La destinée du Judas de Kerioth nous plonge dans un abîme d'étonnement. Car enfin cet homme est venu pour accomplir les prophéties; il fallait qu'il vendit le fils de Dieu pour trente deniers. Et le baiser du traître est, comme la lance et les clous vénérés, un des instruments nécessaires de la Passion. Sans Judas, le mystère ne s'accomplissait point et le genre humain n'était point sauvé. Et pourtant c'est une opinion constante parmi les théologiens que Judas est damné. Ils la fondent sur cette parole du Christ: «Il eût mieux valu pour lui n'être pas né». Cette idée que Judas a perdu son âme en travaillant au salut du monde a tourmenté plusieurs chrétiens mystiques et entre autres l'abbé Oegger, premier vicaire de la cathédrale de Paris. Ce prêtre, qui avait l'ame pleine de pitié, ne pouvait tolérer l'idée que Judas souffrait dans l'enfer les tourments éternels. Il y songeait sans cesse et son trouble croissait dans ses perpétuelles méditations, il en vint à penser que le rachat de cette malheureuse âme intéressait la miséricorde divine et qu'en dépit de la parole obscure de l'Évangile et de la tradition de l'Église, l'homme de Kerioth devait être sauvé. Ses doutes lui étaient insupportables; il voulut en être éclairci. Une nuit, comme il ne pouvait dormir, il se leva et entra par la sacristie dans l'église déserte où les lampes perpétuelles brûlaient sous d'épaisses ténèbres. Là, s'étant prosterné au pied du maître autel, il lit cette prière:
«Mon Dieu, Dieu de clémence et d'amour, s'il est vrai que tu as reçu dans ta gloire le plus malheureux de tes disciples; s'il est vrai, comme je l'espère et le veux croire, que Judas Iscarioth est assis à ta droite, ordonne qu'il descende vers moi et qu'il m'annonce lui-même le chef-d'oeuvre de ta miséricorde.
» Et toi qu'on maudit depuis dix-huit siècles et que je vénère parce que tu sembles avoir pris l'enfer pour toi seul afin de nous laisser le ciel, bouc émissaire des traîtres et des infâmes, à Judas, viens m'imposer les mains pour le sacerdoce de la miséricorde et de l'amour!
Après avoir fait cette prière, le prêtre prosterné sentit deux mains se poser sur sa tête comme celles de l'évêque le jour de l'ordination. Le lendemain, il annonçait sa vocation l'archevêque.—«Je suis lui dit-il, prêtre de la Miséricorde, selon l'ordre de Judas, secundnm ordinem Judas.
Et, dès ce jour même, M. Oegger alla prêcher par le monde l'évangile de la pitié infinie, au nom de Judas racheté. Son apostolat s'enfonça dans la misère et dans la folie. M. Oegger devint swedenborgien et mourut à Munich. C'est le dernier et le plus doux des caînites.
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M. Aristide, qui est grand chasseur à tir et à courre, a sauv une nitée de chardonnerets frais éclos dans un rosier, sous sa fenêtre. Un chat grimpait dans le rosier. Il est bon, dans l'action, de croire aux causes finales et de penser que les chats sont faits pour détruire les souris ou pour recevoir du plomb dans les côtes. M. Aristide prit son revolver et tira sur le chat. On est content d'abord de voir les chardonnerets sauvés et leur ennemi puni. Mais il en est de ce coup de revolver comme de toutes les actions humaines: on n'en voit plus la justice quand on y regarde de trop près. Car, si l'on y réfléchit, ce chat, qui était un chasseur, comme M. Aristide, pouvait bien, comme lui, croire aux causes finales, et, dans ce cas, il ne doutait point que les chardonnerets ne fussent pondus pour lui. C'est une illusion bien naturelle. Le coup de revolver lui apprit un peu tard qu'il se trompait sur la cause finale des petits oiseaux qui piaillent dans les rosiers. Quel être ne se croit pas la fin de l'univers et n'agit pas comme s'il l'était? C'est la condition même de la vie. Chacun de nous pense que le monde aboutit à lui. Quand je parle de nous, je n'oublie pas les bêtes. Il n'est pas un animal qui ne se sente la fin suprême o tendait la nature. Nos voisins, comme le revolver de M. Aristide, ne manquent point de nous détromper un jour ou l'autre, nos voisins, ou seulement un chien, un cheval, un microbe, un grain de sable.
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Tout ce qui ne vaut que par la nouveauté du tour et par un certain goût d'art vieillit vite. La mode artiste passe comme toutes les autres modes. Il en est des phrases affrétées et qui veulent être neuves comme des robes qui sortent de chez les grands couturiers: elles ne durent qu'une saison. A Rome, au déclin de l'art, les statues des impératrices étaient coiffées la dernière mode. Ces coiffures devenaient bientôt ridicules; il fallait les changer, et l'on mettait aux statues des perruques de marbre. Il conviendrait qu'un style peigné comme ces statues fût recoiffés tous les ans. Et il se trouve qu'en ces temps-ci, o nous vivons très vite, les écoles littéraires ne subsistent que peu d'années, et parfois que peu de mois. Je sais des jeunes gens dont le style date déjà de deux ou trois générations, et semble archaïque. C'est sans doute l'effet de ce progrès merveilleux de l'industrie et des machines qui emporte les sociétés étonnées. Au temps de MM. de Goncourt et des chemins de fer, on pouvait vivre encore assez longtemps sur une écriture artiste. Mais depuis le téléphone, la littérature, qui dépend des moeurs, renouvelle ses formules avec une rapidit décourageante. Nous dirons donc avec M. Ludovic Halévy que la forme simple est la seule faite pour traverser paisiblement, non pas les siècles ce qui est trop dire, mais les années.
La seule difficulté est de définir la forme simple, et il faut, convenir que cette difficulté est grande.
La nature, telle du moins que nous pouvons la connaître et dans les milieux appropriés à la vie, ne nous présente rien de simple, et l'art ne peut prétendre à plus de simplicité que la nature. Pourtant nous nous entendons assez bien, quand nous disons que tel style est simple et que tel autre ne l'est pas.
Je dirai donc, que, s'il n'y a pas proprement de style simple, il y a des styles qui paraissent simples, et que c'est précisément ceux-là que semblent attachés la jeunesse et la durée. Il ne reste plus qu'à rechercher d'où leur vient cette apparence heureuse. Et l'on pensera sans doute qu'ils la doivent, non pas à ce qu'ils sont moins riches que les autres en éléments divers, mais bien à ce qu'ils forment un ensemble où toutes les parties sont si bien fondues qu'on ne les distingue plus. Un bon style, enfin, est comme ce rayon de lumière qui entre par ma fenêtre au moment où j'écris et qui doit sa clarté pure à l'union intime des sept couleurs dont il est composé. Le style simple est semblable à la clarté blanche. Il est complexe mais il n'y parait pas. Ce n'est là qu'une image, et l'on sait le peu que valent les images quand ce n'est pas un poète qui les assemble. Mais j'ai voulu donner à entendre que, dans le langage, la simplicité belle et désirable n'est qu'une apparence et qu'elle résulte uniquement du bon ordre et de l'économie souveraine des parties du discours.
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Ne pouvant concevoir la beauté indépendante du temps et de l'espace, je ne commence à me plaire aux oeuvres de l'esprit qu'au moment où j'en découvre les attaches avec la vie, et c'est le point de jointure qui m'attire. Les grossières poteries d'Hissarlik m'ont fait mieux aimer l'Iliade et je goûte mieux la Divine Comédie pour ce que je sais de la vie florentine au xiiie siècle. C'est l'homme, et l'homme seulement, que je cherche dans l'artiste. Le poème le plus beau est-il autre chose qu'une relique? Goethe a dit une parole profonde: «Les seules oeuvres durables sont des oeuvres de circonstance.» Mais il n'y a, à tout prendre, que des oeuvres de circonstance, car toutes dépendent du lieu et du moment où elles furent créées. On ne peut les comprendre ni les aimer d'un amour intelligent, si l'on ne connaît le lieu, le temps et les circonstances de leur origine. C'est le fait d'une imbécillité orgueilleuse de croire qu'on a produit une oeuvre qui se suffit à elle-même. La plus haute n'a de prix que pour ses rapports avec la vie. Mieux je saisis ces rapports, plus je m'intéresse à l'oeuvre.
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On peut, on doit tout dire, quand ou sait tout dire. Il y aurait tant d'intérêt à entendre une confession absolument sincère! Et depuis qu'il y a des hommes rien de pareil n'a encore ét entendu. Aucun n'a tout dit, pas même cet ardent Augustin, plus occupé de confondre les manichéens que de mettre son âme à nu, non pas même ce pauvre grand Rousseau que sa folie portait à se calomnier lui-même.
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Les influences secrètes du jour et de l'air, ces mille souffrances émanant de toute la nature, sont la rançon des êtres sensuels, enclins à chercher leur joie dans les formes et dans les couleurs.
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L'intolérance est de tous les temps. Il n'est point de religion qui n'ait eu ses fanatiques. Nous sommes tous enclins l'adoration. Tout nous semble excellent dans ce que nous aimons, et cela nous fâche quand on nous montre le défaut de nos idoles. Les hommes ont grand'peine à mettre un peu de critique dans les sources de leurs croyances et dans l'origine de leur foi. Aussi bien, si l'on regardait trop aux principes, on ne croirait jamais.
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Beaucoup de gens, aujourd'hui, sont persuadés que nous sommes parvenus à l'arrière-fin des civilisations et qu'après nous le monde périra. Ils sont millénaires comme les saints des premiers âges chrétiens; mais ce sont des millénaires raisonnables, au goût du jour. C'est, peut-être, une sorte de consolation de se dire que l'univers ne nous survivra pas.
Pour ma part, je ne découvre dans l'humanité aucun signe de déclin. J'ai beau entendre parler de la décadence. Je n'y crois pas. Je ne crois pas même que nous soyons parvenus au plus haut point de civilisation. Je crois que l'évolution de l'humanit est extrêmement lente et que les différences qui se produisent d'un siècle à l'autre dans les moeurs sont, à les bien mesurer, plus petites qu'on ne s'imagine. Mais elles nous frappent. Et les innombrables ressemblances que nous avons avec nos pères, nous ne les remarquons pas. Le train du monde est lent. L'homme a le génie de l'imitation. Il n'invente guère. Il y a, en psychologie comme en physique, une loi de la pesanteur qui nous attache au vieux sol. Théophile Gautier, qui était à sa façon un philosophe, avec quelque chose de turc dans sa sagesse, remarquait, non sans mélancolie, que les hommes n'étaient pas même parvenus à inventer un huitième péché capital. Ce matin, en passant dans la rue, j'ai vu des maçons qui bâtissaient une maison et qui soulevaient des pierres comme les esclaves de Thèbes et de Ninive. J'ai vu des mariés qui sortaient de l'église pour aller au cabaret, suivis de leur cortège, et qui accomplissaient sans mélancolie les rites tant de fois séculaires. J'ai rencontré un poète lyrique qui m'a récité ses vers, qu'il croit immortels; et, pendant ce temps, des cavaliers passaient sur la chaussée, portant un casque, le casque des légionnaires et des hoplites, le casque en bronze clair des guerriers homériques, d'où pendait encore, pour terrifier l'ennemi, la crinière mouvante qui effraya l'enfant Astyanax dans les bras de sa nourrice à la belle ceinture. Ces cavaliers étaient des gardes républicains. À cette vue et songeant que les boulangers de Paris cuisent le pain dans des fours, comme aux temps d'Abraham et de Goudéa, j'ai murmuré la parole du Livre: «Rien de nouveau sous le soleil». Et je ne m'étonnai plus de subir des lois civiles qui étaient déjà vieilles quand César Justinien en forma un corps vénérable.
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Une chose surtout donne de l'attrait à la pensée des hommes: c'est l'inquiétude. Un esprit qui n'est point anxieux m'irrite ou m'ennuie.
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Nous appelons dangereux ceux qui ont l'esprit fait autrement que le nôtre et immoraux ceux qui n'ont point notre morale. Nous appelons sceptiques ceux qui n'ont point nos propres illusions, sans même nous inquiéter s'ils en ont d'autres.
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Auguste Comte est aujourd'hui mis à son rang, à coté de Descartes et de Leibnitz. La partie de sa philosophie qui traite des rapports des sciences entre elles et de leur subordination, celle encore où il dégage de l'amas des faits historiques une constitution positive de la sociologie font désormais partie des plus précieuses richesses de la pensée humaine. Au contraire, le plan tracé par ce grand homme, à la fin de sa vie, en vue d'une organisation nouvelle de la société, n'a trouvé aucune faveur en dehors de l'Église positiviste: c'est la partie religieuse de l'oeuvre. Auguste Comte la conçut sous l'influence d'un amour mystique et chaste. Celle qui l'inspira, Clotilde de Vaux, mourut un an après sa première rencontre avec le philosophe, qui voua a la mémoire de cette jeune femme un culte continué par les disciples fidèles. La religion d'Auguste Comte fut inspirée par l'amour. Pourtant elle est triste et tyrannique. Tous les actes de la vie et de la pensée y sont étroitement réglés. Elle donne à l'existence une figure géométrique. Toute curiosité de l'esprit y est sévèrement réprimée. Elle ne souffre que les connaissances utiles et subordonne entièrement l'intelligence au sentiment. Chose digne de remarque! Par cela même que cette doctrine est fondée sur la science, elle suppose la science définitivement constituée et, loin d'encourager les recherches ultérieures, elle les déconseille et blâme même celles qui n'ont pas pour objet le bien des hommes. Cela seul m'empêcherait d'aller frapper, en habit blanc de néophyte, aux portes du temple de la rue Monsieur-le-Prince. Bannir le caprice et la curiosité, que cela est cruel! Ce dont je me plains, ce n'est pas que les positivistes veuillent nous interdire toute recherche sur l'essence, l'origine et la fin des choses. Je suis bien résign à ne connaître jamais la cause des causes et la fin des fins. Il y a beau temps que je lis les traités de métaphisique comme des romans plus amusants que les autres, non plus véritables. Mais ce qui rend le positivisme amer et désolant, c'est la sévérit avec laquelle il interdit les sciences inutiles, qui sont les plus aimables. Vivre sans elles serait-ce encore vivre? Il ne nous laisse pas jouer en liberté avec les phénomènes et nous enivrer des vaines apparences. Il condamne la folie délicieuse d'explorer les profondeurs du ciel. Auguste Comte, qui professa vingt ans l'astronomie, voulait borner l'étude de cette science aux planètes visibles de notre système, les seuls corps, disait-il, qui pussent avoir une influence appréciable sur le Grand-Fétiche. C'est la terre qu'il appelait ainsi. Mais le Grand-Fétiche ne serait plus habitable à certains esprits si la vie y était réglée heure par heure et si l'on n'y pouvait faire des choses inutiles, comme, par exemple, rêver aux étoiles doubles.
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«Il faut que j'agisse puisque je vis,» dit l'homunculus sorti de l'alambic du docteur Wagner. Et, dans le fait, vivre c'est agir. Malheureusement, l'esprit spéculatif rend l'homme impropre l'action. L'empire n'est pas à ceux qui veulent tout comprendre. C'est une infirmité que de voir au delà du but prochain. Il n'y a pas que les chevaux et les mulets à qui il faille des oeillères pour marcher sans écart. Les philosophes s'arrêtent en route et changent la course en promenade. L'histoire du petit Chaperon-Rouge est une grande leçon aux hommes d'État qui portent le petit pot de beurre et ne doivent pas savoir s'il est des noisettes dans les sentiers du bois.
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Plus je songe à la vie humaine, plus je crois qu'il faut lui donner pour témoins et pour juges l'Ironie et la Pitié, comme les Égyptiens appelaient sur leurs morts la déesse Isis et la déesse Nephtys. L'Ironie et la Pitié sont deux bonnes conseillères; l'une, en souriant, nous rend la vie aimable; l'autre, qui pleure, nous la rend sacrée. L'Ironie que j'invoque n'est point cruelle. Elle ne raille ni l'amour, ni la beauté. Elle est douce et bienveillante. Son rire calme la colère, et c'est elle qui nous enseigne à nous moquer des méchants et des sors, que nous pouvions, sans elle, avoir la faiblesse de haïr.
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Cet homme aura toujours la foule pour lui. Il est sûr de lui comme de l'univers. C'est ce qui plaît à la foule; elle demande des affirmations et non des preuves. Les preuves la troublent et l'embarrassent. Elle est simple et ne comprend que la simplicité. Il ne faut lui dire ni comment ni de quelle manière, mais seulement oui ou non.
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Les morts se prêtent aux réconciliations avec une extrême facilité. C'est un bon instinct que de confondre dans la gloire et dans l'amour les ouvriers qui, bien qu'ennemis, travaillèrent en commun à quelque grande oeuvre morale ou sociale. La légende opère ces réunions posthumes qui contentent tout un peuple. Elle a des ressources merveilleuses pour mettre Pierre et Paul et tout le monde d'accord.
Mais la légende de la Révolution a bien de la peine à se faire.
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Le goût des livres est vraiment un goût louable. On a raillé les bibliophiles, et peut-être, après tout, prêtent-ils à la raillerie; c'est le cas de tous les amoureux. Mais il faudrait plutôt les envier puisqu'ils ont ornés leur vie d'une longue et paisible volupté. On croit les confondre en disant qu'ils ne lisent point leurs livres. Mais l'un d'eux a répondu sans embarras: «Et vous, mangez-vous dans votre vieille faïence?» Que peut-on faire de plus honnête que de mettre des livres dans une armoire? Cela rappelle beaucoup, à la vérité, la tâche que se donnent les enfants, quand ils font des tas de sable au bord de la mer. Ils travaillent en vain, et tout ce qu'ils élèvent sera ben tôt renversé. Sans doute, il en est ainsi des collections de livres et de tableaux. Mais il n'en faut accuser que les vicissitudes de l'existence et la brièveté de la vie. La mer emporte les tas de sable, le commissaire-priseur disperse les collections. Et pourtant on n'a rien de mieux à faire que des tas de sable à dix ans et des collections à soixante. Rien ne restera de tout ce que nous élevons, et l'amour des bibelots n'est pas plus vain que tous les autres amours.
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Pour peu qu'on ait pratiqué les savants, on s'aperçoit qu'ils sont les moins curieux des hommes. Étant, il y a quelques années, dans une grande ville d'Europe que je ne nommerai pas, je visitai les galeries d'histoire naturelle en compagnie d'un des conservateurs qui me décrivait les zoolithes avec une extrême complaisance. Il m'instruisit beaucoup jusqu'aux terrains pliocènes. Mais, lorsque nous nous trouvâmes devant les premiers vestiges de l'homme, il détourna la tête et répondit à mes questions que ce n'était point sa vitrine. Je sentis mon indiscrétion. Il ne faut jamais demander à un savant les secrets de l'univers qui ne sont point dans sa vitrine. Cela ne l'intéresse point.
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Le temps, dans sa fuite, blesse ou tue nos sentiments les plus ardents et les plus tendres. Il affaiblit l'admiration en lui ôtant ses aliments naturels: la surprise et l'étonnement; il anéantit l'amour et ses belles folies, il ébranle la foi et l'espérance, il défleurit, il effeuille toutes les innocences. Du moins, qu'il nous laisse la pitié, afin que nous ne soyons pas enfermés dans la vieillesse comme dans un sépulcre.
C'est par la pitié qu'on demeure vraiment homme. Ne nous changeons pas en pierre comme les grandes impies des vieux mythes. Ayons pitié des faibles parce qu'ils souffrent la persécution et des heureux de ce monde parce qu'il est écrit: «Malheur à vous qui riez!» Prenons la bonne part, qui est de souffrir avec ceux qui souffrent, et disons des lèvres et du coeur, au malheureux, comme le chrétien à Marie: «Fac me tecum plangere.
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Ne craignons pas trop de prêter aux artistes d'autrefois un idéal qu'ils n'eurent jamais. On n'admire point sans quelque illusion, et comprendre un chef-d'oeuvre c'est, en somme, le créer en soi-même à nouveau. Les mêmes oeuvres se reflètent diversement dans les âmes qui les contemplent. Chaque génération d'hommes cherche une émotion nouvelle devant les ouvrages des vieux maîtres. Le spectateur le mieux doué est celui qui trouve, au prix de quelque heureux contresens, l'émotion la plus pure et la plus forte. Aussi l'humanité ne s'attache-t-elle guère avec passion qu'aux oeuvres d'art ou de poésie dont quelques parties sont obscures et susceptibles d'interprétations diverses.
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On annonce, on attend, on voit déjà de grands changements dans la société. C'est l'éternelle erreur de l'esprit prophétique. L'instabilité, sans doute, est la condition première de la vie; tout ce qui vit se modifie sans cesse, mais insensiblement et presque à notre insu.
Tout progrès, le meilleur comme le pire, est lent et régulier. Il n'y aura pas de grands changements, il n'y en eut jamais, j'entends de prompts ou de soudains. Toutes les transformations économiques s'opèrent avec la lenteur clémente des forces naturelles. Bonnes ou mauvaises à notre sens, les choses sont toujours ce qu'il fallait qu'elles fussent.
Notre état social est reflet des états qui l'ont précédé, comme il est la cause des états qui le suivront. Il tient des premiers, comme les suivants tiendront de lui. Et cet enchaînement fixe pour longtemps la persistance d'un même type; cet ordre assure la tranquillité de la vie. Il est vrai qu'il ne contente ni les esprits curieux de nouveautés, ni les coeurs altérés de charité. Mais c'est l'ordre universel. Il faut s'y soumettre. Ayons le zèle du coeur et les illusions nécessaires; travaillons à ce que nous croyons utile et bon, mais non point dans l'espoir d'un succès subit et merveilleux, non point au milieu des imaginations d'une apocalypse sociale: toutes les apocalypses éblouissent et déçoivent. N'attendons point de miracle. Résignons-nous a préparer, pour notre inperceptible part, l'avenir meilleur ou pire que nous ne verrons pus.
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Il faut, dans la vie, faire la part du hasard. Le hasard, en définitive, c'est Dieu.
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Les philosophies sont intéressantes seulement comme des monuments psychiques propres a éclairer le savant sur les divers états qu'a traversés l'esprit humain. Précieuses pour la connaissance de l'homme, elles ne sauraient nous instruire en rien de ce qui n'est pas l'homme.
Les systèmes sont comme ces minces fils de platine qu'on met dans les lunettes astronomiques pour en diviser le champ en parties égales. Ces fils sont utiles à l'observation exacte des astres, mais ils sont de l'homme et non du ciel. Il est bon qu'il y ait des fils de platine dans les lunettes. Mais il ne faut pas oublier que c'est l'opticien qui les a mis.
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A dix-sept ans, je vis, un jour, Alfred de Vigny dans un cabinet de lecture de la rue de l'Arcade. Je n'oublierai jamais qu'il portait une épaisse cravate de satin noir attachée au cou par un camée et sur laquelle se rabattait un col aux bords arrondis. Il tenait à la main une mince canne de jonc à pomme d'or. J'étais bien jeune, et pourtant il ne me parut pas vieux. Son visage était paisible et doux. Ses cheveux décolorés, mais soyeux encore et légers, tombaient en boucles sur ses joues rondes. Il se tenait très droit, marchait à petits pas et parlait à voix basse. Après son départ, je feuilletai avec une émotion respectueuse le livre qu'il avait rapporté. C'était un tome de la collection Petitot, les Mémoires de La Noue, je crois. J'y trouvai un signet oublié, une étroite bande de papier sur laquelle, de sa grande écriture allongée et pointue, qui rappelait celle de madame de Sévigné, le poète avait tracé au crayon un seul mot, un nom: Bellérophon. Héros fabuleux ou navire historique, que signifiait ce nom? Vigny songeait-il, en l'écrivant, à Napoléon trouvant les bornes des grandeurs de chair, ou bien se disait-il: «Le cavalier mélancolique porté par Pégase n'a point, quoi qu'en aient dit les Grecs, tué le monstre terrible et charmant que, la sueur au front, la gorge brûlante et les pieds en sang, nous poursuivons éperdument, la Chimère?
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La tristesse philosophique s'est plus d'une fois exprimée avec une morne magnificence. Comme les croyants parvenus à un haut degré de beauté morale goûtent les joies du renoncement, le savant, persuadé que tout autour de nous n'est qu'apparence et duperie, s'enivre de cette mélancolie philosophique et s'oublie dans les délices d'un calme désespoir. Douleur profonde et belle, que ceux qui l'ont goûtée n'échangeraient pas contre les gaietés frivoles et les vaines espérances du vulgaire. Et les contradicteurs qui, malgré la beauté esthétique de ces pensées, les trouveraient funestes à l'homme et aux nations, suspendront peut-être l'anathème quand on leur montrera la doctrine de l'illusion universelle et de l'écoulement des choses unissant l'âge d'or de la philosophie grecque avec Xénophane et se perpétuant à travers l'humanité polie, dans les intelligences les plus hautes, les plus sereines, les plus douces, un Démocrite, un Épicure, un Gassendi.
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Je sais une petite fille de neuf ans plus sage que les sages.
Elle me disait tout à l'heure:
«On voit dans les livres ce qu'on ne peut pas voir en réalité, parce que c'est trop loin ou parce que c'est passé. Mais ce qu'on voit dans les livres, on le voit mal, et tristement. Et les petits enfants ne doivent pas lire des livres. Il y a tant de choses bonnes à voir, et qu'ils n'ont pas vues: les lacs, les montagnes, les rivières, les villes et les campagnes, la mer et les bateaux, le ciel et les étoiles!
Je suis bien de son avis. Nous avons une heure à vivre, pourquoi nous charger de tant de choses? Pourquoi tant apprendre, puisque nous savons que nous ne saurons jamais rien? Nous vivons trop dans les livres et pas assez dans la nature, et nous ressemblons à ce niais de Pline le Jeune qui étudiait un orateur grec pendant que sous ses yeux le Vésuve engloutissait cinq villes sous la cendre.
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Y a-t-il une histoire impartiale? Et qu'est-ce que l'histoire? La représentation écrite des événements passés. Mais qu'est-ce qu'un événement? Est-ce un fait quelconque? Non pas! c'est un fait notable. Or, comment l'historien juge-t-il qu'un fait est notable ou non? Il en juge arbitrairement, selon son goût et son caractère, à son idée, en artiste enfin. Car les faits ne se divisent pas, de leur propre nature, en faits historiques et en faits non historiques. Un fait est quelque chose d'infiniment complexe. L'historien présentera-t-il les faits dans leur complexité? Cela est impossible. Il les représentera dénués de presque toutes les particularités qui les constituent, par conséquent tronqués, mutilés, différents de ce qu'ils furent. Quant aux rapports des faits entre eux, n'en parlons pas. Si un fait dit historique est amené, ce qui est possible, ce qui est probable, par un ou plusieurs faits non historiques, et par cela même inconnus, comment l'historien pourra-t-il marquer la relation de ces faits et leur enchaînement? Et je suppose dans tout ce que je dis là que l'historien a sous les yeux des témoignages certains, tandis qu'en réalité on le trompe et qu'il n'accorde sa confiance à tel ou tel témoin que par des raisons de sentiment. L'histoire n'est pas une science, c'est un art. On n'y réussit que par l'imagination.
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«C'est beau, un beau crime!» s'écria un jour J.-J. Weiss dans un grand journal. Le mot fit scandale parmi les lecteurs ordinaires. Je sais un digne homme de magistrat, un bon vieillard, qui rendit le lendemain la feuille au porteur. C'était un abonné de plus de trente années, et il était dans l'âge où l'on n'aime pas à changer ses habitudes. Mais il n'hésita pas à faire ce sacrifice à la morale professionnelle. C'est, je crois, l'affaire Fualdès qui avait inspiré à J.-J. Weiss une si généreuse admiration. Je ne veux scandaliser personne. Je ne saurais. Il y faut une grâce audacieuse que je n'ai point. Pourtant je confesse que le maître avait raison et que c'est beau, un beau crime.
Les causes célèbres ont sur chacun de nous un attrait irrésistible. Ce n'est pas trop de dire que le sang répandu est pour moitié dans la poésie de l'humanité. Macbeth et Chopart dit l'Aimable sont les rois de la scène. Le goût des légendes scélérates est inné dans l'homme. Interrogez les petits enfants: ils vous diront tous que si Barbe-Bleue n'avait pas tué ses femmes, son histoire en serait moins jolie. En face d'une ténébreuse affaire d'assassinat, l'esprit ressent une curiosit étonnée.
Il s'étonne, parce que le crime est de soi-même étrange, mystérieux et monstrueux; il s'intéresse, parce qu'il retrouve dans tous les crimes ce vieux fonds de faim et d'amour sur lequel, bons ou mauvais, nous vivons tous. Le criminel semble venu de très loin. Il nous rapporte une image épouvantable de l'humanité des bois et des cavernes. Le génie des races primitives revit en lui. Il garde des instincts qu'on croyait perdus; il a des ruses que notre sagesse ignore. Il est pouss par des appétits qui sommeillent en nous autres. Il est encore une bête et déjà un homme. De là l'admiration indignée qu'il nous inspire. Le spectacle du crime est à la fois dramatique et philosophique. Il est pittoresque aussi, il séduit par des groupements bizarres, des ombres farouches entrevues sur les murs, quand tout dort, des haillons tragiques, des expressions de visage dont le secret irrite. Rustique et rampant sur la terre nourricière qu'il abreuve depuis tant de siècles, le crime s'associe aux noires magies de la nuit, au silence amical de la lune, aux terreurs éparses dans la nature, aux mélancolies des champs et des rivières. Faubourien et caché dans la foule, il prend les nerfs par une odeur de bouge et d'alcool, un goût de pourriture et des accents inouïs d'infamie. Dans le monde, je veux dire dans la société bourgeoise, où il est rare, il s'habille comme nous, il parle comme nous, et c'est peut-être sons cette figure équivoque et vulgaire qu'il occupe le plus fortement les imaginations. Le crime en habit noir est celui que le peuple préfère.
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Le charme qui touche le plus les âmes est le charme du mystère. Il n'y a pas de beauté sans voiles, et ce que nous préférons, c'est encore l'inconnu. L'existence serait intolérable si l'on ne rêvait jamais. Ce que la vie a de meilleur, c'est l'idée qu'elle nous donne de je ne sais quoi qui n'est point en elle. Le réel nous sert à fabriquer tant bien que mal un peu d'idéal. C'est peut-être sa plus grande utilité.
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«Cela est un signe du temps,» dit-on à chaque instant. Mais il est très difficile de découvrir les vrais signes du temps. Il y faut une connaissance du présent ainsi que du passé et une philosophie générale que nous n'avons ni les uns ni les autres. Il m'est arrivé plusieurs fois de saisir certains petits faits qui se passaient sous mes yeux et de leur trouver une physionomie originale dans laquelle je me plaisais à discerner l'esprit de cette époque. «Ceci, me disais-je, devait se produire aujourd'hui et ne pouvait être autrefois. C'est un signe du temps.» Or, j'ai retrouvé neuf fois sur dix le même fait avec des circonstances analogues dans du vieux mémoires ou dans de vieilles histoires. Il y a en nous un fonds d'humanité qui change moins qu'on ne croit. Nous différons très peu, en somme, de nos grands-pères. Pour que nos goûts et nos sentiments se transforment, il est nécessaire que les organes qui les produisent se transforment eux-mêmes. C'est l'ouvrage des siècles. Il faut des centaines et des milliers d'années pour altérer sensiblement quelques-uns de nos caractères.
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Nous n'enfermons plus notre croyance dans les vieux dogmes. Pour nous, le Verbe ne s'est pas révélé seulement sur la sainte montagne dont parle l'Écriture. Le ciel des théologiens nous apparaît désormais peuplé de vains fantômes. Nous savons que la vie est brève, et, pour la prolonger, nous y mettons le souvenir des temps qui ne sont plus. Nous n'espérons plus en l'immortalité de la personne humaine; pour nous consoler de cette croyance morte, nous n'avons que le rêve d'une autre immortalité, insaisissable celle-là, éparse, qu'on ne peut goûter que par avance, et qui, d'ailleurs, n'est promise qu'à bien peu d'entre nous, l'immortalité des âmes dans la mémoire des hommes.
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Nous n'avons rien à faire en ce monde qu'à nous résigner. Mais les nobles créatures savent donner à la résignation le beau nom de contentement. Les grandes âmes se résignent avec une sainte joie. Dans l'amertume du doute, au milieu du mal universel, sous le ciel vide, elles savent garder intactes les antiques vertus des fidèles. Elles croient, elles veulent croire. La charité du genre humain les échauffe. C'est peu encore. Elles conservent pieusement cette vertu que la théologie chrétienne mettait dans sa sagesse au-dessus de toutes les autres, parce qu'elle les suppose ou les remplace: l'espérance. Espérons, non point en l'humanité qui, malgré d'augustes efforts, n'a pas détruit le mal en ce monde, espérons dans ces êtres inconcevables qui sortiront un jour de l'homme, comme l'homme est sorti de la brute. Saluons ces génies futurs. Espérons en cette universelle angoisse dont le transformisme est la loi matérielle. Cette angoisse féconde, nous la sentons croître en nous; elle nous fait marcher vers un but inévitable et divin.
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Les vieillards tiennent beaucoup trop à leurs idées. C'est pourquoi les naturels des îles Fidji tuent leurs parents quand ils sont vieux. Ils facilitent ainsi l'évolution, tandis que nous en retardons la marche en faisant des académies.
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L'ennui des poètes est un ennui doré, ne les plaignez pas trop; ceux qui chantent savent charmer leur désespoir; il n'est telle magie que la magie des mots. Les poètes se consolent, comme les enfants, avec des images.
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En amour, il faut aux hommes des formes et des couleurs; ils veulent des images. Les femmes ne veulent que des sensations. Elles aiment mieux que nous, elles sont aveugles. Et si vous pensez a la lampe de Psyché, à la goutte d'huile, je vous dirai que Psyché n'est pas la femme, Psyché est l'âme. Ce n'est pas la même chose. C'est même le contraire. Psyché était curieuse de voir, et les femmes ne sont curieuses que de sentir. Psych cherchait l'inconnu. Quand les femmes cherchent, ce n'est pas l'inconnu qu'elles cherchent. Elles veulent retrouver, voil tout, retrouver leur rêve ou leur souvenir, la sensation pure. Si elles avaient des yeux, comment parviendrait-on à s'expliquer leurs amours?
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A Édouard Rod.
Il est pénible de voir une jeune fille mourir volontairement au monde. Le couvent effraye tout ce qui n'y entre pas. Au milieu du XIVe siècle de l'ère chrétienne, une jeune Romaine nommée Blésilla fit dans un monastère de tels jeûnes qu'elle en mourut. Le peuple furieux, suivit le cercueil en criant: «Chassons, chassons de la ville cette détestable race des moines! Pourquoi ne les lapide-t-on pas? Pourquoi ne les jette-t-on pas dans la rivière?» Et lorsque, quatorze cents ans plus tard, Chateaubriand exalta, par la bouche du père Aubry, les filles qui ont «sanctifié leur beauté aux chefs-d'oeuvre de la pénitence et mutilé cette chair révoltée dont les plaisirs ne sont que des douleurs», l'abbé Morellet, qui était un vieux philosophe, entendit avec impatience ces louanges de la vie cénobitique et s'écria: «Si ce n'est pas là du fanatisme, je demande à l'auteur de me donner sa définition!» Que nous enseignent ces interminables querelles, sinon que la vie religieuse fait peur la nature et que cependant elle a des raisons d'être et de durer? Le peuple et les philosophes n'entrent pas toujours dans ces raisons. Elles sont profondes et touchent aux plus grands mystères de la nature humaine. Le cloître a été pris d'assaut et renversé. Ses ruines désertes se sont repeuplées. Certaines âmes y vont par une pente naturelle; ce sont des âmes claustrales. Parce qu'elles sont inhumaines et pacifiques, elles quittent le monde et descendent avec joie dans le silence et la paix. Plusieurs sont nées lasses; elles n'ont point de curiosité. Elles se traînent inertes et sans désir. Ne sachant ni vivre ni mourir, elles embrassent la vie religieuse comme une moindre vie et comme une moindre mort. D'autres sont amenées au cloître par des raisons détournées. Elles ne prévoyaient pas le but. Innocentes blessées, une déception précoce, un deuil secret du coeur, leur a gâté l'univers. Leur vie ne portera point de fruits; le froid en a séché la fleur. Elles ont eu trop tôt le sentiment du mal universel. Elles se cachent pour pleurer. Elles veulent qu'on les oublie. Elles veulent oublier… Ou plutôt, elles aiment leur douleur et elles la mettent à l'abri des hommes et des choses. Il en est d'autres enfin qu'attire au couvent le zèle du sacrifice et qui veulent se donner tout entières, dans un abandon plus grand encore que celui de l'amour. Celles-là, plus rares, sont les vraies épouses de Jésus-Christ. L'Église leur prodigue les doux noms de lis et de rose, de colombe et d'agneau: elle leur promet, par la bouche de la Reine des Vierges, la couronne d'étoiles et le trône de candeur. Mais prenons garde de renchérir sur les théologiens. Aux époques de foi, on ne s'échauffait guère sur les vertus mystiques des religieuses. Je ne parle pas du peuple, à qui les nonnes ont toujours été suspectes et qui a fait sur elles des contes joyeux. Je parle du clergé séculier, dont les jugements étaient fort mélangés. N'oublions pas que la poésie des cloîtres date de Chateaubriand et de Montalembert.
Il faut aussi considérer que les communautés diffèrent tout fait selon les temps et les pays et qu'on ne peut les réunir toutes dans un même jugement. Le couvent fut longtemps en Occident la ferme, l'école, l'hôpital et la bibliothèque. Il y eut des couvents pour conserver la science, d'autres pour conserver l'ignorance. Il y en eut pour le travail comme pour l'oisiveté.
J'ai visité, il y a quelques années, la montagne sur laquelle sainte Odile, fille d'un duc d'Alsace, éleva au milieu du XIIe siècle un monastère dont la mémoire est restée dans l'âme du peuple alsacien. Cette fille forte chercha et trouva les moyens d'adoucir autour d'elle le grand mal de vivre dont souffraient alors les pauvres gens. Aidée par d'habiles collaboratrices et servie par des serfs nombreux, elle défricha, cultiva les terres, éleva des bestiaux, mit les récoltes à l'abri des pillards. Elle fut prévoyante pour les imprévoyants. Elle enseigna la sobriét aux buveurs de cervoise, la douceur aux violents, une bonne économie à tous. Est-il possible de découvrir une ressemblance entra ces vierges robustes et pures des temps barbares, ces royales métayères, et les abbesses qui, sous Louis XV, mettaient des mouches pour aller à l'office et parfumaient de poudre à la maréchale les lèvres des abbés qui leur baisaient les doigts?
Et même alors, même en ces jours de scandale, quand la noblesse jetait dans les abbayes des cadettes révoltées, il y avait de bonnes âmes sous les grilles des maisons conventuelles. J'ai surpris les secrets de l'une d'elles. Qu'elle me pardonne! C'est l'an passé, chez Legoubin, libraire sur le quai Malaquais. Je trouvai un vieux manuel de confession à l'usage des religieuses. Une inscription mise sur le titre, à main reposée, m'apprit qu'en 1779 ce livre appartenait à soeur Anne, religieuse soumise à la règle des Feuillantines. Il était rédigé en français et avait ceci de remarquable que chaque péché était imprimé sur une petite fiche collée au feuillet par le bord seulement. Pendant l'examen de conscience, dans la chapelle, la pénitente n'avait besoin ni de plume ni de crayon pour noter ses fautes graves ou légères. Il lui suffisait de corner la petite bande portant mention d'un péché qu'elle avait commis. Et dans le confessionnal, aidée de son livre, qu'elle suivait de corne en corne, soeur Anne ne risquait pas d'oublier quelque manquement aux commandements de Dieu ou à ceux de l'Église.
Or, dans le moment que je trouvai ce petit livre chez mon ami Legoubin, je vis que plusieurs coulpes y étaient marquées d'un pli unique. C'étaient les coulpes extraordinaires de soeur Anne. D'autres avaient été cornées bien des fois et les angles du papier étaient tout usés. C'étaient là les péchés mignons de soeur Anne.
Comment en douter? Le livre n'avait pas servi depuis la dispersion des religieuses en 1790. Il était encore plein des pieuses images et des prières historiées que la bonne fille avait glissées entre les pages.
Je connus de la sorte l'âme de soeur Anne. Je n'y trouvai que des péchés innocents s'il en fut, et j'ai grand espoir que soeur Anne est assise aujourd'hui à la droite du Père. Jamais coeur plus pur n'a battu sous la robe blanche des Feuillantines. Je me figure cette sainte fille d'aspect candide, un peu grasse, se promenant à pas lents entre les carrés de choux du jardin conventuel, et marquant sans trouble, de son doigt blanc, sur le livre, ses péchés aussi réguliers que sa vie: paroles vaines, distractions dans les assemblées, distractions aux offices, désobéissances légères et sensualité dans les repas. Ce dernier trait me touche jusqu'aux larmes. Soeur Anne mangeait avec sensualité des racines cuites à l'eau. Elle n'était point triste. Elle ne doutait point. Elle ne tenta jamais Dieu. Ces péchés-là n'ont point de corne dans le petit livre. Religieuse, elle avait le coeur monastique. Sa destinée était conforme à sa nature. Voilà le secret de la sagesse de soeur Anne.
Je ne sais, mais je crois bien qu'il y a beaucoup de soeurs Anne aujourd'hui dans les couvents de femmes. J'aurais plusieurs reproches à faire aux moines; j'aime mieux dire tout de suite que je ne les aime pas beaucoup. Quant aux religieuses, je crois qu'elles ont pour la plupart, comme soeur Anne, un coeur monastique, dans lequel abondent les grâces de leur état.
Et pourquoi sans cela seraient-elles entrées an couvent? Aujourd'hui, elles n'y sont plus jetées par l'orgueil et l'avarice de leur famille. Elles prennent le voile parce qu'il leur convient de le prendre. Elles le quitteraient s'il leur plaisait de le quitter, et vous voyez qu'elles le gardent. Les dragons philosophes, qu'on voit forçant les clôtures dans les vaudevilles de la Révolution, avaient vite fait d'invoquer la nature et de marier les nonnes. La nature est plus vaste que ne croient les dragons philosophes; elle réunit le sensualisme et l'ascétisme dans son sein immense; et quant aux couvents, il faut bien que le monstre soit aimable, puisqu'il est aimé et qu'il ne dévore plus que des victimes volontaires. Le couvent a ses charmes. La chapelle, avec ses vases dorés et ses roses en papier, une sainte Vierge peinte de couleurs naturelles et éclairée par une lumière pâle et mystérieuse comme le clair de lune, les chants et l'encens et la voix du prêtre, voilà les premières séductions du cloître; elles l'emportent quelquefois sur celles du monde.
C'est que ces choses ont une âme et qu'elles contiennent toute la somme de poésie accessible à certaines natures. Sédentaire et faite pour une vie discrète, humble, cachée, la femme se trouve tout d'abord à son aise au couvent. L'atmosphère en est tiède, un peu lourde; elle procure aux bonnes filles les délices d'une lente asphyxie. On y goûte un demi-sommeil. On y perd la pensée. C'est un grand débarras. En échange, on y gagne la certitude. N'est-ce pas, au point de vue pratique, une excellente affaire? Je compte pour peu les titres d'épouse mystique de Jésus, de vase d'élection et de colombe immaculée. On n'a guère d'exaltation dans les communautés. Les vertus y vont leur petit train. Tout, jusqu'au sentiment du divin, y garde un prudent terre-à-terre. Pas d'envolée. Le spiritualisme, dans sa sagesse, s'y matérialise autant qu'il peut, et il le peut beaucoup plus qu'on ne pense communément. La grande affaire de la vie y est si bien divisée en une suite de petites affaires que l'exactitude supplée à tout. Rien ne rompt jamais la trame égale de l'existence. Le devoir y est très simple. La règle le trace. Il y a là de quoi satisfaire les âmes timides, douces et obéissantes. Une telle vie tue l'imagination et non pas la gaieté. Il est rare de rencontrer l'expression d'une tristesse profonde sur le visage d'une religieuse. A l'heure qu'il est, on chercherait vainement dans les couvents de France une Virginie de Leyva ou une Giulia Carraciolo, victimes révoltées, respirant avec ivresse à travers les grilles du cloître les parfums de la nature et du monde. On n'y trouverait pas non plus, je crois, une sainte Thérèse ou une sainte Catherine de Sienne. L'âge héroïque des couvents est jamais passé. L'ardeur mystique s'éteint. Les causes qui jetaient tant d'hommes et de femmes dans les monastères n'existent plus. Aux temps de violence, quand l'homme, mal assuré de goûter les fruits de son travail, se réveillait sans cesse aux cris de mort, aux lueurs de l'incendie, quand la vie était un cauchemar, les plus douces âmes s'en allaient rêver du ciel dans des maisons qui s'élevaient comme de grands navires au-dessus des flots de la haine et du mal. Ces temps ne sont plus. Le monde est devenu à peu près supportable. On y reste plus volontiers. Mais ceux qui le trouvent encore trop rude et trop peu sûr sont libres, après tout, de s'en retirer. L'Assemblée constituante avait eu tort de le contester, et nous avons eu raison de l'admettre en principe.
J'ai l'honneur de connaître la supérieure d'une communauté dont la maison-mère est à Paris. C'est une femme de bien et qui m'inspire un sincère respect. Elle me contait, il y a peu de temps, les derniers moments d'une de ses religieuses, que j'avais connue dans le monde rieuse et jolie, et qui était allée s'éteindre de phtisie au couvent.
«Elle a fait une sainte mort, me dit la supérieure. Elle se levait de son lit tous les jours de sa longue maladie, et deux soeurs converses la portaient à la chapelle. Elle y priait encore le matin de sa délivrance. Un cierge allumé devant l'image de saint Joseph s'égouttait sur le parquet. Elle donna l'ordre à une des soeurs converses de redresser ce cierge. Puis elle se renversa en arrière, poussa un grand soupir et entra en agonie. On l'administra. Elle ne put témoigner que par le mouvement de ses yeux de la piété avec laquelle elle recevait les sacrements des morts.
Ce petit récit me fut fait avec une admirable simplicité. La mort est l'acte le plus important de la vie religieuse. Mais l'existence cénobitique y prépare si bien qu'il ne reste pas plus à faire en ce moment-là qu'en tout autre. On redresse un cierge qui s'égouttait et l'on meurt. Il n'en fallait pas plus pour compléter une sainteté minutieuse.
* * *
Dans le silence de la nuit, j'écrivais, j'écrivais depuis longtemps. Renvoyant sur ma table la lumière de la lampe, l'abat-jour laissait dans l'ombre les livres qui montent en étages sur les quatre faces du cabinet de travail. Le feu mourant semait dans les cendres ses derniers rubis. Les acres vapeurs du tabac épaississaient l'air; devant moi, dans une coupe, sur un monceau de cendres, une dernière cigarette élevait tout droit sa mince fumée bleue. Et les ténèbres de cette chambre étaient mystérieuses, parce qu'on y sentait confusément l'âme de tous les livres endormis. Ma plume sommeillait entre mes doigts et je songeais à des choses très anciennes, quand de la fumée de ma cigarette, comme des vapeurs d'une herbe magique, sortit un personnage étrange: ses cheveux bouclés, ses yeux longs et luisants, son nez busqué, ses lèvres épaisses, sa barbe noire, frisée à la mode assyrienne, son teint de bronze clair, l'expression de ruse et de sensualité cruelle empreinte sur son visage, les formes trapues de son corps et ses riches vêtements révélaient un de ces Asiatiques appelés barbares par les Hellènes. Il était coiffé d'un bonnet bleu fait comme une tête de poisson et semé d'étoiles. Il portait une robe pourpre, brodée de figures d'animaux, et tenait d'une main un aviron, de l'autre des tablettes. Je ne me troublai point à sa vue. Que des fantômes apparaissent dans une bibliothèque, rien de plus naturel. Où se montreraient les ombres des morts, sinon au milieu des signes qui gardent leur souvenir? J'invitai l'étranger à s'asseoir. Il n'en fit rien.
—Laissez, me dit-il, et faites comme si je n'étais pas là, je vous prie. Je suis venu regarder ce que vous écriviez sur ce mauvais papier. J'y prends plaisir; non que je me soucie en aucune façon des idées que vous pouvez exprimer. Mais les caractères que vous tracez m'intéressent infiniment. En dépit des altérations qu'elles ont subies en vingt-huit siècles d'usage, les lettres qui sortent de votre plume ne me sont point étrangères. Je reconnais ce B qui, de mon temps, s'appelait beth, c'est-à-dire maison. Voici l'L, que nous nommions lamed, parce qu'il était en forme d'aiguillon. Ce G vient de notre gimel, au cou de chameau, et cet A, sort de notre aleph, en tête de boeuf. Quant au D que je vois là, il représenterait aussi fidèlement que le daleth, qui lui a donn naissance, l'entrée triangulaire de la tente plantée dans le sable du désert, si par un trait cursif vous n'aviez arrondi les contours de ce signe d'une vie antique et nomade. Vous avez altéré le daleth ainsi que toutes les lettres de mon alphabet. Mais je ne vous le reproche pas. C'était pour aller plus vite. Le temps est précieux. Le temps, c'est de la poudre d'or, des dents d'éléphant et des plumes d'autruche. La vie est courte. Il faut, sans perdre un moment, négocier et naviguer, afin de gagner des richesses, pour vieillir heureux et respecté.
—Monsieur, lui dis-je, à votre aspect comme à vos discours, je vous reconnais pour un vieux Phénicien.
Il me répondit simplement:
—Je suis Cadmus, l'ombre de Cadmus.
—En ce cas, répliquai-je, vous n'existez pas proprement. Tous êtes mythique et allégorique. Car il est impossible de donner créance à tout ce que les Grecs ont dit de vous. Ils content que vous avez tué, au bord de la fontaine d'Ares, un dragon dont la gueule vomissait des flammes, et qu'ayant arraché les dents du monstre vous les avez semées dans la terre où elles se changèrent en hommes. Ce sont des contes, et vous-même, monsieur, vous êtes fabuleux.
—Que je le sois devenu dans la suite des âges, il se peut, et que ces grands enfants que vous nommez les Grecs aient mêlé des fables à ma mémoire, je le crois, mais je n'en ai nul souci. Je ne me suis jamais inquiété de ce qu'on penserait de moi après ma mort; mes craintes et mes espérances n'allaient point au delà de cette vie dont on jouit sur la terre, et qui est la seule que je connaisse encore aujourd'hui. Car je n'appelle pas vivre flotter comme une vaine ombre dans la poussière des bibliothèques et apparaître vaguement à M. Ernest Renan ou à M. Philippe Berger. Et cet état de fantôme me semble d'autant plus triste que j'ai mené, de mon vivant, l'existence la plus active et la mieux remplie. Je ne m'amusais point à semer dans les champs béotiens des dents de serpent, à moins que ces dents ne fussent les haines et l'envie que faisaient naître dans l'âme des pâtres du Cythéron ma richesse et ma puissance. J'ai navigué toute ma vie. Dans mon vaisseau noir, qui portait à sa proue un nain rouge et monstrueux, gardien de mes trésors, observant les sept Cabires qui voguent par le ciel en leur barque étincelante, guidant ma route sur cette étoile immobile que les Grecs nommaient, à cause de moi, la Phénicienne, j'ai sillonné toutes les mers et abord tous les rivages; je suis allé chercher l'or de la Colchide, l'acier des Chalybes, les perles d'Ophir, l'argent de Tartesse; j'ai pris en Bétique le fer, le plomb, le cinabre, le miel, la cire et la poix, et, franchissant les bornes du monde, j'ai couru sous les brumes de l'Océan jusqu'à l'île sombre des Bretons, dont je suis revenu vieux, les cheveux blancs, riche de l'étain que les Égyptiens, les Hellènes et les Italiotes m'achetèrent au poids de l'or. La Méditerranée était alors mon lac. J'ai fond sur ses côtes encore sauvages des centaines de comptoirs, et cette fameuse Thèbes n'est qu'une citadelle où je gardais de l'or. J'ai trouvé en Grèce des sauvages armés de bois de cerf et de pierres éclatées. Je leur ai donné le bronze, et c'est par moi qu'ils ont connu tous les arts.
On sentait dans son regard et dans ses paroles une duret blessante, je lui répondis sans amitié:
—Oh! vous étiez un négociant actif et intelligent. Mais vous n'aviez point de scrupules, et vous vous conduisiez, l'occasion, en vrai pirate. Quand vous abordiez sur une côte de la Grèce ou des îles, vous aviez soin d'étaler sur le rivage des parures et de riches étoffes, et si les filles de la côte, conduites par un invincible attrait, venaient seules, à l'insu de leurs parents, contempler les choses désirées, vos marins enlevaient ces vierges qui criaient et pleuraient en vain, et ils les jetaient, liées et frémissantes, dans le fond de vos vaisseaux, à la garde du nain rouge. N'avez-vous point ainsi, vous et les vôtres, volé la jeune Io, fille du roi Inachos, pour la vendre en Egypte?
—C'est bien probable. Ce roi Inachos était le chef d'une petite tribu sauvage. Sa fille était blanche, avec des traits fins et purs. Les relations entre les sauvages et les hommes civilisés ont été les mêmes de tout temps.
—Il est vrai; mais vos Phéniciens ont commis des vols inouïs dans le monde. Ils n'ont pas craint de dérober des sarcophages et de dépouiller les hypogées égyptiens pour enrichir leurs nécropoles de Gébal.
—De bonne foi, monsieur, sont-ce là des reproches à faire à un homme très ancien, à celui que Sophocle appelait déjà l'antique Cadmus? Il y a cinq minutes à peine que nous causons ensemble dans votre cabinet et vous oubliez tout à fait que je suis votre aîné de vingt-huit siècles. Reconnaissez en moi, cher monsieur, un vieux Chananéen qu'il ne faut pas chicaner sur quelques caisses de momies et quelques filles de sauvages volées en Egypte ou en Grèce. Admirez plutôt la force de mon intelligence et la beauté de mon industrie. Je vous ai parlé de mes navires. Je pourrais vous montrer mes caravanes allant chercher dans le Yemen l'encens et la myrrhe, dans le Harran les pierreries et les épices, en Ethiopie l'ivoire et l'ébène. Mais mon activité ne s'exerçait pas seulement dans l'échange et le négoce. J'étais un manufacturier habile, alors que le monde autour de moi sommeillait dans la barbarie. Métallurgiste, teinturier, verrier, joaillier, j'exerçais mon génie dans ces arts du feu, si merveilleux qu'ils semblent magiques. Regardez les coupes que j'ai ciselées et admirez le goût délicat du vieux bijoutier de Chanaan! Et je n'étais pas moins admirable dans les travaux agricoles. De cette étroite bande de terre resserrée entre le Liban et la mer, j'ai fait un jardin délicieux. On y retrouve encore les citernes que j'ai creusées. Un de vos maîtres a dit: «Seul l'homme de Chanaan pouvait bâtir des pressoirs pour l'éternité.» Connaissez mieux le vieux Cadmus. J'ai fait passer tous les peuples méditerranéens de l'âge de pierre à l'âge de bronze. J'ai appris à vos Grecs les principes de tous les arts. En échange du blé, du vin et des peaux de bête qu'ils m'apportaient, je leur ai donné des coupes où se baisaient des colombes et des figurines de terre, qu'ils ont copiées depuis, en les arrangeant à leur goût. Enfin, je leur ai donné un alphabet sans lequel ils n'auraient pu ni fixer ni même préciser leurs pensées que vous admirez. Voilà ce qu'a fait le vieux Cadmus. Il l'a fait non par la charité du genre humain ni par désir d'une vaine gloire, mais pour l'amour du lucre et en vue d'un profit tangible et certain. Il l'a fait pour s'enrichir et avec l'envie de boire pendant sa vieillesse du vin dans des coupes d'or, sur une table d'argent, au milieu de femmes blanches dansant des danses voluptueuses et jouant de la harpe. Car le vieux Cadmus ne croit ni à la bonté ni à la vertu. Il sait que les hommes sont mauvais et que, plus puissants que les hommes, les dieux sont pires. Il les craint; il s'efforce de les apaiser par des sacrifices sanglants. Il ne les aime point. Il n'aime que lui-même. Je me peins tel que je suis. Mais considérez que, si je n'avais pas recherché les violents plaisirs des sens, je n'aurais pas travaillé pour m'enrichir, je n'aurais pas invent les arts dont vous jouissez encore aujourd'hui. Et puisqu'enfin, cher monsieur, n'ayant pas assez d'esprit pour devenir marchand, vous êtes scribe et faites des écritures à la manière des Grecs, vous devriez m'honorer à l'égal d'un dieu, moi, à qui vous devez l'alphabet. J'en suis l'inventeur. Vous pensez bien que je ne l'ai créé que pour la commodité de mon commerce et sans prévoir le moins du monde l'usage qu'en feraient plus tard les peuples littéraires. Il me fallait un système de notation simple et rapide. Je l'eusse volontiers pris à mes voisins, ayant l'habitude de tirer d'eux tout ce qui pouvait me convenir. Je ne me pique pas d'originalité, ma langue est celle des sémites; ma sculpture est tantôt égyptienne et tantôt babylonienne. Si j'avais eu une bonne écriture sous la main, je ne me serais pas mis en frais d'invention sur cette matière. Mais ni les hiéroglyphes des peuples que vous nommez aujourd'hui, sans les connaître, Hittites ou Heléens***, ni l'écriture sacrée des Egyptiens ne répondaient à mes besoins. C'étaient là des écritures compliquées et lentes, mieux faites pour s'étendre sur les murailles des temples et des tombeaux que pour se presser sur les tablettes d'un négociant. Même abrégée et cursive, l'écriture des scribes égyptiens gardait encore, de son type premier, la lourdeur, l'embarras et l'indécision. Le système tout entier était mauvais. L'hiéroglyphe simplifié restait encore l'hiéroglyphe, c'est-à-dire quelque chose de terriblement confus. Vous savez comment les Égyptiens mêlaient dans leurs hiéroglyphes, tant parfaits qu'abrégés, les signes représentant des idées aux signes représentant des sons. Par un coup de génie, je pris vingt-deux de ces signes innombrables et j'en fis les vingt-deux lettres de mon alphabet. Des lettres, c'est-à-dire des signes correspondant chacun à un son unique, et fournissant par leur association prompte et facile le moyen de peindre fidèlement tous les sons! N'était-ce point ingénieux?
—Oui, sans doute, c'était ingénieux, et plus encore que vous ne croyez. Et nous vous devons un présent inestimable. Car sans l'alphabet point de notation exacte du discours, point de style, partant point de pensée un peu délicate, point d'abstractions, point de philosophie subtile. Il serait aussi absurde d'imaginer Pascal écrivant les Provinciales en caractères cunéiformes que de croire que le Zeus d'Olympie a été sculpté par un phoque. Inventé pour tenir des livres de commerce, l'alphabet phénicien est devenu dans le monde entier l'instrument nécessaire et parfait de la pensée, et l'histoire de ses transformations est intimement liée à celle du développement de l'esprit humain. Votre invention est infiniment belle et précieuse, encore qu'imparfaite. Car vous n'avez pas songé aux voyelles, et ce sont les Grecs ingénieux qui les ont trouvées. Leur part en ce monde était de porter toutes choses à la perfection.
—Les voyelles, je vais vous dire j'ai toujours eu la mauvaise habitude de les brouiller et de les confondre. Vous vous en êtes peut-être aperçu ce soir: le vieux Cadmus parle un peu de la gorge.
—Je le lui pardonne, je lui pardonnerais presque le rapt de la vierge Io, puisque enfin son père Inachos n'était qu'un chef de sauvages portant pour sceptre un bois de cerf, sculpté à la pointe du silex. Je lui pardonnerais même d'avoir fait connaître aux Béotiens pauvres et vertueux les danses frénétiques des Bacchantes, je lui pardonnerais tout, pour avoir donné à la Grèce et au monde le plus précieux des talismans, les vingt-deux lettres de l'alphabet phénicien. De ces vingt-deux lettres sont sortis tous les alphabets de l'univers. Il n'est point de pensée sur cette terre qu'ils ne fixent et ne gardent. De votre alphabet, divin Cadmus, sont sorties les écritures grecques et italiotes, qui ont donné naissance à toutes les écritures européennes. De votre alphabet encore sont issues toutes les écritures sémitiques, depuis l'araméen et l'hébreu jusqu'au syriaque et à l'arabe. Et ce même alphabet phénicien est le père des alphabets hymiarite et éthiopien et de tous les alphabets du centre de l'Asie, zend et pehlvi, et même de l'alphabet indien, qui a donné naissance au devanâgari et à tous les alphabets de l'Asie méridionale. Quelle fortune! Quel succès universel! Il n'y a pas, à l'heure qu'il est, sur toute la surface de la terre une seule écriture qui ne dérive de l'écriture cadméenne. Quiconque en ce monde écrit un mot est tributaire des vieux marchands chananéens. A cette pensée, je suis tenté de vous rendre les plus grands honneurs, soigneur Cadmus, et je ne suis comment reconnaître la faveur que vous m'avez faite en passant une petite heure de nuit dans mon cabinet, vous, Baal Cadmus, inventeur de l'alphabet.
—Cher monsieur, modérez votre enthousiasme. Je suis assez content de ma petite invention. Mais ma visite n'a rien qui puisse vous flatter particulièrement. Je m'ennuie à mort depuis que, devenu une ombre vaine, je ne vends plus ni étain, ni poudre d'or, ni dents d'éléphant et que, sur cette terre où M. Stanley suit de loin mon exemple, je suis réduit à converser, de temps autre, avec quelques savants ou curieux qui veulent bien s'intéresser à moi. Je crois entendre le chant du coq, adieu et tachez de vous enrichir: les seuls bien de ce monde sont la richesse et la puissance.
Il dit et disparut. Mon feu s'était éteint, la fraîcheur de la nuit commençait à me saisir et j'avais très mal à la tête.
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Je ne partage pas du tout les mauvais sentiments des vaudevillistes à l'endroit des doctoresses. Si une femme a la vocation de la science, de quel droit lui reprocherons-nous d'avoir suivi sa voie? Comment blâmer cette noble et douce et sage Sophie Germain qui, aux soins du ménage et de la famille, préféra les méditations silencieuses de l'algèbre et de la métaphysique? La science ne peut-elle avoir, comme la religion, ses vierges et ses diaconesses? S'il est peu raisonnable de vouloir instruire toutes les femmes, l'est-il davantage de vouloir interdire à toutes les hautes spéculations de la pensée? Et, à un point de vue tout pratique, la science n'est-elle pas, dans certains cas, pour une femme, une ressource précieuse? Parce qu'il y a aujourd'hui plus d'institutrices qu'il n'en faut, devons-nous blâmer les jeunes filles qui se vouent l'enseignement, malgré l'ineptie cruelle des programmes et la justice inique des concours? Puisqu'on a toujours reconnu aux femmes une exquise habileté à soigner les malades, puisqu'elles furent de tout temps des consolatrices et des guérisseuses, puisqu'elles fournissent à la société des infirmières et des sages-femmes, comment ne pas louer celles qui, non contentes de l'apprentissage nécessaire, poussent jusqu'au doctorat leurs études médicales et s'accroissent ainsi en dignité et en autorité?
Il ne faut point se laisser emporter par la haine des précieuses et des pédantes. Il est de fait que rien n'est odieux comme une pédante. Pour ce qui est des précieuses, il faudrait distinguer. Le bel air ne messied pas toujours, et un certain goût de bien dire ne gâte pas une femme. Si madame de Lafayette est une précieuse (de son temps, elle passait pour telle), je ne haïrai point les précieuses. Toute affectation est détestable, celle du torchon comme celle de la plume, et il y aurait peu d'agrément vivre dans la société que rêvait Proudhon, où toutes les femmes seraient cuisinières et ravaudeuses. Je veux bien qu'il soit moins naturel et, partant, moins gracieux aux femmes de composer un livre que de jouer la comédie, mais une femme qui sait écrire aurait tort de ne point le faire, si cela n'embarrasse pas sa vie. Sans compter que l'encrier pourra lui devenir un ami quand il lui faudra franchir le pas douloureux pour entrer dans l'âge des souvenirs. Il est certain que, si les femmes n'écrivent pas mieux que les hommes, elles écrivent autrement et laissent traîner sur le papier un peu de leur grâce divine. Pour ma part, je suis très reconnaissant à madame de Caylus et à madame de Staal-Delaunay d'avoir laissé des pattes de mouche immortelles.
Ce serait la moins philosophique des idées que de se figurer la science entrant dans le système moral d'une femme ou d'une fille comme un corps étranger, comme un élément perturbateur d'une puissance incalculable. Mais, s'il était naturel et légitime de vouloir instruire les jeunes filles, il est certain qu'on s'y est très mal pris. On commence heureusement à le reconnaître. La science est le lien de l'homme avec la nature. Elles ont besoin comme nous d'une part de connaissance. A la façon dont on a voulu les instruire, bien loin de multiplier leurs rapports avec l'Univers, on les a séparées et comme retranchées de la nature. On leur a enseigné des mots et non des choses, et on leur a mis dans la tête de longues nomenclatures d'histoire, de géographie et de zoologie qui n'ont par elles-mêmes aucune signification. Ces innocentes créatures ont porté leur faix et plus que leur faix de ces programmes iniques que l'orgueil démocratique et le patriotisme bourgeois élevèrent comme les Babels de la cuistrerie.
On était parti de l'idée absurde qu'un peuple est savant quand tout le monde y sait les mêmes choses, comme si la diversité des fonctions n'entraînait pas la diversité des connaissances, et comme s'il était profitable qu'un marchand sût ce que sait un médecin! Cette idée se trouva féconde en erreurs; notamment, elle en enfanta une autre encore plus méchante qu'elle. On s'imagina que les éléments des sciences spéciales sont utiles aux personnes destinées à n'en poursuivre ni les applications ni la théorie. On s'imagina que la terminologie avait en anatomie, par exemple, ou en chimie, une valeur propre, et qu'on était intéressé à la connaître, indépendamment de l'usage qu'en font les chirurgiens et les chimistes. Cette superstition est aussi folle que celle des vieux Scandinaves qui écrivaient en caractères runiques et s'imaginaient qu'il y a des mots assez puissants, si on les prononçait jamais, pour éteindre le soleil et réduire la terre en poudre.
On sourit de pitié en songeant à ces pédagogues qui enseignent aux enfants les mots d'une langue que ceux-ci n'entendront ni ne parleront jamais. Ils disent, ces barbacoles, qu'ils enseignent ainsi les éléments des sciences et donnent aux filles des clartés de tout. Mais qui ne voit qu'ils leur donnent seulement des ténèbres de tout et que, pour mettre des idées dans ces jeunes têtes, molles et légères, il faudrait user d'une tout autre méthode? Montrez en peu de mots les grands objets d'une science, marquez-en les résultats par quelques exemples frappants. Soyez des généralisateurs, soyez des philosophes et cachez si bien votre philosophie qu'on vous croie aussi simples que les esprits auxquels vous parlez. Exposez sans jargon, dans la langue vulgaire et commune à tous, un petit, nombre de faits qui frappent l'imagination et contentent l'intelligence. Que votre parole soit naïve, grande et généreuse. Ne vous flattez pas d'enseigner un grand nombre de choses. Excitez seulement la curiosité. Contents d'ouvrir les esprits, ne les surchargez point. Mettez-y l'étincelle. D'eux-mêmes, ils s'éprendront par l'endroit où ils sont inflammables.