La Columbiad Rodmar (p. 38).

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—Un grossissement de quarante-huit mille fois, qui ramènera la Lune à cinq milles seulement, et pour être visibles, les objets n'auront plus besoin d'avoir que neuf pieds de diamètre.

—Parfait! s'écria J.-T. Maston, notre projectile aura donc neuf pieds de diamètre?

—Précisément.

—Permettez-moi de vous dire, cependant, reprit le major Elphiston, qu'il sera encore d'un poids tel que...

—Oh! major, répondit Barbicane, avant de discuter son poids, laissez-moi vous dire que nos pères faisaient des merveilles en ce genre. Loin de moi la pensée de prétendre que la balistique n'ait pas progressé, mais il est bon de savoir que dès le moyen âge on obtenait des résultats surprenants, j'oserai ajouter, plus surprenants que les nôtres.

Le canon de l'île de Malte (p. 42).

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—Par exemple! répliqua Morgan.

—Justifiez vos paroles, s'écria vivement J.-T. Maston.

—Rien n'est plus facile, répondit Barbicane; j'ai des exemples à l'appui de ma proposition. Ainsi, au siége de Constantinople par Mahomet II, en 1453, on lança des boulets de pierre qui pesaient dix-neuf cents livres, et qui devaient être d'une belle taille.

—Oh! oh! fit le major, dix-neuf cents livres, c'est un gros chiffre!

—A Malte, au temps des chevaliers, un certain canon du fort Saint-Elme lançait des projectiles pesant deux mille cinq cents livres.

—Pas possible!

—Enfin, d'après un historien français, sous Louis XI, un mortier lançait une bombe de cinq cents livres seulement; mais cette bombe, partie de la Bastille, un endroit où les fous enfermaient les sages, allait tomber à Charenton, un endroit où les sages enferment les fous.

—Très-bien! dit J.-T. Maston.

—Depuis, qu'avons-nous vu, en somme? Les canons Armstrong lancer des boulets de cinq cents livres, et les Columbiads Rodman des projectiles d'une demi-tonne! Il semble donc que, si les projectiles ont gagné en portée, ils ont plutôt perdu en pesanteur. Or, si nous tournons nos efforts de ce côté, nous devons arriver, avec le progrès de la science, à décupler le poids des boulets de Mahomet II et des chevaliers de Malte.

—C'est évident, répondit le major, mais quel métal comptez-vous donc employer pour le projectile?

—De la fonte de fer, tout simplement, dit le général Morgan.

—Peuh! de la fonte! s'écria J.-T. Maston avec un profond dédain, c'est bien commun pour un boulet destiné à se rendre à la Lune.

—N'exagérons pas, mon honorable ami, répondit Morgan; la fonte suffira.

—Eh bien! alors, reprit le major Elphiston, puisque la pesanteur du boulet est proportionnelle à son volume, un boulet de fonte, mesurant neuf pieds de diamètre, sera encore d'un poids épouvantable!

—Oui, s'il est plein; non, s'il est creux, dit Barbicane.

—Creux! ce sera donc un obus?

—Où l'on pourra mettre des dépêches, répliqua J.-T. Maston, et des échantillons de nos productions terrestres!

—Oui, un obus, répondit Barbicane; il le faut absolument; un boulet plein de cent huit pouces pèserait plus de deux cent mille livres, poids évidemment trop considérable; cependant, comme il faut conserver une certaine stabilité au projectile, je propose de lui donner un poids de cinq mille livres.

—Quelle sera donc l'épaisseur de ses parois? demanda le major.

—Si nous suivons la proportion réglementaire, reprit Morgan, un diamètre de cent huit pouces exigera des parois de deux pieds au moins.

—Ce serait beaucoup trop, répondit Barbicane; remarquez-le bien, il ne s'agit pas ici d'un boulet destiné à percer des plaques; il suffira donc de lui donner des parois assez fortes pour résister à la pression des gaz de la poudre. Voici donc le problème: quelle épaisseur doit avoir un obus en fonte de fer pour ne peser que vingt mille livres? Notre habile calculateur, le brave Maston, va nous l'apprendre séance tenante.

—Rien n'est plus facile,» répliqua l'honorable secrétaire du Comité.

Et ce disant, il traça quelques formules algébriques sur le papier; on vit apparaître sous sa plume des π et des x élevés à la deuxième puissance. Il eut même l'air d'extraire, sans y toucher, une certaine racine cubique, et dit:

«Les parois auront à peine deux pouces d'épaisseur.

—Sera-ce suffisant? demanda le major d'un air de doute.

—Non, répondit le président Barbicane, non, évidemment.

—Eh bien! alors, que faire? reprit Elphiston d'un air assez embarrassé.

—Employer un autre métal que la fonte.

—Du cuivre? dit Morgan.

—Non, c'est encore trop lourd; et j'ai mieux que cela à vous proposer.

—Quoi donc? dit le major.

—De l'aluminium, répondit Barbicane.

—De l'aluminium! s'écrièrent les trois collègues du président.

—Sans doute, mes amis. Vous savez qu'un illustre chimiste français, Henry Sainte-Claire-Deville, est parvenu, en 1854, à obtenir l'aluminium en masse compacte. Or ce précieux métal a la blancheur de l'argent, l'inaltérabilité de l'or, la ténacité du fer, la fusibilité du cuivre et la légèreté du verre; il se travaille facilement, il est extrêmement répandu dans la nature, puisque l'alumine forme la base de la plupart des roches, il est trois fois plus léger que le fer, et il semble avoir été créé tout exprès pour nous fournir la matière de notre projectile!

—Hurrah pour l'aluminium! s'écria le secrétaire du Comité, toujours très-bruyant dans ses moments d'enthousiasme.

—Mais, mon cher président, dit le major, est-ce que le prix de revient de l'aluminium n'est pas extrêmement élevé?

—Il l'était, répondit Barbicane; aux premiers temps de sa découverte, la livre d'aluminium coûtait deux cent soixante à deux cent quatre-vingts dollars (—environ 1,500 francs); puis elle est tombée à vingt-sept dollars (—150 fr.), et aujourd'hui enfin, elle vaut neuf dollars (—48 fr. 75 c.).

—Mais neuf dollars la livre, répliqua le major, qui ne se rendait pas facilement, c'est encore un prix énorme!

—Sans doute, mon cher major, mais non pas inabordable.

—Que pèsera donc le projectile? demanda Morgan.

—Voici ce qui résulte de mes calculs, répondit Barbicane; un boulet de cent huit pouces de diamètre et de douze pouces[40] d'épaisseur pèserait, s'il était en fonte de fer, soixante-sept mille quatre cent quarante livres; en fonte d'aluminium, son poids sera réduit à dix-neuf mille deux cent cinquante livres.

—Parfait! s'écria Maston, voilà qui rentre dans notre programme.

—Parfait! parfait! répliqua le major, mais ne savez-vous pas qu'à dix-huit dollars la livre, ce projectile coûtera...

—Cent soixante-treize mille deux cent cinquante dollars (—928,437 fr. 50 c.), je le sais parfaitement; mais ne craignez rien, mes amis, l'argent ne fera pas défaut à notre entreprise, je vous en réponds.

—Il pleuvra dans nos caisses, répliqua J.-T. Maston.

—Eh bien! que pensez-vous de l'aluminium! demanda le président.

—Adopté, répondirent les trois membres du Comité.

—Quant à la forme du boulet, reprit Barbicane, elle importe peu, puisque, l'atmosphère une fois dépassée, le projectile se trouvera dans le vide; je propose donc le boulet rond, qui tournera sur lui-même, si cela lui plaît, et se comportera à sa fantaisie.»

Ainsi se termina la première séance du Comité; la question du projectile était définitivement résolue, et J.-T. Maston se réjouit fort à la pensée d'envoyer un boulet d'aluminium aux Sélénites, «ce qui leur donnerait une crâne idée des habitants de la Terre!»


CHAPITRE VIII

HISTOIRE DU CANON.

Les résolutions prises dans cette séance produisirent un grand effet au dehors. Quelques gens timorés s'effrayaient un peu à l'idée d'un boulet, pesant vingt mille livres, lancé à travers l'espace. On se demandait quel canon pourrait jamais transmettre une vitesse initiale suffisante à une pareille masse. Le procès-verbal de la seconde séance du Comité devait répondre victorieusement à ces questions.

Le lendemain soir, les quatre membres du Gun-Club s'attablaient devant de nouvelles montagnes de sandwiches et au bord d'un véritable océan de thé. La discussion reprit aussitôt son cours, et cette fois, sans préambule.

«Mes chers collègues, dit Barbicane, nous allons nous occuper de l'engin à construire, de sa longueur, de sa forme, de sa composition et de son poids. Il est probable que nous arriverons à lui donner des dimensions gigantesques; mais, si grandes que soient les difficultés, notre génie industriel en aura facilement raison. Veuillez donc m'écouter, et ne m'épargnez pas les objections à bout portant. Je ne les crains pas!»

Un grognement approbateur accueillit cette déclaration.

«N'oublions pas, reprit Barbicane, à quel point notre discussion nous a conduits hier; le problème se présente maintenant sous cette forme: imprimer une vitesse initiale de douze mille yards par seconde à un obus de cent huit pouces de diamètre et d'un poids de vingt mille livres.

—Voilà bien le problème, en effet, répondit le major Elphiston.

—Je continue, reprit Barbicane. Quand un projectile est lancé dans l'espace, que se passe-t-il? Il est sollicité par trois forces indépendantes, la résistance du milieu, l'attraction de la Terre et la force d'impulsion dont il est animé. Examinons ces trois forces. La résistance du milieu, c'est-à-dire la résistance de l'air sera peu importante. En effet, l'atmosphère terrestre n'a que quarante milles (—16 lieues environ). Or, avec une rapidité de douze mille yards, le projectile l'aura traversée en cinq secondes, et ce temps est assez court pour que la résistance du milieu soit regardée comme insignifiante. Passons alors à l'attraction de la Terre, c'est-à-dire à la pesanteur de l'obus. Nous savons que cette pesanteur diminuera en raison inverse du carré des distances; en effet, voici ce que la physique nous apprend: quand un corps abandonné à lui-même tombe à la surface de la Terre, sa chute est de quinze pieds[41] dans la première seconde, et si ce même corps était transporté à deux cent cinquante-sept mille cinq cent quarante-deux milles, autrement dit, à la distance où se trouve la Lune, sa chute serait réduite à une demi-ligne environ dans la première seconde. C'est presque l'immobilité. Il s'agit donc de vaincre progressivement cette action de la pesanteur. Comment y parviendrons-nous? Par la force d'impulsion.

—Voilà la difficulté, répondit le major.

—La voilà, en effet, reprit le président, mais nous en triompherons, car cette force d'impulsion qui nous est nécessaire résultera de la longueur de l'engin et de la quantité de poudre employée, celle-ci n'étant limitée que par la résistance de celui-là. Occupons-nous donc aujourd'hui des dimensions à donner au canon. Il est bien entendu que nous pouvons l'établir dans des conditions de résistance pour ainsi dire infinie, puisqu'il n'est pas destiné à être manœuvré.

—Tout ceci est évident, répondit le général.

—Jusqu'ici, dit Barbicane, les canons les plus longs, nos énormes Columbiads, n'ont pas dépassé vingt-cinq pieds en longueur; nous allons donc étonner bien des gens par les dimensions que nous serons forcés d'adopter.

—Eh! sans doute, s'écria J.-T. Maston. Pour mon compte, je demande un canon long d'un demi-mille au moins!

—Un demi-mille! s'écrièrent le major et le général.

—Oui! un demi-mille, et il sera encore trop court de moitié.

—Allons, Maston, répondit Morgan, vous exagérez.

—Non pas! répliqua le bouillant secrétaire, et je ne sais vraiment pourquoi vous me taxez d'exagération.

—Parce que vous allez trop loin!

—Sachez, monsieur, répondit J.-T. Maston en prenant ses grands airs, sachez qu'un artilleur est comme un boulet, il ne peut jamais aller trop loin!»

La discussion tournait aux personnalités, mais le président intervint.

«Du calme, mes amis, et raisonnons; il faut évidemment un canon d'une grande volée, puisque la longueur de la pièce accroîtra la détente des gaz accumulés sous le projectile, mais il est inutile de dépasser certaines limites.

—Parfaitement, dit le major.

—Quelles sont les règles usitées en pareil cas? Ordinairement la longueur d'un canon est vingt à vingt-cinq fois le diamètre du boulet, et il pèse deux cent trente-cinq à deux cent quarante fois son poids.

—Ce n'est pas assez, s'écria J.-T. Maston avec impétuosité.

—J'en conviens, mon digne ami, et, en effet, en suivant cette proportion, pour un projectile large de neuf pieds pesant trente mille livres, l'engin n'aurait qu'une longueur de deux cent vingt-cinq pieds et un poids de sept millions deux cent mille livres.

—C'est ridicule, repartit J.-T. Maston. Autant prendre un pistolet!

—Je le pense aussi, répondit Barbicane, c'est pourquoi je me propose de quadrupler cette longueur et de construire un canon de neuf cents pieds.»

Le général et le major firent quelques objections; mais néanmoins cette proposition, vivement soutenue par le secrétaire du Gun-Club, fut définitivement adoptée.

«Maintenant, dit Elphiston, quelle épaisseur donner à ses parois?

—Une épaisseur de six pieds, répondit Barbicane.

—Vous ne pensez sans doute pas à dresser une pareille masse sur un affût? demanda le major.

—Ce serait pourtant superbe! dit J.-T. Maston.

—Mais impraticable, répondit Barbicane. Non, je songe à couler cet engin dans le sol même, à le fretter avec des cercles de fer forgé, et enfin à l'entourer d'un épais massif de maçonnerie à pierre et à chaux, de telle façon qu'il participe de toute la résistance du terrain environnant. Une fois la pièce fondue, l'âme sera soigneusement alésée et calibrée, de manière à empêcher le vent[42] du boulet; ainsi, il n'y aura aucune déperdition de gaz, et toute la force expansive de la poudre sera employée à l'impulsion.

—Hurrah! hurrah! fit J.-T. Maston, nous tenons notre canon.

—Pas encore! répondit Barbicane en calmant de la main son impatient ami.

—Et pourquoi?

—Parce que nous n'avons pas discuté sa forme. Sera-ce un canon, un obusier ou un mortier?

—Un canon, répliqua Morgan.

—Un obusier, repartit le major.

—Un mortier,» s'écria J.-T. Maston.

Une nouvelle discussion assez vive allait s'engager, chacun préconisant son arme favorite, lorsque le président l'arrêta net.

«Mes amis, dit-il, je vais vous mettre tous d'accord; notre Columbiad tiendra de ces trois bouches à feu à la fois. Ce sera un canon, puisque la chambre de la poudre aura le même diamètre que l'âme. Ce sera un obusier, puisqu'il lancera un obus. Enfin ce sera un mortier, puisqu'il sera braqué sous un angle de quatre-vingt-dix degrés, et que, sans recul possible, inébranlablement fixé au sol, il communiquera au projectile toute la puissance d'impulsion accumulée dans ses flancs.

—Adopté, adopté, répondirent les membres du Comité.

—Une simple réflexion, dit Elphiston, ce can-obuso-mortier sera-t-il rayé?

—Non, répondit Barbicane, non; il nous faut une vitesse initiale énorme, et vous savez bien que le boulet sort moins rapidement des canons rayés que des canons à âme lisse.

—C'est juste.

—Enfin, nous le tenons, cette fois! répéta J.-T. Maston.

—Pas tout à fait encore, répliqua le président.

—Et pourquoi?

—Parce que nous ne savons pas encore de quel métal il sera fait.

—Décidons-le sans retard.

—J'allais vous le proposer.»

Vue idéale du canon de J.-T. Maston (p. 46).

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Les quatre membres du Comité avalèrent chacun une douzaine de sandwiches suivis d'un bol de thé, et la discussion recommença.

«Mes braves collègues, dit Barbicane, notre canon doit être d'une grande ténacité, d'une grande dureté, infusible à la chaleur, indissoluble et inoxydable à l'action corrosive des acides.

—Il n'y a pas de doute à cet égard, répondit le major, et comme il faudra employer une quantité considérable de métal, nous n'aurons pas l'embarras du choix.

Le moine Schwartz inventant la poudre (p. 51).

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—Eh bien, alors, dit Morgan, je propose pour la fabrication de la Columbiad le meilleur alliage connu jusqu'ici, c'est-à-dire cent parties de cuivre, douze parties d'étain et six parties de laiton.

—Mes amis, répondit le président, j'avoue que cette composition a donné des résultats excellents; mais, dans l'espèce, elle coûterait trop cher et serait d'un emploi fort difficile. Je pense donc qu'il faut adopter une matière excellente, mais à bas prix, telle que la fonte de fer. N'est-ce pas votre avis, major?

—Parfaitement, répondit Elphiston.

—En effet, reprit Barbicane, la fonte de fer coûte dix fois moins que le bronze, elle est facile à fondre, elle se coule simplement dans des moules de sable, elle est d'une manipulation rapide; c'est donc à la fois économie d'argent et de temps. D'ailleurs, cette matière est excellente, et je me rappelle que pendant la guerre, au siége d'Atlanta, des pièces en fonte ont tiré mille coups chacune de vingt minutes en vingt minutes, sans en avoir souffert.

—Cependant, la fonte est très-cassante, répondit Morgan.

—Oui, mais très-résistante aussi; d'ailleurs, nous n'éclaterons pas, je vous en réponds.

—On peut éclater et être honnête, répliqua sentencieusement J.-T. Maston.

—Évidemment, répondit Barbicane. Je vais donc prier notre digne secrétaire de calculer le poids d'un canon de fonte long de neuf cents pieds, d'un diamètre intérieur de neuf pieds, avec parois de six pieds d'épaisseur.

—A l'instant,» répondit J.-T. Maston.

Et, ainsi qu'il avait fait la veille, il aligna ses formules avec une merveilleuse facilité, et dit au bout d'une minute:

«Ce canon pèsera soixante-huit mille quarante tonnes (—68,040,000 kil.)

—Et à deux cents la livre (—10 centimes), il coûtera?...

—Deux millions cinq cent dix mille sept cent un dollars (—13,608,000 francs).»

J.-T. Maston, le major et le général regardèrent Barbicane d'un air inquiet.

«Eh bien! Messieurs, dit le président, je vous répéterai ce que je vous disais hier, soyez tranquilles, les millions ne nous manqueront pas!»

Sur cette assurance de son président, le Comité se sépara, après avoir remis au lendemain soir sa troisième séance.


CHAPITRE IX

LA QUESTION DES POUDRES.

Restait à traiter la question des poudres. Le public attendait avec anxiété cette dernière décision. La grosseur du projectile, la longueur du canon étant données, quelle serait la quantité de poudre nécessaire pour produire l'impulsion? Cet agent terrible, dont l'homme a cependant maîtrisé les effets, allait être appelé à jouer son rôle dans des proportions inaccoutumées.

On sait généralement et l'on répète volontiers que la poudre fut inventée au quatorzième siècle, par le moine Schwartz, qui paya de sa vie sa grande découverte. Mais il est à peu près prouvé maintenant que cette histoire doit être rangée parmi les légendes du moyen âge. La poudre n'a été inventée par personne; elle dérive directement des feux grégeois, composés comme elle de soufre et de salpêtre. Seulement, depuis cette époque, ces mélanges, qui n'étaient que des mélanges fusants, se sont transformés en mélanges détonants.

Mais si les érudits savent parfaitement la fausse histoire de la poudre, peu de gens se rendent compte de sa puissance mécanique. Or c'est ce qu'il faut connaître pour comprendre l'importance de la question soumise au Comité.

Ainsi un litre de poudre pèse environ deux livres (—900 grammes)[43]; il produit en s'enflammant quatre cents litres de gaz; ces gaz rendus libres, et sous l'action d'une température portée à deux mille quatre cents degrés, occupent l'espace de quatre mille litres. Donc le volume de la poudre est aux volumes des gaz produits par sa déflagration comme un est à quatre mille. Que l'on juge alors de l'effrayante poussée de ces gaz lorsqu'ils sont comprimés dans un espace quatre mille fois trop resserré.

Voilà ce que savaient parfaitement les membres du Comité quand le lendemain ils entrèrent en séance. Barbicane donna la parole au major Elphiston, qui avait été directeur des poudres pendant la guerre.

«Mes chers camarades, dit ce chimiste distingué, je vais commencer par des chiffres irrécusables qui nous serviront de base. Le boulet de vingt-quatre, dont nous parlait avant-hier l'honorable J.-T. Maston en termes si poétiques, n'est chassé de la bouche à feu que par seize livres de poudre seulement.

—Vous êtes certain du chiffre? demanda Barbicane.

—Absolument certain, répondit le major. Le canon Armstrong n'emploie que soixante-quinze livres de poudre pour un projectile de huit cents livres, et la Columbiad Rodman ne dépense que cent soixante livres de poudre pour envoyer à six milles son boulet d'une demi-tonne. Ces faits ne peuvent être mis en doute, car je les ai relevés moi-même dans les procès-verbaux du Comité d'artillerie.

—Parfaitement, répondit le général.

—Eh bien! reprit le major, voici la conséquence à tirer de ces chiffres, c'est que la quantité de poudre n'augmente pas avec le poids du boulet: en effet, s'il fallait seize livres de poudre pour un boulet de vingt-quatre; en d'autres termes, si, dans les canons ordinaires, on emploie une quantité de poudre pesant les deux tiers du poids du projectile, cette proportionnalité n'est pas constante. Calculez, et vous verrez que, pour le boulet d'une demi-tonne, au lieu de trois cent trente-trois livres de poudre, cette quantité a été réduite à cent soixante livres seulement.

—Où voulez-vous en venir? demanda le président.

—Si vous poussez votre théorie à l'extrême, mon cher major, dit J.-T. Maston, vous arriverez à ceci, que, lorsque votre boulet sera suffisamment lourd, vous ne mettrez plus de poudre du tout.

—Mon ami Maston est folâtre jusque dans les choses sérieuses, répliqua le major, mais qu'il se rassure; je proposerai bientôt des quantités de poudre qui satisferont son amour-propre d'artilleur. Seulement je tiens à constater que, pendant la guerre, et pour les plus gros canons, le poids de la poudre a été réduit, après expérience, au dixième du poids du boulet.

—Rien n'est plus exact, dit Morgan. Mais avant de décider la quantité de poudre nécessaire pour donner l'impulsion, je pense qu'il est bon de s'entendre sur sa nature.

—Nous emploierons de la poudre à gros grains, répondit le major; sa déflagration est plus rapide que celle du pulvérin.

—Sans doute, répliqua Morgan, mais elle est très-brisante et finit par altérer l'âme des pièces.

—Bon! ce qui est un inconvénient pour un canon destiné à faire un long service n'en est pas un pour notre Columbiad. Nous ne courons aucun danger d'explosion, et il faut que la poudre s'enflamme instantanément, afin que son effet mécanique soit complet.

—On pourrait, dit J.-T. Maston, percer plusieurs lumières, de façon à mettre le feu sur divers points à la fois.

—Sans doute, répondit Elphiston, mais cela rendrait la manœuvre plus difficile. J'en reviens donc à ma poudre à gros grains, qui supprime ces difficultés.

—Soit, répondit le général.

—Pour charger sa Columbiad, reprit le major, Rodman employait une poudre à grains gros comme des châtaignes, faite avec du charbon de saule simplement torréfié dans des chaudières de fonte. Cette poudre était dure et luisante, ne laissait aucune trace sur la main, renfermait dans une grande proportion de l'hydrogène et de l'oxygène, déflagrait instantanément, et, quoique très-brisante, ne détériorait pas sensiblement les bouches à feu.

—Eh bien! il me semble, répondit J.-T. Maston, que nous n'avons pas à hésiter, et que notre choix est tout fait.

—A moins que vous ne préfériez de la poudre d'or,» répliqua le major en riant, ce qui lui valut un geste menaçant du crochet de son susceptible ami.

Jusqu'alors Barbicane s'était tenu en dehors de la discussion. Il laissait parler, il écoutait. Il avait évidemment une idée. Aussi se contenta-t-il simplement de dire:

«Maintenant, mes amis, quelle quantité de poudre proposez-vous?»

Les trois membres du Gun-Club s'entre-regardèrent un instant.

«Deux cent mille livres, dit enfin Morgan.

—Cinq cent mille, répliqua le major.

—Huit cent mille livres,» s'écria J.-T. Maston.

Cette fois, Elphiston n'osa pas taxer son collègue d'exagération. En effet, il s'agissait d'envoyer jusqu'à la Lune un projectile pesant vingt mille livres et de lui donner une force initiale de douze mille yards par seconde. Un moment de silence suivit donc la triple proposition faite par les trois collègues.

Il fut enfin rompu par le président Barbicane.

«Mes braves camarades, dit-il d'une voix tranquille, je pars de ce principe, que la résistance de notre canon construit dans les conditions voulues est illimitée. Je vais donc surprendre l'honorable J.-T. Maston en lui disant qu'il a été timide dans ses calculs, et je proposerai de doubler ses huit cent mille livres de poudre.

—Seize cent mille livres? fit J.-T. Maston en sautant sur sa chaise.

—Tout autant.

—Mais alors il faudra en revenir à mon canon d'un demi-mille de longueur.

—C'est évident, dit le major.

—Seize cent mille livres de poudre, reprit le secrétaire du Comité, occuperont un espace de vingt-deux mille pieds cubes[44] environ; or, comme votre canon n'a qu'une contenance de cinquante-quatre mille pieds cubes[45], il sera à moitié rempli, et l'âme ne sera plus assez longue pour que la détente des gaz imprime au projectile une suffisante impulsion.»

Il n'y avait rien à répondre. J.-T. Maston disait vrai. On regarda Barbicane.

«Cependant, reprit le président, je tiens à cette quantité de poudre. Songez-y, seize cent mille livres de poudre donneront naissance à six milliards de litres de gaz. Six milliards! Vous entendez bien?

—Mais alors comment faire? demanda le général.

—C'est très-simple; il faut réduire cette énorme quantité de poudre, tout en lui conservant cette puissance mécanique.

—Bon! mais par quel moyen?

—Je vais vous le dire,» répondit simplement Barbicane.

Ses interlocuteurs le dévorèrent des yeux.

«Rien n'est plus facile, en effet, reprit-il, que de ramener cette masse de poudre à un volume quatre fois moins considérable. Vous connaissez tous cette matière curieuse qui constitue les tissus élémentaires des végétaux, et qu'on nomme cellulose.

—Ah! fit le major, je vous comprends, mon cher Barbicane.

—Cette matière, dit le président, s'obtient à l'état de pureté parfaite dans divers corps, et surtout dans le coton, qui n'est autre chose que le poil des graines du cotonnier. Or le coton, combiné avec de l'acide azotique à froid, se transforme en une substance éminemment insoluble, éminemment combustible, éminemment explosible. Il y a quelques années, en 1832, un chimiste français, Braconnot, découvrit cette substance, qu'il appela xyloïdine. En 1838, un autre Français, Pelouze, en étudia les diverses propriétés, et enfin, en 1846, Shonbein, professeur de chimie à Bâle, la proposa comme poudre de guerre. Cette poudre, c'est le coton azotique...

—Ou pyroxyle, répondit Elphiston.

—Ou fulmi-coton, répliqua Morgan.

—Il n'y a donc pas un nom d'Américain à mettre au bas de cette découverte? s'écria J.-T. Maston poussé par un vif sentiment d'amour-propre national.

—Pas un, malheureusement, répondit le major.

—Cependant, pour satisfaire Maston, reprit le président, je lui dirai que les travaux d'un de nos concitoyens peuvent être rattachés à l'étude de la cellulose, car le collodion, qui est un des principaux agents de la photographie, est tout simplement du pyroxyle dissous dans de l'éther additionné d'alcool, et il a été découvert par Maynard, alors étudiant en médecine à Boston.

—Eh bien! hurrah pour Maynard et pour le fulmi-coton! s'écria le bruyant secrétaire du Gun-Club.

—Je reviens au pyroxyle, reprit Barbicane. Vous connaissez ses propriétés, qui vont nous le rendre si précieux; il se prépare avec la plus grande facilité; du coton plongé dans de l'acide azotique fumant[46], pendant quinze minutes, puis lavé à grande eau, puis séché, et voilà tout.

—Rien de plus simple, en effet, dit Morgan.

—De plus, le pyroxyle est inaltérable à l'humidité, qualité précieuse à nos yeux, puisqu'il faudra plusieurs jours pour charger le canon; son inflammabilité a lieu à cent soixante-dix degrés au lieu de deux cent quarante, et sa déflagration est si subite, qu'on peut l'enflammer sur de la poudre ordinaire, sans que celle-ci ait le temps de prendre feu.

—Parfait, répondit le major.

—Seulement il est plus coûteux.

—Qu'importe? fit J.-T. Maston.

—Enfin il communique aux projectiles une vitesse quatre fois supérieure à celle de la poudre. J'ajouterai même que, si on y mêle les huit dixièmes de son poids de nitrate de potasse, sa puissance expansive est encore augmentée dans une grande proportion.

—Sera-ce nécessaire? demanda le major.

—Je ne le pense pas, répondit Barbicane. Ainsi donc, au lieu de seize cent mille livres de poudre, nous n'aurons que quatre cent mille livres de fulmi-coton, et, comme on peut sans danger comprimer cinq cents livres de coton dans vingt-sept pieds cubes, cette matière n'occupera qu'une hauteur de trente toises dans la Columbiad. De cette façon, le boulet aura plus de sept cents pieds d'âme à parcourir sous l'effort de six milliards de litres de gaz, avant de prendre son vol vers l'astre des nuits!»

A cette période, J.-T. Maston ne put contenir son émotion; il se jeta dans les bras de son ami avec la violence d'un projectile, et il l'aurait défoncé, si Barbicane n'eût été bâti à l'épreuve de la bombe.

Cet incident termina la troisième séance du Comité. Barbicane et ses audacieux collègues, auxquels rien ne semblait impossible, venaient de résoudre la question si complexe du projectile, du canon et des poudres. Leur plan étant fait, il n'y avait qu'à l'exécuter.

Le capitaine Nicholl (p. 58).

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«Un simple détail, une bagatelle,» disait J.-T. Maston.

Nota.—Dans cette discussion, le président Barbicane revendique pour l'un de ses compatriotes l'invention du collodion. C'est une erreur, n'en déplaise au brave J.-T. Maston, et elle vient de la similitude de deux noms.

En 1847, Maynard, étudiant en médecine à Boston, a bien eu l'idée d'employer le collodion au traitement des plaies, mais le collodion était connu depuis 1846. C'est à un Français, un esprit très distingué, un savant tout à la fois peintre, poëte, philosophe, helléniste et chimiste, M. Louis Menard, que revient l'honneur de cette grande découverte.—J. V.


Nicholl publia nombre de lettres (p. 60).

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CHAPITRE X

UN ENNEMI SUR VINGT-CINQ MILLIONS D'AMIS.

Le public américain trouvait un puissant intérêt dans les moindres détails de l'entreprise du Gun-Club. Il suivait jour par jour les discussions du Comité. Les plus simples préparatifs de cette grande expérience, les questions de chiffres qu'elle soulevait, les difficultés mécaniques à résoudre, en un mot, «sa mise en train,» voilà ce qui le passionnait au plus haut degré.

Plus d'un an allait s'écouler entre le commencement des travaux et leur achèvement; mais ce laps de temps ne devait pas être vide d'émotions; l'emplacement à choisir pour le forage, la construction du moule, la fonte de la Columbiad, son chargement très-périlleux, c'était là plus qu'il ne fallait pour exciter la curiosité publique. Le projectile, une fois lancé, échapperait aux regards en quelques dixièmes de secondes; puis ce qu'il deviendrait, comment il se comporterait dans l'espace, de quelle façon il atteindrait la Lune, c'est ce qu'un petit nombre de privilégiés verraient seuls de leurs propres yeux. Ainsi donc, les préparatifs de l'expérience, les détails précis de l'exécution en constituaient alors le véritable intérêt.

Cependant l'attrait purement scientifique de l'entreprise fut tout d'un coup surexcité par un incident.

On sait quelles nombreuses légions d'admirateurs et d'amis le projet Barbicane avait ralliées à son auteur. Pourtant, si honorable, si extraordinaire qu'elle fût, cette majorité ne devait pas être l'unanimité. Un seul homme, un seul dans tous les États de l'Union, protesta contre la tentative du Gun-Club; il l'attaqua avec violence, à chaque occasion, et la nature est ainsi faite, que Barbicane fut plus sensible à cette opposition d'un seul qu'aux applaudissements de tous les autres.

Cependant il savait bien le motif de cette antipathie, d'où venait cette inimitié solitaire, pourquoi elle était personnelle et d'ancienne date, enfin dans quelle rivalité d'amour-propre elle avait pris naissance.

Cet ennemi persévérant, le président du Gun-Club ne l'avait jamais vu. Heureusement, car la rencontre de ces deux hommes eût certainement entraîné de fâcheuses conséquences. Ce rival était un savant comme Barbicane, une nature fière, audacieuse, convaincue, violente, un pur Yankee. On le nommait le capitaine Nicholl. Il habitait Philadelphie.

Personne n'ignore la lutte curieuse qui s'établit pendant la guerre fédérale entre le projectile et la cuirasse des navires blindés; celui-là destiné à percer celle-ci; celle-ci décidée à ne point se laisser percer. De là une transformation radicale de la marine dans les États des deux continents. Le boulet et la plaque luttèrent avec un acharnement sans exemple, l'un grossissant, l'autre s'épaississant dans une proportion constante. Les navires, armés de pièces formidables, marchaient au feu sous l'abri de leur invulnérable carapace. Les Merrimac, les Monitor, les Ram-Tenesse, les Weckausen[47] lançaient des projectiles énormes, après s'être cuirassés contre les projectiles des autres. Ils faisaient à autrui ce qu'ils ne voulaient pas qu'on leur fît, principe immoral sur lequel repose tout l'art de la guerre.

Or, si Barbicane fut un grand fondeur de projectiles, Nicholl fut un grand forgeur de plaques. L'un fondait nuit et jour à Baltimore, et l'autre forgeait jour et nuit à Philadelphie. Chacun suivait un courant d'idées essentiellement opposé.

Aussitôt que Barbicane inventait un nouveau boulet, Nicholl inventait une nouvelle plaque. Le président du Gun-Club passait sa vie à percer des trous, le capitaine à l'en empêcher. De là une rivalité de tous les instants qui allait jusqu'aux personnes. Nicholl apparaissait dans les rêves de Barbicane sous la forme d'une cuirasse impénétrable contre laquelle il venait se briser, et Barbicane, dans les songes de Nicholl, comme un projectile qui le perçait de part en part.

Cependant, bien qu'ils suivissent deux lignes divergentes, ces savants auraient fini par se rencontrer, en dépit de tous les axiomes de géométrie; mais alors c'eût été sur le terrain du duel. Fort heureusement pour ces citoyens si utiles à leur pays, une distance de cinquante à soixante milles les séparait l'un de l'autre, et leurs amis hérissèrent la route de tels obstacles qu'ils ne se rencontrèrent jamais.

Maintenant, lequel des deux inventeurs l'avait emporté sur l'autre, on ne savait trop; les résultats obtenus rendaient difficile une juste appréciation. Il semblait cependant, en fin de compte, que la cuirasse devait finir par céder au boulet. Néanmoins il y avait doute pour les hommes compétents. Aux dernières expériences, les projectiles cylindro-coniques de Barbicane vinrent se ficher comme des épingles sur les plaques de Nicholl; ce jour-là, le forgeur de Philadelphie se crut victorieux et n'eut plus assez de mépris pour son rival; mais quand celui-ci substitua plus tard aux boulets coniques de simples obus de six cents livres, le capitaine dut en rabattre. En effet ces projectiles, quoique animés d'une vitesse médiocre[48], brisèrent, trouèrent, firent voler en morceaux les plaques du meilleur métal.

Or les choses en étaient à ce point, la victoire semblait devoir rester au boulet, quand la guerre finit le jour même où Nicholl terminait une nouvelle cuirasse d'acier forgé! C'était un chef-d'œuvre dans son genre; elle défiait tous les projectiles du monde. Le capitaine la fit transporter au polygone de Washington, en provoquant le président du Gun-Club à la briser. Barbicane, la paix étant faite, ne voulut pas tenter l'expérience.

Alors Nicholl, furieux, offrit d'exposer sa plaque au choc des boulets les plus invraisemblables, pleins, creux, ronds ou coniques. Refus du président, qui décidément ne voulait pas compromettre son dernier succès.

Nicholl, surexcité par cet entêtement inqualifiable, voulut tenter Barbicane en lui laissant toutes les chances. Il proposa de mettre sa plaque à deux cents yards du canon. Barbicane de s'obstiner dans son refus. A cent yards? Pas même à soixante-quinze.

«A cinquante alors, s'écria le capitaine par la voix des journaux, à vingt-cinq yards ma plaque, et je me mettrai derrière!»

Barbicane fit répondre que, quand même le capitaine Nicholl se mettrait devant, il ne tirerait pas davantage.

Nicholl, à cette réplique, ne se contint plus; il en vint aux personnalités; il insinua que la poltronnerie était indivisible; que l'homme qui refuse de tirer un coup de canon est bien près d'en avoir peur; qu'en somme, ces artilleurs qui se battent maintenant à six milles de distance ont prudemment remplacé le courage individuel par les formules mathématiques, et qu'au surplus il y a autant de bravoure à attendre tranquillement un boulet derrière une plaque, qu'à l'envoyer dans toutes les règles de l'art.

A ces insinuations Barbicane ne répondit rien; peut-être même ne les connut-il pas, car alors les calculs de sa grande entreprise l'absorbaient entièrement.

Lorsqu'il fit sa fameuse communication au Gun-Club, la colère du capitaine Nicholl fut portée à son paroxysme. Il s'y mêlait une suprême jalousie et un sentiment absolu d'impuissance! Comment inventer quelque chose de mieux que cette Columbiad de neuf cents pieds! Quelle cuirasse résisterait jamais à un projectile de trente mille livres! Nicholl demeura d'abord atterré, anéanti, brisé sous ce «coup de canon,» puis il se releva, et résolut d'écraser la proposition du poids de ses arguments.

Il attaqua donc très-violemment les travaux du Gun-Club; il publia nombre de lettres que les journaux ne se refusèrent pas à reproduire. Il essaya de démolir scientifiquement l'œuvre de Barbicane. Une fois la guerre entamée, il appela à son aide des raisons de tout ordre, et, à vrai dire, trop souvent spécieuses et de mauvais aloi.

D'abord, Barbicane fut très-violemment attaqué dans ses chiffres; Nicholl chercha à prouver par A + B la fausseté de ses formules, et il l'accusa d'ignorer les principes rudimentaires de la balistique. Entre autres erreurs, et suivant ses calculs à lui, Nicholl, il était absolument impossible d'imprimer à un corps quelconque une vitesse de douze mille yards par seconde; il soutint, l'algèbre à la main, que, même avec cette vitesse, jamais un projectile aussi pesant ne franchirait les limites de l'atmosphère terrestre! Il n'irait seulement pas à huit lieues! Mieux encore. En regardant la vitesse comme acquise, en la tenant pour suffisante, l'obus ne résisterait pas à la pression des gaz développés par l'inflammation de seize cent mille livres de poudre, et résistât-il à cette pression, du moins il ne supporterait pas une pareille température, il fondrait à sa sortie de la Columbiad et retomberait en pluie bouillante sur le crâne des imprudents spectateurs.

Barbicane, à ces attaques, ne sourcilla pas et continua son œuvre.

Alors Nicholl prit la question sous d'autres faces; sans parler de son inutilité à tous les points de vue, il regarda l'expérience comme fort dangereuse, et pour les citoyens qui autoriseraient de leur présence un aussi condamnable spectacle, et pour les villes voisines de ce déplorable canon; il fit également remarquer que si le projectile n'atteignait pas son but, résultat absolument impossible, il retomberait évidemment sur la terre, et que la chute d'une pareille masse, multipliée par le carré de sa vitesse, compromettrait singulièrement quelque point du globe. Donc, en pareille circonstance, et sans porter atteinte aux droits de citoyens libres, il était des cas où l'intervention du gouvernement devenait nécessaire, et il ne fallait pas engager la sûreté de tous pour le bon plaisir d'un seul.

On voit à quelle exagération se laissait entraîner le capitaine Nicholl. Il était seul de son opinion. Aussi personne ne tint compte de ses malencontreuses prophéties. On le laissa donc crier à son aise, et jusqu'à s'époumonner, puisque cela lui convenait. Il se faisait le défenseur d'une cause perdue d'avance; on l'entendait, mais on ne l'écoutait pas, et il n'enleva pas un seul admirateur au président du Gun-Club. Celui-ci, d'ailleurs, ne prit même pas la peine de rétorquer les arguments de son rival.

Nicholl, acculé dans ses derniers retranchements, et ne pouvant même pas payer de sa personne dans sa cause, résolut de payer de son argent. Il proposa donc publiquement dans l'Enquirer de Richmond une série de paris conçus en ces termes et suivant une proportion croissante.

Il paria:

1o Que les fonds nécessaires à l'entreprise du Gun-Club ne seraient pas faits, ci 1,000 dollars
2o Que l'opération de la fonte d'un canon de neuf cents pieds était impraticable et ne réussirait pas, ci 2,000
3o Qu'il serait impossible de charger la Columbiad, et que le pyroxyle prendrait feu de lui-même sous la pression du projectile, ci 3,000
4o Que la Columbiad éclaterait au premier coup, ci 4,000
5o Que le boulet n'irait pas seulement à six milles et retomberait quelques secondes après avoir été lancé, ci 5,000

On le voit, c'était une somme importante que risquait le capitaine dans son invincible entêtement. Il ne s'agissait pas moins de quinze mille dollars[49].

Malgré l'importance du pari, le 19 mai, il reçut un pli cacheté, d'un laconisme superbe et conçu en ces termes: