«Baltimore, 18 octobre.
«Tenu.
«Barbicane.»
Cependant une question restait encore à décider: il fallait choisir un endroit favorable à l'expérience. Suivant la recommandation de l'Observatoire de Cambridge, le tir devait être dirigé perpendiculairement au plan de l'horizon, c'est-à-dire vers le zénith; or la Lune ne monte au zénith que dans les lieux situés entre 0° et 28° de latitude, en d'autres termes, sa déclinaison n'est que de 28°[50]. Il s'agissait donc de déterminer exactement le point du globe où serait fondue l'immense Columbiad.
Le 20 octobre, le Gun-Club étant réuni en séance générale, Barbicane apporta une magnifique carte des États-Unis de Z. Belltropp. Mais, sans lui laisser le temps de la déployer, J.-T. Maston avait demandé la parole avec sa véhémence habituelle, et parlé en ces termes:
«Honorables collègues, la question qui va se traiter aujourd'hui a une véritable importance nationale, et elle va nous fournir l'occasion de faire un grand acte de patriotisme.»
Les membres du Gun-Club se regardèrent sans comprendre où l'orateur voulait en venir.
«Aucun de vous, reprit-il, n'a la pensée de transiger avec la gloire de son pays, et s'il est un droit que l'Union puisse revendiquer, c'est celui de recéler dans ses flancs le formidable canon du Gun-Club. Or, dans les circonstances actuelles...
—Brave Maston... dit le président.
—Permettez-moi de développer ma pensée, reprit l'orateur. Dans les circonstances actuelles, nous sommes forcés de choisir un lieu assez rapproché de l'équateur, pour que l'expérience se fasse dans de bonnes conditions...
—Si vous voulez bien... dit Barbicane.
—Je demande la libre discussion des idées, répliqua le bouillant J.-T. Maston, et je soutiens que le territoire duquel s'élancera notre glorieux projectile doit appartenir à l'Union.
—Sans doute! répondirent quelques membres.
—Eh bien! puisque nos frontières ne sont pas assez étendues, puisque au sud l'Océan nous oppose une barrière infranchissable, puisqu'il nous faut chercher au-delà des États-Unis et dans un pays limitrophe ce vingt-huitième parallèle, c'est là un casus belli légitime, et je demande que l'on déclare la guerre au Mexique!
—Mais non! mais non! s'écria-t-on de toutes parts.
—Non! répliqua J.-T. Maston. Voilà un mot que je m'étonne d'entendre dans cette enceinte!
—Mais écoutez donc!...
—Jamais! jamais! s'écria le fougueux orateur. Tôt ou tard cette guerre se fera, et je demande qu'elle éclate aujourd'hui même.
—Maston, dit Barbicane en faisant détoner son timbre avec fracas, je vous retire la parole!»
Maston voulut répliquer, mais quelques-uns de ses collègues parvinrent à le contenir.
«Je conviens, dit Barbicane, que l'expérience ne peut et ne doit être tentée que sur le sol de l'Union, mais si mon impatient ami m'eût laissé parler, s'il eût jeté les yeux sur une carte, il saurait qu'il est parfaitement inutile de déclarer la guerre à nos voisins, car certaines frontières des États-Unis s'étendent au-delà du vingt-huitième parallèle. Voyez, nous avons à notre disposition toute la partie méridionale du Texas et des Florides.»
L'incident n'eut pas de suite; cependant, ce ne fut pas sans regret que J.-T. Maston se laissa convaincre. Il fut donc décidé que la Columbiad serait coulée soit dans le sol du Texas, soit dans celui de la Floride. Mais cette décision devait créer une rivalité sans exemple entre les villes de ces deux États.
Carte de la Floride (p. 64).
Image plus grandeLe vingt-huitième parallèle, à sa rencontre avec la côte américaine, traverse la péninsule de la Floride et la divise en deux parties à peu près égales. Puis, se jetant dans le golfe du Mexique, il sous-tend l'arc formé par les côtes de l'Alabama, du Mississipi et de la Louisiane. Alors, abordant le Texas, dont il coupe un angle, il se prolonge à travers le Mexique, franchit la Sonora, enjambe la vieille Californie et va se perdre dans les mers du Pacifique. Il n'y avait donc que les portions du Texas et de la Floride, situées au-dessous de ce parallèle, qui fussent dans les conditions de latitude recommandées par l'Observatoire de Cambridge.
La Floride, dans sa partie méridionale, ne compte pas de cités importantes. Elle est seulement hérissée de forts élevés contre les Indiens errants. Une seule ville, Tampa-Town, pouvait réclamer en faveur de sa situation et se présenter avec ses droits.
On fut obligé de garder les députés à vue (p. 67).
Image plus grandeAu Texas, au contraire, les villes sont plus nombreuses et plus importantes. Corpus-Christi, dans le countie de Nueces, et toutes les cités situées sur le Rio-Bravo, Laredo, Comalites, San-Ignacio, dans le Web, Roma, Rio-Grande-City, dans le Starr, Edinburg, dans l'Hidalgo, Santa-Rita, El Panda, Brownsville, dans le Caméron, formèrent une ligue imposante contre les prétentions de la Floride.
Aussi, la décision à peine connue, les députés texiens et floridiens arrivèrent à Baltimore par le plus court; à partir de ce moment, le président Barbicane et les membres influents du Gun-Club furent assiégés jour et nuit de réclamations formidables. Si sept villes de la Grèce se disputèrent l'honneur d'avoir vu naître Homère, deux États tout entiers menaçaient d'en venir aux mains à propos d'un canon.
On vit alors ces «frères féroces» se promener en armes dans les rues de la ville. A chaque rencontre quelque conflit était à craindre, qui aurait eu des conséquences désastreuses. Heureusement la prudence et l'adresse du président Barbicane conjurèrent ce danger. Les démonstrations personnelles trouvèrent un dérivatif dans les journaux des divers États. Ce fut ainsi que le New-York Herald et la Tribune soutinrent le Texas, tandis que le Times et l'American Review prirent fait et cause pour les députés floridiens. Les membres du Gun-Club ne savaient plus auquel entendre.
Le Texas arrivait fièrement avec ses vingt-six comtés qu'il semblait mettre en batterie; mais la Floride répondait que douze comtés pouvaient plus que vingt-six, dans un pays six fois plus petit.
Le Texas se targuait fort de ses trois cent trente mille indigènes, mais la Floride, moins vaste, se vantait d'être plus peuplée avec cinquante-six mille. D'ailleurs elle accusait le Texas d'avoir une spécialité de fièvres paludéennes qui lui coûtaient, bon an mal an, plusieurs milliers d'habitants. Et elle n'avait pas tort.
A son tour, le Texas répliquait qu'en fait de fièvres la Floride n'avait rien à lui envier, et qu'il était au moins imprudent de traiter les autres de pays malsains, quand on avait l'honneur de posséder le «vomito negro» à l'état chronique. Et il avait raison.
«D'ailleurs, ajoutaient les Texiens par l'organe du New-York Herald, on doit des égards à un État où pousse le plus beau coton de toute l'Amérique, un État qui produit le meilleur chêne-vert pour la construction des navires, un État qui renferme de la houille superbe et des mines de fer dont le rendement est de cinquante pour cent de minerai pur.»
A cela l'American Review répondait que le sol de la Floride, sans être aussi riche, offrait de meilleures conditions pour le moulage et la fonte de la Columbiad, car il était composé de sable et de terre argileuse.
«Mais, reprenaient les Texiens, avant de fondre quoi que ce soit dans un pays, il faut arriver dans ce pays; or les communications avec la Floride sont difficiles, tandis que la côte du Texas offre la baie de Galveston, qui a quatorze lieues de tour et qui peut contenir les flottes du monde entier.
—Bon! répétaient les journaux dévoués aux Floridiens, vous nous la donnez belle avec votre baie Galveston située au-dessus du vingt-neuvième parallèle. N'avons-nous pas la baie d'Espiritu-Santo, ouverte précisément sur le vingt-huitième degré de latitude, et par laquelle les navires arrivent directement à Tampa-Town?
—Jolie baie! répondait le Texas, elle est à demi ensablée!
—Ensablés vous-même! s'écriait la Floride. Ne dirait-on pas que je suis un pays de sauvages?
—Ma foi, les Séminoles courent encore vos prairies!
—Eh bien! et vos Apaches, et vos Comanches, sont-ils donc civilisés!»
La guerre se soutenait ainsi depuis quelques jours, quand la Floride essaya d'entraîner son adversaire sur un autre terrain, et un matin le Times insinua que, l'entreprise étant «essentiellement américaine,» elle ne pouvait être tentée que sur un territoire «essentiellement américain!»
A ces mots le Texas bondit: «Américains! s'écria-t-il, ne le sommes-nous pas autant que vous? Le Texas et la Floride n'ont-ils pas été incorporés tous les deux à l'Union en 1845?
—Sans doute, répondit le Times, mais nous appartenons aux Américains depuis 1820.
—Je le crois bien, répliqua la Tribune; après avoir été Espagnols ou Anglais pendant deux cents ans, on vous a vendus aux États-Unis pour cinq millions de dollars!
—Et qu'importe! répliquèrent les Floridiens, devons-nous en rougir? En 1803, n'a-t-on pas acheté la Louisiane à Napoléon au prix de seize millions de dollars[51]?
—C'est une honte! s'écrièrent alors les députés du Texas. Un misérable morceau de terre comme la Floride, oser se comparer au Texas, qui, au lieu de se vendre, s'est fait indépendant lui-même, qui a chassé les Mexicains le 2 mars 1836, qui s'est déclaré république fédérative après la victoire remportée par Samuel Houston aux bords du San-Jacinto sur les troupes de Santa-Anna! Un pays enfin qui s'est adjoint volontairement aux États-Unis d'Amérique!
—Parce qu'il avait peur des Mexicains!» répondit la Floride.
Peur! Du jour où ce mot, vraiment trop vif, fut prononcé, la position devint intolérable. On s'attendit à un égorgement des deux partis dans les rues de Baltimore. On fut obligé de garder les députés à vue.
Le président Barbicane ne savait où donner de la tête. Les notes, les documents, les lettres grosses de menaces pleuvaient dans sa maison. Quel parti devait-il prendre? Au point de vue de l'appropriation du sol, de la facilité des communications, de la rapidité des transports, les droits des deux États étaient véritablement égaux. Quant aux personnalités politiques, elles n'avaient que faire dans la question.
Or cette hésitation, cet embarras durait déjà depuis longtemps, quand Barbicane résolut d'en sortir; il réunit ses collègues, et la solution qu'il leur proposa fut profondément sage, comme on va le voir.
«En considérant bien, dit-il, ce qui vient de se passer entre la Floride et le Texas, il est évident que les mêmes difficultés se reproduiront entre les villes de l'État favorisé. La rivalité descendra du genre à l'espèce, de l'État à la Cité, et voilà tout. Or le Texas possède onze villes dans les conditions voulues, qui se disputeront l'honneur de l'entreprise et nous créeront de nouveaux ennuis, tandis que la Floride n'en a qu'une. Va donc pour la Floride et pour Tampa-Town!»
Cette décision, rendue publique, atterra les députés du Texas. Ils entrèrent dans une indescriptible fureur et adressèrent des provocations nominales aux divers membres du Gun-Club. Les magistrats de Baltimore n'eurent plus qu'un parti à prendre, et ils le prirent. On fit chauffer un train spécial, on y embarqua les Texiens bon gré mal gré, et ils quittèrent la ville avec une rapidité de trente milles à l'heure.
Mais, si vite qu'ils fussent emportés, ils eurent le temps de jeter un dernier et menaçant sarcasme à leurs adversaires.
Faisant allusion au peu de largeur de la Floride, simple presqu'île resserrée entre deux mers, ils prétendirent qu'elle ne résisterait pas à la secousse du tir et qu'elle sauterait au premier coup de canon.
«Eh bien! qu'elle saute!» répondirent les Floridiens avec un laconisme digne des temps antiques.
Les difficultés astronomiques, mécaniques, topographiques une fois résolues, vint la question d'argent. Il s'agissait de se procurer une somme énorme pour l'exécution du projet. Nul particulier, nul État même n'aurait pu disposer des millions nécessaires.
Le président Barbicane prit donc le parti, bien que l'entreprise fût américaine, d'en faire une affaire d'un intérêt universel et de demander à chaque peuple sa coopération financière. C'était à la fois le droit et le devoir de toute la Terre d'intervenir dans les affaires de son satellite. La souscription ouverte dans ce but s'étendit de Baltimore au monde entier, urbi et orbi.
Cette souscription devait réussir au-delà de toute espérance. Il s'agissait cependant de sommes à donner, non à prêter. L'opération était purement désintéressée dans le sens littéral du mot, et n'offrait aucune chance de bénéfice.
Mais l'effet de la communication Barbicane ne s'était pas arrêté aux frontières des États-Unis; il avait franchi l'Atlantique et le Pacifique, envahissant à la fois l'Asie et l'Europe, l'Afrique et l'Océanie. Les observatoires de l'Union se mirent en rapport immédiat avec les observatoires des pays étrangers; les uns, ceux de Paris, de Pétersbourg, du Cap, de Berlin, d'Altona, de Stockholm, de Varsovie, de Hambourg, de Bude, de Bologne, de Malte, de Lisbonne, de Benarès, de Madras, de Péking, firent parvenir leurs compliments au Gun-Club; les autres gardèrent une prudente expectative.
Quant à l'observatoire de Greenwich, approuvé par les vingt-deux autres établissements astronomiques de la Grande-Bretagne, il fut net; il nia hardiment la possibilité du succès, et se rangea aux théories du capitaine Nicholl. Aussi, tandis que diverses sociétés savantes promettaient d'envoyer des délégués à Tampa-Town, le bureau de Greenwich, réuni en séance, passa brutalement à l'ordre du jour sur la proposition Barbicane. C'était là de la belle et bonne jalousie anglaise. Pas autre chose.
En somme, l'effet fut excellent dans le monde scientifique, et de là il passa parmi les masses, qui, en général, se passionnèrent pour la question. Fait d'une haute importance, puisque ces masses allaient être appelées à souscrire un capital considérable.
Le président Barbicane, le 8 octobre, avait lancé un manifeste empreint d'enthousiasme, et dans lequel il faisait appel «à tous les hommes de bonne volonté sur la Terre.» Ce document, traduit en toutes langues, réussit beaucoup.
Les souscriptions furent ouvertes dans les principales villes de l'Union pour se centraliser à la banque de Baltimore, 9, Baltimore-street; puis on souscrivit dans les différents États des deux continents:
A Vienne, chez S.-M. de Rothschild;
A Pétersbourg, chez Stieglitz et Ce;
A Paris, au Crédit mobilier;
A Stockholm, chez Tottie et Arfuredson;
A Londres, chez N.-M. de Rothschild et fils;
A Turin, chez Ardouin et Ce;
A Berlin, chez Mendelsohn;
A Genève, chez Lombard, Odier et Ce;
A Constantinople, à la Banque Ottomane;
A Bruxelles, chez S. Lambert;
A Madrid, chez Daniel Weisweller;
A Amsterdam, au Crédit Néerlandais;
A Rome, chez Torlonia et Ce;
A Lisbonne, chez Lecesne;
A Copenhague, à la Banque privée;
A Buenos-Ayres, à la Banque Maua;
A Rio-de-Janeiro, même maison;
A Montevideo, même maison;
A Valparaiso, chez Thomas La Chambre et Ce;
A Mexico, chez Martin Daran et Ce;
A Lima, chez Thomas La Chambre et Ce.
Trois jours après le manifeste du président Barbicane, quatre millions de dollars[52] étaient versés dans les différentes villes de l'Union. Avec un pareil à-compte, le Gun-Club pouvait déjà marcher.
Mais, quelques jours plus tard, les dépêches apprenaient à l'Amérique que les souscriptions étrangères se couvraient avec un véritable empressement. Certains pays se distinguaient par leur générosité; d'autres se desserraient moins facilement. Affaire de tempérament.
Du reste, les chiffres sont plus éloquents que les paroles, et voici l'état officiel des sommes qui furent portées à l'actif du Gun-Club, après souscription close.
La Russie versa pour son contingent l'énorme somme de trois cent soixante-huit mille sept cent trente-trois roubles[53]. Pour s'en étonner, il faudrait méconnaître le goût scientifique des Russes et le progrès qu'ils impriment aux études astronomiques, grâce à leurs nombreux observatoires, dont le principal a coûté deux millions de roubles.
La France commença par rire de la prétention des Américains. La Lune servit de prétexte à mille calembours usés et à une vingtaine de vaudevilles, dans lesquels le mauvais goût le disputait à l'ignorance. Mais, de même que les Français payèrent jadis après avoir chanté, ils payèrent, cette fois, après avoir ri, et ils souscrivirent pour une somme de douze cent cinquante-trois mille neuf cent trente francs. A ce prix-là, ils avaient bien le droit de s'égayer un peu.
L'Autriche se montra suffisamment généreuse au milieu de ses tracas financiers. Sa part s'éleva dans la contribution publique à la somme de deux cent seize mille florins[54], qui furent les bienvenus.
Cinquante-deux mille rixdales[55], tel fut l'appoint de la Suède et de la Norwége. Le chiffre était considérable relativement au pays; mais il eût été certainement plus élevé, si la souscription avait eu lieu à Christiania en même temps qu'à Stockholm. Pour une raison ou pour une autre, les Norwégiens n'aiment pas à envoyer leur argent en Suède.
La Prusse, par un envoi de deux cent cinquante mille thalers[56], témoigna de sa haute approbation pour l'entreprise. Ses différents observatoires contribuèrent avec empressement pour une somme importante et furent les plus ardents à encourager le président Barbicane.
La Turquie se conduisit généreusement; mais elle était personnellement intéressée dans l'affaire; la Lune, en effet, règle le cours de ses années et son jeûne du Ramadan. Elle ne pouvait faire moins que de donner un million trois cent soixante-douze mille six cent quarante piastres[57], et elle les donna avec une ardeur qui dénonçait, cependant, une certaine pression du gouvernement de la Porte.
La Belgique se distingua entre tous les États de second ordre par un don de cinq cent treize mille francs, environ douze centimes par habitant.
La Hollande et ses colonies s'intéressèrent dans l'opération pour cent dix mille florins[58], demandant seulement qu'il leur fût fait une bonification de cinq pour cent d'escompte, puisqu'elles payaient comptant.
Le Danemark, un peu restreint dans son territoire, donna cependant neuf mille ducats fins[59], ce qui prouve l'amour des Danois pour les expéditions scientifiques.
La Confédération germanique s'engagea pour trente-quatre mille deux cent quatre-vingt-cinq florins[60]; on ne pouvait rien lui demander de plus; d'ailleurs elle n'eût pas donné davantage.
Quoique très-gênée, l'Italie trouva deux cent mille livres dans les poches de ses enfants, mais en les retournant bien. Si elle avait eu la Vénétie, elle aurait fait mieux; mais enfin elle n'avait pas la Vénétie.
Les États de l'Église ne crurent pas devoir envoyer moins de sept mille quarante écus romains[61], et le Portugal poussa son dévouement à la science jusqu'à trente mille cruzades[62].
Les souscriptions furent ouvertes (p. 69).
Image plus grandeQuant au Mexique, ce fut le denier de la veuve, quatre-vingt-six piastres fortes[63]; mais les empires qui se fondent sont toujours un peu gênés.
Deux cent cinquante-sept francs, tel fut l'apport modeste de la Suisse dans l'œuvre américaine. Il faut le dire franchement, la Suisse ne voyait point le côté pratique de l'opération; il ne lui semblait pas que l'action d'envoyer un boulet dans la Lune fût de nature à établir des relations d'affaires avec l'astre des nuits, et il lui paraissait peu prudent d'engager ses capitaux dans une entreprise aussi aléatoire. Après tout, la Suisse avait peut-être raison.
L'usine de Goldspring, près New-York (p. 74).
Image plus grandeQuant à l'Espagne, il lui fut impossible de réunir plus de cent dix réaux[64]. Elle donna pour prétexte qu'elle avait ses chemins de fer à terminer. La vérité est que la science n'est pas très-bien vue dans ce pays-là. Il est encore un peu arriéré. Et puis certains Espagnols, non des moins instruits, ne se rendaient pas un compte exact de la masse du projectile comparée à celle de la Lune; ils craignaient qu'il ne vînt à déranger son orbite, à la troubler dans son rôle de satellite et à provoquer sa chute à la surface du globe terrestre. Dans ce cas-là, il valait mieux s'abstenir. Ce qu'ils firent, à quelques réaux près.
Restait l'Angleterre. On connaît la méprisante antipathie avec laquelle elle accueillit la proposition Barbicane. Les Anglais n'ont qu'une seule et même âme pour les vingt-cinq millions d'habitants que renferme la Grande-Bretagne. Ils donnèrent à entendre que l'entreprise du Gun-Club était contraire «au principe de non-intervention,» et ils ne souscrivirent même pas pour un farthing.
A cette nouvelle, le Gun-Club se contenta de hausser les épaules et revint à sa grande affaire. Quand l'Amérique du Sud, c'est-à-dire le Pérou, le Chili, le Brésil, les provinces de la Plata, la Colombie, eurent pour leur quote-part versé entre ses mains la somme de trois cent mille dollars[65], il se trouva à la tête d'un capital considérable, dont voici le décompte:
Souscription des États-Unis | 4,000,000 | dollars. |
Souscriptions étrangères | 1,446,675 | — |
———— | ||
Total | 5,446,675 | dollars. |
C'était donc cinq millions quatre cent quarante-six mille six cent soixante-quinze dollars[66] que le public versait dans la caisse du Gun-Club.
Que personne ne soit surpris de l'importance de la somme. Les travaux de la fonte, du forage, de la maçonnerie, le transport des ouvriers, leur installation dans un pays presque inhabité, les constructions de fours et de bâtiments, l'outillage des usines, la poudre, le projectile, les faux frais, devaient, suivant les devis, l'absorber à peu près tout entière. Certains coups de canons de la guerre fédérale sont revenus à mille dollars; celui du président Barbicane, unique dans les fastes de l'artillerie, pouvait bien coûter cinq mille fois plus.
Le vingt octobre, un traité fut conclu avec l'usine de Goldspring, près New-York, qui, pendant la guerre, avait fourni à Parrott ses meilleurs canons de fonte.
Il fut stipulé, entre les parties contractantes, que l'usine de Goldspring s'engageait à transporter à Tampa-Town, dans la Floride méridionale, le matériel nécessaire pour la fonte de la Columbiad.
Cette opération devait être terminée, au plus tard, le 15 octobre prochain, et le canon livré en bon état, sous peine d'une indemnité de cent dollars[67] par jour jusqu'au moment où la Lune se présenterait dans les mêmes conditions, c'est-à-dire dans dix-huit ans et onze jours.
L'engagement des ouvriers, leur paye, les aménagements nécessaires incombaient à la compagnie du Goldspring.
Ce traité, fait double et de bonne foi, fut signé par I. Barbicane, président du Gun-Club, et J. Murphison, directeur de l'usine de Goldspring, qui approuvèrent l'écriture de part et d'autre.
Depuis le choix fait par les membres du Gun-Club au détriment du Texas, chacun en Amérique, où tout le monde sait lire, se fit un devoir d'étudier la géographie de la Floride. Jamais les libraires ne vendirent tant de Bartram's travel in Florida, de Roman's natural history of East and West Florida, de William's territory of Florida, de Cleland on the culture of the Sugar-Cane in East Florida. Il fallut imprimer de nouvelles éditions. C'était une fureur.
Barbicane avait mieux à faire qu'à lire; il voulait voir de ses propres yeux et marquer l'emplacement de la Columbiad. Aussi, sans perdre un instant, il mit à la disposition de l'observatoire de Cambridge les fonds nécessaires à la construction d'un télescope, et traita avec la maison Breadwill et Ce d'Albany, pour la confection du projectile en aluminium; puis il quitta Baltimore, accompagné de J.-T. Maston, du major Elphiston et du directeur de l'usine de Goldspring.
Le lendemain les quatre compagnons de route arrivaient à la Nouvelle-Orléans. Là ils s'embarquèrent immédiatement sur le Tampico, aviso de la marine fédérale, que le gouvernement mettait à leur disposition, et, les feux étant poussés, les rivages de la Louisiane disparurent bientôt à leurs yeux.
La traversée ne fut pas longue; deux jours après son départ, le Tampico, ayant franchi quatre cent quatre-vingts milles[68], eut connaissance de la côte floridienne. En approchant, Barbicane se vit en présence d'une terre basse, plate, d'un aspect assez infertile. Après avoir rangé une suite d'anses riches en huîtres et en homards, le Tampico donna dans la baie d'Espiritu-Santo.
Cette baie se divise en deux rades allongées, la rade de Tampa et la rade d'Hillisboro, dont le steamer franchit bientôt le goulet. Peu de temps après, le fort Brooke dessina ses batteries rasantes au-dessus des flots, et la ville de Tampa apparut, négligemment couchée au fond du petit port naturel formé par l'embouchure de la rivière Hillisboro.
Ce fut là que le Tampico mouilla, le 22 octobre, à sept heures du soir; les quatre passagers débarquèrent immédiatement.
Barbicane sentit son cœur battre avec violence lorsqu'il foula le sol floridien; il semblait le tâter du pied, comme fait un architecte d'une maison dont il éprouve la solidité. J.-T. Maston grattait la terre du bout de son crochet.
«Messieurs, dit alors Barbicane, nous n'avons pas de temps à perdre, et dès demain nous monterons à cheval pour reconnaître le pays.»
Au moment où Barbicane avait atterri, les trois mille habitants de Tampa-Town s'étaient portés à sa rencontre, honneur bien dû au président du Gun-Club qui les avait favorisés de son choix. Ils le reçurent au milieu d'acclamations formidables; mais Barbicane se déroba à toute ovation, gagna une chambre de l'hôtel Franklin et ne voulut recevoir personne. Le métier d'homme célèbre ne lui allait décidément pas.
Le lendemain, 23 octobre, de petits chevaux de race espagnole, pleins de vigueur et de feu, piaffaient sous ses fenêtres. Mais, au lieu de quatre, il y en avait cinquante, avec leurs cavaliers. Barbicane descendit, accompagné de ses trois compagnons, et s'étonna tout d'abord de se trouver au milieu d'une pareille cavalcade. Il remarqua en outre que chaque cavalier portait une carabine en bandoulière et des pistolets dans ses fontes. La raison d'un tel déploiement de forces lui fut aussitôt donnée par un jeune Floridien, qui lui dit:
«Monsieur, il y a les Séminoles.
—Quels Séminoles?
—Des sauvages qui courent les prairies, et il nous a paru prudent de vous faire escorte.
—Peuh! fit J.-T. Maston en escaladant sa monture.
—Enfin, reprit le Floridien, c'est plus sûr.
—Messieurs, répondit Barbicane, je vous remercie de votre attention, et maintenant en route!»
La petite troupe s'ébranla aussitôt et disparut dans un nuage de poussière. Il était cinq heures du matin; le soleil resplendissait déjà et le thermomètre marquait 84°[69]; mais de fraîches brises de mer modéraient cette excessive température.
Barbicane, en quittant Tampa-Town, descendit vers le sud et suivit la côte, de manière à gagner le creek[70] d'Alifia. Cette petite rivière se jette dans la baie Hillisboro, à douze milles au-dessous de Tampa-Town. Barbicane et son escorte côtoyèrent sa rive droite en remontant vers l'est. Bientôt les flots de la baie disparurent derrière un pli de terrain, et la campagne floridienne s'offrit seule aux regards.
La Floride se divise en deux parties: l'une au nord, plus populeuse, moins abandonnée, a Tallahassee pour capitale et Pensacola, l'un des principaux arsenaux maritimes des États-Unis; l'autre, pressée entre l'Amérique et le golfe du Mexique, qui l'étreignent de leurs eaux, n'est qu'une mince presqu'île rongée par le courant du Gulf-Stream, pointe de terre perdue au milieu d'un petit archipel, et que doublent incessamment les nombreux navires du canal de Bahama. C'est la sentinelle avancée du golfe des grandes tempêtes. La superficie de cet État est de trente-huit millions trente-trois mille deux cent soixante-sept acres[71], parmi lesquels il fallait en choisir un situé en deçà du vingt-huitième parallèle et convenable à l'entreprise; aussi Barbicane, en chevauchant, examinait attentivement la configuration du sol et sa distribution particulière.
La Floride, découverte par Juan Ponce de Léon, en 1512, le jour des Rameaux, fut d'abord nommée Pâques-Fleuries. Elle méritait peu cette appellation charmante sur ses côtes arides et brûlées. Mais, à quelques milles du rivage, la nature du terrain changea peu à peu, et le pays se montra digne de son nom; le sol était entrecoupé d'un réseau de creeks, de rios, de cours d'eau, d'étangs, de petits lacs; on se serait cru dans la Hollande ou la Guyane; mais la campagne s'éleva sensiblement et montra bientôt ses plaines cultivées, où réussissaient toutes les productions végétales du nord et du midi, ses champs immenses dont le soleil des tropiques et les eaux conservées dans l'argile du sol faisaient tous les frais de culture, puis enfin ses prairies d'ananas, d'ignames, de tabac, de riz, de coton et de cannes à sucre, qui s'étendaient à perte de vue, en étalant leurs richesses avec une insouciante prodigalité.
Barbicane parut très-satisfait de constater l'élévation progressive du terrain, et, lorsque J.-T. Maston l'interrogea à ce sujet:
«Mon digne ami, lui répondit-il, nous avons un intérêt de premier ordre à couler notre Columbiad dans les hautes terres.
—Pour être plus près de la Lune? s'écria le secrétaire du Gun-Club.
—Non! répondit Barbicane en souriant. Qu'importent quelques toises de plus ou de moins? Non, mais au milieu de terrains élevés, nos travaux marcheront plus facilement; nous n'aurons pas à lutter avec les eaux, ce qui nous évitera des tubages longs et coûteux, et c'est à considérer, lorsqu'il s'agit de forer un puits de neuf cents pieds de profondeur.
—Vous avez raison, dit alors l'ingénieur Murchison, il faut, autant que possible, éviter les cours d'eau pendant le forage; mais si nous rencontrons des sources, qu'à cela ne tienne, nous les épuiserons avec nos machines, ou nous les détournerons. Il ne s'agit pas ici d'un puits artésien[72], étroit et obscur, où le taraud, la douille, la sonde, en un mot tous les outils du foreur, travaillent en aveugles. Non. Nous opérerons à ciel ouvert, au grand jour, la pioche ou le pic à la main, et la mine aidant, nous irons rapidement en besogne.
—Cependant, reprit Barbicane, si par l'élévation du sol ou sa nature nous pouvons éviter une lutte avec les eaux souterraines, le travail en sera plus rapide et plus parfait; cherchons donc à ouvrir notre tranchée dans un terrain situé à quelques centaines de toises au-dessus du niveau de la mer.
—Vous avez raison, monsieur Barbicane, et, si je ne me trompe, nous trouverons avant peu un emplacement convenable.
—Ah! je voudrais être au premier coup de pioche, dit le président.
—Et moi au dernier! s'écria J.-T. Maston.
—Nous y arriverons, Messieurs, répondit l'ingénieur, et, croyez-moi, la compagnie du Goldspring n'aura pas à vous payer d'indemnité de retard.
—Par sainte Barbe! vous aurez raison! répliqua J.-T. Maston; cent dollars par jour jusqu'à ce que la Lune se représente dans les mêmes conditions, c'est-à-dire pendant dix-huit ans et onze jours, savez-vous bien que cela ferait six cent cinquante-huit mille cent dollars[73]?
—Non, Monsieur, nous ne le savons pas, répondit l'ingénieur, et nous n'aurons pas besoin de l'apprendre.»
Vers dix heures du matin, la petite troupe avait franchi une douzaine de milles; aux campagnes fertiles succédait alors la région des forêts. Là, croissaient les essences les plus variées avec une profusion tropicale. Ces forêts presque impénétrables étaient faites de grenadiers, d'orangers, de citronniers, de figuiers, d'oliviers, d'abricotiers, de bananiers, de grands ceps de vigne, dont les fruits et les fleurs rivalisaient de couleurs et de parfums. A l'ombre odorante de ces arbres magnifiques chantait et volait tout un monde d'oiseaux aux brillantes couleurs, au milieu desquels on distinguait plus particulièrement des crabiers, dont le nid devait être un écrin, pour être digne de ces bijoux emplumés.
J.-T. Maston et le major ne pouvaient se trouver en présence de cette opulente nature sans en admirer les splendides beautés.
Mais le président Barbicane, peu sensible à ces merveilles, avait hâte d'aller en avant; ce pays si fertile lui déplaisait par sa fertilité même; sans être autrement hydroscope, il sentait l'eau sous ses pas et cherchait, mais en vain, les signes d'une incontestable aridité.
Cependant on avançait; il fallut passer à gué plusieurs rivières, et non sans quelque danger, car elles étaient infestées de caïmans longs de quinze à dix-huit pieds. J.-T. Maston les menaça hardiment de son redoutable crochet, mais il ne parvint à effrayer que les pélicans, les sarcelles, les phaétons, sauvages habitants de ces rives, tandis que de grands flamants rouges le regardaient d'un air stupide.
Enfin ces hôtes des pays humides disparurent à leur tour; les arbres moins gros s'éparpillèrent dans les bois moins épais; quelques groupes isolés se détachèrent au milieu de plaines infinies où passaient des troupeaux de daims effarouchés.
«Enfin! s'écria Barbicane en se dressant sur ses étriers, voici la région des pins!
—Et celle des sauvages,» répondit le major.
En effet, quelques Séminoles apparaissaient à l'horizon; ils s'agitaient, ils couraient de l'un à l'autre sur leurs chevaux rapides, brandissant de longues lances ou déchargeant leurs fusils à détonation sourde; d'ailleurs ils se bornèrent à ces démonstrations hostiles, sans inquiéter Barbicane et ses compagnons.
Ceux-ci occupaient alors le milieu d'une plaine rocailleuse, vaste espace découvert d'une étendue de plusieurs acres, que le soleil inondait de rayons brûlants. Elle était formée par une large extumescence du terrain, qui semblait offrir aux membres du Gun-Club toutes les conditions requises pour l'établissement de leur Columbiad.
«Halte! dit Barbicane en s'arrêtant. Cet endroit a-t-il un nom dans le pays?
—Il s'appelle Stone's-Hill[74],» répondit un des Floridiens.
Barbicane, sans mot dire, mit pied à terre, prit ses instruments et commença à relever sa position avec une extrême précision; la petite troupe, rangée autour de lui, l'examinait en gardant un profond silence.
Tampa-Town, avant l'opération (p. 76).
Image plus grandeEn ce moment le soleil passait au méridien. Barbicane, après quelques instants, chiffra rapidement le résultat de ses observations et dit:
«Cet emplacement est situé à trois cents toises au-dessus du niveau de la mer par 27° 7′ de latitude et 5° 7′ de longitude ouest[75]; il me paraît offrir par sa nature aride et rocailleuse toutes les conditions favorables à l'expérience; c'est donc dans cette plaine que s'élèveront nos magasins, nos ateliers, nos fourneaux, les huttes de nos ouvriers, et c'est d'ici, d'ici même, répéta-t-il en frappant du pied le sommet de Stone's-Hill, que notre projectile s'envolera vers les espaces du monde solaire!»