Frédéric passa la sienne trois jours après. Avant de partir en vacances, il eut l'idée d'un pique-nique, pour clore les réunions du samedi.
Il s'y montra gai. Mme Arnoux était maintenant près de sa mère, à Chartres. Mais il la retrouverait bientôt, et finirait par être son amant.
Deslauriers, admis le jour même à la parlotte d'Orsay, avait fait un discours fort applaudi. Quoiqu'il fût sobre, il se grisa, et dit au dessert à Dussardier:
«Tu es honnête, toi! Quand je serai riche, je t'instituerai mon régisseur.»
Tous étaient heureux; Cisy ne finirait pas son droit; Martinon allait continuer son stage en province, où il serait nommé substitut; Pellerin se disposait à un grand tableau figurant le Génie de la Révolution; Hussonnet, la semaine prochaine, devait lire au directeur des Délassements le plan d'une pièce, et ne doutait pas du succès:
«Car la charpente du drame, on me l'accorde! Les passions, j'ai assez roulé ma bosse pour m'y connaître; quant aux traits d'esprit, c'est mon métier!»
Il fit un saut, retomba sur les deux mains, et marcha quelque temps autour de la table, les jambes en l'air.
Cette gaminerie ne dérida pas Sénécal. Il venait d'être chassé de sa pension, pour avoir battu un fils d'aristocrate. Sa misère augmentant, il s'en prenait à l'ordre social, maudissait les riches; et il s'épancha dans le sein de Regimbart, lequel était de plus en plus désillusionné, attristé, dégoûté. Le Citoyen se tournait, maintenant, vers les questions budgétaires, et accusait la Camarilla de perdre des millions en Algérie.
Comme il ne pouvait dormir sans avoir stationné à l'estaminet Alexandre, il disparut dès onze heures. Les autres se retirèrent plus tard; et Frédéric, en faisant ses adieux à Hussonnet, apprit que Mme Arnoux avait dû revenir la veille.
Il alla donc aux Messageries changer sa place pour le lendemain, et, vers six heures du soir, se présenta chez elle. Son retour, lui dit le concierge, était différé d'une semaine. Frédéric dîna seul, puis flâna sur les boulevards.
Des nuages roses, en forme d'écharpe, s'allongeaient au delà des toits; on commençait à relever les tentes des boutiques; des tombereaux d'arrosage versaient une pluie sur la poussière, et une fraîcheur inattendue se mêlait aux émanations des cafés, laissant voir par leurs portes ouvertes, entre des argenteries et des dorures, des fleurs en gerbes qui se miraient dans les hautes glaces. La foule marchait lentement. Il y avait des groupes d'hommes causant au milieu du trottoir; et des femmes passaient, avec une mollesse dans les yeux et ce teint de camélia que donne aux chairs féminines la lassitude des grandes chaleurs. Quelque chose d'énorme s'épanchait, enveloppait les maisons. Jamais Paris ne lui avait semblé si beau. Il n'apercevait, dans l'avenir, qu'une interminable série d'années toutes pleines d'amour.
Il s'arrêta devant le théâtre de la Porte-Saint-Martin à regarder l'affiche; et, par désœuvrement, prit un billet.
On jouait une vieille féerie. Les spectateurs étaient rares; et, dans les lucarnes du paradis, le jour se découpait en petits carrés bleus, tandis que les quinquets de la rampe formaient une seule ligne de lumières jaunes. La scène représentait un marché d'esclaves à Pékin, avec clochettes, tamtams, sultanes, bonnets pointus et calembours. Puis, la toile baissée, il erra dans le foyer, solitairement, et admira sur le boulevard, au bas du perron, un grand landau vert, attelé de deux chevaux blancs, tenus par un cocher en culotte courte.
Il regagnait sa place, quand, au balcon, dans la première loge d'avant-scène, entrèrent une dame et un monsieur. Le mari avait un visage pâle, bordé d'un filet de barbe grise, la rosette d'officier, et cet aspect glacial qu'on attribue aux diplomates.
Sa femme, de vingt ans plus jeune pour le moins, ni grande ni petite, ni laide ni jolie, portait ses cheveux blonds tirebouchonnés à l'anglaise, une robe à corsage plat, et un large éventail de dentelle noire. Pour que des gens d'un pareil monde fussent venus au spectacle dans cette saison, il fallait supposer un hasard, ou l'ennui de passer leur soirée en tête-à-tête. La dame mordillait son éventail, et le monsieur bâillait. Frédéric ne pouvait se rappeler où il avait vu cette figure.
A l'entr'acte suivant, comme il traversait un couloir, il les rencontra tous les deux; sur le vague salut qu'il fit, M. Dambreuse, le reconnaissant, l'aborda et s'excusa, tout de suite, de négligences impardonnables. C'était une allusion aux cartes de visites nombreuses, envoyées d'après les conseils du Clerc. Toutefois il confondait les époques, croyant que Frédéric était à sa seconde année de droit. Puis il l'envia de partir pour la campagne. Il aurait eu besoin de se reposer, mais les affaires le retenaient à Paris.
Mme Dambreuse, appuyée sur son bras, inclinait la tête légèrement; et l'aménité spirituelle de son visage contrastait avec son expression chagrine de tout à l'heure.
«On y trouve pourtant de belles distractions! dit-elle; aux derniers mots de son mari. Comme ce spectacle est bête! n'est-ce pas, monsieur?» Et tous trois restèrent debout, à causer théâtres et pièces nouvelles.
Frédéric, habitué aux grimaces des bourgeoises provinciales, n'avait vu chez aucune femme une pareille aisance de manières, cette simplicité, qui est un raffinement, et où les naïfs aperçoivent l'expression d'une sympathie instantanée.
On comptait sur lui, dès son retour; M. Dambreuse le chargea de ses souvenirs pour le père Roque.
Frédéric ne manqua pas, en rentrant, de conter cet accueil à Deslauriers.
«Fameux! reprit le Clerc, et ne te laisse pas entortiller par ta maman! Reviens tout de suite!»
Le lendemain de son arrivée, après leur déjeuner, Mme Moreau emmena son fils dans le jardin.
Elle se dit heureuse de lui voir un état, car ils n'étaient pas aussi riches que l'on croyait; la terre rapportait peu; les fermiers payaient mal; elle avait même été contrainte de vendre sa voiture. Enfin, elle lui exposa leur situation.
Dans les premiers embarras de son veuvage, un homme astucieux, M. Roque, lui avait fait des prêts d'argent, renouvelés, prolongés malgré elle. Il était venu les réclamer tout à coup; et elle avait passé par ses conditions, en lui cédant à un prix dérisoire la ferme de Presles. Dix ans plus tard, son capital disparaissait dans la faillite d'un banquier, à Melun. Par horreur des hypothèques et pour conserver des apparences utiles à l'avenir de son fils, comme le père Roque se présentait de nouveau, elle l'avait écouté encore une fois. Mais elle était quitte, maintenant. Bref, il leur restait environ dix mille francs de rente, dont deux mille trois cents à lui, tout son patrimoine!
