»Je vous tends une main amie, et compte, non pas sur votre cœur, mais sur votre esprit, pour nous trouver maintenant ensemble comme un frère et une sœur, et terminer là notre correspondance, qui, des Touches à Guérande, est chose au moins bizarre.

»Béatrix de Casteran.»

Émue au dernier point par les détails et par la marche des amours de son fils avec la belle Rochegude, la baronne ne put rester dans la salle où elle faisait sa tapisserie en regardant Calyste à chaque point, elle quitta son fauteuil et vint auprès de lui d'une manière à la fois humble et hardie. La mère eut en ce moment la grâce d'une courtisane qui veut obtenir une concession.

—Eh! bien, dit-elle en tremblant, mais sans positivement demander la lettre.

Calyste lui montra le papier et le lui lut. Ces deux belles âmes, si simples, si naïves, ne virent dans cette astucieuse et perfide réponse aucune des malices et des piéges qu'y avait mis la marquise.

—C'est une noble et grande femme! dit la baronne dont les yeux étaient humides. Je prierai Dieu pour elle. Je ne croyais pas qu'une mère pût abandonner son mari, son enfant, et conserver tant de vertus! Elle est digne de pardon.

—N'ai-je pas raison de l'adorer? dit Calyste.

—Mais où cet amour te mènera-t-il? s'écria la baronne. Ah! mon enfant, combien les femmes à sentiments nobles sont dangereuses! Les mauvaises sont moins à craindre. Épouse Charlotte de Kergarouët, dégage les deux tiers des terres de ta famille. En vendant quelques fermes, mademoiselle de Pen-Hoël obtiendra ce grand résultat, et cette bonne fille s'occupera de faire valoir tes biens. Tu peux laisser à tes enfants un beau nom, une belle fortune...

—Oublier Béatrix?... dit Calyste d'une voix sourde et les yeux fixés en terre.

Il laissa la baronne et remonta chez lui pour répondre à la marquise. Madame du Guénic avait la lettre de madame de Rochegude gravée dans le cœur: elle voulut savoir à quoi s'en tenir sur les espérances de Calyste. Vers cette heure le chevalier du Halga promenait sa chienne sur le mail; la baronne, sûre de l'y trouver, mit un chapeau, son châle, et sortit. Voir la baronne du Guénic dans Guérande ailleurs qu'à l'église, ou dans les deux jolis chemins affectionnés pour la promenade les jours de fête, quand elle y accompagnait son mari et mademoiselle de Pen-Hoël, était un événement si remarquable que, dans toute la ville, deux heures après, chacun s'abordait en disant:—Madame du Guénic est sortie aujourd'hui, l'avez-vous vue?

Aussi bientôt cette nouvelle arriva-t-elle aux oreilles de mademoiselle de Pen-Hoël, qui dit à sa nièce:—Il se passe quelque chose de bien extraordinaire chez les du Guénic.

—Calyste est amoureux fou de la belle marquise de Rochegude, dit Charlotte, je devrais quitter Guérande et retourner à Nantes.

En ce moment le chevalier du Halga, surpris d'être cherché par la baronne, avait détaché la laisse de Thisbé, reconnaissant l'impossibilité de se partager.

—Chevalier, vous avez pratiqué la galanterie? dit la baronne.

Le capitaine du Halga se redressa par un mouvement passablement fat. Madame du Guénic, sans rien dire de son fils ni de la marquise, expliqua la lettre d'amour en demandant quel pouvait être le sens d'une pareille réponse. Le chevalier tenait le nez au vent et se caressait le menton; il écoutait, il faisait de petites grimaces; enfin il regarda fixement la baronne d'un air fin.

—Quand les chevaux de race doivent franchir les barrières, ils viennent les reconnaître et les flairer, dit-il. Calyste sera le plus heureux coquin du monde.

—Chut! dit la baronne.

—Je suis muet. Autrefois je n'avais que cela pour moi, dit le vieux chevalier. Le temps est beau, reprit-il après une pause, le vent est nord-est. Tudieu! comme la Belle-Poule vous pinçait ce vent-là le jour où... Mais, dit-il en s'interrompant, mes oreilles sonnent, et je sens des douleurs dans les fausses côtes, le temps changera. Vous savez que le combat de la Belle-Poule a été si célèbre que les femmes ont porté des bonnets à la Belle-Poule. Madame de Kergarouët est venue la première à l'Opéra avec cette coiffure. «Vous êtes coiffée en conquête,» lui ai-je dit. Ce mot fut répété dans toutes les loges.

La baronne écouta complaisamment le vieillard, qui, fidèle aux lois de la galanterie, reconduisit la baronne jusqu'à sa ruelle en négligeant Thisbé. Le secret de la naissance de Thisbé échappa au chevalier. Thisbé était petite-fille de la délicieuse Thisbé, chienne de madame l'amirale de Kergarouët, première femme du comte de Kergarouët. Cette dernière Thisbé avait dix-huit ans. La baronne monta lestement chez Calyste, légère de joie comme si elle aimait pour son compte. Calyste n'était pas chez lui; mais Fanny aperçut une lettre pliée sur la table, adressée à madame de Rochegude, et non cachetée. Une invincible curiosité poussa cette mère inquiète à lire la réponse de son fils. Cette indiscrétion fut cruellement punie. Elle ressentit une horrible douleur en entrevoyant le précipice où l'amour faisait tomber Calyste.

CALYSTE A BÉATRIX.

«Et que m'importe la race des du Guénic par le temps où nous vivons, chère Béatrix! Mon nom est Béatrix, le bonheur de Béatrix est mon bonheur, sa vie ma vie, et toute ma fortune est dans son cœur. Nos terres sont engagées depuis deux siècles, elles peuvent rester ainsi pendant deux autres siècles; nos fermiers les gardent, personne ne peut les prendre. Vous voir, vous aimer, voilà ma religion. Me marier! cette idée m'a bouleversé le cœur. Y a-t-il deux Béatrix? Je ne me marierai qu'avec vous, j'attendrai vingt ans s'il le faut; je suis jeune, et vous serez toujours belle. Ma mère est une sainte, je ne dois pas la juger. Elle n'a pas aimé! Je sais maintenant combien elle a perdu, et quels sacrifices elle a faits. Vous m'avez appris, Béatrix, à mieux aimer ma mère, elle est avec vous dans mon cœur, il n'y aura jamais qu'elle, voilà votre seule rivale, n'est-ce pas vous dire que vous y régnez sans partage? Ainsi vos raisons n'ont aucune force sur mon esprit. Quant à Camille, vous n'avez qu'un signe à me faire, je la prierai de vous dire elle-même que je ne l'aime pas; elle est la mère de mon intelligence, rien de moins, rien de plus. Dès que je vous ai vue, elle est devenue ma sœur, mon amie ou mon ami, tout ce qu'il vous plaira; mais nous n'avons pas d'autres droits que celui de l'amitié l'un sur l'autre. Je l'ai prise pour une femme jusqu'au moment où je vous ai vue. Mais vous m'avez démontré que Camille est un garçon: elle nage, elle chasse, elle monte à cheval, elle fume, elle boit, elle écrit, elle analyse un cœur et un livre, elle n'a pas la moindre faiblesse, elle marche dans sa force; elle n'a ni vos mouvements déliés, ni votre pas qui ressemble au vol d'un oiseau, ni votre voix d'amour, ni vos regards fins, ni votre allure gracieuse; elle est Camille Maupin, et pas autre chose; elle n'a rien de la femme, et vous en avez toutes les choses que j'en aime; il m'a semblé, dès le premier jour où je vous ai vue, que vous étiez à moi. Vous rirez de ce sentiment, mais il n'a fait que s'accroître, il me semblerait monstrueux que nous fussions séparés: vous êtes mon âme, ma vie, et je ne saurais vivre où vous ne seriez pas. Laissez-vous aimer! nous fuirons, nous nous en irons bien loin du monde, dans un pays où vous ne rencontrerez personne, et où vous pourrez n'avoir que moi et Dieu dans le cœur. Ma mère, qui vous aime, viendra quelque jour vivre auprès de nous. L'Irlande a des châteaux, et la famille de ma mère m'en prêtera bien un. Mon Dieu, partons! Une barque, des matelots, et nous y serions cependant avant que personne pût savoir où nous aurions fui ce monde que vous craignez tant! Vous n'avez pas été aimée; je le sens en relisant votre lettre, et j'y crois deviner que, s'il n'existait aucune des raisons dont vous parlez, vous vous laisseriez aimer par moi. Béatrix, un saint amour efface le passé. Peut-on penser à autre chose qu'à vous, en vous voyant? Ah! je vous aime tant que je vous voudrais mille fois infâme afin de vous montrer la puissance de mon amour en vous adorant comme la plus sainte des créatures. Vous appelez mon amour une injure pour vous. Oh! Béatrix, tu ne le crois pas! l'amour d'un noble enfant, ne m'appelez-vous pas ainsi? honorerait une reine. Ainsi demain nous irons en amants le long des roches et de la mer, et vous marcherez sur les sables de la vieille Bretagne pour les consacrer de nouveau pour moi! Donnez-moi ce jour de bonheur; et cette aumône passagère, et peut-être, hélas! sans souvenir pour vous, sera pour Calyste une éternelle richesse....»

