Le Directeur de l'Observatoire de Cambridge au Président du Gun-Club, à Baltimore.

Cambridge, 7 octobre.

«Au reçu de votre honorée du 6 courant, adressée à l'Observatoire de Cambridge au nom des membres du Gun-Club de Baltimore, notre bureau s'est immédiatement réuni, et il a jugé à propos[25] de répondre comme suit:

«Les questions qui lui ont été posées sont celles-ci:

«1o Est-il possible d'envoyer un projectile dans la Lune?

«2o Quelle est la distance exacte qui sépare la Terre de son satellite?

«3o Quelle sera la durée du trajet du projectile auquel aura été imprimée une vitesse initiale suffisante, et par conséquent, à quel moment devra-t-on le lancer pour qu'il rencontre la Lune en un point déterminé?

«4o A quel moment précis la Lune se présentera-t-elle dans la position la plus favorable pour être atteinte par le projectile?

«5o Quel point du ciel devra-t-on viser avec le canon destiné à lancer le projectile?

«6o Quelle place la Lune occupera-t-elle dans le ciel au moment où partira le projectile?

«Sur la première question:—Est-il possible d'envoyer un projectile dans la Lune?

«Oui, il est possible d'envoyer un projectile dans la Lune, si l'on parvient à animer ce projectile d'une vitesse initiale de douze mille yards par seconde. Le calcul démontre que cette vitesse est suffisante. A mesure que l'on s'éloigne de la Terre, l'action de la pesanteur diminue en raison inverse du carré des distances, c'est-à-dire que, pour une distance trois fois plus grande, cette action est neuf fois moins forte. En conséquence, la pesanteur du boulet décroîtra rapidement, et finira par s'annuler complétement au moment où l'attraction de la Lune fera équilibre à celle de la Terre, c'est-à-dire aux quarante-sept cinquante-deuxièmes du trajet. En ce moment le projectile ne pèsera plus, et, s'il franchit ce point, il tombera sur la Lune par l'effet seul de l'attraction lunaire. La possibilité théorique de l'expérience est donc absolument démontrée; quant à sa réussite, elle dépend uniquement de la puissance de l'engin employé.

«Sur la deuxième question:—Quelle est la distance exacte qui sépare la Terre de son satellite?

«La Lune ne décrit pas autour de la Terre une circonférence, mais bien une ellipse dont notre globe occupe l'un des foyers; de là cette conséquence que la Lune se trouve tantôt plus rapprochée de la Terre, et tantôt plus éloignée ou, en termes astronomiques, tantôt dans son apogée, tantôt dans son périgée. Or, la différence entre sa plus grande et sa plus petite distance est assez considérable, dans l'espèce, pour qu'on ne doive pas la négliger. En effet, dans son apogée, la Lune est à deux cent quarante-sept mille cinq cent cinquante-deux milles (—99,640 lieues de 4 kilomètres), et dans son périgée à deux cent dix-huit mille six cent cinquante-sept milles seulement (—88,010 lieues), ce qui fait une différence de vingt-huit mille huit cent quatre-vingt-quinze milles (—11,630 lieues), ou plus du neuvième du parcours. C'est donc la distance périgéenne de la Lune qui doit servir de base aux calculs.

«Sur la troisième question:—Quelle sera la durée du trajet du projectile auquel aura été imprimée une vitesse initiale suffisante, et, par conséquent, à quel moment devra-t-on le lancer pour qu'il rencontre la Lune en un point déterminé?

«Si le boulet conservait indéfiniment la vitesse initiale de douze mille yards par seconde qui lui aura été imprimée à son départ, il ne mettrait que neuf heures environ à se rendre à sa destination; mais comme cette vitesse initiale ira continuellement en décroissant, il se trouve, tout calcul fait, que le projectile emploiera trois cent mille secondes, soit quatre-vingt-trois heures et vingt minutes pour atteindre le point où les attractions terrestre et lunaire se font équilibre, et de ce point il tombera sur la Lune en cinquante mille secondes, ou treize heures cinquante-trois minutes et vingt secondes. Il conviendra donc de le lancer quatre-vingt-dix-sept heures treize minutes et vingt secondes avant l'arrivée de la Lune au point visé.

«Sur la quatrième question:—A quel moment précis la Lune se présentera-t-elle dans la position la plus favorable pour être atteinte par le projectile?

«D'après ce qui vient d'être dit ci-dessus, il faut d'abord choisir l'époque où la Lune sera dans son périgée, et en même temps le moment où elle passera au zénith, ce qui diminuera encore le parcours d'une distance égale au rayon terrestre, soit trois mille neuf cent dix-neuf milles; de telle sorte que le trajet définitif sera de deux cent quatorze mille neuf cent soixante-seize milles (—86,410, lieues). Mais, si chaque mois la Lune passe à son périgée, elle ne se trouve pas toujours au zénith à ce moment. Elle ne se présente dans ces deux conditions qu'à de longs intervalles. Il faudra donc attendre la coïncidence du passage au périgée et au zénith. Or, par une heureuse circonstance, le 4 décembre de l'année prochaine, la Lune offrira ces deux conditions: à minuit, elle sera dans son périgée, c'est-à-dire à sa plus courte distance de la Terre, et elle passera en même temps au zénith.