«Ce n'est pas possible!» s'écria Frédéric.
Elle eut un mouvement de tête signifiant que cela était très possible.
Mais son oncle lui laisserait quelque chose?
Rien n'était moins sûr! Et ils firent un tour de jardin, sans parler. Enfin elle l'attira contre son cœur, et, d'une voix que les larmes étouffaient:
«Ah! mon pauvre garçon! Il m'a fallu abandonner bien des rêves!»
Il s'assit sur le banc, à l'ombre du grand acacia.
Ce qu'elle lui conseillait, c'était de se mettre clerc chez M. Prouharam, avoué, lequel lui céderait son étude; s'il la faisait bien valoir, il pourrait la revendre, et trouver un bon parti.
Frédéric n'entendait plus. Il regardait machinalement, par-dessus la haie, dans l'autre jardin, en face.
Une petite fille d'environ douze ans, et qui avait les cheveux rouges, se trouvait là, toute seule. Elle s'était fait des boucles d'oreilles avec des baies de sorbier; son corset de toile grise laissait à découvert ses épaules, un peu dorées par le soleil; des taches de confitures maculaient son jupon blanc;—et il y avait comme une grâce de jeune bête sauvage dans toute sa personne, à la fois nerveuse et fluette. La présence d'un inconnu l'étonnait, sans doute, car elle s'était brusquement arrêtée, avec son arrosoir à la main, en dardant sur lui ses prunelles, d'un vert-bleu limpide.
«C'est la fille de M. Roque, dit Mme Moreau. Il vient d'épouser sa servante et de légitimer son enfant.»
Ruiné, dépouillé, perdu!
Il était resté sur le banc, comme étourdi par une commotion. Il maudissait le sort, il aurait voulu battre quelqu'un; et, pour renforcer son désespoir, il sentait peser sur lui une sorte d'outrage, un déshonneur;—car Frédéric s'était imaginé que sa fortune paternelle monterait un jour à quinze mille livres de rente, et il l'avait fait savoir, d'une façon indirecte, aux Arnoux. Il allait donc passer pour un hâbleur, un drôle, un obscur polisson, qui s'était introduit chez eux dans l'espérance d'un profit quelconque! Et elle, Mme Arnoux, comment la revoir, maintenant?
Cela, d'ailleurs, était complètement impossible, n'ayant que trois mille francs de rente! Il ne pouvait loger toujours au quatrième, avoir pour domestique le portier, et se présenter avec de pauvres gants noirs bleuis du bout, un chapeau gras, la même redingote pendant un an. Non, non! jamais! Cependant, l'existence était intolérable sans elle. Beaucoup vivaient bien qui n'avaient pas de fortune, Deslauriers entre autres;—et il se trouva lâche d'attacher une pareille importance à des choses médiocres. La misère, peut-être, centuplerait ses facultés. Il s'exalta, en pensant aux grands hommes qui travaillent dans les mansardes. Une âme comme celle de Mme Arnoux devait s'émouvoir à ce spectacle, et elle s'attendrirait. Ainsi, cette catastrophe était un bonheur, après tout; comme ces tremblements de terre qui découvrent des trésors, elle lui avait révélé les secrètes opulences de sa nature. Mais il n'existait au monde qu'un seul endroit pour les faire valoir: Paris! car, dans ses idées, l'art, la science et l'amour (ces trois faces de Dieu, comme eût dit Pellerin) dépendaient exclusivement de la Capitale.
Il déclara le soir, à sa mère, qu'il y retournerait. Mme Moreau fut surprise et indignée. C'était une folie, une absurdité. Il ferait mieux de suivre ses conseils, c'est-à-dire de rester près d'elle, dans une étude. Frédéric haussa les épaules: «Allons donc!» se trouvant insulté par cette proposition.
Alors, la bonne dame employa une autre méthode. D'une voix tendre et avec de petits sanglots, elle se mit à lui parler de sa solitude, de sa vieillesse, des sacrifices qu'elle avait faits. Maintenant qu'elle était plus malheureuse, il l'abandonnait. Puis, faisant allusion à sa fin prochaine:
«Un peu de patience, mon Dieu! bientôt tu seras libre!»
Ces lamentations se répétèrent vingt fois par jour, durant trois mois; et, en même temps, les délicatesses du foyer le corrompaient; il jouissait d'avoir un lit plus mou, des serviettes sans déchirures; si bien que, lassé, énervé, vaincu enfin par la terrible force de la douceur, Frédéric se laissa conduire chez maître Prouharam.
Il n'y montra ni science ni aptitude. On l'avait considéré jusqu'alors comme un jeune homme de grands moyens, qui devait être la gloire du département. Ce fut une déception publique.
D'abord il s'était dit: «Il faut avertir Mme Arnoux,» et, pendant une semaine, il avait médité des lettres dithyrambiques, et de courts billets, en style lapidaire et sublime. La crainte d'avouer sa situation le retenait. Puis il songea qu'il valait mieux écrire au mari. Arnoux connaissait la vie et saurait le comprendre. Enfin, après quinze jours d'hésitation:
«Bah! je ne dois plus les revoir; qu'ils m'oublient! Au moins, je n'aurai pas déchu dans son souvenir! Elle me croira mort, et me regrettera... peut-être.»
Comme les résolutions excessives lui coûtaient peu, il s'était juré ne jamais revenir à Paris, et même de ne point s'informer de Mme Arnoux.
Cependant, il regrettait jusqu'à la senteur du gaz et au tapage des omnibus. Il rêvait à toutes les paroles qu'on lui avait dites, au timbre de sa voix, à la lumière de ses yeux,—et, se considérant comme un homme mort, il ne faisait plus rien, absolument.
Il se levait très tard, et regardait par sa fenêtre les attelages de rouliers qui passaient. Les six premiers mois, surtout, furent abominables.
En de certains jours, pourtant, une indignation le prenait contre lui-même. Alors, il sortait. Il s'en allait dans les prairies, à moitié couvertes durant l'hiver par les débordements de la Seine. Des lignes de peupliers les divisent. Çà et là, un petit pont s'élève. Il vagabondait jusqu'au soir, roulant les feuilles jaunes sous ses pas, aspirant la brume, sautant les fossés; à mesure que ses artères battaient plus fort, des désirs d'action furieuse l'emportaient; il voulait se faire trappeur en Amérique, servir un pacha en Orient, s'embarquer comme matelot; et il exhalait sa mélancolie dans de longues lettres à Deslauriers.
Celui-là se démenait pour percer. La conduite lâche de son ami et ses éternelles jérémiades lui semblaient stupides. Bientôt, leur correspondance devint presque nulle. Frédéric avait donné tous ses meubles à Deslauriers, qui gardait son logement. Sa mère lui en parlait de temps à autre; un jour enfin, il déclara son cadeau, et elle le grondait, quand il reçut une lettre.
«Qu'est-ce donc? dit-elle, tu trembles?
—Je n'ai rien!» répliqua Frédéric.
Deslauriers lui apprenait qu'il avait recueilli Sénécal; et depuis quinze jours, ils vivaient ensemble. Donc, Sénécal s'étalait, maintenant, au milieu des choses qui provenaient de chez Arnoux! Il pouvait les vendre, faire des remarques dessus, des plaisanteries. Frédéric se sentit blessé jusqu'au fond de l'âme. Il monta dans sa chambre. Il avait envie de mourir.
Sa mère l'appela. C'était pour le consulter, à propos d'une plantation dans le jardin.
Ce jardin, en manière de parc anglais, était coupé à son milieu par une clôture de bâtons, et la moitié appartenait au père Roque, qui en possédait un autre, pour les légumes, sur le bord de la rivière. Les deux voisins, brouillés, s'abstenaient d'y paraître aux mêmes heures. Mais, depuis que Frédéric était revenu, le bonhomme s'y promenait plus souvent et n'épargnait pas les politesses au fils de Mme Moreau. Il le plaignait d'habiter une petite ville. Un jour, il raconta que M. Dambreuse avait demandé de ses nouvelles. Une autre fois, il s'étendit sur la coutume de Champagne, où le ventre anoblissait.
«Dans ce temps-là, vous auriez été un seigneur, puisque votre mère s'appelait de Fouvens. Et on a beau dire, allez! c'est quelque chose, un nom! Après tout, ajouta-t-il, en le regardant d'un air malin, cela dépend du garde des sceaux.»
Cette prétention d'aristocratie jurait singulièrement avec sa personne. Comme il était petit, sa grande redingote marron exagérait la longueur de son buste. Quand il ôtait sa casquette, on apercevait un visage presque féminin avec un nez extrêmement pointu; ses cheveux de couleur jaune ressemblaient à une perruque; il saluait le monde très bas, en frisant les murs.
Jusqu'à cinquante ans, il s'était contenté des services de Catherine, une Lorraine du même âge que lui, et fortement marquée de petite vérole. Mais, vers 1834, il ramena de Paris une belle blonde à figure moutonnière, à «port de reine». On la vit bientôt se pavaner avec de grandes boucles d'oreilles, et tout fut expliqué, par la naissance d'une fille, déclarée sous les noms d'Élisabeth-Olympe-Louise Roque.
Catherine, dans sa jalousie, s'attendait à exécrer cette enfant. Au contraire, elle l'aima. Elle l'entoura de soins, d'attentions et de caresses, pour supplanter sa mère et la rendre odieuse, entreprise facile, car Mme Éléonore négligeait complètement la petite, préférant bavarder chez les fournisseurs. Dès le lendemain de son mariage, elle alla faire une visite à la sous-préfecture, ne tutoya plus les servantes, et crut devoir, par bon ton, se montrer sévère pour son enfant. Elle assistait à ses leçons; le professeur, un vieux bureaucrate de la mairie, ne savait pas s'y prendre. L'élève s'insurgeait, recevait des gifles, et allait pleurer sur les genoux de Catherine, qui lui donnait invariablement raison. Alors, les deux femmes se querellaient; M. Roque les faisait taire. Il s'était marié par tendresse pour sa fille, et ne voulait pas qu'on la tourmentât.
Souvent elle portait une robe blanche en lambeaux avec un pantalon garni de dentelles; et, aux grandes fêtes, sortait vêtue comme une princesse, afin de mortifier un peu les bourgeois, qui empêchaient leurs marmots de la fréquenter, vu sa naissance illégitime.
Elle vivait seule, dans son jardin, se balançait à l'escarpolette, courait après les papillons, puis tout à coup s'arrêtait à contempler les cétoines s'abattant sur les rosiers. C'étaient ces habitudes, sans doute, qui donnaient à sa figure une expression à la fois de hardiesse et de rêverie. Elle avait la taille de Marthe, d'ailleurs, si bien que Frédéric lui dit, dès leur seconde entrevue:
«Voulez-vous me permettre de vous embrasser, mademoiselle?»
La petite personne leva la tête, et répondit:
«Je veux bien!»
Mais la haie de bâtons les séparait l'un de l'autre.
«Il faut monter dessus, dit Frédéric.
—Non, enlève-moi!»
Il se pencha par-dessus la haie et la saisit au bout de ses bras, en la baisant sur les deux joues; puis il la remit chez elle, par le même procédé, qui se renouvela les fois suivantes.
Sans plus de réserve qu'une enfant de quatre ans, sitôt qu'elle entendait venir son ami, elle s'élançait à sa rencontre, ou bien, se cachant derrière un arbre, elle poussait un jappement de chien, pour l'effrayer.
Un jour que Mme Moreau était sortie, il la fit monter dans sa chambre. Elle ouvrit tous les flacons d'odeur et se pommada les cheveux abondamment; puis, sans la moindre gêne, elle se coucha sur le lit où elle restait tout de son long, éveillée.
«Je m'imagine que je suis ta femme,» disait-elle.
Le lendemain, il l'aperçut tout en larmes. Elle avoua «qu'elle pleurait ses péchés», et, comme il cherchait à les connaître, elle répondit en baissant les yeux:
«Ne m'interroge pas davantage!»
La première communion approchait; on l'avait conduite le matin à confesse.
Le sacrement ne la rendit guère plus sage. Elle entrait parfois dans de véritables colères; on avait recours à M. Frédéric pour la calmer.
Souvent il l'emmenait avec lui dans ses promenades. Tandis qu'il rêvassait en marchant, elle cueillait des coquelicots au bord des blés, et, quand elle le voyait plus triste qu'à l'ordinaire, elle tâchait de le consoler par de gentilles paroles. Son cœur, privé d'amour, se rejeta sur cette amitié d'enfant; il lui dessinait des bonshommes, lui contait des histoires et se mit à lui faire des lectures.
Il commença par les Annales romantiques, un recueil de vers et de prose, alors célèbre. Puis, oubliant son âge, tant son intelligence le charmait, il lut successivement Atala, Cinq-Mars, les Feuilles d'automne. Mais, une nuit (le soir même, elle avait entendu Macbeth, dans la simple traduction de Letourneur), elle se réveilla en criant: «La tache! la tache!» ses dents claquaient, elle tremblait, et, fixant des yeux épouvantés sur sa main droite, elle la frottait en disant: «Toujours une tache!» Enfin arriva le médecin qui prescrivit d'éviter les émotions.
Les bourgeois ne virent là-dedans qu'un pronostic défavorable pour ses mœurs. On disait que «le fils Moreau» voulait en faire plus tard une actrice.
Bientôt il fut question d'un autre événement, à savoir l'arrivée de l'oncle Barthélemy. Mme Moreau lui donna sa chambre à coucher, et poussa la condescendance jusqu'à servir du gras les jours maigres.
Le vieillard fut médiocrement aimable. C'étaient de perpétuelles comparaisons entre le Havre et Nogent, dont il trouvait l'air lourd, le pain mauvais, les rues mal pavées, la nourriture médiocre et les habitants des paresseux. «Quel pauvre commerce chez vous!» Il blâma les extravagances de défunt son frère, tandis que, lui, il avait amassé vingt-sept mille livres de rente! Enfin, il partit au bout de la semaine, et sur le marche-pied de la voiture, lâcha ces mots peu rassurants:
«Je suis toujours bien aise de vous savoir dans une bonne position.
—Tu n'auras rien!» dit Mme Moreau en rentrant dans la salle.
Il n'était venu que sur ses instances; et, huit jours durant, elle avait sollicité de sa part une ouverture, trop clairement peut-être. Elle se repentait d'avoir agi, et restait dans son fauteuil, la tête basse, les lèvres serrées. Frédéric, en face d'elle, l'observait; et ils se taisaient tous les deux, comme il y avait cinq ans, au retour de Montereau. Cette coïncidence, s'offrant même à sa pensée, lui rappela Mme Arnoux.
A ce moment, des coups de fouet retentirent sous la fenêtre, en même temps qu'une voix l'appelait.
C'était le père Roque, seul dans sa tapissière. Il allait passer toute la journée à la Fortelle, chez M. Dambreuse, et proposa cordialement à Frédéric de l'y conduire.
«Vous n'avez pas besoin d'invitation avec moi; soyez sans crainte!»
Frédéric eut envie d'accepter. Mais comment expliquerait-il son séjour définitif à Nogent? Il n'avait pas un costume d'été convenable; enfin que dirait sa mère? Il refusa.
Dès lors, le voisin se montra moins amical. Louise grandissait; Mme Éléonore tomba malade dangereusement; et la liaison se dénoua au grand plaisir de Mme Moreau, qui redoutait pour l'établissement de son fils la fréquentation de pareilles gens.
Elle rêvait de lui acheter le greffe du tribunal; Frédéric ne repoussait pas trop cette idée. Maintenant, il l'accompagnait à la messe, il faisait le soir sa partie d'impériale, il s'accoutumait à la province, s'y enfonçait;—et même son amour avait pris comme une douceur funèbre, un charme assoupissant. A force d'avoir versé sa douleur dans ses lettres, de l'avoir mêlée à ses lectures, promenée dans la campagne et partout épandue, il l'avait presque tarie, si bien que Mme Arnoux était pour lui comme une morte dont il s'étonnait de ne pas connaître le tombeau, tant cette affection était devenue tranquille et résignée.
Un jour, le 12 décembre 1845, vers neuf heures du matin, la cuisinière monta une lettre dans sa chambre. L'adresse, en gros caractères, était d'une écriture inconnue; et Frédéric, sommeillant, ne se pressa pas de la décacheter. Enfin il lut:
«Justice de paix du Havre, 3e arrondissement.
«Monsieur,
«M. Moreau, votre oncle, étant mort ab intestat...»
Il héritait!
Comme si un incendie eût éclaté derrière le mur, il sauta hors de son lit, pieds nus, en chemise: il se passa la main sur le visage, doutant de ses yeux, croyant qu'il rêvait encore, et, pour se raffermir dans la réalité, il ouvrit la fenêtre toute grande.
Il était tombé de la neige; les toits étaient blancs;—et même il reconnut dans la cour un baquet à lessive, qui l'avait fait trébucher la veille au soir.
Il relut la lettre trois fois de suite; rien de plus vrai! toute la fortune de l'oncle! Vingt-sept mille livres de rente!—et une joie frénétique le bouleversa à l'idée de revoir Mme Arnoux. Avec la netteté d'une hallucination, il s'aperçut auprès d'elle, chez elle, lui apportant quelque cadeau dans du papier de soie, tandis qu'à la porte stationnerait son tilbury, non, un coupé plutôt! un coupé noir, avec un domestique en livrée brune; il entendait piaffer son cheval et le bruit de la gourmette se confondant avec le murmure de leurs baisers. Cela se renouvellerait tous les jours, indéfiniment. Il les recevrait chez lui dans sa maison; la salle à manger serait en cuir rouge, le boudoir en soie jaune, des divans partout! et quelles étagères! quels vases de Chine! quels tapis! Ces images arrivaient si tumultueusement qu'il sentait la tête lui tourner. Alors, il se rappela sa mère; et il descendit, tenant toujours la lettre à sa main.
Mme Moreau tâcha de contenir son émotion et eut une défaillance. Frédéric la prit dans ses bras et la baisa au front.
«Bonne mère, tu peux racheter ta voiture maintenant. Ris donc, ne pleure plus, sois heureuse!»
Dix minutes après, la nouvelle circulait jusqu'aux faubourgs. Alors, Mme Benoist, M. Gamblin, M. Chambion, tous les amis, accoururent. Frédéric s'échappa une minute pour écrire à Deslauriers. D'autres visites survinrent. L'après-midi se passa en félicitations. On en oubliait la femme Roque, qui était cependant «très bas.»
Le soir, quand ils furent seuls, tous les deux, Mme Moreau dit à son fils qu'elle lui conseillait de s'établir à Troyes, avocat. Étant plus connu dans son pays que dans un autre, il pourrait plus facilement y trouver des partis avantageux.
«Ah! c'est trop fort!» s'écria Frédéric.
A peine avait-il son bonheur entre les mains qu'on voulait le lui prendre. Il signifia sa résolution formelle d'habiter Paris.
«Pour quoi y faire?
—Rien!»
Mme Moreau, surprise de ses façons, lui demanda ce qu'il voulait devenir.
«Ministre!» répliqua Frédéric.
Et il affirma qu'il ne plaisantait nullement, qu'il prétendait se lancer dans la diplomatie, que ses études et ses instincts l'y poussaient. Il entrerait d'abord au Conseil d'État, avec la protection de M. Dambreuse.
«Tu le connais donc?
—Mais oui! par M. Roque!
—Cela est singulier,» dit Mme Moreau.
Il avait réveillé dans son cœur ses vieux rêves d'ambition. Elle s'y abandonna intérieurement, et ne reparla plus des autres.
S'il eût écouté son impatience, Frédéric fût parti à l'instant même. Le lendemain, toutes les places dans les diligences étaient retenues; il se rongea jusqu'au lendemain, à sept heures du soir.
Ils s'asseyaient pour dîner, quand tintèrent à l'église trois longs coups de cloche; et la domestique, entrant, annonça que Mme Éléonore venait de mourir.
Cette mort, après tout, n'était un malheur pour personne, pas même pour son enfant. La jeune fille ne s'en trouverait que mieux, plus tard.
Comme les deux maisons se touchaient, on entendait un grand va-et-vient, un bruit de paroles; et l'idée de ce cadavre près d'eux jetait quelque chose de funèbre sur leur séparation. Mme Moreau, deux ou trois fois, s'essuya les yeux. Frédéric avait le cœur serré.
Le repas fini, Catherine l'arrêta entre deux portes. Mademoiselle voulait absolument le voir. Elle l'attendait dans le jardin. Il sortit, enjamba la haie, et, tout en se cognant aux arbres quelque peu, se dirigea vers la maison de M. Roque. Des lumières brillaient à une fenêtre au second étage; puis une forme apparut dans les ténèbres, et une voix chuchota:
«C'est moi.»
Elle lui sembla plus grande qu'à l'ordinaire, à cause de sa robe noire, sans doute. Ne sachant par quelle phrase l'aborder, il se contenta de lui prendre les mains en soupirant:
«Ah! ma pauvre Louise!»
Elle ne répondit pas. Elle le regarda profondément, pendant longtemps. Frédéric avait peur de manquer la voiture; il croyait entendre un roulement tout au loin, et, pour en finir:
«Catherine m'a prévenu que tu avais quelque chose...
—Oui, c'est vrai, je voulais vous dire...»
Ce vous l'étonna; et, comme elle se taisait encore:
«Eh bien, quoi?
—Je ne sais plus. J'ai oublié! Est-ce vrai que vous partez?
—Oui, tout à l'heure.»
Elle répéta:
«Ah! tout à l'heure?... tout à fait?... nous ne nous reverrons plus?»
Des sanglots l'étouffaient.
«Adieu! adieu! embrasse-moi donc!»
Et elle le serra dans ses bras avec emportement.
Quand il fut à sa place, dans le coupé, au fond, et que la diligence s'ébranla, emportée par les cinq chevaux détalant à la fois, il sentit une ivresse le submerger. Comme un architecte qui fait le plan d'un palais, il arrangea, d'avance, sa vie. Il l'emplit de délicatesses et de splendeurs; elle montait jusqu'au ciel; une prodigalité de choses y apparaissait; et cette contemplation était si profonde, que les objets extérieurs avaient disparu.
Au bas de la côte de Sourdun, il s'aperçut de l'endroit où l'on était. On n'avait fait que cinq kilomètres, tout au plus! Il fut indigné. Il abattit le vasistas pour voir la route. Il demanda plusieurs fois au conducteur dans combien de temps, au juste, on arriverait. Il se calma cependant, et il restait dans son coin, les yeux ouverts.
La lanterne, suspendue au siège du postillon, éclairait les croupes des limoniers. Il n'apercevait au delà que les crinières des autres chevaux, qui ondulaient comme des vagues blanches; leurs haleines formaient un brouillard de chaque côté de l'attelage; les chaînettes de fer sonnaient, les glaces tremblaient dans leurs châssis; et la lourde voiture, d'un train égal, roulait sur le pavé. Çà et là, on distinguait le mur d'une grange, ou bien une auberge, toute seule. Parfois en passant dans les villages, le four d'un boulanger projetait des lueurs d'incendie, et la silhouette monstrueuse des chevaux courait sur l'autre maison en face. Aux relais, quand on avait dételé, il se faisait un grand silence pendant une minute. Quelqu'un piétinait en haut, sous la bâche, tandis qu'au seuil d'une porte, une femme, debout, abritait sa chandelle avec sa main. Puis, le conducteur sautant sur le marche-pied, la diligence repartait.
A Mormans, on entendit sonner une heure et un quart.
«C'est donc aujourd'hui, pensa-t-il, aujourd'hui même, tantôt!»
Mais peu à peu ses espérances et ses souvenirs, Nogent, la rue de Choiseul, Mme Arnoux, sa mère, tout se confondait.
Un bruit sourd de planches le réveilla, on traversait le pont de Charenton, c'était Paris. Alors, ses deux compagnons, ôtant l'un sa casquette, l'autre son foulard, se couvrirent de leur chapeau et causèrent. Le premier, un gros homme rouge, en redingote de velours, était un négociant; le second venait dans la capitale pour consulter un médecin;—et, craignant de l'avoir incommodé pendant la nuit, Frédéric lui fit spontanément des excuses, tant il avait l'âme attendrie par le bonheur.
Le quai de la gare se trouvant inondé, sans doute, on continua tout droit, et la campagne recommença. Au loin, de hautes cheminées d'usines fumaient. Puis on tourna dans Ivry. On monta une rue; tout à coup il aperçut le dôme du Panthéon.
La plaine, bouleversée, semblait de vagues ruines. L'enceinte des fortifications y faisait un renflement horizontal; et, sur les trottoirs en terre, qui bordaient la route, de petits arbres sans branches étaient défendus par des lattes hérissées de clous. Des établissements de produits chimiques alternaient avec des chantiers de marchands de bois. De hautes portes, comme il y en a dans les fermes, laissaient voir, par leurs battants entr'ouverts, l'intérieur d'ignobles cours pleines d'immondices, avec des flaques d'eau sale au milieu. De longs cabarets couleur sang de bœuf portaient à leur premier étage, entre les fenêtres, deux queues de billard en sautoir dans une couronne de fleurs peintes; çà et là, une bicoque de plâtre à moitié construite était abandonnée. Puis, la double ligne de maisons ne discontinua plus; et, sur la nudité de leurs façades, se détachait, de loin en loin, un gigantesque cigare de fer blanc, pour indiquer un débit de tabac. Des enseignes de sage-femme représentaient une matrone en bonnet, dodelinant un poupon dans une courte-pointe garnie de dentelles. Des affiches couvraient l'angle des murs, et, aux trois quarts déchirées, tremblaient au vent comme des guenilles. Des ouvriers en blouse passaient, et des haquets de brasseurs, des fourgons de blanchisseuses, des carrioles de bouchers; une pluie fine tombait, il faisait froid, le ciel était pâle, mais deux yeux qui valaient pour lui le soleil resplendissaient derrière la brume.
On s'arrêta longtemps à la barrière, car des coquetiers, des rouliers et un troupeau de moutons y faisaient de l'encombrement. Le factionnaire, la capote rabattue, allait et venait devant sa guérite pour se réchauffer. Le commis de l'octroi grimpa sur l'impériale, et une fanfare de cornet à piston éclata. On descendit le boulevard au grand trot, les palonniers battants, les traits flottants. La mèche du long fouet claquait dans l'air humide. Le conducteur lançait son cri sonore: «Allume! allume! ohé!» et les balayeurs se rangeaient, les piétons sautaient en arrière, la boue jaillissait contre les vasistas, on croisait des tombereaux, des cabriolets, des omnibus. Enfin la grille du Jardin des plantes se déploya.
La Seine, jaunâtre, touchait presque au tablier des ponts. Une fraîcheur s'en exhalait. Frédéric l'aspira de toutes ses forces, savourant ce bon air de Paris qui semble contenir des effluves amoureux et des émanations intellectuelles; il eut un attendrissement en apercevant le premier fiacre. Et il aimait jusqu'au seuil des marchands de vin garni de paille, jusqu'aux décrotteurs avec leurs boîtes, jusqu'aux garçons épiciers secouant leur brûloir à café. Des femmes trottinaient sous des parapluies; il se penchait pour distinguer leur figure; un hasard pouvait avoir fait sortir Mme Arnoux.
Les boutiques défilaient, la foule augmentait, le bruit devenait plus fort. Après le quai Saint-Bernard, le quai de la Tournelle et le quai Montebello, on prit le quai Napoléon; il voulut voir ses fenêtres, elles étaient loin. Puis on repassa la Seine sur le pont Neuf, on descendit jusqu'au Louvre; et, par les rues Saint-Honoré, Croix-des-Petits-Champs et du Bouloi on atteignit la rue Coq-Héron, et l'on entra dans la cour de l'hôtel.
Pour faire durer son plaisir, Frédéric s'habilla le plus lentement possible, et même il se rendit à pied au boulevard Montmartre; il souriait à l'idée de revoir, tout à l'heure, sur la plaque de marbre, le nom chéri;—il leva les yeux. Plus de vitrines, plus de tableaux, rien!
Il courut à la rue de Choiseul. M. et Mme Arnoux n'y habitaient pas, et une voisine gardait la loge du portier; Frédéric l'attendit; enfin il parut, ce n'était plus le même. Il ne savait point leur adresse.
Frédéric entra dans un café, et, tout en déjeunant, consulta l'Almanach du Commerce. Il y avait trois cents Arnoux, mais pas de Jacques Arnoux! Où donc logeaient-ils? Pellerin devait le savoir.
Il se transporta tout en haut du faubourg Poissonnière, à son atelier. La porte n'ayant ni sonnette ni marteau, il donna de grands coups de poing, et il appela, cria. Le vide seul lui répondit.
Il songea ensuite à Hussonnet. Mais où découvrir un pareil homme? Une fois il l'avait accompagné jusqu'à la maison de sa maîtresse, rue de Fleurus. Parvenu dans la rue de Fleurus, Frédéric s'aperçut qu'il ignorait le nom de la demoiselle.
Il eut recours à la Préfecture de police. Il erra d'escalier en escalier, de bureau en bureau. Celui des renseignements se fermait. On lui dit de repasser le lendemain.
Puis il entra chez tous les marchands de tableaux qu'il put découvrir, pour savoir si l'on ne connaissait point Arnoux. M. Arnoux ne faisait plus le commerce.
Enfin, découragé, harassé, malade, il s'en revint à son hôtel et se coucha. Au moment où il s'allongeait entre ses draps, une idée le fit bondir de joie:
«Regimbart! quel imbécile je suis de n'y avoir pas songé!»
Le lendemain, dès sept heures, il arriva rue Notre-Dame-des-Victoires devant la boutique d'un rogomiste où Regimbart avait coutume de prendre le vin blanc. Elle n'était pas encore ouverte; il fit un tour de promenade aux environs, et, au bout d'une demi-heure, s'y présenta de nouveau. Regimbart en sortait. Frédéric s'élança dans la rue. Il crut même apercevoir au loin son chapeau; un corbillard et des voitures de deuil s'interposèrent. L'embarras passé, la vision avait disparu.
Heureusement, il se rappela que le Citoyen déjeunait tous les jours à onze heures précises chez un petit restaurateur de la place Gaillon. Il s'agissait de patienter; et, après une interminable flânerie de la Bourse à la Madeleine, et de la Madeleine au Gymnase, Frédéric, à onze heures précises, entra dans le restaurant de la place Gaillon, sûr d'y trouver son Regimbart.
«Connais pas!» dit le gargotier d'un ton rogue.
Frédéric insistait; il reprit:
«Je ne le connais plus, monsieur!» avec un haussement de sourcils majestueux et des oscillations de la tête qui décelaient un mystère.
Mais, dans leur dernière entrevue, le Citoyen avait parlé de l'estaminet Alexandre. Frédéric avala une brioche, et, sautant dans un cabriolet, s'enquit près du cocher s'il n'y avait point quelque part, sur les hauteurs de Sainte-Geneviève, un certain café Alexandre. Le cocher le conduisit rue des Francs-Bourgeois-Saint-Michel dans un établissement de ce nom-là, et à sa question: «M. Regimbart, s'il vous plaît? le cafetier lui répondit, avec un sourire extra-gracieux:
—Nous ne l'avons pas encore vu, monsieur», tandis qu'il jetait à son épouse, assise dans le comptoir, un regard d'intelligence.
Et aussitôt se tournant vers l'horloge:
«Mais nous l'aurons, j'espère, d'ici à dix minutes, un quart d'heure tout au plus.—Célestin, vite les feuilles!—Qu'est-ce que monsieur désire prendre?»
Quoique n'ayant besoin de rien prendre, Frédéric avala un verre de rhum, puis un verre de kirsch, puis un verre de curaçao, puis différents grogs, tant froids que chauds. Il lut tout le Siècle du jour, et le relut; il examina, jusque dans les grains du papier, la caricature du Charivari; à la fin, il savait par cœur les annonces. De temps à autre, des bottes résonnaient sur le trottoir, c'était lui! et la forme de quelqu'un se profilait sur les carreaux; mais cela passait toujours!
Afin de se désennuyer, Frédéric changeait de place; il alla se mettre dans le fond, puis à droite, ensuite à gauche; et il restait au milieu de la banquette, les deux bras étendus. Mais un chat, foulant délicatement le velours du dossier, lui faisait des peurs en bondissant tout à coup, pour lécher les taches de sirop sur le plateau; et l'enfant de la maison, un intolérable mioche de quatre ans, jouait avec une crécelle sur les marches du comptoir. Sa maman, petite femme pâlotte, à dents gâtées, souriait d'un air stupide. Que pouvait donc faire Regimbart? Frédéric l'attendait, perdu dans une détresse illimitée.
La pluie sonnait comme grêle sur la capote du cabriolet. Par l'écartement du rideau de mousseline, il apercevait dans la rue le pauvre cheval, plus immobile qu'un cheval de bois. Le ruisseau, devenu énorme, coulait entre deux rayons des roues et le cocher s'abritant de la couverture sommeillait; mais, craignant que son bourgeois ne s'esquivât, de temps à autre il entr'ouvrait la porte, tout ruisselant comme un fleuve;—et si les regards pouvaient user les choses, Frédéric aurait dissous l'horloge à force d'attacher dessus les yeux. Elle marchait, cependant. Le sieur Alexandre se promenait—de long en large, en répétant: «Il va venir, allez! il va venir!» et, pour le distraire, lui tenait des discours, parlait politique. Il poussa même la complaisance jusqu'à lui proposer une partie de dominos.
Enfin, à quatre heures et demie, Frédéric, qui était là depuis midi, se leva d'un bond, déclarant qu'il n'attendait plus.
«Je n'y comprends rien moi-même, répondit le cafetier d'un air candide, c'est la première fois que manque M. Ledoux!
—Comment, M. Ledoux?
—Mais oui, monsieur!
—J'ai dit Regimbart! s'écria Frédéric exaspéré.
—Ah! mille excuses! vous faites erreur!—N'est-ce pas, madame Alexandre, monsieur a dit: M. Ledoux?»
Et interpellant le garçon:
«Vous l'avez entendu, vous-même, comme moi?»
Pour se venger de son maître, sans doute, le garçon se contenta de sourire.
Frédéric se fit ramener vers les boulevards, indigné du temps perdu, furieux contre le Citoyen, implorant sa présence comme celle d'un dieu, et bien résolu à l'extraire du fond des caves les plus lointaines. Sa voiture l'agaçait, il la renvoya; ses idées se brouillaient; puis tous les noms des cafés qu'il avait entendu prononcer par cet imbécile jaillirent de sa mémoire à la fois, comme les mille pièces d'un feu d'artifice: café Gascard, café Grimbert, café Halbout, estaminet Bordelais, Havanais, Havrais, Bœuf à la mode, brasserie Allemande, Mère Morel; et il se transporta dans tous successivement. Mais dans l'un Regimbart venait de sortir; dans un autre il viendrait peut-être; dans un troisième, on ne l'avait pas vu depuis six mois; ailleurs, il avait commandé, hier, un gigot pour samedi. Enfin, chez Vautier, limonadier, Frédéric, ouvrant la porte, se heurta contre le garçon.
«Connaissez-vous M. Regimbart?
—Comment, monsieur, si je le connais? C'est moi qui ai l'honneur de le servir. Il est en haut; il achève de dîner!»
Et, la serviette sous le bras, le maître de l'établissement, lui-même, l'aborda:
«Vous demandez M. Regimbart, monsieur? il était ici à l'instant.»
Frédéric poussa un juron, mais le limonadier affirma qu'il le trouverait chez Bouttevilain, infailliblement.
«Je vous en donne ma parole d'honneur! il est parti un peu plus tôt que de coutume, car il a un rendez-vous d'affaires avec des messieurs. Mais vous le trouverez, je vous le répète, chez Bouttevilain, rue Saint-Martin, 92, deuxième perron, à gauche, au fond de la cour, entre-sol, porte à droite!»
Enfin, il l'aperçut à travers la fumée des pipes, seul, au fond de l'arrière buvette après le billard, une chope devant lui, le menton baissé et dans une attitude méditative.
«Ah! il y a longtemps que je vous cherchais, vous!»
Sans s'émouvoir, Regimbart lui tendit deux doigts seulement, et comme s'il l'avait vu la veille, il débita plusieurs phrases insignifiantes sur l'ouverture de la session.
Frédéric l'interrompit, en lui disant de l'air le plus naturel qu'il put:
«Arnoux va bien?»
La réponse fut longue à venir, Regimbart se gargarisait avec son liquide.
«Oui, pas mal!
—Où demeure-t-il donc, maintenant?
—Mais... rue Paradis-Poissonnière, répondit le Citoyen étonné.
—Quel numéro?
—Trente-sept, parbleu, vous êtes drôle!»
Frédéric se leva.
«Comment, vous partez?
—Oui, oui, j'ai une course, une affaire que j'oubliais! Adieu!»
Frédéric alla de l'estaminet chez Arnoux, comme soulevé par un vent tiède et avec l'aisance extraordinaire que l'on éprouve dans les songes.
Il se trouva bientôt à un second étage, devant une porte dont la sonnette retentissait; une servante parut; une seconde porte s'ouvrit; Mme Arnoux était assise près du feu. Arnoux fit un bond et l'embrassa. Elle avait sur ses genoux un petit garçon de trois ans à peu près; sa fille, grande comme elle maintenant, se tenait debout, de l'autre côté de la cheminée.
«Permettez-moi de vous présenter ce monsieur-là», dit Arnoux, en prenant son fils par les aisselles.
Et il s'amusa quelques minutes à le faire sauter en l'air, très haut, pour le recevoir au bout de ses bras.
«Tu vas le tuer! ah! mon Dieu! finis donc!» s'écriait Mme Arnoux.
Mais Arnoux, jurant qu'il n'y avait pas de danger continuait, et même zézéyait des caresses en patois marseillais, son langage natal: «Ah! brave pichoûn, mon poulit rossignolet!!» Puis il demanda à Frédéric pourquoi il avait été si longtemps sans leur écrire, ce qu'il avait pu faire là-bas, ce qui le ramenait.
«Moi, à présent, cher ami, je suis marchand de faïences. Mais causons de vous!»
Frédéric allégua un long procès, la santé de sa mère; il insista beaucoup là-dessus, afin de se rendre intéressant. Bref, il se fixait à Paris, définitivement cette fois; et il ne dit rien de l'héritage—dans la peur de nuire à son passé.
Les rideaux, comme les meubles, étaient en damas de laine marron; deux oreillers se touchaient contre le traversin; une bouillotte chauffait dans les charbons; et l'abat-jour de la lampe, posée au bord de la commode, assombrissait l'appartement. Mme Arnoux avait une robe de chambre en mérinos gros bleu. Le regard tourné vers les cendres et une main sur l'épaule du petit garçon, elle défaisait, de l'autre, le lacet de la brassière; le mioche, en chemise, pleurait tout en se grattant la tête, comme M. Alexandre fils.
Frédéric s'était attendu à des spasmes de joie;—mais les passions s'étiolent quand on les dépayse; et, ne retrouvant plus Mme Arnoux dans le milieu où il l'avait connue, elle lui semblait avoir perdu quelque chose, porter confusément comme une dégradation, enfin n'être pas la même. Le calme de son cœur le stupéfiait. Il s'informa des anciens amis, de Pellerin, entre autres.
«Je ne le vois pas souvent», dit Arnoux.
Elle ajouta:
«Nous ne recevons plus, comme autrefois!» Était-ce pour l'avertir qu'on ne lui ferait aucune invitation? Mais Arnoux, poursuivant ses cordialités, lui reprocha de n'être pas venu dîner avec eux, à l'improviste; et il expliqua pourquoi il avait changé d'industrie.
«Que voulez-vous faire, dans une époque de décadence comme la nôtre? La grande peinture est passée de mode! d'ailleurs, on peut mettre de l'art partout. Vous savez, moi, j'aime le beau! il faudra un de ces jours que je vous mène à ma fabrique.»
Et il voulut lui montrer, immédiatement, quelques-uns de ses produits dans son magasin à l'entre-sol.
Les plats, les soupières, les assiettes et les cuvettes encombraient le plancher. Contre les murs étaient dressés de larges carreaux de pavage pour salles de bain et cabinets de toilette, avec sujets mythologiques dans le style de la Renaissance, tandis qu'au milieu une double étagère, montant jusqu'au plafond, supportait des vases à contenir la glace, des pots à fleurs, des candélabres, de petites jardinières et de grandes statuettes polychromes figurant un nègre ou une bergère pompadour. Les démonstrations d'Arnoux ennuyaient Frédéric qui avait froid et faim.
Il courut au café Anglais, y soupa splendidement, et, tout en mangeant, il se disait:
«J'étais bien bon là-bas avec mes douleurs! A peine si elle m'a reconnu! quelle bourgeoise!»
Et, dans un brusque épanouissement de santé, il se fit des résolutions d'égoïsme. Il se sentait le cœur dur comme la table où ses coudes posaient. Donc, il pouvait, maintenant, se jeter au milieu du monde, sans peur. L'idée des Dambreuse lui vint; il les utiliserait; puis il se rappela Deslauriers. «Ah! ma foi, tant pis!» Cependant, il lui envoya, par un commissionnaire, un billet lui donnant rendez-vous le lendemain au Palais-Royal, afin de déjeuner ensemble.
La fortune n'était pas si douce pour celui-là.
Il s'était présenté au concours d'agrégation avec une thèse sur le droit de tester, où il soutenait qu'on devait le restreindre autant que possible;—et, son adversaire l'excitant à lui faire dire des sottises, il en avait dit beaucoup, sans que les examinateurs bronchassent. Puis le hasard avait voulu qu'il tirât au sort, pour sujet de leçon, la Prescription. Alors, Deslauriers s'était livré à des théories déplorables; les vieilles contestations devaient se produire comme les nouvelles; pourquoi le propriétaire serait-il privé de son bien parce qu'il n'en peut fournir les titres qu'après trente et un ans révolus? C'était donner la sécurité de l'honnête homme à l'héritier du voleur enrichi. Toutes les injustices étaient consacrées par une extension de ce droit, qui était la tyrannie, l'abus de la force! Il s'était même écrié:
«Abolissons-le; et les Franks ne pèseront plus sur les Gaulois, les Anglais sur les Irlandais, les Yankees sur les Peaux-Rouges, les Turcs sur les Arabes, les blancs sur les nègres, la Pologne...»
Le président l'avait interrompu:
«Bien! bien! monsieur! nous n'avons que faire de vos opinions politiques, vous vous représenterez plus tard!»
Deslauriers n'avait pas voulu se représenter. Mais ce malheureux titre XX du IIIe livre du Code civil était devenu pour lui une montagne d'achoppement. Il élaborait un grand ouvrage sur la Prescription, considérée comme base du droit civil et du droit naturel des peuples; et il était perdu dans Dunod, Rogérius, Balbus, Merlin, Vazeille, Savigny, Troplong, et autres lectures considérables. Afin de s'y livrer plus à l'aise, il s'était démis de sa place de maître-clerc. Il vivait en donnant des répétitions, en fabriquant des thèses; et, aux séances de la Parlotte, il effrayait par sa virulence le parti conservateur, tous les jeunes doctrinaires issus de M. Guizot,—si bien qu'il avait, dans un certain monde, une espèce de célébrité, quelque peu mêlée de défiance pour sa personne.
Il arriva au rendez-vous, portant un gros paletot doublé de flanelle rouge, comme celui de Sénécal autrefois.
Le respect humain, à cause du public qui passait, les empêcha de s'étreindre longuement, et ils allèrent jusque chez Véfour, bras dessus, bras dessous, en ricanant de plaisir, avec une larme au fond des yeux. Puis, dès qu'ils furent seuls, Deslauriers s'écria:
«Ah! saprelotte, nous allons nous la repasser douce, maintenant!»
Frédéric n'aima point cette manière de s'associer, tout de suite, à sa fortune. Son ami témoignait trop de joie pour eux deux, et pas assez pour lui seul.
Ensuite, Deslauriers conta son échec, et peu à peu ses travaux, son existence, parlant de lui-même stoïquement et des autres avec aigreur. Tout lui déplaisait. Pas un homme en place qui ne fût un crétin ou une canaille. Pour un verre mal rincé, il s'emporta contre le garçon, et, sur le reproche anodin de Frédéric:
«Comme si j'allais me gêner pour de pareils cocos, qui vous gagnent jusqu'à des six et huit mille francs par an, qui sont électeurs, éligibles peut-être! Ah non, non!
Puis, d'un air enjoué:
«Mais j'oublie que je parle à un capitaliste, à un Mondor, car tu es un Mondor, maintenant!»
Et, revenant sur l'héritage, il exprima cette idée: que les successions collatérales (chose injuste en soi, bien qu'il se réjouît de celle-là) seraient abolies, un de ces jours, à la prochaine révolution.
«Tu crois? dit Frédéric.
—Compte dessus! répondit-il. Ça ne peut pas durer! on souffre trop! Quand je vois dans la misère des gens comme Sénécal...
—Toujours le Sénécal! pensa Frédéric.
—Quoi de neuf, du reste? Es-tu encore amoureux de Mme Arnoux! C'est passé, hein?»
Frédéric, ne sachant que répondre, ferma les yeux en baissant la tête.
A propos d'Arnoux, Deslauriers lui apprit que son journal appartenait maintenant à Hussonnet, lequel l'avait transformé. Cela s'appelait «L'Art, institut littéraire, société par actions de cent francs chacune; capital social: quarante mille francs», avec la faculté pour chaque actionnaire de pousser là sa copie; car «la société a pour but de publier les œuvres des débutants, d'épargner au talent, au génie peut-être, les crises douloureuses qui abreuvent, etc., tu vois la blague!» Il y avait cependant quelque chose à faire, c'était de hausser le ton de ladite feuille, puis tout à coup, gardant les mêmes rédacteurs et promettant la suite du feuilleton, de servir aux abonnés un journal politique; les avances ne seraient pas énormes.
«Qu'en penses-tu, voyons! veux-tu t'y mettre?»
Frédéric ne repoussa pas la proposition. Mais il fallait attendre le règlement de ses affaires.
«Alors, si tu as besoin de quelque chose...
«Merci, mon petit!» dit Deslauriers.
Ensuite, ils fumèrent des puros, accoudés sur la planche de velours, au bord de la fenêtre. Le soleil brillait, l'air était doux, des troupes d'oiseaux voletant s'abattaient dans le jardin; les statues de bronze et de marbre, lavées par la pluie, miroitaient; des bonnes en tablier causaient assises sur des chaises; et l'on entendait les rires des enfants, avec le murmure continu que faisait la gerbe du jet d'eau.
Frédéric s'était senti troublé par l'amertume de Deslauriers; mais, sous l'influence du vin qui circulait dans ses veines, à moitié endormi, engourdi, et recevant la lumière en plein visage, il n'éprouvait plus qu'un immense bien-être, voluptueusement stupide,—comme une plante saturée de chaleur et d'humidité. Deslauriers, les paupières entre-closes, regardait au loin, vaguement. Sa poitrine se gonflait, et il se mit à dire:
«Ah! c'était plus beau, quand Camille Desmoulins, debout là-bas sur une table, poussait le peuple à la Bastille! On vivait dans ce temps-là, on pouvait s'affirmer, prouver sa force! De simples avocats commandaient à des généraux, des va-nu-pieds battaient les rois, tandis qu'à présent...»
Il se tut, puis tout à coup:
«Bah! l'avenir est gros!»
Et tambourinant la charge sur les vitres, il déclama ces vers de Barthélemy: