Et si l'étincelle s'éteint, si certaines intelligences restent obscures, du moins vous ne les aurez point brûlées. Il y aura toujours des ignorants parmi nous. Il faut respecter toutes les natures et laisser à la simplicité celles qui y sont vouées. Cela est particulièrement nécessaire pour les filles qui, la plupart, font leur temps sur la terre dans des emplois où on leur demande tout autre chose que des idées générales et des connaissances techniques. Je voudrais que l'enseignement qu'on donne aux filles fût surtout une discrète et douce sollicitation.
* * *
Il ne faut pas dire: Le miracle n'est pas, parce qu'il n'a pas été démontré. Les orthodoxes pourraient toujours en appeler une instruction plus complète. La vérité c'est que le miracle ne saurait être constaté ni aujourd'hui ni demain, parce que constater le miracle, ce sera toujours apporter une conclusion prématurée. Un instinct profond nous dit que tout ce que la nature renferme dans son sein est conforme à ses lois ou connues ou mystérieuses. Mais, quand bien même il ferait taire son pressentiment, l'homme ne pourra jamais dire: «Tel fait est au delà des frontières de la nature». Nos explorations ne pousseront jamais jusque-là. Et, s'il est de l'essence du miracle d'échapper à la connaissance, tout dogme qui l'atteste invoque un témoin insaisissable, qui se dérobera jusqu'à la fin des siècles. Le miracle est une conception enfantine qui ne peut subsister dès que l'esprit commence à se faire une représentation systématique de la nature. La sagesse grecque n'en supportait point l'idée. Hippocrate disait, en parlant de l'épilepsie: «Ce mal est nommé divin; mais toutes les maladies sont divines et viennent également des dieux». Il parlait en philosophe naturaliste. La raison humaine est moins ferme aujourd'hui. Ce qui me fâche surtout, c'est qu'on dise: «Nous ne croyons pas aux miracles, parce que aucun n'est prouvé.
Étant à Lourdes, au mois d'août, je visitai la grotte o d'innombrables béquilles étaient suspendues, en signe de guérison. Mon compagnon me montra du doigt ces trophées d'infirmerie et murmura à mon oreille:
—Une seule jambe de bois en dirait bien davantage.
C'est une parole de bon sens; mais philosophiquement la jambe de bois n'aurait pas plus de valeur qu'une béquille. Si un observateur d'un esprit vraiment scientifique était appel constater que la jambe coupée d'un homme s'est reconstituée subitement dans une piscine ou ailleurs, il ne dirait point: «Voilà un miracle!» Il dirait: «Une observation jusqu'à présent unique tend à faire croire qu'en des circonstances encore indéterminées les tissus d'une jambe humaine ont la propriété de se reconstituer comme les pinces des homards, les pattes des écrevisses et la queue des lézards, mais beaucoup plus rapidement. C'est là un fait de nature en contradiction apparente avec plusieurs autres faits de nature. Celle contradiction résulte de notre ignorance, et nous voyons clairement que la physiologie des animaux est à refaire, ou, pour mieux dire, qu'elle n'a jamais été faite. Il n'y a guère plus de deux cents ans que nous avons une idée de la circulation du sang. Il y a un siècle à peine que nous savons ce que c'est que de respirer.
Il y aurait, j'en conviens, quelque fermeté à parler de la sorte. Mais le savant ne doit s'étonner de rien. Disons que, d'ailleurs, aucun d'eux n'a jamais été mis à pareille épreuve et que rien ne fait craindre un prodige de ce genre. Les guérisons miraculeuses que les médecins ont pu constater s'accordent toutes très bien avec la physiologie. Jusqu'ici les sépultures des saints, les fontaines et les grottes sacrées n'ont jamais agi que sur des malades atteints d'affections ou curables ou susceptibles de rémission instantanée. Mais vit-on un mort ressusciter, le miracle ne serait prouvé que si nous savions ce que c'est que la vie et que la mort, et nous ne le saurons jamais.
On nous définit le miracle: une dérogation aux lois de la nature. Nous ne les connaissons pas; comment saurions-nous qu'un fait y déroge?
—Mais nous connaissons quelques-unes de ces lois?
—Oui, nous avons surpris quelque rapport des choses. Mais, ne saisissant pas toutes les lois naturelles, nous n'en saisissons aucune, puisqu'elles s'enchaînent.
—Encore pourrions-nous constater le miracle dans ces séries de rapports que nous avons surpris.
—Nous ne le pourrions pas avec une certitude philosophique. D'ailleurs, c'est précisément les séries qui nous apparaissent comme les plus fixes et les mieux déterminées que le miracle interrompt le moins. Le miracle n'entreprend rien, par exemple, contre la mécanique céleste. Il ne s'exerce point sur le cours des astres et jamais il n'avance ni ne retarde une éclipse calculée. Il se joue volontiers, au contraire, dans les ténèbres de la pathologie interne et se plaît surtout aux maladies nerveuses. Mais ne mêlons point une question de fait à la question de principe. En principe, le savant est inhabile constater un fait surnaturel. Cette constatation suppose une connaissance totale et absolue de la nature qu'il n'a point et n'aura jamais, et que personne n'eut au monde. C'est parce que je n'en croirais pas nos plus habiles oculistes sur la guérison miraculeuse d'un aveugle, qu'à plus forte raison je n'en crois pas non plus saint Mathieu et saint Marc qui n'étaient pas oculistes. Le miracle est par définition méconnaissable et inconnaissable.
Les savants ne peuvent en aucun cas attester qu'un fait est en contradiction avec l'ordre universel, c'est-à-dire avec l'inconnu divin. Dieu même ne le pourrait qu'en établissant une pitoyable distinction entre les manifestations générales et les manifestations particulières de son activité, en reconnaissant qu'il fait de temps en temps des retouches timides à son oeuvre, et en laissant échapper cet aveu humiliant que la lourde machine qu'il a montée a besoin à toute heure, pour marcher cahin-caha, d'un coup de main du fabricant.
La science est habile, au contraire, à ramener aux données de la science positive des faits qui semblaient s'en écarter. Elle réussit parfois très heureusement à expliquer par des causes physiques certains phénomènes qui passèrent longtemps pour merveilleux. Des guérisons de la moelle furent constatées sur le tombeau du diacre Paris et dans d'autres lieux saints. Ces guérisons n'étonnent plus depuis qu'on sait que l'hystérie simula parfois les lésions de la moelle épinière.
Qu'une étoile nouvelle ait apparu à ces personnages mystérieux que l'Évangile appelle les Mages (je suppose le fait historiquement établi), c'était, certes, un miracle pour les astrologues du moyen âge, qui croyaient que le firmament, clou d'étoiles, n'était sujet à aucune vicissitude. Mais, réelle ou fictive, l'étoile des Mages n'est plus miraculeuse pour nous qui savons que le ciel est incessamment agité par la naissance et par la mort des univers, et qui avons vu, en 1866, une étoile s'allumer tout à coup dans la Couronne boréale, briller pendant un mois, puis s'éteindre.
Cette étoile n'annonçait point le Messie; elle attestait seulement qu'à une distance infinie de nous une conflagration effroyable dévorait un monde en quelques jours, ou plutôt l'avait autrefois dévoré, car le rayon qui nous apportait la nouvelle de ce désastre céleste était en chemin depuis cinq siècles, et peut-être depuis plus longtemps.
On connaît le miracle de Bolsène, immortalisé par une des Stanze de Raphaël. Un prêtre incrédule célébrait la messe; l'hostie, quand il la brisa pour la communion, parut couverte de sang. Les Académies, il y a seulement dix ans, eussent été fort embarrassées d'expliquer un fait si étrange. On n'est même pas tenté de le nier depuis la découverte d'un champignon microscopique dont les colonies, établies dans la farine ou dans la pâte, ont l'aspect du sang coagulé. Le savant qui l'a trouvé, pensant avec raison que c'étaient là les taches rouges de l'hostie de Bolsène, appela le champignon micrococcus prodigiosus.
