—Monsieur, dit le général, votre langage est si extraordinaire, qu'à ma place vous...

—Vous disposez de ma vie, s'écria l'étranger d'un son de voix terrible en interrompant son hôte.

—Deux heures, dit le marquis irrésolu.

—Deux heures, répéta l'homme.

Mais tout à coup il repoussa son chapeau par un geste de désespoir, se découvrit le front et lança, comme s'il voulait faire une dernière tentative, un regard dont la vive clarté pénétra l'âme du général. Ce jet d'intelligence et de volonté ressemblait à un éclair, et fut écrasant comme la foudre; car il est des moments où les hommes sont investis d'un pouvoir inexplicable.

—Allez, qui que vous puissiez être, vous serez en sûreté sous mon toit, reprit gravement le maître du logis qui crut obéir à l'un de ces mouvements instinctifs que l'homme ne sait pas toujours expliquer.

—Dieu vous le rende, ajouta l'inconnu en laissant échapper un profond soupir.

—Êtes-vous armé? demanda le général.

Pour toute réponse, l'étranger lui donnant à peine le temps de jeter un coup d'œil sur sa pelisse, l'ouvrit et la replia lestement. Il était sans armes apparentes et dans le costume d'un jeune homme qui sort du bal. Quelque rapide que fût l'examen du soupçonneux militaire, il en vit assez pour s'écrier:—Où diable avez-vous pu vous éclabousser ainsi par un temps si sec?

—Encore des questions! répondit-il avec un air de hauteur.

En ce moment le marquis aperçut son fils et se souvint de la leçon qu'il venait de lui faire sur la stricte exécution de la parole donnée; il fut si vivement contrarié de cette circonstance, qu'il lui dit, non sans un ton de colère:—Comment, petit drôle, te trouves-tu là au lieu d'être dans ton lit?

—Parce que j'ai cru pouvoir vous être utile dans le danger, répondit Gustave.

—Allons, monte à ta chambre, dit le père adouci par la réponse de son fils. Et vous, dit-il en s'adressant à l'inconnu, suivez-moi.

Ils devinrent silencieux comme deux joueurs qui se défient l'un de l'autre. Le général commença même à concevoir de sinistres pressentiments. L'inconnu lui pesait déjà sur le cœur comme un cauchemar; mais, dominé par la foi du serment, il le conduisit à travers les corridors, les escaliers de sa maison, et le fit entrer dans une grande chambre située au second étage, précisément au-dessus du salon. Cette pièce inhabitée servait de séchoir en hiver, ne communiquait à aucun appartement, et n'avait d'autre décoration, sur ses quatre murs jaunis, qu'un méchant miroir laissé sur la cheminée par le précédent propriétaire, et une grande glace qui, s'étant trouvée sans emploi lors de l'emménagement du marquis, fut provisoirement mise en face de la cheminée. Le plancher de cette vaste mansarde n'avait jamais été balayé, l'air y était glacial, et deux vieilles chaises dépaillées en composaient tout le mobilier. Après avoir posé sa lanterne sur l'appui de la cheminée, le général dit à l'inconnu:—Votre sécurité veut que cette misérable mansarde vous serve d'asile. Et, comme vous avez ma parole pour le secret, vous me permettrez de vous y enfermer.

L'homme baissa la tête en signe d'adhésion.

—Je n'ai demandé qu'un asile, le secret et de l'eau, ajouta-t-il.

—Je vais vous en apporter, répondit le marquis qui ferma la porte avec soin et descendit à tâtons dans le salon pour y venir prendre un flambeau afin d'aller chercher lui-même une carafe dans l'office.

—Hé! bien, monsieur, qu'y a-t-il? demanda vivement la marquise à son mari.

—Rien, ma chère, répondit-il d'un air froid.

—Mais nous avons cependant bien écouté, vous venez de conduire quelqu'un là-haut....

—Hélène, reprit le général en regardant sa fille qui leva la tête vers lui, songez que l'honneur de votre père repose sur votre discrétion. Vous devez n'avoir rien entendu.

La jeune fille répondit par un mouvement de tête significatif. La marquise demeura tout interdite et piquée intérieurement de la manière dont s'y prenait son mari pour lui imposer silence. Le général alla prendre une carafe, un verre, et remonta dans la chambre où était son prisonnier: il le trouva debout, appuyé contre le mur, près de la cheminée, la tête nue; il avait jeté son chapeau sur une des deux chaises. L'étranger ne s'attendait sans doute pas à se voir si vivement éclairé. Son front se plissa et sa figure devint soucieuse quand ses yeux rencontrèrent les yeux perçants du général; mais il s'adoucit et prit une physionomie gracieuse pour remercier son protecteur. Lorsque ce dernier eut placé le verre et la carafe sur l'appui de la cheminée, l'inconnu, après lui avoir encore jeté son regard flamboyant, rompit le silence.

—Monsieur, dit-il d'une voix douce qui n'eut plus de convulsions gutturales comme précédemment, mais qui néanmoins accusait encore un tremblement intérieur, je vais vous paraître bizarre. Excusez des caprices nécessaires. Si vous restez là, je vous prierai de ne pas me regarder quand je boirai.

Contrarié de toujours obéir à un homme qui lui déplaisait, le général se tourna brusquement. L'étranger tira de sa poche un mouchoir blanc, s'en enveloppa la main droite; puis il saisit la carafe, et but d'un trait l'eau qu'elle contenait. Sans penser à enfreindre son serment tacite, le marquis regarda machinalement dans la glace; mais alors la correspondance des deux miroirs permettant à ses yeux de parfaitement embrasser l'inconnu, il vit le mouchoir se rougir soudain par le contact des mains qui étaient pleines de sang.

—Ah! vous m'avez regardé, s'écria l'homme quand après avoir bu et s'être enveloppé dans son manteau il examina le général d'un air soupçonneux. Je suis perdu. Ils viennent, les voici!

—Je n'entends rien, dit le marquis.

—Vous n'êtes pas intéressé, comme je le suis, à écouter dans l'espace.

—Vous vous êtes donc battu en duel, pour être ainsi couvert de sang? demanda le général assez ému en distinguant la couleur des larges taches dont les vêtements de son hôte étaient imbibés.

—Oui, un duel, vous l'avez dit, répéta l'étranger en laissant errer sur ses lèvres un sourire amer.

En ce moment, le son des pas de plusieurs chevaux au grand galop retentit dans le lointain; mais ce bruit était faible comme les premières lueurs du matin. L'oreille exercée du général reconnut la marche des chevaux disciplinés par le régime de l'escadron.

—C'est la gendarmerie, dit-il.

Il jeta sur son prisonnier un regard de nature à dissiper les doutes qu'il avait pu lui suggérer par son indiscrétion involontaire, remporta la lumière et revint au salon. A peine posait-il la clef de la chambre haute sur la cheminée que le bruit produit par la cavalerie grossit et s'approcha du pavillon avec une rapidité qui le fit tressaillir. En effet, les chevaux s'arrêtèrent à la porte de la maison. Après avoir échangé quelques paroles avec ses camarades, un cavalier descendit, frappa rudement, et obligea le général d'aller ouvrir. Ce dernier ne fut pas maître d'une émotion secrète à l'aspect de six gendarmes dont les chapeaux bordés d'argent brillaient à la clarté de la lune.

—Monseigneur, lui dit un brigadier, n'avez-vous pas entendu tout à l'heure un homme courant vers la barrière?

—Vers la barrière? Non.

—Vous n'avez ouvert votre porte à personne?

—Ai-je donc l'habitude d'ouvrir moi-même ma porte?...

—Mais, pardon, mon général, en ce moment, il me semble que...

—Ah! çà, s'écria le marquis avec un accent de colère, allez-vous me plaisanter? avez-vous le droit...

—Rien, rien, monseigneur, reprit doucement le brigadier. Vous excuserez notre zèle. Nous savons bien qu'un pair de France ne s'expose pas à recevoir un assassin à cette heure de la nuit; mais le désir d'avoir quelques renseignements...

—Un assassin! s'écria le général. Et qui donc a été...

—Monsieur le marquis de Mauny vient d'être haché en je ne sais combien de morceaux, reprit le gendarme. Mais l'assassin est vivement poursuivi. Nous sommes certains qu'il est dans les environs, et nous allons le traquer. Excusez, mon général.

Le gendarme parlait en remontant à cheval, en sorte qu'il ne lui fut heureusement pas possible de voir la figure du général. Habitué à tout supposer, le brigadier aurait peut-être conçu des soupçons à l'aspect de cette physionomie ouverte où se peignaient si fidèlement les mouvements de l'âme.

—Sait-on le nom du meurtrier? demanda le général.

—Non, répondit le cavalier. Il a laissé le secrétaire plein d'or et de billets de banque, sans y toucher.

—C'est une vengeance, dit le marquis.

—Ah! bah! sur un vieillard?... Non, non, ce gaillard-là n'aura pas eu le temps de faire son coup.

Et le gendarme rejoignit ses compagnons, qui galopaient déjà dans le lointain. Le général resta pendant un moment en proie à des perplexités faciles à comprendre. Bientôt il entendit ses domestiques qui revenaient en se disputant avec une sorte de chaleur, et dont les voix retentissaient dans le carrefour de Montreuil. Quand ils arrivèrent, sa colère, à laquelle il fallait un prétexte pour s'exhaler, tomba sur eux avec l'éclat de la foudre. Sa voix fit trembler les échos de la maison. Puis il s'apaisa tout à coup, lorsque le plus hardi, le plus adroit d'entre eux, son valet de chambre, excusa leur retard en lui disant qu'ils avaient été arrêtés à l'entrée de Montreuil par des gendarmes et des agents de police en quête d'un assassin. Le général se tut soudain. Puis, rappelé par ce mot aux devoirs de sa singulière position, il ordonna sèchement à tous ses gens d'aller se coucher aussitôt, en les laissant étonnés de la facilité avec laquelle il admettait le mensonge du valet de chambre.

Mais pendant que ces événements se passaient dans la cour, un incident assez léger en apparence avait changé la situation des autres personnages qui figurent dans cette histoire. A peine le marquis était-il sorti que sa femme, jetant alternativement les yeux sur la clef de la mansarde et sur Hélène, finit par dire à voix basse en se penchant vers sa fille:—Hélène, votre père a laissé la clef sur la cheminée.

La jeune fille étonnée leva la tête, et regarda timidement sa mère, dont les yeux pétillaient de curiosité.

—Hé! bien, maman? répondit-elle d'une voix troublée.

—Je voudrais bien savoir ce qui se passe là-haut. S'il y a une personne, elle n'a pas encore bougé. Vas-y donc...

—Moi? dit la jeune fille avec une sorte d'effroi.

—As-tu peur?

—Non, madame, mais je crois avoir distingué le pas d'un homme.

—Si je pouvais y aller moi-même, je ne vous aurais pas prié de monter, Hélène, reprit sa mère avec un ton de dignité froide. Si votre père rentrait et ne me trouvait pas, il me chercherait peut-être, tandis qu'il ne s'apercevra pas de votre absence.

—Madame, répondit Hélène, si vous me le commandez, j'irai; mais je perdrai l'estime de mon père...

—Comment! dit la marquise avec un accent d'ironie. Mais puisque vous prenez au sérieux ce qui n'était qu'une plaisanterie, maintenant je vous ordonne d'aller voir qui est là-haut. Voici la clef, ma fille! Votre père, en vous recommandant le silence sur ce qui se passe en ce moment chez lui, ne vous a point interdit de monter à cette chambre. Allez, et sachez qu'une mère ne doit jamais être jugée par sa fille...

Après avoir prononcé ces dernières paroles avec toute la sévérité d'une mère offensée, la marquise prit la clef et la remit à Hélène, qui se leva sans dire un mot, et quitta le salon.

—Ma mère saura toujours bien obtenir son pardon; mais moi je serai perdue dans l'esprit de mon père. Veut-elle donc me priver de la tendresse qu'il a pour moi, me chasser de sa maison?

Ces idées fermentèrent soudain dans son imagination pendant qu'elle marchait sans lumière le long du corridor, au fond duquel était la porte de la chambre mystérieuse. Quand elle y arriva, le désordre de ses pensées eut quelque chose de fatal. Cette espèce de méditation confuse servit à faire déborder mille sentiments contenus jusque-là dans son cœur. Ne croyant peut-être déjà plus à un heureux avenir, elle acheva, dans ce moment affreux, de désespérer de sa vie. Elle trembla convulsivement en approchant la clef de la serrure, et son émotion devint même si forte qu'elle s'arrêta pendant un instant pour mettre la main sur son cœur, comme si elle avait le pouvoir d'en calmer les battements profonds et sonores. Enfin elle ouvrit la porte. Le cri des gonds avait sans doute vainement frappé l'oreille du meurtrier. Quoique son ouïe fût très-fine, il resta presque collé sur le mur, immobile et comme perdu dans ses pensées. Le cercle de lumière projeté par la lanterne l'éclairait faiblement, et il ressemblait, dans cette zone de clair-obscur, à ces sombres statues de chevaliers, toujours debout à l'encoignure de quelque tombe noire sous les chapelles gothiques. Des gouttes de sueur froide sillonnaient son front jaune et large. Une audace incroyable brillait sur ce visage fortement contracté. Ses yeux de feu, fixes et secs, semblaient contempler un combat dans l'obscurité qui était devant lui. Des pensées tumultueuses passaient rapidement sur cette face, dont l'expression ferme et précise indiquait une âme supérieure. Son corps, son attitude, ses proportions, s'accordaient avec son génie sauvage. Cet homme était tout force et tout puissance, et il envisageait les ténèbres comme une visible image de son avenir. Habitué à voir les figures énergiques des géants qui se pressaient autour de Napoléon, et préoccupé par une curiosité morale, le général n'avait pas fait attention aux singularités physiques de cet homme extraordinaire; mais, sujette, comme toutes les femmes, aux impressions extérieures, Hélène fut saisie par le mélange de lumière et d'ombre, de grandiose et de passion, par un poétique chaos qui donnait à l'inconnu l'apparence de Lucifer se relevant de sa chute. Tout à coup la tempête peinte sur ce visage s'apaisa comme par magie, et l'indéfinissable empire dont l'étranger était, à son insu peut-être, le principe et l'effet, se répandit autour de lui avec la progressive rapidité d'une inondation. Un torrent de pensées découla de son front au moment où ses traits reprirent leurs formes naturelles. Charmée, soit par l'étrangeté de cette entrevue, soit par le mystère dans lequel elle pénétrait, la jeune fille put alors admirer une physionomie douce et pleine d'intérêt. Elle resta pendant quelque temps dans un prestigieux silence et en proie à des troubles jusqu'alors inconnus à sa jeune âme. Mais bientôt, soit qu'Hélène eût laissé échapper une exclamation, eût fait un mouvement; soit que l'assassin, revenant du monde idéal au monde réel, entendît une autre respiration que la sienne, il tourna la tête vers la fille de son hôte, et aperçut indistinctement dans l'ombre la figure sublime et les formes majestueuses d'une créature qu'il dut prendre pour un ange, à la voir immobile et vague comme une apparition.

—Monsieur! dit-elle d'une voix palpitante.

Le meurtrier tressaillit.

—Une femme! s'écria-t-il doucement. Est-ce possible? Éloignez-vous, reprit-il. Je ne reconnais à personne de droit de me plaindre, de m'absoudre ou de me condamner. Je dois vivre seul. Allez, mon enfant, ajouta-t-il avec un geste de souverain, je reconnaîtrais mal le service que me rend le maître de cette maison, si je laissais une seule des personnes qui l'habitent respirer le même air que moi. Il faut me soumettre aux lois du monde.

Cette dernière phrase fut prononcée à voix basse. En achevant d'embrasser par sa profonde intuition les misères que réveilla cette idée mélancolique, il jeta sur Hélène un regard de serpent, et remua dans le cœur de cette singulière jeune fille un monde de pensées encore endormi chez elle. Ce fut comme une lumière qui lui aurait éclairé des pays inconnus. Son âme fut terrassée, subjuguée, sans qu'elle trouvât la force de se défendre contre le pouvoir magnétique de ce regard, quelque involontairement lancé qu'il fût. Honteuse et tremblante, elle sortit et ne revint au salon qu'un instant avant le retour de son père, en sorte qu'elle ne put rien dire à sa mère.

Le général, tout préoccupé, se promena silencieusement, les bras croisés, allant d'un pas uniforme des fenêtres qui donnaient sur la rue aux fenêtres du jardin. Sa femme gardait Abel endormi. Moïna, posée sur la bergère comme un oiseau dans son nid, sommeillait insouciante. La sœur aînée tenait une pelote de soie dans une main, dans l'autre une aiguille, et contemplait le feu. Le profond silence qui régnait au salon, au dehors et dans la maison, n'était interrompu que par les pas traînants des domestiques, qui allèrent se coucher un à un; par quelques rires étouffés, dernier écho de leur joie et de la fête nuptiale; puis encore par les portes de leurs chambres respectives, au moment où ils les ouvrirent en se parlant les uns aux autres, et quand ils les fermèrent. Quelques bruits sourds retentirent encore auprès des lits. Une chaise tomba. La toux d'un vieux cocher résonna faiblement et se tut. Mais bientôt la sombre majesté qui éclate dans la nature endormie à minuit domina partout. Les étoiles seules brillaient. Le froid avait saisi la terre. Pas un être ne parla, ne remua. Seulement le feu bruissait, comme pour faire comprendre la profondeur du silence. L'horloge de Montreuil sonna une heure. En ce moment des pas extrêmement légers retentirent faiblement dans l'étage supérieur. Le marquis et sa fille, certains d'avoir enfermé l'assassin de monsieur de Mauny, attribuèrent ces mouvements à une des femmes, et ne furent pas étonnés d'entendre ouvrir les portes de la pièce qui précédait le salon. Tout à coup le meurtrier apparut au milieu d'eux. La stupeur dans laquelle le marquis était plongé, la vive curiosité de la mère et l'étonnement de la fille lui ayant permis d'avancer presque au milieu du salon, il dit au général d'une voix singulièrement calme et mélodieuse:—Monseigneur, les deux heures vont expirer.

—Vous ici! s'écria le général. Par quelle puissance? Et, d'un regard terrible, il interrogea sa femme et ses enfants. Hélène devint rouge comme le feu.—Vous, reprit le militaire d'un ton pénétré, vous au milieu de nous! Un assassin couvert de sang ici! Vous souillez ce tableau! Sortez! sortez! ajouta-t-il avec un accent de fureur.

Au mot d'assassin, la marquise jeta un cri. Quant à Hélène, ce mot sembla décider de sa vie, son visage n'accusa pas le moindre étonnement. Elle semblait avoir attendu cet homme. Ses pensées si vastes eurent un sens. La punition que le ciel réservait à ses fautes éclatait. Se croyant aussi criminelle que l'était cet homme, la jeune fille le regarda d'un œil serein: elle était sa compagne, sa sœur. Pour elle, un commandement de Dieu se manifestait dans cette circonstance. Quelques années plus tard, la raison aurait fait justice de ses remords; mais en ce moment ils la rendaient insensée. L'étranger resta immobile et froid. Un sourire de dédain se peignit dans ses traits et sur ses larges lèvres rouges.

—Vous reconnaissez bien mal la noblesse de mes procédés envers vous, dit-il lentement. Je n'ai pas voulu toucher de mes mains le verre dans lequel vous m'avez donné de l'eau pour apaiser ma soif. Je n'ai pas même pensé à laver mes mains sanglantes sous votre toit, et j'en sors n'y ayant laissé de mon crime (à ces mots ses lèvres se comprimèrent) que l'idée, en essayant de passer ici sans laisser de trace. Enfin je n'ai pas même permis à votre fille de...

—Ma fille! s'écria le général en jetant sur Hélène un coup d'œil d'horreur. Ah! malheureux, sors ou je te tue.

—Les deux heures ne sont pas expirées. Vous ne pouvez ni me tuer ni me livrer sans perdre votre propre estime et—la mienne.

A ce dernier mot, le militaire stupéfait essaya de contempler le criminel; mais il fut obligé de baisser les yeux, il se sentait hors d'état de soutenir l'insupportable éclat d'un regard qui pour la seconde fois lui désorganisait l'âme. Il craignit de mollir encore en reconnaissant que sa volonté s'affaiblissait déjà.

—Assassiner un vieillard! Vous n'avez donc jamais vu de famille? dit-il alors en lui montrant par un geste paternel sa femme et ses enfants.

—Oui, un vieillard, répéta l'inconnu dont le front se contracta légèrement.

—L'avoir coupé en morceaux!

—Je l'ai coupé en morceaux, reprit l'assassin avec calme.

—Fuyez! s'écria le général sans oser regarder son hôte. Notre pacte est rompu. Je ne vous tuerai pas. Non! je ne me ferai jamais le pourvoyeur de l'échafaud. Mais sortez, vous nous faites horreur.

—Je le sais, répondit le criminel avec résignation. Il n'y a pas de terre en France où je puisse poser mes pieds avec sécurité; mais, si la justice savait, comme Dieu, juger les spécialités; si elle daignait s'enquérir qui, de l'assassin ou de la victime, est le monstre, je resterais fièrement parmi les hommes. Ne devinez-vous pas des crimes antérieurs chez un homme qu'on vient de hacher? Je me suis fait juge et bourreau, j'ai remplacé la justice humaine impuissante. Voilà mon crime. Adieu, monsieur. Malgré l'amertume que vous avez jetée dans votre hospitalité, j'en garderai le souvenir. J'aurai encore dans l'âme un sentiment de reconnaissance pour un homme dans le monde, cet homme est vous... Mais je vous aurais voulu plus généreux.

Il alla vers la porte. En ce moment la jeune fille se pencha vers sa mère et lui dit un mot à l'oreille.

—Ah!... Ce cri échappé à sa femme fit tressaillir le général, comme s'il eût vu Moïna morte. Hélène était debout, et le meurtrier s'était instinctivement retourné, montrant sur sa figure une sorte d'inquiétude pour cette famille.

—Qu'avez-vous, ma chère? demanda le marquis.

—Hélène veut le suivre, dit-elle.

Le meurtrier rougit.

—Puisque ma mère traduit si mal une exclamation presque involontaire, dit Hélène à voix basse, je réaliserai ses vœux.

Après avoir jeté un regard de fierté presque sauvage autour d'elle, la jeune fille baissa les yeux et resta dans une admirable attitude de modestie.

—Hélène, dit le général, vous êtes allée là-haut dans la chambre où j'avais mis...?

—Oui, mon père.

—Hélène, demanda-t-il d'une voix altérée par un tremblement convulsif, est-ce la première fois que vous avez vu cet homme?

—Oui, mon père.

—Il n'est pas alors naturel que vous ayez le dessein de...

—Si cela n'est pas naturel, au moins cela est vrai, mon père.

—Ah! ma fille?... dit la marquise à voix basse, mais de manière que son mari l'entendît. Hélène, vous mentez à tous les principes d'honneur, de modestie, de vertu, que j'ai tâché de développer dans votre cœur. Si vous n'avez été que mensonge jusqu'à cette heure fatale, alors vous n'êtes point regrettable. Est-ce la perfection morale de cet inconnu qui vous tente? serait-ce l'espèce de puissance nécessaire aux gens qui commettent un crime?... Je vous estime trop pour supposer...

—Oh! supposez tout, madame, répondit Hélène d'un ton froid.

Mais, malgré la force de caractère dont elle faisait preuve en ce moment, le feu de ses yeux absorba difficilement les larmes qui roulèrent dans ses yeux. L'étranger devina le langage de la mère par les pleurs de la jeune fille, et lança son coup d'œil d'aigle sur la marquise, qui fut obligée, par un irrésistible pouvoir, de regarder ce terrible séducteur. Or, quand les yeux de cette femme rencontrèrent les yeux clairs et luisants de cet homme, elle éprouva dans l'âme un frisson semblable à la commotion qui nous saisit à l'aspect d'un reptile, ou lorsque nous touchons à une bouteille de Leyde.

—Mon ami, cria-t-elle à son mari, c'est le démon! Il devine tout...

Le général se leva pour saisir un cordon de sonnette.

—Il vous perd, dit Hélène au meurtrier.

L'inconnu sourit, fit un pas, arrêta le bras du marquis, le força de supporter un regard qui versait la stupeur, et le dépouilla de son énergie.

—Je vais vous payer votre hospitalité, dit-il, et nous serons quittes. Je vous épargnerai un déshonneur en me livrant moi-même. Après tout, que ferais-je maintenant dans la vie?

—Vous pouvez vous repentir, répondit Hélène en lui adressant une de ces espérances qui ne brillent que dans les yeux d'une jeune fille.

—Je ne me repentirai jamais, dit le meurtrier d'une voix sonore et en levant fièrement la tête.

—Ses mains sont teintes de sang, dit le père à sa fille.

—Je les essuierai, répondit-elle.

—Mais, reprit le général, sans se hasarder à lui montrer l'inconnu, savez-vous s'il veut de vous seulement?

Le meurtrier s'avança vers Hélène, dont la beauté, quelque chaste et recueillie qu'elle fût, était comme éclairée par une lumière intérieure dont les reflets coloraient et mettaient, pour ainsi dire, en relief les moindres traits et les lignes les plus délicates; puis, après avoir jeté sur cette ravissante créature un doux regard, dont la flamme était encore terrible, il dit en trahissant une vive émotion:—N'est-ce pas vous aimer pour vous-même et m'acquitter des deux heures d'existence que m'a vendues votre père, que de me refuser à votre dévouement?

—Et vous aussi vous me repoussez! s'écria Hélène avec un accent qui déchira les cœurs. Adieu donc à tous, je vais aller mourir!

—Qu'est-ce que cela signifie? lui dirent ensemble son père et sa mère.

Elle resta silencieuse et baissa les yeux après avoir interrogé la marquise par un coup d'œil éloquent. Depuis le moment où le général et sa femme avaient essayé de combattre par la parole ou par l'action l'étrange privilége que l'inconnu s'arrogeait en restant au milieu d'eux, et que ce dernier leur avait lancé l'étourdissante lumière qui jaillissait de ses yeux, ils étaient soumis à une torpeur inexplicable: et leur raison engourdie les aidait mal à repousser la puissance surnaturelle sous laquelle ils succombaient. Pour eux l'air était devenu lourd, et ils respiraient difficilement, sans pouvoir accuser celui qui les opprimait ainsi, quoiqu'une voix intérieure ne leur laissât pas ignorer que cet homme magique était le principe de leur impuissance. Au milieu de cette agonie morale, le général devina que ses efforts devaient avoir pour objet d'influencer la raison chancelante de sa fille: il la saisit par la taille, et la transporta dans l'embrasure d'une croisée, loin du meurtrier.

—Mon enfant chérie, lui dit-il à voix basse, si quelque amour étrange était né tout à coup dans ton cœur, ta vie pleine d'innocence, ton âme pure et pieuse m'ont donné trop de preuves de caractère, pour ne pas te supposer l'énergie nécessaire à dompter un mouvement de folie. Ta conduite cache donc un mystère. Eh! bien, mon cœur est un cœur plein d'indulgence, tu peux tout lui confier; quand même tu le déchirerais, je saurais, mon enfant, taire mes souffrances et garder à ta confession un silence fidèle. Voyons, es-tu jalouse de notre affection pour tes frères ou ta jeune sœur? As-tu dans l'âme un chagrin d'amour? Es-tu malheureuse ici? Parle, explique-moi les raisons qui te poussent à laisser ta famille, à l'abandonner, à la priver de son plus grand charme, à quitter ta mère, tes frères, ta petite sœur.

—Mon père, répondit-elle, je ne suis ni jalouse ni amoureuse de personne, pas même de votre ami le diplomate, monsieur de Vandenesse.

La marquise pâlit, et sa fille, qui l'observait, s'arrêta.

—Ne dois-je pas tôt ou tard aller vivre sous la protection d'un homme?

—Cela est vrai.

—Savons-nous jamais, dit-elle en continuant, à quel être nous lions nos destinées? Moi, je crois en cet homme.

—Enfant, dit le général en élevant la voix, tu ne songes pas à toutes les souffrances qui vont t'assaillir.

—Je pense aux siennes...

—Quelle vie! dit le père.

—Une vie de femme, répondit la fille en murmurant.

—Vous êtes bien savante, s'écria la marquise en retrouvant la parole.

—Madame, les demandes me dictent les réponses; mais, si vous le désirez, je parlerai plus clairement.

—Dites tout, ma fille, je suis mère. Ici la fille regarda la mère, et ce regard fit faire une pause à la marquise.—Hélène, je subirai vos reproches si vous en avez à me faire, plutôt que de vous voir suivre un homme que tout le monde fuit avec horreur.

—Vous voyez bien, madame, que sans moi il serait seul.

—Assez, madame, s'écria le général, nous n'avons plus qu'une fille! Et il regarda Moïna, qui dormait toujours.—Je vous enfermerai dans un couvent, ajouta-t-il en se tournant vers Hélène.

—Soit! mon père, répondit-elle avec un calme désespérant, j'y mourrai. Vous n'êtes comptable de ma vie et de son âme qu'à Dieu.

Un profond silence succéda soudain à ces paroles. Les spectateurs de cette scène, où tout froissait les sentiments vulgaires de la vie sociale, n'osaient se regarder. Tout à coup le marquis aperçut ses pistolets, en saisit un, l'arma lestement et le dirigea sur l'étranger. Au bruit que fit la batterie, cet homme se retourna, jeta son regard calme et perçant sur le général dont le bras, détendu par une invincible mollesse, retomba lourdement, et le pistolet roula sur le tapis...

—Ma fille, dit alors le père abattu par cette lutte effroyable, vous êtes libre. Embrassez votre mère, si elle y consent. Quant à moi, je ne veux plus ni vous voir ni vous entendre...

—Hélène, dit la mère à la jeune fille, pensez donc que vous serez dans la misère.

Une espèce de râle, parti de la large poitrine du meurtrier, attira les regards sur lui. Une expression dédaigneuse était peinte sur sa figure.

—L'hospitalité que je vous ai donnée me coûte cher! s'écria le général en se levant. Vous n'avez tué, tout à l'heure, qu'un vieillard; ici, vous assassinez toute une famille. Quoi qu'il arrive, il y aura du malheur dans cette maison.

—Et si votre fille est heureuse? demanda le meurtrier en regardant fixement le militaire.

—Si elle est heureuse avec vous, répondit le père en faisant un incroyable effort, je ne la regretterai pas.

Hélène s'agenouilla timidement devant son père, et lui dit d'une voix caressante:—O mon père, je vous aime et vous vénère, que vous me prodiguiez des trésors de votre bonté ou les rigueurs de la disgrâce... Mais, je vous en supplie, que vos dernières paroles ne soient pas des paroles de colère.

Le général n'osa pas contempler sa fille. En ce moment l'étranger s'avança, et jetant sur Hélène un sourire où il y avait à la fois quelque chose d'infernal et de céleste:—Vous qu'un meurtrier n'épouvante pas, ange de miséricorde, dit-il, venez, puisque vous persistez à me confier votre destinée.

—Inconcevable! s'écria le père.

La marquise lança sur sa fille un regard extraordinaire, et lui ouvrit les bras. Hélène s'y précipita en pleurant.

—Adieu, dit-elle, adieu, ma mère!

Hélène fit hardiment un signe à l'étranger, qui tressaillit. Après avoir baisé la main de son père, embrassé précipitamment, mais sans plaisir, Moïna et le petit Abel, elle disparut avec le meurtrier.

—Par où vont-ils? s'écria le général en écoutant les pas des deux fugitifs.—Madame, reprit-il en s'adressant à sa femme, je crois rêver: cette aventure me cache un mystère. Vous devez le savoir.

La marquise frissonna.

—Depuis quelque temps, répondit-elle, votre fille était devenue extraordinairement romanesque et singulièrement exaltée. Malgré mes soins à combattre cette tendance de son caractère...

—Cela n'est pas clair...

Mais, s'imaginant entendre dans le jardin les pas de sa fille et de l'étranger, le général s'interrompit pour ouvrir précipitamment la croisée.

—Hélène! cria-t-il.

Cette voix se perdit dans la nuit comme une vaine prophétie. En prononçant ce nom, auquel rien ne répondait plus dans le monde, le général rompit, comme par enchantement, le charme auquel une puissance diabolique l'avait soumis. Une sorte d'esprit lui passa sur la face. Il vit clairement la scène qui venait de se passer, et maudit sa faiblesse qu'il ne comprenait pas. Un frisson chaud alla de son cœur à sa tête, à ses pieds; il redevint lui-même, terrible, affamé de vengeance, et poussa un effroyable cri.

—Au secours! au secours!...

Il courut aux cordons des sonnettes, les tira de manière à les briser, après avoir fait retentir des tintements étranges. Tous ses gens s'éveillèrent en sursaut. Pour lui, criant toujours, il ouvrit les fenêtres de la rue, appela les gendarmes, trouva ses pistolets, les tira pour accélérer la marche des cavaliers, le lever de ses gens et la venue des voisins. Les chiens reconnurent alors la voix de leur maître et aboyèrent, les chevaux hennirent et piaffèrent. Ce fut un tumulte affreux au milieu de cette nuit calme. En descendant par les escaliers pour courir après sa fille, le général vit ses gens épouvantés qui arrivaient de toutes parts.

—Ma fille? Hélène est enlevée. Allez dans le jardin! Gardez la rue! Ouvrez à la gendarmerie! A l'assassin!

Aussitôt il brisa par un effort de rage la chaîne qui retenait le gros chien de garde.

—Hélène! Hélène! lui dit-il.

Le chien bondit comme un lion, aboya furieusement et s'élança dans le jardin si rapidement, que le général ne put le suivre. En ce moment le galop des chevaux retentit dans la rue, et le général s'empressa d'ouvrir lui-même.

—Brigadier, s'écria-t-il, allez couper la retraite à l'assassin de monsieur de Mauny. Ils s'en vont par mes jardins. Vite, cernez les chemins de la butte de Picardie, je vais faire une battue dans toutes les terres, les parcs, les maisons.—Vous autres, dit-il à ses gens, veillez sur la rue et tenez la ligne depuis la barrière jusqu'à Versailles. En avant, tous!

Il se saisit d'un fusil que lui apporta son valet de chambre, et s'élança dans les jardins en criant au chien:—Cherche! D'affreux aboiements lui répondirent dans le lointain, et il se dirigea dans la direction d'où les râlements du chien semblaient venir.

A sept heures du matin, les recherches de la gendarmerie, du général, de ses gens et des voisins, avaient été inutiles. Le chien n'était pas revenu. Harassé de fatigue, et déjà vieilli par le chagrin, le marquis rentra dans son salon, désert pour lui, quoique ses trois autres enfants y fussent.

—Vous avez été bien froide pour votre fille, dit-il en regardant sa femme.—Voilà donc ce qui nous reste d'elle! ajouta-t-il en montrant le métier où il voyait une fleur commencée. Elle était là tout à l'heure, et maintenant perdue, perdue!

Il pleura, se cacha la tête dans ses mains, et resta un moment silencieux, n'osant plus contempler ce salon, qui naguère lui offrait le tableau le plus suave du bonheur domestique. Les lueurs de l'aurore luttaient avec les lampes expirantes; les bougies brûlaient leurs festons de papier, tout s'accordait avec le désespoir de ce père.

—Il faudra détruire ceci, dit-il après un moment de silence et en montrant le métier. Je ne pourrais plus rien voir de ce qui nous la rappelle...

La terrible nuit de Noël, pendant laquelle le marquis et sa femme eurent le malheur de perdre leur fille aînée sans avoir pu s'opposer à l'étrange domination exercée par son ravisseur involontaire, fut comme un avis que leur donna la fortune. La faillite d'un agent de change ruina le marquis. Il hypothéqua les biens de sa femme pour tenter une spéculation dont les bénéfices devaient restituer à sa famille toute sa première fortune; mais cette entreprise acheva de le ruiner. Poussé par son désespoir à tout tenter, le général s'expatria. Six ans s'étaient écoulés depuis son départ. Quoique sa famille eût rarement reçu de ses nouvelles, quelques jours avant la reconnaissance de l'indépendance des républiques américaines par l'Espagne, il avait annoncé son retour.

Donc, par une belle matinée, quelques négociants français, impatients de revenir dans leur patrie avec des richesses acquises au prix de longs travaux et de périlleux voyages entrepris, soit au Mexique, soit dans la Colombie, se trouvaient à quelques lieues de Bordeaux, sur un brick espagnol. Un homme, vieilli par les fatigues ou par le chagrin plus que ne le comportaient ses années, était appuyé sur le bastingage et paraissait insensible au spectacle qui s'offrait aux regards des passagers groupés sur le tillac. Échappés aux dangers de la navigation et conviés par la beauté du jour, tous étaient montés sur le pont comme pour saluer la terre natale. La plupart d'entre eux voulaient absolument voir, dans le lointain, les phares, les édifices de la Gascogne, la tour de Cordouan, mêlés aux créations fantastiques de quelques nuages blancs qui s'élevaient à l'horizon. Sans la frange argentée qui badinait devant le brick, sans le long sillon rapidement effacé qu'il traçait derrière lui, les voyageurs auraient pu se croire immobiles au milieu de l'Océan, tant la mer y était calme. Le ciel avait une pureté ravissante. La teinte foncée de sa voûte arrivait, par d'insensibles dégradations, à se confondre avec la couleur des eaux bleuâtres, en marquant le point de sa réunion par une ligne dont la clarté scintillait aussi vivement que celle des étoiles. Le soleil faisait étinceler des millions de facettes dans l'immense étendue de la mer, en sorte que les vastes plaines de l'eau étaient plus lumineuses peut-être que les campagnes du firmament. Le brick avait toutes ses voiles gonflées par un vent d'une merveilleuse douceur, et ces nappes aussi blanches que la neige, ces pavillons jaunes flottants, ce dédale de cordages se dessinaient avec une précision rigoureuse sur le fond brillant de l'air, du ciel et de l'Océan, sans recevoir d'autres teintes que celles des ombres projetées par les toiles vaporeuses. Un beau jour, un vent frais, la vue de la patrie, une mer tranquille, un bruissement mélancolique, un joli brick solitaire, glissant sur l'Océan comme une femme qui vole à un rendez-vous, c'était un tableau plein d'harmonies, une scène d'où l'âme humaine pouvait embrasser d'immuables espaces, en partant d'un point où tout était mouvement. Il y avait une étonnante opposition de solitude et de vie, de silence et de bruit, sans qu'on pût savoir où était le bruit et la vie, le néant et le silence; aussi pas une voix humaine ne rompait-elle ce charme céleste. Le capitaine espagnol, ses matelots, les Français restaient assis ou debout, tous plongés dans une extase religieuse pleine de souvenirs. Il y avait de la paresse dans l'air. Les figures épanouies accusaient un oubli complet des maux passés, et ces hommes se balançaient sur ce doux navire comme dans un songe d'or. Cependant, de temps en temps, le vieux passager, appuyé sur le bastingage, regardait l'horizon avec une sorte d'inquiétude. Il y avait une défiance du sort écrite dans tous ses traits, et il semblait craindre de ne jamais toucher assez vite la terre de France. Cet homme était le marquis. La fortune n'avait pas été sourde aux cris et aux efforts de son désespoir. Après cinq ans de tentatives et de travaux pénibles, il s'était vu possesseur d'une fortune considérable. Dans son impatience de revoir son pays et d'apporter le bonheur à sa famille, il avait suivi l'exemple de quelques négociants français de la Havane, en s'embarquant avec eux sur un vaisseau espagnol en charge pour Bordeaux. Néanmoins son imagination, lassée de prévoir le mal, lui traçait les images les plus délicieuses de son bonheur passé. En voyant de loin la ligne brune décrite par la terre, il croyait contempler sa femme et ses enfants. Il était à sa place, au foyer, et s'y sentait pressé, caressé. Il se figurait Moïna, belle, grandie, imposante comme une jeune fille. Quand ce tableau fantastique eut pris une sorte de réalité, des larmes roulèrent dans ses yeux; alors, comme pour cacher son trouble, il regarda l'horizon humide, opposé à la ligne brumeuse qui annonçait la terre.

—C'est lui, dit-il, il nous suit.

—Qu'est-ce? s'écria le capitaine espagnol.

—Un vaisseau, reprit à voix basse le général.

—Je l'ai déjà vu hier, répondit le capitaine Gomez. Il contempla le Français comme pour l'interroger.—Il nous a toujours donné la chasse, dit-il alors à l'oreille du général.

—Et je ne sais pas pourquoi il ne nous a jamais rejoints, reprit le vieux militaire, car il est meilleur voilier que votre damné Saint-Ferdinand.

—Il aura eu des avaries, une voie d'eau.

—Il nous gagne, s'écria le Français.

—C'est un corsaire colombien, lui dit à l'oreille le capitaine. Nous sommes encore à six lieues de terre, et le vent faiblit.

—Il ne marche pas, il vole, comme s'il savait que dans deux heures sa proie lui aura échappé. Quelle hardiesse!

—Lui! s'écria le capitaine. Ah! il ne s'appelle pas l'Othello sans raison. Il a dernièrement coulé bas une frégate espagnole, et n'a cependant pas plus de trente canons! Je n'avais peur que de lui, car je n'ignorais pas qu'il croisait dans les Antilles...—Ah! ah! reprit-il après une pause pendant laquelle il regarda les voiles de son vaisseau, le vent s'élève, nous arriverons. Il le faut, le Parisien serait impitoyable.

—Lui aussi arrive! répondit le marquis.

L'Othello n'était plus guère qu'à trois lieues. Quoique l'équipage n'eût pas entendu la conversation du marquis et du capitaine Gomez, l'apparition de cette voile avait amené la plupart des matelots et des passagers vers l'endroit où étaient les deux interlocuteurs; mais presque tous, prenant le brick pour un bâtiment de commerce, le voyaient venir avec intérêt, quand tout à coup un matelot s'écria, dans un langage énergique:—Par saint Jacques! nous sommes flambés, voici le capitaine parisien.

A ce nom terrible, l'épouvante se répandit dans le brick, et ce fut une confusion que rien ne saurait exprimer. Le capitaine espagnol imprima par sa parole une énergie momentanée à ses matelots; et, dans ce danger, voulant gagner la terre à quelque prix que ce fût, il essaya de faire mettre promptement toutes ses bonnettes hautes et basses, tribord et bâbord, pour présenter au vent l'entière surface de toile qui garnissait ses vergues. Mais ce ne fut pas sans de grandes difficultés que les manœuvres s'accomplirent; elles manquèrent naturellement de cet ensemble admirable qui séduit tant dans un vaisseau de guerre. Quoique l'Othello volât comme une hirondelle, grâce à l'orientement de ses voiles, il gagnait cependant si peu en apparence, que les malheureux Français se firent une douce illusion. Tout à coup, au moment où, après des efforts inouïs, le Saint-Ferdinand prenait un nouvel essor par suite des habiles manœuvres auxquelles Gomez avait aidé lui-même du geste et de la voix, par un faux coup de barre, volontaire sans doute, le timonier mit le brick en travers. Les voiles, frappées de côté par le vent, faséièrent alors si brusquement, qu'il vint à masquer en grand; les bouts-dehors se rompirent, et il fut complétement démané. Une rage inexprimable rendit le capitaine plus blanc que ses voiles. D'un seul bond il sauta sur le timonier, et l'atteignit si furieusement de son poignard, qu'il le manqua, mais il le précipita dans la mer; puis il saisit la barre, et tâcha de remédier au désordre épouvantable qui révolutionnait son brave et courageux navire. Des larmes de désespoir roulaient dans ses yeux; car nous éprouvons plus de chagrin d'une trahison qui trompe un résultat dû à notre talent, que d'une mort imminente. Mais plus le capitaine jura, moins la besogne se fit. Il tira lui-même le canon d'alarme, espérant être entendu de la côte. En ce moment, le corsaire, qui arrivait avec une vitesse désespérante, répondit par un coup de canon dont le boulet vint expirer à dix toises du Saint-Ferdinand.

—Tonnerre! s'écria le général, comme c'est pointé! Ils ont des caronades faites exprès.

—Oh! celui-là, voyez-vous, quand il parle, il faut se taire, répondit un matelot. Le Parisien ne craindrait pas un vaisseau anglais...

—Tout est dit, s'écria dans un accent de désespoir le capitaine, qui, ayant braqué sa longue-vue, ne distingua rien du côté de la terre... Nous sommes encore plus loin de la France que je ne le croyais.

—Pourquoi vous désoler? reprit le général. Tous vos passagers sont Français, ils ont frété votre bâtiment. Ce corsaire est un Parisien, dites-vous; hé bien, hissez pavillon blanc, et...

—Et il nous coulera, répondit le capitaine. N'est-il pas, suivant les circonstances, tout ce qu'il faut être quand il veut s'emparer d'une riche proie?

—Ah! si c'est un pirate!

—Pirate! dit le matelot d'un air farouche. Ah! il est toujours en règle, ou sait s'y mettre.

—Eh! bien, s'écria le général en levant les yeux au ciel, résignons-nous. Et il eut encore assez de force pour retenir ses larmes.

Comme il achevait ces mots, un second coup de canon, mieux adressé, envoya dans la coque du Saint-Ferdinand un boulet qui la traversa.

—Mettez en panne, dit le capitaine d'un air triste.

Et le matelot qui avait défendu l'honnêteté du Parisien aida fort intelligemment à cette manœuvre désespérée. L'équipage attendit pendant une mortelle demi-heure en proie à la consternation la plus profonde. Le Saint-Ferdinand portait en piastres quatre millions, qui composaient la fortune de cinq passagers, et celle du général était de onze cent mille francs. Enfin l'Othello, qui se trouvait alors à dix portées de fusil, montra distinctement les gueules menaçantes de douze canons prêts à faire feu. Il semblait emporté par un vent que le diable soufflait exprès pour lui; mais l'œil d'un marin habile devinait facilement le secret de cette vitesse. Il suffisait de contempler pendant un moment l'élancement du brick, sa forme allongée, son étroitesse, la hauteur de sa mâture, la coupe de sa toile, l'admirable légèreté de son gréement, et l'aisance avec laquelle son monde de matelots, unis comme un seul homme, ménageaient le parfait orientement de la surface blanche présentée par ces voiles. Tout annonçait une incroyable sécurité de puissance dans cette svelte créature de bois, aussi rapide, aussi intelligente que l'est un coursier ou quelque oiseau de proie. L'équipage du corsaire était silencieux et prêt, en cas de résistance, à dévorer le pauvre bâtiment marchand, qui, heureusement pour lui, se tint coi, semblable à un écolier pris en faute par son maître.

—Nous avons des canons! s'écria le général en serrant la main du capitaine espagnol.

Ce dernier lança au vieux militaire un regard plein de courage et de désespoir, en lui disant:—Et des hommes?

Le marquis regarda l'équipage du Saint-Ferdinand et frissonna. Les quatre négociants étaient pâles, tremblants; tandis que les matelots, groupés autour d'un des leurs, semblaient se concerter pour prendre parti sur l'Othello, ils regardaient le corsaire avec une curiosité cupide. Le contre-maître, le capitaine et le marquis échangeaient seuls, en s'examinant de l'œil, des pensées généreuses.

—Ah! capitaine Gomez, j'ai dit autrefois adieu à mon pays et à ma famille, le cœur mort d'amertume; faudra-t-il encore les quitter au moment où j'apporte la joie et le bonheur à mes enfants?

Le général se tourna pour jeter à la mer une larme de rage, et y aperçut le timonier nageant vers le corsaire.

—Cette fois, répondit le capitaine, vous lui direz sans doute adieu pour toujours.

Le Français épouvanta l'Espagnol par le coup d'œil stupide qu'il adressa. En ce moment, les deux vaisseaux étaient presque bord à bord; et à l'aspect de l'équipage ennemi le général crut à la fatale prophétie de Gomez. Trois hommes se tenaient autour de chaque pièce. A voir leur posture athlétique, leurs traits anguleux, leurs bras nus et nerveux, on les eût pris pour des statues de bronze. La mort les aurait tués sans les renverser. Les matelots, bien armés, actifs, lestes et vigoureux, restaient immobiles. Toutes ces figures énergiques étaient fortement basanées par le soleil, durcies par les travaux. Leurs yeux brillaient comme autant de pointes de feu, et annonçaient des intelligences énergiques, des joies infernales. Le profond silence régnant sur ce tillac, noir d'hommes et de chapeaux, accusait l'implacable discipline sous laquelle une puissante volonté courbait ses démons humains. Le chef était au pied du grand mât, debout, les bras croisés, sans armes; seulement une hache se trouvait à ses pieds. Il avait sur la tête, pour se garantir du soleil, un chapeau de feutre à grands bords, dont l'ombre lui cachait le visage. Semblables à des chiens couchés devant leurs maîtres, canonniers, soldats et matelots tournaient alternativement les yeux sur leur capitaine et sur le navire marchand. Quand les deux bricks se touchèrent, la secousse tira le corsaire de sa rêverie, et il dit deux mots à l'oreille d'un jeune officier qui se tenait à deux pas de lui.

—Les grappins d'abordage! s'écria le lieutenant.

Et le Saint-Ferdinand fut accroché par l'Othello avec une promptitude miraculeuse. Suivant les ordres donnés à voix basse par le corsaire, et répétés par le lieutenant, les hommes désignés pour chaque service allèrent, comme des séminaristes marchant à la messe, sur le tillac de la prise lier les mains aux matelots, aux passagers, et s'emparer des trésors. En un moment les tonnes pleines de piastres, les vivres et l'équipage du Saint-Ferdinand furent transportés sur le pont de l'Othello. Le général se croyait sous la puissance d'un songe, quand il se trouva les mains liées et jeté sur un ballot comme s'il eût été lui-même une marchandise. Une conférence avait lieu entre le corsaire, son lieutenant et l'un des matelots qui paraissait remplir les fonctions de contre-maître. Quand la discussion, qui dura peu, fut terminée, le matelot siffla ses hommes; sur un ordre qu'il leur donna, ils sautèrent tous sur le Saint-Ferdinand, grimpèrent dans les cordages, et se mirent à le dépouiller de ses vergues, de ses voiles, de ses agrès, avec autant de prestesse qu'un soldat déshabille sur le champ de bataille un camarade mort dont les souliers et la capote étaient l'objet de sa convoitise.

—Nous sommes perdus, dit froidement au marquis le capitaine espagnol qui avait épié de l'œil les gestes des trois chefs pendant la délibération et les mouvements des matelots qui procédaient au pillage régulier de son brick.

—Comment? demanda froidement le général.

—Que voulez-vous qu'ils fassent de nous? répondit l'Espagnol. Ils viennent sans doute de reconnaître qu'ils vendraient difficilement le Saint-Ferdinand dans les ports de France ou d'Espagne, et ils vont le couler pour ne pas s'en embarrasser. Quant à nous, croyez-vous qu'ils puissent se charger de notre nourriture lorsqu'ils ne savent dans quel port relâcher?

A peine le capitaine avait-il achevé ces paroles, que le général entendit une horrible clameur suivie du bruit sourd causé par la chute de plusieurs corps tombant à la mer. Il se retourna, et ne vit plus que les quatre négociants. Huit canonniers à figures farouches avaient encore les bras en l'air au moment où le militaire les regardait avec terreur.

—Quand je vous le disais, lui dit froidement le capitaine espagnol.

Le marquis se releva brusquement, la mer avait déjà repris son calme, il ne put même pas voir la place où ses malheureux compagnons venaient d'être engloutis, ils roulaient en ce moment, pieds et poings liés, sous les vagues, si déjà les poissons ne les avaient dévorés. A quelques pas de lui, le perfide timonier et le matelot du Saint-Ferdinand qui vantait naguère la puissance du capitaine parisien fraternisaient avec les corsaires, et leur indiquaient du doigt ceux des marins du brick qu'ils avaient reconnus dignes d'être incorporés à l'équipage de l'Othello; quant aux autres, deux mousses leur attachaient les pieds, malgré d'affreux jurements. Le choix terminé, les huit canonniers s'emparèrent des condamnés et les lancèrent sans cérémonie à la mer. Les corsaires regardaient avec une curiosité malicieuse les différentes manières dont ces hommes tombaient, leurs grimaces, leur dernière torture; mais leurs visages ne trahissaient ni moquerie, ni étonnement, ni pitié. C'était pour eux un événement tout simple, auquel ils semblaient accoutumés. Les plus âgés contemplaient de préférence, avec un sourire sombre et arrêté, les tonneaux pleins de piastres déposés au pied du grand mât. Le général et le capitaine Gomez, assis sur un ballot, se consultaient en silence par un regard presque terne. Ils se trouvèrent bientôt les seuls qui survécussent à l'équipage du Saint-Ferdinand. Les sept matelots choisis par les deux espions parmi les marins espagnols s'étaient déjà joyeusement métamorphosés en Péruviens.

—Quels atroces coquins! s'écria tout à coup le général chez qui une loyale et généreuse indignation fit taire et la douleur et la prudence.

—Ils obéissent à la nécessité, répondit froidement Gomez. Si vous retrouviez un de ces hommes-là, ne lui passeriez-vous pas votre épée au travers du corps?

—Capitaine, dit le lieutenant en se retournant vers l'Espagnol, le Parisien a entendu parler de vous. Vous êtes, dit-il, le seul homme qui connaissiez bien les débouquements des Antilles et les côtes du Brésil. Voulez-vous....

Le capitaine interrompit le jeune lieutenant par une exclamation de mépris, et répondit:—Je mourrai en marin, en Espagnol fidèle, en chrétien. Entends-tu?

—A la mer! cria le jeune homme.

A cet ordre deux canonniers se saisirent de Gomez.

—Vous êtes des lâches! s'écria le général en arrêtant les deux corsaires.

—Mon vieux, lui dit le lieutenant, ne vous emportez pas trop. Si votre ruban rouge fait quelque impression sur notre capitaine, moi je m'en moque... Nous allons avoir aussi tout à l'heure notre petit bout de conversation.

En ce moment un bruit sourd, auquel nulle plainte ne se mêla, fit comprendre au général que le brave Gomez était mort en marin.

—Ma fortune ou la mort! s'écria-t-il dans un effroyable accès de rage.

—Ah! vous êtes raisonnable, lui répondit le corsaire en ricanant. Maintenant vous êtes sûr d'obtenir quelque chose de nous...

Puis, sur un signe du lieutenant, deux matelots s'empressèrent de lier les pieds du Français; mais ce dernier, les frappant avec une audace imprévue, tira, par un geste auquel on ne s'attendait guère, le sabre que le lieutenant avait au côté, et se mit à en jouer lestement en vieux général de cavalerie qui savait son métier.

—Ah! brigands, vous ne jetterez pas à l'eau comme une huître un ancien troupier de Napoléon.

Des coups de pistolet, tirés presque à bout portant sur le Français récalcitrant, attirèrent l'attention du Parisien, alors occupé à surveiller le transport des agrès qu'il ordonnait de prendre au Saint-Ferdinand. Sans s'émouvoir, il vint saisir par derrière le courageux général, l'enleva rapidement, l'entraîna vers le bord et se disposait à le jeter à l'eau comme un espars de rebut. En ce moment, le général rencontra l'œil fauve du ravisseur de sa fille. Le père et le gendre se reconnurent tout à coup. Le capitaine, imprimant à son élan un mouvement contraire à celui qu'il lui avait donné, comme si le marquis ne pesait rien, loin de le précipiter à la mer, le plaça debout près du grand mât. Un murmure s'éleva sur le tillac; mais alors le corsaire lança un seul coup d'œil sur ses gens, et le plus profond silence régna soudain.

—C'est le père d'Hélène, dit le capitaine d'une voix claire et ferme. Malheur à qui ne le respecterait pas!

Un hourra d'acclamations joyeuses retentit sur le tillac et monta vers le ciel comme une prière d'église, comme le premier cri du Te Deum. Les mousses se balancèrent dans les cordages, les matelots jetèrent leurs bonnets en l'air, les canonniers trépignèrent des pieds, chacun s'agita, hurla, siffla, jura. L'expression fanatique de cette allégresse rendit le général inquiet et sombre. Attribuant ce sentiment à quelque horrible mystère, son premier cri, quand il recouvra la parole, fut:—Ma fille! où est-elle? Le corsaire jeta sur le général un de ces regards profonds qui, sans qu'on en pût deviner la raison, bouleversaient toujours les âmes les plus intrépides; il le rendit muet, à la grande satisfaction des matelots, heureux de voir la puissance de leur chef s'exercer sur tous les êtres, le conduisit vers un escalier, le lui fit descendre et l'amena devant la porte d'une cabine, qu'il poussa vivement en disant:—La voilà.

Puis il disparut en laissant le vieux militaire plongé dans une sorte de stupeur à l'aspect du tableau qui s'offrit à ses yeux. En entendant ouvrir la porte de la chambre avec brusquerie, Hélène s'était levée du divan sur lequel elle reposait; mais elle vit le marquis et jeta un cri de surprise. Elle était si changée, qu'il fallait les yeux d'un père pour la reconnaître. Le soleil des tropiques avait embelli sa blanche figure d'une teinte brune, d'un coloris merveilleux qui lui donnaient une expression de poésie, et il y respirait un air de grandeur, une fermeté majestueuse, un sentiment profond par lequel l'âme la plus grossière devait être impressionnée. Sa longue et abondante chevelure, retombant en grosses boucles sur son cou plein de noblesse, ajoutait encore une image de puissance à la fierté de ce visage. Dans sa pose, dans son geste, Hélène laissait éclater la conscience qu'elle avait de son pouvoir. Une satisfaction triomphale enflait légèrement ses narines roses, et son bonheur tranquille était signé dans tous les développements de sa beauté. Il y avait tout à la fois en elle je ne sais quelle suavité de vierge et cette sorte d'orgueil particulier aux bien-aimées. Esclave et souveraine, elle voulait obéir parce qu'elle pouvait régner. Elle était vêtue avec une magnificence pleine de charme et d'élégance. La mousseline des Indes faisait tous les frais de sa toilette; mais son divan et les coussins étaient en cachemire, mais un tapis de Perse garnissait le plancher de la vaste cabine, mais ses quatre enfants jouaient à ses pieds en construisant leurs châteaux bizarres avec des colliers de perles, des bijoux précieux, des objets de prix. Quelques vases en porcelaine de Sèvres, peints par madame Jaquotot, contenaient des fleurs rares qui embaumaient: c'étaient des jasmins du Mexique, des camélias, parmi lesquels de petits oiseaux d'Amérique voltigeaient apprivoisés, et semblaient être des rubis, des saphirs, de l'or animé. Un piano était fixé dans ce salon, et sur ses murs de bois, tapissés en soie jaune, on voyait çà et là des tableaux d'une petite dimension, mais dus aux meilleurs peintres: Un Coucher de soleil, par Gudin, se trouvait auprès d'un Terburg; une Vierge de Raphaël luttait de poésie avec une esquisse de Girodet; un Gérard Dow éclipsait un Drolling. Sur une table en laque de Chine se trouvait une assiette d'or pleine de fruits délicieux. Enfin Hélène semblait être la reine d'un grand empire au milieu du boudoir dans lequel son amant couronné aurait rassemblé les choses les plus élégantes de la terre. Les enfants arrêtaient sur leur aïeul des yeux d'une pénétrante vivacité; et, habitués qu'ils étaient de vivre au milieu des combats, des tempêtes et du tumulte, ils ressemblaient à ces petits Romains curieux de guerre et de sang que David a peints dans son tableau de Brutus.

—Comment cela est-il possible? s'écria Hélène en saisissant son père comme pour s'assurer de la réalité de cette vision.

—Hélène!

—Mon père!

Ils tombèrent dans les bras l'un de l'autre, et l'étreinte du vieillard ne fut ni la plus forte ni la plus affectueuse.

—Vous étiez sur ce vaisseau?

—Oui, répondit-il d'un air triste en s'asseyant sur le divan et regardant les enfants qui, groupés autour de lui, le considéraient avec une attention naïve. J'allais périr sans...

—Sans mon mari, dit-elle en l'interrompant, je devine.

—Ah! s'écria le général, pourquoi faut-il que je te retrouve ainsi, mon Hélène, toi que j'ai tant pleurée! Je devrai donc gémir encore sur ta destinée.

—Pourquoi? demanda-t-elle en souriant. Ne serez-vous donc pas content d'apprendre que je suis la femme la plus heureuse de toutes?

—Heureuse! s'écria-t-il en faisant un bond de surprise.

—Oui, mon bon père, reprit-elle en s'emparant de ses mains, les embrassant, les serrant sur son sein palpitant, et ajoutant à cette cajolerie un air de tête que ses yeux pétillants de plaisir rendirent encore plus significatif.

—Et comment cela? demanda-t-il, curieux de connaître la vie de sa fille, et oubliant tout devant cette physionomie resplendissante.

—Écoutez, mon père, répondit-elle, j'ai pour amant, pour époux, pour serviteur, pour maître, un homme dont l'âme est aussi vaste que cette mer sans bornes, aussi fertile en douceur que le ciel, un dieu, enfin! Depuis sept ans, jamais il ne lui est échappé une parole, un sentiment, un geste qui pussent produire une dissonance avec la divine harmonie de ses discours, de ses caresses et de son amour. Il m'a toujours regardée en ayant sur les lèvres un sourire ami et dans les yeux un rayon de joie. Là-haut sa voix tonnante domine souvent les hurlements de la tempête ou le tumulte des combats; mais ici elle est douce et mélodieuse comme la musique de Rossini, dont les œuvres m'arrivent. Tout ce que le caprice d'une femme peut inventer, je l'obtiens. Mes désirs sont même parfois surpassés. Enfin je règne sur la mer, et j'y suis obéie comme peut l'être une souveraine.—Oh! heureuse! reprit-elle en s'interrompant elle-même, heureuse n'est pas un mot qui puisse exprimer mon bonheur. J'ai la part de toutes les femmes! Sentir un amour, un dévouement immense pour celui qu'on aime, et rencontrer dans son cœur, à lui, un sentiment infini où l'âme d'une femme se perd, et toujours! dites, est-ce un bonheur? J'ai déjà dévoré mille existences. Ici je suis seule, ici je commande. Jamais une créature de mon sexe n'a mis le pied sur ce noble vaisseau, où Victor est toujours à quelques pas de moi.—Il ne peut pas aller plus loin de moi que de la poupe à la proue, reprit-elle avec une fine expression de malice. Sept ans! un amour qui résiste pendant sept ans à cette perpétuelle joie, à cette épreuve de tous les instants, est-ce l'amour? Non! oh! non, c'est mieux que tout ce que je connais de la vie... le langage humain manque pour exprimer un bonheur céleste.

Un torrent de larmes s'échappa de ses yeux enflammés. Les quatre enfants jetèrent alors un cri plaintif, accoururent à elle comme des poussins à leur mère, et l'aîné frappa le général en le regardant d'un air menaçant.

—Abel, dit-elle, mon ange, je pleure de joie.

Elle le prit sur ses genoux, l'enfant la caressa familièrement en passant ses bras autour du cou majestueux d'Hélène, comme un lionceau qui veut jouer avec sa mère.

—Tu ne t'ennuies pas? s'écria le général étourdi par la réponse exaltée de sa fille.

—Si, répondit-elle, à terre quand nous y allons; et encore ne quitté-je jamais mon mari.

—Mais tu aimais les fêtes, les bals, la musique?

—La musique, c'est sa voix; mes fêtes, ce sont les parures que j'invente pour lui. Quand une toilette lui plaît, n'est-ce pas comme si la terre entière m'admirait! Voilà seulement pourquoi je ne jette pas à la mer ces diamants, ces colliers, ces diadèmes de pierreries, ces richesses, ces fleurs, ces chefs-d'œuvre des arts qu'il me prodigue en me disant:—Hélène, puisque tu ne vas pas dans le monde, je veux que le monde vienne à toi.

—Mais sur ce bord il y a des hommes, des hommes audacieux, terribles, dont les passions...

—Je vous comprends, mon père, dit-elle en souriant. Rassurez-vous. Jamais impératrice n'a été environnée de plus d'égards que l'on ne m'en prodigue. Ces gens-là sont superstitieux; ils croient que je suis le génie tutélaire de ce vaisseau, de leurs entreprises, de leurs succès. Mais c'est lui qui est leur dieu! Un jour, une seule fois, un matelot me manqua de respect... en paroles, ajouta-t-elle en riant. Avant que Victor eût pu l'apprendre, les gens de l'équipage le lancèrent à la mer malgré le pardon que je lui accordais. Ils m'aiment comme leur bon ange, je les soigne dans leurs maladies, et j'ai eu le bonheur d'en sauver quelques-uns de la mort en les veillant avec une persévérance de femme. Ces pauvres gens sont à la fois des géants et des enfants.

—Et quand il y a des combats?

—J'y suis accoutumée, répondit-elle. Je n'ai tremblé que pendant le premier... Maintenant mon âme est faite à ce péril, et même... je suis votre fille, dit-elle, je l'aime.

—Et s'il périssait?

—Je périrais.

—Et tes enfants?

Ils sont fils de l'Océan et du danger, ils partagent la vie de leurs parents... Notre existence est une, et ne se scinde pas. Nous vivons tous de la même vie, tous inscrits sur la même page, portés par le même esquif, nous le savons.

—Tu l'aimes donc à ce point de le préférer à tout?

—A tout, répéta-t-elle. Mais ne sondons point ce mystère. Tenez! ce cher enfant, eh bien, c'est encore lui!

Puis, pressant Abel avec une vigueur extraordinaire, elle lui imprima de dévorants baisers sur les joues, sur les cheveux...

—Mais, s'écria le général, je ne saurais oublier qu'il vient de faire jeter à la mer neuf personnes.

—Il le fallait sans doute, répondit-elle, car il est humain et généreux. Il verse le moins de sang possible pour la conservation et les intérêts du petit monde qu'il protége et de la cause sacrée qu'il défend. Parlez-lui de ce qui vous paraît mal, et vous verrez qu'il saura vous faire changer d'avis.

—Et son crime? dit le général, comme s'il se parlait à lui-même.

—Mais, répliqua-t-elle avec une dignité froide, si c'était une vertu? si la justice des hommes n'avait pu le venger?

—Se venger soi-même! s'écria le général.

—Et qu'est-ce que l'enfer, demanda-t-elle, si ce n'est une vengeance éternelle pour quelques fautes d'un jour!

—Ah! tu es perdue. Il t'a ensorcelée, pervertie. Tu déraisonnes.

—Restez ici un jour, mon père, et si vous voulez l'écouter, le regarder, vous l'aimerez.

—Hélène, dit gravement le général, nous sommes à quelques lieues de la France...

Elle tressaillit, regarda par la croisée de la chambre, montra la mer déroulant ses immenses savanes d'eau verte.

—Voilà mon pays, répondit-elle en frappant sur le tapis du bout du pied.

—Mais ne viendras-tu pas voir ta mère, ta sœur, tes frères?

—Oh! oui, dit-elle avec des larmes dans la voix, s'il le veut et s'il peut m'accompagner.

—Tu n'as donc plus rien, Hélène, reprit sévèrement le militaire, ni pays, ni famille?...