Gwynplaine se sentait vaguement l’objet d’une rédemption. Pourquoi la persécution? il l’ignorait. Pourquoi le rachat? il l’ignorait. Une auréole était venue se poser sur sa flétrissure; c’est tout ce qu’il savait. Ursus, quand Gwynplaine avait été en âge de comprendre, lui avait lu et expliqué le texte du docteur Conquest de Denasatis, et, dans un autre in-folio, Hugo Plagon[19], le passage nares habens mutilas; mais Ursus s’était prudemment abstenu «d’hypothèses», et s’était bien gardé de conclure quoi que ce soit. Des suppositions étaient possibles, la probabilité d’une voie de fait sur l’enfance de Gwynplaine était entrevue; mais pour Gwynplaine il n’y avait qu’une évidence, le résultat. Sa destinée était de vivre sous un stigmate. Pourquoi ce stigmate? pas de réponse. Silence et solitude autour de Gwynplainwe. Tout était fuyant dans les conjectures qu’on pouvait ajuster à cette réalité tragique, et, excepté le fait terrible, rien n’était certain. Dans cet accablement, Dea intervenait; sorte d’interposition céleste entre Gwynplaine et le désespoir. Il percevait, ému et comme réchauffé, la douceur de cette fille exquise tournée vers son horreur; l’étonnement paradisiaque attendrissait sa face draconienne; fait pour l’effroi, il avait cette exception prodigieuse d’être admiré et adoré dans l’idéal par la lumière, et, monstre, il sentait sur lui la contemplation d’une étoile.
[19] Versio Gallica Will, Tyrii, bb. II, cap. xxiii.
Gwynplaine et Dea, c’était un couple, et ces deux cœurs pathétiques s’adoraient. Un nid, et deux oiseaux; c’était là leur histoire. Ils avaient fait leur rentrée dans la loi universelle qui est de se plaire, de se chercher et de se trouver. De sorte que la haine s’était trompée. Les persécuteurs de Gwynplaine, quels qu’ils fussent, l’énigmatique acharnement, de quelque part qu’il vînt, avaient manqué leur but. On avait voulu faire un désespéré, on avait fait un enchanté. On l’avait d’avance fiancé à une plaie guérissante. On l’avait prédestiné à être consolé par une affliction. La tenaille de bourreau s’était doucement faite main de femme. Gwynplaine était horrible, artificiellement horrible, horrible de la main des hommes; on avait espéré l’isoler à jamais, de la famille d’abord, s’il avait une famille, de l’humanité ensuite; enfant, on avait fait de lui une ruine, mais cette ruine, la nature l’avait reprise comme elle reprend toutes les ruines; cette solitude, la nature l’avait consolée comme elle console toutes les solitudes; la nature vient au secours de tous les abandons; là où tout manque, elle se redonne tout entière; elle refleurit et reverdit sur tous les écroulements; elle a le lierre pour les pierres et l’amour pour les hommes. Générosité profonde de l’ombre.
Ainsi vivaient l’un par l’autre ces infortunés, Déa appuyée, Gwynplaine accepté.
Cette orpheline avait cet orphelin. Cette infirme avait ce difforme.
Ces veuvages s’épousaient.
Une ineffable action de grâces se dégageait de ces deux détresses. Elles remerciaient.
Qui?
L’immensité obscure.
Remercier devant soi, c’est assez. L’action de grâces a des ailes et va où elle doit aller. Votre prière en sait plus long que vous.
Que d’hommes ont cru prier Jupiter et ont prié Jéhovah! Que de croyants aux amulettes sont écoutés par l’infini! Combien d’athées ne s’aperçoivent pas que, par le seul fait d’être bons et tristes, ils prient Dieu!
Gwynplaine et Dea étaient reconnaissants.
La difformité, c’est l’expulsion. La cécité, c’est le précipice. L’expulsion était adoptée; le précipice était habitable.
Gwynplaine voyait descendre vers lui en pleine lumière, dans un arrangement de destinée qui ressemblait à la mise en perspective d’un songe, une blanche nuée de beauté ayant la forme d’une femme, une vision radieuse dans laquelle il y avait un cœur, et cette apparition, presque nuage et pourtant femme, l’étreignait, et cette vision l’embrassait, et ce cœur voulait bien de lui; Gwynplaine n’était plus difforme, étant aimé; une rose demandait la chenille en mariage, sentant dans cette chenille le papillon divin; Gwynplaine, le rejeté, était choisi.
Avoir son nécessaire, tout est là. Gwynplaine avait le sien. Dea avait le sien.
L’abjection du défiguré, allégée et comme sublimée, se dilatait en ivresse, en ravissement, en croyance; et une main venait au-devant de la sombre hésitation de l’aveugle dans la nuit.
C’était la pénétration de deux détresses dans l’idéal, celle-ci absorbant celle-là. Deux exclusions s’admettaient. Deux lacunes se combinaient pour se compléter. Ils se tenaient par ce qui leur manquait. Par où l’un était pauvre, l’autre était riche. Le malheur de l’un faisait le trésor de l’autre. Si Dea n’eût pas été aveugle, eût-elle choisi Gwynplaine? Si Gwynplaine n’eût pas été défiguré, eût-il préféré Dea? Elle probablement n’eût pas plus voulu du difforme que lui de l’infirme. Quel bonheur pour Dea que Gwynplaine fût hideux! Quelle chance pour Gwynplaine que Dea fût aveugle! En dehors de leur appareillement providentiel, ils étaient impossibles. Un prodigieux besoin l’un de l’autre était au fond de leur amour. Gwynplaine sauvait Dea. Dea sauvait Gwynplaine. Rencontre de misères produisant l’adhérence. Embrassement d’engloutis dans le gouffre. Rien de plus étroit, rien de plus désespéré, rien de plus exquis. Gwynplaine avait une pensée:
—Que serais-je sans elle?
Dea avait une pensée:
—Que serais-je sans lui?
Ces deux exils aboutissaient à une patrie; ces deux fatalités incurables, le stigmate de Gwynplaine, la cécité de Dea, opéraient leur jonction dans le contentement. Ils se suffisaient, ils n’imaginaient rien au delà d’eux-mêmes; se parler était un délice, s’approcher était une béatitude; à force d’intuition réciproque, ils en étaient venus à l’unité de rêverie; ils pensaient à deux la même pensée. Quand Gwynplaine marchait, Dea croyait entendre un pas d’apothéose, Ils se serraient l’un contre l’autre dans une sorte de clair-obscur sidéral plein de parfums, de lueurs, de musiques, d’architectures lumineuses, de songes; ils s’appartenaient; ils se savaient ensemble à jamais dans la même joie et dans la même extase; et rien n’était étrange comme cette construction d’un éden par deux damnés.
Ils étaient inexprimablement heureux.
Avec leur enfer ils avaient fait du ciel; telle est votre puissance, amour!
Dea entendait rire Gwynplaine. Et Gwynplaine voyait Dea sourire.
Ainsi la félicité idéale était trouvée, la joie parfaite de la vie était réalisée, le mystérieux problème du bonheur était résolu. Et par qui? par deux misérables.
Pour Gwynplaine Dea était la splendeur. Pour Dea Gwynplaine était la présence.
La présence, profond mystère qui divinise l’invisible et d’où résulte cet autre mystère, la confiance. Il n’y a dans les religions que cela d’irréductible. Mais cet irréductible suffit. On ne voit pas l’immense être nécessaire; on le sent.
Gwynplaine était la religion de Dea.
Parfois, éperdue d’amour, elle se mettait à genoux devant lui, sorte de belle prêtresse adorant un gnome de pagode, épanoui.
Figurez-vous l’abîme, et au milieu de l’abîme une oasis de clarté, et dans cette oasis ces deux êtres hors de la vie, s’éblouissant.
Pas de pureté comparable à ces amours. Dea ignorait ce que c’était qu’un baiser, bien que peut-être elle le désirât; car la cécité, surtout d’une femme, a ses rêves, et, quoique tremblante devant les approches de l’inconnu, ne les hait pas toutes. Quant à Gwynplaine, la jeunesse frissonnante le rendait pensif; plus il se sentait ivre, plus il était timide; il eût pu tout oser avec cette compagne de son premier âge, avec cette ignorante de la faute comme de la lumière, avec cette aveugle qui voyait une chose, c’est qu’elle l’adorait. Mais il eût cru voler ce qu’elle lui eût donné; il se résignait avec une mélancolie satisfaite à aimer angéliquement, et le sentiment de sa difformité se résolvait en une pudeur auguste.
Ces heureux habitaient l’idéal. Ils y étaient époux à distance comme les sphères. Ils échangeaient dans le bleu l’effluve profond qui dans l’infini est l’attraction et sur la terre le sexe. Ils se donnaient des baisers d’âme.
Ils avaient toujours eu la vie commune. Ils ne se connaissaient pas autrement qu’ensemble. L’enfance de Dea avait coïncidé avec l’adolescence de Gwynplaine. Ils avaient grandi côte à côte. Ils avaient longtemps dormi dans le même lit, la cahute n’étant point une vaste chambre à coucher. Eux sur le coffre, Ursus sur le plancher; voilà quel était l’arrangement. Puis un beau jour, Dea étant encore petite, Gwynplaine s’était vu grand, et c’est du côté de l’homme qu’avait commencé la honte. Il avait dit à Ursus: Je veux dormir à terre, moi aussi. Et, le soir venu, il s’était étendu près du vieillard, sur la peau d’ours. Alors Dea avait pleuré. Elle avait réclamé son camarade de lit. Mais Gwynplaine, devenu inquiet, car il commençait à aimer, avait tenu bon. A partir de ce moment, il s’était mis à coucher sur le plancher avec Ursus. L’été, dans les belles nuits, il couchait dehors, avec Homo. Dea avait treize ans qu’elle n’était pas encore résignée. Souvent le soir elle disait; Gwynplaine, viens près de moi; cela me fera dormir. Un homme à côté d’elle était un besoin du sommeil de l’innocente. La nudité, c’est de se voir nu; aussi ignorait-elle la nudité. Ingénuité d’Arcadie ou d’Otaïti. Dea sauvage faisait Gwynplaine farouche. Il arrivait parfois à Dea, étant déjà presque jeune fille, de se peigner ses longs cheveux, assise sur son lit, sa chemise défaite et à demi tombante, laissant voir la statue féminine ébauchée et un vague commencement d’Eve, et d’appeler Gwynplaine. Gwynplaine rougissait, baissait les yeux, ne savait que devenir devant cette chair naïve, balbutiait, détournait la tête, avait peur, et s’en allait, et ce Daphnis des ténèbres prenait la fuite devant cette Chloë de l’ombre.
Telle était cette idylle éclose dans une tragédie.
Ursus leur disait:
—Vieilles brutes, adorez-vous.
Ursus ajoutait:
—Je leur ferai un de ces jours un mauvais tour. Je les marierai.
Ursus faisait à Gwynplaine la théorie de l’amour. Il lui disait:
—L’amour, sais-tu comment le bon Dieu allume ce feu-là? Il met la femme en bas, le diable entre deux; l’homme sur le diable. Une allumette, c’est-à-dire un regard, et voilà que tout flambe.
—Un regard n’est pas nécessaire, répondait Guynplaine, songeant à Dea.
Et Ursus répliquait:
—Dadais! est-ce que les âmes, pour se regarder, ont besoin des yeux?
Parfois Ursus était bon diable. Gwynplaine, par moments, éperdu de Dea jusqu’à en devenir sombre, se garait d’Ursus comme d’un témoin. Un jour Ursus lui dit:
—Bah! ne te gêne pas. En amour le coq se montre.
—Mais l’aigle se cache, répondit Gwynplaine. Dans d’autres instants, Ursus se disait en aparté:
—Il est sage de mettre des bâtons dans les roues du char de Cythérée. Ils s’aiment trop. Cela peut avoir des inconvénients. Obvions à l’incendie. Modérons ces cœurs.
Et Ursus avait recours à des avertissements de ce genre, parlant à Gwynplaine quand Dea dormait, et à Dea quand Gwynplaine avait le dos tourné:
—Dea, il ne faut pas trop t’attacher à Gwynplaine. Vivre dans un autre est périlleux. L’égoïsme est une bonne racine du bonheur. Les hommes, ça échappe aux femmes. Et puis, Gwynplaine peut finir par s’infatuer. Il a tant de succès! tu ne le figures pas le succès qu’il a!
—Gwynplaine, les disproportions ne valent rien. Trop de laideur d’un côté, trop de beauté de l’autre, cela doit donner à réfléchir. Tempère ton ardeur, mon boy. Ne t’enthousiasme pas trop de Dea. Te crois-tu sérieusement fait pour elle? Mais considère donc ta difformité et sa perfection. Vois la distance entre elle et toi. Elle a tout, cette Dea! quelle peau blanche, quels cheveux, des lèvres qui sont des fraises, et son pied! quant à sa main! Ses épaules sont d’une courbe exquise, le visage est sublime, elle marche, il sort d’elle de la lumière, et ce parler grave avec ce son de voix charmant! et avec tout cela songer que c’est une femme! elle n’est pas si sotte que d’être un ange. C’est la beauté absolue. Dis-toi tout cela pour te calmer.
De là des redoublements d’amour entre Dea et Gwynplaine, et Ursus s’étonnait de son insuccès, un peu comme quelqu’un qui dirait:
—C’est singulier, j’ai beau jeter de l’huile sur le feu, je ne parviens pas à l’éteindre.
Les éteindre, moins même, les refroidir, le voulait-il? non certes. Il eût été bien attrapé s’il avait réussi. Au fond, cet amour, flamme pour eux, chaleur pour lui, le ravissait. Mais il faut bien taquiner un peu ce qui nous charme. Cette taquinerie-là, c’est ce que les hommes appellent la sagesse.
Ursus avait été pour Gwynplaine et Dea à peu près père et mère. Tout en murmurant, il les avait élevés; tout en grondant, il les avait nourris. Cette adoption ayant fait la cahute roulante plus lourde, il avait du s’atteler plus fréquemment avec Homo pour la traîner.
Disons que, les premières années passées, quand Gywnplaine fut presque grand et Ursus tout à fait vieux, c’avait été le tour de Gwynplaine de traîner Ursus.
Ursus, en voyant grandir Gwynplaine, avait tiré l’horoscope de sa difformité.—On a fait ta fortune, lui avait-il dit.
Cette famille d’un vieillard, de deux enfants et d’un loup, avait formé, tout en rôdant, un groupe de plus en plus étroit.
La vie errante n’avait pas empêché l’éducation. Errer, c’est croître, disait Ursus. Gwynplaine étant évidemment fait pour être «montré dans les foires», Ursus avait cultivé en lui le saltimbanque, et dans ce saltimbanque il avait incrusté de son mieux la science et la sagesse. Ursus, en arrêt devant le masque ahurissant de Gwynplaine, grommelait: Il a été bien commencé. C’est pourquoi il l’avait complété par tous les ornements de la philosophie et du savoir.
Il répétait souvent à Gwynplaine:—Sois un philosophe. Être sage, c’est être invulnérable. Tel que tu me vois, je n’ai jamais pleuré. Force de ma sagesse. Crois-tu que, si j’avais voulu pleurer, j’aurais manqué d’occasion?
Ursus, dans ses monologues écoutés par le loup, disait:—J’ai enseigné à Gwynplaine Tout, y compris le latin, et à Dea Rien, y compris la musique.—Il leur avait appris à tous deux à chanter. Il avait lui-même un joli talent sur la muse de blé, une petite flûte de ce temps-là. Il en jouait agréablement, ainsi que de la chiffonie, sorte de vielle de mendiant, que la chronique de Bertrand Duguesclin qualifie «instrument truand», et qui est le point de départ de la symphonie. Ces musiques attiraient le monde. Ursus montrait à la foule sa chiffonie et disait:—En latin organistrum.
