Maintenant, vers quel point du globe allait se diriger l’Albatros? Etait-il admissible qu’en plein hiver il osât s’aventurer au-dessus des mers australes ou des continents du pôle? Dans cette glaciale atmosphère, en admettant que les agents chimiques des piles pussent résister à une pareille congélation, n’était-ce pas la mort pour tout son personnel, l’horrible mort par le froid? Que Robur tentât de franchir le pôle pendant la saison chaude, passe encore! Mais au milieu de cette nuit permanente de l’hiver antarctique, c’eût été l’acte d’un fou!
Ainsi raisonnaient le président et le secrétaire du Weldon-Institute, maintenant entraînés à l’extrémité de ce continent du Nouveau Monde, qui est toujours l’Amérique, mais non celle des Etats-Unis!
Oui! qu’allait faire cet intraitable Robur? Et n’était-ce pas le moment de terminer le voyage en détruisant l’appareil voyageur?
Ce qui est certain, c’est que, pendant cette journée du 24 juillet, l’ingénieur eut de fréquents entretiens avec son contremaître. A plusieurs reprises, Tom Turner et lui consultèrent le baromètre, — non plus, cette fois, pour évaluer la hauteur atteinte, mais pour relever les indications relatives au temps. Sans doute, quelques symptômes se produisaient dont il convenait de tenir compte.
Uncle Prudent crut aussi remarquer que Robur cherchait à inventorier ce qui lui restait d’approvisionnements en tous genres, aussi bien pour l’entretien des machines propulsives et suspensives de l’aéronef que pour celui des machines humaines, dont le fonctionnement ne devait pas être moins assuré à bord.
Tout cela semblait annoncer des projets de retour.
« De retour!... disait Phil Evans. En quel endroit?
— Là où ce Robur peut se ravitailler, répondait Uncle Prudent.
— Ce doit être quelque île perdue de l’océan Pacifique, avec une colonie de scélérats, dignes de leur chef.
— C’est mon avis, Phil Evans. Je crois, en effet, qu’il songe à laisser porter dans l’ouest, et, avec la vitesse dont il dispose, il aura rapidement atteint son but.
— Mais nous ne pourrons plus mettre nos projets à exécution.., s’il y arrive...
Il n’y arrivera pas, Phil Evans! »
Evidemment, les deux collègues avaient en partie deviné les plans de l’ingénieur. Pendant cette journée, il ne fut plus douteux que l’Albatros, après s’être avancé vers les limites de la mer Antarctique, allait définitivement rétrograder. Lorsque les glaces auraient envahi ces parages jusqu’au cap Horn, toutes les basses régions du Pacifique seraient couvertes d’icefields et d’icebergs. La banquise formerait alors une barrière impénétrable aux plus solides navires comme aux plus intrépides jsavigateurs.
Certes, en battant plus rapidement de l’aile, l’Albatros pouvait franchir les montagnes de glace, accumulées sur l’Océan, puis les montagnes de terre, dressées sur le continent du pôle — si c’est un continent qui forme la calotte australe. Mais, affronter, au milieu de la nuit polaire, une atmosphère qui peut se refroidir jusqu’à soixante degrés au-dessous de zéro, l’eût-il donc osé? Non, sans doute!
Aussi, après s’être avancé une centaine de kilomètres dans le sud, l’Albatros obliqua-t-il vers l’ouest, de manière à prendre direction sur quelque île inconnue des groupes du Pacifique.
Au-dessous de lui s’étendait la plaine liquide, jetée entre la terre américaine et la terre asiatique. En ce moment, les eaux avaient pris cette couleur singulière qui leur fait donner le nom de mer de lait ». Dans la demi-ombre que ne parvenaient plus à dissiper les rayons affaiblis du soleil, toute la surface du Pacifique était d’un blanc laiteux. On eût dit d’un vaste champ de neige dont les ondulations n’étaient pas sensibles, vues de cette hauteur. Cette portion de mer eût été solidifiée par le froid, convertie en un immense icefield, que son aspect n’eût pas été différent.
On le sait maintenant, ce sont des myriades de particulés lumineuses, de corpuscules phosphorescents, qui produisent ce phénomène. Ce qui pouvait surprendre, c’était de rencontrer cet amas opalescent ailleurs que dans les eaux de l’océan Indien.
Soudain, le baromètre, après s’être tenu assez haut pendant les premières heures de la journée, tomba brusquement. Il y avait évidemment des symptômes dont un navire aurait dû se préoccuper, mais que pouvait dédaigner l’aéronef. Toutefois, on devait le supposer, quelque formidable tempête avait récemment troublé les eaux du Pacifique.
Il était une heure après midi, lorsque Tom Turner, s’approchant de l’ingénieur, lui dit
«Master Robur, regardez donc ce point noir àl’horizon!... Là... tout à fait dans le nord de nous!... Ce ne peut être un rocher?
— Non, Tom, il n’y a pas de terres de ce côté.
— Alors ce doit être un navire ou tout au moins une embarcation.
Uncle Prudent et Phil Evans, qui s’étaient portés àl’avant, regardaient le point indiqué par Tom Turner.
Robur demanda sa lunette marine et se mit à observer attentivement l’objet signalé.
C’est une embarcation, dit-il, et j’affirmerais qu’il y a des hommes à bord.
— Des naufragés? s’écria Tom.
— Oui! des naufragés, qui auront été forcés d’abandonner leur navire, reprit Robur, des malheureux, ne sachant plus où est la terre, peut-être mourant de faim et de soif! Eh bien! il ne sera pas dit que l’Albatros n’aura pas essayé de venir à leur secours!
Un ordre fut envoyé au mécanicien et à ses deux aides. L’aéronef commença à s’abaisser lentement. A cent mètres il s’arrêta, et ses propulseurs le poussèrent rapidement vers le nord.
C’était bien une embarcation. Sa voile battait sur le mât. Faute de vent, elle ne pouvait plus se diriger.
A bord, sans doute, personne n’avait la force de manier un aviron.
Au fond étaient cinq hommes, endormis ou immobilisés par la fatigue, à moins qu’ils ne fussent morts.
L’Albatros, arrivé au-dessus d’eux, descendit lentement. A l’arrière de cette embarcation, on put lire alors le nom du navire auquel elle appartenait, c’était la Jeannette, de Nantes, un navire français que son équipage avait dû abandonner.
« Aoh! » cria Tom Turner.
Et on devait l’entendre, car l’embarcation n’était pas à quatre-vingts pieds au-dessous de lui.
Pas de réponse.
« Un coup de fusil! » dit Rohur.
L’ordre fut exécuté, et la détonation se propagea longuement à la surface des eaux.
On vit alors un des naufragés se relever péniblement, les yeux hagards, une vraie face de squelette.
En apercevant l’Albatros, il eut tout d’abord le geste d’un homme épouvanté. -
« Ne craignez rien! cria Robur en français. Nous venons vous secourir!... Qui êtes-vous?
— Des matelots de la Jeannette, un trois-mâts-barque dont j’étais le second, répondit cet homme. Il y a quinze jours... nous l’avons quitté... au moment où il allait sombrer!... Nous n’avons plus ni eau ni vivres!... »
Les quatre autres naufragés s’étaient peu à peu redressés. Hâves, épuisés, dans un effrayant état de maigreur, ils levaient les mains vers l’aéronef.
« Attention! » cria Robur.
Une corde se déroula de la plate-forme, et un seau, contenant de l’eau douce, fut affalé jusqu’à l’embarcation.
Les malheureux se jetèrent dessus et burent à même avec une avidité qui faisait mal à voir.
« Du pain!... du pain!... » crièrent-ils.
Aussitôt, un panier contenant quelques vivres, des conserves, un flacon de brandy, plusieurs pintes de café, descendit jusqu’à eux. Le second eut bien de la peine à les modérer dans l’assouvissement de leur faim.
Puis :
« Où sommes-nous?
— A cinquante milles de la côte du Chili et de l’archipel des Chonas, répondit Robur.
— Merci, mais le vent nous manque, et...
— Nous allons vous donner la remorque!
— Qui êtes-vous ?...
— Des gens qui sont heureux d’avoir pu vous venir en aide », répondit simplement Robur.
Le second comprit qu’il y avait un incognito à respecter. Quant à cette machine volante, était-il donc possible qu’elle eût assez de force pour les remorquer?
Oui! et l’embarcation, attachée à un câble d’une centaine de pieds, fut entraînée vers l’est par le puissant appareil.
A dix heures du soir, la terre était en vue, ou plutôt on voyait briller les feux qui en indiquaient la situation. Il était venu à temps, ce secours du ciel, pour les naufragés de la Jeannette, et ils avaient bien le droit de croire que leur sauvetage tenait du miracle!
Puis, quand il les eut conduits à l’entrée des passes des îles Chonas, Robur leur cria de larguer la remorque
— ce qu’ils firent en bénissant leurs sauveteurs, — et l’Albatros reprit aussitôt le large.
Décidément il avait du bon, cet aéronef, qui pouvait ainsi secourir des marins perdus en mer! Quel ballon, si perfectionné qu’il fût, aurait été apte à rendre un pareil service! Et, entre eux, Uncle Prudent et Phil Evans durent en convenir, bien qu’ils fussent dans une disposition d’esprit à nier même l’évidence.
Mer mauvaise toujours. Symptômes alarmants. Le baromètre tomba encore de quelques millimètres.
Il y avait des poussées terribles de la brise qui sifflait violemment dans les engins hélicoptériques de l’Albatros, et refusait ensuite momentanément. En ces circonstances, un navire à voiles aurait eu déjà deux ris dans ses huniers et un ris dans sa misaine. Tout indiquait que le vent allait sauter dans le nord-ouest. Le tube du stormglass commençait à se troubler d’une inquiétante façon.
A une heure du matin, le vent s’établit avec une extrême violence. Cependant, bien qu’il l’eût alors debout, l’aéronef, mû par ses propulseurs, put gagner encore contre lui et remonter à raison de quatre à cinq lieues par heure. Mais il n’aurait pas fallu lui demander davantage.
Très évidemment il se préparait un coup de cyclone, — ce qui est rare sous ces latitudes. Qu’on le nomme hurracan sur l’Atlantique, typhon dans les mers de Chine, simoun au Sahara, tornade sur la côte occidentale, c’est toujours une tempête tournante — et redoutable. Oui! redoutable pour tout bâtiment, saisi par ce mouvement giratoire qui s’accroît de la circonférence au centre et ne laisse qu’un seul endroit calme, le milieu de ce maelstrom des airs.
Robur le savait. Il savait aussi qu’il était prudent de fuir un cyclone, en sortant de sa zone d’attraction par une ascension vers les couches supérieures. Jusqu’alors il y àvait toujours réussi. Mais il n’avait pas une heure à perdre, pas une minute peut-être!
En effet la violence du vent s’accroissait sensiblement. Les lames, découronnées à leurs crêtes, faisaient courir une poussière blanche à la surface de la mer. Il était manifeste, aussi, que le cyclone, en se déplaçant, allait tomber vers les régions du pôle avec une vitesse effroyable.
«En haut! dit Robur.
— En haut!» répondit Tom Turner.
Une extrême puissance ascensionnelle fut communiquée à l’aéronef, et il s’éleva obliquement, comme s’il eût suivi un plan qui se fût incliné dans le sud-ouest.
En ce moment, le baromètre baissa encore, —une chute rapide de la colonne de mercure de huit, puis de douze millimètres. Soudain l’Albatros s’arrêta dans son mouvement ascensionnel.
A quelle cause était dû cet arrêt? Evidemment à une pesée de l’air, à un formidable courant, qui, se propageant de haut en bas, diminuait la résistance du point d’appui.
Lorsqu’un steamer remonte un fleuve, son hélice produit un travail d’autant moins utile que le courant tend à fuir sous ses branches. Le recul est alors considérable, et il peut même devenir, égal à la dérive. Ainsi de l’Albatros, en ce moment.
Cependant Robur n’abandonna pas la partie. Ses soixante-quatorze hélices, agissant dans une simultanéité parfaite, furent portées à leur maximum de rotation. Mais, irrésistiblement attiré par le cyclone, l’appareil ne pouvait lui échapper. Durant de courtes accalmies, il reprenait son mouvement ascensionnel. Puis la lourde pesée l’emportait bientôt, et il retombait comme un bâtiment qui sombre. Et n’était-ce pas sombrer dans cette mer-aérienne, au milieu d’une nuit dont les fanaux de l’aéronef ne rompaient la profondeur que sur un rayon restreint?
Evidemment, si la violence du cyclone s’accroissait encore, l’Albatros ne serait plus qu’un fétu de paille indirigeable, emporté dans un de ces tourbillons qui déracinent les arbres, enlèvent les toitures, renversent des pans de murailles.
Robur et Tom ne pouvaient se parler que par signes. Uncle Prudent et Phil Evans, accrochés à la rambarde, se demandaient si le météore n’allait pas faire leur jeu en détruisant l’aéronef, et avec lui l’inventeur, et avec l’inventeur, tout le secret de son invention!
Mais, puisque l’Albatros ne parvenait pas à se dégager verticalement de ce cyclone, ne semblait-il pas qu’il n’avait eu qu’une chose à faire gaguer le centre, relativement calme, où il serait plus maître de ses manœuvres? Oui! mais, pour l’atteindre, il aurait fallu rompre ces courants circulaires qui l’entraînaient à leur périphérie. Possédait-il assez de puissance mécanique pour s’en arracher?
Soudain la partie supérieure du nuage creva. Les vapeurs se condensèrent en torrents de pluie.
Il était deux heures du matin. Le baromètre, oscillant avec des écarts de douze millimètres, était alors tombé à 709 — ce qui, en réalité, devait être diminué de la baisse due à la hauteur atteinte par l’aéronef au-dessus du niveau de la mer.
Phénomène assez rare, ce cyclone s’était formé hors des zones qu’il parcourt le plus habituellement, c’est-à-dire entre le trentième parallèle nord et le vingt-sixième parallèle sud. Peut-être cela explique-t-il comment cette tempête tournante se changea subitement en une tempête rectiligne. Mais quel ouragan! Le coup de vent du Connecticut du 22 mars 1882 eût pu lui être comparé, lui dont la vitesse fut de cent seize mètres à la seconde, soit plus de cent lieues à l’heure.
Il s’agissait donc de fuir vent arrière, comme un navire devant la tempête, ou plutôt de se laisser emporter par le courant, que l’Albatros ne pouvait remonter et dont il ne pouvait sortir. Mais, à suivre cette imperturbable trajectoire, il fuyait vers le sud, il se jetait au-dessus de ces régions polaires dont Robur avait voulu éviter les approches, il n’était plus maître de sa direction, il irait où le porterait l’ouragan!
Tom Turner s’était mis au gouvernail. Il fallait toute son adresse pour ne pas embarder sur un bord ou sur l’autre.
Aux premières heures du matin. — si on peut appeler ainsi cette vague teinte qui nuança l’horizon —, l’Albatros avait franchi quinze degrés depuis le cap Horn, soit plus de quatre cents lieues, et il dépassait la limite du cercle polaire.
Là, dans ce mois de juillet, la nuit dure encore dix-neuf heures et demie. Le disque du soleil, sans chaleur, sans lumière, n’apparaît sur l’horizon que pour disparaître presque aussitôt. Au pôle, cette nuit se prolonge pendant soixante-dix-neuf jours. Tout indiquait que. l’Albatros allait s’y plonger comme dans un abîme.
Ce jour-là, une observation, si elle eût été possible, aurait donné 66° 40’ de latitude australe. L’aéronef n’était donc plus qu’à quatorze cents milles du pôle antarctique.
Irrésistiblement emporté vers cet inaccessible point du globe, sa vitesse « mangeait », pour ainsi dire, sa pesanteur, bien que celle-ci fût un peu plus forte alors, par suite de l’aplatissement de la terre au pôle. Ses hélices suspensives, il semblait qu’il eût pu s’en passer. Et, bientôt, la violence de l’ouragan devint telle que Robur crut devoir réduire les propulseurs au minimum de tours, afin d’éviter quelques graves avaries, et de manière à pouvoir gouverner, tout en conservant le moins possible de vitesse propre.
Au milieu de ces dangers, l’ingénieur commandait avec sang-froid., et le personnel obéissait comme si l’âme de son chef eût été en lui.
Uncle Prudent et Phil Evans n’avaient pas un instant quitté la plate-forme. On y pouvait rester sans inconvénient, d’ailleurs. L’air ne faisait pas résistance ou faiblement. L’aéronef était là comme un aérostat qui marche avec la masse fluide dans laquelle il est plongé.
Le domaine du pôle austral comprend, dit-on, quatre millions cinq cent mille mètres carrés en superficie. Est-ce un continent? est-ce un archipel? est-ce une mer paléocrystique, dont les glaces ne fondent même pas pendant la longue période de l’été? On l’ignore. Mais ce qui est connu, c’est que ce pôle austral est plus froid que le pôle boréal, — phénomène dû à la position de la terre sur son orbite durant l’hiver des régions antarctiques.
Pendant cette journée, rien n’indiqua que la tempête allait s’amoindrir. C’était par le soixante-quinzième méridien, à l’ouest, que l’Albatros allait aborder la région circumpolaire. Par quel méridien en sortirait-il, — s’il en sortait?
En tout cas, à mesure qu’il descendait plus au sud, la durée du jour diminuait. Avant peu, il serait plongé dans cette nuit permanente qui ne s’illumine qu’à la clarté de la lune ou aux pâles lueurs des aurores australes. Mais la lune était nouvelle alors, et les compagnons de Robur risquaient de ne rien voir de ces régions dont le secret échappe encore à la curiosité humaine.
Très probablement, l’Albatros passa au-dessus de quelques points déjà reconnus, un peu en avant du cercle polaire, dans l’ouest de la terre de Graham, découverte par Biscoe en 1832, et de la terre Louis-Philippe, découverte en 1838 par Durnont d’Urville, dernières limites atteintes sur ce continent inconnu.
Cependant, à bord, on ne souffrait pas trop de la température, beaucoup moins basse alors qu’on ne devait le craindre. Il semblait que cet ouragan fût une sorte de gulf-stream aérien qui emportait une certaine chaleur avec lui.
Combien il y eut lieu de regretter que toute cette région fût plongée dans une obscurité profonde! Il faut remarquer, toutefois, que, même si la lune eût éclairé l’espace, la part des observations aurait été très réduite. A cette époque de l’année, un immense rideau de neige, une carapace glacée, recouvre toute la surface polaire. On n’aperçoit même pas ce blink des glaces, teinte blanchâtre dont la réverbération manque aux horizons obscurs. Dans ces conditions, comment distinguer la forme des terres, l’étendue des mers, la disposition des îles? Le réseau hydrographique du pays, comment le reconnaître? Sa configuration orographique elle-même, comment la relever, puisque les collines ou les montagnes s’y confondent avec les icebergs, avec les banquises?
Un peu avant minuit, une aurore australe illumina ces ténèbres. Avec ses franges argentées, ses lamelles qui rayonnaient à travers l’espace, ce météore présentait la forme d’un immense éventail, ouvert sur une moitié du ciel. Ses extrêmes effluences électriques venaient se perdre dans la Croix du Sud, dont les quatre étoiles brillaient au zénith. Le phénomène fut d’une magnificence incomparable, et sa clarté suffit à montrer l’aspect de cette région confondue dans une immense blancheur.
Il va sans dire que, sur ces contrées si rapprochées du pôle magnétique austral, l’aiguille de la boussole, incessamment affolée, ne pouvait plus donner aucune indication précise relativement à la direction suivie. Mais son inclinaison fut telle, à un certain moment, que Robur put tenir pour certain qu’il passait au-dessus de ce pôle magnétique, situé à peu près sur le soixante-dix-huitième parallèle.
Et plus tard, vers une heure du matin, en calculant l’angle que cette aiguille faisait avec la verticale, il s’écria:
« Le pôle austral est sous nos pieds! »
Une calotte blanche apparut, mais sans rien laisser voir de ce qui se cachait sous ses glaces.
L’aurore australe s’éteignit peu après, et ce point idéal, où viennent se croiser tous les méridiens du globe, est encore à connaître.
Certes, si Uncle Prudent et Phil Evans voulaient ensevelir dans la plus mystérieuse des solitudes l’aéronef et ceux qu’il emportait à travers l’espace, l’occasion était propice. S’ils ne le firent pas, sans doute, c’est que l’engin dont ils avaient besoin leur manquait encore.
Cependant l’ouragan continuait à se déchaîner avec une vitesse telle que, si l’Albatros eût rencontré quelque montagne sur sa route, il s’y fût brisé comme un navire qui se met à la côte.
En effet, non seulement il ne pouvait plus se diriger horizontalement, mais il n’était même plus maître de son déplacement en hauteur.
Et pourtant, quelques sommets se dressent sur les terres antarctiques. A chaque instant un choc eût été possible et aurait amené la destruction de l’appareil.
Cette catastrophe fut d’autant plus à craindre que le vent inclina vers l’est, en dépassant le méridien zéro. Deux points lumineux se montrèrent alors à une centaine de kilomètres en avant de l’Albatros.
C’étaient les deux volcans qui font partie du vaste système des monts Ross, l’Erebus et le Terror.
L’Albatros allait-il donc se brûler à leurs flammes comme un papillon gigantesque?
Il y eut là une heure palpitante. L’un des volcans, l’Erebus, semblait se précipiter sur l’aéronef qui ne pouvait dévier du lit de l’ouragan. Les panaches de flamme grandissaient à vue d’œil. Un réseau de feu barrait la route. D’intenses clartés emplissaient maintenant l’espace. Les figures, vivement éclairées à bord, prenaient un aspect infernal. Tous, immobiles, sans un cri, sans un geste, attendaient l’effroyable minute, pendant laquelle cette fournaise les envelopperait de ses feux.
Mais l’ouragan qui entraînait l’Albatros, le sauva de cette épouvantable catastrophe. Les flammes de l’Erebus, couchées par la tempête, lui livrèrent passage. Ce fut au milieu d’une grêle de substances laviques, repoussées heureusement par l’action centrifuge des hélices suspensives, qu’il franchit ce cratère en pleine éruption.
Une heure après, l’horizon dérobait aux regards les deux torches colossales qui éclairent les confins du monde pendant la longue nuit du pôle.
A deux heures du matin, l’île Ballery fut dépassée à l’extrémité de la côte de la Découverte, sans qu’on pût la reconnaître, puisqu’elle était soudée aux terres arctiques par un ciment de glace.
Et alors, à partir du cercle polaire que l’Albatros recoupa sur le cent soixante-quinzième méridien, l’ouragan l’emporta au-dessus des banquises, au-dessus des icebergs, contre lesquels il risqua cent fois d’être brise. Il n’était plus dans la main de son timonier, mais dans la main de Dieu... Dieu est un bon pilote.
L’aéronef remontait alors le méridien de Paris, qui fait un angle de cent cinq degrés avec celui qu’il avait suivi pour franchir le cercle du monde antarctique.
Enfin, au-delà du soixantième parallèle, l’ouragan indiqua une tendance à se casser. Sa violence diminua très sensiblement. L’Albatros commença à redevenir maître de lui-même. Puis ce qui fut un soulagement véritable — il rentra dans les régions éclairées du globe, et le jour reparut vers les huit heures du matin.
Robur et les siens, après avoir échappé au cyclone du Cap Horn, étaient délivrés de l’ouragan. Ils avaient été ramenés vers le Pacifique par-dessus toute la région polaire, après avoir franchi sept mille kilomètres en dix-neuf heures — soit plus d’une lieue à la minute —vitesse presque double de celle que pouvait obtenir l’Albatros sous l’action de ses propulseurs dans les circonstances ordinaires.
Mais Robur ne savait plus où il se trouvait alors, par suite de cet affolement de l’aiguille aimantée dans le voisinage du pôle magnétique. Il fallait attendre que le soleil se montrât dans des conditions convenables pour faire une observation. Malheureusement de gros nuages chargeaient le ciel, ce jour-là, et le soleil ne parut pas.
Ce fut un désappointement d’autant plus sensible que les deux hélices propulsives avaient subi certaines avaries pendant la tourmente.
Robur, très contrarié de cet accident, ne put marcher, pendant toute cette journée, qu’à une vitesse relativement modérée. Lorsqu’il passa au-dessus des antipodes de Paris, il ne le fit qu’à raison de six lieues à l’heure. Il fallait d’ailleurs prendre garde d’aggraver les avaries. Si ses deux propulseurs eussent été mis hors d’état de fonctionner, la situation de l’aéronef au-dessus de ces vastes mers du Pacifique aurait été très compromise. Aussi l’ingénieur se demandait-il s’il ne devrait pas procéder aux réparations sur place, de manière à assurer la continuation du voyage.
Le lendemain, 27 juillet, vers sept heures du matin, une terre fut signalée dans le nord. On reconnut bientôt que c’était une île. Mais laquelle de ces milliers dont est semé le Pacifique? Cependant Robur résolut de s’y arrêter, sans atterrir. Selon lui, la journée suffirait à réparer les avaries, et il pourrait repartir le soir même.
Le vent avait tout à fait calmi, — circonstance favorable pour la manœuvre qu’il s’agissait d’exécuter. Au moins, puisqu’il resterait stationnaire, l’Albatros ne serait pas emporté on ne savait où.
Un long câble de cent cinquante pieds, avec une ancre au bout, fut envoyé par-dessus le bord. Lorsque l’aéronef arriva à la lisière de l’île, l’ancre racla les premiers écueils, puis s’engagea solidement entre deux roches. Le câble se tendit alors sous l’effet des hélices suspensives, et l’Albatros resta immobile, comme un navire dont on a porté l’ancre au rivage.
C’était la première fois qu’il se rattachait à la terre depuis son départ de Philadelphie.
Lorsque l’Albatros occupait encore une zone élevée, on avait pu reconnaître que cette île était de médiocre grandeur. Mais quel était le parallèle qui la coupait? Sur quel méridien l’avait-on accostée? Etait-ce une île du Pacifique, de l’Australasie, de l’océan Indien? On ne le saurait que lorsque Robur aurait fait son point. Cependant, bien qu’il n’eût pu tenir compte des indications du compas, il avait lieu de penser qu’il était plutôt sur le Pacifique. Dès que le soleil se montrerait, les circonstances seraient excellentes pour obtenir une bonne observation.
De cette hauteur — cent cinquante pieds — l’île, qui mesurait environ quinze milles de circonférence, se dessinait comme une étoile de mer à trois pointes.
A la pointe du sud-est émergeait un îlot, précédé d’un semis de roches. Sur la lisière, aucun relais de marées, ce qui tendait à confirmer l’opinion de Robur relativement à sa situation, puisque le flux et le reflux sont presque nuls dans l’océan Pacifique.
A la pointe nord-ouest se dressait une montagne conique, dont l’altitude pouvait être estimée à douze cents pieds.
On ne voyait aucun indigène, mais peut-être occupaient-ils le littoral opposé. En tout cas, s’ils avaient aperçu l’aéronef, l’épouvante les eût plutôt portés à se cacher ou à s’enfuir.
C’était par la pointe sud-est que l’Albatros avait attaqué l’île. Non loin, dans une petite anse, un rio se jetait entre les roches. Au-delà, quelques vallées sinueuses, des arbres d’essences variées, du gibier, perdrix et outardes, en grand nombre. Si l’île n’était pas habitée, du moins paraissait-elle habitable. Certes, Robur aurait pu y atterrir, et, sans doute, s’il ne l’avait pas fait, c’est que le sol, très accidenté, ne lui semblait pas offrir une place convenable pour y reposer l’aéronef.
En attendant de prendre hauteur, l’ingénieur fit commencer les réparations, qu’il comptait achever dans la journée. Les hélices suspensives, en parfait état, avaient admirablement fonctionné au milieu des violences de l’ouragan, lequel, on l’a fait observer, avait plutôt soulagé leur travail. En ce moment, la moitié du jeu était en fonction — ce qui suffisait à assurer la tension du câble fixé perpendiculairement au littoral.
Mais les deux propulseurs avaient souffert, et plus encore que ne le croyait Robur. Il fallait redresser leurs branches et retoucher l’engrenage qui leur transmettait le mouvement de rotation.
Ce fut l’hélice antérieure, dont le personnel s’occupa d’abord sous la direction de Robur et de Tom Turner. Mieux valait commencer par elle, pour le cas où un motif quelconque eût obligé l’Albatros à partir avant que le travail fût achevé. Rien qu’avec ce propulseur, on pouvait se maintenir plus aisément en bonne route.
Entre-temps, Uncle Prudent et son collègue, après s’être promenés sur la plate-forme, étaient allés s’asseoir à l’arrière.
Quant à Frycollin, il était singulièrement rassure. Quelle différence! N’être plus suspendu qu’à cent cinquante pieds du sol!
Les travaux ne furent interrompus qu’au moment ou l’élévation du soleil au-dessus de l’horizon permit de prendre d’abord un angle horaire, puis, lors de sa culmination, de calculer le midi du lieu.
Le résultat de l’observation, faite avec la plus grande exactitude, fut celui-ci :
Longitude 176°17’ à l’est du méridien zéro.
Latitude 43°37’ australe.
Le point, sur la carte, se rapportait à la position de l’île Chatam et de l’îlot Viff, dont le groupe est aussi désigné sous l’appellation commune d’îles Brougthon. Ce groupe se trouve à quinze degrés dans l’est de Tawaï-Pomanou, l’île méridionale de la Nouvelle-Zélande, située dans la partie sud de l’océan Pacifique.
« C’est à peu près ce que je supposais, dit Robur à Tom Turner.
— Et alors, nous sommes?...
— A quarante-six degrés dans le sud de l’île X, soit à une distance de deux mille huit cents milles.
— Raison de plus pour réparer nos propulseurs, répondit le contremaître. Dans ce trajet, nous pourrions rencontrer des vents contraires, et, avec le peu qui nous reste d’approvisionnements, il importe de rallier l’île X le plus vite possible.
— Oui, Tom, et j’espère bien me mettre en route dans la nuit, quand je devrais ne partir qu’avec une seule hélice, quitte à réparer l’autre en route.
— Master Robur, demanda Tom Turner, et ces deux gentlemen, et leur domestique ?...
— Tom Turner, répondit l’ingénieur, seraient-ils à plaindre pour devenir colons de l’île X? »
Mais qu’était donc cette île X? Une île perdue dans l’immensité de l’océan Pacifique, entre l’équateur et le tropique du Cancer, une île qui justifiait bien ce signe algébrique dont Robur avait fait son nom. Elle émergeait de cette vaste mer des Marquises, en dehors de toutes les routes de communication interocéaniennes. C’était là que Robur avait fondé sa petite colonie, là que venait se reposer l’Albatros, lorsqu’il était fatigué de son vol, là qu’il se réapprovisionnait de tout ce qu’il lui fallait pour ses perpétuels voyages. En cette île X, Robur, disposant de grandes ressources, avait pu établir un chantier et construire son aéronef. Il pouvait l’y réparer, même le refaire. Ses magasins renfermaient les matières, subsistances, approvisionnements de toutes sortes, accumulés pour l’entretien d’une cinquantaine d’habitants, l’unique population de l’île.
Lorsque Robur avait doublé le cap Horn, quelques jours avant, son intention était bien de regagner l’île X, en traversant obliquement le Pacifique. Mais le cyclone avait saisi l’Albatros dans son tourbillon. Après lui, l’ouragan l’avait emporté au-dessus des régions australes. En somme, il avait été à peu près remis dans sa direction première, et, sans les avaries des propulseurs, le retard n’aurait eu que peu d’importance.
On allait donc regagner l’île X. Mais, ainsi que l’avait dit le contremaître Tom Turner, la route était longue encore. Il y aurait probablement à lutter contre des vents défavorables. Ce ne serait pas trop de toute sa puissance mécanique pour que l’Albatros arrivât à destination dans les délais voulus. Avec un temps moyen, sous une allure ordinaire, cette traversée devait s’accomplir en trois ou quatre jours.
De là ce parti qu’avait pris Robur de se fixer sur l’île Chatam. Il s’y trouvait dans des conditions meilleures pour réparer au moins l’hélice de l’avant. Il ne craignait plus, au cas où la brise contraire se fût levée, d’être entraîné vers le sud, quand il voulait aller vers le nord. La nuit venue, cette réparation serait achevée. Il manœuvrerait alors pour faire déraper son ancre. Si elle était trop solidement engagée dans les roches, il en serait quitte pour couper le câble et reprendrait son vol vers l’Equateur.
On le voit, cette manière de procéder était la plus simple, la meilleure aussi, et elle s’était exécutée à point.
Le personnel de l’Albatros, sachant qu’il n’y avait pas de temps à perdre, se mit résolument à la besogne.
Tandis que l’on travaillait à l’avant de l’aéronef, Uncle Prudent et Phil Evans avaient entre eux une conversation dont les conséquences allaient être d’une gravité exceptionnelle.
« Phil Evans, dit Uncle Prudent, vous êtes bien décidé, comme moi, à faire le sacrifice de votre vie?
— Oui, comme vous!
— Une dernière fois, il est bien évident que nous n’avons plus rien à attendre de ce Robur?
— Rien.
— Eh bien, Phil Evans, mon parti est pris. Puisque l’Albatros doit repartir ce soir même, la nuit ne se passera pas sans que nous ayons accompli notre œuvre! Nous casserons les ailes à l’oiseau de l’ingénieur Robur! Cette nuit, il sautera au milieu des airs!
— Qu’il saute donc! répondit Phil Evans. »
On le voit, les deux collègues étaient d’accord sur tous les points, même quand il s’agissait d’accepter avec cette indifférence l’effroyable mort qui les attendait.
« Avez-vous tout ce qu’il faut?... demanda Phil Evans.
— Oui!... La nuit dernière, pendant que Robur et ses gens ne s’occupaient que du salut de l’aéronef, j’ai pu me glisser dans la soute et prendre une cartouche de dynamite!
— Uncle Prudent, mettons-nous à la besogne...
— Non, ce soir seulement! Quand la nuit sera venue, nous rentrerons dans notre roufle, et vous veillerez à ce qu’on ne puisse me surprendre! »
Vers six heures, les deux collègues dînèrent suivant leur habitude. Deux heures après, ils s’étaient retirés dans leur cabine, comme des gens qui vont dormir pour se refaire d’une nuit sans sommeil.
Ni Robur ni aucun de ses compagnons ne pouvait soupçonner quelle catastrophe menaçait l’Albatros.
Voici comment Uncle Prudent comptait agir :
Ainsi qu’il l’avait dit, il avait pu pénétrer dans la soute aux munitions, ménagée en un des compartiments de la coque de l’aéronef. Là, il s’était emparé d’une certaine quantité de poudre et d’une cartouche semblable à celles dont l’ingénieur avait fait usage au Dahomey. Rentré dans sa cabine, il avait caché soigneusement cette cartouche, avec laquelle il était résolu à faire sauter l’Albatros pendant la nuit, lorsqu’il aurait repris son vol au milieu des airs.
En ce moment, Phil Evans examinait l’engin explosif. dérobé par son compagnon.
C’était une gaine dont l’armature métallique contenait environ un kilogramme de la substance explosible, ce qui devait suffire à disloquer l’aéronef et briser son jeu d’hélices. Si l’explosion ne le détruisait pas d’un coup, il s’achèverait dans sa chute. Or, cette cartouche, rien n’était plus aisé que de la déposer en un coin de la cabine, de manière qu’elle crevât la plate-forme et atteignit la coque jusque dans sa membrure.
Mais, pour provoquer l’explosion, il fallait faire éclater la capsule de fulminate dont la cartouche était munie. C’était la partie la plus délicate de l’opération, car l’inflammation de cette capsule ne devait se produire que dans un temps calculé avec une extrême précision.
En effet, Uncle Prudent avait réfléchi à ceci dès que le propulseur de l’avant serait réparé, l’aéronef devait reprendre sa marche vers le nord; mais, cela fait, il était probable que Robur et ses gens viendraient à l’arrière pour remettre en état l’hélice postérieure. Or, la présence de tout le personnel auprès de la cabine pourrait gêner Uncle Prudent dans son opération. C’est pourquoi il s’était décidé à se servir d’une mèche, de manière à ne provoquer l’explosion que dans un temps donné.
Voici donc ce qu’il dit à Phil Evans :
« En même temps que cette cartouche, j’ai pris de la poudre. Avec cette poudre je vais fabriquer une mèche dont la longueur sera en raison du temps qu’elle mettra à brûler, et qui plongera dans la capsule de fulminate. Mon intention est de l’allumer à minuit, de manière que l’explosion se produise entre trois et quatre heures du matin.
— Bien combiné! » répondit Phil Evans.
Les deux collègues, on le voit, en étaient arrivés à examiner avec le plus grand sang-froid l’effroyable destruction dans laquelle ils devaient périr, il y avait en eux une telle somme de haine contre Robur et les siens que le sacrifice de leur propre vie paraissait tout indiqué pour détruire, avec l’Albatros, ceux qu’il emportait dans les airs. Que l’acte fût insensé, odieux même, soit! Mais voilà où ils en étaient arrivés, après cinq semaines de cette existence de colère qui n’avait pu éclater, de rage qui n’avait pu s’assouvir!
« Et Frycollin, dit Phil Evans, avons-nous donc le droit de disposer de sa vie?
— Nous sacrifions bien la nôtre! . répondit Uncle Prudent. »
Il est douteux que Frycollin eût trouvé la raison suffisante.
Immédiatement, Uncle Prudent se mit à l’œuvre, pendant que Phil Evans surveillait les abords du roufle.
Le personnel était toujours occupé à l’avant. Il n’y avait pas à craindre d’être surpris.
Uncle Prudent commença par écraser une petite quantité de poudre de manière à la réduire à l’état de pulvérin. Après l’avoir mouillée légèrement, il la renferma dans une gaine de toile en forme de mèche. L’ayant allumée, il s’assura qu’elle brûlait à raison de cinq centimètres par dix minutes, soit un mètre en trois heures et demie. La mèche fut alors éteinte, puis fortement serrée dans une spirale de corde et ajustée à la capsule de la cartouche.
Ce travail était terminé vers dix heures du soir, sans avoir excité le moindre soupçon.
A ce moment, Phil Evans vint rejoindre son collègue dans la cabine.
Pendant cette journée, les réparations de l’hélice antérieure avaient été très activement conduites; mais il avait fallu la rentrer en dedans pour pouvoir démonter ses branches, qui étaient faussées.
Quant aux piles, aux accumulateurs, rien de tout ce qui produisait la force mécanique de l’Albatros n’avait souffert des violences du cyclone. Il y avait encore de quoi les alimenter pendant quatre ou cinq jours.
La nuit était venue, lorsque Robur et ses hommes interrompirent leur besogne. Le propulseur de l’avant n’était pas encore remis en place. Il fallait encore trois heures de réparations pour qu’il fût prêt à fonctionner. Aussi, après en avoir causé avec Tom Turner, l’ingénieur décida-t-il de donner quelque repos à son personnel brisé de fatigue, et de remettre au lendemain ce qui restait à faire. Ce n’était pas trop, d’ailleurs, de la clarté du jour pour ce travail d’ajustage extrêmement délicat, et auquel les fanaux n’eussent donné qu’une insuffisante lumière.
Voilà ce qu’ignoraient Uncle Prudent et Phil Evans. S’en tenant à ce qu’ils avaient entendu dire à Robur, ils devaient penser que le propulseur de l’avant serait réparé avant la nuit et que l’Albatros aurait immédiatement repris sa marche vers le nord. Ils le croyaient donc détaché de l’île, quand il y était encore retenu par son ancre. Cette circonstance allait faire tourner les choses tout autrement qu’ils l’imaginaient.
Nuit sombre et sans lune. De gros nuages rendaient l’obscurité plus profonde. On sentait déjà qu’une légère brise tendait à s’établir. Quelques souffles venaient du sud-ouest; mais ils ne déplaçaient pas l’Albatros, qui demeurait immobile sur son ancre, dont le câble, tendu verticalement, le retenait au sol.
Uncle Prudent et son collègue, enfermés dans leur cabine, n’échangeaient que peu de mots, écoutant le frémissement des hélices suspensives qui couvraient tous les autres bruits du bord. Ils attendaient que le moment fût venu d’agir.
Un peu avant minuit :
« Il est temps! » dit Uncle Prudent.
Sous les couchettes de la cabine, il y avait un coffre qui formait tiroir. Ce fut dans ce coffre que Uncle Prudent déposa la cartouche de dynamite, munie de sa mèche. De cette façon, la mèche pourrait brûler sans se trahir par son odeur ou son crépitement. Uncle Prudent l’alluma à son extrémité. Puis, repoussant le coffre sous la couchette
Maintenant, à l’arrière, dit-il, et attendons!
Tous deux sortirent et furent d’abord étonnés de ne pas voir le timonier à son poste habituel.
Phil Evans se pencha alors en dehors de la plate-forme.
« L’Albatros est toujours à la même place! dit-il à voix basse. Les travaux n’ont pas été terminés !... Il n’aura pu partir! »
Uncle Prudent eut un geste de désappointement.
« Il faut éteindre la mèche, dit-il.
Non !... Il faut nous sauver! répondit Phil Evans. Nous sauver?
— Oui!... Par le câble de l’ancre, puisqu’il fait nuit!... Cent cinquante pieds à descendre, ce n’est rien!
— Rien, en effet, Phil Evans, et nous serions fous de ne pas profiter de cette chance inattendue! »
Mais, auparavant, ils rentrèrent dans leur cabine et prirent sur eux tout ce qu’ils pouvaient emporter en prévision d’un séjour plus ou moins prolongé sur l’île Chatam. Puis, la porte refermée, ils s’avancèrent sans bruit vers l’avant.
Leur intention était de réveiller Frycollin et de l’obliger à prendre la fuite avec eux.
L’obscurité était profonde. Les nuages commençaient à chasser du sud-ouest. Déjà l’aéronef tanguait quelque peu sur son ancre, en s’écartant légèrement de la verticale par rapport au câble de retenue. La descente devait donc offrir un peu plus de difficultés. Mais ce n’était pas pour arrêter des hommes qui, tout d’abord, n’avaient pas hésité à jouer leur vie.
Tous deux se glissèrent sur la plate-forme, s’arrêtant parfois à l’abri des roufles pour écouter si quelque bruit se produisait. Silence absolu partout. Aucune lumière à travers les hublots. Ce n’était pas seulement le silence, c’était le sommeil dans lequel était plongé l’aéronef.
Cependant Uncle Prudent et son compagnon s’approchaient de la cabine de Frycollin, lorsque Phil Evans s’arrêta :
« L’homme de garde! » dit-il.
Un homme, en effet, était couché près du roufle. S’il dormait, c’était à peine. Toute fuite devenait impossible au cas où il eût donné l’alarme.
En cet endroit, il y avait quelques cordes, des morceaux de toile et d’étoupe, dont on s’était servi pour la réparation de l’hélice.
Un instant après, l’homme fut bâillonné, encapuchonné, attaché à un des montants de la rambarde, dans l’impossibilité de pousser un cri ou de faire un mouvement.
Tout cela s’était passé presque sans bruit.
Uncle Prudent et Phil Evans écoutèrent... Le silence ne fut aucunement troublé à l’intérieur des roufles. Tous dormaient à bord.
Les deux fugitifs — ne peut-on déjà leur donner ce nom? — arrivèrent devant la cabine occupée par Frycollin. François Tapage faisait entendre un ronflement digne de son nom, ce qui était rassurant.
A sa grande surprise, Uncle Prudent n’eut point à pousser la porte de Frycollin. Elle était ouverte. Il s’introduisit à demi dans la cabine; puis, se retirant :
« Personne! dit-il.
— Personne ! ... Où peut-il être? » murmura Phil Evans.
Tous deux rampèrent jusqu’à l’avant, pensant que Frycollin dormait peut-être dans quelque coin...
Personne encore.
« Est-ce que le coquin nous aurait devancés ?... dit Uncle Prudent.
— Qu’il l’ait fait ou non, répondit Phil Evans, nous ne pouvons attendre plus longtemps! Partons ! »
Sans hésiter, l’un après l’autre, les fugitifs saisirent le câble des deux mains, s’y assujettirent des deux pieds; puis, se laissant glisser, ils arrivèrent à terre sains et saufs.
Quelle jouissance ce fut pour eux de fouler ce sol qui leur manquait depuis si longtemps, de marcher sur un terrain solide, de ne plus être les jouets de l’atmosphère!
Ils se préparaient à gagner l’intérieur de l’île en remontant le rio, quand, soudain, une ombre se dressa devant eux.
C’était Frycollin.
Oui! Le Nègre avait eu cette idée, qui était venue à son maître, et cette audace de le devancer, sans le prévenir.
Mais l’heure n’était pas aux récriminations, et Uncle Prudent se disposait à chercher un refuge en quelque partie éloignée de l’île, lorsque Phil Evans l’arrêta.
« Uncle Prudent, écoutez-moi, dit-il. Nous voilà hors des mains de ce Robur. Il est voué ainsi que ses compagnons à une mort épouvantable. Il la mérite, soit! Mais, s’il jurait sur son honneur de ne pas chercher à nous reprendre...
— L’honneur d’un pareil homme... »
Uncle Prudent ne put achever. Un mouvement se produisait à bord de l’Albatros. Evidemment, l’alarme était donnée, l’évasion allait être découverte.
« A moi!... A moi!... » criait-on.
C’était l’homme de garde qui avait pu repousser son bâillon. Des pas précipités retentirent sur la plate-forme. Presque aussitôt les fanaux lancèrent leurs projections électriques sur un large secteur.
« Les voilà!... Les voilà! » cria Tom Turner.
Les fugitifs avaient été vus.
Au même instant, par suite d’un ordre que donna Robur à voix haute, les hélices suspensives furent ralenties et, par le câble halé à bord, l’Albatros commença à se rapprocher du sol.
En ce moment, la voix de Phil Evans se fit distinctement entendre :
« Ingénieur Robur, dit-il, vous engagez-vous sur l’honneur à nous laisser libres sur cette île ?...
— Jamais! » s’écria Robur.
Et cette réponse fut suivie d’un coup de fusil, dont la balle effleura l’épaule de Phil Evans.
« Ah! les gueux! » s’écria Uncle Prudent.
Et, son couteau à la main, il se précipita vers les roches entre lesquelles était incrustée l’ancre. L’aéronef n’était plus qu’à cinquante pieds du sol...
En quelques secondes, le câble fut coupé, et la brise, qui avait sensiblement fraîchi, prenant de biais l’Albatros, l’entraîna dans le nord-est, au-dessus de la mer.
Il était alors minuit. Cinq ou six coups de fusil avaient encore été tirés de l’aéronef. Uncle Prudent et Frycollin, soutenant Phil Evans, s’étaient jetés à l’abri des roches.
Ils n’avaient pas été atteints. Pour l’instant, ils n’avaient plus rien à craindre.
Tout d’abord, l’Albatros, en même temps qu’il s’écartait de l’île Chatam, fut porté à une altitude de neuf cents mètres. Il avait fallu forcer de vitesse ascensionnelle afin de ne pas tomber en mer.
Au moment où l’homme de garde, délivré de son bâillon, venait de jeter un premier cri, Robur et Tom Turner, se précipitant vers lui, l’avaient débarrassé du morceau de toile qui l’encapuchonnait et dégagé de ses liens. Puis, le contremaître s’était élancé vers la cabine d’Uncle Prudent et de Phil Evans; elle était vide!
François Tapage, de son côté, avait fouillé la cabine de Frycollin; il n’y avait personne!
En constatant que ses prisonniers lui avaient échappé, Robur s’abandonna à un violent mouvement de colère. L’évasion d’Uncle Prudent et de Phil Evans, c’était son secret, c’était sa personnalité, révélés à tous. S’il ne s’était pas inquiété autrement du document lancé pendant la traversée de l’Europe, c’est qu’il y avait bien des chances pour qu’il se fût perdu dans sa chute!... Mais maintenant!...
Puis, se calmant :
« Ils se sont enfuis, soit! dit-il. Comme ils ne pourront s’échapper de l’île Chatam avant quelques jours, j’y reviendrai!... Je les chercherai!... Je les reprendrai!... Et alors...»
En effet, le salut des trois fugitifs était loin d’être assuré. L’Albatros, redevenu maître de sa direction, ne tarderait pas à regagner l’île Chatam, dont les fugitifs ne pourraient s’enfuir de sitôt. Avant douze heures, ils seraient retombés au pouvoir de l’ingénieur.
Avant douze heures! Mais, avant deux heures l’Albatros serait anéanti! Cette cartouche de dynamite, n’était-ce pas comme une torpille attachée à son flanc, qui accomplirait l’œuvre de destruction au milieu des airs?
Cependant, la brise devenant plus fraîche, l’aéronef était emporté vers le nord-est. Bien que sa vitesse fût modérée, il devait avoir perdu de vue l’île Chatam au lever du soleil.
Pour revenir contre le vent, il aurait fallu que les propulseurs, ou tout au moins celui de l’avant, eussent été en état de fonctionner.
« Tom, dit l’ingénieur, pousse les fanaux à pleine lumière.
— Oui, master Robur.
— Et tous à l’ouvrage! -
— Tous! » répondit le contremaître.
Il ne pouvait plus être question de remettre le travail au lendemain. Il ne s’agissait plus de fatigues, maintenant! Pas un des hommes de l’Albatros qui ne partageât les passions de son chef! Pas un qui ne fût prêt à tout faire pour reprendre les fugitifs! Dès que l’hélice de l’avant serait remise en place, on reviendrait sur Chatam, on s’y amarrerait de nouveau, on donnerait la chasse aux prisonniers. Alors, seulement, seraient commencées les réparations de l’hélice de l’arrière, et l’aéronef pourrait continuer en toute sécurité à travers le Pacifique son voyage de retour à l’île X.
Toutefois, il était important que l’Albatros ne. fût pas emporté trop loin dans le nord-est. Or, circonstance fâcheuse, la brise s’accentuait, et il ne pouvait plus ni la remonter ni même rester stationnaire. Privé de ses propulseurs, il était devenu un ballon indirigeable. Les fugitifs, postés sur le littoral, avaient pu constater qu’il aurait disparu avant que l’explosion l’eût mis en pièces.
Cet état de choses ne pouvait qu’inquiéter beaucoup Robur relativement à ses projets ultérieurs. N’éprouverait-il pas quelques retards pour rallier l’île Chatam? Aussi, pendant que les réparations étaient activement poussées, prit-il la résolution de redescendre dans les basses couches avec l’espérance d’y rencontrer des courants plus faibles. Peut-être l’Albatros parviendrait-il à se maintenir dans ces parages jusqu’au moment où il serait redevenu assez puissant pour refouler la brise?
La manœuvre fut aussitôt faite. Si quelque navire eût assisté aux évolutions de cet appareil, alors baigné dans ses lueurs électriques, de quelle épouvante son équipage aurait été pris!
Lorsque l’Albatros ne fut plus qu’à quelques centaines de pieds de la surface de la mer, il s’arrêta.
Malheureusement, Robur dut le constater, la brise soufflait avec plus de force dans cette zone inférieure, et l’aéronef s’éloignait avec une vitesse plus grande. Il risquait donc d’être entraîné fort loin dans le nord-est, — ce qui retarderait son retour à l’île Chatam.
En somme, après tentatives faites, il fut prouvé qu’il y avait avantage à se maintenir dans les hautes couches où l’atmosphère était mieux équilibrée. Aussi l’Albatros remonta-t-il à une moyenne de trois mille mètres. Là, s’il ne resta pas stationnaire, du moins sa dérive fut-elle plus lente. L’ingénieur put donc espérer qu’au lever du jour, et de cette altitude, il aurait encore en vue les parages de l’île, dont il avait d’ailleurs relevé la position avec une exactitude absolue.
Quant à la question de savoir si les fugitifs auraient reçu bon accueil des indigènes, au cas où l’île serait habitée, Robur ne s’en préoccupait même pas. Que ces indigènes leur vinssent en aide, peu lui importait. Avec les moyens offensifs dont disposait l’Albatros, ils seraient promptement épouvantés, dispersés. La capture des prisonniers ne pouvait donc faire question, et, une fois repris...
« On ne s’enfuit pas de l’île X! » dit Robur.
Vers une heure après minuit, le propulseur de l’avant était réparé. Il ne s’agissait plus que de le remettre en place, ce qui exigeait encore une heure de travail. Cela fait, l’Albatros repartirait, cap au sud-ouest, et l’on démonterait alors le propulseur de l’arrière.
Et cette mèche qui brûlait dans la cabine abandonnée! Cette mèche, dont plus d’un tiers était consumé déjà! Et cette étincelle qui s’approchait de la cartouche de dynamite!
Assurément, si les hommes de l’aéronef n’eussent pas été aussi occupés, peut-être l’un d’eux eût-il entendu le faible crépitement qui commençait à se produire dans le ronfle? Peut-être eût-il perçu une odeur de poudre brûlée? Il se fût inquiété. Il aurait prévenu l’ingénieur ou Tom Turner. On eût cherché, on eût découvert ce coffre dans lequel était déposé l’engin explosif... Il eût été temps encore de sauver ce merveilleux Albatros et tous ceux qu’il emportait avec lui!
Mais les hommes travaillaient à l’avant, c’est-à-dire à vingt mètres du roufle des fugitifs. Rien ne les appelait encore dans cette partie de la plate-forme, comme rien ne pouvait les distraire d’une besogne qui exigeait toute leur attention.
Robur, lui aussi, était là, travaillant de ses mains, en habile mécanicien qu’il était. Il pressait l’ouvrage, mais sans rien négliger pour que tout fût fait avec le plus grand soin! Ne fallait-il pas qu’il redevint absolument maître de son appareil? S’il ne parvenait pas à reprendre les fugitifs, ceux-ci finiraient par se rapatrier. On ferait des investigations. L’île X n’échapperait peut-être pas aux recherches. Et ce serait la fin de cette existence que les hommes de l’Albatros s’étaient créée, — existence surhumaine, sublime!
En ce moment; Tom Turner s’approcha de l’ingénieur. Il était une heure un quart.
« Master Robur, dit-il, il me semble que la brise a quelque tendance à mollir, en gagnant dans l’ouest, il est vrai.
— Et qu’indique le baromètre? demanda Robur, après avoir observé l’aspect du ciel.
— Il est à peu près stationnaire, répondit le contremaître. Pourtant, il me semble que les nuages s’abaissent au-dessous de l’Albatros.
— En effet, Tom Turner, et, dans ce cas, il ne serait pas impossible qu’il plût à la surface de la mer. Mais, pourvu que nous demeurions au-dessus de la zone des pluies, peu importe! Nous ne serons pas gênés dans l’achèvement de notre travail.
— Si la pluie tombe, reprit Tom Turner, ce doit être une pluie fine — du moins la forme des nuages le fait supposer — et il est probable que, plus bas, la brise va calmir tout à fait.
— Sans doute, Tom, répondit Robur. Néanmoins, il me semble préférable de ne pas redescendre encore. Achevons de réparer nos avaries et alors nous pourrons manœuvrer à notre convenance. Tout est là. »
A deux heures et quelques minutes, la première partie du travail était finie. L’hélice antérieure réinstallée, les piles qui l’actionnaient furent mises en activité. Le mouvement s accéléra peu à peu, et l’Albatros, évoluant cap au sud-ouest, revint avec une vitesse moyenne dans la direction de l’île Chatam.
« Tom, dit Robur, il y a deux heures et demie environ que nous avons porté au nord-est. La brise n’a pas changé, ainsi que j’ai pu m’en assurer en observant le compas. Donc, j’estime qu’en une heure, au plus, nous pouvons retrouver les parages de l’île.
— Je le crois aussi, master Robur, répondit le contremaître, car nous avançons a raison d’une douzaine de mètres par seconde. Entre trois et quatre heures du matin, l’Albatros aura regagné son point de départ.
— Et ce sera tant mieux, Tom! répondit l’ingénieur. Nous avons intérêt à arriver de nuit et même à atterrir, sans avoir été vus. Les fugitifs, nous croyant loin dans le nord, ne se tiendront pas sur leurs gardes. Lorsque l’Albatros sera presque à ras de terre, nous essaierons de le cacher derrière quelques hautes roches de l’île. Puis, dussions-nous passer quelques jours à Chatam...
— Nous les passerons, master Robur, et, quand nous devrions lutter contre une armée d’indigènes...
— Nous lutterons, Tom, nous lutterons pour notre Albatros ! »
L’ingénieur se retourna alors vers ses hommes qui attendaient de nouveaux ordres.
« Mes amis, leur dit-il, l’heure n’est pas venue de se reposer. Il faut travailler jusqu’au jour. »
Tous étaient prêts.
Il s’agissait maintenant de recommencer pour le propulseur de l’arrière les réparations qui avaient été faites pour celui de l’avant. C’étaient les mêmes avaries, produites par la même cause, c’est-à-dire par la violence de l’ouragan pendant la traversée du continent antarctique.
Mais, afin d’aider à rentrer cette hélice en dedans, il parut bon d’arrêter, pendant quelques minutes, la marche de l’aéronef et même de lui imprimer un mouvement rétrograde. Sur l’ordre de Robur, l’aide-mécanicien fit machine en arrière, en renversant la rotation de l’hélice antérieure. L’aéronef commença donc à « culer » doucement, pour employer une expression maritime.
Tous se disposaient alors à se rendre à l’arrière, lorsque Tom Turner fut surpris par une singulière odeur.
C’étaient les gaz de la mèche, accumulés maintenant dans le coffre, qui s’échappaient de la cabine des fugitifs.
« Hein? fit le contremaître.
— Qu’y a-t-il? demanda Robur.
— Ne sentez-vous pas?... On dirait de la poudre qui brûle?
— En effet, Tom!
— Et cette odeur vient du dernier roufle!
— Oui... de la cabine même...
— Est-ce que ces misérables auraient mis le feu?...
— Eh! si ne n’était que le feu ?... s’écria Robur. Enfonce la porte, Tom, enfonce la porte! »
Mais le contremaître avait à peine fait un pas vers l’arrière, qu’une explosion formidable ébranla l’Albatros. Les roufles volèrent en éclats. Les fanaux s’éteignirent, car le courant électrique leur manqua subitement, et l’obscurité redevint complète. Cependant, si la plupart des hélices suspensives, tordues ou fracassées, étaient hors d’usage, quelques-unes, à la proue, n’avaient pas cessé de tourner.
Soudain, la coque de l’aéronef s’ouvrit un peu en arrière du premier roufle, dont les accumulateurs actionnaient toujours le propulseur de l’avant, et la partie postérieure de la plate-forme culbuta dans l’espace.
Presque aussitôt s’arrêtèrent les dernières hélices suspensives, et l’Albatros fut précipité vers l’abîme.
C’était une chute de trois mille mètres pour les huit hommes, accrochés, comme des naufragés, à cette épave!
En outre, cette chute allait être d’autant plus rapide que le propulseur de l’avant, après s’être redressé verticalement, fonctionnait encore!
Ce fut alors que Robur, avec un à-propos qui dénotait un extraordinaire sang-froid, se laissant glisser jusqu’au roufle à demi disloqué, saisit le levier de mise en train, et changea le sens de la rotation de l’hélice qui, de propulsive qu’elle était, devint suspensive.
Chute, assurément, bien qu’elle fût quelque peu retardée; mais, du moins, l’épave ne tomba pas avec cette vitesse croissante des corps abandonnés aux effets de la pesanteur. Et, si c’était toujours la mort pour les survivants de l’Albatros, puisqu’ils étaient précipités dans la mer, ce n’était plus la mort par asphyxie, au milieu d’un air que la rapidité de la descente eût rendu irrespirable.
Quatre-vingts secondes au plus après l’explosion, ce qui restait de l’Albatros s’était abîmé dans les flots.
Quelques semaines auparavant, le 13 juin, au lendemain de cette séance pendant laquelle le WeldonInstitute s’était abandonné à de si orageuses discussions, il y avait eu dans toutes les classes de la population philadelphienne, noire ou blanche, une émotion plus facile à constater qu’à décrire.
Déjà, aux premières heures de la matinée, les conversations portaient uniquement sur l’inattendu et scandaleux incident de la veille. Un intrus, qui se disait ingénieur, un ingénieur qui prétendait s’appeler de cet invraisemblable nom de Robur — Robur-le-Conquérant! — un personnage d’origine inconnue, de nationalité anonyme, s’était présenté inopinément dans la salle des séances, avait insulté les ballonistes, honni les dirigeurs d’aérostats, vanté les merveilles des appareils plus lourds que l’air, soulevé des huées au milieu d’un tumulte épouvantable, provoqué des menaces qu’il avait retournées contre ses adversaires. Enfin, après avoir abandonné la tribune dans le tapage des revolvers, il avait disparu, et, malgré toutes les recherches, on n’avait plus entendu parler de lui.
Assurément, cela était bien fait pour exercer toutes les langues, enflammer toutes les imaginations. On ne s’en fit pas faute à Philadelphie, ni dans les trente-six autres Etats de l’Union, et, pour dire le vrai, aussi bien dans l’Ancien que dans le Nouveau Monde.
Mais, de combien cet émoi fut dépassé, lorsque, le soir du 13 juin, il fut constant que ni le président ni le secrétaire du Weldon-Institute n’avaient reparu à leur domicile. Gens rangés pourtant, honorables et sages. La veille, ils avaient quitté la salle des séances en citoyens qui ne songent qu’à rentrer tranquillement chez eux, en célibataires dont aucun visage renfrogné n’accueillera le retour au logis. Ne se seraient-ils point absentés, par hasard? Non, ou du moins ils n’avaient rien dit qui pût le faire croire. Et même il avait été convenu que, le lendemain, ils reprendraient leur place au bureau du club, l’un comme président, l’autre comme secrétaire, en prévision d’une séance où seraient discutés les événements de la soirée précédente.
Et non seulement, disparition complète de ces deux personnages considérables de l’Etat de Pennsylvanie, mais aucune nouvelle du valet Frycollin. Introuvable comme son maître. Non! jamais Nègre, depuis Toussaint Louverture, Soulouque et Dessaline, n’avait fait autant parler de lui. Il allait prendre une place importante, aussi bien parmi ses collègues de la domesticité philadelphienne que parmi tous ces originaux qu’une excentricité quelconque suffit à mettre en lumière dans ce beau pays d’Amérique.
Le lendemain, rien de nouveau. Les deux collègues ni Frycollin n’ont point reparu. Sérieuse inquiétude. Commencement d’agitation. Foule nombreuse aux abords des Post and Telegraph offices, pour savoir s’il arriverait quelques nouvelles.
Rien encore.
Et, cependant, on les avait bien vus, tous les deux, sortir du Weldon-Institute, causer à voix haute, prendre Frycollin qui les attendait, puis descendre Walnut-Street et gagner du côté de Fairmont-Park.
Jem Cip, le légumiste, avait même serré la main droite du président en lui disant :
« A demain! »
Et William T. Forbes, le fabricant de sucre de chiffons, avait reçu une cordiale poignée de Phil Evans, qui lui avait dit par deux fois :
« Au revoir ! ... Au revoir !... »
Miss Doll et Miss Mat Forbes, si attachées à Uncle Prudent par les liens de la plus pure amitié, ne pouvaient revenir de cette disparition, et, afin d’obtenir des nouvelles de l’absent, parlaient encore plus que d’habitude.
Enfin, trois, quatre, cinq, six jours se passèrent, puis une semaine, deux semaines... Personne, et nul indice qui pût mettre sur la trace des trois disparus.
On avait pourtant fait de minutieuses recherches dans tout le quartier... Rien! — Dans les rues qui aboutissent au port... Rien! — dans le parc même, sous les. grands bouquets d’arbres, au plus épais des taillis... Rien! Toujours rien!
Toutefois, on reconnut que, sur la grande clairière, l’herbe avait été récemment foulée, et d’une façon qui sembla suspecte, puisqu’elle était inexplicable. A la lisière du bois qui l’entoure, des traces d’une lutte furent également relevées. Une bande de malfaiteurs avait-elle donc rencontré, puis attaqué les deux collègues, à cette heure avancée de la nuit, au milieu de ce parc désert?
C’était possible. Aussi, la police procéda-t-elle à une enquête dans les formes et avec toute la lenteur légale. On fouilla la Schuylkill-river, on en racla le fond, on ébarba les rives de leur amas d’herbes. Et, si ce fut inutile, ce ne fut pas en pure perte, car la Schuylkill avait besoin d’un bon travail de faucardement. On le fit à cette occasion. Gens pratiques, les édiles de Philadelphie.
Alors on en appela à la publicité des journaux. Des annonces, des réclamations, sinon des réclames, furent envoyées à toutes les feuilles démocratiques ou républicaines de l’Union, sans distinction de couleur. Le Daily Negro, journal spécial de la race noire, publia un portrait de Frycollin, d’après sa dernière photographie. Récompenses furent offertes, primes promises, à quiconque donnerait quelque nouvelle des trois absents, et même à tous ceux qui retrouveraient un indice quelconque de nature à mettre sur leurs traces.