Comme je terminais cette chose, la route tourna, et je m'arrêtai brusquement. Voici ce que j'avais devant moi. A mes pieds, le Rhin courant et se hâtant dans les broussailles avec un murmure rauque et furieux, comme s'il s'échappait d'un mauvais pas; à droite et à gauche, des montagnes ou plutôt de grosses masses d'obscurité perdant leur sommet dans les nuées d'un ciel sombre piqué çà et là de quelques étoiles; au fond, pour horizon, un immense rideau d'ombre; au milieu du fleuve, au loin, debout dans une eau plate, huileuse et comme morte, une grande tour noire, d'une forme horrible, du faîte de laquelle sortait, en s'agitant avec des balancements étranges, je ne sais quelle nébulosité rougeâtre. Cette clarté, qui ressemblait à la réverbération de quelque soupirail embrasé, ou à la vapeur d'une fournaise, jetait sur les montagnes un rayonnement pâle et blafard, faisait saillir à mi-côte sur la rive droite une ruine lugubre, semblable à la larve d'un édifice, et se reflétait jusqu'à moi dans le miroitement fantastique de l'eau.
Figurez vous, si vous pouvez, ce paysage sinistre vaguement dessiné par des lueurs et des ténèbres.
Du reste, pas un bruit humain dans cette solitude, pas un cri d'oiseau; un silence glacial et morne, troublé seulement par la plainte irritée et monotone du Rhin.
J'avais sous les yeux la Maüsethurm.
Je ne me l'étais pas imaginée plus effrayante. Tout y était: la nuit, les nuées, les montagnes, les roseaux frissonnants, le bruit du fleuve plein d'une secrète horreur comme si l'on entendait le sifflement des hydres cachées sous l'eau, les souffles tristes et faibles du vent, l'ombre, l'abandon, l'isolement, et jusqu'à la vapeur de fournaise sur la tour, jusqu'à l'âme de Hatto!
Je tenais donc mon rêve, et il restait rêve?
Il me prit alors une idée, la plus simple du monde, mais qui dans ce moment-là me fit l'effet d'un vertige: je voulus sur-le-champ, à cette heure, sans attendre au lendemain, sans attendre au jour, aborder cette masure. L'apparition était sous mes yeux, la nuit était profonde, le pâle fantôme de l'archevêque se dressait sur le Rhin; c'était le moment de visiter la Tour des Rats.
Mais comment faire? où trouver un bateau? à une telle heure? dans un tel lieu? Traverser le Rhin à la nage, c'eût été pousser le goût des spectres un peu loin. D'ailleurs, eussé-je été assez grand nageur et assez grand fou pour cela, il y a précisément à cet endroit, à quelques brasses de la Maüsethurm, un gouffre des plus redoutables, le Bingerloch, qui avalait jadis des galiotes comme un requin avale un hareng, et pour qui, par conséquent, un nageur ne serait pas même un goujon. J'étais fort embarrassé.
Tout en cheminant pour me rapprocher de la ruine, je me rappelai que les palpitations de la cloche d'argent et les revenants du donjon de Velmich n'empêchaient pas les ceps et les échalas d'exploiter leur colline et d'escalader leurs décombres, et j'en conclus que, le voisinage d'un gouffre rendant nécessairement la rivière très-poissonneuse, je rencontrerais probablement au bord de l'eau, près de la tour, quelque cabane de pêcheur de saumon. Quand des vignerons bravent Falkenstein et sa souris, des pêcheurs peuvent bien affronter Hatto et ses rats.
Je ne me trompais pas. Je marchai pourtant longtemps encore sans rien rencontrer. J'atteignis le point de la rive le plus voisin de la ruine, je le dépassai, j'arrivai presque jusqu'au confluent de la Nahe, et je commençais à ne plus espérer de batelier, lorsque, en descendant jusqu'aux osiers du bord, j'aperçus une de ces grandes araignées-filets dont je vous ai parlé. A quelques pas du filet était amarrée une barque dans laquelle dormait un homme enveloppé dans une couverture. J'entrai dans la barque, je réveillai l'homme, je lui montrai un de ces gros écus de Saxe qui valent deux florins quarante-deux kreutzers, c'est-à-dire six francs; il me comprit, et quelques minutes après, sans avoir dit un mot, comme si nous eussions été deux spectres nous-mêmes, nous nagions vers la Maüsethurm.
Quand je fus au milieu du fleuve, il me sembla que la tour, dont nous approchions, au lieu de croître, diminuait; c'était la grandeur du Rhin qui la rapetissait. Cet effet dura peu. Comme j'avais pris le bateau à un point du rivage situé plus haut que la Maüsethurm, nous descendions le Rhin et nous avancions rapidement.
J'avais les yeux fixés sur la tour, au sommet de laquelle apparaissait toujours la vague lueur, et que je voyais maintenant grandir distinctement, à chaque coup de rame, d'une manière qui, je ne sais pourquoi, me semblait terrible. Tout à coup je sentis la barque s'affaisser brusquement sous moi comme si l'eau pliait sous elle, la secousse fit rouler ma canne à mes pieds; je regardai mon compagnon, lui-même me regarda avec un sourire qui, éclairé sinistrement par la réverbération surnaturelle de la Maüsethurm, avait quelque chose d'effrayant, et il me dit: Bingerloch. Nous étions sur le gouffre.
Le bateau tourna; l'homme se leva, saisit un croc d'une main et une corde de l'autre, plongea le croc dans la vague en s'y appuyant de tout son poids et se mit à marcher sur le bordage. Pendant qu'il marchait, le dessous de la barque froissait avec un bruit rauque la crête des rochers cachés sous l'eau.
Cette délicate manœuvre se fit simplement, avec une adresse merveilleuse et un admirable sang-froid, sans que l'homme proférât une parole.
Tout à coup il tira son croc de l'eau et le tint en arrêt horizontalement en jetant un des bouts de la corde hors du bateau. La barque s'arrêta rudement. Nous abordions.
Je levai les yeux. A une demi-portée de pistolet, sur une petite île qu'on n'aperçoit pas du bord du fleuve, se dressait la Maüsethurm, sombre, énorme, formidable, déchiquetée à son sommet, largement et profondément rongée à sa base, comme si les rats effroyables de la légende avaient mangé jusqu'aux pierres.
La lueur n'était plus une lueur; c'était un flamboiement éclatant et farouche qui jetait au loin de longs rayonnements jusqu'aux montagnes et sortait par les crevasses et par les baies difformes de la tour comme par les trous d'une lanterne sourde gigantesque.
Il me semblait entendre dans le fatal édifice une sorte de bruit singulier, strident et continu, pareil à un grincement.
Je mis pied à terre, je fis signe au batelier de m'attendre, et je m'avançai vers la masure.
Enfin j'y étais!—C'était bien la tour de Hatto, c'était bien la tour des rats, la Maüsethurm! elle était devant mes yeux, à quelques pas de moi, et j'allais y entrer!—Entrer dans un cauchemar, marcher dans un cauchemar, toucher aux pierres d'un cauchemar, arracher de l'herbe d'un cauchemar, se mouiller les pieds dans l'eau d'un cauchemar, c'est là, à coup sûr, une sensation extraordinaire.
La façade vers laquelle je marchais était percée d'une petite lucarne et de quatre fenêtres inégales toutes éclairées, deux au premier étage, une au second et une au troisième. A hauteur d'homme, au-dessous des deux fenêtres d'en bas, s'ouvrait toute grande une porte basse et large, communiquant avec le sol au moyen d'une épaisse échelle de bois à trois échelons. Cette porte, qui jetait plus de clarté encore que les fenêtres, était munie d'un battant de chêne grossièrement assemblé que le vent du fleuve faisait crier doucement sur ses gonds. Comme je me dirigeais vers cette porte, assez lentement à cause des pointes de rochers mêlées aux broussailles, je ne sais quelle masse ronde et noire passa rapidement auprès de moi, presque entre mes pieds, et il me sembla voir un gros rat s'enfuir dans les roseaux.
J'entendais toujours le grincement.
Je n'en continuai pas moins d'avancer, et en quelques enjambées je fus devant la porte.
Cette porte, que l'architecte du méchant évêque n'avait pratiquée qu'à quelques pieds au-dessus du sol, probablement pour faire de cette escalade un obstacle aux rats, avait jadis été l'entrée de la chambre basse de la tour; maintenant il n'y avait plus dans la masure ni chambre basse ni chambres hautes. Tous les étages tombés l'un sur l'autre, tous les plafonds successivement écroulés, ont fait de la Maüsethurm une salle enfermée entre quatre hautes murailles, qui a pour sol des décombres et pour plafond les nuées du ciel.
Cependant j'avais hasardé mon regard dans l'intérieur de cette salle, d'où sortaient un grincement si étrange et un rayonnement si extraordinaire. Voilà ce que je vis:
Dans un angle faisant face à la porte il y avait deux hommes. Ces hommes me tournaient le dos. Ils se penchaient, l'un accroupi, l'autre courbé, sur une espèce d'étau en fer qu'avec un peu d'imagination on aurait fort bien pu prendre pour un instrument de torture. Ils étaient pieds nus, bras nus, vêtus de haillons, avec un tablier de cuir sur les genoux et une grosse veste à capuchon sur le dos. L'un était vieux, je voyais ses cheveux gris; l'autre était jeune, je voyais ses cheveux blonds, qui semblaient rouges, grâce au reflet de pourpre d'une grande fournaise allumée à l'angle opposé de la masure. Le vieux avait son capuchon incliné à droite comme les guelfes, le jeune le portait incliné à gauche comme les gibelins. Du reste ce n'était ni un gibelin ni un guelfe; ce n'étaient pas non plus deux bourreaux, ni deux démons, ni deux spectres; c'étaient deux forgerons. Cette fournaise, où rougissait une longue barre de fer, était leur cheminée. La lueur, qui figurait si étrangement dans ce mélancolique paysage l'âme de Hatto changée par l'enfer en flamme vivante, c'était le feu et la fumée de cette cheminée. Le grincement, c'était le bruit d'une lime. Près de la porte, à côté d'un baquet plein d'eau, deux marteaux à longs manches s'appuyaient sur une enclume; c'est cette enclume que j'avais entendue environ une heure auparavant et qui m'avait fait faire les vers que vous venez de lire.
Ainsi aujourd'hui la Maüsethurm est une forge. Pourquoi n'aurait-elle pas été une douane jadis? Vous voyez, mon ami, que décidément Mauth n'a peut-être pas tort...
Rien de plus dégradé et de plus décrépit que l'intérieur de cette tour. Ces murs, auxquels furent attachées les splendides tapisseries épiscopales où les rats, disent les légendes, rongèrent partout le nom de Hatto, ces murs sont à présent nus, ridés, creusés par les pluies, verdis au dehors par les brumes du fleuve, noircis au dedans par la fumée de la forge.
Les deux forgerons étaient du reste les meilleures gens du monde. Je montai l'échelle et j'entrai dans la masure. Ils me montrèrent à côté de leur cheminée la porte étroite et crevassée d'une tourelle sans fenêtres, aujourd'hui inaccessible, où, dirent-ils, l'archevêque se réfugia d'abord. Puis ils m'ont prêté une lanterne et j'ai pu visiter toute la petite île. C'est une longue et étroite langue de terre où croît partout, au milieu d'une ceinture de joncs et de roseaux, l'euphorbia officinalis. A chaque instant, en parcourant cette île, le pied se heurte à des monticules ou s'enfonce dans des galeries souterraines. Les taupes y ont remplacé les rats.
Le Rhin a déchaussé et mis à nu la pointe orientale de l'îlot qui lutte comme une proue contre son courant. Il n'y a là ni terre ni végétation, mais un rocher de marbre rose qui, à la lueur de ma lanterne, me semblait veiné de sang.
C'est sur ce marbre qu'est bâtie la tour.
La Tour des Rats est carrée. La tourelle, dont les forgerons m'avaient montré l'intérieur, fait sur la face qui regarde Bingen un renflement pittoresque. La coupe pentagonale de cette tourelle longue et élancée, et les mâchicoulis postiches sur lesquels elle s'appuie, indiquent une construction du onzième siècle. C'est au-dessous de la tourelle que les rats semblent avoir rongé profondément la base de la tour. Les baies de la tour ont tellement perdu toute forme, qu'il serait impossible d'en conclure aucune date. Le parement, écorché çà et là, dessine sur les parois extérieures une lèpre hideuse. Des pierres informes, qui ont été des créneaux ou des mâchicoulis, figurent au sommet de l'édifice des dents de cachalot ou des os de mastodonte scellés dans la muraille.
Au-dessus de la tourelle, à l'extrémité d'un long mât, flotte et se déchire au vent un triste haillon blanc et noir. Je trouvai d'abord je ne sais quelle harmonie entre cette ruine de deuil et cette loque funèbre. Mais c'est tout simplement le drapeau prussien.
Je me suis rappelé qu'en effet les domaines du grand-duc de Hesse finissent à Bingen. La Prusse rhénane y commence.
Ne prenez pas, je vous prie, en mauvaise part ce que je vous dis là du drapeau de Prusse. Je vous parle de l'effet produit; rien de plus. Tous les drapeaux sont glorieux. Qui aime le drapeau de Napoléon n'insultera jamais le drapeau de Frédéric.
Après avoir tout vu et cueilli un brin d'euphorbe, j'ai quitté la Maüsethurm. Mon batelier s'était rendormi. Au moment où il reprenait son aviron et où la barque s'éloignait de l'île, les deux forgerons s'étaient remis à l'enclume, et j'entendais siffler dans le baquet d'eau la barre de fer rouge qu'ils venaient d'y plonger.
Maintenant que vous dirai-je? Qu'une demi-heure après j'étais à Bingen, que j'avais grand'faim, et qu'après mon souper, quoique je fusse fatigué, quoiqu'il fût très-tard, quoique les bons bourgeois fussent endormis, je suis monté, moyennant un thaler offert à propos, sur le Klopp, vieux château ruiné qui domine Bingen.
Là j'ai eu un spectacle digne de clore cette journée où j'avais vu tant de choses et coudoyé tant d'idées.
La nuit était à son moment le plus assoupi et le plus profond. Au-dessous de moi un amas de maisons noires gisait comme un lac de ténèbres. Il n'y avait plus dans toute la ville que sept fenêtres éclairées. Par un hasard étrange, ces sept fenêtres, pareilles à sept rouges étoiles, reproduisaient avec une exactitude parfaite la Grande-Ourse, qui étincelait, en cet instant-là même, pure et blanche au fond du ciel; si bien que la majestueuse constellation, allumée à des millions de lieues au-dessus de nos têtes, semblait se refléter à mes pieds dans un miroir d'encre.
Bingen, août.
Je vous avais promis quelqu'une des légendes fameuses du Falkenburg, peut-être même la plus belle, la sombre aventure de Guntram et de Liba. Mais j'ai réfléchi. A quoi bon vous conter des contes que le premier recueil venu vous contera, et vous contera mieux que moi? Puisque vous voulez absolument des histoires pour vos petits enfants, en voici une, mon ami. C'est une légende que du moins vous ne trouverez dans aucun légendaire. Je vous l'envoie telle que je l'ai écrite sous les murailles mêmes du manoir écroulé, avec la fantastique forêt de Sonn sous les yeux, et, à ce qu'il me semblait, sous la dictée même des arbres, des oiseaux et du vent des ruines. Je venais de causer avec ce vieux soldat français qui s'est fait chevrier dans ces montagnes, et qui est devenu presque sauvage et presque sorcier; singulière fin pour un tambour-maître du trente-septième léger. Ce brave homme, ancien enfant de troupe dans les armées voltairiennes de la République, m'a paru croire aujourd'hui aux fées et aux gnomes comme il a cru jadis à l'empereur. La solitude agit toujours ainsi sur l'intelligence; elle développe la poésie qui est toujours dans l'homme; tout pâtre est rêveur.
J'ai donc écrit ce conte bleu dans le lieu même, caché dans le ravin-fossé, assis sur un bloc qui a été un rocher jadis, qui a été une tour au douzième siècle et qui est redevenu un rocher, cueillant de temps en temps, pour en aspirer l'âme, une fleur sauvage, un de ces liserons qui sentent si bon et qui meurent si vite, et regardant tour à tour l'herbe verte et le ciel radieux pendant que de grandes nuées d'or se déchiraient aux sombres ruines du Falkenburg.
Cela dit, voici l'histoire:
Le beau Pécopin aimait la belle Bauldour, et la belle Bauldour aimait le beau Pécopin. Pécopin était fils du burgrave de Sonneck, et Bauldour était fille du sire de Falkenburg. L'un avait la forêt, l'autre avait la montagne. Or quoi de plus simple que de marier la montagne à la forêt? Les deux pères s'entendirent, et l'on fiança Bauldour à Pécopin.
Ce jour-là, c'était un jour d'avril, les sureaux et les aubépines en fleurs s'ouvraient au soleil dans la forêt, mille petites cascades charmantes, neiges et pluies changées en ruisseaux, horreurs de l'hiver devenues les grâces du printemps, sautaient harmonieusement dans la montagne, et l'amour, cet avril de l'homme, chantait, rayonnait et s'épanouissait dans le cœur des deux fiancés.
Le père de Pécopin, vieux et vaillant chevalier, l'honneur du Nahegau, mourut quelque temps après les accordailles, en bénissant son fils et en lui recommandant Bauldour. Pécopin pleura, puis peu à peu, de la tombe où son père avait disparu, ses yeux se reportèrent au doux et radieux visage de sa fiancée, et il se consola. Quand la lune se lève, songe-t-on au soleil couché?
Pécopin avait toutes les qualités d'un gentilhomme, d'un jeune homme et d'un homme. Bauldour était une reine dans le manoir, une sainte vierge à l'église, une nymphe dans les bois, une fée à l'ouvrage.
Pécopin était grand chasseur, et Bauldour était belle fileuse. Or il n'y a pas de haine entre le fuseau et la carnassière. La fileuse file pendant que le chasseur chasse. Il est absent, la quenouille console et désennuie. La meute aboie, le rouet chante. La meute qui est au loin et qu'on entend à peine, mêlée au cor et perdue profondément dans les halliers, dit tout bas avec un vague bruit de fanfare: Songe à ton amant. Le rouet, qui force la belle rêveuse à baisser les yeux, dit tout haut et sans cesse avec sa petite voix douce et sévère: Songe à ton mari. Et, quand le mari et l'amant ne font qu'un, tout va bien.
Mariez donc la fileuse au chasseur, et ne craignez rien.
Cependant, je dois le dire, Pécopin aimait trop la chasse. Quand il était sur son cheval, quand il avait le faucon au poing ou quand il suivait le tartaret du regard, quand il entendait le jappement féroce de ses limiers aux jambes torses, il partait, il volait, il oubliait tout. Or en aucune chose il ne faut excéder. Le bonheur est fait de modération. Tenez en équilibre vos goûts et en bride vos appétits. Qui aime trop les chevaux et les chiens fâche les femmes; qui aime trop les femmes fâche Dieu.
Lorsque Bauldour, et cela arrivait souvent, lorsque Bauldour voyait Pécopin prêt à partir sur son cheval hennissant de joie et plus fier que s'il eût porté Alexandre le Grand en habits impériaux, lorsqu'elle voyait Pécopin le flatter, lui passer la main sur le cou, et, éloignant l'éperon du flanc, présenter au palefroi un bouquet d'herbe pour le rafraîchir, Bauldour était jalouse du cheval. Quand Bauldour, cette noble et fière demoiselle, cet astre d'amour, de jeunesse et de beauté, voyait Pécopin caresser son dogue et approcher amicalement de son charmant et mâle visage cette tête camuse, ces gros naseaux, ces larges oreilles et cette gueule noire, Bauldour était jalouse du chien.
Elle rentrait dans sa chambre secrète, courroucée et triste, et elle pleurait. Puis elle grondait ses servantes, et après ses servantes elle grondait son nain. Car la colère chez les femmes est comme la pluie dans la forêt; elle tombe deux fois. Bis pluit.
Le soir Pécopin arrivait poudreux et fatigué. Bauldour boudait et murmurait un peu avec une larme dans le coin de son œil bleu. Mais Pécopin baisait sa petite main, et elle se taisait; Pécopin baisait son beau front, et elle souriait.
Le front de Bauldour était blanc, pur et admirable comme la trompe d'ivoire du roi Charlemagne.
Puis elle se retirait dans sa tourelle et Pécopin dans la sienne. Elle ne souffrait jamais que ce chevalier lui prît la ceinture. Un soir il lui pressa légèrement le coude, et elle rougit très-fort. Elle était fiancée et non mariée. Pudeur est à la femme ce que chevalerie est à l'homme.
Ils s'adoraient à faire envie.
Pécopin avait dans sa halle d'armes à Sonneck une grande peinture dorée représentant le ciel et les neuf cieux, chaque planète avec sa couleur propre et son nom écrit en vermillon à côté d'elle; Saturne blanc plombé; Jupiter clair, mais enflambé et un peu sanguin; Vénus l'orientale, embrasée; Mercure étincelant; la Lune avec sa glace argentine; le Soleil tout feu rayonnant. Pécopin effaça le nom de Vénus, et écrivit en place Bauldour.
Bauldour avait dans sa chambre aux parfums une tapisserie de haute lisse où était figuré un oiseau de la grandeur d'un aigle, avec le tour du cou doré, le corps de couleur de pourpre, la queue bleue mêlée de pennes incarnates, et sur la tête des crêtes surmontées d'une houppe de plumes. Au-dessous de cet oiseau merveilleux l'ouvrier avait écrit ce mot grec: Phénix. Bauldour effaça ce mot, et broda à la place ce nom: Pécopin.
Cependant le jour fixé pour les noces approchait. Pécopin en était joyeux et Bauldour en était heureuse.
Il y avait dans la vénerie de Sonneck un piqueur, drôle fort habile, de libre parole et de malicieux conseil, qui s'appelait Erilangus. Cet homme, jadis fort bel archer, avait été recherché en mariage par plusieurs riches paysannes du pays de Lorch; mais il avait rebuté les épouseuses et s'était fait valet de chiens. Un jour que Pécopin lui en demandait la raison, Erilangus lui répondit: Monseigneur, les chiens ont sept espèces de rage, les femmes en ont mille. Un autre jour, apprenant les prochaines noces de son maître, il vint à lui hardiment et lui dit: Sire, pourquoi vous mariez-vous? Pécopin chassa ce valet.
Cela eût pu inquiéter le chevalier, car Erilangus était un esprit subtil et une longue mémoire. Mais la vérité est que ce valet s'en alla à la cour du marquis de Lusace, où il devint premier veneur, et que Pécopin n'en entendit plus parler.
La semaine qui devait précéder le mariage, Bauldour filait dans l'embrasure d'une fenêtre. Son nain vint l'avertir que Pécopin montait l'escalier. Elle voulut courir au-devant de son fiancé, et en sortant de sa chaise, qui était à dossier droit et sculpté, son pied s'embarrassa dans le fil de sa quenouille. Elle tomba. La pauvre Bauldour se releva. Elle ne s'était fait aucun mal, mais elle se souvint qu'un accident pareil était arrivé jadis à la châtelaine Liba, et elle se sentit le cœur serré.
Pécopin entra rayonnant, lui parla de leur mariage et de leur bonheur, et le nuage qu'elle avait dans l'âme s'envola.
Le lendemain de ce jour-là Bauldour filait dans sa chambre et Pécopin chassait dans le bois. Il était seul et n'avait avec lui qu'un chien. Tout en suivant le hasard de la chasse, il arriva près d'une métairie qui était à l'entrée de la forêt de Sonn et qui marquait la limite des domaines de Sonneck et de Falkenburg. Cette métairie était ombragée à l'orient par quatre grands arbres, un frêne, un orme, un sapin et un chêne, qu'on appelait dans le pays les quatre Evangélistes. Il paraît que c'étaient des arbres-fées. Au moment où Pécopin passait sous leur ombre, quatre oiseaux étaient perchés sur ces quatre arbres: un geai sur le frêne, un merle sur l'orme, une pie sur le sapin et un corbeau sur le chêne. Les quatre ramages de ces quatre bêtes emplumées se mêlaient d'une façon bizarre et semblaient par instants s'interroger et se répondre. On entendait en outre un pigeon, qu'on ne voyait pas parce qu'il était dans le bois, et une poule, qu'on ne voyait pas parce qu'elle était dans la basse-cour de la ferme. Quelques pas plus loin un vieillard tout courbé rangeait le long d'un mur des souches pour l'hiver. Voyant approcher Pécopin, il se retourna et se redressa.—Sire chevalier, s'écria-t-il, entendez-vous ce que disent ces oiseaux?—Bonhomme, répondit Pécopin, que m'importe!—Sire, reprit le paysan, pour le jeune homme, le merle siffle, le geai garrule, la pie glapit, le corbeau croasse, le pigeon roucoule, la poule glousse; pour le vieillard, les oiseaux parlent.—Le chevalier éclata de rire.—Pardieu! voilà des rêveries.—Le vieillard repartit gravement:—Vous avez tort, sire Pécopin.—Vous ne m'avez jamais vu, s'écria le jeune homme, comment savez-vous mon nom?—Ce sont les oiseaux qui le disent, répondit le paysan.—Vous êtes un vieux fou, brave homme, dit Pécopin. Et il passa outre.
Environ une heure après, comme il traversait une clairière, il entendit une sonnerie de cor et il vit paraître dans la futaie une belle troupe de cavaliers; c'était le comte palatin qui allait en chasse. Le comte palatin allait en chasse accompagné des burgraves, qui sont les comtes des châteaux, des wildgraves, qui sont les comtes des forêts, des landgraves, qui sont les comtes des terres, des rhingraves, qui sont les comtes du Rhin, et des raugraves, qui sont les comtes du droit du poing. Un cavalier gentilhomme du pfalzgraf, nommé Gaïrefroi, aperçut Pécopin, et lui cria:—Holà, beau chasseur! ne venez-vous pas avec nous?—Où allez-vous? dit Pécopin.—Beau chasseur, répondit Gaïrefroi, nous allons chasser un milan qui est à Heimburg et qui détruit nos faisans; nous allons chasser un vautour qui est à Vaugsberg et qui extermine nos lanerets; nous allons chasser un aigle qui est à Rheinstein et qui tue nos émérillons. Venez avec nous.—Quand serez-vous de retour? demanda Pécopin.—Demain, dit Gaïrefroi.—Je vous suis, dit Pécopin. La chasse dura trois jours. Le premier jour Pécopin tua le milan, le second jour Pécopin tua le vautour, le troisième jour Pécopin tua l'aigle. Le comte palatin s'émerveilla d'un si excellent archer.—Chevalier de Sonneck, lui dit-il, je te donne le fief de Rhineck, mouvant de ma tour de Gutenfels. Tu vas me suivre à Stæhlech pour en recevoir l'investiture et me prêter le serment d'allégeance, en mail public et en présence des échevins, in mallo publico et coram scabinis, comme disent les chartes du saint empereur Charlemagne. Il fallait obéir. Pécopin envoya à Bauldour un message dans lequel il lui annonçait tristement que la gracieuse volonté du pfalzgraf l'obligeait de se rendre sur-le-champ à Stahleck pour une très-grande et très-grosse affaire.—Soyez tranquille, madame ma mie, ajoutait-il en terminant, je serai de retour le mois prochain.—Le messager parti, Pécopin suivit le palatin et alla coucher avec les chevaliers de la suite du prince dans la châtellenie basse à Bacharach. Cette nuit-là il eut un rêve. Il revit en songe l'entrée de la forêt de Sonneck, la métairie, les quatre arbres et les quatre oiseaux; les oiseaux ne criaient, ni ne sifflaient, ni ne chantaient, ils parlaient. Leur ramage, auquel se mêlaient les voix de la poule et du pigeon, s'était changé en cet étrange dialogue, que Pécopin endormi entendit distinctement:
Pécopin se réveilla, il avait une sueur froide; dans le premier moment il se rappela le vieillard et il s'épouvanta, sans savoir pourquoi, de ce rêve et de ce dialogue; puis il chercha à comprendre, puis il ne comprit pas; puis il se rendormit, et le lendemain, quand le jour parut, quand il revit le beau soleil qui chasse les spectres, dissipe les songes et dore les fumées, il ne songea plus ni aux quatre arbres, ni aux quatre oiseaux.
Pécopin était un gentilhomme de renommée, de race, d'esprit et de mine. Une fois introduit à la cour du pfalzgraf et installé dans son nouveau fief, il plut à ce point au palatin, que ce digne prince lui dit un jour:—Ami, j'envoie une ambassade à mon cousin de Bourgogne, et je t'ai choisi pour ambassadeur, à cause de ta gentille renommée. Pécopin dut faire ce que voulait son prince. Arrivé à Dijon, il se fit si bien distinguer par sa belle parole, que le duc lui dit un soir, après avoir vidé trois larges verres de vin de Bacharach:—Sire Pécopin, vous êtes notre ami; j'ai quelque démêlé de bec avec monseigneur le roi de France, et le comte palatin permet que je vous envoie près du roi, car je vous ai choisi pour ambassadeur, à cause de votre grande race.—Pécopin se rendit à Paris. Le roi le goûta fort, et le prenant à part un matin:—Pardieu, chevalier Pécopin, lui dit-il, puisque le palatin vous a prêté au Bourguignon pour le service de la Bourgogne, le Bourguignon vous prêtera bien au roi de France pour le service de la chrétienté. J'ai besoin d'un très-noble seigneur qui aille faire certaines remontrances de ma part au miramolin des Maures en Espagne, et je vous ai choisi pour ambassadeur, à cause de votre bel esprit.—On peut refuser son vote à l'empereur, on peut refuser sa femme au pape; on ne refuse rien au roi de France. Pécopin fit route pour l'Espagne. A Grenade le miramolin l'accueillit à merveille et l'invita aux zambras de l'Alhambra. Ce n'était chaque jour que fêtes, courses de cannes et de lances et chasses au faucon, et Pécopin y prenait part en grand jouteur et en grand chasseur qu'il était. En sa qualité de moricaud, le miramolin avait de bons lanerets, d'excellents sacrets et d'admirables tuniciens, et il y eut à ces chasses les plus belles volées imaginables. Cependant Pécopin n'oublia pas de faire les affaires du roi de France. Quand la négociation fut terminée, le chevalier se présenta chez le sultan pour lui faire ses adieux.—Je reçois vos adieux, sire chrétien, dit le miramolin, car vous allez en effet partir tout de suite pour Bagdad.—Pour Bagdad! s'écria Pécopin.—Oui, chevalier, reprit le prince maure; car je ne puis signer le traité avec le roi de Paris sans le consentement du calife de Bagdad, qui est commandeur des croyants; il me faut envoyer quelqu'un de considérable auprès du calife, et je vous ai choisi pour ambassadeur à cause de votre bonne mine. Quand on est chez les Maures, on va où veulent les Maures. Ce sont des chiens et des infidèles. Pécopin alla à Bagdad. Là il eut une aventure. Un jour qu'il passait sous les murs du sérail, la sultane favorite le vit, et comme il était beau, triste et fier, elle se prit d'amour pour lui. Elle lui envoya une esclave noire qui parla au chevalier dans le jardin de la ville à côté d'un grand tilleul mycrophylla qu'on y voit encore, et qui lui remit un talisman en lui disant: Ceci vient d'une princesse qui vous aime et que vous ne verrez jamais. Gardez ce talisman. Tant que vous le porterez sur vous, vous serez jeune. Quand vous serez en danger de mort, touchez-le, et il vous sauvera.—Pécopin à tout hasard accepta le talisman, qui était une fort belle turquoise incrustée de caractères inconnus. Il l'attacha à sa chaîne de cou.—Maintenant, monseigneur, ajouta l'esclave en le quittant, prenez garde à ceci: Tant que vous aurez cette turquoise à votre cou, vous ne vieillirez pas d'un jour; si vous la perdez, vous vieillirez en une minute de toutes les années que vous aurez laissées derrière vous. Adieu, beau giaour.—Cela dit, la négresse s'en alla. Cependant le calife avait vu l'esclave de la sultane accoster le chevalier chrétien. Ce calife était fort jaloux et un peu magicien. Il convia Pécopin à une fête, et, la nuit venue, il conduisit le chevalier sur une haute tour. Pécopin, sans y prendre garde, s'était avancé fort près du parapet, qui était très-bas, et le calife lui parla ainsi:—Chevalier, le comte palatin t'a envoyé au duc de Bourgogne à cause de ta noble renommée, le duc de Bourgogne t'a envoyé au roi de France à cause de ta grande race, le roi de France t'a envoyé au miramolin de Grenade à cause de ton bel esprit, le miramolin de Grenade t'a envoyé au calife de Bagdad à cause de ta bonne mine; moi, à cause de ta bonne renommée, de ta grande race, de ton bel esprit et de ta bonne mine, je t'envoie au diable.—En prononçant ce dernier mot, le calife poussa violemment Pécopin, qui perdit l'équilibre et tomba du haut de la tour.
Quand un homme tombe dans un gouffre, c'est un terrible éclair que celui qui frappe sa paupière en ce moment-là et qui lui montre à la fois la vie dont il va sortir et la mort où il va entrer. Dans cette minute suprême, Pécopin éperdu envoya sa dernière pensée à Bauldour et mit la main à son cœur; ce qui fit que, sans y songer, il toucha le talisman. A peine eut-il effleuré du doigt la turquoise magique, qu'il se sentit emporté comme par des ailes. Il ne tombait plus, il planait. Il vola ainsi toute la nuit. Au moment où le jour paraissait, la main invisible qui le soutenait le déposa sur une grève solitaire, au bord de la mer.
Or, en ce temps-là même, il était arrivé au diable une aventure désagréable et singulière. Le diable a coutume d'emporter les âmes qui sont à lui dans une hotte, ainsi que cela peut se voir sur le portail de la cathédrale de Fribourg en Suisse, où il est figuré avec une tête de porc sur les épaules, un croc à la main et une hotte de chiffonnier sur le dos; car le démon trouve et ramasse les âmes des méchants dans les tas d'ordures que le genre humain dépose au coin de toutes les grandes vérités terrestres ou divines. Le diable n'avait pas l'habitude de fermer sa hotte, ce qui fait que beaucoup d'âmes s'échappaient, grâce à la céleste malice des anges. Le diable s'en aperçut et mit à sa hotte un bon couvercle orné d'un bon cadenas. Mais les âmes, qui sont fort subtiles, furent peu gênées du couvercle; et, aidées par les petits doigts roses des chérubins, trouvèrent encore moyen de s'enfuir par les claires-voies de la hotte. Ce que voyant, le diable, fort dépité, tua un dromadaire, et de la peau de la bosse se fit une outre qu'il sut clore merveilleusement avec l'assistance du démon Hermès, et de laquelle il se sentait plus joyeux quand elle était remplie d'âmes qu'un écolier d'une bourse remplie de sequins d'or. C'est ordinairement dans la Haute-Egypte, sur les bords de la mer Rouge, que le diable, après avoir fait sa tournée dans le pays des païens et des mécréants, remplit cette outre. Le lieu est fort désert; c'est une grève de sable près d'un petit bois de palmiers qui est situé entre Coma, où est né saint Antoine et Clisma, où est mort saint Sisoës.
Un jour donc que le diable avait fait encore meilleure chasse qu'à l'ordinaire, il remplissait gaiement son outre lorsque, se retournant par hasard, il vit à quelques pas de lui un ange qui le regardait en souriant. Le diable haussa les épaules et continua d'empiler dans ce sac les âmes qu'il avait, les épluchant fort peu, je vous jure; car tout est assez bon pour cette chaudière-là. Quand il eut fini, il empoigna l'outre d'une main pour la charger sur ses épaules; mais il lui fut impossible de la lever du sol, tant il y avait mis d'âmes et tant les iniquités dont elles étaient chargées les rendaient lourdes et pesantes. Il saisit alors cette besace d'enfer à deux bras; mais le second effort fut aussi inutile que le premier, l'outre ne bougea pas plus que si elle eût été la tête d'un rocher sortant de terre. «Oh! Ames de plomb!» dit le diable, et il se prit à jurer. En se retournant, il vit le bel ange qui le regardait en riant. «Que fais-tu là? cria le démon.—Tu le vois, dit l'ange, je souriais tout à l'heure et à présent je ris.—Oh! céleste volaille! grand innocent, va!» répliqua Asmodée. Mais l'ange devint sévère et lui parla ainsi: «Dragon, voici les paroles que je te dis de la part de celui qui est le Seigneur: tu ne pourras emporter cette charge d'âmes dans la géhenne tant qu'un saint du paradis ou un chrétien tombé du ciel ne t'aura pas aidé à la soulever de terre et à la poser sur tes épaules.» Cela dit, l'ange ouvrit ses ailes d'aigle et s'envola.
Le diable était fort empêché. «Que veut dire cet imbécile? grommelait-il entre ses dents. Un saint du paradis? ou un chrétien tombé du ciel? J'attendrai longtemps si je dois rester là jusqu'à ce qu'une pareille assistance m'arrive! Pourquoi diantre aussi ai-je si outrageusement bourré cette sacoche? Et ce niais, qui n'est ni homme ni oiseau, se hurlait de moi! Allons! il faut maintenant que j'attende le saint qui viendra du paradis ou le chrétien qui tombera du ciel. Voilà une stupide histoire, et il faut convenir qu'on s'amuse de peu de chose là-haut!» Pendant qu'il se parlait ainsi à lui-même, les habitants de Coma et de Clisma croyaient entendre le tonnerre gronder sourdement à l'horizon. C'était le diable qui bougonnait.
Pour un charretier embourbé, jurer est quelque chose, mais sortir de l'ornière c'est encore mieux. Le pauvre diable se creusait la tête et rêvait. C'est un drôle fort adroit que celui qui a perdu Eve. Il entre partout. Quand il veut, de même qu'il se glisse dans l'amour, il se glisse dans le paradis. Il a conservé des relations avec saint Cyprien le magicien, et il sait dans l'occasion se faire bienvenir des autres saints, tantôt en leur rendant de petits services mystérieux, tantôt en leur disant des paroles agréables. Il sait, ce grand savant, la conversation qui plaît à chacun. Il les prend tous par leur faible. Il apporte à saint Robert d'York les petits pains d'avoine au beurre. Il cause orfévrerie avec saint Eloi et cuisine avec saint Théodote. Il parle au saint évêque Germain du roi Childebert, au saint abbé Wandrille du roi Dagobert et au saint eunuque Usthazade du roi Sapor. Il parle à saint Paul le Simple de saint Antoine et il parle à saint Antoine de son cochon. Il parle à saint Loup de sa femme Piméniole, et il ne parle pas à saint Gomer de sa femme Gwinmarie.—Car le diable est le grand flatteur. Cœur de fiel, bouche de miel.
Cependant quatre saints, qui sont connus pour leur étroite amitié, saint Nil le Solitaire, saint Autremoine, saint Jean le Nain et saint Médard, étaient précisément allés ce jour-là se promener sur les bords de la mer Rouge. Comme ils arrivaient, tout en conversant, près du bois de palmiers, le diable les vit venir vers lui avant d'être aperçu par eux. Il prit incontinent la forme d'un vieillard très-pauvre et très-cassé et se mit à pousser des cris lamentables. Les saints s'approchèrent. «Qu'est-ce? dit saint Nil.—Hélas! hélas! mes bons seigneurs, s'écria le diable, venez à mon aide, je vous en supplie. J'ai un très-méchant maître, je suis un pauvre esclave, j'ai un très-méchant maître qui est un marchand du pays de Fez. Or vous savez que tous ceux de Fez, les Maures, Numides, Garamantes et tous les habitants de la Barbarie, de la Nubie et de l'Egypte, sont mauvais, pervers, sujets aux femmes et aux copulations illicites, téméraires, ravisseurs, hasardeux et impitoyables à cause de la planète Mars. De plus, mon maître est un homme que tourmentent la bile noire, la bile jaune et la pituite à Cicéron; de là une mélancolie froide et sèche qui le rend timide, de peu de courage, avec beaucoup d'inventions néanmoins pour le mal. Ce qui retombe sur nous, pauvres esclaves, sur moi, pauvre vieux.—Où voulez-vous en venir, mon ami? dit saint Autremoine avec intérêt.—Voilà, mon bon seigneur, répondit le démon. Mon maître est un grand voyageur. Il a des manies. Dans tous les pays où il va, il a le goût de bâtir dans son jardin une montagne du sable qu'on ramasse au bord des mers près desquelles ce méchant homme s'établit. Dans la Zélande il a édifié un tas de sable fangeux et noir; dans la Frise un tas de gros sable mêlé de ces coquilles rouges, parmi lesquelles on trouve le cône tigré; et dans la Chersonèse cimbrique, qu'on nomme aujourd'hui Jutland, un tas de sable fin mêlé de ces coquilles blanches parmi lesquelles il n'est pas rare de rencontrer la telline-soleil-levant...—Que le diable t'emporte! interrompit saint Nil, qui est d'un naturel impatient. Viens au fait. Voilà un quart d'heure que tu nous fais perdre à écouter des sornettes. Je compte les minutes.» Le diable s'inclina humblement: «Vous comptez les minutes, monseigneur? c'est un noble goût. Vous devez être du Midi; car ceux du Midi sont ingénieux et adonnés aux mathématiques, parce qu'ils sont plus voisins que les autres hommes du cercle des étoiles errantes.» Puis, tout à coup, éclatant en sanglots et se meurtrissant la poitrine du poing: «Hélas! hélas! mes bons princes, j'ai un bien cruel maître. Pour bâtir sa montagne il m'oblige à venir tous les jours, moi vieillard, remplir cette outre de sable au bord de la mer. Il faut que je la porte sur mes épaules. Quand j'ai fait un voyage, je recommence, et cela dure depuis l'aube du jour jusqu'au coucher du soleil. Si je veux me reposer, si je veux dormir, si je succombe à la fatigue, si l'outre n'est pas bien pleine, il me fait fouetter. Hélas! je suis bien misérable et bien battu et bien accablé d'infirmités. Hier, j'avais fait six voyages dans la journée; le soir venu, j'étais si las que je n'ai pu hausser jusqu'à mon dos cette outre que je venais d'emplir; et j'ai passé ici toute la nuit, pleurant à côté de ma charge et épouvanté de la colère de mon maître. Mes seigneurs, mes bons seigneurs, par grâce et par pitié, aidez-moi à mettre ce fardeau sur mes épaules, afin que je puisse m'en retourner auprès de mon maître, car, si je tarde, il me tuera. Ahi! ahi!»
En écoutant cette pathétique harangue, saint Nil, saint Autremoine et saint Jean le Nain se sentirent émus, et saint Médard se mit à pleurer, ce qui causa sur la terre une pluie de quarante jours.
Mais saint Nil dit au démon: «Je ne puis t'aider, mon ami, et j'en ai regret; mais il faudrait mettre la main à cette outre qui est une chose morte, et un verset de la très-sainte Ecriture défend de toucher aux choses mortes sous peine de rester impur.»
Saint Autremoine dit au démon: «Je ne puis t'aider, mon ami, et j'en ai regret; mais je considère que ce serait une bonne action, et les bonnes actions ayant l'inconvénient de pousser à la vanité celui qui les fait, je m'abstiens d'en faire pour conserver l'humilité.»
Saint Jean le Nain dit au démon: «Je ne puis t'aider, mon ami, et j'en ai regret; mais, comme tu vois, je suis si petit que je ne pourrais atteindre à ta ceinture. Comment ferais-je pour te mettre cette charge sur les épaules?»
Saint Médard, tout en larmes, dit au démon: «Je ne puis t'aider, mon ami, et j'en ai regret; mais je suis si ému vraiment, que j'ai les bras cassés.»
Et ils continuèrent leur chemin.
Le diable enrageait. «Voilà des animaux! s'écria-t-il en regardant les saints s'éloigner. Quels vieux pédants! Sont-ils absurdes avec leurs grandes barbes! Ma parole d'honneur, ils sont encore plus bêtes que l'ange!»
Lorsqu'un de nous enrage, il a du moins la ressource d'envoyer au diable celui qui l'irrite. Le diable n'a pas cette douceur. Aussi y a-t-il dans toutes ses colères une pointe qui rentre en lui-même et qui l'exaspère.
Comme il maugréait en fixant son œil plein de flamme et de fureur sur le ciel, son ennemi, voilà qu'il aperçoit dans les nuées un point noir. Ce point grossit, ce point approche; le diable regarde; c'était un homme,—c'était un chevalier armé et casqué,—c'était un chrétien ayant la croix rouge sur la poitrine,—qui tombait des nues.
«Que n'importe qui soit loué! cria le démon en sautant de joie. Je suis sauvé. Voilà mon chrétien qui m'arrive! Je n'ai pas pu venir à bout de quatre saints, mais ce serait bien le diable si je ne venais pas à bout d'un homme.
En ce moment-là, Pécopin, doucement déposé sur le rivage, mettait pied à terre.
Apercevant ce vieillard, lequel était là comme un esclave qui se repose à côté de son fardeau, il marcha vers lui et lui dit: «Qui êtes-vous, l'ami? et où suis-je?
Le diable se prit à geindre piteusement: «Vous êtes au bord de la mer Rouge, monseigneur, et moi je suis le plus malheureux des misérables.» Sur ce, il chanta au chevalier la même antienne qu'aux saints, le suppliant pour conclusion de l'aider à charger cette outre sur son dos.
Pécopin hocha la tête: «Bonhomme, voilà une histoire peu vraisemblable.
—Mon beau seigneur qui tombez du ciel, répondit le diable, la vôtre l'est encore moins, et pourtant elle est vraie.
—C'est juste, dit Pécopin.
—Et puis, reprit le démon, que voulez-vous que j'y fasse? si mes malheurs n'ont pas bonne apparence, est-ce ma faute? Je ne suis qu'un pauvre de besace et d'esprit; je ne sais pas inventer; il faut bien que je compose mes gémissements avec mes aventures et je ne puis mettre dans mon histoire que la vérité. Telle viande, telle soupe.
—J'en conviens, dit Pécopin.
—Et puis enfin, poursuivit le diable, quel mal cela peut-il vous faire, à vous, mon jeune vaillant, d'aider un pauvre vieillard infirme à attacher cette outre sur ses épaules?»
Ceci parut concluant à Pécopin. Il se baissa, souleva de terre l'outre, qui se laissa faire sans difficulté, et, la soutenant entre ses bras, il s'apprêta à la poser sur le dos du vieillard qui se tenait courbé devant lui.
Un moment de plus, et c'était fait.
Le diable a des vices; c'est là ce qui le perd. Il est gourmand. Il eut dans cette minute-là l'idée de joindre l'âme de Pécopin aux autres âmes qu'il allait emporter; mais pour cela il fallait d'abord tuer Pécopin.
Il se mit donc à appeler à voix basse un esprit invisible auquel il commanda quelque chose en paroles obscures.
Tout le monde sait que, lorsque le diable dialogue et converse avec d'autres démons, il parle un jargon moitié italien, moitié espagnol. Il dit aussi çà et là quelques mots latins.
Ceci a été prouvé et clairement établi dans plusieurs rencontres, et en particulier dans le procès du docteur Eugenio Torralva, lequel fut commencé à Valladolid le 10 janvier 1528 et convenablement terminé le 6 mai 1531 par l'auto-da-fé dudit docteur.
Pécopin savait beaucoup de choses. C'était, je vous l'ai dit, un cavalier d'esprit qui était homme à soutenir bravement une vespérie. Il avait des lettres. Il connaissait la langue du diable.
Or, à l'instant où il lui attachait l'outre sur l'épaule, il entendit le petit vieillard courbé dire tout bas: Bamos, non cierra occhi, verbera, frappa, y echa la piedra. Ceci fut pour Pécopin comme un éclair.
Un soupçon lui vint. Il leva les yeux, et il vit à une grande hauteur au-dessus de lui une pierre énorme que quelque géant invisible tenait suspendue sur sa tête.
Se rejeter en arrière, toucher de sa main gauche le talisman, saisir de la droite son poignard et en percer l'outre avec une violence et une rapidité formidables, c'est ce que fit Pécopin, comme s'il eût été le tourbillon qui, dans la même seconde, passe, vole, tourne, brille, tonne et foudroie.
Le diable poussa un grand cri. Les âmes délivrées s'enfuirent par l'issue que le poignard de Pécopin venait de leur ouvrir, laissant dans l'outre leurs noirceurs, leurs crimes et leurs méchancetés, monceau hideux, verrue abominable qui, par l'attraction propre au démon, s'incrusta en lui, et, recouverte par la peau velue de l'outre, resta à jamais fixée entre ses deux épaules. C'est depuis ce jour-là qu'Asmodée est bossu.
Cependant, au moment où Pécopin se rejetait en arrière, le géant invisible avait laissé choir sa pierre, qui tomba sur le pied du diable et le lui écrasa. C'est depuis ce jour-là qu'Asmodée est boiteux.
Le diable, comme Dieu, a le tonnerre à ses ordres; mais c'est un affreux tonnerre inférieur qui sort de terre et déracine les arbres. Pécopin sentit le rivage de la mer trembler sous lui et que quelque chose de terrible l'enveloppait; une fumée noire l'aveugla, un bruit effroyable l'assourdit; il lui sembla qu'il était tombé et qu'il roulait rapidement en rasant le sol, comme s'il était une feuille morte chassée par le vent. Il s'évanouit.
Quand il revint à lui, il entendit une voix douce qui disait: Phi smâ, ce qui en langage arabe signifie: il est dans le ciel. Il sentit qu'une main était posée sur sa poitrine, et il entendit une autre voix grave et lente qui répondait: Lô, lô, machi mouth, ce qui veut dire: non, non, il n'est pas mort. Il ouvrit les yeux et vit un vieillard et une jeune fille agenouillés près de lui. Le vieillard était noir comme la nuit, il avait une longue barbe blanche tressée en petites nattes à la mode des anciens mages, et il était vêtu d'un grand suaire de soie verte sans plis. La jeune fille était couleur de cuivre rouge, avec de grands yeux de porcelaine et des lèvres de corail. Elle avait des anneaux d'or au nez et aux oreilles. Elle était charmante.
Pécopin n'était plus au bord de la mer. Le souffle de l'enfer, le poussant au hasard, l'avait jeté dans une vallée remplie de rochers et d'arbres d'une forme étrange. Il se leva. Le vieillard et la jeune fille le regardaient avec douceur. Il s'approcha d'un de ces arbres; les feuilles se contractèrent; les branches se retirèrent; les fleurs, qui étaient d'un blanc pâle, devinrent rouges; et tout l'arbre parut en quelque sorte reculer devant lui. Pécopin reconnut l'arbre de la honte et en conclut qu'il avait quitté l'Inde et qu'il était dans le fameux pays de Pudiferan.
Cependant le vieillard lui fit signe. Pécopin le suivit; et quelques instants après le vieillard, la jeune fille et Pécopin étaient tous trois assis sur une natte dans une cabane faite en feuilles de palmier, dont l'intérieur, plein de pierres précieuses de toutes sortes, étincelait comme un brasier ardent.
Le vieillard se tourna vers Pécopin et lui dit en allemand: «Mon fils, je suis l'homme qui sait tout, le grand lapidaire éthiopien, le taleb des Arabes. Je m'appelle Zin-Eddin pour les hommes et Evilmerodach pour les génies. Je suis le premier homme qui ait pénétré dans cette vallée, tu es le deuxième. J'ai passé ma vie à dérober à la nature la science des choses, et à verser aux choses la science de l'âme. Grâce à moi, grâce à mes leçons, grâce aux rayons qui sont tombés depuis cent ans de mes prunelles, dans cette vallée les pierres vivent, les plantes pensent et les animaux savent. C'est moi qui ai enseigné aux bêtes la médecine vraie, qui manque à l'homme. J'ai appris au pélican à se saigner lui-même pour guérir ses petits blessés des vipères, au serpent aveugle à manger du fenouil pour recouvrer la vue, à l'ours attaqué de la cataracte à irriter les abeilles pour se faire piquer les yeux. J'ai apporté aux aigles, lesquelles sont étroites, la pierre œtites qui les fait pondre aisément. Si le geai se purge avec la feuille du laurier, la tortue avec la ciguë, le cerf avec le dictame, le loup avec la mandragore, le sanglier avec le lierre, la tourterelle avec l'herbe helxine; si les chevaux gênés par le sang s'ouvrent eux-mêmes une veine de la cuisse de derrière; si le stellion, à l'époque de la mue, dévore sa peau pour se guérir du mal caduc; si l'hirondelle guérit les ophthalmies de ses petits avec la pierre calidoine qu'elle va chercher au delà des mers; si la belette se munit de la rue quand elle veut combattre la couleuvre,—c'est moi, mon fils, qui le leur ai enseigné. Jusqu'ici je n'ai eu que des animaux pour disciples. J'attendais un homme. Tu es venu. Sois mon fils. Je suis vieux. Je te laisserai ma cabane, mes pierreries, ma vallée et ma science. Tu épouseras ma fille, qui s'appelle Aïssab, et qui est belle. Je t'apprendrai à distinguer le rubis sandastre du chrysolampis, à mettre la mère perle dans un pot de sel et à rallumer le feu des rubis trop mornes en les trempant dans le vinaigre. Chaque jour de vinaigre leur donne un an de beauté. Nous passerons notre vie doucement à ramasser des diamants et à manger des racines. Sois mon fils.
—Merci, vénérable seigneur, dit Pécopin. J'accepte avec joie.»
La nuit venue, il s'enfuit.
Il erra longtemps dans les pays. Dire tous les voyages qu'il fit, ce serait raconter le monde. Il marcha pieds nus et en sandales: il monta toutes les montures, l'âne, le cheval, le mulet, le chameau, le zèbre, l'onagre et l'éléphant. Il subit toutes les navigations et tous les navires, les vaisseaux ronds de l'Océan et les vaisseaux longs de la Méditerranée, oneraria et remigia, galère et galion, frégate et frégaton, felouque, polaque et tartane, barque, barquette et barquerolle. Il se risqua sur les caracores de bois des Indiens de Bantan et sur les chaloupes de cuir de l'Euphrate dont a parlé Hérodote. Il fut battu de tous les vents, du levante-sirocco et du sirocco-mezzogiorno, de la tramontane et de la galerne. Il traversa la Perse, le Pégu, Bramaz, Tagatai, Transiane, Sagistan, l'Hasubi. Il vit le Monomotapa comme Vincent le Blanc, Sofala comme Pedro Ordoñez, Ormus comme le sieur de Fines, les sauvages comme Acosta, et les géants comme Malherbe de Vitré. Il perdit dans le désert quatre doigts du pied, comme Jérôme Costilla. Il se vit dix-sept fois vendu comme Mendez-Pinto, fut forçat comme Texeus, et faillit être eunuque comme Parisol. Il eut le mal des pyans, dont périssent les nègres, le scorbut, qui épouvantait Avicenne, et le mal de mer, auquel Cicéron préféra la mort. Il gravit des montagnes si hautes, qu'arrivé au sommet il vomissait le sang, les flegmes et la colère. Il aborda l'île qu'on rencontre parfois ne la cherchant point, et qu'on ne peut jamais trouver la cherchant, et il vérifia que les habitants de cette ville sont bons chrétiens. En Midelpalie, qui est au nord, il remarqua un château dans un lieu où il n'y en a pas, mais les prestiges du septentrion sont si grands, qu'il ne faut pas s'étonner de cela. Il demeura plusieurs mois chez le roi de Mogor Ekebas, bien vu et caressé de ce prince, de la cour duquel il racontait plus tard tout ce qu'ont depuis couché par écrit les Anglais, les Hollandais et même les pères jésuites. Il devint docte, car il avait les deux maîtres de toute doctrine: voyage et malheur. Il étudia les faunes et les flores de tous les climats. Il observa les vents par les migrations des oiseaux et les courants par les migrations des céphalopodes. Il vit passer dans les régions sous-marines l'ommastrephes sagittatus allant au pôle nord, et l'ommastrephes giganteus allant au pôle sud. Il vit les hommes et les monstres ainsi que l'ancien Grec Ulysse. Il connut toutes les bêtes merveilleuses, le rosmar, le râle noir, le solendguse, les garagians semblables à des aigles de mer, les queues de jonc de l'île de Comore, les capercalzes d'Ecosse, les antenales qui vont par troupes, les alcatrazes grands comme des oies, les moraxos plus grands que les tiburons, les peymones des îles Maldives qui mangent des hommes, le poisson manare qui a une tête de bœuf, l'oiseau claki qui naît de certains bois pourris, le petit saru qui chante mieux que le perroquet, et enfin le boranet, l'animal-plante des pays tartares, qui a une racine en terre et qui broute l'herbe autour de lui. Il tua à la chasse un triton de mer de l'espèce yapiara et il inspira de l'amour à un triton de rivière de l'espèce baëpapina. Un jour étant en l'île de Manar, qui est à deux cents lieues de Goa, il fut appelé par des pêcheurs, lesquels lui montrèrent sept hommes-évêques et neuf sirènes qu'ils avaient pris dans leurs filets. Il entendit le bruit nocturne du forgeron marin, et il mangea des cent cinquante-trois sortes de poissons qu'il y a dans la mer et qui se trouvèrent tous dans le filet des apôtres quand ils pêchèrent par ordre du Seigneur. En Scythie il perça à coups de flèches un griffon auquel les peuples arimaspes faisaient la guerre pour avoir l'or que cette bête gardait. Ces peuples voulurent le faire roi, mais il se sauva. Enfin il manqua naufrager en mainte rencontre, et notamment près du cap Gardafù, que les anciens appelaient Promontorium aromatorum; et à travers tant d'aventures, tant d'erreurs, de fatigues, de prouesses, de travaux et de misères, le brave et fidèle chevalier Pécopin n'avait qu'un but, retrouver l'Allemagne; qu'une espérance, rentrer au Falkenburg; qu'une pensée, revoir Bauldour.
Grâce au talisman de la sultane qu'il portait toujours sur lui, il ne pouvait, on s'en souvient, ni vieillir ni mourir.
Il comptait pourtant tristement les années. A l'époque où il parvint enfin à atteindre le nord du pays de France, cinq ans s'étaient écoulés depuis qu'il n'avait vu Bauldour. Quelquefois il songeait à cela le soir après avoir cheminé depuis l'aube, il s'asseyait sur une pierre au bord de la route et il pleurait.
Puis il se ranimait et prenait courage: «Cinq ans, pensait-il; oui, mais je vais la revoir enfin. Elle avait quinze ans, eh bien, elle en aura vingt!» Ses vêtements étaient en lambeaux, sa chaussure était déchirée, ses pieds étaient en sang, mais la force et la joie lui étaient revenues, et il se remettait en marche.
C'est ainsi qu'il parvint jusqu'aux montagnes des Vosges.
Un soir, après avoir fait route toute la journée dans les rochers, cherchant un passage pour descendre vers le Rhin, il arriva à l'entrée d'un bois de sapins, de frênes et d'érables. Il n'hésita pas à y pénétrer. Il y marchait depuis plus d'une heure quand tout à coup le sentier qu'il suivait se perdit dans une clairière semée de houx, de genévriers et de framboisiers sauvages. A côté de la clairière il y avait un marais. Epuisé de lassitude, mourant de faim et de soif, exténué, il regardait de côté et d'autre, cherchant une chaumière, une charbonnerie ou un feu de pâtre, quand tout à coup une troupe de tadornes passa près de lui en agitant ses ailes et en criant. Pécopin tressaillit en reconnaissant ces étranges oiseaux qui font leurs nids sous terre et que les paysans des Vosges appellent canards-lapins. Il écarta les touffes de houx et vit fleurir et verdoyer de toutes parts dans l'herbe le perce-pierre, l'angélique, l'ellébore et la grande gentiane. Comme il se baissait pour s'en assurer, une coquille de moule tombée sur le gazon frappa son regard. Il la ramassa. C'était une de ces moules de la Vologne qui contiennent des perles grosses comme des pois. Il leva les yeux; un grand-duc planait au-dessus de sa tête.
Pécopin commençait à s'inquiéter. On conviendra qu'il y avait de quoi. Ces houx et ces framboisiers, ces tadornes, ces herbes magiques, cette moule, ce grand-duc, tout cela était peu rassurant. Il était donc fort alarmé et se demandait avec angoisse où il était, lorsqu'un chant éloigné parvint jusqu'à lui. Il prêta l'oreille. C'était une voix enrouée, cassée, chagrine, fâcheuse, sourde et criarde à la fois, et voici ce qu'elle chantait: