Dans la main du sommeil il y a le doigt de la mort. L’enfant se sentait saisi par cette main. Il était au moment de tomber sous le gibet. Il ne savait déjà plus s’il était debout.
La fin, toujours imminente, aucune transition entre être et ne plus être, la rentrée au creuset, le glissement possible à toute minute, c’est ce précipice-là qui est la création.
Encore un instant, et l’enfant et le trépassé, la vie en ébauche et la vie en ruine, allaient se confondre dans le même effacement.
Le spectre eut l’air de le comprendre et de ne pas le vouloir. Tout à coup il se mit à remuer. On eût dit qu’il avertissait l’enfant. C’était une reprise de vent qui soufflait.
Rien d’étrange comme ce mort en mouvement.
Le cadavre au bout de la chaîne, poussé par le souffle invisible, prenait une attitude oblique, montait à gauche, puis retombait, remontait à droite, et retombait et remontait avec la lente et funèbre précision d’un battant. Va-et-vient farouche. On eût cru voir dans les ténèbres le balancier de l’horloge de l’éternité.
Cela dura quelque temps ainsi. L’enfant devant cette agitation du mort sentait un réveil, et, à travers son refroidissement, avait assez nettement peur. La chaîne, à chaque oscillation, grinçait avec une régularité hideuse. Elle avait l’air de reprendre haleine, puis recommençait. Ce grincement imitait un chant de cigale.
Les approches d’une bourrasque produisent de subites enflures du vent. Brusquement la brise devint bise. L’oscillation du cadavre s’accentua lugubrement. Ce ne fut plus du balancement, ce fut de la secousse. La chaîne, qui grinçait, cria.
Il sembla que ce cri était entendu. Si c’était un appel, il fut obéi. Du fond de l’horizon, un grand bruit accourut.
C’était un bruit d’ailes.
Un incident survenait, l’orageux incident des cimetières et des solitudes, l’arrivée d’une troupe de corbeaux.
Des taches noires volantes piquèrent le nuage, percèrent la brume, grossirent, approchèrent, s’amalgamèrent, s’épaissirent, se hâtant vers la colline, poussant des cris. C’était comme la venue d’une légion. Cette vermine ailée des ténèbres s’abattit sur le gibet.
L’enfant, effaré, recula.
Les essaims obéissent à des commandements. Les corbeaux s’étaient groupés sur la potence. Pas un n’était sur le cadavre. Ils se parlaient entre eux. Le croassement est affreux. Hurler, siffler, rugir, c’est de la vie; le croassement est une acceptation satisfaite de la putréfaction. On croit entendre le bruit que fait le silence du sépulcre en se brisant. Le croassement est une voix dans laquelle il y a de la nuit. L’enfant était glacé.
Plus encore par l’épouvante que par le froid.
Les corbeaux se turent. Un d’eux sauta sur le squelette. Ce fut un signal. Tous se précipitèrent, il y eut une nuée d’ailes, puis toutes les plumes se refermèrent, et le pendu disparut sous un fourmillement d’ampoules noires remuant dans l’obscurité. En ce moment, le mort se secoua.
Était-ce lui? Était-ce le vent? Il eut un bond effroyable. L’ouragan, qui s’élevait, lui venait en aide. Le fantôme entra en convulsion. C’était la rafale, déjà soufflant à pleins poumons, qui s’emparait de lui, et qui l’agitait dans tous les sens. Il devint horrible. Il se mit à se démener. Pantin épouvantable, ayant pour ficelle la chaîne d’un gibet. Quelque parodiste de l’ombre avait saisi son fil et jouait de cette momie. Elle tourna et sauta comme prête à se disloquer. Les oiseaux, effrayés, s’envolèrent. Ce fut comme un rejaillissement de toutes ces bêtes infâmes. Puis ils revinrent. Alors une lutte commença.
Le mort sembla pris d’une vie monstrueuse. Les souffles le soulevaient comme s’ils allaient l’emporter; on eût dit qu’il se débattait et qu’il faisait effort pour s’évader; son carcan le retenait. Les oiseaux répercutaient tous ses mouvements, reculant, puis se ruant, effarouchés et acharnés. D’un côté, une étrange fuite essayée; de l’autre, la poursuite d’un enchaîné. Le mort, poussé par tous les spasmes de la bise, avait des soubresauts, des chocs, des accès de colère, allait, venait, montait, tombait, refoulant l’essaim éparpillé. Le mort était massue, l’essaim était poussière. La féroce volée assaillante ne lâchait pas prise et s’opiniâtrait. Le mort, comme saisi de folie sous cette meute de becs, multipliait dans le vide ses frappements aveugles semblables aux coups d’une pierre liée à une fronde. Par moments il avait sur lui toutes les griffes et toutes les ailes, puis rien; c’étaient des évanouissements de la horde, tout de suite suivis de retours furieux. Effrayant supplice continuant après la vie. Les oiseaux semblaient frénétiques. Les soupiraux de l’enfer doivent donner passage à des essaims pareils. Coups d’ongle, coups de bec, croassements, arrachements de lambeaux qui n’étaient plus de la chair, craquements de la potence, froissements du squelette, cliquetis des ferrailles, cris de la rafale, tumulte, pas de lutte plus lugubre. Une lémure contre des démons. Sorte de combat spectre.
Parfois, la bise redoublant, le pendu pivotait sur lui-même, faisait face à l’essaim de tous les côtés à la fois, paraissait vouloir courir après les oiseaux, et l’on eût dit que ses dents tâchaient de mordre. Il avait le vent pour lui et la chaîne contre lui, comme si les dieux noirs s’en mêlaient. L’ouragan était de la bataille. Le mort se tordait, la troupe d’oiseaux roulait sur lui en spirale. C’était un tournoiement dans un tourbillon.
On entendait en bas un grondement immense, qui était la mer.
L’enfant voyait ce rêve. Subitement il se mit à trembler de tous ses membres, un frisson ruissela le long de son corps, il chancela, tressaillit, faillit tomber, se retourna, pressa son front de ses deux mains, comme si le front était un point d’appui, et, hagard, les cheveux au vent, descendant la colline à grands pas, les yeux fermés, presque fantôme lui-même, il prit la fuite, laissant derrière lui ce tourment dans la nuit.
Il courut jusqu’à essoufflement, au hasard, éperdu, dans la neige, dans la plaine, dans l’espace. Cette fuite le réchauffa. Il en avait besoin. Sans cette course et sans cette épouvante, il était mort.
Quand l’haleine lui manqua, il s’arrêta. Mais il n’osa point regarder en arrière. Il lui semblait que les oiseaux devaient le poursuivre, que le mort devait avoir dénoué sa chaîne et était probablement en marche du même côté que lui, et que sans doute le gibet lui-même descendait la colline, courant après le mort. Il avait peur de voir cela, s’il se retournait.
Lorsqu’il eut repris un peu haleine, il se remit à fuir.
Se rendre compte des faits n’est point de l’enfance. Il percevait des impressions à travers le grossissement de l’effroi, mais sans les lier dans son esprit et sans conclure. Il allait n’importe où ni comment; il courait avec l’angoisse et la difficulté du songe. Depuis près de trois heures qu’il était abandonné, sa marche en avant, tout en restant vague, avait changé de but; auparavant il était en quête, à présent il était en fuite. Il n’avait plus faim, ni froid; il avait peur. Un instinct avait remplacé l’autre. Échapper était maintenant toute sa pensée. Échapper à quoi? à tout. La vie lui apparaissait de toutes parts autour de lui comme une muraille horrible. S’il eût pu s’évader des choses, il l’eût fait.
Mais les enfants ne connaissent point ce bris de prison qu’on nomme le suicide.
Il courait.
Il courut ainsi un temps indéterminé. Mais l’haleine s’épuise, la peur s’épuise aussi.
Tout à coup, comme saisi d’un soudain accès d’énergie et d’intelligence, il s’arrêta, on eût dit qu’il avait honte de se sauver; il se roidit, frappa du pied, dressa résolument la tête, et se retourna.
Il n’y avait plus ni colline, ni gibet, ni vol de corbeaux.
Le brouillard avait repris possession de l’horizon.
L’enfant poursuivit son chemin.
Maintenant il ne courait plus, il marchait. Dire que cette rencontre d’un mort l’avait fait un homme, ce serait limiter l’impression multiple et confuse qu’il subissait. Il y avait dans cette impression beaucoup plus et beaucoup moins. Ce gibet, fort trouble dans ce rudiment de compréhension qui était sa pensée, restait pour lui une apparition. Seulement, une terreur domptée étant un affermissement, il se sentit plus fort. S’il eût été d’âge à se sonder, il eût trouvé en lui mille autres commencements de méditation, mais la réflexion des enfants est informe, et tout au plus sentent-ils l’arrière-goût amer de cette chose obscure pour eux que l’homme plus tard appelle l’indignation.
Ajoutons que l’enfant a ce don d’accepter très vite la fin d’une sensation. Les contours lointains et fuyants, qui font l’amplitude des choses douloureuses, lui échappent. L’enfant est défendu par sa limite, qui est la faiblesse, contre les émotions trop complexes. Il voit le fait, et peu de chose à côté. La difficulté de se contenter des idées partielles n’existe pas pour l’enfant. Le procès de la vie ne s’instruit que plus tard, quand l’expérience arrive avec son dossier. Alors il y a confrontation des groupes de faits rencontrés, l’intelligence renseignée et grandie compare, les souvenirs du jeune âge reparaissent sous les passions comme le palimpseste sous les ratures, ces souvenirs sont des points d’appui pour la logique, et ce qui était vision dans le cerveau de l’enfant devient syllogisme dans le cerveau de l’homme. Du reste l’expérience est diverse, et tourne bien ou mal selon les natures. Les bons mûrissent. Les mauvais pourrissent.
L’enfant avait bien couru un quart de lieue, et marché un autre quart de lieue. Tout à coup il sentit que son estomac le tiraillait. Une pensée, qui tout de suite éclipsa la hideuse apparition de la colline, lui vint violemment: manger. Il y a dans l’homme une bête, heureusement; elle le ramène à la réalité.
Mais quoi manger? mais où manger? mais comment manger?
Il tâta ses poches. Machinalement, car il savait bien qu’elles étaient vides.
Puis il hâta le pas. Sans savoir où il allait, il hâta le pas vers le logis possible.
Cette foi à l’auberge fait partie des racines de la providence dans l’homme.
Croire à un gîte, c’est croire en Dieu.
Du reste, dans cette plaine de neige, rien qui ressemblât à un toit.
L’enfant marchait, la lande continuait, nue à perte de vue.
Il n’y avait jamais eu sur ce plateau d’habitation humaine. C’est au bas de la falaise, dans des trous de roche, que logeaient jadis, faute de bois pour bâtir des cabanes, les anciens habitants primitifs, qui avaient pour arme une fronde, pour chauffage la fiente de bœuf séchée, pour religion l’idole Heil debout dans une clairière à Dorchester, et pour industrie la pêche de ce faux corail gris que les gallois appelaient plin et les grecs isidis plocamos.
L’enfant s’orientait du mieux qu’il pouvait. Toute la destinée est un carrefour, le choix des directions est redoutable, ce petit être avait de bonne heure l’option entre les chances obscures. Il avançait cependant; mais, quoique ses jarrets semblassent d’acier, il commençait à se fatiguer. Pas de sentiers dans cette plaine; s’il y en avait, la neige les avait effacés. D’instinct, il continuait à dévier vers l’est. Des pierres tranchantes lui avaient écorché les talons. S’il eût fait jour, on eût pu voir, dans les traces qu’il laissait sur la neige, des taches roses qui étaient son sang.
Il ne reconnaissait rien. Il traversait le plateau de Portland du sud au nord, et il est probable que la bande avec laquelle il était venu, évitant les rencontres, l’avait traversé de l’ouest à l’est. Elle était vraisemblablement partie, dans quelque barque de pêcheur ou de contrebandier, d’un point quelconque de la côte d’Uggescombe, tel que Sainte-Catherine Chap, ou Swancry, pour aller à Portland retrouver l’ourque qui l’attendait, et elle avait dû débarquer dans une des anses de Weston pour aller se rembarquer dans une des criques d’Eston. Cette direction-là était coupée en croix par celle que suivait maintenant l’enfant. Il était impossible qu’il reconnût son chemin.
Le plateau de Portland a çà et là de hautes ampoules ruinées brusquement par la côte et coupées à pic sur la mer. L’enfant errant arriva sur un de ces points culminants, et s’y arrêta, espérant trouver plus d’indications dans plus d’espace, cherchant à voir. Il avait devant lui, pour tout horizon, une vaste opacité livide. Il l’examina avec attention, et, sous la fixité de son regard, elle devint moins indistincte. Au fond d’un lointain pli de terrain, vers l’est, au bas de cette lividité opaque, sorte d’escarpement mouvant et blême qui ressemblait à une falaise de la nuit, rampaient et flottaient de vagues lambeaux noirs, espèces d’arrachements diffus. Cette opacité blafarde, c’était du brouillard; ces lambeaux noirs, c’étaient des fumées. Où il y a des fumées, il y a des hommes. L’enfant se dirigea de ce côté.
Il entrevoyait à quelque distance une descente, et au pied de la descente, parmi des configurations informes de rochers que la brume estompait, une apparence de banc de sable ou de langue de terre reliant probablement aux plaines de l’horizon le plateau qu’il venait de traverser. Il fallait évidemment passer par là.
Il était arrivé en effet à l’isthme de Portland, alluvion diluvienne qu’on appelle Chess-Hill.
Il s’engagea sur le versant du plateau.
La pente était difficile et rude. C’était, avec moins d’âpreté pourtant, le revers de l’ascension qu’il avait faite pour sortir de la crique. Toute montée se solde par une descente. Après avoir grimpé, il dégringolait.
Il sautait d’un rocher à l’autre, au risque d’une entorse, au risque d’un écroulement dans la profondeur indistincte. Pour se retenir dans les glissements de la roche et de la glace, il prenait à poignées les longues lanières des landes et des ajoncs pleins d’épines, et toutes ces pointes lui entraient dans les doigts. Par instants, il trouvait un peu de rampe douce, et descendait en reprenant haleine, puis l’escarpement se refaisait, et pour chaque pas il fallait un expédient. Dans les descentes de précipice, chaque mouvement est la solution d’un problème. Il faut être adroit sous peine de mort. Ces problèmes, l’enfant les résolvait avec un instinct dont un singe eût pris note et une science qu’un saltimbanque eût admirée. La descente était abrupte et longue, Il en venait à bout néanmoins.
Peu à peu, il approchait de l’instant où il prendrait terre sur l’isthme entrevu.
Par intervalles, tout en bondissant ou en dévalant de rocher en rocher, il prêtait l’oreille, avec un dressement de daim attentif. Il écoutait au loin, à sa gauche, un bruit vaste et faible, pareil à un profond chant de clairon. Il y avait dans l’air en effet un remuement de souffles précédant cet effrayant vent boréal, qu’on entend venir du pôle comme une arrivée de trompettes. En même temps, l’enfant sentait par moments sur son front, sur ses yeux, sur ses joues, quelque chose qui ressemblait à des paumes de mains froides se posant sur son visage. C’étaient de larges flocons glacés, ensemencés d’abord mollement dans l’espace, puis tourbillonnant, et annonçant l’orage de neige. L’enfant en était couvert. L’orage de neige qui, depuis plus d’une heure déjà, était sur la mer, commençait à gagner la terre. Il envahissait lentement les plaines. Il entrait obliquement par le nord-ouest dans le plateau de Portland.
La tempête de neige est une des choses inconnues de la mer. C’est le plus obscur des météores; obscur dans tous les sens du mot. C’est un mélange de brouillard et de tourmente, et de nos jours on ne se rend pas bien compte encore de ce phénomène. De là beaucoup de désastres.
On veut tout expliquer par le vent et par le flot. Or dans l’air il y a une force qui n’est pas le vent, et dans l’eau il y a une force qui n’est pas le flot. Cette force, la même dans l’air et dans l’eau, c’est l’effluve. L’air et l’eau sont deux masses liquides, à peu près identiques, et rentrant l’une dans l’autre par la condensation et la dilatation, tellement que respirer c’est boire; l’effluve seul est fluide. Le vent et le flot ne sont que des poussées; l’effluve est un courant. Le vent est visible par les nuées, le flot est visible par l’écume; l’effluve est invisible. De temps en temps pourtant il dit: je suis là. Son Je suis là, c’est un coup de tonnerre.
La tempête de neige offre un problème analogue au brouillard sec. Si l’éclaircissement de la callina des espagnols et du quobar des éthiopiens est possible, à coup sûr, cet éclaircissement se fera par l’observation attentive de l’effluve magnétique.
Sans l’effluve, une foule de faits demeurent énigmatiques. A la rigueur, les changements de vitesse du vent, se modifiant dans la tempête de trois pieds par seconde à deux cent vingt pieds, motiveraient les variantes de la vague allant de trois pouces, mer calme, à trente-six pieds, mer furieuse; à la rigueur, l’horizontalité des souffles, même en bourrasque, fait comprendre comment une lame de trente pieds de haut peut avoir quinze cents pieds de long; mais pourquoi les vagues du Pacifique sont-elles quatre fois plus hautes près de l’Amérique que près de l’Asie, c’est-à-dire plus hautes à l’ouest qu’à l’est; pourquoi est-ce le contraire dans l’Atlantique; pourquoi, sous l’équateur, est-ce le milieu de la mer qui est le plus haut; d’où viennent ces déplacements de la tumeur de l’océan? c’est ce que l’effluve magnétique, combiné avec la rotation terrestre et l’attraction sidérale, peut seul expliquer.
Ne faut-il pas cette complication mystérieuse pour rendre raison d’une oscillation du vent allant, par exemple, par l’ouest, du sud-est au nord-est, puis revenant brusquement, par le même grand tour, du nord-est au sud-est, de façon à faire en trente-six heures un prodigieux circuit de cinq cent soixante degrés, ce qui fut le prodrome de la tempête de neige du 19 mars 1867?
Les vagues de tempête de l’Australie atteignent jusqu’à quatre vingts pieds de hauteur; cela tient au voisinage du pôle. La tourmente en ces latitudes résulte moins du bouleversement des souffles que de la continuité des décharges électriques sous-marines; en l’année 1866, le câble transatlantique a été régulièrement troublé dans sa fonction deux heures sur vingt-quatre, de midi à deux heures, par une sorte de fièvre intermittente. De certaines compositions et décompositions de forces produisent les phénomènes, et s’imposent aux calculs du marin à peine de naufrage. Le jour où la navigation, qui est une routine, deviendra une mathémathique, le jour où l’on cherchera à savoir, par exemple, pourquoi, dans nos régions, les vents chauds viennent parfois du nord et les vents froids du midi, le jour où l’on comprendra que les décroissances de température sont proportionnées aux profondeurs océaniques, le jour où l’on aura présent à l’esprit que le globe est un gros aimant polarisé dans l’immensité, avec deux axes, un axe de rotation et un axe d’effluves, s’entrecoupant au centre de la terre, et que les pôles magnétiques tournent autour des pôles géographiques; quand ceux qui risquent leur vie voudront la risquer scientifiquement, quand on naviguera sur de l’instabilité étudiée, quand le capitaine sera un météorologue, quand le pilote sera un chimiste, alors bien des catastrophes seront évitées. La mer est magnétique autant qu’aquatique; un océan de forces flotte, inconnu, dans l’océan des flots; à vau-l’eau, pourrait-on dire. Ne voir dans la mer qu’une masse d’eau, c’est ne pas voir la mer; la mer est un va-et-vient de fluide autant qu’un flux et reflux de liquide; les attractions la compliquent plus encore peut-être que les ouragans; l’adhésion moléculaire, manifestée, entre autres phénomènes, par l’attraction capillaire, microscopique pour nous, participe, dans l’océan, de la grandeur des étendues; et l’onde des effluves, tantôt aide, tantôt contrarie l’onde des airs et l’onde des eaux. Qui ignore la loi électrique ignore la loi hydraulique; car l’une pénètre l’autre. Pas d’étude plus ardue, il est vrai, ni plus obscure; elle touche à l’empirisme comme l’astronomie touche à l’astrologie. Sans cette étude pourtant, pas de navigation.
Cela dit, passons.
Un des composés les plus redoutables de la mer, c’est la tourmente de neige. La tourmente de neige est surtout magnétique. Le pôle la produit comme il produit l’aurore boréale; il est dans ce brouillard comme il est dans cette lueur; et, dans le flocon de neige comme dans la strie de flamme, l’effluve est visible.
Les tourmentes sont les crises de nerfs et les accès de délire de la mer. La mer a ses migraines. On peut assimiler les tempêtes aux maladies. Les unes sont mortelles, d’autres ne le sont point; on se tire de celle-ci et non de celle-là. La bourrasque de neige passe pour être habituellement mortelle. Jarabija, un des pilotes de Magellan, la qualifiait «une nuée sortie du mauvais côté du diable[3]».
[3] Una nube salida del malo lado del diabolo.
Surcouf disait: Il y a du trousse-galant dans cette tempête-là.
Les anciens navigateurs espagnols appelaient cette sorte de bourrasque la nevada au moment des flocons, et la helada au moment des grêlons. Selon eux il tombait du ciel des chauves-souris avec la neige.
Les tempêtes de neige sont propres aux latitudes polaires. Pourtant, parfois elles glissent, on pourrait presque dire elles croulent, jusqu’à nos climats, tant la ruine est mêlée aux aventures de l’air.
La Matutina, on l’a vu, s’était, en quittant Portland, résolument engagée dans ce grand hasard nocturne qu’une approche d’orage aggravait. Elle était entrée dans toute cette menace avec une sorte d’audace tragique. Cependant, insistons-y, l’avertissement ne lui avait point manqué.
Tant que l’ourque fut dans le golfe de Portland, il y eut peu de mer; la lame était presque étale. Quel que fût le brun de l’océan, il faisait encore clair dans le ciel. La brise mordait peu sur le bâtiment. L’ourque longeait le plus possible la falaise qui lui était un bon paravent.
On était dix sur la petite felouque biscayenne, trois hommes d’équipage, et sept passagers, dont deux femmes. A la lumière de la pleine mer, car dans le crépuscule le large refait le jour, toutes les figures étaient maintenant visibles et nettes. On ne se cachait plus d’ailleurs, on ne se gênait plus, chacun reprenait sa liberté d’allures, jetait son cri, montrait son visage, le départ étant une délivrance.
La bigarrure du groupe éclatait. Les femmes étaient sans âge; la vie errante fait des vieillesses précoces, et l’indigence est une ride. L’une était une basquaise des ports-secs; l’autre, la femme au gros rosaire, était une irlandaise. Elles avaient l’air indifférent des misérables. Elles s’étaient en entrant accroupies l’une près de l’autre sur des coffres au pied du mât. Elles causaient; l’irlandais et le basque, nous l’avons dit, sont deux langues parentes. La basquaise avait les cheveux parfumés d’oignon et de basilic. Le patron de l’ourque était basque guipuzcoan; un matelot était basque du versant nord des Pyrénées, l’autre était basque du versant sud, c’est-à-dire de la même nation, quoique le premier fût français et le second espagnol. Les basques ne reconnaissent point la patrie officielle. Mi madre se llama montaña, «ma mère s’appelle la montagne», disait l’arriero Zalareus. Des cinq hommes accompagnant les deux femmes, un était français languedocien, un était français provençal, un était génois, un, vieux, celui qui avait le sombrero sans trou à pipe, paraissait allemand, le cinquième, le chef, était un basque landais de Biscarosse. C’était lui qui, au moment où l’enfant allait entrer dans l’ourque, avait d’un coup de talon jeté la passerelle à la mer. Cet homme, robuste, subit, rapide, couvert, on s’en souvient, de passementeries, de pasquilles et de clinquants qui faisaient ses guenilles flamboyantes, ne pouvait tenir en place, se penchait, se dressait, allait et venait sans cesse d’un bout du navire à l’autre, comme inquiet entre ce qu’il venait de faire et ce qui allait arriver.
Ce chef de la troupe et le patron de l’ourque, et les deux hommes d’équipage, basques tous quatre, parlaient tantôt basque, tantôt espagnol, tantôt français, ces trois langues étant répandues sur les deux revers des Pyrénées. Du reste, hormis les femmes, tous parlaient à peu près le français, qui était le fond de l’argot de la bande. La langue française, dès cette époque, commençait à être choisie par les peuples comme intermédiaire entre l’excès de consonnes du nord et l’excès de voyelles du midi. En Europe le commerce parlait français; le vol, aussi. On se souvient que Gibby, voleur de Londres, comprenait Cartouche.
L’ourque, fine voilière, marchait bon train; pourtant dix personnes, plus les bagages, c’était beaucoup de charge pour un si faible gabarit.
Ce sauvetage d’une bande par ce navire n’impliquait pas nécessairement l’affiliation de l’équipage du navire à la bande. Il suffisait que le patron du navire fût un vascongado, et que le chef de la bande en fût un autre. S’entr’aider est, dans cette race, un devoir, qui n’admet pas d’exception. Un basque, nous venons de le dire, n’est ni espagnol, ni français, il est basque; et, toujours et partout, il doit sauver un basque. Telle est la fraternité pyrénéenne.
Tout le temps que l’ourque fut dans le golfe, le ciel, bien que de mauvaise mine, ne parut point assez gâté pour préoccuper les fugitifs. On se sauvait, on s’échappait, on était brutalement gai. L’un riait, l’autre chantait. Ce rire était sec, mais libre; ce chant était bas, mais insouciant.
Le languedocien criait: caougagno! «Cocagne!» est le comble de la satisfaction narbonnaise. C’était un demi-matelot, un naturel du village aquatique de Gruissan sur le versant sud de la Clappe, marinier plutôt que marin, mais habitué à manœuvrer les périssoires de l’étang de Bages et à tirer sur les sables salés de Sainte-Lucie la traîne pleine de poisson. Il était de cette race qui se coiffe du bonnet rouge, fait des signes de croix compliqués à l’espagnole, boit du vin de peau de bouc, tette l’outre, racle le jambon, s’agenouille pour blasphémer, et implore son saint patron avec menaces: Grand saint, accorde-moi ce que je te demande, ou je te jette une pierre à la tête, «ou té feg’ un pic».
Il pouvait, au besoin, s’ajouter utilement à l’équipage. Le provençal, dans la cambuse, attisait sous une marmite de fer un feu de tourbe, et faisait la soupe.
Cette soupe était une espèce de puchero où le poisson remplaçait la viande et où le provençal jetait des pois chiches, de petits morceaux de lard coupés carrément, et des gousses de piment rouge, concessions du mangeur de bouillabaisse aux mangeurs d’olla podrida. Un des sacs de provisions, déballé, était à côté de lui. Il avait allumé, au-dessus de sa tête, une lanterne de fer à vitres de talc, oscillant à un crochet du plafond de la cambuse. A côté, à un autre crochet, se balançait l’alcyon girouette. C’était alors une croyance populaire qu’un alcyon mort, suspendu par le bec, présente toujours la poitrine au côté d’où vient le vent.
Tout en faisant la soupe, le provençal se mettait par instants dans la bouche le goulot d’une gourde et avalait un coup d’aguardiente. C’était une de ces gourdes revêtues d’osier, larges et plates, à oreillons, qu’on se pendait au côté par une courroie, et qu’on appelait alors «gourdes de hanche». Entre chaque gorgée, il mâchonnait un couplet d’une de ces chansons campagnardes dont le sujet est rien du tout; un chemin creux, une haie; on voit dans la prairie par une crevasse du buisson l’ombre allongée d’une charrette et d’un cheval au soleil couchant, et de temps en temps au-dessus de la haie paraît et disparaît l’extrémité de la fourche chargée de foin. Il n’en faut pas plus pour une chanson.
Un départ, selon ce qu’on a dans le cœur ou dans l’esprit, est un soulagement ou un accablement. Tous semblaient allégés, un excepté, qui était le vieux de la troupe, l’homme au chapeau sans pipe.
Ce vieux, qui paraissait plutôt allemand qu’autre chose, bien qu’il eût une de ces figures à fond perdu où la nationalité s’efface, était chauve, et si grave que sa calvitie semblait une tonsure. Chaque fois qu’il passait devant la sainte vierge de la proue, il soulevait son feutre, et l’on pouvait apercevoir les veines gonflées et séniles de son crâne. Une façon de grande robe usée et déchiquetée, en serge brune de Dorchester, dont il s’enveloppait, ne cachait qu’à demi son justaucorps serré, étroit, et agrafé jusqu’au collet comme une soutane. Ses deux mains tendaient à l’entrecroisement et avaient la jonction machinale de la prière habituelle. Il avait ce qu’on pourrait nommer la physionomie blême; car la physionomie est surtout un reflet, et c’est une erreur de croire que l’idée n’a pas de couleur. Cette physionomie était évidemment la surface d’un étrange état intérieur, la résultante d’un composé de contradictions allant se perdre les unes dans le bien, les autres dans le mal, et, pour l’observateur, la révélation d’un à peu près humain pouvant tomber au-dessous du tigre ou grandir au-dessus de l’homme. Ces chaos de l’âme existent. Il y avait de l’illisible sur cette figure. Le secret y allait jusqu’à l’abstrait. On comprenait que cet homme avait connu l’avant-goût du mal, qui est le calcul, et l’arrière-goût, qui est le zéro. Dans son impassibilité, peut-être seulement apparente, étaient empreintes les deux pétrifications, la pétrification du cœur, propre au bourreau, et la pétrification de l’esprit, propre au mandarin. On pouvait affirmer, car le monstrueux a sa manière d’être complet, que tout lui était possible, même s’émouvoir. Tout savant est un peu cadavre; cet homme était un savant. Rien qu’à le voir, on devinait cette science empreinte dans les gestes de sa personne et dans les plis de sa robe. C’était une face fossile dont le sérieux était contrarié par cette mobilité ridée du polyglotte qui va jusqu’à la grimace. Du reste, sévère. Rien d’hypocrite, mais rien de cynique. Un songeur tragique. C’était l’homme que le crime a laissé pensif. Il avait le sourcil d’un trabucaire modifié par le regard d’un archevêque. Ses rares cheveux gris étaient blancs sur les tempes. On sentait en lui le chrétien, compliqué de fatalisme turc. Des nooeds de goutte déformaient ses doigts disséqués par la maigreur; sa haute taille roide était ridicule; il avait le pied marin. Il marchait lentement sur le pont sans regarder personne, d’un air convaincu et sinistre. Ses prunelles étaient vaguement pleines de la lueur fixe d’une âme attentive aux ténèbres et sujette à des réapparitions de conscience.
De temps en temps le chef de la bande, brusque et alerte, et faisant de rapides zigzags dans le navire, venait lui parler à l’oreille. Le vieillard répondait d’un signe de tête. On eût dit l’éclair consultant la nuit.
Deux hommes sur le navire étaient absorbés, ce vieillard et le patron de l’ourque, qu’il ne faut pas confondre avec le chef de la bande; le patron était absorbé par la mer, le vieillard par le ciel. L’un ne quittait pas des yeux la vague, l’autre attachait sa surveillance aux nuages. La conduite de l’eau était le souci du patron; le vieillard semblait suspecter le zénith. Il guettait les astres par toutes les ouvertures de la nuée.
C’était ce moment où il fait encore jour, et où quelques étoiles commencent à piquer faiblement le clair du soir.
L’horizon était singulier. La brume y était diverse.
Il y avait plus de brouillard sur la terre, et plus de nuage sur la mer.
Avant même d’être sorti de Portland-Bay, le patron, préoccupé du flot, eut tout de suite une grande minutie de manœuvres. Il n’attendit pas qu’on eût décapé. Il passa en revue le trelingage, et s’assura que la bridure des bas haubans était en bon état et appuyait bien les gambes de hune, précaution d’un homme qui compte faire des témérités de vitesse.
L’ourque, c’était là son défaut, enfonçait d’une demi-vare par l’avant plus que par l’arrière.
Le patron passait à chaque instant du compas de route au compas de variation, visant par les deux pinnules aux objets de la côte, afin de reconnaître l’aire de vent à laquelle ils répondaient. Ce fut d’abord une brise de bouline qui se déclara; il n’en parut pas contrarié, bien qu’elle s’éloignât de cinq pointes du vent de la route. Il tenait lui-même la barre le plus possible, paraissant ne se fier qu’à lui pour ne perdre aucune force, l’effet du gouvernail s’entretenant par la rapidité du sillage.
La différence entre le vrai rumb et le rumb apparent étant d’autant plus grande que le vaisseau a plus de vitesse, l’ourque semblait gagner vers l’origine du vent plus qu’elle ne faisait réellement. L’ourque n’avait pas vent largue et n’allait pas au plus près, mais on ne connaît directement le vrai rumb que lorsqu’on va vent arrière. Si l’on aperçoit dans les nuées de longues bandes qui aboutissent au même point de l’horizon, ce point est l’origine du vent; mais ce soir-là il y avait plusieurs vents, et l’aire du rumb était trouble; aussi le patron se méfiait des illusions du navire.
Il gouvernait à la fois timidement et hardiment, brassait au vent, veillait aux écarts subits, prenait garde au lans, ne laissait pas arriver le bâtiment, observait la dérive, notait les petits chocs de la barre, avait l’œil à toutes les circonstances du mouvement, aux inégalités de vitesse du sillage, aux folles ventes, se tenait constamment, de peur d’aventure, à quelque quart de vent de la côte qu’il longeait, et surtout maintenait l’angle de la girouette avec la quille plus ouvert que l’angle de la voilure, le rumb de vent indiqué par la boussole étant toujours douteux, à cause de la petitesse du compas de route. Sa prunelle, imperturbablement baissée, examinait toutes les formes que prenait l’eau.
Une fois pourtant il leva les yeux vers l’espace et tâcha d’apercevoir les trois étoiles qui sont dans le baudrier d’Orion; ces étoiles se nomment les trois Mages, et un vieux proverbe des anciens pilotes espagnols dit: Qui voit les trois mages n’est pas loin du sauveur.
Ce coup d’œil du patron au ciel coïncida avec cet aparté grommelé à l’autre bout du navire par le vieillard:
—Nous ne voyons pas même la Claire des Gardes, ni l’astre Antarès, tout rouge qu’il est. Pas une étoile n’est distincte.
Aucun souci parmi les autres fugitifs.
Toutefois, quand la première hilarité de l’évasion fut passée, il fallut bien s’apercevoir qu’on était en mer au mois de janvier, et que la bise était glacée. Impossible de se loger dans la cabine, beaucoup trop étroite et d’ailleurs encombrée de bagages et de ballots. Les bagages appartenaient aux passagers, et les ballots à l’équipage, car l’ourque n’était point un navire de plaisance et faisait la contrebande. Les passagers durent s’établir sur le pont; résignation facile à ces nomades. Les habitudes du plein air rendent aisés aux vagabonds les arrangements de nuit; la belle étoile est de leurs amies; et le froid les aide à dormir, à mourir quelquefois.
Celle nuit-là, du reste, on vient de le voir, la belle étoile était absente.
Le languedocien et le génois, en attendant le souper, se pelotonnèrent près des femmes, au pied du mât, sous des prélarts que les matelots leur jetèrent.
Le vieux chauve resta debout à l’avant, immobile et comme insensible au froid.
Le patron de l’ourque, de la barre où il était, fit une sorte d’appel guttural assez semblable à l’interjection de l’oiseau qu’on appelle en Amérique l’Exclamateur; à ce cri, le chef de la bande approcha, et le patron lui adressa cette apostrophe: Etcheco jaüna! Ces deux mots basques, qui signifient «laboureur de la montagne», sont, chez ces antiques cantabres, une entrée en matière solennelle et commandent l’attention.
Puis le palron montra du doigt au chef le vieillard, et le dialogue continua en espagnol, peu correct, du reste, étant de l’espagnol montagnard. Voici les demandes et les réponses:
—Etchceo jaüna, que es este hombre[4]?
—Un hombre.
—Que lenguas habla?
—Todas.
—Que cosas sabe?
—Todas.
—Qual païs!
—Ningun, y todos.
—Qual Dios?
—Dios.
—Como le llamas?
—El Tonto.
—Como dices que le llamas?
—El Sabio.
—En vuestre tropa, que esta?
—Esta lo que esta.
—El gefe?
—No.
—Pues, que esta?
—La alma.
[4]—Laboureur de la montagne, quel est cet homme?—Un
homme.—Quelles langues parle-t-il?—Toutes.—Quelles
choses sait-il?—Toutes.—Quel est son pays?—Aucun et
tous.—Quel est son Dieu?—Dieu.—Comment le nommes-tu?—Le Fou.—Comment dis-tu que tu le nommes?—Le Sage.—Dans votre troupe, qu’est-ce qu’il est?—Il est ce qu’il
est.—Le chef?—Non.—Alors, quel est-il?—L’âme.
Le chef et le patron se séparèrent, chacun retournant à sa pensée, et peu après la Matutina sortit du golfe.
Les grands balancements du large commencèrent.
La mer, dans les écartements de l’écume, était d’apparence visqueuse; les vagues, vues dans la clarté crépusculaire à profil perdu, avaient des aspects de flasques de fiel. Ça et là une lame, flottant à plat, offrait des fêlures et des étoiles, comme une vitre où l’on a jeté des pierres. Au centre de ces étoiles, dans un trou tournoyant, tremblait une phosphorescence, assez semblable à cette réverbération féline de la lumière disparue qui est dans la prunelle des chouettes.
La Matutina traversa fièrement et en vaillante nageuse le redoutable frémissement du banc Chambours. Le banc Chambours, obstacle latent à la sortie de la rade de Portland, n’est point un barrage, c’est un amphithéâtre. Un cirque de sable sous l’eau, des gradins sculptés par les cercles de l’onde, une arène ronde et symétrique, haute comme une Yungfrau, mais noyée, un colisée de l’océan entrevu par le plongeur dans la transparence visionnaire de l’engloutissement, c’est là le banc Chambours. Les hydres s’y combattent, les léviathans s’y rencontrent; il y a là, disent les légendes, au fond du gigantesque entonnoir, des cadavres de navires saisis et coulés par l’immense araignée Kraken, qu’on appelle aussi le poisson-montagne. Telle est l’effrayante ombre de la mer.
Ces réalités spectrales ignorées de l’homme se manifestent à la surface par un peu de frisson.
Au dix-neuvième siècle, le banc Chambours est en ruine. Le brise-lames récemment construit a bouleversé et tronqué à force de ressacs cette haute architecture sous-marine, de même que la jetée bâtie au Croisie en 1760 y a changé d’un quart d’heure l’établissement des marées. La marée pourtant, c’est éternel; mais l’éternité obéit à l’homme plus qu’on ne croit.
Le vieux homme que le chef de la troupe avait qualifié d’abord le Fou, puis le Sage, ne quittait plus l’avant. Depuis le passage du banc Chambours, son attention se partageait entre le ciel et l’océan. Il baissait les yeux, puis les relevait; ce qu’il scrutait surtout, c’était le nord-est.
Le patron confia la barre à un matelot, enjamba le panneau de la fosse aux câbles, traversa le passavent et vint au gaillard de proue.
Il aborda le vieillard, mais non de face. Il se tint un peu en arrière, les coudes serrés aux hanches, les mains écartées, la tête penchée sur l’épaule, l’œil ouvert, le sourcil haut, un coin des lèvres souriant, ce qui est l’attitude de la curiosité, quand elle flotte entre l’ironie et le respect.
Le vieillard, soit qu’il eût l’habitude de parler quelquefois seul, soit que sentir quelqu’un derrière lui l’excitât à parler, se mit à monologuer, en considérant l’étendue.
—Le méridien d’où l’on compte l’ascension droite est marqué dans ce siècle par quatre étoiles, la Polaire, la chaise de Cassiopée, la tête d’Andromède, et l’étoile Algénib, qui est dans Pégase. Mais aucune n’est visible.
Ces paroles se succédaient automatiquement, confuses, à peu près dites, et en quelque façon sans qu’il se mêlât de les prononcer. Elles flottaient hors de sa bouche et se dissipaient. Le monologue est la fumée des feux intérieurs de l’esprit.
Le patron interrompit:
—Seigneur...
Le vieillard, peut-être un peu sourd en même temps que très pensif, continua:
—Pas assez d’étoiles, et trop de vent. Le vent quitte toujours sa route pour se jeter sur la côte. Il s’y jette à pic. Cela tient à ce que la terre est plus chaude que la mer. L’air en est plus léger. Le vent froid et lourd de la mer se précipite sur la terre pour le remplacer. C’est pourquoi dans le grand ciel le vent souffle vers la terre de tous les côtés. Il importerait de faire des bordées allongées entre le parallèle estimé et le parallèle présumé. Quand la latitude observée ne diffère pas de la latitude présumée de plus de trois minutes sur dix lieues, et de quatre sur vingt, on est en bonne route.
Le patron salua, mais le vieillard ne le vit point. Cet homme, qui portait presque une simarre d’universitaire d’Oxford ou de Goettingue, ne bougeait pas de sa posture hautaine et revêche. Il observait la mer en connaisseur des flots et des hommes. Il étudiait les vagues, mais presque comme s’il allait demander dans leur tumulte son tour de parole, et leur enseigner quelque chose. Il y avait en lui du magister et de l’augure. Il avait l’air du pédant de l’abîme.
Il poursuivit son soliloque, peut-être fait, après tout, pour être écouté.
—On pourrait lutter, si l’on avait une roue au lieu d’une barre. Par une vitesse de quatre lieues à l’heure, trente livres d’effort sur la roue peuvent produire trois cent mille livres d’effet sur la direction. Et plus encore, car il y a des cas où l’on fait faire à la trousse deux tours de plus.
Le patron salua une deuxième fois, et dit:
—Seigneur...
L’œil du vieillard se fixa sur lui. La tête tourna sans que le corps remuât.
—Appelle-moi docteur.
—Seigneur docteur, c’est moi qui suis le patron.
—Soit, répondit le «docteur».
Le docteur—nous le nommerons ainsi dorénavant—parut consentir au dialogue:
—Patron, as-tu un octant anglais?
—Non.
—Sans octant anglais, tu ne peux prendre hauteur ni par derrière, ni par devant.
—Les basques, répliqua le patron, prenaient hauteur avant qu’il y eût des anglais.
—Méfie-toi de l’olofée.
—Je mollis quand il le faut.
—As-tu mesuré la vitesse du navire?
—Oui.
—Quand?
—Tout à l’heure.
—Par quel moyen?
—Au moyen du loch.
—As-tu eu soin d’avoir l’œil sur le bois du loch?
—Oui.
—Le sablier fait-il juste ses trente secondes?
—Oui.
—Es-tu sûr que le sable n’a point usé le trou entre les deux empoulettes?
—Oui.
—As-tu fait la contre-épreuve du sablier par la vibration d’une balle de mousquet suspendue...
—A un fil plat tiré de dessus le chanvre roui? Sans doute.
—As-tu ciré le fil de peur qu’il ne s’allonge?
—Oui.
—As-tu fait la contre-épreuve du loch?
—J’ai fait la contre-épreuve du sablier par la balle de mousquet et la contre-épreuve du loch par le boulet de canon.
—Quel diamètre a ton boulet?
—Un pied.
—Bonne lourdeur.
—C’est un ancien boulet de notre vieille ourque de guerre, la Casse de Par-grand.
—Qui était de l’armada?
—Oui.
—Et qui portait six cents soldats, cinquante matelots et vingt-cinq canons?
—Le naufrage le sait.
—Comment as-tu pesé le choc de l’eau contre le boulet?
—Au moyen d’un peson d’Allemagne.
—As-tu tenu compte de l’impulsion du flot contre la corde portant le boulet?
—Oui.
—Quel est le résultat?
—Le choc de l’eau a été de cent soixante-dix livres.
—C’est-à-dire que le navire fait à l’heure quatre lieues de France.
—Et trois de Hollande.
—Mais c’est seulement le surplus de la vitesse du sillage sur la vitesse de la mer.
—Sans doute.
—Où te diriges-tu?
—A une anse que je connais entre Loyola et Saint-Sébastien.
—Mets-toi vite sur le parallèle du lieu de l’arrivée.
—Oui. Le moins d’écart possible.
—Méfie-toi des vents et des courants. Les premiers excitent les seconds.
—Traidores[5].
[5] Traitres.
—Pas de mots injurieux. La mer entend. N’insulte rien. Contente-toi d’observer.
—J’ai observé et j’observe. La marée est en ce moment contre le vent; mais tout à l’heure, quand elle courra avec le vent, nous aurons du bon.
—As-tu un routier?
—Non. Pas pour cette mer.
—Alors tu navigues à tâtons?
—Point. J’ai la boussole.
—La boussole est un œil, le routier est l’autre.
—Un borgne voit.
—Comment mesures-tu l’angle que fait la route du navire avec la quille?
—J’ai mon compas de variation, et puis je devine.
—Deviner, c’est bien; savoir c’est mieux.
—Christophe[6] devinait.
[6] Colomb.
—Quand il y a de la brouille et quand la rose tourne vilainement, on ne sait plus par quel bout du harnais prendre le vent, et l’on finit par n’avoir plus ni point estimé, ni point corrigé. Un âne avec son routier vaut mieux qu’un devin avec son oracle.
—Il n’y a pas encore de brouille dans la bise, et je ne vois pas de motif d’alarme.
—Les navires sont des mouches dans la toile d’araignée de la mer.
—Présentement, tout est en assez bon état dans la vague et dans le vent.
—Un tremblement de points noirs sur le flot, voilà les hommes sur l’océan.
—Je n’augure rien de mauvais pour cette nuit.
—Il peut arriver une telle bouteille à l’encre que tu aies de la peine à te tirer d’intrigue.
—Jusqu’à présent tout va bien.
L’œil du docteur se fixa sur le nord-est.
Le patron continua:
—Gagnons seulement le golfe de Gascogne, et je réponds de tout. Ah! par exemple, j’y suis chez moi. Je le tiens, mon golfe de Gascogne. C’est une cuvette souvent bien en colère, mais là je connais toutes les hauteurs d’eau et toutes les qualités de fond; vase devant San Cipriano, coquilles devant Cizarque, sable au cap Penas, petits cailloux au Boucaut de Mimizan, et je sais la couleur de tous les cailloux.
Le patron s’interrompit; le docteur ne l’écoutait plus.
Le docteur considérait le nord-est. Il se passait sur ce visage glacial quelque chose d’extraordinaire.
Toute la quantité d’effroi possible à un masque de pierre y était peinte. Sa bouche laissa échapper ce mot:
—A la bonne heure!
Sa prunelle, devenue tout à fait de hibou et toute ronde, s’était dilatée de stupeur en examinant un point de l’espace.
Il ajouta:
—C’est juste. Quant à moi, je consens.
Le patron le regardait.
Le docteur reprit, se parlant à lui-même ou parlant à quelqu’un dans l’abîme:
—Je dis oui.
Il se tut, ouvrit de plus en plus son œil avec un redoublement d’attention sur ce qu’il voyait, et reprit:
—Cela vient de loin, mais cela sait ce que cela fait.
Le segment de l’espace où plongeaient le rayon visuel et la pensée du docteur, étant opposé au couchant, était éclairé par la vaste réverbération crépusculaire presque comme par le jour. Ce segment, fort circonscrit et entouré de lambeaux de vapeur grisâtre, était tout simplement bleu, mais d’un bleu plus voisin du plomb que de l’azur.
Le docteur, tout à fait retourné du côté de la mer et sans regarder le patron désormais, désigna de l’index ce segment aérien, et dit:
—Patron, vois-tu?
—Quoi?
—Cela.
—Quoi?
—Là-bas.
—Du bleu. Oui.
—Qu’est-ce?
—Un coin du ciel.
—Pour ceux qui vont au ciel, dit le docteur. Pour ceux qui vont ailleurs, c’est autre chose.
Et il souligna ces paroles d’énigme d’un effrayant regard perdu dans l’ombre.
Il y eut un silence.
Le patron, songeant à la double qualification donnée par le chef à cet homme, se posa en lui-même cette question: Est-ce un fou? Est-ce un sage?
L’index osseux et rigide du docteur était demeuré dressé comme en arrêt vers le coin bleu trouble de l’horizon.
Le patron examina ce bleu.
—En effet, grommela-t-il, ce n’est pas du ciel, c’est du nuage.
—Nuage bleu pire que nuage noir, dit le docteur. Et il ajouta:
—C’est le nuage de la neige.
—La nube de la nieve, fit le patron comme s’il cherchait à mieux comprendre en se traduisant le mot.
—Sais-tu ce que c’est que le nuage de la neige? demanda le docteur.
—Non.
—Tu le sauras tout à l’heure.
Le patron se remit à considérer l’horizon.
Tout en observant le nuage, le patron parlait entre ses dents.
—Un mois de bourrasque, un mois de pluie, janvier qui tousse et février qui pleure, voilà tout notre hiver à nous autres asturiens. Notre pluie est chaude. Nous n’avons de neige que dans la montagne. Par exemple, gare à l’avalanche! l’avalanche ne connaît rien; l’avalanche, c’est la bête.
—Et la trombe, c’est le monstre, dit le docteur.
Le docteur, après une pause, ajouta;
—La voilà qui vient.
Il reprit:
—Plusieurs vents se mettent au travail à la fois. Un gros vent, de l’ouest, et un vent très lent, de l’est.
—Celui-là est un hypocrite, dit le patron.
La nuée bleue grandissait.
—Si la neige, continua le docteur, est redoutable quand elle descend de la montagne, juge de ce qu’elle est quand elle croule du pôle.
Son œil était vitreux. Le nuage semblait croître sur son visage en même temps qu’à l’horizon.
Il reprit avec un accent de rêverie:
—Toutes les minutes amènent l’heure. La volonté d’en haut s’entr’ouvre.
Le patron de nouveau se posa intérieurement ce point d’interrogation: Est-ce un fou?
—Patron, repartit le docteur, la prunelle toujours attachée sur le nuage, as-tu beaucoup navigué dans la Manche?
Le patron répondit:
—C’est aujourd’hui la première fois.
Le docteur, que le nuage bleu absorbait, et qui, de même que l’éponge n’a qu’une capacité d’eau, n’avait qu’une capacité d’anxiété, ne fut pas, à cette réponse du patron, ému au delà d’un très léger dressement d’épaule.
—Comment cela?
—Seigneur docteur, je ne fais habituellement que le voyage d’Irlande. Je vais de Fontarabie à Black-Harbour ou à l’île Akill, qui est deux îles. Je vais parfois à Brachipult, qui est une pointe du pays de Galles. Mais je gouverne toujours par delà les îles Scilly. Je ne connais pas cette mer-ci.
—C’est grave. Malheur à qui épelle l’océan! La Manche est une mer qu’il faut lire couramment. La Manche, c’est le sphinx. Méfie-toi du fond.
—Nous sommes ici dans vingt-cinq brasses.
—Il faut arriver aux cinquante-cinq brasses qui sont au couchant et éviter les vingt qui sont au levant.
—En route, nous sonderons.
—La Manche n’est pas une mer comme une autre. La marée y monte de cinquante pieds dans les malines et de vingt-cinq dans les mortes eaux. Ici, le reflux n’est pas l’èbe, et l’èbe n’est pas le jusant. Ah! tu m’avais l’air décontenancé en effet.
—Cette nuit, nous sonderons.
—Pour sonder, il faut s’arrêter, et tu ne pourras.
—Pourquoi?
—Parce que le vent.
—Nous essaierons.
—La bourrasque est une épée aux reins.
—Nous sonderons, seigneur docteur.
—Tu ne pourras pas seulement mettre côté à travers.
—Foi en Dieu.
—Prudence dans les paroles. Ne prononce pas légèrement le nom irritable.
—Je sonderai, vous dis-je.
—Sois modeste. Tout à l’heure tu vas être souffleté par le vent.
—Je veux dire que je tâcherai de sonder.
—Le choc de l’eau empêchera le plomb de descendre et la ligne cassera. Ah! tu viens dans ces parages pour la première fois!
—Pour la première fois.
—Eh bien, en ce cas, écoute, patron.
L’accent de ce mot, écoute, était si impératif que le patron salua.
—Seigneur docteur, j’écoute.
—Amure à bâbord et borde à tribord.
—Que voulez-vous dire?
—Mets le cap à l’ouest.
—Caramba!
—Mets le cap à l’ouest.
—Pas possible.
—Comme tu voudras. Ce que je t’en dis, c’est pour les autres. Moi, j’accepte.
—Mais, seigneur docteur, le cap à l’ouest...
—Oui, patron.
—C’est le vent debout!
—Oui. patron.
—C’est un tangage diabolique!
—Choisis d’autres mots. Oui, patron.
—C’est le navire sur le chevalet!
—Oui, patron.
—C’est peut-être le mât rompu!
—Peut-être.
—Vous voulez que je gouverne à l’ouest!
—Oui.
—Je ne puis.
—En ce cas, fais ta dispute avec la mer comme tu voudras.
—Il faudrait que le vent changeât.
—Il ne changera pas de toute la nuit.
—Pourquoi?
—Ceci est un souffle long de douze cents lieues.
—Aller contre ce vent-là! impossible.
—Le cap à l’ouest, te dis-je!
—J’essaierai. Mais malgré tout nous dévierons.
—C’est le danger.
—La brise nous chasse à l’est.
—Ne va pas à l’est.
—Pourquoi?
—Patron, sais-tu quel est aujourd’hui pour nous le nom de la mort?
—Non.
—La mort s’appelle l’est.
—Je gouvernerai à l’ouest.
Le docteur cette fois regarda le patron, et le regarda avec ce regard qui appuie comme pour enfoncer une pensée dans un cerveau. Il s’était tourné tout entier vers le patron et il prononça ces paroles lentement, syllabe à syllabe:
—Si cette nuit, quand nous serons au milieu de la mer, nous entendons le son d’une cloche, le navire est perdu.
Le patron le considéra, stupéfait.
—Que voulez-vous dire?
Le docteur ne répondit pas. Son regard, un instant sorti, était maintenant rentré. Son œil était redevenu intérieur. Il ne sembla point percevoir la question étonnée du patron. Il n’était plus attentif qu’à ce qu’il écoutait en lui-même. Ses lèvres articulèrent, comme machinalement, ces quelques mots bas comme un murmure:
—Le moment est venu pour les âmes noires de se laver.
Le patron fit cette moue expressive qui rapproche du nez tout le bas du visage.
—C’est plutôt le fou que le sage, grommela-t-il.
Et il s’éloigna.
Cependant il mit le cap à l’ouest.
Mais le vent et la mer grossissaient.
Toutes sortes d’intumescences déformaient la bruine et se gonflaient à la fois sur tous les points de l’horizon, comme si des bouches qu’on ne voyait pas étaient occupées à enfler les outres de la tempête. Le modelé des nuages devenait inquiétant.
La nuée bleue tenait tout le fond du ciel. Il y en avait maintenant autant à l’ouest qu’à l’est. Elle avançait contre la brise. Ces contradictions font partie du vent.
La mer qui, le moment d’auparavant, avait des écailles, avait maintenant une peau. Tel est ce dragon. Ce n’était plus le crocodile, c’était le boa. Cette peau, plombée et sale, semblait épaisse et se ridait lourdement. A la surface, des bouillons de houle, isolés, pareils à des pustules, s’arrondissaient, puis crevaient. L’écume ressemblait à une lèpre.
C’est à cet instant-là que l’ourque, encore aperçue de loin par l’enfant abandonné, alluma son fanal.
Un quart d’heure s’écoula.
Le patron chercha des yeux le docteur; il n’était plus sur le pont.
Sitôt que le patron l’avait quitté, le docteur avait courbé sous le capot de chambre sa stature peu commode, et était entré dans la cabine. Là il s’était assis près du fourneau, sur un chouquet; il avait tiré de sa poche un encrier de chagrin et un portefeuille de cordouan; il avait extrait du portefeuille un parchemin plié en quatre, vieux, taché et jaune; il avait déplié cette feuille, pris une plume dans l’étui de son encrier, posé à plat le portefeuille sur son genou et le parchemin sur le portefeuille, et, sur le verso de ce parchemin, au rayonnement de la lanterne qui éclairait le cuisinier, il s’était mis à écrire. Les secousses du flot le gênaient. Le docteur écrivit longuement.
Tout en écrivant, le docteur remarqua la gourde d’aguardiente que le provençal dégustait chaque fois qu’il ajoutait un piment au puchero, comme s’il la consultait sur l’assaisonnement.
Le docteur remarqua cette gourde, non parce que c’était une bouteille d’eau-de-vie, mais à cause d’un nom qui était tressé dans l’osier, en jonc rouge au milieu du jonc blanc. Il faisait assez clair dans la cabine pour qu’on pût lire ce nom.
Le docteur, s’interrompant, l’épela à demi-voix.
—Hardquanonne.
Puis il s’adressa au cuisinier.
—Je n’avais pas encore fait attention à cette gourde. Est-ce qu’elle a appartenu à Hardquanonne?
—A notre pauvre camarade Hardquanonne? fit le cuisinier. Oui.
Le docteur poursuivit:
—A Hardquanonne, le flamand de Flandre?
—Oui.
—Qui est en prison?
—Oui.
—Dans le donjon de Chatham?
—C’est sa gourde, répondit le cuisinier, et c’était mon ami. Je la garde en souvenir de lui Quand le reverrons-nous? Oui, c’est sa gourde de hanche.
Le docteur reprit sa plume et se remit à tracer péniblement des lignes un peu tortueuses sur le parchemin. Il avait évidemment le souci que cela fût très lisible. Malgré le tremblement du bâtiment et le tremblement de l’âge, il vint à bout de ce qu’il voulait écrire.
Il était temps, car subitement il y eut un coup de mer.
Une arrivée impétueuse de flots assaillit l’ourque, et l’on sentit poindre cette danse effrayante par laquelle les navires accueillent la tempête.
Le docteur se leva, s’approcha du fourneau, tout en opposant de savantes flexions de genou aux brusqueries de la houle, sécha, comme il put, au feu de la marmite les lignes qu’il venait d’écrire, replia le parchemin dans le portefeuille, et remit le portefeuille et l’écritoire dans sa poche.
Le fourneau n’était pas la pièce la moins ingénieuse de l’aménagement intérieur de l’ourque; il était dans un bon isolement. Pourtant la marmite oscillait. Le provençal la surveillait.
—Soupe aux poissons, dit-il.
—Pour les poissons, répondit le docteur.
Puis il retourna sur le pont.
A travers sa préoccupation croissante, le docteur passa une sorte de revue de la situation, et quelqu’un qui eût été près de lui eût pu entendre ceci sortir de ses lèvres:
—Trop de roulis et pas assez de tangage.
Et le docteur, rappelé par le travail obscur de son esprit, redescendit dans sa pensée comme un mineur dans son puits.
Cette méditation n’excluait nullement l’observation de la mer. La mer observée est une rêverie.
Le sombre supplice des eaux, éternellement tourmentées, allait commencer. Une lamentation sortait de toute cette onde. Des apprêts, confusément lugubres, se faisaient dans l’immensité. Le docteur considérait ce qu’il avait sous les yeux et ne perdait aucun détail. Du reste il n’y avait dans son regard aucune contemplation. On ne contemple pas l’enfer.
Une vaste commotion, encore à demi latente, mais transparente déjà dans le trouble des étendues, accentuait et aggravait de plus en plus le vent, les vapeurs, les houles. Rien n’est logique et rien ne semble absurde comme l’océan. Cette dispersion de soi-même est inhérente à sa souveraineté, et est un des éléments de son ampleur. Le flot est sans cesse pour ou contre. Il ne se noue que pour se dénouer. Un de ses versants attaque, un autre délivre. Pas de vision comme les vagues. Comment peindre ces creux et ces reliefs alternants, réels à peine, ces vallées, ces hamacs, ces évanouissements de poitrails, ces ébauches? Comment exprimer ces halliers de l’écume, mélangés de montagne et de songe? L’indescriptible est là, partout, dans la déchirure, dans le froncement, dans l’inquiétude, dans le démenti personnel, dans le clair-obscur, dans les pendentifs de la nuée, dans les clefs de voûtes toujours défaites, dans la désagrégation sans lacune et sans rupture, et dans le fracas funèbre que fait toute cette démence.
La brise venait de se déclarer plein nord. Elle était tellement favorable dans sa violence, et si utile à l’éloignement de l’Angleterre, que le patron de la Matutina s’était décidé à couvrir la barque de toile. L’ourque s’évadait dans l’écume, comme au galop, toutes voiles hors, vent arrière, bondissant de vague en vague, avec rage et gaîté. Les fugitifs, ravis, riaient. Ils battaient des mains, applaudissant la houle, le flot, les souffles, les voiles, la vitesse, la fuite, l’avenir ignoré. Le docteur semblait ne pas les voir, et songeait.
Tout vestige de jour s’était éclipsé.
Cette minute-là était celle où l’enfant attentif sur les falaises lointaines perdit l’ourque de vue. Jusqu’à ce momoment son regard était resté fixé et comme appuyé sur le navire. Quelle part ce regard eut-il dans la destinée? Dans cet instant où la distance effaça l’ourque et où l’enfant ne vit plus rien, l’enfant s’en alla au nord pendant que le navire s’en allait au sud.
Tous s’enfonçant dans la nuit.
De leur côté, mais avec épanouissement et allégresse, ceux que l’ourque emportait regardaient derrière eux reculer et décroître la terre hostile. Peu à peu la rondeur obscure de l’océan montait amincissant dans le crépuscule Portland, Purbeck, Tineham, Kimmeridge, les deux Matravers, les longues bandes de la falaise brumeuse, et la côte ponctuée de phares.
L’Angleterre s’effaça. Les fuyards n’eurent plus autour d’eux que la mer.
Toul à coup la nuit fut terrible.
Il n’y eut plus d’étendue ni d’espace; le ciel s’était fait noirceur, et il se referma sur le navire. La lente descente de la neige commença. Quelques flocons apparurent. On eût dit des âmes. Rien ne fut plus visible dans le champ de course du vent. On se sentit livré. Tout le possible était là, piégé.