Chez Séverine, après la montée ardente de ce long récit, ce cri était comme l'épanouissement même de son besoin de joie, dans l'exécration de ses souvenirs. Mais Jacques, qu'elle avait bouleversé et qui brûlait comme elle, la retint encore.

—Non, non, attends… Et tu étais aplatie sur ses jambes, et tu l'as senti mourir?

En lui, l'inconnu se réveillait, une onde farouche montait des entrailles, envahissait la tête d'une vision rouge. Il était repris de la curiosité du meurtre.

—Et alors, le couteau, tu as senti le couteau entrer?

—Oui, un coup sourd.

—Ah! un coup sourd… Pas un déchirement! tu es sûre?

—Non, non, rien qu'un choc.

—Et, ensuite, il a eu une secousse, hein?

—Oui, trois secousses, oh! d'un bout à l'autre de son corps, si longues, que je les ai suivies jusque dans ses pieds.

—Des secousses qui le raidissaient, n'est-ce pas?

—Oui, la première très forte, les deux autres plus faibles.

—Et il est mort, et à toi qu'est-ce que ça t'a fait, de le sentir mourir comme ça, d'un coup de couteau?

—A moi, oh! je ne sais pas.

—Tu ne sais pas, pourquoi mens-tu? Dis-moi, dis-moi ce que ça t'a fait, bien franchement… De la peine?

—Non, non, pas de la peine!

—Du plaisir?

—Du plaisir, ah! non, pas du plaisir!

—Quoi donc, mon amour? Je t'en prie, dis-moi tout… Si tu savais… Dis-moi ce qu'on éprouve.

—Mon Dieu! est-ce qu'on peut dire ça?… C'est affreux, ça vous emporte, oh! si loin, si loin! J'ai plus vécu dans cette minute-là que dans toute ma vie passée.

Les dents serrées, n'ayant plus qu'un bégaiement, Jacques cette fois l'avait prise; et Séverine aussi le prenait. Ils se possédèrent, retrouvant l'amour au fond de la mort, dans la même volupté douloureuse des bêtes qui s'éventrent pendant le rut. Leur souffle rauque, seul, s'entendit. Au plafond, le reflet saignant avait disparu; et, le poêle éteint, la chambre commençait à se glacer, dans le grand froid du dehors. Pas une voix ne montait de Paris ouaté de neige. Un instant, des ronflements étaient venus de chez la marchande de journaux, à côté. Puis, tout s'était abîmé au gouffre noir de la maison endormie.

Jacques, qui avait gardé Séverine dans ses bras, la sentit tout de suite qui cédait à un sommeil invincible, comme foudroyée. Le voyage, l'attente prolongée chez les Misard, cette nuit de fièvre, l'accablaient. Elle bégaya un bonsoir enfantin, elle dormait déjà, d'un souffle égal. Le coucou venait de sonner trois heures.

Et, pendant près d'une heure encore, Jacques la garda sur son bras gauche, qui, peu à peu, s'engourdissait. Lui, ne pouvait fermer les yeux, qu'une main invisible, obstinément, semblait rouvrir dans les ténèbres. Maintenant, il ne distinguait plus rien de la chambre, noyée de nuit, où tout avait sombré, le poêle, les meubles, les murs; et il fallait qu'il se tournât, pour retrouver les deux carrés pâles des fenêtres, immobiles, d'une légèreté de rêve. Malgré sa fatigue écrasante, une activité cérébrale prodigieuse le tenait vibrant, dévidant sans cesse le même écheveau d'idées. Chaque fois que, par un effort de volonté, il croyait glisser au sommeil, la même hantise recommençait, les mêmes images défilaient, éveillant les mêmes sensations. Et ce qui se déroulait ainsi, avec une régularité mécanique, pendant que ses yeux fixes et grands ouverts s'emplissaient d'ombre, c'était le meurtre, détail à détail. Toujours il renaissait, identique, envahissant, affolant. Le couteau entrait dans la gorge d'un choc sourd, le corps avait trois longues secousses, la vie s'en allait en un flot de sang tiède, un flot rouge qu'il croyait sentir lui couler sur les mains. Vingt fois, trente fois, le couteau entra, le corps s'agita. Cela devenait énorme, l'étouffait, débordait, faisait éclater la nuit. Oh! donner un coup de couteau pareil, contenter ce lointain désir, savoir ce qu'on éprouve, goûter cette minute où l'on vit davantage que dans toute une existence!

Comme son étouffement augmentait, Jacques pensa que le poids de Séverine sur son bras l'empêchait seul de dormir. Doucement, il se dégagea, la posa près de lui, sans l'éveiller. D'abord soulagé, il respira plus à l'aise, croyant que le sommeil allait venir enfin. Mais, malgré son effort, les invisibles doigts rouvrirent ses paupières; et, dans le noir, le meurtre reparut en traits sanglants, le couteau entra, le corps s'agita. Une pluie rouge rayait les ténèbres, la plaie de la gorge, démesurée, bâillait comme une entaille faite à la hache. Alors, il ne lutta plus, resta sur le dos, en proie à cette vision obstinée. Il entendait en lui le labeur décuplé du cerveau, un grondement de toute la machine. Cela venait de très loin, de sa jeunesse. Pourtant, il s'était cru guéri, car ce désir était mort depuis des mois, avec la possession de cette femme; et voilà que jamais il ne l'avait ressenti si intense, sous l'évocation de ce meurtre, que, tout à l'heure, serrée contre sa chair, liée à ses membres, elle lui chuchotait. Il s'était écarté, il évitait qu'elle ne le touchât, brûlé par le moindre contact de sa peau. Une chaleur insupportable montait le long de son échine, comme si le matelas, sous ses reins, se fût changé en brasier. Des picotements, des pointes de feu lui trouaient la nuque. Un moment, il essaya de sortir ses mains de la couverture; mais tout de suite elles se glaçaient, lui donnaient un frisson. La peur le prit de ses mains, et il les rentra, les joignit d'abord sur son ventre, finit par les glisser, par les écraser sous ses fesses, les emprisonnant là, comme s'il eût redouté quelque abomination de leur part, un acte qu'il ne voudrait pas et qu'il commettrait quand même.

Chaque fois que le coucou sonnait, Jacques comptait les coups. Quatre heures, cinq heures, six heures. Il aspirait après le jour, il espérait que l'aube chasserait ce cauchemar. Aussi, maintenant, se tournait-il vers les fenêtres, guettant les vitres. Mais il n'y avait toujours là que le vague reflet de la neige. A cinq heures moins un quart, avec un retard de quarante minutes seulement, il avait entendu arriver le direct du Havre, ce qui prouvait que la circulation devait être rétablie. Et ce ne fut pas avant sept heures passées, qu'il vit blanchir les vitres, une pâleur laiteuse, très lente. Enfin, la chambre s'éclaira, de cette lumière confuse où les meubles semblaient flotter. Le poêle reparut, l'armoire, le buffet. Il ne pouvait toujours fermer les paupières, ses yeux au contraire s'irritaient, dans un besoin de voir. Tout de suite, avant même qu'il fît assez clair, il avait plutôt deviné qu'aperçu, sur la table, le couteau dont il s'était servi, le soir, pour couper le gâteau. Il ne voyait plus que ce couteau, un petit couteau à bout pointu. Le jour qui grandissait, toute la lumière blanche des deux fenêtres n'entrait maintenant que pour se refléter dans cette mince lame. Et la terreur de ses mains les lui fit enfoncer davantage sous son corps, car il les sentait bien qui s'agitaient, révoltées, plus fortes que son vouloir. Est-ce qu'elles allaient cesser de lui appartenir? Des mains qui lui viendraient d'un autre, des mains léguées par quelque ancêtre, au temps où l'homme, dans les bois, étranglait les bêtes!

Pour ne plus voir le couteau, Jacques se tourna vers Séverine. Elle dormait très calme, avec un souffle d'enfant, dans sa grosse fatigue. Ses lourds cheveux noirs, dénoués, lui faisaient un oreiller sombre, coulant jusqu'aux épaules; et, sous le menton, entre les boucles, on apercevait sa gorge, d'une délicatesse de lait, à peine rosée. Il la regarda comme s'il ne la connaissait point. Il l'adorait cependant, il emportait partout son image, dans un désir d'elle, qui, souvent, l'angoissait, même lorsqu'il conduisait sa machine; à ce point, qu'un jour il s'était éveillé, comme d'un rêve, au moment où il passait une station à toute vapeur, malgré les signaux. Mais la vue de cette gorge blanche le prenait tout entier, d'une fascination soudaine, inexorable; et, en lui, avec une horreur consciente encore, il sentait grandir l'impérieux besoin d'aller chercher le couteau, sur la table, de revenir l'enfoncer jusqu'au manche, dans cette chair de femme. Il entendait le choc sourd de la lame qui entrait, il voyait le corps sursauter par trois fois, puis la mort le raidir, sous un flot rouge. Luttant, voulant s'arracher de cette hantise, il perdait à chaque seconde un peu de sa volonté, comme submergé par l'idée fixe, à ce bord extrême où, vaincu, l'on cède aux poussées de l'instinct. Tout se brouilla, ses mains révoltées, victorieuses de son effort à les cacher, se dénouèrent, s'échappèrent. Et il comprit si bien que, désormais, il n'était plus leur maître, et qu'elles allaient brutalement se satisfaire, s'il continuait à regarder Séverine, qu'il mit ses dernières forces à se jeter hors du lit, roulant par terre ainsi qu'un homme ivre. Là, il se ramassa, faillit tomber de nouveau, en s'embarrassant les pieds parmi les jupes restées sur le parquet. Il chancelait, cherchait ses vêtements d'un geste égaré, avec la pensée unique de s'habiller vite, de prendre le couteau et de descendre tuer une autre femme, dans la rue. Cette fois, son désir le torturait trop, il fallait qu'il en tuât une. Il ne trouvait plus son pantalon, le toucha à trois reprises, avant de savoir qu'il le tenait. Ses souliers à mettre lui donnèrent un mal infini. Bien qu'il fît grand jour maintenant, la chambre lui paraissait pleine de fumée rousse, une aube de brouillard glacial où tout se noyait. Il grelottait de fièvre, et il était habillé enfin, il avait pris le couteau, en le cachant dans sa manche, certain d'en tuer une, la première qu'il rencontrerait sur le trottoir, lorsqu'un froissement de linge, un soupir prolongé qui venait du lit, l'arrêta, cloué près de la table, pâlissant.

