Saint-Julien se glissa par des passages dérobés jusqu'au cabinet de toilette de la princesse. Il l'ouvrit sans bruit, traversa dans l'obscurité la chambre à coucher, et s'approcha avec précaution de son cabinet de travail, d'où il voyait s'échapper par la porte entr'ouverte un pâle rayon de lumière. En appliquant son visage à cette fente, il put voir et entendre ce qui se passait dans le cabinet.
Quintilia était couchée dans un hamac de soie des Indes. Elle était vêtue d'une robe ample et légère, et ses cheveux dénoués tombaient sur ses épaules nues. La Ginetta, assise sur un pliant, balançait mollement le hamac, dont elle tenait les tresses d'argent dans sa main. Une lampe d'albâtre suspendue au plafond répandait une lueur voluptueuse, et des parfums exquis s'exhalaient d'un réchaud de vermeil allumé au milieu de la chambre.
«Je suis horriblement lasse, dit la princesse; parle-moi, Ginetta, empêche-moi de m'endormir.
—Vous menez une vie trop rude, répondit la soubrette. Tout le jour aux affaires et toute la nuit aux amours. À peine dormez-vous quatre heures le matin. Certes, ce n'est pas assez.
—Tu parles pour toi, ma pauvre enfant, et tu as raison. Je te fais courir toute la nuit, et tu dois souvent me maudire. Mais ne peux-tu dormir le jour, toi qui n'as rien à gouverner?
—Ah! Madame, qui est-ce qui n'a pas ses soucis?
—Est-ce que tu as des soucis, toi? Voilà déjà que tu es consolée de la perte de Galeotto.
—Comment ne le serais-je pas? un monstre qui nous calomnie toutes deux!
—Ginetta, Ginetta! vous êtes une volage, et vous avez raison si cela vous sauve des chagrins. Je ne me mêle pas de vos sentiments; je ne sais si vous êtes blâmable, mais je ne veux voir en vous que ce qu'il y a de bon: votre discrétion à toute épreuve, votre dévouement.
—Et ma reconnaissance, dit la Ginetta; car je vous en dois une bien grande.
—Et pourquoi, mon enfant?
—Parce que vous avez été bonne envers moi, et c'est tout ce que je sais de vous. Je ne m'occupe pas du reste; et quand je ne comprends pas, je ne cherche pas à comprendre. Ah! Madame, voilà que vous vous endormez!
—Vraiment, je ne puis m'en empêcher. Écoute, Ginetta, quelle est l'heure qui sonne?
—Minuit.
—Eh bien! puisque nous ne partons qu'à une heure, j'aime mieux dormir ce peu de temps et me réveiller après, quoi qu'il m'en coûte, que de lutter ainsi contre la fatigue. Laisse-moi donc m'assoupir, et réveille-moi quand il le faudra.
En ce cas je vais m'occuper dans ma chambre; car si je reste ici dans ce demi-jour, je vais m'endormir aussi.
—Va, mon enfant, et sois toujours bonne et fidèle.»
Saint-Julien entendit Ginetta sortir par la porte opposée et la refermer sur elle. Il attendit trois minutes, et quand il se fut assuré que la princesse commençait à s'endormir, il entra sur la pointe du pied et s'approcha d'elle.
Maintenant qu'il ne l'aimait plus et qu'il la regardait comme une courtisane, il était plus effrayé qu'enivré des voluptés qui semblaient nager autour d'elle; et en même temps qu'un trouble pénible oppressait sa poitrine, un sentiment de curiosité avide l'excitait à l'insolence. Il pouvait compter les pulsations de son cœur et respirer son haleine embrasée. En se laissant aller à ses impressions naturelles, il sentait un mélange de désir et de crainte; mais lorsqu'il se rappelait l'amour insensé qu'il avait eu pour cette femme, il ne sentait plus que le besoin de la vengeance. Cependant, tout en contemplant cette figure noble, embellie par le calme du sommeil, il se prit malgré lui à douter de l'infamie dont il la croyait marquée au front. Ce front était si pur, si uni sous ses longs cheveux noirs; cette attitude accablée marquait tant d'oubli du moment présent, tant d'insouciance de ce qui se passait dans l'âme de Julien, qu'il fut comme frappé d'un respect involontaire. Il la regardait attentivement, cherchant à surprendre, dans le secret de ses rêves, dans l'agitation de son sein, la révélation immédiate d'un caractère avili et d'une habitude de dépravation. Une syllabe furtive échappée de ses lèvres, un soupir lascif, eussent suffi pour lui donner l'insolence qui lui manquait; mais un sommeil tranquille ressemble tellement à l'innocence, que Saint-Julien fut un instant sur le point de se retirer sans bruit et de renoncer à son entreprise.
Cependant le souvenir de Galeotto, qui l'attendait et qui se moquerait de lui, le fit rougir de sa timidité; et songeant que les moments étaient précieux, il résolut de déposer un baiser sur les lèvres de Quintilia; mais en vain il se pencha vers elle, il ne put s'y décider, et il se contenta de baiser sa main.
«Qu'est-ce donc? lui dit-elle en s'éveillant sans trop de surprise et sans la moindre frayeur.
—C'est celui qui vous aime et qui se meurt pour vous, lui répondit-il.
—Julien! dit-elle en se soulevant sur un bras, comment cela se fait-il? quelle heure est-il? où sommes-nous? qui a pris ma main? que veux-tu et que dis-tu?
—Je dis qu'il faut que vous ayez pitié de moi ou que je meure,» dit Julien en se jetant à ses pieds et en essayant de reprendre sa main; mais elle la lui tendit d'elle-même, et lui dit avec douceur:
«Eh! mon Dieu! que t'est-il arrivé, mon pauvre enfant? D'où vient que tu es entré ici? Quel malheur te menace? Que puis-je faire pour toi?
—Ne le savez-vous pas?
—Non, je ne sais rien; je dormais. Que se passe-t-il? que t'a-t-on fait?
—Ah! s'écria Julien, dominé par l'indignation, vous êtes fort habile, en vérité; vous feignez de ne pas savoir les choses les plus simples, et pourtant...
—Et pourtant quoi?» dit Quintilia stupéfaite en se mettant sur son séant.
Alors, s'apercevant qu'elle avait les épaules nues, elle n'en témoigna pas un grand trouble et lui dit: «Mon cher enfant, je te prie de me donner un châle, et puis tu m'expliqueras ce qui t'afflige et te trouble si fort.»
Saint-Julien pensa qu'elle ne lui demandait son châle que pour qu'il songeât à admirer ses épaules. Il l'entoura de ses bras en s'écriant: «Restez ainsi, restez ainsi, écoutez-moi!
—Julien! vous êtes égaré, lui dit-elle en le repoussant avec douceur; il est impossible que vous n'ayez pas quelque chose d'extraordinaire: dites-moi donc vite ce que c'est; car vous m'effrayez, et je ne vous reconnais plus.
—Bon! pensa Julien, elle fait semblant d'oublier son châle; elle fait semblant de ne pas me comprendre pour que je m'enhardisse davantage. Elle veut avoir l'air de se laisser surprendre; le moment est venu, et elle m'aide merveilleusement.
—Ô Quintilia! s'écria-t-il, ne sais-tu pas que je t'adore et que je perds la raison en voulant essayer de me vaincre? Ne sais-tu pas que cela est au-dessus des forces humaines, et qu'il faut te fléchir ou mourir?»
En même temps qu'il la serrait dans ses bras, il sentit s'allumer en lui les feux du désir; et, oubliant sa haine et son ressentiment, il n'eut plus besoin de feindre. Il la conjura avec ardeur; il déroba sur ses bras nus des baisers brûlants; et comme elle le repoussait sans colère et cherchait à le ramener à la raison par des paroles affectueuses et compatissantes, il crut qu'il pouvait s'enhardir, et il employa la force pour baiser ses cheveux flottants sur son cou. Mais il n'avait pas prévu ce qui arriva.
La princesse se leva tout à coup, et, l'éloignant d'un bras vigoureux, lui dit d'un ton où l'étonnement dominait encore la colère: «Est-ce que votre respect et votre amitié étaient un jeu? aviez-vous donc résolu d'agir ainsi?
—J'ai résolu de vous vaincre, dussé-je expier mon crime par mille morts,» répondit Julien avec exaspération; et se flattant de bien suivre le conseil de Galeotto en redoublant de hardiesse, il l'entoura de nouveau de ses bras.»
Mais la Quintilia était aussi grande et aussi forte que lui: c'était une femme d'une vigueur peu commune et d'un caractère ferme et violent quand on la poussait à bout. Elle le saisit à la gorge et la lui serra d'une main si virile, qu'il tomba pâle et suffoqué à ses pieds. Alors elle s'élança sur lui, lui mit un genou sur la poitrine, et avant qu'il eût eu le temps de se reconnaître, elle fit briller au-dessus de son visage la lame du poignard qui ne la quittait jamais. Saint-Julien pensa à Max et fit un effort pour se dégager. Elle lui posa la pointe du poignard sur les artères du cou en lui disant: «Si tu fais un mouvement, tu es mort.» Et de l'autre main elle agita précipitamment la sonnette dont la torsade dorée pendait du milieu du plafond jusque sur le hamac. Saint-Julien essaya encore de se dégager; il sentit l'acier entrer légèrement dans sa chair, et quelques gouttes chaudes de son sang humecter sa poitrine. «Chien que vous êtes! lui dit Quintilia avec l'accent de la colère et du mépris, prenez soin de votre vie; épargnez-moi le dégoût de vous tuer moi-même.»
