Le président Barbicane à sa fenêtre (p. 101).
Image plus grandeEn effet, la personnalité morale de Michel Ardan offrait un large champ aux observations de l'analyste. Cet homme étonnant vivait dans une perpétuelle disposition à l'hyperbole et n'avait pas encore dépassé l'âge des superlatifs; les objets se peignaient sur la rétine de son œil avec des dimensions démesurées; de là une association d'idées gigantesques; il voyait tout en grand, sauf les difficultés et les hommes.
C'était d'ailleurs une luxuriante nature, un artiste d'instinct, un garçon spirituel, qui ne faisait pas un feu roulant de bons mots, mais s'escrimait plutôt en tirailleur. Dans les discussions, peu soucieux de la logique, rebelle au syllogisme, qu'il n'eût jamais inventé, il avait des coups à lui. Véritable casseur de vitres, il lançait en pleine poitrine des arguments ad hominem d'un effet sûr, et il aimait à défendre du bec et des pattes les causes désespérées.
Michel Ardan (p. 103).
Image plus grandeEntre autres manies, il se proclamait «un ignorant sublime,» comme Shakspeare, et faisait profession de mépriser les savants: «des gens, disait-il, qui ne font que marquer les points quand nous jouons la partie.» C'était, en somme, un bohémien du pays des monts et merveilles, aventureux, mais non pas aventurier, un casse-cou, un Phaéton menant à fond de train le char du soleil, un Icare avec des ailes de rechange. Du reste, il payait de sa personne et payait bien, il se jetait tête levée dans les entreprises folles, il brûlait ses vaisseaux avec plus d'entrain qu'Agathoclès, et, prêt à se faire casser les reins à toute heure, il finissait invariablement par retomber sur ses pieds, comme ces petits cabotins en moelle de sureau dont les enfants s'amusent.
En deux mots, sa devise était: Quand même! et l'amour de l'impossible sa «ruling passion[84],» suivant la belle expression de Pope.
Mais aussi, comme ce gaillard entreprenant avait bien les défauts de ses qualités! Qui ne risque rien n'a rien, dit-on. Ardan risqua souvent et n'avait pas davantage! C'était un bourreau d'argent, un tonneau des Danaïdes. Homme parfaitement désintéressé, d'ailleurs, il faisait autant de coups de cœur que de coups de tête; secourable, chevaleresque, il n'eût pas signé le «bon à pendre» de son plus cruel ennemi, et se serait vendu comme esclave pour racheter un nègre.
En France, en Europe, tout le monde le connaissait, ce personnage brillant et bruyant. Ne faisait-il pas sans cesse parler de lui par les cent voix de la Renommée enrouées à son service? Ne vivait-il pas dans une maison de verre, prenant l'univers entier pour confident de ses plus intimes secrets? Mais aussi possédait-il une admirable collection d'ennemis, parmi ceux qu'il avait plus ou moins froissés, blessés, culbutés sans merci, en jouant des coudes pour faire sa trouée dans la foule.
Cependant on l'aimait généralement, on le traitait en enfant gâté. C'était, suivant l'expression populaire, «un homme à prendre ou à laisser,» et on le prenait. Chacun s'intéressait à ses hardies entreprises et le suivait d'un regard inquiet. On le savait si imprudemment audacieux! Lorsque quelque ami voulait l'arrêter en lui prédisant une catastrophe prochaine:—«La forêt n'est brûlée que par ses propres arbres,»—répondait-il avec un aimable sourire, et sans se douter qu'il citait le plus joli de tous les proverbes arabes.
Tel était ce passager de l'Atlanta, toujours agité, toujours bouillant sous l'action d'un feu intérieur, toujours ému, non de ce qu'il venait faire en Amérique,—il n'y pensait même pas,—mais par l'effet de son organisation fiévreuse. Si jamais individus offrirent un contraste frappant, ce furent bien le Français Michel Ardan et le Yankee Barbicane, tous les deux, cependant, entreprenants, hardis, audacieux à leur manière.
La contemplation à laquelle s'abandonnait le président du Gun-Club en présence de ce rival qui venait le reléguer au second plan fut vite interrompue par les hurrahs et les vivats de la foule. Ces cris devinrent même si frénétiques, et l'enthousiasme prit des formes tellement personnelles, que Michel Ardan, après avoir serré un millier de mains dans lesquelles il faillit laisser ses dix doigts, dut se réfugier dans sa cabine.
Barbicane le suivit sans avoir prononcé une parole.
«Vous êtes Barbicane? lui demanda Michel Ardan, dès qu'ils furent seuls et du ton dont il eût parlé à un ami de vingt ans.
—Oui, répondit le président du Gun-Club.
—Eh bien, bonjour, Barbicane. Comment cela va-t-il? Très-bien? Allons, tant mieux! tant mieux!
—Ainsi, dit Barbicane, sans autre entrée en matière, vous êtes décidé à partir?
—Absolument décidé.
—Rien ne vous arrêtera?
—Rien. Avez-vous modifié votre projectile ainsi que l'indiquait ma dépêche?
—J'attendais votre arrivée. Mais, demanda Barbicane en insistant de nouveau, vous avez bien réfléchi?...
—Réfléchi! Est-ce que j'ai du temps à perdre? Je trouve l'occasion d'aller faire un tour dans la Lune, j'en profite, et voilà tout. Il me semble que cela ne mérite pas tant de réflexions.»
Barbicane dévorait du regard cet homme qui parlait de son projet de voyage avec une légèreté, une insouciance si complète et une si parfaite absence d'inquiétudes.
«Mais au moins, lui dit-il, vous avez un plan, des moyens d'exécution?
—Excellents, mon cher Barbicane. Mais permettez-moi de vous faire une observation: j'aime autant raconter mon histoire une bonne fois, à tout le monde, et qu'il n'en soit plus question. Cela évitera des redites. Donc, sauf meilleur avis, convoquez vos amis, vos collègues, toute la ville, toute la Floride, toute l'Amérique, si vous voulez, et demain je serai prêt à développer mes moyens comme à répondre aux objections quelles qu'elles soient. Soyez tranquille, je les attendrai de pied ferme. Cela vous va-t-il?
—Cela me va,» répondit Barbicane.
Sur ce, le président sortit de la cabine et fit part à la foule de la proposition de Michel Ardan. Ses paroles furent accueillies avec des trépignements et des grognements de joie. Cela coupait court à toute difficulté. Le lendemain chacun pourrait contempler à son aise le héros européen. Cependant certains spectateurs des plus entêtés ne voulurent pas quitter le pont de l'Atlanta; ils passèrent la nuit à bord. Entre autres, J.-T. Maston avait vissé son crochet dans la lisse de la dunette, et il aurait fallu un cabestan pour l'en arracher.
«C'est un héros! un héros! s'écriait-il sur tous les tons, et nous ne sommes que des femmelettes auprès de cet Européen-là!»
Quant au président, après avoir convié les visiteurs à se retirer, il rentra dans la cabine du passager, et il ne la quitta qu'au moment où la cloche du steamer sonna le quart de minuit.
Mais alors les deux rivaux en popularité se serraient chaleureusement la main, et Michel Ardan tutoyait le président Barbicane.
Le lendemain, l'astre du jour se leva bien tard au gré de l'impatience publique. On le trouva paresseux, pour un soleil qui devait éclairer une semblable fête. Barbicane, craignant les questions indiscrètes pour Michel Ardan, aurait voulu réduire ses auditeurs à un petit nombre d'adeptes, à ses collègues, par exemple. Mais autant essayer d'endiguer le Niagara. Il dut donc renoncer à ses projets et laisser son nouvel ami courir les chances d'une conférence publique. La nouvelle salle de la Bourse de Tampa-Town, malgré ses dimensions colossales, fut jugée insuffisante pour la cérémonie, car la réunion projetée prenait les proportions d'un véritable meeting.
Le lieu choisi fut une vaste plaine située en dehors de la ville; en quelques heures on parvint à l'abriter contre les rayons du soleil; les navires du port, riches en voiles, en agrès, en mâts de rechange, en vergues, fournirent les accessoires nécessaires à la construction d'une tente colossale. Bientôt un immense ciel de toile s'étendit sur la prairie calcinée et la défendit des ardeurs du jour. Là trois cent mille personnes trouvèrent place et bravèrent pendant plusieurs heures une température étouffante, en attendant l'arrivée du Français. De cette foule de spectateurs, un premier tiers pouvait voir et entendre; un second tiers voyait mal et n'entendait pas; quant au troisième, il ne voyait rien et n'entendait pas davantage. Ce ne fut cependant pas le moins empressé à prodiguer ses applaudissements.
A trois heures, Michel Ardan fit son apparition, accompagné des principaux membres du Gun-Club. Il donnait le bras droit au président Barbicane, et le bras gauche à J.-T. Maston, plus radieux que le soleil en plein midi, et presque aussi rutilant.
Ardan monta sur une estrade, du haut de laquelle ses regards s'étendaient sur un océan de chapeaux noirs. Il ne paraissait aucunement embarrassé; il ne posait pas; il était là comme chez lui, gai, familier, aimable. Aux hurrahs qui l'accueillirent il répondit par un salut gracieux; puis, de la main, réclamant le silence, il prit la parole en anglais, et s'exprima fort correctement en ces termes:
«Messieurs, dit-il, bien qu'il fasse très-chaud, je vais abuser de vos moments pour vous donner quelques explications sur des projets qui ont paru vous intéresser. Je ne suis ni un orateur ni un savant, et je ne comptais point parler publiquement; mais mon ami Barbicane m'a dit que cela vous ferait plaisir, et je me suis dévoué. Donc, écoutez-moi avec vos six cent mille oreilles, et veuillez excuser les fautes de l'auteur.»
Ce début sans façon fut fort goûté des assistants, qui exprimèrent leur contentement par un immense murmure de satisfaction.
«Messieurs, dit-il, aucune marque d'approbation ou d'improbation n'est interdite. Ceci convenu, je commence. Et d'abord, ne l'oubliez pas, vous avez affaire à un ignorant, mais son ignorance va si loin qu'il ignore même les difficultés. Il lui a donc paru que c'était chose simple, naturelle, facile, de prendre passage dans un projectile et de partir pour la Lune. Ce voyage-là devait se faire tôt ou tard, et quant au mode de locomotion adopté, il suit tout simplement la loi du progrès. L'homme a commencé par voyager à quatre pattes, puis, un beau jour, sur deux pieds, puis en charrette, puis en coche, puis en patache, puis en diligence, puis en chemin de fer; eh bien! le projectile est la voiture de l'avenir, et, à vrai dire, les planètes ne sont que des projectiles, de simples boulets de canon lancés par la main du Créateur. Mais revenons à notre véhicule. Quelques-uns de vous, Messieurs, ont pu croire que la vitesse qui lui sera imprimée est excessive; il n'en est rien; tous les astres l'emportent en rapidité, et la Terre elle-même, dans son mouvement de translation autour du soleil, nous entraîne trois fois plus rapidement. Voici quelques exemples. Seulement je vous demande la permission de m'exprimer en lieues, car les mesures américaines ne me sont pas très-familières, et je craindrais de m'embrouiller dans mes calculs.»
La demande parut toute simple et ne souffrit aucune difficulté. L'orateur reprit son discours:
«Voici, Messieurs, la vitesse des différentes planètes. Je suis obligé d'avouer que, malgré mon ignorance, je connais fort exactement ce petit détail astronomique; mais avant deux minutes vous serez aussi savants que moi. Apprenez donc que Neptune fait cinq mille lieues à l'heure; Uranus, sept mille; Saturne, huit mille huit cent cinquante-huit; Jupiter, onze mille six cent soixante-quinze; Mars, vingt-deux mille onze; la Terre, vingt-sept mille cinq cents; Vénus, trente-deux mille cent quatre-vingt-dix; Mercure, cinquante-deux mille cinq cent vingt; certaines comètes, quatorze cent mille lieues dans leur périhélie! Quant à nous, véritables flâneurs, gens peu pressés, notre vitesse ne dépassera pas neuf mille neuf cents lieues, et elle ira toujours en décroissant! Je vous demande s'il y a là de quoi s'extasier, et n'est-il pas évident que tout cela sera dépassé quelque jour par des vitesses plus grandes encore, dont la lumière ou l'électricité seront probablement les agents mécaniques?»
Personne ne parut mettre en doute cette affirmation de Michel Ardan.
«Mes chers auditeurs, reprit-il, à en croire certains esprits bornés,—c'est le qualificatif qui leur convient,—l'humanité serait renfermée dans un cercle de Popilius qu'elle ne saurait franchir, et condamnée à végéter sur ce globe sans jamais pouvoir s'élancer dans les espaces planétaires! Il n'en est rien! On va aller à la Lune, on ira aux planètes, on ira aux étoiles, comme on va aujourd'hui de Liverpool à New-York, facilement, rapidement, sûrement, et l'océan atmosphérique sera bientôt traversé comme les océans de la Lune! La distance n'est qu'un mot relatif, et finira par être ramenée à zéro.»
L'assemblée, quoique très-montée en faveur du héros français, resta un peu interdite devant cette audacieuse théorie. Michel Ardan parut le comprendre.
«Vous ne semblez pas convaincus, mes braves hôtes, reprit-il avec un aimable sourire. Eh bien! raisonnons un peu. Savez-vous quel temps il faudrait à un train express pour atteindre la Lune? Trois cents jours. Pas davantage. Un trajet de quatre-vingt-six mille quatre cent dix lieues, mais qu'est-ce que cela? Pas même neuf fois le tour de la Terre, et il n'est point de marins ni de voyageurs un peu dégourdis qui n'aient fait plus de chemin pendant leur existence. Songez donc que je ne serai que quatre-vingt-dix-sept heures en route! Ah! vous vous figurez que la Lune est éloignée de la Terre et qu'il faut y regarder à deux fois avant de tenter l'aventure! Mais que diriez-vous donc s'il s'agissait d'aller à Neptune, qui gravite à onze cent quarante-sept millions de lieues du Soleil! Voilà un voyage que peu de gens pourraient faire, s'il coûtait seulement cinq sols par kilomètre! Le baron de Rothschild lui-même, avec son milliard, n'aurait pas de quoi payer sa place, et faute de cent quarante-sept millions, il resterait en route!»
Cette façon d'argumenter parut beaucoup plaire à l'assemblée; d'ailleurs Michel Ardan, plein de son sujet, s'y lançait à corps perdu avec un entrain superbe; il se sentait avidement écouté, et reprit avec une admirable assurance:
«Eh bien! mes amis, cette distance de Neptune au Soleil n'est rien encore, si on la compare à celle des étoiles; en effet, pour évaluer l'éloignement de ces astres, il faut entrer dans cette numération éblouissante où le plus petit nombre a neuf chiffres, et prendre le milliard pour unité. Je vous demande pardon d'être si ferré sur cette question, mais elle est d'un intérêt palpitant. Écoutez et jugez! Alpha du Centaure est à huit mille milliards de lieues, Wega à cinquante mille milliards, Sirius à cinquante mille milliards, Arcturus à cinquante-deux mille milliards, la Polaire à cent dix-sept mille milliards, la Chèvre à cent soixante-dix mille milliards, les autres étoiles à des mille et des millions et des milliards de milliards de lieues! Et l'on viendrait parler de la distance qui sépare les planètes du soleil! Et l'on soutiendrait que cette distance existe! Erreur! fausseté! aberration des sens! Savez-vous ce que je pense de ce monde qui commence à l'astre radieux et finit à Neptune? Voulez-vous connaître ma théorie? Elle est bien simple! Pour moi, le monde solaire est un corps solide, homogène; les planètes qui le composent se pressent, se touchent, adhèrent, et l'espace existant entre elles n'est que l'espace qui sépare les molécules du métal le plus compacte, argent ou fer, or ou platine! J'ai donc le droit d'affirmer, et je répète avec une conviction qui vous pénétrera tous: «La distance est un vain mot, la distance n'existe pas!
—Bien dit! Bravo! Hurrah! s'écria d'une seule voix l'assemblée électrisée par le geste, par l'accent de l'orateur, par la hardiesse de ses conceptions.
—Non! s'écria J.-T. Maston plus énergiquement que les autres, la distance n'existe pas!»
Et, emporté par la violence de ses mouvements, par l'élan de son corps qu'il eut peine à maîtriser, il faillit tomber du haut de l'estrade sur le sol. Mais il parvint à retrouver son équilibre, et il évita une chute qui lui eût brutalement prouvé que la distance n'était pas un vain mot. Puis le discours de l'entraînant orateur reprit son cours.
«Mes amis, dit Michel Ardan, je pense que cette question est maintenant résolue. Si je ne vous ai pas convaincus tous, c'est que j'ai été timide dans mes démonstrations, faible dans mes arguments, et il faut en accuser l'insuffisance de mes études théoriques. Quoi qu'il en soit, je vous le répète, la distance de la Terre à son satellite est réellement peu importante et indigne de préoccuper un esprit sérieux. Je ne crois donc pas trop m'avancer en disant qu'on établira prochainement des trains de projectiles, dans lesquels se fera commodément le voyage de la Terre à la Lune. Il n'y aura ni choc, ni secousse, ni déraillement à craindre, et l'on atteindra le but rapidement, sans fatigue, en ligne droite, «à vol d'abeille,» pour parler le langage de vos trappeurs. Avant vingt ans, la moitié de la Terre aura visité la Lune!
Le Meeting (p. 108).
Image plus grande«Hurrah! hurrah! pour Michel Ardan! s'écrièrent les assistants, même les moins convaincus.
—Hurrah pour Barbicane!» répondit modestement l'orateur.
Cet acte de reconnaissance envers le promoteur de l'entreprise fut accueilli par d'unanimes applaudissements.
«Maintenant, mes amis, reprit Michel Ardan, si vous avez quelque question à m'adresser, vous embarrasserez évidemment un pauvre homme comme moi, mais je tâcherai cependant de vous répondre.»
Jusqu'ici, le président du Gun-Club avait lieu d'être très-satisfait de la tournure que prenait la discussion. Elle portait sur ces théories spéculatives dans lesquelles Michel Ardan, entraîné par sa vive imagination, se montrait fort brillant. Il fallait donc l'empêcher de dévier vers les questions pratiques, dont il se fût moins bien tiré, sans doute. Barbicane se hâta de prendre la parole, et il demanda à son nouvel ami s'il pensait que la Lune ou les planètes fussent habitées.
Les trains de projectiles pour la Lune (p. 111).
Image plus grande«C'est un grand problème que tu me poses là, mon digne président, répondit l'orateur en souriant; cependant, si je ne me trompe, des hommes de grande intelligence, Plutarque, Swedenborg, Bernardin de Saint-Pierre et beaucoup d'autres se sont prononcés pour l'affirmative. En me plaçant au point de vue de la philosophie naturelle, je serais porté à penser comme eux; je me dirais que rien d'inutile n'existe en ce monde, et répondant à ta question par une autre question, ami Barbicane, j'affirmerais que si les mondes sont habitables, ou ils sont habités, ou ils l'ont été, ou ils le seront.
—Très-bien! s'écrièrent les premiers rangs des spectateurs, dont l'opinion avait force de loi pour les derniers.
—On ne peut répondre avec plus de logique et de justesse, dit le président du Gun-Club. La question revient donc à celle-ci:—Les mondes sont-ils habitables?—Je le crois, pour ma part.
—Et moi, j'en suis certain, répondit Michel Ardan.
—Cependant, répliqua l'un des assistants, il y a des arguments contre l'habitabilité des mondes. Il faudrait évidemment dans la plupart que les principes de la vie fussent modifiés. Ainsi pour ne parler que des planètes, on doit être brûlé dans les unes et gelé dans les autres, suivant qu'elles sont plus ou moins éloignées du soleil.
—Je regrette, répondit Michel Ardan, de ne pas connaître personnellement mon honorable contradicteur, car j'essayerais de lui répondre. Son objection a sa valeur, mais je crois qu'on peut la combattre avec quelque succès, ainsi que toutes celles dont l'habitabilité des mondes a été l'objet. Si j'étais physicien, je dirais que, s'il y a moins de calorique mis en mouvement dans les planètes voisines du soleil, et plus, au contraire, dans les planètes éloignées, ce simple phénomène suffit pour équilibrer la chaleur et rendre la température de ces mondes supportable à des êtres organisés comme nous le sommes. Si j'étais naturaliste, je lui dirais, après beaucoup de savants illustres, que la nature nous fournit sur la terre des exemples d'animaux vivant dans des conditions bien diverses d'habitabilité; que les poissons respirent dans un milieu mortel aux autres animaux; que les amphibies ont une double existence assez difficile à expliquer; que certains habitants des mers se maintiennent dans les couches d'une grande profondeur et y supportent sans être écrasés des pressions de cinquante ou soixante atmosphères; que divers insectes aquatiques, insensibles à la température, se rencontrent à la fois dans les sources d'eau bouillante et dans les plaines glacées de l'Océan polaire; enfin, qu'il faut reconnaître à la nature une diversité dans ses moyens d'action souvent incompréhensible, mais non moins réelle, et qui va jusqu'à la toute-puissance. Si j'étais chimiste, je lui dirais que les aérolithes, ces corps évidemment formés en dehors du monde terrestre, ont révélé à l'analyse des traces indiscutables de carbone, que cette substance ne doit son origine qu'à des êtres organisés, et que, d'après les expériences de Reichenbach, elle a dû être nécessairement «animalisée.» Enfin, si j'étais théologien, je lui dirais que la Rédemption divine semble, suivant saint Paul, s'être appliquée non-seulement à la Terre, mais à tous les mondes célestes. Mais je ne suis ni théologien, ni chimiste, ni naturaliste, ni physicien. Aussi, dans ma parfaite ignorance des grandes lois qui régissent l'univers, je me borne à répondre:—Je ne sais pas si les mondes sont habités, et comme je ne le sais pas, je vais y voir!»
L'adversaire des théories de Michel Ardan hasarda-t-il d'autres arguments? Il est impossible de le dire, car les cris frénétiques de la foule eussent empêché toute opinion de se faire jour. Lorsque le silence se fut rétabli jusque dans les groupes les plus éloignés, le triomphant orateur se contenta d'ajouter les considérations suivantes:
«Vous pensez bien, mes braves Yankees, qu'une si grande question est à peine effleurée par moi; je ne viens point vous faire ici un cours public et soutenir une thèse sur ce vaste sujet. Il y a toute une autre série d'arguments en faveur de l'habitabilité des mondes. Je la laisse de côté. Permettez-moi seulement d'insister sur un point. Aux gens qui soutiennent que les planètes ne sont pas habitées, il faut répondre:—Vous pouvez avoir raison, s'il est démontré que la Terre est le meilleur des mondes possible, mais cela n'est pas, quoi qu'en ait dit Voltaire. Elle n'a qu'un satellite, quand Jupiter, Uranus, Saturne, Neptune en ont plusieurs à leur service, avantage qui n'est point à dédaigner. Mais ce qui rend surtout notre globe peu confortable, c'est l'inclinaison de son axe sur son orbite. De là l'inégalité des jours et des nuits; de là cette diversité fâcheuse des saisons. Sur notre malheureux sphéroïde, il fait toujours trop chaud ou trop froid; on y gèle en hiver, on y brûle en été; c'est la planète aux rhumes, aux coryzas et aux fluxions de poitrine, tandis qu'à la surface de Jupiter, par exemple, où l'axe est très-peu incliné[85], les habitants pourraient jouir de températures invariables; il y a la zone des printemps, la zone des étés, la zone des automnes et la zone des hivers perpétuels; chaque Jovien peut choisir le climat qui lui plaît et se mettre pour toute sa vie à l'abri des variations de la température. Vous conviendrez sans peine de cette supériorité de Jupiter sur notre planète, sans parler de ses années, qui durent douze ans chacune! De plus, il est évident pour moi que, sous ces auspices et dans ces conditions merveilleuses d'existence, les habitants de ce monde fortuné sont des êtres supérieurs, que les savants y sont plus savants, que les artistes y sont plus artistes, que les méchants y sont moins méchants, et que les bons y sont meilleurs. Hélas! que manque-t-il à notre sphéroïde pour atteindre cette perfection? Peu de chose! Un axe de rotation moins incliné sur le plan de son orbite.
—Eh bien! s'écria une voix impétueuse, unissons nos efforts, inventons des machines et redressons l'axe de la Terre!»
Un tonnerre d'applaudissements éclata à cette proposition, dont l'auteur était et ne pouvait être que J.-T. Maston. Il est probable que le fougueux secrétaire avait été emporté par ses instincts d'ingénieur à hasarder cette hardie proposition. Mais, il faut le dire,—car c'est la vérité,—beaucoup l'appuyèrent de leurs cris, et sans doute, s'ils avaient eu le point d'appui réclamé par Archimède, les Américains auraient construit un levier capable de soulever le monde et de redresser son axe. Mais le point d'appui, voilà ce qui manquait à ces téméraires mécaniciens.
Néanmoins cette idée «éminemment pratique» eut un succès énorme; la discussion fut suspendue pendant un bon quart d'heure, et longtemps, bien longtemps encore, on parla dans les Etats-Unis d'Amérique de la proposition formulée si énergiquement par le secrétaire perpétuel du Gun-Club.
Cet incident semblait devoir terminer la discussion. C'était le «mot de la fin», et on n'eût pas trouvé mieux. Cependant, quand l'agitation se fut calmée, on entendit ces paroles prononcées d'une voix forte et sévère:
«Maintenant que l'orateur a donné une large part à la fantaisie, voudra-t-il bien rentrer dans son sujet, faire moins de théories et discuter la partie pratique de son expédition?»
Tous les regards se dirigèrent vers le personnage qui parlait ainsi. C'était un homme maigre, sec, d'une figure énergique, avec une barbe taillée à l'américaine qui foisonnait sous son menton. A la faveur des diverses agitations produites dans l'assemblée, il avait gagné peu à peu le premier rang des spectateurs. Là, les bras croisés, l'œil brillant et hardi, il fixait imperturbablement le héros du meeting. Après avoir formulé sa demande, il se tut et ne parut pas s'émouvoir des milliers de regards qui convergeaient vers lui, ni du murmure désapprobateur excité par ses paroles. La réponse se faisant attendre, il posa de nouveau sa question avec le même accent net et précis, puis il ajouta:
«Nous sommes ici pour nous occuper de la Lune et non de la Terre.
—Vous avez raison, Monsieur, répondit Michel Ardan, la discussion s'est égarée. Revenons à la Lune.
—Monsieur, reprit l'inconnu, vous prétendez que notre satellite est habité. Bien. Mais s'il existe des Sélénites, ces gens-là, à coup sûr, vivent sans respirer, car—je vous en préviens dans votre intérêt—il n'y a pas la moindre molécule d'air à la surface de la Lune.»
A cette affirmation, Ardan redressa sa fauve crinière; il comprit que la lutte allait s'engager avec cet homme sur le vif de la question. Il le regarda fixement à son tour, et dit:
«Ah! il n'y a pas d'air dans la Lune! Et qui prétend cela, s'il vous plaît?
—Les savants.
—Vraiment?
—Vraiment.
—Monsieur, reprit Michel, toute plaisanterie à part, j'ai une profonde estime pour les savants qui savent, mais un profond dédain pour les savants qui ne savent pas.
—Vous en connaissez qui appartiennent à cette dernière catégorie?
—Particulièrement. En France, il y en a un qui soutient que «mathématiquement» l'oiseau ne peut pas voler, et un autre dont les théories démontrent que le poisson n'est pas fait pour vivre dans l'eau.
—Il ne s'agit pas de ceux-là, Monsieur, et je pourrais citer à l'appui de ma proposition des noms que vous ne récuseriez pas.
—Alors, Monsieur, vous embarrasseriez fort un pauvre ignorant qui, d'ailleurs, ne demande pas mieux que de s'instruire!
—Pourquoi donc abordez-vous les questions scientifiques si vous ne les avez pas étudiées? demanda l'inconnu assez brutalement.
—Pourquoi! répondit Ardan! Par la raison que celui-là est toujours brave qui ne soupçonne pas le danger! Je ne sais rien, c'est vrai, mais c'est précisément ma faiblesse qui fait ma force.
—Votre faiblesse va jusqu'à la folie, s'écria l'inconnu d'un ton de mauvaise humeur.
—Eh! tant mieux, riposta le Français, si ma folie me mène jusqu'à la Lune!»
Barbicane et ses collègues dévoraient des yeux cet intrus qui venait si hardiment se jeter au travers de l'entreprise. Aucun ne le connaissait, et le président, peu rassuré sur les suites d'une discussion si franchement posée, regardait son nouvel ami avec une certaine appréhension. L'assemblée était attentive et sérieusement inquiète, car cette lutte avait pour résultat d'appeler son attention sur les dangers ou même les véritables impossibilités de l'expédition.
«Monsieur, reprit l'adversaire de Michel Ardan, les raisons sont nombreuses et indiscutables qui prouvent l'absence de toute atmosphère autour de la Lune. Je dirai même a priori que, si cette atmosphère a jamais existé, elle a dû être soutirée par la Terre. Mais j'aime mieux vous opposer des faits irrécusables.
—Opposez, Monsieur, répondit Michel Ardan avec une galanterie parfaite, opposez tant qu'il vous plaira!
—Vous savez, dit l'inconnu, que, lorsque des rayons lumineux traversent un milieu tel que l'air, ils sont déviés de la ligne droite, ou, en d'autres termes, qu'ils subissent une réfraction. Eh bien! lorsque des étoiles sont occultées par la Lune, jamais leurs rayons, en rasant les bords du disque, n'ont éprouvé la moindre déviation ni donné le plus léger indice de réfraction. De là cette conséquence évidente que la Lune n'est pas enveloppée d'une atmosphère.»
On regarda le Français, car, l'observation une fois admise, les conséquences en étaient rigoureuses.
«En effet, répondit Michel Ardan, voilà votre meilleur argument, pour ne pas dire le seul, et un savant serait peut-être embarrassé d'y répondre; moi, je vous dirai seulement que cet argument n'a pas une valeur absolue, parce qu'il suppose le diamètre angulaire de la Lune parfaitement déterminé, ce qui n'est pas. Mais passons, et dites-moi, mon cher Monsieur, si vous admettez l'existence de volcans à la surface de la Lune.
—Des volcans éteints, oui; enflammés, non.
—Laissez-moi croire pourtant, et sans dépasser les bornes de la logique, que ces volcans ont été en activité pendant une certaine période!
—Cela est certain, mais comme ils pouvaient fournir eux-mêmes l'oxygène nécessaire à la combustion, le fait de leur éruption ne prouve aucunement la présence d'une atmosphère lunaire.
—Passons alors, répondit Michel Ardan, et laissons de côté ce genre d'arguments pour arriver aux observations directes. Mais je vous préviens que je vais mettre des noms en avant.
—Mettez.
—Je mets. En 1715, les astronomes Louville et Halley, observant l'éclipse du 3 mai, remarquèrent certaines fulminations d'une nature bizarre. Ces éclats de lumière, rapides et souvent renouvelés, furent attribués par eux à des orages qui se déchaînaient dans l'atmosphère de la Lune.
—En 1715, répliqua l'inconnu, les astronomes Louville et Halley ont pris pour des phénomènes lunaires des phénomènes purement terrestres, tels que bolides ou autres, qui se produisaient dans notre atmosphère. Voilà ce qu'ont répondu les savants à l'énoncé de ces faits, et ce que je réponds avec eux.
—Passons encore, répondit Ardan, sans être troublé de la riposte. Herschel, en 1787, n'a-t-il pas observé un grand nombre de points lumineux à la surface de la Lune?
—Sans doute, mais sans s'expliquer sur l'origine de ces points lumineux; Herschel lui-même n'a pas conclu de leur apparition à la nécessité d'une atmosphère lunaire.
—Bien répondu, dit Michel Ardan en complimentant son adversaire; je vois que vous êtes très-fort en sélénographie.
—Très-fort, Monsieur, et j'ajouterai que les plus habiles observateurs, ceux qui ont le mieux étudié l'astre des nuits, MM. Beer et Mœdler, sont d'accord sur le défaut absolu d'air à sa surface.»
Un mouvement se fit dans l'assistance, qui parut s'émouvoir des arguments de ce singulier personnage.
«Passons toujours, répondit Michel Ardan avec le plus grand calme, et arrivons maintenant à un fait important. Un habile astronome français, M. Laussedat, en observant l'éclipse du 18 juillet 1860, constata que les cornes du croissant solaire étaient arrondies et tronquées. Or ce phénomène n'a pu être produit que par une déviation des rayons du soleil à travers l'atmosphère de la Lune, et il n'a pas d'autre explication possible.
—Mais le fait est-il certain? demanda vivement l'inconnu.
—Absolument certain!»
Un mouvement inverse ramena l'assemblée vers son héros favori, dont l'adversaire resta silencieux. Ardan reprit la parole, et sans tirer vanité de son dernier avantage, il dit simplement:
«Vous voyez donc bien, mon cher Monsieur, qu'il ne faut pas se prononcer d'une façon absolue contre l'existence d'une atmosphère à la surface de la Lune; cette atmosphère est probablement peu dense, assez subtile, mais aujourd'hui la science admet généralement qu'elle existe.
—Pas sur les montagnes, ne vous en déplaise, riposta l'inconnu, qui n'en voulait pas démordre.
—Non, mais au fond des vallées, et ne dépassant pas en hauteur quelques centaines de pieds.
—En tout cas, vous feriez bien de prendre vos précautions, car cet air sera terriblement raréfié.
—Oh! mon brave Monsieur, il y en aura toujours assez pour un homme seul; d'ailleurs, une fois rendu là-haut, je tâcherai de l'économiser de mon mieux et de ne respirer que dans les grandes occasions!»
Un formidable éclat de rire vint tonner aux oreilles du mystérieux interlocuteur, qui promena ses regards sur l'assemblée, en la bravant avec fierté.
Attaque et riposte (p. 118).
Image plus grande«Donc, reprit Michel Ardan d'un air dégagé, puisque nous sommes d'accord sur la présence d'une certaine atmosphère, nous voilà forcés d'admettre la présence d'une certaine quantité d'eau. C'est une conséquence dont je me réjouis fort pour mon compte. D'ailleurs, mon aimable contradicteur, permettez-moi de vous soumettre encore une observation. Nous ne connaissons qu'un côté du disque de la Lune, et s'il y a peu d'air sur la face qui nous regarde, il est possible qu'il y en ait beaucoup sur la face opposée.
—Et pour quelle raison?
L'estrade fut enlevée tout d'un coup (p. 123).
Image plus grande—Parce que la Lune, sous l'action de l'attraction terrestre, a pris la forme d'un œuf que nous apercevons par le petit bout. De là cette conséquence due aux calculs de Hansen, que son centre de gravité est situé dans l'autre hémisphère. De là cette conclusion que toutes les masses d'air et d'eau ont dû être entraînées sur l'autre face de notre satellite aux premiers jours de sa création.
—Pures fantaisies! s'écria l'inconnu.
—Non! pures théories, qui sont appuyées sur les lois de la mécanique, et il me paraît difficile de les réfuter. J'en appelle donc à cette assemblée, et je mets aux voix la question de savoir si la vie, telle qu'elle existe sur la Terre, est possible à la surface de la Lune?»
Trois cent mille auditeurs à la fois applaudirent à la proposition. L'adversaire de Michel Ardan voulait encore parler, mais il ne pouvait plus se faire entendre. Les cris, les menaces fondaient sur lui comme la grêle.
«Assez! assez! disaient les uns.
—Chassez cet intrus! répétaient les autres.
—A la porte! à la porte!» s'écriait la foule irritée.
Mais lui, ferme, cramponné à l'estrade, ne bougeait pas et laissait passer l'orage, qui eût pris des proportions formidables, si Michel Ardan ne l'eût apaisé d'un geste. Il était trop chevaleresque pour abandonner son contradicteur dans une semblable extrémité.
«Vous désirez ajouter quelques mots? lui demanda-t-il du ton le plus gracieux.
—Oui! cent, mille, répondit l'inconnu avec emportement. Ou plutôt, non, un seul! Pour persévérer dans votre entreprise, il faut que vous soyez...
—Imprudent! Comment pouvez-vous me traiter ainsi, moi qui ai demandé un boulet cylindro-conique à mon ami Barbicane, afin de ne pas tourner en route à la façon des écureuils?
—Mais, malheureux, l'épouvantable contre-coup vous mettra en pièces au départ!
—Mon cher contradicteur, vous venez de poser le doigt sur la véritable et la seule difficulté; cependant, j'ai trop bonne opinion du génie industriel des Américains pour croire qu'ils ne parviendront pas à la résoudre!
—Mais la chaleur développée par la vitesse du projectile en traversant les couches d'air?
—Oh! ses parois sont épaisses, et j'aurai si rapidement franchi l'atmosphère!
—Mais des vivres? de l'eau?
—J'ai calculé que je pouvais en emporter pour un an, et ma traversée durera quatre jours!
—Mais de l'air pour respirer en route?
—J'en ferai par des procédés chimiques.
—Mais votre chute sur la Lune, si vous y arrivez jamais?
—Elle sera six fois moins rapide qu'une chute sur la Terre, puisque la pesanteur est six fois moindre à la surface de la Lune.
—Mais elle sera encore suffisante pour vous briser comme du verre!
—Et qui m'empêchera de retarder ma chute au moyen de fusées convenablement disposées et enflammées en temps utile?
—Mais enfin, en supposant que toutes les difficultés soient résolues, tous les obstacles aplanis, en réunissant toutes les chances en votre faveur, en admettant que vous arriviez sain et sauf dans la Lune, comment reviendrez-vous?
—Je ne reviendrai pas!»
A cette réponse, qui touchait au sublime par sa simplicité, l'assemblée demeura muette. Mais son silence fut plus éloquent que n'eussent été ses cris d'enthousiasme. L'inconnu en profita pour protester une dernière fois.
«Vous vous tuerez infailliblement, s'écria-t-il, et votre mort, qui n'aura été que la mort d'un insensé, n'aura pas même servi la science!
—Continuez, mon généreux inconnu, car véritablement vous pronostiquez d'une façon fort agréable!
—Ah! c'en est trop! s'écria l'adversaire de Michel Ardan, et je ne sais pas pourquoi je continue une discussion aussi peu sérieuse! Poursuivez à votre aise cette folle entreprise! Ce n'est pas à vous qu'il faut s'en prendre!
—Oh! ne vous gênez pas!
—Non! c'est un autre qui portera la responsabilité de vos actes!
—Et qui donc, s'il vous plaît? demanda Michel Ardan d'une voix impérieuse.
—L'ignorant qui a organisé cette tentative aussi impossible que ridicule!»
L'attaque était directe. Barbicane, depuis l'intervention de l'inconnu, faisait de violents efforts pour se contenir, et «brûler sa fumée» comme certains foyers de chaudières; mais en se voyant si outrageusement désigné, il se leva précipitamment et allait marcher à l'adversaire qui le bravait en face, quand il se vit subitement séparé de lui.
L'estrade fut enlevée tout d'un coup par cent bras vigoureux, et le président du Gun-Club dut partager avec Michel Ardan les honneurs du triomphe. Le pavois était lourd, mais les porteurs se relayaient sans cesse, et chacun se disputait, luttait, combattait pour prêter à cette manifestation l'appui de ses épaules.
Cependant l'inconnu n'avait point profité du tumulte pour quitter la place. L'aurait-il pu, d'ailleurs, au milieu de cette foule compacte? Non, sans doute. En tout cas, il se tenait au premier rang, les bras croisés, et dévorait des yeux le président Barbicane.
Celui-ci ne le perdait pas de vue, et les regards de ces deux hommes demeuraient engagés comme deux épées frémissantes.
Les cris de l'immense foule se maintinrent à leur maximum d'intensité pendant cette marche triomphale. Michel Ardan se laissait faire avec un plaisir évident. Sa face rayonnait. Quelquefois l'estrade semblait prise de tangage et de roulis comme un navire battu des flots. Mais les deux héros du meeting avaient le pied marin; ils ne bronchaient pas, et leur vaisseau arriva sans avaries au port de Tampa-Town.
Michel Ardan parvint heureusement à se dérober aux dernières étreintes de ses vigoureux admirateurs; il s'enfuit à l'hôtel Franklin, gagna prestement sa chambre et se glissa rapidement dans son lit, tandis qu'une armée de cent mille hommes veillait sous ses fenêtres.
Pendant ce temps, une scène courte, grave, décisive, avait lieu entre le personnage mystérieux et le président du Gun-Club.
Barbicane, libre enfin, était allé droit à son adversaire.
«Venez!» dit-il d'une voix brève.
Celui-ci le suivit sur le quai, et bientôt tous les deux se trouvèrent seuls à l'entrée d'un wharf ouvert sur le Jone's-Fall.
Là ces ennemis, encore inconnus l'un à l'autre, se regardèrent.
«Qui êtes-vous? demanda Barbicane.
—Le capitaine Nicholl.
—Je m'en doutais. Jusqu'ici le hasard ne vous avait jamais jeté sur mon chemin...
—Je suis venu m'y mettre!
—Vous m'avez insulté!
—Publiquement.
—Et vous me rendrez raison de cette insulte.
—A l'instant.
—Non. Je désire que tout se passe secrètement entre nous. Il y a un bois situé à trois milles de Tampa, le bois de Skersnaw. Vous le connaissez?
—Je le connais.
—Vous plaira-t-il d'y entrer demain matin à cinq heures par un côté?..
—Oui, si à la même heure vous entrez par l'autre côté.
—Et vous n'oublierez pas votre rifle? dit Barbicane.
—Pas plus que vous n'oublierez le vôtre,» répondit Nicholl.
Sur ces paroles froidement prononcées, le président du Gun-Club et le capitaine se séparèrent. Barbicane revint à sa demeure, mais au lieu de prendre quelques heures de repos, il passa la nuit à chercher les moyens d'éviter le contre-coup du projectile et de résoudre ce difficile problème posé par Michel Ardan dans la discussion du meeting.
Pendant que les conventions de ce duel étaient discutées entre le président et le capitaine, duel terrible et sauvage, dans lequel chaque adversaire devient chasseur d'homme, Michel Ardan se reposait des fatigues du triomphe. Se reposer n'est évidemment pas une expression juste, car les lits américains peuvent rivaliser pour la dureté avec des tables de marbre ou de granit.
Ardan dormait donc assez mal, se tournant, se retournant entre les serviettes qui lui servaient de draps, et il songeait à installer une couchette plus confortable dans son projectile, quand un bruit violent vint l'arracher à ses rêves. Des coups désordonnés ébranlaient sa porte. Ils semblaient être portés avec un instrument de fer. De formidables éclats de voix se mêlaient à ce tapage un peu trop matinal.
«Ouvre! criait-on. Mais, au nom du ciel, ouvre donc!»
Ardan n'avait aucune raison d'acquiescer à une demande si bruyamment posée. Cependant il se leva et ouvrit sa porte, au moment où elle allait céder aux efforts du visiteur obstiné.
Le secrétaire du Gun-Club fit irruption dans la chambre. Une bombe ne serait pas entrée avec moins de cérémonie.
«Hier soir, s'écria J.-T. Maston ex abrupto, notre président a été insulté publiquement pendant le meeting! Il a provoqué son adversaire, qui n'est autre que le capitaine Nicholl! Ils se battent ce matin au bois de Skersnaw! J'ai tout appris de la propre bouche de Barbicane! S'il est tué, c'est l'anéantissement de nos projets! Il faut donc empêcher ce duel! Or un seul homme au monde peut avoir assez d'empire sur Barbicane pour l'arrêter, et cet homme, c'est Michel Ardan!»
Pendant que J.-T. Maston parlait ainsi, Michel Ardan, renonçant à l'interrompre, s'était précipité dans son vaste pantalon, et, moins de deux minutes après, les deux amis gagnaient à toutes jambes les faubourgs de Tampa-Town.
Ce fut pendant cette course rapide que Maston mit Ardan au courant de la situation. Il lui apprit les véritables causes de l'inimitié de Barbicane et de Nicholl, comment cette inimitié était de vieille date, pourquoi jusque-là, grâce à des amis communs, le président et le capitaine ne s'étaient jamais rencontrés face à face; il ajouta qu'il s'agissait uniquement d'une rivalité de plaque et de boulet, et qu'enfin la scène du meeting n'avait été qu'une occasion longtemps cherchée par Nicholl de satisfaire de vieilles rancunes.
Rien de plus terrible que ces duels particuliers à l'Amérique, pendant lesquels les deux adversaires se cherchent à travers les taillis, se guettent au coin des halliers et se tirent au milieu des fourrés comme des bêtes fauves. C'est alors que chacun d'eux doit envier ces qualités merveilleuses si naturelles aux Indiens des Prairies, leur intelligence rapide, leur ruse ingénieuse, leur sentiment des traces, leur flair de l'ennemi. Une erreur, une hésitation, un faux pas peuvent amener la mort. Dans ces rencontres, les Yankees se font souvent accompagner de leurs chiens et, à la fois chasseur et gibier, ils se relancent pendant des heures entières.
«Quels diables de gens vous êtes! s'écria Michel Ardan, quand son compagnon lui eut dépeint avec beaucoup d'énergie toute cette mise en scène.
—Nous sommes ainsi, répondit modestement J.-T. Maston; mais hâtons-nous.»
Cependant Michel Ardan et lui eurent beau courir à travers la plaine encore tout humide de rosée, franchir les rizières et les creeks, couper au plus court, ils ne purent atteindre avant cinq heures et demie le bois de Skersnaw. Barbicane devait avoir passé sa lisière depuis une demi-heure.
Là travaillait un vieux bushman occupé à débiter en fagots des arbres abattus sous sa hache.
Maston courut à lui en criant:
«Avez-vous vu entrer dans le bois un homme armé d'un rifle, Barbicane, le président... mon meilleur ami?...»
Le digne secrétaire du Gun-Club pensait naïvement que son président devait être connu du monde entier. Mais le bushman n'eut pas l'air de le comprendre.
«Un chasseur, dit alors Ardan.
—Un chasseur? oui, répondit le bushman.
—Il y a longtemps?
—Une heure à peu près.
—Trop tard! s'écria Maston.
—Et avez-vous entendu des coups de fusil? demanda Michel Ardan.
—Non.
—Pas un seul?
—Pas un seul. Ce chasseur-là n'a pas l'air de faire bonne chasse!
—Que faire? dit Maston.
—Entrer dans le bois, au risque d'attraper une balle qui ne nous est pas destinée.
—Ah! s'écria Maston avec un accent auquel on ne pouvait se méprendre, j'aimerais mieux dix balles dans ma tête qu'une seule dans la tête de Barbicane.
—En avant donc!» reprit Ardan en serrant la main de son compagnon.
Quelques secondes plus tard, les deux amis disparaissaient dans le taillis. C'était un fourré fort épais, fait de cyprès géants, de sycomores, de tulipiers, d'oliviers, de tamarins, de chênes-vifs et de magnolias. Ces divers arbres enchevêtraient leurs branches dans un inextricable pêle-mêle, sans permettre à la vue de s'étendre au loin. Michel Ardan et Maston marchaient l'un près de l'autre, passant silencieusement à travers les hautes herbes, se frayant un chemin au milieu des lianes vigoureuses, interrogeant du regard les buissons ou les branches perdues dans la sombre épaisseur du feuillage et attendant à chaque pas la redoutable détonation des rifles. Quant aux traces que Barbicane avait dû laisser de son passage à travers le bois, il leur était impossible de les reconnaître, et ils marchaient en aveugles dans ces sentiers à peine frayés, sur lesquels un Indien eût suivi pas à pas la marche de son adversaire.
Après une heure de vaines recherches, les deux compagnons s'arrêtèrent. Leur inquiétude redoublait.
«Il faut que tout soit fini, dit Maston découragé. Un homme comme Barbicane n'a pas rusé avec son ennemi, ni tendu de piége, ni pratiqué de manœuvre! Il est trop franc, trop courageux. Il est allé en avant, droit au danger, et sans doute assez loin du bushman pour que le vent ait emporté la détonation d'une arme à feu!
—Mais nous! nous! répondit Michel Ardan, depuis notre entrée sous bois, nous aurions entendu!...
—Et si nous sommes arrivés trop tard!» s'écria Maston avec un accent de désespoir.
Michel Ardan ne trouva pas un mot à répondre, Maston et lui reprirent leur marche interrompue. De temps en temps ils poussaient de grands cris; ils appelaient soit Barbicane soit Nicholl; mais ni l'un ni l'autre des deux adversaires ne répondaient à leurs voix. De joyeuses volées d'oiseaux, éveillés au bruit, disparaissaient entre les branches, et quelques daims effarouchés s'enfuyaient précipitamment à travers les taillis.
Pendant une heure encore, la recherche se prolongea. La plus grande partie du bois avait été explorée. Rien ne décelait la présence des combattants. C'était à douter de l'affirmation du bushman, et Ardan allait renoncer à poursuivre plus longtemps une reconnaissance inutile, quand, tout d'un coup, Maston s'arrêta.