—Je raille?
Calyste se leva.
—Vous n'êtes pas assez mal ici pour vous en aller, lui dit Vignon.
—Au contraire, dit le bouillant jeune homme à qui Camille Maupin tendit sa main qu'il baisa, au lieu de la serrer, en y laissant une larme brûlante.
—Je voudrais être ce petit jeune homme, dit le critique en s'asseyant et prenant le bout du houka. Comme il aimera!
—Trop, car alors il ne sera pas aimé, dit mademoiselle des Touches. Madame de Rochegude arrive ici.
—Bon! fit Claude. Avec Conti?
—Elle y restera seule, mais il l'accompagne.
—Il y a de la brouille?
—Non.
—Jouez-moi une sonate de Beethoven, je ne connais rien de la musique qu'il a écrite pour le piano.
Claude se mit à charger de tabac turc la cheminée du houka, en examinant Camille beaucoup plus qu'elle ne le croyait. Une pensée horrible l'occupait, il se croyait pris pour dupe par une femme de bonne foi. Cette situation était neuve.
Calyste en s'en allant ne pensait plus à Béatrix de Rochegude ni à sa lettre, il était furieux contre Claude Vignon, il se courrouçait de ce qu'il prenait pour de l'indélicatesse, il plaignait la pauvre Félicité. Comment être aimé de cette sublime femme et ne pas l'adorer à genoux, ne pas la croire sur la foi d'un regard ou d'un sourire? Après avoir été le témoin privilégié des douleurs que causait l'attente à Félicité, l'avoir vue tournant la tête vers le Croisic, il s'était senti l'envie de déchirer ce spectre pâle et froid; ignorant, comme le lui avait dit Félicité, les mystifications de pensée auxquelles excellent les railleurs de la Presse. Pour lui, l'amour était une religion humaine. En l'apercevant dans la cour, sa mère ne put retenir une exclamation de joie, et aussitôt la vieille mademoiselle du Guénic siffla Mariotte.
—Mariotte, voici l'enfant, mets la lubine.
—Je l'ai vu, mademoiselle, répondit la cuisinière.
La mère, un peu inquiète de la tristesse qui siégeait sur le front de Calyste, sans se douter qu'elle était causée par le prétendu mauvais traitement de Vignon envers Félicité, se mit à sa tapisserie. La vieille tante prit son tricot. Le baron donna son fauteuil à son fils, et se promena dans la salle comme pour se dérouiller les jambes avant d'aller faire un tour au jardin. Jamais tableau flamand ou hollandais n'a représenté d'intérieur d'un ton si brun, meublé de figures si harmonieusement suaves. Ce beau jeune homme vêtu de velours noir, cette mère encore si belle et les deux vieillards encadrés dans cette salle antique, exprimaient les plus touchantes harmonies domestiques. Fanny aurait bien voulu questionner Calyste, mais il avait tiré de sa poche cette lettre de Béatrix, qui peut-être allait détruire tout le bonheur dont jouissait cette noble famille. En la dépliant, la vive imagination de Calyste lui montra la marquise vêtue comme la lui avait fantastiquement dépeinte Camille Maupin.
LETTRE DE BÉATRIX A FÉLICITÉ.
«Gênes, le 2 juillet.
»Je ne vous ai pas écrit depuis notre séjour à Florence, chère amie; mais Venise et Rome ont absorbé mon temps, et vous le savez, le bonheur tient de la place dans la vie. Nous n'en sommes ni l'une ni l'autre à une lettre de plus ou de moins. Je suis un peu fatiguée. J'ai voulu tout voir et quand on n'a pas l'âme facile à blaser, la répétition des jouissances cause de la lassitude. Notre ami a eu de beaux triomphes à la Scala, à la Fenice, et ces jours derniers à Saint-Charles. Trois opéras italiens en dix-huit mois! vous ne direz pas que l'amour le rend paresseux. Nous avons été partout accueillis à merveille, mais j'eusse préféré le silence et la solitude. N'est-ce pas la seule manière d'être qui convienne à des femmes en opposition directe avec le monde? Je croyais qu'il en serait ainsi. L'amour, ma chère, est un maître plus exigeant que le mariage; mais il est si doux de lui obéir! Après avoir fait de l'amour toute ma vie, je ne savais pas qu'il faudrait revoir le monde, même par échappées, et les soins dont on m'y a entourée étaient autant de blessures. Je n'y étais plus sur un pied d'égalité avec les femmes les plus élevées. Plus on me marquait d'égards, plus on étendait mon infériorité. Gennaro n'a pas compris ces finesses; mais il était si heureux que j'aurais eu mauvaise grâce à ne pas immoler de petites vanités à une aussi grande chose que la vie d'un artiste. Nous ne vivons que par l'amour; tandis que les hommes vivent par l'amour et par l'action, autrement ils ne seraient pas hommes. Cependant il existe pour nous autres femmes de grands désavantages dans la position où je me suis mise, et vous les aviez évités: vous étiez restée grande en face du monde, qui n'avait aucun droit sur vous; vous aviez votre libre arbitre, et je n'ai plus le mien. Je ne parle de ceci que relativement aux choses du cœur, et non aux choses sociales desquelles j'ai fait un entier sacrifice. Vous pouviez être coquette et volontaire, avoir toutes les grâces de la femme qui aime et peut tout accorder ou tout refuser à son gré; vous aviez conservé le privilége des caprices, même dans l'intérêt de votre amour et de l'homme qui vous plaisait. Enfin, aujourd'hui, vous avez encore votre propre aveu; moi, je n'ai plus la liberté du cœur, que je trouve toujours délicieuse à exercer en amour, même quand la passion est éternelle. Je n'ai pas ce droit de quereller en riant, auquel nous tenons tant et avec tant de raison: n'est-ce pas la sonde avec laquelle nous interrogeons le cœur? Je n'ai pas une menace à faire, je dois tirer tous mes attraits d'une obéissance et d'une douceur illimitées, je dois imposer par la grandeur de mon amour; j'aimerais mieux mourir que de quitter Gennaro, car mon pardon est dans la sainteté de ma passion. Entre la dignité sociale et ma petite dignité, qui est un secret pour ma conscience, je n'ai pas hésité. Si j'ai quelques mélancolies semblables à ces nuages qui passent sur les cieux les plus purs et auxquelles nous autres femmes nous aimons à nous livrer, je les tais, elles ressembleraient à des regrets. Mon Dieu, j'ai si bien aperçu l'étendue de mes obligations, que je me suis armée d'une indulgence entière; mais jusqu'à présent Gennaro n'a pas effarouché ma susceptible jalousie. Enfin, je n'aperçois point par où ce cher beau génie pourrait faillir. Je ressemble un peu, chère ange, à ces dévots qui discutent avec leur Dieu, car n'est-ce pas à vous que je dois mon bonheur? Aussi ne pouvez-vous douter que je pense souvent à vous. J'ai vu l'Italie, enfin! comme vous l'avez vue, comme on doit la voir, éclairée dans notre âme par l'amour, comme elle l'est par son beau soleil et par ses chefs-d'œuvre. Je plains ceux qui sont incessamment remués par les adorations qu'elle réclame à chaque pas, de ne pas avoir une main à serrer, un cœur où jeter l'exubérance des émotions qui s'y calment en s'y agrandissant. Ces dix-huit mois sont pour moi toute ma vie, et mon souvenir y fera de riches moissons. N'avez-vous pas fait comme moi le projet de demeurer à Chiavari, d'acheter un palais à Venise, une maisonnette à Sorrente, à Florence une villa? Toutes les femmes aimantes ne craignent-elles pas le monde? Mais moi, jetée pour toujours en dehors de lui, ne devais-je pas souhaiter de m'ensevelir dans un beau paysage, dans un monceau de fleurs, en face d'une jolie mer ou d'une vallée qui vaille la mer, comme celle qu'on voit de Fiesole? Mais, hélas! nous sommes de pauvres artistes, et l'argent ramène à Paris les deux bohémiens. Gennaro ne veut pas que je m'aperçoive d'avoir quitté mon luxe, et vient faire répéter à Paris une œuvre nouvelle, un grand opéra. Vous comprenez aussi bien que moi, mon bel ange, que je ne saurais mettre le pied dans Paris. Au prix de mon amour, je ne voudrais pas rencontrer un de ces regards de femme ou d'homme qui me feraient concevoir l'assassinat. Oui, je hacherais en morceaux quiconque m'honorerait de sa pitié, me couvrirait de sa bonne grâce, comme cette adorable Châteauneuf, laquelle, sous Henri III, je crois, a poussé son cheval et foulé aux pieds le prévôt de Paris, pour un crime de ce genre. Je vous écris donc pour vous dire que je ne tarderai pas à venir vous retrouver aux Touches, y attendre, dans cette chartreuse, notre Gennaro. Vous voyez comme je suis hardie avec ma bienfaitrice et ma sœur? Mais c'est que la grandeur des obligations ne me mènera pas, comme certains cœurs, à l'ingratitude. Vous m'avez tant parlé des difficultés de la route que je vais essayer d'arriver au Croisic par mer. Cette idée m'est venue en apprenant ici qu'il y avait un petit navire danois déjà chargé de marbre qui va y prendre du sel en retournant dans la Baltique. J'évite par cette voie la fatigue et les dépenses du voyage par la poste. Je sais que vous n'êtes pas seule, et j'en suis bien heureuse: j'avais des remords à travers mes félicités. Vous êtes la seule personne auprès de laquelle je pouvais être seule et sans Conti. Ne sera-ce pas pour vous aussi un plaisir que d'avoir auprès de vous une femme qui comprendra votre bonheur sans en être jalouse? Allons, à bientôt. Le vent est favorable, je pars en vous envoyant un baiser.»
—Hé! bien, elle m'aime aussi, celle-là, se dit Calyste en repliant la lettre d'un air triste.
Cette tristesse jaillit sur le cœur de la mère comme si quelque lueur lui eût éclairé un abîme. Le baron venait de sortir. Fanny alla pousser le verrou de la tourelle et revint se poser au dossier du fauteuil où était son enfant, comme est la sœur de Didon dans le tableau de Guérin; elle lui baisa le front en lui disant:—Qu'as-tu, mon Calyste, qui t'attriste? Tu m'as promis de m'expliquer tes assiduités aux Touches; je dois, dis-tu, en bénir la maîtresse.
—Oui, certes, dit-il, elle m'a démontré, ma mère chérie, l'insuffisance de mon éducation à une époque où les nobles doivent conquérir une valeur personnelle pour rendre la vie à leur nom. J'étais aussi loin de mon siècle que Guérande est loin de Paris. Elle a été un peu la mère de mon intelligence.
—Ce n'est pas pour cela que je la bénirai, dit la baronne dont les yeux s'emplirent de larmes.
—Maman, s'écria Calyste sur le front de qui tombèrent ces larmes chaudes, deux perles de maternité endolorie! maman, ne pleurez pas, car tout à l'heure je voulais, pour lui rendre service, parcourir le pays depuis la berge aux douaniers jusqu'au bourg de Batz, et elle m'a dit: «Dans quelle inquiétude serait votre mère!»
—Elle a dit cela? Je puis donc lui pardonner bien des choses, dit Fanny.
—Félicité ne veut que mon bien, reprit Calyste, elle retient souvent de ces paroles vives et douteuses qui échappent aux artistes, pour ne pas ébranler en moi une foi qu'elle ne sait pas être inébranlable. Elle m'a raconté la vie à Paris de quelques jeunes gens de la plus haute noblesse, venant de leur province comme je puis en sortir, quittant une famille sans fortune, et y conquérant, par la puissance de leur volonté, de leur intelligence, une grande fortune. Je puis faire ce qu'a fait le baron de Rastignac, au Ministère aujourd'hui. Elle me donne des leçons de piano, elle m'apprend l'italien, elle m'initie à mille secrets sociaux desquels personne ne se doute à Guérande. Elle n'a pu me donner les trésors de l'amour, elle me donne ceux de sa vaste intelligence, de son esprit, de son génie. Elle ne veut pas être un plaisir, mais une lumière pour moi; elle ne heurte aucune de mes religions: elle a foi dans la noblesse, elle aime la Bretagne, elle...
—Elle a changé notre Calyste, dit la vieille aveugle en l'interrompant, car je ne comprends rien à ces paroles. Tu as une maison solide, mon beau neveu, de vieux parents qui t'adorent, de bons vieux domestiques; tu peux épouser une bonne petite Bretonne, une fille religieuse et accomplie qui te rendra heureux, et tu peux réserver tes ambitions pour ton fils aîné, qui sera trois fois plus riche que tu ne l'es, si tu sais vivre tranquille, économiquement, à l'ombre, dans la paix du Seigneur, pour dégager les terres de notre maison. C'est simple comme un cœur breton. Tu ne seras pas si promptement, mais plus solidement un riche gentilhomme.
—Ta tante a raison, mon ange, elle s'est occupée de ton bonheur avec autant de sollicitude que moi. Si je ne réussis pas à te marier avec miss Margaret, la fille de ton oncle lord Fitz-William, il est à peu près sûr que mademoiselle de Pen-Hoël donnera son héritage à celle de ses nièces que tu chériras.
—D'ailleurs on trouvera quelques écus ici, dit la vieille tante à voix basse et d'un air mystérieux.
—Me marier à mon âge?... dit-il en jetant à sa mère un de ces regards qui font mollir la raison des mères.
Serais-je donc sans belles et folles amours? Ne pourrais-je trembler, palpiter, craindre, respirer, me coucher sous d'implacables regards et les attendrir? Faut-il ne pas connaître la beauté libre, la fantaisie de l'âme, les nuages qui courent sous l'azur du bonheur et que le souffle du plaisir dissipe? N'irais-je pas dans les petits chemins détournés, humides de rosée? Ne resterais-je pas sous le ruisseau d'une gouttière sans savoir qu'il pleut, comme les amoureux vus par Diderot? Ne prendrais-je pas, comme le duc de Lorraine, un charbon ardent dans la paume de ma main? N'escaladerais-je pas d'échelles de soie? ne me suspendrais-je pas à un vieux treillis pourri sans le faire plier? ne me cacherais-je pas dans une armoire ou sous un lit? Ne connaîtrais-je de la femme que la soumission conjugale, de l'amour que sa flamme de lampe égale? Mes curiosités seront-elles rassasiées avant d'être excitées? Vivrais-je sans éprouver ces rages de cœur qui grandissent la puissance de l'homme? Serais-je un moine conjugal? Non! j'ai mordu la pomme parisienne de la civilisation. Ne voyez-vous pas que vous avez, par les chastes, par les ignorantes mœurs de la famille, préparé le feu qui me dévore, et que je serais consumé sans avoir adoré la divinité que je vois partout, dans les feuillages verts, comme dans les sables allumés par le soleil, et dans toutes les femmes belles, nobles, élégantes, dépeintes par les livres, par les poèmes dévorés chez Camille? Hélas! de ces femmes, il n'en est qu'une à Guérande, et c'est vous, ma mère! Ces beaux oiseaux bleus de mes rêves, ils viennent de Paris, ils sortent d'entre les pages de lord Byron, de Scott: c'est Parisina, Effie, Minna! Enfin c'est la royale duchesse que j'ai vue dans les landes, à travers les bruyères et les genêts, et dont l'aspect me mettait tout le sang au cœur!
La baronne vit toutes ces pensées plus claires, plus belles, plus vives que l'art ne les fait à celui qui les lit; elle les embrassa rapides, toutes jetées par ce regard comme les flèches d'un carquois qui se renverse. Sans avoir jamais lu Beaumarchais, elle pensa, avec toutes les femmes, que ce serait un crime que de marier ce Chérubin.
—Oh! mon cher enfant, dit-elle en le prenant dans ses bras, le serrant et baisant ses beaux cheveux qui étaient encore à elle, marie-toi quand tu voudras, mais sois heureux! Mon rôle n'est pas de te tourmenter.
Mariotte vint mettre le couvert. Gasselin était sorti pour promener le cheval de Calyste, qui depuis deux mois ne le montait plus. Ces trois femmes, la mère, la tante et Mariotte s'entendaient avec la ruse naturelle aux femmes pour fêter Calyste quand il dînait au logis. La pauvreté bretonne, armée des souvenirs et des habitudes de l'enfance, essayait de lutter avec la civilisation parisienne si fidèlement représentée à deux pas de Guérande, aux Touches. Mariotte essayait de dégoûter son jeune maître des préparations savantes de la cuisine de Camille Maupin, comme sa mère et sa tante rivalisaient de soins pour enserrer leur enfant dans les rets de leur tendresse, et rendre toute comparaison impossible.
—Ah! vous avez une lubine (le bar), monsieur Calyste, et des bécassines, et des crêpes qui ne peuvent se faire qu'ici, dit Mariotte d'un air sournois et triomphant en se mirant dans la nappe blanche, une vraie tombée de neige.
Après le dîner, quand sa vieille tante se fut remise à tricoter, quand le curé de Guérande et le chevalier du Halga revinrent, alléchés par leur partie de mouche, Calyste sortit pour retourner aux Touches, prétextant la lettre de Béatrix à rendre.
Claude Vignon et mademoiselle des Touches étaient encore à table. Le grand critique avait une pente à la gourmandise, et ce vice était caressé par Félicité qui savait combien une femme se rend indispensable par ses complaisances. La salle à manger, complétée depuis un mois par des additions importantes, annonçait avec quelle souplesse et quelle promptitude une femme épouse le caractère, embrasse l'état, les passions et les goûts de l'homme qu'elle aime ou veut aimer. La table offrait le riche et brillant aspect que le luxe moderne a imprimé au service, aidé par les perfectionnements de l'industrie. La pauvre et noble maison du Guénic ignorait à quel adversaire elle avait affaire, et quelle fortune était nécessaire pour jouter avec l'argenterie réformée à Paris, et apportée par mademoiselle des Touches, avec ses porcelaines jugées encore bonnes pour la campagne, avec son beau linge, son vermeil, les colifichets de sa table et la science de son cuisinier. Calyste refusa de prendre des liqueurs contenues dans un de ces magnifiques cabarets en bois précieux qui sont comme des tabernacles.
—Voici votre lettre, dit-il avec une innocente ostentation, en regardant Claude qui dégustait un verre de liqueur des îles.
—Eh! bien, qu'en dites-vous? lui demanda mademoiselle des Touches en jetant la lettre à travers la table à Vignon, qui se mit à lire en prenant et déposant tour à tour son petit verre.
—Mais... que les femmes de Paris sont bien heureuses, elles ont toutes des hommes de génie à adorer et qui les aiment.
—Eh! bien, vous êtes encore de votre village, dit en riant Félicité. Comment? vous n'avez pas vu qu'elle l'aime déjà moins, et que....
—C'est évident! dit Claude Vignon qui n'avait encore parcouru que le premier feuillet. Observe-t-on quoi que ce soit de sa situation quand on aime véritablement? est-on aussi subtil que la marquise? calcule-t-on, distingue-t-on? La chère Béatrix est attachée à Conti par la fierté, elle est condamnée à l'aimer quand même.
—Pauvre femme! dit Camille.
Calyste avait les yeux fixés sur la table, il n'y voyait plus rien. La belle femme dans le costume fantastique dessiné le matin par Félicité lui était apparue brillante de lumière; elle lui souriait, elle agitait son éventail; et l'autre main, sortant d'un sabot de dentelle et de velours nacarat, tombait blanche et pure sur les plis bouffants de sa robe splendide.
—Ce serait bien votre affaire, dit Claude Vignon en souriant d'un air sardonique à Calyste.
Calyste fut blessé du mot affaire.
—Ne donnez pas à ce cher enfant l'idée d'une intrigue pareille, vous ne savez pas combien ces plaisanteries sont dangereuses. Je connais Béatrix, elle a trop de grandiose dans le caractère pour changer, et d'ailleurs Conti serait là.
—Ah! dit railleusement Claude Vignon, un petit mouvement de jalousie?...
—Le croiriez-vous? dit fièrement Camille.
—Vous êtes plus perspicace que ne le serait une mère, répondit railleusement Claude.
—Mais cela est-il possible? dit Camille en montrant Calyste.
—Cependant, reprit Vignon, ils seraient bien assortis. Elle a dix ans de plus que lui, et c'est lui qui semble être la jeune fille.
—Une jeune fille, monsieur, qui a déjà vu le feu deux fois dans la Vendée. S'il s'était seulement trouvé vingt mille jeunes filles semblables...
—Je faisais votre éloge, dit Vignon, ce qui est bien plus facile que de vous faire la barbe.
—J'ai une épée qui la fait à ceux qui l'ont trop longue, répondit Calyste.
—Et moi je fais très-bien l'épigramme, dit en souriant Vignon, nous sommes Français, l'affaire peut s'arranger.
Mademoiselle des Touches jeta sur Calyste un regard suppliant qui le calma soudain.
—Pourquoi, dit Félicité pour briser ce débat, les jeunes gens comme mon Calyste commencent-ils par aimer des femmes d'un certain âge?
—Je ne sais pas de sentiment qui soit plus naïf ni plus généreux, répondit Vignon, il est la conséquence des adorables qualités de la jeunesse. D'ailleurs, comment les vieilles femmes finiraient-elles sans cet amour? Vous êtes jeune et belle, vous le serez encore pendant vingt ans, on peut s'expliquer devant vous, ajouta-t-il en jetant un regard fin à mademoiselle des Touches. D'abord les semi-douairières auxquelles s'adressent les jeunes gens savent beaucoup mieux aimer que n'aiment les jeunes femmes. Un adulte ressemble trop à une jeune femme pour qu'une jeune femme lui plaise. Une telle passion frise la fable de Narcisse. Outre cette répugnance, il y a, je crois, entre eux une inexpérience mutuelle qui les sépare. Ainsi la raison qui fait que le cœur des jeunes femmes ne peut être compris que par des hommes dont l'habileté se cache sous une passion vraie ou feinte, est la même, à part la différence des esprits, qui rend une femme d'un certain âge plus apte à séduire un enfant: il sent admirablement qu'il réussira près d'elle, et les vanités de la femme sont admirablement flattées de sa poursuite. Il est enfin très-naturel à la jeunesse de se jeter sur les fruits, et l'automne de la femme en offre d'admirables et de très-savoureux. N'est-ce donc rien que ces regards à la fois hardis et réservés, languissants à propos, trempés des dernières lueurs de l'amour, si chaudes et si suaves? cette savante élégance de parole, ces magnifiques épaules dorées si noblement développées, ces rondeurs si pleines, ce galbe gras et comme ondoyant, ces mains trouées de fossettes, cette peau pulpeuse et nourrie, ce front plein de sentiments abondants où la lumière se traîne, cette chevelure si bien ménagée, si bien soignée, où d'étroites raies de chair blanche sont admirablement dessinées, et ces cols à plis superbes, ces nuques provoquantes où toutes les ressources de l'art sont déployées pour faire briller les oppositions entre les cheveux et les tons de la peau, pour mettre en relief toute l'insolence de la vie et de l'amour? Les brunes elles-mêmes prennent alors des teintes blondes, les couleurs d'ambre de la maturité. Puis ces femmes révèlent dans leurs sourires et déploient dans leurs paroles la science du monde: elles savent causer, elles vous livrent le monde entier pour vous faire sourire, elles ont des dignités et des fiertés sublimes, elles poussent des cris de désespoir à fendre l'âme, des adieux à l'amour qu'elles savent rendre inutiles et qui ravivent les passions; elles deviennent jeunes en variant les choses les plus désespérément simples; elles se font à tout moment relever de leur déchéance proclamée avec coquetterie, et l'ivresse causée par leurs triomphes est contagieuse; leurs dévouements sont absolus: elles vous écoutent, elles vous aiment enfin, elles se saisissent de l'amour comme le condamné à mort s'accroche aux plus petits détails de la vie, elles ressemblent à ces avocats qui plaident tout dans leurs causes sans ennuyer le tribunal, elles usent de tous leurs moyens, enfin on ne connaît l'amour absolu que par elles. Je ne crois pas qu'on puisse jamais les oublier, pas plus qu'on n'oublie ce qui est grand, sublime. Une jeune femme a mille distractions, ces femmes-là n'en ont aucune; elles n'ont plus ni amour-propre, ni vanité, ni petitesse; leur amour, c'est la Loire à son embouchure: il est immense, il est grossi de toutes les déceptions, de tous les affluents de la vie, et voilà pourquoi...... ma fille est muette, dit-il en voyant l'attitude extatique de mademoiselle des Touches qui serrait avec force la main de Calyste, peut-être pour le remercier d'avoir été l'occasion d'un pareil moment, d'un éloge si pompeux qu'elle ne put y voir aucun piége.
Pendant le reste de la soirée, Claude Vignon et Félicité furent étincelants d'esprit, racontèrent des anecdotes et peignirent le monde parisien à Calyste qui s'éprit de Claude, car l'esprit exerce ses séductions surtout sur les gens de cœur.
—Je ne serais pas étonné de voir débarquer demain la marquise de Rochegude et Conti, qui sans doute l'accompagne, dit Claude à la fin de la soirée. Quand j'ai quitté le Croisic, les marins avaient reconnu un petit bâtiment danois, suédois ou norwégien.
Cette phrase rosa les joues de l'impassible Camille. Ce soir, madame du Guénic attendit encore jusqu'à une heure du matin son fils, sans pouvoir comprendre ce qu'il faisait aux Touches, puisque Félicité ne l'aimait pas.
—Mais il les gêne, se disait cette adorable mère.—Qu'avez-vous donc tant dit? lui demanda-t-elle en le voyant entrer.
—Oh! ma mère, je n'ai jamais passé de soirée plus délicieuse. Le génie est une bien grande, bien sublime chose! Pourquoi ne m'as-tu pas donné du génie? Avec du génie on doit pouvoir choisir parmi les femmes celle qu'on aime, elle est forcément à vous.
—Mais tu es beau, mon Calyste.
—La beauté n'est bien placée que chez vous. D'ailleurs Claude Vignon est beau. Les hommes de génie ont des fronts lumineux, des yeux d'où jaillissent des éclairs; et moi, malheureux, je ne sais rien qu'aimer.
—On dit que cela suffit, mon ange, dit-elle en le baisant au front.
—Bien vrai?
—On me l'a dit, je ne l'ai jamais éprouvé.
Ce fut au tour de Calyste à baiser saintement la main de sa mère.
—Je t'aimerai pour tous ceux qui t'auraient adorée, lui dit-il.
—Cher enfant! c'est un peu ton devoir, tu as hérité de tous mes sentiments. Ne sois donc pas imprudent: tâche de n'aimer que de nobles femmes, s'il faut que tu aimes.
Quel est le jeune homme plein d'amour débordant et de vie contenue qui n'aurait eu l'idée victorieuse d'aller au Croisic voir débarquer madame de Rochegude, afin de pouvoir l'examiner incognito? Calyste surprit étrangement sa mère et son père, qui ne savaient rien de l'arrivée de la belle marquise, en partant dès le matin sans vouloir déjeuner. Dieu sait avec quelle agilité le Breton leva le pied! Il semblait qu'une force inconnue l'aidât, il se sentit léger, il se coula le long des murs des Touches pour n'être pas vu. Cet adorable enfant eut honte de son ardeur et peut-être une crainte horrible d'être plaisanté: Félicité, Claude Vignon étaient si perspicaces! Dans ces cas-là, d'ailleurs, les jeunes gens croient que leurs fronts sont diaphanes. Il suivit les détours du chemin à travers le dédale des marais salants, gagna les sables et les franchit comme d'un bond, malgré l'ardeur du soleil qui y pétillait. Il arriva près de la berge, consolidée par un empierrement, au pied de laquelle est une maison où les voyageurs trouvent un abri contre les orages, les vents de mer, la pluie et les ouragans. Il n'est pas toujours possible de traverser le petit bras de mer, il ne se trouve pas toujours des barques, et pendant le temps qu'elles mettent à venir du port il est souvent utile de tenir à couvert les chevaux, les ânes, les marchandises ou les bagages des passagers. De là, se découvrent la pleine mer et la ville du Croisic; de là, Calyste vit bientôt arriver deux barques pleines d'effets, de paquets, de coffres, sacs de nuit et caisses dont la forme et les dispositions annonçaient aux naturels du pays les choses extraordinaires qui ne pouvaient appartenir qu'à des voyageurs de distinction. Dans l'une des barques était une jeune femme, en chapeau de paille à voile vert, accompagnée d'un homme. Leur barque aborda la première. Calyste de tressaillir; mais à leur aspect il reconnut un domestique et une femme de chambre, il n'osa les questionner.
—Venez-vous au Croisic, monsieur Calyste? demandèrent les marins qui le connaissaient et auxquels il répondit par un signe de tête négatif, assez honteux d'avoir été nommé.
Calyste fut charmé à la vue d'une caisse couverte en toile goudronnée sur laquelle on lisait: MADAME LA MARQUISE DE ROCHEGUDE. Ce nom brillait à ses yeux comme un talisman, il y sentait je ne sais quoi de fatal; il savait, sans en pouvoir douter, qu'il aimerait cette femme; les plus petites choses qui la concernaient l'occupaient déjà, l'intéressaient et piquaient sa curiosité. Pourquoi? Dans le brûlant désert de ses désirs infinis et sans objet, la jeunesse n'envoie-t-elle pas toutes ses forces sur la première femme qui s'y présente? Béatrix avait hérité de l'amour que dédaignait Camille. Calyste regarda faire le débarquement, tout en jetant de temps en temps les yeux sur le Croisic, espérant voir une barque sortir du port, venir à ce petit promontoire où mugissait la mer, et lui montrer cette Béatrix déjà devenue dans sa pensée ce qu'était Béatrix pour Dante, une éternelle statue de marbre aux mains de laquelle il suspendrait ses fleurs et ses couronnes. Il demeurait les bras croisés, perdu dans les méditations de l'attente. Un fait digne de remarque, et qui cependant n'a point été remarqué, c'est comme nous soumettons souvent nos sentiments à une volonté, combien nous prenons une sorte d'engagement avec nous-mêmes, et comme nous créons notre sort: le hasard n'y a certes pas autant de part que nous le croyons.
—Je ne vois point les chevaux, dit la femme de chambre assise sur une malle.
—Et moi je ne vois pas de chemin frayé, dit le domestique.
—Il est cependant venu des chevaux ici, dit la femme de chambre en montrant les preuves de leur séjour. Monsieur, dit-elle en s'adressant à Calyste, est-ce bien là la route qui mène à Guérande?
—Oui, répondit-il. Qui donc attendez-vous?
—On nous a dit qu'on viendrait nous chercher des Touches. Si l'on tardait, je ne sais pas comment madame la marquise s'habillerait, dit-elle au domestique. Vous devriez aller chez mademoiselle des Touches. Quel pays de sauvages!
Calyste eut un vague soupçon de la fausseté de sa position.
—Votre maîtresse va donc aux Touches? demanda-t-il.
—Mademoiselle est venue ce matin à sept heures la chercher, répondit-elle. Ah! voici des chevaux...
Calyste se précipita vers Guérande avec la vitesse et la légèreté d'un chamois, en faisant un crochet de lièvre pour ne pas être reconnu par les gens des Touches; mais il en rencontra deux dans le chemin étroit des marais par où il passa.—Entrerai-je, n'entrerai-je pas? pensait-il en voyant poindre les pins des Touches. Il eut peur, il rentra penaud et contrit à Guérande, et se promena sur le mail, où il continua sa délibération. Il tressaillit en voyant les Touches, il en examinait les girouettes.—Elle ne se doute pas de mon agitation! se disait-il. Ses pensées capricieuses étaient autant de grappins qui s'enfonçaient dans son cœur et y attachaient la marquise. Calyste n'avait pas eu ces terreurs, ces joies d'avant-propos avec Camille: il l'avait rencontrée à cheval, et son désir était né comme à l'aspect d'une belle fleur qu'il eût voulu cueillir. Ces incertitudes composent comme des poèmes chez les âmes timides. Échauffées par les premières flammes de l'imagination, ces âmes se soulèvent, se courroucent, s'apaisent, s'animent tour à tour, et arrivent dans le silence et la solitude au plus haut degré de l'amour, avant d'avoir abordé l'objet de tant d'efforts. Calyste aperçut de loin sur le mail le chevalier du Halga qui se promenait avec mademoiselle de Pen-Hoël, il entendit prononcer son nom, il se cacha. Le chevalier et la vieille fille, se croyant seuls sur le mail, y parlaient à haute voix.
—Puisque Charlotte de Kergarouët vient, disait le chevalier, gardez-la trois ou quatre mois. Comment voulez-vous qu'elle soit coquette avec Calyste? elle ne reste jamais assez longtemps pour l'entreprendre; tandis qu'en se voyant tous les jours, ces deux enfants finiront par se prendre de belle passion, et vous les marierez l'hiver prochain. Si vous dites deux mots de vos intentions à Charlotte, elle en aura bientôt dit quatre à Calyste, et une jeune fille de seize ans aura certes raison d'une femme de quarante et quelques années.
Les deux vieilles gens se retournèrent pour revenir sur leurs pas; Calyste n'entendit plus rien, mais il avait compris l'intention de mademoiselle de Pen-Hoël. Dans la situation d'âme où il était, rien ne devait être plus fatal. Est-ce au milieu des espérances d'un amour préconçu qu'un jeune homme accepte pour femme une jeune fille imposée? Calyste, à qui Charlotte de Kergarouët était indifférente, se sentit disposé à la rebuter. Il était inaccessible aux considérations de fortune, il avait depuis son enfance accoutumé sa vie à la médiocrité de la maison paternelle, et d'ailleurs il ignorait les richesses de mademoiselle de Pen-Hoël en lui voyant mener une vie aussi pauvre que celle des du Guénic. Enfin, un jeune homme élevé comme l'était Calyste ne devait faire cas que des sentiments, et sa pensée tout entière appartenait à la marquise. Devant le portrait que lui avait dessiné Camille, qu'était la petite Charlotte? la compagne de son enfance qu'il traitait comme une sœur. Il ne revint au logis que vers cinq heures. Quand il entra dans la salle, sa mère lui tendit avec un sourire triste une lettre de mademoiselle des Touches.
«Mon cher Calyste, la belle marquise de Rochegude est venue, nous comptons sur vous pour fêter son arrivée. Claude, toujours railleur, prétend que vous serez Bice, et qu'elle sera Dante. Il y va de l'honneur de la Bretagne et des du Guénic de bien recevoir une Casteran. A bientôt donc.
»Votre ami,
»Camille Maupin.
»Venez sans cérémonie, comme vous serez; autrement nous serions ridicules.»
Calyste montra la lettre à sa mère et partit.
—Que sont les Casteran? demanda-t-elle au baron.
—Une vieille famille de Normandie, alliée à Guillaume-le-Conquérant, répondit-il. Ils portent tiercé en fasce d'azur, de gueules et de sable, au cheval élancé d'argent, ferré d'or.
—Et les Rochegude?
—Je ne connais pas ce nom, il faudrait voir leur blason, dit-il.
La baronne fut un peu moins inquiète en apprenant que la marquise Béatrix de Rochegude appartenait à une vieille maison; mais elle éprouva toujours une sorte d'effroi de savoir son fils exposé à de nouvelles séductions.
Calyste éprouvait en marchant des mouvements à la fois violents et doux; il avait la gorge serrée, le cœur gonflé, le cerveau troublé; la fièvre le dévorait. Il voulait ralentir sa marche, une force supérieure la précipitait toujours. Cette impétuosité des sens excitée par un vague espoir, tous les jeunes gens l'ont connue: un feu subtil flambe intérieurement, et fait rayonner autour d'eux comme ces nimbes peints autour des divins personnages dans les tableaux religieux, et à travers lesquels ils voient la nature embrasée et la femme radieuse. Ne sont-ils pas alors, comme les saints, pleins de foi, d'espérance, d'ardeur, de pureté? Le jeune Breton trouva la compagnie dans le petit salon de l'appartement de Camille. Il était alors environ six heures: le soleil en tombant répandait par la fenêtre ses teintes rouges, brisées dans les arbres; l'air était calme, il y avait dans le salon cette pénombre que les femmes aiment tant.
—Voici le député de la Bretagne, dit en souriant Camille Maupin à son amie en lui montrant Calyste quand il souleva la portière en tapisserie, il est exact comme un roi.
—Vous avez reconnu son pas, dit Claude Vignon à mademoiselle des Touches.
Calyste s'inclina devant la marquise qui le salua par un geste de tête, il ne l'avait pas regardée; il prit la main que lui tendait Claude Vignon et la serra.
—Voici le grand homme de qui nous vous avons tant parlé, Gennaro Conti, lui dit Camille sans répondre à Vignon.
Elle montrait à Calyste un homme de moyenne taille, mince et fluet, aux cheveux châtains, aux yeux presque rouges, au teint blanc et marqué de taches de rousseur, ayant tout à fait la tête si connue de lord Byron que la peinture en serait superflue, mais mieux portée peut-être. Conti était assez fier de cette ressemblance.
—Je suis enchanté, pour un jour que je passe aux Touches, de rencontrer monsieur, dit Gennaro.
—C'était à moi de dire cela de vous, répondit Calyste avec assez d'aisance.
—Il est beau comme un ange, dit la marquise à Félicité.
Placé entre le divan et les deux femmes, Calyste entendit confusément cette parole, quoique dite en murmurant et à l'oreille. Il s'assit dans un fauteuil et jeta sur la marquise quelques regards à la dérobée. Dans la douce lueur du couchant, il aperçut alors, jetée sur le divan comme si quelque statuaire l'y eût posée, une forme blanche et serpentine qui lui causa des éblouissements. Sans le savoir, Félicité, par sa description, avait bien servi son amie. Béatrix était supérieure au portrait peu flatté fait la veille par Camille. N'était-ce pas un peu pour le convive que Béatrix avait mis dans sa royale chevelure des touffes de bleuets qui faisaient valoir le ton pâle de ses boucles crêpées, arrangées pour accompagner sa figure en badinant le long des joues? Le tour de ses yeux, cerné par la fatigue, était semblable à la nacre la plus pure, la plus chatoyante, et son teint avait l'éclat de ses yeux. Sous la blancheur de sa peau, aussi fine que la pellicule satinée d'un œuf, la vie étincelait dans un sang bleuâtre. La délicatesse des traits était inouïe. Le front paraissait être diaphane. Cette tête suave et douce, admirablement posée sur un long col d'un dessin merveilleux, se prêtait aux expressions les plus diverses. La taille, à prendre avec les mains, avait un laisser-aller ravissant. Les épaules découvertes étincelaient dans l'ombre comme un camélia blanc dans une chevelure noire. La gorge, habilement présentée, mais couverte d'un fichu clair, laissait apercevoir deux contours d'une exquise mièvrerie. La robe de mousseline blanche semée de fleurs bleues, les grandes manches, le corsage à pointe et sans ceinture, les souliers à cothurnes croisés sur un bas de fil d'Écosse accusaient une admirable science de toilette. Deux boucles d'oreilles en filigrane d'argent, miracle d'orfévrerie génoise qui allait sans doute être à la mode, étaient parfaitement en harmonie avec le flou délicieux de cette blonde chevelure étoilée de bleuets. En un seul coup d'œil, l'avide regard de Calyste appréhenda ces beautés et les grava dans son âme. La blonde Béatrix et la brune Félicité eussent rappelé ces contrastes de keepsake si fort recherchés par les graveurs et les dessinateurs anglais. C'était la Force et la Faiblesse de la femme dans tous leurs développements, une parfaite antithèse. Ces deux femmes ne pouvaient jamais être rivales, elles avaient chacune leur empire. C'était une délicate pervenche ou un lis auprès d'un somptueux et brillant pavot rouge, une turquoise près d'un rubis. En un moment Calyste fut saisi d'un amour qui couronna l'œuvre secrète de ses espérances, de ses craintes, de ses incertitudes. Mademoiselle des Touches avait réveillé les sens, Béatrix enflammait le cœur et la pensée. Le jeune Breton sentait en lui-même s'élever une force à tout vaincre, à ne rien respecter. Aussi jeta-t-il sur Conti le regard envieux, haineux, sombre et craintif de la rivalité qu'il n'avait jamais eue pour Claude Vignon. Calyste employa toute son énergie à se contenir, en pensant néanmoins que les Turcs avaient raison d'enfermer les femmes, et qu'il devait être défendu à de belles créatures de se montrer dans leurs irritantes coquetteries à des jeunes gens embrasés d'amour. Ce fougueux ouragan s'apaisait dès que les yeux de Béatrix s'abaissaient sur lui et que sa douce parole se faisait entendre; déjà le pauvre enfant la redoutait à l'égal de Dieu. On sonna le dîner.
—Calyste, donnez le bras à la marquise, dit mademoiselle des Touches en prenant Conti à sa droite, Vignon à sa gauche, et se rangeant pour laisser passer le jeune couple.
Descendre ainsi le vieil escalier des Touches était pour Calyste comme une première bataille: le cœur lui faillit, il ne trouvait rien à dire, une petite sueur emperlait son front et lui mouillait le dos; son bras tremblait si fort qu'à la dernière marche la marquise lui dit:—Qu'avez-vous?
—Mais, répondit-il d'une voix étranglée, je n'ai jamais vu de ma vie une femme aussi belle que vous, excepté ma mère, et je ne suis pas maître de mes émotions.
—N'avez-vous pas ici Camille Maupin?
—Ah! quelle différence! dit naïvement Calyste.
—Bien, Calyste, lui souffla Félicité dans l'oreille, quand je vous le disais que vous m'oublieriez comme si je n'avais pas existé. Mettez-vous là, près d'elle, à sa droite, et Vignon à sa gauche. Quant à toi, Gennaro, je te garde, ajouta-t-elle en riant, nous surveillerons ses coquetteries.
L'accent particulier que mit Camille à ce mot frappa Claude, qui lui jeta ce regard sournois et quasi distrait par lequel se trahit en lui l'observation. Il ne cessa d'examiner mademoiselle des Touches pendant tout le dîner.
—Des coquetteries, répondit la marquise en se dégantant et montrant ses magnifiques mains, il y a de quoi. J'ai d'un côté, dit-elle en montrant Claude, un poète, et de l'autre la poésie.
Gennaro Conti jeta sur Calyste un regard plein de flatteries. Aux lumières, Béatrix parut encore plus belle: les blanches clartés des bougies produisaient des luisants satinés sur son front, allumaient des paillettes dans ses yeux de gazelle et passaient à travers ses boucles soyeuses en les brillantant et y faisant resplendir quelques fils d'or. Elle rejeta son écharpe de gaze en arrière par un geste gracieux, et se découvrit le col. Calyste aperçut alors une nuque délicate et blanche comme du lait, creusée par un sillon vigoureux qui se séparait en deux ondes perdues vers chaque épaule avec une moelleuse et décevante symétrie. Ces changements à vue que se permettent les femmes produisent peu d'effet dans le monde où tous les regards sont blasés, mais ils font de cruels ravages sur les âmes neuves comme était celle de Calyste. Ce col, si dissemblable de celui de Camille, annonçait chez Béatrix un tout autre caractère. Là se reconnaissaient l'orgueil de la race, une ténacité particulière à la noblesse, et je ne sais quoi de dur dans cette double attache, qui peut-être est le dernier vestige de la force des anciens conquérants.
Calyste eut mille peines à paraître manger, il éprouvait des mouvements nerveux qui lui ôtaient la faim. Comme chez tous les jeunes gens, la nature était en proie aux convulsions qui précèdent le premier amour et le gravent si profondément dans l'âme. A cet âge, l'ardeur du cœur, contenue par l'ardeur morale, amène un combat intérieur qui explique la longue hésitation respectueuse, les profondes méditations de tendresse, l'absence de tout calcul, attraits particuliers aux jeunes gens dont le cœur et la vie sont purs. En étudiant, quoique à la dérobée, afin de ne pas éveiller les soupçons du jaloux Gennaro, les détails qui rendent la marquise de Rochegude si noblement belle, Calyste fut bientôt opprimé par la majesté de la femme aimée: il se sentit rapetissé par la hauteur de certains regards, par l'attitude imposante de ce visage où débordaient les sentiments aristocratiques, par une certaine fierté que les femmes font exprimer à de légers mouvements, à des airs de tête, à d'admirables lenteurs de geste, et qui sont des effets moins plastiques, moins étudiés qu'on ne le pense. Ces mignons détails de leur changeante physionomie correspondent aux délicatesses, aux mille agitations de leurs âmes. Il y a du sentiment dans toutes ces expressions. La fausse situation où se trouvait Béatrix lui commandait de veiller sur elle-même, de se rendre imposante sans être ridicule, et les femmes du grand monde savent toutes atteindre à ce but, l'écueil des femmes vulgaires. Aux regards de Félicité, Béatrix devina l'adoration intérieure qu'elle inspirait à son voisin et qu'il était indigne d'elle d'encourager, elle jeta donc sur Calyste en temps opportun un ou deux regards répressifs qui tombèrent sur lui comme des avalanches de neige. L'infortuné se plaignit à mademoiselle des Touches par un regard où se devinaient des larmes gardées sur le cœur avec une énergie surhumaine, et Félicité lui demanda d'une voix amicale pourquoi il ne mangeait rien. Calyste se bourra par ordre et eut l'air de prendre part à la conversation. Être importun au lieu de plaire, cette idée insoutenable lui martelait la cervelle. Il devint d'autant plus honteux qu'il aperçut derrière la chaise de la marquise le domestique qu'il avait vu le matin sur la jetée, et qui, sans doute parlerait de sa curiosité. Contrit ou heureux, madame de Rochegude ne fit aucune attention à son voisin. Mademoiselle des Touches l'ayant mise sur son voyage d'Italie, elle trouva moyen de raconter spirituellement la passion à brûle-pourpoint dont l'avait honorée un diplomate russe à Florence, en se moquant des petits jeunes gens qui se jetaient sur les femmes comme des sauterelles sur la verdure. Elle fit rire Claude Vignon, Gennaro, Félicité elle-même, quoique ces traits moqueurs atteignissent au cœur de Calyste, qui, au travers du bourdonnement qui retentissait à ses oreilles et dans sa cervelle, n'entendit que des mots. Le pauvre enfant ne se jurait pas à lui-même, comme certains entêtés, d'obtenir cette femme à tout prix; non, il n'avait point de colère, il souffrait. Quand il aperçut chez Béatrix une intention de l'immoler aux pieds de Gennaro, il se dit: Que je lui serve à quelque chose! et se laissa maltraiter avec une douceur d'agneau.
—Vous qui admirez tant la poésie, dit Claude Vignon à la marquise, comment l'accueillez-vous aussi mal? Ces naïves admirations, si jolies dans leur expression, sans arrière-pensée et si dévouées, n'est-ce pas la poésie du cœur? Avouez-le, elles vous laissent un sentiment de plaisir et de bien-être.
—Certes, dit-elle; mais nous serions bien malheureuses et surtout bien indignes, si nous cédions à toutes les passions que nous inspirons.
—Si vous ne choisissiez pas, dit Conti, nous ne serions pas si fiers d'être aimés.
—Quand serai-je choisi et distingué par une femme? se demanda Calyste qui réprima difficilement une émotion cruelle. Il rougit alors comme un malade sur la plaie duquel un doigt s'est par mégarde appuyé. Mademoiselle des Touches fut frappée de l'expression qui se peignit sur la figure de Calyste, et tâcha de le consoler par un regard plein de sympathie. Ce regard, Claude Vignon le surprit. Dès ce moment, l'écrivain devint d'une gaieté qu'il répandit en sarcasmes: il soutint à Béatrix que l'amour n'existait que par le désir, que la plupart des femmes se trompaient en aimant, qu'elles aimaient pour des raisons très-souvent inconnues aux hommes et à elles-mêmes, qu'elles voulaient quelquefois se tromper, que la plus noble d'entre elles était encore artificieuse.
—Tenez-vous-en aux livres, ne critiquez pas nos sentiments, dit Camille en lui lançant un regard impérieux.
Le dîner cessa d'être gai. Les moqueries de Claude Vignon avaient rendu les deux femmes pensives. Calyste sentait une souffrance horrible au milieu du bonheur que lui causait la vue de Béatrix. Conti cherchait dans les yeux de la marquise à deviner ses pensées. Quand le dîner fut fini, mademoiselle des Touches prit le bras de Calyste, donna les deux autres hommes à la marquise et les laissa aller en avant afin de pouvoir dire au jeune Breton:—Mon cher enfant, si la marquise vous aime, elle jettera Conti par les fenêtres; mais vous vous conduisez en ce moment de manière à resserrer leurs liens. Quand elle serait ravie de vos adorations, doit-elle y faire attention? Possédez-vous.
—Elle a été dure pour moi, elle ne m'aimera point, dit Calyste, et si elle ne m'aime pas, j'en mourrai.
—Mourir?... vous! mon cher Calyste, dit Camille, vous êtes un enfant. Vous ne seriez donc pas mort pour moi?
—Vous vous êtes faite mon amie, répondit-il.
Après les causeries qu'engendre toujours le café, Vignon pria Conti de chanter un morceau. Mademoiselle des Touches se mit au piano. Camille et Gennaro chantèrent le Dunque il mio bene tu mia sarai, le dernier duo de Roméo et Juliette de Zingarelli, l'une des pages les plus pathétiques de la musique moderne. Le passage Di tanti palpiti exprime l'amour dans toute sa grandeur. Calyste, assis dans le fauteuil où Félicité lui avait raconté l'histoire de la marquise, écoutait religieusement. Béatrix et Vignon étaient chacun d'un côté du piano. La voix sublime de Conti savait se marier à celle de Félicité. Tous deux avaient souvent chanté ce morceau, et ils en connaissaient les ressources et s'entendaient à merveille pour les faire valoir. Ce fut en ce moment, ce que le musicien a voulu créer, un poème de mélancolie divine, les adieux de deux cygnes à la vie. Quand le duo fut terminé, chacun était en proie à des sensations qui ne s'expriment point par de vulgaires applaudissements.
—Ah! la musique est le premier des arts! s'écria la marquise.
—Camille place en avant la jeunesse et la beauté, la première de toutes les poésies, dit Claude Vignon.
Mademoiselle des Touches regarda Claude en dissimulant une vague inquiétude. Béatrix, ne voyant point Calyste, tourna la tête comme pour savoir quel effet cette musique lui faisait éprouver, moins par intérêt pour lui que pour la satisfaction de Conti: elle aperçut dans l'embrasure un visage blanc couvert de grosses larmes. A cet aspect, comme si quelque vive douleur l'eût atteinte, elle détourna promptement la tête et regarda Gennaro. Non-seulement la musique s'était dressée devant Calyste, l'avait touché de sa baguette divine, l'avait lancé dans la création et lui en avait dépouillé les voiles, mais encore il était abasourdi du génie de Conti. Malgré ce que Camille Maupin lui avait dit de son caractère, il lui croyait alors une belle âme, un cœur plein d'amour. Comment lutter avec un pareil artiste? comment une femme ne l'adorerait-elle pas toujours? Ce chant entrait dans l'âme comme une autre âme. Le pauvre enfant était autant accablé par la poésie que par le désespoir: il se trouvait être si peu de chose! Cette accusation ingénue de son néant se lisait mêlée à son admiration. Il ne s'aperçut pas du geste de Béatrix, qui, ramenée vers Calyste par la contagion des sentiments vrais, le montra par un signe à mademoiselle des Touches.
—Oh! l'adorable cœur! dit Félicité. Conti, vous ne recueillerez jamais d'applaudissements qui vaillent l'hommage de cet enfant. Chantons alors un trio. Béatrix, ma chère, venez?
Quand la marquise, Camille et Conti se mirent au piano, Calyste se leva doucement à leur insu, se jeta sur un des sofas de la chambre à coucher dont la porte était ouverte, et y demeura plongé dans son désespoir.
—Qu'avez-vous, mon enfant? lui dit Claude, qui se coula silencieusement auprès de Calyste, et lui prit la main. Vous aimez, vous vous croyez dédaigné; mais il n'en est rien. Dans quelques jours vous aurez le champ libre ici, vous y régnerez, vous serez aimé par plus d'une personne; enfin, si vous savez vous bien conduire, vous y serez comme un sultan.
—Que me dites-vous? s'écria Calyste en se levant et entraînant par un geste Claude dans la bibliothèque. Qui m'aime ici?
—Camille, répondit Claude.
—Camille m'aimerait! demanda Calyste. Eh! bien, vous?
—Moi, reprit Claude, moi... Il ne continua pas. Il s'assit et s'appuya la tête avec une profonde mélancolie sur un coussin.—Je suis ennuyé de la vie et je n'ai pas le courage de la quitter, dit-il après un moment de silence. Je voudrais m'être trompé dans ce que je viens de vous dire; mais depuis quelques jours plus d'une clarté vive a lui. Je ne me suis pas promené dans les roches du Croisic pour mon plaisir. L'amertume de mes paroles à mon retour, quand je vous ai trouvé causant avec Camille, prenait sa source au fond de mon amour-propre blessé. Je m'expliquerai tantôt avec Camille. Deux esprits aussi clairvoyants que le sien et le mien ne sauraient se tromper. Entre deux duellistes de profession, le combat n'est pas de longue durée. Aussi puis-je d'avance vous annoncer mon départ. Oui, je quitterai les Touches, demain peut-être, avec Conti. Certes il s'y passera, quand nous n'y serons plus, d'étranges, de terribles choses peut-être et j'aurai le regret de ne pas assister à ces débats de passion si rares en France et si dramatiques. Vous êtes bien jeune pour une lutte si dangereuse: vous m'intéressez. Sans le profond dégoût que m'inspirent les femmes, je resterais pour vous aider à jouer cette partie: elle est difficile, vous pouvez la perdre, vous avez affaire à deux femmes extraordinaires, et vous êtes déjà trop amoureux de l'une pour vous servir de l'autre. Béatrix doit avoir de l'obstination dans le caractère, et Camille a de la grandeur. Peut-être, comme une chose frêle et délicate, serez-vous brisé entre ces deux écueils, entraîné par les torrents de la passion. Prenez garde.
La stupéfaction de Calyste en entendant ces paroles permit à Claude Vignon de les dire et de quitter le jeune Breton, qui demeura comme un voyageur à qui, dans les Alpes, un guide a démontré la profondeur d'un abîme en y jetant une pierre. Apprendre de la bouche même de Claude que lui, Calyste, était aimé de Camille au moment où il se sentait amoureux de Béatrix pour toute sa vie! il y avait dans cette situation un poids trop fort pour une jeune âme si naïve. Pressé par un regret immense qui l'accablait dans le passé, tué dans le présent par la difficulté de sa position entre Béatrix qu'il aimait, entre Camille qu'il n'aimait plus et par laquelle Claude le disait aimé, le pauvre enfant se désespérait, il demeurait indécis, perdu dans ses pensées. Il cherchait inutilement les raisons qu'avait eues Félicité de rejeter son amour et de courir à Paris y chercher Claude Vignon. Par moments la voix de Béatrix arrivait pure et fraîche à ses oreilles et lui causait ces émotions violentes qu'il avait évitées en quittant le petit salon. A plusieurs reprises il ne s'était plus senti maître de réprimer une féroce envie de la saisir et de l'emporter. Qu'allait-il devenir? Reviendrait-il aux Touches? En se sachant aimé de Camille, comment pourrait-il y adorer Béatrix? Il ne trouvait aucune solution à ces difficultés. Insensiblement le silence régna dans la maison. Il entendit sans y faire attention le bruit de plusieurs portes qui se fermaient. Puis tout à coup il compta les douze coups de minuit à la pendule de la chambre voisine, où la voix de Camille et celle de Claude le réveillèrent de l'engourdissante contemplation de son avenir et où brillait une lumière au milieu des ténèbres. Avant qu'il se montrât, il put écouter de terribles paroles prononcées par Vignon.
—Vous êtes arrivée à Paris éperdument amoureuse de Calyste, disait-il à Félicité; mais vous étiez épouvantée des suites d'une semblable passion à votre âge: elle vous menait dans un abîme, dans un enfer, au suicide peut-être! L'amour ne subsiste qu'en se croyant éternel, et vous aperceviez à quelques pas dans votre vie une séparation horrible: le dégoût et la vieillesse terminant bientôt un poème sublime. Vous vous êtes souvenue d'Adolphe, épouvantable dénouement des amours de madame de Staël et de Benjamin Constant, qui cependant étaient bien plus en rapport d'âge que vous ne l'êtes avec Calyste. Vous m'avez alors pris comme on prend des fascines pour élever des retranchements entre les ennemis et soi. Mais, si vous vouliez me faire aimer les Touches, n'était-ce pas pour y passer vos jours dans l'adoration secrète de votre Dieu? Pour accomplir votre plan, à la fois ignoble et sublime, vous deviez chercher un homme vulgaire ou un homme si préoccupé par de hautes pensées qu'il pût être facilement trompé. Vous m'avez cru simple, facile à abuser comme un homme de génie. Il paraît que je suis seulement un homme d'esprit: je vous ai devinée. Quand hier je vous ai fait l'éloge des femmes de votre âge en vous expliquant pourquoi Calyste vous aimait, croyez-vous que j'aie pris pour moi vos regards ravis, brillants, enchantés? N'avais-je pas déjà lu dans votre âme? Les yeux étaient bien tournés sur moi, mais le cœur battait pour Calyste. Vous n'avez jamais été aimée, ma pauvre Maupin, et vous ne le serez jamais après vous être refusé le beau fruit que le hasard vous a offert aux portes de l'enfer des femmes, et qui tournent sur leurs gonds poussées par le chiffre 50!
—Pourquoi l'amour m'a-t-il donc fuie, dit-elle d'une voix altérée, dites-le-moi, vous qui savez tout?...
—Mais vous n'êtes pas aimable, reprit-il, vous ne vous pliez pas à l'amour, il doit se plier à vous. Vous pourrez peut-être vous adonner aux malices et à l'entrain des gamins; mais vous n'avez pas d'enfance au cœur, il y a trop de profondeur dans votre esprit, vous n'avez jamais été naïve, et vous ne commencerez pas à l'être aujourd'hui. Votre grâce vient du mystère, elle est abstraite et non active. Enfin votre force éloigne les gens très forts qui prévoient une lutte. Votre puissance peut plaire à de jeunes âmes qui, semblables à celle de Calyste, aiment à être protégées: mais, à la longue, elle fatigue. Vous êtes grande et sublime: subissez les inconvénients de ces deux qualités, elles ennuient.
—Quel arrêt! s'écria Camille. Ne puis-je être femme, suis-je une monstruosité?
—Peut-être, dit Claude.
—Nous verrons, s'écria la femme piquée au vif.
—Adieu, ma chère, demain je pars. Je ne vous en veux pas, Camille: je vous trouve la plus grande des femmes; mais si je continuais à vous servir de paravent ou d'écran, dit Claude avec deux savantes inflexions de voix, vous me mépriseriez singulièrement. Nous pouvons nous quitter sans chagrin ni remords: nous n'avons ni bonheur à regretter ni espérances déjouées. Pour vous, comme pour quelques hommes de génie infiniment rares, l'amour n'est pas ce que la nature l'a fait: un besoin impérieux à la satisfaction duquel elle attache de vifs mais de passagers plaisirs, et qui meurt; vous le voyez tel que l'a créé le christianisme: un royaume idéal, plein de sentiments nobles, de grandes petitesses, de poésies, de sensations spirituelles, de dévouements, de fleurs morales, d'harmonies enchanteresses, et situé bien au-dessus des grossièretés vulgaires, mais où vont deux créatures réunies en un ange, enlevées par les ailes du plaisir. Voilà ce que j'espérais, je croyais saisir une des clefs qui nous ouvrent la porte fermée pour tant de gens et par laquelle on s'élance dans l'infini. Vous y étiez déjà vous! Ainsi vous m'avez trompé. Je retourne à la misère, dans ma vaste prison de Paris. Il m'aurait suffi de cette tromperie au commencement de ma carrière pour me faire fuir les femmes: aujourd'hui, elle met dans mon âme un désenchantement qui me plonge à jamais dans une solitude épouvantable, je m'y trouverai sans la foi qui aidait les pères à la peupler d'images sacrées. Voilà, ma chère Camille, où nous mène la supériorité de l'esprit: nous pouvons chanter tous deux l'hymne horrible qu'Alfred de Vigny met dans la bouche de Moïse parlant à Dieu:
Seigneur, vous m'avez fait puissant et solitaire!
En ce moment Calyste parut.
—Je ne dois pas vous laisser ignorer que je suis là, dit-il.
Mademoiselle des Touches exprima la plus vive crainte, une rougeur subite colora son visage impassible d'un ton de feu. Pendant toute cette scène, elle demeura plus belle qu'en aucun moment de sa vie.
—Nous vous avions cru parti, Calyste, dit Claude; mais cette indiscrétion involontaire de part et d'autre est sans danger: peut-être serez-vous plus à votre aise aux Touches en connaissant Félicité tout entière. Son silence annonce que je ne me suis point trompé sur le rôle qu'elle me destinait. Elle vous aime, comme je vous le disais, mais elle vous aime pour vous et non pour elle, sentiment que peu de femmes sont capables de concevoir et d'embrasser: peu d'entre elles connaissent la volupté des douleurs entretenues par le désir, c'est une des magnifiques passions réservées à l'homme; mais elle est un peu homme! dit-il en raillant. Votre passion pour Béatrix la fera souffrir et la rendra heureuse tout à la fois.
Des larmes vinrent aux yeux de mademoiselle des Touches, qui n'osait regarder ni le terrible Claude Vignon ni l'ingénu Calyste. Elle était effrayée d'avoir été comprise, elle ne croyait pas qu'il fût possible à un homme, quelle que fût sa portée, de deviner une délicatesse si cruelle, un héroïsme aussi élevé que l'était le sien. En la trouvant si humiliée de voir ses grandeurs dévoilées, Calyste partagea l'émotion de cette femme qu'il avait mise si haut, et qu'il contemplait abattue. Calyste se jeta, par un mouvement irrésistible, aux pieds de Camille, et lui baisa les mains en y cachant son visage couvert de pleurs.
—Claude, dit-elle, ne m'abandonnez pas, que deviendrais-je?
—Qu'avez-vous à craindre? répondit le critique. Calyste aime déjà la marquise comme un fou. Certes, vous ne sauriez trouver une barrière plus forte entre vous et lui que cet amour excité par vous-même. Cette passion me vaut bien. Hier, il y avait du danger pour vous et pour lui; mais aujourd'hui tout vous sera bonheur maternel, dit-il en lui lançant un regard railleur. Vous serez fière de ses triomphes.
Mademoiselle des Touches regarda Calyste, qui, sur ce mot, avait relevé la tête par un mouvement brusque. Claude Vignon, pour toute vengeance, prenait plaisir à voir la confusion de Calyste et de Félicité.
—Vous l'avez poussé vers madame de Rochegude, reprit Claude Vignon, il est maintenant sous le charme. Vous avez creusé vous-même votre tombe. Si vous vous étiez confiée à moi, vous eussiez évité les malheurs qui vous attendent.
—Des malheurs! s'écria Camille Maupin en prenant la tête de Calyste et l'élevant jusqu'à elle et la baisant dans les cheveux et y versant d'abondantes larmes. Non, Calyste, vous oublierez tout ce que vous venez d'entendre, vous me compterez pour rien!
Elle se leva, se dressa devant ces deux hommes et les terrassa par les éclairs que lancèrent ses yeux où brilla toute son âme.
—Pendant que Claude parlait, reprit-elle, j'ai conçu la beauté, la grandeur d'un amour sans espoir, n'est-ce pas le seul sentiment qui nous approche de Dieu? Ne m'aime pas, Calyste, moi je t'aimerai comme aucune femme n'aimera!
Ce fut le cri le plus sauvage que jamais un aigle blessé ait poussé dans son aire. Claude fléchit le genou, prit la main de Félicité et la lui baisa.
—Quittez-nous, mon ami, dit mademoiselle des Touches au jeune homme, votre mère pourrait être inquiète.
Calyste revint à Guérande à pas lents en se retournant pour voir la lumière qui brillait aux croisées de l'appartement de Béatrix. Il fut surpris lui-même de ressentir peu de compassion pour Camille, il lui en voulait presque d'avoir été privé de quinze mois de bonheur. Puis parfois il éprouvait en lui-même les tressaillements que Camille venait de lui causer, il sentait dans ses cheveux les larmes qu'elle y avait laissées, il souffrait de sa souffrance, il croyait entendre les gémissements que poussait sans doute cette grande femme, tant désirée quelques jours auparavant. En ouvrant la porte du logis paternel où régnait un profond silence, il aperçut par la croisée, à la lueur de cette lampe d'une si naïve construction, sa mère qui travaillait en l'attendant. Des larmes mouillèrent les yeux de Calyste à cet aspect.
—Que t'est-il donc encore arrivé? demanda Fanny dont le visage exprimait une horrible inquiétude.
Pour toute réponse, Calyste prit sa mère dans ses bras et la baisa sur les joues, au front, dans les cheveux, avec une de ces effusions passionnées qui ravissent les mères et les pénètrent des subtiles flammes de la vie qu'elles ont donnée.
—C'est toi que j'aime, dit Calyste à sa mère presque honteuse et rougissant, toi qui ne vis que pour moi, toi que je voudrais rendre heureuse.
—Mais tu n'es pas dans ton assiette ordinaire, mon enfant, dit la baronne en contemplant son fils. Que t'est-il arrivé?
—Camille m'aime, et je ne l'aime plus, dit-il.
La baronne attira Calyste à elle, le baisa sur le front, et Calyste entendit dans le profond silence de cette vieille salle brune et tapissée les coups d'une vive palpitation au cœur de sa mère. L'Irlandaise était jalouse de Camille, et pressentait la vérité. Cette mère avait, en attendant son fils toutes les nuits, creusé la passion de cette femme; elle avait, conduite par les lueurs d'une méditation obstinée, pénétré dans le cœur de Camille, et, sans pouvoir se l'expliquer, elle avait imaginé chez cette fille une fantaisie de maternité. Le récit de Calyste épouvanta cette mère simple et naïve.
—Hé! bien, dit-elle après une pause, aime madame de Rochegude, elle ne me causera pas de chagrin.
Béatrix n'était pas libre, elle ne dérangeait aucun des projets formés pour le bonheur de Calyste, du moins Fanny le croyait, elle voyait une espèce de belle-fille à aimer, et non une autre mère à combattre.
—Mais Béatrix ne m'aimera pas! s'écria Calyste.
—Peut-être, répondit la baronne d'un air fin. Ne m'as-tu pas dit qu'elle allait être seule demain?
—Oui.
—Eh! bien, mon enfant, ajouta la mère en rougissant. La jalousie est au fond de tous nos cœurs, et je ne savais pas la trouver un jour au fond du mien, car je ne croyais pas qu'on dût me disputer l'affection de mon Calyste! Elle soupira. Je croyais, dit-elle, que le mariage serait pour toi ce qu'il a été pour moi. Quelles lueurs tu as jetées dans mon âme depuis deux mois! de quels reflets se colore ton amour si naturel, pauvre ange! Eh! bien, aie l'air de toujours aimer ta mademoiselle des Touches, la marquise en sera jalouse et tu l'auras.
—Oh! ma bonne mère, Camille ne m'aurait pas dit cela! s'écria Calyste en tenant sa mère par la taille et la baisant sur le cou.
—Tu me rends bien perverse, mauvais enfant, dit-elle tout heureuse du visage radieux que l'espérance faisait à son fils qui monta gaiement l'escalier de la tourelle.
Le lendemain matin, Calyste dit à Gasselin d'aller se mettre en sentinelle sur le chemin de Guérande à Saint-Nazaire, de guetter au passage la voiture de mademoiselle des Touches et de compter les personnes qui s'y trouveraient. Gasselin revint au moment où toute la famille était réunie et déjeunait.
—Qu'arrive-t-il? dit mademoiselle du Guénic, Gasselin court comme s'il y avait le feu dans Guérande.
—Il aurait pris le mulot, dit Mariotte qui apportait le café, le lait et les rôties.
—Il vient de la ville et non du jardin, répondit mademoiselle du Guénic.
—Mais le mulot a son trou derrière le mur, du côté de la place, dit Mariotte.
—Monsieur le chevalier, ils étaient cinq, quatre dedans et le cocher.
—Deux dames au fond? dit Calyste.
—Et deux messieurs, devant, reprit Gasselin.
—Selle le cheval de mon père, cours après, arrive à Saint-Nazaire au moment où le bateau part pour Paimbœuf, et si les deux hommes s'embarquent, accours me le dire à bride abattue.
Gasselin sortit.
—Mon neveu, vous avez le diable au corps, dit la vieille Zéphirine.
—Laissez-le donc s'amuser, ma sœur, s'écria le baron, il était triste comme un hibou, le voilà gai comme un pinson.
—Vous lui avez peut-être dit que notre chère Charlotte arrive, s'écria la vieille fille en se tournant vers sa belle-sœur.
—Non, répondit la baronne.
—Je croyais qu'il voulait aller au-devant d'elle, dit malicieusement mademoiselle du Guénic.
—Si Charlotte reste trois mois chez sa tante, il a bien le temps de la voir, répondit la baronne.
—Oh! ma sœur, que s'est-il donc passé depuis hier? demanda la vieille fille. Vous étiez si heureuse de savoir que mademoiselle de Pen-Hoël allait ce matin nous chercher sa nièce.
—Jacqueline veut me faire épouser Charlotte pour m'arracher à la perdition, ma tante, dit Calyste en riant et lançant à sa mère un coup d'œil d'intelligence. J'étais sur le mail quand mademoiselle de Pen-Hoël parlait à monsieur du Halga, mais elle n'a pas pensé que ce serait une bien plus grande perdition pour moi de me marier à mon âge.
—Il est écrit là-haut, s'écria la vieille fille en interrompant Calyste, que je ne mourrai ni tranquille ni heureuse. J'aurais voulu voir notre famille continuée, et quelques-unes de nos terres rachetées, il n'en sera rien. Peux-tu, mon beau neveu, mettre quelque chose en balance avec de tels devoirs?
—Mais, dit le baron, est-ce que mademoiselle des Touches empêchera Calyste de se marier quand il le faudra? Je dois l'aller voir.
—Je puis vous assurer, mon père, que Félicité ne sera jamais un obstacle à mon mariage.
—Je n'y vois plus clair, dit la vieille aveugle qui ne savait rien de la subite passion de son neveu pour la marquise de Rochegude.
La mère garda le secret à son fils; en cette matière le silence est instinctif chez toutes les femmes. La vieille fille tomba dans une profonde méditation, écoutant de toutes ses forces, épiant les voix et le bruit pour pouvoir deviner le mystère qu'on lui cachait. Gasselin arriva bientôt, et dit à son jeune maître qu'il n'avait pas eu besoin d'aller à Saint-Nazaire pour savoir que mademoiselle des Touches et son amie reviendraient seules, il l'avait appris en ville chez Bernus, le messager qui s'était chargé des paquets des deux messieurs.