C'était Séverine qui s'éveillait.

—Quoi donc, chéri, tu sors déjà?

Il ne répondait pas, il ne la regardait pas, espérant qu'elle se rendormirait.

—Où vas-tu donc, chéri?

—Rien, balbutia-t-il, une affaire de service… Dors, je vais revenir.

Alors, elle eut des mots confus, reprise de torpeur, les yeux déjà refermés.

—Oh! j'ai sommeil, j'ai sommeil… Viens m'embrasser, chéri.

Mais il ne bougeait pas, car il savait que, s'il se retournait, avec ce couteau dans la main, s'il la revoyait seulement, si fine, si jolie, en sa nudité et son désordre, c'en était fait de la volonté qui le raidissait là, près d'elle. Malgré lui, sa main se lèverait, lui planterait le couteau dans le cou.

—Chéri, viens m'embrasser…

Sa voix s'éteignait, elle se rendormit, très douce, avec un murmure de caresse. Et, lui, éperdu, ouvrit la porte, s'enfuit.

Il était huit heures, lorsque Jacques se trouva sur le trottoir de la rue d'Amsterdam. La neige n'avait pas encore été balayée, on entendait à peine le piétinement des rares passants. Tout de suite, il avait aperçu une vieille femme; mais elle tournait le coin de la rue de Londres, il ne la suivit pas. Des hommes le coudoyèrent, il descendit vers la place du Havre, en serrant le couteau, dont la pointe relevée disparaissait sous sa manche. Comme une fillette d'environ quatorze ans sortait d'une maison d'en face, il traversa la chaussée; et il n'arriva que pour la voir entrer, à côté, dans une boulangerie. Son impatience était telle, qu'il n'attendit pas, cherchant plus loin, continuant à descendre. Depuis qu'il avait quitté la chambre, avec ce couteau, ce n'était plus lui qui agissait, mais l'autre, celui qu'il avait senti si fréquemment s'agiter au fond de son être, cet inconnu venu de très loin, brûlé de la soif héréditaire du meurtre. Il avait tué jadis, il voulait tuer encore. Et les choses, autour de Jacques, n'étaient plus que dans un rêve, car il les voyait à travers son idée fixe. Sa vie de chaque jour se trouvait comme abolie, il marchait en somnambule, sans mémoire du passé, sans prévoyance de l'avenir, tout à l'obsession de son besoin. Dans son corps qui allait, sa personnalité était absente. Deux femmes qui le frôlèrent en le devançant, lui firent précipiter sa marche; et il les rattrapait, lorsqu'un homme les arrêta. Tous trois riaient, causaient. Cet homme le dérangeant, il se mit à suivre une autre femme qui passait, chétive et noire, l'air pauvre sous un mince châle. Elle avançait à petits pas, vers quelque besogne exécrée sans doute, dure et payée chichement, car elle n'avait pas de hâte, la face désespérément triste. Lui non plus, maintenant qu'il en tenait une, ne se pressait point, attendant de choisir l'endroit, pour la frapper à l'aise. Sans doute, elle s'aperçut que ce garçon la suivait, et ses yeux se tournèrent vers lui, avec un navrement indicible, étonnée qu'on pût vouloir d'elle. Déjà, elle l'avait mené au milieu de la rue du Havre, elle se retourna deux fois encore, l'empêchant à chaque fois de lui planter dans la gorge le couteau, qu'il sortait de sa manche. Elle avait des yeux de misère, si implorants! Là-bas, lorsqu'elle descendrait du trottoir, il frapperait. Et, brusquement, il fit un crochet, en se mettant à la poursuite d'une autre femme, qui marchait en sens inverse. Cela sans raison, sans volonté, parce qu'elle passait à cette minute, et que c'était ainsi.

Jacques, derrière elle, revint vers la gare. Celle-ci, très vive, marchait d'un petit pas sonore; et elle était adorablement jolie, vingt ans au plus, grasse déjà, blonde, avec de beaux yeux de gaieté qui riaient à la vie. Elle ne remarqua même pas qu'un homme la suivait; elle devait être pressée, car elle gravit lestement le perron de la cour du Havre, monta dans la grande salle, qu'elle longea en courant presque, pour se précipiter vers les guichets de la ligne de ceinture. Et, comme elle demandait un billet de première classe pour Auteuil, Jacques en prit également un, l'accompagna à travers les salles d'attente, sur le quai, jusque dans le compartiment, où il s'installa à côté d'elle. Le train, tout de suite, partit.

—J'ai le temps, pensait-il, je la tuerai sous un tunnel.

Mais, en face d'eux, une vieille dame, la seule personne qui fût montée, venait de reconnaître la jeune femme.

—Comment, c'est vous! Où allez-vous donc, de si bonne heure?

L'autre éclata d'un bon rire, avec un geste de comique désespoir.

—Dire qu'on ne peut rien faire sans être rencontrée! J'espère que vous n'irez pas me vendre… C'est demain la fête de mon mari, et dès qu'il a été sorti pour ses affaires, j'ai pris ma course, je vais à Auteuil chez un horticulteur, où il a vu une orchidée dont il a une envie folle… Une surprise, vous comprenez.

La vieille dame hochait la tête, d'un air de bienveillance attendrie.

—Et bébé va bien?

—La petite, oh! un vrai charme… Vous savez que je l'ai sevrée il y a huit jours. Il faut la voir manger sa soupe… nous nous portons tous trop bien, c'est scandaleux.

Elle riait plus haut, montrant ses dents blanches, entre le sang pur de ses lèvres. Et Jacques, qui s'était mis à sa droite, le couteau au poing, caché derrière sa cuisse, se disait qu'il serait très bien pour frapper. Il n'avait qu'à lever le bras et à faire demi-tour, pour l'avoir à sa main. Mais, sous le tunnel des Batignolles, l'idée des brides du chapeau l'arrêta.

—Il y a là, songeait-il, un noeud qui va me gêner. Je veux être sûr.

Les deux femmes continuaient à causer gaiement.

—Alors, je vois que vous êtes heureuse.

—Heureuse, ah! si je pouvais dire! C'est un rêve que je fais… Il y a deux ans, je n'étais rien du tout. Vous vous rappelez, on ne s'amusait guère chez ma tante; et pas un sou de dot… Quand il venait, lui, je tremblais, tant je m'étais mise à l'aimer. Mais il était si beau, si riche… Et il est à moi, il est mon mari, et nous avons bébé à nous deux! Je vous dis que c'est trop!

En étudiant le noeud des brides, Jacques venait de constater qu'il y avait dessous, attaché à un velours noir, un gros médaillon d'or; et il calculait tout.

—Je l'empoignerai au cou de la main gauche, et j'écarterai le médaillon en lui renversant la tête, pour avoir la gorge nue.

Le train s'arrêtait, repartait à chaque minute. De courts tunnels s'étaient succédé, à Courcelles, à Neuilly. Tout à l'heure, une seconde suffirait.

—Vous êtes allée à la mer, cet été? reprit la vieille dame.

—Oui, en Bretagne, six semaines, au fond d'un trou perdu, un paradis. Puis, nous avons passé septembre dans le Poitou, chez mon beau-père, qui possède par là de grands bois.

—Et ne devez-vous pas vous installer dans le Midi pour l'hiver?

—Si, nous serons à Cannes vers le 15… La maison est louée. Un bout de jardin délicieux, la mer en face. Nous avons envoyé là-bas quelqu'un qui installe tout, pour nous recevoir… Ce n'est pas que nous soyons frileux, ni l'un ni l'autre; mais cela est si bon, le soleil!… Puis, nous serons de retour en mars. L'année prochaine, nous resterons à Paris. Dans deux ans, lorsque bébé sera grande fille, nous voyagerons. Est-ce que je sais, moi! c'est toujours fête!

Elle débordait d'une telle félicité, que, cédant à son besoin d'expansion, elle se tourna vers Jacques, vers cet inconnu, pour lui sourire. Dans ce mouvement, le noeud des brides se déplaça, le médaillon s'écarta, le cou apparut, vermeil, avec une fossette légère, que l'ombre dorait.

Les doigts de Jacques s'étaient raidis sur le manche du couteau, pendant qu'il prenait une résolution irrévocable.

—C'est là, à cette place, que je frapperai. Oui, tout à l'heure, sous le tunnel, avant Passy.

Mais, à la station du Trocadéro, un employé monta, qui, le connaissant, se mit à lui parler du service, d'un vol de charbon dont on venait de convaincre un mécanicien et son chauffeur. Et, à partir de ce moment, tout se brouilla, il ne put jamais, plus tard, rétablir les faits, exactement. Les rires avaient continué, un rayonnement de bonheur tel, qu'il en était comme pénétré et assoupi. Peut-être était-il allé jusqu'à Auteuil, avec les deux femmes; seulement, il ne se rappelait pas qu'elles y fussent descendues. Lui-même avait fini par se trouver au bord de la Seine, sans s'expliquer comment. Ce dont il gardait la sensation très nette, c'était d'avoir jeté, du haut de la berge, le couteau, resté dans sa manche, à son poing. Puis, il ne savait plus, hébété, absent de son être, d'où l'autre s'en était allé aussi, avec le couteau. Il devait avoir marché pendant des heures, par les rues et les places, au hasard de son corps. Des gens, des maisons, défilaient, très pâles. Sans doute il était entré quelque part, manger au fond d'une salle pleine de monde, car il revoyait distinctement des assiettes blanches. Il avait aussi l'impression persistante d'une affiche rouge, sur une boutique fermée. Et tout sombrait ensuite à un gouffre noir, à un néant, où il n'y avait plus ni temps ni espace, où il gisait inerte, depuis des siècles peut-être.

Lorsqu'il revint à lui, Jacques était dans son étroite chambre de la rue Cardinet, tombé en travers de son lit, tout habillé. L'instinct l'avait ramené là, ainsi qu'un chien fourbu qui se traîne à sa niche. D'ailleurs, il ne se souvenait ni d'avoir monté l'escalier ni de s'être endormi. Il s'éveillait d'un sommeil de plomb, effaré de rentrer brusquement en possession de lui-même, comme après un évanouissement profond. Peut-être avait-il dormi trois heures, peut-être trois jours. Et, tout d'un coup, la mémoire lui revint: la nuit passée avec Séverine, l'aveu du meurtre, son départ de bête carnassière, en quête de sang. Il n'avait plus été en lui, il s'y retrouvait, avec la stupeur des choses qui s'étaient faites en dehors de son vouloir. Puis, le souvenir que la jeune femme l'attendait, le mit debout, d'un saut. Il regarda sa montre, vit qu'il était quatre heures déjà; et, la tête vide, très calme comme après une forte saignée, il se hâta de retourner à l'impasse d'Amsterdam.

Jusqu'à midi, Séverine avait dormi profondément. Ensuite, réveillée, surprise de ne pas le voir là encore, elle avait rallumé le poêle; et, vêtue enfin, mourant d'inanition, elle s'était décidée, vers deux heures, à descendre manger dans un restaurant du voisinage. Lorsque Jacques parut, elle venait de remonter, après avoir fait quelques courses.

—Oh! mon chéri, que j'étais inquiète!

Et elle s'était pendue à son cou, elle le regardait de tout près, dans les yeux.

—Qu'est-il donc arrivé?

Lui, épuisé, la chair froide, la rassurait tranquillement, sans un trouble.

—Mais rien, une corvée embêtante. Quand ils vous tiennent, ils ne vous lâchent plus.

Alors, baissant la voix, elle se fit humble, câline.

—Figure-toi que je m'imaginais… Oh! une vilaine idée qui me causait une peine!… Oui, je me disais que peut-être, après ce que je t'avais avoué, tu n'allais plus vouloir de moi… Et voilà que je t'ai cru parti pour ne pas revenir, jamais, jamais!

Les larmes la gagnaient, elle éclata en sanglots, en le serrant éperdument entre ses bras.

—Ah! mon chéri, si tu savais, comme j'ai besoin qu'on soit gentil avec moi!… Aime-moi, aime-moi bien, parce que, vois-tu, il n'y a que ton amour qui puisse me faire oublier… Maintenant que je t'ai dit tous mes malheurs, n'est-ce pas? il ne faut pas me quitter, oh! je t'en conjure!

Jacques était envahi par cet attendrissement. Une détente invincible l'amollissait peu à peu. Il bégaya:

—Non, non, je t'aime, n'aie pas peur.

Et, débordé, il pleura aussi, sous la fatalité de ce mal abominable qui venait de le reprendre, dont jamais il ne guérirait. C'était une honte, un désespoir sans bornes.

—Aime-moi, aime-moi bien aussi, oh! de toute ta force, car j'en ai autant besoin que toi!

Elle frissonna, voulut savoir.

—Tu as des chagrins, il faut me les dire.

—Non, non, pas des chagrins, des choses qui n'existent pas, des tristesses qui me rendent horriblement malheureux, sans qu'il soit même possible d'en causer.

Tous deux s'étreignirent, confondirent l'affreuse mélancolie de leur peine. C'était une infinie souffrance, sans oubli possible, sans pardon. Ils pleuraient, et ils sentaient sur eux les forces aveugles de la vie, faite de lutte et de mort.

—Allons, dit Jacques, en se dégageant, il est l'heure de songer au départ… Ce soir, tu seras au Havre.

Séverine, sombre, les regards perdus, murmura, après un silence:

—Encore, si j'étais libre, si mon mari n'était plus là!… Ah! comme nous oublierions vite!

Il eut un geste violent, il pensa tout haut.

—Nous ne pouvons pourtant pas le tuer.

Fixement, elle le regarda, et lui tressaillit, étonné d'avoir dit cette chose, à laquelle il n'avait jamais songé. Puisqu'il voulait tuer, pourquoi donc ne le tuait-il pas, cet homme gênant? Et, comme il la quittait enfin, pour courir au dépôt, elle le reprit entre ses bras, le couvrit de baisers.

—Oh! mon chéri, aime-moi bien. Je t'aimerai plus fort, plus fort encore… Va, nous serons heureux.

IX

Au Havre, dès les jours suivants, Jacques et Séverine se montrèrent d'une grande prudence, pris d'inquiétude. Puisque Roubaud savait tout, n'allait-il pas les guetter, les surprendre, pour se venger d'eux, dans un éclat? Ils se rappelaient ses emportements jaloux d'autrefois, ses brutalités d'ancien homme d'équipe, tapant à poings fermés. Et, justement, il leur semblait, à le voir, si lourd, si muet, avec ses yeux troubles, qu'il devait méditer quelque farouche sournoiserie, un guet-apens, où il les tiendrait en sa puissance. Aussi, pendant le premier mois, ne se virent-ils qu'avec mille précautions, toujours en alerte.

Roubaud, cependant, de plus en plus, s'absentait. Peut-être ne disparaissait-il ainsi que pour revenir à l'improviste et les trouver aux bras l'un de l'autre. Mais cette crainte ne se réalisait pas. Au contraire, ses absences se prolongeaient à un tel point, qu'il n'était plus jamais là, s'échappant dès qu'il était libre, ne rentrant qu'à la minute précise où le service le réclamait. Les semaines de jour, il trouvait le moyen, à dix heures, de déjeuner en cinq minutes, puis de ne pas reparaître avant onze heures et demie; et, le soir, à cinq heures, lorsque son collègue descendait le remplacer, il filait, souvent pour la nuit entière. A peine prenait-il quelques heures de sommeil. Il en était de même des semaines de nuit, libre alors dès cinq heures du matin, mangeant et dormant dehors sans doute, en tout cas ne revenant qu'à cinq heures du soir. Longtemps, dans ce désarroi, il avait gardé une ponctualité d'employé modèle, toujours présent à la minute exacte, si éreinté parfois, qu'il ne tenait pas sur ses jambes, mais debout pourtant, consciencieux à sa besogne. Puis, maintenant, des trous se produisaient. Deux fois déjà, l'autre sous-chef, Moulin, avait dû l'attendre une heure; même, un matin, après le déjeuner, apprenant qu'il ne reparaissait pas, il était venu le suppléer, en brave homme, pour lui éviter une réprimande. Et tout le service de Roubaud commençait ainsi à se ressentir de cette désorganisation lente. Le jour, ce n'était plus l'homme actif, n'expédiant ou ne recevant un train qu'après avoir tout vu par ses yeux, consignant les moindres faits dans son rapport au chef de gare, dur aux autres et à lui-même. La nuit, il s'endormait d'un sommeil de plomb, au fond du grand fauteuil de son bureau. Éveillé, il semblait sommeiller encore, allait et venait sur le quai, les mains croisées derrière le dos, donnait d'une voix blanche les ordres, dont il ne vérifiait pas l'exécution. Tout marchait quand même, par la force acquise de l'habitude, sauf un tamponnement dû à une négligence de sa part, un train de voyageurs lancé sur une voie de garage. Ses collègues, simplement, s'égayaient, en contant qu'il faisait la noce.

La vérité était que Roubaud, à présent, vivait au premier étage du café du Commerce, dans la petite salle écartée, devenue peu à peu un tripot. On racontait que des femmes s'y rendaient, chaque nuit; mais on n'y en aurait trouvé réellement qu'une, la maîtresse d'un capitaine en retraite, âgée d'au moins quarante ans, joueuse enragée elle-même, sans sexe. Le sous-chef ne satisfaisait là que la morne passion du jeu, éveillée en lui, au lendemain du meurtre, par le hasard d'une partie de piquet, grandie ensuite et changée en une habitude impérieuse, pour l'absolue distraction, l'anéantissement qu'elle lui procurait. Elle l'avait possédé jusqu'à chasser le désir de la femme, chez ce mâle brutal; elle le tenait désormais tout entier, comme l'assouvissement unique, où il se contentait. Ce n'était pas que le remords l'eût jamais tourmenté du besoin de l'oubli; mais, dans la secousse dont se détraquait son ménage, au milieu de son existence gâtée, il avait trouvé la consolation, l'étourdissement de bonheur égoïste, qu'il pouvait goûter seul; et tout sombrait maintenant, au fond de cette passion, qui achevait de le désorganiser. L'alcool ne lui aurait pas donné des heures plus légères, plus rapides, affranchies à ce point. Il était dégagé du souci même de la vie, il lui semblait vivre avec une intensité extraordinaire, mais ailleurs, désintéressé, sans que plus rien le touchât des ennuis dont jadis il crevait de rage. Et il se portait fort bien, en dehors de la fatigue des nuits passées; il engraissait même, d'une graisse lourde et jaune, les paupières pesantes sur ses yeux troubles. Quand il rentrait, avec la lenteur de ses gestes ensommeillés, il n'apportait plus, chez lui, sur toutes choses, qu'une souveraine indifférence.

La nuit où Roubaud était revenu prendre les trois cents francs d'or, sous le parquet, il voulait payer M. Cauche, le commissaire de surveillance, à la suite de plusieurs pertes successives. Celui-ci, vieux joueur, avait un beau sang-froid, qui le rendait redoutable. D'ailleurs, il disait ne jouer que pour son plaisir, il était tenu par ses fonctions de magistrat à garder les apparences de l'ancien militaire, resté garçon et vivant au café, en habitué tranquille: ce qui ne l'empêchait pas de battre souvent les cartes la soirée entière, et de ramasser tout l'argent des autres. Des bruits avaient circulé, on l'accusait aussi d'être si inexact à son poste, qu'il était question de le forcer à se démettre. Mais les choses traînaient, il y avait si peu de besogne, pourquoi exiger plus de zèle? Et il se contentait toujours de paraître un instant sur les quais de la gare, où chacun le saluait.

Trois semaines plus tard, Roubaud dut encore près de quatre cents francs à M. Cauche. Il avait expliqué que l'héritage fait par sa femme les mettait fort à leur aise; mais il ajoutait en riant que celle-ci gardait les clefs de la caisse, ce qui excusait sa lenteur à payer ses dettes de jeu. Puis, un matin qu'il était seul, harcelé, il souleva de nouveau la frise et prit dans la cachette un billet de mille francs. Il tremblait de tous ses membres, il n'avait pas éprouvé une émotion pareille, la nuit des pièces d'or: sans doute, ce n'était encore là pour lui qu'un appoint de hasard, tandis que le vol commençait, avec ce billet. Un malaise lui hérissait la chair, lorsqu'il songeait à cet argent sacré, auquel il s'était promis de ne toucher jamais. Autrefois, il jurait de mourir plutôt de faim, et il y touchait pourtant, et il n'aurait pu dire comment s'en étaient allés ses scrupules, un peu chaque jour sans doute, dans la lente fermentation du meurtre. Au fond du trou, il croyait avoir senti une humidité, quelque chose de mou et de nauséabond, dont il eut horreur. Vivement, il replaça la frise, en refaisant le serment de se couper le poing, plutôt que de la déplacer encore. Sa femme ne l'avait pas vu, il respira, soulagé, but un grand verre d'eau pour se remettre. Maintenant, son coeur battait d'allégresse, à l'idée de sa dette payée et de toute cette somme, qu'il jouerait.

Mais, lorsqu'il fallut changer le billet, l'angoisse de Roubaud recommença. Jadis, il était brave, il se serait livré, s'il n'avait pas commis la bêtise de mêler sa femme à l'affaire; tandis que, à présent, la seule pensée des gendarmes lui donnait une sueur froide. Il avait beau savoir que la justice ne possédait pas les numéros des billets disparus, et que, d'ailleurs, le procès dormait, à jamais enterré dans les cartons de classement: une épouvante le prenait, dès qu'il projetait d'entrer quelque part, pour demander de la monnaie. Pendant cinq jours, il garda le billet sur lui; et c'était une continuelle habitude, un besoin de le tâter, de le déplacer, de ne pas s'en séparer, la nuit. Il bâtissait des plans très compliqués, se heurtait toujours à des craintes imprévues. D'abord, il avait cherché dans la gare: pourquoi un collègue, chargé d'une recette, ne le lui prendrait-il pas? Puis, cela lui ayant paru extrêmement dangereux, il avait imaginé d'aller à l'autre bout du Havre, sans sa casquette d'uniforme, acheter n'importe quoi. Seulement, ne s'étonnerait-on pas de le voir, pour un petit objet, remuer une si grosse somme? Et il s'était arrêté à ce moyen, de donner le billet au bureau de tabac du cours Napoléon, où il entrait chaque jour: n'était-ce pas le plus simple? on savait bien qu'il avait hérité, la buraliste ne pouvait avoir de surprise. Il marcha jusqu'à la porte, se sentit défaillir et descendit vers le bassin Vauban, pour s'exciter au courage. Après une demi-heure de promenade, il revint, sans se décider encore. Et, le soir, au café du Commerce, comme M. Cauche était là, une bravade brusque lui fit tirer le billet de sa poche, en priant la patronne de le lui changer; mais elle n'avait pas de monnaie, elle dut envoyer un garçon le porter au bureau de tabac. Même on plaisanta sur le billet, qui semblait tout neuf, bien qu'il fût daté de dix ans. Le commissaire de surveillance l'avait pris, et il le retournait, en disant que celui-là, pour sûr, avait dormi au fond de quelque trou; ce qui jeta la maîtresse du capitaine retraité dans une histoire interminable de fortune cachée, puis retrouvée, sous le marbre d'une commode.

Des semaines s'écoulèrent, et cet argent que Roubaud avait dans les mains, achevait d'enfiévrer sa passion. Ce n'était pas qu'il jouât gros jeu, mais une déveine le poursuivait, si constante, si noire, que les petites pertes de chaque jour, additionnées, arrivaient à se chiffrer par de grosses sommes. Vers la fin du mois, il se retrouva sans un sou, devant déjà sur parole quelques louis, malade de ne plus oser toucher une carte. Pourtant, il lutta, faillit s'aliter. L'idée des neuf billets qui dormaient là, sous le parquet de la salle à manger, tournait chez lui à une obsession de chaque minute: il les voyait à travers le bois, il les sentait chauffer ses semelles. Dire que, s'il avait voulu, il en aurait pris un encore! Mais, c'était bien juré cette fois, il aurait plutôt mis sa main dans le feu que de fouiller de nouveau. Et, un soir, comme Séverine s'était endormie de bonne heure, il souleva la frise, cédant avec rage, éperdu d'une telle tristesse, que ses yeux s'emplissaient de larmes. A quoi bon résister ainsi? ce ne serait que de la souffrance inutile, car il comprenait qu'il les prendrait maintenant jusqu'au dernier, un à un.

Le lendemain matin, Séverine remarqua, par hasard, une écorchure toute fraîche, à une arête de la frise. Elle se baissa, constata les traces d'une pesée. Évidemment, son mari continuait à prendre de l'argent. Et elle s'étonna du mouvement de colère qui l'emportait, car elle n'était pas intéressée d'habitude; sans compter qu'elle aussi se croyait résolue à mourir de faim, plutôt que de toucher à ces billets tachés de sang. Mais n'étaient-ils pas à elle autant qu'à lui? pourquoi en disposait-il, en se cachant, en évitant même de la consulter? Jusqu'au dîner, elle fut tourmentée du besoin d'une certitude, et elle aurait à son tour déplacé la frise, pour voir, si elle n'avait senti un petit souffle froid dans ses cheveux, à la pensée de fouiller là toute seule. Le mort n'allait-il pas se lever de ce trou? Cette peur d'enfant lui rendit la salle à manger si désagréable, qu'elle emporta son ouvrage et s'enferma dans sa chambre.

Puis, le soir, comme tous deux mangeaient en silence un reste de ragoût, une nouvelle irritation la souleva, en le voyant jeter des coups d'oeil involontaires dans l'angle du parquet.

—Tu en as repris, hein? demanda-t-elle brusquement.

Il leva la tête, étonné.

—De quoi donc?

—Oh! ne fais pas l'innocent, tu me comprends bien… Mais écoute: je ne veux pas que tu en reprennes, parce que ce n'est pas plus à toi qu'à moi, et que cela me rend malade, de savoir que tu y touches.

D'habitude, il évitait les querelles. La vie commune n'était plus que le contact obligé de deux êtres liés l'un à l'autre, passant des journées entières sans échanger une parole, allant et venant côte à côte, comme étrangers désormais, indifférents et solitaires. Aussi se contenta-t-il de hausser les épaules, refusant toute explication.