Il y aura toujours un champignon, une étoile ou une maladie que la science humaine ne connaîtra pas, et c'est pour cela qu'elle devra toujours, au nom de l'éternelle ignorance, nier tout miracle et dire des plus grandes merveilles, comme de l'hostie de Bolsène, comme de l'étoile des Mages, comme du paralytique guéri: Ou cela n'est pas, ou cela est, et, si cela est, cela est dans la nature et par conséquent naturel.
* * *
Ce qui rend défiant en matière d'esthétique, c'est que tout se démontre par le raisonnement. Zénon d'Elée a démontré que la flèche qui vole est immobile. On pourrait aussi démontrer le contraire, bien qu'à vrai dire ce soit plus malaisé. Car le raisonnement s'étonne devant l'évidence, et l'on peut dire que tout se démontre, hors ce que nous sentons véritable. Une argumentation suivie sur un sujet complexe ne prouvera jamais que l'habileté de l'esprit qui l'a conduite. Il faut bien que les hommes aient quelque soupçon de cette grande vérité, puisqu'ils ne se gouvernent jamais par le raisonnement. L'instinct et le sentiment les mènent. Ils obéissent à leurs passions, à l'amour, à la haine et surtout à la peur salutaire. Ils préfèrent les religions aux philosophies et ne raisonnent que pour se justifier de leurs mauvais penchants et de leurs méchantes actions, ce qui est risible, mais pardonnable. Les opérations les plus instinctives sont généralement celles où ils réussissent le mieux, et la nature a fondé sur celles-là seules la conservation de la vie et la perpétuité de l'espèce. Les systèmes philosophiques ont réussi en raison du génie de leurs auteurs, sans qu'on ait jamais pu reconnaître en l'un d'eux des caractères de vérité qui le fissent prévaloir. En morale, toutes les opinions ont été soutenues, et si plusieurs semblent s'accorder, c'est que les moralistes eurent souci, pour la plupart, de ne pas se brouiller avec le sentiment vulgaire et l'instinct commun. La raison pure, s'ils n'avaient écouté qu'elle, les eût conduits par divers chemins aux conclusions les plus monstrueuses, comme il se voit en certaines sectes religieuses et en certaines hérésies dont les auteurs, exaltés par la solitude ont méprisé le consentement irréfléchi des hommes. Il semble qu'elle raisonnât très bien, cette docte caïnite qui, jugeant la création mauvaise, enseignait aux fidèles à offenser les lois physique et morales du monde, sur l'exemple des criminels et préférablement l'imitation de Caïn et Judas. Elle raisonnait bien, pourtant sa morale était abominable. Cette vérité sainte et salutaire se trouve an fond de toutes les religions, qu'il est pour l'homme un guide plus sur que le raisonnement et qu'il faut écouter le coeur.
En esthétique, c'est-à-dire dans les nuages, on peut argumenter plus et mieux qu'en aucun autre sujet. C'est en cet endroit qu'il faut être méfiant. C'est là qu'il faut tout craindre: l'indifférence comme la partialité, la froideur comme la passion, le savoir comme l'ignorance, l'art, l'esprit, la subtilité et l'innocence plus dangereuse que la ruse. En matière d'esthétique, tu redouteras les sophismes, surtout quand ils seront beaux, et il s'en trouva d'admirables. Tu n'en croiras pas même l'esprit mathématique, si parfait, si sublime, mais d'une telle délicatesse que cette machine ne peut travailler que dans le vide et qu'un grain de sable dans les rouages suffit les fausser. On frémit en songeant jusqu'où ce grain de sable peut entraîner une cervelle mathématique. Pensez à Pascal.
L'esthétique ne repose sur rien de solide. C'est un château en l'air. On l'appuie sur l'éthique. Mais il n'y a pas d'éthique. Il n'y a pas de sociologie. Il n'y a pas non plus de biologie. L'achèvement des sciences n'a jamais existé que dans la tête de M. Auguste Comte, dont l'oeuvre est une prophétie. Quand la biologie sera constituée, c'est-à-dire dans quelques millions d'années, un pourra peut-être construire une sociologie. Ce sera l'affaire d'un grand nombre de siècles; après quoi, il sera loisible de créer sur des bases solides une science esthétique. Mais alors notre planète sera bien vieille et touchera aux termes de ses destins. Le soleil, dont les taches nous inquiètent déjà, non sans raison, ne montrera plus à la terre qu'une face d'un rouge sombre et fuligineux à demi couverte de scories opaques, et les derniers humains, retirés au fond des mines, seront moins soucieux de disserter sur l'essence du beau que de brûler dans les ténèbres leurs derniers morceaux de houille, avant de s'abîmer dans les glaces éternelles.
Pour fonder la critique, on parle de tradition et de consentement universel. Il n'y en a pas. L'opinion presque générale, il est vrai, favorise certaines oeuvres. Mais c'est en vertu d'un préjugé, et nullement par choix et par l'effet d'une préférence spontanée. Les oeuvres que tout le monde admire sont celles que personne n'examine. On les reçoit comme un fardeau précieux, qu'on passe à d'autres sans y regarder. Croyez-vous vraiment qu'il y ait beaucoup de liberté dans l'approbation que nous donnons aux classiques grecs, latins, et même aux classiques français? Le goût aussi qui nous porte vers tel ouvrage contemporain et nous éloigne de tel autre est-il bien libre? N'est-il pas déterminé par beaucoup de circonstances étrangères au contenu de cet ouvrage, dont la principale est l'esprit d'imitation, si puissant chez l'homme et chez l'animal? Cet esprit d'imitation nous est nécessaire pour vivre sans trop d'égarement; nous le portons dans toutes nos actions et il domine notre sens esthétique. Sans lui les opinions seraient en matière d'art beaucoup plus diverses encore qu'elles ne sont. C'est par lui qu'un ouvrage qui, pour quelque raison que ce soit, a trouv d'abord quelques suffrages, en recueille ensuite un plus grand nombre. Les premiers seuls étaient libres; tous les autres ne font qu'obéir. Ils n'ont ni spontanéité, ni sens, ni valeur, ni caractère aucun. Et par leur nombre ils font la gloire. Tout dépend d'un très petit commencement. Aussi voit-on que les ouvrages méprisés à leur naissance ont peu de chance de plaire un jour, et qu'au contraire les ouvrages célèbres dès le début gardent longtemps leur réputation et sont estimés encore après être devenus inintelligibles. Ce qui prouve bien que l'accord est le pur effet du préjugé, c'est qu'il cesse avec lui. On en pourrait donner de nombreux exemples. Je n'en rapporterai qu'un seul. Il y a une quinzaine d'années, dans l'examen d'admission au volontariat d'un an, les examinateurs militaires donnèrent pour dictée aux candidats une page sans signature qui, citée dans divers journaux, y fut raillée avec beaucoup de verve et excita la gaieté de lecteurs très lettrés.—«Où ces militaires, demandait-on, étaient-ils allés cherchée des phrases si baroques et si ridicules?» Ils les avaient prises pourtant dans un très beau livre. C'était du Michelet, et du meilleur, du Michelet du plus beau temps. Messieurs les officiers avaient tiré le texte de leur dictée de cette éclatante description de la France par laquelle le grand écrivain termine le premier volume de son Histoire et qui en est un des morceaux les plus estimés. «En latitude, les zones de la France se marquent aisément par leurs produits. Au Nord, les grasses et basses plaines de Belgique et de Flandre avec leurs champs de lin et de colza, et le houblon, leur vigne amère du nord, etc., etc.» J'ai vu des connaisseurs rire de ce style, qu'ils croyaient celui de quelque vieux capitaine. Le plaisant qui riait le plus fort était un grand zélateur de Michelet. Cette page est admirable, mais, pour être admirée d'un consentement unanime, faut-il encore qu'elle soit signée. Il en va de même de toute page écrite de main d'homme. Par contre, ce qu'un grand nom recommande a chance d'être lou aveuglément. Victor Cousin découvrait dans Pascal des sublimités qu'on a reconnu être des fautes du copiste. Il s'extasiait par exemple sur certains «raccourcis d'abîme» qui proviennent d'une mauvaise lecture. On n'imagine pas M. Victor Cousin admirant des «raccourcis d'abîme» chez un de ses contemporains, Les rhapsodies d'un Vrain Lucas furent favorablement accueillies de l'Académie des sciences sous les noms de Pascal et de Descartes. Ossian semblait l'égal d'Homère quand on le croyait ancien. On le méprise depuis qu'on sait que c'est Mac-Pherson.
Lorsque les hommes ont des admirations communes et qu'ils en donnent chacun la raison, la concorde se change en discorde. Dans un même livre ils approuvent des choses contraires qui ne peuvent s'y trouver ensemble. Ce serait un ouvrage bien intéressant que l'histoire des variations de la critique sur une des oeuvres dont l'humanité s'est le plus occupée, Hamlet, la Divine Comédie ou l'Iliade. L'Iliade nous charme aujourd'hui par un caractère barbare et primitif que nous y découvrons de bonne foi. Au xviie siècle, on louait Homère d'avoir observé les règles de l'épopée. «Soyez assuré, disait Boileau, que si Homère a employé le mot chien, c'est que le mot est noble en grec.» Ces idées nous semblent ridicules. Les nôtres paraîtront peut-être aussi ridicules dans deux cents ans, car enfin on ne peut mettre au rang des vérités éternelles qu'Homère est barbare et que la barbarie est admirable. Il n'est pas en matière de littérature une seule opinion qu'on ne combatte aisément par l'opinion contraire. Qui saurait terminer les disputes des joueurs de flûte? Faut-il donc ne faire ni esthétique ni critique? Je ne dis pas cela. Mais il faut savoir que c'est un art et y mettre la passion et l'agrément sans lesquels il n'y a point d'art.
* * *
A Monsieur L. Bourdeau.
Je fus tout à coup emporté dans de muettes ténèbres au milieu desquelles paraissaient vaguement des formes inconnues qui me remplissaient d'horreur. Mes yeux s'accoutumant peu à peu l'obscurité, je distinguai, au bord d'un fleuve qui roulait des eaux lourdes, l'ombre effrayante d'un homme coiffé d'un bonnet asiatique et portant une rame sur l'épaule. Je reconnus l'ingénieux Ulysse. De ses joues creuses pendait une barbe décolorée. Je l'entendis soupirer d'une voix éteinte:
«J'ai faim. Je ne vois plus clair et mon âme est comme une lourde fumée errant dans les ténèbres. Qui me fera boire du sang noir, pour qu'il me souvienne encore de mes navires peints de vermillon, de ma femme irréprochable et de ma mère?
En entendant ce discours, je compris que j'étais transporté dans les Enfers. Je tâchai de m'y diriger de mon mieux, d'après les descriptions des poètes, et je m'acheminai vers une prairie o luisait une faible et douce lumière. Après une demi-heure de marche, je rencontrai des ombres qui, assemblées sur un champ d'asphodèles, discouraient ensemble. Il s'y trouvait des âmes de tous les temps et de tous les pays, et j'y reconnus de grands philosophes mêlés à de pauvres sauvages. Caché dans l'ombre d'un myrte, j'écoutai leur conversation. J'entendis d'abord Pyrrhon demander, avec un air de douceur, les mains sur sa bêche comme un bon jardinier:
—Qu'est-ce que l'âme?
Les ombres qui l'entouraient répondirent presque à la fois.
Le divin Platon dit avec subtilité:
—L'âme est triple. Nous avons une âme très grossière dans le ventre, une âme affectueuse dans la poitrine et une âme raisonnable dans la tète. L'âme est immortelle. Les femmes n'ont que deux âmes. Il leur manque la raisonnable.
Un père du concile de Mâcon lui répondit:
—Platon, vous parlez comme un idolâtre. Le concile de Mâcon, la majorité des voix, accorda, en 585, une âme immortelle à la femme. D'ailleurs, la femme est un homme, puisque Jésus-Christ, né d'une vierge, est appelé dans l'Évangile le fils de l'Homme.
Aristote haussa les épaules et répondit à son maître Platon, avec une respectueuse fermeté:
—A mon compte, ô Platon, je trouve cinq âmes chez l'homme et chez les animaux: 1e la nutritive; 2e la sensitive; 3e la motrice; 4e l'appétitive; 5e la raisonnable. L'âme est la forme du corps. Elle le fait périr en périssant elle-même.
Les opinions s'opposaient les unes aux autres.
L'¨âme est matérielle et figurée.
L'âme est incorporelle et immortelle.
L'âme est un phénomène contingent.
L'âme est une manifestation temporaire de la volonté.
L'âme est un souffle, et quand je me suis vu sur le point d'expirer, je me suis pincé le nez pour retenir mon âme dans mon corps. Mais je n'ai pas serré avec assez de force. Et je suis mort.
Moi je mourus en couches. On mit sur mes lèvres la main de mon petit enfant pour qu'il y retint le souffle de sa mère. Mais il était trop tard, mon âme glissa entre les doigts du pauvre innocent.
J'ai établi solidement que l'âme était spirituelle. Quant savoir ce qu'elle devient, je m'en rapporte à M. Digby, qui en a traité.
Où est ce M. Digby? Qu'on nous l'amène!
Messieurs, je le ferai rechercher soigneusement dans tous les
Enfers.
Il y a trente arguments contre l'immortalité de l'âme et trente-six pour, soit une majorité de six arguments en faveur de l'affirmative.
L'esprit d'un chef courageux ne meurt point, ni sa hache ni sa pipe.
Il est écrit: «Le méchant sera détruit et il ne restera rien de lui.
Tu te trompes, rabbin Maimonide. Il est écrit: «Les maudits iront au feu éternel.
Oui, Maimonide se trompe. Le méchant ne sera pas détruit, mais il sera diminué; il deviendra tout petit et même imperceptible. C'est ce qu'il faut entendre des damnés. Et les âmes saintes s'abîment en Dieu.
La mort fait rentrer les êtres en Dieu comme un son qui s'évanouit dans l'air.
Origène et Jean Scott tiennent ici des discours tous dégouttants des poisons de l'erreur. Ce qui est dit aux livres saints des tourments de l'enfer doit être entendu au sens précis et littéral. Toujours vivants et toujours mourants, immortels pour leurs peines, trop forts pour mourir, trop faibles pour supporter, les damnés gémiront éternellement sur des lits de flammes, outrés de furieuses et irrémédiables douleurs.
Oui, ces vérités doivent être prises au sens littéral. C'est la vraie chair des damnés qui souffrira dans les siècles des siècles. Les enfants morts sitôt le jour ou dans le ventre de leur mère ne seront point exemptés de ces supplices. Ainsi le veut la justice divine. Si l'on a peine à croire que des corps plongés dans les flammes ne s'y consument jamais, c'est un pur effet de l'ignorance, et parce qu'on ne sait pas qu'il y a des chairs qui sa conservent dans le feu. Telles sont celles du faisan. J'en fis l'expérience à Hippone, où mon cuisinier, ayant apprêté un de ces oiseaux m'en servit une moitié. Au bout de quinze jours, je redemandai l'autre moitié, qui se trouva encore bonne à manger. Par quoi il apparut que le feu l'avait conservée comme il conservera les corps des damnés.
Tout ce que je viens d'entendre est noir des ténèbres de l'occident. La vérité est que les âmes passent dans divers corps avant de parvenir au bienheureux nirvana qui met fin à tous les maux de l'être. Gautama traversa cinq cent cinquante incarnations avant de devenir Bouddha; il fut roi, esclave, singe, éléphant, corbeau, grenouille, platane, etc.
Les hommes meurent comme les bêtes, et leur sort est égal. Comme l'homme meurt, les bêtes meurent aussi. Les uns et les autres respirent de même, et l'homme n'a rien de plus que la bête.
Ce discours est concevable dans la bouche d'un juif, façonné à la servitude. Pour moi, je parlerai en romain: L'âme des grands citoyens n'est point périssable. Voilà ce qu'il est permis de croire. Mais on offense la majesté des dieux en supposant qu'ils accordent l'immortalité aux âmes des esclaves et des affranchis.
Hélas! mon fils, tout ce qu'on dit des enfers est un tissu de mensonges. Je me demande si moi-même je suis immortel, autrement que par la mémoire de mon consulat qui durera toujours.
Pour moi, je crois à l'immortalité de l'âme. C'est un beau risque à courir, une espérance dont il faut s'enchanter soi-même.
Cher Socrate, l'immortalité de l'âme, que j'ai démontrée avec éloquence, est principalement une nécessité morale. Car la vertu est un beau sujet de rhétorique et si l'âme n'est pas immortelle la vertu ne sera pas récompensée. Et Dieu ne serait pas Dieu s'il ne prenait pas soin de mes sujets de discours français.
Sont-ce là les maximes d'un sage? Considère, philosophe des Gaules, que la récompense des bonnes actions, c'est de les avoir faites, et qu'aucun prix digne de la vertu ne se trouve hors d'elle-même.
Il est pourtant des peines et des récompenses divines. À la mort, l'âme du méchant va habiter le corps d'un animal inférieur, cheval, hippopotame ou femme. L'âme du sage se mêle au choeur des dieux.
Platon prétend que dans la vie future la justice des dieux corrige la justice humaine. Il est bon, au contraire, que les individus qui furent frappés sur la terre de châtiment qu'ils ne méritaient pas et qui leur furent infligés par des magistrats sujets à l'erreur, mais réguliers et prononçant en toute compétence, continuent de subir leurs peines dans les Enfers; la justice humaine y est intéressée et ce serait l'affaiblir que de proclamer que ses arrêts peuvent être cassés par la sagesse divine.
Dieu est très bon pour les riches et très méchant pour les pauvres, C'est donc qu'il aime les riches et qu'il n'aime pas les pauvres. Et puisqu'il aime les riches il les recevra dans le paradis, et puisqu'il n'aime pas les pauvres il les mettra en enfer.
Sachez que tout homme a deux âmes, l'une bonne qui se réunira
Dieu, l'autre mauvaise, qui sera tourmentée.
0 sages, répondez à un vieillard ami des jardins: Les animaux ont-ils une âme?
Non pas. Ce sont des machines.
Ils sont des animaux et ont une âme comme nous. Cette âme est en rapport avec leurs organes.
0 Aristote, pour leur bonheur, cette âme est comme la nôtre, périssable et sujette à la mort. Chères ombres, attendez patiemment dans ces jardins le temps où vous perdrez tout à fait, avec la volonté cruelle de vivre, la vie elle-même et ses misères. Reposez-vous par avance dans la paix que rien ne trouble.
Qu'est-ce que la vie?
La vie, c'est la mort.
—Qu'est-ce que la mort? demanda encore Pyrrhon.
Personne ne lui répondit, et la troupe des ombres s'éloigna sans bruit comme une nuée chassée par le vent.
Je me croyais seul dans la prairie d'asphodèles, quand je reconnus Ménippe à son air de gaieté cynique.
—Comment, lui dis-je, ces morts, ô Ménippe, parlent-ils de la mort comme s'ils ne la connaissaient pas, et pourquoi se montrent-ils aussi incertains des destinées humaines que s'ils étaient encore sur la terre?
—C'est sans doute, me répondit Ménippe, qu'ils demeurent encore humains et mortels en quelque manière. Quand ils seront entrés dans l'immortalité, ils ne parleront ni ne penseront plus. Il seront semblables aux dieux.
* * *
A Monsieur Horace de Landau,
Bonjour, Polyphile. Quel est ce livre où vous semblez plong tout entier?
C'est un manuel de philosophie, cher Ariste, un de ces petits ouvrages qui vous mettent dans la main la sagesse universelle. Il fait le tour des systèmes à partir des vieux Eléates jusques aux derniers éclectiques, et il aboutit à M. Lachelier. J'en lus d'abord la table des matières; puis, l'ayant ouvert au milieu, ou environ, je tombai sur la phrase que voici: L'âme possède Dieu dans la mesure où elle participe de l'absolu.
Tout donne à croire que cette pensée fait partie d'une argumentation solide. Il n'y aurait pas de bon sens à la considérer isolément.
Aussi ne pris-je point garde à ce qu'elle pouvait signifier. Je ne cherchai pas à découvrir ce qu'elle contenait de vérité. Je m'attachai uniquement à la forme verbale, qui n'est pas singulière, sans doute, ni étrange en aucune façon et qui n'offre à un connaisseur tel que vous rien, je pense, de précieux ou de rare. Du moins peut-on dire qu'elle est métaphysique. Et c'est à quoi je songeais quand vous êtes venu.
Pouvez-vous me communiquer les réflexions que j'ai malheureusement interrompues?
Ce n'était qu'une rêverie. Je songeais que les métaphysiciens, quand ils se font un langage, ressemblent à des remouleurs qui passeraient, au lieu de couteaux et de ciseaux, des médailles et des monnaies à la meule, pour en effacer l'exergue, le millésime et l'effigie. Quand ils ont tant fait qu'on ne voit plus sur leurs pièces de cent sous ni Victoria, ni Guillaume, ni la République, ils disent: «Ces pièces n'ont rien d'anglais, ni d'allemand, ni de français; nous les avons tirées hors du temps et de l'espace; elles ne valent plus cinq francs: elles sont d'un prix inestimable, et leur cours est étendu infiniment.» Ils ont raison de parler ainsi. Par cette industrie de gagne-petit, les mots sont mis du physique au métaphysique. On voit d'abord ce qu'ils y perdent; on ne voit pas tout de suite ce qu'ils y gagnent.
Mais comment, Polyphile, découvrirez-vous à première vue ce qui assurera dans l'avenir le gain ou la perte?
Je reconnais, Ariste, qu'il ne serait décent de nous servir ici de la balance où le Lombard du Pont-au-Change pesait ses aignels et ses ducats. Observons d'abord que le remouleur spirituel a beaucoup passé à la meule les verbes posséder et participer, qui se trouvent dans la phrase du petit Manuel, où ils luisent tous dégagés de leur impureté première.
En effet, Polyphile, on ne leur a rien laissé de contingent.
Et l'on a poli de même le mot absolu qui finit la phrase. Quand vous êtes entré je faisais deux petites réflexions l'endroit de ce mot d'absolu. La première est que les métaphysiciens montrèrent de tout temps une sensible préférence pour les termes négatifs comme non-être, in-tangible, in-conscient. Ils ne sont jamais si à l'aise que lorsqu'ils s'étendent sur l'in-fini et sur l'in-défini, ou s'attachent l'in-connaissable. En trois pages de Hegel, prises au hasard, dans sa Phénoménologie, sur vingt-six mots, sujets de phrases considérables, j'ai trouvé dix-neuf termes négatifs pour sept termes affirmatifs, je veux dire sept termes dont le sens ne se trouvait pas détruit à l'avance par quelque préfixe d'esprit contrariant. Je ne prétends pas que la proportion se maintienne dans le reste de l'ouvrage. Je n'en sais rien. Mais cet exemple vient illustrer une remarque dont l'exactitude peut être vérifiée aisément. Tel est, autant que je l'ai su voir, l'usage des métaphysiciens ou, pour mieux dire, des «métataphysiciens», car c'est une merveille à joindre aux autres que votre science ait elle-même un nom négatif, tiré de l'ordre où furent rangés les livres d'Aristote, et que vous vous intituliez: ceux qui vont après les physiciens. J'entends bien que vous supposez que ceux-ci sont en pile et que, prendre place après, c'est monter dessus. Vous n'en avouez pas moins que vous êtes hors nature.
Poursuivez une idée, de grâce, cher Polyphile. Si vous sautez sans cesse de l'une à l'autre, j'aurai peine à vous suivre.
Je m'en tiens donc à la prédilection qui attire les distillateurs d'idées vers les termes qui expriment la négation d'une affirmation. Et cette prédilection, j'en conviens, n'a par elle-même rien de bizarre ni de fantasque. Ce n'est point chez eux dérèglement, dépravation, manie; elle répond aux besoins naturels des âmes abstrayantes. Les ab, les in, les non agissent plus énergiquement encore que la meule. Ils vous effacent d'un coup les mots les plus saillants. Parfois, à vrai dire, ils vous les retournent seulement, et vous les mettent sens dessus dessous. Ou bien encore ils leur communiquent une force mystérieuse et sacrée, comme on voit dans absolu, qui est beaucoup plus que solu. Absolutus, c'est l'ampleur patricienne de solutus, et un grand témoignage de la majest latine.
Voilà ma première remarque. La seconde est que les sages qui, comme vous, Ariste, parlent métaphysique, prennent soin d'effacer de préférence les termes dont l'effigie avait déjà perdu avant eux sa netteté originelle. Car il faut avouer qu'à nous aussi, gens du commun, il arrive de limer les mots et de les défigurer peu à peu. En quoi nous sommes sans le savoir des métaphysiciens.
Ce que vous dites là, Polyphile, est bon à retenir pour que vous ne soyez pas tenté plus tard de prétendre que les opérations métaphysiques ne sont pas naturelles à l'homme, légitimes, et en quelque sorte nécessaires. Mais poursuivez.
J'observe, Ariste, que beaucoup d'expressions, en passant de bouche en bouche dans la suite des générations prennent du poli, et, comme on dit en terme d'art, du flou. Surtout ne pensez point, Ariste, que je blâme les métaphysiciens s'ils choisissent volontiers, pour les polir, les mots qui leur arrivent un peu frustes. De la sorte ils s'épargnent une bonne moitié de la besogne. Parfois, plus heureux encore, ils mettent la main sur des mots qui, par un long et universel usage, ont perdu, de temps immémorial, toute trace d'effigie. La phrase du petit Manuel en contient jusqu'à deux de cette sorte.
Vous voulez parler, je suis sûr, des mots Dieu et âme.
C'est vous qui les avez nommés, Ariste. Ces deux mots-là, frottés durant des siècles, n'ont plus trace de figure. Avant la métaphysique, ils étaient déjà parfaitement métaphysiciés. Jugez vous-même si l'abstracteur de profession peut laisser échapper ces sortes de mots, qui semblent apprêtés pour son usage, et qui le sont en effet, car les foules inconnues les ont travaillés sans conscience, il est vrai, mais avec un instinct philosophique.
Enfin, pour le cas où ils croient penser ce qui n'avait point ét pensé et concevoir ce qui n'avait point été conçu, les philosophes frappent des mots. Ceux-là, certes, sortent du balancier lisses comme des jetons. Mais il a bien fallu employer à leur fabrication le vieux métal commun. Et cela, comme le reste, est à considérer.
Vous venez de dire, si je vous ai bien entendu, Polyphile, que les métaphysiciens parlent une langue composée de termes les uns empruntés au langage vulgaire dans ce qu'il a de plus abstrait, ou de plus général, ou de plus négatif, les autres créés artificiellement avec des éléments empruntés au langage vulgaire. Où voulez-vous en venir?
Accordez-moi d'abord, Ariste, que tous les mots du langage humain furent frappés à l'origine d'une figure matérielle et que tous représentèrent dans leur nouveauté quelque image sensible. Il n'est point de terme qui primitivement n'ait été le signe d'un objet appartenant à ce monde des formes et des couleurs, des sons et des odeurs et de toutes les illusions où les sens sont amusés impitoyablement.
C'est en nommant le chemin droit et le sentier tortueux qu'on exprima les premières idées morales. Le vocabulaire des hommes naquit sensuel et cette sensualité est si bien attachée à sa nature qu'elle se retrouve encore dans les termes auxquels le sentiment commun a prêté par la suite un vague spirituel, et jusque dans les dénominations fabriquées par l'art des métaphysiciens pour exprimer l'abstraction à sa plus haute puissance. Celles-là même n'échappent pas au matérialisme fatal du vocabulaire; elles tiennent encore par quelque racine l'antique imagerie de la parole humaine.
J'en conviens.
Tous ces mots, ou défigurés par l'usage ou polis ou même forgés en vue de quelque construction mentale, nous pouvons nous représenter leur figure originelle. Les chimistes obtiennent des réactifs qui font paraître sur le papyrus ou sur le parchemin l'encre effacée. C'est à l'aide de ces réactifs qu'on lit les palimpsestes.
Si l'on appliquait un procédé analogue aux écrits des métaphysiciens, si l'on mettait en lumière le sens primitif et concret qui demeure invisible et présent sous le sens abstrait et nouveau, on trouverait des idées bien étranges et parfois peut-être instructives.
Essayons, si vous voulez, Ariste, de rendre la forme et la couleur, la vie première aux mots qui composent la phrase de mon petit Manuel:
L'âme possède Dieu dans la mesure où elle participe de l'absolu,
En cette tentative, la grammaire comparée nous portera le même secours que le réactif chimique offre aux déchiffreurs de palimpsestes. Elle nous fera voir le sens que présentait cette dizaine de mots, non point sans doute à l'origine du langage, qui se perd dans les ombres du passé, mais du moins à une époque bien antérieure à tout souvenir historique.
Âme, Dieu, mesure, posséder, participer, peuvent être ramenés leur signification aryenne. Absolu se laisse décomposer en ses éléments antiques. Or, en redonnant à ces mots leur jeune et clair visage, voici, sauf erreur, ce que nous obtenons: Le souffle est assis sur celui qui brille, au boisseau du don qu'il reçoit en ce qui est tout délié.
Pensez-vous, Polyphile, qu'il y ait de grandes conséquences tirer de cela?
Il y a du moins celle-ci que les métaphysiciens construisent leurs systèmes avec les débris méconnaissables des signes par lesquels les sauvages exprimaient leurs joies, leurs désirs et leurs craintes.
Ils subissent en cela les conditions nécessaires du langage.
Sans chercher si cette fatalité commune est pour eux un sujet d'humiliation ou d'orgueil, je songe aux aventures extraordinaires par lesquelles les termes qu'ils emploient ont passé du particulier au général, du concret à l'abstrait; comment, par exemple, âme qui était le souffle chaud du corps a changé d'essence au point qu'on peut dire: «Cet animal n'a point d'âme.» Ce qui signifie proprement: «Celui-ci qui souffle n'a pas de souffle»; et comment encore le même nom a été donn successivement à un météore, à un fétiche, à une idole et à la cause première des choses. Ce sont là, pour de pauvres syllabes, des fortunes merveilleuses qui m'effraient.
En les rapportant avec exactitude, on travaillerait à l'histoire naturelle des idées métaphysiques. Il faudrait suivre les modifications successives qu'a subies le sens de mots tels qu'âme ou esprit et découvrir comment peu à peu se sont formées les significations actuelles. On jetterait ainsi une lumière terrible sur l'espèce de réalité que ces mots expriment.
Vous parlez, Polyphile, comme si les idées qu'on attache à un mot, dépendantes de ce mot, naissaient, changeaient et mouraient avec lui; et parce qu'un nom, comme Dieu, âme ou esprit a été successivement le signe de plusieurs idées dissemblables entre elles, vous croyez saisir dans l'histoire de ce nom la vie et la mort de ces idées. Enfin, vous rendez la pensée métaphysique sujette de son langage et soumise à toutes les infirmités héréditaires des termes qu'elle emploie. Cette entreprise est si insensée que vous n'avez osé l'avouer qu'à mots couverts et avec inquiétude.
Mon inquiétude est seulement de savoir jusqu'où n'iront point les difficultés que je soulève. Tout mot est l'image d'une image, le signe d'une illusion. Pas autre chose. Et si je connais que c'est avec les restes effacés et dénaturés d'images antiques et d'illusions grossières, qu'on représente l'abstrait, aussitôt l'abstrait cesse de m'être représenté, je ne vois plus que des cendres de concret et, au lieu d'une idée pure, les poussières subtiles des fétiches, des amulettes et des idoles qu'on a broyés.
Mais ne disiez-vous pas tout à l'heure que le langage métaphysique était tout entier poli et comme passé à la meule? Et qu'entendiez-vous par là, sinon que les termes y sont dépouillés et abstraits? Et cette meule dont vous parliez, qu'est-elle, sinon la définition qu'on leur donne? Vous oubliez à présent que, dans l'exposé de toute doctrine métaphysique les termes sont exactement définis, et que, abstraits par définition, ils ne gardent rien du concret qu'ils tenaient d'une acception antérieure.
Oui, vous définissez les mots par d'autres mots. En sont-ils moins des mots humains, c'est-à-dire de vieux cris de désir ou d'épouvante, jetés par des malheureux devant les ombres et les lumières qui leur cachaient le monde. Comme nos pauvres ancêtres des forêts et des cavernes, nous sommes enfermés dans nos sens qui nous bornent l'univers. Nous croyons que nos yeux nous le découvrent, et c'est un reflet de nous-mêmes qu'ils nous renvoient. Et nous n'avons encore pour exprimer les émotions de notre ignorance que la voix du sauvage, ses bégaiements un peu mieux articulés et ses hurlements adoucis. Ariste, voilà tout le langage humain.
Si vous le méprisez chez le philosophe, méprisez-le donc dans le reste des hommes. Ceux qui traitent des sciences exactes emploient de même un vocabulaire qui commença de se former dans les premiers balbutiements des hommes, et qui pourtant ne manque pas d'exactitude. Et les mathématiciens qui, comme nous, spéculent sur des abstractions, parlent une langue qui pourrait, comme la nôtre, être ramenée au concret, puisque c'est une langue humaine. Vous auriez beau jeu, Polyphile, s'il vous plaisait de matérialiser un axiome de géométrie ou une formule algébrique. Mais vous ne détruirez pas pour cela l'idéal qui y est. Vous montreriez, au contraire, en l'ôtant, qu'il y avait été mis.
Sans doute. Mais ni le physicien, ni le géomètre ne se trouvent dans le cas du métaphysicien. Dans les sciences physiques et dans les sciences mathématiques, l'exactitude du vocabulaire dépend uniquement des rapports du nom avec l'objet ou le phénomène qu'il désigne. C'est là une mesure qui ne trompe pas. Et comme le nom et la chose sont pareillement sensibles, nous approprions sûrement l'un à l'autre. Ici le sens étymologique, la valeur intime du terme n'est d'aucune importance. La signification du mot est déterminée trop exactement par l'objet sensible qu'il représente pour que toute autre exactitude ne soit pas superflue. Qui songerait à rendre plus précises les idées que nous procurent les termes acide et base, dans l'acception que leur donne le chimiste? C'est pourquoi l'on n'aurait pas le sens commun à rechercher l'histoire des dénominations qui entrent dans la terminologie des sciences. Un mot de chimie, une fois installé dans le formulaire, n'a pas à nous révéler les aventures qui lui arrivèrent du temps de sa folle jeunesse, quand il courait les bois et les montagnes. Il ne s'amuse plus. Son objet et lui peuvent être embrassés du même regard et sans cesse confrontés. Vous me parlez aussi du géomètre. Le géomètre spécule sur des abstractions, sans doute. Mais, bien différentes des abstractions métaphysiques, celles de la mathématique sont extraites des propriétés sensibles et mesurables des corps; elles constituent une philosophie physique. Il en résulte que les vérités mathématiques, bien qu'intangibles par elles-mêmes, peuvent être comparées sans cesse à la nature qui, sans jamais les dégager entièrement, laisse paraître qu'elles sont toutes en elles. Leur expression n'est pas dans le langage; elle est dans la nature des choses; elle est précisément dans les catégories du nombre et de l'espace sous lesquelles la nature se manifeste l'homme. Aussi le langage de la mathématique n'a-t-il besoin, pour être excellent, que d'être soumis à des conventions stables. Si chaque terme concret y désigne une abstraction, cette abstraction a dans la nature sa représentation concrète. C'est, si vous voulez, une figure grossière, une sorte d'épaisse et de rude caricature; ce n'en est pas moins une image sensible. Le mot s'applique directement à elle, parce qu'il est dans son plan, et, de là, il se transporte sans difficulté sur l'idée purement intelligible qui correspond à l'idée sensible. Il n'en va pas de même de la métaphysique où l'abstraction est non plus le résultat visible de l'expérience, comme dans la physique, non plus l'effet d'une spéculation sur la nature sensible, comme dans la mathématique, mais uniquement le produit d'une opération de l'esprit qui tire d'une chose certaines qualités pour lui seul intelligibles et concevables, dont on sait seulement qu'il a l'idée qu'il ne fait connaître que par le discours qu'il en tient, qui, par conséquent, n'ont d'autre caution que la parole. Si ces abstractions existent véritablement et par elles-mêmes, elles résident dans un lieu accessible à la seule intelligence, elles habitent un monde que vous appelez l'absolu par opposition à celui-ci, dont je dirai seulement qu'à votre sens, il n'est pas absolu. Et si ces deux mondes sont l'un dans l'autre, c'est leur affaire et non la mienne. Il me suffit de connaître que l'un est sensible et que l'autre ne l'est pas; que le sensible n'est pas intelligible et que l'intelligible n'est pas sensible. Dès lors, le mot et la chose ne peuvent s'appliquer l'un à l'autre, n'étant pas dans le même lieu; ils ne sauraient se connaître l'un l'autre, puisqu'ils ne sont pas dans le même monde. Métaphysiquement, ou le mot est toute la chose, ou il ne sait rien de la chose.
Pour qu'il en fût autrement il faudrait qu'il y eût des mots absolument abstraits de tout sensualisme; et il n'y en a pas. Les mots qu'on dit abstraits ne le sont que par destination. Ils jouent le rôle de l'abstrait, comme un comédien représente le fantôme, dans Hamlet.
Vous mettez des difficultés où il n'y en eut jamais. A mesure que l'esprit a abstrait ou, si vous voulez, décomposé, et, comme vous disiez tout à l'heure, distillé la nature pour en tirer l'essence, il a de même abstrait, décomposé, distillé des mots, afin de représenter le produit de ses opérations transcendantes. D'où il résulte que le signe est exactement appliqué à l'objet.
Mais, Ariste, je vous ai assez fait voir, et sous divers aspects, que l'abstrait dans les mots n'est qu'un moindre concret. Le concret, aminci et exténué, est encore le concret. Il ne faut pas tomber dans le travers de ces femmes qui, parce qu'elles sont maigres, veulent passer pour de purs esprits. Vous imitez les enfants qui d'une branche de sureau ne gardent que la moelle pour en faire des marmousets. Ces marmousets sont légers, mais ce sont des marmousets de sureau. De même, vos termes qu'on dit abstraits, sont seulement devenus moins concrets. Et si vous les tenez pour absolument abstraits et tout tirés hors de leur propre et véritable nature, c'est pure convention. Mais, si les idées que représentent ces mots ne sont pas, elles, des conventions pures; si elles sont réalisées autre part qu'en vous-même, si elles existent dans l'absolu, ou en tout autre imaginaire lieu qu'il vous plaira désigner, si elles «sont» enfin, elles ne peuvent être énoncées, elles demeurent ineffables. Les dire, c'est les nier; les exprimer, c'est les détruire. Car, le mot concret étant le signe de l'idée abstraite, celle-ci, aussitôt signifiée, devient concrète, et voilà toute la quintessence perdue.
Mais si je vous dis que, pour l'idée comme pour le mot, l'abstrait n'est qu'un moindre concret, votre raisonnement tombe par terre.
Vous ne direz pas cela. Ce serait ruiner toute la métaphysique et faire trop de tort à l'âme, à Dieu et subséquemment à ses professeurs. Je sais bien que Hegel a dit que le concret était l'abstrait et que l'abstrait était le concret. Mais aussi cet homme pensif a mis votre science à l'envers. Vous conviendrez, Ariste, ne fût-ce que pour rester dans les règles du jeu, que l'abstrait est opposé au concret. Or, le mot concret ne peut être le signe de l'idée abstraite. Il n'en saurait être que le symbole, et, pour mieux dire, l'allégorie. Le signe marque l'objet et le rappelle. Il n'a pas de valeur propre. Le symbole tient lieu de l'objet. Il ne le montre pas, il le représente. Il ne le rappelle pas, il l'imite. Il est une figure. Il a par lui-même une réalité et une signification. Aussi étais-je dans la vérité en recherchant les sens contenus dans les mots âme, Dieu, absolu, qui sont des symboles et non pas des signes.
«L'âme possède Dieu dans la mesure où elle participe de l'absolu.
Qu'est-ce que cela, sinon un assemblage de petits symboles qu'on a beaucoup effacés, j'en conviens, qui ont perdu leur brillant et leur pittoresque, mais qui demeurent encore des symboles par force de nature? L'image y est réduite au schéma. Mais le schéma c'est l'image encore. Et j'ai pu, sans infidélité, substituer celle-ci à l'autre. C'est ainsi que j'ai obtenu:
«_Le souffle est assis sur celui qui brille au boisseau du don qu'il reçoit en ce qui est tout délié (_ou subtil)», d'où nous tirons sans peine: «Celui dont le souffle est un signe de vie, l'homme, prendra place (sans doute après que le souffle sera exhalé) dans le feu divin, source et foyer de la vie, et cette place lui sera mesurée sur la vertu qui lui a été donnée (par les démons, j'imagine) d'étendre ce souffle chaud, cette petite âme invisible, à travers l'espace libre (le bleu du ciel, probablement).
Et remarquez que cela vous a l'air d'un fragment d'hymne védique, que cela sent la vieille mythologie orientale. Je ne réponds pas d'avoir rétabli ce mythe primitif dans toute la rigueur des lois qui régissent le langage. Peu importe. Il suffit qu'on voie que nous avons trouvé des symboles et un mythe dans une phrase qui était essentiellement symbolique et mythique, puisqu'elle était métaphysique. Je crois vous l'avoir assez fait sentir, Ariste: toute expression d'une idée abstraite ne saurait être qu'une allégorie. Par un sort bizarre, ces métaphysiciens, qui croient échapper au monde des apparences, sont contraints de vivre perpétuellement dans l'allégorie. Poètes tristes, ils décolorent les fables antiques, et ils ne sont que des assembleurs de fables. Ils font de la mythologie blanche.
Adieu, cher Polyphile. Je sors non persuadé. Si vous aviez raisonné dans les règles, il m'aurait été facile de réfuter vos arguments.
* * *
A Teodor de Wyzewa.
Je trouvai mon ami Jean dans le vieux prieuré dont il habite les ruines depuis dix ans. Il me reçut avec la joie tranquille d'un ermite délivré de nos craintes et de nos espérances et me fit descendre au verger inculte où, chaque matin, il fume sa pipe de terre entre ses pruniers couverts de mousse. Là, nous nous assîmes, en attendant le déjeuner, sur un banc, devant une table boiteuse, au pied d'un mur écroulé où la saponaire balance les grappes rosées de ses fleurs en même temps flétries et fraîches. La lumière humide du ciel tremblait aux feuilles des peupliers qui murmuraient sur le bord du chemin. Une tristesse infinie et douce passait sur nos têtes avec des nuages d'un g*** pâle.
Après m'avoir demandé, par un reste de politesse, des nouvelles de ma santé et de mes affaires, Jean me dit d'une voix lente, le front sourcilleux:
—Bien que je ne lise jamais, mon ignorance n'est pas si bien gardée qu'il ne me soit parvenu dans mon ermitage, que vous avez naguère contredit, à la deuxième page d'un journal, un prophète assez ami des hommes pour enseigner que la science et l'intelligence sont la source et la fontaine, le puits et la citerne de tous les maux dont souffrent les hommes. Ce prophète, si j'ai de bons avis, soutenait que, pour rendre la vie innocente et même aimable, il suffit de renoncer à la pensée et à la connaissance et qu'il n'est de bonheur au monde que dans une aveugle et douce charité. Sages préceptes, maximes salutaires, qu'il eut seulement le tort d'exprimer et la faiblesse de mettre en beau langage, sans s'apercevoir que combattre l'art avec art et l'esprit avec esprit, c'est se condamner à ne vaincre que pour l'esprit et pour l'art. Vous me rendrez cette justice, mon ami, que je ne suis pas tombé dans cette pitoyable contradiction et que j'ai renoncé à penser et à écrire dès que j'ai reconnu que la pensée est mauvaise et l'écriture funeste. Cette sagesse m'est venue, vous le savez, en 1882, après la publication d'un petit livre de philosophie qui m'avait coûté mille peines et que les philosophes méprisèrent parce qu'il était écrit avec élégance. J'y démontrais que le monde est inintelligible, et je me fâchai quand on me répondit qu'en effet je ne l'avais pas compris. Je voulus alors défendre mon livre; mais, l'ayant relu, je ne parvins pas à en retrouver le sens exact. Je m'aperçus que j'étais aussi obscur que les plus grands métaphysiciens et qu'on me faisait tort en ne m'accordant pas une part de l'admiration qu'ils inspirent. C'est ce qui me détacha tout à fait des spéculations transcendantes. Je me tournai vers les sciences d'observation et j'étudiai la physiologie. Les principes en sont assez stables depuis une trentaine d'années. Ils consistent fixer proprement une grenouille avec des épingles sur une planche de liège et à l'ouvrir pour observer les nerfs et le coeur, qui est double. Mais je reconnus tout de suite que, par cette méthode, il faudrait beaucoup plus de temps que n'en assure la vie pour découvrir le secret profond des êtres. Je sentis la vanité de la science pure, qui, n'embrassant qu'une parcelle infiniment petite des phénomènes, surprend des rapports trop peu nombreux pour former un système soutenable. Je pensai un moment me jeter dans l'industrie. Ma douceur naturelle m'arrêta. Il n'y a pas d'entreprise dont on puisse dire d'avance si elle fera plus de bien que de mal. Christophe Colomb, qui vécut et mourut comme un saint et porta l'habit du bon saint François, n'aurait pas cherché, sans doute, le chemin des Indes s'il avait prévu que sa découverte causerait le massacre de tant de peuples rouges, a la vérité vicieux et cruels, mais sensibles à la souffrance, et qu'il apporterait dans la vieille Europe, avec l'or du Nouveau-Monde, des maladies et des crimes inconnus. Je frissonnai quand de fort honnêtes gens parlèrent de m'intéresser dans des affaires de canons, de fusils et d'explosifs où ils avaient gagné de l'argent et des honneurs. Je ne doutai plus que la civilisation, comme on la nomme, ne fût une barbarie savante et je résolus de devenir un sauvage. Il ne me fut pas difficile d'exécuter ce dessein à trente lieues de Paris, dans ce petit pays qui se dépeuple tous les jours. Vous avez vu sur la rue du village des maisons en ruine. Tous les fils des paysans quittent pour la ville une terre trop morcelée, qui ne peut plus les nourrir.
On prévoit le jour où un habile homme, achetant tous ces champs, reconstituera la grande propriété, et nous verrons peut-être le petit cultivateur disparaître de la campagne, comme déjà le petit commerçant tend à disparaître des grandes villes. Il en sera ce qu'il pourra. Je n'en prends nul souci. J'ai acheté pour six mille francs les restes d'un ancien prieuré, avec un bel escalier de pierre dans une tour et ce verger que je ne cultive pas. J'y passe le temps à regarder les nuages dans le ciel ou, sur l'herbe, les fusées blanches de la carotte sauvage. Cela vaut mieux, sans doute, que d'ouvrir des grenouilles ou que de créer un nouveau type de torpilleur.
» Quand la nuit est belle, si je ne dors pas, je regarde les étoiles, qui me font plaisir à voir depuis que j'ai oublié leurs noms. Je ne reçois personne, je ne pense à rien. Je n'ai pris soin ni de vous attirer dans ma retraite ni de vous en écarter.
» Je suis heureux de vous offrir une omelette, du vin et du tabac. Mais je ne vous cache pas qu'il m'est encore plus agréable de donner à mon chien, à mes lapins et à mes pigeons le pain quotidien, qui répare leurs forces, dont ils ne se serviront pas mal à propos pour écrire des romans qui troublent les coeurs ou des traités de physiologie qui empoisonnent l'existence.
A ce moment, une belle fille, aux joues rouges, avec des yeux d'un bleu pâle, apporta des oeufs et une bouteille de vin gris. Je demandai à mon ami Jeun s'il haïssait les arts et les lettres à l'égal des sciences.
—Non pas, me dit-il: il y a dans les arts une puérilité qui désarme la haine. Ce sont des jeux d'enfants. Les peintres, les sculpteurs barbouillent des images et font des poupées. Voil tout! Il n'y aurait pas grand mal à cela. Il faudrait même savoir gré aux poètes de n'employer les mots qu'après les avoir dépouillés de toute signification si les malheureux qui se livrent à cet amusement ne le prenaient point au sérieux et s'ils n'y dévouaient point odieusement égoïstes, irritables, jaloux, envieux, maniaques et déments. Ils attachent à ces niaiseries des idées de gloire. Ce qui prouve leur délire. Car de toutes les illusions qui peuvent naître dans un cerveau malade, la gloire est bien la plus ridicule et la plus funeste. C'est ce qui me fait pitié. Ici, les laboureurs chantent dans le sillon les chansons des aïeux; les bergers, assis au penchant des collines, taillent avec leur couteau des figures dans des racines de buis, et les ménagères pétrissent, pour les fêtes religieuses, des pains en forme de colombes. Ce sont là des arts innocents, que l'orgueil n'empoisonna pas. Ils sont faciles et proportionnés à la faiblesse humaine. Au contraire, les arts des villes exigent un effort, et tout effort produit la souffrance.
» Mais ce qui afflige, enlaidit et déforme excessivement les hommes, c'est la science, qui les met en rapport avec des objets auxquels ils sont disproportionnés et altère les conditions véritables de leur commerce avec la nature. Elle les excite comprendre, quand il est évident qu'un animal est fait pour sentir et ne pas comprendre; elle développe le cerveau, qui est un organe inutile aux dépens des organes utiles, que nous avons en commun avec les bêtes; elle nous détourne de la jouissance, dont nous sentons le besoin instinctif; elle nous tourmente par d'affreuses illusions, en nous représentant des monstres qui n'existent que par elle; elle crée notre petitesse en mesurant les astres, la brièveté de la vie en évaluant l'âge de la terre, notre infirmité en nous faisant soupçonner ce que nous ne pouvons ni voir ni atteindre, notre ignorance en nous cognant sans cesse à l'inconnaissable et notre misère en multipliant nos curiosités sans les satisfaire.
» Je ne parle que de ses spéculations pures. Quand elle passe l'application, elle n'invente que des appareils de torture et des machines dans lesquelles les malheureux humains sont suppliciés. Visitez quelque cité industrielle ou descendez dans une mine, et dites si ce que vous voyez ne passe pas tout ce que les théologiens les plus féroces ont imaginé de l'enfer. Pourtant, on doute, a la réflexion, si les produits de l'industrie ne sont pas moins nuisibles aux pauvres qui les fabriquent qu'aux riches qui s'en servent et si, de tous les maux de la vie, le luxe n'est point le pire. J'ai connu des êtres de toutes les conditions: je n'en ai point rencontré de si misérables qu'une femme du monde, jeune et jolie, qui dépense, à Paris, chaque année, cinquante mille francs pour ses robes. C'est un état qui conduit à la névrose incurable.
La belle fille aux yeux clairs nous versa le café avec un air de stupidité heureuse.
Mon ami Jean me la désigna du bout de sa pipe qu'il venait de bourrer:
—Voyez, me dit-il, cette fille qui ne mange que du lard et du pain et qui portait, hier, au bout d'une fourche les bottes de paille dont elle a encore des brins dans les cheveux. Elle est heureuse et, quoi qu'elle fasse, innocente. Car c'est la science et la civilisation qui ont créé le mal moral avec le mal physique. Je suis presque aussi heureux qu'elle, étant presque aussi stupide. Ne pensant à rien, je ne me tourmente plus. N'agissant pas, je ne crains pas de mal faire. Je ne cultive pas même mon jardin, de peur d'accomplir un acte dont je ne pourrais pas calculer les conséquences. De la sorte, je suis parfaitement tranquille.
—A votre place, lui dis-je, je n'aurai pas cette quiétude. Vous n'avez pas supprimé assez complètement en vous la connaissance, la pensée et l'action pour goûter une paix légitime. Prenez-y garde: Quoi qu'on fasse, vivre, c'est agir. Les suites d'une découverte scientifique ou d'une invention vous effraient parce qu'elles sont incalculables. Mais la pensée la plus simple, l'acte le plus instinctif a aussi des conséquences incalculables. Vous faites bien de l'honneur à l'intelligence, à la science et l'industrie en croyant qu'elles tissent seules de leurs mains le filet des destinées. Les forces inconscientes en ferment aussi plus d'une maille. Peut-on prévoir l'effet d'un petit caillou qui tombe d'une montagne? Cet effet peut être plus considérable pour le sort de l'humanité que la publication du Novum Organum ou que la découverte de l'électricité.
—Ce n'était un acte ni bien original, ni bien réfléchi, ni, coup sûr, d'ordre scientifique que celui auquel Alexandre ou Napoléon dut de naître. Toutefois des millions de destinées en furent traversées. Sait-on jamais la valeur et le véritable sens de ce que l'on fait? Il y a dans les Mille et une Nuits un conte auquel je ne puis me défendre d'attacher une signification philosophique. C'est l'histoire de ce marchand arabe qui, au retour d'un pèlerinage à la Mecque, s'assied au bord, d'une fontaine pour manger des dattes, dont il jette les noyaux en l'air. Un de ces noyaux tue le fils invisible d'un Génie. Le pauvre homme ne croyait pas tant faire avec un noyau, et, quand on l'instruisit de son crime, il en demeura stupide. Il n'avait pas assez médité sur les conséquences possibles de toute action. Savons-nous jamais si, quand nous levons les bras, nous ne frappons pas, comme fit ce marchand, un génie de l'air? À votre place je ne serais pas tranquille. Qui vous dit, mon ami, que votre repos dans ce prieuré couvert de lierre et de saxifrages n'est pas un acte d'une importance plus grande pour l'humanit que les découvertes de tous les savants, et d'un effet véritablement désastreux dans l'avenir?
—Ce n'est pas probable.
—Ce n'est pas impossible. Vous menez une vie singulière. Vous tenez des propos étranges qui peuvent être recueillis et publiés. Il n'en faudrait pas plus, dans certaines circonstances, pour devenir, malgré vous, et même à votre insu, le fondateur d'une religion qui serait embrassée par des millions d'hommes, qu'elle rendrait malheureux et méchants et qui massacreraient en votre nom des milliers d'autres hommes.