elle avait rougi.
Alors, s’enhardissant, il prononça:
—En voilà du beau temps.
Elle murmura:
—Aôh, délicious!
Et ils restèrent encore en face l’un de l’autre, embarrassés, et ne songeant d’ailleurs à s’en aller ni l’un ni l’autre. Ce fut elle qui eut l’audace de demander:
—Vos été pour longtemps dans cette pays?
Il répondit en souriant:
—Oh! oui, tant que je voudrai!
Puis, brusquement, il proposa:
—Voulez-vous venir jusqu’à la jetée? c’est si joli par ces jours-là!
Elle dit simplement:
—Je volé bien.
Et ils s’en allèrent côte à côte, elle de son allure sèche et droite, lui de son allure balancée de dindon qui fait la roue.
Trois mois plus tard les notables commerçants de Caen recevaient, un matin, une grande lettre blanche qui disait:
Monsieur et Madame Prosper Bombard ont l’honneur de vous faire part du mariage de Monsieur Simon Bombard, leur fils, avec Madame veuve Kate Robertson.
Et, sur l’autre page:
Madame veuve Kate Robertson a l’honneur de vous faire part de son mariage avec Monsieur Simon Bombard.
Ils s’installèrent à Paris.
La fortune de la mariée s’élevait à quinze mille francs de rentes bien claires. Simon voulait quatre cents francs par mois pour sa cassette personnelle. Il dut prouver que sa tendresse méritait ce sacrifice; il le prouva avec facilité et obtint ce qu’il demandait.
Dans les premiers temps tout alla bien. Mme Bombard jeune n’était plus jeune, assurément, et sa fraîcheur avait subi des atteintes; mais elle avait une manière d’exiger les choses qui faisait qu’on ne pouvait les lui refuser.
Elle disait avec son accent anglais volontaire et grave:
—Oh Simon, nô allons nô coucher, qui faisait aller Simon vers le lit comme un chien à qui on ordonne «à la niche». Et elle savait vouloir en tout, de jour comme de nuit, d’une façon qui forçait les résistances.
Elle ne se fâchait pas; elle ne faisait point de scènes; elle ne criait jamais; elle n’avait jamais l’air irrité ou blessé, ou même froissé. Elle savait parler, voilà tout; et elle parlait à propos, d’un ton qui n’admettait point de réplique.
Plus d’une fois Simon faillit hésiter; mais devant les désirs impérieux et brefs de cette singulière femme, il finissait toujours par céder.
Cependant comme il trouvait monotones et maigres les baisers conjugaux, et comme il avait en poche de quoi s’en offrir de plus gros, il s’en paya bientôt à satiété, mais avec mille précautions.
Mme Bombard s’en aperçut, sans qu’il devinât à quoi; et elle lui annonça un soir qu’elle avait loué une maison à Mantes où ils habiteraient dans l’avenir.
L’existence devint plus dure. Il essaya des distractions diverses qui n’arrivaient point à compenser le besoin de conquêtes féminines qu’il avait au cœur.
Il pêcha à la ligne, sut distinguer les fonds qu’aime le goujon, ceux que préfère la carpe ou le gardon, les rives favorites de la brême et les diverses amorces qui tentent les divers poissons.
Mais en regardant son flotteur trembloter au fil de l’eau, d’autres visions hantaient son esprit.
Il devint l’ami du chef de bureau de la sous-préfecture et du capitaine de gendarmerie; et ils jouèrent au whist, le soir, au café du Commerce, mais son œil triste déshabillait la reine de trèfle ou la dame de carreau, tandis que le problème des jambes absentes dans ces figures à deux têtes embrouillait tout à fait les images écloses en sa pensée.
Alors il conçut un plan, un vrai plan de Normand rusé. Il fit prendre à sa femme une bonne qui lui convenait, non point une belle fille, une coquette, une parée, mais une gaillarde, rouge et rablée, qui n’éveillerait point de soupçons et qu’il avait préparée avec soin à ses projets.
Elle leur fut donnée en confiance par le directeur de l’octroi, un ami complice et complaisant qui la garantissait sous tous les rapports. Et Mme Bombard accepta avec confiance le trésor qu’on lui présentait.
Simon fut heureux, heureux avec précaution, avec crainte, et avec des difficultés incroyables.
Il ne dérobait à la surveillance inquiète de sa femme que de très courts instants, par-ci par-là, sans tranquillité.
Il cherchait un truc, un stratagème, et il finit par en trouver un qui réussit parfaitement.
Mme Bombard qui n’avait rien à faire se couchait tôt, tandis que Bombard qui jouait au whist, au café du Commerce, rentrait chaque jour à neuf heures et demie précises. Il imagina de faire attendre Victorine dans le couloir de sa maison, sur les marches du vestibule, dans l’obscurité.
Il avait cinq minutes au plus, car il redoutait toujours une surprise; mais enfin cinq minutes de temps en temps suffisaient à son ardeur, et il glissait un louis, car il était large en ses plaisirs, dans la main de la servante, qui remontait bien vite à son grenier.
Et il riait, il triomphait tout seul, il répétait tout haut comme le barbier du roi Midas, dans les roseaux du fleuve, en pêchant l’ablette:
—Fichue dedans, la patronne.
Et le bonheur de ficher dedans Mme Bombard équivalait, certes, pour lui, à tout ce qu’avait d’imparfait et d’incomplet sa conquête à gages.
Or, un soir, il trouva comme d’habitude Victorine l’attendant sur les marches, mais elle lui parut plus vive, plus animée que d’habitude, et il demeura peut-être dix minutes au rendez-vous du corridor.
Quand il entra dans la chambre conjugale, Mme Bombard n’y était pas. Il sentit un grand frisson froid qui lui courait dans le dos et il tomba sur une chaise, torturé d’angoisse.
Elle apparut, un bougeoir à la main.
Il demanda, tremblant:
—Tu étais sortie?
Elle répondit tranquillement:
—Je été dans la cuisine boire un verre d’eau.
Il s’efforça de calmer les soupçons qu’elle pouvait avoir; mais elle semblait tranquille, heureuse, confiante; et il se rassura.
Quand ils pénétrèrent, le lendemain, dans la salle à manger pour déjeuner, Victorine mit sur la table les côtelettes.
Comme elle se relevait, Mme Bombard lui tendit un louis qu’elle tenait délicatement entre deux doigts, et lui dit, avec son accent calme et sérieux:
—Tené, ma fille, voilà vingt francs dont j’avé privé vô, hier au soir. Je vô les rendé.
Et la fille interdite prit la pièce d’or qu’elle regardait d’un air stupide, tandis que Bombard, effaré, ouvrait sur sa femme des yeux énormes.
Bombard a paru dans le Gil-Blas du mardi 28 octobre 1884.
LES murs de la cellule étaient nus, peints à la chaux. Une fenêtre étroite et grillée, percée très haut de façon qu’on ne pût pas y atteindre, éclairait cette petite pièce claire et sinistre; et le fou, assis sur une chaise de paille, nous regardait d’un œil fixe, vague et hanté. Il était fort maigre, avec des joues creuses et des cheveux presque blancs qu’on devinait blanchis en quelques mois. Ses vêtements semblaient trop larges pour ses membres secs, pour sa poitrine rétrécie, pour son ventre creux. On sentait cet homme ravagé, rongé par sa pensée, par une Pensée, comme un fruit par un ver. Sa Folie, son idée était là, dans cette tête, obstinée, harcelante, dévorante. Elle mangeait le corps peu à peu. Elle, l’Invisible, l’Impalpable, l’Insaisissable, l’Immatérielle Idée minait la chair, buvait le sang, éteignait la vie.
Quel mystère que cet homme tué par un Songe! Il faisait peine, peur et pitié, ce Possédé! Quel rêve étrange, épouvantable et mortel habitait dans ce front, qu’il plissait de rides profondes, sans cesse remuantes?
Le médecin me dit: «Il a de terribles accès de fureur, c’est un des déments les plus singuliers que j’aie vus. Il est atteint de folie érotique et macabre. C’est une sorte de nécrophile. Il a d’ailleurs écrit son journal qui nous montre le plus clairement du monde la maladie de son esprit. Sa folie y est pour ainsi dire palpable. Si cela vous intéresse, vous pouvez parcourir ce document.» Je suivis le docteur dans son cabinet, et il me remit le journal de ce misérable homme. «Lisez, dit-il, et vous me direz votre avis.»