Mais elle était très excitée, elle entendait en finir avec la question de cet argent caché là, dont elle souffrait depuis le jour du crime.

—Je veux que tu me répondes… Ose me dire que tu n'y as pas touché.

—Qu'est-ce que ça te fiche?

—Ça me fiche que ça me retourne. Aujourd'hui encore, j'ai eu peur, je n'ai pas pu rester ici. Toutes les fois que tu remues ça, j'en ai pour trois nuits à faire des rêves affreux… Nous n'en parlons jamais. Alors, reste tranquille, ne me force pas à en parler.

Il la contemplait de ses gros yeux fixes, il répéta lourdement:

—Qu'est-ce que ça te fiche que j'y touche, si je ne te force pas à y toucher? C'est pour moi, ça me regarde.

Elle eut un geste violent, qu'elle réprima. Puis, bouleversée, avec un visage de souffrance et de dégoût:

—Ah! tiens! je ne te comprends pas… Tu étais un honnête homme pourtant. Oui, tu n'aurais jamais pris un sou à personne… Et ce que tu as fait, ça pourrait se pardonner, car tu étais fou, comme tu m'avais rendue folle moi-même… Mais cet argent, ah! cet argent abominable, qui ne devait plus exister pour toi, et que tu voles sou à sou, pour ton plaisir… Qu'est-ce qui se passe donc, comment peux-tu être descendu si bas?

Il l'écoutait, et, dans une minute de lucidité, il s'étonna aussi d'en être arrivé au vol. Les phases de la lente démoralisation s'effaçaient, il ne pouvait renouer ce que le meurtre avait tranché autour de lui, il ne s'expliquait plus comment une autre existence, presque un nouvel être, avait commencé, avec son ménage détruit, sa femme écartée et hostile. Tout de suite, d'ailleurs, l'irréparable le reprit, il eut un geste, comme pour se débarrasser des réflexions importunes.

—Quand on s'embête chez soi, grogna-t-il, on va se distraire dehors. Puisque tu ne m'aimes plus…

—Oh! non, je ne t'aime plus.

Il la regarda, donna un coup de poing sur la table, la face envahie d'un flot de sang.

—Alors, fous-moi la paix! Est-ce que je t'empêche de t'amuser? est-ce que je te juge?… Il y a bien des choses qu'un honnête homme ferait à ma place, et que je ne fais pas. D'abord, je devrais te flanquer à la porte, avec mon pied au derrière. Ensuite, je ne volerais peut-être pas.

Elle était devenue toute pâle, car elle aussi avait souvent pensé que, lorsqu'un homme, un jaloux, est ravagé par un mal intérieur, au point de tolérer un amant à sa femme, il y a là l'indice d'une gangrène morale, à marche envahissante, tuant les autres scrupules, désorganisant la conscience entière. Mais elle se débattait, elle refusait d'être responsable. Et, balbutiante, elle cria:

—Je te défends de toucher à l'argent.

Il avait fini de manger. Tranquillement, il plia sa serviette, puis se leva, en disant d'un air goguenard:

—Si c'est ça que tu veux, nous allons partager.

Déjà, il se baissait, comme pour soulever la frise. Elle dut se précipiter, poser le pied sur le parquet.

—Non, non! Tu sais que j'aimerais mieux mourir… N'ouvre pas ça. Non, non! pas devant moi!

Séverine, ce soir-là, devait se rencontrer avec Jacques, derrière la gare des marchandises. Lorsqu'elle revint, après minuit, la scène de la soirée s'évoqua, et elle s'enferma à double tour, dans sa chambre. Roubaud était de service de nuit, elle ne craignait même pas qu'il rentrât se coucher, ainsi que cela arrivait rarement. Mais, la couverture au menton, la lampe laissée en veilleuse, elle ne put s'endormir. Pourquoi avait-elle refusé de partager? Et elle ne retrouvait plus si vive la révolte de son honnêteté, à l'idée de profiter de cet argent. N'avait-elle pas accepté le legs de la Croix-de-Maufras? Elle pouvait bien prendre l'argent aussi. Puis, le frisson revenait. Non, non, jamais! L'argent, elle l'aurait pris; ce qu'elle n'osait toucher, sans crainte d'en avoir les doigts brûlés, c'était cet argent volé sur un mort, l'abominable argent du meurtre. Elle se calmait de nouveau, elle raisonnait: ce n'était pas pour le dépenser qu'elle l'aurait pris; au contraire, elle l'aurait caché ailleurs, enterré dans un endroit connu d'elle seule, où il aurait dormi l'éternité; et, à cette heure, ce serait toujours une moitié de la somme sauvée des mains de son mari. Il ne triompherait pas en gardant le tout, il n'irait pas jouer ce qui lui appartenait, à elle. Lorsque la pendule sonna trois heures, elle regrettait mortellement d'avoir refusé le partage. Une pensée lui venait bien, confuse, lointaine encore: se lever, fouiller sous le parquet, pour que lui n'eût plus rien. Seulement, un tel froid la glaçait qu'elle ne voulait pas y songer. Prendre tout, garder tout, sans qu'il osât même se plaindre! Et ce projet, peu à peu, s'imposait à elle, tandis qu'une volonté, plus forte que sa résistance, grandissait, des profondeurs inconscientes de son être. Elle ne voulait pas, et elle sauta brusquement du lit, car elle ne pouvait faire autrement. Elle haussa la mèche de la lampe, elle passa dans la salle à manger.

Dès lors, Séverine ne trembla plus. Ses terreurs s'en étaient allées, elle procéda froidement, avec des gestes lents et précis de somnambule. Elle dut chercher le tisonnier, qui servait à soulever la frise. Quand le trou fut découvert, comme elle voyait mal, elle approcha la lampe. Mais une stupeur la cloua, penchée, immobile: le trou était vide. Évidemment, pendant qu'elle courait à son rendez-vous, Roubaud était remonté, travaillé, avant elle, de la même envie: prendre tout, garder tout; et, d'un coup, il avait empoché les billets, pas un ne restait. Elle s'agenouilla, elle n'apercevait, au fond, que la montre et la chaîne, dont l'or luisait dans la poussière des lambourdes. Une rage froide la tint là un instant, raidie, demi-nue, répétant tout haut, à vingt reprises:

—Voleur! voleur! voleur!

Puis, d'un mouvement furieux, elle empoigna la montre, tandis qu'une grosse araignée noire, dérangée, fuyait le long du plâtre. A coups de talon, elle replaça la frise, et elle revint se coucher, posant la lampe sur la table de nuit. Quand elle eut chaud, elle regarda la montre, qu'elle tenait dans son poing fermé, la retourna, l'examina longuement. Sur le boîtier, les deux initiales du président, entrelacées, l'intéressaient. A l'intérieur, elle lut le numéro 2516, un chiffre de fabrication. C'était un bijou fort dangereux à garder, car la justice connaissait ce chiffre. Mais, dans sa colère de n'avoir pu sauver que ça, elle n'avait plus peur. Même elle sentait que c'en était fini de ses cauchemars, maintenant qu'il n'y avait plus de cadavre sous son parquet. Enfin, elle marcherait tranquille chez elle, où elle voudrait. Elle glissa la montre à son chevet, éteignit la lampe et s'endormit.

Le lendemain, Jacques, qui avait un congé, devait attendre que Roubaud fût parti s'installer au café du Commerce, selon son habitude, et monter alors déjeuner avec elle. Parfois, lorsqu'ils osaient, ils faisaient cette partie. Et, ce jour-là, en mangeant, frémissante encore, elle lui parla de l'argent, lui conta comment elle avait trouvé la cachette vide. Sa rancune contre son mari ne s'apaisait pas, le même cri revenait, incessant:

—Voleur! voleur! voleur!

Puis, elle apporta la montre, elle voulut absolument la donner à
Jacques, malgré la répugnance qu'il montrait.

—Comprends donc, mon chéri, personne n'ira la chercher chez toi. Si je la garde, il me la prendra encore. Et ça, vois-tu, j'aimerais mieux lui laisser arracher un lambeau de ma chair… Non, il a eu trop. Je n'en voulais pas, de cet argent. Il me faisait horreur, jamais je n'en aurais dépensé un sou. Mais est-ce qu'il avait le droit d'en profiter, lui? Oh! je le hais!

Elle pleurait, elle insistait, avec de telles supplications, que le jeune homme finit par mettre la montre dans la poche de son gilet.

Une heure se passa, et Jacques avait gardé Séverine sur ses genoux, à moitié dévêtue encore. Elle se renversait contre son épaule, un bras à son cou, dans une caresse alanguie, lorsque Roubaud, qui avait une clef, entra. D'un saut brusque, elle fut debout. Mais c'était le flagrant délit, inutile de nier. Le mari s'était arrêté net, ne pouvant passer outre, tandis que l'amant restait assis, stupéfié. Alors, elle ne s'embarrassa même pas dans une explication quelconque, elle s'avança et répéta rageusement:

—Voleur! voleur! voleur!

Une seconde, Roubaud hésita. Puis, avec le haussement d'épaules dont il écartait tout maintenant, il entra dans la chambre, prit un calepin de service, qu'il y avait oublié. Mais elle le poursuivait, l'accablait.

—Tu as fouillé, ose donc dire que tu n'as pas fouillé!… Et tu as tout pris, voleur! voleur! voleur!

Sans une parole, il traversa la salle à manger. A la porte seulement, il se retourna, l'enveloppa de son morne regard.

—Fous-moi la paix, hein!

Et il partit, la porte ne claqua même pas. Il ne semblait pas avoir vu, il n'avait fait aucune allusion à cet amant qui était là.

Au bout d'un grand silence, Séverine se tourna vers Jacques.

—Crois-tu!

Celui-ci, qui n'avait pas dit un mot, se leva enfin. Et il donna son opinion.

—C'est un homme fini.

Tous deux en tombèrent d'accord. A leur surprise de l'amant toléré, après l'amant assassiné, succédait un dégoût pour le mari complaisant. Quand un homme en arrive là, il est dans la boue, il peut rouler à tous les ruisseaux.

Dès ce jour, Séverine et Jacques eurent liberté entière. Ils en usèrent sans se soucier davantage de Roubaud. Mais, à présent que le mari ne les inquiétait plus, leur grand souci fut l'espionnage de madame Lebleu, la voisine, toujours aux aguets. Certainement, elle se doutait de quelque chose. Jacques avait beau étouffer le bruit de ses pas, à chacune de ses visites, il voyait la porte d'en face s'entrebâiller imperceptiblement, tandis que, par la fente, un oeil le dévisageait. Cela devenait intolérable, il n'osait plus monter; car, s'il se risquait, on le savait là, une oreille venait se coller à la serrure; de sorte qu'il n'était pas possible de s'embrasser, ni même de causer librement. Et ce fut alors que Séverine, exaspérée devant ce nouvel obstacle à sa passion, reprit contre les Lebleu son ancienne campagne pour avoir leur logement. Il était notoire que, de tous temps, le sous-chef l'avait occupé. Mais ce n'était plus la vue superbe, les fenêtres donnant sur la cour du départ et sur les hauteurs d'Ingouville, qui la tentait. L'unique raison de son désir, qu'elle ne disait pas, était que le logement avait une seconde entrée, une porte ouvrant sur un escalier de service. Jacques pourrait monter et s'en aller par là, sans que madame Lebleu soupçonnât même ses visites. Enfin, ils seraient libres.

La bataille fut terrible. Cette question, qui avait déjà passionné tout le corridor, se réveilla, s'envenima d'heure en heure. madame Lebleu, menacée, se défendait désespérément, certaine d'en mourir, si on l'enfermait dans le noir logement du derrière, barré par le faîtage de la marquise, d'une tristesse de cachot. Comment voulait-on qu'elle vécût au fond de ce trou, elle habituée à sa chambre si claire, ouverte sur le vaste horizon, égayée du continuel mouvement des voyageurs? Et ses jambes lui défendaient toute promenade, elle n'aurait plus jamais que la vue d'un toit de zinc, autant la tuer tout de suite. Malheureusement, ce n'étaient là que des raisons sentimentales, et elle était bien forcée d'avouer qu'elle tenait le logement de l'ancien sous-chef, le prédécesseur de Roubaud, qui, célibataire, le lui avait cédé par galanterie; même il devait exister une lettre de son mari s'engageant à le rendre, si un nouveau sous-chef le réclamait. Comme on n'avait pas retrouvé la lettre encore, elle en niait l'existence. A mesure que sa cause se gâtait, elle se faisait plus violente, plus agressive. Un moment, elle avait tâché de mettre avec elle, en la compromettant, la femme de Moulin, l'autre sous-chef, qui avait vu, disait-elle, des hommes embrasser madame Roubaud, dans l'escalier; et Moulin s'était fâché, car sa femme, une douce et très insignifiante créature, qu'on ne rencontrait jamais, jurait en pleurant n'avoir rien vu et n'avoir rien dit. Pendant huit jours, ce commérage souffla la tempête, d'un bout à l'autre du corridor. Mais la grande faute de madame Lebleu, celle qui devait entraîner sa défaite, était toujours d'irriter mademoiselle Guichon, la buraliste, par son espionnage entêté: c'était une manie, l'idée fixe que celle-ci allait chaque nuit retrouver le chef de gare, le besoin de la surprendre, devenu maladif, d'autant plus aigu, que depuis deux ans elle l'épiait, sans avoir absolument rien surpris, pas un souffle. Et elle était certaine qu'ils couchaient ensemble, ça la rendait folle. Aussi mademoiselle Guichon, furieuse de ne pouvoir rentrer ni sortir sans être épiée, poussait-elle maintenant à ce qu'on la reléguât sur la cour: un logement les séparerait, elle ne l'aurait plus au moins en face d'elle, ne serait plus forcée de passer devant sa porte. Il devenait évident que M. Dabadie, le chef de gare, jusqu'ici désintéressé dans la lutte, prenait parti contre les Lebleu chaque jour davantage; ce qui était un signe grave.

Des querelles encore compliquèrent la situation. Philomène, qui apportait maintenant ses oeufs frais à Séverine, se montrait très insolente, chaque fois qu'elle rencontrait madame Lebleu; et, comme celle-ci laissait exprès sa porte ouverte, pour ennuyer tout le monde, c'étaient continuellement, au passage, des paroles désagréables entre les deux femmes. Cette intimité de Séverine et de Philomène en étant venue à des confidences, la dernière avait fini par faire les commissions de Jacques près de sa maîtresse, lorsqu'il n'osait monter lui-même. Elle arrivait avec ses oeufs, changeait les rendez-vous, disait pourquoi il avait dû être prudent la veille, racontait l'heure qu'il était resté chez elle, à causer. Jacques parfois, lorsqu'un obstacle l'arrêtait, s'oubliait volontiers ainsi dans la petite maison de Sauvagnat, le chef du dépôt. Il y suivait son chauffeur Pecqueux, comme si, par un besoin de s'étourdir, il redoutait de vivre toute une soirée seul. Même, quand le chauffeur disparaissait, en bordée dans les cabarets de matelots, il entrait chez Philomène, la chargeait d'un mot à dire, s'asseyait, ne partait plus. Et elle, peu à peu, mêlée à cet amour, s'attendrissait, car elle n'avait connu, jusque-là, que des amants brutaux. Les petites mains, les façons polies de ce garçon si triste, qui avait l'air très doux, lui semblaient des friandises auxquelles elle n'avait pas mordu encore. Avec Pecqueux, c'était maintenant le ménage, des saouleries, plus de rudesses que de caresses; tandis que, lorsqu'elle portait une parole gentille du mécanicien à la femme du sous-chef, elle en goûtait, pour elle-même, le goût délicat de fruit défendu. Un jour, elle lui fit ses confidences, se plaignit du chauffeur, un sournois, disait-elle, sous son air de rire, très capable d'un mauvais coup, les jours où il était ivre. Il remarqua qu'elle soignait davantage son grand corps brûlé de maigre cavale, désirable malgré tout, avec ses beaux yeux de passion, buvant moins, tenant la maison moins sale. Son frère Sauvagnat, ayant un soir entendu une voix d'homme, était entré la main haute, pour la corriger; mais, en reconnaissant le garçon qui causait avec elle, il avait simplement offert une bouteille de cidre. Jacques, bien reçu, guéri là de son frisson, paraissait s'y plaire. Aussi Philomène montrait-elle une amitié de plus en plus vive pour Séverine, s'emportant contre madame Lebleu, qu'elle traitait partout de vieille gueuse.

Une nuit qu'elle avait rencontré les deux amants derrière son petit jardin, elle les accompagna dans l'ombre, jusqu'à la remise, où ils se cachaient d'habitude.

—Ah bien! vous êtes trop bonne. Puisque le logement est à vous, c'est moi qui l'en tirerais par les cheveux… Tapez donc dessus!

Mais Jacques n'était pas pour un éclat.

—Non, non, monsieur Dabadie s'en occupe, il vaut mieux attendre que les choses se fassent régulièrement.

—Avant la fin du mois, déclara Séverine, je coucherai dans sa chambre, et nous pourrons nous y voir à toute heure.

Malgré les ténèbres, Philomène l'avait sentie, qui, à cet espoir, serrait le bras de son amant d'une pression tendre. Et elle les laissa pour rentrer chez elle. Mais, cachée dans l'ombre, à trente pas, elle s'arrêta, se retourna. Cela lui causait une grosse émotion, de les savoir ensemble. Elle n'était pas jalouse pourtant, elle avait le besoin ignorant d'aimer et d'être aimée ainsi.

Jacques, chaque jour, s'assombrissait davantage. A deux reprises, pouvant voir Séverine, il avait inventé des prétextes; et, s'il s'attardait parfois chez les Sauvagnat, c'était également pour l'éviter. Il l'aimait pourtant toujours, d'un désir exaspéré qui n'avait fait que s'accroître. Mais, dans ses bras, maintenant, l'affreux mal le reprenait, un tel vertige, qu'il s'en dégageait vite, glacé, terrifié de n'être plus lui, de sentir la bête prête à mordre. Il avait tâché de se rejeter dans la fatigue des longs parcours, sollicitant des corvées supplémentaires, passant des douze heures debout sur sa machine, le corps brisé par la trépidation, les poumons brûlés par le vent. Ses camarades, eux, se plaignaient de ce dur métier de mécanicien, qui, disaient-ils, en vingt années, mangeait un homme; lui, aurait voulu être mangé tout de suite, il ne tombait jamais assez de lassitude, il n'était heureux que lorsque la Lison l'emportait, ne pensant plus, n'ayant plus que des yeux pour voir les signaux. A l'arrivée, le sommeil le foudroyait, sans qu'il eût même le temps de se débarbouiller. Seulement, avec le réveil, revenait le tourment de l'idée fixe. Il avait également essayé de se reprendre de tendresse pour la Lison, passant de nouveau des heures à la nettoyer, exigeant de Pecqueux des aciers luisant comme de l'argent. Les inspecteurs, qui, en route, montaient près de lui, le félicitaient. Il hochait la tête, restait mécontent; car, lui, savait bien que sa machine, depuis l'arrêt dans la neige, n'était plus la bien portante, la vaillante d'autrefois. Sans doute, dans la réparation des pistons et des tiroirs, elle avait perdu de son âme, ce mystérieux équilibre de vie, dû au hasard du montage. Il en souffrait, cette déchéance tournait à une amertume chagrine, au point qu'il poursuivait ses supérieurs de plaintes déraisonnables, demandant des réparations inutiles, imaginant des améliorations impraticables. On les lui refusait, il en devenait plus sombre, convaincu que la Lison était très malade et qu'il n'y avait désormais rien à faire de propre avec elle. Sa tendresse s'en décourageait: à quoi bon aimer, puisqu'il tuerait tout ce qu'il aimerait? Et il apportait à sa maîtresse cette rage d'amour désespérée, que ne pouvait user ni la souffrance ni la fatigue.

Séverine l'avait bien senti changer, et elle se désolait elle aussi, croyant qu'il s'attristait à cause d'elle, depuis qu'il savait. Lorsqu'elle le voyait frémir à son cou, éviter son baiser d'un brusque recul, n'était-ce pas qu'il se souvenait et qu'elle lui faisait horreur? Jamais elle n'avait osé remettre la conversation sur ces choses. Elle se repentait d'avoir parlé, surprise de l'emportement de son aveu, dans ce lit étranger, où ils avaient brûlé tous deux, ne se souvenant même plus de son lointain besoin de confidence, comme satisfaite aujourd'hui de l'avoir avec elle, au fond de ce secret. Et elle l'aimait, elle le désirait certainement davantage, depuis qu'il n'ignorait plus rien. C'était une passion insatiable, la femme enfin éveillée, une créature faite uniquement pour la caresse, tout entière amante, et qui n'était point mère. Elle ne vivait plus que par Jacques, elle ne mentait pas, lorsqu'elle disait son effort pour se fondre en lui, car elle n'avait qu'un rêve, qu'il l'emportât, qu'il la gardât dans sa chair. Très douce toujours, très passive, ne tenant son plaisir que de lui, elle aurait voulu des sommeils de chatte sur ses genoux, du matin au soir. De l'affreux drame, elle avait simplement gardé l'étonnement d'y avoir été mêlée; de même qu'elle semblait être restée vierge et candide, au sortir des souillures de sa jeunesse. Cela était loin, elle souriait, elle n'aurait pas même eu de colère contre son mari, s'il ne l'avait pas gênée. Mais son exécration pour cet homme augmentait, à mesure que grandissait sa passion, son besoin de l'autre. Maintenant que l'autre savait et qu'il l'avait absoute, c'était lui le maître, celui qu'elle suivrait, qui pouvait disposer d'elle comme de sa chose. Elle s'était fait donner son portrait, une carte photographique; et elle couchait avec, elle s'endormait, la bouche collée sur l'image, très malheureuse depuis qu'elle le voyait malheureux, sans arriver à deviner au juste ce dont il souffrait ainsi.

Cependant, leurs rendez-vous continuaient au-dehors, en attendant qu'ils pussent se voir tranquillement chez elle, dans le nouveau logement conquis. L'hiver finissait, le mois de février était très doux. Ils prolongeaient leurs promenades, marchaient pendant des heures, à travers les terrains vagues de la gare; car lui évitait de s'arrêter, et lorsqu'elle se pendait à ses épaules, qu'il était forcé de s'asseoir et de la posséder, il exigeait que ce fût sans lumière, dans sa terreur de frapper, s'il apercevait un coin de sa peau nue: tant qu'il ne verrait pas, il résisterait peut-être. A Paris, où elle le suivait toujours, chaque vendredi, il fermait soigneusement les rideaux, en racontant que la pleine clarté lui coupait son plaisir. Ce voyage hebdomadaire, elle le faisait maintenant sans même donner d'explication à son mari. Pour les voisins, l'ancien prétexte, son mal au genou, servait; et elle disait aussi qu'elle allait embrasser sa nourrice, la mère Victoire, dont la convalescence traînait à l'hôpital. Tous deux encore y prenaient une grande distraction, lui très attentif ce jour-là à la bonne conduite de sa machine, elle ravie de le voir moins sombre, amusée elle-même par le trajet, bien qu'elle commençât à connaître les moindres coteaux, les moindres bouquets d'arbres du parcours. Du Havre à Motteville, c'étaient des prairies, des champs plats, coupés de haies vives, plantés de pommiers; et, jusqu'à Rouen ensuite, le pays se bossuait, désert. Après Rouen, la Seine se déroulait. On la traversait à Sotteville, à Oissel, à Pont-de-l'Arche; puis, au travers des vastes plaines, sans cesse elle reparaissait, largement déployée. Dès Gaillon, on ne la quittait plus, elle coulait à gauche, ralentie entre ses rives basses, bordée de peupliers et de saules. On filait à flanc de coteau, on ne l'abandonnait à Bonnières, que pour la retrouver brusquement à Rosny, au sortir du tunnel de Rolleboise. Elle était comme la compagne amicale du voyage. Trois fois encore, on la franchissait, avant l'arrivée. Et c'était Mantes et son clocher dans les arbres, Triel avec les taches blanches de ses plâtrières, Poissy que l'on coupait en plein coeur, les deux murailles vertes de la forêt de Saint-Germain, les talus de Colombes débordant de lilas, la banlieue enfin, Paris deviné, aperçu du pont d'Asnières, l'Arc de triomphe lointain, au-dessus des constructions lépreuses, hérissées de cheminées d'usine. La machine s'engouffrait sous les Batignolles, on débarquait dans la gare retentissante; et, jusqu'au soir, ils s'appartenaient, ils étaient libres. Au retour, il faisait nuit, elle fermait les yeux, revivait son bonheur. Mais, le matin comme le soir, chaque fois qu'elle passait à la Croix-de-Maufras, elle avançait la tête, jetait un coup d'oeil prudent, sans se montrer, certaine de trouver là, devant la barrière, Flore debout, présentant le drapeau dans sa gaine, enveloppant le train de son regard de flamme.

Depuis que cette fille, le jour de la neige, les avait vus s'embrasser, Jacques avait averti Séverine de se méfier d'elle. Il n'ignorait plus de quelle passion d'enfant sauvage elle le poursuivait, du fond de sa jeunesse, et il la sentait jalouse, d'une énergie virile, d'une rancune débridée et meurtrière. D'autre part, elle devait connaître beaucoup de choses, car il se rappelait son allusion aux rapports du président avec une demoiselle, que personne ne soupçonnait, qu'il avait mariée. Si elle savait cela, elle avait sûrement deviné le crime: sans doute allait-elle parler, écrire, se venger par une dénonciation. Mais les journées, les semaines s'étaient écoulées, et rien ne se produisait, il ne la trouvait toujours que plantée à son poste, au bord de la voie, avec son drapeau, raidie. Du plus loin qu'elle apercevait la machine, il avait sur lui la sensation de ses yeux ardents. Elle le voyait malgré la fumée, le prenait tout entier, l'accompagnait dans l'éclair de la vitesse, au milieu du tonnerre des roues. Et le train, en même temps, était sondé, transpercé, visité, de la première à la dernière voiture. Toujours, elle découvrait l'autre, la rivale, que maintenant elle savait là, chaque vendredi. L'autre avait beau n'avancer qu'un peu la tête, par un besoin impérieux de voir: elle était vue, leurs regards à toutes deux se croisaient comme des épées. Déjà le train fuyait, dévorant, et il y en avait une qui restait par terre, impuissante à le suivre, dans la rage de ce bonheur qu'il emportait. Elle semblait grandir, Jacques la retrouvait plus haute, à chaque voyage, inquiet désormais de ce qu'elle ne faisait rien, se demandant quel projet allait mûrir dans cette grande fille sombre, dont il ne pouvait éviter l'immobile apparition.

Un employé aussi, Henri Dauvergne, le conducteur-chef, gênait Séverine et Jacques. Il avait justement la conduite de ce train du vendredi, et il se montrait d'une amabilité importune pour la jeune femme. S'étant aperçu de sa liaison avec le mécanicien, il se disait que son tour viendrait peut-être. Au départ du Havre, les matins qu'il était de service, Roubaud en ricanait, tellement les attentions d'Henri devenaient claires: il réservait tout un compartiment pour elle, il l'installait, tâtait la bouillotte. Un jour même, le mari, qui continuait tranquillement de parler à Jacques, lui avait montré, d'un clignement d'yeux, le manège du jeune homme, comme pour lui demander s'il tolérait ça. D'ailleurs, dans les querelles, il accusait carrément sa femme de coucher avec les deux. Elle s'était imaginé un instant que Jacques le croyait et que, de là, venaient ses tristesses. Au milieu d'une crise de sanglots, elle avait protesté de son innocence, en lui disant de la tuer, si elle était infidèle. Alors, il avait plaisanté, très pâle, l'embrassant, lui répondant qu'il la savait honnête et qu'il espérait bien ne jamais tuer personne.

Mais les premières soirées de mars furent affreuses, ils durent interrompre leurs rendez-vous; et les voyages à Paris, les quelques heures de liberté, cherchées si loin, ne suffisaient plus à Séverine. C'était, en elle, un besoin grandissant d'avoir Jacques à elle, tout à elle, de vivre ensemble, les jours, les nuits, sans jamais plus se quitter. Son exécration pour son mari s'aggravait, la simple présence de cet homme la jetait dans une excitation maladive, intolérable. Si docile, d'une complaisance de femme tendre, elle s'irritait dès qu'il s'agissait de lui, s'emportait au moindre obstacle qu'il mettait à ses volontés. Alors, il semblait que l'ombre de ses cheveux noirs assombrissait le bleu limpide de ses yeux. Elle devenait farouche, elle l'accusait d'avoir gâté son existence, à ce point que la vie était désormais impossible, côte à côte. N'était-ce pas lui qui avait tout fait? si plus rien n'existait de leur ménage, si elle avait un amant, n'était-ce pas sa faute? La tranquillité pesante où elle le voyait, le coup d'oeil indifférent dont il accueillait ses colères, son dos rond, son ventre élargi, toute cette graisse morne qui ressemblait à du bonheur, achevait de l'exaspérer, elle qui souffrait. Rompre, s'éloigner, aller recommencer de vivre ailleurs, elle ne songeait plus qu'à cela. Oh! recommencer, faire surtout que le passé ne fût pas, recommencer la vie avant toutes ces abominations, se retrouver telle qu'elle était à quinze ans, et aimer, et être aimée, et vivre comme elle rêvait de vivre alors! Pendant huit jours, elle caressa un projet de fuite: elle partait avec Jacques, ils se cachaient en Belgique, ils s'y installaient en jeune ménage laborieux. Mais elle ne lui en parla même pas, tout de suite des empêchements s'étaient produits, l'irrégularité de la situation, le tremblement continuel où ils seraient, surtout l'ennui de laisser à son mari sa fortune, l'argent, la Croix-de-Maufras. Par une donation au dernier vivant, ils s'étaient tout légué; et elle se trouvait en sa puissance, dans cette tutelle légale de la femme, qui liait ses mains. Plutôt que de partir en abandonnant un sou, elle aurait préféré mourir là. Un jour qu'il remonta, livide, dire qu'en traversant devant une locomotive, il avait senti le tampon lui effleurer le coude, elle songea que, s'il était mort, elle serait libre. Elle le regardait de ses grands yeux fixes: pourquoi donc ne mourait-il pas, puisqu'elle ne l'aimait plus, et qu'il gênait tout le monde, maintenant?

Dès lors, le rêve de Séverine changea. Roubaud était mort d'accident, et elle partait avec Jacques pour l'Amérique. Mais ils étaient mariés, ils avaient vendu la Croix-de-Maufras, réalisé toute la fortune. Derrière eux, ils ne laissaient aucune crainte. S'ils s'expatriaient, c'était pour renaître, aux bras l'un de l'autre. Là-bas, rien ne serait plus de ce qu'elle voulait oublier, elle pourrait croire que la vie était neuve. Puisqu'elle s'était trompée, elle reprendrait au commencement l'expérience du bonheur. Lui, trouverait bien une occupation; elle-même entreprendrait quelque chose; ce serait la fortune, des enfants sans doute, une existence nouvelle de travail et de félicité. Dès qu'elle était seule, le matin au lit, la journée en brodant, elle retombait dans cette imagination, la corrigeait, l'élargissait, y ajoutait sans cesse des détails heureux, finissait par se croire comblée de joie et de biens. Elle, qui autrefois sortait si rarement, avait à cette heure la passion d'aller voir les paquebots partir: elle descendait sur la jetée, s'accoudait, suivait la fumée du navire jusqu'à ce qu'elle se fût confondue avec les brumes du large; et elle se dédoublait, se croyait sur le pont avec Jacques, déjà loin de France, en route pour le paradis rêvé.

Un soir du milieu de mars, le jeune homme, s'étant risqué à monter la voir chez elle, lui conta qu'il venait d'amener de Paris, dans son train, un de ses anciens camarades d'école, qui partait pour New York, exploiter une invention nouvelle, une machine à fabriquer des boutons; et, comme il lui fallait un associé, un mécanicien, il lui avait même offert de le prendre avec lui. Oh! une affaire superbe, qui ne nécessiterait guère qu'un apport d'une trentaine de mille francs, et où il y avait peut-être des millions à gagner. Il disait cela pour causer simplement, ajoutant d'ailleurs qu'il avait, bien entendu, refusé l'offre. Cependant, il en restait le coeur un peu gros, car il est dur tout de même de renoncer à la fortune, quand elle se présente.

Séverine l'écoutait, debout, les regards perdus. N'était-ce pas son rêve qui allait se réaliser?

—Ah! murmura-t-elle enfin, nous partirions demain…

Il leva la tête, surpris.

—Comment, nous partirions?

—Oui, s'il était mort.

Elle n'avait pas nommé Roubaud, ne le désignant que d'un mouvement du menton. Mais il avait compris, il eut un geste vague, pour dire que, par malheur, il n'était pas mort.

—Nous partirions, reprit-elle de sa voix lente et profonde, nous serions si heureux, là-bas! Les trente mille francs, je les aurais en vendant la propriété; et j'aurais encore de quoi nous installer… Toi, tu ferais valoir tout ça; moi, j'arrangerais un petit intérieur, où nous nous aimerions de toute notre force… Oh! ce serait bon, ce serait si bon!

Et elle ajouta très bas:

—Loin de tout souvenir, rien que des jours nouveaux devant nous!

Il était envahi d'une grande douceur, leurs mains se joignirent, se serrèrent instinctivement, et ni l'un ni l'autre ne causait plus, absorbés tous deux en cet espoir. Puis, ce fut elle encore qui parla.

—Tu devrais quand même revoir ton ami avant son départ, et le prier de ne pas prendre un associé sans te prévenir.

De nouveau, il s'étonnait.

—Pourquoi donc?

—Mon Dieu! est-ce qu'on sait? L'autre jour, avec cette locomotive, une seconde de plus, et j'étais libre… On est vivant le matin, n'est-ce pas? on est mort le soir.

Elle le regardait fixement, elle répéta:

—Ah! s'il était mort!

—Tu ne veux pourtant pas que je le tue? demanda-t-il, en essayant de sourire.

A trois reprises, elle dit non; mais ses yeux disaient oui, ses yeux de femme tendre, toute à l'inexorable cruauté de sa passion. Puisqu'il en avait tué un autre, pourquoi ne l'aurait-on pas tué? Cela venait de pousser en elle, brusquement, comme une conséquence, une fin nécessaire. Le tuer et s'en aller, rien de si simple. Lui mort, tout finirait, elle pourrait tout recommencer. Déjà, elle ne voyait plus d'autre dénouement possible, sa résolution était prise, absolue; tandis que, d'un branle léger, elle continuait à dire non, n'ayant pas le courage de sa violence.

Lui, adossé au buffet, affectait toujours de sourire. Il venait d'apercevoir le couteau qui traînait là.

—Si tu veux que je le tue, il faut que tu me donnes le couteau… J'ai déjà la montre, ça me fera un petit musée.

Il riait plus fort. Elle répondit gravement:

—Prends le couteau.

Et, lorsqu'il l'eut mis dans sa poche, comme pour pousser la plaisanterie jusqu'au bout, il l'embrassa.

—Eh bien! maintenant, bonsoir… Je vais tout de suite voir mon ami, je lui dirai d'attendre… Samedi, s'il ne pleut pas, viens donc me rejoindre derrière la maison des Sauvagnat. Hein? c'est entendu… Et sois tranquille, nous ne tuerons personne, c'est pour rire.

Cependant, malgré l'heure tardive, Jacques descendit vers le port, pour trouver, à l'hôtel où il devait coucher, le camarade qui partait le lendemain. Il lui parla d'un héritage possible, demanda quinze jours, avant de lui donner une réponse définitive. Puis, en revenant vers la gare, par les grandes avenues noires, il songea, s'étonna de sa démarche. Avait-il donc résolu de tuer Roubaud, puisqu'il disposait déjà de sa femme et de son argent? Non, certes, il n'avait rien décidé, il ne se précautionnait sans doute ainsi, que dans le cas où il se déciderait. Mais le souvenir de Séverine s'évoqua, la pression brûlante de sa main, son regard fixe qui disait oui, lorsque sa bouche disait non. évidemment, elle voulait qu'il tuât l'autre. Il fut pris d'un grand trouble, qu'allait-il faire?