La Lison avançait. Enfin, il lui fallut entrer dans la tranchée. A droite et à gauche, les talus étaient noyés, et l'on ne distinguait plus rien de la voie, au fond. C'était comme un creux de torrent, où la neige dormait, à pleins bords. Elle s'y engagea, roula pendant une cinquantaine de mètres, d'une haleine éperdue, de plus en plus lente. La neige qu'elle repoussait, faisait une barre devant elle, bouillonnait et montait, en un flot révolté qui menaçait de l'engloutir. Un instant, elle parut débordée, vaincue. Mais, d'un dernier coup de reins, elle se délivra, avança de trente mètres encore. C'était la fin, la secousse de l'agonie: des paquets de neige retombaient, recouvraient les roues, toutes les pièces du mécanisme étaient envahies, liées une à une par des chaînes de glace. Et la Lison s'arrêta définitivement, expirante, dans le grand froid. Son souffle s'éteignit, elle était immobile, et morte.
—Là, nous y sommes, dit Jacques. Je m'y attendais.
Tout de suite, il voulut faire machine arrière, pour tenter de nouveau la manoeuvre. Mais, cette fois, la Lison ne bougea pas. Elle refusait de reculer comme d'avancer, elle était bloquée de toutes parts, collée au sol, inerte, sourde. Derrière elle, le train, lui aussi, semblait mort, enfoncé dans l'épaisse couche jusqu'aux portières. La neige ne cessait pas, tombait plus drue, par longues rafales. Et c'était un enlisement, où machine et voitures allaient disparaître, déjà recouvertes à moitié, sous le silence frissonnant de cette solitude blanche. Plus rien ne bougeait, la neige filait son linceul.
—Eh bien, ça recommence? demanda le conducteur-chef, en se penchant en dehors du fourgon.
—Foutus! cria simplement Pecqueux.
Cette fois, en effet, la position devenait critique. Le conducteur d'arrière courut poser les pétards qui devaient protéger le train, en queue; tandis que le mécanicien sifflait éperdument, à coups pressés, le sifflet haletant et lugubre de la détresse. Mais la neige assourdissait l'air, le son se perdait, ne devait pas même arriver à Barentin. Que faire? Ils n'étaient que quatre, jamais ils ne déblaieraient de pareils amas. Il aurait fallu toute une équipe. La nécessité s'imposait de courir chercher du secours. Et le pis était que la panique se déclarait de nouveau parmi les voyageurs.
Une portière s'ouvrit, la jolie dame brune sauta, affolée, croyant à un accident. Son mari, le négociant âgé, qui la suivit, criait:
—J'écrirai au ministre, c'est une indignité!
Des pleurs de femmes, des voix furieuses d'hommes sortaient des voitures, dont les glaces se baissaient violemment. Et il n'y avait que les deux petites Anglaises qui s'égayaient, l'air tranquille, souriantes. Comme le conducteur-chef tâchait de rassurer tout le monde, la cadette lui demanda, en français, avec un léger zézaiement britannique:
—Alors, monsieur, c'est ici qu'on s'arrête?
Plusieurs hommes étaient descendus, malgré l'épaisse couche où l'on enfonçait jusqu'au ventre. L'Américain se retrouva ainsi avec le jeune homme du Havre, tous deux s'étant avancés vers la machine, pour voir. Ils hochèrent la tête.
—Nous en avons pour quatre ou cinq heures, avant qu'on la débarbouille de là-dedans.
—Au moins, et encore faudrait-il une vingtaine d'ouvriers.
Jacques venait de décider le conducteur-chef à envoyer le conducteur d'arrière à Barentin, pour demander du secours. Ni lui, ni Pecqueux, ne pouvaient quitter la machine.
L'employé s'éloigna, on le perdit bientôt de vue, au bout de la tranchée. Il avait quatre kilomètres à faire, il ne serait pas de retour avant deux heures peut-être. Et Jacques, désespéré, lâcha un instant son poste, courut à la première voiture, où il apercevait Séverine, qui avait baissé la glace.
—N'ayez pas peur, dit-il rapidement. Vous ne craignez rien.
Elle répondit de même, sans le tutoyer, de crainte d'être entendue:
—Je n'ai pas peur. Seulement, j'ai été bien inquiète, à cause de vous.
Et cela était d'une douceur telle, qu'ils furent consolés et qu'ils se sourirent. Mais, comme Jacques se retournait, il eut une surprise, à voir, le long du talus, Flore, puis Misard, suivi de deux autres hommes, qu'il ne reconnut pas d'abord. Eux avaient entendu le sifflet de détresse, et Misard, qui n'était pas de service, accourait, avec les deux camarades, auxquels il offrait justement le vin blanc, le carrier Cabuche que la neige faisait chômer, et l'aiguilleur Ozil, venu de Malaunay par le tunnel, pour faire sa cour à Flore, qu'il poursuivait toujours, malgré le mauvais accueil. Elle, curieusement, en grande fille vagabonde, brave et forte comme un garçon, les accompagnait. Et, pour elle, pour son père, c'était un événement considérable, une extraordinaire aventure, ce train s'arrêtant ainsi à leur porte. Depuis cinq années qu'ils habitaient là, à chaque heure de jour et de nuit, par les beaux temps, par les orages, que de trains ils avaient vus passer, dans le coup de vent de leur vitesse! Tous semblaient emportés par ce vent qui les apportait, jamais un seul n'avait même ralenti sa marche, ils les regardaient fuir, se perdre, disparaître, avant d'avoir rien pu savoir d'eux. Le monde entier défilait, la foule humaine charriée à toute vapeur, sans qu'ils en connussent autre chose que des visages entrevus dans un éclair, des visages qu'ils ne devaient jamais revoir, parfois des visages qui leur devenaient familiers, à force de les retrouver à jours fixes, et qui pour eux restaient sans noms. Et voilà que, dans la neige, un train débarquait à leur porte: l'ordre naturel était perverti, ils dévisageaient ce monde inconnu qu'un accident jetait sur la voie, ils le contemplaient avec des yeux ronds de sauvages, accourus sur une côte où des Européens naufrageraient. Ces portières ouvertes montrant des femmes enveloppées de fourrures, ces hommes descendus en paletots épais, tout ce luxe confortable, échoué parmi cette mer de glace, les immobilisaient d'étonnement.
Mais Flore avait reconnu Séverine. Elle, qui guettait chaque fois le train de Jacques, s'était aperçue, depuis quelques semaines, de la présence de cette femme, dans l'express du vendredi matin; d'autant plus que celle-ci, lorsqu'elle approchait du passage à niveau, mettait la tête à la portière, pour donner un coup d'oeil à sa propriété de la Croix-de-Maufras. Les yeux de Flore noircirent, en la voyant causer à demi-voix, avec le mécanicien.
—Ah! madame Roubaud! s'écria Misard, qui venait aussi de la reconnaître, et qui prit immédiatement son air obséquieux. En voilà une mauvaise chance!… Mais vous n'allez pas rester là, il faut descendre chez nous.
Jacques, après avoir serré la main du garde-barrière, appuya son offre.
—Il a raison… On en a peut-être pour des heures, vous auriez le temps de mourir de froid.
Séverine refusait, bien couverte, disait-elle. Puis, les trois cents mètres dans la neige l'effrayaient un peu. Alors, s'approchant, Flore, qui la regardait de ses grands yeux fixes, dit enfin:
—Venez, madame, je vous porterai.
Et, avant que celle-ci eût accepté, elle l'avait saisie dans ses bras vigoureux de garçon, elle la soulevait ainsi qu'un petit enfant. Ensuite, elle la déposa de l'autre côté de la voie, à une place déjà foulée, où les pieds n'enfonçaient plus. Des voyageurs s'étaient mis à rire, émerveillés. Quelle gaillarde! Si l'on en avait eu une douzaine comme ça, le déblaiement n'aurait pas demandé deux heures.
Cependant, la proposition de Misard, cette maison de garde-barrière, où l'on pouvait se réfugier, trouver du feu, peut-être du pain et du vin, courait d'une voiture à une autre. La panique s'était calmée, lorsqu'on avait compris qu'on ne courait aucun danger immédiat; seulement, la situation n'en restait pas moins lamentable: les bouillottes se refroidissaient, il était neuf heures, on allait souffrir de la faim et de la soif, pour peu que les secours se fissent attendre. Et cela pouvait s'éterniser, qui savait si l'on ne coucherait pas là? Deux camps se formèrent: ceux qui, de désespoir, ne voulaient pas quitter les wagons, et qui s'y installaient comme pour y mourir, enveloppés dans leurs couvertures, allongés rageusement sur les banquettes; et ceux qui préféraient risquer la course à travers la neige, espérant trouver mieux là-bas, désireux surtout d'échapper au cauchemar de ce train échoué, mort de froid. Tout un groupe se forma, le négociant âgé et sa jeune femme, la dame anglaise avec ses deux filles, le jeune homme du Havre, l'Américain, une douzaine d'autres, prêts à se mettre en marche.
Jacques, à voix basse, avait décidé Séverine, en jurant d'aller lui donner des nouvelles, s'il pouvait s'échapper. Et, comme Flore les regardait toujours de ses yeux sombres, il lui parla doucement, en vieil ami:
—Eh bien! c'est entendu, tu vas conduire ces dames et ces messieurs… Moi, je garde Misard, avec les autres. Nous allons nous y mettre, nous ferons ce que nous pourrons, en attendant.