Des pas précipités se firent entendre. La sonnette que la princesse avait ébranlée appelait ordinairement dans la chambre de Ginetta; mais, quand elle était secouée avec force, elle donnait l'alarme aux valets couchés dans une autre pièce. En entendant venir ces témoins de sa honteuse défaite, et peut-être ces vengeurs de la princesse outragée, Saint-Julien fit un dernier effort et se dégagea; il en fut quitte pour une coupure peu profonde; et, gagnant la porte par laquelle il était entré, il s'enfuit à toutes jambes.
Mais ce qu'il ne savait pas, c'est que la princesse, informée par un de ses gens de la présence de Galeotto dans le palais, en avait fait fermer toutes les portes et garder toutes les issues. Elle n'avait pas voulu faire procéder à une recherche qui eût jeté l'alarme; mais elle avait recommandé qu'on s'emparât du rebelle à la moindre tentative qu'il ferait pour sortir de sa retraite.
Saint-Julien, voyant donc à toutes les portes des hallebardes croisées et des figures menaçantes, prit le parti d'aller se renfermer dans sa chambre et d'y attendre son sort. En le voyant entrer pâle, effaré et la poitrine tachée de sang, Galeotto, épouvanté, s'écria comme en délire: «Monaldeschi! Monaldeschi!»
Il s'attendait à le voir tomber mort au bout d'un instant; mais Saint-Julien, ayant essuyé sa poitrine et repris ses forces, lui raconta d'une voix entrecoupée ce qui venait de se passer. Cette fois Galeotto ne trouva pas à rire. Toutes ces précautions pour garder les portes et cette fureur de Quintilia contre Julien ne lui faisaient rien présager de bon pour lui-même.
«Mon avis, lui dit-il, est que nous mettions tout en œuvre pour nous sauver d'ici. Sautons par la fenêtre; mieux vaut nous casser les deux jambes que d'être inhumés dans des cercueils d'or comme Max.»
Saint-Julien ouvrit la fenêtre et vit quatre hommes armés de fusils au bas du mur.
«Il n'y faut pas songer, dit-il; toute fuite, toute résistance est inutile. Attendons, peut-être que cet orage se calmera. Je n'entends plus aucun bruit.
—Quintilia se met rarement en fureur, dit le page; mais l'Italienne est vindicative plus que vous ne pensez. Que le diable vous emporte! Vous me mettez dans une belle position! Voici que je vais passer pour votre complice, et que l'on m'égorgera incognito avec vous dans quelque cave du palais. Tout cela est votre faute. Vous avez voulu faire le vainqueur, et vous vous serez comporté comme un sot.
—Vous êtes un sot vous-même, répondit Julien. Pourquoi êtes-vous venu vous cacher dans ma chambre? Ce n'est pas moi qui vous y ai engagé.»
Leur querelle fût devenue plus vive si un bruit de pas ne se fût fait entendre. Les deux pauvres jeunes gens se regardèrent avec consternation. Galeotto, pâle et à demi évanoui, se laissa tomber sur le lit. Saint-Julien, plus courageux, attendit les assassins de pied ferme. Ils entrèrent et prièrent poliment les deux victimes de se laisser bander les yeux et attacher les mains. Saint-Julien voulut se révolter contre ce traitement humiliant; mais le chef des hommes armés qui remplissaient la chambre lui dit avec douceur:
«Monsieur, si vous faites la moindre résistance, j'emploierai la force, ce qui vous rendra le traitement plus désagréable encore.»
Il n'y avait rien à répondre à cet argument; Saint-Julien se soumit. Quant à Galeotto, le pauvre enfant était tellement glacé de peur, qu'il fallut presque l'emporter.
Lorsqu'on délia leurs mains et qu'on ôta leurs bandeaux, ils se virent dans un cachot étroit, et on les laissa dans les ténèbres.
«Malédiction! dit le page, voici notre dernier jour!
—Plaise au ciel que vous disiez vrai, répondit Julien, et qu'on ne nous laisse pas mourir lentement de langueur et de froid!»
Ils s'assirent tous deux sur la paille, et, trop consternés pour se communiquer leur terreur, ils restèrent dans un morne silence. La jeunesse du page vint pourtant à son secours. Au bout de deux heures, Saint-Julien l'entendit ronfler; pour lui, ses agitations cruelles ne lui permirent pas de goûter le moindre repos.
Lorsque Galeotto s'éveilla et qu'il vit, au faible jour qui éclairait le cachot, Saint-Julien triste, mais en apparence, calme, à ses côtés, il retrouva sa fierté, et, craignant de s'être montré pusillanime, il affecta une insouciance qu'il était loin d'avoir. Son esprit facétieux vint à son secours, et il exhorta son compagnon à braver gaiement l'adversité. Saint-Julien sourit en songeant à la grande vaillance de Panurge après la tempête. Néanmoins, comme le danger pouvait bien n'être pas passé, et que, dans tous les cas, il avait entraîné le pauvre page dans une aventure peu agréable, Saint-Julien eut assez d'égards pour lui et feignit de croire à son courage. Ils passèrent une assez maussade journée et prirent le plus maigre des repas. La résolution de Galeotto faillit s'évanouir en cette circonstance; mais le sang-froid de Julien le piqua d'honneur; et, chacun jouant de son mieux un rôle héroïque vis-à-vis de l'autre, ils arrivèrent bravement jusqu'à la nuit. Alors Julien, accablé de fatigue, s'étendit sur la paille et s'endormit. Mais, au bout de quelques heures, ils furent éveillés par le bruit des verrous et des clefs tournant dans la serrure; la lueur sinistre d'une torche pénétra dans le cachot, et lui montra la sombre figure du geôlier conduisant quatre hommes masqués. À cette vue, Galeotto jeta un cri d'épouvante, et Julien jugea que sa dernière heure était sonnée. Alors s'armant de toute la fermeté d'âme dont il était capable, il s'avança gravement au-devant de ses bourreaux et leur dit:
«Je sais ce que vous voulez faire de moi. Ne me faites pas languir.»
Mais on ne lui répondit pas un mot, et on lui attacha les mains comme la veille. Au moment où on lui remettait un bandeau sur les yeux, il demanda si on allait le séparer de son compagnon d'infortune.
«Vous pouvez lui faire vos adieux, répondit une voix creuse et lugubre qui partait de dessous un des masques.»
Les deux jeunes gens s'embrassèrent. On emmena Julien en silence, et Galeotto navré resta seul dans la prison.
Saint-Julien, après avoir marché longtemps, s'aperçut qu'on lui faisait descendre un escalier, et tout à coup il se trouva les mains libres. Son premier mouvement fut d'arracher son bandeau; il se vit seul dans un caveau de marbre magnifiquement sculpté selon le goût sarrasin. Quatre lampes de bronze fumaient aux angles d'un tombeau de marbre noir sur lequel une figure d'albâtre était couchée dans l'attitude du sommeil. Saint-Julien resta frappé de terreur en reconnaissant le caveau et le monument dont Galeotto lui avait parlé, et lisant sur la face principale du cénotaphe les trois lettres d'argent qui formaient le nom de Max.
«Dieu juste! s'écria-t-il en s'agenouillant sur le tapis de velours noir qui revêtait les marches du mausolée, si vous laissez consommer de tels actes d'iniquité, donnez-nous au moins la force de franchir ce rude passage. À genoux sur le seuil d'une autre vie, je vous demande pardon des fautes que j'ai commises en celle-ci...»
En parlant ainsi, il se pencha, et ses yeux s'étant attachés sur la figure d'albâtre, il fut frappé de la ressemblance qu'elle présentait. C'était la tête et le corps d'un jeune homme de quinze ans enveloppé dans une légère draperie semblable à un linceul. Mais dans le calme de cette charmante figure et dans tous les linéaments du visage Julien trouva une similitude extraordinaire avec les traits de Spark, quoique ceux-ci fussent virils et plus développés.
Un léger bruit le tira de sa rêverie. Il se retourna et vit une grande figure vêtue de noir et armée d'un instrument singulier ressemblant à une large et brillante épée; Julien fut frappé de terreur.
«Exécuteur de meurtres infâmes, s'écria-t-il, toi qui as versé sans doute le sang de celui qui repose ici, spectre de la vengeance! puisque je dois être ta victime...
—Mon cher monsieur de Saint-Julien, répondit le sombre personnage avec civilité, vous vous trompez absolument. Je ne suis ni un exécuteur de meurtres infâmes ni le spectre de la vengeance. Je suis un professeur d'histoire naturelle fort paisible et incapable d'aucun mauvais dessein.
En parlant ainsi, maître Cantharide, car c'était lui dans son docte habit de drap noir et dans ses véritables culottes de satin, souleva sa grande épée et la dirigea vers Julien.
«Je serais bien sot, pensa rapidement le jeune homme, de me laisser égorger par ce facétieux bourreau lorsque je suis seul avec lui et que je puis lui sauter à la gorge.»
Il allait le faire en effet lorsque maître Cantharide, toujours plein de courtoisie, le pria de prendre une des extrémités de l'instrument et de l'aider à soulever le couvercle du sépulcre.
Cette nouvelle facétie parut si horrible à Saint-Julien, qu'il recula en pâlissant, et regarda autour de lui, s'attendant à voir paraître ses meurtriers au premier signe de résistance.
«Ne soyez pas effrayé, lui dit le professeur, vous ne courez aucun danger, à moins que vous ne cherchiez à vous enfuir ou à me maltraiter, et je vous crois trop bien élevé pour cela. Veuillez m'aider, vous dis-je; c'est la volonté de Son Altesse, notre très-gracieuse souveraine, Quintilia première, et je suppose que vous n'êtes pas accessible à des frayeurs d'enfant.»
Saint-Julien, toujours plein de méfiance, mais résolu à montrer du cœur, aida maître Cantharide à soulever le couvercle du sarcophage. Le professeur enleva un grand crêpe noir, et pria Saint-Julien de prendre la boîte d'or en forme de cœur qui était dessous. Saint-Julien frissonna; mais pensant qu'on voulait peut-être l'effrayer seulement par le spectacle du châtiment d'un autre, il prit la boîte et la présenta d'une main tremblante au professeur, qui l'ouvrit en pressant un ressort, et la lui rendit en disant: «Regardez ce qu'il y a dedans.»
Un nuage passa sur les yeux du jeune homme, et pendant quelques secondes il lui sembla voir un objet hideux, sans forme et sans nom, au fond du terrible coffret. Enfin sa vue s'éclaircit, son cœur reprit le mouvement, et il ne vit dans le velours blanc dont la boîte était doublée qu'un paquet de lettres attachées par un ruban noir.
—Lisez ces papiers, Monsieur, dit le professeur, c'est la volonté de Son Altesse. Je vais rester auprès de vous pour suppléer par mes explications aux lacunes qui vous en rendraient le sens difficile.»
Saint-Julien, ne pouvant plus se soutenir, s'assit sur les marches du tombeau. Le professeur posa une des lampes à côté de lui et déplia le premier papier.
C'était un acte de mariage contracté légalement et religieusement, mais secrètement, entre la princesse Quintilia et le chevalier Max. Ce contrat avait plus de dix ans de date.
Le second papier était un billet ainsi conçu:
«J'ai eu le malheur de vous déplaire, et je l'ai mérité. L'orgueil a enflé mon cœur un instant, et vous m'avez rigoureusement puni. Cependant vous avez été trop sévère. C'était un doux et noble orgueil que le mien; la joie d'être aimé de vous, l'espoir de posséder bientôt la plus noble femme de l'univers, ont pu m'enivrer, et, dans un moment d'exaltation, me faire oublier la prudence. Vous m'avez pris pour un lâche courtisan, avide de monter sur un trône et de couvrir d'un titre de duc son titre de bâtard. Oh! vous vous êtes trompée, Quintilia, j'en prends le ciel à témoin. Vous avez été cruelle, et pourtant je ne vous maudis pas; je vais mourir loin de vous. Puissent ma conduite et ma fin vous prouver que je n'aimais en vous que vous-même. Puissiez-vous me plaindre, me pardonner, pleurer un peu sur moi, et trouver dans un autre cœur l'amour qui était dans le mien, et que vous avez méconnu!
Max.»
«Ne connaissez-vous pas l'écriture de ce billet, monsieur le comte? dit le professeur lorsque Saint-Julien eut fini.
—Je la connais en effet, répondit Julien. Si ce n'est point un rêve, c'est celle d'un homme qui habite la ville depuis peu, et qui s'appelle Spark.
—Je crois qu'il vous sera facile de vous en assurer en lisant les lettres suivantes. Mais auparavant, il faut que je vous prie de remarquer la date de celle-ci. Elle correspond, vous le voyez, au lendemain du prétendu meurtre du chevalier Max, il y aura quinze ans dans deux mois. Vous savez, m'a-t-on dit, les motifs de l'altercation qui eut lieu dans la nuit entre la princesse et son jeune fiancé, après un souper où celui-ci s'était comporté assez légèrement. Max et Quintilia étaient alors deux enfants. La princesse avait seize ans, son amant en avait quinze. Leur querelle eut toute l'importance qu'à cet âge on donne aux petites choses. Son Altesse déclara au triste Max qu'elle ne serait jamais à lui, et, dans un mouvement de colère, lui ordonna de ne jamais reparaître devant elle. Il ne suivit que trop cet ordre précipité. Amoureux et fier, le noble jeune homme fut révolté d'avoir été soupçonné d'une basse ambition; il partit mystérieusement dans la nuit, et alla vivre à Paris sous le nom de Rosenhaïm. Là, renonçant à toute pensée de fortune, à tout espoir d'avenir, à toute vanité humaine, il s'ensevelit, pour ainsi dire, et ne donna, pendant cinq ans, aucun signe de son existence à qui que ce soit. La princesse, après avoir pleuré son absence, reprit courage et gaieté; car elle se flatta qu'il reviendrait. Résolue à lui pardonner, elle attendit qu'il fit les premières tentatives pour obtenir sa grâce. Au bout de quelque temps, n'entendant point parler de lui, elle crut qu'il s'était déjà consolé, et, quoique dévorée de chagrin, elle affecta de ne plus penser à lui, et souffrit les assiduités de ses nouveaux adorateurs; mais, fidèle en dépit d'elle-même à l'unique amour de sa vie, elle ne put se résoudre à faire un nouveau choix. On a beaucoup douté de la conduite de Quintilia, Monsieur; vous aurez des preuves irrécusables de tout ce que je vous dis...
—Eh quoi! Monsieur, dit Julien, est-ce donc une justification dont la princesse vous charge? C'est me faire trop d'honneur et prendre trop de peine. Je suis résigné à tous les châtiments.
—Je ne suis pas chargé de discuter avec vous, répondit le maître. Il faut que vous ayez la bonté de m'écouter, puisque mon devoir est de parler. J'en appelle à votre politesse.»
Ce ton froid et sec blessa profondément Julien. Il se tut, et écouta d'un air morne, qu'il affectait de rendre indifférent.
Le professeur reprit:
«Une année s'était écoulée ainsi; la princesse, cédant à son inquiétude et à sa douleur, fit faire des recherches dans tous les pays et prendre secrètement des informations dans toutes les cours de l'Europe, sans qu'il fût possible de retrouver les traces de l'infortuné Max. Alors, convaincue qu'il s'était donné la mort et qu'elle avait blessé le cœur le plus noble et le plus sincère, une passion plus vive s'alluma dans le sien; elle nourrit sa douleur avec toute l'exaltation de son âge, mais en secret et loin de tous les regards. Pour mieux s'y livrer, elle fit creuser ce caveau et sculpter ce tombeau, où elle venait pleurer chaque jour.
«Trois autres années s'écoulèrent, et je vins me fixer à Monteregale. La princesse cherchait dans les sciences une distraction à ses ennuis et un refuge contre les illusions de la vie auxquelles elle avait fait vœu de résister désormais. Elle se plut à mes entretiens et m'appela auprès d'elle jusqu'à ce que je fusse fixé dans son palais. Une affaire d'intérêt l'ayant conduite à Paris, elle me permit de l'y accompagner. Je n'avais jamais vu cette ville célèbre, et je désirais examiner les précieuses collections scientifiques qu'elle possède.
«C'est en explorant les cabinets d'histoire naturelle et les bibliothèques, que je fis par hasard la connaissance du prétendu Rosenhaïm. Je n'avais jamais vu ce jeune homme, et je fus frappé de sa beauté, de sa grâce, de son caractère noble et de ses manières affectueuses. L'amour de la science nous rapprocha bien vite. Je fus ébloui de ses connaissances et charmé de son aptitude. Mais en même temps je m'affligeai de voir toujours ses traits empreints d'une mélancolie profonde; et lorsque j'interrogeais ses pensées sur d'autres sujets que la science et la philosophie, j'étais effrayé du découragement dont cette âme si jeune et si pure était déjà flétrie. Je cherchai à obtenir sa confiance. Il me répondit qu'un amour malheureux l'avait pour jamais dégoûté de la société, que le seul lien qui l'attachait au monde était rompu, et que, renonçant à toute carrière d'ambition, il s'était fixé à Paris dans la condition la plus obscure, et ne trouvait plus de bonheur que dans la science et les arts, qu'il cultivait avec enthousiasme.
«Ce récit me toucha vivement, et je lui demandai la permission de le voir plus intimement. Il me conduisit dans sa mansarde; elle était bien pauvre, mais charmante de propreté et toute brillante de fleurs et d'oiseaux. Comme j'examinais avec délices une aéride d'Afrique, il m'arriva de m'écrier: «Que vous êtes heureux de posséder une plante aussi rare! j'en ai fait souvent la description à Son Altesse Quintilia, et jamais je n'ai pu me procurer...» Mais je m'arrêtai, effrayé de l'impression que ce nom lui avait faite. Il devint pâle comme un camélia, et se laissa tomber sur une chaise. Ensuite il devint rouge comme une pivoine, et me fit les questions les plus empressées et les plus singulières. À toutes mes réponses, il tombait dans une sorte de délire, et, quand il apprit que Son Altesse était à Paris, il s'élança vers la porte comme un fou; puis il s'arrêta, et tomba évanoui sur le seuil.
«Je m'empressai de le secourir, mais en revenant à lui il s'entoura de réserve et de défaites. Je ne pus jamais en tirer que des explications vagues et sans vraisemblance; il me conjura surtout de ne pas parler de lui à la princesse, mais de lui fournir le moyen de la voir sans en être vu. Je lui dis qu'elle devait assister le lendemain à une séance de botanique chez un de mes amis, professeur distingué. Il s'y glissa, mais se tint tellement caché, je ne sais dans quel coin, que je ne pus le joindre et lui parler.
