Et il poussa devant elle un petit guéridon, en cessant de la regarder, pour ne point l'effrayer trop. Elle avait frémi: il voulait une page de son écriture, afin de la comparer à la lettre. Un instant, elle chercha désespérément un prétexte, résolue à ne pas écrire. Puis, elle réfléchit: à quoi bon? puisqu'il savait. On aurait toujours quelques lignes d'elle. Sans aucun trouble apparent, de l'air le plus simple du monde, elle écrivit ce qu'il demandait; tandis que, debout derrière elle, il reconnaissait parfaitement l'écriture, plus haute, moins tremblée que celle du billet. Et il finissait par la trouver très brave, cette petite femme fluette; il souriait de nouveau, maintenant qu'elle ne pouvait le voir, de son sourire d'homme que le charme seul touchait encore, dans son insouciance expérimentée de toutes choses. Au fond, rien ne valait la fatigue d'être juste. Il veillait uniquement au décor du régime qu'il servait.
—Eh bien! madame, remettez-moi cela, je m'informerai, j'agirai pour le mieux.
—Je vous suis très reconnaissante, monsieur… Alors, vous obtiendrez le maintien de mon mari, je puis considérer l'affaire comme arrangée?
—Ah! par exemple non! je ne m'engage à rien… Il faut que je voie, que je réfléchisse.
En effet, il était hésitant, il ne savait quel parti il allait prendre à l'égard du ménage. Et elle n'avait plus qu'une angoisse, depuis qu'elle se sentait à sa merci: cette hésitation, l'alternative d'être sauvée ou perdue par lui, sans pouvoir deviner les raisons qui le décideraient.
—Oh! monsieur, songez à notre tourment. Vous ne me laisserez pas partir, avant de m'avoir donné une certitude.
—Mon Dieu! si, madame. Je n'y puis rien. Attendez.
Il la poussait vers la porte. Elle s'en allait, désespérée, bouleversée, sur le point de tout avouer à voix haute, dans un besoin immédiat de le forcer à dire nettement ce qu'il comptait faire d'eux. Pour rester une minute encore, espérant trouver un détour, elle s'écria:
—J'oubliais, je désirais vous demander un conseil, à propos de ce malheureux testament… Pensez-vous que nous devions refuser le legs?
—La loi est pour vous, répondit-il prudemment. C'est chose d'appréciation et de circonstance.
Elle était sur le seuil, elle tenta un dernier effort.
—Monsieur, je vous en supplie, ne me laissez pas partir ainsi, dites-moi si je dois espérer.
D'un geste d'abandon, elle lui avait pris la main. Il se dégagea. Mais elle le regardait avec de beaux yeux, si ardents de prière, qu'il en fut remué.
—Eh bien! revenez à cinq heures. Peut-être aurai-je quelque chose à vous dire.
Elle partit, elle quitta l'hôtel, plus angoissée encore qu'elle n'y était venue. La situation s'était précisée, et son sort demeurait en suspens, sous la menace d'une arrestation peut-être immédiate. Comment vivre jusqu'à cinq heures? La pensée de Jacques, qu'elle avait oublié, se réveilla en elle tout d'un coup: encore un qui pouvait la perdre, si on l'arrêtait! Bien qu'il fût à peine deux heures et demie, elle se hâta de monter la rue du Rocher, vers la rue Cardinet.
M. Camy-Lamotte, resté seul, s'était arrêté devant son bureau. Familier des Tuileries, où sa fonction de secrétaire général du ministère de la justice le faisait mander presque journellement, tout aussi puissant que le ministre, employé même à des besognes plus intimes, il savait combien cette affaire Grandmorin irritait et inquiétait, en haut lieu. Les journaux de l'opposition continuaient à mener une campagne bruyante, les uns accusant la police d'être tellement occupée à la surveillance politique qu'elle n'avait plus le temps d'arrêter les assassins, les autres fouillant la vie du président, donnant à entendre qu'il était de la cour, où régnait la plus basse débauche; et cette campagne devenait vraiment désastreuse, à mesure que les élections approchaient. Aussi avait-on exprimé au secrétaire général le désir formel d'en finir au plus vite, n'importe comment. Le ministre s'étant déchargé sur lui de cette affaire délicate, il se trouvait être l'unique maître de la décision à prendre, sous sa responsabilité, il est vrai: ce qui méritait examen, car il ne doutait pas de payer pour tout le monde, s'il se montrait maladroit.
Toujours songeur, M. Camy-Lamotte alla ouvrir la porte de la pièce voisine, où M. Denizet attendait. Et celui-ci, qui avait écouté, s'écria, en rentrant:
—Je vous le disais bien, on a eu tort de soupçonner ces gens-là… Cette femme ne songe évidemment qu'à sauver son mari d'un renvoi possible. Elle n'a pas eu une parole suspecte.
Le secrétaire général ne répondit pas tout de suite. Absorbé, ses regards sur le juge, dont la face lourde, aux minces lèvres, le frappait, il pensait maintenant à cette magistrature, qu'il avait en la main comme chef occulte du personnel, et il s'étonnait qu'elle fût encore si digne dans sa pauvreté, si intelligente dans son engourdissement professionnel. Mais celui-ci, vraiment, si fin qu'il se crût, avec ses yeux voilés d'épaisses paupières, avait la passion tenace, quand il croyait tenir la vérité.
—Alors, reprit M. Camy-Lamotte, vous persistez à voir le coupable dans ce Cabuche?
M. Denizet eut un sursaut d'étonnement.
—Oh! certes!… Tout l'accable. Je vous ai énuméré les preuves, elles sont, j'oserai dire, classiques, car pas une ne manque… J'ai bien cherché s'il y avait un complice, une femme dans le coupé, ainsi que vous me le faisiez entendre. Cela semblait s'accorder avec la déposition d'un mécanicien, un homme qui a entrevu la scène du meurtre; mais, habilement interrogé par moi, cet homme n'a pas persisté dans sa déclaration première, et il a même reconnu la couverture de voyage, comme étant la masse noire dont il avait parlé… oh! Oui, certes, Cabuche est le coupable, d'autant plus que, si nous ne l'avons pas, nous n'avons personne.
Jusque-là, le secrétaire général avait attendu, pour lui donner connaissance de la preuve écrite qu'il possédait; et, maintenant que sa conviction était faite, il se hâtait moins encore d'établir la vérité. A quoi bon ruiner la piste fausse de l'instruction, si la vraie piste devait conduire à des embarras plus grands? Tout cela était à examiner d'abord.
—Mon Dieu! reprit-il avec son sourire d'homme fatigué, je veux bien admettre que vous soyez dans le vrai… Je vous ai seulement fait venir pour étudier avec vous certains points graves. Cette affaire est exceptionnelle, et la voici devenue toute politique: vous le sentez, n'est-ce pas? Nous allons donc nous trouver peut-être forcés d'agir en hommes de gouvernement… Voyons, en toute franchise, d'après vos interrogatoires, cette fille, la maîtresse de ce Cabuche, a été violentée, hein?
Le juge eut sa moue d'homme fin, tandis que ses yeux disparaissaient à demi derrière ses paupières.
—Dame! je crois que le président l'avait mise en un vilain état, et cela ressortira sûrement du procès… Ajoutez que, si la défense est confiée à un avocat de l'opposition, on peut s'attendre à un déballage d'histoires fâcheuses, car ce ne sont pas ces histoires qui manquent, là-bas, dans notre pays.
Ce Denizet n'était pas si bête, quand il n'obéissait plus à la routine du métier, trônant dans l'absolu de sa perspicacité et de sa toute-puissance. Il avait compris pourquoi on le mandait, non au ministère de la justice, mais au domicile particulier du secrétaire général.
—Enfin, conclut-il, voyant que ce dernier ne bronchait pas, nous aurons une affaire assez malpropre.
M. Camy-Lamotte se contenta de hocher la tête. Il était en train de calculer les résultats de l'autre procès, celui des Roubaud. A coup sûr, si le mari passait aux assises, il dirait tout, sa femme débauchée elle aussi, lorsqu'elle était jeune fille, et l'adultère ensuite, et la rage jalouse qui devait l'avoir poussé au meurtre; sans compter qu'il ne s'agissait plus d'une domestique et d'un repris de justice, que cet employé, marié à cette jolie femme, allait mettre en cause tout un coin de la bourgeoisie et du monde des chemins de fer. Puis, savait-on jamais sur quoi l'on marchait, avec un homme comme le président? Peut-être tomberait-on dans des abominations imprévues. Non, décidément, l'affaire des Roubaud, des vrais coupables, était plus sale encore. C'était chose résolue, il l'écartait, absolument. A en retenir une, il aurait penché pour que l'on gardât l'affaire de l'innocent Cabuche.
—Je me rends à votre système, dit-il enfin à M. Denizet. Il y a, en effet, de fortes présomptions contre le carrier, s'il avait à exercer une vengeance légitime… Mais que tout cela est triste, mon Dieu! et que de boue il faudrait remuer!… Je sais bien que la justice doit rester indifférente aux conséquences, et que, planant au-dessus des intérêts…
Il n'acheva pas, termina du geste, pendant que le juge, silencieux à son tour, attendait d'un air morne les ordres qu'il sentait venir. Du moment où l'on acceptait sa vérité à lui, cette création de son intelligence, il était prêt à faire aux nécessités gouvernementales le sacrifice de l'idée de justice. Mais le secrétaire, malgré son habituelle adresse en ces sortes de transactions, se hâta un peu, parla trop vite, en maître obéi.
—Enfin, on désire un non-lieu… Arrangez les choses pour que l'affaire soit classée.
—Pardon, monsieur, déclara M. Denizet, je ne suis plus le maître de l'affaire, elle dépend de ma conscience.
Tout de suite, M. Camy-Lamotte sourit, redevenant correct, avec cet air désabusé et poli qui semblait se moquer du monde.
—Sans doute. Aussi est-ce à votre conscience que je m'adresse.
Je vous laisse prendre la décision qu'elle vous dictera, certain que vous pèserez équitablement le pour et le contre, en vue du triomphe des saines doctrines et de la morale publique… Vous savez, mieux que moi, qu'il est parfois héroïque d'accepter un mal, si l'on ne veut pas tomber dans un pire… Enfin, on ne fait appel en vous qu'au bon citoyen, à l'honnête homme. Personne ne songe à peser sur votre indépendance, et c'est pourquoi je répète que vous êtes le maître absolu de l'affaire, comme du reste l'a voulu la loi.
Jaloux de ce pouvoir illimité, surtout lorsqu'il était près d'en user mal, le juge accueillait chacune de ces phrases d'un hochement de tête satisfait.
—D'ailleurs, continua l'autre, avec un redoublement de bonne grâce dont l'exagération devenait ironique, nous savons à qui nous nous adressons. Voici longtemps que nous suivons vos efforts, et je puis me permettre de vous dire que nous vous appellerions dès maintenant à Paris, s'il y avait une vacance.
M. Denizet eut un mouvement. Quoi donc? s'il rendait le service demandé, on n'allait pas combler sa grande ambition, son rêve d'un siège à Paris. Mais, déjà, M. Camy-Lamotte ajoutait, ayant compris:
—Votre place y est marquée, c'est une question de temps… Seulement, puisque j'ai commencé à être indiscret, je suis heureux de vous annoncer que vous êtes porté pour la croix, au 15 août prochain.
Un instant, le juge se consulta. Il aurait préféré l'avancement, car il calculait qu'il y avait au bout une augmentation d'environ cent soixante-six francs par mois; et, dans la misère décente où il vivait, c'était plus de bien-être, sa garde-robe renouvelée, sa bonne Mélanie mieux nourrie, moins acariâtre. Mais la croix, pourtant, était bonne à prendre. Puis, il avait une promesse. Et lui qui ne se serait pas vendu, nourri dans la tradition de cette magistrature honnête et médiocre, il cédait tout de suite à une simple espérance, à l'engagement vague que l'administration prenait de le favoriser. La fonction judiciaire n'était plus qu'un métier comme un autre, et il traînait le boulet de l'avancement, en solliciteur affamé, toujours prêt à plier sous les ordres du pouvoir.
—Je suis très touché, murmura-t-il, veuillez le dire à monsieur le ministre.
Il s'était levé, sentant que, maintenant, tout ce qu'ils pourraient ajouter l'un et l'autre les gênerait.
—Alors, conclut-il, les yeux éteints, la face morte, je vais achever mon enquête, en tenant compte de vos scrupules. Naturellement, si nous n'avons pas des faits absolus prouvés contre Cabuche, il vaudra mieux ne pas risquer le scandale inutile d'un procès… On le relâchera, on continuera de le surveiller.
Le secrétaire général, sur le seuil, acheva de se montrer tout à fait aimable.
—Monsieur Denizet, nous nous en remettons complètement à votre grand tact et à votre haute honnêteté.
Lorsqu'il se retrouva seul, M. Camy-Lamotte eut la curiosité, inutile maintenant d'ailleurs, de comparer la page écrite par Séverine, avec le billet sans signature, qu'il avait découvert dans les papiers du président Grandmorin. La ressemblance était complète. Il replia la lettre, la serra soigneusement, car, s'il n'en avait soufflé mot au juge d'instruction, il jugeait qu'une arme pareille était bonne à garder. Et, comme le profil de cette petite femme, si frêle et si forte dans sa résistance nerveuse, s'évoquait devant lui, il eut son haussement d'épaules indulgent et railleur. Ah! ces créatures, quand elles veulent! Séverine, à trois heures moins vingt, s'était trouvée en avance, rue Cardinet, au rendez-vous qu'elle avait donné à Jacques. Il habitait là, tout en haut d'une grande maison, une étroite chambre, où il ne montait guère que le soir pour se coucher; et encore découchait-il deux fois par semaine, les deux nuits qu'il passait au Havre, entre l'express du soir et l'express du matin. Ce jour-là pourtant, trempé d'eau, brisé de fatigue, il était rentré se jeter sur son lit. De sorte que Séverine l'aurait peut-être attendu vainement, si la querelle d'un ménage voisin, un mari qui assommait sa femme, hurlante, ne l'avait réveillé. Il s'était débarbouillé et vêtu de fort méchante humeur, l'ayant reconnue en bas, sur le trottoir, en regardant par la fenêtre de sa mansarde.
—Enfin, c'est vous! s'écria-t-elle, quand elle le vit déboucher de la porte cochère. Je craignais d'avoir mal compris… Vous m'aviez bien dit au coin de la rue Saussure…
Et, sans attendre sa réponse, levant les yeux sur la maison:
—C'est donc là que vous demeurez?
Il avait, sans le lui dire, fixé ainsi le rendez-vous devant sa porte, parce que le dépôt, où ils devaient aller ensemble, se trouvait presque en face. Mais sa question le gêna, il s'imagina qu'elle allait pousser la bonne camaraderie jusqu'à lui demander de voir sa chambre. Celle-ci était si sommairement meublée et si en désordre, qu'il en avait honte.
—Oh! je ne demeure pas, je perche, répondit-il.
Dépêchons-nous, je crains que le chef ne soit déjà sorti.
En effet, lorsqu'ils se présentèrent à la petite maison que ce dernier occupait, derrière le dépôt, dans l'enceinte de la gare, ils ne le trouvèrent pas; et, inutilement, ils allèrent de hangar en hangar: partout on leur dit de revenir vers quatre heures et demie, s'ils voulaient être certains de le rencontrer aux ateliers de réparation.
—C'est bien, nous reviendrons, déclara Séverine.
Puis, quand elle fut de nouveau dehors, seule en compagnie de
Jacques:
—Si vous êtes libre, ça ne vous fait rien que je reste à attendre avec vous?
Il ne pouvait refuser, et d'ailleurs, malgré l'inquiétude sourde qu'elle lui causait, elle exerçait sur lui un charme grandissant et si fort, que la maussaderie volontaire où il s'était promis de s'enfermer, s'en allait à ses doux regards. Celle-là, avec sa longue figure tendre et peureuse, devait aimer comme un chien fidèle, qu'on n'a pas même le courage de battre.
—Sans doute, je ne vous quitte pas, répondit-il d'un ton moins brusque. Seulement, nous avons plus d'une heure à perdre… Voulez-vous entrer dans un café?
Elle lui souriait, heureuse de le sentir enfin cordial.
Vivement, elle se récria.
—Oh! non, non, je ne veux pas m'enfermer… J'aime mieux marcher à votre bras, dans les rues, où vous voudrez.
Et elle lui prit le bras d'elle-même, gentiment. Maintenant qu'il n'était plus noir du voyage, elle le trouvait distingué, avec sa mise d'employé à l'aise, son air bourgeois, que relevait une sorte de fierté libre, l'habitude du grand air et du danger bravé chaque jour. Jamais elle n'avait si bien remarqué qu'il était beau garçon, le visage rond et régulier, les moustaches très brunes sur la peau blanche; et, seuls, ses yeux fuyants, ses yeux semés de points d'or, qui se détournaient d'elle, continuaient à la mettre en défiance. S'il évitait de la regarder en face, était-ce donc qu'il ne voulait pas s'engager, rester maître d'agir à sa guise, même contre elle? Dès ce moment, dans l'incertitude où elle était encore, reprise d'un frisson, chaque fois qu'elle songeait à ce cabinet de la rue du Rocher où sa vie se décidait, elle n'eut plus qu'un but, sentir à elle, tout à elle, l'homme qui lui donnait le bras, obtenir que, lorsqu'elle levait la tête, il laissât ses yeux dans les siens, profondément. Alors, il lui appartiendrait. Elle ne l'aimait point, elle ne pensait pas même à cela. Simplement, elle s'efforçait de faire de lui sa chose, pour n'avoir plus à le craindre.
Quelques minutes, ils marchèrent sans parler, dans le continuel flot de passants qui encombre ce quartier populeux. Parfois, ils étaient forcés de descendre du trottoir; et ils traversaient la chaussée, au milieu des voitures. Puis, ils se trouvèrent devant le square des Batignolles, presque désert à cette époque de l'année. Le ciel pourtant, lavé par le déluge du matin, était d'un bleu très doux; et, sous le tiède soleil de mars, les lilas bourgeonnaient.
—Entrons-nous? demanda Séverine. Tout ce monde m'étourdit.
De lui-même, Jacques allait entrer, inconscient du besoin de l'avoir plus à lui, loin de la foule.
—Là ou ailleurs, dit-il. Entrons.
Lentement, ils continuèrent de marcher le long des pelouses, entre les arbres sans feuilles. Quelques femmes promenaient des enfants au maillot, et il y avait des passants qui traversaient le jardin pour couper au plus court, hâtant le pas. Ils enjambèrent la rivière, montèrent parmi les rochers; puis, ils revenaient, désoeuvrés, lorsqu'ils passèrent parmi des touffes de sapins, dont les feuillages persistants luisaient au soleil, d'un vert sombre. Et, un banc se trouvant là, dans ce coin solitaire, caché aux regards, ils s'assirent, sans même se consulter cette fois, comme amenés à cette place par une entente.
—Il fait beau tout de même, aujourd'hui, dit-elle après un silence.
—Oui, répondit-il, le soleil a reparu.
Mais leur pensée n'était point à cela. Lui, qui fuyait les femmes, venait de songer aux événements qui l'avaient rapproché de celle-ci. Elle était là, elle le touchait, elle menaçait d'envahir son existence, et il en éprouvait une continuelle surprise. Depuis le dernier interrogatoire, à Rouen, il n'en doutait plus, cette femme était complice dans le meurtre de la Croix-de-Maufras. Comment? à la suite de quelles circonstances? poussée par quelle passion ou quel intérêt? il s'était posé ces questions, sans pouvoir clairement les résoudre. Pourtant, il avait fini par arranger une histoire: le mari intéressé, violent, ayant hâte d'entrer en possession du legs; peut-être la peur que le testament ne fût changé à leur désavantage; peut-être le calcul d'attacher sa femme à lui, par un lien sanglant. Et il s'en tenait à cette histoire, dont les coins obscurs l'attiraient, l'intéressaient, sans qu'il cherchât à les éclaircir. L'idée que son devoir serait de tout dire à la justice, l'avait hanté aussi. Même c'était cette idée qui le préoccupait, depuis qu'il se trouvait assis sur ce banc, près d'elle, si près, qu'il sentait contre sa hanche la tiédeur de la sienne.
—En mars, reprit-il, c'est étonnant, de pouvoir ainsi rester dehors, comme en été.
—Oh! dit-elle, dès que le soleil monte, ça se sent bien.
Et, de son côté, elle réfléchissait qu'il aurait fallu vraiment que ce garçon fût bête, pour ne pas les avoir devinés coupables. Ils s'étaient trop jetés à sa tête, elle continuait à se serrer trop contre lui, en ce moment même. Aussi, dans le silence coupé de paroles vides, suivait-elle les réflexions qu'il faisait. Leurs yeux s'étant rencontrés, elle venait de lire qu'il en arrivait à se demander si ce n'était pas elle qu'il avait vue, pesant de tout son poids sur les jambes de la victime, ainsi qu'une masse noire. Que faire, que dire, pour le lier d'un lien indestructible?
—Ce matin, ajouta-t-elle, il faisait très froid au Havre.
—Sans compter, dit-il, toute l'eau que nous avons reçue.
Et, à cet instant, Séverine eut une brusque inspiration. Elle ne raisonna pas, ne discuta pas: cela lui arrivait, comme une impulsion instinctive, des profondeurs obscures de son intelligence et de son coeur; car, si elle avait discuté, elle n'aurait rien dit. Mais elle sentait que cela était très bien, et qu'en parlant, elle le conquérait.
Doucement, elle lui prit la main, elle le regarda. Les touffes d'arbres verts les cachaient aux passants des rues voisines; ils n'entendaient qu'un lointain roulement de voitures, assourdi dans cette solitude ensoleillée du square; tandis que, seul, au détour de l'allée, un enfant était là, jouant en silence à emplir de sable un petit seau, avec une pelle. Et, sans transition, de toute son âme, à demi-voix:
—Vous me croyez coupable?
Il frémit légèrement, il arrêta ses yeux dans les siens.
Oui, répondit-il, de la même voix basse et émue.
Alors, elle serra sa main qu'elle avait gardée, d'une étreinte plus étroite; et elle ne continua pas tout de suite, elle sentait leur fièvre se confondre.
—Vous vous trompez, je ne suis pas coupable.
Et elle disait cela, non pour le convaincre, lui, mais uniquement pour l'avertir qu'elle devait être innocente, aux yeux des autres. C'était l'aveu de la femme qui dit non, dans le désir que ce soit non, quand même et toujours.
—Je ne suis pas coupable… Vous ne me ferez plus la peine de croire que je suis coupable.
Et elle était très heureuse, en voyant qu'il laissait ses yeux dans les siens, profondément. Sans doute, ce qu'elle venait de faire là, c'était le don de sa personne; car elle se livrait, et plus tard, s'il la réclamait, elle ne pourrait se refuser. Mais le lien était noué entre eux, indissoluble: elle le défiait bien de parler maintenant, il était à elle comme elle était à lui. L'aveu les avait unis.
—Vous ne me ferez plus de peine, vous me croyez?
—Oui, je vous crois, répondit-il en souriant.
Pourquoi l'aurait-il forcée à causer brutalement de cette chose affreuse? Plus tard, elle lui conterait tout, si elle en éprouvait le besoin. Cette façon de se tranquilliser, en se confessant à lui, sans rien dire, le touchait beaucoup, ainsi qu'une marque d'infinie tendresse. Elle était si confiante, si fragile, avec ses doux yeux de pervenche! elle lui apparaissait si femme, toute à l'homme, toujours prête à le subir, pour être heureuse! Et, surtout, ce qui le ravissait, tandis que leurs mains restaient jointes et que leurs regards ne se quittaient plus, c'était de ne pas retrouver en lui son malaise, cet effrayant frisson qui l'agitait, près d'une femme, à l'idée de la possession. Les autres, il n'avait pu toucher à leur chair, sans éprouver le désir d'y mordre, dans une abominable faim d'égorgement. Pourrait-il donc l'aimer, celle-là, et ne point la tuer?
—Vous savez bien que je suis votre ami et que vous n'avez rien à craindre de moi, murmura-t-il à son oreille. Je ne veux pas connaître vos affaires, ce sera comme il vous plaira… Vous m'entendez? disposez entièrement de ma personne.
Il s'était approché si près de son visage, qu'il sentait son haleine chaude dans ses moustaches. Le matin encore, il en aurait tremblé, sous la peur sauvage d'une crise. Que se passait-il, pour qu'il lui restât à peine un frémissement, avec la lassitude heureuse des convalescences? Cette idée qu'elle avait tué, devenue une certitude, la lui montrait différente, grandie, à part. Peut-être bien n'avait-elle pas aidé seulement, mais frappé. Il en fut convaincu, sans preuve aucune. Et, dès lors, elle sembla lui être sacrée, en dehors de tout raisonnement, dans l'inconscience du désir effrayé qu'elle lui inspirait.
Tous les deux à présent causaient avec gaieté, en couple de rencontre, chez qui l'amour commence.
—Vous devriez me donner votre autre main, pour que je la réchauffe.
—Oh! non, pas ici. On nous verrait.
—Qui donc? puisque nous sommes seuls… Et d'ailleurs, il n'y aurait pas grand mal. Les enfants ne se font pas comme ça.
—Je l'espère bien.
Elle riait franchement, dans la joie d'être sauvée. Elle ne l'aimait pas, ce garçon; elle croyait en être bien sûre; et si elle s'était promise, elle rêvait déjà au moyen de ne pas payer. Il avait l'air gentil, il ne la tourmenterait pas, tout s'arrangeait très bien.
—C'est entendu, nous sommes camarades, sans que les autres, ni même mon mari, aient rien à y voir… Maintenant, lâchez-moi la main, et ne me regardez plus comme ça, parce que vous allez vous user les yeux.
Mais il gardait ses doigts délicats entre les siens. Très bas, il bégaya:
—Vous savez que je vous aime.
Vivement, elle s'était dégagée, d'une légère secousse. Et, debout devant le banc, où il restait assis.
—En voilà une folie, par exemple! Soyez convenable, on vient.
En effet, une nourrice arrivait, avec son poupon endormi entre ses bras. Puis, une jeune fille passa, très affairée. Le soleil baissait, se noyait à l'horizon, dans des vapeurs violâtres, et les rayons s'en allaient des pelouses, mourant en poussière d'or, à la pointe verte des sapins. Il y eut comme un arrêt subit dans le roulement continu des voitures. On entendit sonner cinq heures, à une horloge voisine.
—Ah! mon Dieu! s'écria Séverine, cinq heures, et j'ai rendez-vous rue du Rocher!
Sa joie tombait, elle retrouvait l'angoisse de l'inconnu qui l'attendait, là-bas, en se souvenant qu'elle n'était pas sauvée encore. Elle devint toute pâle, les lèvres tremblantes.
—Mais le chef du dépôt que vous aviez à voir? dit Jacques, qui s'était levé du banc pour la reprendre à son bras.
—Tant pis! je le verrai une autre fois… Écoutez, mon ami, je n'ai plus besoin de vous, laissez-moi vite faire ma course. Et merci encore, merci de tout mon coeur.
Elle lui serrait les mains, elle se hâtait.
—A tout à l'heure, au train.
—Oui, à tout à l'heure.
Déjà, elle s'éloignait d'un pas rapide, elle disparaissait entre les massifs du square; tandis que lui, lentement, se dirigeait vers la rue Cardinet.
M. Camy-Lamotte venait d'avoir, chez lui, une longue conférence avec le chef de l'exploitation de la Compagnie de l'Ouest. Mandé sous le prétexte d'une autre affaire, celui-ci avait fini par confesser combien ce procès Grandmorin ennuyait la Compagnie. Il y avait d'abord les plaintes des journaux, au sujet du peu de sécurité pour les voyageurs, dans les voitures de première classe. Puis, tout le personnel se trouvait mêlé à l'aventure, plusieurs employés étaient soupçonnés, sans compter ce Roubaud, le plus compromis, qu'on pouvait arrêter d'un moment à l'autre. Enfin, les bruits de vilaines moeurs qui couraient sur le président, membre du conseil d'administration, semblaient rejaillir sur ce conseil tout entier. Et c'était ainsi que le crime présumé d'un petit sous-chef de gare, quelque histoire louche, basse et malpropre, remontait au travers des rouages compliqués, ébranlait cette machine énorme d'une exploitation de voie ferrée, en détraquait jusqu'à l'administration supérieure. La secousse allait même plus haut, gagnait le ministère, menaçait l'État, dans le malaise politique du moment: heure critique, grand corps social dont la moindre fièvre hâtait la décomposition. Aussi, lorsque M. Camy-Lamotte avait su de son interlocuteur que la Compagnie, le matin, avait résolu le renvoi de Roubaud, s'était-il vivement élevé contre cette mesure. Non! non! rien ne serait plus maladroit, cela redoublerait le tapage dans la presse, si elle s'avisait de poser le sous-chef en victime politique. Tout craquerait de plus belle, de bas en haut, et Dieu savait à quelles découvertes désagréables on arriverait pour les uns et pour les autres! Le scandale avait trop duré, il fallait au plus tôt faire le silence. Et le chef de l'exploitation, convaincu, s'était engagé à maintenir Roubaud, à ne pas même le déplacer du Havre. On verrait bien qu'il n'y avait pas de malhonnêtes gens dans tout cela. C'était fini, l'affaire serait classée.
Lorsque Séverine, essoufflée, le coeur battant à grands coups, se retrouva dans le sévère cabinet de la rue du Rocher, devant M. Camy-Lamotte, celui-ci la contempla un instant en silence, intéressé par l'extraordinaire effort qu'elle faisait pour paraître calme. Décidément, elle lui était sympathique, cette criminelle délicate, aux yeux de pervenche.
—Eh bien! madame…
Et il s'arrêta pour jouir de son anxiété quelques secondes encore. Mais elle avait un regard si profond, il la sentait élancée toute vers lui, dans un tel besoin de savoir, qu'il fut pitoyable.
—Eh bien! madame, j'ai vu le chef de l'exploitation, j'ai obtenu que votre mari ne fût pas congédié… L'affaire est arrangée.
Alors, elle défaillit, sous le flot de joie trop vive qui l'inonda. Ses yeux s'étaient emplis de larmes, et elle ne disait rien, elle souriait.
Il répéta, en insistant sur la phrase, pour lui donner toute sa signification:
—L'affaire est arrangée… Vous pouvez rentrer tranquille au
Havre.
Elle entendait bien: il voulait dire qu'on ne les arrêterait pas, qu'on leur faisait grâce. Ce n'était pas seulement l'emploi maintenu, c'était l'effroyable drame oublié, enterré. D'un mouvement de caresse instinctive, comme une jolie bête domestique qui remercie et flatte, elle se pencha sur ses mains, les baisa, les garda appuyées contre ses joues. Et, cette fois, il ne les avait pas retirées, très ému lui-même du charme tendre de cette gratitude.
—Seulement, reprit-il en tâchant de redevenir sévère, souvenez-vous et conduisez-vous bien.
—Oh! monsieur!
Mais il désirait les garder à sa merci, la femme et l'homme. Il fit allusion à la lettre.
—Souvenez-vous que le dossier reste là, et qu'à la moindre faute, tout peut être repris… Surtout, recommandez à votre mari de ne plus s'occuper de politique. Sur ce chapitre, nous serions impitoyables. Je sais qu'il s'est déjà compromis, on m'a parlé d'une querelle fâcheuse avec le sous-préfet; enfin, il passe pour républicain, c'est détestable… N'est-ce pas? qu'il soit sage, ou nous le supprimerons, simplement.
Elle était debout, ayant hâte maintenant d'être dehors, pour donner de l'espace à la joie qui la suffoquait.
—Monsieur, nous vous obéirons, nous serons ce qu'il vous plaira… N'importe quand, n'importe où, vous n'aurez qu'à commander: je vous appartiens.
Il s'était remis à sourire, de son air las, avec la pointe de dédain d'un homme qui avait longuement bu au néant de toutes choses.
—Oh! je n'abuserai pas, madame, je n'abuse plus.
Et lui-même ouvrit la porte du cabinet. Sur le palier, elle se retourna deux fois, avec son visage rayonnant, qui le remerciait encore.
Dans la rue du Rocher, Séverine marcha follement. Elle s'aperçut qu'elle remontait la rue, sans raison; et elle redescendit la pente, traversant la chaussée pour rien, au risque de se faire écraser. C'était un besoin de mouvement, de gestes, de cris. Déjà, elle comprenait pourquoi on leur faisait grâce, et elle se surprit à dire:
—Parbleu! ils ont peur, il n'y a pas de danger qu'ils remuent ces choses-là, j'ai été bien bête de me torturer. C'est évident… Ah! quelle chance! sauvée, sauvée pour de bon, cette fois!… Et n'importe, je vais effrayer mon mari, afin qu'il se tienne tranquille… Sauvée, sauvée, quelle chance!
Comme elle débouchait dans la rue Saint-Lazare, elle vit,à l'horloge d'un bijoutier, qu'il était six heures moins vingt.
—Tiens! je vais me payer un bon dîner, j'ai le temps.
En face de la gare, elle choisit le restaurant le plus luxueux; et, installée seule à une petite table bien blanche, contre la glace sans tain de la devanture, très amusée par le mouvement de la rue, elle se commanda un dîner fin, des huîtres, des filets de sole, une aile de poulet rôti. C'était bien le moins qu'elle se rattrapât de son mauvais déjeuner. Elle dévora, trouva exquis le pain de gruau, se fit encore faire une friandise, des beignets soufflés. Puis, son café bu, elle se pressa, car elle n'avait plus que quelques minutes pour prendre l'express.
Jacques, en la quittant, après être allé chez lui remettre ses vêtements de travail, s'était rendu tout de suite au dépôt, où il n'arrivait d'ordinaire qu'une demi-heure avant le départ de sa machine. Il avait fini par se reposer sur Pecqueux des soins de visite, bien que le chauffeur fût ivre deux fois sur trois. Mais, ce jour-là, dans l'émotion tendre où il était, un scrupule inconscient venait de l'envahir, il voulait s'assurer par lui-même du bon fonctionnement de toutes les pièces; d'autant plus que, le matin, en venant du Havre, il croyait s'être aperçu d'une dépense de force plus grande pour un travail moindre.
Dans le vaste hangar fermé, noir de charbon, et que de hautes fenêtres poussiéreuses éclairaient, parmi les autres machines au repos, celle de Jacques se trouvait déjà en tête d'une voie, destinée à partir la première. Un chauffeur du dépôt venait de charger le foyer, des escarbilles rouges tombaient dessous, dans la fosse à piquer le feu. C'était une de ces machines d'express, à deux essieux couplés, d'une élégance fine et géante, avec ses grandes roues légères réunies par des bras d'acier, son poitrail large, ses reins allongés et puissants, toute cette logique et toute cette certitude qui font la beauté souveraine des êtres de métal, la précision dans la force. Ainsi que les autres machines de la Compagnie de l'Ouest, en dehors du numéro qui la désignait, elle portait le nom d'une gare, celui de Lison, une station du Cotentin. Mais Jacques, par tendresse, en avait fait un nom de femme, la Lison, comme il disait, avec une douceur caressante.
Et, c'était vrai, il l'aimait d'amour, sa machine, depuis quatre ans qu'il la conduisait. Il en avait mené d'autres, des dociles et des rétives, des courageuses et des fainéantes; il n'ignorait point que chacune avait son caractère, que beaucoup ne valaient pas grand-chose, comme on dit des femmes de chair et d'os; de sorte que, s'il l'aimait celle-là, c'était en vérité qu'elle avait des qualités rares de brave femme. Elle était douce, obéissante, facile au démarrage, d'une marche régulière et continue, grâce à sa bonne vaporisation. On prétendait bien que, si elle démarrait avec tant d'aisance, cela provenait de l'excellent bandage des roues et surtout du réglage parfait des tiroirs; de même que, si elle vaporisait beaucoup avec peu de combustible, on mettait cela sur le compte de la qualité du cuivre des tubes et de la disposition heureuse de la chaudière. Mais lui savait qu'il y avait autre chose, car d'autres machines, identiquement construites, montées avec le même soin, ne montraient aucune de ses qualités. Il y avait l'âme, le mystère de la fabrication, ce quelque chose que le hasard du martelage ajoute au métal, que le tour de main de l'ouvrier monteur donne aux pièces: la personnalité de la machine, la vie.
Il l'aimait donc en mâle reconnaissant, la Lison, qui partait et s'arrêtait vite, ainsi qu'une cavale vigoureuse et docile; il l'aimait parce que, en dehors des appointements fixes, elle lui gagnait des sous, grâce aux primes de chauffage. Elle vaporisait si bien, qu'elle faisait en effet de grosses économies de charbon. Et il n'avait qu'un reproche à lui adresser, un trop grand besoin de graissage: les cylindres surtout dévoraient des quantités de graisse déraisonnables, une faim continue, une vraie débauche. Vainement, il avait tâché de la modérer. Mais elle s'essoufflait aussitôt, il fallait ça à son tempérament. Il s'était résigné à lui tolérer cette passion gloutonne, de même qu'on ferme les yeux sur un vice, chez les personnes qui sont, d'autre part, pétries de qualités; et il se contentait de dire, avec son chauffeur, en manière de plaisanterie, qu'elle avait, à l'exemple des belles femmes, le besoin d'être graissée trop souvent.
Pendant que le foyer ronflait et que la Lison peu à peu entrait en pression, Jacques tournait autour d'elle, l'inspectant dans chacune de ses pièces, tâchant de découvrir pourquoi, le matin, elle lui avait mangé plus de graisse que de coutume. Et il ne trouvait rien, elle était luisante et propre, d'une de ces propretés gaies qui annoncent les bons soins tendres d'un mécanicien. Sans cesse, on le voyait l'essuyer, l'astiquer; à l'arrivée surtout, de même qu'on bouchonne les bêtes fumantes d'une longue course, il la frottait vigoureusement, il profitait de ce qu'elle était chaude pour la mieux nettoyer des taches et des bavures. Il ne la bousculait jamais non plus, lui gardait une marche régulière, évitant de se mettre en retard, ce qui nécessite ensuite des sauts de vitesse fâcheux. Aussi tous deux avaient-ils fait toujours si bon ménage, que, pas une fois, en quatre années, il ne s'était plaint d'elle, sur le registre du dépôt, où les mécaniciens inscrivent leurs demandes de réparations, les mauvais mécaniciens, paresseux ou ivrognes, sans cesse en querelle avec leurs machines. Mais, vraiment, ce jour-là, il avait sur le coeur sa débauche de graisse; et c'était autre chose aussi, quelque chose de vague et de profond, qu'il n'avait pas éprouvé encore, une inquiétude, une défiance à son égard, comme s'il doutait d'elle et qu'il eût voulu s'assurer qu'elle n'allait pas se mal conduire en route.
Cependant, Pecqueux n'était point là, et Jacques s'emporta, lorsqu'il parut enfin, la langue pâteuse, à la suite d'un déjeuner, fait avec un ami. D'habitude, les deux hommes s'entendaient très bien, dans ce long compagnonnage qui les promenait d'un bout à l'autre de la ligne, secoués côte à côte, silencieux, unis par la même besogne et les mêmes dangers. Bien qu'il fût son cadet de plus de dix ans, le mécanicien se montrait paternel pour son chauffeur, couvrait ses vices, le laissait dormir une heure, lorsqu'il était trop ivre; et celui-ci lui rendait cette complaisance en un dévouement de bon chien, excellent ouvrier d'ailleurs, rompu au métier, en dehors de son ivrognerie. Il faut dire que lui aussi aimait la Lison, ce qui suffisait pour la bonne entente. Eux deux et la machine, ils faisaient un vrai ménage à trois, sans jamais une dispute. Aussi Pecqueux, interloqué d'être si mal reçu, regarda-t-il Jacques avec un redoublement de surprise, lorsqu'il l'entendit grogner ses doutes contre elle.
—Quoi donc? mais elle va comme une fée!
—Non, non, je ne suis pas tranquille.
Et, malgré le bon état de chaque pièce, il continuait à hocher la tête. Il fit jouer les manettes, s'assura du fonctionnement de la soupape. Il monta sur le tablier, alla emplir lui-même les godets graisseurs des cylindres; pendant que le chauffeur essuyait le dôme, où restaient de légères traces de rouille. La tringle de la sablière marchait bien, tout aurait dû le rassurer. C'était que, dans son coeur, la Lison ne se trouvait plus seule. Une autre tendresse y grandissait, cette créature mince, si fragile, qu'il revoyait toujours près de lui, sur le banc du square, avec sa faiblesse câline, qui avait besoin d'être aimée et protégée. Jamais, quand une cause involontaire l'avait mis en retard, qu'il lançait sa machine à une vitesse de quatre-vingts kilomètres, jamais il n'avait songé aux dangers que pouvaient courir les voyageurs. Et voilà que la seule idée de reconduire au Havre cette femme presque détestée le matin, amenée avec ennui, le travaillait d'une inquiétude, de la crainte d'un accident, où il se l'imaginait blessée par sa faute, mourante entre ses bras. Dès maintenant, il avait charge d'amour. La Lison, soupçonnée, ferait bien de se conduire correctement, si elle voulait garder son renom de bonne marcheuse.
Six heures sonnèrent, Jacques et Pecqueux montèrent sur le petit pont de tôle qui reliait le tender à la machine; et, le dernier ayant ouvert le purgeur sur un signe de son chef, un tourbillon de vapeur blanche emplit le hangar noir. Puis, obéissant à la manette du régulateur, lentement tournée par le mécanicien, la Lison démarra, sortit du dépôt, siffla pour se faire ouvrir la voie. Presque tout de suite, elle put s'engager dans le tunnel des Batignolles. Mais, au pont de l'Europe, il lui fallut attendre; et il n'était que l'heure réglementaire, lorsque l'aiguilleur l'envoya sur l'express de six heures trente, auquel deux hommes d'équipe l'attelèrent solidement.
On allait partir, il n'y avait plus que cinq minutes, et Jacques se penchait, surpris de ne pas voir Séverine au milieu de la bousculade des voyageurs. Il était bien certain qu'elle ne monterait pas, sans être d'abord venue jusqu'à lui. Enfin, elle parut, en retard, courant presque. Et, en effet, elle longea tout le train, ne s'arrêta qu'à la machine, le teint animé, exultante de joie.
Ses petits pieds se haussèrent, sa face se leva, rieuse.
—Ne vous inquiétez pas, me voici.
Lui, également, se mit à rire, heureux qu'elle fût là.
—Bon, bon! ça va bien.
Mais elle se haussa encore, reprit à voix plus basse:
—Mon ami, je suis contente, très contente… Une grande chance qui m'arrive… Tout ce que je désirais.
Et il comprit parfaitement, il en éprouva un gros plaisir. Puis, comme elle repartait en courant, elle se retourna pour ajouter, par plaisanterie:
—Dites donc, maintenant, n'allez pas me casser les os.
Il se récria, d'une voix gaie:
—Oh! par exemple! n'ayez pas peur!
Mais les portières battaient, Séverine n'eut que le temps de monter; et Jacques, au signal du conducteur-chef, siffla, puis ouvrit le régulateur. On partit. C'était le même départ que celui du train tragique de février, à la même heure, au milieu des mêmes activités de la gare, dans les mêmes bruits, les mêmes fumées. Seulement, il faisait jour encore, un crépuscule clair, d'une douceur infinie. La tête à la portière, Séverine regardait.
Et, sur la Lison, Jacques, monté à droite, chaudement vêtu d'un pantalon et d'un bourgeron de laine, portant des lunettes à oeillères de drap, attachées derrière la tête, sous sa casquette, ne quittait plus la voie des yeux, se penchait à toute seconde, en dehors de la vitre de l'abri, pour mieux voir. Rudement secoué par la trépidation, n'en ayant pas même conscience, il avait la main droite sur le volant du changement de marche, comme un pilote sur la roue du gouvernail; il le manoeuvrait d'un mouvement insensible et continu, modérant, accélérant la vitesse; et, de la main gauche, il ne cessait de tirer la tringle du sifflet, car la sortie de Paris est difficile, pleine d'embûches. Il sifflait aux passages à niveau, aux gares, aux tunnels, aux grandes courbes. Un signal rouge s'étant montré, au loin, dans le jour tombant, il demanda longuement la voie, passa comme un tonnerre. A peine, de temps à autre, jetait-il un coup d'oeil sur le manomètre, tournant le petit volant de l'injecteur, dès que la pression atteignait dix kilogrammes. Et c'était sur la voie toujours, en avant, que revenait son regard, tout à la surveillance des moindres particularités, dans une attention telle, qu'il ne voyait rien autre, qu'il ne sentait même pas le vent souffler en tempête. Le manomètre baissa, il ouvrit la porte du foyer, en haussant la crémaillère; et Pecqueux, habitué au geste, comprit, cassa à coups de marteau du charbon, qu'il étala avec la pelle, en une couche bien égale, sur toute la largeur de la grille. Une chaleur ardente leur brûlait les jambes à tous deux; puis, la porte refermée, de nouveau le courant d'air glacé souffla.
La nuit tombait, Jacques redoublait de prudence. Il avait rarement senti la Lison si obéissante; il la possédait, la chevauchait à sa guise, avec l'absolue volonté du maître; et, pourtant, il ne se relâchait pas de sa sévérité, la traitait en bête domptée, dont il faut se méfier toujours. Là, derrière son dos, dans le train lancé à grande vitesse, il voyait une figure fine, s'abandonnant à lui, confiante, souriante. Il en avait un léger frisson, il serrait d'une poigne plus rude le volant du changement de marche, il perçait les ténèbres croissantes d'un regard fixe, en quête de feux rouges. Après les embranchements d'Asnières et de Colombes, il avait respiré un peu. Jusqu'à Mantes, tout allait bien, la voie était un véritable palier, où le train roulait à l'aise. Après Mantes, il dut pousser la Lison, pour qu'elle montât une rampe assez forte, presque d'une demi-lieue. Puis, sans la ralentir, il la lança sur la pente douce du tunnel de Rolleboise, deux kilomètres et demi de tunnel, qu'elle franchit en trois minutes à peine. Il n'y avait plus qu'un autre tunnel, celui du Roule, près de Gaillon, avant la gare de Sotteville, une gare redoutée, que la complication des voies, les continuelles manoeuvres, l'encombrement constant, rendent très périlleuse. Toutes les forces de son être étaient dans ses yeux qui veillaient, dans sa main qui conduisait; et la Lison, sifflante et fumante, traversa Sotteville à toute vapeur, ne s'arrêta qu'à Rouen, d'où elle repartit, calmée un peu, montant avec plus de lenteur la rampe qui va jusqu'à Malaunay.
La lune s'était levée, très claire, d'une lumière blanche, qui permettait à Jacques de distinguer les moindres buissons, et jusqu'aux pierres des chemins, dans leur fuite rapide. Comme, à la sortie du tunnel de Malaunay, il jetait à droite un coup d'oeil, inquiet de l'ombre portée d'un grand arbre, barrant la voie, il reconnut le coin reculé, le champ de broussailles, d'où il avait vu le meurtre. Le pays, désert et farouche, défilait avec ses continuelles côtes, ses creux noirs de petits bois, sa désolation ravagée. Ensuite, ce fut, à la Croix-de-Maufras, sous la lune immobile, la brusque apparition de la maison plantée de biais, dans son abandon et sa détresse, les volets éternellement clos, d'une mélancolie affreuse. Et, sans savoir pourquoi, cette fois encore, plus que les précédentes, Jacques eut le coeur serré, comme s'il passait devant son malheur.
Mais, tout de suite, ses yeux emportèrent une autre image. Près de la maison des Misard, contre la barrière du passage à niveau, Flore était là, debout. Maintenant, à chaque voyage, il la voyait à cette place, l'attendant, le guettant. Elle ne remua pas, elle tourna simplement la tête, pour le suivre plus longtemps, dans l'éclair qui l'emportait. Sa haute silhouette se détachait en noir sur la lumière blanche, ses cheveux d'or s'allumaient seuls, à l'or pâle de l'astre.
Et Jacques, ayant poussé la Lison pour lui faire franchir la rampe de Motteville, la laissa souffler un peu le long du plateau de Bolbec, puis la lança enfin, de Saint-Romain à Harfleur, sur la plus forte pente de la ligne, trois lieues que les machines dévorent d'un galop de bêtes folles, sentant l'écurie. Et il était brisé de fatigue, au Havre, lorsque, sous la marquise, pleine du vacarme et de la fumée de l'arrivée, Séverine, avant de remonter chez elle, accourut lui dire, de son air gai et tendre:
—Merci, à demain.
Un mois se passa, et un grand calme s'était fait de nouveau dans le logement que les Roubaud occupaient au premier étage de la gare, au-dessus des salles d'attente. Chez eux, chez leurs voisins de couloir, parmi ce petit monde d'employés, soumis à une existence d'horloge par l'uniforme retour des heures réglementaires, la vie s'était remise à couler, monotone. Et il semblait que rien ne se fût passé de violent ni d'anormal.
La bruyante et scandaleuse affaire Grandmorin, tout doucement, s'oubliait, allait être classée, par l'impuissance où paraissait être la justice de découvrir le coupable. Après une prévention d'une quinzaine de jours encore, le juge d'instruction Denizet avait rendu une ordonnance de non-lieu, à l'égard de Cabuche, motivée sur ce qu'il n'existait pas contre lui de charges suffisantes; et une légende de police était en train de se former, romanesque: celle d'un assassin inconnu, insaisissable, un aventurier du crime, présent partout à la fois, que l'on chargeait de tous les meurtres et qui se dissipait en fumée, à la seule apparition des agents. A peine quelques plaisanteries reparaissaient-elles de loin en loin sur ce légendaire assassin, dans la presse de l'opposition, enfiévrée par l'approche des élections générales. La pression du pouvoir, les violences des préfets lui fournissaient quotidiennement d'autres sujets d'articles indignés; si bien que, les journaux ne s'occupant plus de l'affaire, elle était sortie de la curiosité passionnée de la foule. On n'en causait même plus.
Ce qui avait achevé de ramener le calme chez les Roubaud, c'était l'heureuse façon dont venait de s'aplanir l'autre difficulté, celle que menaçait de soulever le testament du président Grandmorin. Sur les conseils de madame Bonnehon, les Lachesnaye avaient enfin consenti à ne pas attaquer ce testament, dans la crainte de réveiller le scandale, très incertains aussi du résultat d'un procès. Et, mis en possession de leur legs, les Roubaud se trouvaient, depuis une semaine, propriétaires de la Croix-de-Maufras, la maison et le jardin, évalués à une quarantaine de mille francs. Tout de suite, ils avaient décidé de la vendre, cette maison de débauche et de sang, qui les hantait ainsi qu'un cauchemar, où ils n'auraient point osé dormir, dans l'épouvante des spectres du passé; et de la vendre en bloc, avec les meubles, telle qu'elle était, sans la réparer ni même en enlever la poussière. Mais, comme, à des enchères publiques, elle aurait trop perdu, les acheteurs étant rares qui consentiraient à se retirer dans cette solitude, ils avaient résolu d'attendre un amateur, ils s'étaient contentés d'accrocher à la façade un immense écriteau, aisément lisible des continuels trains qui passaient. Cet appel en grosses lettres, cette désolation à vendre, ajoutait à la tristesse des volets clos et du jardin envahi par les ronces. Roubaud ayant absolument refusé d'y aller, même en passant, prendre certaines dispositions nécessaires, Séverine s'y était rendue un après-midi; et elle avait laissé les clefs aux Misard, en les chargeant de montrer la propriété, si des acquéreurs se présentaient. On aurait pu s'y installer en deux heures, car il y avait jusqu'à du linge dans les armoires.
Et, rien dès lors n'inquiétant plus les Roubaud, ils laissaient donc couler chaque journée dans l'attente assoupie du lendemain. La maison finirait par se vendre, ils en placeraient l'argent, tout marcherait très bien. Ils l'oubliaient d'ailleurs, ils vivaient comme s'ils ne devaient jamais sortir des trois pièces qu'ils occupaient: la salle à manger, dont la porte s'ouvrait directement sur le couloir; la chambre à coucher, assez vaste, à droite; la cuisine, toute petite et sans air, à gauche. Même, devant leurs fenêtres, la marquise de la gare, cette pente de zinc qui leur barrait la vue, ainsi qu'un mur de prison, au lieu de les exaspérer comme autrefois, semblait les tranquilliser, augmentait la sensation d'infini repos, de paix réconfortante où ils s'endormaient. Au moins, on n'était pas vu des voisins, on n'avait pas toujours devant soi des yeux d'espions à fouiller chez vous; et ils ne se plaignaient plus, le printemps étant venu, que de la chaleur étouffante, des reflets aveuglants du zinc, chauffé par les premiers soleils. Après la secousse effroyable, qui, pendant près de deux mois, les avait fait vivre dans un continuel frisson, ils jouissaient béatement de cette réaction de torpeur envahissante. Ils demandaient à ne plus bouger, heureux d'être, simplement, sans trembler ni souffrir. Jamais Roubaud ne s'était montré un employé si exact, si consciencieux: la semaine de jour, descendu sur le quai à cinq heures du matin, il ne remontait déjeuner qu'à dix, redescendait à onze, allait jusqu'à cinq heures du soir, onze heures pleines de service; la semaine de nuit, pris de cinq heures du soir à cinq heures du matin, il n'avait même point le court repos d'un repas fait chez lui, car il soupait dans son bureau; et il portait cette dure servitude avec une sorte de satisfaction, il semblait s'y complaire, descendant aux détails, voulant tout voir, tout faire, comme s'il avait trouvé un oubli à cette fatigue, un recommencement de vie équilibrée, normale. De son côté, Séverine, presque toujours seule, qui était veuve une semaine sur deux, qui l'autre semaine ne le voyait qu'au déjeuner et au dîner, paraissait prise d'une fièvre de bonne ménagère. D'habitude, elle s'asseyait, brodait, détestant de toucher au ménage, qu'une vieille femme, la mère Simon, venait faire, de neuf heures à midi. Mais, depuis qu'elle se retrouvait tranquille chez elle, certaine d'y rester, des idées de nettoyage, d'arrangement, l'occupaient. Elle ne reprenait sa chaise qu'après avoir fureté partout. Du reste, tous deux dormaient d'un bon sommeil. Dans leurs rares tête-à-tête, aux repas, ainsi que les nuits où ils couchaient ensemble, jamais ils ne reparlaient de l'affaire; et ils devaient croire que c'était chose finie, enterrée.
Pour Séverine, surtout, l'existence redevint ainsi très douce. Ses paresses la reprirent, elle abandonna de nouveau le ménage à la mère Simon, en demoiselle faite seulement pour les fins travaux d'aiguille. Elle avait commencé une oeuvre interminable, tout un couvre-pied brodé, qui menaçait de l'occuper sa vie entière. Elle se levait assez tard, heureuse de rester seule au lit, bercée par les départs et les arrivées des trains, qui marquaient pour elle la marche des heures, exactement, ainsi qu'une horloge. Dans les premiers temps de son mariage, ces bruits violents de la gare, coups de sifflet, chocs de plaques tournantes, roulements de foudre, ces trépidations brusques, pareilles à des tremblements de terre, qui la secouaient avec les meubles, l'avaient affolée. Puis, peu à peu, l'habitude était venue, la gare sonore et frissonnante entrait dans sa vie; et, maintenant, elle s'y plaisait, son calme était fait de cette agitation et de ce vacarme. Jusqu'au déjeuner, elle voyageait d'une pièce dans l'autre, causait avec la femme de ménage, les mains inertes. Puis, elle passait les longs après-midi, assise devant la fenêtre de la salle à manger, son ouvrage le plus souvent tombé sur les genoux, heureuse de ne rien faire. Les semaines où son mari remontait se coucher au petit jour, elle l'entendait ronfler jusqu'au soir; et, du reste, c'était devenu pour elle les bonnes semaines, celles qu'elle vivait comme autrefois, avant d'être mariée, tenant toute la largeur du lit, se récréant ensuite à son gré, libre de sa journée entière. Elle ne sortait presque jamais, elle n'apercevait du Havre que les fumées des usines voisines, dont les gros tourbillons noirs tachaient le ciel, au-dessus du faîtage de zinc, qui coupait l'horizon, à quelques mètres de ses yeux. La ville était là, derrière cet éternel mur; elle la sentait toujours présente, son ennui de ne pas la voir avait à la longue pris de la douceur; cinq ou six pots de giroflées et de verveines, qu'elle cultivait dans le chéneau de la marquise, lui faisaient un petit jardin, fleurissant sa solitude. Parfois, elle parlait d'elle comme d'une recluse, au fond d'un bois. Seul, à ses moments de flâne, Roubaud enjambait la fenêtre; puis, filant le long du chéneau, il allait jusqu'au bout, montait la pente de zinc, s'asseyait en haut du pignon, au-dessus du cours Napoléon; et là, enfin, il fumait sa pipe, en plein ciel, dominant la ville étalée à ses pieds, les bassins plantés de la haute futaie des mâts, la mer immense, d'un vert pâle, à l'infini.
Il semblait que la même somnolence eût gagné les autres ménages d'employés, voisins des Roubaud. Ce couloir, où soufflait d'ordinaire un si terrible vent de commérages, s'endormait lui aussi. Quand Philomène rendait visite à madame Lebleu, c'était à peine si l'on entendait le léger murmure de leurs voix. Surprises toutes deux de voir comment tournaient les choses, elles ne parlaient plus du sous-chef qu'avec une commisération dédaigneuse: bien sûr que, pour lui conserver sa place, son épouse était allée en faire de belles, à Paris; enfin, un homme taré maintenant, qui ne se laverait pas de certains soupçons. Et, comme la femme du caissier avait la conviction que désormais ses voisins n'étaient point de force à lui reprendre le logement, elle leur témoignait simplement beaucoup de mépris, passant très raide, ne saluant pas; si bien qu'elle indisposa même Philomène, qui vint de moins en moins: elle la trouvait trop fière, ne s'amusait plus. Pourtant, madame Lebleu, pour s'occuper, continuait à guetter l'intrigue de mademoiselle Guichon avec le chef de gare, M. Dabadie, sans jamais les surprendre, d'ailleurs. Dans le couloir, il n'y avait plus que le frôlement imperceptible de ses pantoufles de feutre. Tout s'étant ainsi ensommeillé de proche en proche, un mois se passa, de paix souveraine, comme ces grands sommeils qui suivent les grandes catastrophes.
Mais, chez les Roubaud, un point restait, douloureux, inquiétant, un point du parquet de la salle à manger, où leurs yeux ne pouvaient se porter par hasard, sans qu'un malaise, de nouveau, les troublât. C'était, à gauche de la fenêtre, la frise de chêne qu'ils avaient déplacée, puis remise, pour cacher dessous la montre et les dix mille francs, pris sur le corps de Grandmorin, sans compter environ trois cents francs en or, dans un porte-monnaie. Cette montre et cet argent, Roubaud ne les avait enlevés des poches que pour faire croire au vol. Il n'était pas un voleur, il serait mort de faim à côté, comme il le disait, plutôt que de profiter d'un centime ou de vendre la montre. L'argent de ce vieux, qui avait sali sa femme, dont il avait fait justice, cet argent taché de boue et de sang, non! non! ce n'était pas de l'argent assez propre, pour qu'un honnête homme y touchât. Et il ne songeait même point à la maison de la Croix-de-Maufras, dont il acceptait le cadeau: seul, le fait de la victime fouillée, de ces billets emportés dans l'abomination du meurtre, le révoltait, soulevait sa conscience, d'un mouvement de recul et de peur. Cependant, la volonté ne lui était pas venue de les brûler, puis d'aller un soir jeter la montre et le porte-monnaie à la mer. Si la simple prudence le lui conseillait, un instinct sourd protestait en lui contre cette destruction. Il avait un respect inconscient, jamais il ne se serait résigné à anéantir une telle somme. D'abord, la première nuit, il l'avait enfouie sous son oreiller, ne jugeant aucun coin assez sûr. Les jours suivants, il s'était ingénié à découvrir des cachettes, il en changeait chaque matin, agité au moindre bruit, dans la crainte d'une perquisition judiciaire. Jamais il n'avait fait une pareille dépense d'imagination. Puis, à bout de ruses, las de trembler, il avait eu un jour la paresse de reprendre l'argent et la montre, cachés la veille sous la frise; et, maintenant, pour rien au monde, il n'aurait fouillé là: c'était comme un charnier, un trou d'épouvante et de mort, où des spectres l'attendaient. Il évitait même, en marchant, de poser les pieds sur cette feuille du parquet; car la sensation lui en était désagréable, il s'imaginait en recevoir dans les jambes un léger choc. Séverine, l'après-midi, lorsqu'elle s'asseyait devant la fenêtre, reculait sa chaise, pour n'être pas juste au-dessus du cadavre, qu'ils gardaient ainsi dans leur plancher. Ils n'en parlaient pas entre eux, s'efforçaient de croire qu'ils s'y accoutumeraient, finissaient par s'irriter de le retrouver, de le sentir à chaque heure, de plus en plus importun, sous leurs semelles. Et ce malaise était d'autant plus singulier, qu'ils ne souffraient nullement du couteau, le beau couteau neuf acheté par la femme, et que le mari avait planté dans la gorge de l'amant. Simplement lavé, il traînait au fond d'un tiroir, il servait parfois à la mère Simon, pour couper le pain.
D'ailleurs, dans cette paix où il vivait, Roubaud venait d'introduire une autre cause de trouble, peu à peu grandissante, en forçant Jacques à les fréquenter. Le roulement de son service ramenait le mécanicien au Havre trois fois par semaine: le lundi, de dix heures trente-cinq du matin à six heures vingt du soir; le jeudi et le samedi, de onze heures cinq du soir à six heures quarante du matin. Et, le premier lundi, après le voyage de Séverine, le sous-chef s'était acharné.
—Voyons, camarade, vous ne pouvez refuser de manger un morceau avec nous… Que diable! vous avez été très gentil pour ma femme, je vous dois bien un remerciement.
Deux fois en un mois, Jacques avait ainsi accepté à déjeuner. Il semblait que Roubaud, gêné des grands silences qui se faisaient maintenant, quand il mangeait avec sa femme, éprouvât un soulagement, dès qu'il pouvait mettre un convive entre eux. Tout de suite, il retrouvait des histoires, il causait et plaisantait.
—Revenez donc le plus souvent possible! Vous voyez bien que vous ne nous gênez pas.
Un soir, un jeudi, comme Jacques, débarbouillé, allait se mettre au lit, il avait rencontré le sous-chef flânant autour du dépôt; et, malgré l'heure tardive, ce dernier, ennuyé de rentrer seul, s'était fait accompagner jusqu'à la gare, puis avait entraîné le jeune homme chez lui. Séverine, levée encore, lisait. On avait pris un petit verre, on avait même joué aux cartes jusqu'à minuit passé.
Et, désormais, les déjeuners du lundi, les petites soirées du jeudi et du samedi tournaient à l'habitude. C'était Roubaud lui-même, lorsque le camarade manquait un jour, qui le guettait pour le ramener, en lui reprochant sa négligence. Il s'assombrissait de plus en plus, il n'était vraiment gai qu'avec son nouvel ami. Ce garçon qui l'avait si cruellement inquiété d'abord, qui aurait dû maintenant lui être en exécration, comme le témoin, l'évocation vivante des choses affreuses qu'il voulait oublier, lui était au contraire devenu nécessaire, peut-être justement parce qu'il savait et qu'il n'avait point parlé. Cela restait entre eux, ainsi qu'un lien très fort, une complicité. Souvent, le sous-chef regardait l'autre d'un air d'intelligence, lui serrait la main avec un subit emportement, dont la violence dépassait la simple expression de leur camaraderie.
Mais surtout Jacques, dans le ménage, demeurait une distraction. Séverine, elle aussi, l'accueillait gaiement, poussait un léger cri, dès son entrée, en femme qu'un plaisir réveille. Elle lâchait tout, sa broderie, son livre, s'échappait, en paroles et en rires, de la grise somnolence où elle passait les journées.
—Ah! que c'est gentil d'être venu! J'ai entendu l'express, j'ai pensé à vous.
Quand il déjeunait, c'était fête. Elle connaissait déjà ses goûts, sortait elle-même pour lui avoir des oeufs frais: tout cela très gentiment, en bonne ménagère qui reçoit l'ami de la maison, sans qu'il pût y voir encore autre chose que l'envie d'être aimable et le besoin de se distraire.
—Vous savez, lundi, revenez! il y aura de la crème.
Seulement, lorsque, au bout d'un mois, il fut là, installé, la séparation s'aggrava entre les Roubaud. La femme, de plus en plus, se plaisait au lit toute seule, s'arrangeait pour s'y rencontrer le moins possible avec son mari; et ce dernier, si ardent, si brutal aux premiers temps du mariage, ne faisait rien pour l'y retenir. Il l'avait aimée sans délicatesse, elle s'y était résignée avec sa soumission de femme complaisante, pensant que les choses devaient être ainsi, n'y goûtant du reste aucun plaisir. Mais, depuis le crime, cela, sans qu'elle sût pourquoi, lui répugnait beaucoup. Elle en était énervée, effrayée. Un soir, comme la bougie n'était pas éteinte, elle cria: sur elle, dans cette face rouge, convulsée, elle avait cru revoir la face de l'assassin; et, dès lors, elle trembla chaque fois, elle eut l'horrible sensation du meurtre, comme s'il l'eût renversée, un couteau au poing. C'était fou, mais son coeur battait d'épouvante. De moins en moins, d'ailleurs, il abusait d'elle, la sentant trop rétive pour s'y plaire. Une fatigue, une indifférence, ce que l'âge amène, il semblait que la crise affreuse, le sang répandu, l'eût produit entre eux. Les nuits où ils ne pouvaient éviter le lit commun, ils se tenaient aux deux bords. Et Jacques, certainement, aidait à consommer ce divorce, en les tirant par sa présence de l'obsession où ils étaient d'eux-mêmes. Il les délivrait l'un de l'autre.
Roubaud, cependant, vivait sans remords. Il avait eu seulement peur des suites, avant que l'affaire fût classée; et sa grande inquiétude était surtout de perdre sa place. A cette heure, il ne regrettait rien. Peut-être, pourtant, s'il avait dû recommencer l'affaire, n'y aurait-il point mêlé sa femme; car les femmes s'effarent tout de suite, la sienne lui échappait, parce qu'il lui avait mis aux épaules un poids trop lourd. Il serait resté le maître, en ne descendant pas avec elle jusqu'à la camaraderie terrifiée et querelleuse du crime. Mais les choses étaient ainsi, il fallait s'y accommoder; d'autant plus qu'il devait faire un véritable effort pour se replacer dans l'état d'esprit où il était, lorsque, après l'aveu, il avait jugé le meurtre nécessaire à sa vie. S'il n'avait pas tué l'homme, il lui semblait alors qu'il n'aurait pas pu vivre. Aujourd'hui que sa flamme jalouse était morte, qu'il n'en retrouvait pas l'intolérable brûlure, envahi d'un engourdissement, comme si le sang de son coeur se fût épaissi de tout le sang versé, cette nécessité du meurtre ne lui apparaissait plus si évidente. Il en arrivait à se demander si cela valait vraiment la peine de tuer. Ce n'était, d'ailleurs, pas même un repentir, une désillusion au plus, l'idée qu'on fait souvent des choses inavouables pour être heureux, sans le devenir davantage. Lui, si bavard, tombait à de longs silences, à des réflexions confuses, d'où il sortait plus sombre. Tous les jours, à présent, pour éviter après les repas de rester face à face avec sa femme, il montait sur la marquise, allait s'asseoir en haut du pignon; et, dans les souffles du large, bercé de vagues rêveries, il fumait des pipes, en regardant, par-dessus la ville, les paquebots se perdre à l'horizon, vers les mers lointaines.
Un soir, Roubaud eut un réveil de sa jalousie farouche d'autrefois. Comme il était allé chercher Jacques au dépôt, et qu'il le ramenait prendre chez lui un petit verre, il rencontra, descendant l'escalier, Henri Dauvergne, le conducteur-chef. Celui-ci parut troublé, expliqua qu'il venait de voir madame Roubaud, pour une commission dont l'avaient chargé ses soeurs. La vérité était que, depuis quelque temps, il poursuivait Séverine, dans l'espoir de la vaincre.
Dès la porte, le sous-chef apostropha violemment sa femme.
—Qu'est-il encore monté faire, celui-là? Tu sais qu'il m'embête!
—Mais, mon ami, c'est pour un dessin de broderie…
—De la broderie, on lui en fichera! Est-ce que tu me crois assez bête pour ne pas comprendre ce qu'il vient chercher ici?… Et toi, prends garde!
Il marchait sur elle, les poings serrés, et elle reculait, toute blanche, étonnée de l'éclat de cet emportement, dans la calme indifférence où ils vivaient l'un et l'autre. Mais il s'apaisait déjà, il s'adressait à son compagnon.
—C'est vrai, des gaillards qui tombent dans un ménage, avec l'air de croire que la femme va tout de suite se jeter à leur tête, et que le mari, très honoré, fermera les yeux! Moi, ça me fait bouillir le sang… Voyez-vous, dans un cas pareil, j'étranglerais ma femme, oh! du coup! Et que ce petit monsieur n'y revienne pas, ou je lui règle son affaire… N'est-ce pas? c'est dégoûtant.
Jacques, très gêné de la scène, ne savait quelle contenance tenir. Était-ce pour lui, cette exagération de colère? le mari voulait-il lui donner un avertissement? Il se rassura, lorsque ce dernier reprit d'une voix gaie:
—Grande bête, je sais bien que tu le flanquerais toi-même à la porte… Va, donne-nous des verres, trinque avec nous.
Il tapait sur l'épaule de Jacques, et Séverine, remise elle aussi, souriait aux deux hommes. Puis, ils burent ensemble, ils passèrent une heure très douce.
Ce fut ainsi que Roubaud rapprocha sa femme et le camarade, d'un air de bonne amitié, sans paraître songer aux suites possibles. Cette question de la jalousie devint justement la cause d'une intimité plus étroite, de toute une tendresse secrète, resserrée de confidences, entre Jacques et Séverine; car celui-ci, l'ayant revue, le surlendemain, la plaignit d'avoir été si brutalement traitée, tandis qu'elle, les yeux noyés, confessait, par le débordement involontaire de ses plaintes, combien peu elle avait trouvé de bonheur dans son ménage. Dès ce moment, ils eurent un sujet de conversation à eux seuls, une complicité d'amitié, où ils finissaient par s'entendre sur un signe. A chaque visite, il l'interrogeait d'un regard, pour savoir si elle n'avait eu aucun sujet nouveau de tristesse. Elle répondait de même, d'un simple mouvement des paupières. Puis, leurs mains se cherchèrent derrière le dos du mari, ils s'enhardirent, ils correspondirent par de longues pressions, en se disant, du bout de leurs doigts tièdes, l'intérêt croissant qu'ils prenaient aux moindres petits faits de leur existence. Rarement, ils avaient la fortune de se rencontrer une minute, en dehors de la présence de Roubaud. Toujours ils le retrouvaient là, entre eux, dans cette salle à manger mélancolique; et ils ne faisaient rien pour lui échapper, n'ayant pas même la pensée de se donner un rendez-vous, au fond de quelque coin reculé de la gare. C'était, jusque-là, une affection véritable, un entraînement de sympathie vive, qu'il gênait à peine, puisqu'un regard, un serrement de main, leur suffisait encore pour se comprendre.