«Vous auriez quelque peine à me persuader.» (Page 392.)

—Juste, mon garçon, et là encore...

—Oh! là, monsieur O'Brien, vous auriez quelque peine à me persuader que le malheur de ces braves gens ait pu être une circonstance heureuse...

—Oui et non, répondit M. O'Brien.

Tous ses camarades venaient s'approvisionner. (Page 396.)

—Non, monsieur O'Brien, non! affirma énergiquement P'tit-Bonhomme. Et si je fais fortune, j'aurai toujours le regret que le point de départ de cette fortune ait été la ruine des Mac Carthy! J'eusse si volontiers passé ma vie dans cette ferme, comme l'enfant de la maison... J'aurais vu grandir Jenny, ma filleule, et pouvais-je rêver un plus grand bonheur que celui de ma famille d'adoption...

—Je te comprends, mon enfant. Il n'en est pas moins vrai que cet enchaînement des choses te permettra, je l'espère, de reconnaître un jour ce qu'ils ont fait pour toi...

—Monsieur O'Brien, mieux vaudrait qu'ils n'eussent jamais eu besoin de recourir à personne!

—Je n'insisterai pas, et je respecte ces sentiments qui te font honneur... Mais continuons à raisonner et arrivons à Trelingar-castle.

—Oh! les vilaines gens, ce marquis, cette marquise, leur fils Ashton!... Quelles humiliations j'ai dû supporter!... C'est là que s'est écoulé le plus mauvais de mon existence...

—Et c'est heureux qu'il en ait été de même, pour en revenir à notre système de déductions. Si tu avais été bien traité à Trelingar-castle, tu y serais peut-être resté...

—Non, monsieur O'Brien! Des fonctions de groom?... Non!... jamais... jamais!... Je n'étais là que pour attendre... et, dès que j'aurais eu des économies...

—Par exemple, fit observer M. O'Brien, quelqu'un qui doit être enchanté que tu sois venu dans ce château, c'est Kat!

—Oh! l'excellente femme!

—Et quelqu'un qui doit être enchanté que tu en sois parti, c'est Bob, car tu ne l'aurais pas rencontré sur la grande route... tu ne l'aurais pas sauvé... tu ne l'aurais pas amené à Cork, où vous avez si courageusement travaillé tous les deux, où vous avez retrouvé Grip, et, en ce moment, tu ne serais pas à Dublin...

—En train de causer avec le meilleur des hommes, qui nous a pris en amitié! répondit P'tit-Bonhomme, en saisissant la main du vieux négociant.

—Et qui ne t'épargnera pas ses conseils, quand tu en auras besoin!

—Merci, monsieur O'Brien, merci!... Oui! vous avez raison, et votre expérience ne peut vous tromper! Les choses s'enchaînent dans la vie!... Dieu veuille que je puisse être utile à tous ceux que j'aime et qui m'ont aimé!»

Et les affaires de Little Boy?... Elles prospéraient, n'ayez aucun doute à cet égard. La vogue ne s'amoindrissait pas,—au contraire. Il survint même une nouvelle source de bénéfices. Sur le conseil de M. O'Brien, le bazar s'adjoignit un fonds d'épiceries au détail, et l'on sait ce qu'on est arrivé à débiter d'articles divers sous cette rubrique. Le magasin fut bientôt trop étroit, et il y eut nécessité de louer l'autre partie du rez-de-chaussée. Ah! quel propriétaire accommodant, M. O'Brien, et quel locataire reconnaissant, Petit-Bonhomme! Tout le quartier voulut se fournir de comestibles aux Petites Poches. Kat dut s'y mettre, et elle s'y mit de bon cœur. Et tout cela si propre, si rangé, si affriolant! Quelle besogne, par exemple,—les achats à faire, les ventes à effectuer, une nombreuse clientèle à servir, avant comme après midi, les livres à tenir, les comptes à régler, la recette à vérifier chaque soir! A peine la journée suffisait-elle, et que de fois, sans l'intervention de l'ancien négociant, Little Boy and Co eût été débordé!

Bien sûr, il aurait fallu s'adjoindre un commis au courant de ce commerce. Mais à qui se fier? Le jeune patron répugnait à introduire un étranger chez lui. Quelqu'un d'honnête, d'actif et de sérieux, cela se rencontre cependant. Un bon comptable, on l'eût installé dans un bureau, derrière le second magasin. C'eût été se décharger d'autant. Ah! si Grip avait consenti!... Vaine tentative! On avait beau le presser, Grip ne se décidait pas, quoiqu'il semblât tout indiqué pour occuper cette place, assis sur un haut tabouret, près d'une table peinte en noir, la plume à l'oreille, le crayon à la main, au milieu de ses cartons, tenant un compte ouvert à chaque fournisseur... Cela valait mieux que de se griller le ventre devant la chaudière du Vulcan! Prières inutiles! Il va de soi que, dans l'intervalle de ses voyages, le premier chauffeur consacrait au bazar toutes les heures qu'il avait de libres. Volontiers, il se mettait à l'ouvrage. Cela durait une semaine; puis le Vulcan reprenait la mer, et quarante-huit heures après, Grip était à des centaines de milles de l'Ile-Emeraude. Son départ amenait toujours un chagrin, son retour toujours une joie. On eût dit un grand frère aîné qui revenait et s'en allait! Voyons, reste, ami Grip, reste donc avec eux!

D'ailleurs, le grand frère aîné continuait de faire ses emplettes au Little Boy and Co. Il arrivait invariablement avec tout son avoir dans sa ceinture. Ce fut seulement à cette époque que, sur l'avis de M. O'Brien et de P'tit-Bonhomme, il consentit à s'en dessaisir. N'allez pas croire que le patron des Petites Poches eût accepté Grip comme bailleur de fonds ou commanditaire. Non! Il n'avait pas besoin de l'argent de Grip. Il possédait des économies sérieuses, déposées à la Banque d'Irlande, avec un carnet de chèques, et les économies du chauffeur furent placées à la Caisse d'épargne,—un établissement très solide, dont les dépôts s'élevaient alors à plus de quatre millions. Grip pouvait dormir tranquille, son capital serait en sûreté et s'accroîtrait chaque année par l'accumulation des intérêts. De par tous les saints de l'Irlande, la Caisse d'épargne valait bien sa ceinture!

Une remarque: si l'entêté Grip refusait de changer la vareuse du marin pour le veston à manchettes de lustrine du comptable, il avait contribué cependant à augmenter la clientèle de Little Boy. Tous ses camarades du Vulcan et leurs familles venaient s'approvisionner au bazar. Il avait fait également parmi les matelots du port une propagande effrénée, comme s'il eût été le voyageur de la maison des Petites Poches.

«Tu verras, dit-il un jour à P'tit-Bonhomme, tu verras qu' les armateurs eux-mêmes finiront par s' fournir chez toi! C'est alors qu'il en faudra des caisses d'épiceries et d' conserves pour ces voyages d' long cours!... Tu d' viendras un négociant en gros...

—En gros? dit Bob, qui était de la conversation.

—Oui... en gros... avec des magasins, des caves, des entrepôts... ni plus ni moins qu' M. Roe ou M. Guiness.

—Oh! fit Bob.

—Certain'ment, And Co, répondit Grip, qui se plaisait à donner ce surnom à Bob, et rapp'lez-vous c' que j' vous dis...

—A chaque voyage... fit observer P'tit-Bonhomme.

—Oui... à chaqu' voyage, répliqua Grip. Tu f'ras fortune, et une grande fortune...

—Alors, Grip, pourquoi ne veux-tu pas t'associer?...

—Moi?... qu' j'abandonne mon métier?...

—Espères-tu donc arriver plus haut, et de premier chauffeur devenir mécanicien?...

—Mécanicien?... Oh qu' non!... Pas si ambitieux qu' ça!... Il faudrait avoir étudié... A présent, j' pourrais pas... il est trop tard!.. J' me contente de ce que je suis...

—Écoute, Grip, j'insiste... Nous avons besoin d'un commis, sur lequel nous puissions absolument compter... Pourquoi refuses-tu d'être le nôtre?

—J' n'entends rien à vot' comptabilité.

—Tu t'y mettrais sans peine!

—Au fait, j'ai tant vu fonctionner M. O'Lobkins, là-bas, à la ragged-school!... Non, mon boy, non!... J'ai été si malheureux sur terre, et j' suis si heureux sur mer!... La terre m' fait peur!... Ah! quand tu s'ras un gros négociant et qu' tu posséd'ras des navires à toi, eh bien... j' navigu'rai pour ta maison, j' te l' promets...

—Voyons, Grip, soyons sérieux, et pense que tu te trouveras bien seul plus tard!... Admettons que l'envie te prenne un jour de te marier?

—M' marier... Moi?...

—Oui... toi!

—Ce dégingandé de Grip, avoir un' femme à lui, et des enfants d'elle?...

—Sans doute... comme tout le monde, répondit Bob, du ton d'un homme qui possède une grande expérience de la vie.

—Tout l' monde?...

—Certainement, Grip, et moi-même...

—Entendez-vous c' mousse... qui s'en mêle!

—Il a raison, dit P'tit-Bonhomme.

—Et toi aussi, mon boy, tu penses...

—Cela m'arrivera peut-être.

—Bon! C'lui-ci n'a pas treize ans, c'lui-là n'en a pas neuf, et v'là qu' ça parle d' mariage!

—Il ne s'agit pas de nous, Grip, mais de toi qui auras bientôt vingt-cinq ans!

—Réfléchis donc un tantinet, mon boy! M' marier, moi... un chauffeur... un homme qui est noir comme un nègre d' l'Afrique pendant les deux tiers de son existence!

—Ah bon! Grip qui a peur que ses enfants soient des négrillons? s'écria Bob.

—Ce s'rait bien possible! répondit Grip. Je n' suis prop' qu'à épouser un' négresse, ou tout au plus un' Peau-Rouge... là-bas... dans l' fin fond des États-Unis!

—Grip, reprit P'tit-Bonhomme, tu as tort de plaisanter... C'est dans ton intérêt que nous causons... Vienne l'âge, tu te repentiras de ne pas m'avoir écouté...

—Qué qu' tu veux, mon boy... je l' sais... t'es raisonnable... et ce s'rait un grand bonheur de vivre ensemble... Mais mon métier m'a nourri... il m' nourrira encore, et je n' puis m' faire à l'idée d' l'abandonner!

—Enfin... quand tu voudras, Grip... Ici, il y aura toujours une place pour toi. Et je serais bien étonné, si, un jour, tu n'étais pas installé devant un confortable bureau... une calotte sur la tête, la plume à l'oreille... avec un intérêt dans la maison...

—Il faudra donc que j' sois bien changé...

—Eh! tu changeras, Grip!... Tout le monde change... et il est sage de changer... quand c'est pour être mieux...»

Toutefois, en dépit des instances, Grip ne se rendit pas. La vérité est qu'il aimait son métier, que les armateurs du Vulcan lui témoignaient de la sympathie, qu'il était apprécié de son capitaine, aimé de ses camarades. Aussi, désireux de ne pas trop chagriner P'tit-Bonhomme, il lui dit:

«Au retour... au retour... nous verrons!...»

Puis, lorsqu'il revenait, il ne disait rien que ce qu'il avait dit au départ:

«Nous verrons... nous verrons!...»

Il suit de là qu'au Little Boy and Co, on fut obligé de prendre un commis pour tenir les écritures. M. O'Brien procura un ancien comptable, M. Balfour, dont il répondait, et qui connaissait la partie à fond. Mais enfin ce n'était pas Grip!...

L'année se termina dans d'excellentes conditions, et l'inventaire, établi par le susdit Balfour, donna, tant en marchandises qu'en argent placé à la Banque d'Irlande, ce superbe total d'un millier de livres.

A cette époque—janvier 1885—P'tit-Bonhomme venait d'entrer dans sa quatorzième année, et Bob avait neuf ans et demi. Bien portants, vigoureux pour leur âge, ils ne se ressentaient aucunement des misères d'autrefois. C'était un sang généreux, le sang gaélique, qui coulait dans leurs veines, comme le Shannon, la Lee ou la Liffey coulent à travers l'Irlande—pour la vivifier.

Le bazar était en pleine prospérité. Manifestement, P'tit-Bonhomme marchait vers la fortune. Aucun doute à ce sujet, ses affaires n'étant pas de nature à le jeter dans des spéculations hasardeuses. Sa prudence naturelle l'eût retenu d'ailleurs, bien qu'il ne fût point «homme»—appliquons-lui ce mot,—à laisser échapper quelque bonne occasion, si elle se présentait.

Cependant, le sort des Mac Carthy ne cessait de l'inquiéter. Sur le conseil de M. O'Brien, il avait écrit en Australie, à Melbourne. D'après la réponse de l'agent d'émigration, on avait perdu les traces de la famille,—ce qui n'est que trop fréquent en cet immense pays dont les régions centrales étaient presque inconnues à cette époque. Sans capitaux, il est probable que M. Martin et ses enfants n'avaient pu trouver du travail que dans ces lointaines fermes où se fait en grand l'élevage des moutons!... En quelle province, en quel district de ce vaste continent?...

On ne savait rien non plus de Pat, depuis qu'il avait quitté la maison Marcuard, et il n'était pas impossible qu'il eût rejoint ses parents en Australie.

Il va sans dire que, de tous ceux qu'il avait connus autrefois, les Mac Carthy et Sissy, sa compagne chez la Hard, étaient les seuls à occuper le souvenir de P'tit-Bonhomme. De l'horrible mégère du hameau de Rindok, du farouche Thornpipe, de l'auguste famille des Piborne, il n'avait le moindre souci. Quant à miss Anna Waston, il s'étonnait de ne pas l'avoir encore vue réapparaître sur l'un des théâtres de Dublin. Serait-il allé lui rendre visite? Peut-être oui, peut-être non. Dans tous les cas, il n'avait pas eu à se prononcer, car, après la malencontreuse scène de Limerick, la célèbre comédienne s'était décidée à quitter l'Irlande et même la Grande-Bretagne, pour une «tournée bernardhtienne» à l'étranger.

«Et Carker... est-il pendu?»

Telle était l'invariable question que Grip faisait à chaque retour du Vulcan, lorsqu'il remettait le pied dans les magasins des Petites Poches. Invariablement, on lui répondait qu'on n'avait point entendu parler de Carker. Grip fouillait alors les vieux journaux, sans rien trouver qui eût rapport «au plus fameux garnement de la ragged-school!»

«Attendons! disait-il, faut d' la patience!

—Mais pourquoi Carker ne serait-il pas devenu un estimable garçon? lui demanda un jour M. O'Brien.

—Lui, s'écria Grip, lui... c' coquin?... Mais ce s'rait à dégoûter d'être honnête!»

Et Kat qui connaissait l'histoire des déguenillés de Galway, partageait l'opinion de Grip. D'ailleurs, la brave femme et le chauffeur s'entendaient au mieux,—excepté sur ce point: c'est que Kat pressait Grip d'abandonner la navigation, et que Grip se refusait obstinément aux désirs de Kat. De là des discussions à faire grelotter les vitres de la cuisine. Aussi, vers la fin de l'année, la question n'avait-elle pas avancé d'un pas, et le chauffeur était reparti sur le Vulcan dont—à l'entendre—il allumait les feux «rien qu'en les r'gardant!»

On était au 25 novembre, en plein hiver déjà. Il tombait de gros flocons de neige que la brise promenait en tourbillonnant au ras du sol comme des plumes de pigeon. Une de ces journées glaciales, où l'on est heureux de s'enfermer chez soi.

Les portes et les fenêtres furent assaillies à coups de pierres. (Page 304.)

Cependant P'tit-Bonhomme ne resta pas au bazar. Le matin, il avait reçu une lettre de l'un de ses fournisseurs de Belfast. Une difficulté relative au règlement d'une facture pouvait occasionner un procès, et les procès, il convient de les éviter autant que possible,—même devant les juges à perruques du Royaume-Uni. C'était du moins l'avis de M. O'Brien qui s'y connaissait, et il engagea vivement le jeune garçon à partir pour Belfast, afin de terminer cette affaire aux meilleures conditions.

P'tit-Bonhomme reconnut la justesse de ce conseil, et il résolut de le suivre sans tarder d'un jour. Il ne s'agissait que d'un voyage en railway d'une centaine de milles. En profitant du train de neuf heures, il arriverait dans la matinée au chef-lieu du comté d'Antrim. L'après-midi lui suffirait, sans doute, pour se mettre d'accord avec son correspondant, et, par un train du soir, il serait de retour avant minuit.

Bob et Kat eurent donc la garde de Little Boy, et leur patron, après les avoir embrassés, alla prendre à la gare, près de la Douane, son billet pour Belfast.

Avec un pareil temps, un voyageur ne peut guère s'intéresser aux détails de la route. Et puis, le train marchait à grande vitesse, tantôt suivant le littoral, tantôt remontant vers l'intérieur. Au sortir du comté de Dublin, il traversa le comté de Meath, et stationna quelques minutes à Drogheda, port assez important dont P'tit-Bonhomme ne vit rien, pas plus qu'il n'aperçut, à un mille de là, le fameux champ de bataille de la Boyne, sur lequel tomba définitivement la dynastie des Stuarts. Puis, ce fut le comté de Louth, où le train s'arrêta à Dundalk, l'une des plus anciennes cités de l'Ile-Verte, lieu de couronnement du célèbre Robert Bruce. Il entra alors sur le territoire de la province de l'Ulster,—cette province dont le comté de Donegal rappelait à notre jeune voyageur le souvenir de ses premières misères. Enfin, après avoir desservi les comtés d'Armagh et de Down, le railway franchit la frontière de l'Antrim.

L'Antrim, aux terrains volcaniques, ce sauvage pays des cavernes, a Belfast pour chef-lieu. C'est la seconde ville de l'Irlande par son commerce et sa flotte marchande de trois millions de tonnes; par sa population qui atteindra bientôt le chiffre de deux cent mille habitants; par sa manutention agricole, presque entièrement consacrée à la culture du lin; par son industrie, qui n'occupe pas moins de soixante mille ouvriers répartis entre cent soixante filatures; par ses goûts littéraires enfin, dont le Queen's-Collège atteste la haute valeur. Eh bien, le croirait-on? Cette cité appartient encore à l'un des descendants d'un favori de Jacques Ier? Il faut être en Irlande pour rencontrer de pareilles anomalies sociales.

Belfast est située à l'étroite embouchure de la rivière de Lagan, que prolonge un chenal à travers d'interminables bancs de sable. On admettra volontiers que, dans un centre si industriel, où les passions politiques s'alimentent au contact, ou mieux au choc des intérêts personnels, il existe une lutte ardente entre les protestants et les catholiques. Les premiers sont ennemis nés de l'indépendance réclamée par les seconds. Les uns avec le cri d'Orange pour ralliement, les autres un ruban jaune pour signe distinctif, se livrent à leurs traditionnelles bousculades, surtout le 7 juillet, anniversaire de la fameuse bataille de la Boyne.

Bien que ce jour-là ne fût pas le 7 juillet, et qu'il y eût quatre degrés au-dessous de zéro, la ville était en pleine effervescence. Certaine agitation parnelliste risquait de mettre aux prises les partisans de la «Land League» et ceux du landlordisme. Il avait même fallu garder le siège de la Société pour le développement de la culture du lin, à laquelle se rattachent étroitement la plupart des fabriques de la ville.

Cependant, P'tit-Bonhomme, venu pour toute autre affaire que des affaires politiques, s'occupa d'abord de son fournisseur, et eut la chance de le rencontrer chez lui.

Ce négociant fut quelque peu surpris à la vue du jeune garçon qui se présentait à son bureau, et non moins étonné de l'intelligence dont il témoigna en discutant ses intérêts. Enfin, tout se régla à la convenance des deux parties. Deux heures suffirent à cet arrangement, et P'tit-Bonhomme, qui voulait dîner avant de reprendre le train du soir, se dirigea vers un restaurant du quartier de la gare. S'il n'avait pas lieu de regretter ce voyage, puisqu'il évitait un procès, sa visite à Belfast lui réservait une bien autre surprise.

La nuit allait venir. Il ne neigeait plus. Néanmoins, grâce à cette âpre brise qui s'engouffrait dans l'estuaire de la rivière Lagan, le froid était extrêmement vif.

En passant devant une des plus importantes fabriques de la ville, P'tit-Bonhomme fut arrêté par un rassemblement. Une foule compacte barrait la rue. Il dut se faufiler à travers cette masse tumultueuse. C'était jour de paie. Il y avait là quantité d'ouvriers et d'ouvrières. Une diminution de salaires, annoncée pour la semaine suivante, venait de porter leur irritation au comble.

Il est indispensable de savoir que cette industrie du lin, culture et filature, fut autrefois importée en Irlande, et principalement à Belfast, par les protestants émigrés, après la révocation de l'Édit de Nantes. Ces familles ont conservé des intérêts considérables dans plusieurs de ces établissements. Cette fabrique, précisément, appartenait à une Compagnie anglicane. Or, comme le plus grand nombre de ses ouvriers étaient catholiques, on s'expliquera que ceux-ci fissent valoir leurs réclamations avec une redoutable violence.

Bientôt les cris succédèrent aux menaces, les portes et les fenêtres de l'usine furent assaillies à coups de pierres. En ce moment, plusieurs escouades de policemen envahirent la rue, afin de dissiper le rassemblement et d'arrêter les meneurs.

P'tit-Bonhomme, craignant de manquer le train, chercha à se dégager; il ne put y parvenir. Exposé à être renversé, piétiné, écrasé sous la charge des agents, il dut se blottir dans l'embrasure d'une porte, au moment où cinq à six ouvriers, frappés brutalement, tombaient le long des murailles.

Près de lui gisait une jeune fille,—une de ces pauvres filles de fabriques, pâle, frêle, étiolée, maladive, qui, bien qu'elle fût âgée de dix-huit ans, paraissait à peine en avoir douze. Elle venait d'être renversée et s'écriait:

«A moi... à moi!»

Cette voix?... Il sembla la reconnaître, P'tit-Bonhomme!... Elle lui arrivait comme d'un souvenir lointain... Il ne pouvait dire... Son cœur palpitait...

Et, lorsque la foule, en partie repoussée, eut laissé la rue à peu près libre, il se pencha sur cette pauvre fille... Elle était inanimée. Il lui souleva la tête, il l'inclina de manière que les rayons d'un bec de gaz vinssent l'éclairer de face.

«Sissy... Sissy!...» murmura-t-il.

C'était Sissy... Elle ne pouvait l'entendre.

Alors, sans plus réfléchir à ses actes, disposant de cette malheureuse comme si elle lui eût appartenu, comme un frère eût fait de sa sœur, il la releva, il l'entraîna vers la gare, inconsciente de ce qui se passait.

Et, lorsque le train partit, Sissy, placée dans un des compartiments de première classe, était couchée sur les coussins, n'ayant pas repris connaissance, et, agenouillé près d'elle, P'tit-Bonhomme l'appelait... lui parlait... la serrait dans ses bras...

Eh bien! Est-ce qu'il n'avait pas le droit d'enlever Sissy, sa compagne de misère?... Et de qui la pauvre fille aurait-elle pu se réclamer, si ce n'est de l'enfant qu'elle avait si souvent défendu contre les mauvais traitements dans l'abominable cabin de la Hard?


XIII
CHANGEMENT DE COULEUR ET D'ÉTAT.

A la date du 16 novembre 1885, y avait-il en Irlande,—que disons-nous?—dans toutes les Iles-Britanniques, dans toute l'Europe, dans l'univers entier, un lieu quelconque qui contint une plus grande somme de bonheur que le bazar des Petites Poches, sous la raison sociale Little Boy and Co?... Nous nous refusons à le croire, à moins que cet endroit ne fût situé dans le meilleur coin du Paradis.

Sissy occupait la principale chambre de la maison. P'tit-Bonhomme se tenait à son chevet. Elle venait de reconnaître en lui l'enfant qui s'était glissé par un trou de souris hors du taudis de la Hard,—maintenant un garçon florissant et vigoureux.

Et elle, qui, à l'époque où ils s'étaient séparés l'un de l'autre, comptait sept ans à peine, en avait aujourd'hui dix-huit. Mais, fatiguée par le travail, brisée par les privations, redeviendrait-elle la belle jeune fille qu'elle aurait été, si elle n'eût vécu au milieu de la débilitante atmosphère des fabriques?

Voilà près de onze ans que tous deux ne s'étaient revus, et cependant P'tit-Bonhomme avait reconnu Sissy rien qu'à sa voix, et plus sûrement qu'il ne l'eût reconnue à son visage. De son côté, Sissy retrouvait dans son cœur tout ce qu'elle avait conservé du souvenir de l'enfant.

C'est de ces choses qu'ils parlaient, l'un et l'autre, se tenant les mains, se regardant dans ce passé comme dans le miroir de leurs misères!

Près d'eux, Kat ne pouvait cacher son attendrissement. Quant à Bob, sa joie se traduisait par des interjections étonnantes, auxquelles Birk répondait par des demi «ouah!... ouah!...» non moins extraordinaires. M. O'Brien, très touché, assistait à cet entretien. Et sans doute, le commis, M. Balfour, aurait partagé l'émotion générale, s'il n'eût été à son bureau, plongé dans les comptes de la maison Little Boy and Co. Tous avaient si souvent entendu parler de Sissy,—autant que de la famille Mac Carthy,—qu'ils n'avaient plus à faire sa connaissance. Pour eux, c'était une sœur aînée de P'tit-Bonhomme qui revenait au logis, et il semblait qu'elle ne l'eût quitté que de la veille.

Grip manquait seul à cette scène, et l'on peut affirmer que, quoiqu'il ne l'eût jamais vue, il aurait reconnu la jeune fille de son boy du premier coup d'œil. D'ailleurs, le Vulcan ne devait pas tarder à être signalé sur les basses du canal Saint-Georges. La famille serait alors au complet.

Quant à ce qu'avait été la vie de la fillette, on le devine,—la vie de tous ces pauvres enfants de l'Irlande. Six mois après la fuite de P'tit-Bonhomme, la Hard étant morte dans un accès d'ivresse, il avait fallu ramener Sissy à la maison de charité de Donegal, où elle demeura deux années encore. Mais on ne pouvait l'y garder indéfiniment. Il y avait tant d'autres malheureux qui attendaient!... Elle avait près de neuf ans alors, et, à neuf ans, il faut savoir se suffire. Si on ne peut entrer en service, devenir la «maid», dont le salaire se réduit souvent au logement et à la nourriture, est-ce qu'il n'y a pas du travail dans les fabriques? On envoya donc Sissy à Belfast, où les filatures occupent un monde d'ouvriers. Là, elle vécut de quelques pence quotidiennement gagnés, au milieu des poussières malsaines du lin, rudoyée, frappée, n'ayant personne pour la défendre, néanmoins, toujours bonne, douce, serviable, et, d'ailleurs, déjà faite aux brutalités de l'existence.

A cet état de choses, Sissy ne voyait aucune amélioration possible. C'était un abîme où elle s'engouffrait. Et, au moment où elle doutait que personne pût jamais l'en retirer, voilà qu'une main venait de la saisir... la main du petit qui lui devait ses premières caresses, maintenant le chef d'une maison de commerce! Oui! il l'avait soustraite à cet enfer de Belfast, et elle se trouvait chez lui—chez lui!—où elle allait être la dame de l'établissement—oui! la dame! il le répétait,—et non la servante...

Elle... une servante?... Est-ce que Kat l'aurait supporté?... Est-ce que Bob lui aurait laissé faire son ouvrage?... Est-ce que P'tit-Bonhomme l'eût permis?...

«Ainsi tu veux me garder? dit-elle.

—Si je le veux, Sissy!

—Mais, au moins, je travaillerai de manière à ne point être à ta charge?

—Oui, Sissy.

—Et alors que ferai-je?...

—Rien, Sissy.»

Et il n'y avait pas à sortir de là. La vérité est que, huit jours plus tard,—et cela sur sa volonté formelle,—Sissy était installée derrière le comptoir, après s'être mise au courant de la vente. Et, ma foi, ce fut un attrait de plus pour la clientèle, cette gracieuse jeune fille déjà toute revivifiée par sa nouvelle existence et douée d'une physionomie si aimable, si intelligente, comme il convenait à la patronne de Little Boy and Co.

Un des plus vifs désirs de Sissy, c'était de voir apparaître sur le seuil de la porte le premier chauffeur du Vulcan. Elle connaissait la conduite de Grip pendant les années de la ragged-school. Elle savait qu'il lui avait succédé dans ses fonctions de protectrice de l'enfant échappé aux brutalités de la Hard. Ce qu'elle avait fait pour défendre P'tit-Bonhomme contre l'horrible mégère, Grip l'avait fait pour le défendre contre Carker et sa bande. Et puis, sans le dévouement de ce brave garçon, le pauvre petit eût péri pendant l'incendie de l'école. Le premier chauffeur pouvait donc compter sur un bon accueil à son retour. Mais le voyage fut allongé cette fois par des nécessités commerciales, et l'année 1888 s'acheva avant que le Vulcan eût rallié les parages de la mer d'Irlande.

Du reste, lorsque la chance s'en mêle, tout concourt au succès. L'inventaire, établi au 31 décembre, donna des résultats supérieurs aux précédents. Plus de deux mille livres, tel était, à cette époque, l'avoir de la maison des Petites Poches, libre de toutes dettes,—ce qui fut reconnu exact par M. O'Brien. L'honnête négociant ne put que féliciter le jeune patron, en lui recommandant de toujours agir avec une extrême prudence.

«Il est souvent plus difficile de conserver son bien qu'il n'a été difficile de l'acquérir, dit-il, en lui rendant l'acte d'inventaire.

SON PREMIER CHAUFFEUR ÉTAIT À SON POSTE. (Page 411.)

—Vous avez raison, répondit P'tit-Bonhomme, et croyez, monsieur O'Brien, que je ne me laisserai pas entraîner. Toutefois, je regrette que l'argent déposé à la Banque d'Irlande n'ait pas un emploi plus lucratif... C'est de l'argent qui dort, et, lorsqu'on dort, on ne travaille pas...

—Non, mon garçon, on se repose, et le repos est aussi nécessaire à l'argent qu'à l'homme.

—Et pourtant, monsieur O'Brien, si quelque bonne occasion se présentait...

—Il ne suffirait pas qu'elle fût bonne, il faudrait qu'elle fût excellente.

—D'accord, et dans ce cas, j'en suis sûr, vous seriez le premier à me conseiller...

—D'en profiter?... Certainement, mon garçon, à la condition que cela rentrât dans le genre de tes affaires.

—C'est ainsi que je le comprends, monsieur O'Brien, et l'idée ne me viendra jamais d'aller courir des risques dans des opérations où je n'entends rien. Mais, tout en agissant avec prudence, on peut chercher à développer son commerce...

—En de telles conditions, je serais mal venu à ne point t'approuver, mon garçon, et si j'ai vent de quelque affaire de toute sécurité... oui... peut-être... Enfin, nous verrons!»

Et, dans sa sagesse, l'ancien négociant ne voulait pas s'engager davantage.

Une date à mentionner entre toutes,—une date qui méritait d'être marquée d'une croix au crayon rouge sur le calendrier du bazar des Petites Poches,—ce fut celle du 23 février.

Ce jour-là, Bob, grimpé au haut d'une échelle, au fond du magasin des jouets, faillit en dégringoler, quand il s'entendit héler de cette sorte:

«Oh! des barres de perroquet... Oh!

—Grip! s'écria Bob, en se laissant glisser, comme un gamin le long d'une rampe d'escalier.

—Moi-même, And Co!... P'tit-Bonhomme va bien, mon mousse?... Kat va bien?... Monsieur O'Brien va bien?... Il m' semble que j' n'ai oublié personne?

—Personne?... Et moi, Grip?»

Et qui venait de prononcer ces paroles?... Une jeune fille, rayonnante de joie, qui s'avança vers le premier chauffeur du Vulcan et lui appliqua sans façon un bon baiser sur chaque joue.

«Plaît-il? s'écria Grip, tout déconcerté... Mad'moiselle... Je n' vous connais pas... Comment?... V'là qu'on embrasse ici les gens sans les connaître?...

—Alors je vais recommencer jusqu'à ce que nous ayons fait connaissance...

—Mais c'est Sissy, Grip!... Sissy!... Sissy!...» répétait Bob en éclatant de rire.

P'tit-Bonhomme et Kat venaient d'entrer. Or, voilà que ce diable de Grip,—décidément très malin,—ne voulut rien comprendre à l'explication qu'on lui donna, tant qu'il n'eut pas rendu les baisers de la demoiselle à la demoiselle. Par Saint-Patrick! que Sissy lui parut charmante, fraîche, épanouie! Et, comme il avait rapporté d'Amérique un joli nécessaire de voyage pour homme, avec tire-bottes, rasoirs et savonnette en vue de l'avenir de son boy, il soutint que c'était pour l'offrir à Sissy qui l'avait acheté... qu'il avait le pressentiment de la retrouver au bazar de Little Boy... et Sissy fut contrainte d'accepter son cadeau,—ce dont le véritable destinataire ne se montra point formalisé.

Que de bonnes journées s'envolaient à présent dans le magasin de Bedfort-street! Quand il n'était pas retenu à bord, Grip «n'en démarrait plus», suivant une de ses expressions. Évidemment, il y avait au comptoir des Petites Poches une attraction, disons un aimant dont l'influence se faisait sentir jusqu'aux docks, et qui le retenait près de Sissy, après l'avoir attiré. Que voulez-vous? Il est difficile de résister à ces lois de la nature. P'tit-Bonhomme n'était pas sans l'avoir remarqué.

«N'est-ce pas qu'elle est gentille, ma grande sœur? dit-il un jour à Grip.

—Ta grande sœur, mon boy! Mais elle n' s'rait pas gentille qu'elle le s'rait tout d' même!... Elle s'rait laide qu'elle ne l' s'rait pas!... Elle s'rait méchante...

—Méchante... Sissy?... Oh! Grip!

—Oui... c'est bête c' que je dis!... C'est parce que j' sais pas m'exprimer... Mais si j' savais m'exprimer...»

Il s'exprimait très bien, au contraire,—du moins à ce que pensait Kat, et trois semaines ne s'étaient pas écoulées depuis le retour de Grip, qu'elle disait à P'tit-Bonhomme:

«Notre Grip, c'est comme les animaux qui muent... De noir qu'il était, il est en train de reprendre sa couleur naturelle... sa couleur blanche... et je ne crois pas qu'il reste longtemps à bord du Vulcan!...»

C'était aussi l'avis de M. O'Brien.

Néanmoins, le 15 mars, lorsque le Vulcan appareilla pour l'Amérique, son premier chauffeur, que toute la famille avait accompagné jusqu'au port, était à son poste. Est-ce que,—il le prétendait du moins,—le Vulcan n'aurait pu se passer de lui?

Quand il revint le 13 mai, après sept semaines d'absence, il semblait que son «changement de couleur» fût plus accentué. Certes, on lui fit le même excellent accueil. P'tit-Bonhomme, Kat, Bob, le pressèrent entre leurs bras. Mais il ne fut pas aussi démonstratif en répondant à leur étreinte, et il se contenta de mettre un seul baiser sur la joue droite de Sissy, qui, d'ailleurs, n'en avait déposé qu'un seul sur sa joue gauche. Que signifiait cette réserve?... Grip devenu plus grave, Sissy devenue plus sérieuse, lorsqu'ils se trouvaient en face l'un de l'autre, cela introduisait une certaine gêne dans les réunions du soir. Et, à l'heure où Grip se retirait pour retourner à bord, lorsque P'tit-Bonhomme lui disait:

«A demain, mon bon Grip?...»

Il répondait le plus souvent:

«Non... d'main... y a d' l'ouvrage pressé dans la chauff'rie... Ça m' s'ra impossible!»

Et, le lendemain, le bon Grip revenait exactement comme la veille et même une heure plus tôt,—et phénomène extraordinaire—il est certain que sa peau devenait plus blanche de jour en jour.

On pensera sans doute que Grip se trouvait dans un état psychologique convenable pour accepter les propositions relatives à l'abandon de son métier de chauffeur et à son entrée comme associé dans la maison Little Boy and Co. C'était l'avis de P'tit-Bonhomme; mais il se garda bien de pressentir Grip à ce sujet. Mieux valait le laisser venir.

Et c'est un peu ce qui arriva vers le commencement du mois de juin.

«Ça va toujours, les affaires?... avait demandé Grip.

—Tu peux en juger, répondit P'tit-Bonhomme. Nos magasins ne désemplissent pas.

—Oui... il y a du monde!...

—Beaucoup, Grip, et surtout depuis que Sissy est installée au comptoir.

—Ça n' m'étonne pas, mon boy! Je n' comprends pas qu' dans tout Dublin et même qu' dans tout' l'Irlande, on veuille ach'ter n'importe quoi qui n' soit pas vendu par elle!

—Le fait est qu'il serait difficile d'être servi par une jeune fille plus aimable...

—Et plus... ou plus... répliqua Grip, qui ne parvint pas à trouver un comparatif digne de Sissy.

—Et intelligente! ajouta P'tit-Bonhomme.

—Ainsi... ça va?... reprit Grip.

—Je te l'ai dit!

—Et m'sieu Balfour?...

—Monsieur Balfour également.

—C' n'est pas d' sa santé que j' parle! répondit Grip un peu vivement peut-être. Qu'est-ce que ça m' fait, la santé de m'sieu Balfour?...

—Mais cela me fait quelque chose, Grip. Il nous est très utile, monsieur Balfour... C'est un excellent comptable...

—Et il s'y entend à sa b'sogne?...

—Parfaitement.

—J' crois qu'il est un peu vieux?...

—Non... il n'y paraît pas!

—Hum!»

Et ce hum! semblait dire que M. Balfour ne tarderait pas à atteindre les limites de l'extrême vieillesse.

La conversation en resta là. Et, lorsque P'tit-Bonhomme crut devoir en rapporter les termes, cela fit sourire la bonne Kat et M. O'Brien.

Jusqu'à ce gamin de Bob qui s'en mêlait, et qui, cinq ou six jours après, disait à Grip:

«Est-ce que le Vulcan ne va pas bientôt repartir?

—On en parle, à c' qui paraît! répliqua Grip, dont le front se couvrit de nuages, comme la mer par une brise de sud-ouest.

—Et alors, reprit And Co, tu vas aller rallumer la chaudière rien qu'en la regardant?...»

Le fait est que les yeux du premier chauffeur étincelaient. Mais cela tenait sans doute à ce que Sissy traversait le magasin, gracieuse et souriante, s'arrêtant parfois pour dire:

«Grip, voudriez-vous m'atteindre cette boîte de chocolat?... Je ne suis pas assez grande...»

Et Grip atteignait la boîte.

Ou bien:

«Voudriez-vous me descendre ce pain de sucre?... Je ne suis pas assez forte...»

Et Grip descendait le pain.

«Est-ce qu'il sera long, ton voyage? demanda Bob, lequel, avec son air futé et ses yeux en coulisse, semblait se moquer de son ami Grip.

—Très long, que j' pense! répondit le chauffeur, en secouant la tête. Au moins quat' à cinq s'maines...

—Bah! cinq semaines, c'est vite envolé!... J'ai cru que tu allais me dire cinq mois!

—Cinq mois?... Pourquoi pas cinq ans! s'écria Grip, bouleversé comme le serait un pauvre diable qui aurait attrapé cinq ans de prison.

—Alors... tu es bien heureux, Grip?

—Dam'... qu'è qu' tu veux que j' sois?... Oui! j' suis...

—Tu es une grande bête!»

Et là-dessus, Bob de s'en aller en faisant une grimace significative.

La vérité est que Grip ne vivait plus, car ce n'est pas vivre que de passer son temps à se cogner le front dans les coins, comme une mouche contre l'abat-jour d'une lampe. Il était donc à propos qu'il partît, puisqu'il ne se décidait pas à rester, et c'est ce qui arriva à la date du 22 juin.

Ce fut pendant cette nouvelle absence de Grip, que la maison Little Boy traita d'une certaine affaire, approuvée par M. O'Brien, et qui devait lui valoir de beaux bénéfices. Il s'agissait d'un jouet qu'un inventeur venait de fabriquer, et dont P'tit-Bonhomme n'hésita pas à acheter le brevet.

Ce jouet fit d'autant plus fureur que c'était la maison Little Boy and Co, c'est-à-dire deux jeunes garçons qui en avaient monopolisé la vente. Au moment de partir pour les bains de mer, toute la gentry enfantine voulut s'offrir ce cadeau, lequel était assez coûteux, et Bob, spécialement attaché à cet article, ne put suffire aux impatiences de sa clientèle. Sissy dut lui venir en aide, et la vente n'en alla pas plus mal. La branche épicerie, si achalandée pourtant, vit ses recettes dépassées par celles du rayon des jouets. En fin de compte, comme tout cela se totalisait dans la caisse des Petites Poches, le caissier ne s'en montra pas autrement chagrin. De ce fait seul, le capital s'accrut de quelques centaines de guinées. Très probablement même, si le débit ne s'arrêtait pas, et en y ajoutant les bénéfices ordinaires de Noël, l'inventaire, au 31 décembre, se chiffrerait par trois mille livres[9].

Voilà qui permettrait au jeune patron des Petites Poches de donner une jolie dot à la patronne de Little Boy and Co, s'il lui prenait quelque jour l'envie de se marier! Et pourquoi ne pas avouer que Grip, un jeune homme pas mal de sa personne, et qui ferait un époux accompli, lui plaisait, bien qu'elle n'en eût rien voulu jamais dire? Il est vrai, tout le monde le savait dans la maison. Mais voilà, est-ce que Grip se déciderait?... Est-ce qu'on pouvait se passer de lui dans la marine marchande?... Est-ce que les appareils évaporatoires fonctionneraient, s'il n'était pas à son poste?... Et puis n'avait-il pas ri à se démettre les mâchoires, lorsque P'tit-Bonhomme lui avait dit que l'envie lui viendrait peut-être de se marier?...

Il suit de cet ensemble de circonstances qu'au retour du Vulcan, le 29 juillet, le premier chauffeur fut plus gêné, plus gauche, plus triste, plus sombre... enfin, plus malheureux qu'auparavant. Son navire devait reprendre la mer le 15 septembre... Est-ce que, cette fois, il repartirait encore... lui?...

C'était probable, puisque P'tit-Bonhomme,—pouvait-on croire à tant de méchanceté de sa part!—était fermement résolu à ne point hâter un dénouement, inévitable d'ailleurs, tant que Grip n'aurait pas pris sur lui de faire une demande officielle. Il s'agissait de sa grande sœur, après tout, elle dépendait de lui, il avait le devoir d'assurer son bonheur... Or, la première condition à imposer,—condition sine quâ non,—c'était que Grip abandonnât son métier de marin et consentît à entrer dans la maison en qualité d'associé... Sinon, non!

Cette fois, pourtant, Grip fut si rigoureusement mis au pied du mur, qu'il aurait dû se déclarer et ne pas se raidir contre lui-même.

En effet, un jour qu'il tournait autour de Kat,—c'était à cette digne femme qu'il se serait le plus volontiers ouvert,—Kat lui dit, sans en avoir l'air:

«N'avez-vous pas remarqué, Grip, combien Sissy devient de plus en plus charmante?

—Non... répondit Grip... j' n'ai pas r'marqué... Pourquoi qu' j'aurais r'marqué?.... Je n' regarde pas...