«Je savais très-vaguement l'histoire de Max, et j'ignorais à cette époque la secrète douleur de la princesse. Je ne pensais donc point à l'avertir de la rencontre que j'avais faite, et j'étais loin d'établir dans ma pensée aucun rapprochement entre Max et Rosenhaïm. Cependant je fus tellement frappé du changement qui s'opérait dans les traits et les manières de mon jeune ami au seul nom de Quintilia, que je crus pouvoir me permettre d'en parler à la signora Ginetta. Cette jeune personne, un peu légère, dit-on, pour son compte, mais pleine de franchise et de dévouement pour sa maîtresse, fit de grandes exclamations de joie en m'écoutant, et s'écria: «Oh! c'est lui, ce doit être lui. Je n'ai jamais cru à sa mort...» Elle voulait courir vers sa maîtresse; et puis elle s'arrêta en pensant que, si elle se trompait dans ses conjectures, ce serait faire saigner le cœur de la princesse d'une fausse joie et d'une affreuse déception. Elle m'engagea à mettre Quintilia et Rosenhaïm en présence comme par hasard, m'assurant que si c'était Max en effet, la princesse se jetterait dans ses bras. «Cette rencontre a eu lieu déjà plusieurs fois, lui dis-je. Depuis que Rosenhaïm sait que la princesse est ici, il n'y a pas de jour qu'il ne se repaisse du douloureux plaisir de la suivre et de la contempler. Il est vrai qu'il se cache tellement, qu'il a dû être impossible à Son Altesse de le remarquer. En outre, il m'a recommandé le secret en termes si positifs, que je crains de l'offenser en le trahissant.
—C'est pour cela, reprit la Ginetta, que mon moyen est bon et nécessaire.»
«Nous nous concertâmes ensemble, et le lendemain j'engageai Rosenhaïm à venir voir une collection de médailles antiques dont je venais de faire emplette pour le cabinet de la princesse. Je lui jurai (et j'avoue que, pour la seule fois de ma vie, je fis un faux serment; mais ce fut à bonne intention), que la princesse ne venait jamais chez moi, quoique j'occupasse une maison voisine de la sienne. Rosenhaïm se laissa entraîner, et de son côté la Ginetta eut l'esprit d'amener la princesse dans mon appartement pour voir mes médailles. J'ai trop peu d'éloquence pour vous faire la description de la scène dont je fus témoin. D'ailleurs, elle se termina d'une manière qui faillit me rendre fou; les deux amants furent près de mourir, et la princesse surtout, que la surprise avait suffoquée, retrouva avec peine l'usage de ses sens.
«Cette touchante réconciliation fut suivie promptement d'un mariage dont vous venez de lire l'acte authentique.
«La princesse voulait se déclarer et ramener son époux avec éclat à Monteregale; mais rien au monde ne put déterminer Max à partager son rang. Et vous pouvez lire à ce sujet la seconde lettre que vous avez là sous la main.»
Saint-Julien, entraîné par l'intérêt romanesque de ce récit, lut ce qui suit.
«Non, ma bien-aimée, non, jamais! La nature humaine est fragile et pleine de misérables passions. Une seule est grande et belle, c'est l'amour. Mais c'est une flamme divine qu'il faut garder comme on gardait jadis le feu sacré dans des cassolettes fermées sur un autel d'or; c'est un parfum qu'il faut envelopper et sceller, de peur qu'il ne s'évapore; une empreinte précieuse qu'il ne faut pas exposer au frottement de la circulation, de peur qu'on ne l'efface. Que notre cœur soit un tabernacle mystérieux et sacré où reposera le dieu. Vivons l'un pour l'autre, et que le monde n'en sache rien. Ne me contraignez pas à porter au travers des envieux ou des indifférents un visage radieux de bonheur, qui serait une insulte pour eux tous, et qu'ils s'efforceraient de ternir à vos yeux. Non, non; j'ai trop souffert du contact empoisonné de votre cour, et je sais trop peu comment il faudrait s'y conduire pour ne pas s'y perdre. Mon caractère fut de tout temps opposé à la contrainte et à la méfiance; et, malgré une enfance passée tout entière dans cette atmosphère mortelle, je n'avais pu corriger mon imprudente vivacité. Je ne puis jamais oublier ce qu'il m'en a coûté et par quelles années de désespoir j'ai expié un instant d'étourderie. Si nous eussions été alors de pauvres bourgeois allemands au milieu d'une honnête famille, et ne craignant rien les uns des autres, j'aurais pu être bien plus expansif, Quintilia, et vous voir sourire à ma joie candide. Mais, hélas! j'étais un aventurier, un bâtard; vous étiez une princesse, et notre hymen devait être un mystère. Je n'avais pas le droit de parler de mon bonheur et ne pouvais pas me réjouir sans avoir l'air insolent et vain. Aujourd'hui votre générosité m'accorde un dédommagement dont je sens toute la grandeur; mais je n'en ai pas besoin. Être aimé de vous, vous presser dans mes bras et vous appeler ma femme; vous voir moins souvent, mais sans témoins importuns, sans ennemis de mon bonheur toujours placés entre vous et moi; pouvoir me livrer à mes transports, à ma reconnaissance, sans jamais être soupçonné d'aucun vil motif d'intérêt; être aux pieds de ma maîtresse et de ma femme sans avoir l'air de ramper devant ma souveraine ou de solliciter ma bienfaitrice, n'est-ce pas là un bonheur plus sûr et plus vrai? D'ailleurs j'ai contracté dans la solitude et dans le travail des goûts et des habitudes si différents de ce qui se fait autour de vous, que j'y serais perpétuellement déplacé et malheureux. Laissez-moi dans ma chère obscurité. J'ai trouvé dans mon malheur une amie généreuse qui m'a sauvé de moi-même, qui m'a préservé du suicide, et qui pendant cinq ans m'a aidé à vivre sans chercher à vous arracher de mon cœur ni à ternir la pureté de votre image dans ma mémoire. Cette amie, c'est l'étude. Je serais un ingrat si je l'abandonnais à présent que j'ai retrouvé l'objet de tous mes vœux. Laissez-moi dans ma mansarde; c'est le temple où je l'ai servie, le sanctuaire où elle s'est révélée à moi, où elle a fait descendre du ciel la science vêtue de sa robe étoilée. Ma vocation est là, j'en suis bien convaincu. Permettez-moi d'aller tous les ans passer quelque temps auprès de vous; mais que personne ne le sache, et que mon nom s'efface de la mémoire des hommes. Que votre cœur soit l'unique page où je le retrouve inscrit quand j'irai vous offrir le mien, toujours embrasé d'une flamme nouvelle,» etc.
Ils virent glisser devant eux une petite barque...
Ils virent glisser devant eux une petite barque...
Le professeur, continuant son récit, apprit à Saint-Julien qu'après de vains efforts pour arracher Rosenhaïm à sa retraite, Quintilia avait fini par consentir à l'épouser secrètement et à retourner sans lui dans ses États. Mais depuis lors elle avait été passer tous les hivers un certain temps à Paris, et tous les étés Max était venu habiter pendant plusieurs semaines le pavillon du parc. Son séjour à Monteregale avait toujours été enveloppé du plus profond mystère, et toujours il était venu à l'improviste, procurant ainsi à sa femme la plus douce surprise et lui prouvant qu'il comptait sur elle au point de ne jamais craindre d'arriver mal à propos. «Cette union a toujours été si belle et si pure, continua le professeur, qu'elle prouve l'excellence des lois de Lycurgue, qui enjoignaient aux maris de n'aller trouver leurs femmes qu'avec toutes les précautions que prennent les amants pour n'être pas observés.»
Saint-Julien, à l'invitation du professeur, ouvrit au hasard plusieurs lettres de Max et de la princesse, et y trouva partout les expressions d'une tendresse exaltée jointe à la confiance la plus absolue et à l'amitié la plus douce et la plus sainte. En voici quelques-unes que Saint-Julien lut au hasard par fragments:
«...Autrefois, Max, je fis un beau rêve: je m'imaginai qu'il suffisait d'être sans détour pour être sainement jugé, et que la bouche qui ne mentait pas devait être écoutée avec confiance. Je me persuadais que la vertu était un vêtement d'or éclatant qui devait faire remarquer les justes au milieu de la foule; je croyais que nul ne pouvait feindre la sérénité d'une âme pure, et que le calme n'habitait point les fronts souillés. Je me trompais, puisque je fus cent fois la dupe des traîtres; et alors je cessai de me révolter contre les injustices d'autrui à mon égard. Tous ces hommes qui me jugent et me condamnent ont sans doute été trompés aussi souvent que moi. Toutes ces convictions, qui composent la voix de l'opinion, ont sans doute été troublées et abusées par les méchants comme le fut la mienne. Si l'on me confond avec ceux qui mentent, c'est la faute de ceux-ci, et non celle du monde, qui craint et qui se méfie avec raison de ce qu'il ne comprend pas. Je ne méprise donc pas le monde, je ne le hais pas; mais je ne veux jamais l'aduler ni le craindre. C'est un géant aveugle, qui va fauchant indistinctement le froment et l'ivraie. Haïssons les fourbes qui ont crevé l'œil du cyclope, et laissons-le passer sans lui nuire et sans souffrir qu'il nous nuise. Laissons-le passer comme une montagne qui croule, comme un torrent qui suit son cours. Il est au sein des plaines des oasis où l'on peut aller vivre ignoré, loin des vains bruits de l'orage. C'est dans ton cœur, Max, que je me suis retirée et que je vis au milieu des vivants sans avoir rien de commun avec eux. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Saint-Julien s'assit sur les marches du tombeau.
Saint-Julien s'assit sur les marches du tombeau.
«Je suis décidée à laisser dire. Je ne me baisserai pas pour regarder si l'on a mis de la boue sur le chemin où je dois passer. Je passerai, et j'essuierai mes pieds au seuil de ta maison; et tu me recevras dans tes bras, car toi, tu sais bien que je suis pure.»
Voici la réponse de Max:
«Tu as raison, mon amie. Tu es ma femme et ma sœur, tu es ma maîtresse, mon bonheur et ma gloire. Que m'importe le reste? Je sais qui tu es et ce que tu as été pour moi depuis vingt ans; car il y a vingt ans que nous nous aimons, Quintilia! Je n'étais qu'un enfant lorsqu'on m'envoya représenter un vieillard à la cérémonie de tes noces. Tu avais douze ans, et nous étions trop petits pour monter sur le grand trône ducal qu'on avait élevé pour nous. Il fallut que le digne abbé Scipione te prît dans ses bras pour t'asseoir sur le siège de brocart; et, sans l'aimable duc de Gurck, qui était plus grand que moi, et qui dans ce temps-là ne songeait guère à être mon rival, je n'aurais pu m'asseoir à tes côtés. C'est moi qui te mis au doigt l'anneau nuptial. Ô le premier beau jour de ma vie! je ne t'oublierai jamais, et jamais je ne me lasserai de te repasser joyeusement dans ma mémoire. Que vous étiez déjà belle, ô ma petite princesse, avec vos grands yeux noirs, vos joues vermeilles et veloutées, vos cheveux bouclés sur vos épaules, et cette grande robe de drap d'argent dont vous ne pouviez traîner la queue longue, et cette immense fraise de dentelle où votre petite tête prenait des attitudes royales, tandis que votre sourire espiègle démentait toute cette gravité affectée! Savez-vous que j'étais déjà amoureux comme un fou? Ne vous souvenez-vous pas de la déclaration que je vous fis après la cérémonie, en jouant aux jonchets avec vous dans la chambre de votre gouvernante? La chère mistress White voulut m'imposer silence; mais vous prîtes un air majestueux pour lui dire: «À présent, White, je suis mariée, et personne n'a le droit de se mêler de ma conduite. Monsieur le chevalier, vous êtes mon époux, le seul que je connaisse, le seul que j'accepte et que j'aime. Si M. le duc de Monteregale s'imagine que je suis sa femme, il se trompe. On dit qu'il est vieux et laid: je le déteste. S'il vient me menacer, je lui ferai la guerre, et vous le tuerez, n'est-ce pas, chevalier?» Alors, comme mistress White, malgré l'inconvenance de ces propos, ne pouvait s'empêcher de sourire, vous lui dîtes d'un ton imposant: «De quoi riez-vous, White? N'avons-nous pas lu ensemble l'histoire de David combattant Goliath?»
«Oh! que vous étiez gentille, ma chère femme! quelle singulière petite fille vous faisiez! Sensible et mutine, caressante et irritable, bonne et colère, jouant toujours un grand rôle de reine qui semblait aller tout naturellement à votre petite personne, récitant des vers latins, improvisant des discours de réception, condamnant à mort votre perruche et lui faisant grâce avec gravité, demandant pardon à votre bonne quand vous l'aviez affligée, et l'embrassant avec les grâces insinuantes d'une petite femme. . . . . . . Je n'oublierai jamais rien de tout cela, chère amie, quoique ce soit déjà si loin, si loin!
«Évidemment on pensait dès ce temps-là à nous marier tout de bon, aussitôt que le duc de Monteregale, qu'on savait bien dès lors atteint d'une maladie mortelle, vous aurait laissée libre. Le souverain qui vous persécute, et qui, je crois, m'a fait l'honneur de me mettre au monde, voulait absolument que vos biens fussent l'apanage d'un de ses protégés. Mais qu'il est heureux pour nous que la destinée ait déjoué ses projets! Si j'étais maintenant ton mari publiquement, je serais peut-être ton maître, peut-être ton esclave. Qui sait? Que seraient devenus nos caractères dans ce conflit de volontés étrangères occupées à nous façonner selon leurs intérêts, sans se soucier de notre affection et de notre bonheur? Vois comme nous avons raison de croire à la Providence! c'est elle qui nous a séparés pour nous réunir ensuite avec toutes les conditions d'indépendance et de confiance mutuelle qui devaient assurer la durée de notre union: c'est à toi seule que je t'ai due; ou plutôt c'est à Dieu, qui, touché de mon désespoir, te gardait à moi, fidèle et sainte femme, en qui je me repose comme en lui.
«Laisse donc dire, et crois en moi! Quand l'univers se lèverait en masse pour te lapider, je saurais bien encore te défendre et te faire un rempart de mon corps. Laisse dire. N'aie jamais l'air de savoir si on dit du mal de toi. Lis les pamphlets des beaux esprits de ta cour si cela t'amuse; mais ne t'en fâche jamais, car tu aurais l'air de les avoir lus, et c'est un honneur qu'il ne faut leur faire qu'à leur insu. Agis toujours comme si tu comptais sur la justice de l'opinion; c'est la seule prudence que je t'enseignerai. Pour le reste, fais ce que tu voudras, et ne crois jamais que tu aies des explications à me donner sur quoi que ce soit. Que peut le monde sur notre bonheur? Penses-tu qu'entre ses paroles et la tienne j'hésite un instant? Qu'ai-je besoin de savoir comment tu agis avec les autres? Ne sais-je pas comment tu as agi envers moi? Depuis vingt ans que nous nous connaissons, m'as-tu dit un mot qui s'écartât de la vérité? m'as-tu fait une promesse que tu n'aies pas religieusement accomplie?
«Oh! qu'il est beau le monde que nous habitons à nous deux! nous y sommes seuls, aucune voix fâcheuse du dehors n'en trouble la délicieuse harmonie. Les flèches que d'impuissants ennemis nous lancent viennent mourir à nos pieds, et tu les regardes tomber en souriant. L'orage gronde là-bas, mais nous, retirés sur les cimes élevées, près des cieux, nous voyons les anges nous appeler au travers d'un voile d'azur, et nous entendons leurs divins concerts, auxquels nos âmes ardentes mêlent leurs pieuses inspirations, etc.»
À cette lettre, Quintilia répondait ainsi:
«Que je t'aime, mon Allemand, avec ta bonté naïve et ta poésie enthousiaste! toujours le même depuis tant d'années! Nous avons donc trouvé le secret d'être toujours amants, quoique mariés? car nous sommes mariés, sais-tu cela? moi, je n'y pense jamais, excepté quand on m'engage de la part de mes chers cousins, les princes voisins, à prendre un époux de leur choix. Alors, en songeant à l'opportunité de leurs instances et au succès probable de leurs intrigues, il me prend des accès d'une gaieté persifleuse dont plus d'un bel esprit d'ambassade s'est mordu la lèvre en temps et lieu. Oui, oui, mon enfant, nous avons bien fait de cacher notre bonheur et d'interdire l'accès de notre Eden aux profanes dont le souffle en aurait terni l'éclat. Le mariage, tel que le monde l'a fait, est le plus amer et le plus dérisoire des parjures de l'homme envers Dieu. À présent, je vois comme dans les cours et autour des princes les plus religieux serments servent aux plus viles intrigues, et je m'applaudis de ne t'avoir pas jeté au milieu de ces hommes et de ces choses-là. Tu sais à peine que tout cela existe; tu es plus heureux que moi, Max! tu ne vois pas ces turpitudes; quand tu quittes ta chère retraite, c'est pour être plus heureux encore auprès de ta femme. Moi, je les traverse, et au sein de ce monde bruyant je suis seule et triste. Mais souvent au milieu de la foule ton image m'apparaît, et, comme une céleste révélation, me remplit de force et d'espérance. Alors je songe aux jours de bonheur qui nous réunissent, et je les vois si purs, si enivrants, que je me soumets à les acheter au prix des peines et des fatigues de ma vie présente. Oh! je les achèterais au prix de mon sang, et je ne croirais pas les avoir trop payés!
«Parfois, au milieu d'un bal splendide, abrutie en quelque sorte par l'ennui de la représentation, une circonstance légère, un son, le parfum d'une fleur, me réveille et me ranime tout à coup; frappée d'une émotion inexplicable, il me semble que je viens d'entendre ta voix ou de respirer tes cheveux; je tressaille, mon cœur bat avec violence, c'est comme si j'allais mourir. Alors je m'enfuis, je m'enfonce dans l'ombre des jardins, et je vais pleurer de souffrance et de bonheur dans notre cher pavillon. Quelquefois par de violentes aspirations je voudrais franchir l'espace et suivre ma pensée qui s'élance vers toi; mon désir devient un feu qui consume ma poitrine, la force me manque. J'accuse le destin qui nous sépare; prête à renier mon bonheur, je pleure et je perds courage. Mais alors je descends dans le caveau, et, sur la tombe qu'autrefois je te fis élever, je pleure de joie et je remercie Dieu qui t'a rendu à moi. J'aime à ouvrir cette tombe vide où nous serons à jamais réunis un jour; j'aime à contempler cette boîte où j'enferme aujourd'hui nos lettres, et où je fis vœu autrefois d'enfermer mon cœur afin qu'il te restât fidèle et que mon amour fût enseveli vivant avec toi, etc.»
La lecture de ces lettres affecta Julien d'un sentiment douloureux.
«J'en ai assez vu, Monsieur, dit-il au professeur, si la princesse veut m'humilier par la comparaison qu'elle fait de mon caractère avec celui de M. Max...
—Je présume que la princesse, interrompit le professeur, ne fait aucune comparaison entre vous deux; mais écoutez le reste de cette histoire:
«Le jour du bal entomologique, le chevalier Max arriva déguisé par mes soins, et la princesse, surprise au milieu des ennuis de la diplomatie qu'elle s'efforçait en vain de couvrir par le bruit des fêtes, ne reçut jamais son époux avec tant de joie. Il fut d'abord installé comme de coutume dans ce pavillon. Mais lorsqu'elle eut compris les menaces et les prières du duc de Gurck, elle pensa qu'au lieu de cacher Max il serait peut-être bientôt nécessaire de le faire paraître. Ce n'est pas que la princesse tienne à se justifier des horribles soupçons que les cabinets de ses voisins affectent d'avoir conçus à cet égard; elle sait bien que ce sont là de misérables ruses; et, quant à l'opinion publique, elle a trop appris à ses dépens le cas qu'elle en doit faire pour plier maintenant devant elle. Mais la crainte d'une invasion l'empêchera de braver trop ouvertement le ressentiment d'un prince plus puissant qu'elle. Elle ne veut pas exposer la liberté de ses sujets pour une question d'orgueil personnel.
«Il a donc été décidé que Max cesserait de se cacher, et vivrait tranquillement à la résidence sous un nom supposé, afin de se laisser reconnaître au besoin. Peu désireux de se montrer en public, il habite un lieu retiré, et ne se montre guère autour du palais. Personne jusqu'ici n'a fait attention à lui. Quinze ans d'absence l'ont tellement changé, qu'il serait difficile qu'on le reconnût s'il ne produisait des preuves de son identité. C'est ce qu'il fera auprès du duc de Gurck. Il a existé entre eux des rapports particuliers dans lesquels le duc ne s'est pas conduit d'une manière assez honorable pour désirer que Max soit encore vivant. Il baissera le ton dès que l'époux de la princesse lui aura dit deux mots en particulier. C'est ce qui doit arriver ce soir même; car, après s'être amusée de l'arrogance de Gurck, Son Altesse commence à ne pouvoir plus la tolérer.
«Maintenant, Monsieur, que vous êtes au courant, lisez les dernières lettres que Max écrivait, il y a peu de jours, à Son Altesse:
«Sais-tu, ma chère enfant, que l'on cause beaucoup sur ton compte, et que de grands seigneurs, si humbles et si flexibles devant toi aux lumières du bal, tiennent des propos impertinents dans les allées sombres de ton jardin? Comme ils ont peu de méfiance du pavillon, ils viennent souvent s'asseoir dans l'obscurité sur les bancs qui l'entourent, et, séparé d'eux par les persiennes du petit salon, j'entends leurs fades quolibets. Dieu me préserve de te les répéter et de te nommer les sots qui les inventent! Si, les croyant tes amis, tu le confiais à eux, mon devoir serait de t'éclairer sur leur compte; mais je sais le cas que tu fais d'eux tous, et je n'en fais pas plus de leurs discours que toi de leur personne.
«Il faut pourtant que je te fasse part d'une observation qui m'est venue en écoutant gloser sur ton entourage et tes habitudes. On dit que tes secrétaires intimes, tes écuyers et tes pages sont tes amants. Eh bien! moi, j'ai bien autre chose à te reprocher, à propos de tes écuyers et de tes pages! je trouve que tu ne les traites pas assez comme des hommes. Tu les choisis beaux et bien faits, et tu ne mettrais pas plus de soin à acheter un cheval qu'à enrôler un serviteur. Tu leur donnes des fonctions et des habits d'homme, mais tu leur fais jouer un rôle de lévrier; ils courent devant toi ou dorment à tes pieds comme de vrais petits chiens, et tu n'y fais pas plus attention que s'ils n'étaient pas de la même espèce que toi et moi.
«Cela n'est pas bien, ma chère femme. Tu n'es pas orgueilleuse, je le sais; tu n'agis ainsi que par simplicité et par étourderie. Mais tu es imprudente et cruelle peut-être sans le savoir. Songes-tu bien que ces hommes-là sont jeunes, qu'ils sont capables d'ambition et d'amour? Si, dans l'espérance d'atteindre à une condition plus élevée, ils supportent le ridicule de leur condition présente, voilà des gens que tu avilis ou que tu aides au moins à s'avilir eux-mêmes. Si c'est par affection pour toi qu'ils se soumettent à tous tes petits caprices, songes-tu bien qu'il faut reconnaître cette affection par la tienne ou passer pour ingrate? Tu es douce envers eux, je le sais, tu ne les humilies ni par tes paroles ni par tes manières. Tu les combles de présents, et tu flattes tous leurs goûts avec prodigalité. Ils doivent t'adorer, Quintilia; car je sais combien tu mets de délicatesse et de grâce dans toutes tes relations. Mais ne pense pas que ce soit assez pour les rendre heureux, s'ils te chérissent comme ils le doivent. Tes douces paroles et tes aimables sourires, s'ils ont un peu de sérieux dans l'esprit et de fierté dans l'âme, ne peuvent les consoler de la continuelle mascarade à laquelle tu les condamnes. Tu exposes leur cœur à bien des dangers; ils sont jeunes, imprévoyants, avantageux peut-être; tu les attires vers toi, tu les admets à ton intimité, tu leur montres naïvement tout ce caractère extérieur de bonhomie, de gaieté et de folle camaraderie qui ferait tourner la tête à maître Cantharide lui-même si l'amour des insectes ne le retenait au fond du pavillon à l'abri de tes séductions innocentes; et quand les pauvres fous se sont flattés d'avoir au moins ta confiance, ils s'aperçoivent que tu ne leur as montré que ton vêtement. Ils s'effraient de ne pas connaître le mystère de ta destinée. Ils se demandent si tu es un ange ou un démon, un de ces rochers de glace que le soleil ne fond jamais, ou un de ces torrents fougueux qui tombent à grand bruit, dévastant tout ce qui s'oppose à leur course fantasque et terrible. Alors, Quintilia, ces hommes, s'ils sont méchants, deviennent tes ennemis. C'est là le moindre inconvénient à mes yeux; tes ennemis n'existent pas pour moi. Mais si ces hommes sont bons, ils deviennent malheureux. C'est ce qui est arrivé à Saint-Julien. Crois-moi, il t'aime; que ce soit d'amour ou d'amitié, il t'aime assurément, et il souffre d'être si bien traité et si peu aimé; car, d'après ce que tu m'as dit de lui, c'est un homme délicat et intelligent. Ne joue pas avec son repos, ma chère amie; explique-toi avec lui; si tu as pour lui plus de confiance et d'estime que pour les autres, ne le lui laisse pas ignorer. Si tu n'en fais pas plus de cas que de Galeotto ou de ta chevrette, ne lui laisse pas concevoir des espérances funestes; car ton cœur est à moi, je le sais, et ma pitié pour les autres ne va pas jusqu'à vouloir partager avec eux, au moins!»
Réponse:
«Nous nous sommes si peu vus hier soir que je n'ai pas eu le temps de m'expliquer avec toi complètement sur le compte de Saint-Julien. Voici une heure dont je puis disposer pour t'écrire, tandis que Saint-Julien lui-même griffonne autre chose sous ma dictée. Je veux te tirer d'inquiétude à ce sujet, afin de n'avoir plus à te parler ce soir que de toi.
«D'abord il faut que je convienne que j'ai peut-être des torts envers les autres. Je suis bien étourdie et souvent bien égoïste dans mon ennui et dans mes amusements. Cela vient de ce que je vis toujours seule au milieu de tous, n'aimant qu'un souvenir, ne contemplant qu'une forme absente, et ne pouvant partager les impressions de ceux qui vivent à mes côtés. Quand je sors de mes rêveries pour tomber au milieu d'eux dans la réalité, je suis comme une somnambule qui fait des choses bizarres et inattendues dans un état qui n'est ni la veille ni le sommeil. On m'accuse d'être très-fantasque, et vraiment je vois bien que cela est. J'ai mille caprices qui s'évanouissent avant d'être satisfaits. Dans les efforts que je fais pour chasser ma tristesse ou ma joie intérieure, je semble brusque et froide à ceux qui tout à l'heure me trouvaient expansive et douce. J'essaierai de me corriger, je te le promets. Mais j'aurai bien de la peine à être comme tout le monde, à m'apercevoir à toute heure de ce qui se passe autour de moi, à prévoir les inconvénients de chaque chose, à éviter le danger pour moi ou pour autrui. Il en est un que je ne puis jamais craindre, c'est celui d'être distraite de toi; et cette grande sécurité où je vis pour moi-même, cette confiance que j'ai dans ma force contre tout ce qui n'est pas toi, me rend insensible en apparence aux souffrances des autres. C'est que je ne vois pas, c'est que je ne comprends pas ce qu'ils disent, ce qu'ils font et ce qu'ils pensent; c'est que je ne sais moi-même ni ce que je dis ni ce que je fais en pensant à toi. Oui, cela est de l'égoïsme. Tu as raison de me gronder, j'aviserai à mieux réfléchir.
«Mais, pour le moment, je crois qu'il y a peu de mal de fait, s'il y en a. Ceux qui pouvaient devenir mes ennemis ou mes victimes sont éloignés. Je n'ai autour de moi que la Gina, que j'aime et qui le mérite, Galeotto et Saint-Julien. Le Galeotto, pour commencer, est, je t'assure, de la véritable espèce des chiens savants. Je ne suis point injuste, et il ne faut pas me dire que je me trompe ou que je lui fais injure en le traitant comme tel. C'est un petit être sans cœur et sans tête, joli, bien peigné, plein de caquet, de bons petits mots, équivalant à la danse des roquets sur leurs pattes de derrière. Il n'aime personne, ni moi, ni la Ginetta, qui cependant, je crois, l'aime un peu plus que son confesseur ne le lui a permis. Il aime les bonbons, les rubans, les plumes, la danse, les feux d'artifice, les chevaux barbes, les bagues de pierreries et les compliments. Je l'ai pris pour sa jolie personne, j'en conviens. Serait-il convenable que le manteau ducal de Mon Altesse fût porté par un nain difforme ou par un négrillon? C'était la mode autrefois, mais c'était une vilaine mode. J'ai horreur des monstres, j'aime à m'entourer de belles choses et de beaux visages. J'aime le luxe en tout, j'aime les beaux appartements, les beaux costumes, les beaux chiens, les beaux pages, les belles fleurs, les belles pipes, les parfums, la musique, le beau temps, les grandes fêtes, tout ce qui flatte les sens d'une manière noble. En cela je tiens du Galeotto; mais j'ai de plus que lui une tête et un cœur, et je mêle le goût des arts à mes fantaisies. Tu aimes cela en moi, et tu t'amuses quelquefois un jour entier à me dessiner un costume de bal. Aussi tu en as toujours l'étrenne. Quel plaisir de le tirer pour la première fois de son coffre, et de te recevoir au pavillon dans mon plus bel attirail de reine! Tu me regardes avec tant de plaisir, il te passe par la tête tant d'amour, de fantômes, de poésie et de délire quand tu me possèdes à toi seul, dans tout l'éclat de ma richesse et de ma coquetterie! car je suis coquette, tu le sais, et je ne le nie pas. Mais je ne montre à la foule que la parure dont tu as joui avant elle, et la foule qui m'admire n'a même en cela que ton reste.
«Mais me voici loin de Galeotto. Je te disais donc et je te répète que celui-là n'a rien à craindre auprès de moi, et vivra, tant que je voudrai, de pralines et de bouts rimés.
«Quant à Julien, c'est autre chose. Celui-là aussi, je l'ai choisi sur sa bonne mine; mais comme j'ai trouvé en lui plutôt l'expression d'une âme noble que l'éclat d'une beauté d'apparat, j'en ai fait non un page, mais un secrétaire intime, c'est-à-dire un agréable compagnon d'études, un ami sincère et une espèce de confident de mes projets philosophiques, littéraires, scientifiques, politiques, etc.; car que n'ai-je pas dans la tête? Et tu travailles sans cesse à agrandir le cercle où mon âme avide s'élance, n'aimant que toi dans toute cette création, que j'aime à cause de toi!
«J'aime et j'estime Saint-Julien, sois en sûr. Je ne joue pas avec son repos, j'en serais désespérée. Je sais qu'il m'aime plus que ne voudrais. Cela s'est fait je ne sais comment; car je croyais ne lui avoir montré de mon caractère que ce qui devait établir entre lui et moi une amitié virile. Le mal est arrivé. Je tâcherai de le réparer et de lui faire comprendre ce qu'il peut et doit espérer et connaître de moi. Malheureusement il se mêle dans son amour des idées de blâme et de soupçon que je répugne à combattre moi-même. Nous verrons. Il faudra peut-être que tu m'aides; nous en reparlerons. Adieu jusqu'à ce soir. Aime-moi, Max, aime-moi telle que je suis, aime mes défauts et mes travers. Si tu en avais, je les aimerais.»
Le billet suivant, plus récemment daté que les précédents, était le dernier de la collection.
«Ma chère femme, puisque je ne puis te voir avant cette nuit, je veux t'écrire un mot tout de suite. Julien m'a ouvert son cœur: il t'aime passionnément; mais on a troublé son esprit de mille contes absurdes et odieux. Je lui ai conseillé de rester près de toi et de tâcher de changer son amour en une douce et bienfaisante amitié. Seconde ses efforts, sois indulgente et bonne avec lui. Ne te fâche pas si dans les commencements son langage ressemble plus à la passion qu'au sentiment. C'est un enfant, mais un enfant excellent, dont il faudrait fortifier l'esprit et tranquilliser l'âme. Je désire que tu le gardes et qu'il te soit un ami fidèle. Tu as tant d'esprit et de bonté, que tu peux certainement le guérir et le convaincre. Mais, écoute, chasse de ta maison à l'heure même ton petit page Galeotto, comme le plus venimeux aspic qui se soit jamais caché sous les fleurs. Chasse-le tout de suite, je t'en dirai la raison ce soir. Je crains que la Ginetta ne soit coupable aussi de quelque légèreté envers toi. Il y a une sotte histoire de montre et d'horloger à laquelle je ne comprends rien, et que je ne veux pas même te raconter avant d'avoir pris des informations à ce sujet. Les discours de Julien m'ont prouvé que la Gina t'es dévouée sincèrement, et que sa discrétion sur ce qui nous concerne est à toute épreuve. Mais la coquetterie de cette petite n'est peut-être pas sans inconvénients, et tu feras bien, si ce que je présume se confirme, de la gronder fort... et de lui pardonner. À ce soir.
Spark.»
«Maintenant nous avons fini, Monsieur, dit le professeur; veuillez me suivre.
—Où dois-je vous suivre, Monsieur? dit Julien. Après tout ce que je viens de lire, je vois qu'à beaucoup d'égards j'ai été la dupe des plus sots mensonges et des plus absurdes préventions. Je ne puis plus croire à une vengeance indigne de Quintilia. Menez-moi vers elle, Monsieur, ou plutôt laissez-moi sortir d'ici. Je courrai me jeter à ses pieds, j'obtiendrai mon pardon...
—Monsieur, répondit maître Cantharide, dans une heure vous serez libre; la princesse doit se rendre ici avec le duc de Gurck avant le feu d'artifice; vous pourrez la voir lorsqu'elle sortira. En attendant, venez avec moi; je compte que vous n'aurez pas la désobligeance de me refuser.
Saint-Julien suivit le professeur; il espérait se débarrasser de lui dans le jardin; mais, en traversant les allées que l'on commençait à illuminer, il vit qu'il était suivi de près par les quatre hommes qui l'avaient emmené. Il fallait se résigner et obéir de bonne grâce aux volontés obséquieuses du professeur.
On le fit entrer au palais par de petits escaliers. Il se flatta alors qu'on allait le reconduire à son appartement, et l'y tenir prisonnier jusqu'à son explication avec Quintilia. Il en tirait un bon augure; mais, à sa grande surprise, on le fit entrer dans les appartements de la princesse, et le professeur, l'ayant accompagné jusqu'au cabinet de travail, lui remit une petite clé en lui disant:
«Veuillez ouvrir le coffre de sandal et prendre connaissance des papiers qu'il contient.
Puis il le salua profondément, et sortit après l'avoir enfermé à double tour dans le cabinet. Saint-Julien jeta la clé par terre avec dépit.
—Et que m'importe à présent? s'écria-t-il. Qu'ai-je besoin de vous respecter, si vous ne songez plus avec moi qu'à vous faire craindre! Ô Quintilia! votre orgueil m'a perdu! Pourquoi m'avez-vous traité comme un ancien ami, moi qui ne vous connaissais pas? Max mérite tout votre amour par sa confiance; mais à quel autre avez-vous donné le droit de croire ainsi en vous sans être ridicule? Hélas! il eût fallu vous deviner!... Vous avez été trop exigeante, en vérité; mais vous deviez vous douter de l'affection qui, en dépit de mes soupçons, vivait toujours au fond de mon cœur! Cette haine, cette soif de vengeance, cette folie qui m'a porté au crime, n'étaient-ce pas les conséquences d'une passion violente?... Suis-je seul ici? n'êtes-vous pas cachée derrière une cloison pour voir et entendre ce que je fais? Quintilia, m'écoutez-vous? Eh bien! écoutez-moi, écoutez-moi, je suis un misérable!... Je suis au désespoir!...»
Julien n'en put dire davantage; il se laissa tomber sur une chaise et fondit en larmes. Aucun bruit, aucun mouvement ne répondit à ses sanglots. Seul dans la demi-clarté que jetait la lampe d'albâtre, il promenait ses regards mornes sur ce cabinet qui lui rappelait de si heureux jours. C'est là qu'il avait passé le seul beau temps de sa vie. C'est là que pendant six mois il s'était abandonné aux douceurs d'une amitié si sainte et d'une admiration si fervente. Mais combien de souffrances et d'agitations! quel siècle de peines et d'événements le séparait déjà de cet heureux souvenir! Combien d'injures, de colères et d'injustices s'étaient accumulées sur sa conscience depuis un mois, un mois fatal, plus rempli à lui seul de soucis et de tergiversations que toutes les années de sa vie! «Mais que lui dirai-je pour m'excuser? pensait-il. Comment pourrai-je lui faire oublier la plus grossière insulte qu'un homme puisse faire à une femme de cœur?...»
Dans ses perplexités, il lui vint à l'esprit de se conformer aux ordres de Quintilia en lisant les papiers renfermés dans le coffre. Peut-être y trouverait-il une lettre de la princesse pour lui, et cette idée le fit tressaillir d'impatience. Il courut au coffre et prit connaissance de toutes les lettres qu'il contenait. Il ne s'y trouvait pas une ligne pour lui.
Le biographe de la princesse Quintilia, qui nous a transmis les documents relatifs au chevalier Max, n'a jamais pu nous fournir de renseignements précis sur les papiers qu'elle conservait dans son secrétaire. Saint-Julien ne s'est point expliqué à cet égard. Il a dit seulement quelle impression avait produite sur lui cette lecture. Tout nous porte à croire que c'était une collection de lettres autographes adressées à la princesse. Saint-Julien reconnut dans plusieurs de ces lettres l'écriture de Lucioli, avec laquelle il avait eu souvent l'occasion de se familiariser.
Quand il eut refermé le secrétaire, il cacha son visage dans ses mains et resta absorbé dans ses pensées. Puis il le rouvrit et écrivit à la princesse ce qui suit:
«Un témoignage manquait à ceux-ci, et je vais vous le fournir de bonne grâce. À genoux dans votre appartement, seul, et le cœur brisé de remords, je déclare que j'ai été infâme envers vous, que j'ai payé vos bienfaits de la plus noire ingratitude. Il me serait facile de faire comme tous ceux dont l'écriture compose ce recueil, c'est-à-dire de me soumettre à une disgrâce méritée, et de me consoler en disant tout bas à l'oreille de tout le monde que j'ai été votre amant. Tous ceux-là l'ont dit, sans s'inquiéter des preuves du contraire qu'ils vous laissaient entre les mains. Ils savaient bien que vous répugneriez à vous en servir, que vous étiez au-dessus du soupçon dans l'esprit de quelques-uns, et que vous ne feriez pas assez de cas des autres pour vous disculper auprès d'eux. Ainsi, ils vous ont impunément calomniée, et ils ont eu le monde pour les croire, pour les féliciter ou les plaindre aux dépens de votre honneur. J'ai été plus criminel qu'eux tous; mais je ne serai pas vil. Je ne répondrai pas par un lâche sourire à ceux qui me demanderont ce qui s'est passé entre vous et moi pendant six mois de tête-à-tête. Je leur dirai: «Allez demander à Quintilia quel témoignage de ma gloire elle a entre les mains. Recevez-le, ce témoignage, Madame, comme une expiation de mon forfait, comme le cri d'une conscience déchirée. Vous m'aviez accordé la chaste protection d'une sœur, et je vous en ai récompensée par l'insulte et l'outrage. Je mérite tous les châtiments que vous voudrez m'infliger; mais je ne crois pas qu'il en existe un plus humiliant et plus atroce que celui que je m'inflige moi-même en signant cet écrit: Louis De Saint-Julien.»
Louis, ayant posé ce papier sur les autres, ferma le coffre de sandal et se promena dans la chambre avec agitation. Le hamac suspendu au milieu, la lampe blême et triste, l'éventail de plumes de paon oublié à terre à côté d'une pantoufle brodée d'argent, un reste de parfum répandu dans l'air, minuit qui sonnait à l'horloge du palais, tout rappelait à Saint-Julien le moment fatal où son erreur l'avait porté à une tentative odieuse. Avec ses remords et son désespoir, son amour se rallumait plus profond et plus grave. Il se jeta à genoux auprès du hamac, et baisa la pantoufle comme une relique; puis il recommença à parler avec véhémence.
«N'y a-t-il personne ici pour me plaindre? s'écria-t-il; car je suis encore plus malheureux que coupable. Oh! voyez, voyez mes larmes; croyez-vous qu'elles ne soient pas sincères? Quintilia, si vous m'entendez, prenez pitié de moi! Gina, Gina, n'êtes-vous pas là quelque part? ne voulez-vous pas intercéder pour moi? Vous êtes bonne, vous! Et vous, Max! vous qui êtes heureux, ne serez-vous pas généreux avec moi, ne me pardonnerez-vous pas, pour qu'elle me pardonne, votre Quintilia, votre femme? Ah! je l'aime! oui, je l'aime avec passion; mais je vous aime aussi et je ne suis pas jaloux; je souffre, je pleure, voilà tout... Vous ne pouvez pas m'en vouloir, vous savez que j'étais fou; vous avez vu ce que je souffrais, vous étiez mon ami alors! ne l'êtes-vous plus? Spark, où êtes-vous? J'espère en vous! Qu'on me dise où est Spark, cet homme si bon et si vrai! qu'on me laisse aller vers lui; Spark! Spark!»
Las de secouer la porte inflexible et d'invoquer les murailles silencieuses, Julien se laissa tomber épuisé auprès de la fenêtre entr'ouverte. Il y avait encore bal cette nuit-là. Une apparente réconciliation ayant eu lieu entre la princesse et M. de Gurck, cette fête devait clore le mois consacré aux plaisirs. Saint-Julien vit le grand corps de bâtiment qui donnait sur la Célina resplendissant de lumières; les sons de l'orchestre arrivaient jusqu'à lui, et, de l'aile obscure où il se trouvait alors, il pouvait voir passer et repasser devant les vastes fenêtres de la salle de danse les robes brillantes et les têtes empanachées. Deux ou trois fois il lui sembla reconnaître le costume grec que la princesse portait souvent. La vue de cette fête insouciante aigrit tellement sa douleur, qu'il résolut de sortir de son inaction, dût-il briser les portes.
Mais la consigne venait apparemment d'être levée; car la première porte qu'il toucha n'offrit plus aucune résistance, et il se trouva seul dans les corridors faiblement éclairés. Il courut au hasard, rencontra des figures qu'il vit à peine, essaya de pénétrer dans le bal, et fut repoussé parce qu'il n'était pas en toilette. Alors il descendit précipitamment le grand escalier, et s'arrêta en voyant la Ginetta sur la dernière marche. Elle avait un costume éblouissant, et, gracieusement appuyée sur un grand vase de jaspe rempli de lis jaunes, elle écoutait, en jouant avec son éventail, les fadeurs de cinq ou six hommes.
Julien, pâle, les cheveux et les vêtements en désordre, s'élança au milieu de ce groupe, et, s'adressant à Gina, lui dit avec agitation: «Mademoiselle, ayez la bonté de m'accorder un instant...» Mais la Gina, l'ayant regardé d'un air froid et dédaigneux, passa son bras sous celui d'un des cavaliers qui l'entouraient, et s'éloigna sans lui répondre, en murmurant à demi-voix quelques paroles; il crut entendre le mot de matto accolé à son nom. Les jeunes gens qui s'en allaient avec elle se retournèrent plusieurs fois pour regarder Julien. Indigné de ces manières insultantes, il n'osait pourtant en demander raison; car l'idée que sa folie était le sujet de toutes les conversations, et qu'il ne pouvait plus faire un pas sans être traité avec ironie ou avec mépris, l'écrasait de honte et de crainte. Il se sentait défaillir; mais, rassemblant toutes ses forces, il se mit à courir dans le jardin, espérant trouver quelqu'un qui le prendrait en pitié. Le jardin lui sembla d'abord presque désert. Bientôt il s'aperçut que des groupes inquiets et curieux se répandaient dans les endroits sombres, et particulièrement vers la partie où était situé le pavillon. Alors il se rappela que la princesse devait y conduire le duc de Gurck pour le mettre en présence de Max, et il se décida à demander à la première personne qu'il rencontra si la princesse était toujours dans la salle de bal. Le personnage auquel il s'adressa n'était rien autre que le gracieux Lucioli. En le reconnaissant, Julien, qui l'avait toujours détesté, fut prêt à lui tourner le dos sans attendre sa réponse. Mais, au lieu de l'air insolent que Lucioli prenait ordinairement de préférence avec Julien, il lui présenta la main et s'informa de sa santé avec beaucoup de courtoisie. «La signora Gina nous a dit que depuis trois jours vous étiez au lit avec la fièvre, et, à voir votre pâleur, je croirais assez que vous n'êtes pas guéri.»
—Voulez-vous me faire jouer la scène de Basile chez Bartholo dit Julien avec aigreur. N'allez-vous pas dire que je sens la fièvre? Dites-moi, de grâce, si la princesse est au bal?
—Elle vient de sortir, mon cher monsieur, et vous devinez avec qui?
—Non, en vérité!
—Avec quel autre que le favori du jour, le duc de Gurck?
—Vraiment? dit Julien d'un ton moqueur et méprisant, dont Lucioli ne se fit pas l'application.
—Que voulez-vous, mon cher comte! reprit-il en baissant la voix; la faveur des princes et surtout celle des princesses, est un brillant météore qui ne fait que luire et s'effacer. Nos yeux ont vu cette lumière, et ils l'ont perdue, n'est-il pas vrai? Vous et moi, heureux hier, disgraciés aujourd'hui, nous pourrions prédire à Gurck ce qui lui arrivera demain; mais qu'importe? Ne faut-il pas que chacun ait part aux rayons du soleil? Mais vous prenez les choses trop au sérieux, mon cher comte; vous êtes défait comme un spectre. