La Dot a paru dans le Gil-Blas du mardi 9 septembre 1884.
COMBIEN de fois entendons-nous dire: «Il est charmant cet homme, mais c’est une fille, une vraie fille.»
On veut parler de l’homme-fille, la peste de notre pays.
Car nous sommes tous, en France, des hommes-filles, c’est-à-dire changeants, fantasques, innocemment perfides, sans suite dans les convictions ni dans la volonté, violents et faibles comme des femmes.
Mais le plus irritant des hommes-filles, est assurément le Parisien et le boulevardier, dont les apparences d’intelligence sont plus marquées et qui assemble en lui, exagérés par son tempérament d’homme, toutes les séductions et tous les défauts des charmantes drôlesses.
Notre Chambre des députés est peuplée d’hommes-filles. Ils y forment le grand parti des opportunistes aimables qu’on pourrait appeler «les charmeurs». Ce sont ceux qui gouvernent avec des paroles douces et des promesses trompeuses, qui savent serrer les mains de façon à s’attacher les cœurs, dire «mon cher ami» d’une certaine manière délicate aux gens qu’ils connaissent le moins, changer d’opinion sans même s’en douter, s’exalter pour toute idée nouvelle, être sincères dans leurs croyances de girouettes, se laisser tromper comme ils trompent eux-mêmes, ne plus se souvenir le lendemain de ce qu’ils affirmaient la veille.
Les journaux sont pleins d’hommes-filles. C’est peut-être là qu’on en trouve le plus, mais c’est là aussi qu’ils sont le plus nécessaires. Il faut excepter quelques organes comme les Débats ou la Gazette de France.
Certes, tout bon journaliste doit être un peu fille, c’est-à-dire aux ordres du public, souple à suivre inconsciemment les nuances de l’opinion courante, ondoyant et divers, sceptique et crédule, méchant et dévoué, blagueur et Prudhomme, enthousiaste et ironique, et toujours convaincu sans croire à rien.
Les étrangers, nos anti-types comme disait Mme Abel, les Anglais tenaces et les lourds Allemands, nous considèrent et nous considéreront jusqu’à la fin des siècles, avec un certain étonnement mêlé de mépris. Ils nous traitent de légers. Ce n’est pas cela, nous sommes des filles. Et voilà pourquoi on nous aime malgré nos défauts, pourquoi on revient à nous malgré le mal qu’on dit de nous; ce sont des querelles d’amour!...
L’homme-fille, tel qu’on le rencontre dans le monde, est si charmant qu’il vous capte en une causerie de cinq minutes. Son sourire semble fait pour vous; on ne peut penser que sa voix n’ait point à votre intention des intonations particulièrement aimables. Quand il vous quitte, on croit le connaître depuis vingt ans. On est tout disposé à lui prêter de l’argent, s’il vous en demande. Il vous a séduit comme une femme.
S’il a pour vous des procédés douteux, on ne peut lui garder rancune, tant il est gentil quand on le revoit! S’excuse-t-il? On a envie de lui demander pardon! Ment-il? On ne peut le croire! Vous berne-t-il indéfiniment par des promesses toujours fausses? On lui sait gré de ses promesses seules autant que s’il avait remué le monde pour vous rendre service.
Quand il admire quelque chose, il s’extasie avec des expressions tellement senties qu’il vous jette à l’âme ses convictions. Il a adoré Victor Hugo qu’il traite aujourd’hui de bédole. Il se serait battu pour Zola qu’il abandonne pour Barbey d’Aurevilly. Et quand il admire, il n’admet point les restrictions; et il vous souffletterait pour un mot; mais quand il se met à mépriser, il ne connaît plus de bornes dans son dédain et n’accepte pas qu’on proteste.
En somme, il ne comprend rien.
Écoutez causer deux filles: «Alors tu es fâchée avec Julia?»—«Je te crois, je lui ai flanqué ma main par la figure.»—«Qu’est-ce qu’elle t’avait fait?»—«Elle avait dit à Pauline que je battais la dèche treize mois sur douze. Et Pauline l’a redit à Gontran. Tu comprends?»—«Vous habitiez ensemble, rue Clauzel?»—«Nous avons habité ensemble voilà quatre ans, rue Bréda; puis, nous nous sommes fâchées pour une paire de bas qu’elle prétendait que j’avais mis—c’était pas vrai—des bas de soie qu’elle avait achetés chez la mère Martin. Alors j’y ai fichu une tripotée. Et elle m’a quittée là-dessus. Je l’ai retrouvée voilà six mois et elle m’avait demandé de venir chez elle, vu qu’elle avait loué une boîte deux fois trop grande.»
On n’entend pas le reste, on passe.
Mais comme on va le dimanche suivant à Saint-Germain, deux jeunes femmes montent dans le même wagon. On en reconnaît une tout de suite, l’ennemie de Julia—L’autre?... C’est Julia!
Et ce sont des mamours, des tendresses, des projets. «Dis donc, Julia.—Écoute, Julia, etc.»
L’homme-fille a des amitiés de cette nature. Pendant trois mois il ne peut quitter son vieux Jacques, son cher Jacques. Il n’y a que Jacques au monde. Lui seul a de l’esprit, du bon sens, du talent. Lui seul est quelqu’un dans Paris. On les rencontre partout ensemble, ils dînent ensemble, vont ensemble par les rues, et chaque soir se reconduisent dix fois de la porte de l’un à la porte de l’autre sans se décider à la séparation.
Trois mois plus tard, si on parle de Jacques.
«En voilà une crapule, une rosse, un gredin. J’ai appris à le connaître, allez.—Et pas même honnête, et mal élevé, etc., etc.»
Encore trois mois après, et ils logent ensemble; mais un matin on apprend qu’ils se sont battus en duel, puis embrassés, en pleurant, sur le terrain.
Ils sont, au demeurant, les meilleurs amis du monde, fâchés à mort la moitié de l’année, se calomniant et se chérissant tour à tour, à profusion, se serrant les mains à se briser les os et prêts à se crever le ventre pour un mot mal entendu.
Car les relations des hommes-filles sont incertaines, leur humeur est à secousses, leur exaltation à surprises, leur tendresse à volte-face, leur enthousiasme à éclipses. Un jour, ils vous chérissent, le lendemain ils vous regardent à peine, parce qu’ils ont, en somme, une nature de filles, un charme de filles, un tempérament de filles; et que tous leurs sentiments ressemblent à l’amour des filles.
Ils traitent leurs amis comme les drôlesses leurs petits chiens.
C’est le petit toutou adoré qu’on embrasse éperdument, qu’on nourrit de sucre, qu’on couche sur l’oreiller du lit, mais qu’on jettera aussitôt par la fenêtre dans un mouvement d’impatience, qu’on fait tourner comme une fronde en le tenant par la queue, qu’on serre dans ses bras à l’étrangler et qu’on plonge, sans raison, dans un seau d’eau froide.
Aussi quel étrange spectacle, que les tendresses d’une vraie fille et d’un homme-fille. Il la bat et elle le griffe, ils s’exècrent, ne peuvent se voir et ne peuvent se quitter accrochés l’un à l’autre par on ne sait quels liens mystérieux du cœur. Elle le trompe et il le sait, sanglote et pardonne. Il accepte le lit que paye un autre et se croit, de bonne foi, irréprochable. Il la méprise et l’adore sans distinguer qu’elle aurait le droit de lui rendre son mépris. Ils souffrent tous deux atrocement l’un par l’autre sans pouvoir se désunir; ils se jettent du matin au soir à la tête des hottées d’injures et de reproches, des accusations abominables, puis énervés à l’excès, vibrants de rage et de haine, ils tombent aux bras l’un de l’autre et s’étreignent éperdument, mêlant leurs bouches frémissantes et leurs âmes de drôlesses.
L’homme-fille est brave et lâche en même temps; il a, plus que tout autre, le sentiment exalté de l’honneur, mais le sens de la simple honnêteté lui manque, et, les circonstances aidant, il aura des défaillances et commettra des infamies dont il ne se rendra nul compte; car il obéit, sans discernement, aux oscillations de sa pensée toujours entraînée.
Tromper un fournisseur lui semblera chose permise et presque ordonnée. Pour lui, ne point payer ses dettes est honorable, à moins qu’elles ne soient de jeu, c’est-à-dire un peu suspectes; il fera des dupes en certaines conditions que la loi du monde admet; s’il se trouve à court d’argent, il empruntera par tous moyens, ne se faisant nul scrupule de jouer quelque peu les prêteurs; mais il tuerait d’un coup d’épée, avec une indignation sincère, l’homme qui le suspecterait seulement de manquer de délicatesse.
L’Homme-fille a paru dans le Gil-Blas du mardi 13 mars 1883, sous la signature: Maufrigneuse.
Château de Solles, lundi 30 juillet 1883.
MA chère Lucie, rien de nouveau. Nous vivons dans le salon en regardant tomber la pluie. On ne peut guère sortir par ces temps affreux; alors nous jouons la comédie. Qu’elles sont bêtes, ô ma chérie, les pièces de salon du répertoire actuel. Tout y est forcé, grossier, lourd. Les plaisanteries portent à la façon des boulets de canon, en cassant tout. Pas d’esprit, pas de naturel, pas de bonne humeur, aucune élégance. Ces hommes de lettres, vraiment, ne savent rien du monde. Ils ignorent tout à fait comment on pense et comment on parle chez nous. Je leur permettrais parfaitement de mépriser nos usages, nos conventions et nos manières, mais je ne leur permets point de ne les pas connaître. Pour être fins ils font des jeux de mots qui seraient bons à dérider une caserne; pour être gais ils nous servent de l’esprit qu’ils ont dû cueillir sur les hauteurs du boulevard extérieur, dans ces brasseries dites d’artistes où on répète, depuis cinquante ans, les mêmes paradoxes d’étudiants.
Enfin nous jouons la comédie. Comme nous ne sommes que deux femmes, mon mari remplit les rôles de soubrette, et pour cela il s’est rasé. Tu ne te figures pas, ma chère Lucie, comme ça le change! Je ne le reconnais plus... ni le jour ni la nuit. S’il ne laissait pas repousser immédiatement sa moustache je crois que je lui deviendrais infidèle, tant il me déplaît ainsi.
Vraiment, un homme sans moustache n’est plus un homme. Je n’aime pas beaucoup la barbe; elle donne presque toujours l’air négligé, mais la moustache, ô la moustache est indispensable à une physionomie virile. Non, jamais tu ne pourrais imaginer comme cette petite brosse de poils sur la lèvre est utile à l’œil et... aux... relations entre époux. Il m’est venu sur cette matière un tas de réflexions que je n’ose guère t’écrire. Je te les dirai volontiers... tout bas. Mais les mots sont si difficiles à trouver pour exprimer certaines choses, et certains d’entre eux, qu’on ne peut guère remplacer, ont sur le papier une si vilaine figure, que je ne peux les tracer. Et puis, le sujet est si difficile, si délicat, si scabreux qu’il faudrait une science infinie pour l’aborder sans danger.
Enfin! tant pis si tu ne me comprends pas. Et puis, ma chère, tâche un peu de lire entre les lignes.
Oui, quand mon mari m’est arrivé rasé, j’ai compris d’abord que je n’aurais jamais de faiblesse pour un cabotin, ni pour un prédicateur, fût-il le père Didon, le plus séduisant de tous! Puis quand je me suis trouvée, plus tard, seule avec lui (mon mari), ce fut bien pis. Oh! ma chère Lucie, ne te laisse jamais embrasser par un homme sans moustaches; ses baisers n’ont aucun goût, aucun, aucun! Cela n’a plus ce charme, ce moelleux et ce... poivre, oui, ce poivre du vrai baiser. La moustache en est le piment.
Figure-toi qu’on t’applique sur la lèvre un parchemin sec... ou humide. Voilà la caresse de l’homme rasé. Elle n’en vaut plus la peine assurément.
D’où vient donc la séduction de la moustache, me diras-tu? Le sais-je? D’abord elle chatouille d’une façon délicieuse. On la sent avant la bouche et elle vous fait passer dans tout le corps, jusqu’au bout des pieds un frisson charmant. C’est elle qui caresse, qui fait frémir et tressaillir la peau, qui donne aux nerfs cette vibration exquise qui fait pousser ce petit «ah!» comme si on avait grand froid.
Et sur le cou! Oui, as-tu jamais senti une moustache sur ton cou? Cela vous grise et vous crispe, vous descend dans le dos, vous court au bout des doigts. On se tort, on secoue ses épaules, ou renverse la tête; on voudrait fuir et rester; c’est adorable et irritant! Mais que c’est bon!
Et puis encore... vraiment, je n’ose plus? Un mari qui vous aime, mais là, tout à fait, sait trouver un tas de petits coins où cacher des baisers, des petits coins dont on ne s’aviserait guère toute seule. Eh bien, sans moustaches, ces baisers-là perdent aussi beaucoup de leur goût, sans compter qu’ils deviennent presque inconvenants! Explique cela comme tu pourras. Quant à moi, voici la raison que j’en ai trouvée. Une lèvre sans moustaches est nue comme un corps sans vêtements; et, il faut toujours des vêtements, très peu si tu veux, mais il en faut!
Le créateur (je n’ose point écrire un autre mot en parlant de ces choses), le créateur a eu soin de voiler ainsi tous les abris de notre chair où devait se cacher l’amour. Une bouche rasée me paraît ressembler à un bois abattu autour de quelque fontaine où l’on allait boire et dormir.
Cela me rappelle une phrase (d’un homme politique) qui me trotte depuis trois mois dans la cervelle. Mon mari, qui suit les journaux, m’a lu, un soir, un bien singulier discours de notre ministre de l’agriculture qui s’appelait alors M. Méline. A-t-il été remplacé par quelque autre? Je l’ignore.
Je n’écoutais pas, mais ce nom, Méline, m’a frappée. Il m’a rappelé, je ne sais trop pourquoi, les scènes de la vie de Bohême. J’ai cru qu’il s’agissait d’une grisette. Voilà comment quelques bribes de ce morceau me sont entrées dans la tête. Donc M. Méline faisait aux habitants d’Amiens, je crois, cette déclaration dont je cherchais jusqu’ici le sens: «Il n’y a pas de patriotisme sans agriculture!» Eh bien, ce sens, je l’ai trouvé tout à l’heure; et je te déclare à mon tour qu’il n’y a pas d’amour sans moustaches. Quand on le dit comme ça, ça semble drôle, n’est-ce pas?
Il n’y a point d’amour sans moustaches!
«Il n’y a point de patriotisme sans agriculture», affirmait M. Méline; et il avait raison, ce ministre, je le pénètre à présent!
A un tout autre point de vue, la moustache est essentielle. Elle détermine la physionomie. Elle vous donne l’air doux, tendre, violent, croquemitaine, bambocheur, entreprenant! L’homme barbu, vraiment barbu, celui qui porte tout son poil (oh! le vilain mot) sur les joues n’a jamais de finesse dans le visage, les traits étant cachés. Et la forme de la mâchoire et du menton dit bien des choses, à qui sait voir.
L’homme à moustaches garde son allure propre et sa finesse en même temps.
Et que d’aspects variés elles ont, ces moustaches! Tantôt elles sont retournées, frisées, coquettes. Celles-là semblent aimer les femmes avant tout!
Tantôt elles sont pointues, aiguës comme des aiguilles, menaçantes. Celles-là préfèrent le vin, les chevaux et les batailles.
Tantôt elles sont énormes, tombantes, effroyables. Ces grosses-là dissimulent généralement un caractère excellent, une bonté qui touche à la faiblesse et une douceur qui confine à la timidité.
Et puis, ce que j’adore d’abord dans la moustache, c’est qu’elle est française, bien française. Elle nous vient de nos pères les Gaulois, et elle est demeurée le signe de notre caractère national enfin.
Elle est hâbleuse, galante et brave. Elle se mouille gentiment au vin et sait rire avec élégance, tandis que les larges mâchoires barbues sont lourdes en tout ce qu’elles font.
Tiens, je me rappelle une chose qui m’a fait pleurer toutes mes larmes, et qui m’a fait aussi, je m’en aperçois à présent, aimer les moustaches sur les lèvres des hommes.
C’était pendant la guerre, chez papa. J’étais jeune fille, alors. Un jour on se battit près du château. J’avais entendu depuis le matin le canon et la fusillade, et le soir un colonel allemand entra chez nous et s’y installa. Puis il partit le lendemain. On vint prévenir père qu’il y avait beaucoup de morts dans les champs. Il les fit ramasser et apporter chez nous pour les enterrer ensemble. On les couchait, tout le long de la grande avenue de sapins, des deux côtés, à mesure qu’on les apportait; et comme ils commençaient à sentir mauvais, on leur jetait de la terre sur le corps en attendant qu’on eut creusé la grande fosse. De la sorte on n’apercevait plus que leurs têtes qui semblaient sortir du sol, jaunes comme lui, avec leurs yeux fermés.
Je voulus les voir; mais quand j’aperçus ces deux grandes lignes de figures affreuses, je crus que j’allais me trouver mal: puis je me mis à les examiner, une à une, cherchant à deviner ce qu’avaient été ces hommes.
Les uniformes étaient ensevelis, cachés sous la terre, et pourtant tout à coup, oui ma chérie, tout à coup je reconnus les Français, à leur moustache!
Quelques-uns s’étaient rasés le jour même du combat, comme s’ils eussent voulu être coquets jusqu’au dernier moment! Leur barbe cependant avait un peu repoussé, car tu sais qu’elle pousse encore après la mort. D’autres semblaient l’avoir de huit jours; mais tous enfin portaient la moustache française, bien distincte, la fière moustache, qui semblait dire: «Ne me confonds pas avec mon ami barbu, petite, je suis un frère.»
Et j’ai pleuré, oh! j’ai pleuré bien plus que si je ne les avais pas reconnus ainsi, ces pauvres morts.
J’ai eu tort de te conter cela. Me voici triste maintenant et incapable de bavarder plus longtemps. Allons, adieu, ma chère Lucie, je t’embrasse de tout mon cœur. Vive la moustache!
Jeanne.
Pour copie conforme:
Guy de Maupassant.
La Moustache a paru dans le Gil-Blas du 31 juillet 1883, sous la signature: Maufrigneuse.
QUAND le capitaine Épivent passait dans la rue, toutes les femmes se retournaient. Il présentait vraiment le type du bel officier de hussards. Aussi paradait-il toujours et se pavanait-il sans cesse, fier et préoccupé de sa cuisse, de sa taille et de sa moustache. Il les avait superbes, d’ailleurs, la moustache, la taille et la cuisse. La première était blonde, très forte, tombant martialement sur la lèvre en un beau bourrelet couleur de blé mûr, mais fin, soigneusement roulé, et qui descendait ensuite des deux côtés de la bouche en deux puissants jets de poils tout à fait crânes. La taille était mince comme s’il eût porté corset, tandis qu’une vigoureuse poitrine de mâle, bombée et cambrée, s’élargissait au-dessus. Sa cuisse était admirable, une cuisse de gymnaste, de danseur, dont la chair musclée dessinait tous ses mouvements sous le drap collant du pantalon rouge.
Il marchait en tendant le jarret et en écartant les pieds et les bras, de ce pas un peu balancé des cavaliers, qui sied bien pour faire valoir les jambes et le torse, qui semble vainqueur sous l’uniforme, mais commun sous la redingote.
Comme beaucoup d’officiers, le capitaine Épivent portait mal le costume civil. Il n’avait plus l’air, une fois vêtu de drap gris ou noir, que d’un commis de magasin. Mais en tenue il triomphait. Il avait d’ailleurs une jolie tête, le nez mince et courbé, l’œil bleu, le front étroit. Il était chauve, par exemple, sans qu’il eût jamais compris pourquoi ses cheveux étaient tombés. Il se consolait, en constatant qu’avec de grandes moustaches un crâne un peu nu ne va pas mal.
Il méprisait tout le monde en général avec beaucoup de degrés dans son mépris.
D’abord, pour lui, les bourgeois n’existaient point. Il les regardait, ainsi qu’on regarde les animaux, sans leur accorder plus d’attention qu’on n’en accorde aux moineaux ou aux poules. Seuls les officiers comptaient dans le monde, mais il n’avait pas la même estime pour tous les officiers. Il ne respectait, en somme, que les beaux hommes, la vraie, l’unique qualité du militaire devant être la prestance. Un soldat c’était un gaillard, que diable, un grand gaillard créé pour faire la guerre et l’amour, un homme à poigne, à crins et à reins, rien de plus. Il classait les généraux de l’armée française en raison de leur taille, de leur tenue et de l’aspect rébarbatif de leur visage. Bourbaki lui apparaissait comme le plus grand homme de guerre des temps modernes.
Il riait beaucoup des officiers de la ligne qui sont courts et gros et soufflent en marchant, mais il avait surtout une invincible mésestime qui frisait la répugnance pour les pauvres gringalets sortis de l’école polytechnique, ces maigres petits hommes à lunettes, gauches et maladroits, qui semblent autant faits pour l’uniforme qu’un lapin pour dire la messe, affirmait-il. Il s’indignait qu’on tolérât dans l’armée ces avortons aux jambes grêles qui marchent comme des crabes, qui ne boivent pas, qui mangent peu, et qui semblent mieux aimer les équations que les belles filles.
Le capitaine Épivent avait des succès constants, des triomphes auprès du beau sexe.
Toutes les fois qu’il soupait en compagnie d’une femme, il se considérait comme certain de finir la nuit en tête-à-tête, sur le même sommier, et si des obstacles insurmontables empêchaient sa victoire le soir même, il était sûr au moins de la «suite à demain». Les camarades n’aimaient pas lui faire rencontrer leurs maîtresses, et les commerçants en boutiques qui avaient de jolies femmes au comptoir de leur magasin le connaissaient, le craignaient et le haïssaient éperdument.
Quand il passait, la marchande échangeait, malgré elle, avec lui, un regard, à travers les vitres de la devanture; un de ces regards qui valent plus que les paroles tendres, qui contiennent un appel et une réponse, un désir et un aveu. Et le mari qu’une sorte d’instinct avertissait, se retournant brusquement, jetait un coup d’œil furieux sur la silhouette fière et cambrée de l’officier. Et quand le capitaine était passé, souriant et content de son effet, le commerçant, bousculant d’une main nerveuse les objets étalés devant lui, déclarait:
—En voilà un grand dindon. Quand est-ce qu’on finira de nourrir tous ces propres à rien qui traînent leur ferblanterie dans les rues. Quant à moi, j’aime mieux un boucher qu’un soldat. S’il a du sang sur son tablier, c’est du sang de bête au moins; et il est utile à quelque chose, celui-là; et le couteau qu’il porte n’est pas destiné à tuer des hommes. Je ne comprends pas qu’on tolère sur les promenades que ces meurtriers publics promènent leurs instruments de mort. Il en faut, je le sais bien, mais qu’on les cache au moins, et qu’on ne les habille pas en mascarade avec des culottes rouges et des vestes bleues. On n’habille pas le bourreau en général, n’est-ce pas?
La femme, sans répondre, haussait imperceptiblement les épaules, tandis que le mari, devinant le geste sans le voir, s’écriait:
—Faut-il être bête pour aller voir parader ces cocos-là.
La réputation de conquérant du capitaine Épivent était d’ailleurs établie dans toute l’armée française.
Or, en 1868, son régiment, le 102e hussards, vint tenir garnison à Rouen.
Il fut bientôt connu dans la ville. Il apparaissait tous les soirs, vers cinq heures, sur le cours Boïeldieu, pour prendre l’absinthe au café de la Comédie, mais, avant d’entrer dans l’établissement, il avait soin de faire un tour sur la promenade pour montrer sa jambe, sa taille et sa moustache.
Les commerçants rouennais qui se promenaient aussi, les mains derrière le dos, préoccupés des affaires, et parlant de la hausse et de la baisse, lui jetaient cependant un regard et murmuraient:
—Bigre, voilà un bel homme.
Puis, quand ils le connurent:
—Tiens, le capitaine Épivent! Quel gaillard tout de même!
Les femmes, à sa rencontre, avaient un petit mouvement de tête tout à fait drôle, une sorte de frisson de pudeur comme si elles s’étaient senties faibles ou dévêtues devant lui. Elles baissaient un peu la tête avec une ombre de sourire sur les lèvres, un désir d’être trouvées charmantes et d’avoir un regard de lui. Quand il se promenait avec un camarade, le camarade ne manquait jamais de murmurer avec une jalousie envieuse, chaque fois qu’il revoyait le même manège:
—Ce bougre d’Épivent, a-t-il de la chance!
Parmi les filles entretenues de la ville, c’était une lutte, une course, à qui l’enlèverait. Elles venaient toutes, à cinq heures, l’heure des officiers, sur le cours Boïeldieu, et elles traînaient leurs jupes, deux par deux, d’un bout à l’autre du cours, tandis que, deux par deux, lieutenants, capitaines et commandants, traînaient leurs sabres sur le trottoir, avant d’entrer au café.
Or, un soir, la belle Irma, la maîtresse, disait-on, de M. Templier-Papon, le riche manufacturier, fit arrêter sa voiture en face de la Comédie, et descendant, eut l’air d’aller acheter du papier ou commander des cartes de visite chez M. Paulard, le graveur, cela pour passer devant les tables d’officiers et jeter au capitaine Épivent un regard qui voulait dire: «Quand vous voudrez» si clairement que le colonel Prune, qui buvait la verte liqueur avec son lieutenant-colonel, ne put s’empêcher de grogner:
—Cré cochon. A-t-il de la chance ce bougre-là!
Le mot du colonel fut répété, et le capitaine Épivent ému de cette approbation supérieure, passa le lendemain, en grande tenue, et plusieurs fois de suite, sous les fenêtres de la belle.
Elle le vit, se montra, sourit.
Le soir même il était son amant.
Ils s’affichèrent, se donnèrent en spectacle, se compromirent mutuellement, fiers tous deux d’une pareille aventure.
Il n’était bruit dans la ville que des amours de la belle Irma avec l’officier. Seul, M. Templier-Papon les ignorait.
Le capitaine Épivent rayonnait de gloire; et, à tout instant, il répétait:
—Irma vient de me dire—Irma me disait cette nuit—hier, en dînant avec Irma...
Pendant plus d’un an il promena, étala, déploya dans Rouen cet amour, comme un drapeau pris à l’ennemi. Il se sentait grandi par cette conquête, envié, plus sûr de l’avenir, plus sûr de la croix tant désirée, car tout le monde avait les yeux sur lui, et il suffit de se trouver bien en vue pour n’être pas oublié.
Mais voilà que la guerre éclata et que le régiment du capitaine fut envoyé à la frontière un des premiers. Les adieux furent lamentables. Ils durèrent toute une nuit.
Sabre, culotte rouge, képi, dolman chavirés du dos d’une chaise, par terre; les robes, les jupes, les bas de soie répandus, tombés aussi, mêlés à l’uniforme, en détresse sur le tapis, la chambre bouleversée comme après une bataille, Irma, folle, les cheveux dénoués, jetait ses bras désespérés autour du cou de l’officier, l’étreignant, puis, le lâchant, se roulait sur le sol, renversait les meubles, arrachait les franges des fauteuils, mordait leurs pieds, tandis que le capitaine, fort ému, mais inhabile aux consolations, répétait:
—Irma, ma petite Irma, pas à dire, il le faut.
Et il essuyait parfois, du bout du doigt, une larme éclose au coin de l’œil.
Ils se séparèrent au jour levant. Elle suivit en voiture son amant jusqu’à la première étape. Et elle l’embrassa presque en face du régiment, à l’instant de la séparation. On trouva même ça très gentil, très digne, très bien, et les camarades serrèrent la main du capitaine en lui disant:
—Cré veinard, elle avait du cœur tout de même, cette petite.
On voyait vraiment là dedans quelque chose de patriotique.
Le régiment fut fort éprouvé pendant la campagne. Le capitaine se conduisit héroïquement et reçut enfin la croix, puis, la guerre terminée, il revint à Rouen en garnison.
Aussitôt de retour, il demanda des nouvelles d’Irma, mais personne ne put lui en donner de précises.
D’après les uns, elle avait fait la noce avec l’état-major prussien.
D’après les autres, elle s’était retirée chez ses parents, cultivateurs aux environs d’Yvetot.
Il envoya même son ordonnance à la mairie pour consulter le registre des décès. Le nom de sa maîtresse ne s’y trouva pas.
Et il eut un grand chagrin dont il faisait parade. Il mettait même au compte de l’ennemi son malheur, attribuait aux Prussiens qui avaient occupé Rouen la disparition de la jeune femme et déclarait:
—A la prochaine guerre, ils me le payeront, les gredins.
Or, un matin, comme il entrait au mess à l’heure du déjeuner, un commissionnaire, vieil homme en blouse, coiffé d’une casquette cirée, lui remit une enveloppe. Il l’ouvrit et lut:
«Mon chéri,
«Je suis à l’hôpital, bien malade, bien malade. Ne reviendras-tu pas me voir? Ça me ferait tant plaisir!
«Irma.»
Le capitaine devint pâle, et, remué de pitié, il déclara:
—Nom de nom, la pauvre fille. J’y vais aussitôt le déjeuner.
Et pendant tout le temps il raconta à la table des officiers qu’Irma était à l’hôpital; mais qu’il l’en ferait sortir, cré mâtin. C’était encore la faute de ces sacré nom de Prussiens. Elle avait dû se trouver seule, sans le sou, crevant de misère, car on avait certainement pillé son mobilier.
—Ah! les salopiauds!
Tout le monde était ému en l’écoutant.
A peine eut-il glissé sa serviette roulée dans son rond de bois, qu’il se leva; et, ayant cueilli son sabre au porte-manteau, bombant sa poitrine pour se faire mince, il agrafa son ceinturon, puis partit d’un pas accéléré pour se rendre à l’hôpital civil.
Mais l’entrée du bâtiment hospitalier où il s’attendait à pénétrer immédiatement, lui fut sévèrement refusée et il dut même aller trouver son colonel à qui il expliqua son cas et dont il obtint un mot pour le directeur.
Celui-ci, après avoir fait poser quelque temps le beau capitaine dans son antichambre, lui délivra enfin une autorisation, avec un salut froid et désapprobateur.
Dès la porte il se sentit gêné dans cet asile de la misère, de la souffrance et de la mort. Un garçon de service le guida.
Il allait sur la pointe des pieds, pour ne pas faire de bruit, dans les longs corridors où flottait une odeur fade de moisi, de maladie et de médicaments. Un murmure de voix, par moments, troublait seul le grand silence de l’hôpital.
Parfois, par une porte ouverte, le capitaine apercevait un dortoir, une file de lits dont les draps étaient soulevés par la forme des corps. Des convalescentes assises sur des chaises au pied de leurs couches, cousaient, vêtues d’une robe d’uniforme en toile grise, et coiffées d’un bonnet blanc.
Son guide soudain s’arrêta devant une de ces galeries pleines de malades. Sur la porte on lisait, en grosses lettres: «Syphilitiques». Le capitaine tressaillit; puis il se sentit rougir. Une infirmière préparait un médicament sur une petite table de bois à l’entrée.
—Je vais vous conduire, dit-elle, c’est au lit 29.
Et elle se mit à marcher devant l’officier.
Puis elle indiqua une couchette:
—C’est là.
On ne voyait rien qu’un renflement des couvertures. La tête elle-même était cachée sous le drap.
Partout des figures se dressaient au-dessus des couches, des figures pâles, étonnées, qui regardaient l’uniforme, des figures de femmes, de jeunes femmes et de vieilles femmes, mais qui semblaient toutes laides, vulgaires, sous l’humble caraco réglementaire.
Le capitaine tout à fait troublé, qui soutenait son sabre d’une main et portait son képi de l’autre, murmura:
—Irma.
Un grand mouvement se fit dans le lit et le visage de sa maîtresse apparut, mais si changé, si fatigué, si maigre, qu’il ne le reconnaissait pas.
Elle haletait, suffoquée par l’émotion, et elle prononça:
—Albert!... Albert!... C’est toi!... Oh!... c’est bien... c’est bien...
Et des larmes coulèrent de ses yeux.
L’infirmière apportait une chaise:
—Asseyez-vous, monsieur.
Il s’assit, et il regardait la face pâle, si misérable de cette fille qu’il avait quittée si belle et si fraîche.
Il dit:
—Qu’est-ce que tu as eu?
Elle répondit, tout en pleurant:
—Tu as bien vu, c’est écrit sur la porte.
Et elle cacha ses yeux sous le bord de ses draps.
Il reprit, éperdu, honteux:
—Comment as-tu attrapé ça, ma pauvre fille?
Elle murmura:
—C’est ces salauds de Prussiens. Ils m’ont prise presque de force et ils m’ont empoisonnée.
Il ne trouvait plus rien à ajouter. Il la regardait et tournait son képi sur ses genoux.
Les autres malades le dévisageaient et il croyait sentir une odeur de pourriture, une odeur de chair gâtée et d’infamie dans ce dortoir plein de filles atteintes du mal ignoble et terrible.
Elle murmurait:
—Je ne crois pas que j’en réchappe. Le médecin dit que c’est bien grave.
Puis apercevant la croix sur la poitrine de l’officier, elle s’écria:
—Oh! tu es décoré, que je suis contente! Que je suis contente! Oh! si je pouvais t’embrasser!
Un frisson de peur et de dégoût courut sur la peau du capitaine, à la pensée de ce baiser.
Il avait envie de s’en aller maintenant, d’être à l’air, de ne plus voir cette femme. Il restait cependant, ne sachant comment faire pour se lever, pour lui dire adieu. Il balbutia:
—Tu ne t’es donc pas soignée?
Une flamme passa dans les yeux d’Irma: «Non, j’ai voulu me venger, quand j’aurais dû en crever! Et je les ai empoisonnés aussi, tous, tous, le plus que j’ai pu. Tant qu’ils ont été à Rouen je ne me suis pas soignée.»
Il déclara, d’un ton gêné, où perçait un peu de gaieté:
—Quant à ça, tu as bien fait.
Elle dit, s’animant, les pommettes rouges:
—Oh oui, il en mourra plus d’un par ma faute, va. Je te réponds que je me suis vengée.
Il prononça encore:
—Tant mieux.
Puis, se levant:
—Allons, je vais te quitter parce qu’il faut que je sois chez le colonel à quatre heures.
Elle eut une grosse émotion:
—Déjà! tu me quittes déjà! Oh! tu viens à peine d’arriver!...
Mais il voulait partir à tout prix. Il prononça:
—Tu vois bien que je suis venu tout de suite; mais il faut absolument que je sois chez le colonel à quatre heures.
Elle demanda:
—C’est toujours le colonel Prune?
—C’est toujours lui. Il a été blessé deux fois.
Elle reprit:
—Et tes camarades, y en a-t-il eu de tués?
—Oui. Saint-Timon, Savagnat, Poli, Sapreval, Robert, de Courson, Pasafil, Santal, Caravan et Poivrin sont morts. Sahel a eu le bras emporté et Courvoisin une jambe écrasée, Paquet a perdu l’œil droit.
Elle écoutait, pleine d’intérêt. Puis tout à coup elle balbutia:
—Veux-tu m’embrasser, dis, avant de me quitter, Mme Langlois n’est pas là?
Et malgré le dégoût qui lui montait aux lèvres, il les posa sur ce front blême, tandis qu’elle, l’entourant de ses bras, jetait des baisers affolés sur le drap bleu de son dolman.
Elle reprit:
—Tu reviendras, dis, tu reviendras. Promets-moi que tu reviendras?
—Oui, je te le promets.
—Quand ça. Peux-tu jeudi?
—Oui, jeudi.
—Jeudi, deux heures.
—Oui, jeudi deux heures?
—Tu me le promets?
—Je te le promets.
—Adieu, mon chéri.
—Adieu.
Et il s’en alla, confus, sous les regards du dortoir, pliant sa haute taille pour se faire petit; et quand il fut dans la rue, il respira.
Le soir, ses camarades lui demandèrent:
—Eh bien! Irma?
Il répondit d’un ton gêné:
—Elle a eu une fluxion de poitrine, elle est bien mal.
Mais un petit lieutenant, flairant quelque chose à son air, alla aux informations et, le lendemain, quand le capitaine entra au mess, il fut accueilli par une décharge de rires et de plaisanteries. On se vengeait, enfin.
On apprit, en outre, qu’Irma avait fait une noce enragée avec l’état-major prussien, qu’elle avait parcouru le pays à cheval avec un colonel de hussards bleus et avec bien d’autres encore, et que, dans Rouen, on ne l’appelait plus que la «femme aux Prussiens».
Pendant huit jours le capitaine fut la victime du régiment. Il recevait, par la poste, des notes révélatrices des ordonnances, des indications de médecins spécialistes, même des médicaments dont la nature était inscrite sur le paquet.
Et le colonel, mis au courant, déclara d’un ton sévère:
—Eh bien, le capitaine avait là une jolie connaissance. Je lui en ferai mes compliments.
Au bout d’une douzaine de jours, il fut appelé par une nouvelle lettre d’Irma. Il la déchira avec rage, et ne répondit pas.
Huit jours plus tard, elle lui écrivit de nouveau qu’elle était tout à fait mal, et qu’elle voulait lui dire adieu.
Il ne répondit pas.
Après quelques jours encore, il reçut la visite de l’aumônier de l’hôpital.
La fille Irma Pavolin, à son lit de mort, le suppliait de venir.
Il n’osa pas refuser de suivre l’aumônier, mais il entra dans l’hôpital le cœur gonflé de rancune méchante, de vanité blessée, d’orgueil humilié.
Il ne la trouva guère changée et pensa qu’elle s’était moquée de lui.
—Qu’est-ce que tu me veux? dit-il.
—J’ai voulu te dire adieu. Il paraît que je suis tout à fait bas.
Il ne la crut pas.
—Écoute, tu me rends la risée du régiment, et je ne veux pas que ça continue.
Elle demanda:
—Qu’est-ce que je t’ai fait, moi?
Il s’irrita de n’avoir rien à répondre.
—Ne compte pas que je reviendrai ici pour me faire moquer de moi par tout le monde!
Elle le regarda de ses yeux éteints où s’allumait une colère, et elle répéta:
—Qu’est-ce que je t’ai fait, moi? Je n’ai pas été gentille avec toi, peut-être? Est-ce que je t’ai quelquefois demandé quelque chose? Sans toi, je serais restée avec M. Templier-Papon et je ne me trouverais pas ici aujourd’hui. Non, vois-tu, si quelqu’un a des reproches à me faire, ça n’est pas toi.
Il reprit, d’un ton vibrant:
—Je ne te fais pas de reproches, mais je ne peux pas continuer à venir te voir, parce que ta conduite avec les Prussiens a été la honte de toute la ville.
Elle s’assit, d’une secousse, dans son lit:
—Ma conduite avec les Prussiens? Mais quand je te dis qu’ils m’ont prise, et quand je te dis que, si je ne me suis pas soignée, c’est parce que j’ai voulu les empoisonner. Si j’avais voulu me guérir, ça n’était pas difficile, parbleu! mais je voulais les tuer, moi, et j’en ai tué, va!
Il restait debout:
—Dans tous les cas, c’est honteux, dit-il.
Elle eut une sorte d’étouffement, puis reprit:
—Qu’est-ce qui est honteux, de m’être fait mourir pour les exterminer, dis? Tu ne parlais pas comme ça quand tu venais chez moi, rue Jeanne-d’Arc? Ah! c’est honteux! Tu n’en aurais pas fait autant, toi, avec ta croix d’honneur! Je l’ai plus méritée que toi, vois-tu, plus que toi, et j’en ai tué plus que toi, des Prussiens!...
Il demeurait stupéfait devant elle, frémissant d’indignation.
—Ah! tais-toi... tu sais... tais-toi... parce que... ces choses-là... je ne permets pas... qu’on y touche...
Mais elle ne l’écoutait guère:
—Avec ça que vous leur avez fait bien du mal aux Prussiens! Ça serait-il arrivé si vous les aviez empêchés de venir à Rouen. Dis? C’est vous qui deviez les arrêter, entends-tu. Et je leur ai fait plus de mal que toi, moi, oui, plus de mal, puisque je vais mourir, tandis que tu te balades, toi, et que tu fais le beau pour enjôler les femmes...
Sur chaque lit une tête s’était dressée, et tous les yeux regardaient cet homme en uniforme qui bégayait:
—Tais-toi... tu sais... tais-toi...
Mais elle ne se taisait pas. Elle criait:
—Ah! oui, tu es un joli poseur. Je te connais, va. Je te connais. Je te dis que je leur ai fait plus de mal que toi, moi, et que j’en ai tué plus que tout ton régiment réuni... va donc... capon!
Il s’en allait, en effet, il fuyait, allongeant ses grandes jambes, passant entre les deux rangs de lits où s’agitaient les syphilitiques. Et il entendait la voix haletante, sifflante, d’Irma, qui le poursuivait:
—Plus que toi, oui, j’en ai tué plus que toi, plus que toi...
Il dégringola l’escalier quatre à quatre, et courut s’enfermer chez lui.
Le lendemain, il apprit qu’elle était morte.