La Porte a paru dans le Gil-Blas du mardi 3 mai 1887.


LE PÈRE.

Jean de Valnoix est un ami que je vais voir de temps en temps. Il habite un petit manoir, au bord d’une rivière, dans un bois. Il s’était retiré là après avoir vécu à Paris, une vie de fou, pendant quinze ans. Tout à coup il en eut assez des plaisirs, des soupers, des hommes, des femmes, des cartes, de tout, et il vint habiter ce domaine où il était né.

Nous sommes deux ou trois qui allons passer, de temps en temps, quinze jours ou trois semaines avec lui. Il est certes enchanté de nous revoir quand nous arrivons, et ravi de se retrouver seul quand nous partons.

Donc j’allai chez lui, la semaine dernière, et il me reçut à bras ouverts. Nous passions les heures tantôt ensemble, tantôt isolément. En général, il lit, et je travaille pendant le jour; et chaque soir nous causons jusqu’à minuit.

Donc, mardi dernier, après une journée étouffante, nous étions assis tous les deux, vers neuf heures du soir, à regarder couler l’eau de la rivière, contre nos pieds: et nous échangions des idées très vagues sur les étoiles qui se baignaient dans le courant et semblaient nager devant nous. Nous échangions des idées très vagues, très confuses, très courtes, car nos esprits sont très bornés, très faibles, très impuissants. Moi je m’attendrissais sur le soleil qui meurt dans la Grande Ourse. On ne le voit plus que par les nuits claires, tant il pâlit. Quand le ciel est un peu brumeux, il disparaît, cet agonisant. Nous songions aux êtres qui peuplent ces mondes, à leurs formes inimaginables, à leurs facultés insoupçonnables, à leurs organes inconnus, aux animaux, aux plantes, à toutes les espèces, à tous les règnes, à toutes les essences, à toutes les matières, que le rêve de l’homme ne peut même effleurer.

Tout à coup une voix cria dans le lointain:

—Monsieur, monsieur!

Jean répondit:

—Ici, Baptiste.

Et quand le domestique nous eut trouvés, il annonça:

—C’est la bohémienne de Monsieur.

Mon ami se mit à rire, d’un rire fou bien rare chez lui, puis il demanda:

—Nous sommes donc au 19 juillet?

—Mais oui, Monsieur.

—Très bien. Dites-lui de m’attendre. Faites-la souper. Je rentrerai dans dix minutes.

Quand l’homme eut disparu, mon ami me prit le bras.

—Allons doucement, dit-il, je vais te conter cette histoire.

«Il y a maintenant sept ans, c’était l’année de mon arrivée ici, je sortis un soir pour faire un tour dans la forêt. Il faisait beau comme aujourd’hui; et j’allais à petits pas sous les grands arbres, contemplant les étoiles à travers les feuilles, respirant et buvant à pleine poitrine le frais repos de la nuit et du bois.

Je venais de quitter Paris pour toujours. J’étais las, las, écœuré plus que je ne saurais dire par toutes les bêtises, toutes les bassesses, toutes les saletés que j’avais vues et auxquelles j’avais participé pendant quinze ans.

J’allai loin, très loin, dans ce bois profond, en suivant un chemin creux qui conduit au village de Crouzille, à quinze kilomètres d’ici.

Tout à coup mon chien, Bock, un grand saint-germain qui ne me quittait jamais, s’arrêta net et se mit à grogner. Je crus à la présence d’un renard, d’un loup ou d’un sanglier; et j’avançai doucement, sur la pointe des pieds, afin de ne pas faire de bruit; mais soudain j’entendis des cris, des cris humains, plaintifs, étouffés, déchirants.

Certes, on assassinait quelqu’un dans un taillis, et je me mis à courir, serrant dans ma main droite une lourde canne de chêne, une vraie massue.

J’approchais des gémissements qui me parvenaient maintenant plus distincts, mais étrangement sourds. On eût dit qu’ils sortaient d’une maison, d’une hutte de charbonnier peut-être. Bock, trois pas devant moi, courait, s’arrêtait, repartait, très excité, grondant toujours. Soudain un autre chien, un gros chien noir, aux yeux de feu, nous barra la route. Je voyais très bien ses crocs blancs qui semblaient luire dans sa gueule.

Je courus sur lui la canne levée, mais déjà Bock avait sauté dessus et les deux bêtes se roulaient par terre, les gueules refermées sur les gorges. Je passai et je faillis heurter un cheval couché dans le chemin. Comme je m’arrêtais, fort surpris, pour examiner l’animal, j’aperçus devant moi une voiture, ou plutôt une maison roulante, une de ces maisons de saltimbanques et de marchands forains qui vont dans nos campagnes de foire en foire.

Les cris sortaient de là, affreux, continus. Comme la porte donnait de l’autre côté, je fis le tour de cette guimbarde et je montai brusquement les trois marches de bois, prêt à tomber sur le malfaiteur.

Ce que je vis me parut si étrange que je ne compris rien d’abord. Un homme, à genoux, semblait prier, tandis que dans le lit que contenait cette boîte, quelque chose d’impossible à reconnaître, un être à moitié nu, contourné, tordu, dont je ne voyais pas la figure, remuait, s’agitait et hurlait.

C’était une femme en mal d’enfant.

Dès que j’eus compris le genre d’accident provoquant ces plaintes, je fis connaître ma présence, et l’homme, une sorte de Marseillais affolé, me supplia de le sauver, de la sauver, me promettant avec des paroles innombrables une reconnaissance invraisemblable. Je n’avais jamais vu d’accouchement, jamais secouru un être femelle, femme, chienne ou chatte, en cette circonstance, et je le déclarai ingénument en regardant avec stupeur ce qui criait si fort dans le lit.

Puis quand j’eus repris mon sang-froid, je demandai à l’homme atterré pourquoi il n’allait pas jusqu’au prochain village. Son cheval tombant dans une ornière avait dû se casser la jambe et ne pouvait plus se lever.

—Eh bien! mon brave, lui dis-je, nous sommes deux, à présent, nous allons traîner votre femme jusque chez moi.

Mais les hurlements des chiens nous forcèrent à sortir, et il fallut les séparer à coups de bâton, au risque de les tuer. Puis, j’eus l’idée de les atteler avec nous, l’un à droite, l’autre à gauche dans nos jambes, pour nous aider. En dix minutes tout fut prêt, et la voiture se mit en route lentement, secouant aux cahots des ornières profondes la pauvre femme au flanc déchiré.

Quelle route, mon cher! Nous allions, haletant, râlant, en sueur, glissant et tombant parfois, tandis que nos pauvres chiens soufflaient comme des forges dans nos jambes.

Il fallut trois heures pour atteindre le château. Quand nous arrivâmes devant la porte, les cris avaient cessé dans la voiture. La mère et l’enfant se portaient bien.

On les coucha dans un bon lit, puis je fis atteler pour chercher un médecin, tandis que le Marseillais, rassuré, consolé, triomphant, mangeait à étouffer et se grisait à mort pour célébrer cette heureuse naissance.

C’était une fille.

Je gardai ces gens-là huit jours chez moi. La mère, Mlle Elmire, était une somnambule extra-lucide qui me promit une vie interminable et des félicités sans nombre.

L’année suivante, jour pour jour, vers la tombée de la nuit, le domestique qui m’appela tout à l’heure vint me trouver dans le fumoir après dîner, et me dit: «C’est la bohémienne de l’an dernier qui vient remercier Monsieur.»

J’ordonnai de la faire entrer et je demeurai stupéfait en apercevant à côté d’elle un grand garçon, gros et blond, un homme du Nord qui, m’ayant salué, prit la parole, comme chef de la communauté. Il avait appris ma bonté pour Mlle Elmire, et il n’avait pas voulu laisser passer cet anniversaire sans m’apporter leurs remerciements et le témoignage de leur reconnaissance.

Je leur offris à souper à la cuisine et l’hospitalité pour la nuit. Ils partirent le lendemain.

Or, la pauvre femme revient tous les ans, à la même date avec l’enfant, une superbe fillette, et un nouveau... seigneur chaque fois. Un seul, un Auvergnat qui me «remerchia» bien, reparut deux ans de suite. La petite fille les appelle tous papa, comme on dit «monsieur» chez nous.»

Nous arrivions au château et nous aperçûmes vaguement, debout devant le perron, trois ombres qui nous attendaient.

La plus haute fit quatre pas, et avec un grand salut:

—Monsieur le comte, nous sommes venus ce jour, savez-vous, vous témoigner de notre reconnaissance...

C’était un Belge!

Après lui, la plus petite parla, avec cette voix apprêtée et factice des enfants qui récitent un compliment.

Moi, jouant l’innocent, je pris à part Mme Elmire et, après quelques propos, je lui demandai:

—C’est le père de votre enfant?

—Oh! non, Monsieur.

—Et le père, il est mort.

—Oh! non, Monsieur. Nous nous voyons encore quelquefois. Il est gendarme.

—Ah! bah! Alors ce n’était pas le Marseillais, le premier, celui de l’accouchement?

—Oh! non, Monsieur. Celui-là, c’était une crapule qui m’a volé mes économies.

—Et le gendarme, le vrai père, connaît-il son enfant?

—Oh! oui, Monsieur, et même il l’aime bien; mais il ne peut pas s’en occuper parce qu’il en a d’autres, avec sa femme.

Le Père a paru dans le Gil-Blas du mardi 26 juillet 1887.


MOIRON.

Comme on parlait encore de Pranzini, M. Maloureau, qui avait été procureur général sous l’Empire, nous dit:

—Oh! j’ai connu, autrefois, une bien curieuse affaire, curieuse par plusieurs points particuliers, comme vous l’allez voir.

J’étais à ce moment-là procureur impérial en province, et très bien en cour, grâce à mon père, premier président à Paris. Or j’eus à prendre la parole dans une cause restée célèbre sous le nom de l’Affaire de l’instituteur Moiron.

M. Moiron, instituteur dans le nord de la France, jouissait, dans tout le pays, d’une excellente réputation. Homme intelligent, réfléchi, très religieux, un peu taciturne, il s’était marié dans la commune de Boislinot où il exerçait sa profession. Il avait eu trois enfants, morts successivement de la poitrine. A partir de ce moment, il sembla reporter sur la marmaille confiée à ses soins toute la tendresse cachée en son cœur. Il achetait, de ses propres deniers, des joujoux pour ses meilleurs élèves, pour les plus sages et les plus gentils; il leur faisait faire des dînettes, les gorgeant de friandises, de sucreries et de gâteaux. Tout le monde aimait et vantait ce brave homme, ce brave cœur, lorsque coup sur coup cinq de ses élèves moururent d’une façon bizarre. On crut à une épidémie venant de l’eau corrompue par la sécheresse; on chercha les causes sans les découvrir, d’autant plus que les symptômes semblaient des plus étranges. Les enfants paraissaient atteints d’une maladie de langueur, ne mangeaient plus, accusaient des douleurs de ventre, traînaient quelque temps, puis expiraient au milieu d’abominables souffrances.

On fit l’autopsie du dernier mort sans rien trouver. Les entrailles envoyées à Paris furent analysées et ne révélèrent la présence d’aucune substance toxique.

Pendant un an, il n’y eut rien, puis deux petits garçons, les meilleurs élèves de la classe, les préférés du père Moiron, expirèrent en quatre jours de temps. L’examen des corps fut de nouveau prescrit et on découvrit, chez l’un comme chez l’autre, des fragments de verre pilé incrustés dans les organes. On en conclut que ces deux gamins avaient dû manger imprudemment quelque aliment mal nettoyé. Il suffisait d’un verre cassé au-dessus d’une jatte de lait pour avoir produit cet affreux accident, et l’affaire en serait restée là si la servante de Moiron n’était tombée malade sur ces entrefaites. Le médecin appelé constata les mêmes signes morbides que chez les enfants précédemment atteints, l’interrogea et obtint l’aveu qu’elle avait volé et mangé des bonbons achetés par l’instituteur pour ses élèves.

Sur un ordre du parquet, la maison d’école fut fouillée, et on découvrit une armoire pleine de jouets et de friandises destinés aux enfants. Or presque toutes ces nourritures contenaient des fragments de verre ou des morceaux d’aiguilles cassées.

Moiron aussitôt arrêté parut tellement indigné et stupéfait des soupçons pesant sur lui qu’on faillit le relâcher. Cependant les indices de sa culpabilité se montraient et venaient combattre en mon esprit ma conviction première basée sur son excellente réputation, sur sa vie entière et sur l’invraisemblance, sur l’absence absolue de motifs déterminants d’un pareil crime.

Pourquoi cet homme bon, simple, religieux, aurait-il tué des enfants, et les enfants qu’il semblait aimer le plus, qu’il gâtait, qu’il bourrait de friandises, pour qui il dépensait en joujoux et en bonbons la moitié de son traitement?

Pour admettre cet acte, il fallait conclure à la folie! Or Moiron semblait si raisonnable, si tranquille, si plein de raison et de bon sens, que la folie chez lui paraissait impossible à prouver.

Les preuves s’accumulaient pourtant! Bonbons, gâteaux, pâtes de guimauve et autres saisis chez les producteurs où le maître d’école faisait ses provisions furent reconnus ne contenir aucun fragment suspect.

Il prétendit alors qu’un ennemi inconnu avait dû ouvrir son armoire avec une fausse clef pour introduire le verre et les aiguilles dans les friandises. Et il supposa toute une histoire d’héritage dépendant de la mort d’un enfant décidée et cherchée par un paysan quelconque et obtenue ainsi en faisant tomber les soupçons sur l’instituteur. Cette brute, disait-il, ne s’était pas préoccupée des autres misérables gamins qui devaient mourir aussi.

C’était possible. L’homme paraissait tellement sûr de lui et désolé que nous l’aurions acquitté sans aucun doute, malgré les charges révélées contre lui, si deux découvertes accablantes n’avaient été faites coup sur coup.

La première, une tabatière pleine de verre pilé! sa tabatière, dans un tiroir caché du secrétaire où il serrait son argent!

Il expliquait encore cette trouvaille d’une façon à peu près acceptable, par une dernière ruse du vrai coupable inconnu, quand un mercier de Saint-Marlouf se présenta chez le juge d’instruction en racontant qu’un monsieur avait acheté chez lui des aiguilles, à plusieurs reprises, les aiguilles les plus minces qu’il avait pu trouver, en les cassant pour voir si elles lui plaisaient.

Le mercier, mis en présence d’une douzaine de personnes, reconnut au premier coup Moiron. Et l’enquête révéla que l’instituteur, en effet, s’était rendu à Saint-Marlouf, aux jours désignés par le marchand.

Je passe de terribles dépositions d’enfants, sur le choix des friandises et le soin de les faire manger devant lui et d’en anéantir les moindres traces.

L’opinion publique exaspérée réclamait un châtiment capital, et elle prenait une force de terreur grossie qui entraîne toutes les résistances et les hésitations.

Moiron fut condamné à mort. Puis son appel fut rejeté. Il ne lui restait que le recours en grâce. Je sus par mon père que l’empereur ne l’accorderait pas.

Or, un matin, je travaillais dans mon cabinet quand on m’annonça la visite de l’aumônier de la prison.

C’était un vieux prêtre qui avait une grande connaissance des hommes et une grande habitude des criminels. Il paraissait troublé, gêné, inquiet. Après avoir causé quelques minutes de choses et d’autres, il me dit brusquement en se levant:

—Si Moiron est décapité, monsieur le procureur impérial, vous aurez laissé exécuter un innocent.

Puis, sans saluer, il sortit, me laissant sous l’impression profonde de ces paroles. Il les avait prononcées d’une façon émouvante et solennelle, entr’ouvrant, pour sauver une vie, ses lèvres fermées et scellées par le secret de la confession.

Une heure plus tard, je partais pour Paris, et mon père, prévenu par moi, fit demander immédiatement une audience à l’empereur.

Je fus reçu le lendemain. Sa Majesté travaillait dans un petit salon quand nous fûmes introduits. J’exposai toute l’affaire jusqu’à la visite du prêtre, et j’étais en train de la raconter quand une porte s’ouvrit derrière le fauteuil du souverain, et l’impératrice, qui le croyait seul, parut. S. M. Napoléon la consulta. Dès qu’elle fut au courant des faits, elle s’écria:

—Il faut gracier cet homme. Il le faut, puisqu’il est innocent!

Pourquoi cette conviction soudaine d’une femme si pieuse jeta-t-elle dans mon esprit un terrible doute?

Jusqu’alors j’avais désiré ardemment une commutation de peine. Et tout à coup je me sentis le jouet, la dupe d’un criminel rusé qui avait employé le prêtre et la confession comme dernier moyen de défense.

J’exposai mes hésitations à Leurs Majestés. L’empereur demeurait indécis, sollicité par sa bonté naturelle et retenu par la crainte de se laisser jouer par un misérable; mais l’impératrice, convaincue que le prêtre avait obéi à une sollicitation divine, répétait: «Qu’importe! Il vaut mieux épargner un coupable que tuer un innocent!» Son avis l’emporta. La peine de mort fut commuée en celle des travaux forcés.

Or j’appris, quelques années après, que Moiron, dont la conduite exemplaire au bagne de Toulon avait été de nouveau signalée à l’empereur, était employé comme domestique par le directeur de l'établissement pénitencier.

Et puis, je n’entendis plus parler de cet homme pendant longtemps.

Or, il y a deux ans environ, comme je passais l’été à Lille, chez mon cousin de Larielle, on me prévint un soir, au moment de me mettre à table pour dîner, qu’un jeune prêtre désirait me parler.

J’ordonnai de le faire entrer, et il me supplia de venir auprès d’un moribond qui désirait absolument me voir. Cela m’était arrivé souvent dans ma longue carrière de magistrat, et, bien que mis à l’écart par la République, j’étais encore appelé de temps en temps en des circonstances pareilles.

Je suivis donc l’ecclésiastique qui me fit monter dans un petit logis misérable, sous le toit d’une haute maison ouvrière.

Là, je trouvai, sur une paillasse, un étrange agonisant, assis, le dos au mur, pour respirer.

C’était une sorte de squelette grimaçant, avec des yeux profonds et brillants.

Dès qu’il me vit, il murmura:

—Vous ne me reconnaissez pas?

—Non.

—Je suis Moiron.

J’eus un frisson, et je demandai:

—L’instituteur?

—Oui.

—Comment êtes-vous ici?

—Ce serait trop long. Je n’ai pas le temps... J’allais mourir... on m’a amené ce curé-là... et comme je vous savais ici je vous ai envoyé chercher... C’est à vous que je veux me confesser... puisque vous m’avez sauvé la vie... autrefois.

Il serrait de ses mains crispées la paille de sa paillasse à travers la toile. Et il reprit d’une voix rauque, énergique et basse:

—Voilà... je vous dois la vérité... à vous... car il faut la dire à quelqu’un avant de quitter la terre.

C’est moi qui ai tué les enfants... tous... c’est moi... par vengeance!

Écoutez. J’étais un honnête homme, très honnête... très honnête... très pur—adorant Dieu—ce bon Dieu—le Dieu qu’on nous enseigne à aimer, et pas le Dieu faux, le bourreau, le voleur, le meurtrier qui gouverne la terre. Je n’avais jamais fait le mal, jamais commis un acte vilain. J’étais pur comme on ne l’est pas, monsieur.

Une fois marié, j’eus des enfants et je me mis à les aimer comme jamais père ou mère n’aima les siens. Je ne vivais que pour eux. J’en étais fou. Ils moururent tous les trois! Pourquoi? pourquoi? Qu’avais-je fait, moi? J’eus une révolte, mais une révolte furieuse; et puis tout à coup j’ouvris les yeux comme lorsque l’on s’éveille; et je compris que Dieu est méchant. Pourquoi avait-il tué mes enfants? J’ouvris les yeux, et je vis qu’il aime tuer. Il n’aime que ça, monsieur. Il ne fait vivre que pour détruire! Dieu, monsieur, c’est un massacreur. Il lui faut tous les jours des morts. Il en fait de toutes les façons pour mieux s’amuser. Il a inventé les maladies, les accidents, pour se divertir tout doucement le long des mois et des années; et puis, quand il s’ennuie, il a les épidémies, la peste, le choléra, les angines, la petite vérole; est-ce que je sais tout ce qu’a imaginé ce monstre? Ça ne lui suffisait pas encore, ça se ressemble, tous ces maux-là! et il se paye des guerres de temps en temps, pour voir deux cent mille soldats par terre, écrasés dans le sang et dans la boue, crevés, les bras et les jambes arrachés, les têtes cassées par des boulets comme des œufs qui tombent sur une route.

Ce n’est pas tout. Il a fait les hommes qui s’entre-mangent. Et puis, comme les hommes deviennent meilleurs que lui, il a fait les bêtes pour voir les hommes les chasser, les égorger et s’en nourrir. Ça n’est pas tout. Il a fait les tout petits animaux qui vivent un jour, les mouches qui crèvent par milliards en une heure, les fourmis qu’on écrase, et d’autres, tant, tant que nous ne pouvons les imaginer. Et tout ça s’entre-tue, s’entre-chasse, s’entre-dévore, et meurt sans cesse. Et le bon Dieu regarde et il s’amuse, car il voit tout, lui, les plus grands comme les plus petits, ceux qui sont dans les gouttes d’eau et ceux des autres étoiles. Il les regarde et il s’amuse.—Canaille, va!

Alors, moi, monsieur, j’en ai tué aussi, des enfants. Je lui ai joué le tour. Ce n’est pas lui qui les a eus, ceux-là. Ce n’est pas lui, c’est moi. Et j’en aurais tué bien d’autres encore; mais vous m’avez pris. Voilà!

J’allais mourir, guillotiné. Moi! comme il aurait ri le reptile! Alors j’ai demandé un prêtre et j’ai menti. Je me suis confessé. J’ai menti; et j’ai vécu.

Maintenant, c’est fini. Je ne peux plus lui échapper. Mais je n’ai pas peur de lui, monsieur, je le méprise trop.

Il était effrayant à voir ce misérable qui haletait, parlait par hoquets, ouvrant une bouche énorme pour cracher parfois des mots à peine entendus, et râlait, et arrachait la toile de sa paillasse, et agitait, sous une couverture presque noire, ses jambes maigres comme pour se sauver.

Oh! l’affreux être et l’affreux souvenir!

Je lui demandai:

—Vous n’avez plus rien à dire?

—Non, monsieur.

—Alors, adieu.

—Adieu, monsieur, un jour ou l’autre...

Je me tournai vers le prêtre, livide et dressant contre le mur sa haute silhouette sombre:

—Vous restez, monsieur l’abbé?

—Je reste.

Alors le moribond ricana:

—Oui, oui, il envoie ses corbeaux sur les cadavres.

Moi, j’en avais assez; j’ouvris la porte et je me sauvai.

Moiron a paru dans le Gil-Blas du 27 septembre 1887.


NOS LETTRES.

Huit heures de chemin de fer déterminent le sommeil chez les uns et l’insomnie chez les autres. Quant à moi, tout voyage m’empêche de dormir, la nuit suivante.

J’étais arrivé vers cinq heures chez mes amis Muret d’Artus pour passer trois semaines dans leur belle propriété d’Abelle. C’est une jolie maison bâtie à la fin du dernier siècle par un de leurs grands-pères, et restée dans la famille. Elle a donc ce caractère intime des demeures toujours habitées, meublées, animées, vivifiées par les mêmes gens. Rien n’y change; rien ne s’évapore de l’âme du logis, jamais démeublé, dont les tapisseries n’ont jamais été déclouées, et se sont usées, pâlies, décolorées sur les mêmes murs. Rien ne s’en va des meubles anciens, dérangés seulement de temps en temps pour faire place à un meuble neuf, qui entre là comme un nouveau-né au milieu de frères et de sœurs.

La maison est sur un coteau, au milieu d’un parc en pente, jusqu’à la rivière qu’enjambe un pont de pierre en dos d’âne. Derrière l’eau, des prairies s’étendent où vont, d’un pas lent, de grosses vaches nourries d’herbe mouillée, et dont l’œil humide semble plein des rosées, des brouillards et de la fraîcheur des pâturages. J’aime cette demeure comme on aime ce qu’on désire ardemment posséder. J’y reviens tous les ans, à l’automne, avec un plaisir infini; je la quitte avec regret.

Après que j’eus dîné dans cette famille amie, si calme, où j’étais reçu comme un parent, je demandai à Paul Muret, mon camarade:

—Quelle chambre m’as-tu donnée, cette année?

—La chambre de tante Rose.

Une heure plus tard, Mme Muret d’Artus, suivie de ses trois enfants, deux grandes fillettes et un galopin de garçon, m’installait dans cette chambre de la tante Rose, où je n’avais point encore couché.

Quand j’y fus seul, j’examinai les murs, les meubles, toute la physionomie de l’appartement, pour y installer mon esprit. Je le connaissais, mais peu, seulement pour y être entré plusieurs fois et pour avoir regardé, d’un coup d’œil indifférent, le portrait au pastel de tante Rose, qui donnait son nom à la pièce.

Elle ne me disait rien du tout, cette vieille tante Rose en papillotes, effacée derrière le verre. Elle avait l’air d’une bonne femme d’autrefois, d’une femme à principes et à préceptes, aussi forte sur les maximes de morale que sur les recettes de cuisine, d’une de ces vieilles tantes qui effraient la gaieté et qui sont l’ange morose et ridé des familles de province.

Je n’avais point entendu parler d’elle, d’ailleurs; je ne savais rien de sa vie ni de sa mort. Datait-elle de ce siècle ou du précédent? Avait-elle quitté cette terre après une existence plate ou agitée? Avait-elle rendu au ciel une âme pure de vieille fille, une âme calme d’épouse, une âme tendre de mère ou une âme remuée par l’amour? Que m’importait? Rien que ce nom: «tante Rose», me semblait ridicule, commun, vilain.

Je pris un des flambeaux pour regarder son visage sévère, haut suspendu dans un ancien cadre de bois doré. Puis, l’ayant trouvé insignifiant, désagréable, antipathique même, j’examinai l’ameublement. Il datait, tout entier, de la fin de Louis XVI, de la Révolution et du Directoire.

Rien, pas une chaise, pas un rideau, n’avait pénétré depuis lors dans cette chambre, qui sentait le souvenir, odeur subtile, odeur du bois, des étoffes, des sièges, des tentures, en certains logis où des cœurs ont vécu, ont aimé, ont souffert.

Puis je me couchai, mais je ne dormis pas. Au bout d’une heure ou deux d’énervement, je me décidai à me relever et à écrire des lettres.

J’ouvris un petit secrétaire d’acajou à baguettes de cuivre, placé entre les deux fenêtres, en espérant y trouver du papier et de l’encre. Mais je n’y découvris rien qu’un porte-plume très usé, fait d’une pointe de porc-épic et un peu mordu par le bout. J’allais refermer le meuble quand un point brillant attira mon œil: c’était une sorte de tête de pointe, jaune, et qui faisait une petite saillie ronde, dans l’encoignure d’une tablette.

L’ayant grattée avec mon doigt, il me sembla qu’elle remuait. Je la saisis entre deux ongles et je tirai tant que je pus. Elle s’en vint tout doucement. C’était une longue épingle d’or, glissée et cachée en un trou du bois.

Pourquoi cela? Je pensai immédiatement qu’elle devait servir à faire jouer un ressort qui cachait un secret, et je cherchai. Ce fut long. Après deux heures au moins d’investigations, je découvris un autre trou presque en face du premier, mais au fond d’une rainure. J’enfonçai dedans mon épingle: une petite planchette me jaillit au visage, et je vis deux paquets de lettres, de lettres jaunies, nouées avec un ruban bleu.

Je les ai lues. Et j’en transcris deux ici:

«Vous voulez donc que je vous rende vos lettres, ma si chère amie; les voici, mais cela me fait une grande peine. De quoi donc avez-vous peur? que je les perde? mais elles sont sous clef. Qu’on me les vole? mais j’y veille, car elles sont mon plus cher trésor.

«Oui, cela m’a fait une peine extrême. Je me suis demandé si vous n’aviez point, au fond du cœur, quelque regret? Non point le regret de m’avoir aimé, car je sais que vous m’aimez toujours, mais le regret d’avoir exprimé sur du papier blanc cet amour vif, en des heures où votre cœur se confiait non pas à moi, mais à la plume que vous teniez à la main. Quand nous aimons, il nous vient des besoins de confidence, des besoins attendris de parler ou d’écrire, et nous parlons, et nous écrivons. Les paroles s’envolent, les douces paroles faites de musique, d’air et de tendresse, chaudes, légères, évaporées aussitôt que dites, qui restent dans la mémoire seule, mais que nous ne pouvons ni voir, ni toucher, ni baiser, comme les mots qu’écrivit votre main. Vos lettres? Oui, je vous les rends! Mais quel chagrin!

«Certes, vous avez eu, après coup, la délicate pudeur des termes ineffaçables. Vous avez regretté, en votre âme sensible et craintive et que froisse une nuance insaisissable, d’avoir écrit à un homme que vous l’aimiez. Vous vous êtes rappelé des phrases qui ont ému votre souvenir, et vous vous êtes dit: «Je ferai de la cendre avec ces mots.»

«Soyez contente, soyez tranquille. Voici vos lettres. Je vous aime.»

«Mon Ami,

«Non, vous n’avez pas compris, vous n’avez pas deviné. Je ne regrette point, je ne regretterai jamais de vous avoir dit ma tendresse. Je vous écrirai toujours, mais vous me rendrez toutes mes lettres, aussitôt reçues.

«Je vais vous choquer beaucoup, mon ami, si je vous dis la raison de cette exigence. Elle n’est pas poétique, comme vous le pensiez, mais pratique. J’ai peur, non de vous, certes, mais du hasard. Je suis coupable. Je ne veux pas que ma faute atteigne d’autres que moi.

«Comprenez-moi bien. Nous pouvons mourir, vous ou moi. Vous pouvez mourir d’une chute de cheval, puisque vous montez chaque jour; vous pouvez mourir d’une attaque, d’un duel, d’une maladie de cœur, d’un accident de voiture, de mille manières, car, s’il n’y a qu’une mort, il y a plus de façons de la recevoir que nous n’avons de jours à vivre.

«Alors, votre sœur, votre frère et votre belle-sœur trouveront mes lettres?

«Croyez-vous qu’ils m’aiment? Moi, je ne le crois guère. Et puis, même s’ils m’adoraient, est-il possible que deux femmes et un homme, sachant un secret,—un secret pareil,—ne le racontent pas?

«J’ai l’air de dire une très vilaine chose en parlant d’abord de votre mort et ensuite en soupçonnant la discrétion des vôtres.

«Mais nous mourrons tous, un jour ou l’autre, n’est-ce pas? et il est presque certain qu’un de nous deux précédera l’autre sous terre. Donc, il faut prévoir tous les dangers, même celui-là.

«Quant à moi, je garderai vos lettres à côté des miennes, dans le secret de mon petit secrétaire. Je vous les montrerai là, dans leur cachette de soie, côte à côte dormant, pleines de notre amour, comme des amoureux dans un tombeau.

«Vous allez me dire: «Mais, si vous mourez la première, ma chère, votre mari les trouvera, ces lettres.»

«Oh! moi, je ne crains rien. D’abord, il ne connaît point le secret de mon meuble, puis il ne le cherchera pas. Et même s’il le trouve, après ma mort, je ne crains rien.

«Avez-vous quelquefois songé à toutes les lettres d’amour trouvées dans les tiroirs des mortes? Moi, depuis longtemps j’y pense, et ce sont mes longues réflexions là-dessus qui m’ont décidée à vous réclamer mes lettres.

«Songez donc que jamais, vous entendez bien, jamais une femme ne brûle, ne déchire, ne détruit les lettres où on lui dit qu’elle est aimée. Toute notre vie est là, tout notre espoir, toute notre attente, tout notre rêve. Ces petits papiers, qui portent notre nom et nous caressent avec de douces choses, sont des reliques, et nous adorons les chapelles, nous autres, surtout les chapelles dont nous sommes les saintes. Nos lettres d’amour, ce sont nos titres de beauté, nos titres de grâce et de séduction, notre orgueil intime de femmes, ce sont les trésors de notre cœur. Non, non, jamais une femme ne détruit ces archives secrètes et délicieuses de sa vie.

«Mais nous mourons, comme tout le monde, et alors... alors ces lettres, on les trouve? Qui les trouve? l’époux? Alors que fait-il?—Rien. Il les brûle, lui.

«Oh! j’ai beaucoup songé à cela, beaucoup. Songez que tous les jours meurent des femmes qui ont été aimées, que tous les jours les traces, les preuves de leur faute tombent entre les mains du mari, et que jamais un scandale n’éclate, que jamais un duel n’a lieu.

«Pensez, mon cher, à ce qu’est l’homme, le cœur de l’homme. On se venge d’une vivante; on se bat avec l’homme qui vous déshonore, on le tue tant qu’elle vit, parce que... oui, pourquoi? Je ne le sais pas au juste. Mais, si on trouve, après sa mort, à elle, des preuves pareilles, on les brûle, et on ne sait rien, et on continue à tendre la main à l’ami de la morte, et on est fort satisfait que ces lettres ne soient pas tombées en des mains étrangères et de savoir qu’elles sont détruites.

«Oh! que j’en connais, parmi mes amis, des hommes qui ont dû brûler ces preuves, et qui feignent ne rien savoir, et qui se seraient battus avec rage s’ils les avaient trouvées quand elle vivait encore. Mais elle est morte. L’honneur a changé. La tombe c’est la prescription de la faute conjugale.

«Donc je peux garder nos lettres qui sont, entre vos mains, une menace pour nous deux.

«Osez dire que je n’ai pas raison.

«Je vous aime et je baise vos cheveux.

«Rose.»

J’avais levé les yeux sur le portrait de la tante Rose, et je regardais son visage sévère, ridé, un peu méchant, et je songeais à toutes ces âmes de femmes que nous ne connaissons point, que nous supposons si différentes de ce qu’elles sont, dont nous ne pénétrons jamais la ruse native et simple, la tranquille duplicité, et le vers de Vigny me revint à la mémoire:

Toujours ce compagnon dont le cœur n’est pas sûr.

Nos Lettres ont paru dans le Gaulois du mercredi 29 février 1888.


LA NUIT.
CAUCHEMAR

J’aime la nuit avec passion. Je l’aime comme on aime son pays ou sa maîtresse, d’un amour instinctif, profond, invincible. Je l’aime avec tous mes sens, avec mes yeux qui la voient, avec mon odorat qui la respire, avec mes oreilles qui en écoutent le silence, avec toute ma chair que les ténèbres caressent. Les alouettes chantent dans le soleil, dans l’air bleu, dans l’air chaud, dans l’air léger des matinées claires. Le hibou fuit dans la nuit, tache noire qui passe à travers l’espace noir, et, réjoui, grisé par la noire immensité, il pousse son cri vibrant et sinistre.

Le jour me fatigue et m’ennuie. Il est brutal et bruyant. Je me lève avec peine, je m’habille avec lassitude, je sors avec regret, et chaque pas, chaque mouvement, chaque geste, chaque parole, chaque pensée me fatigue comme si je soulevais un écrasant fardeau.

Mais quand le soleil baisse, une joie confuse, une joie de tout mon corps m’envahit. Je m’éveille, je m’anime. A mesure que l’ombre grandit, je me sens tout autre, plus jeune, plus fort, plus alerte, plus heureux. Je la regarde s’épaissir, la grande ombre douce tombée du ciel: elle noie la ville, comme une onde insaisissable et impénétrable, elle cache, efface, détruit les couleurs, les formes, étreint les maisons, les êtres, les monuments de son imperceptible toucher.

Alors j’ai envie de crier de plaisir comme les chouettes, de courir sur les toits comme les chats; et un impétueux, un invincible désir d’aimer s’allume dans mes veines.

Je vais, je marche, tantôt dans les faubourgs assombris, tantôt dans les bois voisins de Paris, où j’entends rôder mes sœurs les bêtes et mes frères les braconniers.

Ce qu’on aime avec violence finit toujours par vous tuer. Mais comment expliquer ce qui m’arrive? Comment même faire comprendre que je puisse le raconter? Je ne sais pas, je ne sais plus, je sais seulement que cela est.—Voilà.

Donc hier—était-ce hier?—oui, sans doute, à moins que ce ne soit auparavant, un autre jour, un autre mois, une autre année,—je ne sais pas. Ce doit être hier pourtant, puisque le jour ne s’est plus levé, puisque le soleil n’a pas reparu. Mais depuis quand la nuit dure-t-elle? Depuis quand?... Qui le dira? qui le saura jamais?

Donc hier, je sortis comme je fais tous les soirs, après mon dîner. Il faisait très beau, très doux, très chaud. En descendant vers les boulevards, je regardais au-dessus de ma tête le fleuve noir et plein d’étoiles découpé dans le ciel par les toits de la rue qui tournait et faisait onduler comme une vraie rivière ce ruisseau roulant des astres.

Tout était clair dans l’air léger, depuis les planètes jusqu’aux becs de gaz. Tant de feux brillaient là-haut et dans la ville que les ténèbres en semblaient lumineuses. Les nuits luisantes sont plus joyeuses que les grands jours de soleil.

Sur le boulevard, les cafés flamboyaient; on riait, on passait, on buvait. J’entrai au théâtre, quelques instants, dans quel théâtre? je ne sais plus. Il y faisait si clair que cela m’attrista et je ressortis le cœur un peu assombri par ce choc de lumière brutale sur les ors du balcon, par le scintillement factice du lustre énorme de cristal, par la barrière du feu de la rampe, par la mélancolie de cette clarté fausse et crue. Je gagnai les Champs-Élysées où les cafés-concerts semblaient des foyers d’incendie dans les feuillages. Les marronniers frottés de lumière jaune avaient l’air peints, un air d’arbres phosphorescents. Et les globes électriques, pareils à des lunes éclatantes et pâles, à des œufs de lune tombés du ciel, à des perles monstrueuses, vivantes, faisaient pâlir sous leur clarté nacrée, mystérieuse et royale, les filets de gaz, de vilain gaz sale, et les guirlandes de verres de couleur.

Je m’arrêtai sous l’Arc de Triomphe pour regarder l’avenue, la longue et admirable avenue étoilée, allant vers Paris entre deux lignes de feux, et les astres! Les astres là-haut, les astres inconnus jetés au hasard dans l’immensité où ils dessinent ces figures bizarres, qui font tant rêver, qui font tant songer.

J’entrai dans le bois de Boulogne et j’y restai longtemps, longtemps. Un frisson singulier m’avait saisi, une émotion imprévue et puissante, une exaltation de ma pensée qui touchait à la folie.

Je marchai longtemps, longtemps. Puis je revins.

Quelle heure était-il quand je repassai sous l’Arc de Triomphe? Je ne sais pas. La ville s’endormait, et des nuages, de gros nuages noirs s’étendaient lentement sur le ciel.

Pour la première fois je sentis qu’il allait arriver quelque chose d’étrange, de nouveau. Il me sembla qu’il faisait froid, que l’air s’épaississait, que la nuit, que ma nuit bien-aimée, devenait lourde sur mon cœur. L’avenue était déserte, maintenant. Seuls, deux sergents de ville se promenaient auprès de la station des fiacres, et, sur la chaussée à peine éclairée par les becs de gaz qui paraissaient mourants, une file de voitures de légumes allait aux Halles. Elles allaient lentement, chargées de carottes, de navets et de choux. Les conducteurs dormaient, invisibles; les chevaux marchaient d’un pas égal, suivant la voiture précédente, sans bruit, sur le pavé de bois. Devant chaque lumière du trottoir, les carottes s’éclairaient en rouge, les navets s’éclairaient en blanc, les choux s’éclairaient en vert; et elles passaient l’une derrière l’autre, ces voitures rouges, d’un rouge de feu, blanches d’un blanc d’argent, vertes d’un vert d’émeraude. Je les suivis, puis je tournai par la rue Royale et revins sur les boulevards. Plus personne, plus de cafés éclairés, quelques attardés seulement qui se hâtaient. Je n’avais jamais vu Paris aussi mort, aussi désert. Je tirai ma montre, il était deux heures.

Une force me poussait, un besoin de marcher. J’allai donc jusqu’à la Bastille. Là, je m’aperçus que je n’avais jamais vu une nuit si sombre, car je ne distinguais pas même la colonne de Juillet, dont le Génie d’or était perdu dans l’impénétrable obscurité. Une voûte de nuages, épaisse comme l’immensité, avait noyé les étoiles, et semblait s’abaisser sur la terre pour l’anéantir.

Je revins. Il n’y avait plus personne autour de moi. Place du Château-d’Eau, pourtant, un ivrogne faillit me heurter, puis il disparut. J’entendis quelque temps son pas inégal et sonore. J’allais. A la hauteur du faubourg Montmartre un fiacre passa, descendant vers la Seine. Je l’appelai. Le cocher ne répondit pas. Une femme rôdait près de la rue Drouot: «Monsieur, écoutez donc.» Je hâtai le pas pour éviter sa main tendue. Puis plus rien. Devant le Vaudeville, un chiffonnier fouillait le ruisseau. Sa petite lanterne flottait au ras du sol. Je lui demandai: «Quelle heure est-il, mon brave?»

Il grogna: «Est-ce que je sais! J’ai pas de montre.»

Alors je m’aperçus tout à coup que les becs de gaz étaient éteints. Je sais qu’on les supprime de bonne heure, avant le jour, en cette saison, par économie; mais le jour était encore loin, si loin de paraître!

«Allons aux Halles, pensai-je, là au moins je trouverai la vie.»

Je me mis en route, mais je n’y voyais même pas pour me conduire. J’avançais lentement, comme on fait dans un bois, reconnaissant les rues en les comptant.

Devant le Crédit Lyonnais, un chien grogna. Je tournai par la rue de Grammont, je me perdis; j’errai, puis je reconnus la Bourse aux grilles de fer qui l’entourent. Paris entier dormait, d’un sommeil profond, effrayant. Au loin pourtant un fiacre roulait, un seul fiacre, celui peut-être qui avait passé devant moi tout à l’heure. Je cherchais à le joindre, allant vers le bruit de ses roues, à travers les rues solitaires et noires, noires, noires comme la mort.

Je me perdis encore. Où étais-je? Quelle folie d’éteindre sitôt le gaz! Pas un passant, pas un attardé, pas un rôdeur, pas un miaulement de chat amoureux. Rien.

Où donc étaient les sergents de ville? Je me dis: «Je vais crier, ils viendront.» Je criai. Personne ne répondit.

J’appelai plus fort. Ma voix s’envola, sans écho, faible, étouffée, écrasée par la nuit, par cette nuit impénétrable.

Je hurlai: «Au secours! au secours! au secours!»

Mon appel désespéré resta sans réponse. Quelle heure était-il donc? Je tirai ma montre, mais je n’avais point d’allumettes. J’écoutai le tic-tac léger de la petite mécanique avec une joie inconnue et bizarre. Elle semblait vivre. J’étais moins seul. Quel mystère! Je me remis en marche comme un aveugle, en tâtant les murs de ma canne, et je levais à tout moment mes yeux vers le ciel, espérant que le jour allait enfin paraître; mais l’espace était noir, tout noir, plus profondément noir que la ville.

Quelle heure pouvait-il être? Je marchais, me semblait-il, depuis un temps infini, car mes jambes fléchissaient sous moi, ma poitrine haletait, et je souffrais de la faim horriblement.

Je me décidai à sonner à la première porte cochère. Je tirai le bouton de cuivre, et le timbre tinta dans la maison sonore; il tinta étrangement comme si ce bruit vibrant eût été seul dans cette maison.

J’attendis, on ne répondit pas, on n’ouvrit point la porte. Je sonnai de nouveau; j’attendis encore,—rien!

J’eus peur! Je courus à la demeure suivante, et vingt fois de suite je fis résonner la sonnerie dans le couloir obscur où devait dormir le concierge. Mais il ne s’éveilla pas,—et j’allai plus loin, tirant de toutes mes forces les anneaux ou les boutons, heurtant de mes pieds, de ma canne et de mes mains les portes obstinément closes.

Et tout à coup, je m’aperçus que j’arrivais aux Halles. Les Halles étaient désertes, sans un bruit, sans un mouvement, sans une voiture, sans un homme, sans une botte de légumes ou de fleurs.—Elles étaient vides, immobiles, abandonnées, mortes!

Une épouvante me saisit,—horrible. Que se passait-il? Oh! mon Dieu! que se passait-il?

Je repartis. Mais l’heure? l’heure? qui me dirait l’heure? Aucune horloge ne sonnait dans les clochers ou dans les monuments. Je pensai: «Je vais ouvrir le verre de ma montre et tâter l’aiguille avec mes doigts.» Je tirai ma montre... elle ne battait plus... elle était arrêtée. Plus rien, plus rien, plus un frisson dans la ville, pas une lueur, pas un frôlement de son dans l’air. Rien! plus rien! plus même le roulement lointain du fiacre,—plus rien!

J’étais aux quais, et une fraîcheur glaciale montait de la rivière.

La Seine coulait-elle encore?

Je voulus savoir, je trouvai l’escalier, je descendis... Je n’entendais pas le courant bouillonner sous les arches du pont... Des marches encore... puis du sable... de la vase... puis de l’eau... j’y trempai mon bras... elle coulait... elle coulait... froide... froide... froide... presque gelée... presque tarie... presque morte.

Et je sentais bien que je n’aurais plus jamais la force de remonter... et que j’allais mourir là... moi aussi, de faim—de fatigue—et de froid.