Tout de suite, en effet, Cabuche, Ozil, Misard avaient pris des pelles, pour se joindre à Pecqueux et au conducteur-chef, qui attaquaient déjà la neige. La petite équipe s'efforçait de dégager la machine, fouillant sous les roues, rejetant les pelletées contre le talus. Personne n'ouvrait plus la bouche, on n'entendait que cet enragement silencieux, dans le morne étouffement de la campagne blanche. Et, lorsque la petite troupe des voyageurs s'éloigna, elle eut un dernier regard vers le train, qui restait seul, ne montrant plus qu'une mince ligne noire, sous l'épaisse couche qui l'écrasait. On avait refermé les portières, relevé les glaces. La neige tombait toujours, l'ensevelissait lentement, sûrement, avec une obstination muette.
Flore avait voulu reprendre Séverine dans ses bras. Mais celle-ci s'y était refusée, tenant à marcher comme les autres. Les trois cents mètres furent très pénibles à franchir: dans la tranchée surtout, on enfonçait jusqu'aux hanches; et, à deux reprises, il fallut opérer le sauvetage de la grosse dame anglaise, submergée à demi. Ses filles riaient toujours, enchantées. La jeune femme du vieux monsieur, ayant glissé, dut accepter la main du jeune homme du Havre; tandis que son mari déblatérait contre la France, avec l'Américain. Lorsqu'on fut sorti de la tranchée, la marche devint plus commode; mais on suivait un remblai, la petite troupe s'avança sur une ligne, battue par le vent, en évitant soigneusement les bords, vagues et dangereux sous la neige. Enfin, l'on arriva, et Flore installa les voyageurs dans la cuisine, où elle ne put même leur donner un siège à chacun, car ils étaient bien une vingtaine encombrant la pièce, assez vaste heureusement. Tout ce qu'elle inventa, ce fut d'aller chercher des planches et d'établir deux bancs, à l'aide des chaises qu'elle avait. Elle jeta ensuite une bourrée dans l'âtre, puis elle eut un geste, comme pour dire qu'on ne devait point lui en demander davantage. Elle n'avait pas prononcé une parole, elle demeura debout, à regarder ce monde de ses larges yeux verdâtres, avec son air farouche et hardi de grande sauvagesse blonde. Deux visages seulement lui étaient connus, pour les avoir souvent remarqués aux portières, depuis des mois: celui de l'Américain et celui du jeune homme du Havre; et elle les examinait, ainsi qu'on étudie l'insecte bourdonnant, posé enfin, qu'on ne pouvait suivre dans son vol. Ils lui semblaient singuliers, elle ne se les était pas précisément imaginés ainsi, sans rien savoir d'eux d'ailleurs, au-delà de leurs traits. Quant aux autres gens, ils lui paraissaient être d'une race différente, des habitants d'une terre inconnue, tombés du ciel, apportant chez elle, au fond de sa cuisine, des vêtements, des moeurs, des idées, qu'elle n'aurait jamais cru y voir. La dame anglaise confiait à la jeune femme du négociant qu'elle allait rejoindre aux Indes son fils aîné, haut fonctionnaire; et celle-ci plaisantait de sa mauvaise chance, pour la première fois qu'elle avait eu le caprice d'accompagner à Londres son mari, qui s'y rendait deux fois l'an. Tous se lamentaient, à l'idée d'être bloqués dans ce désert: il faudrait manger, il faudrait se coucher, comment ferait-on, mon Dieu! Et Flore, qui les écoutait immobile, ayant rencontré le regard de Séverine, assise sur une chaise, devant le feu, lui fit un signe, pour la faire passer dans la chambre, à côté.
—Maman, annonça-t-elle en y entrant, c'est Mme Roubaud… Tu n'as rien à lui dire?
Phasie était couchée, la face jaunie, les jambes envahies par l'enflure, si malade, qu'elle ne quittait plus le lit depuis quinze jours; et, dans la chambre pauvre, où un poêle de fonte entretenait une chaleur étouffante, elle passait les heures à rouler l'idée fixe de son entêtement, n'ayant d'autre distraction que la secousse des trains, à toute vitesse.
—Ah! madame Roubaud, murmura-t-elle, bon, bon!
Flore lui conta l'accident, lui parla de ce monde qu'elle avait amené et qui était là. Mais tout cela ne la touchait plus.
—Bon, bon! répétait-elle, de la même voix lasse.
Pourtant, elle se souvint, elle leva un instant la tête, pour dire:
—Si madame veut aller voir sa maison, tu sais que les clefs sont accrochées près de l'armoire.
Mais Séverine refusait. Un frisson l'avait prise, à la pensée de rentrer à la Croix-de-Maufras, par cette neige, sous ce jour livide. Non, non, elle n'avait rien à y voir, elle préférait rester là, à attendre, chaudement.
—Asseyez-vous donc, madame, reprit Flore. Il fait encore meilleur ici qu'à côté. Et puis, nous ne trouverons jamais assez de pain pour tous ces gens; tandis que, si vous avez faim, il y en aura toujours un morceau pour vous.
Elle avait avancé une chaise, elle continuait à se montrer prévenante, en faisant un visible effort pour corriger sa rudesse ordinaire. Mais ses yeux ne quittaient pas la jeune femme, comme si elle voulait lire en elle, se faire une certitude sur une question qu'elle se posait depuis quelque temps; et, sous son empressement, il y avait ce besoin de l'approcher, de la dévisager, de la toucher, afin de savoir.
Séverine remercia, s'installa près du poêle, préférant, en effet, être seule avec la malade, dans cette chambre, où elle espérait que Jacques trouverait le moyen de la rejoindre. Deux heures se passèrent, elle cédait à la grosse chaleur, et s'endormait, après avoir causé du pays, lorsque Flore, appelée à chaque instant dans la cuisine, rouvrit la porte, en disant, de sa voix dure:
—Entre, puisqu'elle est par ici!
C'était Jacques, qui s'échappait, pour apporter de bonnes nouvelles. L'homme, envoyé à Barentin, venait de ramener toute une équipe, une trentaine de soldats que l'administration avait dirigés sur les points menacés, en prévision des accidents; et tous étaient à l'oeuvre, avec des pioches et des pelles. Seulement, ce serait long, on ne repartirait peut-être pas avant la nuit.
—Enfin, vous n'êtes pas trop mal, prenez patience, ajouta-t-il. N'est-ce pas, tante Phasie, vous n'allez pas laisser Mme Roubaud mourir de faim?
Phasie, à la vue de son grand garçon, comme elle le nommait, s'était péniblement mise sur son séant, et elle le regardait, elle l'écoutait parler, ranimée, heureuse. Quand il se fut approché de son lit:
—Bien sûr, bien sûr! déclara-t-elle. Ah! mon grand garçon, te voilà! c'est toi qui t'es fait prendre par la neige!… Et cette bête qui ne me prévient pas!
Elle se tourna vers sa fille, elle l'apostropha:
—Sois polie au moins, va retrouver ces messieurs et ces dames, occupe-toi d'eux pour qu'ils ne disent pas à l'administration que nous sommes des sauvages.
Flore était restée plantée entre Jacques et Séverine. Un instant, elle parut hésiter, se demandant si elle n'allait pas s'entêter là, malgré sa mère. Mais elle ne verrait rien, la présence de celle-ci empêcherait les deux autres de se trahir; et elle sortit, sans une parole, en les enveloppant d'un long regard.
—Comment! tante Phasie, reprit Jacques d'un air chagrin, vous voilà tout à fait au lit, c'est donc sérieux?
Elle l'attira, le força même à s'asseoir sur le bord du matelas, et sans plus se soucier de la jeune femme, qui s'était écartée par discrétion, elle se soulagea, à voix très basse.
—Oh! oui sérieux! c'est miracle si tu me retrouves en vie… Je n'ai pas voulu t'écrire, parce que ces choses-là, ça ne s'écrit pas… J'ai failli y passer; mais, maintenant, ça va déjà mieux, et je crois bien que j'en réchapperai, cette fois-ci encore.
Il l'examinait, effrayé des progrès du mal, ne retrouvant plus rien en elle de la belle et saine créature d'autrefois.
—Alors, toujours vos crampes et vos vertiges, ma pauvre tante
Phasie.
Mais elle lui serrait la main à la briser, elle continua, en baissant la voix davantage:
—Imagine-toi que je l'ai surpris… Tu sais que j'en donnais ma langue aux chiens, de ne pas savoir dans quoi il pouvait bien me flanquer sa drogue. Je ne buvais, je ne mangeais rien de ce qu'il touchait, et tout de même, chaque soir, j'avais le ventre en feu… Eh bien! il me la collait dans le sel, sa drogue! Un soir, je l'ai vu… Moi qui en mettais sur tout, des quantités, pour purifier!
Jacques, depuis que la possession de Séverine semblait l'avoir guéri, songeait parfois à cette histoire d'empoisonnement, lent et obstiné, comme on songe à un cauchemar, avec des doutes. Il serra tendrement à son tour les mains de la malade, il voulut la calmer.
—Voyons, est-ce possible, tout ça?… Pour dire des choses pareilles, il faut être vraiment bien sûr… Et puis, ça traîne trop! Allez, c'est plutôt une maladie à laquelle les médecins ne comprennent rien.
—Une maladie, reprit-elle en ricanant, une maladie qu'il m'a fichue dans la peau, oui!… Pour les médecins, tu as raison: il en est venu deux qui n'ont rien compris, et qui ne sont pas seulement tombés d'accord. Je ne veux pas qu'un seul de ces oiseaux remette les pieds ici… Entends-tu, il me collait ça dans le sel. Puisque je te jure que je l'ai vu! C'est pour mes mille francs, les mille francs que papa m'a laissés. Il se dit que, lorsqu'il m'aura détruite, il les trouvera bien.
—Ça, je l'en défie: ils sont dans un endroit où personne ne les découvrira, jamais, jamais!… Je puis m'en aller, je suis tranquille, personne ne les aura jamais, mes mille francs!
—Mais tante Phasie, moi, à votre place, j'enverrais chercher les gendarmes, si j'étais si certain que ça.
Elle eut un geste de répugnance.
—Oh! non, pas les gendarmes… ça ne regarde que nous, cette affaire; c'est entre lui et moi. Je sais qu'il veut me manger, et moi je ne veux pas qu'il me mange, naturellement. Alors, n'est-ce pas? je n'ai qu'à me défendre, à ne pas être aussi bête que je l'ai été, avec son sel… Hein? qui le croirait? un avorton pareil, un bout d'homme qu'on mettrait dans sa poche, ça finirait par venir à bout d'une grosse femme comme moi, si on le laissait faire, avec ses dents de rat!
Un petit frisson l'avait prise. Elle respira péniblement avant d'achever.
—N'importe, ce ne sera pas pour ce coup-ci. Je vais mieux, je serai sur mes pattes avant quinze jours… Et, cette fois, il faudra qu'il soit bien malin pour me repincer. Ah! oui, je suis curieuse de voir ça. S'il trouve le moyen de me redonner de sa drogue, c'est que, décidément, il est le plus fort, et alors, tant pis! je claquerai… Qu'on ne s'en mêle pas!
Jacques pensait que la maladie lui hantait le cerveau de ces imaginations noires; et, pour la distraire, il tâchait de plaisanter, lorsqu'elle se mit à trembler sous la couverture.
—Le voici, souffla-t-elle. Je le sens, quand il approche.
En effet, quelques secondes après, Misard entra. Elle était devenue livide, en proie à cette terreur involontaire des colosses devant l'insecte qui les ronge; car, dans son obstination à se défendre seule, elle avait de lui une épouvante croissante, qu'elle n'avouait pas. Misard, d'ailleurs, qui, dès la porte, les avait enveloppés, elle et le mécanicien, d'un vif regard, ne parut même pas ensuite les avoir vus, côte à côte; et, les yeux ternes, la bouche mince, avec son air doux d'homme chétif, il se confondait déjà en prévenances devant Séverine.
—J'ai pensé que madame voudrait peut-être profiter de l'occasion pour donner un coup d'oeil à sa propriété. Alors, je me suis échappé un instant… Si madame désire que je l'accompagne.
Et, comme la jeune femme refusait de nouveau, il continua d'une voix dolente:
—Madame a peut-être été étonnée, à cause des fruits… Ils étaient tous véreux, et ça ne valait vraiment pas l'emballage… Avec ça, il est venu un coup de vent qui a fait bien du mal… Ah! c'est triste que madame ne puisse pas vendre! Il s'est présenté un monsieur qui a demandé des réparations… enfin, je suis à la disposition de madame, et madame peut compter que je la remplace ici comme un autre elle-même.
Puis, il voulut absolument lui servir du pain et des poires, des poires de son jardin à lui, et qui, celles-là, n'étaient pas véreuses. Elle accepta.
En traversant la cuisine, Misard avait annoncé aux voyageurs que le travail de déblaiement marchait, mais qu'il y en avait encore pour quatre ou cinq heures. Midi était sonné, et ce fut une nouvelle lamentation, car il commençait à faire grand-faim. Flore, justement, déclarait qu'elle n'aurait pas de pain pour tout le monde. Elle avait bien du vin, elle était remontée de la cave avec dix litres, qu'elle venait d'aligner sur la table. Seulement, les verres manquaient aussi: il fallait boire par groupe, la dame anglaise avec ses deux filles, le vieux monsieur avec sa jeune femme. Celle-ci, d'ailleurs, trouvait dans le jeune homme du Havre un serviteur zélé, inventif, qui veillait sur son bien-être. Il disparut, revint avec des pommes et un pain, découvert au fond du bûcher. Flore se fâchait, disait que c'était du pain pour sa mère malade. Mais, déjà, il le coupait, le distribuait aux dames, en commençant par la jeune femme, qui lui souriait, flattée. Son mari ne décolérait pas, ne s'occupait même plus d'elle, en train d'exalter avec l'Américain les moeurs commerciales de New-York. Jamais les jeunes Anglaises n'avaient croqué des pommes de si bon coeur. Leur mère, très lasse, sommeillait à demi. Il y avait, par terre, devant l'âtre, deux dames assises, vaincues par l'attente. Des hommes, qui étaient sortis fumer devant la maison, pour tuer un quart d'heure, rentraient gelés, frissonnants. Peu à peu, le malaise grandissait, la faim mal satisfaite, la fatigue doublée par la gêne et l'impatience. Cela tournait au campement de naufragés, à la désolation d'une bande de civilisés jetée par un coup de mer dans une île déserte.
Et, comme les allées et venues de Misard laissaient la porte ouverte, tante Phasie, de son lit de malade, regardait. C'était donc là ce monde, qu'elle aussi voyait passer dans un coup de foudre, depuis un an bientôt qu'elle se traînait de son matelas à sa chaise. Elle ne pouvait même plus que rarement aller sur le quai, elle vivait ses jours et ses nuits, seule, clouée là, les yeux sur la fenêtre, sans autre compagnie que ces trains qui filaient si vite. Toujours elle s'était plainte de ce pays de loups, où l'on n'avait jamais une visite; et voilà qu'une vraie troupe débarquait de l'inconnu. Dire que, là-dedans, parmi ces gens pressés de courir à leurs affaires, pas un ne se doutait de la chose, de cette saleté qu'on lui avait mise dans son sel! Elle l'avait sur le coeur, cette invention-là, elle se demandait s'il était Dieu permis d'avoir tant de coquinerie sournoise, sans que personne s'en aperçût. Enfin, il passait pourtant assez de foule devant chez eux, des milliers et des milliers de gens; mais tout ça galopait, pas un qui se serait imaginé que, dans cette petite maison basse, on tuait à son aise, sans faire de bruit. Et tante Phasie les regardait les uns après les autres, ces gens tombés de la lune, en réfléchissant que, lorsqu'on est si occupé, il n'était pas étonnant de marcher dans des choses malpropres et de n'en rien savoir.
—Est-ce que vous retournez là-bas? demanda Misard à Jacques.
—Oui, oui, répondit ce dernier, je vous suis.
Misard s'en alla, en refermant la porte. Et Phasie, retenant le jeune homme par la main, lui dit encore à l'oreille:
—Si je claque, tu verras sa tête, lorsqu'il ne trouvera pas le magot… C'est ça qui m'amuse, quand j'y songe. Je m'en irai contente tout de même.
—Et alors, tante Phasie, ce sera perdu pour tout le monde? Vous ne le laisserez donc pas à votre fille?
—A Flore! pour qu'il le lui prenne! Ah bien, non!… Pas même à toi, mon grand garçon, parce que tu es trop bête aussi: il en aurait quelque chose… A personne, à la terre où j'irai le rejoindre! Elle s'épuisait, et Jacques la recoucha, la calma, en l'embrassant, en lui promettant de venir la revoir bientôt. Puis, comme elle semblait s'assoupir, il passa derrière Séverine, toujours assise près du poêle; il leva un doigt, souriant, pour lui recommander d'être prudente; et, d'un joli mouvement silencieux, elle renversa la tête, offrant ses lèvres, et lui se pencha, colla sa bouche à la sienne, en un baiser profond et discret. Leurs yeux s'étaient fermés, ils buvaient leur souffle. Mais, quand ils les rouvrirent, éperdus, Flore, qui avait ouvert la porte, était là, debout devant eux, les regardant.
—Madame n'a plus besoin de pain? demanda-t-elle d'une voix rauque.
Séverine, confuse, très ennuyée, balbutia de vagues paroles:
—Non, non, merci.
Un instant, Jacques fixa sur Flore des yeux de flamme. Il hésitait, ses lèvres tremblaient, comme s'il voulait parler; puis, avec un grand geste furieux qui la menaçait, il préféra partir. Derrière lui, la porte battit rudement.
Flore était restée debout, avec sa haute taille de vierge guerrière, coiffée de son lourd casque de cheveux blonds. Son angoisse, chaque vendredi, à voir cette dame dans le train qu'il conduisait, ne l'avait donc pas trompée. La certitude qu'elle cherchait depuis qu'elle les tenait là, ensemble, elle l'avait enfin, absolue. Jamais l'homme qu'elle aimait, ne l'aimerait: c'était cette femme mince, cette rien du tout, qu'il avait choisie. Et son regret de s'être refusée, la nuit où il avait tenté brutalement de la prendre, s'irritait encore, si douloureux, qu'elle en aurait sangloté; car, dans son raisonnement simple, ce serait elle qu'il embrasserait maintenant, si elle s'était donnée à lui avant l'autre. Où le trouver seul, à cette heure, pour se jeter à son cou, en criant: «Prends-moi, j'ai été bête, parce que je ne savais pas!» Mais, dans son impuissance, une rage montait en elle contre la créature frêle qui était là, gênée, balbutiante. D'une étreinte de ses durs bras de lutteuse, elle pouvait l'étouffer, ainsi qu'un petit oiseau. Pourquoi donc n'osait-elle pas? Elle jurait de se venger pourtant, sachant des choses sur cette rivale, qui l'auraient fait mettre en prison, elle qu'on laissait libre, comme toutes les gueuses vendues à des vieux, puissants et riches. Et, torturée de jalousie, gonflée de colère, elle se mit à enlever le reste du pain et des poires, avec ses grands gestes de belle fille sauvage.
—Puisque madame n'en veut plus, je vais donner ça aux autres.
Trois heures sonnèrent, puis quatre heures. Le temps traînait, démesuré, dans un écrasement de lassitude et d'irritation grandissantes. Voici la nuit qui revenait, livide sur la vaste campagne blanche; et, de dix minutes en dix minutes, les hommes qui sortaient pour regarder de loin où en était le travail, rentraient dire que la machine ne semblait toujours pas dégagée. Les deux petites Anglaises elles-mêmes en arrivaient à pleurer d'énervement. Dans un coin, la jolie femme brune s'était endormie contre l'épaule du jeune homme du Havre, ce que le vieux mari ne voyait même pas, au milieu de l'abandon général, emportant les convenances. La pièce se refroidissait, on grelottait sans même songer à remettre du bois au feu, si bien que l'Américain s'en alla, trouvant qu'il serait mieux allongé sur la banquette d'une voiture. C'était maintenant l'idée, le regret de tous: on aurait dû rester là-bas, on ne se serait pas au moins dévoré, dans l'ignorance de ce qui se passait. Il fallut retenir la dame anglaise, qui parlait, elle aussi, de regagner son compartiment et de s'y coucher. Quand on eut planté une chandelle sur un coin de la table, pour éclairer le monde, au fond de cette cuisine noire, le découragement fut immense, tout sombra dans un morne désespoir.
Là-bas, cependant, le déblaiement s'achevait; et, tandis que l'équipe de soldats, qui avait dégagé la machine, balayait la voie devant elle, le mécanicien et le chauffeur venaient de remonter à leur poste.
Jacques, en voyant que la neige cessait enfin, reprenait confiance. L'aiguilleur Ozil lui avait affirmé qu'au-delà du tunnel, du côté de Malaunay, les quantités tombées étaient bien moins considérables. De nouveau, il le questionna:
—Vous êtes venu à pied par le tunnel, vous avez pu y entrer et en sortir librement?
—Quand je vous le dis! Vous passerez, j'en réponds.
Cabuche, qui avait travaillé avec une ardeur de bon géant, se reculait déjà, de son air timide et farouche, que ses derniers démêlés avec la justice n'avaient fait qu'accroître; et il fallut que Jacques l'appelât.
—Dites donc, camarade, passez-nous les pelles qui sont à nous, là, contre le talus. En cas de besoin, nous les retrouverions.
Et, lorsque le carrier lui eut rendu ce dernier service, il lui donna une vigoureuse poignée de main, pour lui montrer qu'il l'estimait malgré tout, l'ayant vu au travail.
—Vous êtes un brave homme, vous!
Cette marque d'amitié émut Cabuche d'une extraordinaire façon.
—Merci, dit-il simplement, en étranglant des larmes.
Misard, qui s'était remis avec lui, après l'avoir chargé devant le juge d'instruction, approuva de la tête, les lèvres pincées d'un mince sourire. Depuis longtemps, il ne travaillait plus, les mains dans les poches, enveloppant le train d'un regard jaune, ayant l'air d'attendre, pour voir, sous les roues, s'il ne ramasserait pas des objets perdus.
Enfin, le conducteur-chef venait de décider avec Jacques qu'on pouvait essayer de repartir, lorsque Pecqueux, redescendu sur la voie, appela le mécanicien.
—Voyez donc. Il y a un cylindre qui a reçu une tape.
Jacques s'approcha, se baissa à son tour. Déjà, il avait constaté, en examinant avec soin la Lison, qu'elle était blessée là. En déblayant, on s'était aperçu que des traverses de chêne, laissées le long du talus par des cantonniers, avaient glissé, barrant les rails, sous l'action de la neige et du vent; et même l'arrêt, en partie, devait provenir de cet obstacle, car la machine avait buté contre les traverses. On voyait l'éraflure sur la boîte du cylindre, dans lequel le piston paraissait légèrement faussé. Mais c'était tout le mal apparent; ce qui avait rassuré le mécanicien d'abord. Peut-être existait-il de graves désordres intérieurs, rien n'est plus délicat que le mécanisme compliqué des tiroirs, où bat le coeur, l'âme vivante. Il remonta, siffla, ouvrit le régulateur, pour tâter les articulations de la Lison. Elle fut longue à s'ébranler, comme une personne meurtrie par une chute, qui ne retrouve plus ses membres. Enfin, avec un souffle pénible, elle démarra, fit quelques tours de roue, étourdie encore, pesante. Ça irait, elle pourrait marcher, ferait le voyage. Seulement, il hocha la tête, car lui qui la connaissait à fond, venait de la sentir singulière sous sa main, changée, vieillie, touchée quelque part d'un coup mortel. C'était dans cette neige qu'elle devait avoir pris ça, un coup au coeur, un froid de mort, ainsi que ces femmes jeunes, solidement bâties, qui s'en vont de la poitrine, pour être rentrées un soir de bal, sous une pluie glacée.
De nouveau, Jacques siffla, après que Pecqueux eut ouvert le purgeur. Les deux conducteurs étaient à leur poste. Misard, Ozil et Cabuche montèrent sur le marchepied du fourgon de tête. Et, doucement, le train sortit de la tranchée, entre les soldats armés de leurs pelles, qui s'étaient rangés à droite et à gauche, le long du talus. Puis, il s'arrêta devant la maison du garde-barrière, pour prendre les voyageurs.
Flore était là, dehors. Ozil et Cabuche la rejoignirent, se tinrent près d'elle; tandis que Misard s'empressait maintenant, saluait les dames et les messieurs qui sortaient de chez lui, ramassait des pièces blanches. Enfin, c'était donc la délivrance! Mais on avait trop attendu, tout ce monde grelottait de froid, de faim et d'épuisement. La dame anglaise emporta ses deux filles à moitié endormies, le jeune homme du Havre monta dans le même compartiment que la jolie femme brune, très languissante, en se mettant à la disposition du mari. Et l'on eût dit, dans le gâchis de la neige piétinée, l'embarquement d'une troupe en déroute, se bousculant, s'abandonnant, ayant perdu jusqu'à l'instinct de la propreté. Un instant, à la fenêtre de la chambre, derrière les vitres, apparut tante Phasie, que la curiosité avait jetée bas de son matelas, et qui s'était traînée, pour voir. Ses grands yeux caves de malade regardaient cette foule inconnue, ces passants du monde en marche, qu'elle ne reverrait jamais, apportés par la tempête et remportés par elle.
Mais Séverine était sortie la dernière. Elle tourna la tête, elle sourit à Jacques, qui se penchait pour la suivre jusqu'à sa voiture. Et Flore, qui les attendait, blêmit encore, à cet échange tranquille de leur tendresse. D'un mouvement brusque, elle se rapprocha d'Ozil, qu'elle avait repoussé jusque-là, comme si, maintenant, dans sa haine, elle sentait le besoin d'un homme.
Le conducteur-chef donna le signal, la Lison répondit, d'un sifflement plaintif, et Jacques, cette fois, démarra pour ne plus s'arrêter qu'à Rouen. Il était six heures, la nuit achevait de tomber du ciel noir sur la campagne blanche; mais un reflet pâle, d'une mélancolie affreuse, demeurait au ras de la terre, éclairant la désolation de ce pays ravagé. Et, là, dans cette lueur louche, la maison de la Croix-de-Maufras se dressait de biais, plus délabrée et toute noire au milieu de la neige, avec son écriteau: «A vendre», cloué sur sa façade close.
A Paris, le train n'entra en gare qu'à dix heures quarante du soir. Il y avait eu un arrêt de vingt minutes à Rouen, pour donner aux voyageurs le temps de dîner; et Séverine s'était empressée d'envoyer une dépêche à son mari, en le prévenant qu'elle ne rentrerait au Havre que par l'express du lendemain soir. Toute une nuit à être avec Jacques, la première qu'ils passeraient ensemble, dans une chambre close, libres d'eux-mêmes, sans crainte d'y être dérangés!
Comme on venait de quitter Mantes, Pecqueux avait eu une idée. Sa femme, la mère Victoire, était à l'hôpital depuis huit jours, pour une foulure grave du pied, à la suite d'une chute; et, lui ayant en ville un autre lit où coucher, ainsi qu'il le disait en ricanant, il avait trouvé d'offrir leur chambre à madame Roubaud: elle y serait beaucoup mieux que dans un hôtel du voisinage, elle pourrait y rester jusqu'au lendemain soir, comme chez elle. Tout de suite, Jacques s'était rendu compte du côté pratique de l'arrangement, d'autant plus qu'il ne savait où mener la jeune femme. Et, sous la marquise, parmi le flot des voyageurs débarquant enfin, lorsqu'elle s'approcha de la machine, il lui conseilla d'accepter, en lui tendant la clef que le chauffeur lui avait remise. Mais elle hésitait, refusait, gênée par le sourire gaillard de celui-ci, qui savait sûrement.
—Non, non, j'ai une cousine. Elle me mettra bien un matelas par terre.
—Acceptez donc, finit par dire Pecqueux, de son air de noceur bon enfant. Le lit est tendre, allez! et il est grand, on y coucherait quatre!
Jacques la regardait, si pressant, qu'elle prit la clef. Il s'était penché, il lui avait soufflé à voix très basse:
—Attends-moi.
Séverine n'avait qu'à remonter un bout de la rue d'Amsterdam et à tourner dans l'impasse; mais la neige était si glissante, qu'elle dut marcher avec de grandes précautions. Elle eut la chance de trouver la maison ouverte encore, elle monta l'escalier, sans même être vue de la concierge, enfoncée dans une partie de dominos avec une voisine; et, au quatrième, elle ouvrit la porte, la referma si doucement, que nul voisin, à coup sûr, ne pouvait la soupçonner là. Pourtant, en passant sur le palier du troisième, elle avait très distinctement entendu des rires, des chants, chez les Dauvergne: sans doute une des petites réceptions des deux soeurs, qui faisaient ainsi de la musique avec des amies, une fois par semaine. Et, maintenant que Séverine avait refermé la porte, dans les ténèbres lourdes de la pièce, elle percevait encore, à travers le plancher, la gaieté vive de toute cette jeunesse. Un instant, l'obscurité lui parut complète; et elle tressaillit, lorsque le coucou, au milieu du noir, se mit à sonner onze heures, à coups profonds, d'une voix qu'elle reconnaissait. Puis, ses yeux s'habituèrent, les deux fenêtres se découpèrent en deux carrés pâles, éclairant le plafond du reflet de la neige. Déjà, elle s'orientait, cherchait sur le buffet les allumettes, dans un coin où elle se souvenait de les avoir vues. Mais elle eut plus de peine à trouver une bougie; enfin, elle en découvrit un bout, au fond d'un tiroir; et, l'ayant allumé, la pièce s'éclaira, elle y jeta un regard inquiet et rapide, comme pour voir si elle y était bien seule. Elle reconnaissait chaque chose, la table ronde où elle avait déjeuné avec son mari, le lit drapé de cotonnade rouge, au bord duquel il l'avait abattue d'un coup de poing. C'était bien là, rien n'avait été changé dans la chambre, depuis dix mois qu'elle n'y était venue.
Lentement, Séverine ôta son chapeau. Mais, comme elle allait aussi enlever son manteau, elle grelotta. On gelait dans cette chambre. Près du poêle, dans une petite caisse, il y avait du charbon et du menu bois. Tout de suite, sans se dévêtir davantage, l'idée lui vint d'allumer du feu; et cela l'amusa, fut une distraction au malaise qu'elle avait éprouvé d'abord. Ce ménage qu'elle faisait d'une nuit d'amour, cette pensée qu'ils auraient bien chaud tous les deux, la rendit à la joie tendre de leur escapade: depuis si longtemps, sans espoir de jamais l'obtenir, ils rêvaient une nuit pareille! Lorsque le poêle ronfla, elle s'ingénia à d'autres préparatifs, rangea les chaises à sa guise, chercha des draps blancs et refit complètement le lit, ce qui lui donna un vrai mal, car il était en effet très large. Son ennui fut de ne rien trouver à manger ni à boire, dans le buffet: sans doute, depuis trois jours qu'il était le maître, Pecqueux avait balayé jusqu'aux miettes, sur les planches. C'était comme pour la lumière, il n'y avait que ce bout de bougie; mais, quand on se couche, on n'a pas besoin de voir clair. Et, ayant très chaud maintenant, animée, elle s'arrêta au milieu de la pièce, donnant un coup d'oeil, pour s'assurer que rien ne manquait.
Puis, comme elle s'étonnait que Jacques ne fût pas là encore, un coup de sifflet l'attira près d'une des fenêtres. C'était le train de onze heures vingt, un direct pour Le Havre, qui partait. En bas, le vaste champ, la tranchée qui va de la gare au tunnel des Batignolles, n'était plus qu'une nappe de neige, où l'on distinguait seulement l'éventail des rails, aux branches noires. Les machines, les wagons des garages faisaient des amoncellements blancs, comme endormis sous de l'hermine. Et, entre les vitrages immaculés des grandes marquises et les charpentes du pont de l'Europe, bordées de guipures, les maisons de la rue de Rome, en face, se voyaient malgré la nuit, sales, brouillées de jaune, au milieu de tout ce blanc. Le direct du Havre apparut, rampant et sombre, avec son fanal d'avant, qui trouait les ténèbres d'une flamme vive; et elle le regarda disparaître sous le pont, tandis que les trois feux d'arrière ensanglantaient la neige. Quand elle se retourna vers la chambre, un court frisson la reprit: était-elle vraiment bien seule? il lui avait semblé sentir un souffle ardent lui chauffer la nuque, le frôlement d'un geste brutal venait de passer sur sa chair, à travers son vêtement. Ses yeux élargis firent de nouveau le tour de la pièce. Non, personne.
A quoi Jacques s'amusait-il donc, pour s'attarder ainsi? Dix minutes encore se passèrent. Un léger grattement, un bruit d'ongles égratignant du bois, l'inquiéta. Puis, elle comprit, elle courut ouvrir. C'était lui, avec une bouteille de malaga et un gâteau.
Toute secouée de rires, d'un mouvement emporté de caresse, elle se pendit à son cou.
—Oh! es-tu mignon! Tu y as songé!
Mais lui, vivement, la fit taire.
—Chut! chut!
Alors, elle baissa la voix, croyant qu'il était poursuivi par la concierge. Non, il avait eu la chance, comme il allait sonner, de voir la porte s'ouvrir pour une dame et sa fille, qui descendaient de chez les Dauvergne sans doute; et il avait pu monter sans que personne s'en doutât. Seulement, là, sur le palier, il venait d'apercevoir une porte entrebâillée, la marchande de journaux qui terminait un petit savonnage, dans une cuvette.
—Ne faisons pas de bruit, veux-tu? Parlons doucement.
Elle répondit en le serrant entre ses bras, d'une étreinte passionnée, et en lui couvrant le visage de baisers muets. Cela l'égayait, de jouer au mystère, de ne plus chuchoter que très bas.
—Oui, oui, tu vas voir: on ne nous entendra pas plus que deux petites souris.
Et elle mit la table avec toutes sortes de précautions, deux assiettes, deux verres, deux couteaux, s'arrêtant avec une envie d'éclater de rire, dès qu'un objet sonnait, posé trop vite.
Lui, qui la regardait faire, amusé aussi, reprit à demi-voix:
—J'ai pensé que tu aurais faim.
—Mais je meurs! On a si mal dîné à Rouen!
—Dis donc alors, si je redescendais chercher un poulet?
—Ah! non, pour que tu ne puisses plus remonter!… Non, non, c'est assez du gâteau.
Tout de suite, ils s'assirent côte à côte, presque sur la même chaise, et le gâteau fut partagé, mangé avec une gaminerie d'amoureux. Elle se plaignait d'avoir soif, elle but coup sur coup deux verres de malaga, ce qui acheva de faire monter le sang à ses joues. Le poêle rougissait derrière leur dos, ils en sentaient l'ardent frisson. Mais, comme il lui posait sur la nuque des baisers trop bruyants, elle l'arrêta à son tour.
—Chut! chut!
Elle lui faisait signe d'écouter; et, dans le silence, ils entendirent de nouveau monter, de chez les Dauvergne, un branle sourd, rythmé par un bruit de musique: ces demoiselles venaient d'organiser une sauterie. A côté, la marchande de journaux jetait, dans le plomb du palier, l'eau savonneuse de sa cuvette. Elle referma sa porte, la danse en bas cessa un instant, il n'y eut plus, au-dehors, sous la fenêtre, dans l'étouffement de la neige, qu'un roulement sourd, le départ d'un train, qui semblait pleurer à faibles coups de sifflet.
—Un train d'Auteuil, murmura-t-il. Minuit moins dix.
Puis, d'une voix de caresse, légère comme un souffle:
—Au dodo, chérie, veux-tu?
Elle ne répondit pas, reprise par le passé dans sa fièvre heureuse, revivant malgré elle les heures qu'elle avait vécues là, avec son mari. N'était-ce pas le déjeuner d'autrefois qui se continuait par ce gâteau, mangé sur la même table, au milieu des mêmes bruits? Une excitation croissante se dégageait des choses, les souvenirs la débordaient, jamais encore elle n'avait éprouvé un si cuisant besoin de tout dire à son amant, de se livrer toute. Elle en avait comme le désir physique, qu'elle ne distinguait plus de son désir sensuel; et il lui semblait qu'elle lui appartiendrait davantage, qu'elle y épuiserait la joie d'être à lui, si elle se confessait à son oreille, dans un embrassement. Les faits s'évoquaient, son mari était là, elle tourna la tête, en s'imaginant qu'elle venait de voir sa courte main velue passer par-dessus son épaule, pour prendre le couteau.
—Veux-tu? chérie, au dodo! répéta Jacques.
Elle frissonna, en sentant les lèvres du jeune homme qui écrasaient les siennes, comme si, une fois de plus, il eût voulu y sceller l'aveu. Et, muette, elle se leva, se dévêtit rapidement, se coula sous la couverture, sans même relever ses jupes, traînant sur le parquet. Lui, non plus, ne rangea rien: la table resta avec la débandade du couvert, tandis que le bout de bougie achevait de brûler, la flamme déjà vacillante. Et, lorsque, à son tour, déshabillé, il se coucha, ce fut un brusque enlacement, une possession emportée, qui les étouffa tous les deux, hors d'haleine. Dans l'air mort de la chambre, pendant que la musique continuait en bas, il n'y eut pas un cri, pas un bruit, rien qu'un grand tressaillement éperdu, un spasme profond jusqu'à l'évanouissement.
Jacques, déjà, ne reconnaissait plus en Séverine la femme des premiers rendez-vous, si douce, si passive, avec la limpidité de ses yeux bleus. Elle semblait s'être passionnée chaque jour, sous le casque sombre de ses cheveux noirs; et il l'avait sentie peu à peu s'éveiller, dans ses bras, de cette longue virginité froide, dont ni les pratiques séniles de Grandmorin, ni la brutalité conjugale de Roubaud n'avaient pu la tirer. La créature d'amour, simplement docile autrefois, aimait à cette heure, et se donnait sans réserve, et gardait du plaisir une reconnaissance brûlante. Elle en était arrivée à une violente passion, à de l'adoration pour cet homme qui lui avait révélé ses sens. C'était ce grand bonheur, de le tenir enfin à elle, librement, de le garder contre sa gorge, lié de ses deux bras, qui venait ainsi de serrer ses dents, à ne pas laisser échapper un soupir.
Quand ils rouvrirent les yeux, lui, le premier, s'étonna.
—Tiens! la bougie s'est éteinte.
Elle eut un léger mouvement, comme pour dire qu'elle s'en moquait bien. Puis, avec un rire étouffé:
—J'ai été sage, hein?
—Oh! oui, personne n'a entendu… Deux vraies petites souris!
Lorsqu'ils se furent recouchés, elle le reprit tout de suite dans ses bras, se pelotonna contre lui, enfonça le nez dans son cou. Et, soupirant d'aise:
—Mon Dieu! qu'on est bien!
Ils ne parlèrent plus. La chambre était noire, on distinguait à peine les carrés pâles des deux fenêtres; et il n'y avait, au plafond, qu'un rayon du poêle, une tache ronde et sanglante. Ils la regardaient tous les deux, les yeux grands ouverts. Les bruits de musique avaient cessé, des portes battaient, toute la maison tombait à la paix lourde du sommeil. En bas, le train de Caen qui arrivait, ébranla les plaques tournantes, dont les chocs assourdis montaient à peine, comme très lointains.
Mais, à tenir ainsi Jacques, bientôt Séverine brûla de nouveau. Et, avec le désir, se réveilla en elle le besoin de l'aveu. Depuis de si longues semaines, il la tourmentait! La tache ronde, au plafond, s'élargissait, semblait s'étendre comme une tache de sang. Ses yeux s'hallucinaient à la regarder, les choses autour du lit reprenaient des voix, contaient l'histoire tout haut. Elle sentait les mots lui en monter aux lèvres, avec l'onde nerveuse qui soulevait sa chair. Comme cela serait bon, de ne plus rien cacher, de se fondre en lui tout entière!
—Tu ne sais pas, chéri…
Jacques, qui, lui non plus, ne quittait pas du regard la tache saignante, entendait bien ce qu'elle allait dire. Contre lui, dans ce corps délicat noué à son corps, il venait de suivre le flot montant de cette chose obscure, énorme, à laquelle tous deux pensaient, sans jamais en parler. Jusque-là, il l'avait fait taire, craignant le frisson précurseur de son mal de jadis, tremblant que cela ne changeât leur existence, de causer de sang entre eux. Mais, cette fois, il était sans force, même pour pencher la tête et lui fermer la bouche d'un baiser, tellement une langueur délicieuse l'avait envahi, dans ce lit tiède, aux bras souples de cette femme. Il crut que c'était fait, qu'elle dirait tout. Aussi fut-il soulagé de son attente anxieuse, lorsqu'elle parut se troubler, hésiter, puis reculer et dire:
—Tu ne sais pas, chéri, mon mari se doute que je couche avec toi.
A la dernière seconde, sans qu'elle l'eût voulu, c'était le souvenir de la nuit d'auparavant, au Havre, qui sortait de ses lèvres, au lieu de l'aveu.
—Oh! tu crois? murmura-t-il, incrédule. Il a l'air si gentil.
Il m'a encore tendu la main ce matin.
—Je t'assure qu'il sait tout. En ce moment, il doit se dire que nous sommes comme ça, l'un dans l'autre, à nous aimer! J'ai des preuves.
Elle se tut, le serra plus étroitement, d'une étreinte où le bonheur de la possession s'aiguisait de rancune. Puis, après une rêverie frémissante:
—Oh! je le hais, je le hais!
Jacques fut surpris. Lui, n'en voulait aucunement à Roubaud. Il le trouvait très accommodant.
—Tiens! pourquoi donc? demanda-t-il. Il ne nous gêne guère.
Elle ne répondit point, elle répéta:
—Je le hais… Maintenant, rien qu'à le sentir à côté de moi, c'est un supplice. Ah! si je pouvais, comme je me sauverais, comme je resterais avec toi!
A son tour, touché de cet élan d'ardente tendresse, il la ramena davantage, l'eut contre sa chair, de ses pieds à son épaule, toute sienne. Mais, de nouveau, blottie de la sorte, sans presque détacher les lèvres collées à son cou, elle dit doucement:
—C'est que tu ne sais pas, chéri…
C'était l'aveu qui revenait, fatal, inévitable. Et, cette fois, il en eut la nette conscience, rien au monde ne le retarderait, car il montait en elle du désir éperdu d'être reprise et possédée. On n'entendait plus un souffle dans la maison, la marchande de journaux elle-même devait dormir profondément. Au-dehors, Paris sous la neige n'avait pas un roulement de voiture, enseveli, drapé de silence; et le dernier train du Havre, qui était parti à minuit vingt, paraissait avoir emporté la vie dernière de la gare. Le poêle ne ronflait plus, le feu achevait de se consumer en braise, avivant encore la tache rouge du plafond, arrondie là-haut comme un oeil d'épouvante. Il faisait si chaud, qu'une brume lourde, étouffante, semblait peser sur le lit, où tous deux, pâmés, confondaient leurs membres.
—Chéri, c'est que tu ne sais pas…
Alors, il parla lui aussi, irrésistiblement.
—Si, si, je sais.
—Non, tu te doutes peut-être, mais tu ne peux pas savoir.
—Je sais qu'il a fait ça pour l'héritage.
Elle eut un mouvement, un petit rire nerveux, involontaire.
—Ah! oui, l'héritage!
Et tout bas, si bas, qu'un insecte de nuit frôlant les vitres aurait bourdonné plus haut, elle conta son enfance chez le président Grandmorin, voulut mentir, ne pas confesser ses rapports avec celui-ci, puis céda à la nécessité de la franchise, trouva un soulagement, un plaisir presque, en disant tout. Son murmure léger, dès lors, coula, intarissable.
—Imagine-toi, c'était ici, dans cette chambre, en février dernier, tu te rappelles, au moment de son affaire avec le sous-préfet… Nous avions déjeuné, très gentiment, comme nous venons de souper, là, sur cette table. Naturellement, il ne savait rien, je n'étais pas allée lui conter l'histoire… Et voilà qu'à propos d'une bague, un ancien cadeau, à propos de rien, je ne sais comment il s'est fait qu'il a tout compris… ah! Mon chéri, non, non, tu ne peux pas te figurer de quelle façon il m'a traitée!
Elle frémissait, il sentait ses petites mains qui s'étaient crispées sur sa peau nue.
—D'un coup de poing, il m'a abattue par terre… Et puis, il m'a traînée par les cheveux… Et puis, il levait son talon sur ma figure, comme s'il voulait l'écraser… Non! vois-tu, tant que je vivrai, je me souviendrai de ça… Encore les coups, mon Dieu! Mais si je te répétais toutes les questions qu'il m'a faites, enfin ce qu'il m'a forcée à lui raconter! Tu vois, je suis franche, puisque je t'avoue les choses, lorsque rien, n'est-ce pas? ne m'oblige à te les dire. Eh bien! jamais je n'oserai te donner même une simple idée des sales questions auxquelles il m'a fallu répondre, car il m'aurait assommée, c'est certain… Sans doute, il m'aimait, il a dû avoir un gros chagrin en apprenant tout ça; et j'accorde que j'aurais agi plus honnêtement, si je l'avais prévenu avant le mariage. Seulement, il faut comprendre. C'était ancien, c'était oublié. Il n'y a qu'un vrai sauvage pour se rendre ainsi fou de jalousie… Voyons, toi, mon chéri, est-ce que tu vas ne plus m'aimer, parce que tu sais ça, maintenant?
Jacques n'avait pas bougé, inerte, réfléchissant, entre ces bras de femme qui se resserraient à son cou, à ses reins, ainsi que des noeuds de couleuvres vives. Il était très surpris, le soupçon d'une pareille histoire ne lui étant jamais venu. Comme tout se compliquait, lorsque le testament aurait suffi à expliquer si bien les choses! Du reste, il aimait mieux ça, la certitude que le ménage n'avait pas tué pour de l'argent le soulageait d'un mépris, dont il avait parfois la conscience brouillée, même sous les baisers de Séverine.
—Moi, ne plus t'aimer, pourquoi?… Je me moque de ton passé. Ce sont des affaires qui ne me regardent pas… Tu es la femme de Roubaud, tu as bien pu être celle d'un autre.
Il y eut un silence. Tous deux s'étreignaient à s'étouffer, et il sentait sa gorge ronde, gonflée et dure, dans son flanc.
—Ah! tu as été la maîtresse de ce vieux. Tout de même, c'est drôle.
Mais elle se traîna le long de lui, jusqu'à sa bouche, balbutiant dans un baiser:
—Il n'y a que toi que j'aime, jamais je n'ai aimé que toi… Oh! les autres, si tu savais! Avec eux, vois-tu, je n'ai pas seulement appris ce que ça pouvait être; tandis que toi, mon chéri, tu me rends si heureuse!
Elle l'enflammait de ses caresses, s'offrant, le voulant, le reprenant de ses mains égarées. Et, pour ne pas céder tout de suite, lui qui brûlait comme elle, il dut la retenir, à pleins bras.
—Non, non, attends, tout à l'heure… Et, alors, ce vieux?
Très bas, dans une secousse de tout son être, elle avoua:
—Oui, nous l'avons tué.
Le frisson du désir se perdait dans cet autre frisson de mort, revenu en elle. C'était, comme au fond de toute volupté, une agonie qui recommençait. Un instant, elle resta suffoquée par une sensation ralentie de vertige. Puis, le nez de nouveau dans le cou de son amant, du même léger souffle:
—Il m'a fait écrire au président de partir par l'express, en même temps que nous, et de ne se montrer qu'à Rouen… moi, je tremblais dans mon coin, éperdue en songeant au malheur où nous allions. Et il y avait, en face de moi, une femme en noir qui ne disait rien et qui me faisait grand-peur. Je ne la voyais même pas, je m'imaginais qu'elle lisait clairement dans nos crânes, qu'elle savait très bien ce que nous voulions faire… C'est ainsi que se sont passées les deux heures, de Paris à Rouen. Je n'ai pas dit un mot, je n'ai pas remué, fermant les yeux, pour faire croire que je dormais. à mon côté, je le sentais, immobile lui aussi, et ce qui m'épouvantait, c'était de connaître les choses terribles qu'il roulait dans sa tête, sans pouvoir deviner exactement ce qu'il avait résolu de faire… Ah! quel voyage, avec ce flot tourbillonnant de pensées, au milieu des coups de sifflet, des cahots et du grondement des roues!
Jacques, qui avait sa bouche dans l'épaisse toison odorante de sa chevelure, la baisait, à intervalles réguliers, de longs baisers inconscients.
—Mais, puisque vous n'étiez pas dans le même compartiment, comment avez-vous fait pour le tuer?
—Attends, tu vas comprendre… C'était le plan de mon mari. Il est vrai que, s'il a réussi, c'est bien le hasard qui l'a voulu… A Rouen, il y avait dix minutes d'arrêt. Nous sommes descendus, il m'a forcée de marcher jusqu'au coupé du président, d'un air de gens qui se dégourdissent les jambes. Et là, il a affecté la surprise, en le voyant à la portière, comme s'il eût ignoré qu'il fût dans le train. Sur le quai, on se bousculait, un flot de monde prenait d'assaut les secondes classes, à cause d'une fête qui avait lieu au Havre, le lendemain. Lorsqu'on a commencé à refermer les portières, c'est le président lui-même qui nous a demandé de monter avec lui. Moi, j'ai balbutié, j'ai parlé de notre valise; mais il se récriait, il disait qu'on ne nous la volerait certainement pas, que nous pourrions retourner dans notre compartiment, à Barentin, puisqu'il descendait là. Un instant, mon mari, inquiet, parut vouloir courir la chercher. A cette minute, le conducteur sifflait, et il se décida, me poussa dans le coupé, monta, referma la portière et la glace. Comment ne nous a-t-on pas vus? c'est ce que je ne puis m'expliquer encore. Beaucoup de gens couraient, les employés perdaient la tête, enfin il ne s'est pas trouvé un témoin ayant vu clair. Et le train, lentement, quitta la gare.
Elle se tut quelques secondes, revivant la scène. Sans qu'elle en eût conscience, dans l'abandon de ses membres, un tic agitait sa cuisse gauche, la frottait d'un mouvement rythmique contre un genou du jeune homme.
—Ah! le premier moment, dans ce coupé, lorsque j'ai senti le sol fuir! J'étais comme étourdie, je n'ai pensé d'abord qu'à notre valise: de quelle façon la ravoir? et n'allait-elle pas nous vendre, si nous la laissions là-bas? Tout cela me paraissait stupide, impossible, un meurtre de cauchemar imaginé par un enfant, qu'il faudrait être fou pour mettre à exécution. Dès le lendemain, nous serions arrêtés, convaincus. Aussi essayai-je de me rassurer, en me disant que mon mari reculerait, que cela ne serait pas, ne pouvait pas être. Mais non, rien qu'à le voir causer avec le président, je comprenais que sa résolution restait immuable et farouche. Pourtant, il était très calme, il parlait même avec gaieté, de son air habituel; et ce devait être dans son clair regard seul, fixé par moments sur moi, que je lisais l'obstination de sa volonté. Il le tuerait, à un kilomètre encore, à deux peut-être, au point juste qu'il avait fixé, et que j'ignorais: cela était certain, cela éclatait jusque dans les coups d'oeil tranquilles dont il enveloppait l'autre, celui qui, tout à l'heure, ne serait plus. Je ne disais rien, j'avais un grand tremblement intérieur que je m'efforçais de cacher, en affectant de sourire, dès qu'on me regardait. Pourquoi, alors, n'ai-je pas même songé à empêcher tout ça? Ce n'est que plus tard, lorsque j'ai voulu comprendre, que je me suis étonnée de ne m'être pas mise à crier par la portière, ou de ne pas avoir tiré le bouton d'alarme. En ce moment-là, j'étais comme paralysée, je me sentais radicalement impuissante. Sans doute mon mari me semblait dans son droit; et, puisque je te dis tout, chéri, il faut bien que je confesse aussi cela: j'étais malgré moi, de tout mon être, avec lui contre l'autre, parce que les deux m'avaient eue, n'est-ce pas? et que lui était jeune, tandis que l'autre, oh! les caresses de l'autre… Enfin, est-ce qu'on sait? On fait des choses qu'on ne croirait jamais pouvoir faire. Quand je pense que je n'oserais pas saigner un poulet! Ah! cette sensation de nuit de tempête, ah! ce noir épouvantable qui hurlait au fond de moi!
Et cette créature frêle, si mince entre ses bras, Jacques la trouvait maintenant impénétrable, sans fond, de cette profondeur noire dont elle parlait. Il avait beau la nouer à lui plus étroitement, il n'entrait pas en elle. Une fièvre le prenait, à ce récit de meurtre, bégayé dans leur étreinte.
—Dis-moi, l'as-tu donc aidé à tuer le vieux?
—J'étais dans un coin, continua-t-elle sans répondre. Mon mari me séparait du président, qui occupait l'autre coin. Ils causaient ensemble des élections prochaines… Par moments, je voyais mon mari se pencher, jeter un coup d'oeil au-dehors, pour s'assurer où nous étions, comme pris d'impatience… Chaque fois, je suivais son regard, je me rendais compte aussi du chemin parcouru. La nuit était pâle, les masses noires des arbres défilaient furieusement. Et toujours ce grondement des roues que jamais je n'ai entendu pareil, un affreux tumulte de voix enragées et gémissantes, des plaintes lugubres de bêtes hurlant à la mort! A toute vitesse, le train courait… Brusquement, il y a eu des clartés, un écho répercuté du train entre les bâtiments d'une gare. Nous étions à Maromme, déjà à deux lieues et demie de Rouen. Encore Malaunay, et puis Barentin. Où donc la chose allait-elle se faire? Faudrait-il attendre la dernière minute? Je n'avais plus conscience du temps ni des distances, je m'abandonnais, ainsi que la pierre qui tombe, à cette chute assourdissante au travers des ténèbres, lorsque, en traversant Malaunay, tout d'un coup je compris: la chose se ferait dans le tunnel, à un kilomètre de là… Je me tournai vers mon mari, nos yeux se rencontrèrent: oui, dans le tunnel, encore deux minutes… le train courait, l'embranchement de Dieppe fut dépassé, j'aperçus l'aiguilleur à son poste. Il y a là des coteaux, où j'ai cru voir distinctement des hommes, les bras levés, qui nous chargeaient d'injures. Puis, la machine siffla longuement: c'était l'entrée du tunnel… Et, lorsque le train s'y engouffra, oh! quel retentissement sous cette voûte basse! tu sais, ces bruits de fer remué, pareils à des volées de marteau sur l'enclume, et que moi, à cette seconde d'affolement, je transformais en roulements de tonnerre.
Elle grelottait, elle s'interrompit pour dire d'une voix changée, presque rieuse:
—Est-ce bête, hein? chéri, d'en avoir encore froid dans les os. J'ai pourtant bien chaud, là, avec toi, et je suis si contente!… Et puis, tu sais, il n'y a plus rien du tout à craindre: l'affaire est classée, sans compter que les gros bonnets du gouvernement ont encore moins envie que nous de tirer ça au clair… Oh! j'ai compris, je suis tranquille.
Puis, elle ajouta, en riant tout à fait:
—Par exemple, toi, tu peux te vanter de nous avoir fait une jolie peur!… Et dis-moi donc, ça m'a toujours intriguée: au juste, qu'avais-tu vu?
—Mais ce que j'ai dit chez le juge, rien de plus: un homme qui en égorgeait un autre… Vous étiez si drôles avec moi, que j'avais fini par me douter. Un instant, j'avais même reconnu ton mari… Ce n'est que plus tard, pourtant, que j'ai été absolument certain…
Elle l'interrompit gaiement.
—Oui, dans le square, le jour où je t'ai dit non, tu te rappelles? la première fois que nous nous sommes trouvés seuls à Paris… Est-ce singulier! je te disais que ce n'était pas nous, et je savais parfaitement que tu entendais le contraire. N'est-ce pas, c'était comme si je t'avais tout raconté?… Oh! chéri, j'y ai songé souvent, et je crois bien, vois-tu, que c'est depuis ce jour-là que je t'aime.
Ils eurent un élan, une pression où ils semblèrent se fondre. Et elle reprit:
—Sous le tunnel, le train courait… Il est très long, le tunnel. On reste là-dessous trois minutes. J'ai bien cru que nous y avions roulé une heure… Le président ne causait plus, à cause du bruit assourdissant de ferraille remuée. Et mon mari, à ce dernier moment, devait avoir une défaillance, car il ne bougeait toujours pas. Je voyais seulement, sous la clarté dansante de la lampe, ses oreilles devenir violettes… Allait-il donc attendre d'être de nouveau en rase campagne? La chose était désormais pour moi si fatale, si inévitable, que je n'avais qu'un désir: ne plus souffrir à ce point de l'attente, être débarrassée. Pourquoi donc ne le tuait-il pas, puisqu'il le fallait? J'aurais pris le couteau pour en finir, tant j'étais exaspérée de peur et de souffrance… Il me regarda. J'avais sans doute ça sur la figure. Et, tout d'un coup, il se rua, saisit aux épaules le président, qui s'était tourné du côté de la portière. Celui-ci, effaré, se dégagea d'une secousse instinctive, allongea le bras vers le bouton d'alarme, juste au-dessus de sa tête. Il le toucha, fut repris par l'autre et abattu sur la banquette, d'une telle poussée, qu'il s'y trouva comme plié en deux. Sa bouche ouverte de stupeur et d'épouvante lâchait des cris confus, étouffés dans le vacarme; tandis que j'entendais distinctement mon mari répéter le mot: Cochon! cochon! cochon! d'une voix sifflante, qui s'enrageait. Mais le bruit tomba, le train sortait du tunnel, la campagne pâle reparut, avec les arbres noirs qui défilaient… Moi, j'étais restée dans mon coin, raidie, collée contre le drap du dossier, le plus loin possible. Combien la lutte dura-t-elle? quelques secondes à peine. Et il me semblait qu'elle n'en finissait plus, que tous les voyageurs maintenant écoutaient les cris, que les arbres nous voyaient. Mon mari, qui tenait son couteau ouvert, ne pouvait frapper, repoussé à coups de pied, trébuchant sur le plancher mouvant de la voiture. Il faillit tomber sur les genoux, et le train courait, nous emportait à toute vitesse, pendant que la machine sifflait, à l'approche du passage à niveau de la Croix-de-Maufras… C'est alors que, sans que j'aie pu ensuite me souvenir comment cela s'est fait, je me suis jetée sur les jambes de l'homme qui se débattait. Oui, je me suis laissée tomber ainsi qu'un paquet, lui écrasant les jambes de tout mon poids, pour qu'il ne les remuât plus. Et je n'ai rien vu, mais j'ai tout senti: le choc du couteau dans la gorge, la longue secousse du corps, la mort qui est venue en trois hoquets, avec un déroulement d'horloge qu'on a cassée… Oh! ce frisson d'agonie dont j'ai encore l'écho dans les membres!
Jacques, avide, voulut l'interrompre pour la questionner. Mais, à présent, elle avait hâte de finir.
—Non, attends… Comme je me relevais, nous passions à toute vapeur devant la Croix-de-Maufras. J'ai aperçu distinctement la façade close de la maison, puis le poste du garde-barrière. Encore quatre kilomètres, cinq minutes au plus, avant d'être à Barentin… Le corps était plié sur la banquette, le sang coulait en mare épaisse. Et mon mari, debout, hébété, balancé par les cahots du train, regardait, en essuyant le couteau avec son mouchoir. Cela a duré une minute, sans que ni l'un ni l'autre nous fissions rien pour notre salut… Si nous gardions ce corps avec nous, si nous restions là, on allait tout découvrir peut-être, à l'arrêt de Barentin… Mais il avait remis le couteau dans sa poche, il semblait s'éveiller. Je l'ai vu qui fouillait le corps, prenait la montre, l'argent, tout ce qu'il trouvait; et, ayant ouvert la portière, il s'efforça de le pousser sur la voie, sans le saisir à pleins bras, de peur du sang. «Aide-moi donc! pousse avec moi.» Je n'essayai même pas, je ne sentais plus mes membres. «Nom de Dieu! veux-tu bien pousser avec moi!» La tête, sortie la première, pendait jusqu'au marchepied, tandis que le tronc, roulé en boule, refusait de passer. Et le train courait… Enfin, sous une poussée plus forte, le cadavre bascula, disparut dans le grondement des roues. «Ah! le cochon, c'est donc fini!» Puis, il ramassa la couverture, la jeta aussi. Il n'y avait plus que nous deux, debout, avec la mare de sang sur la banquette, où nous n'osions pas nous asseoir… La portière battait toujours, grande ouverte, et je ne compris pas d'abord, anéantie, affolée, lorsque je vis mon mari descendre, disparaître à son tour. Il revint. «Allons, vite, suis-moi, si tu ne veux pas qu'on nous coupe le cou!» Je ne bougeais pas, il s'impatientait. «Viens donc, nom de Dieu! notre compartiment est vide, nous y retournons.» Vide, notre compartiment, il y était donc allé? La femme en noir, celle qui ne parlait pas, qu'on ne voyait pas, était-il bien certain qu'elle ne fût pas restée dans un coin?… «Veux-tu venir, ou je te fous sur la voie comme l'autre!» Il était remonté, il me poussait, brutal, fou. Et je me trouvai dehors, sur le marchepied, les deux mains cramponnées à la tringle de cuivre. Lui, descendu derrière moi, avait refermé soigneusement la portière. «Va donc, va donc!» Mais je n'osais pas, emportée dans le vertige de la course, flagellée par le vent qui soufflait en tempête. Mes cheveux se dénouèrent, je croyais que mes doigts raidis allaient laisser échapper la tringle. «Va donc, nom de Dieu!» Il me poussait toujours, je dus marcher, lâchant une main après l'autre, me collant contre les voitures, au milieu du tourbillon de mes jupes, dont le claquement me liait les jambes. Déjà, au loin, après une courbe, on apercevait les lumières de la station de Barentin. La machine se mit à siffler. «Va donc, nom de Dieu!» Oh! ce bruit d'enfer, cette trépidation violente dans laquelle je marchais! Il me semblait qu'un orage m'avait prise, me roulait comme une paille, pour aller, là-bas, m'écraser contre un mur. Derrière mon dos, la campagne fuyait, les arbres me suivaient d'un galop enragé, tournant sur eux-mêmes, tordus, jetant chacun une plainte brève, au passage. A l'extrémité du wagon, lorsqu'il me fallut enjamber pour atteindre le marchepied du wagon suivant et saisir l'autre tringle, je m'arrêtai, à bout de courage. Jamais je n'aurais la force. «Va donc, nom de Dieu!» Il était sur moi, il me poussait, et je fermai les yeux, et je ne sais comment je continuai à avancer, par la seule force de l'instinct, ainsi qu'une bête qui a planté ses griffes et qui ne veut pas tomber. Comment aussi ne nous a-t-on pas vus? Nous avons passé devant trois voitures, dont une, de deuxième classe, était absolument bondée. Je me souviens des têtes rangées à la file, sous la clarté de la lampe; je crois que je les reconnaîtrais, si je les rencontrais un jour: celle d'un gros homme avec des favoris rouges, celles surtout de deux jeunes filles, qui se sont penchées en riant. «Va donc, nom de Dieu! va donc, nom de Dieu!» Et je ne sais plus, les lumières de Barentin se rapprochaient, la machine sifflait, ma dernière sensation a été d'être traînée, charriée, enlevée par les cheveux. Mon mari a dû m'empoigner, ouvrir la portière par-dessus mes épaules, me jeter au fond du compartiment. Haletante, j'étais à demi évanouie dans un coin, lorsque nous nous sommes arrêtés; et je l'ai entendu, sans faire un mouvement, qui échangeait quelques mots avec le chef de gare de Barentin. Puis, le train reparti, il est tombé sur la banquette, épuisé lui-même. Jusqu'au Havre, nous n'avons pas rouvert la bouche… Oh! je le hais, je le hais, vois-tu, pour toutes ces abominations qu'il m'a fait souffrir! et toi, je t'aime, mon chéri, toi qui me donnes tant de bonheur!