Mars 1915.
«... Le bombardement commença immédiatement et sans sommation préalable. Un quartier, resté indemne, fut pillé et brûlé au pétrole étendu à la brosse. Une vieille femme y gardait son mari paralytique; on la chassa à coups de crosse et on mit le feu au lit du malade. Le capitaine Nichau, vétéran retraité, reprocha aux Allemands leur lâcheté; tué à coups de revolver, il fut jeté au feu.
«Les officiers prussiens soupèrent joyeusement à l'hôtel du Grand-Monarque qu'ils incendièrent aussitôt après. On ramassa dans les rues une centaine de prisonniers qu'on enferma sans nourriture dans une cave incendiée. Les officiers prussiens s'extasient sur leur œuvre. On les entend répéter: «Il faut que ce soit le sort de toute la France, et que femmes, enfants, vieillards, tout y passe!»
«Sur deux cent trente-cinq maisons brûlées, douze seulement le furent par des projectiles, cent quatre-vingt-dix-huit à la main par le pétrole; on retrouva quatorze cadavres carbonisés.
«A This, le curé, vieillard de soixante-quinze ans, est attaché à la sangle d'un cheval, par les mains liées, et on a fait courir la bête. Afin d'aggraver les chutes, une corde avait été attachée à la jambe de l'ecclésiastique, sur laquelle les soldats tiraient.
«Bombardement de l'hospice, sans raison militaire. On y envoie des projectiles incendiaires.... Ordures collectives déposées dans les salons, les armoires, les bureaux de poste. Les officiers volent l'argenterie à la fin des repas. Le général von der Tann se conduit en sauvage à la sous-préfecture.
«Au château de M. Thomas, une remise renfermait trente blessés. Les Allemands l'incendièrent, les trente blessés périrent dans les flammes.
«Lacroix, tisseur, a les deux mains tranchées avant d'être brûlé vif.
«M. Legrand, notable de Cléry, héberge des officiers de uhlans. Le capitaine fait garrotter M. Legrand, le frappe, finalement le tue. On passe ensuite une corde entre les dents du cadavre, qu'on attache dehors au linteau pour le faire geler. Plusieurs corps allemands défilèrent devant ce trophée.
«Le jardinier Renoult, demeurant au Frou, est à moitié assommé par un soldat prussien, à coups de crosse. Un officier se trouve là, saisit son sabre, fend à demi le crâne de Renoult. Le pauvre innocent est traîné, garrotté, la tête sanglante, à cinq cents mètres du bourg, où un peloton prussien, avant de le passer par les armes, a la barbarie de lui couper le nez et les oreilles et de lui crever les yeux....»
Je n'ai pas le courage d'en citer plus. Il y en a, il y en a.... Et la date? Dix-neuf cent quinze? Non, dix-huit cent soixante et onze. On pouvait s'y tromper. Un Anglais, épris de documentation précise, publia, quelques années avant la guerre, cette longue et lamentable liste, qui voisine dans le volume avec celle des «papes déposés ou assassinés» et celle des «personnes célèbres qui ont été malheureuses dans leurs mariages.»
13 avril 1915.
Il y a, aux portes de Paris, un refuge pour les bêtes, où le dernier zeppelin laissa choir, en passant, une bombe médiocre, qui tua une demi-douzaine de chiens et fit d'une porte pleine une porte à claire-voie. On me montre les dégâts, mais j'y suis moins attentive, je l'avoue, qu'à une certaine catégorie de pensionnaires, quelques chiens à collier et à médailles d'identité qui semblent représenter, parmi soixante vagabonds sans maîtres et sans licou, une aristocratie d'abandonnés.
—Ceux-là, me dit une gardienne, ce sont des chiens de mobilisés. Ils attendent....
Ils attendent. Ils ne font, ils ne peuvent pas faire autre chose. Les autres chiens, ramassés dans la rue ou dans le terrain vague, cueillis chancelants de faim sous les roues d'un taxi ou jetés le soir par-dessus le mur du refuge, les autres flânent, digèrent, jouent, s'ennuient, hurlent à la liberté. Les chiens des mobilisés attendent. La pâtée, l'eau fraîche, la natte de paille, ils l'acceptent, mais comme un superflu. Le nécessaire ne saurait leur venir que par la porte où pend une clochette, la porte cent fois ouverte et fermée....
—Le blanc et jaune,—là, madame,—son maître nous l'a apporté au mois d'août, un soir, au moment où il partait pour le front. Il disait tout le temps: «Je n'ai que ce chien.... Je n'ai que ce chien.» A la fin, il l'a laissé et s'est mis à courir dehors, pour ne pas entendre la voix du chien.... Mais regardez-moi celui-là, qui ne tient pas en place! Un vrai chien de guerre, madame, le chien d'un sergent belge, parti au feu, avec son maître, blessé avec lui, rapporté avec lui! Le sergent est retourné à son poste, mais le chien....
C'est un petit bâtard noir, vif, anxieux. Il va sans cesse d'une clôture à l'autre, avec une telle fièvre qu'il semble très gai, d'autant plus gai qu'il sautille sur trois pattes. La quatrième patte danse, vide d'os, raccourcie par la mitraille. Une tonsure bleuâtre, sur le dos, marque la place d'un éclat d'obus. La gueule haletante, les yeux brillants et jaunes, la claudication, tout a l'air de rire, dans ce petit martyr frétillant.
—La plus triste, c'est la pauvre Linda, la chienne du capitaine. Ils vivaient tous les deux, n'est-ce pas, c'était aussi un militaire sans famille.... Elle est déjà vieille, vous voyez.... Linda! Linda!
Je répète: «Linda! Linda!» sans succès. La veille épagneule ne soulève pas ses oreilles en rouleaux, qui la coiffent comme nos aïeules.
—On n'a pas de nouvelles de son maître, dit la gardienne. On croit bien qu'il est mort....
Elle a baissé la voix et s'est penchée vers mon oreille, inconsciemment, à cause du regard humain de la chienne.
—Linda! Linda!
Linda ne bouge pas. Chaque fois que la clochette tinte, son poil bouclé tremble sur tout son corps. Mais elle se garde de tourner les yeux tout de suite vers la porte, parce qu'elle veut espérer, une seconde de plus, le miracle, le retour de celui qu'elle ne reverra plus.
Juin 1915.
En visitant l'exposition de jouets français, je me souviens de la ville allemande où la France allait chercher, avant la guerre, de quoi amuser ses enfants: Nuremberg, la ville aux poupées.
Il y avait tant de jouets de bois peint, tant de bébés raides aux cils en pinceaux, dans cette ville-là, entre son fleuve, ses édifices gothiques truqués ou non, et sa Chambre des Tortures, que plus d'une grande personne y prenait plaisir et courait se délasser aux vitrines, après la tournée obligatoire à la chambre des supplices. Pour quel soldat bavarois tremble-t-elle à cette heure, la rose jeune fille qui montrait autrefois, avec une langueur complaisante, les arrache-langue, les poires d'angoisse, la chaise hérissée, le lit où l'on berçait sur des clous une triste chair vivante, et surtout cette fameuse Vierge de Nuremberg en bois noir, dont la lourde mante bourgeoise cachait deux pièges affreux: des fers aigus, puis la trappe et l'eau invisible....
Nous avons dit adieu aux poupées de Nuremberg, à leurs vendeurs amènes: les petits Français veulent des jouets français. Les fabricants s'y appliquent, et bon nombre d'artistes et d'amateurs bénévoles. Chez ceux-ci, je ne vois à reprendre qu'un excès, peut-être, de naïveté. Peindre, sur un visage d'étoffe, deux taches bleues expressives en manière d'yeux, une bouche rudimentaire, imiter la chevelure par des fils de laine, habiller un corps, adroitement bâclé, de violet et de vert ballet-russe: le résultat est une comique poupée d'artiste, une sorte de charge qui nous fait rire, nous, grandes personnes, mais devant quoi l'enfant demeure sévère et même vexé. Obtenir, en quatre coups de lame dans un cube de bois, une frappante silhouette de canard ou de mouton, cela nous intéresse, nous, comme l'heureuse esquisse d'un sculpteur ou d'un peintre. Mais l'œil de l'enfant, minutieux, exigeant, attend qu'on fignole l'œuvre.
L'exposition rétrospective du jouet est là pour nous rappeler quel fut, de tout temps, auprès des enfants, le succès du détail soigné. Nous n'avons pas tous oublié nos cris d'admiration, autrefois, devant telle chevelure impalpable de poupée, telle robe dont la dentelle minuscule copiait le grand volant de la robe de «maman». Aucune de nous n'a perdu la mémoire, ni l'affection, de la toute petite montre de poupée pendue à sa chaîne déliée, du miroir à main grand comme une larme, des boucles d'oreilles dont la perle de corail était grosse comme un grain de millet.... Il n'est pas normal qu'un enfant porte en soi, à trois ans, à six ans, une préférence pour les croquis ou pour les caricatures qu'essaient pour lui des artistes, et qui nous charment. Le goût de la simplification, et de la simplicité, cela vient plus tard, bien plus tard.
Mais j'avoue volontiers que j'achèterais, moi, certaine «ferme» de bois où pullulent le canard blanc et l'oie grise, et certain cheval héroïque, qui participe de l'hippocampe, de l'idole papoue et du taureau d'Assyrie....
J'emporterais aussi des ouvrages ingénus, ceux des soldats blessés et guéris qui tressent l'osier, creusent le bois, peignent le carton. Et je sauverais particulièrement des petites mains destructives de ma fille les brins d'herbe qu'un génie inconnu tourna à la ressemblance surprenante d'oiseaux et de sauterelles. Ces œuvres-ci ne sont point signées. Mais pourquoi leur auteur ne serait-il pas un jeune soldat paysan, hier encore gardeur de troupeaux, un de ces bergers rêveurs qui cueillent, sans quitter l'ombre de la haie où ils sont couchés, le jonc pour la cage à sauterelles, la baguette souple pour les corbeilles et l'herbe en rubans plats qui imite, nattée, tordue, fendue et nouée, la penne, le bec, la serre délicate d'un oiseau, ou bien la sèche patte et l'aile translucide d'une sauterelle?...
Juin 1915.
Une générale, une vraie, la première depuis la guerre. Nous y sommes tous venus, poussés par le même empressement, retenus par la même appréhension, et traduisant notre trouble par le même mot vague: «C'est drôle, ça me fait quelque chose....»
Aucun visage nouveau ne nous attend dans les couloirs, où pas un de nous cependant ne goûte, fût-ce une minute, l'illusion d'avoir rajeuni de douze mois. C'est en vain que les robes de l'an dernier abondent, et les manteaux de 1914. Dès le premier entr'acte, il règne ici une modestie inusitée. Moins de rires, moins de rouge insolent aux joues des femmes; et comme cela leur sied, cette hésitation affectueuse à s'interroger: «Vous avez de bonnes nouvelles? Où est-il? Il peut vous écrire facilement?» Elles ont perdu un peu de leur assurance, un peu de cette âpreté qui les dresse, en public, les unes contre les autres. La jupe de douze lés frôle une jupe étroite, qui date, et la jupe ample n'a point de morgue, et la jupe étroite n'a point d'envie, car toutes deux, lentement, virent ensemble pour suivre le passage d'un officier convalescent....
Les hommes se comptent de l'œil. L'attente du premier acte les trouve taciturnes, et jusqu'au premier entr'acte l'atmosphère des couloirs ne réussit pas à redevenir théâtrale. Il faut pour cela que le premier acte, en finissant, libère un public transformé, détendu, repris, pour une heure, par l'autre souci: l'amour.
Hommes mûrs ou jeunes hommes, et femmes de tout âge, les voici tous occupés à présent de la pièce, redisant les mots de l'auteur, riant ou hochant la tête,—car c'est une histoire d'amour et de jalousie. Ils contemplent encore, malgré le rideau baissé, un couple orageux d'époux aimants, coupables, malheureux. Ils continuent de contempler, de loin, l'amour, avec envie, avec crainte, avec passion, avec impatience. Ils espèrent le retour à l'amour, à toutes ses catastrophes normales; ils ont l'air de se dire:
«C'est comme ça que nous serons, enfin, enfin, bientôt,—après la guerre....»
Mai 1915.
Nous voici, nous, patrouille perdue, arrêtés, hésitants, dans le bois.... Il n'y a pas une minute à perdre. L'un de nous crayonne quelques mots sur une feuille de carnet et la confie à notre agent de liaison,—il s'agit pour lui de rejoindre à tout prix notre «gros»....
«L'ennemi est à cinquante mètres. Sommes repérés. Que faire?»
D'un bond, notre agent de liaison s'enfonce dans le taillis. Comme il court! Il porte un caparaçon timbré de la Croix-Rouge, il est gris de poil, fauve de prunelles, il montre des dents de loup et six doigts à ses pattes de derrière.... Son nom? Turco, berger de la Brie.
C'est pour lui, et pour une demi-douzaine de chiens destinés aux armées française et britannique, que nous jouons à la guerre dans le parc de Saint-Cloud. Mais les chiens, eux, ne jouent pas. Ils travaillent. Ils ont la foi, ils délirent de l'envie de servir. Tout à l'heure, la voiture qui nous amena tous ensemble débordait de démons fiévreux, râlant, buvant le vent, saluant de la voix au passage un soldat dont ils reconnaissaient l'uniforme. Quelques-uns, raidis, semblaient pris d'un frisson sacré. Yeux veinés d'or, chargés de loyales menaces, bouquet de langues fraîches, toisons rudes, tout cela sentait la litière propre, la bête saine, le chenil lavé au coaltar....
La patrouille attend, paresseuse, parmi les violettes et les sceaux-de-Salomon. Une branche de merisier secoue sur nous ses pétales et son odeur de miel.
—Turco doit revenir, explique le chef de la patrouille, dresseur connu de chiens de guerre. Il apportera une lettre, un colis de victuailles, un guide, un secours quelconque. Traversons la route, gagnons l'autre bosquet, il aura plus de peine, mais il nous trouvera.
Plus loin, d'autres merisiers blancs nous abritent, d'autres violettes, et des jacinthes bleues, occupent notre attente. Il n'y eut jamais autour de Paris un printemps plus beau, plus désert, plus gonflé d'espoir, de larmes, de promesses... Le rossignol qui chante au plein jour se tait soudain, à cause d'un patara, patara, patara, sur les feuilles sèches: notre agent de liaison est à nos pieds, fier, haletant, portant au collier cet avis ironique: «Débrouillez-vous. Cuisez ennemi à l'étouffée.»
L'instant d'après, toujours muet, zélé, le chien emporte notre protestation indignée:
«Ennemi trop coriace, cuisson impossible. Envoyez au moins photographe bien armé!»
Et la joie du chien est telle, lorsqu'il ramène vers nous les renforts photographiques, son cœur bat si vite, non de fatigue, mais de l'émotion d'avoir réussi, qu'aucun de nous ne rit. Au carrefour, un lieutenant d'infanterie garde à présent Turco au bout d'une courte laisse, et baisse orgueilleusement les yeux sur lui.
—Ils vont partir ensemble demain, m'explique-t-on. Ils rejoignent à Arras. Ils font une belle paire, tous les deux, n'est-ce pas? Un mois et demi de dressage, et Turco sait tout faire: porter les messages, trouver les blessés sous bois et en plaine, cueillir délicatement sur eux le mouchoir, le képi, rapporter la preuve enfin qu'un homme gît quelque part, en train de perdre son sang et ses forces.... Tenez, cet autre chien, le bouvier flamand qui se roule de chagrin de ne pas travailler, il sera, il est déjà merveilleux. Le képi, le mouchoir manquent-ils au blessé? le chien invente, arrache un bout de capote, ronge le ceinturon, fouille les poches, pour rapporter sa pièce à conviction. Il raisonne, il tire des conclusions.... Mais tous n'ont pas comme lui du génie....
C'est une femme à présent qui parle, l'une de celles qui donnent sans bruit leur temps, leur argent, leurs soins à l'Œuvre du Chien Sanitaire. Elle vit des heures sereines dans ses chenils, parmi des chiens que la rivalité rend parfois féroces, parmi des soldats, des dresseurs, des soigneurs de bêtes. Son armée, toute petite encore, de ravitailleurs, de messagers, de brancardiers à quatre pattes, connaît, outre la joie de servir, le bonheur d'être formée par un choix intelligent.
Il n'est pas question, comme en Allemagne, d'une sélection de race. L'intolérant fox-terrier, le bouvier des Flandres au regard d'homme, le bas-rouge réfléchi, le briard plein de feu, peuvent prétendre à l'honneur de devenir chiens militaires. Ici, on sait quel crédit il faut faire à un beau cerveau de chien.
Près de moi, j'entends:
—Nous n'en aurons jamais assez. En Allemagne, ils en ont des milliers.... Vingt-deux des nôtres, sur les cent quatre-vingts qui sont dans la banlieue, vont partir cette semaine pour le front, parfaitement instruits....
Parfaitement instruits.... Soldats, ou chiens? Je ne sais plus de qui l'on parle. Ceux-ci sont dignes de ceux-là. Il n'y a qu'à voir s'éloigner ensemble, déjà amis, ces deux braves qui rejoignent demain: le lieutenant et le chien Turco. Drap bleu-gris, et poil gris-bleu, silencieux, agiles, ils sont déjà couleur d'horizon, couleur de l'ombre azurée des haies, couleur de l'argile bleuâtre des tranchées. Un beau couple de chasseurs qu'on «citera» peut-être ensemble. Car l'Œuvre a son tableau d'honneur et ses martyrs.
Chiens, nos compagnons dans la guerre et dans la paix, chiens, de qui la confiance humaine exige et reçoit tout, chiens, c'est pour notre édification que je veux dire le beau destin de Pick, chien sanitaire fameux. Il servit son pays et ses frères soldats, et mourut glorieusement, le flanc percé d'une balle allemande.
Mais on ne m'a pas appris le nom des deux blessés qui attendent, à Alfort, la cicatrisation de leurs pattes brisées....
Et quand au petit fox-terrier anonyme, gros comme un lapin, qui, après avoir retrouvé cent cinquante blessés à la bataille de la Marne, s'égara et sut revenir à son maître à travers les lignes ennemies,—celui-là a déjà reçu sa récompense: il est retourné au front, dans les Vosges.
Mai 1915.
C'est une ville kaki, plate, répandue au bord de Rouen gris et coiffé de fumées. Des soldats couleur de sable évoluent le long de ses avenues entaillées dans la terre vive, sortent des tentes de toile beige, s'abritent sous des maisons de planches dont ils imitent eux-mêmes la nuance un peu roussie: kaki, kaki, tout est kaki.
On ne peut, en visitant le camp, qu'admirer. Les abris et les hommes sont juste au même point de solidité, de stabilité, et comme enfantés l'un par l'autre. Une salle de conférence vaste, bien assise, cernée à sa base d'un ornement riant et puéril de fleurs et de cailloux ronds, lâche une soixantaine de Tommies robustes et géométriques. Une boulangerie en activité pond, en même temps que ses soldats rissolés, des pains blonds et bruns.... Les hommes qui creusent là-bas des puits artésiens font songer, prompts à bondir hors des fosses, à ces insectes du sable marin, grésillant à marée basse comme des grains de silex vivants....
Rien ne manque ici. Le camp anglais a des concerts, des boxes bien alignés pour ses chevaux, des abreuvoirs où l'eau courante frémit, des cinémas, des chapelles, des garages, des restaurants, des salles de repos, de lecture et de correspondance, des infirmeries où la main tâtonnante des malades trouve, sur le mur de toile, un commutateur électrique.
Il y a tout. Cette abondance, cette perfection même, et l'allure des soldats, leur allure si particulière de tranquille agilité, inspirent au premier abord une sorte de découragement respectueux, l'image d'une mobilisation figée, l'effroi d'une guerre qui ne finirait jamais.... L'impression ne dure guère. Chaque jour, grossi régulièrement par des débarquements d'Angleterre, le camp déverse vers les fronts divers le flot mesuré de ses combattants. En voici douze cents, qui descendent vers la gare et les automobiles de transport, nets, brossés, bien guêtrés, irréprochables, tous vermeils du fard uniforme que le soleil inflige à leurs carnations blondes. Curieux, ils tournent vers nous des yeux que le hâle fait plus bleus, et des sourires de premiers communiants....
—Où vont-ils?
C'est une question irrépressible. Mais le jeune officier kaki, interrogé, lève la main en signe d'ignorance:
—Je ne sais pas, dit-il, sans accent. Ils font partie de l'armée britannique.
Et il ajoute, répondant à notre regard de surprise:
—Moi, je suis officier indien, né dans l'Inde. J'ignore tout de l'armée britannique. Moi, je suis de là....
Cet «Indien» rose et blond désigne derrière lui une autre région du camp, appauvrie aujourd'hui par un départ récent des troupes de l'Inde. Les avenues sont vides, sauf, de moment en moment, un cuisinier aux jambes nues, aux pieds dansants, qui va d'une tente à l'autre; sauf quelque surprenant infirmier à la tête voilée, qui abaisse, pour passer près de nous, des paupières mystérieuses sur des yeux léonins.
—Vous voulez voir une des cuisines du camp indien?
C'est toujours le même édifice de bois, une belle et bonne maison démontable, éclairée par l'électricité. Mais ici nous cherchons vainement les fourneaux de fonte: sous l'ampoule lumineuse, un chaudron de sorcière fume, posé sur trois pierres, et d'un être accroupi, indistinct, sort une longue main foncée, fine, d'une noblesse sauvage, qui jette à poignées, dans la vapeur, je ne sais quel charme....
L'heure vient de quitter le camp, de regagner l'autre Rouen par un des tramways, que nous croisions tout à l'heure, chargés de Sikhs en turban, graves, et d'infirmières anglaises, beaucoup moins graves sous leur chapeau de boy-scout et leur court mantelet margé de rouge. Encore un instant, le temps de prendre une fleur à l'un des mille petits jardins en plates-bandes, orgueil du camp,—le temps de consulter l'affiche à la porte d'une salle de conférences, et d'y lire:
Demain, à 4 heures,
CAUSERIE SUR JEANNE D'ARC
Mai 1915.
Au moment où une fraternité irrésistible soulève vers nous l'Italie, je songe à un ancien capitaine du 1er régiment de zouaves. Il pourrait vivre encore, il n'aurait que quatre-vingt-six ans. Il avait laissé en Italie toute sa jambe gauche, coupée en haut de la cuisse, l'année 1859, à Melegnano,—en France nous disons Marignan.—Il en était revenu radieux, entre sa béquille et sa canne, et quand on lui demandait, avec une compassion discrète:
—C'est à l'hôpital de Milan, n'est-ce pas, que l'on vous a...?
—Oui! s'écriait-il.
Et il ajoutait, sur le ton le plus fat des confidences amoureuses:
—Ah! mon ami!... Les Milanaises! Ah! quels souvenirs! C'est la plus belle année de ma vie!
Le jour qu'il fut blessé, abandonné au creux d'un fossé, un de ses hommes revint le chercher, le chargea sur son dos et l'emporta sous le feu. Pendant qu'il marchait, le soldat entendait au-dessus de lui rire le blessé, qui lui tirait les cheveux à poignée et disait:
—Quatre jours de boîte au soldat Fournès! Primo: porte les cheveux longs; secundo: s'est permis envers son capitaine une attitude familière et déplacée!
C'était un zouave, un zouave comme beaucoup de zouaves d'autrefois et d'aujourd'hui.
Il racontait la campagne de Crimée, le choléra, Sébastopol, à sa manière. «Beaux soldats!» disait-il des Russes. Et cet hommage ne contenait aucune modestie, car il se savait—le nez court et ouvert, les sourcils hérissés sur de clairs et terribles petits yeux de chat,—tout ressemblant à un cosaque.
La neige, la famine, l'herbe cueillie sous les chevaux morts et mangée crue, il en parlait comme d'autant de faveurs spéciales, que la chance lui avait personnellement octroyées, et le choléra devenait une farce gauloise:
—Oh! le jour où j'ai fait croire à cet animal de Guillemin qu'il tournait au vert et qu'il en avait pour deux heures! Il le croyait, il était là, assis dans la neige, à se tortiller en se tenant le ventre.... Je n'aurais pas donné ma place pour une invitation aux Tuileries!
Une modestie singulière, ou bien le mépris de tout ce qui apporte le mal et la mort, lui conseillait l'emploi des diminutifs. Le froid mortel de la Crimée n'était plus qu' «un joli frisquet», ses quatre autres blessures de «petits accidents», et il appelait son amputation un «élagage nécessaire».
—Car, déclarait-il avec arrogance, ne vous y trompez pas! Ce n'est pas une jambe de moins que j'ai, c'est une de trop que j'avais.
On l'eût pu croire, à le voir danser à la corde, et sauter debout sur un billard.
Ses camarades, qui ne sont pas tous morts, se souviennent peut-être qu'il fut l' «homme à la salade».
—Un soir, en Crimée, racontait-il, à l'heure du frichti.... Oh! nous ne manquions pas de tout! nous avions du tabac, et même un peu de feu, mais rien à y cuire. Mon ordonnance m'apporte la salade, je devrais dire le fourrage, car l'huile et le vinaigre manquaient depuis deux mois.
«—Bougre de mal appris, dis-je à ce gros pétras, tu as oublié d'assaisonner la salade!
«—Mais, mon lieutenant, vous savez bien qu'il n'y a plus que sous la tante à Canrobert qu'on a de l'huile et du vinaigre.
«—Eh bien, qu'est-ce que tu attends pour porter ma salade à Canrobert? File! Et qu'il la soigne, ou il aura de mes nouvelles!
«On rit, je rallume une cigarette et on tâche de penser à autre chose. Au bout d'une heure, qu'est-ce que je vois arriver? Mon gros pétras d'ordonnance, portant un saladier comme le Saint-Sacrement, un saladier plein de salade à l'huile, au vinaigre, au poivre, au sel.... Je hurle:
«—Qu'est-ce que c'est que ça?
«—Mon lieutenant, c'est la salade.
«—Quelle salade?
«—Celle à Canrobert. Je suis été à la tente à Canrobert, comme mon lieutenant me l'avait dit. J'ai dit à Canrobert que mon lieutenant commandait comme ça qu'il fasse une salade soignée.
«—Alors??? alors??? Qu'est-ce qu'il a dit?
«—Il a rien dit. Il a fait la salade. Je vous la rapporte, mon lieutenant.
«Le temps d'enfiler ma tenue numéro un, qui consistait à jeter ma couverture et à essuyer la neige sous mon séant, je filais chez Canrobert. Je me trouve devant lui, le bec cloué, pendant qu'il me regardait, le sourcil au ras du nez. Enfin, j'articule:
«—Je ... je suis ... tout à l'heure.... La salade....
«Il ne pipait pas, il me regardait. A la fin:
«—Ah! ah! vous êtes l'homme à la salade? Elle était bonne, ma salade?
«—Je ... mes excuses....
«—Allez, lieutenant. Et surtout, dites que je fais très bien la salade. Je tiens énormément à ma réputation de cuisinier.»
C'est de l'Italie que le zouave était resté épris. Debout et si vif encore à soixante-dix ans, sur sa jambe unique, il chantait des chansons italiennes, il rajeunissait à nous peindre les fleurs, le soleil, les femmes de l'Italie, et ses récits oubliaient deux choses, toujours les mêmes,—deux minces détails: les Autrichiens et sa blessure.... Un zouave, enfin, un vrai zouave comme tant de zouaves de 1859 et de 1915. Seulement, celui-là me semble encore plus beau que les autres, parce qu'il était mon père.
Il eut,—amputé, convalescent, et plus impatient dans son lit d'hôpital qu'un loup en cage,—la visite de l'empereur. Napoléon III allait de lit en lit, serrant des mains fiévreuses et questionnant les blessés. Le capitaine de zouaves ne montrant, hors du drap tiré, qu'une jeune tête maigre, aux yeux furieux et gais, l'empereur lui demanda:
—Vous, mon ami, où êtes-vous blessé?
—Rien, Sire ... une égratignure.
—Une égratignure? Montrez-moi donc ça?
Le zouave montra «ça»,—et l'un des aides de camp de l'empereur, mort il y a cinq ans, n'oublia jamais «ça».... L'empereur dit, après un moment:
—Je voudrais faire quelque chose pour vous....
—Mais, Sire, j'ai la croix—et quelques médailles.
—Ne puis-je rien vous donner de plus?
—Ma foi, si.... Une béquille, Sire.
Il l'eut, avec une petite perception dans l'Yonne. Et sauf qu'il protégea son village au moment de l'occupation allemande, en 1870, ce zouave, enchanté que la vie l'eût mené de Toulon à la Guyane, en Afrique, en Crimée, en Italie, ce soldat amoureux de la bataille, connut la mélancolie humiliée de n'être plus qu'un retraité, béquillant ou sautant à clochepied de sa maison à son jardin. Il n'y eut plus, pour lui, qu'une fête héroïque: son riant enterrement dans un cimetière fleuri. Quelques vétérans, noueux, durs, ébranchés comme lui, le suivaient, avec la petite foule familière du village qui frôlait tendrement, sans respect, le cercueil du zouave, un beau cercueil de bois nu, paré magnifiquement d'une tunique trouée, la tunique à large jupe, la tunique à taille de guêpe des officiers du Second Empire.
Rome, juillet 1915.
Quitter Paris pour la première fois depuis onze mois, s'éloigner, par un soir sec et lourd, de Paris obscur, patient, résigné à tout ce qui peut servir son magnifique et sûr espoir;—et s'éveiller à Aiguebelle, sous des monts dont une pluie récente fait plus bleus les sapins, plus bondissantes les cascatelles, cela déjà semble une fête, une surprise qu'on n'a pas méritée. Mais passé le tunnel de Modane, tout éblouit. Qu'il est beau, ce versant des Alpes italiennes, arrosé d'eaux pures, fleuri, drapé de vignes, moiré de maïs, frais en dépit de l'été, chaud malgré la neige voisine! Ce n'est pas encore la monotone abondance milanaise ni la triple richesse, sur une même terre, des céréales et des pampres suspendus aux arbres à fruits. Ici, la fleur se prodigue, le pâturage fait songer à la pelouse et le torrent aux jeux d'eau. Quelle proie que cette terre, pour un envieux voisin!...
L'émerveillement m'accompagne, et la confiance. Je pense, en regardant les gens de ce pays, soldats dans les gares, paysans accoudés aux barrières, appuyés sur la bêche ou la faux: «Voici les miens, voici les nôtres. Il n'en est pas, parmi les êtres humains, qui nous ressemblent, même physiquement, davantage. Le soleil a bruni ceux-ci d'un hâle plus généreux; des farines et des vins sans fraude dotent leurs femmes d'un sein plus riche, leurs enfants d'un estomac, d'une dentition plus robustes; sauf cela, ils nous ressemblent. La proportion de leurs traits, le rythme de leurs corps nous sont, dès l'abord, familiers, pénétrables. Tout ici me préserve de l'angoisse inévitable qui m'attendait autrefois en Allemagne, au contact de l'animal humain prussien ou bavarois, d'un rose porcin, souvent prognathe, le nez court et la lèvre longue, avec de fortes pattes pesantes et lentes....»
Malgré la présence, dans les gares, des bersaglieri coiffés de plumes et des officiers réséda, j'emporte, de station en station, jusqu'au delà de Gênes, l'illusion de voyager dans un pays oublié par la guerre. Gênes, jaune sur un ciel boursouflé d'orages, regorge d'hommes jeunes, ouvriers, marchands, en costume civil. L'air est plein d'une active odeur de charbon, de goudron, de mer. Le train escalade, pour joindre le golfe, des jardins négligés, des églantiers rouges, jette ses escarbilles brûlantes sur des lauriers-roses. La mer, que nous longeons enfin, ne porte aucune trace des cruels conflits et baigne des villages couleur d'ocre, épanouis, toutes portes ouvertes et versant au flot un tribut florissant d'enfants nus qui jouent dans la vague....
Soudain, à la nuit tombante, près de Rapallo, notre train, ralenti, croise un autre train,—puis-je nommer ainsi ce long char débordant de rires, de chants, de frénétiques mandolines? Cette fusée de fête qui s'enfonce dans le crépuscule, c'est un départ de troupes italiennes. Oui, le «peuple de mandolinistes» s'en va en guerre! J'ai reconnu l'accent, l'ivresse, la guerrière insouciance de nos soldats. Ces rires, ces chants, c'était l'hymne de départ de nos chasseurs, de nos marins, de nos zouaves traversant Paris et sa banlieue, et jamais chanson d'Italie n'eut dans mon cœur un écho plus français.
La guerre, la guerre.... Des rencontres de trains militaires, les uniformes sur les voies, la variété des cartes postales et des emblèmes patriotiques vendus dans les gares m'ont ramenée à ce mal qui vit avec nous, auquel nous avons consenti tous ses droits et qui se nourrit de nous-mêmes. J'arrive à Rome: les roulements de tonnerre, de grêle, de pluie, mêlés d'éclairs de foudre et de soleil;—la guerre....
—Est-ce que la guerre n'a rien changé à Rome? ne manqué-je point de demander, dès les premières heures, au comte Primoli.
—Certainement si, répondit-il avec une prudence romaine: la couleur des réverbères.
Pour faire tenir toute la vérité dans sa réplique, il eût pu ajouter: «et les chevaux des voitures de place». Rome, qui n'a point de troupes, connaît seulement le demi-silence, le vide d'une capitale en été. Elle subit, comme chaque année, ses matins brumeux qui obligent à l'oisiveté physique; une vague de feu abaisse, de huit heures à midi, les persiennes obliques. Puis l'air bouge un peu, annonçant le frais ponentino, la brise de trois heures; les magasins, fermés depuis midi, rouvrent leurs vitrines, la ville renaît, comme arrosée, sous un ciel presque blanc que l'incendie horizontal du couchant respecte. Le soir infuse aux colonnades blondes, au travertin fauve des palais, un sang plus rose. Le long jour d'été tarde ici plus qu'ailleurs à s'éteindre, semble-t-il, et neuf heures ont sonné que je vois distinctement, sur un éther laiteux et sans lune, la forme babélique du château Saint-Ange, et, sur le pont, les saints théâtraux, les draperies pleines d'un souffle inutile, qu'y a dressés le Bernin.
C'est l'heure des réverbères bleus. La hâte, le hasard ont varié leurs couleurs, du bleu brûlant des vitraux gothiques jusqu'à l'azur de la mer peu profonde. Nos visages et nos mains nues reçoivent tantôt le bleu flatteur d'un clair de lune d'août, tantôt la pâleur verte de l'éclairage oxhydrique; le brouillard du Tibre tremble en halo autour des veilleuses bleues égrenées le long d'un quai.... Rome, bleue, intacte, parée par la guerre, a trouvé dans la guerre de quoi rendre plus belle la beauté de ses nuits.
Je ne pensais pas qu'un si beau voyage pût être une épreuve. C'était une fête que mon départ. Voir l'Italie, me jeter, au moment où ils se tendent vers nous, dans ses bras fraternels, me tourner, le jour anniversaire de Magenta, vers le champ où mon père laissa un long lambeau de lui-même; écouter, deviner la belle langue qui chante autour de moi, me baigner dans une foule chaleureuse qui se délasse la nuit, qui hume des gelati et des limonades en lisant, à la lueur des lampadaires bleus, la quatrième édition du Corriere della Sera; chercher enfin, dans le peuple qu'une juste guerre enflamma d'une joie religieuse, l'image de notre propre foi; je n'ai vu que cela, je n'ai pensé d'abord qu'à cela.
Peu de temps a suffi pour que je ressente, aux heures ambiguës du jour, le mal de n'être qu'une Française détachée de la France, et éloignée de ce qui compte pour elle plus qu'elle-même: son amour, sa patrie, son foyer. C'est une douceur bien humble, mais bien amère, que de songer: «Je suis, à cette heure, toute pareille à n'importe quelle fille de France qu'on eût envoyée ici. Je suis toute pareille à la petite bonne française que j'ai vue emplir hier une lampe à pétrole en cachant des yeux rougis et anxieux; pareille à la marchande de journaux de Milan, Française mariée à un Italien, qui répondait avec impatience: «Oui, oui, tout à l'heure!» et oubliait les clients pour lire notre communiqué.»
Je ne savais pas qu'en regardant, du haut de la terrasse de Frascati,—où promeneurs, enfants magnifiques, femmes oisives, marchands de fruits et d'eau citronnée, sont si ressemblants, le costume sauf, aux promeneurs d'autrefois,—qu'en admirant au loin la plaine, puis au delà de la plaine cette marge vaporeuse, d'un bleu suave, qui dénonce et cache la mer, je me laisserais prendre et troubler par une seule pensée: «Plus loin que cette plaine et d'autres plaines, plus loin que cette eau, ce n'est pas encore la France.... Si tu regagnais maintenant la gare de Rome, et le train, il te faudrait plus de trente heures encore pour atteindre, en touchant ton foyer, la certitude que les êtres auxquels se suspend ta vie sont vivants et intacts. Croyais-tu pouvoir, sereinement, comme un touriste d'été, goûter la beauté de l'Italie et t'y réjouir de la croisade, comme fit l'autre jour cette mère romaine qui parait son fils, au départ, de fleurs de grenadier? Toi aussi, il y a un an, tu as donné la fleur à un soldat qui partait, et tu as ri. Mais il y a un an de cela, et c'était dans ton pays. Qu'y a-t-il pour toi, loin du coin où tu as rassemblé, pour te garder la chaleur nécessaire, des livres, des portraits, des lettres? Que fais-tu ici? Retourne, ne résiste pas, retourne dans ton pays....»
Il faut, pour triompher de la crise quotidienne, faire appel à l'orgueil, à la curiosité, au devoir de connaître un peu plus. Il faut l'amitié délicate, l'empressement des Français fixés à Rome et des Romains que Paris retenait quelques semaines chaque année. Ceux-ci, rappelés par la même anxiété filiale, ont tous quitté, il y a deux mois, leur villégiature printanière; ils se serrent contre Rome, y subissent sans murmure juillet insoutenable, et se muent sans effort en soldats impatients de servir ou en vieillards dont le chauvinisme ne connaît pas de contrainte. J'ai vu, dans un salon romain, une mère amener son fils à un dernier five o'clock, montrer ce haut et large lancier à col blanc.
—Comment, il part? s'écrièrent les femmes présentes.
—Mais, Dieu merci! répondit la mère avec éclat.
De tels mots, où revit notre ferveur de l'an passé, le reflet, sur les visages, des premières victoires italiennes,—tout cela n'est pas pour calmer une sensibilité qui se croyait intacte, mais que onze mois d'alarme ont délabrée. Une trattoria du Transtévère ouvre, au ras du trottoir, l'étroit et gai refuge qu'il faut justement à mon ennui d'exilée. Il est neuf heures du soir, l'appétit populaire, engourdi par la sieste, s'attable à peine. L'arrière-salle est un jardin couvert, accablé de lumière électrique, paré de drapeaux, qui fleure le safran et le vin frais. La trattoria s'emplit d'une rumeur animale et bienfaisante, chaude de rires de femmes, de verres rudement maniés, de cris d'enfants. Car le petit ménage romain amène avec lui sa remuante progéniture, jusqu'au nourrisson, qui tette durant que sa mère vide un plat de spaghetti. A onze heures, les petits seront encore là, comme des moineaux éveillés, entre les tables.... Le vin des Castelli reluit dans des ampoules de verre qui portent, enfoncé dans leur pâte épaisse, le petit sceau de plomb du contrôle. Cela est nouveau comme le lourd gâteau qu'on me sert et qui succède au poisson rôti; tout est amusant pour les yeux, la main et le palais.
Des mandolinistes maigres, un peu infirmes, viennent d'entrer;—une chanson napolitaine manquait à cette fin de soirée. Mais ils grattent: et l'insecte musical qui semble danser frénétiquement dans la caisse bombée des mandolines ne chante ni Naples, ni la lune, ni la gondole, il chante ... la Marseillaise.
Cela est inattendu, cela est irrésistible. La fanfare militaire, ni la fastueuse canonnade bondissant d'écho en écho, ne me dispenseront pas une émotion plus grave, une larme plus joyeuse et plus spontanée que cette grêle et chevrotante Marseillaise, jouée au fond d'une trattoria populaire de Rome, et qu'écoutent, front découvert, tournés vers elle comme s'ils pouvaient la voir, des hommes dont pas un seul n'est Français.
—Vous irez voir le marché des antiquaires, à Santa-Maria-di-Fiori?
—Allez plutôt voir, à Saint-Pierre, le salut où prient les soldats!
—Ne vous couchez pas si tôt ce soir, assistez, vers deux heures ou trois heures du matin, au passage des troupeaux qui traversent Rome, avec leurs chiens silencieux, leurs bergers à cheval....
—N'oubliez pas les Thermes de Dioclétien et la Vénus couleur de chair....
—Cet après-midi, je veux vous conduire à l'église Saint-Sabas et au cimetière des Anglais....
Romains de Rome, Romains de Paris, ils me parlent tous ensemble, jaloux de me montrer les joyaux de leur ville; chacun d'eux sachant à quelle heure un rayon oblique, traversant une église, l'embrase, à quel moment du jour l'ombre des cyprès croît, en fuseaux parallèles, sur un jardin de tombeaux. Mon ignorance ne me guidant point, je fuis seulement, d'instinct, la paix des musées, dont la sérénité me pèse, et le vide, plafonné d'or, des basiliques. Je me tourne vers les spectacles vivants où l'eau parle, où la ruine, la tombe et la statue se couronnent de vigne, où je puis quêter, sur des visages humains, une secrète, une amicale réponse à la question, toujours la même, que je ne formule pas....
Je n'ai eu garde d'oublier le jour où les brocanteurs couvrent le Campo di Fiori de vieux fers, de cuivres, d'antiquités truquées ou non. «Vous n'y trouverez rien d'intéressant cette année, c'est la guerre....» Je ne viens pas pour acheter: Je viens voir, deviner sinon voir, ce que Rome cache si bien: un changement, une hésitation, un ralentissement dans sa forte vie. Mais, ce marché du Campo di Fiori, la chaleur qui tremble comme un encens au-dessus des œillets rouges et des bottillons de jasmin, ne suffirait-elle pas à en chasser les curieux? Le soleil impose, à travers les manches, des rayons vésicants; un instant d'immobilité est puni d'une brûlure appliquée sur la nuque entre le col et les cheveux. Quel plaisir me guide entre les étalages, protégés d'un auvent de toile? Une marchande, belle entre ses tresses huilées et ses longs pendants d'oreilles, me tend avec une muette insistance un fût de vieille lampe peinte, des cœurs d'argent, des médaillons et des colliers à miniatures pompéiennes, où voltige sur fond noir une petite nudité ailée. Je m'éloigne, je manie des faux saxes soigneusement encrassés, et des vrais carlsbad, car il traîne ici d'abondants soldes d' «objets d'art» autrichiens. Que de jais en festons, de cailloux du Rhin et de marcassite en bordure, que d'étains récemment bosselés, et combien de fagots de petites cuillères à manche en filigrane....
Rien à acheter, vraiment, rien.... On me touche le bras: la belle marchande muette m'a rejointe et me tend, sans sourire, un lambeau de brocart troué. Elle exceptée, aucun marchand ne me retient ici. Je ne vois, assis sous les tentes qui battent au vent, que des femmes, quelques vieillards. Quelques-uns, ayant calé l'assiette de risotto et la fiasque de vin entre une lampe juive, un écrin d'argenterie et un gril défoncé, déjeunent. Tous ces gens-là, me trompé-je? pensent, comme moi, à autre chose. Non, je ne me trompe pas. La marchande aux tresses huilées, qui m'a singulièrement suivie, se campe soudain devant moi, appuie sur mon regard son regard sévère, et me jette ce seul mot:
—Tedesca?
A mon geste indigné, à ma réponse:
—Francese!
Elle daigne sourire et pose, sans motif, avant de s'en aller, sa main sur mon épaule;—geste insolite, ébauche de caresse confiante, plus émouvante que le langage.
«Tedesca....» Il y a plaisir, pour une Française, à constater ici la suspicion de l'Allemand. Mais la suspicion populaire ne va pas qu'au Teuton. «Tedeschi!», c'est déjà l'injure que se jettent, ici comme à Paris, les gamins pendant le pugilat. Un ostracisme, plus courtois, referme peu à peu Rome devant l'étranger, tudesque ou non. Ouverte depuis des siècles à l'admiration indiscrète du monde entier, envahie d'artistes nomades, enrichie par les barbares curieux, la ville semble se reprendre à tous. Cela est sensible par les nuances autant que par les petits faits brutaux. On affectera devant moi, dans un salon romain, de parler peu de la guerre, et légèrement. On dira «l'avance sur l'Isonzo» comme «l'averse de ce matin», sans insister. L'attitude du pape, qui soulève Paris, se commente ici par une mimique prudente, des «tt... tt...», des hochements de tête, comme autour d'un fâcheux bulletin de santé. Dans un magasin, le commerçant tend l'oreille à mon accent, de même qu'il écouterait le son d'une pièce d'or douteuse.
Les musées n'ont plus de gardiens serviles, mais des geôliers prêts à s'interposer entre le chef-d'œuvre et l'intrus, entre la belle Vénus de Cyrène et la main sacrilège qui se pose sur son flanc plus vivant que la chair. Ce n'est pas seulement l'écho qui double mon pas sur le porphyre des basiliques, ni mon ombre qui joue entre les colonnes: si je m'arrête, j'entends encore les chaussons mous du sacristain qui m'épie....
L'hôtel même, bâti pour le passant, ne se soucie plus d'héberger une étrangère. Passeport, pièces d'identité, lettres d'ambassades ne font point que l'on soit, auprès d'un portier d'hôtel de la via Venato, persona grata. Mais il s'humanise quelques heures plus tard, et me glisse avec un sourire d'ogre affectueux: «Gabriele d'Annunzio (sic) il vous attend dédans le hall.»
Bien loin que je m'en irrite, j'aime les marques, un peu hargneuses, d'un «italianisme» si promptement armé, prêt à nommer ennemi—«tedesco!» l'étranger. J'aime qu'une bande d'ouvrières, qui jouaient à barrer la rue et à s'esclaffer, s'écartent et se taisent d'un air hostile, parce que j'ai parlé une langue qui n'est pas la leur. J'aime que Rome s'arrache à tout ce qui n'est pas son peuple, son passé, sa foi, comme un cavalier farouche s'enroule, d'un seul geste, dans son manteau. Et j'entends bien que ce n'est pas moi qu'elle injurie, la belle bouche des enfants poudreux qui, sur le bord des routes, insultent au lieu de mendier, et qui crie le même mot, toujours le même:
—Tedesca!
Entre des palmiers, des chênes éternels, des rosiers grimpants, l'hôpital offert par la reine-mère aux blessés italiens est une villa princière où l'air pur, les chants d'oiseaux, la lumière éclatante ou tamisée abondent. Les jardins qui l'entourent versent jusque dans la via Boncompagni leurs palmes et les pétales des magnolias. Rien ne manque à cet hôpital modèle—que les blessés. Rome n'en a pas un. Jusqu'à présent, on les écarte d'elle, on la veut garder sereine parmi ses parterres clos, empanachés d'eaux jaillissantes. Que d'hommes valides dans ses rues, que de soldats tout neufs encore.... L'Italie ne voit pas le bout de ses vivantes richesses.
J'espérais visiter les premiers blessés de la guerre, mais une rigueur nécessaire défend l'accès des villes du front. Reporter ou reporteresse, Italien, allié ou neutre, nul ne pénètre dans la zone des années. Le même mot: «Impossibile», arrête celle-ci et celui-là, et rien n'entame une courtoisie qui ne discute même pas. Je ne verrai donc ni Bologne gorgée de troupes, ni Padoue, ni Mantoue ressuscitée en armes, guerrière qui dormait sous son pavois. Venise se ferme à tout passant. Et Rome ne recueille de la guerre que les bruits qu'on lui jette par-dessus le mur de fer.
J'écoute. Je regarde ceux qui, demain, partiront. Ils portent avec aisance la tenue réséda. Ils n'ont pas cet air déguisé, cette gaucherie, sympathique d'ailleurs, de nos recrues. C'est qu'ici la beauté masculine court les rues et s'accommoderait aussi bien de la toge que de la tunique à col de couleur et du képi à longue visière arquée.
Un médecin, venu du front, a vu des ambulances et n'en rapporte que joie, que patriotique orgueil.
-Quelle race que la nôtre! dit-il. J'ai visité un millier de blessés ou de malades de la guerre. Je n'en ai pas trouvé un seul qui fût atteint d'entérite ou de tuberculose. Et les blessés qu'on sauve guérissent si vite!
Le long des ruelles du Transtévère, dans les fossés du Gianicolo, dans l'ombre massive du Teatro Marcello, qui soude sa ruine énorme et enfumée aux petites maisons d'une piazza tout éclairée de citrons et de tomates, partout pullulent les fils et les frères adolescents de ces soldats dispos. Souvent leur pauvreté florissante fait envie, et leur nombre donne à penser. On ne peut pas ne pas les voir, car l'habitude familiale, même dans la classe aisée, ménage à l'enfant sa place au restaurant, aux réunions et aux promenades d'après-midi. Y a-t-il beaucoup de maris français qui se chargeraient, comme en Italie, d'emmener, d'amuser, de soigner pendant tout un dimanche, avec une patience de nourrice, quatre ou cinq bambins dont le plus jeune ne marche pas droit encore? Nous sommes loin de l'enfant français et anglais, relégué à la nursery....
Mais c'est dans les rues pauvres que j'aime le mieux regarder la marmaille romaine. Assises sur des seuils ténébreux, de jeunes mères étalées sont couvertes et parcourues d'enfants, comme des lices tranquilles qui laissent jouer et se battre sur elles une progéniture déjà endentée. Le plus beaux sont les plus graves, avec leur luxe de cheveux bouclés et de longs cils, leur bouche dédaigneuse au-dessus d'un petit menton spirituel. En grandissant, les garçons deviennent les minces faunes dorés qui ont enchanté les sculpteurs et les peintres; les fillettes atteignent, vers quinze ans, une perfection qui requiert tous les regards. Elles supportent d'ailleurs qu'on les admire, et c'est le spectateur, gêné, qui se détourne, devant ces calmes visages sans rougeur, ces lèvres au duvet de velours qui sourient à demi, promptes à exprimer ce que tarde à dire l'œillade un peu nonchalante. L'attache du cou, la nuque sous les cheveux, donnent à les contempler le même plaisir qu'un vase très lisse, une colonne polie, un fruit achevé dans sa forme. Les adolescentes ne l'ignorent pas; elles savent aussi que cinq ou six années muent en jeune matrone une nymphe élancée. Mais elles choisissent tôt un amour, un foyer, s'y attachent et s'y reposent comme une plante, lourde de fruits, s'appuie au mur, et tout autour d'elles grandissent d'autres faunillons, de nouvelles petites nymphes dont elles ne songent pas, comme en notre bourgeoisie avare, à limiter le nombre.
Aussi reviens-je fréquemment aux rues, aux places où des volées piaillantes d'enfants se disputent les citrons tachés, les melons et les tomates fendus, les bribes du marché matinal, aux voies et aux parvis où se lit, en grouillement sain, riant et misérable, la destinée magnifique d'une race qui ne se lasse pas d'enfanter et qui peut dire à ses fils, impatients et serrés sur une patrie étroite, entre des frontières d'eau: «Mais il y a, pour vous, toute la terre!» Malgré moi je m'attarde ici à un spectacle, toujours rare chez nous et qu'une guerre de douze mois, en France, a prohibé: les femmes enceintes, opulentes, massives au soleil comme des tours, qui marchent en portant devant elles l'avenir et la fortune de l'Italie.
Juillet 1915.
4 juillet, six heures et demie du matin.—Un soleil blanc d'orage, des nuées que la mer plate reflète en gris, en vert d'huître. Une journée de sirocco, puis une nuit sans étoiles ont laissé tièdes les dalles des Schiavoni et les balcons de marbre. L'église du Rédempteur semble flotter, soulevée au-dessus de la mer comme un mirage.
La nuit a paru longue. De sa vie nocturne d'avant la guerre, Venise n'a gardé qu'un chuchotement, une respiration qu'on distingue en tendant l'oreille: coups de langue de la vague contre un pont, grincement d'une chaîne de barque, et, vers l'aube, le départ discret d'une seule gondole. Les vaporetti militarisés ronronnent plus tard, un peu avant cet instant matinal, déjà engourdi de chaleur, qu'un coup de canon, soudain, secoue.
Un deuxième coup de canon, un troisième, plus lointain. Les échos magnifiques des palais rejettent le son vers la mer. Penchée à la fenêtre de l'hôtel, je cherche l'avion ennemi: il est très haut, il franchit un étroit abîme bleu entre deux nuages. Une foule paisible, sans cris, s'accoude au marbre du pont; des Vénitiennes minces étendent vers l'aéroplane leurs bras, d'où les longues franges noires du châle pendent comme des algues. Elles se mêlent, pour le plaisir des yeux, aux matelots blancs. Il n'y a point de hâte, ni de frayeur, et pas d'autres cris que le miaulement menaçant des sirènes. Des canots automobiles s'élancent, rayant la mer.
Un coup de canon tout proche, parti de l'île du Rédempteur, ébranle l'air, les tentures, la verrerie, frappant les poumons et les oreilles d'un choc presque agréable. C'est la fin de l'alerte: le taube qui menaçait saint Georges debout sur l'église vire, s'éloigne, ayant jeté trois bombes à la lagune; il lui a suffi de voir, du haut des airs, les avions français ouvrir, hors des hangars, leurs ailes. L'un d'eux le poursuit sur la mer, et lorsqu'il revient, une heure après, Vénitiennes noires et matelots blancs ont gagné, ceux-ci leur poste, celles-là l'ombre fraîche et moisie des ruelles. Les oriflammes dominicaux flottent sur Saint-Marc, éventent la place vide et brûlante. Et la femme de chambre qui m'apporte le thé résume avec dédain l'incident, en ces termes héroïques et brefs:
—Ce n'est rien. L'ennemi est venu. Nous l'avons chassé.
Juillet, opprimant Venise, évapore, sur le plus bas degré de ses «portes d'eau» l'eau lourde et reposée, l'eau que ne battent plus la rame ni l'hélice. Dans l'ombre des petits canaux où j'ai fui, vers cinq heures, la fournaise des Schiavoni et les marbres qui brûlent la main, je n'ai trouvé que l'odeur des eaux basses, qui sentent le soufre, l'évier gras, le fruit tourné et l'égout riche. Cette odeur de Venise d'été s'insinue par les fenêtres closes, supprime l'appétit, et distille une fièvre indolore, qui se trahit seulement par une paresse agréable et le tremblement du journal que je tiens déployé....
Le sirocco a secoué, vers six heures, quelques gouttes de pluie chaude,—autant qu'il en tomberait d'un bouquet mouillé. Une seule voile de barque, ocre et rose, sur la lagune d'un bleu éteint, se balance. Des vieillards et de nonchalants adolescents, assoupis sous le Palais des Doges, dans l'ombre nouvelle de la colonnade,—chaque colonne de marbre a maintenant son double en colonne de brique qui l'épaule—attendent la fin du jour. Que ne l'ai-je comme eux attendue, un pigeon familier sur chaque poing, la joue éventée d'ailes?
C'est que je ne suis qu'une Française impatiente, point encore soumise à la torpeur de Venise. Je suis l'unique voyageuse, la voyageuse de Venise. J'ai pour moi seule le spectacle sans prix de Venise vide de touristes et d'étrangers, Venise fragile au bord d'une mer menacée, Venise qui se cache sous le sable comme le poisson plat quand passent les mouettes.
Une initiative intelligente inventa, pour protéger tant de beautés branlantes, de les bastionner de sable. Les chefs-d'œuvre de Saint-Marc, emmaillotés, regrettent la lumière, les chevaux de Lysippe, murés, tendent leurs naseaux vers d'étroites prises d'air, dans la cour du Palais des Doges. L'Ève et l'Adam ne seront plus nus avant la paix, et le fier Colleone s'abrite bizarrement sous un toit de chalet normand. L'élan est donné, où s'arrêtera-t-il? Venise, vide, oisive, joue au sable, et va couvrir la moindre corniche délicate offerte à sa sollicitude éveillée. On vient d'encager la capricieuse Fortuna, debout et tournant à tous les vents au faîte de la Dogana, et le saint Georges rutilant de San-Giorgio-Maggiore, visé hier matin par un taube d'Autriche.
Mosaïques d'or, voilées de toiles grises, statues sous les langes, campaniles dont un terne badigeon empâte le métal vif, tout cet effort mimétique que tente Venise pour se mêler à l'eau trouble, à la brume, à la pierre anonyme, semble aujourd'hui se mirer dans le ciel brûlant et cendreux. Sous le balcon de l'hôtel cependant, à mesure que vient le soir, s'accroît une foule fraîche aux regards: ce ne sont que matelots blancs au col bleu franc et longues filles de Venise, minces, en châles noirs. Elles viennent, s'en vont d'un pas vif et muet, d'autres matelots passent, et recomposent incessament le défilé blanc, bleu, noir, parfois vert-gris comme le saule ou comme le gazon foulé, quand s'y mêlent des officiers et des soldats de l'armée de terre.
L'heure du dîner sonne, sinon celle de la faim. Dans la salle à manger, basse comme une salle de paquebot, la fenêtre ouverte laisse entrer l'haleine fade de l'eau, où manque l'odeur tonique des poissons, des filets mouillés: on ne pêche plus en Adriatique, et voici une insipide truite saumonée venue de Bâle.... De beaux fruits, des figues fendillées, et du café en givre, cela suffit. Ce crépuscule, violet sur la mer et doré au haut du ciel, ne nous appartient plus: l'heure des lampes est venue et l'on nous enferme hermétiquement dans la pièce basse, avec le relent de la truite, le parfum des fruits et du café, la fausse gaîté de trente ampoules électriques.
Carillon de huit heures,—huit heures et quart,—la demie,—carillon plus long des trois quarts.... Au premier tintement de celui-ci, une nuit totale, une obscurité parfaite s'abat sur Venise. Dans l'hôtel, les domestiques, habitués déjà, jalonnent les ténèbres de quelques bougies allumées,—compensation piteuse et coûteuse. Mais ce palais vénitien, aménagé en palace, y récupère une lugubre noblesse. L'ombre des rampes à balustres ruisselle sur les escaliers comme une onde inquiétante. Il n'y a rien de plus vivant, aux mouvements des flammes palpitantes, que les tentures, les statues, les longues galeries vides aux sombres parois. Comme si la vie s'évanouissait avec la lumière, les dialogues baissent ou se taisent. On étouffe.... Il vaut mieux risquer le faux pas, l'entorse, qu'haleter ici.
Un reflet de jour traîne encore sur l'eau, au-dessous du pont des Soupirs.... Mais du côté de la mer, et autour de nous, c'est la nuit d'un tombeau sans étoiles. Je palpe les murs, je compte les colonnes, j'arrive sans dommage à la Piazzetta, puis à la place Saint-Marc, où j'entends la présence d'une foule de fantômes. Ne connaîtrais-je pas, privée soudain de la vue, la même angoisse? Car tous les bruits du jour résonnent ici: pas alertes, voix de femmes et d'enfants, tintements de cuillères et de verrerie, mieux: le son d'un bon orchestre, tout proche, qui joue,—sans rancune,—une valse viennoise....
Sous ma main, le fer d'une chaise vide; je m'y assieds. Devant moi, un guéridon. Un génie subalterne, et assurément nyctalope, m'y apporte une glace vanillée, que je savoure à tâtons....
Il fait chaud. Les dalles tièdes chauffent mes pieds, à travers mes minces semelles. Je distingue vaguement, au-dessus de la Place, un ciel rectangulaire. Des flammèches, çà et là, allument à la hauteur des visages les cigarettes et les cigares—encore est-il interdit de griller trop longuement l'extrémité de ces cigares humides et sarmenteux. L'obscurité se peuple ainsi de masques, fugitivement suspendus dans l'air; la flamme sculpte ici un grand nez courbé, des yeux de diable romantique, là une figure adolescente, lèvres tendues et paupières mi-fermées comme pour un baiser, et là encore une face cupide et charnue de Shylock gras.... Peut-être que je rêve. Peut-être que rien de tout cela n'existe, sauf le parfum gelé du sorbet à la vanille, sauf le son de l'orchestre rejeté par les échos de la Place, et dont je ne saurais dire s'il chante devant moi, derrière moi, ou plus loin, sous les arcades....
La réalité ne recommence qu'à l'hôtel. Une prison serait plus douce que cette chambre, où la lueur d'une bougie lutte en vain contre les rouges obscurs, les bois noirs et dorés. Une main sévère—celle de l'amiral commandant la place—a verrouillé les persiennes, tendu par-dessus leurs lames une toile imperméable, enfermé sans appel la chaleur, les moustiques, et je commence avec résignation la première, la plus longue, la plus morne des nuits vénitiennes....
Rome, juillet 1915.
L'humidité des vieux marais cachés, libérée par la mort du soleil, a poussé hors des jardins de la Villa Médicis les invités prudents: il n'y a plus, près de la fontaine aux nymphéas, que deux ou trois Français, et Albert Besnard, qui déploie sa cape avec le rond de bras d'un jeteur d'épervier.
Nous sommes tous fatigués de parler, d'avoir reçu en plein visage la lumière d'un après-midi sans nuages, d'avoir souri, regardé, d'avoir entendu les nouvelles venues de la France, accueilli un voyageur arrivé de Londres à Rome, d'avoir écouté les lettres qu'il lisait, toutes pleines de la guerre....
L'eau de la fontaine rejoint, en filet mince, l'eau du bassin, avec un petit chant sur trois notes, que nous percevons soudain après la fin de nos paroles.
De l'est à l'ouest, en un instant, le bleu du ciel passe au rose, et les buis noirs massifs, dont la main s'amuse à rebrousser la toison rude, se couvrent de rosée.
Pourtant nous n'aurons pas l'impression du repos, de la détente du silence, tant que les hirondelles ne seront pas couchées. Le ciel tout entier semble tournoyer en même temps qu'elles, comme une eau fouettée qu'entraîne une fuite circulaire de poissons. Elles sont mille, et d'avantage. Elles se font flèche, ou caillou. L'une tombe, fait la morte jusqu'au sol, se relève en boomerang et siffle contre notre oreille, montrant son noir petit œil de chasseresse féroce, et le bord tranchant d'une aile qu'un rayon aiguise.
Le cri de convoitise qu'elles jettent semble le crissement d'un javelot hérissé. Leur jeu est si terrible et si pressé qu'on oublie l'oiseau pour ne plus songer qu'au dard jailli, au silex précipité par la fronde, à l'acier bleu qui perce l'air.
Et lorsqu'il ne reste plus que deux hirondelles, rivales, obstinées, volant haut, nous n'avons qu'à cligner les yeux, à renverser un peu plus la tête, pour isoler, sur le ciel, les spires, les feintes, le combat de deux noirs avions....
Où se sont-elles perdues? Personne n'a vu la fin de leur course. Qui revient dans l'air? l'une d'elles, blessée, ivre? Non, c'est la première chauve-souris qui écrit sur le ciel, d'une aile onglée, la dernière heure du jour. Il y a encore une grande clarté au-dessus de nous, mais qui ne descend plus jusqu'à la terre. Le Mercure noir de la fontaine, à peine retenu à sa vasque par un pied ailé, tend en vain la main vers la lumière.
Dans l'atelier, l'ombre noie les deux derniers portraits de Besnard: d'Annunzio, assis sous des bosquets élyséens, et un petit Benoît XV, écrasé sous la pourpre, plus pâle que sa robe, avec un grand visage de bossu.... Quittons, pour Rome vivante et qui s'éveille, les portraits, les haies de buis, les cyprès, tout ce que la nuit ici pétrifie. Il n'est pas question, après un goûter tardif et la longue journée caniculaire, de dîner. Mais il y a lune, ce soir,—déjà elle éclôt, elle monte rapide et légère; nous irons, à pas paresseux, attendre, dans une osteria du Forum de Trajan, l'heure des chats.
L'osteria seule vaut qu'on s'y attarde. Elle ferme un bout d'impasse, un retrait de la place irrégulière. C'est une salle à boire, taillée dans la moitié d'une coupole byzantine, la Basilica Ulpia, basse, vaste, parfaitement ronde. Sa muraille verticale est percée de portes de caves, d'anciennes baies maintenant aveuglées. La courbe de sa paroi voûtée s'illumine d'ampoules suspendues, pleines de vin de Frascati rose, d'orvieto jaune, de chianti dont un seul point rutilant sur la panse décèle la couleur de sombre rubis. En colliers égaux, ces fiasques au col mince sont la seule parure de l'osteria, qui ne prend air que par une petite porte à rideau de toile. La mousse du frascati mouille en pétillant nos narines; on boit plus que l'on ne voudrait, à cause de la douceur du vin et des gâteaux lourds qui s'effritent dans la bouche en sable sucré.
Un long chat passe entre nos jambes, soulève de la nuque la portière de toile, disparaît. C'est l'heure de le suivre, et d'attendre, penchés sur le parapet de fer qui défend les ruines, les hôtes nocturnes du Forum des Chats.
Éblouis par la nuit de pleine lune, nous ne voyons d'abord que le bleu cendré du ciel, le bleu de lucioles des réverbères voilés pour la durée de la guerre, le bleu de neige des marbres renversés et le bleu vigoureux de nos ombres sur les dalles plates. Le Forum, à nos pieds, est un jardin ravagé, dont la nuit rajeunit le désastre. Porches rompus, pierres blessées,—j'ai vu tout cela, il y a quelques mois, sur un sol français qui fumait encore.... Un mouvement dans les buissons bas, un chant félin chassent l'évocation.
Obéissant à l'appel, un chat, deux chats, trois chats approchent, convergeant vers le Forum. L'un vient d'une rue, à pas comptés, l'autre surgit de l'impasse, s'arrête pour donner un seul coup de langue à son flanc et repart. Une chatte blanche, assurée, descend au Forum contre nos pieds, en glissant le long du mur comme une coulure de cire. Deux matous rivaux, parvenus au parapet, s'empoignent, sans un cri, sans un feulement, et roulent en nœuds de serpents. Tous sont de longs chats musculeux, grands, ils ont la cuisse aplatie, le nez busqué de l'ancêtre égyptien. Aucun ne montre la hâte fuitive, l'allure palpitante et inégale de la bête errante ou traquée. Les chats du Forum habitent une noble ruine, concédée à leurs batailles, à leurs amours, à leur sommeil diurne. Que des ombres colossales hantent l'autre Forum, le grand Foro romano, et superposent, dans un cirque à leur taille, les fantômes de tant de civilisations stratifiées;—Rome réserve au peuple-chat, à peine plus tangible, le petit Foro Trajano creusé comme une piscine d'où les eaux auraient fui.
Qui nous dira pour quels palabres s'assemblent ici les compagnons de minuit aux oreilles de velours? Leur veillée s'occupe, sous nos yeux, de chasse, de jeu, de lutte bénigne. Des feuillages s'écartent soudain, déchirés par le bond d'un dos rayé, onduleux et puissant. Une battue active décore le mur, en passant, d'une frise de panthères galopantes.... Le fauve qui émerge, ainsi que Phtah éveillée, d'un bosquet, peut n'avoir pas quitté par hasard son repos. Il essaye, en les étirant, ses quatre pattes, gravit, pour s'y asseoir, un fût renversé. Un remous d'herbes et de branches soulève vers lui la jungle naine, pendant qu'il s'affermit à son poste de tribun et qu'il incline, sur un jabot gris, son menton méditatif.... L'un de nous l'appelle, et cela suffit pour qu'il se dresse et desserre, avec un frisson de désagrément, le cercle de sa queue. Rien ne se lit, que la surprise, dans ses yeux que la lune décolore. Mais il quitte sa colonne brisée, descend vers l'entrée d'une tanière et pénètre, les reins bas, sous la terre, emmenant avec lui, un à un, vers des rites plus secrets, les citoyens de la dernière république de Rome.