Il avait enseigné à Dea et à Gwynplaine le chant selon la méthode d’Orphée et d’Égide Binchois. Il lui était arrivé plus d’une fois de couper les leçons de ce cri d’enthousiasme:—Orphée, musicien de la Grèce! Binchois, musicien de la Picardie!
Ces complications d’éducation soignée n’avaient pas occupé les deux enfants au point de les empêcher de s’adorer. Ils avaient grandi en mêlant leurs cœurs, comme deux arbrisseaux plantés près, en devenant arbres, mêlent leurs branches.
—C’est égal, murmurait Ursus, je les marierai.
Et il bougonnait en aparté:
—Il m’ennuient avec leur amour.
Le passé, le peu qu’ils en avaient du moins, n’existait point pour Guynplaine et Dea. Ils en savaient ce qu’Ursus leur en avait dit. Ils appelaient Ursus «Père».
Gwynplaine n’avait souvenir de son enfance que comme d’un passage de démons sur son berceau. Il en avait une impression comme d’avoir été trépigné dans l’obscurité sous des pieds difformes. Était-ce exprès, ou sans le vouloir? il l’ignorait. Ce qu’il se rappelait nettement, et dans les moindres détails, c’était la tragique aventure de son abandon. La trouvaille de Dea faisait pour lui de cette nuit lugubre une date radieuse.
La mémoire de Dea était, plus encore que celle de Gwynplaine, dans la nuée. Si petite, tout s’était dissipé. Elle se rappelait sa mère comme une chose froide. Avait-elle vu le soleil? Peut-être. Elle faisait effort pour replonger son esprit dans cet évanouissement qui était derrière elle. Le soleil? qu’était-ce? Elle se souvenait d’on ne sait quoi de lumineux et de chaud que Gwynplaine avait remplacé.
Ils se disaient des choses à voix basse. Il est certain que roucouler est ce qu’il y a de plus important sur la terre. Dea disait à Gwynplaine: La lumière, c’est quand tu parles.
Une fois, n’y tenant plus, Gwynplaine, apercevant à travers une manche de mousseline le bras de Dea, effleura de ses lèvres cette transparence. Bouche difforme, baiser idéal. Dea sentit un ravissement profond. Elle devint toute rose. Ce baiser d’un monstre fit l’aurore sur ce beau front plein de nuit. Cependant Gwynplaine soupirait avec une sorte de terreur, et, comme la gorgère de Dea s’entre-bâillait, il ne pouvait s’empêcher de regarder des blancheurs visibles par cette ouverture de paradis.
Dea releva sa manche et tendit à Gwynplaine son bras nu en disant: Encore! Gwynplaine se tira d’affaire par l’évasion.
Le lendemain ce jeu recommençait, avec des variantes. Glissement céleste dans ce doux abîme qui est l’amour.
Ce sont là des choses auxquelles le bon Dieu, en sa qualité de vieux philosophe, sourit.
Parfois Gwynplaine s’adressait des reproches. Il se faisait de son bonheur un cas de conscience. Il s’imaginait que se laisser aimer par cette femme qui ne pouvait le voir, c’était la tromper. Que dirait-elle si ses yeux s’ouvraient tout à coup? comme ce qui l’attire la repousserait! comme elle reculerait devant son effroyable amant! quel-cri! quelles mains voilant son visage! quelle fuite! Un pénible scrupule le harcelait. Il se disait que, monstre, il n’avait pas droit à l’amour. Hydre idolâtrée par l’astre, il était de son devoir d’éclairer cette étoile aveugle.
Une fois il dit à Dea:
—Tu sais que je suis très laid.
—Je sais que tu es sublime, répondit-elle.
Il reprit:
—Quand tu entends tout le monde rire, c’est de moi qu’on rit, parce que je suis horrible.
—Je t’aime, lui dit Dea.
Après un silence, elle ajouta:
—J’étais dans la mort; tu m’as remise dans la vie. Toi là, c’est le ciel à côté de moi. Donne-moi ta main, que je touche Dieu!
Leurs mains se cherchèrent et s’étreignirent, et ils ne dirent plus une parole, rendus silencieux par la plénitude de s’aimer.
Ursus, bourru, avait entendu. Le lendemain, comme ils étaient tous trois ensemble, il dit:
—D’ailleurs Dea est laide aussi.
Le mot manqua son effet. Dea et Gwynplaine n’écoutaient pas. Absorbés l’un dans l’autre, ils percevaient rarement les épiphonèmes d’Ursus. Ursus était profond en pure perte.
Cette fois pourtant la précaution d’Ursus «Dea est laide aussi» indiquait chez cet homme docte une certaine science de la femme. Il est certain que Gwynplaine avait fait, loyalement, une imprudence. Dit à une toute autre femme et à une toute autre aveugle que Dea, le mot: Je suis laid eût pu être dangereux. Être aveugle et amoureux, c’est être deux fois aveugle. Dans cette situation-là on fait des songes; l’illusion est le pain du songe; ôter l’illusion à l’amour, c’est lui ôter l’aliment. Tous les enthousiasmes entrent utilement dans sa formation; aussi bien l’admiration physique que l’admiration morale. D’ailleurs, il ne faut jamais dire à une femme de mot difficile à comprendre. Elle rêve là-dessus. Et souvent elle rêve mal. Une énigme dans une rêverie fait du dégât. La percussion d’un mot qu’on a laissé tomber désagrège ce qui adhérait. Il arrive parfois que, sans qu’on sache comment, parce qu’il a reçu le choc obscur d’une parole en l’air, un cœur se vide insensiblement. L’être qui aime s’aperçoit d’une baisse dans son bonheur. Rien n’est redoutable comme cette exsudation lente de vase fêlé.
Heureusement Dea n’était point de cette argile. La pâte à faire toutes les femmes n’avait point servi pour elle. C’était une nature rare que Dea. Le corps était fragile, le cœur non. Ce qui était le fond de son être, c’était une divine persévérance d’amour.
Tout le creusement que produisit en elle le mot de Gwynplaine aboutit à lui faire dire un jour cette parole:
—Être laid, qu’est-ce que cela? c’est faire du mal. Gwynplaine ne fait que du bien. Il est beau.
Puis, toujours sous cette forme d’interrogation familière aux enfants et aux aveugles, elle reprit:
—Voir? qu’appelez-vous voir, vous autres! moi, je ne vois pas, je sais. Il paraît que voir, cela cache.
—Que veux-tu dire? demanda Gwynplaine.
Dea répondit:
—Voir est une chose qui cache le vrai.
—Non, dit Gwynplaine.
—Mais si! répliqua Dea, puisque tu dis que tu es laid!
Elle songea un moment, et ajouta:
—Menteur!
Et Gwynplaine avait cette joie d’avoir avoué et de n’être pas cru. Sa conscience était en repos, son amour aussi.
Ils étaient arrivés ainsi, elle à seize ans, lui à près de vingt-cinq.
Ils n’étaient pas, comme on dirait aujourd’hui, «plus avancés» que le premier jour. Moins; puisque, l’on s’en souvient, ils avaient eu leur nuit de noces, elle âgée de neuf mois, lui de dix ans. Une sorte de sainte enfance continuait dans leur amour; c’est ainsi qu’il arrive parfois que le rossignol attardé prolonge son chant de nuit jusque dans l’aurore.
Leurs caresses n’allaient guère au delà des mains pressées, et parfois du bras nu effleuré. Une volupté doucement bégayante leur suffisait.
Vingt-quatre ans, seize ans. Cela fit qu’un matin, Ursus, ne perdant pas de vue son «mauvais tour», leur dit:
—Un de ces jours vous choisirez une religion.
—Pourquoi faire? demanda Gwynplaine.
—Pour vous marier.
—Mais c’est fait, répondit Dea.
Dea ne comprenait point qu’on pût être mari et femme plus qu’ils ne l’étaient.
Au fond, ce contentement chimérique et virginal, ce naïf assouvissement de l’âme par l’âme, ce célibat pris pour mariage, ne déplaisait point à Ursus. Ce qu’il en disait, c’était parce qu’il faut bien parler. Mais le médecin qu’il y avait en lui trouvait Dea, sinon trop jeune, du moins trop délicate et trop frêle pour ce qu’il appelait «l’hyménée en chair et en os».
Cela viendrait toujours assez tôt.
D’ailleurs, mariés, ne l’étaient-ils point? Si l’indissoluble existait quelque part, n’était-ce pas dans cette cohésion, Gwynplaine et Dea? Chose admirable, ils étaient adorablement jetés dans les bras l’un de l’autre par le malheur. Et comme si ce n’était pas assez de ce premier lien, sur le malheur était venu se rattacher, s’enrouler et se serrer l’amour. Quelle force peut jamais rompre la chaîne de fer consolidée par le nœud de fleurs?
Certes, les inséparables étaient là.
Dea avait la beauté; Gwynplaine avait la lumière. Chacun apportait sa dot; et ils faisaient plus que le couple, ils faisaient la paire; séparés seulement par l’innocence, interposition sacrée.
Cependant Gwynplaine avait beau rêver et s’absorber le plus qu’il pouvait dans la contemplation de Dea et dans le for intérieur de son amour, il était homme. Les lois fatales ne s’éludent point. Il subissait, comme toute l’immense nature, les fermentations obscures voulues par le créateur. Cela parfois, quand il paraissait en public, lui faisait regarder les femmes qui étaient dans la foule; mais il détournait tout de suite ce regard en contravention, et il se hâtait de rentrer, repentant, dans son âme.
Ajoutons que l’encouragement manquait. Sur le visage de toutes les femmes qu’il regardait il voyait l’aversion, l’antipathie, la répugnance, le rejet. Il était clair qu’aucune autre que Dea n’était possible pour lui. Cela l’aidait à se repentir.
Que de choses vraies dans les contes! La brûlure du diable invisible qui vous touche, c’est le remords d’une mauvaise pensée.
Chez Gwynplaine, la mauvaise pensée ne parvenait point à éclore, et il n’y avait jamais de remords. Mais il y avait parfois regret.
Vagues brumes de la conscience.
Qu’était-ce? Rien.
Leur bonheur était complet. Tellement complet qu’ils n’étaient même plus pauvres.
De 1689 à 1704 une transfiguration avait eu lieu.
Il arrivait parfois, en cette année 1704, qu’à la nuit tombante, dans telle ou telle petite ville du littoral, un vaste et lourd fourgon, traîné par deux chevaux robustes, faisait son entrée. Cela ressemblait à une coque de navire qu’on aurait renversée, la quille pour toit, le pont pour plancher, et mise sur quatre roues. Les roues étaient égales toutes quatre et hautes comme des roues de fardier. Roues, timon et fourgon, tout était badigeonné en vert, avec une gradation rhythmique de nuances qui allait du vert bouteille pour les roues au vert pomme pour la toiture. Cette couleur verte avait fini par faire remarquer cette voiture, et elle était connue dans les champs de foire; on l’appelait la Green-Box, ce qui veut dire la Boîte-Verte. Cette Green-Box n’avait que deux fenêtres, une à chaque extrémité, et à l’arrière une porte avec marchepied. Sur le toit, d’un tuyau peint en vert comme le reste, sortait une fumée. Cette maison en marche était toujours vernie à neuf et lavée de frais. A l’avant, sur un strapontin adhérent au fourgon, et ayant pour porte la fenêtre, au-dessus de la croupe des chevaux, à côté d’un vieillard qui tenait les guides et dirigeait l’attelage, deux femmes bréhaignes, c’est-à-dire bohémiennes, vêtues en déesses, sonnaient de la trompette. L’ébahissement des bourgeois contemplait et commentait cette machine, fièrement cahotante.
C’était l’ancien établissement d’Ursus, amplifié par le succès, et de tréteau promu théâtre.
Une espèce d’être entre chien et loup était enchaîné sous le fourgon. C’était Homo.
Le vieux cocher qui menait les hackneys était la personne même du philosophe.
D’où venait cette croissance de la cahute misérable en berlingot olympique?
De ceci: Gwynplaine était célèbre.
C’était avec un flair vrai de ce qui est la réussite parmi les hommes qu’Ursus avait dit à Gwynplaine: On a fait ta fortune.
Ursus, on s’en souvient, avait fait de Gwynplaine son élève. Des inconnus avaient travaillé le visage. Il avait, lui, travaillé l’intelligence, et derrière ce masque si bien réussi il avait mis le plus qu’il avait pu de pensée. Dès que l’enfant grandi lui en avait paru digne, il l’avait produit sur la scène, c’est-à-dire sur le devant de la cahute. L’effet de cette apparition avait été extraordinaire. Tout de suite les passants avaient admiré. Jamais on n’avait rien vu de comparable à ce surprenant mime du rire. On ignorait comment ce miracle d’hilarité communîcable était obtenu, les uns le croyaient naturel, les autres le déclaraient artificiel, et, les conjectures s’ajoutant à la réalité, partout, dans les carrefours, dans les marchés, dans toutes les stations de foire et de fête, la foule se ruait vers Gwynplaine. Grâce à cette «great attraction», il y avait eu dans la pauvre escarcelle du groupe nomade pluie de liards d’abord, ensuite de gros sous, et enfin de shellings. Un lieu de curiosité épuisé, on passait à l’autre. Rouler n’enrichit pas une pierre, mais enrichit une cahute; et d’année en année, de ville en ville, avec l’accroissement de la taille et de la laideur de Gwynplaine, la fortune prédite par Ursus était venue.
—Quel service on t’a rendu là, mon garçon! disait Ursus.
Cette «fortune» avait permis à Ursus, administrateur du succès de Gwynplaine, de faire construire la charrette de ses rêves, c’est-à-dire un fourgon assez vaste pour porter un théâtre et semer la science et l’art dans les carrefours. De plus, Ursus avait pu ajouter au groupe composé de lui, d’Homo, de Gwynplaine et de Dea, deux chevaux et deux femmes, lesquelles étaient dans la troupe déesses, nous venons de le dire, et servantes. Un frontispice mythologique était utile alors à une baraque de bateleurs.—Nous sommes un temple errant, disait Ursus.
Ces deux bréhaignes, ramassées par le philosophe dans le pêle-mêle nomade des bourgs et faubourgs, étaient laides et jeunes, et s’appelaient, par la volonté d’Ursus, l’une Phoebé et l’autre Vénus. Lisez: Fibi et Vinos. Attendu qu’il est convenable de se conformer à la prononciation anglaise.
Phoebé faisait la cuisine et Vénus scrobait le temple.
De plus, les jours de performance, elles habillaient Dea.
En dehors de ce qui est, pour les bateleurs comme pour les princes, «la vie publique», Dea était comme Fibi et Vinos, vêtue d’une jupe florentine en toile fleurie et d’un capingot de femme qui, n’ayant pas de manches, laissait les bras libres. Ursus et Gwynplaine portaient des capingots d’hommes, et, comme les matelots de guerre, de grandes chausses à la marine. Gwynplaine avait en outre, pour les travaux et les exercices de force, autour du cou et sur les épaules une esclavine de cuir. Il soignait les chevaux. Ursus et Homo avaient soin l’un de l’autre.
Dea, à force d’être habituée à la Green-Box, allait et venait dans l’intérieur de la maison roulante presque avec aisance, et comme si elle y voyait.
L’œil qui eût pu pénétrer dans la structure intime et dans l’arrangement de cet édifice ambulant eût aperçu dans un angle, amarrée aux parois et immobile sur ses quatre roues, l’antique cahute d’Ursus mise à la retraite, ayant permission de se rouiller, et désormais dispensée de rouler comme Homo de traîner.
Cette cahute, rencognée à l’arrière à droite de la porte, servait de chambre et de vestiaire à Ursus et à Gwynplaine. Elle contenait maintenant deux lits. Dans le coin vis-à-vis était la cuisine.
Un aménagement de navire n’est pas plus concis et plus précis que ne l’était l’appropriation intérieure de la Green-Box. Tout y était casé, rangé, prévu, voulu.
Le berlingot était coupé en trois compartiments cloisonnés. Les compartiments communiquaient par des baies libres et sans porte. Une pièce d’étoffe tombante les fermait à peu près. Le compartiment d’arrière était le logis des hommes, le compartiment d’avant était le logis des femmes, le compartiment du milieu, séparant les deux sexes, était le théâtre. Les effets d’orchestre et de machines étaient dans la cuisine. Une soupente sous la voussure du toit contenait les décors, et en ouvrant une trappe à cette soupente on démasquait des lampes qui produisaient des magies d’éclairage.
Ursus était le poëte de ces magies. C’était lui qui faisait les pièces.
Il avait des talents divers, il faisait des tours de passe-passe très particuliers. Outre les voix qu’il faisait entendre, il produisait toules sortes de choses inattendues, des chocs de lumière et d’obscurité, des formations spontanées de chiffres ou de mots à volonté sur une cloison, des clairs-obscurs mêlés d’évanouissements de figures, force bizarreries parmi lesquelles, inattentif à la foule qui s’émerveillait, il semblait méditer.
Un jour, Gwynplaine lui avait dit:
—Père, vous avez l’air d’un sorcier.
Et Ursus avait répondu:
—Cela tient peut-être à ce que je le suis.
La Green-Box, fabriquée sur la savante épure d’Ursus, offrait ce raffinement ingénieux qu’entre les deux roues de devant et de derrière, le panneau central de la façade de gauche tournait sur charnière à l’aide d’un jeu de chaînes et de poulies, et s’abattait à volonté comme un pont-levis. En s’abattant il mettait en liberté trois supports fléaux à gonds qui, gardant la verticale pendant que le panneau s’abaissait, venaient se poser droits sur le sol comme les pieds d’une table, et soutenaient au-dessus du pavé, ainsi qu’une estrade, le panneau devenu plateau. En même temps le théâtre apparaissait, augmenté du plateau qui en faisait l’avant-scène. Celle ouverture ressemblait absolument à une bouche de l’enfer, au dire des prêcheurs puritains en plein vent qui s’en détournaient avec horreur. Il est probable que c’est pour une invention impie de ce genre que Solon donna des coups de bâton à Thespis.
Thespis du reste a duré plus longtemps qu’on ne croit. La charrette-théâtre existe encore. C’est sur des théâtres roulants de ce genre qu’au seizième et au dix-septième siècle on a joué en Angleterre les ballets et ballades d’Amner et de Pilkington, en France les pastorales de Gilbert Colin, en Flandre, aux kermesses, les doubles-chœurs de Clément, dit Non Papa, en Allemagne l’Adam et Eve de Theiles, et en Italie les parades vénitiennes d’Animuccia et de Ca-Fossis, les sylves de Gesualdo, prince de Venouse, le Satyre de Laura Guidiccioni, le Désespoir de Philène, la Mort d’Ugolin de Vincent Galilée, père de l’astronome, lequel Vincent Galilée chantait lui-même sa musique en s’accompagnant de la viole de gambe, et tous ces premiers essais d’opéra italien qui, dès 1580, ont substitué l’inspiration libre au genre madrigalesque.
Le chariot couleur d’espérance qui portait Ursus, Gwynplaine et leur fortune, et en tête duquel Fibi et Vinos trompettaient comme deux renommées, faisait partie de tout ce grand ensemble bohémien et littéraire. Thespis n’eût pas plus désavoué Ursus que Congrio n’eût désavoué Gwynplaine.
A l’arrivée, sur les places des villages et des villes, dans les intervalles de la fanfare de Fibi et de Vinos, Ursus commentait les trompettes par des révélations instructives.
—Cette symphonie est grégorienne, s’écriait-il. Citoyens bourgeois, le sacramentaire grégorien, ce grand progrès, s’est heurté en Italie contre le rit ambrosien, et en Espagne contre le rit mozarabique, et n’en a triomphé que difficilement.
Après quoi, la Green-Box s’arrêtait dans un lieu quelconque du choix d’Ursus, et, le soir venu, le panneau avant-scène s’abaissait, le théâtre s’ouvrait, et la performance commençait.
Le théâtre de la Green-Box représentait un paysage peint par Ursus qui ne savait pas peindre, ce qui fait qu’au besoin le paysage pouvait représenter un souterrain.
Le rideau, ce que nous appelons la toile, était une triveline de soie à carreaux contrastés.
Le public était dehors, dans la rue, sur la place, arrondi en demi-cercle devant le spectacle, sous le soleil, sous les averses, disposition qui faisait la pluie moins désirable pour les théâtres de ce temps-là que pour les théâtres d’à présent. Quand on le pouvait, on donnait les représentations dans une cour d’auberge, ce qui faisait qu’on avait autant de rangs de loges que d’étages de fenêtres. De cette manière, le théâtre étant plus clos, le public était plus payant.
Ursus était de tout, de la pièce, de la troupe, de la cuisine, de l’orchestre. Vinos battait du carcaveau, dont elle maniait à merveille les baguettes, et Fibi pinçait de la morache, qui est une sorte de guiterne. Le loup avait été promu utilité. Il faisait décidément partie de «la compagnie», et jouait dans l’occasion des bouts de rôle. Souvent, quand ils paraissaient côte à côte sur le théâtre, Ursus et Homo, Ursus dans sa peau d’ours bien lacée, Homo dans sa peau de loup mieux ajustée encore, on ne savait lequel des deux était la bête; ce qui flattait Ursus.
Les pièces d’Ursus étaient des interludes, genre un peu passé de mode aujourd’hui. Une de ces pièces, qui n’est pas venue jusqu’à nous, était intitulée Ursus Rursus. Il est probable qu’il y jouait le principal rôle. Une fausse sortie suivie d’une rentrée, c’était vraisemblablement le sujet, sobre et louable.
Le titre des interludes d’Ursus était quelquefois en latin, comme on le voit, et la poésie quelquefois en espagnol. Les vers espagnols d’Ursus étaient rimés comme presque tous les sonnets castillans de ce temps-là. Cela ne gênait point le peuple. L’espagnol était alors une langue courante, et les marins anglais parlaient castillan de même que les soldats romains parlaient carthaginois. Voyez Plaute. D’ailleurs, au spectacle comme à la messe, la langue latine ou autre que l’auditoire ne comprenait pas, n’embarrassait personne. On s’en tirait en l’accompagnant gaîment de paroles connues. Notre vieille France gauloise particulièrement avait cette manière-là d’être dévote. A l’église, sur un Immolatus les fidèles chantaient Liesse prendrai, et sur un Sanctus, Baise-moi, ma mie. Il fallut le concile de Trente pour mettre fin à ces familiarités.
Ursus avait fait spécialement pour Gwynplaine un interlude, dont il était content. C’était son œuvre capitale. Il s’y était mis tout entier. Donner sa somme dans son produit, c’est le triomphe de quiconque crée. La crapaude qui fait un crapaud fait un chef-d’œuvre. Vous doutez? Essayez d’en faire autant.
Ursus avait heaucoup léché cet interlude. Cet ourson était intitulé: Chaos vaincu.
Voici ce que c’était:
Un effet de nuit. Au moment où la triveline s’écartait, la foule massée devant la Green-Box ne voyait que du noir. Dans ce noir se mouvaient, à l’état reptile, trois formes confuses, un loup, un ours et un homme. Le loup était le loup, Ursus était l’ours, Gwynplaine était l’homme. Le loup et l’ours représentaient les forces féroces de la nature, les faims inconscientes, l’obscurité sauvage, et tous deux se ruaient sur Gwynplaine, et c’était le chaos combattant l’homme. On ne distinguait la figure d’aucun. Gwynplaine se débatait couvert d’un linceul, et son visage était caché par ses épais cheveux tombants. D’ailleurs tout était ténèbres. L’ours grondait, le loup grinçait, l’homme criait. L’homme avait le dessous, les deux bêtes l’accablaient; il demandait aide et secours, il jetait dans l’inconnu un profond appel. Il râlait. On assistait à cette agonie de l’homme ébauche, encore à peine distinct des brutes; c’était lugubre, la foule regardait haletante; une minute de plus, les fauves triomphaient, et le chaos allait résorber l’homme. Lutte, cris, hurlements, et tout à coup silence. Un chant dans l’ombre. Un souffle avait passé, on entendait une voix. Des musiques mystérieuses flottaient, accompagnant ce chant de l’invisible, et subitement, sans qu’on sut d’où ni comment, une blancheur surgissait. Cette blancheur était une lumière, cette lumière était une femme, cette femme était l’esprit. Dea, calme, candide, belle, formidable de sérénité et de douceur, apparaissait au centre d’un nimbe. Silhouette de clarté dans de l’aurore. La voix, c’était elle. Voix légère, profonde, ineffable. D’invisible faite visible, dans cette aube elle chantait. On croyait entendre une chanson d’ange ou un hymne d’oiseau. A cette apparition, l’homme, dressé dans un sursaut d’éblouissement, abattait ses deux poings sur les deux brutes terrassées.
Alors la vision, portée sur un glissement difficile à comprendre et d’autant plus admiré, chantait ces vers, d’une pureté espagnole suffisante pour les matelots anglais qui écoutaient:
[20] Prie! pleure! Du verbe naît la raison. Le chant crée la lumière.
Puis elle baissait les yeux au-dessous d’elle comme si elle eût vu un gouffre, et reprenait:
[21] Nuit! va-t’en! L’aube chante hallali!
A mesure qu’elle chantait, l’homme se levait de plus en plus, et, de gisant, il était maintenant agenouillé, les mains levées vers la vision, ses deux genoux posés sur les deux bêtes immobiles et comme foudroyées. Elle continuait, tournée vers lui:
[22] Il faut aller au ciel,—et rire, toi qui pleurais.
Et s’approchant, avec une majesté d’astre, elle ajoutait:
[23] Brise le joug!—quitte, monstre,—ta noire—carapace.
Et elle lui posait la main sur le front.
Alors une autre voix s’élevait, plus profonde et par conséquent plus douce encore, voix navrée et ravie, d’une gravité tendre et farouche, et c’était le chant humain répondant au chant sidéral. Gwynplaine, toujours agenouillé dans l’obscurité sur l’ours et le loup vaincus, la tète sous la main de Dea, chantait: