Calyste tenait Béatrix par la taille, il la serra sur son cœur. Pour confirmer ses douces paroles, madame de Rochegude déposa sur le front de Calyste le plus chaste et le plus timide de tous les baisers. Puis ils redescendirent et revinrent lentement, causant comme des gens qui se sont parfaitement entendus et compris, elle croyant avoir la paix, lui ne doutant plus de son bonheur, et se trompant l'un et l'autre. Calyste, d'après les observations de Camille, espérait que Conti serait enchanté de cette occasion de quitter Béatrix. La marquise, elle, s'abandonnait au vague de sa position, attendant un hasard. Calyste était trop ingénu, trop aimant pour inventer le hasard. Ils arrivèrent tous deux dans la situation d'âme la plus délicieuse, et rentrèrent aux Touches par la porte du jardin. Calyste en avait pris la clef. Il était environ six heures du soir. Les enivrantes senteurs, la tiède atmosphère, les couleurs jaunâtres des rayons du soir, tout s'accordait avec leurs dispositions et leurs discours attendris. Leur pas était égal et harmonieux comme est la démarche des amants, leur mouvement accusait l'union de leur pensée. Il régnait aux Touches un si grand silence que le bruit de la porte en s'ouvrant et se fermant y retentit et dut se faire entendre dans tout le jardin. Comme Calyste et Béatrix s'étaient tout dit et que leur promenade pleine d'émotions les avait lassés, ils venaient doucement et sans rien dire. Tout à coup, au tournant d'une allée, Béatrix éprouva le plus horrible saisissement, cet effroi communicatif que cause la vue d'un reptile et qui glaça Calyste avant qu'il en vît la cause. Sur un banc, sous un frêne à rameaux pleureurs, Conti causait avec Camille Maupin. Le tremblement intérieur et convulsif de la marquise fut plus franc qu'elle ne le voulait; Calyste apprit alors combien il était cher à cette femme qui venait d'élever une barrière entre elle et lui, sans doute pour se ménager encore quelques jours de coquetterie avant de la franchir. En un moment, un drame tragique se déroula dans toute son étendue au fond des cœurs.
—Vous ne m'attendiez peut-être pas sitôt, dit l'artiste à Béatrix en lui offrant le bras.
La marquise ne put s'empêcher de quitter le bras de Calyste et de prendre celui de Conti. Cette ignoble transition impérieusement commandée et qui déshonorait le nouvel amour accabla Calyste, qui s'alla jeter sur le banc à côté de Camille après avoir échangé le plus froid salut avec son rival. Il éprouvait une foule de sensations contraires: en apprenant combien il était aimé de Béatrix, il avait voulu par un mouvement se jeter sur l'artiste en lui disant que Béatrix était à lui; mais la convulsion intérieure de cette pauvre femme, en trahissant tout ce qu'elle souffrait, car elle avait payé là le prix de toutes ses fautes en un moment, l'avait si profondément ému qu'il en était resté stupide, frappé comme elle par une implacable nécessité. Ces deux mouvements contraires produisirent en lui le plus violent des orages auxquels il eût été soumis depuis qu'il aimait Béatrix. Madame de Rochegude et Conti passaient devant le banc où gisait Calyste auprès de Camille, la marquise regardait sa rivale et lui jetait un de ces regards terribles par lesquels les femmes savent tout dire, elle évitait les yeux de Calyste et paraissait écouter Conti qui semblait badiner.
—Que peuvent-ils se dire? demanda Calyste à Camille.
—Cher enfant! tu ne connais pas encore les épouvantables droits que laisse à un homme sur une femme un amour éteint. Béatrix n'a pas pu lui refuser sa main. Il la raille sans doute sur ses amours, il a dû les deviner à votre attitude et à la manière dont vous vous êtes présentés à ses regards.
—Il la raille?... dit l'impétueux jeune homme.
—Calme-toi, dit Camille, ou tu perdrais les chances favorables qui te restent. S'il froisse un peu trop l'amour-propre de Béatrix, elle le foulera comme un ver à ses pieds. Mais il est astucieux, il saura s'y prendre avec esprit. Il ne supposera pas que la fière madame de Rochegude ait pu le trahir. Il y aurait trop de dépravation à aimer un homme à cause de sa beauté! Il te peindra sans doute à elle-même comme un enfant saisi par la vanité d'avoir une marquise, et de se rendre l'arbitre des destinées de deux femmes. Enfin, il fera tonner l'artillerie piquante des suppositions les plus injurieuses. Béatrix alors sera forcée d'opposer de menteuses dénégations dont il va profiter pour rester le maître.
—Ah! dit Calyste, il ne l'aime pas. Moi, je la laisserais libre: l'amour comporte un choix fait à tout moment, confirmé de jour en jour. Le lendemain approuve la veille et grossit le trésor de nos plaisirs. Quelques jours plus tard, il ne nous trouvait plus. Qui donc l'a ramené?
—Une plaisanterie de journaliste, dit Camille. L'opéra sur le succès duquel il comptait est tombé, mais à plat. Ce mot: «Il est dur de perdre à la fois sa réputation et sa maîtresse!» dit au foyer par Claude Vignon, peut-être, l'a sans doute atteint dans toutes ses vanités. L'amour basé sur des sentiments petits est impitoyable. Je l'ai questionné, mais qui peut connaître une nature si fausse et si trompeuse? il a paru fatigué de sa misère et de son amour, dégoûté de la vie. Il a regretté d'être lié si publiquement avec la marquise, et m'a fait, en me parlant de son ancien bonheur, un poème de mélancolie un peu trop spirituel pour être vrai. Sans doute il espérait me surprendre le secret de votre amour au milieu de la joie que ses flatteries me causeraient.
—Hé! bien? dit Calyste en regardant Béatrix et Conti qui venaient, et n'écoutant déjà plus.
Camille, par prudence, s'était tenue sur la défensive, elle n'avait trahi ni le secret de Calyste ni celui de Béatrix. L'artiste était homme à jouer tout le monde, et mademoiselle des Touches engagea Calyste à se défier de lui.
—Cher enfant, lui dit-elle, voici pour toi le moment le plus critique; il faut une prudence, une habileté qui te manquent, et tu vas te laisser jouer par l'homme le plus rusé du monde, car maintenant je ne puis rien pour toi.
La cloche annonça le dîner. Conti vint offrir son bras à Camille, Béatrix prit celui de Calyste. Camille laissa passer la marquise la première, qui put regarder Calyste et lui recommander une discrétion absolue en mettant un doigt sur ses lèvres. Conti fut d'une excessive gaieté pendant le dîner. Peut-être était-ce une manière de sonder madame de Rochegude, qui joua mal son rôle. Coquette, elle eût pu tromper Conti; mais aimante, elle fut devinée. Le rusé musicien, loin de la gêner, ne parut pas s'apercevoir de son embarras. Il mit au dessert la conversation sur les femmes, et vanta la noblesse de leurs sentiments. Telle femme près de nous abandonner dans la prospérité nous sacrifie tout dans le malheur, disait-il. Les femmes ont sur les hommes l'avantage de la constance; il faut les avoir bien blessées pour les détacher d'un premier amant, elles y tiennent comme à leur honneur; un second amour est honteux, etc. Il fut d'une moralité parfaite, il encensait l'autel où saignait un cœur percé de mille coups. Camille et Béatrix comprenaient seules l'âpreté des épigrammes acérées qu'il décochait d'éloge en éloge. Par moments toutes deux rougissaient, mais elles étaient forcées de se contenir; elles se donnèrent le bras pour remonter chez Camille, et passèrent, d'un commun accord, par le grand salon où il n'y avait pas de lumière et où elles pouvaient être seules un moment.
—Il m'est impossible de me laisser marcher sur le corps par Conti, de lui donner raison sur moi, dit Béatrix à voix basse. Le forçat est toujours sous la domination de son compagnon de chaîne. Je suis perdue, il faudra retourner au bagne de l'amour. Et c'est vous qui m'y avez rejeté! Ah! vous l'avez fait venir un jour trop tard ou un jour trop tôt. Je reconnais là votre infernal talent d'auteur: la vengeance est complète, et le dénoûment parfait.
—J'ai pu vous dire que j'écrirais à Conti, mais le faire!... j'en suis incapable! s'écria Camille. Tu souffres, je te pardonne.
—Que deviendra Calyste? dit la marquise avec une admirable naïveté d'amour-propre.
—Conti vous emmène donc? demanda Camille!..
—Ah! vous croyez triompher? s'écria Béatrix.
Ce fut avec rage et sa belle figure décomposée que la marquise dit ces affreuses paroles à Camille qui essaya de cacher son bonheur par une fausse expression de tristesse; mais l'éclat de ses yeux démentait la contraction de son masque, et Béatrix se connaissait en grimaces! Aussi, quand elles se virent aux lumières en s'asseyant sur ce divan où, depuis trois semaines, il s'était joué tant de comédies, et où la tragédie intime de tant de passions contrariées avait commencé, ces deux femmes s'observèrent-elles pour la dernière fois: elles se virent alors séparées par une haine profonde.
—Calyste te reste, dit Béatrix en voyant les yeux de son amie; mais je suis établie dans son cœur, et nulle femme ne m'en chassera.
Camille répondit avec un inimitable accent d'ironie, et qui atteignait la marquise au cœur, par les célèbres paroles de la nièce de Mazarin à Louis XIV:—Tu règnes, tu l'aimes, et tu pars!
Ni l'une ni l'autre, durant cette scène, qui fut très-vive, ne s'apercevait de l'absence de Calyste et de Conti. L'artiste était resté à table avec son rival en le sommant de lui tenir compagnie et d'achever une bouteille de vin de Champagne.
—Nous avons à causer, dit l'artiste pour prévenir tout refus de la part de Calyste.
Dans leur situation respective, le jeune Breton fut forcé d'obéir à cette sommation.
—Mon cher, dit le musicien d'une voix câline au moment où le pauvre enfant eut bu deux verres de vin, nous sommes deux bons garçons, nous pouvons parler à cœur ouvert. Je ne suis pas venu par défiance. Béatrix m'aime, dit-il en faisant un geste plein de fatuité. Moi, je ne l'aime plus; je n'accours pas pour l'emmener, mais pour rompre avec elle et lui laisser les honneurs de cette rupture. Vous êtes jeune, vous ne savez pas combien il est utile de paraître victime quand on se sent le bourreau. Les jeunes gens jettent feu et flamme, ils quittent une femme avec éclat, ils la méprisent souvent et s'en font haïr; mais les hommes sages se font renvoyer et prennent un petit air humilié qui laisse aux femmes et des regrets et le doux sentiment de leur supériorité. La défaveur de la divinité n'est pas irréparable, tandis qu'une abjuration est sans remède. Vous ne savez pas encore, heureusement pour vous, combien nous sommes gênés dans notre existence par les promesses insensées que les femmes ont la sottise d'accepter quand la galanterie nous oblige à en tresser les nœuds coulants pour occuper l'oisiveté du bonheur. On se jure alors d'être éternellement l'un à l'autre. Si l'on a quelque aventure avec une femme, on ne manque pas de lui dire poliment qu'on voudrait passer sa vie avec elle; on a l'air d'attendre la mort d'un mari très impatiemment, en désirant qu'il jouisse de la plus parfaite santé. Que le mari meure, il y a des provinciales ou des entêtées assez niaises ou assez goguenardes pour accourir en vous disant: Me voici, je suis libre! Personne de nous n'est libre. Ce boulet mort se réveille et tombe au milieu du plus beau de nos triomphes ou de nos bonheurs les mieux préparés. J'ai vu que vous aimeriez Béatrix, je la laissais d'ailleurs dans une situation où, sans rien perdre de sa majesté sacrée, elle devait coqueter avec vous, ne fût-ce que pour taquiner cet ange de Camille Maupin. Eh! bien, mon très-cher, aimez-la, vous me rendrez service, je la voudrais atroce pour moi. J'ai peur de son orgueil et de sa vertu. Peut-être, malgré ma bonne volonté, nous faudra-t-il du temps pour opérer ce chassez-croisez. Dans ces sortes d'occasions, c'est à qui ne commencera pas. Là, tout à l'heure, en tournant autour du gazon, j'ai voulu lui dire que je savais tout et la féliciter sur son bonheur. Ah! bien, elle s'est fâchée. Je suis en ce moment amoureux fou de la plus belle, de la plus jeune de nos cantatrices, de mademoiselle Falcon de l'Opéra, et je veux l'épouser! Oui, j'en suis là; mais aussi, quand vous viendrez à Paris, verrez-vous que j'ai changé la marquise pour une reine!