«Sur la cinquième question:—Quel point du ciel devra-t-on viser avec le canon destiné à lancer le projectile?

«Les observations précédentes étant admises, le canon devra être braqué sur le zénith[26] du lieu; de la sorte, le tir sera perpendiculaire au plan de l'horizon, et le projectile se dérobera plus rapidement aux effets de l'attraction terrestre. Mais, pour que la Lune monte au zénith d'un lieu, il faut que ce lieu ne soit pas plus haut en latitude que la déclinaison de cet astre, autrement dit, qu'il soit compris entre 0° et 28° de latitude nord ou sud[27]. En tout autre endroit, le tir devrait être nécessairement oblique, ce qui nuirait à la réussite de l'expérience.

«Sur la sixième question:—Quelle place la Lune occupera-t-elle dans le ciel au moment où partira le projectile?

«Au moment où le projectile sera lancé dans l'espace, la Lune, qui avance chaque jour de treize degrés dix minutes et trente-cinq secondes, devra se trouver éloignée du point zénithal de quatre fois ce nombre, soit cinquante-deux degrés quarante-deux minutes et vingt secondes, espace qui correspond au chemin qu'elle fera pendant la durée du parcours du projectile. Mais comme il faut également tenir compte de la déviation que fera éprouver au boulet le mouvement de rotation de la terre, et comme le boulet n'arrivera à la Lune qu'après avoir dévié d'une distance égale à seize rayons terrestres, qui, comptés sur l'orbite de la Lune, font environ onze degrés, on doit ajouter ces onze degrés à ceux qui expriment le retard de la Lune déjà mentionné, soit soixante-quatre degrés en chiffres ronds. Ainsi donc, au moment du tir, le rayon visuel mené à la Lune fera avec la verticale du lieu un angle de soixante-quatre degrés.

«Telles sont les réponses aux questions posées à l'Observatoire de Cambridge par les membres du Gun-Club.

«En résumé:

«1o Le canon devra être établi dans un pays situé entre 0° et 28° de latitude nord ou sud.

«2o Il devra être braqué sur le zénith du lieu.

«3o Le projectile devra être animé d'une vitesse initiale de douze mille yards par seconde.

«4o Il devra être lancé le 1er décembre de l'année prochaine, à onze heures, moins treize minutes et vingt secondes.

«5o Il rencontrera la Lune quatre jours après son départ, le 4 décembre à minuit précis, au moment où elle passera au zénith.

«Les membres du Gun-Club doivent donc commencer sans retard les travaux nécessités par une pareille entreprise et être prêts à opérer au moment déterminé, car, s'ils laissaient passer cette date du 4 décembre, ils ne retrouveraient la Lune dans les mêmes conditions de périgée et de zénith que dix-huit ans et onze jours après.

«Le bureau de l'Observatoire de Cambridge se met entièrement à leur disposition pour les questions d'astronomie théorique, et il joint par la présente ses félicitations à celles de l'Amérique tout entière.

«Pour le bureau:

J.-M. Belfast,

«Directeur de l'Observatoire de Cambridge.»


L'Observatoire de Cambridge. (p. 20).

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CHAPITRE V

LE ROMAN DE LA LUNE.

Un observateur doué d'une vue infiniment pénétrante, et placé à ce centre inconnu autour duquel gravite le monde, aurait vu des myriades d'atomes remplir l'espace à l'époque chaotique de l'univers. Mais peu à peu avec les siècles, un changement se produisit; une loi d'attraction se manifesta, à laquelle obéirent les atomes errants jusqu'alors; ces atomes se combinèrent chimiquement suivant leurs affinités, se firent molécules et formèrent ces amas nébuleux dont sont parsemées les profondeurs du ciel.

Les mouvements de translation de la Lune (p. 27).

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Ces amas furent aussitôt animés d'un mouvement de rotation autour de leur point central. Ce centre, formé de molécules vagues, se prit à tourner sur lui-même en se condensant progressivement; d'ailleurs, suivant des lois immuables de la mécanique, à mesure que son volume diminuait par la condensation, son mouvement de rotation s'accélérait, et ces deux effets persistant, il en résulta une étoile principale, centre de l'amas nébuleux.

En regardant attentivement, l'observateur eût alors vu les autres molécules de l'amas se comporter comme l'étoile centrale, se condenser à sa façon par un mouvement de rotation progressivement accéléré, et graviter autour d'elle sous forme d'étoiles innombrables. La nébuleuse, dont les astronomes comptent près de cinq mille actuellement, était formée.

Parmi ces cinq mille nébuleuses, il en est une que les hommes ont nommée la Voie lactée[28], et qui renferme dix-huit millions d'étoiles, dont chacune est devenue le centre d'un monde solaire.

Si l'observateur eût alors spécialement examiné entre ces dix-huit millions d'astres l'un des plus modestes et des moins brillants[29], une étoile de quatrième ordre, celle qui s'appelle orgueilleusement le Soleil, tous les phénomènes auxquels est due la formation de l'univers se seraient successivement accomplis à ses yeux.

En effet, ce Soleil, encore à l'état gazeux et composé de molécules mobiles, il l'eût aperçu tournant sur son axe pour achever son travail de concentration. Ce mouvement, fidèle aux lois de la mécanique, se fût accéléré avec la diminution de volume, et un moment serait arrivé où la force centrifuge l'aurait emporté sur la force centripète, qui tend à repousser les molécules vers le centre.

Alors un autre phénomène se serait passé devant les yeux de l'observateur, et les molécules situées dans le plan de l'équateur, s'échappant comme la pierre d'une fronde dont la corde vient à se briser subitement, auraient été former autour du Soleil plusieurs anneaux concentriques semblables à celui de Saturne. A leur tour, ces anneaux de matière cosmique, pris d'un mouvement de rotation autour de la masse centrale, se seraient brisés et décomposés en nébulosités secondaires, c'est-à-dire en planètes.

Si l'observateur eût alors concentré toute son attention sur ces planètes, il les aurait vu se comporter exactement comme le Soleil et donner naissance à un ou plusieurs anneaux cosmiques, origines de ces astres d'ordre inférieur qu'on appelle satellites.

Ainsi donc, en remontant de l'atome à la molécule, de la molécule à l'amas nébuleux, de l'amas nébuleux à la nébuleuse, de la nébuleuse à l'étoile principale, de l'étoile principale au Soleil, du Soleil à la planète, et de la planète au satellite, on a toute la série des transformations subies par les corps célestes depuis les premiers jours du monde.

Le Soleil semble perdu dans les immensités du monde stellaire, et cependant il est rattaché, par les théories actuelles de la science, à la nébuleuse de la Voie lactée. Centre d'un monde, et si petit qu'il paraisse au milieu des régions éthérées, il est cependant énorme, car sa grosseur est quatorze cent mille fois celle de la Terre. Autour de lui gravitent huit planètes, sorties de ses entrailles mêmes aux premiers temps de la création. Ce sont, en allant du plus proche de ces astres au plus éloigné, Mercure, Vénus, la Terre, Mars, Jupiter, Saturne, Uranus et Neptune. De plus, entre Mars et Jupiter circulent régulièrement d'autres corps moins considérables, peut-être les débris errants d'un astre brisé en plusieurs milliers de morceaux, dont le télescope a reconnu quatre-vingt-dix-sept jusqu'à ce jour[30].

De ces serviteurs que le Soleil maintient dans leur orbite elliptique par la grande loi de la gravitation, quelques-uns possèdent à leur tour des satellites. Uranus en a huit, Saturne huit, Jupiter quatre, Neptune trois peut-être, la Terre un; ce dernier, l'un des moins importants du monde solaire, s'appelle la Lune, et c'est lui que le génie audacieux des Américains prétendait conquérir.

L'astre des nuits, par sa proximité relative et le spectacle rapidement renouvelé de ses phases diverses, a tout d'abord partagé avec le Soleil l'attention des habitants de la Terre; mais le Soleil est fatigant au regard, et les splendeurs de sa lumière obligent ses contemplateurs à baisser les yeux.

La blonde Phœbé, plus humaine au contraire, se laisse complaisamment voir dans sa grâce modeste; elle est douce à l'œil, peu ambitieuse, et cependant, elle se permet parfois d'éclipser son frère, le radieux Apollon, sans jamais être éclipsée par lui. Les mahométans ont compris la reconnaissance qu'ils devaient à cette fidèle amie de la Terre, et ils ont réglé leurs mois sur sa révolution[31].

Les premiers peuples vouèrent un culte particulier à cette chaste déesse. Les Égyptiens l'appelaient Isis, les Phéniciens la nommaient Astarté; les Grecs l'adorèrent sous le nom de Phœbé, fille de Latone et de Jupiter, et ils expliquaient ses éclipses par les visites mystérieuses de Diane au bel Endymion. A en croire la légende mythologique, le lion de Némée parcourut les campagnes de la Lune avant son apparition sur la Terre, et le poëte Agésianax, cité par Plutarque, célébra dans ses vers ces doux yeux, ce nez charmant et cette bouche aimable, formés par les parties lumineuses de l'adorable Séléné.

Mais si les anciens comprirent bien le caractère, le tempérament, en un mot, les qualités morales de la Lune au point de vue mythologique, les plus savants d'entre eux demeurèrent fort ignorants en sélénographie.

Cependant, plusieurs astronomes des époques reculées découvrirent certaines particularités confirmées aujourd'hui par la science. Si les Arcadiens prétendirent avoir habité la Terre à une époque où la Lune n'existait pas encore, si Simplicius la crut immobile et attachée à la voûte de cristal, si Tatius la regarda comme un fragment détaché du disque solaire, si Cléarque, le disciple d'Aristote, en fit un miroir poli sur lequel se réfléchissaient les images de l'Océan, si d'autres enfin ne virent en elle qu'un amas de vapeurs exhalées par la Terre, ou un globe moitié feu, moitié glace, qui tournait sur lui-même, quelques savants, au moyen d'observations sagaces, à défaut d'instruments d'optique, soupçonnèrent la plupart des lois qui régissent l'astre des nuits.

Ainsi Thalès de Milet, 460 ans avant J.-C., émit l'opinion que la Lune était éclairée par le Soleil. Aristarque de Samos donna la véritable explication de ses phases. Cléomène enseigna qu'elle brillait d'une lumière réfléchie. Le Chaldéen Bérose découvrit que la durée de son mouvement de rotation était égale à celle de son mouvement de révolution, et il expliqua de la sorte le fait que la Lune présente toujours la même face. Enfin Hipparque, deux siècles avant l'ère chrétienne, reconnut quelques inégalités dans les mouvements apparents du satellite de la Terre.

Ces diverses observations se confirmèrent par la suite et profitèrent aux nouveaux astronomes. Ptolémée, au deuxième siècle, l'Arabe Aboul-Wéfa, au dixième, complétèrent les remarques d'Hipparque sur les inégalités que subit la Lune en suivant la ligne ondulée de son orbite sous l'action du Soleil. Puis Copernic[32], au quinzième siècle, et Tycho Brahé, au seizième, exposèrent complétement le système du monde et le rôle que joue la Lune dans l'ensemble des corps célestes.

A cette époque, ses mouvements étaient à peu près déterminés; mais de sa constitution physique on savait peu de chose. Ce fut alors que Galilée expliqua les phénomènes de lumière produits dans certaines phases par l'existence de montagnes auxquelles il donna une hauteur moyenne de quatre mille cinq cents toises.

Après lui, Hévelius, un astronome de Dantzig, rabaissa les plus hautes altitudes à deux mille six cents toises; mais son confrère Riccioli les reporta à sept mille.

Herschell, à la fin du dix-huitième siècle, armé d'un puissant télescope, réduisit singulièrement les mesures précédentes. Il donna dix-neuf cents toises aux montagnes les plus élevées, et ramena la moyenne des différentes hauteurs à quatre cents toises seulement. Mais Herschell se trompait encore, et il fallut les observations de Shrœter, Louville, Halley, Nasmyth, Bianchini, Pastorf, Lohrman, Gruithuysen, et surtout les patientes études de MM. Beer et Mœdeler, pour résoudre définitivement la question. Grâce à ces savants, l'élévation des montagnes de la Lune est parfaitement connue aujourd'hui. MM. Beer et Mœdeler ont mesuré dix-neuf cent cinq hauteurs, dont six sont au-dessus de deux mille six cents toises, et vingt-deux au-dessus de deux mille quatre cents[33]. Leur plus haut sommet domine de trois mille huit cent et une toises la surface du disque lunaire.

En même temps, la reconnaissance de la Lune se complétait; cet astre apparaissait criblé de cratères, et sa nature essentiellement volcanique s'affirmait à chaque observation. Du défaut de réfraction dans les rayons des planètes occultées par elle on conclut que l'atmosphère devait presque absolument lui manquer. Cette absence d'air entraînait l'absence d'eau. Il devenait donc manifeste que les Sélénites, pour vivre dans ces conditions, devaient avoir une organisation spéciale et différer singulièrement des habitants de la Terre.

Enfin, grâce aux méthodes nouvelles, les instruments plus perfectionnés fouillèrent la Lune sans relâche, ne laissant pas un point de sa face inexploré, et cependant son diamètre mesure deux mille cent cinquante milles[34], sa surface est la treizième partie de la surface du globe[35], son volume la quarante-neuvième partie du volume du sphéroïde terrestre; mais aucun de ses secrets ne pouvait échapper à l'œil des astronomes, et ces habiles savants portèrent plus loin encore leurs prodigieuses observations.

Ainsi ils remarquèrent que, pendant la pleine Lune, le disque apparaissait dans certaines parties rayé de lignes blanches, et pendant les phases, rayé de lignes noires. En étudiant avec une plus grande précision, ils parvinrent à se rendre un compte exact de la nature de ces lignes. C'étaient des sillons longs et étroits, creusés entre des bords parallèles, aboutissant généralement aux contours des cratères; ils avaient une longueur comprise entre dix et cent milles et une largeur de huit cents toises. Les astronomes les appelèrent des rainures, mais tout ce qu'ils surent faire, ce fut de les nommer ainsi. Quant à la question de savoir si ces rainures étaient des lits desséchés d'anciennes rivières ou non, ils ne purent la résoudre d'une manière complète. Aussi les Américains espéraient bien déterminer, un jour ou l'autre, ce fait géologique. Ils se réservaient également de reconnaître cette série de remparts parallèles découverts à la surface de la Lune par Gruithuysen, savant professeur de Munich, qui les considéra comme un système de fortifications élevées par les ingénieurs sélénites. Ces deux points, encore obscurs, et bien d'autres sans doute, ne pouvaient être définitivement réglés qu'après une communication directe avec la Lune.

Quant à l'intensité de sa lumière, il n'y avait plus rien à apprendre à cet égard; on savait qu'elle est trois cent mille fois plus faible que celle du Soleil, et que sa chaleur n'a pas d'action appréciable sur les thermomètres; quant au phénomène connu sous le nom de lumière cendrée, il s'explique naturellement par l'effet des rayons du Soleil renvoyés de la Terre à la Lune, et qui semblent compléter le disque lunaire, lorsque celui-ci se présente sous la forme d'un croissant dans ses première et dernière phases.

Tel était l'état des connaissances acquises sur le satellite de la Terre, que le Gun-Club se proposait de compléter à tous les points de vue, cosmographiques, géologiques, politiques et moraux.


CHAPITRE VI

CE QU'IL N'EST PAS POSSIBLE D'IGNORER ET CE QU'IL N'EST PLUS PERMIS DE CROIRE DANS LES ÉTATS-UNIS.

La proposition Barbicane avait eu pour résultat immédiat de remettre à l'ordre du jour tous les faits astronomiques relatifs à l'astre des nuits. Chacun se mit à l'étudier assidûment. Il semblait que la Lune apparût pour la première fois sur l'horizon et que personne ne l'eût encore entrevue dans les cieux. Elle devint à la mode; elle fut la lionne du jour sans en paraître moins modeste, et prit rang parmi les «étoiles» sans en montrer plus de fierté. Les journaux ravivèrent les vieilles anecdotes dans lesquelles ce «Soleil des loups» jouait un rôle; ils rappelèrent les influences que lui prêtait l'ignorance des premiers âges; ils le chantèrent sur tous les tons; un peu plus, ils eussent cité de ses bons mots; l'Amérique entière fut prise de sélénomanie.

De leur côté, les revues scientifiques traitèrent plus spécialement les questions qui touchaient à l'entreprise du Gun-Club; la lettre de l'Observatoire de Cambridge fut publiée par eux, commentée et approuvée sans réserve.

Bref, il ne fut plus permis, même au moins lettré des Yankees, d'ignorer un seul des faits relatifs à son satellite, ni à la plus bornée des vieilles mistress d'admettre encore de superstitieuses erreurs à son endroit. La science leur arrivait sous toutes les formes; elle les pénétrait par les yeux et les oreilles; impossible d'être un âne... en astronomie.

Jusqu'alors, bien des gens ignoraient comment on avait pu calculer la distance qui sépare la Lune de la Terre. On profita de la circonstance pour leur apprendre que cette distance s'obtenait par la mesure de la parallaxe de la Lune. Si le mot parallaxe semblait les étonner, on leur disait que c'était l'angle formé par deux lignes droites menées de chaque extrémité du rayon terrestre jusqu'à la Lune. Doutaient-ils de la perfection de cette méthode, on leur prouvait immédiatement que, non-seulement cette distance moyenne était bien de deux cent trente-quatre mille trois cent quarante-sept milles (—94,330 lieues), mais encore que les astronomes ne se trompaient pas de soixante-dix milles (—30 lieues).

A ceux qui n'étaient pas familiarisés avec les mouvements de la Lune, les journaux démontraient quotidiennement qu'elle possède deux mouvements distincts, le premier dit de rotation sur un axe, le second dit de révolution autour de la Terre, s'accomplissant tous les deux dans un temps égal, soit vingt-sept jours et un tiers[36].

Le mouvement de rotation est celui qui crée le jour et la nuit à la surface de la Lune; seulement il n'y a qu'un jour, il n'y a qu'une nuit par mois lunaire, et ils durent chacun trois cent cinquante-quatre heures et un tiers. Mais, heureusement pour elle, la face tournée vers le globe terrestre est éclairée par lui avec une intensité égale à la lumière de quatorze Lunes. Quant à l'autre face, toujours invisible, elle a naturellement trois cent cinquante-quatre heures d'une nuit absolue, tempérée seulement par cette «pâle clarté qui tombe des étoiles.» Ce phénomène est uniquement dû à cette particularité que les mouvements de rotation et de révolution s'accomplissent dans un temps rigoureusement égal, phénomène commun, suivant Cassini et Herschell, aux satellites de Jupiter, et très-probablement à tous les autres satellites.

Quelques esprits bien disposés, mais un peu rétifs, ne comprenaient pas tout d'abord que, si la Lune montrait invariablement la même face à la Terre pendant sa révolution, c'est que, dans le même laps de temps, elle faisait un tour sur elle-même. A ceux-là on disait:—«Allez dans votre salle à manger, et tournez autour de la table de manière à toujours en regarder le centre; quand votre promenade circulaire sera achevée, vous aurez fait un tour sur vous-même, puisque votre œil aura parcouru successivement tous les points de la salle. Eh bien! la salle, c'est le Ciel, la table, c'est la Terre, et la Lune, c'est vous!»—Et ils s'en allaient enchantés de la comparaison.

Vue de la Lune (p. 29).

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Ainsi donc, la Lune montre sans cesse la même face à la Terre; cependant, pour être exact, il faut ajouter que, par suite d'un certain balancement du nord au sud et de l'ouest à l'est appelé «libration,» elle laisse apercevoir un peu plus de la moitié de son disque, soit les cinquante-sept centièmes environ.

Barbicane prit la parole (p. 36).

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Lorsque les ignorants en savaient autant que le directeur de l'Observatoire de Cambridge sur le mouvement de rotation de la Lune, ils s'inquiétaient beaucoup de son mouvement de révolution autour de la Terre, et vingt revues scientifiques avaient vite fait de les instruire. Ils apprenaient alors que le firmament, avec son infinité d'étoiles, peut être considéré comme un vaste cadran sur lequel la Lune se promène en indiquant l'heure vraie à tous les habitants de la Terre; que c'est dans ce mouvement que l'astre des nuits présente ses différentes phases; que la Lune est pleine, quand elle est en opposition avec le Soleil, c'est-à-dire lorsque les trois astres sont sur la même ligne, la Terre étant au milieu; que la Lune est nouvelle quand elle est en conjonction avec le Soleil, c'est-à-dire lorsqu'elle se trouve entre la Terre et lui; enfin que la Lune est dans son premier ou dans son dernier quartier, quand elle fait avec le Soleil et la Terre un angle droit dont elle occupe le sommet.

Quelques Yankees perspicaces en déduisaient alors cette conséquence, que les éclipses ne pouvaient se produire qu'aux époques de conjonction ou d'opposition, et ils raisonnaient bien. En conjonction, la Lune peut éclipser le Soleil, tandis qu'en opposition, c'est la Terre qui peut l'éclipser à son tour, et si ces éclipses n'arrivent pas deux fois par lunaison, c'est parce que le plan suivant lequel se meut la Lune est incliné sur l'écliptique, autrement dit, sur le plan suivant lequel se meut la Terre.

Quant à la hauteur que l'astre des nuits peut atteindre au-dessus de l'horizon, la lettre de l'Observatoire de Cambridge avait tout dit à cet égard. Chacun savait que cette hauteur varie suivant la latitude du lieu où on l'observe. Mais les seules zones du globe pour lesquelles la Lune passe au zénith, c'est-à-dire vient se placer directement au-dessus de la tête de ses contemplateurs, sont nécessairement comprises entre les vingt-huitièmes parallèles et l'équateur. De là cette recommandation importante de tenter l'expérience sur un point quelconque de cette partie du globe, afin que le projectile pût être lancé perpendiculairement et échapper ainsi plus vite à l'action de la pesanteur. C'était une condition essentielle pour le succès de l'entreprise, et elle ne laissait pas de préoccuper vivement l'opinion publique.

Quant à la ligne suivie par la Lune dans sa révolution autour de la Terre, l'Observatoire de Cambridge avait suffisamment appris, même aux ignorants de tous les pays, que cette ligne est une courbe rentrante, non pas un cercle, mais bien une ellipse, dont la Terre occupe un des foyers. Ces orbites elliptiques sont communes à toutes les planètes aussi bien qu'à tous les satellites, et la mécanique rationnelle prouve rigoureusement qu'il ne pouvait en être autrement. Il était bien entendu que la Lune dans son apogée se trouvait plus éloignée de la Terre, et plus rapprochée dans son périgée.

Voilà donc ce que tout Américain savait bon gré mal gré, ce que personne ne pouvait décemment ignorer. Mais si ces vrais principes se vulgarisèrent rapidement, beaucoup d'erreurs, certaines craintes illusoires, furent moins faciles à déraciner.

Ainsi, quelques braves gens, par exemple, soutenaient que la Lune était une ancienne comète, laquelle, en parcourant son orbite allongée autour du Soleil, vint à passer près de la Terre et se trouva retenue dans son cercle d'attraction. Ces astronomes de salon prétendaient expliquer ainsi l'aspect brûlé de la Lune, malheur irréparable dont ils se prenaient à l'astre radieux. Seulement, quand on leur faisait observer que les comètes ont une atmosphère et que la Lune n'en a que peu ou pas, ils restaient fort empêchés de répondre.

D'autres, appartenant à la race des trembleurs, manifestaient certaines craintes à l'endroit de la Lune; ils avaient entendu dire que, depuis les observations faites au temps des Califes, son mouvement de révolution s'accélérait dans une certaine proportion; ils en déduisaient de là, fort logiquement d'ailleurs, qu'à une accélération de mouvement devait correspondre une diminution dans la distance des deux astres, et que, ce double effet se prolongeant à l'infini, la Lune finirait un jour par tomber sur la Terre. Cependant, ils durent se rassurer et cesser de craindre pour les générations futures, quand on leur apprit que, suivant les calculs de Laplace, un illustre mathématicien français, cette accélération de mouvement se renferme dans des limites fort restreintes, et qu'une diminution proportionnelle ne tardera pas à lui succéder. Ainsi donc, l'équilibre du monde solaire ne pouvait être dérangé dans les siècles à venir.

Restait en dernier lieu la classe superstitieuse des ignorants; ceux-là ne se contentent pas d'ignorer, ils savent ce qui n'est pas, et à propos de la Lune ils en savaient long. Les uns regardaient son disque comme un miroir poli au moyen duquel on pouvait se voir des divers points de la terre et se communiquer ses pensées. Les autres prétendaient que sur mille nouvelles Lunes observées, neuf cent cinquante avaient amené des changements notables, tels que cataclysmes, révolutions, tremblements de terre, déluge, etc.; ils croyaient donc à l'influence mystérieuse de l'astre des nuits sur les destinées humaines; ils le regardaient comme le «véritable contre-poids» de l'existence; ils pensaient que chaque Sélénite était rattaché à chaque habitant de la Terre par un lien sympathique; avec le docteur Mead, ils soutenaient que le système vital lui est entièrement soumis, prétendant, sans en démordre, que les garçons naissent surtout pendant la nouvelle Lune, et les filles pendant le dernier quartier, etc., etc. Mais enfin il fallut renoncer à ces vulgaires erreurs, revenir à la seule vérité, et si la Lune, dépouillée de son influence, perdit dans l'esprit de certains courtisans de tous les pouvoirs, si quelques dos lui furent tournés, l'immense majorité se prononça pour elle. Quant aux Yankees, ils n'eurent plus d'autre ambition que de prendre possession de ce nouveau continent des airs et d'arborer à son plus haut sommet le pavillon étoilé des États-Unis d'Amérique.


CHAPITRE VII

L'HYMNE DU BOULET.

L'Observatoire de Cambridge avait, dans sa mémorable lettre du 7 octobre, traité la question au point de vue astronomique; il s'agissait désormais de la résoudre mécaniquement. C'est alors que les difficultés pratiques eussent paru insurmontables en tout autre pays que l'Amérique. Ici ce ne fut qu'un jeu.

Le président Barbicane avait, sans perdre de temps, nommé dans le sein du Gun-Club un Comité d'exécution. Ce Comité devait en trois séances élucider les trois grandes questions du canon, du projectile et des poudres; il fut composé de quatre membres très-savants sur ces matières, Barbicane, avec voix prépondérante en cas de partage, le général Morgan, le major Elphiston, et enfin l'inévitable J.-T. Maston, auquel furent confiées les fonctions de secrétaire-rapporteur.

Le 8 octobre, le Comité se réunit chez le président Barbicane, 3, Republican-street. Comme il était important que l'estomac ne vînt pas troubler par ses cris une aussi sérieuse discussion, les quatre membres du Gun-Club prirent place à une table couverte de sandwiches et de théières considérables. Aussitôt J.-T. Maston vissa sa plume à son crochet de fer, et la séance commença.

Barbicane prit la parole:

«Mes chers collègues, dit-il, nous avons à résoudre un des plus importants problèmes de la balistique, cette science par excellence, qui traite du mouvement des projectiles, c'est-à-dire des corps lancés dans l'espace par une force d'impulsion quelconque, puis abandonnés à eux-mêmes.

—Oh! la balistique! la balistique! s'écria J.-T. Maston d'une voix émue.

—Peut-être eût-il paru plus logique, reprit Barbicane, de consacrer cette première séance à la discussion de l'engin...

—En effet, répondit le général Morgan.

—Cependant, reprit Barbicane, après mûres réflexions, il m'a semblé que la question du projectile devait primer celle du canon, et que les dimensions de celui-ci devaient dépendre des dimensions de celui-là.

—Je demande la parole,» s'écria J.-T. Maston.

La parole lui fut accordée avec l'empressement que méritait son passé magnifique.

«Mes braves amis, dit-il d'un accent inspiré, notre président a raison de donner à la question du projectile le pas sur toutes les autres! Ce boulet que nous allons lancer à la Lune, c'est notre messager, notre ambassadeur, et je vous demande la permission de le considérer à un point de vue purement moral.»

Cette façon nouvelle d'envisager un projectile piqua singulièrement la curiosité des membres du Comité; ils accordèrent donc la plus vive attention aux paroles de J.-T. Maston.

«Mes chers collègues, reprit ce dernier, je serai bref; je laisserai de côté le boulet physique, le boulet qui tue, pour n'envisager que le boulet mathématique, le boulet moral. Le boulet est pour moi la plus éclatante manifestation de la puissance humaine; c'est en lui qu'elle se résume tout entière; c'est en le créant que l'homme s'est le plus rapproché du Créateur!

—Très-bien! dit le major Elphiston.

—En effet, s'écria l'orateur, si Dieu a fait les étoiles et les planètes, l'homme a fait le boulet, ce criterium des vitesses terrestres, cette réduction des astres errants dans l'espace, et qui ne sont, à vrai dire, que des projectiles! A Dieu la vitesse de l'électricité, la vitesse de la lumière, la vitesse des étoiles, la vitesse des comètes, la vitesse des planètes, la vitesse des satellites, la vitesse du son, la vitesse du vent! Mais à nous la vitesse du boulet, cent fois supérieure à la vitesse des trains et des chevaux les plus rapides!»

J.-T. Maston était transporté; sa voix prenait des accents lyriques en chantant cet hymne sacré du boulet.

«Voulez-vous des chiffres? reprit-il, en voilà d'éloquents! Prenez simplement le modeste boulet de vingt-quatre[37]; s'il court huit cent mille fois moins vite que l'électricité, six cent quarante mille fois moins vite que la lumière, soixante-seize fois moins vite que la Terre dans son mouvement de translation autour du Soleil, cependant, à sa sortie du canon, il dépasse la rapidité du son[38], il fait deux cents toises à la seconde, deux mille toises en dix secondes, quatorze milles à la minute (—6 lieues), huit cent quarante milles à l'heure (—360 lieues), vingt mille cent milles par jour (—8,640 lieues), c'est-à-dire la vitesse des points de l'équateur dans le mouvement de rotation du globe, sept millions trois cent trente-six mille cinq cents milles par an (—3,155,760 lieues). Il mettrait donc onze jours à se rendre à la Lune, douze ans à parvenir au Soleil, trois cent soixante ans à atteindre Neptune aux limites du monde solaire. Voilà ce que ferait ce modeste boulet, l'ouvrage de nos mains! Que sera-ce donc quand, vingtuplant cette vitesse, nous le lancerons avec une rapidité de sept milles à la seconde! Ah! boulet superbe! splendide projectile! j'aime à penser que tu seras reçu là-haut avec les honneurs dus à un ambassadeur terrestre!»

Des hurrahs accueillirent cette ronflante péroraison, et J.-T. Maston, tout ému, s'assit au milieu des félicitations de ses collègues.

«Et maintenant, dit Barbicane, que nous avons fait une large part à la poésie, attaquons directement la question.

—Nous sommes prêts, répondirent les membres du Comité en absorbant chacun une demi-douzaine de sandwiches.

—Vous savez quel est le problème à résoudre, reprit le président; il s'agit d'imprimer à un projectile une vitesse de douze mille yards par seconde. J'ai lieu de penser que nous y réussirons. Mais, en ce moment, examinons les vitesses obtenues jusqu'ici; le général Morgan pourra nous édifier à cet égard.

—D'autant plus facilement, répondit le général, que, pendant la guerre, j'étais membre de la commission d'expérience. Je vous dirai donc que les canons de cent de Dahlgreen, qui portaient à deux mille cinq cents toises, imprimaient à leur projectile une vitesse initiale de cinq cents yards à la seconde.

—Bien. Et la Columbiad[39] Rodman? demanda le président.

—La Columbiad Rodman, essayée au fort Hamilton, près de New-York, lançait un boulet pesant une demi-tonne à une distance de six milles, avec une vitesse de huit cents yards par seconde, résultat que n'ont jamais obtenu Armstrong et Palliser en Angleterre.

—Oh! les Anglais! fit J.-T. Maston en tournant vers l'horizon de l'est son redoutable crochet.

—Ainsi donc, reprit Barbicane, ces huit cents yards seraient la vitesse maximum atteinte jusqu'ici?

—Oui, répondit Morgan.

—Je dirai, cependant, répliqua J.-T. Maston, que si mon mortier n'eût pas éclaté....

—Oui, mais il a éclaté, répondit Barbicane avec un geste bienveillant. Prenons donc pour point de départ cette vitesse de huit cents yards. Il faudra la vingtupler. Aussi, réservant pour une autre séance la discussion des moyens destinés à produire cette vitesse, j'appellerai votre attention, mes chers collègues, sur les dimensions qu'il convient de donner au boulet. Vous pensez bien qu'il ne s'agit plus ici de projectiles pesant au plus une demi-tonne!

—Pourquoi pas? demanda le major.

—Parce que ce boulet, répondit vivement J.-T. Maston, doit être assez gros pour attirer l'attention des habitants de la Lune, s'il en existe toutefois.

—Oui, répondit Barbicane, et pour une autre raison plus importante encore.

—Que voulez-vous dire, Barbicane? demanda le major.

—Je veux dire qu'il ne suffit pas d'envoyer un projectile et de ne plus s'en occuper; il faut que nous le suivions pendant son parcours jusqu'au moment où il atteindra le but.

—Hein! firent le général et le major, un peu surpris de la proposition.

—Sans doute, reprit Barbicane en homme sûr de lui, sans doute, ou notre expérience ne produira aucun résultat.

—Mais alors, répliqua le major, vous allez donner à ce projectile des dimensions énormes?

—Non. Veuillez bien m'écouter. Vous savez que les instruments d'optique ont acquis une grande perfection; avec certains télescopes on est déjà parvenu à obtenir des grossissements de six mille fois, et à ramener la Lune à quarante milles environ (—16 lieues). Or, à cette distance, les objets ayant soixante pieds de côté sont parfaitement visibles. Si l'on n'a pas poussé plus loin la puissance de pénétration des télescopes, c'est que cette puissance ne s'exerce qu'au détriment de leur clarté, et la Lune, qui n'est qu'un miroir réfléchissant, n'envoie pas une lumière assez intense pour qu'on puisse porter les grossissements au-delà de cette limite.

—Eh bien! que ferez-vous alors? demanda le général. Donnerez-vous à votre projectile un diamètre de soixante pieds?

—Non pas!

—Vous vous chargerez donc de rendre la Lune plus lumineuse?

—Parfaitement.

—Voilà qui est fort! s'écria J.-T. Maston.

—Oui, fort simple, répondit Barbicane. En effet, si je parviens à diminuer l'épaisseur de l'atmosphère que traverse la lumière de la Lune, n'aurai-je pas rendu cette lumière plus intense?

—Évidemment.

—Eh bien! pour obtenir ce résultat, il me suffira d'établir un télescope sur quelque montagne élevée. Ce que nous ferons.

—Je me rends, je me rends, répondit le major. Vous avez une façon de simplifier les choses!... Et quel grossissement espérez-vous obtenir ainsi?