Voici ce que contenait ce cahier:
Jusqu’à l’âge de trente-deux ans, je vécus tranquille, sans amour. La vie m’apparaissait très simple, très bonne et très facile. J’étais riche. J’avais du goût pour tant de choses que je ne pouvais éprouver de passion pour rien. C’est bon de vivre! Je me réveillais heureux, chaque jour, pour faire des choses qui me plaisaient, et je me couchais satisfait, avec l’espérance paisible du lendemain et de l’avenir sans souci.
J’avais eu quelques maîtresses sans avoir jamais senti mon cœur affolé par le désir ou mon âme meurtrie d’amour après la possession. C’est bon de vivre ainsi. C’est meilleur d’aimer, mais terrible. Encore, ceux qui aiment comme tout le monde doivent-ils éprouver un ardent bonheur, moindre que le mien peut-être, car l’amour est venu me trouver d’une incroyable manière.
Étant riche, je recherchais les meubles anciens et les vieux objets; et souvent je pensais aux mains inconnues qui avaient palpé ces choses, aux yeux qui les avaient admirées, aux cœurs qui les avaient aimées, car on aime les choses! Je restais souvent pendant des heures, des heures et des heures, à regarder une petite montre du siècle dernier. Elle était si mignonne, si jolie, avec son émail et son or ciselé. Et elle marchait encore comme au jour où une femme l’avait achetée dans le ravissement de posséder ce fin bijou. Elle n’avait point cessé de palpiter, de vivre sa vie de mécanique, et elle continuait toujours son tic tac régulier, depuis un siècle passé. Qui donc l’avait portée la première sur son sein dans la tiédeur des étoffes, le cœur de la montre battant contre le cœur de la femme? Quelle main l’avait tenue au bout de ses doigts un peu chauds, l’avait tournée, retournée, puis avait essuyé les bergers de porcelaine ternis une seconde par la moiteur de la peau? Quels yeux avaient épié sur ce cadran fleuri l’heure attendue, l’heure chérie, l’heure divine?
Comme j’aurais voulu la connaître, la voir, la femme qui avait choisi cet objet exquis et rare! Elle est morte! Je suis possédé par le désir des femmes d’autrefois; j’aime, de loin, toutes celles qui ont aimé!—L’histoire des tendresses passées m’emplit le cœur de regrets. Oh! la beauté, les sourires, les caresses jeunes, les espérances! Tout cela ne devrait-il pas être éternel!
Comme j’ai pleuré, pendant des nuits entières, sur les pauvres femmes de jadis, si belles, si tendres, si douces, dont les bras se sont ouverts pour le baiser et qui sont mortes! Le baiser est immortel, lui! Il va de lèvre en lèvre, de siècle en siècle, d’âge en âge.—Les hommes le recueillent, le donnent et meurent.
Le passé m’attire, le présent m’effraye parce que l’avenir c’est la mort. Je regrette tout ce qui s’est fait, je pleure tous ceux qui ont vécu; je voudrais arrêter le temps, arrêter l’heure. Mais elle va, elle va, elle passe, elle me prend de seconde en seconde un peu de moi pour le néant de demain. Et je ne revivrai jamais.
Adieu celles d’hier. Je vous aime.
Mais je ne suis pas à plaindre. Je l’ai trouvée, moi, celle que j’attendais; et j’ai goûté par elle d’incroyables plaisirs.
Je rôdais dans Paris par un matin de soleil, l’âme en fête, le pied joyeux, regardant les boutiques avec cet intérêt vague du flâneur. Tout à coup, j’aperçus chez un marchand d’antiquités un meuble italien du XVIIe siècle. Il était fort beau, fort rare. Je l’attribuai à un artiste vénitien du nom de Vitelli, qui fut célèbre à cette époque.
Puis je passai.
Pourquoi le souvenir de ce meuble me poursuivit-il avec tant de force que je revins sur mes pas? Je m’arrêtai de nouveau devant le magasin pour le revoir, et je sentis qu’il me tentait.
Quelle singulière chose que la tentation! On regarde un objet et, peu à peu, il vous séduit, vous trouble, vous envahit comme ferait un visage de femme. Son charme entre en vous, charme étrange qui vient de sa forme, de sa couleur, de sa physionomie de chose; et on l’aime déjà, on le désire, on le veut. Un besoin de possession vous gagne, besoin doux d’abord, comme timide, mais qui s’accroît, devient violent, irrésistible.
Et les marchands semblent deviner à la flamme du regard l’envie secrète et grandissante.
J’achetai ce meuble et je le fis porter chez moi tout de suite. Je le plaçai dans ma chambre.
Oh! je plains ceux qui ne connaissent pas cette lune de miel du collectionneur avec le bibelot qu’il vient d’acheter. On le caresse de l’œil et de la main comme s’il était de chair; on revient à tout moment près de lui, on y pense toujours, où qu’on aille, quoi qu’on fasse. Son souvenir aimé vous suit dans la rue, dans le monde, partout; et quand on rentre chez soi, avant même d’avoir ôté ses gants et son chapeau, on va le contempler avec une tendresse d’amant.
Vraiment, pendant huit jours, j’adorai ce meuble. J’ouvrais à chaque instant ses portes, ses tiroirs; je le maniais avec ravissement, goûtant toutes les joies intimes de la possession.
Or, un soir, je m’aperçus, en tâtant l’épaisseur d’un panneau, qu’il devait y avoir là une cachette. Mon cœur se mit à battre, et je passai la nuit à chercher le secret sans le pouvoir découvrir.
J’y parvins le lendemain en enfonçant une lame dans une fente de la boiserie. Une planche glissa et j’aperçus, étalée sur un fond de velours noir, une merveilleuse chevelure de femme!
Oui, une chevelure, une énorme natte de cheveux blonds, presque roux, qui avaient dû être coupés contre la peau, et liés par une corde d’or.
Je demeurai stupéfait, tremblant, troublé! Un parfum presque insensible, si vieux qu’il semblait l’âme d’une odeur, s’envolait de ce tiroir mystérieux et de cette surprenante relique.
Je la pris, doucement, presque religieusement, et je la tirai de sa cachette. Aussitôt elle se déroula, répandant son flot doré qui tomba jusqu’à terre, épais et léger, souple et brillant comme la queue en feu d’une comète.
Une émotion étrange me saisit. Qu’était-ce que cela? Quand? comment? pourquoi ces cheveux avaient-ils été enfermés dans ce meuble? Quelle aventure, quel drame cachait ce souvenir?
Qui les avait coupés? un amant un jour d’adieu? un mari un jour de vengeance? ou bien celle qui les avait portés sur son front, un jour de désespoir?
Était-ce à l’heure d’entrer au cloître qu’on avait jeté là cette fortune d’amour, comme un gage laissé au monde des vivants? Était-ce à l’heure de la clouer dans la tombe, la jeune et belle morte, que celui qui l’adorait avait gardé la parure de sa tête, la seule chose qu’il pût conserver d’elle, la seule partie vivante de sa chair qui ne dût point pourrir, la seule qu’il pouvait aimer encore et caresser, et baiser dans ses rages de douleur?
N’était-ce point étrange que cette chevelure fût demeurée ainsi, alors qu’il ne restait plus une parcelle du corps dont elle était née?
Elle me coulait sur les doigts, me chatouillait la peau d’une caresse singulière, d’une caresse de morte. Je me sentais attendri comme si j’allais pleurer.
Je la gardai longtemps, longtemps en mes mains, puis il me sembla qu’elle m’agitait, comme si quelque chose de l’âme fût resté caché dedans. Et je la remis sur le velours terni par le temps, et je repoussai le tiroir, et je refermai le meuble, et je m’en allai par les rues pour rêver.
J’allais devant moi, plein de tristesse, et aussi plein de trouble, de ce trouble qui vous reste au cœur après un baiser d’amour. Il me semblait que j’avais vécu autrefois déjà, que j’avais dû connaître cette femme.
Et les vers de Villon me montèrent aux lèvres, ainsi qu’y monte un sanglot:
Quand je rentrai chez moi, j’éprouvai un irrésistible désir de revoir mon étrange trouvaille; et je la repris, et je sentis, en la touchant, un long frisson qui me courut dans les membres.
Durant quelques jours cependant, je demeurai dans mon état ordinaire, bien que la pensée vive de cette chevelure ne me quittât plus.
Dès que je rentrais, il fallait que je la visse et que je la maniasse. Je tournais la clef de l’armoire avec ce frémissement qu’on a en ouvrant la porte de la bien-aimée, car j’avais aux mains et au cœur un besoin confus, singulier, continu, sensuel de tremper mes doigts dans ce ruisseau charmant de cheveux morts.
Puis, quand j’avais fini de la caresser, quand j’avais refermé le meuble, je la sentais là toujours, comme si elle eût été un être vivant, caché, prisonnier; je la sentais et je la désirais encore; j’avais de nouveau le besoin impérieux de la reprendre, de la palper, de m’énerver jusqu’au malaise par ce contact froid, glissant, irritant, affolant, délicieux.
Je vécus ainsi un mois ou deux, je ne sais plus. Elle m’obsédait, me hantait. J’étais heureux et torturé, comme dans une attente d’amour, comme après les aveux qui précèdent l’étreinte.
Je m’enfermais seul avec elle pour la sentir sur ma peau, pour enfoncer mes lèvres dedans, pour la baiser, la mordre. Je l’enroulais autour de mon visage, je la buvais, je noyais mes yeux dans son onde dorée afin de voir le jour blond, à travers.
Je l’aimais! Oui, je l’aimais. Je ne pouvais plus me passer d’elle, ni rester une heure sans la revoir.
Et j’attendais... j’attendais... quoi? Je ne le savais pas?—Elle.
Une nuit je me réveillai brusquement avec la pensée que je ne me trouvais pas seul dans ma chambre.
J’étais seul pourtant. Mais je ne pus me rendormir; et comme je m’agitais dans une fièvre d’insomnie, je me levai pour aller toucher la chevelure. Elle me parut plus douce que de coutume, plus animée. Les morts reviennent-ils? Les baisers dont je la réchauffais me faisaient défaillir de bonheur; et je l’emportai dans mon lit, et je me couchai, en la pressant sur mes lèvres, comme une maîtresse qu’on va posséder.
Les morts reviennent! Elle est venue. Oui, je l’ai vue, je l’ai tenue, je l’ai eue, telle qu’elle était vivante autrefois, grande, blonde, grasse, les seins froids, la hanche en forme de lyre; et j’ai parcouru de mes caresses cette ligne ondulante et divine qui va de la gorge aux pieds en suivant toutes les courbes de la chair.
Oui, je l’ai eue, tous les jours, toutes les nuits. Elle est revenue, la Morte, la belle Morte, l’Adorable, la Mystérieuse, l’Inconnue, toutes les nuits.
Mon bonheur fut si grand, que je ne l’ai pu cacher. J’éprouvais près d’elle un ravissement surhumain, la joie profonde, inexplicable de posséder l’Insaisissable, l’Invisible, la Morte! Nul amant ne goûta des jouissances plus ardentes, plus terribles!
Je n’ai point su cacher mon bonheur. Je l’aimais si fort que je n’ai plus voulu la quitter. Je l’ai emportée avec moi toujours, partout. Je l’ai promenée par la ville comme ma femme, et conduite au théâtre en des loges grillées, comme ma maîtresse... Mais on l’a vue... on a deviné... on me l’a prise... Et on m’a jeté dans une prison, comme un malfaiteur. On l’a prise... Oh! misère!...
Le manuscrit s’arrêtait là. Et soudain, comme je relevais sur le médecin des yeux effarés, un cri épouvantable, un hurlement de fureur impuissante et de désir exaspéré s’éleva dans l’asile.
—Écoutez-le, dit le docteur. Il faut doucher cinq fois par jour ce fou obscène. Il n’y a pas que le sergent Bertrand qui ait aimé les mortes.
Je balbutiai, ému d’étonnement, d’horreur et de pitié:
—Mais... cette chevelure... existe-t-elle réellement?
Le médecin se leva, ouvrit une armoire pleine de fioles et d’instruments et il me jeta, à travers son cabinet, une longue fusée de cheveux blonds qui vola vers moi comme un oiseau d’or.
Je frémis en sentant sur mes mains son toucher caressant et léger. Et je restai le cœur battant de dégoût et d’envie, de dégoût comme au contact des objets traînés dans les crimes, d’envie comme devant la tentation d’une chose infâme et mystérieuse.
Le médecin reprit en haussant les épaules:
—L’esprit de l’homme est capable de tout.
La Chevelure a paru dans le Gil-Blas du mardi 13 mai 1884, sous la signature: Maufrigneuse.
DANS le bureau, le père Mongilet passait pour un type. C’était un vieil employé bon enfant qui n’était sorti de Paris qu’une fois en sa vie.
Nous étions alors aux derniers jours de juillet, et chacun de nous, chaque dimanche, allait se rouler sur l’herbe ou se tremper dans l’eau dans les campagnes environnantes. Asnières, Argenteuil, Chatou, Bougival, Maisons, Poissy, avaient leurs habitués et leurs fanatiques. On discutait avec passion les mérites et les avantages de tous ces endroits célèbres et délicieux pour les employés de Paris.
Le père Mongilet déclarait:
—Tas de moutons de Panurge! Elle est jolie, votre campagne!
Nous lui demandions:
—Eh bien, et vous, Mongilet, vous ne vous promenez jamais?
—Pardon. Moi, je me promène en omnibus. Quand j’ai bien déjeuné, sans me presser, chez le marchand de vin qui est en bas, je fais mon itinéraire avec un plan de Paris et l’indicateur des lignes et des correspondances. Et puis je grimpe sur mon impériale, j’ouvre mon ombrelle, et fouette cocher. Oh! j’en vois, des choses, et plus que vous, allez! Je change de quartier. C’est comme si je faisais un voyage à travers le monde, tant le peuple est différent d’une rue à une autre. Je connais mon Paris mieux que personne. Et puis il n’y a rien de plus amusant que les entresols. Ce qu’on voit de choses là dedans, d’un coup d’œil, c’est inimaginable. On devine des scènes de ménage rien qu’en apercevant la gueule d’un homme qui crie; on rigole en passant devant les coiffeurs qui lâchent le nez du monsieur tout blanc de savon pour regarder dans la rue. On fait de l’œil aux modistes, de l’œil à l’œil, histoire de rire, car on n’a pas le temps de descendre. Ah! ce qu’on en voit de choses!
C’est du théâtre, ça, du bon, du vrai, le théâtre de la nature, vu au trot de deux chevaux. Cristi, je ne donnerais pas mes promenades en omnibus pour vos bêtes de promenades dans les bois.
On lui demandait:
—Goûtez-y, Mongilet, venez une fois à la campagne, pour essayer.
Il répondait:
—J’y ai été, une fois, il y a vingt ans, et on ne m’y reprendra plus.
—Contez-nous ça, Mongilet.
—Tant que vous voudrez. Voici la chose: Vous avez connu Boivin, l’ancien commis-rédacteur que nous appelions Boileau?
—Oui, parfaitement.
—C’était mon camarade de bureau. Ce gredin-là avait une maison à Colombes et il m’invitait toujours à venir passer un dimanche chez lui. Il me disait:
—Viens donc, Maculotte (il m’appelait Maculotte par plaisanterie). Tu verras la jolie promenade que nous ferons.
—Moi, je me laissai prendre comme une bête, et je partis, un matin, par le train de huit heures. J’arrive dans une espèce de ville, une ville de campagne où on ne voit rien, et je finis par trouver au bout d’un couloir, entre deux murs, une vieille porte de bois, avec une sonnette de fer.
Je sonnai. J’attendis longtemps, et puis on m’ouvrit. Qu’est-ce qui m’ouvrit? Je ne le sus pas du premier coup d’œil: une femme ou une guenon? C’était vieux, c’était laid, enveloppé de vieux linges, ça semblait sale et c’était méchant. Ça avait des plumes de volaille dans les cheveux et l’air de vouloir me dévorer.
Elle demanda:
—Qu’est-ce que vous désirez?
—M. Boivin.
—Qu’est-ce que vous lui voulez, à M. Boivin?
Je me sentais mal à mon aise devant l’interrogatoire de cette furie. Je balbutiai:
—Mais... il m’attend.
Elle reprit:
—Ah! c’est vous qui venez pour le déjeuner?
Je bégayai un «oui» tremblant.
Alors, se tournant vers la maison, elle s’écria d’une voix rageuse:
—Boivin, voilà ton homme!
C’était la femme de mon ami. Le petit père Boivin parut aussitôt sur le seuil d’une sorte de baraque en plâtre, couverte en zinc et qui ressemblait à une chaufferette. Il avait un pantalon de coutil blanc plein de taches et un panama crasseux.
Après avoir serré mes mains, il m’emmena dans ce qu’il appelait son jardin; c’était, au bout d’un nouveau corridor, formé par des murs énormes, un petit carré de terre grand comme un mouchoir de poche, et entouré de maisons si hautes que le soleil pénétrait là seulement pendant deux ou trois heures par jour. Des pensées, des œillets, des ravenelles, quelques rosiers, agonisaient au fond de ce puits sans air et chauffé comme un four par la réverbération des toits.
—Je n’ai pas d’arbres, disait Boivin, mais les murs des voisins m’en tiennent lieu. J’ai de l’ombre comme dans un bois.
Puis il me prit par un bouton de ma veste et me dit à voix basse:
—Tu vas me rendre un service. Tu as vu la bourgeoise. Elle n’est pas commode, hein? Aujourd’hui, comme je t’ai invité, elle m’a donné des effets propres; mais si je les tache, tout est perdu; j’ai compté sur toi pour arroser mes plantes.
J’y consentis. J’ôtai mon vêtement. Je retroussai mes manches, et je me mis à fatiguer à tour de bras une espèce de pompe qui sifflait, soufflait, râlait comme un poitrinaire pour lâcher un filet d’eau pareil à l’écoulement d’une fontaine Wallace. Il fallut dix minutes pour remplir un arrosoir. J’étais en nage. Boivin me guidait.
—Ici,—à cette plante;—encore un peu.—Assez;—à cette autre.
L’arrosoir, percé, coulait, et mes pieds recevaient plus d’eau que les fleurs. Le bas de mon pantalon, trempé, s’imprégnait de boue. Et, vingt fois de suite, je recommençai, je retrempai mes pieds, je ressuai en faisant geindre le volant de la pompe. Et quand je voulais m’arrêter, exténué, le père Boivin, suppliant, me tirait par le bras:
—Encore un arrosoir—un seul—et c’est fini.
Pour me remercier, il me fit don d’une rose, d’une grande rose; mais à peine eut-elle touché ma boutonnière, qu’elle s’effeuilla complètement, me laissant, comme décoration, une petite poire verdâtre, dure comme de la pierre. Je fus étonné, mais je ne dis rien.
La voix éloignée de Mme Boivin se fit entendre:
—Viendrez-vous, à la fin? Quand on vous dit que c’est prêt!
Nous allâmes vers la chaufferette.
Si le jardin se trouvait à l’ombre, la maison, par contre, se trouvait en plein soleil, et la seconde étuve du Hammam est moins chaude que la salle à manger de mon camarade.
Trois assiettes, flanquées de fourchettes en étain mal lavées, se collaient sur une table de bois jaune. Au milieu, un vase en terre contenait du bœuf bouilli, réchauffé avec des pommes de terre. On se mit à manger.
Une grande carafe pleine d’eau, légèrement teintée de rouge, me tirait l’œil. Boivin, confus, dit à sa femme:
—Dis donc, ma bonne, pour l’occasion, ne vas-tu pas donner un peu de vin pur?
Elle le dévisagea furieusement.
—Pour que vous vous grisiez tous les deux, n’est-ce pas, et que vous restiez à gueuler chez moi toute la journée? Merci de l’occasion!
Il se tut. Après le ragoût, elle apporta un autre plat de pommes de terre accommodées avec du lard. Quand ce nouveau mets fut achevé, toujours en silence, elle déclara:
—C’est tout. Filez maintenant.
Boivin la contemplait, stupéfait.
—Mais le pigeon... le pigeon que tu plumais ce matin?
Elle posa ses mains sur ses hanches:
—Vous n’en avez pas assez, peut-être. Parce que tu amènes des gens, ce n’est pas une raison pour dévorer tout ce qu’il y a dans la maison. Qu’est-ce que je mangerai, moi, ce soir?
Nous nous levâmes. Boivin me coula dans l’oreille:
—Attends-moi une minute, et nous filons.
Puis il passa dans la cuisine où sa femme était rentrée. Et j’entendis:
—Donne-moi vingt sous, ma chérie.
—Qu’est-ce que tu veux faire, avec vingt sous?
—Mais on ne sait pas ce qui peut arriver. Il est toujours bon d’avoir de l’argent.
Elle hurla, pour être entendue de moi:
—Non, je ne te les donnerai pas! Puisque cet homme a déjeuné chez toi, c’est bien le moins qu’il paye tes dépenses de la journée.
Le père Boivin revint me prendre. Comme je voulais être poli, je m’inclinai devant la maîtresse du logis en balbutiant:
—Madame... remerciements... gracieux accueil...
Elle répondit:
—C’est bien. Mais n’allez pas me le ramener soûl, parce que vous auriez affaire à moi, vous savez!
Nous partîmes.
Il fallut traverser une plaine nue comme une table, en plein soleil. Je voulus cueillir une plante le long du chemin et je poussai un cri de douleur. Ça m’avait fait un mal affreux dans la main. On appelle ces herbes-là des orties. Et puis ça puait le fumier partout, mais ça puait à vous tourner le cœur.
Boivin me disait:
—Un peu de patience, nous arrivons au bord de la rivière.
En effet, nous arrivâmes au bord de la rivière. Là, ça puait la vase et l’eau sale, et il vous tombait un tel soleil sur cette eau, que j’en avais les yeux brûlés.
Je priai Boivin d’entrer quelque part. Il me fit pénétrer dans une espèce de case pleine d’hommes, une taverne à matelots d’eau douce. Il me disait:
—Ça n’a pas d’apparence, mais on y est fort bien.
J’avais faim. Je fis apporter une omelette. Mais voilà que, dès le second verre de vin, ce gueux de Boivin perdit la tête et je compris pourquoi sa femme ne lui servait que de l’abondance.
Il pérora, se leva, voulut faire des tours de force, se mêla en pacificateur à la querelle de deux ivrognes qui se battaient, et nous aurions été assommés tous les deux sans l’intervention du patron.
Je l’entraînai, en le soutenant comme on soutient les pochards, jusqu’au premier buisson, où je le déposai. Je m’étendis moi-même à son côté. Et il paraît que je m’endormis.
Certes, nous avons dormi longtemps, car il faisait nuit quand je me réveillai. Boivin ronflait à mon côté. Je le secouai. Il se leva, mais il était encore gris, un peu moins cependant.
Et nous voilà repartis, dans les ténèbres, à travers la plaine. Boivin prétendait retrouver sa route. Il me fit tourner à gauche, puis à droite, puis à gauche. On ne voyait ni ciel, ni terre, et nous nous trouvâmes perdus au milieu d’une espèce de forêt de pieux qui nous arrivaient à la hauteur du nez. Il paraît que c’était une vigne avec ses échalas. Pas un bec de gaz à l’horizon. Nous avons circulé là dedans peut-être une heure ou deux, tournant, vacillant, étendant les bras, fous, sans trouver le bout, car nous devions toujours revenir sur nos pas.
A la fin, Boivin s’abattit sur un bâton qui lui déchira la joue, et sans s’émouvoir il demeura assis par terre, poussant de tout son gosier des «La-i-tou!» prolongés et retentissants, pendant que je criais: «Au secours!» de toute ma force, en allumant des allumettes-bougies pour éclairer les sauveteurs et pour me mettre du cœur au ventre.
Enfin, un paysan attardé nous entendit et nous remit dans notre route.
Je conduisis Boivin jusque chez lui. Mais comme j’allais le laisser sur le seuil de son jardin, la porte s’ouvrit brusquement et sa femme parut, une chandelle à la main. Elle me fit une peur affreuse.
Puis, dès qu’elle aperçut son mari, qu’elle devait attendre depuis la tombée du jour, elle hurla, en s’élançant vers moi:
—Ah! canaille, je savais bien que vous le ramèneriez soûl!
Ma foi, je me sauvai, en courant jusqu’à la gare, et comme je pensais que la furie me poursuivait, je m’enfermai dans les water-closets, car un train ne devait passer qu’une demi-heure plus tard.
Voilà pourquoi je ne me suis jamais marié, et pourquoi je ne sors plus jamais de Paris.