Le bonheur répandait son auréole sur le visage du candide Calyste, qui avoua son amour, et c'était tout ce que Conti voulait savoir. Il n'est pas d'homme au monde, quelque blasé, quelque dépravé qu'il puisse être, dont l'amour ne se rallume au moment où il le voit menacé par un rival. On veut bien quitter une femme, mais on ne veut pas être quitté par elle. Quand les amants en arrivent à cette extrémité, femmes et hommes s'efforcent de conserver la priorité, tant la blessure faite à l'amour-propre est profonde. Peut-être s'agit-il de tout ce qu'a créé la société dans ce sentiment qui tient bien moins à l'amour-propre qu'à la vie elle-même attaquée alors dans son avenir: il semble que l'on va perdre le capital et non la rente. Questionné, par l'artiste, Calyste raconta tout ce qui s'était passé pendant ces trois semaines aux Touches, et fut enchanté de Conti, qui dissimulait sa rage sous une charmante bonhomie.
—Remontons, dit-il. Les femmes sont défiantes, elles ne s'expliqueraient pas comment nous restons ensemble sans nous prendre aux cheveux, elles pourraient venir nous écouter. Je vous servirai sur les deux toits, mon cher enfant. Je vais être insupportable, grossier, jaloux avec la marquise, je la soupçonnerai perpétuellement de me trahir, il n'y a rien de mieux pour déterminer une femme à la trahison; vous serez heureux et je serai libre. Jouez ce soir le rôle d'un amoureux contrarié, moi je ferai l'homme soupçonneux et jaloux. Plaignez cet ange d'appartenir à un homme sans délicatesse, pleurez! Vous pouvez pleurer, vous êtes jeune. Hélas! moi, je ne puis plus pleurer, c'est un grand avantage de moins.
Calyste et Conti remontèrent. Le musicien, sollicité par son jeune rival de chanter un morceau, chanta le plus grand chef-d'œuvre musical qui existe pour les exécutants, le fameux Pria che spunti l'aurora, que Rubini lui-même n'entame jamais sans trembler et qui fut souvent le triomphe de Conti. Jamais il ne fut plus extraordinaire qu'en ce moment où tant de sentiments bouillonnaient dans sa poitrine. Calyste était en extase. Au premier mot de cette cavatine, l'artiste lança sur la marquise un regard qui donnait aux paroles une signification cruelle et qui fut entendue. Camille, qui accompagnait, devina ce commandement qui fit baisser la tête à Béatrix; elle regarda Calyste et pensa que l'enfant était tombé dans quelque piége malgré ses avis. Elle en eut la certitude quand l'heureux Breton vint dire adieu à Béatrix en lui baisant la main et en la lui serrant avec un petit air confiant et rusé. Quand Calyste atteignit Guérande, la femme de chambre et les gens chargeaient la voiture de voyage de Conti, qui, dès l'aurore, comme il l'avait dit, emmenait jusqu'à la poste Béatrix avec les chevaux de Camille. Les ténèbres permirent à madame de Rochegude de regarder Guérande, dont les tours, blanchies par le jour, brillaient au milieu du crépuscule, et de se livrer à sa profonde tristesse: elle laissait là l'une des plus belles fleurs de la vie, un amour comme le rêvent les plus pures jeunes filles. Le respect humain brisait le seul amour véritable que cette femme pouvait et devait concevoir dans toute sa vie. La femme du monde obéissait aux lois du monde, elle immolait l'amour aux convenances, comme certaines femmes l'immolent à la Religion ou au Devoir. Souvent l'Orgueil s'élève jusqu'à la Vertu. Vue ainsi, cette horrible histoire est celle de bien des femmes. Le lendemain, Calyste vint aux Touches vers midi. Quand il arriva dans l'endroit du chemin d'où la veille il avait aperçu Béatrix à la fenêtre, il y distingua Camille qui accourut à sa rencontre. Elle lui dit au bas de l'escalier ce mot cruel: Partie!
—Béatrix? répondit Calyste foudroyé.
—Vous avez été la dupe de Conti, vous ne m'avez rien dit, je n'ai pu rien faire.
Elle emmena le pauvre enfant dans son petit salon; il se jeta sur le divan à la place où il avait si souvent vu la marquise, et y fondit en larmes. Félicité ne lui dit rien, elle fuma son houka, sachant qu'il n'y a rien à opposer aux premiers accès de ces douleurs, toujours sourdes et muettes. Calyste, ne sachant prendre aucun parti, resta pendant toute la journée dans un engourdissement profond. Un instant avant le dîner, Camille essaya de lui dire quelques paroles après l'avoir prié de l'écouter.
—Mon ami, tu m'as causé de plus violentes souffrances, et je n'avais pas comme toi pour me guérir une belle vie devant moi. Pour moi, la terre n'a plus de printemps, l'âme n'a plus d'amour. Aussi, pour trouver des consolations, dois-je aller plus haut. Ici, la veille du jour où vint Béatrix, je t'ai fait son portrait; je n'ai pas voulu te la flétrir, tu m'aurais crue jalouse. Écoute aujourd'hui la vérité. Madame de Rochegude n'est rien moins que digne de toi. L'éclat de sa chute n'était pas nécessaire, elle n'eût rien été sans ce tapage, elle l'a fait froidement pour se donner un rôle: elle est de ces femmes qui préfèrent l'éclat d'une faute à la tranquillité du bonheur, elles insultent la société pour en obtenir la fatale aumône d'une médisance, elles veulent faire parler d'elles à tout prix. Elle était rongée de vanité. Sa fortune, son esprit n'avaient pu lui donner la royauté féminine qu'elle cherchait à conquérir en trônant dans un salon; elle a cru pouvoir obtenir la célébrité de la duchesse de Langeais et de la vicomtesse de Beauséant; mais le monde est juste, il n'accorde les honneurs de son intérêt qu'aux sentiments vrais. Béatrix jouant la comédie est jugée comme une actrice de second ordre. Sa fuite n'était autorisée par aucune contrariété. L'épée de Damoclès ne brillait pas au milieu de ses fêtes, et d'ailleurs il est très facile à Paris d'être heureuse à l'écart quand on aime bien et sincèrement. Enfin, aimante et tendre, elle n'eût pas cette nuit suivi Conti.
Camille parla longtemps et très éloquemment, mais ce dernier effort fut inutile, elle se tut à un geste par lequel Calyste exprima son entière croyance en Béatrix; elle le força de descendre et d'assister à son dîner, car il lui fut impossible de manger. Il n'y a que pendant l'extrême jeunesse que ces contractions ont lieu. Plus tard, les organes ont pris leurs habitudes et se sont comme endurcis. La réaction du moral sur le physique n'est assez forte pour déterminer une maladie mortelle que si le système a conservé sa primitive délicatesse. Un homme résiste à un chagrin violent qui tue un jeune homme, moins par la faiblesse de l'affection que par la force des organes. Aussi mademoiselle des Touches fut-elle tout d'abord effrayée de l'attitude calme et résignée que prit Calyste après sa première effusion de larmes. Avant de la quitter, il voulut revoir la chambre de Béatrix et alla se plonger la tête sur l'oreiller où la sienne avait reposé.
—Je fais des folies, dit-il en donnant une poignée de main à Camille et la quittant avec une profonde mélancolie.
Il revint chez lui, trouva la compagnie ordinaire occupée à faire la mouche, et resta pendant toute la soirée auprès de sa mère. Le curé, le chevalier du Halga, mademoiselle de Pen-Hoël savaient le départ de madame de Rochegude, et tous ils en étaient heureux, Calyste allait leur revenir; aussi tous l'observaient-ils presque sournoisement en le voyant un peu taciturne. Personne, dans ce vieux manoir, ne pouvait imaginer la fin de ce premier amour dans un cœur aussi naïf, aussi vrai que celui de Calyste.
Pendant quelques jours, Calyste alla régulièrement aux Touches; il tournait autour du gazon où il s'était quelquefois promené donnant le bras à Béatrix. Souvent il poussait jusqu'au Croisic, et gagnait la roche d'où il avait essayé de la précipiter dans la mer: il restait quelques heures couché sur le buis, car, en étudiant les points d'appui qui se trouvaient à cette cassure, il s'était appris à y descendre et à remonter. Ses courses solitaires, son silence et sa sobriété finirent par inquiéter sa mère. Après une quinzaine de jours pendant lesquels dura ce manége assez semblable à celui d'un animal dans une cage, la cage de cet amoureux au désespoir était, selon l'expression de La Fontaine, les lieux honorés par les pas, éclairés par les yeux de Béatrix, Calyste cessa de passer le petit bras de mer; il ne se sentit plus que la force de se traîner jusqu'au chemin de Guérande à l'endroit d'où il avait aperçu Béatrix à la croisée. La famille, heureuse du départ des Parisiens, pour employer le mot de la province, n'apercevait rien de funeste ni de maladif chez Calyste. Les deux vieilles filles et le curé, poursuivant leur plan, avaient retenu Charlotte de Kergarouët, qui, le soir, faisait ses agaceries à Calyste, et n'obtenait de lui que des conseils pour jouer à la mouche. Pendant toute la soirée, Calyste restait entre sa mère et sa fiancée bretonne, observé par le curé, par la tante de Charlotte qui devisaient sur son plus ou moins d'abattement en retournant chez eux. Ils prenaient l'indifférence de ce malheureux enfant pour une soumission à leurs projets. Par une soirée où Calyste fatigué s'était couché de bonne heure, chacun laissa ses cartes sur la table, et tous se regardèrent au moment où le jeune homme ferma la porte de sa chambre. On avait écouté le bruit de ses pas avec anxiété.
—Calyste a quelque chose, dit la baronne en s'essuyant les yeux.
—Il n'a rien, répondit mademoiselle de Pen-Hoël, il faut le marier promptement.
—Vous croyez que cela le divertira? dit le chevalier.
Charlotte regarda sévèrement monsieur du Halga, qu'elle trouva le soir de très mauvais ton, immoral, dépravé, sans religion, et ridicule avec sa chienne, malgré les observations de sa tante qui défendit le vieux marin.
—Demain matin, je chapitrerai Calyste, dit le baron que l'on croyait endormi; je ne voudrais pas m'en aller de ce monde sans avoir vu mon petit-fils, un Guénic blanc et rose, coiffé d'un béguin breton dans son berceau.
—Il ne dit pas un mot, dit la vieille Zéphirine, on ne sait ce qu'il a; jamais il n'a moins mangé; de quoi vit-il? s'il se nourrit aux Touches, la cuisine du diable ne lui profite guère.
—Il est amoureux, dit le chevalier en risquant cette opinion avec une excessive timidité.
—Allons! vieux roquentin, vous n'avez pas mis au panier, dit mademoiselle de Pen-Hoël. Quand vous pensez à votre jeune temps, vous oubliez tout.
—Venez déjeuner avec nous demain matin, dit la vieille Zéphirine à Charlotte et à Jacqueline, mon frère raisonnera son fils, et nous conviendrons de tout. Un clou chasse l'autre.
—Pas chez les Bretons, dit le chevalier.
Le lendemain Calyste vit venir Charlotte, mise dès le matin avec une recherche extraordinaire, au moment où le baron achevait dans la salle à manger un discours matrimonial auquel il ne savait que répondre: il connaissait l'ignorance de sa tante, de son père, de sa mère et de leurs amis; il récoltait les fruits de l'arbre de la science, il se trouvait dans l'isolement et ne parlait plus la langue domestique. Aussi demanda-t-il seulement quelques jours à son père, qui se frotta les mains de joie et rendit la vie à la baronne en lui disant à l'oreille la bonne nouvelle. Le déjeuner fut gai. Charlotte, à qui le baron avait fait un signe, fut sémillante. Dans toute la ville filtra par Gasselin la nouvelle d'un accord entre les du Guénic et les Kergarouët. Après le déjeuner, Calyste sortit par le perron de la grande salle et alla dans le jardin, où le suivit Charlotte; il lui donna le bras et l'emmena sous la tonnelle au fond. Les grands-parents étaient à la fenêtre et les regardaient avec une espèce d'attendrissement. Charlotte se retourna vers la jolie façade, assez inquiète du silence de son promis, et profita de cette circonstance pour entamer la conversation en disant à Calyste:—Ils nous examinent!
—Ils ne nous entendent pas, répondit-il.
—Oui, mais ils nous voient.
—Asseyons-nous, Charlotte, répliqua doucement Calyste en la prenant par la main.
—Est-il vrai qu'autrefois votre bannière flottait sur cette colonne tordue? demanda Charlotte en contemplant la maison comme sienne. Elle y ferait bien! Comme on serait heureux là! Vous changerez quelque chose à l'intérieur de votre maison, n'est-ce pas, Calyste?
—Je n'en aurai pas le temps, ma chère Charlotte, dit le jeune homme en lui prenant les mains et les lui baisant. Je vais vous confier mon secret. J'aime trop une personne que vous avez vue et qui m'aime pour pouvoir faire le bonheur d'une autre femme, et je sais que, depuis notre enfance, on nous avait destinés l'un à l'autre.
—Mais elle est mariée, Calyste, dit Charlotte.
—J'attendrai, répondit le jeune homme.
—Et moi aussi, dit Charlotte les yeux pleins de larmes. Vous ne sauriez aimer longtemps cette femme qui, dit-on, a suivi un chanteur...
—Mariez-vous, ma chère Charlotte, reprit Calyste. Avec la fortune que vous destine votre tante et qui est énorme en Bretagne, vous pourrez choisir mieux que moi... Vous trouverez un homme titré. Je ne vous ai pas prise à part pour vous apprendre ce que vous savez, mais pour vous conjurer, au nom de notre amitié d'enfance, de prendre sur vous la rupture et de me refuser. Dites que vous ne voulez point d'un homme dont le cœur n'est pas libre, et ma passion aura servi du moins à ne vous faire aucun tort. Vous ne savez pas combien la vie me pèse! Je ne puis supporter aucune lutte, je suis affaibli comme un homme quitté par son âme, par le principe même de sa vie. Sans le chagrin que ma mort causerait à ma mère et à ma tante, je me serais déjà jeté à la mer, et je ne suis plus retourné dans les roches du Croisic depuis le jour où la tentation devenait irrésistible. Ne parlez pas de ceci. Adieu, Charlotte.
Il prit la jeune fille par le front, l'embrassa sur les cheveux, sortit par l'allée qui aboutissait au pignon, et se sauva chez Camille où il resta jusqu'au milieu de la nuit. En revenant à une heure du matin, il trouva sa mère occupée à sa tapisserie et l'attendant. Il entra doucement, lui serra la main et lui dit:—Charlotte est-elle partie?
—Elle part demain avec sa tante, au désespoir toutes deux. Viens en Irlande, mon Calyste, dit-elle.
—Combien de fois ai-je pensé à m'y enfuir! dit-il.
—Ah! s'écria la baronne.
—Avec Béatrix, ajouta-t-il.
Quelques jours après le départ de Charlotte, Calyste accompagnait le chevalier du Halga pendant sa promenade au mail, il s'y asseyait au soleil sur un banc d'où ses yeux embrassaient le paysage depuis les girouettes des Touches jusqu'aux rescifs que lui indiquaient ces lames écumeuses qui se jouent au-dessus des écueils à la marée. En ce moment Calyste était maigre et pâle, ses forces diminuaient, il commençait à ressentir quelques petits frissons réguliers qui dénotaient la fièvre. Ses yeux cernés avaient cet éclat que communique une pensée fixe aux solitaires, ou l'ardeur du combat aux hardis lutteurs de notre civilisation actuelle. Le chevalier était la seule personne avec laquelle il échangeât quelques idées: il avait deviné dans ce vieillard un apôtre de sa religion, et reconnu chez lui les vestiges d'un éternel amour.
—Avez-vous aimé plusieurs femmes dans votre vie? lui demanda-t-il la seconde fois qu'ils firent, selon l'expression du marin, voile de conserve au mail.
—Une seule, répondit le capitaine du Halga.
—Était-elle libre?
—Non, fit le chevalier. Ah! j'ai bien souffert, car elle était la femme de mon meilleur ami, de mon protecteur, de mon chef: mais nous nous aimions tant!
—Elle vous aimait? dit Calyste.
—Passionnément, répondit le chevalier avec une vivacité qui ne lui était pas ordinaire.
—Vous avez été heureux?
—Jusqu'à sa mort, elle est morte à quarante-neuf ans, en émigration à Saint-Pétersbourg: le climat l'a tuée. Elle doit avoir bien froid dans son cercueil. J'ai bien souvent pensé à l'aller chercher pour la coucher dans notre chère Bretagne, près de moi! Mais elle gît dans mon cœur.
Le chevalier s'essuya les yeux, Calyste lui prit les mains et les lui serra.
—Je tiens plus à cette chienne, dit-il en montrant Thisbé, qu'à ma vie. Cette petite est en tout point semblable à celle qu'elle caressait de ses belles mains, et qu'elle prenait sur ses genoux. Je ne regarde jamais Thisbé sans voir les mains de madame l'amirale.
—Avez-vous vu madame de Rochegude? dit Calyste au chevalier.
—Non, répondit le chevalier. Il y a maintenant cinquante-huit ans que je n'ai fait attention à aucune femme, excepté votre mère qui a quelque chose dans le teint de madame l'amirale.
Trois jours après, le chevalier dit sur le mail à Calyste:—Mon enfant, j'ai pour tout bien cent quarante louis. Quand vous saurez où est madame de Rochegude, vous viendrez les prendre chez moi pour aller la voir.
Calyste remercia le vieillard, dont l'existence lui faisait envie; mais, de jour en jour, il devint plus morose, il paraissait n'aimer personne, il semblait que tout le monde le blessât, il ne restait doux et bon que pour sa mère. La baronne suivait avec une inquiétude croissante les progrès de cette folie, elle seule obtenait à force de prières que Calyste prît quelque nourriture. Vers le commencement du mois d'octobre, le jeune malade cessa d'aller au mail en compagnie du chevalier, qui venait inutilement le chercher pour la promenade en lui faisant des agaceries de vieillard.
—Nous parlerons de madame de Rochegude, disait-il. Je vous raconterai ma première aventure.
—Votre fils est bien malade, dit à la baronne le chevalier du Halga le jour où ses instances furent inutiles.
Calyste répondait à toutes les questions qu'il se portait à merveille, et, comme tous les jeunes mélancoliques, il prenait plaisir à savourer la mort; mais il ne sortait plus de la maison, il demeurait dans le jardin, se chauffait au pâle et tiède soleil de l'automne, sur le banc, seul avec sa pensée, et il fuyait toute compagnie.
Depuis le jour où Calyste n'alla plus chez elle, Félicité pria le curé de Guérande de la venir voir. L'assiduité de l'abbé Grimont, qui passait aux Touches presque toutes les matinées et qui parfois y dîna, devint une grande nouvelle: il en fut question dans tout le pays, et même à Nantes. Néanmoins il ne manqua jamais une soirée à l'hôtel du Guénic, où régnait la désolation. Maîtres et gens, tous étaient affligés de l'obstination de Calyste, sans le croire en danger; il ne venait dans l'esprit d'aucune de ces personnes que ce pauvre jeune homme pût mourir d'amour. Le chevalier n'avait aucun exemple d'une pareille mort dans ses voyages ou dans ses souvenirs. Tous attribuaient la maigreur de Calyste au défaut de nourriture. Sa mère se mit à genoux en le suppliant de manger. Calyste s'efforça de vaincre sa répugnance pour plaire à sa mère. La nourriture prise à contre-cœur accéléra la petite fièvre lente qui dévorait ce beau jeune homme.
Dans les derniers jours d'octobre, l'enfant chéri ne remontait plus se coucher au second, il avait son lit dans la salle basse, et il y restait la plupart du temps au milieu de sa famille, qui eut enfin recours au médecin de Guérande. Le docteur essaya de couper la fièvre avec du quinine, et la fièvre céda pour quelques jours. Le médecin avait ordonné de faire faire de l'exercice à Calyste et de le distraire. Le baron retrouva quelque force et sortit de son apathie; il devint jeune quand son fils se faisait vieux. Il emmena Calyste, Gasselin et ses deux beaux chiens de chasse. Calyste obéit à son père, et pendant quelques jours tous trois chassèrent: ils allèrent en forêt, ils visitèrent leurs amis dans les châteaux voisins; mais Calyste n'avait aucune gaieté, personne ne pouvait lui arracher un sourire, son masque livide et contracté trahissait un être entièrement passif. Le baron, vaincu par la fatigue, tomba dans une horrible lassitude et fut obligé de revenir au logis, ramenant Calyste dans le même état.
Quelques jours après leur retour, le père et le fils furent si dangereusement malades, qu'on fut obligé d'envoyer chercher, sur la demande même du médecin de Guérande, les deux plus fameux docteurs de Nantes. Le baron avait été comme foudroyé par le changement visible de Calyste. Doué de cette effroyable lucidité que la nature donne aux moribonds, il tremblait comme un enfant de voir sa race s'éteindre: il ne disait mot, il joignait les mains, priait Dieu sur son fauteuil où le clouait sa faiblesse. Il était tourné vers le lit occupé par Calyste et le regardait sans cesse. Au moindre mouvement que faisait son enfant, il éprouvait une vive commotion comme si le flambeau de sa vie en était agité. La baronne ne quittait plus cette salle, où la vieille Zéphirine tricotait au coin de la cheminée dans une inquiétude horrible: on lui demandait du bois, car le père et le fils avaient également froid; on attaquait ses provisions: aussi avait-elle pris le parti de livrer ses clefs, n'étant plus assez agile pour suivre Mariotte; mais elle voulait tout savoir, elle questionnait à voix basse Mariotte et sa belle-sœur à tout moment; elle les prenait à part afin de connaître l'état de son frère et de son neveu. Quand un soir, pendant un assoupissement de Calyste et de son père, la vieille demoiselle de Pen-Hoël lui eut dit que sans doute il fallait se résigner à voir mourir le baron, dont la figure était devenue blanche et prenait des tons de cire, elle laissa tomber son tricot, fouilla dans sa poche, en sortit un vieux chapelet de bois noir, et se mit à le dire avec une ferveur qui rendit à sa figure antique et desséchée une splendeur si vigoureuse, que l'autre vieille fille imita son amie; puis tous, à un signe du curé, se joignirent à l'élévation mentale de mademoiselle du Guénic.
—J'ai prié Dieu la première, dit la baronne en se souvenant de la fatale lettre écrite par Calyste, il ne m'a pas exaucée!
—Peut-être ferions-nous bien, dit le curé Grimont, de prier mademoiselle des Touches de venir voir Calyste.
—Elle! s'écria la vieille Zéphirine, l'auteur de tous nos maux, elle qui l'a diverti de sa famille, qui nous l'a enlevé, qui lui a fait lire des livres impies, qui lui a appris un langage hérétique! Qu'elle soit maudite, et puisse Dieu ne lui pardonner jamais! Elle a brisé les du Guénic.
—Elle les relèvera peut-être, dit le curé d'une voix douce. C'est une sainte et une vertueuse personne; je suis son garant, elle n'a que de bonnes intentions pour lui. Puisse-t-elle être à même de les réaliser!
—Avertissez-moi le jour où elle mettra les pieds ici, j'en sortirai, s'écria la vieille. Elle a tué le père et le fils. Croyez-vous que je n'entende pas la voix faible de Calyste? à peine a-t-il la force de parler.
Ce fut en ce moment que les trois médecins entrèrent; ils fatiguèrent Calyste de questions; mais, quant au père, l'examen dura peu; leur conviction fut complète en un moment, ils étaient surpris qu'il vécût encore. Le médecin de Guérande annonça tranquillement à la baronne que, relativement à Calyste, il fallait probablement aller à Paris consulter les hommes les plus expérimentés de la science, car il en coûterait plus de cent louis pour leur déplacement.
—On meurt de quelque chose, mais l'amour, ce n'est rien, dit mademoiselle de Pen-Hoël.
—Hélas! quelle que soit la cause, Calyste meurt, dit la baronne, je reconnais en lui tous les symptômes de la consomption, la plus horrible des maladies de mon pays.
—Calyste meurt? dit le baron en ouvrant les yeux d'où sortirent deux grosses larmes qui cheminèrent lentement, retardées par les plis nombreux de son visage, et restèrent au bas de ses joues, les deux seules larmes qu'il eût sans doute versées de toute sa vie. Il se dressa sur ses jambes, il fit quelques pas vers le lit de son fils, lui prit les mains, le regarda.
—Que voulez-vous, mon père? lui dit-il.
—Que tu vives! s'écria le baron.
—Je ne saurais vivre sans Béatrix, répondit Calyste au vieillard qui tomba sur son fauteuil.
—Où trouver cent louis pour faire venir les médecins de Paris? il est encore temps, dit la baronne.
—Cent louis! s'écria Zéphirine. Le sauverait-on?
Sans attendre la réponse de sa belle-sœur, la vieille fille passa ses mains par l'ouverture de ses poches et défit son jupon de dessous, qui rendit un son lourd en tombant. Elle connaissait si bien les places où elle avait cousu ses louis, qu'elle les décousit avec une promptitude qui tenait de la magie. Les pièces d'or tombaient une à une sur sa jupe en sonnant. La vieille Pen-Hoël la regardait faire en manifestant un étonnement stupide.
—Mais ils vous voient! dit-elle à l'oreille de son amie.
—Trente-sept, répondit Zéphirine en continuant son compte.
—Tout le monde saura votre compte.
—Quarante-deux.
—Des doubles louis, tous neufs: où les avez-vous eus, vous qui n'y voyez pas clair?
—Je les tâtais. Voici cent quatre louis, cria Zéphirine. Sera-ce assez?
—Que vous arrive-t-il? demanda le chevalier du Halga qui survint et ne put s'expliquer l'attitude de sa vieille amie tendant sa jupe pleine de louis.
En deux mots mademoiselle de Pen-Hoël expliqua l'affaire au chevalier.
—Je l'ai su, dit-il, et venais vous apporter cent quarante louis que je tenais à la disposition de Calyste, il le sait bien.
Le chevalier tira de sa poche deux rouleaux et les montra. Mariotte, en voyant ces richesses, dit à Gasselin de fermer la porte.
—L'or ne lui rendra pas la santé, dit la baronne en pleurs.
—Mais il lui servira peut-être à courir après sa marquise, répondit le chevalier. Allons, Calyste!
Calyste se dressa sur son séant et s'écria joyeusement: En route!
—Il vivra donc, dit le baron d'une voix douloureuse, je puis mourir. Allez chercher le curé.
Ce mot répandit l'épouvante. Calyste, en voyant pâlir son père atteint par les émotions cruelles de cette scène, ne put retenir ses larmes. Le curé, qui savait l'arrêt porté par les médecins, était allé chercher mademoiselle des Touches, car autant il avait eu de répugnance pour elle, autant il manifestait en ce moment d'admiration, et il la défendait comme un pasteur doit défendre une de ses ouailles préférées.
A la nouvelle de l'état désespéré dans lequel était le baron, il y eut une foule dans la ruelle: les paysans, les paludiers et les gens de Guérande s'agenouillèrent dans la cour pendant que l'abbé Grimont administrait le vieux guerrier breton. Toute la ville était émue de savoir le père mourant auprès de son fils malade. On regardait comme une calamité publique l'extinction de cette antique race bretonne. Cette cérémonie frappa Calyste. Sa douleur fit taire pendant un moment son amour; il demeura, durant l'agonie de l'héroïque défenseur de la monarchie, agenouillé, regardant les progrès de la mort et pleurant. Le vieillard expira dans son fauteuil, en présence de toute la famille assemblée.
—Je meurs fidèle au roi et à la religion. Mon Dieu, pour prix de mes efforts, faites que Calyste vive! dit-il.
—Je vivrai, mon père, et je vous obéirai, répondit le jeune homme.
—Si tu veux me rendre la mort aussi douce que Fanny m'a fait ma vie, jure-moi de te marier.
—Je vous le promets, mon père.
Ce fut un touchant spectacle que de voir Calyste, ou plutôt son apparence, appuyé sur le vieux chevalier du Halga, un spectre conduisant une ombre, suivant le cercueil du baron et menant le deuil. L'église et la petite place qui se trouve devant le portail furent pleines de gens accourus de plus de dix lieues à la ronde.
La baronne et Zéphirine furent plongées dans une vive douleur en voyant que, malgré ses efforts pour obéir à son père, Calyste restait dans une stupeur de funeste augure. Le jour où la famille prit le deuil, la baronne avait conduit son fils sur le banc au fond du jardin, et le questionnait. Calyste répondait avec douceur et soumission, mais ses réponses étaient désespérantes.
—Ma mère, disait-il, il n'y a plus de vie en moi: ce que je mange ne me nourrit pas, l'air en entrant dans ma poitrine ne me rafraîchit pas le sang; le soleil me semble froid, et quand il illumine pour toi la façade de notre maison, comme en ce moment, là où tu vois les sculptures inondées de lueurs, moi je vois des formes indistinctes enveloppées d'un brouillard. Si Béatrix était ici, tout redeviendrait brillant. Il n'est qu'une seule chose au monde qui ait sa couleur et sa forme, c'est cette fleur et ce feuillage, dit-il en tirant de son sein et montrant le bouquet flétri que lui avait laissé la marquise.
La baronne n'osa plus rien demander à son fils, ses réponses accusaient plus de folie que son silence n'annonçait de douleur. Cependant Calyste tressaillit en apercevant mademoiselle des Touches à travers les croisées qui se correspondaient: Félicité lui rappelait Béatrix. Ce fut donc à Camille que ces deux femmes désolées durent le seul mouvement de joie qui brilla au milieu de leur deuil.
—Eh! bien, Calyste, dit mademoiselle des Touches en l'apercevant, la voiture est prête, nous allons chercher Béatrix ensemble, venez?
La figure maigre et pâle de ce jeune homme en deuil fut aussitôt nuancée par une rougeur, et un sourire anima ses traits.
—Nous le sauverons, dit mademoiselle des Touches à la mère qui lui serra la main et pleura de joie.
Mademoiselle des Touches, la baronne du Guénic et Calyste partirent pour Paris huit jours après la mort du baron, laissant le soin des affaires à la vieille Zéphirine.
La tendresse de Félicité pour Calyste avait préparé le plus bel avenir à ce pauvre enfant. Alliée à la famille de Grandlieu, où se trouvaient deux charmantes filles à marier, les deux plus ravissantes fleurs du faubourg Saint-Germain, elle avait écrit à la duchesse de Grandlieu l'histoire de Calyste, en lui annonçant qu'elle vendait sa maison de la rue du Mont-Blanc, de laquelle quelques spéculateurs offraient deux millions cinq cent mille francs. Son homme d'affaires venait de lui remplacer cette habitation par l'un des plus beaux hôtels de la rue de Grenelle, acheté sept cent mille francs. Sur le reste du prix de sa maison de la rue du Mont-Blanc, elle consacrait un million au rachat des terres de la maison du Guénic, et disposait de toute sa fortune en faveur de celle des deux demoiselles de Grandlieu qui guérirait Calyste de sa passion pour madame de Rochegude.
Pendant le voyage, Félicité mit la baronne au fait de ces arrangements. On meublait alors l'hôtel de la rue de Grenelle, qu'elle destinait à Calyste au cas où ses projets réussiraient. Tous trois descendirent alors à l'hôtel de Grandlieu, où la baronne fut reçue avec toute la distinction que lui méritait son nom de femme et de fille. Mademoiselle des Touches conseilla naturellement à Calyste de voir Paris pendant qu'elle y chercherait à savoir où se trouvait en ce moment Béatrix, et elle le livra aux séductions de toute espèce qui l'y attendaient. La duchesse, ses deux filles et leurs amis firent à Calyste les honneurs de Paris au moment où la saison des fêtes allait commencer. Le mouvement de Paris donna de violentes distractions au jeune Breton. Il trouva dans Sabine de Grandlieu, qui certes était alors la plus belle et la plus charmante fille de la société parisienne, une vague ressemblance avec madame de Rochegude, et il prêta dès lors à ses coquetteries une attention que nulle autre femme n'aurait obtenue de lui. Sabine de Grandlieu joua d'autant mieux son rôle que Calyste lui plut infiniment, et les choses furent si bien menées que, pendant l'hiver de 1837, le jeune baron du Guénic, qui avait repris ses couleurs et sa fleur de jeunesse, entendit sans répugnance sa mère lui rappeler la promesse faite à son père mourant, et parler de son mariage avec Sabine de Grandlieu. Mais, tout en obéissant à sa promesse, il cachait une indifférence secrète que connaissait la baronne, et qu'elle espérait voir se dissiper par les plaisirs d'un heureux ménage.
Le jour où la famille de Grandlieu et la baronne accompagnée en cette circonstance de ses parents venus d'Angleterre, siégeaient dans le grand salon à l'hôtel de Grandlieu, et que Léopold Hannequin, le notaire de la famille, expliquait le contrat avant de le lire, Calyste, sur le front de qui chacun pouvait voir quelques nuages, refusa nettement d'accepter les avantages que lui faisait mademoiselle des Touches; il comptait encore sur le dévouement de Félicité qu'il croyait à la recherche de Béatrix.
En ce moment, et au milieu de la stupéfaction des deux familles, Sabine entra, vêtue de manière à rappeler la marquise de Rochegude, et remit la lettre suivante à Calyste.
«Calyste, avant d'entrer dans ma cellule de novice, il m'est permis de jeter un regard sur le monde que je vais quitter pour m'élancer dans le monde de la prière. Ce regard est entièrement à vous, qui, dans ces derniers temps, avez été pour moi tout le monde. Ma voix arrivera, si mes calculs ne m'ont point trompée, au milieu d'une cérémonie à laquelle il m'était impossible d'assister. Le jour où vous serez devant un autel, donnant votre main à une jeune et charmante fille qui pourra vous aimer à la face du ciel et de la terre, moi je serai dans une maison religieuse à Nantes devant un autel aussi, mais fiancée pour toujours à celui qui ne trompe et ne trahit personne. Je ne viens pas vous attrister, mais vous prier de n'entraver par aucune fausse délicatesse le bien que j'ai voulu vous faire dès que je vous vis. Ne me contestez pas des droits si chèrement conquis. Si l'amour est une souffrance, ah! je vous ai bien aimé, Calyste; mais n'ayez aucun remords: les seuls plaisirs que j'aie goûtés dans ma vie, je vous les dois, et les douleurs sont venues de moi-même. Récompensez-moi donc de toutes ces douleurs passées en me donnant une joie éternelle. Permettez au pauvre Camille, qui n'est plus, d'être pour un peu dans le bonheur matériel dont vous jouirez tous les jours. Laissez-moi, cher, être quelque chose comme un parfum dans les fleurs de votre vie, m'y mêler à jamais sans vous être importune. Je vous devrai sans doute le bonheur de la vie éternelle, ne voulez-vous pas que je m'acquitte envers vous par le don de quelques biens fragiles et passagers? Manquerez-vous de générosité? Ne voyez-vous pas en ceci le dernier mensonge d'un amour dédaigné? Calyste, le monde sans vous n'était plus rien pour moi, vous m'en avez fait la plus affreuse des solitudes, et vous avez amené l'incrédule Camille Maupin, l'auteur de livres et de pièces que je vais solennellement désavouer, vous avez jeté cette fille audacieuse et perverse, pieds et poings liés, devant Dieu. Je suis aujourd'hui ce que j'aurais dû être, un enfant plein d'innocence. Oui, j'ai lavé ma robe dans les pleurs du repentir, et je puis arriver aux autels présentée par un ange, par mon bien-aimé Calyste! Avec quelle douceur je vous donne ce nom que ma résolution a sanctifié! Je vous aime sans aucun intérêt propre, comme une mère aime son fils, comme l'Église aime un enfant. Je pourrai prier pour vous et pour les vôtres sans y mêler aucun autre désir que celui de votre bonheur. Si vous connaissiez la tranquillité sublime dans laquelle je vis, après m'être élevée par la pensée au-dessus des petits intérêts mondains, et combien est douce la pensée d'avoir fait son devoir, selon votre noble devise, vous entreriez d'un pas ferme et sans regarder en arrière, ni autour de vous, dans votre belle vie! Je vous écris donc surtout pour vous prier d'être fidèle à vous-même et aux vôtres. Cher, la société dans laquelle vous devez vivre ne saurait exister sans la religion du devoir, et vous la méconnaîtriez, comme je l'ai méconnue, en vous laissant aller à la passion, à la fantaisie, ainsi que je l'ai fait. La femme n'est égale à l'homme qu'en faisant de sa vie une continuelle offrande, comme celle de l'homme est une perpétuelle action. Or ma vie a été comme un long accès d'égoïsme. Aussi, peut-être, Dieu vous a-t-il mis, vers le soir, à la porte de ma maison comme un messager chargé de ma punition et de ma grâce. Écoutez cet aveu d'une femme pour qui la gloire a été comme un phare dont la lueur lui a montré le vrai chemin. Soyez grand, immolez votre fantaisie à vos devoirs de chef, d'époux et de père! Relevez la bannière abattue des vieux du Guénic, montrez dans ce siècle sans religion ni principe le gentilhomme dans toute sa gloire et dans toute sa splendeur. Cher enfant de mon âme, laissez-moi jouer un peu le rôle d'une mère: l'adorable Fanny ne sera plus jalouse d'une fille morte au monde, et de qui vous n'apercevrez plus que les mains toujours levées au ciel. Aujourd'hui la noblesse a plus que jamais besoin de la fortune; acceptez donc une partie de la mienne, Calyste, et faites-en un bel usage, car ce n'est pas un don, mais un fidéicommis. J'ai pensé plus à vos enfants et à votre vieille maison bretonne qu'à vous-même en vous offrant les gains que le temps m'a procurés sur la valeur de ma maison à Paris.»
—Signons, dit le jeune baron.
FIN DU TROISIÈME VOLUME.