Il lui fallait une femme.
Pente dont on ne voit que le premier plan.
L’appel indistinct de la nature est inexorable.
Toute la femme, quel gouffre!
Heureusement, pour Gwynplaine, il n’y avait d’autre femme que Dea. La seule dont il voulût. La seule qui pût vouloir de lui.
Gwynplaine avait ce grand frisson vague qui est la réclamation vitale de l’infini.
Ajoutez l’aggravation du printemps. Il aspirait les effluves sans nom de l’obscurité sidérale. Il allait devant lui, délicieusement hagard. Les parfums errants de la sève en travail, les irradiations capiteuses qui flottent dans l’ombre, l’ouverture lointaine des fleurs nocturnes, la complicité des petits nids cachés, les bruissements d’eaux et de feuilles, les soupirs sortant des choses, la fraîcheur, la tiédeur, tout ce mystérieux éveil d’avril et de mai, c’est l’immense sexe épars proposant à voix basse la volupté, provocation vertigineuse qui fait bégayer l’âme. L’idéal ne sait plus ce qu’il dit.
Qui eût vu marcher Gwynplaine eût pensé: Tiens! un ivrogne!
Il chancelait presque en effet sous le poids de son cœur, du printemps et de la nuit.
La solitude dans le bowling-green était si paisible que, par instants, il parlait haut.
Se sentir pas écouté fait qu’on parle.
Il se promenait à pas lents, la tête baissée, les mains derrière le dos, la gauche dans la droite, les doigts ouverts.
Tout à coup il sentit comme le glissement de quelque chose dans l’entre-bâillement inerte de ses doigts.
Il se retourna vivement.
Il avait dans la main un papier et devant lui un homme.
C’était cet homme venu jusqu’à lui par derrière avec la précaution d’un chat, qui lui avait mis ce papier entre les doigts.
Le papier était une lettre.
L’homme, suffisamment éclairé par la pénombre stellaire, était petit, joufflu, jeune, grave, et vêtu d’une livrée couleur feu, visible du haut en bas par la fente verticale d’un long surtout gris qu’on appelait alors capenoche, mot espagnol contracté qui veut dire cape de nuit. Il était coiffé d’une gorra cramoisie, pareille à une calotte de cardinal où la domesticité serait accentuée par un galon. Sur cette calotte on apercevait un bouquet de plumes de tisserin.
Il était immobile devant Gwynplaine. On eût dit une silhouette de rêve.
Gwynplaine reconnut le mousse de la duchesse.
Avant que Gwynplaine eût pu jeter un cri de surprise, il entendit la voix grêle, à la fois enfantine et féminine, du mousse qui lui disait:
—Trouvez-vous demain à pareille heure à l’entrée du pont de Londres. J’y serai. Je vous conduirai.
—Où? demanda Gwynplaine.
—Où vous êtes attendu.
Gwynplaine abaissa ses yeux sur la lettre qu’il tenait machinalement dans sa main.
Quand il les releva, le mousse n’était plus là.
On distinguait dans la profondeur du champ de foire une vague forme obscure qui décroissait rapidement. C’était le petit laquais qui s’en allait. Il tourna un coin de rue, et il n’y eut plus personne.
Gwynplaine regarda le mousse disparaître, puis il regarda la lettre. Il est des moments dans la vie où ce qui vous arrive ne vous arrive pas; la stupeur vous maintient quelque temps à une certaine distance du fait. Gwynplaine approcha la lettre de ses yeux comme quelqu’un qui veut lire; alors, il s’aperçut qu’il ne pouvait la lire pour deux raisons: premièrement, parce qu’il ne l’avait pas décachetée; deuxièmement, parce qu’il faisait nuit. Il fut plusieurs minutes avant de se rendre compte qu’il y avait une lanterne dans l’inn. Il fit quelques pas, mais de côté, et comme s’il ne savait où aller. Un somnambule à qui un fantôme a remis une lettre marche de la sorte.
Enfin il se décida, courut plutôt qu’il n’avança vers l’inn, se plaça dans le rayon de la porte entr’ouverte, et considéra encore une fois, à cette clarté, la lettre fermée. On ne voyait aucune empreinte sur le cachet, et sur l’enveloppe il y avait: A Gwynplaine. Il brisa le cachet, déchira l’enveloppe, déplia la lettre, la mit en plein sous la lumière, et voici ce qu’il lut:
«Tu es horrible, et je suis belle. Tu es histrion, et je suis duchesse. Je suis la première, et tu es le dernier. Je veux de toi. Je t’aime. Viens.»
Tel jet de flamme fait à peine une piqûre aux ténèbres; tel autre met le feu à un volcan.
Il y a des étincelles énormes.
Gwynplaine lut la lettre, puis la relut. Il y avait bien ce mot: Je t’aime!
Les épouvantes se succédèrent dans son esprit.
La première, ce fut de se croire fou.
Il était fou. C’était certain. Ce qu’il venait de voir n’existait pas. Les simulacres crépusculaires jouaient de lui, misérable. Le petit homme écarlate était une lueur de vision. Quelquefois, la nuit, rien condensé en une flamme vient rire de vous. Après s’être moqué, l’être illusoire avait disparu, laissant derrière lui Gwynplaine fou. L’ombre fait de ces choses-là.
La seconde épouvante, ce fut de constater qu’il avait toute sa raison.
Une vision? mais non. Eh bien! et cette lettre? Est-ce qu’il n’avait pas une lettre entre les mains? Est-ce que ne voilà pas une enveloppe, un cachet, du papier, une écriture? Est-ce qu’il ne sait pas de qui cela vient? Rien d’obscur dans cette aventure. On a pris une plume et de l’encre, et l’on a écrit. On a allumé une bougie, et l’on a cacheté avec de la cire. Est-ce que son nom n’est pas écrit sur la lettre? A Gwynplaine. Le papier sent bon. Tout est clair. Le petit homme, Gwynplaine le connaît. Ce nain est un groom. Cette lueur est une livrée. Ce groom a donné rendez-vous à Gwynplaine pour le lendemain à la même heure, à l’entrée du pont de Londres. Est-ce que le pont de Londres est une illusion? Non, non, tout cela se tient. Il n’y a là dedans aucun délire. Tout est réalité. Gwynplaine est parfaitement lucide. Ce n’est pas une fantasmagorie tout de suite décomposée au-dessus de sa tête, et dissipée en évanouissement; c’est une chose qui lui arrive. Non, Gwynplaine n’est pas fou. Gwynplaine ne rêve pas. Et il relisait la lettre.
Eh bien, oui. Mais alors?
Alors c’est formidable.
Il y a une femme qui veut de lui.
Une femme veut de lui! En ce cas que personne ne prononce plus jamais ce mot: incroyable. Une femme veut de lui! une femme qui a vu son visage! une femme qui n’est pas aveugle! Et qui est cette femme? Une laide? non. Une belle. Une bohémienne? non. Une duchesse.
Qu’y avait-il là dedans, et qu’est-ce que cela voulait dire? Quel péril qu’un tel triomphe! mais comment ne pas s’y jeter à tête perdue?
Quoi! cette femme! la sirène, l’apparition, la lady, la spectatrice de la loge visionnaire, la ténébreuse éclatante! Car c’était elle. C’était bien elle.
Le pétillement de l’incendie commençant éclatait en lui de toutes parts. C’était cette étrange inconnue! la même qui l’avait tant troublé! Et ses premières pensées tumultueuses sur cette femme reparaissaient, comme chauffées à tout ce feu sombre. L’oubli n’est autre chose qu’un palimpseste. Qu’un accident survienne, et tous les effacements revivent dans les interlignes de la mémoire étonnée. Gwynplaine croyait avoir retiré cette figure de son esprit, et il l’y retrouvait, et elle y était empreinte, et elle avait fait son creux dans ce cerveau inconscient, coupable d’un songe. A son insu, la profonde gravure de la rêverie avait mordu très avant. Maintenant un certain mal était fait. Et toute cette rêverie, désormais peut-être irréparable, il la reprenait avec emportement.
Quoi! on voulait de lui! Quoi! la princesse descendait de son trône, l’idole de son autel, la statue de son piédestal, le fantôme de sa nuée! Quoi! du fond de l’impossible, la chimère arrivait! Quoi! cette déité du plafond, quoi! cette irradiation, quoi! cette néréide toute mouillée de pierreries, quoi! cette beauté inabordable et suprême, du haut de son escarpement de rayons, elle se penchait vers Gwynplaine! Quoi! son char d’aurore, attelé à la fois de tourterelles et de dragons, elle l’arrêtait au-dessus de Gwynplaine, et elle disait à Gwynplaine: Viens! Quoi! lui, Gwynplaine, il avait cette gloire terrifiante d’être l’objet d’un tel abaissement de l’empyrée! Cette femme, si l’on peut donner ce nom à une forme sidérale et souveraine, cette femme se proposait, se donnait, se livrait! Vertige! L’olympe se prostituait! à qui? à lui, Gwynplaine! Des bras de courtisane s’ouvraient dans un nimbe pour le serrer contre un sein de déesse! Et cela sans souillure. Ces majestés-là ne noircissent pas. La lumière lave les dieux. Et cette déesse qui venait à lui savait ce qu’elle faisait. Elle n’était pas ignorante de l’horreur incarnée en Gwynplaine. Elle avait vu ce masque qui était le visage de Gwynplaine! et ce masque ne la faisait pas reculer. Gwynplaine était aimé quoique!
Chose qui dépassait tous les songes, il était aimé parce que! Loin de faire reculer la déesse, ce masque l’attirait! Gwynplaine était plus qu’aimé, il était désiré. Il était mieux qu’accepté, il était choisi. Lui, choisi!
Quoi! là où était cette femme, dans ce royal milieu du resplendissement irresponsable et de la puissance en plein libre arbitre, il y avait des princes, elle pouvait prendre un prince; il y avait des lords, elle pouvait prendre un lord; il y avait des hommes beaux, charmants, superbes, elle pouvait prendre Adonis. Et qui prenait-elle? Gnafron! Elle pouvait choisir au milieu des météores et des foudres l’immense séraphin à six ailes, et elle choisissait la larve rampant dans la vase. D’un côté, les altesses et les seigneuries, toute la grandeur, toute l’opulence, toute la gloire; de l’autre, un saltimbanque. Le saltimbanque l’emportait! Quelle balance y avait-il donc dans le cœur de cette femme? à quel poids pesait-elle son amour? Cette femme ôtait de son front le chapeau ducal et le jetait sur le tréteau du clown! Cette femme ôtait de sa tête l’auréole olympienne et la posait sur le crâne hérissé du gnome! On ne sait quel renversement du monde, le fourmillement d’insectes en haut, les constellations en bas, engloutissait Gwynplaine éperdu sous un écroulement de lumière, et lui faisait un nimbe dans le cloaque. Une toute-puissante, en révolte contre la beauté et la splendeur, se donnait au damné de la nuit, préférait Gwynplaine à Antinous, entrait en accès de curiosité devant les ténèbres, et y descendait, et, de cette abdication de la déesse, sortait, couronnée et prodigieuse, la royauté du misérable. «Tu es horrible. Je t’aime.» Ces mots atteignaient Gwynplaine à l’endroit hideux de l’orgueil. L’orgueil, c’est là le talon où tous les héros sont vulnérables. Gwynplaine était flatté dans sa vanité de monstre. C’était comme être difforme qu’il était aimé. Lui aussi, autant et plus peut-être que les Jupiters et les Apollons, il était l’exception. Il se sentait surhumain, et tellement monstre qu’il était dieu. Éblouissement épouvantable.
Maintenant, qu’était-ce que cette femme? que savait-il d’elle? Tout et rien. C’était une duchesse, il le savait; il savait qu’elle était belle, qu’elle était riche, qu’elle avait des livrées, des laquais, des pages, et des coureurs à flambeaux autour de son carrosse à couronne. Il savait qu’elle était amoureuse de lui, ou du moins qu’elle le lui disait. Le reste, il l’ignorait. Il savait son titre, et ne savait pas son nom. Il savait sa pensée, et ne savait pas sa vie. Était-elle mariée, veuve, fille? était-elle libre? était-elle sujette à des devoirs quelconques? A quelle famille appartenait-elle? Y avait-il autour d’elle des pièges, des embûches, des écueils? Ce qu’est la galanterie dans les hautes régions oisives, qu’il y ait sur ces sommets des antres où rêvent des charmeuses féroces ayant pêle-mêle autour d’elles des ossements d’amour déjà dévorés, à quels essais tragiquement cyniques peut aboutir l’ennui d’une femme qui se croit au-dessus de l’homme, Gwynplaine ne soupçonnait rien de cela; il n’avait pas même dans l’esprit de quoi échafauder une conjecture, on est mal renseigné dans le sous-sol social où il vivait; pourtant il voyait de l’ombre. Il se rendait compte que toute cette clarté était obscure. Comprenait-il? Non. Devinait-il? Encore moins. Qu’y avait-il derrière cette lettre? Une ouverture à deux battants, et en même temps une fermeture inquiétante. D’un côté l’aveu. De l’autre l’énigme.
L’aveu et l’énigme, ces deux bouches, l’une provocante, l’autre menaçante, prononcent la même parole: Ose!
Jamais la perfidie du hasard n’avait mieux pris ses mesures, et n’avait fait arriver plus à point une tentation. Gwynplaine, remué par le printemps et par la montée de la sève universelle, était en train de faire le rêve de la chair. Le vieil homme insubmersible dont aucun de nous ne triomphe, s’éveillait en cet éphèbe attardé, resté adolescent à vingt-quatre ans. C’est à ce moment-là, c’est à la minute la plus trouble de cette crise, que l’offre lui était faite, et que se dressait devant lui, éblouissante, la gorge nue du sphinx. La jeunesse est un plan incliné. Gwynplaine penchait, on le poussait. Qui? la saison. Qui? la nuit. Qui? cette femme. S’il n’y avait pas le mois d’avril, on serait bien plus vertueux. Les buissons en fleur, tas de complices! l’amour est le voleur, le printemps est le recéleur.
Gwynplaine était bouleversé.
Il y a une certaine fumée du mal qui précède la faute, et qui n’est pas respirable à la conscience. L’honnêteté tentée a la nausée obscure de l’enfer. Ce qui s’entr’ouvre dégage une exhalaison qui avertit les forts et étourdit les faibles. Gwynplaine avait ce mystérieux malaise.
Des dilemmes, à la fois fugaces et opiniâtres, flottaient devant lui. La faute, obstinée à s’offrir, prenait forme. Le lendemain, minuit, le pont de Londres, le page! irait-il? Oui! criait la chair. Non! criait l’âme.
Pourtant, disons-le, si singulier que cela semble au premier abord, cette question:—Irait-il?—il ne se l’adressa pas une seule fois distinctement. Les actions reprochables ont des endroits réservés. Comme les eaux-de-vie trop fortes, on ne les boit pas tout d’un trait. On pose le verre, on verra plus tard, la première goutte est déjà bien étrange.
Ce qui est sûr, c’est qu’il se sentait poussé par derrière vers l’inconnu.
Et il frémissait. Et il entrevoyait un bord d’écroulement. Et il se rejetait en arrière, ressaisi de tous côtés par l’effroi. Il fermait les yeux. Il faisait effort pour se nier à lui-même cette aventure, et pour se remettre à douter de sa raison. Évidemment c’était le mieux. Ce qu’il avait de plus sage à faire, c’était de se croire fou.
Fièvre fatale. Tout homme surpris par l’imprévu a eu dans sa vie de ces pulsations tragiques. L’observateur écoute toujours avec anxiété le retentissement des sombres coups de bélier du destin contre une conscience.
Hélas! Gwynplaine s’interrogeait. Là où le devoir est net, se poser des questions, c’est déjà la défaite.
Du reste, détail à noter, l’effronterie de l’aventure qui peut-être eût choqué un homme corrompu, ne lui apparaissait point. Ce que c’est que le cynisme, il l’ignorait. L’idée de prostitution, indiquée plus haut, ne l’approchait pas. Il n’était pas de force à la concevoir. Il était trop pur pour admettre les hypothèses compliquées. De cette femme, il ne voyait que la grandeur. Hélas! il était flatté. Sa vanité ne constatait que sa victoire. Qu’il fût l’objet d’une impudeur plutôt que d’un amour, il lui eût fallu, pour conjecturer cela, beaucoup plus d’esprit que n’en a l’innocence. Près de: Je t’aime, il n’apercevait pas ce correctif effrayant: Je veux de toi.
Le côté bestial de la déesse lui échappait.
L’esprit peut subir des invasions. L’âme a ses vandales, les mauvaises pensées, qui viennent dévaster notre vertu. Mille idées en sens inverse se précipitaient sur Gwynplaine l’une après l’autre, quelquefois toutes ensemble. Puis il se faisait en lui des silences. Alors il prenait sa tête entre ses mains, dans une sorte d’attention lugubre, pareille à la contemplation d’un paysage de la nuit.
Tout à coup il s’aperçut d’une chose, c’est qu’il ne pensait plus. Sa rêverie était arrivée à ce moment noir où tout disparaît.
Il remarqua aussi qu’il n’était pas rentré. Il pouvait être deux heures du matin.
Il mit la lettre apportée par le page dans sa poche de côté, mais s’apercevant qu’elle était sur son cœur, il l’ôta de là, et la fourra toute froissée dans le premier gousset venu de son haut-de-chausses, puis il se dirigea vers l’hôtellerie, y pénétra silencieusement, ne réveilla pas le petit Govicum qui l’attendait tombé de sommeil sur une table avec ses deux bras pour oreiller, referma la porte, alluma une chandelle à la lanterne de l’auberge, tira les verrous, donna un tour de clef à la serrure, prit machinalement les précautions d’un homme qui rentre tard, remonta l’escalier de la Green-Box, se glissa dans l’ancienne cahute qui lui servait de chambre, regarda Ursus qui dormait, souffla sa chandelle, et ne se coucha pas.
Une heure passa ainsi. Enfin, las, se figurant que le lit c’est le sommeil, il posa sa tête sur son oreiller, sans se déshabiller, et il fit à l’obscurité la concession de fermer les yeux; mais l’orage d’émotions qui l’assaillait n’avait pas discontinué un instant. L’insomnie est un sévice de la nuit sur l’homme. Gwynplaine souffrait beaucoup. Pour la première fois de sa vie, il n’était pas content de lui. Intime douleur mêlée à sa vanité satisfaite. Que faire? Le jour vint. Il entendit Ursus se lever, et n’ouvrit pas les paupières. Aucune trêve cependant. Il songeait à cette lettre. Tous les mots lui revenaient dans une sorte de chaos. Sous de certains souffles violents du dedans de l’âme, la pensée est un liquide. Elle entre en convulsions, elle se soulève, et il en sort quelque chose de semblable au rugissement sourd de la vague. Flux, reflux, secousses, tournoiements, hésitations du flot devant l’écueil, grêles et pluies, nuages avec des trouées où sont des lueurs, arrachements misérables d’une écume inutile, folles ascensions tout de suite écroulées, immenses efforts perdus, apparition du naufrage de toutes parts, ombre et dispersion, tout cela, qui est dans l’abîme, est dans l’homme. Gwynplaine était en proie à cette tourmente.
Au plus fort de cette angoisse, les paupières toujours fermées, il entendit une voix exquise qui disait:—Est-ce que tu dors, Gwynplaine?—Il ouvrit les yeux en sursaut et se leva sur son séant, la porte de la cahute vestiaire était entr’ouverte, Dea apparaissait dans l’entre-bâillement. Elle avait dans les yeux et sur les lèvres son ineffable sourire. Elle se dressait charmante, dans la sérénité inconsciente de son rayonnement. Il y eut une sorte de minute sacrée. Gwynplaine la contempla, tressaillant, ébloui, réveillé; réveillé de quoi? du sommeil? non, de l’insomnie. C’était elle, c’était Dea; et tout à coup il sentit au plus profond de son être l’indéfinissable évanouissement de la tempête et la sublime descente du bien sur le mal; le prodige du regard d’en haut s’opéra, la douce aveugle lumineuse, sans autre effort que sa présence, dissipa toute l’ombre en lui, le rideau de nuage s’écarta de cet esprit comme tiré par une main invisible, et Gwynplaine, enchantement céleste, eut dans la conscience une rentrée d’azur. Il redevint subitement, par la vertu de cet ange, le grand et bon Gwynplaine innocent. L’âme, comme la création, a de ces confrontations mystérieuses; tous deux se taisaient, elle la clarté, lui le gouffre, elle divine, lui apaisé; et audessus du cœur orageux de Gwynplaine, Dea resplendissait avec on ne sait quel inexprimable effet d’étoile de la mer.
Comme c’est simple un miracle! C’était dans la Green-Box l’heure du déjeuner, et Dea venait tout bonnement savoir pourquoi Gwynplaine n’arrivait pas à leur petite table du matin.
—Toi! cria Gwynplaine, et tout fut dit. Il n’eut plus d’autre horizon et d’autre vision que ce ciel où était Dea.
Qui n’a pas vu, après l’ouragan, le sourire immédiat de la mer, ne peut se rendre compte de ces apaisements-là. Rien ne se calme plus vite que les gouffres. Cela tient à leur facilité d’engloutissement. Ainsi est le cœur humain. Pas toujours, pourtant.
Dea n’avait qu’à se montrer, toute la lumière qui était en Gwynplaine sortait et allait à elle, et il n’y avait plus derrière Gwynplaine ébloui qu’une fuite de fantômes. Quelle pacificatrice que l’adoration!
Quelques instants après, tous deux étaient assis l’un devant l’autre, Ursus entre eux, Homo à leurs pieds. La théière, sous laquelle flambait une petite lampe, était sur la table. Fibi et Vinos étaient dehors et vaquaient au service.
Le déjeuner, comme le souper, se faisait dans le compartiment du centre. De la façon dont la table très étroite était placée, Dea tournait le dos à la baie de la cloison qui répondait à la porte d’entrée de la Green-Box.
Leurs genoux se touchaient. Gwynplaine versait le thé à Dea.
Dea soufflait gracieusement sur sa tasse. Tout à coup, elle éternua. Il y avait en ce moment-là, audessus de la flamme de la lampe, une fumée qui se dissipait, et quelque chose comme du papier qui tombait en cendre. Cette fumée avait fait éternuer Dea.
—Qu’est cela? demanda-t-elle.
—Rien, répondit Gwynplaine.
Et il se mit à sourire.
Il venait de brûler la lettre de la duchesse.
L’ange gardien de la femme aimée, c’est la conscience de l’homme qui aime.
Cette lettre de moins sur lui le soulagea étrangement, et Gwynplaine sentit son honnêteté comme l’aigle sent ses ailes.
Il lui sembla qu’avec cette fumée la tentation s’en allait, et qu’en même temps que ce papier, la duchesse tombait en cendre.
Tout en mêlant leurs tasses, buvant l’un après l’autre dans la même, ils parlaient. Babil d’amoureux, caquetage de moineaux. Enfantillages dignes de la Mère l’Oie et d’Homère. Deux cœurs qui s’aiment, n’allez pas chercher plus loin la poésie; et deux baisers qui dialoguent, n’allez pas chercher plus loin la musique.
—Sais-tu une chose?
—Non.
—Gwynplaine, j’ai rêvé que nous étions des bêtes, et que nous avions des ailes.
—Ailes, cela veut dire oiseaux, murmura Gwynplaine.
—Bêtes, cela veut dire anges, grommela Ursus.
La causerie continuait.
—Si tu n’existais pas, Gwynplaine...
—Eh bien?
—C’est qu’il n’y aurait pas de bon Dieu.
—Le thé est trop chaud. Tu vas te brûler, Dea.
—Souffle sur ma tasse.
—Que tu es belle ce matin!
—Figure-toi qu’il y a toutes sortes de choses que je veux te dire.
—Dis.
—Je t’aime!
—Je t’adore!
Et Ursus faisait cet aparté:
—Par le ciel, voilà d’honnêtes gens.
Quand on s’aime, ce qui est exquis, ce sont les silences. Il se fait comme des amas d’amour, qui éclatent ensuite doucement.
Il y eut une pause après laquelle Dea s’écria:
—Si tu savais! le soir, quand nous jouons la pièce, à l’instant où ma main touche ton front...—Oh! tu as une noble tête, Gwynplaine!—... à l’instant où je sens tes cheveux sous mes doigts, c’est un frisson, j’ai une joie du ciel, je me dis: Dans tout ce monde de noirceur qui m’enveloppe, dans cet univers de solitude, dans cet immense écroulement obscur où je suis, dans cet effrayant tremblement de moi et de tout, j’ai un point d’appui, le voilà. C’est lui.—C’est toi.
—Oh! tu m’aimes, dit Gwynplaine. Moi aussi je n’ai que toi sur la terre. Tu es tout pour moi. Dea, que veux-tu que je fasse? Désires-tu quelque chose? que te faut-il?
Dea répondit:
—Je ne sais pas. Je suis heureuse.
—Oh! reprit Gwynplaine, nous sommes heureux!
Ursus éleva la voix sévèrement:
—Ah! vous êtes heureux. C’est une contravention. Je vous ai déjà avertis. Ah! vous êtes heureux! Alors, tâchez qu’on ne vous voie pas. Tenez le moins de place possible. Ça doit se fourrer dans des trous, le bonheur. Faites-vous encore plus petits que vous n’êtes, si vous pouvez. Dieu mesure la grandeur du bonheur à la petitesse des heureux. Les gens contents doivent se cacher comme des malfaiteurs. Ah! vous rayonnez, méchants vers luisants que vous êtes, morbleu, on vous marchera dessus, et l’on fera bien. Qu’est-ce que c’est que toutes ces mamours-là? Je ne suis pas une duègne, moi, dont l’état est de regarder les amoureux se becqueter. Vous me fatiguez, à la fin! Allez au diable!
Et sentant que son accent revêche mollissait jusqu’à l’attendrissement, il noya cette émotion dans un fort souffle de bougonnement.
—Père, dit Dea, comme vous faites votre grosse voix!
—C’est que je n’aime pas qu’on soit trop heureux, répondit Ursus.
Ici Homo fit écho à Ursus. On entendit un grondement sous les pieds des amoureux.
Ursus se pencha et mit la main sur le crâne d’Homo.
—C’est cela, toi aussi, tu es de mauvaise humeur. Tu grognes. Tu hérisses ta mèche sur ta caboche de loup. Tu n’aimes pas les amourettes. C’est que tu es sage. C’est égal, tais-toi. Tu as parlé, tu as dit ton avis, soit; maintenant silence.
Le loup gronda de nouveau.
Ursus le regarda sous la table.
—Paix donc, Homo! Allons, n’insiste pas, philosophe!
Mais le loup se dressa et montra les dents du côté de la porte.
—Qu’est-ce que tu as donc? dit Ursus.
Et il empoigna Homo par la peau du cou.
Dea, inattentive aux grincements du loup, toute à sa pensée, et savourant en elle-même le son de voix de Gwynplaine, se taisait, dans cette sorte d’extase propre aux aveugles, qui semble parfois leur donner intérieurement un chant à écouter et leur remplacer par on ne sait quelle musique idéale la lumière qui leur manque. La cécité est un souterrain d’où l’on entend la profonde harmonie éternelle.
Pendant qu’Ursus, apostrophant Homo, baissait le front, Gwynplaine avait levé les yeux.
Il allait boire une tasse de thé, et ne la but pas; il la posa sur la table avec la lenteur d’un ressort qui se détend, ses doigts restèrent ouverts, et il demeura immobile, l’œil fixe, ne respirant plus.
Un homme était debout derrière Dea, dans l’encadrement de la porte.
Cet homme était vêtu de noir avec une cape de justice. Il avait une perruque jusqu’aux sourcils, et il tenait à la main un bâton de fer sculpté en couronne aux deux bouts.
Ce bâton était court et massif.
Qu’on se figure Méduse passant sa tête entre deux branches du paradis.
Ursus, qui avait senti la commotion d’un nouveau venu et qui avait dressé la tête sans lâcher Homo, reconnut ce personnage redoutable.
Il eut un tremblement de la tête aux pieds.
Il dit bas à l’oreille de Gwynplaine:
—C’est le wapentake.
Gwynplaine se souvint.
Une parole de surprise allait lui échapper. Il la retint.
Le bâton de fer terminé en couronne aux deux extrémités était l’iron-weapon.
C’était de l’iron-weapon, sur lequel les officiers de justice urbaine prêtaient serment en entrant en charge, que les anciens wapentakes de la police anglaise tiraient leur qualification.
Au delà de l’homme à la perruque, dans la pénombre, on entrevoyait l’hôtelier consterné.
L’homme, sans dire une parole, et personnifiant cette muta Themis des vieilles chartes, abaissa son bras droit par-dessus Dea rayonnante, et toucha du bâton de fer l’épaule de Gwynplaine, pendant que, du pouce de sa main gauche, il montrait derrière lui la porte de la Green-Box. Ce double geste, d’autant plus impérieux qu’il était silencieux, voulait dire: Suivez-moi.
Pro signo exeundi, sursum trahe, dit le cartulaire normand.
L’individu sur lequel venait se poser l’iron-weapon n’avait d’autre droit que le droit d’obéir. Nulle réplique à cet ordre muet. Les rudes pénalités anglaises menaçaient le réfractaire.
Sous ce rigide attouchement de la loi, Gwynplaine eut une secousse, puis fut comme pétrifié.
Au lieu d’être simplement effleuré du bâton de fer sur l’épaule, il en eût été violemment frappé sur la tête, qu’il n’eût pas été plus étourdi. Il se voyait sommé de suivre l’officier de police. Mais pourquoi? Il ne comprenait pas.
Ursus, jeté lui aussi de son côté dans un trouble poignant, entrevoyait quelque chose d’assez distinct. Il songeait aux bateleurs et aux prédicateurs, ses concurrents, à la Green-Box dénoncée, au loup, ce délinquant, à son propre démêlé avec les trois inquisitions de Bishops’gate; et qui sait? peut-être, mais ceci était effrayant, aux bavardages malséants et factieux de Gwynplaine touchant l’autorité royale. Il tremblait profondément.
Dea souriait.
Ni Gwynplaine, ni Ursus ne prononcèrent une parole. Tous deux eurent la même pensée: ne pas inquiéter Dea. Le loup l’eut peut-être aussi, car il cessa de gronder. Il est vrai qu’Ursus ne le lâchait point.
D’ailleurs Homo, dans l’occasion, avait ses prudences. Qui n’a remarqué certaines anxiétés intelligentes des animaux?
Peut-être, dans la mesure de ce qu’un loup peut comprendre des hommes, se sentait-il proscrit.
Gwynplaine se leva.
Aucune résistance n’était possible, Gwynplaine le savait, il se rappelait les paroles d’Ursus, et aucune question n’était faisable.
Il demeura debout devant le wapentake.
Le wapentake lui retira le weapon de dessus l’épaule, et ramena à lui le bâton de fer qu’il tint droit dans la posture du commandement, attitude de police comprise alors de tout le peuple, et qui intimait l’ordre que voici:
—Que cet homme me suive, et personne autre. Restez tous où vous êtes. Silence.
Pas de curieux. La police a, de tout temps, eu le goût de ces clôtures-là.
Ce genre de saisie était qualifié «séquestre de la personne».
Le wapentake, d’un seul mouvement, et comme une pièce mécanique qui pivote sur elle-même, tourna le dos et se dirigea d’un pas magistral et grave vers l’issue de la Green-Box.
Gwynplaine regarda Ursus.
Ursus eut cette pantomime composée d’un haussement d’épaules, des deux coudes aux hanches avec les mains écartées, et des sourcils froncés en chevrons, laquelle signifie: soumission à l’inconnu.
Gwynplaine regarda Dea. Elle songeait. Elle continuait de sourire.
Il posa l’extrémité de ses doigts sur ses lèvres, et lui envoya un inexprimable baiser.
Ursus, soulagé d’une certaine quantité de terreur par le dos tourné du wapentake, saisit ce moment pour glisser dans l’oreille de Gwynplaine ce murmure:
—Sur ta vie, ne parle pas avant qu’on t’interroge!
Gwynplaine, avec ce soin de ne pas faire de bruit qu’on a dans la chambre d’un malade, décrocha de la cloison son chapeau et son manteau, s’enveloppa du manteau jusqu’aux yeux, et se rabattit le chapeau sur le front; ne s’étant pas couché, il avait encore ses vêtements de travail et au cou son esclavine de cuir; il regarda encore une fois Dea; le wapentake, arrivé à la porte extérieure de la Green-Box, éleva son bâton et commença à descendre le petit escalier de sortie; alors Gwynplaine se mit en marche comme si cet homme le tirait avec une chaîne invisible; Ursus regarda Gwynplaine sortir de la Green-Box; le loup, à ce moment-là, ébaucha un grondement plaintif, mais Ursus le tint en respect, et lui dit tout bas: Il va revenir.
Dans la cour, maître Nicless, d’un geste servile et impérieux, refoulait les cris d’effarement dans les bouches de Vinos et de Fibi qui considéraient avec détresse Gwynplaine emmené, et les vêtements couleur deuil et le bâton de fer du wapentake.
Deux pétrifications, c’étaient ces deux filles. Elles avaient des attitudes de stalactites.
Govicum, abasourdi, écarquillait sa face dans une fenêtre entre baillée.
Le wapentake précédait Gwynplaine de quelques pas sans se retourner et sans le regarder, avec cette tranquillité glaciale que donne la certitude d’être la loi.
Tous deux, dans un silence de sépulcre, franchirent la cour, traversèrent la salle obscure du cabaret et débouchèrent sur la place. Il y avait là quelques passants groupés devant la porte de l’auberge, et le justicier-quorum à la tête d’une escouade de police. Ces curieux, stupéfaits, et sans souffler mot, s’écartèrent et se rangèrent avec la discipline anglaise devant le bâton du constable; le wapentake prit la direction des petites rues, dites alors Little Strand, qui longeaient la Tamise; et Gwynplaine, ayant à sa droite et à sa gauche les gens du justicier-quorum alignés en double haie, pâle, sans un geste, sans autre mouvement que les pas qu’il faisait, couvert de son manteau ainsi que d’un suaire, s’éloigna lentement de l’inn, marchant muet derrière l’homme taciturne, comme une statue qui suit un spectre.
L’arrestation sans explication, qui étonnerait fort un anglais d’aujourd’hui, était un procédé de police fort usité alors dans la Grande-Bretagne. On y eut recours, particulièrement pour les choses délicates auxquelles pourvoyaient en France les lettres de cachet, et en dépit de l’habeas corpus, jusque sous Georges II, et une des accusations dont Walpole eut à se défendre, ce fut d’avoir fait ou laissé arrêter Neuhoff de cette façon. L’accusation était probablement peu fondée, car Neuhoff, roi de Corse, fut incarcéré par ses créanciers.
Les prises de corps silencieuses, dont la Sainte-Voehme en Allemagne avait fort usé, étaient admises par la coutume germanique qui régit une moitié des vieilles lois anglaises, et recommandées, en certain cas, par la coutume normande qui régit l’autre moitié. Le maître de police du palais de Justinien s’appelait «le silentiaire impérial», silentiarius imperialis. Les magistrats anglais qui pratiquaient cette sorte de prise de corps, s’appuyaient sur de nombreux textes normands:—Canes latrant, sergentes silent.—Sergenter agere, ici est tacere.—Ils citaient Lundulphus Sagax, paragraphe 16:—Facit imperator silentium.—Ils citaient la charte du roi Philippe, de 1307:—Multos tenebimus bastonerios qui, obmutescentes, sergentare valeant.—Ils citaient les statuts de Henri Ier d’Angleterre, chapitre LIII:—Surge signa jussus. Taciturnior esto. Hoc est esse in captione regis.—Ils se prévalaient spécialement de cette prescription considérée comme faisant partie des antiques franchises féodales de l’Angleterre:—«Sous les viscomtes sont les serjans de l’espée, lesquels doivent justicier vertueusement à l’espée tous ceux qui suient malveses compagnies, gens diffamez d’aucuns crimes, et gens fuitis et forbannis..... et les doivent si vigoureusement et si discrètement appréhender, que la bonne gent qui sont paisibles soient gardez paisiblement, et que les malfeteurs soient espoantés.» Être arrêté de la sorte, c’était être saisi «ô le glaive de l’espée» (Vetus Consuetudo Normanniae, MS. I. part. Sect. I, cap. II). Les jurisconsultes invoquaient en outre, in Charta Ludovici Hutini pro normannis, le chapitre servientes spathae. Les servientes spathae, dans l’approche graduelle de la basse latinité jusqu’à nos idiomes, sont devenus sergentes spadae.
Les arrestations silencieuses étaient le contraire de la clameur de haro, et indiquaient qu’il convenait de se taire jusqu’à ce que de certaines obscurités fussent éclaircies.
Elles signifiaient: Questions réservées.
Elles indiquaient, dans l’opération de police, une certaine quantité de raison d’état.
Le terme de droit private, qui veut dire à huis clos, s’appliquait à ce genre d’arrestations.
C’est de cette manière qu’Edouard III avait, selon quelques annalistes, fait saisir Mortimer dans le lit de sa mère Isabelle de France. Ici encore on peut douter, car Mortimer soutint un siège dans sa ville avant d’être pris.
Warwick, le Faiseur de rois, pratiquait volontiers ce mode «d’attraire les gens».
Cromwell l’employait, surtout dans le Connaugh; et ce fut avec cette précaution du silence que Trailie-Arcklo, parent du comte d’Ormond, fut arrêté dans Kilmacaugh.
Ces prises de corps par le simple geste de justice représentaient plutôt le mandat de comparution que le mandat d’arrêt.
Elles n’étaient parfois qu’un procédé d’information, et impliquaient même, par le silence imposé à tous, un certain ménagement pour la personne saisie.
Pour le peuple, peu au fait de ces nuances, elles étaient particulièrement terrifiantes.
L’Angleterre, qu’on ne l’oublie pas, n’était pas en 1705, ni même beaucoup plus tard, ce qu’elle est de nos jours. L’ensemble était très confus et parfois très oppressif; Daniel de Foë, qui avait tâté du pilori, caractérise quelque part l’ordre social anglais par ces mots: «les mains de fer de la loi». Il n’y avait pas seulement la loi, il y avait l’arbitraire. Qu’on se rappelle Steele chassé du parlement, Locke chassé de sa chaire; Hobbes et Gibbon, forcés de fuir; Charles Curchill, Hume, Priestley persécutés; John Wilkes mis à la Tour. Qu’on énumère, le compte sera long, les victimes du statut seditious libel. L’inquisition avait un peu fusé par toute l’Europe; ses pratiques de police faisaient école. Un attentat monstrueux à tous les droits était possible en Angleterre; qu’on se souvienne du Gazetier cuirassé. En plein dix-huitième siècle, Louis XV faisait enlever dans Piccadilly les écrivains qui lui déplaisaient. Il est vrai que Georges III empoignait en France le prétendant au beau milieu de la salle de l’Opéra. C’étaient deux bras très longs; celui du roi de France allait jusque dans Londres, et celui du roi d’Angleterre jusque dans Paris. Telles étaient les libertés.
Ajoutons qu’on exécutait volontiers les gens dans l’intérieur des prisons; escamotage mêlé au supplice; expédient hideux, auquel l’Angleterre revient en ce moment; donnant ainsi au monde le singulier spectacle d’un grand peuple qui, voulant améliorer, choisit le pire, et qui, ayant devant lui, d’un côté le passé, de l’autre le progrès, se trompe de visage, et prend la nuit pour le jour.
Ainsi que nous l’avons dit, selon les très rigides lois de la police d’alors, la sommation de suivre le wapentake, adressée à un individu, impliquait pour toute autre personne présente le commandement de ne point bouger.
Quelques curieux pourtant s’obstinèrent, et accompagnèrent de loin le cortège qui emmenait Gwynplaine.
Ursus fut du nombre.
Ursus avait été pétrifié autant qu’on a le droit de l’être. Mais Ursus, tant de fois assailli par les surprises de la vie errante et par les méchancetés de l’inattendu, avait, comme un navire de guerre, son branle-bas de combat qui appelle au poste de bataille tout l’équipage, c’est-à-dire toute l’intelligence.
Il se dépêcha de n’être plus pétrifié, et se mit à réfléchir. Il ne s’agit pas d’être ému, il s’agit de faire face.
Faire face à l’incident, c’est le devoir de quiconque n’est pas imbécile.
Ne pas chercher à comprendre, mais agir. Tout de suite. Ursus s’interrogea.
Qu’y avait-il à faire?
Gwynplaine parti, Ursus se trouvait placé entre deux craintes: la crainte pour Gwynplaine, qui lui disait de suivre; la crainte pour lui-même, qui lui disait de rester.
Ursus avait l’intrépidité d’une mouche et l’impassibilité d’une sensitive. Son tremblement fut indescriptible. Pourtant il prit héroiquement son parti, et se décida à braver la loi et à suivre le wapentake, tant il était inquiet de ce qui pouvait arriver a Gwynplaine.
Il fallait qu’il eût bien peur pour avoir tant de courage.
A quels actes de vaillance l’épouvante peut pousser un lièvre!
Le chamois éperdu saute les précipices. Être effrayé jusqu’à l’imprudence, c’est une des formes de l’effroi.
Gwynplaine avait été enlevé plutôt qu’arrêté. L’opération de police s’était exécutée si rapidement que le champ de foire, d’ailleurs peu fréquenté à cette heure matinale, avait été à peine ému. Presque personne ne se doutait dans les baraques du Tarrinzeau-field que le wapentake était venu chercher l’Homme qui Rit. De là le peu de foule.
Gwynplaine, grâce à son manteau et à son feutre, qui se rejoignaient presque sur son visage, ne pouvait être reconnu des passants.
Avant de sortir à la suite de Gwynplaine, Ursus eut une précaution. Il prit à part maître Nicless, le boy Govicum, Fibi et Vinos, et leur prescrivit le plus absolu silence vis-à-vis de Dea, ignorante de tout; qu’on eût soin de ne pas souffler un mot qui pût lui faire soupçonner ce qui s’était passé; qu’on lui expliquât par les soins de ménage de la Green-Box l’absence de Gwynplaine et d’Ursus; que d’ailleurs c’était bientôt l’heure de son sommeil au milieu du jour, et qu’avant que Dea fût éveillée, il serait de retour, lui Ursus, avec Gwynplaine, tout cela n’étant qu’un malentendu, un mistake, comme on dit en Angleterre; qu’il leur serait bien facile à Gwynplaine et à lui d’éclairer les magistrats et la police; qu’ils feraient toucher du doigt la méprise, et que tout à l’heure ils allaient revenir tous deux. Surtout que personne ne dît rien à Dea. Ces recommandations faites, il partit.
Ursus put, sans être remarqué, suivre Gwynplaine. Quoiqu’il se tînt à la plus grande distance possible, il s’arrangea de façon à ne pas le perdre de vue. La hardiesse dans le guet, c’est la bravoure des timides.
Après tout, et si solennel que fût l’appareil, Gwynplaine n’était peut-être que cité à comparaître devant le magistrat de simple police pour quelque infraction sans gravité.
Ursus se disait que cette question allait être tout de suite résolue.
L’éclaircissement se ferait, sous ses yeux mêmes, par la direction que prendrait l’escouade emmenant Gwynplaine au moment où, parvenue aux limites du Tarrinzeau-field, elle atteindrait l’entrée des ruelles du Little Strand.
Si elle tournait à gauche, c’était qu’elle conduisait Gwynplaine à la maison de ville de Southwark. Peu de chose à craindre alors; quelque méchant délit municipal, une admonition du magistrat, deux ou trois shellings d’amende, puis Gwynplaine serait lâché, et la représentation de Chaos vaincu aurait lieu le soir même comme à l’ordinaire. Personne ne se serait aperçu de rien.
Si l’escouade tournait à droite, c’était sérieux.
Il y avait de ce côté là des lieux sévères.
A l’instant où le wapentake, menant les deux files d’argousins entre lesquelles marchait Gwynplaine, arriva aux petites rues, Ursus, haletant, regarda. Il existe des moments où tout l’homme passe dans les yeux.
De quel côté allait-on tourner?
On tourna à droite.
Ursus, chancelant d’effroi, s’appuya contre un mur pour ne point tomber.
Rien d’hypocrite comme ce mot qu’on se dit à soi-même: Je veux savoir à quoi m’en tenir. Au fond, on ne le veut pas du tout. On a une peur profonde. L’angoisse se complique d’un effort obscur pour ne point conclure. On ne se l’avoue pas, mais on reculerait volontiers, et quand on a avancé, on se le reproche.
C’est ce que fit Ursus. Il pensa avec frisson:—Voilà qui tourne mal. J’aurais toujours su cela assez tôt. Qu’est-ce que je fais là à suivre Gwynplaine?
Cette réflexion faite, comme l’homme n’est que contradiction, il doubla le pas, et maîtrisant son anxiété, il se hâta, afin de se rapprocher de l’escouade et de ne pas laisser se rompre dans le dédale des rues de Southwark le fil entre Gwynplaine et lui Ursus.
Le cortège de police ne pouvait aller vite, à cause de sa solennité.
Le wapentake l’ouvrait.
Le justicier-quorum le fermait.
Cet ordre impliquait une certaine lenteur.
Toute la majesté possible au recors éclatait dans le justicier-quorum. Son costume tenait le milieu entre le splendide accoutrement du docteur en musique d’Oxford et l’ajustement sobre et noir du docteur en divinité de Cambridge. Il avait des habits de gentilhomme sous un long godebert qui est une mante fourrée de dos de lièvre de Norvège. Il était mi-parti gothique et moderne, ayant une perruque comme Lamoignon et des manches mahoîtres comme Tristan l’Hermite. Son gros œil rond couvait Gwynplaine avec une fixité de hibou. Il marchait en cadence. Impossible de voir un bonhomme plus farouche.
Ursus, un moment dérouté dans l’écheveau brouillé des ruelles, parvint à rejoindre près de Sainte-Marie Over-Ry le cortège qui, heureusement, avait été retardé dans le préau de l’église par une batterie d’enfants et de chiens, incident habituel des rues de Londres, dogs and boys, disent les vieux registres de police, lesquels font passer les chiens avant les enfants.
Un homme conduit au magistrat par les gens de police étant, après tout, un événement fort vulgaire, et chacun ayant ses affaires, les curieux s’étaient dispersés. Il n’était resté, sur la piste de Gwynplaine, qu’Ursus.
On passa devant les deux chapelles, qui se faisaient face, des Recreative Religionists et de la Ligue Halleluiah, deux sectes d’alors qui subsistent encore aujourd’hui.
Puis le cortège serpenta de ruelle en ruelle, choisissant de préférence les roads non encore bâtis, les rows où poussait l’herbe et les lànes déserts, et fit force zigzags.
Enfin il s’arrêta.
On était dans une ruette exiguë. Pas de maisons, si ce n’est à l’entrée deux ou trois masures. Cette ruette était composée de deux murs, l’un à gauche, bas; l’autre à droite, haut. La muraille haute était noire et maçonnée à la saxonne, avec des créneaux, des scorpions et des carrés de grosses grilles sur des soupiraux étroits. Aucune fenêtre; ça et là seulement des fentes, qui étaient d’anciennes embrasures de pierriers et d’archegayes. On voyait, au pied de ce grand mur, comme le trou au bas de la ratière, un tout petit guichet, très surbaissé.
Ce guichet, emboîté dans un lourd plein cintre de pierre, avait un judas grillé, un marteau massif, une large serrure, des gonds noueux et robustes, un enchevêtrement de clous, une cuirasse de plaques et de peintures, et était fait de fer plus que de bois.
Personne dans la ruette. Pas de boutiques, pas de passants. Mais on entendait tout près un bruit continu comme si la ruette eût été parallèle à un torrent. C’était un vacarme de voix et de voitures. Il était probable qu’il y avait de l’autre côté de l’édifice noir une grande rue, sans doute la rue principale de Southwark, laquelle se reliait d’un bout à la route de Cantorbéry et de l’autre bout au pont de Londres.
Dans toute la longueur de la ruette un guetteur, en dehors du cortége enveloppant Gwynplaine, n’eût vu d’autre face humaine que le blême profil d’Ursus, risqué et à demi avancé dans la pénombre d’un coin de mur, regardant et ayant peur de voir. Il s’était posté dans le repli que faisait un zigzag de la rue.
L’escouade se groupa devant le guichet.
Gwynplaine était au centre, mais avait maintenant derrière lui le wapentake et son bâton de fer.
Le justicier-quorum leva le marteau et frappa trois coups.
Le judas s’ouvrit.
Le justicier-quorum dit:
—De par sa majesté.
La pesante porte de chêne et de fer tourna sur ses gonds, et une ouverture livide et froide s’offrit, pareille à une bouche d’antre. Une voûte hideuse se prolongeait dans l’ombre.
Ursus vit Gwynplaine disparaître là-dessous.
Le wapentake entra après Gwynplaine.
Puis le justicier-quorum.
Puis toute l’escouade.
Le guichet se referma.
La pesante porte revint s’appliquer hermétiquement sur ses chambranles de pierre sans qu’on vît qui l’avait ouverte ni qui la refermait. Il semblait que les verrous rentrassent d’eux-mêmes dans leurs alvéoles. Quelques-uns de ces mécanismes inventés par l’antique intimidation existent encore dans les très vieilles maisons de force. Porte dont on ne voyait pas le portier. Cela faisait ressembler le seuil de la prison au seuil de la tombe.
Ce guichet était la porte basse de la geôle de Southwark.
Rien dans cet édifice vermoulu et revêche ne démentait la mine discourtoise propre à une prison.
Un temple paien, construit par les vieux cattieuchlans pour les Mogons qui sont d’anciens dieux anglais, devenu palais pour Ethelulfe et forteresse pour saint Edouard, puis élevé à la dignité de prison en 1199 par Jean sans Terre, c’était là la geôle de Southwark. Cette geôle, d’abord traversée par une rue, comme Chenonceaux l’est par une rivière, avait été pendant un siècle ou deux une gate, c’est-à-dire une porte de faubourg; puis on avait muré le passage. Il reste en Angleterre quelques prisons de ce genre; ainsi, à Londres, Newgate; à Cantorbéry, Westgate; à Edimbourg, Canongate. En France la Bastille a d’abord été une porte.
Presque toutes les geôles d’Angleterre offraient le même aspect, grand mur au dehors, au dedans une ruche de cachots. Rien de funèbre comme ces gothiques prisons où l’araignée et la justice tendaient leurs toiles, et où John Howard, ce rayon, n’avait pas encore pénétré. Toutes, comme l’antique géhenne de Bruxelles, eussent pu être appelées Treurenberg, maison des pleurs.
On éprouvait, en présence de ces constructions inclémentes et sauvages, la même angoisse que ressentaient les navigateurs antiques devant les enfers d’esclaves dont parle Plaute, îles ferricrépitantes, ferricrepiditae insulae, lorsqu’ils passaient assez près pour entendre le bruit des chaînes.
La geôle de Southwark, ancien lieu d’exorcismes et de tourments, avait d abord eu pour spécialité les sorciers, ainsi que l’indiquaient ces deux vers gravés sur une pierre fruste au-dessus du guichet: