Elle reparaîtra, la terrible Assemblée
Dont, après quarante ans, votre tête est troublée,
Colosse qui sans peur marche d'un pas puissant.
«Je ne sais plus le reste! Mais il est tard, si nous partions?»
Et il continua, dans la rue, à exposer ses théories.
Frédéric, sans l'écouter, observait à la devanture des marchands les étoffes et les meubles convenables, pour son installation; et ce fut peut-être la pensée de Mme Arnoux qui le fit s'arrêter à l'étalage d'un brocanteur, devant trois assiettes de faïence. Elles étaient décorées d'arabesques jaunes, à reflets métalliques, et valaient cent écus la pièce. Il les fit mettre de côté.
«Moi, à ta place, dit Deslauriers, je m'achèterais plutôt de l'argenterie,» décelant, par cet amour du cossu, l'homme de mince origine.
Dès qu'il fut seul, Frédéric se rendit chez le célèbre Pomadère, où il se commanda trois pantalons, deux habits, une pelisse de fourrure et cinq gilets; puis chez un bottier, chez un chemisier, et chez un chapelier, ordonnant partout qu'on se hâtât le plus possible.
Trois jours après, le soir, à son retour du Havre, il trouva chez lui sa garde-robe complète; et, impatient de s'en servir, il résolut de faire à l'instant même une visite aux Dambreuse. Mais il était trop tôt, huit heures à peine.
«Si j'allais chez les autres?» se dit-il.
Arnoux, seul, devant sa glace, était en train de se raser. Il lui proposa de le conduire dans un endroit où il s'amuserait, et, au nom de M. Dambreuse:
«Ah! ça se trouve bien! Vous verrez là de ses amis; venez donc! ce sera drôle!»
Frédéric s'excusait, Mme Arnoux reconnut sa voix et lui souhaita le bonjour à travers la cloison, car sa fille était indisposée, elle-même souffrante; et l'on entendait le bruit d'une cuiller contre un verre, et tout ce frémissement de choses délicatement remuées qui se fait dans la chambre d'un malade. Puis Arnoux disparut pour dire adieu à sa femme. Il entassait les raisons:
«Tu sais bien que c'est sérieux! Il faut que j'y aille, j'y ai besoin, on m'attend.
«Va, va, mon ami. Amuse-toi!»
Arnoux héla un fiacre.
«Palais-Royal! galerie Montpensier, 7.»
Et, se laissant tomber sur les coussins:
«Ah! comme je suis las, mon cher! j'en crèverai. Du reste, je peux bien vous le dire, à vous.»
Il se pencha vers son oreille, mystérieusement:
«Je cherche à retrouver le rouge de cuivre des Chinois.»
Et il expliqua ce qu'étaient la couverte et le petit feu.
Arrivé chez Chevet, on lui remit une grande corbeille, qu'il fit porter sur le fiacre. Puis il choisit pour «sa pauvre femme» du raisin, des ananas, différentes curiosités de bouche et recommanda qu'elles fussent envoyées de bonne heure, le lendemain.
Ils allèrent ensuite chez un costumier; c'était d'un bal qu'il s'agissait. Arnoux prit une culotte de velours bleu, une veste pareille, une perruque rouge; Frédéric un domino; et ils descendirent rue de Laval, devant une maison illuminée au second étage par des lanternes de couleur.
Dès le bas de l'escalier, on entendait le bruit des violons.
«Où diable me menez-vous? dit Frédéric.
—Chez une bonne fille! n'ayez pas peur!»
Un groom leur ouvrit la porte, et ils entrèrent dans l'antichambre, où des paletots, des manteaux et des châles étaient jetés en pile sur des chaises. Une jeune femme, en costume de dragon Louis XV, la traversait en ce moment-là. C'était Mlle Rose-Annette Bron, la maîtresse du lieu.
«Eh bien? dit Arnoux.
—C'est fait! répondit-elle.
—Ah! merci, mon ange!
Et il voulut l'embrasser.
«Prends donc garde, imbécile! tu vas gâter mon maquillage!»
Arnoux présenta Frédéric.
«Tapez là-dedans, monsieur, soyez le bienvenu!»
Elle écarta une portière derrière elle, et se mit à crier emphatiquement:
«Le sieur Arnoux, marmiton, et un prince de ses amis!»
Frédéric fut d'abord ébloui par les lumières; il n'aperçut que de la soie, du velours, des épaules nues, une masse de couleurs qui se balançait aux sons d'un orchestre caché par des verdures, entre des murailles tendues de soie jaune, avec des portraits au pastel, çà et là, et des torchères de cristal en style Louis XVI. De hautes lampes, dont les globes dépolis ressemblaient à des boules de neige, dominaient des corbeilles de fleurs, posées sur des consoles, dans les coins;—et en face, après une seconde pièce plus petite, on distinguait, dans une troisième, un lit à colonnes torses, ayant une glace de Venise à son chevet.
Les danses s'arrêtèrent, et il y eut des applaudissements, un vacarme de joie, à la vue d'Arnoux s'avançant avec son panier sur la tête; les victuailles faisaient bosse au milieu.—«Gare au lustre!» Frédéric leva les yeux: c'était le lustre en vieux saxe qui ornait la boutique de l'Art industriel; le souvenir des anciens jours passa dans sa mémoire; mais un fantassin de la Ligne en petite tenue, avec cet air nigaud que la tradition donne aux conscrits, se planta devant lui, en écartant les deux bras pour marquer l'étonnement; et il reconnut, malgré les effroyables moustaches noires extra-pointues qui le défiguraient, son ancien ami Hussonnet. Dans un charabia moitié alsacien, moitié nègre, le bohème l'accablait de félicitations, l'appelant son colonel. Frédéric, décontenancé par toutes ces personnes, ne savait que répondre. Un archet ayant frappé sur un pupitre, danseurs et danseuses se mirent en place.
Ils étaient une soixantaine environ, les femmes pour la plupart en villageoises ou en marquises, et les hommes, presque tous d'âge mûr, en costumes de roulier, de débardeur ou de matelot.
Frédéric, s'étant rangé contre le mur, regarda le quadrille devant lui.
Un vieux beau, vêtu, comme un doge vénitien, d'une longue simarre de soie pourpre, dansait avec Mme Rosanette, qui portait un habit vert, une culotte de tricot et des bottes molles à éperons d'or. Le couple en face se composait d'un Arnaute chargé de yatagans et d'une Suissesse aux yeux bleus, blanche comme du lait, potelée comme une caille, en manches de chemise et corset rouge. Pour faire valoir sa chevelure qui lui descendait jusqu'aux jarrets, une grande blonde, marcheuse à l'Opéra, s'était mise en femme sauvage; et, par-dessus son maillot de couleur brune, n'avait qu'un pagne de cuir, des bracelets de verroterie, et un diadème de clinquant, d'où s'élevait une haute gerbe en plumes de paon. Devant elle, un Pritchard, affublé d'un habit noir grotesquement large, battait la mesure avec son coude sur sa tabatière. Un petit berger Watteau, azur et argent comme un clair de lune, choquait sa houlette contre le thyrse d'une Bacchante, couronnée de raisins, une peau de léopard sur le flanc gauche et des cothurnes à rubans d'or. De l'autre côté, une Polonaise, en spencer de velours nacarat, balançait son jupon de gaze sur ses bas de soie gris-perle, pris dans des bottines roses cerclées de fourrure blanche. Elle souriait à un quadragénaire ventru, déguisé en enfant de chœur, et qui gambadait très haut, levant d'une main son surplis et retenant de l'autre sa calotte rouge. Mais la reine, l'étoile, c'était Mlle Loulou, célèbre danseuse des bals publics. Comme elle se trouvait riche maintenant, elle portait une large collerette de dentelle sur sa veste de velours noir uni; et son large pantalon de soie ponceau, collant sur la croupe et serré à la taille par une écharpe de cachemire, avait, tout le long de la couture, des petits camélias blancs naturels. Sa mine pâle, un peu bouffie et à nez retroussé, semblait plus insolente encore par l'ébouriffure de sa perruque où tenait un chapeau d'homme, en feutre gris, plié d'un coup de poing sur l'oreille droite; et, dans les bonds qu'elle faisait, ses escarpins à boucles de diamants atteignaient presque au nez de son voisin, un grand baron moyen âge tout empêtré dans une armure de fer. Il y avait aussi un Ange, un glaive d'or à la main, deux ailes de cygne dans le dos, et qui, allant, venant, perdant à toute minute son cavalier, un Louis XIV, ne comprenait rien aux figures et embarrassait la contredanse.
Frédéric, en regardant ces personnes, éprouvait un sentiment d'abandon, un malaise. Il songeait encore à Mme Arnoux et il lui semblait participer à quelque chose d'hostile se tramant contre elle.
Quand le quadrille fut achevé, Mme Rosanette l'aborda. Elle haletait un peu, et son hausse-col, poli comme un miroir, se soulevait doucement sous son menton.
«Et vous; monsieur, dit-elle, vous ne dansez pas?»
Frédéric s'excusa, il ne savait pas danser.
«Vraiment! mais avec moi? bien sûr?»
Et, posée sur une seule hanche, l'autre genou un peu rentré, en caressant de la main gauche le pommeau de nacre de son épée, elle le considéra pendant une minute, d'un air moitié suppliant, moitié gouailleur. Enfin elle dit «Bonsoir!» fit une pirouette, et disparut.
Frédéric, mécontent de lui-même, et ne sachant que faire, se mit à errer dans le bal.
Il entra dans le boudoir, capitonné de soie bleu-pâle avec des bouquets de fleurs des champs, tandis qu'au plafond, dans un cercle de bois doré, des Amours, émergeant d'un ciel d'azur, batifolaient sur des nuages en forme d'édredon. Ces élégances qui seraient aujourd'hui des misères pour les pareilles de Rosanette, l'éblouirent; et il admira tout: les volubilis artificiels ornant le contour de la glace, les rideaux de la cheminée, le divan turc, et, dans un renfoncement de la muraille, une manière de tente tapissée de soie rose, avec de la mousseline blanche par dessus. Des meubles noirs à marqueterie de cuivre garnissaient la chambre à coucher, où se dressait, sur une estrade couverte d'une peau de cygne, le grand lit à baldaquin et à plumes d'autruche. Des épingles à tête de pierreries fichées dans des pelotes, des bagues traînant sur des plateaux, des médaillons à cercle d'or et des coffrets d'argent se distinguaient dans l'ombre, sous la lueur qu'épanchait une urne de Bohême, suspendue à trois chaînettes. Par une petite porte entre-bâillée, on apercevait une serre chaude occupant toute la largeur d'une terrasse, et que terminait une volière à l'autre bout.
C'était bien là un milieu fait pour lui plaire. Dans une brusque révolte de sa jeunesse, il se jura d'en jouir, s'enhardit; puis, revenu à l'entrée du salon, où il y avait plus de monde maintenant (tout s'agitait dans une sorte de pulvérulence lumineuse), il resta debout à contempler les quadrilles, clignant les yeux pour mieux voir,—et humant les molles senteurs de femmes, qui circulaient comme un immense baiser épandu.
Mais il y avait près de lui, de l'autre côté de la porte, Pellerin;—Pellerin en grande toilette, le bras gauche dans la poitrine et tenant de la main droite, avec son chapeau, un gant blanc, déchiré.
«Tiens, il y a longtemps qu'on ne vous a vu! Où diable étiez-vous donc? parti en voyage, en Italie? Poncif, hein, l'Italie? pas si raide qu'on dit? N'importe! apportez-moi vos esquisses, un de ces jours?»
Et, sans attendre sa réponse, l'artiste se mit à parler de lui-même.
Il avait fait beaucoup de progrès, ayant reconnu définitivement la bêtise de la Ligne. On ne devait pas tant s'enquérir de la Beauté et de l'Unité, dans une œuvre, que du caractère et de la diversité des choses.
«Car tout existe dans la nature, donc tout est légitime, tout est plastique. Il s'agit seulement d'attraper la note, voilà. J'ai découvert le secret!» Et lui donnant un coup de coude, il répéta plusieurs fois: «J'ai découvert le secret, vous voyez! Ainsi regardez-moi cette petite femme à coiffure de sphinx qui danse avec un postillon russe, c'est net, sec, arrêté, tout en méplats et en tons crus: de l'indigo sous les yeux, une plaque de cinabre à la joue, du bistre sur les tempes; pif! paf!» Et il jetait, avec le pouce, comme des coups de pinceau dans l'air. «Tandis que la grosse, là-bas,» continua-t-il en montrant une Poissarde, en robe cerise avec une croix d'or au cou et un fichu de linon noué dans le dos, «rien que des rondeurs; les narines s'épatent comme les ailes de son bonnet, les coins de la bouche se relèvent, le menton s'abaisse, tout est gras, fondu, copieux, tranquille et soleillant, un vrai Rubens! Elles sont parfaites cependant! Où est le type alors?» Il s'échauffait. «Qu'est-ce qu'une belle femme? Qu'est-ce que le beau? Ah! le beau! me direz-vous...» Frédéric l'interrompit pour savoir ce qu'était un pierrot à profil de bouc, en train de bénir tous les danseurs au milieu d'une pastourelle.
«Rien du tout! un veuf, père de trois garçons. Il les laisse sans culottes, passe sa vie au club, et couche avec la bonne.
—Et celui-là, costumé en bailli, qui parle dans l'embrasure de la fenêtre à une marquise-Pompadour?
—La marquise, c'est Mme Vandaël, l'ancienne actrice du Gymnase, la maîtresse du Doge, le comte de Palazot. Voilà vingt ans qu'ils sont ensemble; on ne sait pourquoi. Avait-elle de beaux yeux, autrefois, cette femme-là! Quant au citoyen près d'elle, on le nomme le capitaine d'Herbigny, un vieux de la vieille, qui n'a pour toute fortune que sa croix d'honneur et sa pension, sert d'oncle aux grisettes dans les solennités, arrange les duels et dîne en ville.
—Une canaille? dit Frédéric.
—Non! un honnête homme!
—Ah!»
L'artiste lui en nomma d'autres encore, quand, apercevant un monsieur qui portait comme les médecins de Molière une grande robe de serge noire, mais bien ouverte de haut en bas, afin de montrer toutes ses breloques:
«Ceci vous représente le docteur Des Rogis, enragé de n'être pas célèbre, a écrit un livre de pornographie médicale, cire volontiers les bottes dans le grand monde, est discret; ces dames l'adorent. Lui et son épouse (cette maigre châtelaine en robe grise) se trimbalent ensemble dans tous les endroits publics, et autres. Malgré la gêne du ménage, on a un jour,—thés artistiques où il se dit des vers.—Attention!»
En effet, le docteur les aborda; et bientôt ils formèrent tous les trois, à l'entrée du salon, un groupe de causeurs, où vint s'adjoindre Hussonnet, puis l'amant de la Femme-Sauvage, un jeune poète, exhibant, sous un court mantel à la François Ier, la plus piètre des anatomies, et enfin un garçon d'esprit, déguisé en Turc de barrière. Mais sa veste à galons jaunes avait si bien voyagé sur le dos des dentistes ambulants, son large pantalon à plis était d'un rouge si déteint, son turban roulé comme une anguille à la tartare d'un aspect si pauvre, tout son costume enfin tellement déplorable et réussi, que les femmes ne dissimulaient pas leur dégoût. Le docteur l'en consola par de grands éloges sur la Débardeuse sa maîtresse. Ce Turc était fils d'un banquier.
Entre deux quadrilles, Rosanette se dirigea vers la cheminée, où était installé, dans un fauteuil, un petit vieillard replet, en habit marron, à boutons d'or. Malgré ses joues flétries qui tombaient sur sa haute cravate blanche, ses cheveux encore blonds, et frisés naturellement comme les poils d'un caniche, lui donnaient quelque chose de folâtre.
Elle l'écouta, penchée vers son visage. Ensuite, elle lui accommoda un verre de sirop; et rien n'était mignon comme ses mains sous leurs manches de dentelles qui dépassaient les parements de l'habit vert. Quand le bonhomme eut bu, il les baisa.
«Mais c'est M. Oudry, le voisin d'Arnoux!
—Il l'a perdu! dit en riant Pellerin.
—Comment?»
Un postillon de Longjumeau la saisit par la taille, une valse commençait. Alors, toutes les femmes, assises autour du salon sur des banquettes, se levèrent à la file, prestement; et leurs jupes, leurs écharpes, leurs coiffures se mirent à tourner.
Elles tournaient si près de lui, que Frédéric distinguait les gouttelettes de leur front;—et ce mouvement giratoire de plus en plus vif et régulier, vertigineux, communiquant à sa pensée une sorte d'ivresse, y faisait surgir d'autres images, tandis que toutes passaient dans le même éblouissement, et chacune avec une excitation particulière selon le genre de sa beauté. La Polonaise, qui s'abandonnait d'une façon langoureuse, lui inspirait l'envie de la tenir contre son cœur, en filant tous les deux dans un traîneau sur une plaine couverte de neige. Des horizons de volupté tranquille, au bord d'un lac, dans un chalet, se déroulaient sous les pas de la Suissesse, qui valsait le torse droit et les paupières baissées. Puis, tout à coup, la Bacchante, penchant en arrière sa tête brune, le faisait rêver à des caresses dévoratrices, dans des bois de lauriers-roses, par un temps d'orage, au bruit confus des tambourins. La Poissarde, que la mesure trop rapide essoufflait, poussait des rires; et il aurait voulu, buvant avec elle aux Porcherons, chiffonner à pleines mains son fichu, comme au bon vieux temps. Mais la Débardeuse, dont les orteils légers effleuraient à peine le parquet, semblait recéler dans la souplesse de ses membres et le sérieux de son visage tous les raffinements de l'amour moderne, qui a la justesse d'une science et la mobilité d'un oiseau. Rosanette tournait, le poing sur la hanche; sa perruque à marteau, sautillant sur son collet, envoyait de la poudre d'iris autour d'elle; et, à chaque tour, du bout de ses éperons d'or, elle manquait d'attraper Frédéric.
Au dernier accord de la valse, Mlle Vatnaz parut. Elle avait un mouchoir algérien sur la tête, beaucoup de piastres sur le front, de l'antimoine au bord des yeux, avec une espèce de paletot en cachemire noir tombant sur un jupon clair, lamé d'argent, et elle tenait un tambour de basque à la main.
Derrière son dos marchait un grand garçon, dans le costume classique du Dante, et qui était (elle ne s'en cachait plus, maintenant) l'ancien chanteur de l'Alhambra,—lequel, s'appelant Auguste Delamarre, s'était fait appeler primitivement Anténor Delamarre, puis Delmas, puis Belmar, et enfin Delmar, modifiant ainsi et perfectionnant son nom, d'après sa gloire croissante; car il avait quitté le bastringue pour le théâtre, et venait même de débuter bruyamment à l'Ambigu, dans Gaspardo le Pêcheur.
Hussonnet, en l'apercevant, se renfrogna. Depuis qu'on avait refusé sa pièce, il exécrait les comédiens. On n'imaginait pas la vanité de ces Messieurs, de celui-là, surtout! «Quel poseur, voyez donc!»
Après un léger salut à Rosanette, Delmar s'était adossé à la cheminée; et il restait immobile, une main sur le cœur, le pied gauche en avant, les yeux au ciel, avec sa couronne de lauriers dorés par-dessus son capuchon, tout en s'efforçant de mettre dans son regard beaucoup de poésie, pour fasciner les dames. On faisait, de loin, un grand cercle autour de lui.
Mais la Vatnaz, quand elle eut embrassé longuement Rosanette, s'en vint prier Hussonnet de revoir, sous le point de vue du style, un ouvrage d'éducation qu'elle voulait publier: la Guirlande des jeunes Personnes, recueil de littérature et de morale. L'homme de lettres promit son concours. Alors, elle lui demanda s'il ne pourrait pas, dans une des feuilles où il avait accès, faire mousser quelque peu son ami, et même lui confier plus tard un rôle. Hussonnet en oublia de prendre un verre de punch.
C'était Arnoux qui l'avait fabriqué; et, suivi par le groom du Comte portant un plateau vide, il l'offrait aux personnes avec satisfaction.
Quand il vint à passer devant M. Oudry, Rosanette l'arrêta.
«Eh bien, et cette affaire?»
Il rougit quelque peu; enfin, s'adressant au bonhomme:
«Notre amie m'a dit que vous auriez l'obligeance...
—Comment donc, mon voisin! tout à vous.»
Et le nom de M. Dambreuse fut prononcé; comme ils s'entretenaient à demi voix, Frédéric les entendait confusément; il se porta vers l'autre coin de la cheminée, où Rosanette et Delmar causaient ensemble.
Le cabotin avait une mine vulgaire, faite comme les décors de théâtre pour être contemplée à distance, des mains épaisses, de grands pieds, une mâchoire lourde; et il dénigrait les acteurs les plus illustres, traitait de haut les poètes, disait: «mon organe, mon physique, mes moyens», en émaillant son discours de mots peu intelligibles pour lui-même, et qu'il affectionnait, tels que «morbidezza, analogue et homogénéité».
Rosanette l'écoutait avec de petits mouvements de tête approbatifs. On voyait l'admiration s'épanouir sous le fard de ses joues, et quelque chose d'humide passait comme un voile sur ses yeux clairs, d'une indéfinissable couleur. Comment un pareil homme pouvait-il la charmer? Frédéric s'excitait intérieurement à le mépriser encore plus, pour bannir, peut-être, l'espèce d'envie qu'il lui portait.
Mlle Vatnaz était maintenant avec Arnoux; et, tout en riant très haut, de temps à autre, elle jetait un coup d'œil sur son amie, que M. Oudry ne perdait pas de vue.
Puis Arnoux et la Vatnaz disparurent; le bonhomme vint parler bas à Rosanette.
«Eh bien, oui, c'est convenu! Laissez-moi tranquille.»
Et elle pria Frédéric d'aller voir dans la cuisine si M. Arnoux n'y était pas.
Un bataillon de verres à moitié pleins couvrait le plancher; et les casseroles, les marmites, la turbotière, la poêle à frire sautaient. Arnoux commandait aux domestiques en les tutoyant, battait la rémolade, goûtait les sauces, rigolait avec la bonne.
«Bien, dit-il, avertissez-la! Je fais servir.»
On ne dansait plus, les femmes venaient de se rasseoir, les hommes se promenaient. Au milieu du salon, un des rideaux tendus sur une fenêtre se bombait au vent; et la Sphinx, malgré les observations de tout le monde, exposait au courant d'air ses bras en sueur. Où donc était Rosanette? Frédéric la chercha plus loin, jusque dans le boudoir et dans la chambre. Quelques-uns, pour être seuls, ou deux à deux, s'y étaient réfugiés. L'ombre et les chuchotements se mêlaient. Il y avait de petits rires sous des mouchoirs, et l'on entrevoyait au bord des corsages des frémissements d'éventails, lents et doux comme des battements d'aile d'oiseau blessé.
En entrant dans la serre, il vit, sous les larges feuilles d'un caladium, près le jet d'eau, Delmar, couché à plat ventre sur le canapé de toile; Rosanette, assise près de lui, avait la main passée dans ses cheveux; et ils se regardaient. Au même moment, Arnoux entra par l'autre côté, celui de la volière. Delmar se leva d'un bond, puis il sortit à pas tranquilles sans se retourner; et même, s'arrêta près de la porte, pour cueillir une fleur d'hibiscus dont il garnit sa boutonnière. Rosanette pencha le visage, Frédéric, qui la voyait de profil, s'aperçut qu'elle pleurait.
«Tiens! qu'as-tu donc?» dit Arnoux.
Elle haussa les épaules sans répondre.
«Est-ce à cause de lui?» reprit-il.
Elle étendit les bras autour de son cou, et, le baisant au front, lentement:
«Tu sais bien que je t'aimerai toujours, mon gros. N'y pensons plus! Allons souper!»
Un lustre de cuivre à quarante bougies éclairait la salle, dont les murailles disparaissaient sous de vieilles faïences accrochées; et cette lumière crue, tombant d'aplomb, rendait plus blanc encore, parmi les hors d'œuvre et les fruits, un gigantesque turbot occupant le milieu de la nappe, bordée par des assiettes pleines de potage à la bisque. Alors, toutes à la fois, avec un froufrou d'étoffes, les femmes, tassant leurs jupes, leurs manches et leurs écharpes, s'assirent les unes près des autres; les hommes, debout, s'établirent dans les angles. Pellerin et M. Oudry furent placés près de Rosanette; Arnoux était en face. Palazot et son amie venaient de partir.
«Bon voyage! dit-elle, attaquons!»
Et l'Enfant de chœur, homme facétieux, en faisant un grand signe de croix, commença le Benedicite.
Les dames furent scandalisées, et principalement la Poissarde, mère d'une fille dont elle voulait faire une femme honnête. Arnoux, non plus, «n'aimait pas ça,» trouvant qu'on devait respecter la religion.
Une horloge allemande, munie d'un coq, carillonnant deux heures, provoqua sur le coucou force plaisanteries. Toute sorte de propos s'ensuivirent: calembours, anecdotes, vantardises, gageures, mensonges tenus pour vrais, assertions improbables, un tumulte de paroles qui bientôt s'éparpilla en conversations particulières. Les vins circulaient, les plats se succédaient, le docteur découpait. On se lançait de loin une orange, un bouchon; on quittait sa place pour causer avec quelqu'un. Souvent Rosanette se tournait vers Delmar, immobile derrière elle; Pellerin bavardait, M. Oudry souriait. Mlle Vatnaz mangea presque à elle seule le buisson d'écrevisses, et les carapaces sonnaient sous ses longues dents. L'Ange, posée sur le tabouret du piano (seul endroit où ses ailes lui permissent de s'asseoir), mastiquait placidement, sans discontinuer.
«Quelle fourchette! répétait l'Enfant de chœur ébahi, quelle fourchette!»
Et la Sphinx buvait de l'eau-de-vie, criait à plein gosier, se démenait comme un démon. Tout à coup ses joues s'enflèrent, et, ne résistant plus au sang qui l'étouffait, elle porta sa serviette contre ses lèvres, puis la jeta sous la table.
Frédéric l'avait vue.
«Ce n'est rien!»
Et à ses instances pour partir et se soigner, elle répondit lentement:
«Bah! à quoi bon? autant ça qu'autre chose! la vie n'est pas si drôle!»
Alors, il frissonna, pris d'une tristesse glaciale, comme s'il avait aperçu des mondes entiers de misère et de désespoir, un réchaud de charbon près d'un lit de sangle, et les cadavres de la Morgue en tablier de cuir, avec le robinet d'eau froide qui coule sur leurs cheveux.
Cependant, Hussonnet, accroupi aux pieds de la Femme-Sauvage, braillait d'une voix enrouée, pour imiter l'acteur Grassot:
«Ne sois pas cruelle, ô Celuta! cette petite fête de famille est charmante! Enivrez-moi de voluptés, mes amours! Folichonnons! folichonnons!
Et il se mit à baiser les femmes sur l'épaule. Elles tressaillaient, piquées par ses moustaches; puis il imagina de casser contre sa tête une assiette, en la heurtant d'un petit coup. D'autres l'imitèrent; les morceaux de faïence volaient comme des ardoises par un grand vent, et la Débardeuse s'écria:
«Ne vous gênez pas! ça ne coûte rien! Le bourgeois qui en fabrique nous en cadote!»
Tous les yeux se portèrent sur Arnoux. Il répliqua:
«Ah! sur facture, permettez!» tenant, sans doute, à passer pour n'être pas, ou n'être plus l'amant de Rosanette.
Mais deux voix furieuses s'élevèrent.
«Imbécile!
—Polisson!
—A vos ordres!
—Aux vôtres!»
C'était le chevalier moyen âge et le Postillon russe qui se disputaient; celui-ci ayant soutenu que des armures dispensaient d'être brave, l'autre avait pris cela pour une injure. Il voulait se battre, tous s'interposaient, et le Capitaine, au milieu du tumulte, tâchait de se faire entendre.
«Messieurs, écoutez-moi! un mot! J'ai de l'expérience, messieurs!»
Rosanette, ayant frappé avec son couteau sur un verre, finit par obtenir du silence; et, s'adressant au Chevalier qui gardait son casque, puis au Postillon coiffé d'un bonnet à longs poils:
«Retirez d'abord votre casserole! ça m'échauffe!—et vous, là-bas, votre tête de loup.—Voulez-vous bien m'obéir, saprelotte! Regardez donc mes épaulettes! Je suis votre maréchale!
Ils s'exécutèrent, et tous applaudirent en criant:
«Vive la Maréchale! vive la Maréchale!»
Alors, elle prit sur le poêle une bouteille de vin de Champagne, et elle le versa de haut, dans les coupes qu'on lui tendait. Comme la table était trop large, les convives, les femmes surtout, se portèrent de son côté, en se dressant sur la pointe des pieds, sur les barreaux des chaises, ce qui forma pendant une minute un groupe pyramidal de coiffures, d'épaules nues, de bras tendus, de corps penchés;—et de longs jets de vin rayonnaient dans tout cela, car le Pierrot et Arnoux, aux deux angles de la salle, lâchant chacun une bouteille, éclaboussaient les visages. Les petits oiseaux de la volière, dont on avait laissé la porte ouverte, envahirent la salle, tout effarouchés, voletant autour du lustre, se cognant contre les carreaux, contre les meubles; et quelques-uns, posés sur les têtes, faisaient au milieu des chevelures comme de larges fleurs.
Les musiciens étaient partis. On tira le piano de l'antichambre dans le salon. La Vatnaz s'y mit, et, accompagnée de l'Enfant de chœur qui battait du tambour de basque, elle entama une contredanse avec furie, tapant les touches comme un cheval qui piaffe, et se dandinant de la taille, pour mieux marquer la mesure.
La Maréchale entraîna Frédéric, Hussonnet faisait la roue, la Débardeuse se disloquait comme un clown, le Pierrot avait des façons d'orang-outang, la Sauvagesse, les bras écartés, imitait l'oscillation d'une chaloupe. Enfin tous, n'en pouvant plus, s'arrêtèrent; et on ouvrit une fenêtre.
Le grand jour entra avec la fraîcheur du matin. Il y eut une exclamation d'étonnement, puis un silence. Les flammes jaunes vacillaient, en faisant de temps à autre éclater leurs bobèches; des rubans, des fleurs et des perles jonchaient le parquet; des taches de punch et de sirop poissaient les consoles; les tentures étaient salies, les costumes fripés, poudreux; les nattes pendaient sur les épaules; et le maquillage, coulant avec la sueur, découvrait des faces blêmes, dont les paupières rouges clignotaient.
La Maréchale, fraîche comme au sortir d'un bain, avait les joues roses, les yeux brillants. Elle jeta au loin sa perruque; et ses cheveux tombèrent autour d'elle comme une toison, ne laissant voir de tout son vêtement que sa culotte, ce qui produisit un effet à la fois comique et gentil.
La Sphinx, dont les dents claquaient de fièvre, eut besoin d'un châle.
Rosanette courut dans sa chambre pour le chercher, et, comme l'autre la suivait, elle lui ferma la porte au nez, vivement.
Le Turc observa, tout haut, qu'on n'avait pas vu sortir M. Oudry. Aucun ne releva cette malice, tant on était fatigué.
Puis, en attendant les voitures, on s'embobelina dans les capelines et les manteaux. Sept heures sonnèrent. L'Ange était toujours dans la salle, attablée devant une compote de beurre et de sardines; et la Poissarde, près d'elle, fumait des cigarettes, tout en lui donnant des conseils sur l'existence.
Enfin, les fiacres étant survenus, les invités s'en allèrent. Hussonnet, employé dans une correspondance pour la province, devait lire avant son déjeuner cinquante-trois journaux; la Sauvagesse avait une répétition à son théâtre, Pellerin un modèle, l'Enfant de chœur trois rendez-vous. Mais l'Ange, envahie par les premiers symptômes d'une indigestion, ne put se lever. Le Baron moyen âge la porta jusqu'au fiacre.
«Prends garde à ses ailes!» cria par la fenêtre la Débardeuse.
On était sur le palier quand Mlle Vatnaz dit à Rosanette:
«Adieu, chère! C'était très bien, ta soirée.»
Puis se penchant à son oreille:
«Garde-le!
—Jusqu'à des temps meilleurs,» reprit la Maréchale en tournant le dos, lentement.
Arnoux et Frédéric s'en revinrent ensemble, comme ils étaient venus. Le marchand de faïence avait un air tellement sombre, que son compagnon le crut indisposé.
«Moi? pas du tout!»
Il se mordait la moustache, fronçait les sourcils, et Frédéric lui demanda si ce n'étaient pas ses affaires qui le tourmentaient.
«Nullement!»
Puis tout à coup:
«Vous le connaissiez, n'est-ce pas, le père Oudry?»
Et, avec une expression de rancune:
«Il est riche, le vieux gredin!»
Ensuite, Arnoux parla d'une cuisson importante que l'on devait finir aujourd'hui, à sa fabrique. Il voulait la voir. Le train partait dans une heure. «Il faut cependant que j'aille embrasser ma femme.»
«Ah! sa femme!» pensa Frédéric.
Puis il se coucha, avec une douleur intolérable à l'occiput; et il but une carafe d'eau, pour calmer sa soif.
Une autre soif lui était venue, celle des femmes, du luxe et de tout ce que comporte l'existence parisienne. Il se sentait quelque peu étourdi, comme un homme qui descend d'un vaisseau; et, dans l'hallucination du premier sommeil, il voyait passer et repasser continuellement les épaules de la Poissarde, les reins de la Débardeuse, les mollets de la Polonaise, la chevelure de la Sauvagesse. Puis deux grands yeux noirs, qui n'étaient pas dans le bal, parurent; et légers comme des papillons, ardents comme des torches, ils allaient, venaient, vibraient, montaient dans la corniche, descendaient jusqu'à sa bouche. Frédéric s'acharnait à reconnaître ces yeux sans y parvenir. Mais déjà le rêve l'avait pris; il lui semblait qu'il était attelé près d'Arnoux, au timon d'un fiacre, et que la Maréchale, à califourchon sur lui, l'éventrait avec ses éperons d'or.
Frédéric trouva, au coin de la rue Rumfort, un petit hôtel et, il s'acheta, tout à la fois le coupé, le cheval, les meubles et deux jardinières prises chez Arnoux, pour mettre aux deux coins de la porte dans son salon. Derrière cet appartement, étaient une chambre et un cabinet. L'idée lui vint d'y loger Deslauriers. Mais, comment la recevrait-il, elle, sa maîtresse future? La présence d'un ami serait une gêne. Il abattit le refend pour agrandir le salon, et fit du cabinet un fumoir.
Il acheta les poètes qu'il aimait, des Voyages, des Atlas, des Dictionnaires, car il avait des plans de travail sans nombre; il pressait les ouvriers, courait les magasins, et, dans son impatience de jouir, emportait tout sans marchander.
D'après les notes des fournisseurs, Frédéric s'aperçut qu'il aurait à débourser prochainement une quarantaine de mille francs, non compris les droits de succession, lesquels dépasseraient trente-sept mille; comme sa fortune était en biens territoriaux, il écrivit au notaire du Havre d'en vendre une partie, pour se libérer de ses dettes et avoir quelque argent à sa disposition. Puis, voulant connaître enfin cette chose vague, miroitante et indéfinissable qu'on appelle le monde, il demanda par un billet aux Dambreuse s'ils pouvaient le recevoir. Madame répondit qu'elle espérait sa visite pour le lendemain.
C'était jour de réception. Des voitures stationnaient dans la cour. Deux valets se précipitèrent sous la marquise, et un troisième, au haut de l'escalier, se mit à marcher devant lui.
Il traversa une antichambre, une seconde pièce, puis un grand salon à hautes fenêtres, et dont la cheminée monumentale supportait une pendule en forme de sphère, avec deux vases de porcelaine monstrueux où se hérissaient, comme deux buissons d'or, deux faisceaux de bobèches. Des tableaux dans la manière de l'Espagnolet étaient appendus au mur; les lourdes portières en tapisserie tombaient majestueusement; et les fauteuils, les consoles, les tables, tout le mobilier, qui était de style Empire, avait quelque chose d'imposant et de diplomatique. Frédéric souriait de plaisir, malgré lui.
Enfin il arriva dans un appartement ovale, lambrissé de bois de rose, bourré de meubles mignons et qu'éclairait une seule glace donnant sur un jardin. Mme Dambreuse était auprès du feu, une douzaine de personnes formant cercle autour d'elle. Avec un mot aimable, elle lui fit signe de s'asseoir, mais sans paraître surprise de ne l'avoir pas vu depuis longtemps.
On vantait, quand il entra, l'éloquence de l'abbé Cœur. Puis on déplora l'immoralité des domestiques, à propos d'un vol commis par un valet de chambre; et les cancans se déroulèrent. La vieille dame de Sommery avait un rhume, Mlle de Turvisot se mariait, les Montcharron ne reviendraient pas avant la fin de janvier, les Bretancourt non plus, maintenant on restait tard à la campagne; et la misère des propos se trouvait comme renforcée par le luxe des choses ambiantes; mais ce qu'on disait était moins stupide que la manière de causer, sans but, sans suite et sans animation. Il y avait là, cependant, des hommes versés dans la vie, un ancien ministre, le curé d'une grande paroisse, deux ou trois hauts fonctionnaires du gouvernement; ils s'en tenaient aux lieux communs les plus rebattus. Quelques-uns ressemblaient à des douairières fatiguées, d'autres avaient des tournures de maquignon; et des vieillards accompagnaient leurs femmes, dont ils auraient pu se faire passer pour les grands-pères.
Mme Dambreuse les recevait tous avec grâce. Dès qu'on parlait d'un malade, elle fronçait les sourcils douloureusement, et prenait un air joyeux s'il était question de bals ou de soirées. Elle serait bientôt contrainte de s'en priver, car elle allait faire sortir de pension une nièce de son mari, une orpheline, trop jeune encore pour la mener dans le monde. On exalta son dévouement; c'était se conduire en véritable mère de famille.
Frédéric l'observait. La peau mate de son visage paraissait tendue, et d'une fraîcheur sans éclat, comme celle d'un fruit conservé. Mais ses cheveux, tirebouchonnés à l'anglaise, étaient plus fins que de la soie, ses yeux d'un azur brillant, tous ses gestes délicats. Assise au fond, sur la causeuse, elle caressait les floches rouges d'un écran japonais, pour faire valoir ses mains, sans doute, de longues mains étroites, un peu maigres, avec des doigts retroussés par le bout. Elle portait une robe de moire grise, à corsage montant, comme une puritaine.
Frédéric lui demanda si elle ne viendrait pas cette année à la Fortelle. Mme Dambreuse n'en savait rien. Il concevait cela, du reste: Nogent devait l'ennuyer. Les visites augmentaient. C'était un bruissement continu de robes sur les tapis; les dames, posées au bord des chaises, poussaient de petits ricanements, articulaient deux ou trois mots, et, au bout de cinq minutes, partaient avec leurs jeunes filles. Bientôt, la conversation fut impossible à suivre, et Frédéric se retirait quand Mme Dambreuse lui dit:
«Tous les mercredis, n'est-ce pas, monsieur Moreau?» rachetant par cette seule phrase ce qu'elle avait montré d'indifférence.
Il était content. Néanmoins, il huma dans la rue une large bouffée d'air; et, par besoin d'un milieu moins artificiel, Frédéric se ressouvint qu'il devait une visite à la Maréchale.
La porte de l'antichambre était ouverte. Deux bichons havanais accoururent. Une voix cria:
«Delphine! Delphine!—Est-ce vous, Félix?»
Il se tenait sans avancer; les deux petits chiens jappaient toujours. Enfin Rosanette parut, enveloppée dans une sorte de peignoir en mousseline blanche garnie de dentelles, pieds nus dans des babouches.
«Ah! pardon, monsieur! Je vous prenais pour le coiffeur. Une minute! je reviens!»
Et il resta seul dans la salle à manger.
Les persiennes en étaient closes. Frédéric la parcourait des yeux, en se rappelant le tapage de l'autre nuit, lorsqu'il remarqua au milieu, sur la table, un chapeau d'homme, un vieux feutre bossué, gras, immonde. A qui donc ce chapeau? Montrant impudemment sa coiffe décousue, il semblait dire: «Je m'en moque après tout! Je suis le maître!»
La Maréchale survint. Elle le prit, ouvrit la serre, l'y jeta, referma la porte (d'autres portes, en même temps, s'ouvraient et se refermaient), et, ayant fait passer Frédéric par la cuisine, elle l'introduisit dans son cabinet de toilette.
On voyait, tout de suite, que c'était l'endroit de la maison le plus hanté, et comme son vrai centre moral. Une perse à grands feuillages tapissait les murs, les fauteuils et un vaste divan élastique; sur une table de marbre blanc s'espaçaient deux larges cuvettes en faïence bleue; des planches de cristal formant étagère au-dessus étaient encombrées par des fioles, des brosses, des peignes, des bâtons de cosmétique, des boîtes à poudre; le feu se mirait dans une haute psyché; un drap pendait en dehors d'une baignoire, et des senteurs de pâte d'amandes et de benjoin s'exhalaient.
«Vous excuserez le désordre! Ce soir, je dîne en ville.»
Et, comme elle tournait sur ses talons, elle faillit écraser un des petits chiens. Frédéric les déclara charmants. Elle les souleva tous les deux, et, haussant jusqu'à lui leur museau noir:
«Voyons, faites une risette, baisez le monsieur.»
Un homme, habillé d'une sale redingote à collet de fourrure, entra brusquement.
«Félix, mon brave, dit-elle, vous aurez votre affaire dimanche prochain, sans faute.»
L'homme se mit à la coiffer. Il lui apprenait des nouvelles de ses amies: Mme de Rochegune, Mme de Saint-Florentin, Mme de Liebard-Lombard, toutes étant nobles comme à l'hôtel Dambreuse. Puis il causa théâtres; on donnait le soir à l'Ambigu une représentation extraordinaire.
«Irez-vous?
—Ma foi, non! Je reste chez moi.»
Delphine parut. Elle la gronda pour être sortie sans sa permission. L'autre jura qu'elle «rentrait du marché».
«Eh bien, apportez-moi votre livre!—Vous permettez, n'est-ce pas?»
Et, lisant à demi-voix le cahier, Rosanette faisait des observations sur chaque article. L'addition était fausse.
«Rendez-moi quatre sous!»
Delphine les rendit, et, quand elle l'eut congédiée:
«Ah! Sainte Vierge! est-on assez malheureux avec ces gens-là!»
Frédéric fut choqué de cette récrimination. Elle lui rappelait trop les autres, et établissait entre les deux maisons une sorte d'égalité fâcheuse.
Delphine, étant revenue, s'approcha de la Maréchale pour chuchoter un mot à son oreille.
«Eh non! je n'en veux pas!»
Delphine se présenta de nouveau.
«Madame, elle insiste.
—Ah! quel embêtement! Flanque-la dehors!»
Au même instant, une vieille dame habillée de noir poussa la porte. Frédéric n'entendit rien, ne vit rien; Rosanette s'était précipitée dans la chambre, à sa rencontre.
Quand elle reparut, elle avait les pommettes rouges et elle s'assit dans un des fauteuils, sans parler. Une larme tomba sur sa joue; puis se tournant vers le jeune homme, doucement:
«Quel est votre petit nom?
—Frédéric.
—Ah! Féderico! Ça ne vous gêne pas que je vous appelle comme ça?»
Et elle le regardait d'une façon câline, presque amoureuse.
Tout à coup, elle poussa un cri de joie à la vue de Mlle Vatnaz.
La femme artiste n'avait pas de temps à perdre, devant, à six heures juste, présider sa table d'hôte; et elle haletait, n'en pouvant plus. D'abord, elle retira de son cabas une chaîne de montre avec un papier, puis différents objets, des acquisitions.
«Tu sauras qu'il y a, rue Joubert, des gants de Suède à trente-six sous magnifiques! Ton teinturier demande encore huit jours. Pour la guipure, j'ai dit qu'on repasserait. Bugneaux a reçu l'acompte. Voilà tout, il me semble? C'est cent quatre-vingt-cinq francs que tu me dois!»
Rosanette alla prendre dans un tiroir dix napoléons. Aucune des deux n'avait de monnaie, Frédéric en offrit.
«Je vous les rendrai, dit la Vatnaz, en fourrant les quinze francs dans son sac. Mais vous êtes un vilain. Je ne vous aime plus, vous ne m'avez pas fait danser une seule fois, l'autre jour!—Ah! ma chère, j'ai découvert, quai Voltaire, à une boutique, un cadre d'oiseaux-mouches empaillés qui sont des amours. A ta place, je me les donnerais. Tiens! Comment trouves-tu?»
Et elle exhiba un vieux coupon de soie rose qu'elle avait acheté au Temple pour faire un pourpoint moyen âge à Delmar.
«Il est venu aujourd'hui, n'est-ce pas?
—Non!
—C'est singulier!»
Et, une minute après:
«Où vas-tu ce soir?
—Chez Alphonsine», dit Rosanette; ce qui était la troisième version sur la manière dont elle devait passer la soirée.
Mlle Vatnaz reprit:
«Et le vieux de la Montagne, quoi de neuf?»
Mais, d'un brusque clin d'œil, la Maréchale lui commanda de se taire; et elle reconduisit Frédéric jusque dans l'antichambre, pour savoir s'il verrait bientôt Arnoux.
«Priez-le donc de venir; pas devant son épouse, bien entendu!»
Au haut des marches, un parapluie était posé contre le mur, près d'une paire de socques.
«Les caoutchoucs de la Vatnaz, dit Rosanette. Quel pied, hein? Elle est forte, ma petite amie!»
Et d'un ton mélodramatique, en faisant rouler la dernière lettre du mot:
«Ne pas s'y fierrr!»
Frédéric, enhardi par cette espèce de confidence, voulut la baiser sur le col. Elle dit froidement:
«Oh! faites! Ça ne coûte rien!»
Il était léger en sortant de là, ne doutant pas que la Maréchale ne devînt bientôt sa maîtresse. Ce désir en éveilla un autre; et, malgré l'espèce de rancune qu'il lui gardait, il eut envie de voir Mme Arnoux.
D'ailleurs, il devait y aller pour la commission de Rosanette.
«Mais, à présent, songea-t-il (six heures sonnaient), Arnoux est chez lui, sans doute.»
Il ajourna sa visite au lendemain.
Elle se tenait dans la même attitude que le premier jour, et cousait une chemise d'enfant. Le petit garçon, à ses pieds, jouait avec une ménagerie de bois; Marthe, un peu plus loin, écrivait.
Il commença par la complimenter de ses enfants. Elle répondit sans aucune exagération de bêtise maternelle.
La chambre avait un aspect tranquille. Un beau soleil passait par les carreaux, les angles des meubles reluisaient, et, comme Mme Arnoux était assise auprès de la fenêtre, un grand rayon, frappant les accroche-cœurs de sa nuque, pénétrait d'un fluide d'or sa peau ambrée. Alors, il dit:
«Voilà une jeune personne qui est devenue bien grande depuis trois ans! Vous rappelez-vous, Mademoiselle, quand vous dormiez sur mes genoux, dans la voiture?» Marthe ne se rappelait pas. «Un soir, en revenant de Saint-Cloud?»
Mme Arnoux eut un regard singulièrement triste. Était-ce pour lui défendre toute allusion à leur souvenir commun?
Ses beaux yeux noirs, dont la sclérotique brillait, se mouvaient doucement sous leurs paupières un peu lourdes, et il y avait dans la profondeur de ses prunelles une bonté infinie. Il fut ressaisi par un amour plus fort que jamais, immense: c'était une contemplation qui l'engourdissait, il la secoua pourtant. Comment se faire valoir? par quels moyens? Et, ayant bien cherché, Frédéric ne trouva rien de mieux que l'argent. Il se mit à parler du temps, lequel était moins froid qu'au Havre.
«Vous y avez été?
—Oui, pour une affaire... de famille... un héritage.
—Ah! j'en suis bien contente», reprit-elle avec un air de plaisir tellement vrai, qu'il en fut touché comme d'un grand service.
Puis elle lui demanda ce qu'il voulait faire, un homme devant s'employer à quelque chose. Il se rappela son mensonge et dit qu'il espérait parvenir au conseil d'État, grâce à M. Dambreuse, le député.
«Vous le connaissez peut-être?
—De nom seulement.»
Puis, d'une voix basse:
«Il vous a mené au bal, l'autre jour, n'est-ce pas?»
Frédéric se taisait.
«C'est ce que je voulais savoir, merci.»
Ensuite, elle lui fit deux ou trois questions discrètes sur sa famille et sa province. C'était bien aimable, d'être resté là-bas si longtemps, sans les oublier.
«Mais..., le pouvais-je? reprit-il. En doutiez-vous?»
Mme Arnoux se leva.
«Je crois que vous nous portez une bonne et solide affection.—Adieu,... au revoir!»
Et elle tendit sa main d'une manière franche et virile. N'était-ce pas un engagement, une promesse? Frédéric se sentait tout joyeux de vivre; il se retenait pour ne pas chanter, il avait besoin de se répandre, de faire des générosités et des aumônes. Il regarda autour de lui s'il n'y avait personne à secourir. Aucun misérable ne passait; et sa velléité de dévouement s'évanouit, car il n'était pas homme à en chercher au loin les occasions.
Puis il se ressouvint de ses amis. Le premier auquel il songea fut Hussonnet, le second Pellerin. La position infime de Dussardier commandait naturellement des égards; quant à Cisy, il se réjouissait de lui faire voir un peu sa fortune. Il écrivit donc à tous les quatre de venir pendre la crémaillère le dimanche suivant, à onze heures juste, et il chargea Deslauriers d'amener Sénécal.
Le répétiteur avait été congédié de son troisième pensionnat pour n'avoir point voulu de distribution de prix, usage qu'il regardait comme funeste à l'égalité. Il était maintenant chez un constructeur de machines, et n'habitait plus avec Deslauriers depuis six mois.
Leur séparation n'avait eu rien de pénible. Sénécal, dans les derniers temps, recevait des hommes en blouse, tous patriotes, tous travailleurs, tous braves gens, mais dont la compagnie semblait fastidieuse à l'avocat. D'ailleurs, certaines idées de son ami, excellentes comme armes de guerre, lui déplaisaient. Il s'en taisait par ambition, tenant à le ménager pour le conduire, car il attendait avec impatience un grand bouleversement où il comptait bien faire son trou, avoir sa place.
Les convictions de Sénécal étaient plus désintéressées. Chaque soir, quand sa besogne était finie, il regagnait sa mansarde, et il cherchait dans les livres de quoi justifier ses rêves. Il avait annoté le Contrat social. Il se bourrait de la Revue Indépendante. Il connaissait Mably, Morelly, Fourier, Saint-Simon, Comte, Cabet, Louis Blanc, la lourde charretée des écrivains socialistes, ceux qui réclament pour l'humanité le niveau des casernes, ceux qui voudraient la divertir dans un lupanar ou la plier sur un comptoir; et, du mélange de tout cela, il s'était fait un idéal de démocratie vertueuse, ayant le double aspect d'une métairie et d'une filature, une sorte de Lacédémone américaine où l'individu n'existerait que pour servir la Société, plus omnipotente, absolue, infaillible et divine que les Grands Lamas et les Nabuchodonosors. Il n'avait pas un doute sur l'éventualité prochaine de cette conception; et tout ce qu'il jugeait lui être hostile, Sénécal s'acharnait dessus, avec des raisonnements de géomètre et une bonne foi d'inquisiteur. Les titres nobiliaires, les croix, les panaches, les livrées surtout, et même les réputations trop sonores le scandalisaient,—ses études comme ses souffrances avivant chaque jour sa haine essentielle de toute distinction ou supériorité quelconque. Quand Deslauriers lui communiqua le billet de Frédéric, il répondit:
«Qu'est-ce que je dois à ce monsieur pour lui faire des politesses? S'il voulait de moi, il pouvait venir!»
Deslauriers l'entraîna.
Ils trouvèrent leur ami dans sa chambre à coucher. Stores et doubles rideaux, glace de Venise, rien n'y manquait; Frédéric, en veste de velours, était renversé dans une bergère, où il fumait des cigarettes de tabac turc.
Sénécal se rembrunit, comme les cagots amenés dans les réunions de plaisir. Deslauriers embrassa tout d'un seul coup d'œil; puis, le saluant très bas:
«Monseigneur! je vous présente mes respects!»
Dussardier lui sauta au cou.
«Vous êtes donc riche, maintenant? Ah! tant mieux, nom d'un chien, tant mieux!»
Cisy parut, avec un crêpe à son chapeau. Depuis la mort de sa grand'mère, il jouissait d'une fortune considérable, et tenait moins à s'amuser qu'à se distinguer des autres, à n'être pas comme tout le monde, enfin à «avoir du cachet». C'était son mot.
Il était midi cependant, et tous bâillaient; Frédéric attendait quelqu'un. Au nom d'Arnoux, Pellerin fit la grimace. Il le considérait comme un renégat depuis qu'il avait abandonné les arts.
«Si l'on se passait de lui? qu'en dites-vous?»
Tous approuvèrent.
Un domestique en longues guêtres ouvrit la porte, et l'on aperçut la salle à manger avec sa haute plinthe en chêne relevé d'or et ses deux dressoirs chargés de vaisselle. Les bouteilles de vin chauffaient sur le poêle; les lames des couteaux neufs miroitaient près des huîtres; il y avait dans le ton laiteux des verres-mousseline comme une douceur engageante, et la table disparaissait sous du gibier, des fruits, des choses extraordinaires. Ces attentions furent perdues pour Sénécal.
Il commença par demander du pain de ménage (le plus ferme possible), et, à ce propos, parla des meurtres de Buzançais et de la crise des subsistances.
Rien de tout cela ne serait survenu si on protégeait mieux l'agriculture, si tout n'était pas livré à la concurrence, à l'anarchie, à la déplorable maxime du «laissez faire, laissez passer!» Voilà comment se constituait la féodalité de l'argent, pire que l'autre! Mais qu'on y prenne garde! le peuple, à la fin, se lassera, et pourrait faire payer ses souffrances aux détenteurs du capital, soit par de sanglantes proscriptions, ou par le pillage de leurs hôtels.
Frédéric entrevit dans un éclair un flot d'hommes aux bras nus envahissant le grand salon de Mme Dambreuse, cassant les glaces à coups de piques.
Sénécal continuait: l'ouvrier, vu l'insuffisance des salaires, était plus malheureux que l'ilote, le nègre et le paria, s'il a des enfants surtout.
«Doit-il s'en débarrasser par l'asphyxie, comme le lui conseille je ne sais plus quel docteur anglais, issu de Malthus?»
Et se tournant vers Cisy:
«En serons-nous réduits aux conseils de l'infâme Malthus?»
Cisy, qui ignorait l'infamie et même l'existence de Malthus, répondit qu'on secourait pourtant beaucoup de misères, et que les classes élevées...
«Ah! les classes élevées! dit, en ricanant, le socialiste. D'abord, il n'y a pas de classes élevées; on n'est élevé que par le cœur! Nous ne voulons pas d'aumônes, entendez-vous! mais l'égalité, la juste répartition des produits.»
Ce qu'il demandait, c'est que l'ouvrier pût devenir capitaliste, comme le soldat colonel. Les jurandes, au moins, en limitant le nombre des apprentis, empêchaient l'encombrement des travailleurs, et le sentiment de la fraternité se trouvait entretenu par les fêtes, les bannières.
Hussonnet, comme poète, regrettait les bannières; Pellerin aussi, prédilection qui lui était venue au café Dagneaux, en écoutant causer des phalanstériens. Il déclara Fourier un grand homme.
«Allons donc! dit Deslauriers. Une vieille bête! qui voit dans les bouleversements d'empires des effets de la vengeance divine! C'est comme le sieur Saint-Simon et son église, avec sa haine de la Révolution française: un tas de farceurs qui voudraient nous refaire le catholicisme!»
M. de Cisy, pour s'éclairer, sans doute, ou donner de lui une bonne opinion, se mit à dire doucement:
«Ces deux savants ne sont donc pas de l'avis de Voltaire?
—Celui-là, je vous l'abandonne! reprit Sénécal.
—Comment? moi, je croyais...
—Eh non! il n'aimait pas le peuple!»
Puis la conversation descendit aux événements contemporains: les mariages espagnols, les dilapidations de Rochefort, le nouveau chapitre de Saint-Denis, ce qui amènerait un redoublement d'impôts. Selon Sénécal, on en payait assez, cependant!
«Et pourquoi, mon Dieu? pour élever des palais aux singes du Muséum, faire parader sur nos places de brillants états-majors, ou soutenir, parmi les valets du Château, une étiquette gothique!
—J'ai lu dans la Mode, dit Cisy, qu'à la Saint-Ferdinand, au bal des Tuileries, tout le monde était déguisé en chicards.
—Si ce n'est pas pitoyable! fit le socialiste, en haussant de dégoût les épaules.
—Et le musée de Versailles! s'écria Pellerin. Parlons-en! Ces imbéciles-là ont raccourci un Delacroix et rallongé un Gros! Au Louvre, on a si bien restauré, gratté et tripoté toutes les toiles, que, dans dix ans, peut-être pas une ne restera. Quant aux erreurs du catalogue, un Allemand a écrit dessus tout un livre. Les étrangers, ma parole, se fichent de nous!
—Oui, nous sommes la risée de l'Europe, dit Sénécal.
—C'est parce que l'art est inféodé à la Couronne.
—Tant que vous n'aurez pas le suffrage universel...
—Permettez! car l'artiste, refusé depuis vingt ans à tous les Salons, était furieux contre le Pouvoir. Eh! qu'on nous laisse tranquilles. Moi, je ne demande rien! seulement les Chambres devraient statuer sur les intérêts de l'art. Il faudrait établir une chaire d'esthétique, et dont le professeur, un homme à la fois praticien et philosophe, parviendrait, j'espère, à grouper la multitude.—Vous feriez bien, Hussonnet, de toucher un mot de ça dans votre journal?
—Est-ce que les journaux sont libres? est-ce que nous le sommes? dit Deslauriers avec emportement. Quand on pense qu'il peut y avoir jusqu'à vingt-huit formalités pour établir un batelet sur une rivière, ça me donne l'envie d'aller vivre chez les anthropophages! Le gouvernement nous dévore! Tout est à lui, la philosophie, le droit, les arts, l'air du ciel; et la France râle, énervée, sous la botte du gendarme et la soutane du calotin!»
Le futur Mirabeau épanchait ainsi sa bile, largement. Enfin, il prit son verre, se leva, et, le poing sur la hanche, l'œil allumé:
«Je bois à la destruction complète de l'ordre actuel, c'est-à-dire de tout ce qu'on nomme Privilège, Monopole, Direction, Hiérarchie, Autorité, État!» et, d'une voix plus haute: «que je voudrais briser comme ceci!» en lançant sur la table le beau verre à patte, qui se fracassa en mille morceaux.
Tous applaudirent, et Dussardier principalement.
Le spectacle des injustices lui faisait bondir le cœur. Il s'inquiétait de Barbès; il était de ceux qui se jettent sous les voitures pour porter secours aux chevaux tombés. Son érudition se bornait à deux ouvrages, l'un intitulé Crimes des rois, l'autre Mystères du Vatican. Il avait écouté l'avocat bouche béante, avec délices. Enfin, n'y tenant plus:
«Moi, ce que je reproche à Louis-Philippe, c'est d'abandonner les Polonais!
—Un moment! dit Hussonnet. D'abord, la Pologne n'existe pas; c'est une invention de Lafayette! Les Polonais, règle générale, sont tous du faubourg Saint-Marceau, les véritables s'étant noyés avec Poniatowski.» Bref, «il ne donnait plus là-dedans,» il était «revenu de tout ça!» C'était comme le serpent de mer, la révocation de l'édit de Nantes et «cette vieille blague de la Saint-Barthélemy!»
Sénécal, sans défendre les Polonais, releva les derniers mots de l'homme de lettres. On avait calomnié les papes, qui, après tout, défendaient le peuple, et il appelait la Ligue «l'aurore de la Démocratie, un grand mouvement égalitaire contre l'individualisme des protestants».
Frédéric était un peu surpris par ces idées. Elles ennuyaient Cisy probablement, car il mit la conversation sur les tableaux vivants du Gymnase, qui attiraient alors beaucoup de monde.
Sénécal s'en affligea. De tels spectacles corrompaient les filles du prolétaire; puis on les voyait étaler un luxe insolent. Aussi approuvait-il les étudiants bavarois qui avaient outragé Lola Montès. A l'instar de Rousseau, il faisait plus de cas de la femme d'un charbonnier que de la maîtresse d'un roi.
«Vous blaguez les truffes!» répliqua majestueusement Hussonnet. Et il prit la défense de ces dames, en faveur de Rosanette. Puis, comme il parlait de son bal et du costume d'Arnoux:
«On prétend qu'il branle dans le manche?» dit Pellerin.
Le marchand de tableaux venait d'avoir un procès pour ses terrains de Belleville, et il était actuellement dans une compagnie de kaolin bas-breton avec d'autres farceurs de son espèce.
Dussardier en savait davantage; car son patron à lui, M. Moussinot, ayant été aux informations sur Arnoux près du banquier Oscar Lefebvre, celui-ci avait répondu qu'il le jugeait peu solide, connaissant quelques-uns de ses renouvellements.
Le dessert était fini; on passa dans le salon, tendu comme celui de la Maréchale, en damas jaune et de style Louis XVI.
Pellerin blâma Frédéric de n'avoir pas choisi, plutôt, le style néo-grec; Sénécal frotta des allumettes contre les tentures; Deslauriers ne fit aucune observation. Il en fit dans la bibliothèque, qu'il appela une bibliothèque de petite fille. La plupart des littérateurs contemporains s'y trouvaient. Il fut impossible de parler de leurs ouvrages, car Hussonnet, immédiatement, contait des anecdotes sur leurs personnes, critiquait leurs figures, leurs mœurs, leur costume, exaltant les esprits de quinzième ordre, dénigrant ceux du premier, et déplorant, bien entendu, la décadence moderne. Telle chansonnette de villageois contenait, à elle seule, plus de poésie que tous les lyriques du XIXe siècle; Balzac était surfait, Byron démoli, Hugo n'entendait rien au théâtre, etc.
«Pourquoi donc, dit Sénécal, n'avez-vous pas les volumes de nos poètes-ouvriers?»
Et M. de Cisy, qui s'occupait de littérature, s'étonna de ne pas voir sur la table de Frédéric «quelques-unes de ces physiologies nouvelles, physiologie du fumeur, du pêcheur à la ligne, de l'employé de barrière».
Ils arrivèrent à l'agacer tellement, qu'il eut envie de les pousser dehors par les épaules. «Mais je deviens bête!» Et, prenant Dussardier à l'écart, il lui demanda s'il pouvait le servir en quelque chose.
Le brave garçon fut attendri. Avec sa place de caissier, il n'avait besoin de rien.
Ensuite, Frédéric emmena Deslauriers dans sa chambre, et, tirant de son secrétaire deux mille francs:
«Tiens, mon brave, empoche! C'est le reliquat de mes vieilles dettes.
—Mais... et le Journal? dit l'avocat. J'en ai parlé à Hussonnet, tu sais bien.»
Et, Frédéric ayant répondu qu'il se trouvait «un peu gêné, maintenant», l'autre eut un mauvais sourire.
Après les liqueurs, on but de la bière; après la bière, des grogs; on refuma des pipes. Enfin, à cinq heures du soir, tous s'en allèrent; et ils marchaient les uns près des autres, sans parler, quand Dussardier se mit à dire que Frédéric les avait reçus parfaitement. Tous en convinrent.
Hussonnet déclara son déjeuner un peu trop lourd. Sénécal critiqua la futilité de son intérieur. Cisy pensait de même. Cela manquait de «cachet», absolument.
«Moi, je trouve, dit Pellerin, qu'il aurait bien pu me commander un tableau.»
Deslauriers se taisait, en tenant dans la poche de son pantalon ses billets de banque.
Frédéric était resté seul. Il pensait à ses amis, et sentait entre eux et lui comme un grand fossé plein d'ombre qui les séparait. Il leur avait tendu la main cependant, et ils n'avaient pas répondu à la franchise de son cœur.
Il se rappela les mots de Pellerin et de Dussardier sur Arnoux. C'était une invention, une calomnie sans doute? Mais pourquoi? Et il aperçut Mme Arnoux, ruinée, pleurant, vendant ses meubles. Cette idée le tourmenta toute la nuit; le lendemain, il se présenta chez elle.
Ne sachant comment s'y prendre pour communiquer ce qu'il savait, il lui demanda en manière de conversation si Arnoux avait toujours ses terrains de Belleville.
«Oui, toujours.