La première fois que Jacques chuchota à l'oreille de Séverine qu'il l'attendrait le jeudi suivant, à minuit, derrière le dépôt, elle se révolta, elle retira sa main violemment. C'était sa semaine de liberté, celle du service de nuit. Mais un grand trouble l'avait prise, à la pensée de sortir de chez elle, d'aller retrouver ce garçon si loin, à travers les ténèbres de la gare. Elle éprouvait une confusion qu'elle n'avait jamais eue, la peur des vierges ignorantes dont le coeur bat; et elle ne céda point tout de suite, il dut la prier pendant près de quinze jours, avant qu'elle consentît, malgré l'ardent désir où elle était elle-même de cette promenade nocturne. Juin commençait, les soirées devenaient brûlantes, à peine rafraîchies par la brise de mer. Trois fois déjà, il l'avait attendue, espérant toujours qu'elle le rejoindrait, malgré son refus. Ce soir-là, elle avait dit non encore; mais la nuit était sans lune, une nuit de ciel couvert, où pas une étoile ne luisait, sous la brume ardente qui alourdissait le ciel. Et, comme il était debout, dans l'ombre, il la vit enfin venir, vêtue de noir, d'un pas muet. Il faisait si sombre, qu'elle l'aurait frôlé sans le reconnaître, s'il ne l'avait arrêtée dans ses bras, en lui donnant un baiser. Elle eut un léger cri, frissonnante. Puis, rieuse, elle laissa ses lèvres sur les siennes. Seulement, ce fut tout, jamais elle n'accepta de s'asseoir, sous un des hangars qui les entouraient. Ils marchèrent, ils causèrent à voix très basse, serrés l'un contre l'autre. Il y avait là un vaste espace occupé par le dépôt et ses dépendances, tout le terrain compris entre la rue Verte et la rue François-Mazeline, qui coupent chacune la ligne d'un passage à niveau: sorte d'immense terrain vague, encombré de voies de garage, de réservoirs, de prises d'eau, de constructions de toutes sortes, les deux grandes remises pour les machines, la petite maison des Sauvagnat entourée d'un potager large comme la main, les masures où étaient installés les ateliers de réparation, le corps de garde où dormaient les mécaniciens et les chauffeurs; et rien n'était plus facile que de se dissimuler, de se perdre ainsi qu'au fond d'un bois, parmi ces ruelles désertes, aux inextricables détours. Pendant une heure, ils y goûtèrent une solitude délicieuse, à soulager leurs coeurs des paroles amies amassées depuis si longtemps; car elle ne voulait entendre parler que d'affection, elle lui avait tout de suite déclaré qu'elle ne serait jamais à lui, que cela serait trop vilain de salir cette pure amitié dont elle était si fière, ayant le besoin de s'estimer. Puis, il l'accompagna jusqu'à la rue Verte, leurs bouches se rejoignirent, en un baiser profond. Et elle rentra.
A cette même heure, dans le bureau des sous-chefs, Roubaud commençait à sommeiller, au fond du vieux fauteuil de cuir, d'où il se levait vingt fois par nuit, les membres rompus. Jusqu'à neuf heures, il avait à recevoir et à expédier les trains du soir. Le train de marée l'occupait particulièrement: c'étaient les manoeuvres, les attelages, les feuilles d'expédition à surveiller de près. Puis, lorsque l'express de Paris était arrivé et débranché, il soupait seul dans le bureau, sur un coin de table, avec un morceau de viande froide, descendu de chez lui, entre deux tranches de pain. Le dernier train, un omnibus de Rouen, entrait en gare à minuit et demi. Et les quais déserts tombaient à un grand silence, on ne laissait allumés que de rares becs de gaz, la gare entière s'endormait, dans ce frissonnement des demi-ténèbres. De tout le personnel, il ne restait que deux surveillants et quatre ou cinq hommes d'équipe, sous les ordres du sous-chef. Encore ronflaient-ils à poings fermés, sur les planches du corps de garde; tandis que Roubaud, forcé de les réveiller à la moindre alerte, ne sommeillait que l'oreille aux aguets. De peur que la fatigue ne l'assommât, vers le jour, il réglait son réveille-matin à cinq heures, heure à laquelle il devait être debout, pour recevoir le premier train de Paris. Mais, parfois, depuis quelque temps surtout, il ne pouvait dormir, pris d'insomnie, se retournant dans son fauteuil. Alors, il sortait, faisait une ronde, poussait jusqu'au poste de l'aiguilleur, où il causait un instant. Le vaste ciel noir, la paix souveraine de la nuit finissaient par calmer sa fièvre. A la suite d'une lutte avec des maraudeurs, on l'avait armé d'un revolver, qu'il portait tout chargé dans sa poche. Et, jusqu'à l'aube souvent, il se promenait ainsi, s'arrêtant dès qu'il croyait voir remuer la nuit, reprenant sa marche avec le vague regret de n'avoir pas à faire le coup de feu, soulagé lorsque le ciel blanchissait et tirait de l'ombre le grand fantôme pâle de la gare. Maintenant que le jour se levait dès trois heures, il rentrait se jeter dans son fauteuil, où il dormait d'un sommeil de plomb, jusqu'à ce que son réveille-matin le mît debout, effaré.
Tous les quinze jours, le jeudi et le samedi, Séverine rejoignait Jacques; et, une nuit, comme elle lui parlait du revolver dont son mari était armé, ils s'en inquiétèrent. Jamais, à la vérité, Roubaud n'allait jusqu'au dépôt. Cela n'en donna pas moins à leurs promenades une apparence de danger, qui en doublait le charme. Ils avaient surtout trouvé un coin adorable: c'était, derrière la maison des Sauvagnat, une sorte d'allée, entre des tas énormes de charbon de terre, qui en faisaient la rue solitaire d'une ville étrange, aux grands palais carrés de marbre noir. On s'y trouvait absolument caché et il y avait, au bout, une petite remise à outils, dans laquelle un empilement de sacs vides aurait fait une couche très molle. Mais, un samedi qu'une averse brusque les forçait à s'y réfugier, elle s'était obstinée à rester debout, n'abandonnant toujours que ses lèvres, dans des baisers sans fin. Elle ne mettait pas là sa pudeur, elle donnait à boire son souffle, goulûment, comme par amitié. Et, lorsque, brûlant de cette flamme, il tentait de la prendre, elle se défendait, elle pleurait, en répétant chaque fois les mêmes raisons. Pourquoi voulait-il lui faire tant de peine? Cela lui semblait si tendre, de s'aimer, sans toute cette saleté du sexe! Souillée à seize ans par la débauche de ce vieux dont le spectre sanglant la hantait, violentée plus tard par les appétits brutaux de son mari, elle avait gardé une candeur d'enfant, une virginité, toute la honte charmante de la passion qui s'ignore. Ce qui la ravissait, chez Jacques, c'était sa douceur, son obéissance à ne pas égarer ses mains sur elle, dès qu'elle les prenait simplement entre les siennes, si faibles. Pour la première fois, elle aimait, et elle ne se livrait point, parce que, justement, cela lui aurait gâté son amour, d'être tout de suite à celui-ci, de la même façon qu'elle avait appartenu aux deux autres. Son désir inconscient était de prolonger à jamais cette sensation si délicieuse, de redevenir toute jeune, avant la souillure, d'avoir un bon ami, ainsi qu'on en a à quinze ans, et qu'on embrasse à pleine bouche derrière les portes. Lui, en dehors des instants de fièvre, n'avait point d'exigence, se prêtait à ce bonheur voluptueusement différé. Ainsi qu'elle, il semblait retourner à l'enfance, commençant l'amour, qui, jusque-là, était resté pour lui une épouvante. S'il se montrait docile, retirant ses mains, dès qu'elle les écartait, c'était qu'une peur sourde demeurait au fond de sa tendresse, un grand trouble, où il craignait de confondre le désir avec son ancien besoin de meurtre. Celle-ci, qui avait tué, était comme le rêve de sa chair. Sa guérison, chaque jour, lui paraissait plus certaine, puisqu'il l'avait tenue des heures à son cou, que sa bouche, sur la sienne, buvait son âme, sans que sa furieuse envie se réveillât d'en être le maître en l'égorgeant. Mais il n'osait toujours pas; et cela était si bon d'attendre, de laisser à leur amour même le soin de les unir, quand la minute viendrait, dans l'évanouissement de leur volonté, aux bras l'un de l'autre. Ainsi, les rendez-vous heureux se succédaient, ils ne se lassaient pas de se retrouver pour un moment, de marcher ensemble par les ténèbres, entre les grands tas de charbon qui assombrissaient la nuit, autour d'eux.
Une nuit de juillet, Jacques, pour arriver au Havre à onze heures cinq, l'heure réglementaire, dut pousser la Lison, comme si la chaleur étouffante l'eût rendue paresseuse. Depuis Rouen, sur sa gauche, un orage l'accompagnait, suivant la vallée de la Seine, avec de larges éclairs éblouissants; et, de temps à autre, il se retournait, pris d'inquiétude, car Séverine, ce soir-là, devait venir le rejoindre. Sa peur était que cet orage, s'il éclatait trop tôt, ne l'empêchât de sortir. Aussi, lorsqu'il eut réussi à entrer en gare, avant la pluie, s'impatienta-t-il contre les voyageurs, qui n'en finissaient point de débarrasser les wagons.
Roubaud était là, sur le quai, cloué pour la nuit.
—Diable! dit-il en riant, vous êtes bien pressé d'aller vous coucher… Dormez bien.
—Merci.
Et Jacques, après avoir refoulé le train, siffla et se rendit au dépôt. Les vantaux de l'immense porte étaient ouverts, la Lison s'engouffra sous le hangar fermé, une sorte de galerie à deux voies, longue environ de soixante-dix mètres, et qui pouvait contenir six machines. Il y faisait très sombre, quatre becs de gaz éclairaient à peine les ténèbres, qu'ils semblaient accroître de grandes ombres mouvantes; et seuls, par moments, les larges éclairs enflammaient le vitrage du toit et les hautes fenêtres, à droite et à gauche: on distinguait alors, comme dans une flambée d'incendie, les murs lézardés, les charpentes noires de charbon, toute la misère caduque de cette bâtisse, devenue insuffisante. Deux machines étaient déjà là, froides, endormies.
Tout de suite, Pecqueux se mit à éteindre le foyer. Il tisonnait violemment, et des braises, s'échappant du cendrier, tombaient dessous, dans la fosse.
—J'ai trop faim, je vas casser une croûte, dit-il. Est-ce que vous en êtes?
Jacques ne répondit pas. Malgré sa hâte, il ne voulait pas quitter la Lison, avant que les feux fussent renversés et la chaudière vidée. C'était un scrupule, une habitude de bon mécanicien, dont il ne se départait jamais. Lorsqu'il avait le temps, il ne s'en allait même qu'après l'avoir visitée, essuyée, avec le soin qu'on met à panser une bête favorite.
L'eau coula dans la fosse, à gros bouillons, et il dit seulement alors:
—Dépêchons, dépêchons.
Un formidable coup de tonnerre lui coupa la parole. Cette fois, les hautes fenêtres, sur le ciel en flamme, s'étaient détachées si nettement, qu'on aurait pu en compter les vitres cassées, très nombreuses. A gauche, le long des étaux, qui servaient pour les réparations, une feuille de tôle, laissée debout, résonna avec la vibration persistante d'une cloche. Toute l'antique charpente du comble avait craqué.
—Bougre! dit simplement le chauffeur.
Le mécanicien eut un geste de désespoir. C'était fini, d'autant plus que, maintenant, une pluie diluvienne s'abattait sur le hangar. Le roulement de l'averse menaçait de crever le vitrage du toit. Là-haut, également, des carreaux devaient être brisés, car il pleuvait sur la Lison, de grosses gouttes, en paquets. Un vent furieux entrait par les portes laissées ouvertes, on aurait dit que la carcasse de la vieille bâtisse allait être emportée.
Pecqueux achevait d'accommoder la machine.
—Voilà! on verra clair demain… Pas besoin de lui faire davantage la toilette…
Et, revenant à son idée:
—Faut manger… Il pleut trop, pour aller se coller sur sa paillasse.
La cantine, en effet, se trouvait là, contre le dépôt même; tandis que la Compagnie avait dû louer une maison, rue François-Mazeline, où étaient installés des lits pour les mécaniciens et les chauffeurs qui passaient la nuit au Havre. Par un tel déluge, on aurait eu le temps d'être trempé jusqu'aux os.
Jacques dut se décider à suivre Pecqueux, qui avait pris le petit panier de son chef, comme pour lui éviter le soin de le porter. Il savait que ce panier contenait encore deux tranches de veau froid, du pain, une bouteille entamée à peine; et c'était ce qui lui donnait faim, simplement. La pluie redoublait, un coup de tonnerre encore venait d'ébranler le hangar. Quand les deux hommes s'en allèrent, à gauche, par la petite porte qui conduisait à la cantine, la Lison se refroidissait déjà. Elle s'endormit, abandonnée, dans les ténèbres que les violents éclairs illuminaient, sous les grosses gouttes qui trempaient ses reins. Près d'elle, une prise d'eau, mal fermée, ruisselait et entretenait une mare, coulant entre ses roues, dans la fosse.
Mais, avant d'entrer à la cantine, Jacques voulut se débarbouiller. Il y avait toujours là, dans une pièce, de l'eau chaude, avec des baquets. Il tira un savon de son panier, il se décrassa les mains et la face, noires du voyage; et, comme il avait la précaution, recommandée aux mécaniciens, d'emporter un vêtement de rechange, il put se changer des pieds à la tête, ainsi qu'il le faisait du reste, par coquetterie, chaque soir de rendez-vous, en arrivant au Havre. Déjà, Pecqueux attendait dans la cantine, ne s'étant lavé que le bout du nez et le bout des doigts.
Cette cantine consistait simplement en une petite salle nue, peinte en jaune, où il n'y avait qu'un fourneau pour faire chauffer les aliments, et qu'une table, scellée au sol, recouverte d'une feuille de zinc, en guise de nappe. Deux bancs complétaient le mobilier. Les hommes devaient apporter leur nourriture, et mangeaient sur du papier, avec la pointe de leur couteau. Une large fenêtre éclairait la pièce.
—En voilà une sale pluie! cria Jacques en se plantant à la fenêtre.
Pecqueux s'était assis sur un banc, devant la table.
—Vous ne mangez pas, alors?
—Non, mon vieux, finissez mon pain et ma viande, si le coeur vous en dit… Je n'ai pas faim.
L'autre, sans se faire prier, se jeta sur le veau, acheva la bouteille. Souvent, il avait de pareilles aubaines, car son chef était petit mangeur; et il l'aimait davantage, dans son dévouement de chien, pour toutes les miettes qu'il ramassait ainsi derrière lui. La bouche pleine, il reprit, après un silence:
—La pluie, qu'est-ce que ça fiche, puisque nous voilà garés? C'est vrai que, si ça continue, moi, je vous lâche, je vas à côté.
Il se mit à rire, car il ne se cachait pas, il avait dû lui confier sa liaison avec Philomène Sauvagnat, pour qu'il ne s'étonnât point de le voir découcher si souvent, les nuits où il allait la retrouver. Comme elle occupait, chez son frère, une pièce du rez-de-chaussée, près de la cuisine, il n'avait qu'à taper au volet: elle ouvrait, il entrait d'une enjambée, simplement. C'était par là, disait-on, que toutes les équipes de la gare avaient sauté. Mais, maintenant, elle s'en tenait au chauffeur, qui suffisait, semblait-il.
—Nom de Dieu de nom de Dieu! jura sourdement Jacques, en voyant le déluge reprendre avec plus de violence, après une accalmie.
Pecqueux, qui tenait au bout de son couteau la dernière bouchée de viande, eut de nouveau un rire bon enfant.
—Dites, c'est donc que vous aviez de l'occupation, ce soir? Hein! à nous deux, on ne peut guère nous reprocher d'user les matelas, là-bas, rue François-Mazeline.
Vivement, Jacques quitta la fenêtre.
—Pourquoi ça?
—Dame, vous voilà comme moi, depuis ce printemps, à n'y rentrer qu'à des deux ou trois heures du matin.
Il devait savoir quelque chose, peut-être avait-il surpris un rendez-vous. Dans chaque dortoir, les lits allaient par couple, celui du chauffeur près de celui du mécanicien; car on resserrait le plus possible l'existence de ces deux hommes, destinés à une entente de travail si étroite. Aussi n'était-il pas étonnant que celui-ci s'aperçût de la conduite irrégulière de son chef, très rangé jusque-là.
—J'ai des maux de tête, dit le mécanicien au hasard. ça me fait du bien, de marcher la nuit.
Mais déjà le chauffeur se récriait.
—Oh! vous savez, vous êtes bien libre… Ce que j'en dis, c'est pour la farce… Même que, si vous aviez de l'ennui un jour, faut pas se gêner de vous adresser à moi; parce que je suis bon là, pour tout ce que vous voudrez.
Sans s'expliquer plus clairement, il se permit de lui prendre la main, la serra à l'écraser, dans le don entier de sa personne. Puis, il froissa et jeta le papier gras qui avait enveloppé la viande, remit la bouteille vide dans le panier, fit ce petit ménage en serviteur soigneux, habitué au balai et à l'éponge. Et, comme la pluie s'entêtait, bien que les coups de tonnerre eussent cessé:
—Alors, je file, je vous laisse à vos affaires.
—Oh! dit Jacques, puisque ça continue, je vais aller m'étendre sur le lit de camp.
C'était, à côté du dépôt, une salle avec des matelas, protégés par des housses de toile, où les hommes venaient se reposer tout vêtus lorsqu'ils n'avaient à attendre, au Havre, que trois ou quatre heures. En effet, dès qu'il eut vu disparaître le chauffeur dans le ruissellement, vers la maison des Sauvagnat, il se risqua à son tour, courut au corps de garde. Mais il ne se coucha pas, se tint sur le seuil de la porte grande ouverte, étouffé par l'épaisse chaleur qui régnait là. Dans le fond, un mécanicien, allongé sur le dos, ronflait, la bouche élargie.
Quelques minutes encore se passèrent, et Jacques ne pouvait se résigner à perdre son espoir. Dans son exaspération contre ce déluge imbécile, grandissait une folle envie d'aller quand même au rendez-vous, d'avoir au moins la joie d'y être, lui, s'il ne comptait plus y trouver Séverine. C'était un élancement de tout son corps, il finit par sortir sous l'averse, il arriva à leur coin préféré, suivit l'allée noire que formaient les tas de charbon. Et, comme les grosses gouttes, cinglant de face, l'aveuglaient, il poussa jusqu'à la remise aux outils, où, une fois déjà, il s'était abrité avec elle. Il lui semblait qu'il y serait moins seul.
Jacques entrait dans l'obscurité profonde de ce réduit, lorsque deux bras légers l'enveloppèrent, et des lèvres chaudes se posèrent sur ses lèvres. Séverine était là.
—Mon Dieu! vous étiez venue?
—Oui, j'ai vu monter l'orage, je suis accourue ici, avant la pluie… Comme vous avez tardé!
Elle soupirait d'une voix défaillante, jamais il ne l'avait eue si abandonnée à son cou. Elle glissa, elle se trouva assise sur les sacs vides, sur cette couche molle qui occupait tout un angle. Et lui, tombé près d'elle, sans que leurs bras se fussent dénoués, sentait ses jambes en travers des siennes. Ils ne pouvaient se voir, leurs haleines les enveloppaient comme d'un vertige, dans l'anéantissement de tout ce qui les entourait.
Mais, sous l'ardent appel de leur baiser, le tutoiement était monté à leur bouche, comme le sang mêlé de leurs coeurs.
—Tu m'attendais…
—Oh! je t'attendais, je t'attendais…
Et, tout de suite, dès la première minute, presque sans paroles, ce fut elle qui l'attira d'une secousse, qui le força à la prendre. Elle n'avait point prévu cela. Quand il était arrivé, elle ne comptait même plus qu'elle le verrait; et elle venait d'être emportée dans la joie inespérée de le tenir, dans un brusque et irrésistible besoin d'être à lui, sans calcul ni raisonnement. Cela était parce que cela devait être. La pluie redoublait sur le toit de la remise, le dernier train de Paris qui entrait en gare passa, grondant et sifflant, ébranlant le sol.
Lorsque Jacques se releva, il écouta avec surprise le roulement de l'averse. Où était-il donc? Et, comme il retrouvait par terre, sous sa main, le manche d'un marteau qu'il avait senti en s'asseyant, il fut inondé de félicité. Alors, c'était fait? il avait possédé Séverine et il n'avait pas pris ce marteau pour lui casser le crâne. Elle était à lui sans bataille, sans cette envie instinctive de la jeter sur son dos, morte, ainsi qu'une proie qu'on arrache aux autres. Il ne sentait plus sa soif de venger des offenses très anciennes dont il aurait perdu l'exacte mémoire, cette rancune amassée de mâle en mâle, depuis la première tromperie au fond des cavernes. Non, la possession de celle-ci était d'un charme puissant, elle l'avait guéri, parce qu'il la voyait autre, violente dans sa faiblesse, couverte du sang d'un homme qui lui faisait comme une cuirasse d'horreur. Elle le dominait, lui qui n'avait point osé. Et ce fut avec une reconnaissance attendrie, un désir de se fondre en elle, qu'il la reprit dans ses bras.
Séverine, elle aussi, s'abandonnait, bien heureuse, délivrée d'une lutte dont elle ne comprenait plus la raison. Pourquoi s'était-elle donc refusée si longtemps? Elle s'était promise, elle aurait dû se donner, puisqu'il ne devait y avoir que plaisir et douceur. Maintenant, elle comprenait bien qu'elle en avait toujours eu l'envie, même lorsqu'il lui semblait si bon d'attendre. Son coeur, son corps ne vivaient que d'un besoin d'amour absolu, continu, et c'était une cruauté affreuse, ces événements qui la jetaient, effarée, à toutes ces abominations. Jusque-là, l'existence avait abusé d'elle, dans la boue, dans le sang, avec une violence telle, que ses beaux yeux bleus, restés naïfs, en gardaient un élargissement de terreur, sous son casque tragique de cheveux noirs. Elle était restée vierge malgré tout, elle venait de se donner pour la première fois, à ce garçon, qu'elle adorait, dans le désir de disparaître en lui, d'être sa servante. Elle lui appartenait, il pouvait disposer d'elle, à son caprice.
—Oh! mon chéri, prends-moi, garde-moi, je ne veux que ce que tu veux.
—Non, non! chérie, c'est toi la maîtresse, je ne suis là que pour t'aimer et t'obéir.
Des heures se passèrent. La pluie avait cessé depuis longtemps, un grand silence enveloppait la gare, que troublait seule une voix lointaine, indistincte, montant de la mer. Ils étaient encore aux bras l'un de l'autre, lorsqu'un coup de feu les mit debout, frémissants. Le jour allait paraître, une tache pâle blanchissait le ciel, au-dessus de l'embouchure de la Seine. Qu'était-ce donc que ce coup de feu? Leur imprudence, cette folie de s'être ainsi attardés, leur montrait, dans une brusque imagination, le mari les poursuivant à coups de revolver.
—Ne sors pas! Attends, je vais voir.
Jacques, prudemment, s'était avancé jusqu'à la porte. Et là, dans l'ombre épaisse encore, il entendit approcher un galop d'hommes, il reconnut la voix de Roubaud, qui poussait les surveillants, en leur criant que les maraudeurs étaient trois, qu'il les avait parfaitement vus volant du charbon. Depuis quelques semaines surtout, pas de nuit ne se passait sans qu'il eût de la sorte des hallucinations de brigands imaginaires. Cette fois, sous l'empire d'une frayeur soudaine, il avait tiré au hasard, dans les ténèbres.
—Vite, vite! ne restons pas là, murmura le jeune homme. Ils vont visiter la remise… Sauve-toi!
D'un grand élan, ils s'étaient repris, s'étouffant à pleins bras, à pleines lèvres. Puis, Séverine, légère, fila le long du dépôt, protégée par le vaste mur; tandis que lui, doucement, se dissimulait au milieu des tas de charbon. Et il était temps, en vérité, car Roubaud voulait en effet visiter la remise. Il jurait que les maraudeurs devaient y être. Les lanternes des surveillants dansaient au ras du sol. Il y eut une querelle. Tous finirent par reprendre le chemin de la gare, irrités de cette poursuite inutile.
Et, comme Jacques, rassuré, se décidait à aller enfin se coucher rue François-Mazeline, il fut surpris de se heurter presque dans Pecqueux, qui achevait de rattacher ses vêtements, avec de sourds jurons.
—Quoi donc, mon vieux?
—Ah! nom de Dieu! ne m'en parlez pas! Ce sont ces imbéciles qui ont réveillé Sauvagnat. Il m'a entendu avec sa soeur, il est descendu en chemise, et je me suis dépêché de sauter par la fenêtre… Tenez! écoutez un peu.
Des cris, des sanglots de femme qu'on corrige s'élevaient, pendant qu'une grosse voix d'homme grondait des injures.
—Hein? ça y est, il lui allonge sa raclée. Elle a beau avoir trente-deux ans, il lui donne le fouet comme à une petite fille, quand il la surprend… Ah! tant pis, je ne m'en mêle pas: c'est son frère!
—Mais, dit Jacques, je croyais qu'il vous tolérait, vous, qu'il ne se fâchait que lorsqu'il la trouvait avec un autre.
—Oh! on ne sait jamais. Des fois, il fait semblant de ne pas me voir. Puis, vous entendez, des fois, il cogne… ça ne l'empêche pas d'aimer sa soeur. Elle est sa soeur, il préférerait tout lâcher que de se séparer d'elle. Seulement, il veut de la conduite… Nom de Dieu! je crois qu'elle a son compte, aujourd'hui.
Les cris cessaient, dans de grands soupirs de plainte, et les deux hommes s'éloignèrent. Dix minutes plus tard, ils dormaient profondément, côte à côte, au fond du petit dortoir badigeonné de jaune, meublé simplement de quatre lits, de quatre chaises et d'une table, où il y avait une seule cuvette en zinc.
Alors, chaque nuit de rendez-vous, Jacques et Séverine goûtèrent de grandes félicités. Ils n'eurent pas toujours, autour d'eux, cette protection de la tempête. Des cieux étoilés, des lunes éclatantes, les gênèrent, mais, à ces rendez-vous-là, ils filaient dans les raies d'ombre, ils cherchaient les coins d'obscurité, où il était si bon de se serrer l'un contre l'autre. Et il y eut ainsi, en août et en septembre, des nuits adorables, d'une telle douceur, qu'ils se seraient laissé surprendre par le soleil, alanguis, si le réveil de la gare, de lointains souffles de machine, ne les avaient séparés. Même les premiers froids d'octobre ne leur déplurent pas. Elle venait plus couverte, enveloppée d'un grand manteau, dans lequel lui-même disparaissait à moitié. Puis, ils se barricadaient au fond de la remise aux outils, qu'il avait trouvé le moyen de fermer à l'intérieur, à l'aide d'une barre de fer. Ils y étaient comme chez eux, les ouragans de novembre, les coups de vent pouvaient arracher les ardoises des toitures, sans même leur effleurer la nuque. Cependant, lui, depuis le premier soir, avait une envie, celle de la posséder chez elle, dans cet étroit logement où elle lui semblait autre, plus désirable, avec son calme souriant de bourgeoise honnête; et elle s'y était toujours refusée, moins par crainte de l'espionnage du couloir, que dans un scrupule dernier de vertu, réservant le lit conjugal. Mais, un lundi, en plein jour, comme il devait déjeuner là et que le mari tardait à monter, retenu par le chef de gare, il plaisanta, la porta sur ce lit, dans une folie de témérité dont ils riaient tous les deux; si bien qu'ils s'y oublièrent. Dès lors, elle ne résista plus, il monta la rejoindre, après minuit sonné, les jeudis et les samedis. Cela était horriblement dangereux: ils n'osaient bouger, à cause des voisins; ils y éprouvèrent un redoublement de tendresse, des jouissances nouvelles. Souvent, un caprice de courses nocturnes, un besoin de fuir en bêtes échappées, les ramenait au-dehors, dans la solitude noire des nuits glacées. En décembre, par une gelée terrible, ils s'y aimèrent.
Depuis quatre mois déjà, Jacques et Séverine vivaient ainsi, d'une passion croissante. Ils étaient véritablement neufs tous les deux, dans l'enfance de leur coeur, cette innocence étonnée du premier amour, ravie des moindres caresses. En eux, continuait le combat de soumission, à qui se sacrifierait davantage. Lui, n'en doutait plus, avait trouvé la guérison de son affreux mal héréditaire; car, depuis qu'il la possédait, la pensée du meurtre ne l'avait plus troublé. Était-ce donc que la possession physique contentait ce besoin de mort? Posséder, tuer, cela s'équivalait-il, dans le fond sombre de la bête humaine? Il ne raisonnait pas, trop ignorant, n'essayait pas d'entrouvrir la porte d'épouvante. Parfois, entre ses bras, il retrouvait la brusque mémoire de ce qu'elle avait fait, de cet assassinat, avoué du regard seul, sur le banc du square des Batignolles; et il n'éprouvait même pas l'envie d'en connaître les détails. Elle, au contraire, semblait de plus en plus tourmentée du besoin de tout dire. Lorsqu'elle le serrait d'une étreinte, il sentait bien qu'elle était gonflée et haletante de son secret, qu'elle ne voulait ainsi entrer en lui que pour se soulager de la chose dont elle étouffait. C'était un grand frisson qui lui partait des reins, qui soulevait sa gorge d'amoureuse, dans le flot confus de soupirs montant à ses lèvres. La voix expirante, au milieu d'un spasme, n'allait-elle point parler? Mais, vite, d'un baiser, il fermait sa bouche, y scellait l'aveu, saisi d'une inquiétude. Pourquoi mettre cet inconnu entre eux? pouvait-on affirmer que cela ne changerait rien à leur bonheur? Il flairait un danger, un frémissement le reprenait, à l'idée de remuer avec elle ces histoires de sang. Et elle le devinait sans doute, elle redevenait, contre lui, caressante et docile, en créature d'amour, uniquement faite pour aimer et être aimée. Une folie de possession alors les emportait, ils demeuraient parfois évanouis aux bras l'un de l'autre.
Roubaud, depuis l'été, s'était encore épaissi, et à mesure que sa femme retournait à la gaieté, à la fraîcheur de ses vingt ans, lui vieillissait, semblait plus sombre. En quatre mois, comme elle le disait, il avait beaucoup changé. Il donnait toujours de cordiales poignées de main à Jacques, l'invitait, n'était heureux que lorsqu'il l'avait à sa table. Seulement, cette distraction ne lui suffisait plus, il sortait souvent, dès la dernière bouchée, laissait parfois le camarade avec sa femme, sous le prétexte qu'il étouffait et qu'il avait besoin d'aller prendre l'air. La vérité était que, maintenant, il fréquentait un petit café du cours Napoléon, où il retrouvait M. Cauche, le commissaire de surveillance. Il buvait peu, des petits verres de rhum; mais un goût du jeu lui était venu, qui tournait à la passion. Il ne se ranimait, n'oubliait tout que les cartes à la main, enfoncé dans des parties de piquet interminables. M. Cauche, un effréné joueur, avait décidé qu'on intéresserait les parties; on en était venu à jouer cent sous; et, dès lors, Roubaud, étonné de ne pas se connaître, avait brûlé de la rage du gain, cette fièvre chaude de l'argent gagné, qui ravage un homme jusqu'à lui faire risquer sa situation, sa vie, dans un coup de dés. Jusque-là, son service n'en avait pas souffert: il s'échappait dès qu'il était libre, ne rentrait qu'à des deux ou trois heures du matin, les nuits où il ne veillait pas. Sa femme ne s'en plaignait point, elle lui reprochait uniquement de rentrer plus maussade; car il avait une déveine extraordinaire, il finissait par s'endetter.
Un soir, une première querelle éclata entre Séverine et Roubaud. Sans le haïr encore, elle en arrivait à le supporter difficilement, car elle le sentait peser sur sa vie, elle aurait été si légère, si heureuse, s'il ne l'avait pas accablée de sa présence! Du reste, elle n'éprouvait aucun remords à le tromper: n'était-ce pas sa faute, ne l'avait-il pas presque poussée à la chute? Dans leur lente désunion, pour guérir de ce malaise qui les désorganisait, chacun d'eux se consolait, s'égayait à sa guise. Puisqu'il avait le jeu, elle pouvait bien avoir un amant. Mais, ce qui la fâchait surtout, ce qu'elle n'acceptait pas sans révolte, c'était la gêne où la mettaient ses pertes continuelles. Depuis que les pièces de cent sous du ménage filaient au café du cours Napoléon, elle ne savait parfois comment payer sa blanchisseuse. Toutes sortes de douceurs, de petits objets de toilette, lui manquaient. Et, ce soir-là, ce fut justement à propos de l'achat nécessaire d'une paire de bottines, qu'ils en vinrent à se quereller. Lui, sur le point de sortir, ne trouvant pas de couteau de table pour se couper un morceau de pain, avait pris le grand couteau, l'arme, qui traînait dans un tiroir du buffet. Elle le regardait, tandis qu'il refusait les quinze francs des bottines, ne les ayant pas, ne sachant où les prendre; elle répétait sa demande, obstinément, le forçait à répéter son refus, peu à peu exaspéré; mais, tout d'un coup, elle lui montra du doigt l'endroit du parquet où dormaient des spectres, elle lui dit qu'il y en avait là, de l'argent, et qu'elle en voulait. Il devint très pâle, il lâcha le couteau, qui retomba dans le tiroir. Un instant, elle crut qu'il allait la battre, car il s'était approché, bégayant que cet argent-là pouvait bien pourrir, qu'il se trancherait la main plutôt que de le reprendre; et il serrait les poings, il menaçait de l'assommer, si elle s'avisait, pendant son absence, de soulever la frise, pour voler seulement un centime. Jamais, jamais! c'était mort et enterré! Mais elle, d'ailleurs, avait blêmi également, défaillante à la pensée de fouiller là. La misère pouvait venir, tous deux crèveraient de faim à côté. En effet, ils n'en parlèrent plus, même les jours de grande gêne. Quand ils posaient le pied à cette place, la sensation de brûlure avait grandi, si intolérable, qu'ils finissaient par faire un détour.
Alors, d'autres disputes se produisirent, au sujet de la Croix-de-Maufras. Pourquoi ne vendaient-ils pas la maison? et ils s'accusaient mutuellement de ne rien faire de ce qu'il aurait fallu, pour hâter cette vente. Lui, violemment, refusait toujours de s'en occuper; tandis qu'elle, les rares fois où elle écrivait à Misard, n'en obtenait que des réponses vagues: aucun acquéreur ne se présentait, les fruits avaient coulé, les légumes ne poussaient pas, faute d'arrosage. Peu à peu, le grand calme où était tombé le ménage, après la crise, se troublait ainsi, semblait emporté par un recommencement terrible de fièvre. Tous les germes de malaise, l'argent caché, l'amant introduit, s'étaient développés, les séparaient maintenant, les irritaient l'un contre l'autre. Et, dans cette agitation croissante, la vie allait devenir un enfer.
D'ailleurs, comme par un contrecoup fatal, tout se gâtait de même autour des Roubaud. Une nouvelle bourrasque de commérages et de discussions soufflait dans le couloir. Philomène venait de rompre violemment avec madame Lebleu, à la suite d'une calomnie de cette dernière, qui l'accusait de lui avoir vendu une poule morte de maladie. Mais la vraie raison de rupture était dans un rapprochement de Philomène et de Séverine. Pecqueux ayant, une nuit, reconnu celle-ci au bras de Jacques, elle avait fait taire ses scrupules d'autrefois, elle s'était montrée aimable pour la maîtresse du chauffeur; et Philomène, très flattée de cette liaison avec une dame qui était la beauté et la distinction sans conteste de la gare, venait de se retourner contre la femme du caissier, cette vieille gueuse, disait-elle, capable de faire battre les montagnes. Elle lui donnait tous les torts, elle criait partout, à cette heure, que le logement sur la rue appartenait aux Roubaud, que c'était une abomination de ne pas le leur rendre. Les choses commençaient donc à tourner très mal pour madame Lebleu, d'autant plus que son acharnement à guetter mademoiselle Guichon, afin de la surprendre avec le chef de gare, menaçait aussi de lui causer des ennuis sérieux: elle ne les surprenait toujours pas, mais elle avait le tort de se laisser surprendre, elle, l'oreille tendue, collée aux portes; si bien que M. Dabadie, exaspéré d'être ainsi espionné, avait dit au sous-chef Moulin que, si Roubaud réclamait encore le logement, il était prêt à contresigner la lettre. Et Moulin, peu bavard d'habitude, ayant répété cela, on avait failli se battre de porte en porte, d'un bout du couloir à l'autre, tellement les passions s'étaient rallumées.
Au milieu de ces secousses croissantes, Séverine n'avait qu'un bon jour, le vendredi. Depuis octobre, elle avait eu la tranquille audace d'inventer un prétexte, le premier venu, une douleur au genou, qui nécessitait les soins d'un spécialiste; et, chaque vendredi, elle partait par l'express de six heures quarante du matin, que conduisait Jacques, elle passait la journée avec lui à Paris, puis revenait par l'express de six heures trente. D'abord, elle s'était crue obligée de donner à son mari des nouvelles de son genou: il allait mieux, il allait plus mal; ensuite, voyant qu'il ne l'écoutait même pas, elle avait carrément cessé de lui en parler. Et, parfois, elle le regardait, elle se demandait s'il savait. Comment ce jaloux féroce, cet homme qui avait tué, aveuglé de sang, dans une rage imbécile, en arrivait-il à lui tolérer un amant? Elle ne pouvait le croire, elle pensait simplement qu'il devenait stupide.
Dans les premiers jours de décembre, par une nuit glaciale, Séverine attendit son mari très tard. Le lendemain, un vendredi, avant l'aube, elle devait prendre l'express; et, ces soirs-là, elle faisait d'habitude une toilette soigneuse, préparait ses vêtements, pour être tout de suite habillée, au saut du lit. Enfin, elle se coucha, finit par s'endormir, vers une heure. Roubaud n'était pas rentré. Déjà deux fois, il n'avait reparu qu'au petit jour, tout à sa passion grandissante, ne pouvant plus s'arracher du café, dont une petite salle, au fond, se changeait peu à peu en un véritable tripot: on y jouait maintenant de grosses sommes, à l'écarté. Heureuse du reste de coucher seule, bercée par l'attente de sa bonne journée du lendemain, la jeune femme dormait profondément, dans la chaleur douce des couvertures.
Mais trois heures allaient sonner, lorsqu'un bruit singulier l'éveilla. D'abord, elle ne put comprendre, crut rêver, se rendormit. C'étaient des pesées sourdes, des craquements de bois, comme si l'on avait voulu forcer une porte. Un éclat, une déchirure plus violente, la mit sur son séant. Et une peur la bouleversa: quelqu'un, à coup sûr, faisait sauter la serrure du couloir. Pendant une minute, elle n'osa bouger, écoutant, les oreilles bourdonnantes. Puis, elle eut le courage de se lever, pour voir; elle marcha sans bruit, pieds nus, elle entrouvrit la porte de sa chambre doucement, saisie d'un tel froid, qu'elle en était toute pâle et amincie encore, sous sa chemise; et le spectacle qu'elle aperçut, dans la salle à manger, la cloua de surprise et d'effroi.
Par terre, Roubaud, vautré sur le ventre, soulevé sur les coudes, venait d'arracher la frise, à l'aide d'un ciseau. Une bougie, posée près de lui, l'éclairait, en projetant son ombre énorme jusqu'au plafond. Et, à cette minute, le visage penché au-dessus du trou qui creusait le parquet d'une fente noire, il regardait, les yeux élargis. Le sang violaçait ses joues, il avait sa face d'assassin. Brutalement, il plongea la main, ne trouva rien, dans le frisson qui l'agitait, dut approcher la bougie. Au fond, apparurent le porte-monnaie, les billets, la montre.
Séverine eut un cri involontaire, et Roubaud, terrifié, se retourna. Un moment, il ne la reconnut pas, crut sans doute à un spectre, en la voyant toute blanche, avec ses regards d'épouvante.
—Qu'est-ce que tu fais donc? demanda-t-elle.
Alors, comprenant, évitant de répondre, il ne lâcha qu'un grognement sourd. Il la regardait, gêné par sa présence, désireux de la renvoyer au lit. Mais pas une parole raisonnable ne lui venait, il la trouvait simplement à gifler, ainsi grelottante, toute nue.
—N'est-ce pas? continua-t-elle, tu me refuses des bottines, et tu prends l'argent pour toi, parce que tu as perdu.
Cela, du coup, l'enragea. Est-ce qu'elle allait lui gâter la vie encore, se mettre en travers de son plaisir, cette femme qu'il ne désirait plus, dont la possession n'était plus qu'une secousse désagréable? Puisqu'il s'amusait ailleurs, il n'avait aucun besoin d'elle. De nouveau, il fouilla, ne prit que le porte-monnaie, contenant les trois cents francs d'or. Et, lorsque, du talon, il eut remis la frise en place, il vint lui jeter au visage, les dents serrées:
—Tu m'embêtes, je fais ce que je veux. Est-ce que je te demande, moi, ce que tu vas faire, tout à l'heure, à Paris?
Puis, avec un furieux haussement d'épaules, il retourna au café, en laissant la bougie par terre.
Séverine la ramassa, alla se remettre au lit, glacée jusqu'au coeur; et elle la garda allumée, ne pouvant se rendormir, attendant l'heure de l'express, peu à peu brûlante, les yeux grands ouverts. C'était certain maintenant, il y avait eu une désorganisation progressive, comme une infiltration du crime, qui décomposait cet homme, et qui avait pourri tout lien, entre eux. Roubaud savait.
Ce vendredi-là, les voyageurs qui devaient, au Havre, prendre l'express de six heures quarante, eurent à leur réveil un cri de surprise: la neige tombait depuis minuit, en flocons si drus, si gros, qu'il y en avait dans les rues une couche de trente centimètres.
Déjà, sous la halle couverte, la Lison soufflait, fumante, attelée à un train de sept wagons, trois de deuxième classe et quatre de première. Lorsque, vers cinq heures et demie, Jacques et Pecqueux étaient arrivés au dépôt, pour la visite, ils avaient eu un grognement d'inquiétude, devant cette neige entêtée, dont crevait le ciel noir. Et, maintenant, à leur poste, ils attendaient le coup de sifflet, les yeux au loin, au-delà du porche béant de la marquise, regardant la tombée muette et sans fin des flocons rayer les ténèbres d'un frisson livide.
Le mécanicien murmura:
—Le diable m'emporte si l'on voit un signal!
—Encore si l'on peut passer! dit le chauffeur.
Roubaud était sur le quai, avec sa lanterne, rentré à la minute précise pour prendre son service. Par instants, ses paupières meurtries se fermaient de fatigue, sans qu'il cessât sa surveillance. Jacques lui ayant demandé s'il ne savait rien de l'état de la voie, il venait de s'approcher et de lui serrer la main, en répondant qu'il n'avait pas de dépêche encore; et, comme Séverine descendait, enveloppée d'un grand manteau, il la conduisit lui-même à un compartiment de première classe, où il l'installa. Sans doute avait-il surpris le regard de tendresse inquiète, échangé entre les deux amants; mais il ne se soucia seulement pas de dire à sa femme qu'il était imprudent de partir par un temps pareil, et qu'elle ferait mieux de remettre son voyage.
Des voyageurs arrivèrent, emmitouflés, chargés de valises, toute une bousculade dans le froid terrible du matin. La neige des chaussures ne se fondait même pas; et les portières se refermaient aussitôt, chacun se barricadait, le quai restait désert, mal éclairé par les lueurs louches de quelques becs de gaz; tandis que le fanal de la machine, accroché à la base de la cheminée, flambait seul, comme un oeil géant, élargissant au loin, dans l'obscurité, sa nappe d'incendie.
Mais Roubaud éleva sa lanterne, donnant le signal. Le conducteur-chef siffla, et Jacques répondit, après avoir ouvert le régulateur et mis en avant le petit volant du changement de marche. On partait. Pendant une minute encore, le sous-chef suivit tranquillement du regard le train qui s'éloignait sous la tempête.
—Et attention! dit Jacques à Pecqueux. Pas de farce, aujourd'hui!
Il avait bien remarqué que son compagnon semblait, lui aussi, tomber de lassitude: le résultat, sûrement, de quelque noce de la veille.
—Oh! pas de danger, pas de danger! bégaya le chauffeur.
Tout de suite, dès la sortie de la halle couverte, les deux hommes étaient entrés dans la neige. Le vent soufflait de l'est, la machine avait ainsi le vent debout, fouettée de face par les rafales; et, derrière l'abri, ils n'en souffrirent pas trop d'abord, vêtus de grosses laines, les yeux protégés par des lunettes. Mais, dans la nuit, la lumière éclatante du fanal était comme mangée par ces épaisseurs blafardes qui tombaient. Au lieu de s'éclairer à deux ou trois cents mètres, la voie apparaissait sous une sorte de brouillard laiteux, où les choses ne surgissaient que très rapprochées, ainsi que du fond d'un rêve. Et, selon sa crainte, ce qui porta l'inquiétude du mécanicien à son comble, ce fut de constater, dès le feu du premier poste de cantonnement, qu'il ne verrait certainement pas, à la distance réglementaire, les signaux rouges, fermant la voie. Dès lors, il avança avec une extrême prudence, sans pouvoir cependant ralentir la vitesse, car le vent lui opposait une résistance énorme, et tout retard serait devenu un danger aussi grand.
Jusqu'à la station d'Harfleur, la Lison fila d'une bonne marche continue. La couche de neige tombée ne préoccupait pas encore Jacques, car il y en avait au plus soixante centimètres, et le chasse-neige en déblayait aisément un mètre. Il était tout au souci de garder sa vitesse, sachant bien que la vraie qualité d'un mécanicien, après la tempérance et l'amour de sa machine, consistait à marcher d'une façon régulière, sans secousse, à la plus haute pression possible. Même, son unique défaut était là, dans un entêtement à ne pas s'arrêter, désobéissant aux signaux, croyant toujours qu'il aurait le temps de dompter la Lison: aussi, parfois, allait-il trop loin, écrasait les pétards, «les cors au pied», comme on dit, ce qui lui avait valu deux fois des mises à pied de huit jours. Mais, en ce moment, dans le grand danger où il se sentait, la pensée que Séverine était là, qu'il avait charge de cette chère existence, décuplait la force de sa volonté, tendue toute là-bas, jusqu'à Paris, le long de cette double ligne de fer, au milieu des obstacles qu'il devait franchir.
Et, debout sur la plaque de tôle qui reliait la machine au tender, dans les continuels cahots de la trépidation, Jacques, malgré la neige, se penchait à droite, pour mieux voir. Par la vitre de l'abri, brouillée d'eau, il ne distinguait rien; et il restait la face sous les rafales, la peau flagellée de milliers d'aiguilles, pincée d'un tel froid, qu'il y sentait comme des coupures de rasoir. De temps à autre, il se retirait, pour reprendre haleine; il ôtait ses lunettes, les essuyait; puis, il revenait à son poste d'observation, en plein ouragan, les yeux fixes, dans l'attente des feux rouges, si absorbé en son vouloir, qu'à deux reprises il eut l'hallucination de brusques étincelles sanglantes, tachant le rideau pâle qui tremblait devant lui.
Mais, tout d'un coup, dans les ténèbres, une sensation l'avertit que son chauffeur n'était plus là. Seule, une petite lanterne éclairait le niveau d'eau, pour que nulle lumière n'aveuglât le mécanicien; et, sur le cadran du manomètre, dont l'émail semblait garder une lueur propre, il avait vu que l'aiguille bleue, tremblante, baissait rapidement. C'était le feu qui tombait. Le chauffeur venait de s'étaler sur le coffre, vaincu par le sommeil.
—Sacré noceur! cria Jacques, furieux, le secouant.
Pecqueux se releva, s'excusa, d'un grognement inintelligible. Il tenait à peine debout; mais la force de l'habitude le remit tout de suite à son feu, le marteau en main, cassant le charbon, l'étalant sur la grille avec la pelle, en une couche bien égale; puis, il donna un coup de balai. Et, pendant que la porte du foyer était restée ouverte, un reflet de fournaise, en arrière sur le train, comme une queue flamboyante de comète, avait incendié la neige, pleuvant au travers, en larges gouttes d'or.
Après Harfleur, commença la grande rampe de trois lieues qui va jusqu'à Saint-Romain, la plus forte de toute la ligne. Aussi le mécanicien se remit-il à la manoeuvre, très attentif, s'attendant à un fort coup de collier, pour monter cette côte, déjà rude par les beaux temps. La main sur le volant du changement de marche, il regardait fuir les poteaux télégraphiques, tâchant de se rendre compte de la vitesse. Celle-ci diminuait beaucoup, la Lison s'essoufflait, tandis qu'on devinait le frottement des chasse-neige, à une résistance croissante. Du bout du pied, il rouvrit la porte; et le chauffeur, ensommeillé, comprit, poussa le feu encore, afin d'augmenter la pression. Maintenant, la porte rougissait, éclairait leurs jambes à tous deux d'une lueur violette. Mais ils n'en sentaient pas l'ardente chaleur, dans le courant d'air glacé qui les enveloppait. Sur un geste de son chef, le chauffeur venait aussi de lever la tige du cendrier, ce qui activait le tirage. Rapidement, l'aiguille du manomètre était remontée à dix atmosphères, la Lison donnait toute la force dont elle était capable. Même, un instant, voyant le niveau d'eau baisser, le mécanicien dut faire mouvoir le petit volant de l'injecteur, bien que cela diminuât la pression. Elle se releva d'ailleurs, la machine ronflait, crachait, comme une bête qu'on surmène, avec des sursauts, des coups de reins, où l'on aurait cru entendre craquer ses membres. Et il la rudoyait, en femme vieillie et moins forte, n'ayant plus pour elle la même tendresse qu'autrefois.
—Jamais elle ne montera, la fainéante! dit-il, les dents serrées, lui qui ne parlait pas en route.
Pecqueux, étonné, dans sa somnolence, le regarda. Qu'avait-il donc maintenant contre la Lison? Est-ce qu'elle n'était pas toujours la brave machine obéissante, d'un démarrage si aisé, que c'était un plaisir de la mettre en route, et d'une si bonne vaporisation, qu'elle épargnait son dixième de charbon, de Paris au Havre? Quand une machine avait des tiroirs comme les siens, d'un réglage parfait, coupant à miracle la vapeur, on pouvait lui tolérer toutes les imperfections, comme qui dirait à une ménagère quinteuse, ayant pour elle la conduite et l'économie. Sans doute qu'elle dépensait trop de graisse. Et puis, après? On la graissait, voilà tout!
Justement, Jacques répétait, exaspéré:
—Jamais elle ne montera, si on ne la graisse pas.
Et, ce qu'il n'avait pas fait trois fois dans sa vie, il prit la burette, pour la graisser en marche. Enjambant la rampe, il monta sur le tablier, qu'il suivit tout le long de la chaudière. Mais c'était une manoeuvre des plus périlleuses: ses pieds glissaient sur l'étroite bande de fer, mouillée par la neige; et il était aveuglé, et le vent terrible menaçait de le balayer comme une paille. La Lison, avec cet homme accroché à son flanc, continuait sa course haletante, dans la nuit, parmi l'immense couche blanche, où elle s'ouvrait profondément un sillon. Elle le secouait, l'emportait. Parvenu à la traverse d'avant, il s'accroupit devant le godet graisseur du cylindre de droite, il eut toutes les peines du monde à l'emplir, en se tenant d'une main à la tringle. Puis, il lui fallut faire le tour, ainsi qu'un insecte rampant, pour aller graisser le cylindre de gauche. Et, quand il revint, exténué, il était tout pâle, ayant senti passer la mort.
—Sale rosse! murmura-t-il.
Saisi de cette violence inaccoutumée à l'égard de leur Lison, Pecqueux ne put s'empêcher de dire, en hasardant une fois de plus son habituelle plaisanterie:
—Fallait m'y laisser aller: ça me connaît, moi, de graisser les dames.
Réveillé un peu, il s'était remis, lui aussi, à son poste, surveillant le côté gauche de la ligne. D'ordinaire, il avait de bons yeux, meilleurs que ceux de son chef. Mais, dans cette tourmente, tout avait disparu, à peine pouvaient-ils, eux pourtant à qui chaque kilomètre de la route était si familier, reconnaître les lieux qu'ils traversaient: la voie sombrait sous la neige, les haies, les maisons elles-mêmes semblaient s'engloutir, ce n'était plus qu'une plaine rase et sans fin, un chaos de blancheurs vagues, où la Lison paraissait galoper à sa guise, prise de folie. Et jamais les deux hommes n'avaient senti si étroitement le lien de fraternité qui les unissait, sur cette machine en marche, lâchée à travers tous les périls, où ils se trouvaient plus seuls, plus abandonnés du monde, que dans une chambre close, avec l'aggravante, l'écrasante responsabilité des vies humaines qu'ils traînaient derrière eux.
Aussi Jacques, que la plaisanterie de Pecqueux avait achevé d'irriter, finit-il par en sourire, retenant la colère qui l'emportait. Ce n'était, certes, pas le moment de se quereller. La neige redoublait, le rideau s'épaississait à l'horizon. On continuait de monter, lorsque le chauffeur, à son tour, crut voir étinceler un feu rouge, au loin. D'un mot, il avertit son chef. Mais déjà il ne le retrouvait plus, ses yeux avaient rêvé, comme il disait parfois. Et le mécanicien, qui n'avait rien vu, restait le coeur battant, troublé par cette hallucination d'un autre, perdant confiance en lui-même. Ce qu'il s'imaginait distinguer, au-delà du pullulement pâle des flocons, c'étaient d'immenses formes noires, des masses considérables, comme des morceaux géants de la nuit, qui semblaient se déplacer et venir au-devant de la machine. étaient-ce donc des coteaux éboulés, des montagnes barrant la voie, où allait se briser le train? Alors, pris de peur, il tira la tringle du sifflet, il siffla longuement, désespérément; et cette lamentation traînait, lugubre, au travers de la tempête. Puis, il fut tout étonné d'avoir sifflé à propos, car le train traversait à grande vitesse la gare de Saint-Romain, dont il se croyait éloigné de deux kilomètres.
Cependant, la Lison, qui avait franchi la terrible rampe, se mit à rouler plus à l'aise, et Jacques put respirer un moment. De Saint-Romain à Bolbec, la ligne monte d'une façon insensible, tout irait bien sans doute jusqu'à l'autre bout du plateau. Quand il fut à Beuzeville, pendant l'arrêt de trois minutes, il n'en appela pas moins le chef de gare qu'il aperçut sur le quai, tenant à lui dire ses craintes, en face de cette neige dont la couche augmentait toujours: jamais il n'arriverait à Rouen, le mieux serait de doubler l'attelage, en ajoutant une seconde machine, tandis qu'on se trouvait à un dépôt, où des machines à disposition étaient toujours prêtes. Mais le chef de gare répondit qu'il n'avait pas d'ordre et qu'il ne croyait pas devoir prendre cette mesure sur lui. Tout ce qu'il offrit, ce fut de donner cinq ou six pelles de bois, pour déblayer les rails, en cas de besoin. Et Pecqueux prit les pelles, qu'il rangea dans un coin du tender.
Sur le plateau, en effet, la Lison continua sa marche avec une bonne vitesse, sans trop de peine. Elle se lassait pourtant. A toute minute, le mécanicien devait faire son geste, ouvrir la porte du foyer, pour que le chauffeur mît du charbon; et, chaque fois, au-dessus du train morne, noir dans tout ce blanc, recouvert d'un linceul, flambait l'éblouissante queue de comète, trouant la nuit. Il était sept heures trois quarts, le jour naissait; mais, à peine en distinguait-on la pâleur au ciel, dans l'immense tourbillon blanchâtre qui emplissait l'espace, d'un bout de l'horizon à l'autre. Cette clarté louche, où rien ne se distinguait encore, inquiétait davantage les deux hommes, qui, les yeux pleins de larmes, malgré leurs lunettes, s'efforçaient de voir au loin. Sans lâcher le volant du changement de marche, le mécanicien ne quittait plus la tringle du sifflet, sifflant d'une façon presque continue, par prudence, d'un sifflement de détresse qui pleurait au fond de ce désert de neige.
On traversa Bolbec, puis Yvetot, sans encombre. Mais, à Motteville, Jacques, de nouveau, interpella le sous-chef, qui ne put lui donner des renseignements précis sur l'état de la voie. Aucun train n'était encore venu, une dépêche annonçait simplement que l'omnibus de Paris se trouvait bloqué à Rouen, en sûreté. Et la Lison repartit, descendant de son allure alourdie et lasse les trois lieues de pente douce qui vont à Barentin. Maintenant, le jour se levait, très pâle; et il semblait que cette lueur livide vînt de la neige elle-même. Elle tombait plus dense, ainsi qu'une chute d'aube brouillée et froide, noyant la terre des débris du ciel. Avec le jour grandissant, le vent redoublait de violence, les flocons étaient chassés comme des balles, il fallait qu'à chaque instant le chauffeur prît sa pelle, pour déblayer le charbon, au fond du tender, entre les parois du récipient d'eau. A droite et à gauche, la campagne apparaissait, à ce point méconnaissable, que les deux hommes avaient la sensation de fuir dans un rêve: les vastes champs plats, les gras pâturages clos de haies vives, les cours plantées de pommiers, n'étaient plus qu'une mer blanche, à peine renflée de courtes vagues, une immensité blême et tremblante, où tout défaillait, dans cette blancheur. Et le mécanicien, debout, la face coupée par les rafales, la main sur le volant, commençait à souffrir terriblement du froid.
Enfin, à l'arrêt de Barentin, le chef de gare, M. Bessière, s'approcha lui-même de la machine, pour prévenir Jacques qu'on signalait des quantités considérables de neige, du côté de la Croix-de-Maufras.
—Je crois qu'on peut encore passer, ajouta-t-il. Mais vous aurez de la peine.
Alors, le jeune homme s'emporta.
—Tonnerre de Dieu! je l'ai bien dit, à Beuzeville! Qu'est-ce que ça pouvait leur faire, de doubler l'attelage?… Ah! nous allons être gentils!
Le conducteur-chef venait de descendre de son fourgon, et lui aussi se fâchait. Il était gelé dans sa vigie, il déclarait qu'il était incapable de distinguer un signal d'un poteau télégraphique. Un vrai voyage à tâtons, dans tout ce blanc!
—Enfin, vous voilà prévenus, reprit M. Bessière.
Cependant, les voyageurs s'étonnaient déjà de cet arrêt prolongé, au milieu du grand silence de la station ensevelie, sans un cri d'employé, sans un battement de portière. Quelques glaces furent baissées, des têtes apparurent: une dame très forte, avec deux jeunes filles blondes, charmantes, ses filles sans doute, toutes trois Anglaises à coup sûr; et, plus loin, une jeune femme brune, très jolie, qu'un monsieur âgé forçait à rentrer; tandis que deux hommes, un jeune, un vieux, causaient d'une voiture à l'autre, le buste à moitié sorti des portières. Mais, comme Jacques jetait un coup d'oeil en arrière, il n'aperçut que Séverine, penchée elle aussi, regardant de son côté, d'un air anxieux. Ah! la chère créature, qu'elle devait être inquiète, et quel crève-coeur il éprouvait, à la savoir là, si près et loin de lui, dans ce danger! Il aurait donné tout son sang pour être à Paris déjà, et l'y déposer saine et sauve.
—Allons, partez, conclut le chef de gare. Il est inutile d'effrayer le monde.
Lui-même avait donné le signal. Remonté dans son fourgon, le conducteur-chef siffla; et, une fois encore, la Lison démarra, après avoir répondu, d'un long cri de plainte.
Tout de suite, Jacques sentit que l'état de la voie changeait. Ce n'était plus la plaine, le déroulement à l'infini de l'épais tapis de neige, où la machine filait comme un paquebot, laissant un sillage. On entrait dans le pays tourmenté, les côtes et les vallons dont la houle énorme allait jusqu'à Malaunay, bossuant le sol; et la neige s'était amassée là d'une façon irrégulière, la voie se trouvait déblayée par places, tandis que des masses considérables avaient bouché certains passages. Le vent, qui balayait les remblais, comblait au contraire les tranchées. C'était ainsi une continuelle succession d'obstacles à franchir, des bouts de voie libre que barraient de véritables remparts. Il faisait plein jour maintenant, et la contrée dévastée, ces gorges étroites, ces pentes raides, prenaient, sous leur couche de neige, la désolation d'un océan de glace, immobilisé dans la tourmente.
Jamais encore Jacques ne s'était senti pénétrer d'un tel froid. Sous les mille aiguilles de la neige, son visage lui semblait en sang; et il n'avait plus conscience de ses mains, paralysées par l'onglée, devenues si insensibles, qu'il frémit en s'apercevant qu'il perdait, entre ses doigts, la sensation du petit volant du changement de marche. Quand il levait le coude, pour tirer la tringle du sifflet, son bras pesait à son épaule comme un bras de mort. Il n'aurait pu dire si ses jambes le portaient, dans les secousses continues de la trépidation, qui lui arrachaient les entrailles. Une immense fatigue l'avait envahi, avec ce froid, dont le gel gagnait son crâne, et sa peur était de n'être plus, de ne plus savoir s'il conduisait, car il ne tournait déjà le volant que d'un geste machinal, il regardait, hébété, le manomètre descendre. Toutes les histoires connues d'hallucinations lui traversaient la tête. N'était-ce pas un arbre abattu, là-bas, en travers de la voie? N'avait-il pas aperçu un drapeau rouge flottant au-dessus de ce buisson? Des pétards, à chaque minute, n'éclataient-ils pas, dans le grondement des roues? Il n'aurait pu le dire, il se répétait qu'il devrait arrêter, et il n'en trouvait pas la volonté nette. Pendant quelques minutes, cette crise le tortura; puis, brusquement, la vue de Pecqueux, retombé endormi sur le coffre, terrassé par cet accablement du froid dont lui-même souffrait, le jeta dans une colère telle, qu'il en fut comme réchauffé.
—Ah! nom de Dieu de salop!
Et lui, si doux d'ordinaire aux vices de cet ivrogne, le réveilla à coups de pied, tapa jusqu'à ce qu'il fût debout. L'autre, engourdi, se contenta de grogner, en reprenant sa pelle.
—Bon, bon! on y va!
Quand le foyer fut chargé, la pression remonta; et il était temps, la Lison venait de s'engager au fond d'une tranchée, où elle avait à fendre une épaisseur de plus d'un mètre. Elle avançait dans un effort extrême, dont elle tremblait toute. Un instant, elle s'épuisa, il sembla qu'elle allait s'immobiliser, ainsi qu'un navire qui a touché un banc de sable. Ce qui la chargeait, c'était la neige dont une couche pesante avait peu à peu couvert la toiture des wagons. Ils filaient ainsi, noirs dans le sillage blanc, avec ce drap blanc tendu sur eux; et elle-même n'avait que des bordures d'hermine, habillant ses reins sombres, où les flocons fondaient et ruisselaient en pluie. Une fois de plus, malgré le poids, elle se dégagea, elle passa. Le long d'une large courbe, sur un remblai, on put suivre encore le train, qui s'avançait à l'aise, pareil à un ruban d'ombre, perdu au milieu d'un pays des légendes, éclatant de blancheur.
Mais plus loin, les tranchées recommençaient, et Jacques, et Pecqueux, qui avaient senti toucher la Lison, se raidirent contre le froid, debout à ce poste que, même mourants, ils ne pouvaient déserter. De nouveau, la machine perdait de sa vitesse. Elle s'était engagée entre deux talus, et l'arrêt se produisit lentement, sans secousse. Il sembla qu'elle s'engluait, prise par toutes ses roues, de plus en plus serrée, hors d'haleine. Elle ne bougea plus. C'était fait, la neige la tenait, impuissante.
—Ça y est, gronda Jacques. Tonnerre de Dieu!
Quelques secondes encore, il resta à son poste, la main sur le volant, ouvrant tout, pour voir si l'obstacle ne céderait pas. Puis, entendant la Lison cracher et s'essouffler en vain, il ferma le régulateur, il jura plus fort, furieux.
Le conducteur-chef s'était penché à la porte de son fourgon, et
Pecqueux s'étant montré, lui cria à son tour:
—Ça y est, nous sommes collés!
Vivement, le conducteur sauta dans la neige, dont il avait jusqu'aux genoux. Il s'approcha, les trois hommes tinrent conseil.
—Nous ne pouvons qu'essayer de déblayer, finit par dire le mécanicien. Heureusement, nous avons des pelles. Appelez votre conducteur d'arrière, et à nous quatre nous finirons bien par dégager les roues.
On fit signe au conducteur d'arrière, qui, lui aussi, était descendu du fourgon. Il arriva à grand-peine, noyé par instants. Mais cet arrêt en pleine campagne, au milieu de cette solitude blanche, ce bruit clair des voix discutant ce qu'il y avait à faire, cet employé sautant le long du train, à pénibles enjambées, avaient inquiété les voyageurs. Des glaces se baissèrent. On criait, on questionnait, toute une confusion, vague encore et grandissante.
—Où sommes-nous?… Pourquoi a-t-on arrêté?… Qu'y a-t-il donc?… Mon Dieu! est-ce un malheur?
Le conducteur sentit la nécessité de rassurer le monde. Justement, comme il s'avançait, la dame anglaise, dont l'épaisse face rouge s'encadrait des deux charmants visages de ses filles, lui demanda avec un fort accent:
—Monsieur, ce n'est pas dangereux?
—Non, non, madame, répondit-il. Un peu de neige simplement. On repart tout de suite.
Et la glace se releva, au milieu du frais gazouillis des jeunes filles, cette musique des syllabes anglaises, si vives sur des lèvres roses. Toutes deux riaient, très amusées.
Mais, plus loin, le monsieur âgé appelait le conducteur, tandis que sa jeune femme risquait derrière lui sa jolie tête brune.
—Comment n'a-t-on pas pris des précautions? C'est insupportable… Je rentre de Londres, mes affaires m'appellent à Paris ce matin, et je vous préviens que je rendrai la Compagnie responsable de tout retard.
—Monsieur, ne put que répéter l'employé, on va repartir dans trois minutes.
Le froid était terrible, la neige entrait, et les têtes disparurent, les glaces se relevèrent. Mais, au fond des voitures closes, une agitation persistait, une anxiété, dont on sentait le sourd bourdonnement. Seules, deux glaces restaient baissées; et, accoudés, à trois compartiments de distance, deux voyageurs causaient, un Américain d'une quarantaine d'années, un jeune homme habitant Le Havre, très intéressés l'un et l'autre par le travail de déblaiement.
—En Amérique, monsieur, tout le monde descend et prend des pelles.
—Oh! ce n'est rien, j'ai été déjà bloqué deux fois, l'année dernière. Mes occupations m'appellent toutes les semaines à Paris.
—Et moi toutes les trois semaines environ, monsieur.
—Comment, de New-York?
—Oui, monsieur, de New-York.
Jacques menait le travail. Ayant aperçu Séverine à une portière du premier wagon, où elle se mettait toujours pour être plus près de lui, il l'avait suppliée du regard; et, comprenant, elle s'était retirée, pour ne pas rester à ce vent glacial qui lui brûlait la figure. Lui, dès lors, songeant à elle, avait travaillé de grand coeur. Mais il remarquait que la cause de l'arrêt, l'empâtement dans la neige, ne provenait pas des roues: celles-ci coupaient les couches les plus épaisses; c'était le cendrier, placé entre elles, qui faisait obstacle, roulant la neige, la durcissant en paquets énormes. Et une idée lui vint.
—Il faut dévisser le cendrier.
D'abord, le conducteur-chef s'y opposa. Le mécanicien était sous ses ordres, il ne voulait pas l'autoriser à toucher à la machine. Puis, il se laissa convaincre.
—Vous en prenez la responsabilité, c'est bon!
Seulement, ce fut une dure besogne. Allongés sous la machine, le dos dans la neige qui fondait, Jacques et Pecqueux durent travailler pendant près d'une demi-heure. Heureusement que, dans le coffre à outils, ils avaient des tournevis de rechange. Enfin, au risque de se brûler et de s'écraser vingt fois, ils parvinrent à détacher le cendrier. Mais ils ne l'avaient pas encore, il s'agissait de le sortir de là-dessous. D'un poids énorme, il s'embarrassait dans les roues et les cylindres. Pourtant, à quatre, ils le tirèrent, le traînèrent en dehors de la voie, jusqu'au talus.
—Maintenant, achevons de déblayer, dit le conducteur.
Depuis près d'une heure, le train était en détresse, et l'angoisse des voyageurs avait grandi. A chaque minute, une glace se baissait, une voix demandait pourquoi l'on ne partait pas. C'était la panique, des cris, des larmes, dans une crise montante d'affolement.
—Non, non, c'est assez déblayé, déclara Jacques. Montez, je me charge du reste.
Il était de nouveau à son poste, avec Pecqueux, et lorsque les deux conducteurs eurent regagné leurs fourgons, il tourna lui-même le robinet du purgeur. Le jet de vapeur brûlante, assourdi, acheva de fondre les paquets qui adhéraient encore aux rails. Puis, la main au volant, il fit machine arrière. Lentement, il recula d'environ trois cents mètres, pour prendre du champ. Et, ayant poussé au feu, dépassant même la pression permise, il revint contre le mur qui barrait la voie, il y jeta la Lison, de toute sa masse, de tout le poids du train qu'elle traînait. Elle eut un han! terrible de bûcheron qui enfonce la cognée, sa forte charpente de fer et de fonte en craqua. Mais elle ne put passer encore, elle s'était arrêtée, fumante, toute vibrante du choc. Alors, à deux autres reprises, il dut recommencer la manoeuvre, recula, fonça sur la neige, pour l'emporter; et, chaque fois, la Lison, raidissant les reins, buta du poitrail, avec son souffle enragé de géante. Enfin, elle parut reprendre haleine, elle banda ses muscles de métal en un suprême effort, et elle passa, et lourdement le train la suivit, entre les deux murs de la neige éventrée. Elle était libre.
—Bonne bête tout de même! grogna Pecqueux.
Jacques, aveuglé, ôta ses lunettes, les essuya. Son coeur battait à grands coups, il ne sentait plus le froid. Mais, brusquement, la pensée lui vint d'une tranchée profonde, qui se trouvait à trois cents mètres environ de la Croix-de-Maufras: elle s'ouvrait dans la direction du vent, la neige devait s'y être accumulée en quantité considérable; et, tout de suite, il eut la certitude que c'était là l'écueil marqué où il naufragerait. Il se pencha. Au loin, après une dernière courbe, la tranchée lui apparut, en ligne droite, ainsi qu'une longue fosse, comblée de neige. Il faisait plein jour, la blancheur était sans bornes et éclatante, sous la tombée continue des flocons.
Cependant, la Lison filait à une vitesse moyenne, n'ayant plus rencontré d'obstacle. On avait, par précaution, laissé allumés les feux d'avant et d'arrière; et le fanal blanc, à la base de la cheminée, luisait dans le jour, comme un oeil vivant de cyclope. Elle roulait, elle approchait de la tranchée, avec cet oeil largement ouvert. Alors, il sembla qu'elle se mît à souffler d'un petit souffle court, ainsi qu'un cheval qui a peur. De profonds tressaillements la secouaient, elle se cabrait, ne continuait sa marche que sous la main volontaire du mécanicien. D'un geste, celui-ci avait ouvert la porte du foyer, pour que le chauffeur activât le feu. Et, maintenant, ce n'était plus une queue d'astre incendiant la nuit, c'était un panache de fumée noire, épaisse, qui salissait le grand frisson pâle du ciel.