La baronne laissa tomber la lettre sans l'achever, elle s'agenouilla sur une chaise et fit à Dieu une oraison mentale en lui demandant de conserver à son fils l'entendement, d'écarter de lui toute folie, toute erreur, et de le retirer de la voie où elle le voyait.

—Que fais-tu là, ma mère? dit Calyste.

—Je prie Dieu pour toi, dit-elle en lui montrant ses yeux pleins de larmes. Je viens de commettre la faute de lire cette lettre. Mon Calyste est fou!

—De la plus douce des folies, dit le jeune homme en embrassant sa mère.

—Je voudrais voir cette femme, mon enfant.

—Hé! bien, maman, dit Calyste, nous nous embarquerons demain pour aller au Croisic, sois sur la jetée.

Il cacheta sa lettre et partit pour les Touches. Ce qui, par-dessus toute chose, épouvantait la baronne, était de voir le sentiment arriver par la force de son instinct à la seconde vue d'une expérience consommée. Calyste venait d'écrire à Béatrix comme si le chevalier du Halga l'avait conseillé.

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CAMILLE.          BÉATRIX.

Ces deux femmes en apparence indolentes, étaient à demi-couchées sur le divan.

(BÉATRIX.)

Peut-être une des plus grandes jouissances que puissent éprouver les petits esprits ou les êtres inférieurs est-elle de jouer les grandes âmes et de les prendre à quelque piége. Béatrix savait être bien au-dessous de Camille Maupin. Cette infériorité n'existait pas seulement dans cet ensemble de choses morales appelé talent, mais encore dans les choses du cœur nommées passion. Au moment où Calyste arrivait aux Touches avec l'impétuosité d'un premier amour porté sur les ailes de l'espérance, la marquise éprouvait une joie vive de se savoir aimée par cet adorable jeune homme. Elle n'allait pas jusqu'à vouloir être complice de ce sentiment, elle mettait son héroïsme à comprimer ce capriccio, disent les Italiens, et croyait alors égaler son amie; elle était heureuse d'avoir à lui faire un sacrifice. Enfin les vanités particulières à la femme française et qui constituent cette célèbre coquetterie d'où elle tire sa supériorité, se trouvaient caressées et pleinement satisfaites chez elle: livrée à d'immenses séductions, elle y résistait, et ses vertus lui chantaient à l'oreille un doux concert de louanges. Ces deux femmes, en apparence indolentes, étaient à demi couchées sur le divan de ce petit salon plein d'harmonies, au milieu d'un monde de fleurs et la fenêtre ouverte, car le vent du nord avait cessé. Une dissolvante brise du sud pailletait le lac d'eau salée que leurs yeux pouvaient voir, et le soleil enflammait les sables d'or. Leurs âmes étaient aussi profondément agitées que la nature était calme, et non moins ardentes. Broyée dans les rouages de la machine qu'elle mettait en mouvement, Camille était forcée de veiller sur elle-même, à cause de la prodigieuse finesse de l'amicale ennemie qu'elle avait mise dans sa cage; mais pour ne pas donner son secret, elle se livrait à des contemplations intimes de la nature; elle trompait ses souffrances en cherchant un sens au mouvement des mondes, et trouvait Dieu dans le sublime désert du ciel. Une fois Dieu reconnu par l'incrédule, il se jette dans le catholicisme absolu, qui, vu comme système, est complet. Le matin Camille avait montré à la marquise un front encore baigné par les lueurs de ses recherches pendant une nuit passée à gémir. Calyste était toujours debout devant elle, comme une image céleste. Ce beau jeune homme à qui elle se dévouait, elle le regardait comme un ange gardien. N'était-ce pas lui qui la guidait vers les hautes régions où cessent les souffrances, sous le poids d'une incompréhensible immensité? Cependant l'air triomphant de Béatrix inquiétait Camille. Une femme ne gagne pas sur une autre un pareil avantage sans le laisser deviner, tout en se défendant de l'avoir pris. Rien n'était plus bizarre que le combat moral et sourd de ces deux amies, se cachant l'une à l'autre un secret, et se croyant réciproquement créancières de sacrifices inconnus. Calyste arriva tenant sa lettre entre sa main et son gant, prêt à la glisser dans la main de Béatrix. Camille, à qui le changement des manières de son amie n'avait pas échappé, parut ne pas l'examiner et l'examina dans une glace au moment où Calyste allait faire son entrée. Là se trouve un écueil pour toutes les femmes. Les plus spirituelles comme les plus sottes, les plus franches comme les plus astucieuses, ne sont plus maîtresses de leur secret; en ce moment il éclate aux yeux d'une autre femme. Trop de réserve ou trop d'abandon, un regard libre et lumineux, l'abaissement mystérieux des paupières, tout trahit alors le sentiment le plus difficile à cacher, car l'indifférence a quelque chose de si complétement froid qu'elle ne peut jamais être simulée. Les femmes ont le génie des nuances, elles en usent trop pour ne pas les connaître toutes; et dans ces occasions leurs yeux embrassent une rivale des pieds à la tête; elles devinent le plus léger mouvement d'un pied sous la robe, la plus imperceptible convulsion dans la taille, et savent la signification de ce qui pour un homme paraît insignifiant. Deux femmes en observation jouent une des plus admirables scènes de comédie qui se puissent voir.

—Calyste a commis quelque sottise, pensa Camille remarquant chez l'un et l'autre l'air indéfinissable des gens qui s'entendent.

Il n'y avait plus ni roideur ni fausse indifférence chez la marquise, elle regardait Calyste comme une chose à elle. Calyste fut alors explicite, il rougit en vrai coupable, en homme heureux. Il venait arrêter les arrangements à prendre pour le lendemain.

—Vous venez donc décidément, ma chère? dit Camille.

—Oui, dit Béatrix.

—Comment le savez-vous? demanda mademoiselle des Touches à Calyste.

—Je venais le savoir, répondit-il à un regard que lui lança madame de Rochegude qui ne voulait pas que son amie eût la moindre lumière sur la correspondance.

—Ils s'entendent déjà, dit Camille qui vit ce regard par la puissance circulaire de son œil. Tout est fini, je n'ai plus qu'à disparaître.

Sous le poids de cette pensée, il se fit dans son visage une espèce de décomposition qui fit frémir Béatrix.

—Qu'as-tu, ma chère? dit elle.

—Rien. Ainsi, Calyste, vous enverrez mes chevaux et les vôtres pour que nous puissions les trouver au delà du Croisic, afin de revenir à cheval par le bourg de Batz. Nous déjeunerons au Croisic et dînerons aux Touches. Vous vous chargez des bateliers. Nous partirons à huit heures et demie du matin. Quels beaux spectacles! dit-elle à Béatrix. Vous verrez Cambremer, un homme qui fait pénitence sur un roc pour avoir tué volontairement son fils. Oh! vous êtes dans un pays primitif où les hommes n'éprouvent pas des sentiments ordinaires. Calyste vous dira cette histoire.

Elle alla dans sa chambre, elle étouffait. Calyste donna sa lettre et suivit Camille.

—Calyste, vous êtes aimé, je le crois, mais vous me cachez une escapade, et vous avez certainement enfreint mes ordres?

—Aimé! dit-il en tombant sur un fauteuil.

Camille mit la tête à la porte, Béatrix avait disparu. Ce fait était bizarre. Une femme ne quitte pas une chambre où se trouve celui qu'elle aime en ayant la certitude de le revoir, sans avoir à faire mieux. Mademoiselle des Touches se dit:—Aurait-elle une lettre de Calyste? Mais elle crut l'innocent Breton incapable de cette hardiesse.

—Si tu m'as désobéi, tout sera perdu par ta faute, lui dit-elle d'un air grave. Va-t'en préparer tes joies de demain.

Elle fit un geste auquel Calyste ne résista pas: il y a des douleurs muettes d'une éloquence despotique. En allant au Croisic voir les bateliers, en traversant les sables et les marais, Calyste eut des craintes. La phrase de Camille était empreinte de quelque chose de fatal qui trahissait la seconde vue de la maternité. Quand il revint quatre heures après, fatigué, comptant dîner aux Touches, il trouva la femme de chambre de Camille en sentinelle sur la porte, l'attendant pour lui dire que sa maîtresse et la marquise ne pourraient le recevoir ce soir. Quand Calyste, surpris, voulut questionner la femme de chambre, elle ferma la porte et se sauva. Six heures sonnaient au clocher de Guérande. Calyste rentra chez lui, se fit faire à dîner et joua la mouche en proie à une sombre méditation. Ces alternatives de bonheur et de malheur, l'anéantissement de ses espérances succédant à la presque certitude d'être aimé, brisaient cette jeune âme qui s'envolait à pleines ailes vers le ciel et arrivait si haut que la chute devait être horrible.

—Qu'as-tu, mon Calyste? lui dit sa mère à l'oreille.

—Rien, répondit-il en montrant des yeux d'où la lumière de l'âme et le feu de l'amour s'étaient retirés.

Ce n'est pas l'espérance, mais le désespoir qui donne la mesure de nos ambitions. On se livre en secret aux beaux poèmes de l'espérance, tandis que la douleur se montre sans voile.

—Calyste, vous n'êtes pas gentil, dit Charlotte après avoir essayé vainement sur lui ces petites agaceries de provinciale qui dégénèrent toujours en taquinages.

—Je suis fatigué, dit-il en se levant et souhaitant le bonsoir à la compagnie.

—Calyste est bien changé, dit mademoiselle de Pen-Hoël.

—Nous n'avons pas de belles robes garnies de dentelles, nous n'agitons pas nos manches comme ça, nous ne nous posons pas ainsi, nous ne savons pas regarder de côté, tourner la tête, dit Charlotte en imitant et chargeant les airs, la pose et les regards de la marquise. Nous n'avons pas une voix qui part de la tête, ni cette petite toux intéressante, heu! heu! qui semble être le soupir d'une ombre; nous avons le malheur d'avoir une santé robuste et d'aimer nos amis sans coquetterie; quand nous les regardons nous n'avons pas l'air de les piquer d'un dard ou de les examiner par un coup d'œil hypocrite. Nous ne savons pas pencher la tête en saule pleureur et paraître aimables en la relevant ainsi!

Mademoiselle de Pen-Hoël ne put s'empêcher de rire en voyant les gestes de sa nièce; mais ni le chevalier ni le baron ne comprirent cette satire de la province contre Paris.

—La marquise de Rochegude est cependant bien belle, dit la vieille fille.

—Mon ami, dit la baronne à son mari, je sais qu'elle va demain au Croisic, nous irons nous y promener, je voudrais bien la rencontrer.

Pendant que Calyste se creusait la tête afin de deviner ce qui pouvait lui avoir fait fermer la porte des Touches, il se passait entre les deux amies une scène qui devait influer sur les événements du lendemain. La lettre de Calyste avait apporté dans le cœur de madame de Rochegude des émotions inconnues. Les femmes ne sont pas toujours l'objet d'un amour aussi jeune, aussi naïf, aussi sincère et absolu que l'était celui de cet enfant. Béatrix avait plus aimé qu'elle n'avait été aimée. Après avoir été l'esclave, elle éprouvait un désir inexplicable d'être à son tour le tyran. Au milieu de sa joie, en lisant et relisant la lettre de Calyste, elle fut traversée par la pointe d'une idée cruelle. Que faisaient donc ensemble Calyste et Camille depuis le départ de Claude Vignon! Si Calyste n'aimait pas Camille et si Camille le savait, à quoi donc employaient-ils leurs matinées? La mémoire de l'esprit rapprocha malicieusement de cette remarque les discours de Camille. Il semblait qu'un diable souriant fît apparaître dans un miroir magique le portrait de cette héroïque fille avec certains gestes et certains regards qui achevèrent d'éclairer Béatrix. Au lieu de lui être égale, elle était écrasée par Félicité; loin de la jouer, elle était jouée par elle; elle n'était qu'un plaisir que Camille voulait donner à son enfant aimé d'un amour extraordinaire et sans vulgarité. Pour une femme comme Béatrix, cette découverte fut un coup de foudre. Elle repassa minutieusement l'histoire de cette semaine. En un moment, le rôle de Camille et le sien se déroulèrent dans toute leur étendue: elle se trouva singulièrement ravalée. Dans son accès de haine jalouse, elle crut apercevoir chez Camille une intention de vengeance contre Conti. Tout le passé de ces deux ans agissait peut-être sur ces deux semaines. Une fois sur la pente des défiances, des suppositions et de la colère, Béatrix ne s'arrêta point: elle se promenait dans son appartement poussée par d'impétueux mouvements d'âme et s'asseyait tour à tour en essayant de prendre un parti; mais elle resta jusqu'à l'heure du dîner en proie à l'indécision et ne descendit que pour se mettre à table sans être habillée. En voyant entrer sa rivale, Camille devina tout. Béatrix, sans toilette, avait un air froid et une taciturnité de physionomie qui, pour une observatrice de la force de Maupin, dénotait l'hostilité d'un cœur aigri. Camille sortit et donna sur-le-champ l'ordre qui devait si fort étonner Calyste; elle pensa que si le naïf Breton arrivait avec son amour insensé au milieu de la querelle, il ne reverrait peut-être jamais Béatrix en compromettant l'avenir de sa passion par quelque sotte franchise, elle voulut être sans témoin pour ce duel de tromperies. Béatrix, sans auxiliaire, devait être à elle. Camille connaissait la sécheresse de cette âme, les petitesses de ce grand orgueil auquel elle avait si justement appliqué le mot d'entêtement. Le dîner fut sombre. Chacune de ces deux femmes avait trop d'esprit et de bon goût pour s'expliquer devant les domestiques ou se faire écouter aux portes par eux. Camille fut douce et bonne, elle se sentait si supérieure! La marquise fut dure et mordante, elle se savait jouée comme un enfant. Il y eut pendant le dîner un combat de regards, de gestes, de demi-mots auxquels les gens ne devaient rien comprendre et qui annonçait un violent orage. Quand il fallut remonter, Camille offrit malicieusement son bras à Béatrix, qui feignit de ne pas voir le mouvement de son amie et s'élança seule dans l'escalier. Lorsque le café fut servi, mademoiselle des Touches dit à son valet de chambre un: Laissez-nous! qui fut le signal du combat.

—Les romans que vous faites, ma chère, sont un peu plus dangereux que ceux que vous écrivez, dit la marquise.

—Ils ont cependant un grand avantage, dit Camille en prenant une cigarette.

—Lequel? demanda Béatrix.

—Ils sont inédits, mon ange.

—Celui dans lequel vous me mettez fera-t-il un livre?

—Je n'ai pas de vocation pour le métier d'Œdipe; vous avez l'esprit et la beauté des sphinx, je le sais; mais ne me proposez pas d'énigmes, parlez clairement, ma chère Béatrix.

—Quand pour rendre les hommes heureux, les amuser, leur plaire et dissiper leurs ennuis, nous demandons au diable de nous aider...

—Les hommes nous reprochent plus tard nos efforts et nos tentatives, en les croyant dictés par le génie de la dépravation, dit Camille en quittant la cigarette et interrompant son amie.

—Ils oublient l'amour qui nous emportait et qui justifiait nos excès, car où n'allons-nous pas!... Mais ils font alors leur métier d'hommes, ils sont ingrats et injustes, reprit Béatrix. Les femmes entre elles se connaissent, elles savent combien leur attitude en toute circonstance est fière, noble et, disons-le, vertueuse. Mais, Camille, je viens de reconnaître la vérité des critiques dont vous vous êtes plainte quelquefois. Oui, ma chère, vous avez quelque chose des hommes, vous vous conduisez comme eux, rien ne vous arrête, et si vous n'avez pas tous les avantages, vous avez dans l'esprit leurs allures, et vous partagez leur mépris envers nous. Je n'ai pas lieu, ma chère, d'être contente de vous, et je suis trop franche pour le cacher. Personne ne me fera peut-être au cœur une blessure aussi profonde que celle dont je souffre. Si vous n'êtes pas toujours femme en amour, vous la redevenez en vengeance. Il fallait une femme de génie pour trouver l'endroit le plus sensible de nos délicatesses; je veux parler de Calyste et des roueries, ma chère (voilà le vrai mot), que vous avez employées contre moi. Jusqu'où, vous, Camille Maupin, êtes-vous descendue, et dans quelle intention?

—Toujours de plus en plus sphinx! dit Camille en souriant.

—Vous avez voulu que je me jetasse à la tête de Calyste; je suis encore trop jeune pour avoir de telles façons. Pour moi l'amour est l'amour avec ses atroces jalousies et ses volontés absolues. Je ne suis pas auteur: il m'est impossible de voir des idées dans des sentiments...

—Vous vous croyez capable d'aimer sottement? dit Camille. Rassurez-vous, vous avez encore beaucoup d'esprit. Vous vous calomniez, ma chère, vous êtes assez froide pour toujours rendre votre tête juge des hauts faits de votre cœur.

Cette épigramme fit rougir la marquise; elle lança sur Camille un regard plein de haine, un regard venimeux, et trouva, sans les chercher, les flèches les plus acérées de son carquois. Camille écouta froidement et en fumant des cigarettes cette tirade furieuse qui pétilla d'injures si mordantes qu'il est impossible de la rapporter. Béatrix, irritée par le calme de son adversaire, chercha d'horribles personnalités dans l'âge auquel atteignait mademoiselle des Touches.

—Est-ce tout? dit Camille en poussant un nuage de fumée. Aimez-vous Calyste?

—Non, certes.

—Tant mieux, répondit Camille. Moi je l'aime, et beaucoup trop pour mon repos. Peut-être a-t-il pour vous un caprice, vous êtes la plus délicieuse blonde du monde, et moi je suis noire comme une taupe; vous êtes svelte, élancée, et moi j'ai trop de dignité dans la taille; enfin vous êtes jeune! voilà le grand mot, et vous ne me l'avez pas épargné. Vous avez abusé de vos avantages de femme contre moi, ni plus ni moins qu'un petit journal abuse de la plaisanterie. J'ai tout fait pour empêcher ce qui arrive, dit-elle en levant les yeux au plafond. Quelque peu femme que je sois, je le suis encore assez, ma chère, pour qu'une rivale ait besoin de moi-même pour l'emporter sur moi... (La marquise fut atteinte au cœur par ce mot cruel dit de la façon la plus innocente.) Vous me prenez pour une femme bien niaise en croyant de moi ce que Calyste veut vous en faire croire. Je ne suis ni si grande ni si petite, je suis femme et très femme. Quittez vos grands airs et donnez-moi la main, dit Camille en s'emparant de la main de Béatrix. Vous n'aimez pas Calyste, voilà la vérité, n'est-ce pas? Ne vous emportez donc point! soyez dure, froide et sévère avec lui demain, il finira par se soumettre après la querelle que je vais lui faire, et surtout après le raccommodement, car je n'ai pas épuisé les ressources de notre arsenal, et, après tout, le Plaisir a toujours raison du Désir. Mais Calyste est Breton. S'il persiste à vous faire la cour, dites-le-moi franchement, et vous irez dans une petite maison de campagne que je possède à six lieues de Paris, où vous trouverez toutes les aises de la vie, et où Conti pourra venir. Que Calyste me calomnie, eh! mon Dieu! l'amour le plus pur ment six fois par jour, ses impostures accusent sa force.

Il y eut dans la physionomie de Camille un air de superbe froideur qui rendit la marquise inquiète et craintive. Elle ne savait que répondre. Camille lui porta le dernier coup.

—Je suis plus confiante et moins aigre que vous, reprit Camille, je ne vous suppose pas l'intention de couvrir par une récrimination une attaque qui compromettrait ma vie: vous me connaissez, je ne survivrai pas à la perte de Calyste, et je dois le perdre tôt ou tard. Calyste m'aime d'ailleurs, je le sais.

—Voilà ce qu'il répondait à une lettre où je ne lui parlais que de vous, dit Béatrix en tendant la lettre de Calyste.

Camille la prit et la lut; mais, en la lisant, ses yeux s'emplirent de larmes; elle pleura comme pleurent toutes les femmes dans leurs vives douleurs.

—Mon Dieu! dit-elle, il l'aime. Je mourrai donc sans avoir été ni comprise ni aimée!

Elle resta quelques moments la tête appuyée sur l'épaule de Béatrix: sa douleur était véritable, elle éprouvait dans ses entrailles le coup terrible qu'y avait reçu la baronne du Guénic à la lecture de cette lettre.

—L'aimes-tu? dit-elle en se dressant et regardant Béatrix. As-tu pour lui cette adoration infinie qui triomphe de toutes les douleurs et qui survit au mépris, à la trahison, à la certitude de n'être plus jamais aimée? L'aimes-tu pour lui-même et pour le plaisir même de l'aimer?

—Chère amie, dit la marquise attendrie; eh! bien, sois tranquille, je partirai demain.

—Ne pars pas, il t'aime, je le vois! Et je l'aime tant que je serais au désespoir de le voir souffrant, malheureux. J'avais formé bien des projets pour lui; mais s'il t'aime, tout est fini.

—Je l'aime, Camille, dit alors la marquise avec une adorable naïveté, mais en rougissant.

—Tu l'aimes, et tu peux lui résister! s'écria Camille. Ah! tu ne l'aimes pas.

—Je ne sais quelles vertus nouvelles il a réveillées en moi, mais certes il m'a rendue honteuse de moi-même, dit Béatrix. Je voudrais être vertueuse et libre pour lui sacrifier autre chose que les restes de mon cœur et des chaînes infâmes. Je ne veux d'une destinée incomplète ni pour lui ni pour moi.

—Tête froide: aimer et calculer! dit Camille avec une sorte d'horreur.

—Tout ce que vous voudrez, mais je ne veux pas flétrir sa vie, être à son cou comme une pierre, et devenir un regret éternel. Si je ne puis être sa femme, je ne serai pas sa maîtresse. Il m'a..... Vous ne vous moquerez pas de moi? non. Eh! bien, son adorable amour m'a purifiée.

Camille jeta sur Béatrix le plus fauve, le plus farouche regard que jamais femme jalouse ait jeté sur sa rivale.

—Sur ce terrain, dit-elle, je croyais être seule. Béatrix, ce mot nous sépare à jamais, nous ne sommes plus amies. Nous commençons un combat horrible. Maintenant, je te le dis: tu succomberas ou tu fuiras.... Félicité se précipita dans sa chambre après avoir montré le visage d'une lionne en fureur à Béatrix stupéfaite.—Viendrez-vous au Croisic demain? dit Camille en soulevant la portière.

—Certes, répondit orgueilleusement la marquise. Je ne fuirai pas et je ne succomberai pas.

—Je joue cartes sur table: j'écrirai à Conti, répondit Camille. Béatrix devint aussi blanche que la gaze de son écharpe.

—Chacune de nous joue sa vie, répondit Béatrix qui ne savait plus que résoudre.

Les violentes passions que cette scène avait soulevées entre ces deux femmes se calmèrent pendant la nuit. Toutes deux se raisonnèrent et revinrent au sentiment des perfides temporisations qui séduisent la plupart des femmes; système excellent entre elles et les hommes, mauvais entre les femmes. Ce fut au milieu de cette dernière tempête que mademoiselle des Touches entendit la grande voix qui triomphe des plus intrépides. Béatrix écouta les conseils de la jurisprudence mondaine, elle eut peur du mépris de la société. La dernière tromperie de Félicité, mêlée des accents de la plus atroce jalousie, eut donc un plein succès. La faute de Calyste fut réparée, mais une nouvelle indiscrétion pouvait à jamais ruiner ses espérances.

On arrivait à la fin du mois d'août, le ciel était d'une pureté magnifique. A l'horizon, l'Océan avait, comme dans les mers méridionales, une teinte d'argent en fusion, et près du rivage papillotaient de petites vagues. Une espèce de fumée brillante, produite par les rayons du soleil qui tombaient d'aplomb sur les sables, y produisait une atmosphère au moins égale à celle des tropiques. Aussi le sel fleurissait-il en petits œillets blancs à la surface des mares. Les courageux paludiers, vêtus de blanc précisément pour résister à l'action du soleil, étaient dès le matin à leur poste, armés de leurs longs râteaux, les uns appuyés sur les petits murs de boue qui séparent chaque propriété, regardant le travail de cette chimie naturelle, à eux connue dès l'enfance; les autres jouant avec leurs petits gars et leurs femmes. Ces dragons verts, appelés douaniers, fumaient leurs pipes tranquillement. Il y avait je ne sais quoi d'oriental dans ce tableau, car, certes, un Parisien subitement transporté là ne se serait pas cru en France. Le baron et la baronne, qui avaient pris le prétexte de venir voir comment allait la récolte de sel, étaient sur la jetée, admirant ce silencieux paysage où la mer faisait seule entendre le mugissement de ses vagues en temps égaux, où des barques sillonnaient la mer, et où la ceinture verte de la terre cultivée produisait un effet d'autant plus gracieux qu'il est excessivement rare sur les bords toujours désolés de l'Océan.

—Hé! bien, mes amis, j'aurai vu les marais de Guérande encore une fois avant de mourir, dit le baron à des paludiers qui se groupèrent à l'entrée des marais pour le saluer.

—Est-ce que les du Guénic meurent! dit un paludier.

En ce moment, la caravane partie des Touches arriva dans le petit chemin. La marquise allait seule en avant, Calyste et Camille la suivaient en se donnant le bras. A vingt pas en arrière venait Gasselin.

—Voilà ma mère et mon père, dit le jeune homme à Camille.

La marquise s'arrêta. Madame du Guénic éprouva la plus violente répulsion en voyant Béatrix, qui cependant était mise à son avantage: un chapeau d'Italie orné de bluets et à grands bords, ses cheveux crêpés dessous, une robe d'une étoffe écrue de couleur grisâtre, une ceinture bleue à longs bouts flottants, enfin un air de princesse déguisée en bergère.

—Elle n'a pas de cœur, se dit la baronne.

—Mademoiselle, dit Calyste à Camille, voici madame du Guénic et mon père. Puis il dit au baron et à la baronne:—Mademoiselle des Touches et madame la marquise de Rochegude, née de Casteran, mon père.

Le baron salua mademoiselle des Touches, qui fit un salut humble et plein de reconnaissance à la baronne.

—Celle-là, pensa Fanny, aime vraiment mon fils, elle semble me remercier d'avoir mis Calyste au monde.

—Vous venez voir, comme je le fais, si la récolte sera bonne; mais vous avez de meilleures raisons que moi d'être curieuse, dit le baron à Camille, car vous avez là du bien, mademoiselle.

—Mademoiselle est la plus riche de tous les propriétaires, dit un de ces paludiers, et que Dieu la conserve, elle est bonne dame.

Les deux compagnies se saluèrent et se quittèrent.

—On ne donnerait pas plus de trente ans à mademoiselle des Touches, dit le bonhomme à sa femme. Elle est bien belle. Et Calyste préfère cette haridelle de marquise parisienne à cette excellente fille de la Bretagne?

—Hélas! oui, dit la baronne.

Une barque attendait au pied de la jetée où l'embarquement se fit sans gaieté. La marquise était froide et digne. Camille avait grondé Calyste sur son manque d'obéissance, en lui expliquant l'état dans lequel étaient ses affaires de cœur. Calyste, en proie à un désespoir morne, jetait sur Béatrix des regards où l'amour et la haine se combattaient. Il ne fut pas dit une parole pendant le court trajet de la jetée de Guérande à l'extrémité du port du Croisic, endroit où se charge le sel que des femmes apportent dans de grandes terrines placées sur leurs têtes, et qu'elles tiennent de façon à ressembler à des cariatides. Ces femmes vont pieds nus et n'ont qu'une jupe assez courte. Beaucoup d'entre elles laissent insoucieusement voltiger les mouchoirs qui couvrent leurs bustes; plusieurs n'ont que leurs chemises et sont les plus fières, car moins les femmes ont de vêtements, plus elles déploient de pudiques noblesses. Le petit navire danois achevait sa cargaison. Le débarquement de ces deux belles personnes excita donc la curiosité des porteuses de sel; et pour y échapper autant que pour servir Calyste, Camille s'élança vivement vers les rochers, en le laissant à Béatrix. Gasselin mit entre son maître et lui une distance d'au moins deux cents pas. Du côté de la mer, la presqu'île du Croisic est bordée de roches granitiques dont les formes sont si singulièrement capricieuses, qu'elles ne peuvent être appréciées que par les voyageurs qui ont été mis à même d'établir des comparaisons entre ces grands spectacles de la nature sauvage. Peut-être les roches du Croisic ont-elles sur les choses de ce genre la supériorité accordée au chemin de la grande Chartreuse sur les autres vallées étroites. Ni les côtes de la Corse où le granit offre des rescifs bien bizarres, ni celles de la Sardaigne où la nature s'est livrée à des effets grandioses et terribles, ni les roches basaltiques des mers du Nord, n'ont un caractère si complet. La fantaisie s'est amusée à composer là d'interminables arabesques où les figures les plus fantastiques s'enroulent et se déroulent. Toutes les formes y sont. L'imagination est peut-être fatiguée de cette immense galerie de monstruosités où par les temps de fureur la mer se glisse et a fini par polir toutes les aspérités. Vous rencontrez sous une voûte naturelle et d'une hardiesse imitée de loin par Brunelleschi, car les plus grands efforts de l'art sont toujours une timide contrefaçon des effets de la nature, une cuve polie comme une baignoire de marbre et sablée par un sable uni, fin, blanc, où l'on peut se baigner sans crainte dans quatre pieds d'eau tiède. Vous allez admirant de petites anses fraîches, abritées par des portiques grossièrement taillés, mais majestueux, à la manière du palais Pitti, cette autre imitation des caprices de la nature. Les accidents sont innombrables, rien n'y manque de ce que l'imagination la plus dévergondée pourrait inventer ou désirer. Il existe même, chose si rare sur les bords de l'Océan que peut-être est-ce la seule exception, un gros buisson de la plante qui a fait créer ce mot. Ce buis, la plus grande curiosité du Croisic, où les arbres ne peuvent pas venir, se trouve à une lieue environ du port, à la pointe la plus avancée de la côte. Sur un des promontoires formés par le granit, et qui s'élèvent au-dessus de la mer à une hauteur où les vagues n'arrivent jamais, même dans les temps les plus furieux, à l'exposition du midi, les caprices diluviens ont pratiqué une marge creuse d'environ quatre pieds de saillie. Dans cette fente, le hasard, ou peut-être l'homme, a mis assez de terre végétale pour qu'un buis ras et fourni, semé par les oiseaux, y ait poussé. La forme des racines indique au moins trois cents ans d'existence. Au-dessous la roche est cassée net. La commotion, dont les traces sont écrites en caractères ineffaçables sur cette côte, a emporté les morceaux de granit je ne sais où. La mer arrive sans rencontrer de rescifs au pied de cette lame, où elle a plus de cinq cents pieds de profondeur; à l'entour, quelques roches à fleur d'eau, que les bouillonnements de l'écume indiquent, décrivent comme un grand cirque. Il faut un peu de courage et de résolution pour aller jusqu'à la cime de ce petit Gibraltar, dont la tête est presque ronde et d'où quelque coup de vent peut précipiter les curieux dans la mer ou, ce qui serait plus dangereux, sur les roches. Cette sentinelle gigantesque ressemble à ces lanternes de vieux châteaux d'où l'on pouvait prévoir les attaques en embrassant tout le pays; de là se voient le clocher et les arides cultures du Croisic, les sables et les dunes qui menacent la terre cultivée et qui ont envahi le territoire du bourg de Batz. Quelques vieillards prétendent que, dans des temps fort reculés, il se trouvait un château fort en cet endroit. Les pêcheurs de sardines ont donné un nom à ce rocher, qui se voit de loin en mer; mais il faut pardonner l'oubli de ce mot breton, aussi difficile à prononcer qu'à retenir. Calyste menait Béatrix vers ce point, d'où le coup d'œil est superbe et où les décorations du granit surpassent tous les étonnements qu'il a pu causer le long de la route sablonneuse qui côtoie la mer. Il est inutile d'expliquer pourquoi Camille s'était sauvée en avant. Comme une bête sauvage blessée, elle aimait la solitude; elle se perdait dans les grottes, reparaissait sur les pics, chassait les crabes de leurs trous ou surprenait en flagrant délit leurs mœurs originales. Pour ne pas être gênée par ses habits de femme, elle avait mis des pantalons à manchettes brodées, une blouse courte, un chapeau de castor, et pour bâton de voyage elle avait une cravache, car elle a toujours eu la fatuité de sa force et de son agilité; elle était ainsi cent fois plus belle que Béatrix: elle avait un petit châle de soie rouge de Chine croisé sur son buste comme on le met aux enfants. Pendant quelque temps, Béatrix et Calyste la virent voltigeant sur les cimes ou sur les abîmes comme un feu follet, essayant de donner le change à ses souffrances en affrontant le péril. Elle arriva la première à la roche au buis et s'assit dans une des anfractuosités à l'ombre, occupée à méditer. Que pouvait faire une femme comme elle de sa vieillesse, après avoir bu la coupe de la gloire que tous les grands talents, trop avides pour détailler les stupides jouissances de l'amour-propre, vident d'une gorgée? Elle a depuis avoué que là l'une de ces réflexions suggérées par un rien, par un de ces accidents qui sont une niaiserie peut-être pour des gens vulgaires, et qui présentent un abîme de réflexions aux grandes âmes, l'avait décidée à l'acte singulier par lequel elle devait en finir avec la vie sociale. Elle tira de sa poche une petite boîte où elle avait mis, en cas de soif, des pastilles à la fraise; elle en prit plusieurs; mais, tout en les savourant, elle ne put s'empêcher de remarquer que les fraises, qui n'existaient plus, revivaient cependant dans leurs qualités. Elle conclut de là qu'il en pouvait être ainsi de nous. La mer lui offrait alors une image de l'infini. Nul grand esprit ne peut se tirer de l'infini, en admettant l'immortalité de l'âme, sans conclure à quelque avenir religieux. Cette idée la poursuivit encore quand elle respira son flacon d'eau de Portugal. Son manége pour faire tomber Béatrix en partage à Calyste lui parut alors bien mesquin: elle sentit mourir la femme en elle, et se dégager la noble et angélique créature voilée jusqu'alors par la chair. Son immense esprit, son savoir, ses connaissances, ses fausses amours l'avaient conduite face à face avec quoi? qui le lui eût dit? avec la mère féconde, la consolatrice des affligés, l'Église romaine, si douce aux repentirs, si poétique avec les poètes, si naïve avec les enfants, si profonde et si mystérieuse pour les esprits inquiets et sauvages qu'ils y peuvent toujours creuser en satisfaisant toujours leurs insatiables curiosités, sans cesse excitées. Elle jeta les yeux sur les détours que Calyste lui avait fait faire, et les comparait aux chemins tortueux de ces rochers. Calyste était toujours à ses yeux le beau messager du ciel, un divin conducteur. Elle étouffa l'amour terrestre par l'amour divin.

Après avoir marché pendant quelque temps en silence, Calyste ne put s'empêcher, sur une exclamation de Béatrix relative à la beauté de l'Océan qui diffère beaucoup de la Méditerranée, de comparer, comme pureté, comme étendue, comme agitation, comme profondeur, comme éternité, cette mer à son amour.

—Elle est bordée par un rocher, dit en riant Béatrix.

—Quand vous me parlez ainsi, répondit-il en lui lançant un regard divin, je vous vois, je vous entends, et puis avoir la patience des anges; mais quand je suis seul, vous auriez pitié de moi si vous pouviez me voir. Ma mère pleure alors de mon chagrin.

—Écoutez, Calyste, il faut en finir, dit la marquise en regagnant le chemin sablé. Peut-être avons-nous atteint le seul lieu propice à dire ces choses, car jamais de ma vie je n'ai vu la nature plus en harmonie avec mes pensées. J'ai vu l'Italie, où tout parle d'amour; j'ai vu la Suisse, où tout est frais et exprime un vrai bonheur, un bonheur laborieux; où la verdure, les eaux tranquilles, les lignes les plus riantes sont opprimées par les Alpes couronnées de neige; mais je n'ai rien vu qui peigne mieux l'ardente aridité de ma vie que cette petite plaine desséchée par les vents de mer, corrodée par les vapeurs marines, où lutte une triste agriculture en face de l'immense Océan, en face des bouquets de la Bretagne d'où s'élèvent les tours de votre Guérande. Eh! bien, Calyste, voilà Béatrix. Ne vous y attachez donc point. Je vous aime, mais je ne serai jamais à vous d'aucune manière, car j'ai la conscience de ma désolation intérieure. Ah! vous ne savez pas à quel point je suis dure pour moi-même en vous parlant ainsi. Non, vous ne verrez pas votre idole, si je suis une idole, amoindrie, elle ne tombera pas de la hauteur où vous la mettez. J'ai maintenant en horreur une passion que désavouent le monde et la religion, je ne veux plus être humiliée ni cacher mon bonheur; je reste attachée où je suis, je serai le désert sablonneux et sans végétation, sans fleurs ni verdure que voici.

—Et si vous étiez abandonnée? dit Calyste.

—Eh! bien, j'irai mendier ma grâce, je m'humilierai devant l'homme que j'ai offensé, mais je ne courrai jamais le risque de me jeter dans un bonheur que je sais devoir finir.

—Finir! s'écria Calyste.

La marquise interrompit le dithyrambe auquel allait se livrer son amant en répétant: Finir! d'un ton qui lui imposa silence.

Cette contradiction émut chez le jeune homme une de ces muettes fureurs internes que connaissent seuls ceux qui ont aimé sans espoir. Béatrix et lui firent environ trois cents pas dans un profond silence, ne regardant plus ni la mer, ni les roches, ni les champs du Croisic.

—Je vous rendrais si heureuse! dit Calyste.

—Tous les hommes commencent par nous promettre le bonheur, et ils nous lèguent l'infamie, l'abandon, le dégoût. Je n'ai rien à reprocher à celui à qui je dois être fidèle; il ne m'a rien promis, je suis allée à lui; mais le seul moyen qui me reste pour amoindrir ma faute est de la rendre éternelle.

—Dites, madame, que vous ne m'aimez pas! Moi qui vous aime, je sais par moi-même que l'amour ne discute pas, il ne voit que lui-même, il n'est pas un sacrifice que je ne fasse. Ordonnez, je tenterai l'impossible. Celui qui jadis a méprisé sa maîtresse pour avoir jeté son gant entre les lions en lui commandant d'aller le reprendre, il n'aimait pas! il méconnaissait votre droit de nous éprouver pour être sûres de notre amour et ne rendre les armes qu'à des grandeurs surhumaines. Je vous sacrifierais ma famille, mon nom, mon avenir.

—Quelle insulte dans ce mot de sacrifices! dit-elle d'un ton de reproche qui fit sentir à Calyste la sottise de son expression.

Il n'y a que les femmes qui aiment absolument ou les coquettes pour savoir prendre un point d'appui dans un mot et s'élancer à une hauteur prodigieuse: l'esprit et le sentiment procèdent là de la même manière; mais la femme aimante s'afflige, et la coquette méprise.

—Vous avez raison, dit Calyste en laissant tomber deux larmes, ce mot ne peut se dire que des efforts que vous me demandez.

—Taisez-vous, dit Béatrix saisie d'une réponse où pour la première fois Calyste peignait bien son amour, j'ai fait assez de fautes, ne me tentez pas.

Ils étaient en ce moment au pied de la roche au buis. Calyste éprouva les plus enivrantes félicités à soutenir la marquise en gravissant ce rocher où elle voulut aller jusqu'à la cime. Ce fut pour ce pauvre enfant la dernière faveur que de serrer cette taille, de sentir cette femme un peu tremblante: elle avait besoin de lui! Ce plaisir inespéré lui tourna la tête, il ne vit plus rien, il saisit Béatrix par la ceinture.

—Eh! bien? dit-elle d'un air imposant.

—Ne serez-vous jamais à moi? lui demanda-t-il d'une voix étouffée par un orage de sang.

—Jamais, mon ami, répondit-elle. Je ne puis être pour vous que Béatrix, un rêve. N'est-ce pas une douce chose? nous n'aurons ni amertume, ni chagrin, ni repentir.

—Et vous retournerez à Conti?

—Il le faut bien.

—Tu ne seras donc jamais à personne, dit Calyste en poussant la marquise avec une violence frénétique.

Il voulut écouter sa chute avant de se précipiter après elle, mais il n'entendit qu'une clameur sourde, la stridente déchirure d'une étoffe et le bruit grave d'un corps tombant sur la terre. Au lieu d'aller la tête en bas, Béatrix avait chaviré, elle était renversée dans le buis; mais elle aurait roulé néanmoins au fond de la mer si sa robe ne s'était accrochée à une pointe et n'avait en se déchirant amorti le poids du corps sur le buisson. Mademoiselle des Touches, qui vit cette scène, ne put crier, car son saisissement fut tel qu'elle ne put que faire signe à Gasselin d'accourir. Calyste se pencha par une sorte de curiosité féroce, il vit la situation de Béatrix et frémit: elle paraissait prier, elle croyait mourir, elle sentait le buis près de céder. Avec l'habileté soudaine que donne l'amour, avec l'agilité surnaturelle que la jeunesse trouve dans le danger, il se laissa couler de neuf pieds de hauteur, en se tenant à quelques aspérités, jusqu'à la marge du rocher, et put relever à temps la marquise en la prenant dans ses bras, au risque de tomber tous les deux à la mer. Quand il tint Béatrix, elle était sans connaissance; mais il la pouvait croire toute à lui dans ce lit aérien où ils allaient rester longtemps seuls, et son premier mouvement fut un mouvement de plaisir.

—Ouvrez les yeux, pardonnez-moi, disait Calyste, ou nous mourrons ensemble.

—Mourir? dit-elle en ouvrant les yeux et dénouant ses lèvres pâles.

Calyste salua ce mot par un baiser, et sentit alors chez la marquise un frémissement convulsif qui le ravit. En ce moment, les souliers ferrés de Gasselin se firent entendre au-dessus. Le Breton était suivi de Camille, avec laquelle il examinait les moyens de sauver les deux amants.

—Il n'en est qu'un seul, mademoiselle, dit Gasselin: je vais m'y couler, ils remonteront sur mes épaules, et vous leur donnerez la main.

—Et toi? dit Camille.

Le domestique parut surpris d'être compté pour quelque chose au milieu du danger que courait son jeune maître.

—Il vaut mieux aller chercher une échelle au Croisic, dit Camille.

—Elle est malicieuse tout de même, se dit Gasselin en descendant.

Béatrix demanda d'une voix faible à être couchée, elle se sentait défaillir. Calyste la coucha entre le granit et le buis sur le terreau frais.

—Je vous ai vu, Calyste, dit Camille. Que Béatrix meure ou soit sauvée, ceci ne doit être jamais qu'un accident.

—Elle me haïra, dit-il les yeux mouillés.

—Elle t'adorera, répondit Camille. Nous voilà revenus de notre promenade, il faut la transporter aux Touches. Que serais-tu donc devenu si elle était morte? lui dit-elle.

—Je l'aurais suivie.

—Et ta mère?... Puis, après une pause: Et moi? dit-elle faiblement.

Calyste resta pâle, le dos appuyé au granit, immobile, silencieux. Gasselin revint promptement d'une des petites fermes éparses dans les champs en courant avec une échelle qu'il y avait trouvée. Béatrix avait repris quelques forces. Quand Gasselin eut placé l'échelle, la marquise put, aidée par Gasselin qui pria Calyste de passer le châle rouge de Camille sous les bras de Béatrix et de lui en apporter le bout, arriver sur la plate-forme ronde, où Gasselin la prit dans ses bras comme un enfant, et la descendit sur la plage.

—Je n'aurais pas dit non à la mort; mais les souffrances! dit-elle à mademoiselle des Touches d'une voix faible.

La faiblesse et le brisement que ressentait Béatrix forcèrent Camille à la faire porter à la ferme où Gasselin avait emprunté l'échelle. Calyste, Gasselin et Camille se dépouillèrent des vêtements qu'ils pouvaient quitter, firent un matelas sur l'échelle, y placèrent Béatrix et la portèrent comme sur une civière. Les fermiers offrirent leur lit. Gasselin courut à l'endroit où attendaient les chevaux, en prit un, et alla chercher le chirurgien du Croisic, après avoir recommandé aux bateliers de venir à l'anse la plus voisine de la ferme. Calyste, assis sur une escabelle, répondait par des mouvements de tête et par de rares monosyllabes à Camille, dont l'inquiétude était excitée et par l'état de Béatrix et par celui de Calyste. Après une saignée, la malade se trouva mieux; elle put parler, consentit à s'embarquer, et vers cinq heures du soir elle fut transportée de la jetée de Guérande aux Touches, où le médecin de la ville l'attendait. Le bruit de cet événement s'était répandu dans ce pays solitaire et presque sans habitants visibles avec une inexplicable rapidité.

Calyste passa la nuit aux Touches, au pied du lit de Béatrix, et en compagnie de Camille. Le médecin avait promis que le lendemain la marquise n'aurait plus qu'une courbature. A travers le désespoir de Calyste éclatait une joie profonde: il était au pied du lit de Béatrix, il la regardait sommeillant ou s'éveillant; il pouvait étudier son visage pâle et ses moindres mouvements. Camille souriait avec amertume en reconnaissant chez Calyste les symptômes d'une de ces passions qui teignent à jamais l'âme et les facultés d'un homme en se mêlant à sa vie, dans une époque où nulle pensée, nul soin ne contrarient ce cruel travail intérieur. Jamais Calyste ne devait voir la femme vraie qui était en Béatrix. Avec quelle naïveté le jeune Breton ne laissait-il pas lire ses plus secrètes pensées!... il s'imaginait que cette femme était sienne en se trouvant ainsi dans sa chambre, et en l'admirant dans le désordre du lit. Il épiait avec une attention extatique les plus légers mouvements de Béatrix; sa contenance annonçait une si jolie curiosité, son bonheur se révélait si naïvement, qu'il y eut un moment où les deux femmes se regardèrent en souriant. Quand Calyste vit les beaux yeux vert de mer de la malade exprimant un mélange de confusion, d'amour et de raillerie, il rougit et détourna la tête.

—Ne vous ai-je pas dit, Calyste, que vous autres hommes vous nous promettiez le bonheur et finissiez par nous jeter dans un précipice?

En entendant cette plaisanterie, dite d'un ton charmant, et qui annonçait quelque changement dans le cœur de Béatrix, Calyste se mit à genoux, prit une des mains moites qu'elle laissa prendre et la baisa d'une façon très soumise.

—Vous avez le droit de repousser à jamais mon amour, et moi je n'ai plus le droit de vous dire un seul mot.

—Ah! s'écria Camille en voyant l'expression peinte sur le visage de Béatrix et la comparant à celle qu'avaient obtenue les efforts de sa diplomatie, l'amour aura toujours plus d'esprit à lui seul que tout le monde! Prenez votre calmant, ma chère amie, et dormez.

Cette nuit, passée par Calyste auprès de mademoiselle des Touches, qui lut des livres de théologie mystique pendant que Calyste lisait Indiana, le premier ouvrage de la célèbre rivale de Camille, et où se trouvait la captivante image d'un jeune homme aimant avec idolâtrie et dévouement, avec une tranquillité mystérieuse et pour toute sa vie, une femme placée dans la situation fausse où était Béatrix, livre qui fut d'un fatal exemple pour lui! cette nuit laissa des traces ineffaçables dans le cœur de ce pauvre jeune homme, à qui Félicité fit comprendre qu'à moins d'être un monstre, une femme ne pouvait être qu'heureuse et flattée dans toutes ses vanités d'avoir été l'objet d'un crime.

—Vous ne m'auriez pas jetée à l'eau, moi! dit la pauvre Camille en essuyant une larme.

Vers le matin, Calyste, accablé, s'était endormi dans son fauteuil. Ce fut au tour de la marquise à contempler ce charmant enfant, pâli par ses émotions et par sa première veille d'amour; elle l'entendit murmurant son nom dans son sommeil.

—Il aime en dormant, dit-elle à Camille.

—Il faut l'envoyer se coucher chez lui, dit Félicité, qui le réveilla.

Personne n'était inquiet à l'hôtel du Guénic, mademoiselle des Touches avait écrit un mot à la baronne. Calyste revint dîner aux Touches, il retrouva Béatrix levée, pâle, faible et lasse; mais il n'y avait plus la moindre dureté dans sa parole ni la moindre dureté dans ses regards. Depuis cette soirée, remplie de musique par Camille qui se mit au piano pour laisser Calyste prendre et serrer les mains de Béatrix sans que ni l'un ni l'autre pussent parler, il n'y eut plus le moindre orage aux Touches. Félicité s'effaça complétement. Les femmes froides, frêles, dures et minces, comme est madame de Rochegude, ces femmes, dont le cou offre une attache osseuse qui leur donne une vague ressemblance avec la race féline, ont l'âme de la couleur pâle de leurs yeux clairs, gris ou verts; aussi, pour fondre, pour vitrifier ces cailloux, faut-il des coups de foudre. Pour Béatrix, la rage d'amour et l'attentat de Calyste avaient été ce coup de tonnerre auquel rien ne résiste et qui change les natures les plus rebelles. Béatrix se sentait intérieurement mortifiée, l'amour pur et vrai lui baignait le cœur de ses molles et fluides ardeurs. Elle vivait dans une douce et tiède atmosphère de sentiments inconnus où elle se trouvait agrandie, élevée; elle entrait dans les cieux où la Bretagne a, de tout temps, mis la femme. Elle savourait les adorations respectueuses de cet enfant dont le bonheur lui coûtait peu de chose, car un geste, un regard, une parole satisfaisaient Calyste. Ce haut prix donné par le cœur à ces riens la touchait excessivement. Son gant effleuré pouvait devenir pour cet ange plus que toute sa personne n'était pour celui par qui elle aurait dû être adorée. Quel contraste! Quelle femme aurait pu résister à cette constante déification? Elle était sûre d'être obéie et comprise. Elle eût dit à Calyste de risquer sa vie pour le moindre de ses caprices, il n'eût même pas réfléchi. Aussi Béatrix prit-elle je ne sais quoi de noble et d'imposant; elle vit l'amour du côté de ses grandeurs, elle y chercha comme un point d'appui pour demeurer la plus magnifique de toutes les femmes aux yeux de Calyste, sur qui elle voulut avoir un empire éternel. Ses coquetteries furent alors d'autant plus tenaces qu'elle se sentit plus faible. Elle joua la malade pendant toute une semaine avec une charmante hypocrisie. Combien de fois ne fit-elle pas le tour du tapis vert qui s'étendait devant la façade des Touches sur le jardin, appuyée sur le bras de Calyste et rendant alors à Camille les souffrances qu'elle lui avait données pendant la première semaine de son séjour.

—Ah! ma chère, tu lui fais faire le grand tour, dit mademoiselle des Touches à la marquise.

Avant la promenade au Croisic, un soir ces deux femmes devisaient sur l'amour et riaient des différentes manières dont s'y prenaient les hommes pour faire leurs déclarations, en s'avouant à elles-mêmes que les plus habiles et naturellement les moins aimants ne s'amusaient pas à se promener dans le labyrinthe de la sensiblerie, et avaient raison, en sorte que les gens qui aiment le mieux étaient pendant un certain temps les plus maltraités.—Ils s'y prennent comme La Fontaine pour aller à l'Académie! dit alors Camille. Son mot rappelait cette conversation à la marquise en lui reprochant son machiavélisme. Madame de Rochegude avait une puissance absolue pour contenir Calyste dans les bornes où elle voulait qu'il se tînt, elle lui rappelait d'un geste ou d'un regard son horrible violence au bord de la mer. Les yeux de ce pauvre martyr se remplissaient alors de larmes, il se taisait et dévorait ses raisonnements, ses vœux, ses souffrances, avec un héroïsme qui certes eût touché toute autre femme. Elle l'amena par son infernale coquetterie à un si grand désespoir qu'il vint un jour se jeter dans les bras de Camille en lui demandant conseil. Béatrix, armée de la lettre de Calyste, en avait extrait le passage où il disait qu'aimer était le premier bonheur, qu'être aimé venait après, et se servait de cet axiome pour restreindre sa passion à cette idolâtrie respectueuse qui lui plaisait. Elle aimait tant à se laisser caresser l'âme par ces doux concerts de louanges et d'adorations que la nature suggère aux jeunes gens; il y a tant d'art sans recherche, tant de séductions innocentes dans leurs cris, dans leurs prières, dans leurs exclamations, dans leurs appels à eux-mêmes, dans les hypothèques qu'ils offrent sur l'avenir, que Béatrix se gardait bien de répondre. Elle l'avait dit, elle doutait! il ne s'agissait pas encore du bonheur, mais de la permission d'aimer que demandait toujours cet enfant, qui s'obstinait à vouloir prendre la place du côté le plus fort, le côté moral. La femme la plus forte en paroles est souvent très faible en action. Après avoir vu le progrès qu'il avait fait en poussant Béatrix à la mer, il est étrange que Calyste ne continuât pas à demander son bonheur aux violences; mais l'amour chez les jeunes gens est tellement extatique et religieux qu'il veut tout obtenir de la conviction morale: et de là vient sa sublimité.

Néanmoins un jour le Breton, poussé à bout par le désir, se plaignit vivement à Camille de la conduite de Béatrix.

—J'ai voulu te guérir en te la faisant promptement connaître, répondit mademoiselle des Touches, et tu as tout brisé dans ton impatience. Il y a dix jours tu étais son maître; aujourd'hui tu es l'esclave, mon pauvre garçon. Ainsi tu n'auras jamais la force d'exécuter mes ordres.

—Que faut-il faire?

—Lui chercher querelle à propos de sa rigueur. Une femme est toujours emportée par le discours, fais qu'elle te maltraite, et ne reviens plus aux Touches qu'elle ne t'y rappelle.

Il est un moment, dans toutes les maladies violentes, où le patient accepte les plus cruels remèdes et se soumet aux opérations les plus horribles. Calyste en était arrivé là. Il écouta le conseil de Camille, il resta deux jours au logis; mais, le troisième, il grattait à la porte de Béatrix en l'avertissant que Camille et lui l'attendaient pour déjeuner.

—Encore un moyen de perdu, lui dit Camille en le voyant si lâchement arrivé.

Béatrix s'était souvent arrêtée pendant ces deux jours à la fenêtre d'où se voit le chemin de Guérande. Quand Camille l'y surprenait, elle se disait occupée de l'effet produit par les ajoncs du chemin, dont les fleurs d'or étaient illuminées par le soleil de septembre. Camille eut ainsi le secret de Béatrix, et n'avait plus qu'un mot à dire pour que Calyste fût heureux, mais elle ne le disait pas: elle était encore trop femme pour le pousser à cette action dont s'effraient les jeunes cœurs qui semblent avoir la conscience de tout ce que va perdre leur idéal. Béatrix fit attendre assez longtemps Camille et Calyste. Avec tout autre que lui, ce retard eût été significatif, car la toilette de la marquise accusait le désir de fasciner Calyste, et d'empêcher une nouvelle absence. Après le déjeuner, elle alla se promener dans le jardin, et ravit de joie cet enfant qu'elle ravissait d'amour en lui exprimant le désir de revoir avec lui cette roche où elle avait failli périr.

Allons-y seuls, demanda Calyste d'une voix troublée.

—En refusant, répondit-elle, je vous donnerais à penser que vous êtes dangereux. Hélas! je vous l'ai dit mille fois, je suis à un autre et ne puis être qu'à lui; je l'ai choisi sans rien connaître à l'amour. La faute est double, double est la punition.

Quand elle parlait ainsi, les yeux à demi mouillés par le peu de larmes que ces sortes de femmes répandent, Calyste éprouvait une compassion qui adoucissait son ardente fureur; il l'adorait alors comme une madone. Il ne faut pas plus demander aux différents caractères de se ressembler dans l'expression des sentiments qu'il ne faut exiger les mêmes fruits d'arbres différents. Béatrix était en ce moment violemment combattue; elle hésitait entre elle-même et Calyste, entre le monde où elle espérait rentrer un jour et le bonheur complet; entre se perdre à jamais par une seconde passion impardonnable, et le pardon social. Elle commençait à écouter, sans aucune fâcherie même jouée, les discours d'un amour aveugle; elle se laissait caresser par les douces mains de la Pitié. Déjà plusieurs fois elle avait été émue aux larmes en écoutant Calyste lui promettant de l'amour pour tout ce qu'elle perdrait aux yeux du monde, et la plaignant d'être attachée à un aussi mauvais génie, à un homme aussi faux que Conti. Plus d'une fois elle n'avait pas fermé la bouche à Calyste quand elle lui contait les misères et les souffrances qui l'avaient accablée en Italie en ne se voyant pas seule dans le cœur de Conti. Camille avait à ce sujet fait plus d'une leçon à Calyste et Calyste en profitait.

—Moi, lui disait-il, je vous aimerai absolument; vous ne trouverez pas chez moi les triomphes de l'art, les jouissances que donne une foule émue par les merveilles du talent; mon seul talent sera de vous aimer, mes seules jouissances seront les vôtres, l'admiration d'aucune femme ne me paraîtra mériter de récompense; vous n'aurez pas à redouter d'odieuses rivalités; vous êtes méconnue, et là où l'on vous accepte, moi je voudrais me faire accepter tous les jours.

Elle écoutait ces paroles la tête baissée, en lui laissant baiser ses mains, en avouant silencieusement, mais de bonne grâce, qu'elle était peut-être un ange méconnu.

—Je suis trop humiliée, répondait-elle, mon passé dépouille l'avenir de toute sécurité.

Ce fut une belle matinée pour Calyste que celle où, en venant aux Touches à sept heures du matin, il aperçut entre deux ajoncs, à une fenêtre, Béatrix coiffée du même chapeau de paille qu'elle portait le jour de leur excursion. Il eut comme un éblouissement. Ces petites choses de la passion agrandissent le monde. Peut-être n'y a-t-il que les Françaises qui possèdent les secrets de ces coups de théâtre; elles les doivent aux grâces de leur esprit, elles savent en mettre dans le sentiment autant qu'il peut en accepter sans perdre de sa force. Ah! combien elle pesait peu sur le bras de Calyste. Tous deux, ils sortirent par la porte du jardin qui donne sur les dunes. Béatrix trouva les sables jolis; elle aperçut alors ces petites plantes dures à fleurs roses qui y croissent, elle en cueillit plusieurs auxquelles elle joignit l'œillet des Chartreux qui se trouve également dans ces sables arides, et les partagea d'une façon significative avec Calyste, pour qui ces fleurs et ce feuillage devaient être une éternelle, une sinistre image.

—Nous y joindrons du buis, dit-elle en souriant. Elle resta quelque temps sur la jetée où Calyste, en attendant la barque, lui raconta son enfantillage le jour de son arrivée.—Votre escapade, que j'ai sue, fut la cause de ma sévérité le premier jour, dit-elle.

Pendant cette promenade, madame de Rochegude eut ce ton légèrement plaisant de la femme qui aime, comme elle en eut la tendresse et le laisser-aller. Calyste pouvait se croire aimé. Mais quand, en allant le long des rochers sur le sable, ils descendirent dans une de ces charmantes criques où les vagues ont apporté les plus extraordinaires mosaïques composées des marbres les plus étranges, et qu'ils y eurent joué comme des enfants en cherchant les plus beaux échantillons; quand Calyste, au comble de l'ivresse, lui proposa nettement de s'enfuir en Irlande, elle reprit un air digne, mystérieux, lui demanda son bras, et ils continuèrent leur chemin vers la roche qu'elle avait surnommée sa roche Tarpéienne.

—Mon ami, lui dit-elle en gravissant à pas lents ce magnifique bloc de granit dont elle devait se faire un piédestal, je n'ai pas le courage de vous cacher tout ce que vous êtes pour moi. Depuis dix ans je n'ai pas eu de bonheur comparable à celui que nous venons de goûter en faisant la chasse aux coquillages dans ces roches à fleur d'eau, en échangeant ces cailloux avec lesquels je me ferai faire un collier qui sera plus précieux pour moi que s'il était composé des plus beaux diamants. Je viens d'être petite fille, enfant, telle que j'étais à quatorze ou seize ans, et alors digne de vous. L'amour que j'ai eu le bonheur de vous inspirer m'a relevée à mes propres yeux. Entendez ce mot dans toute sa magie. Vous avez fait de moi la femme la plus orgueilleuse, la plus heureuse de son sexe, et vous vivrez peut-être plus longtemps dans mon souvenir que moi dans le vôtre.

En ce moment, elle était arrivée au faîte du rocher, d'où se voyaient l'immense Océan d'un côté, la Bretagne de l'autre avec ses îles d'or, ses tours féodales et ses bouquets d'ajoncs. Jamais une femme ne fut sur un plus beau théâtre pour faire un si grand aveu.

—Mais, dit-elle, je ne m'appartiens pas, je suis plus liée par ma volonté que je ne l'étais par la loi. Soyez donc puni de mon malheur, et contentez-vous de savoir que nous en souffrirons ensemble. Dante n'a jamais revu Béatrix, Pétrarque n'a jamais possédé sa Laure. Ces désastres n'atteignent que de grandes âmes. Ah! si je suis abandonnée, si je tombe de mille degrés de plus dans la honte et dans l'infamie, si ta Béatrix est cruellement méconnue par le monde qui lui sera horrible, si elle est la dernière des femmes!... alors, enfant adoré, dit-elle en lui prenant la main, tu sauras qu'elle est la première de toutes, qu'elle pourra s'élever jusqu'aux cieux appuyée sur toi; mais alors, ami, dit-elle, en lui jetant un regard sublime, quand tu voudras la précipiter, ne manque pas ton coup: après ton amour, la mort!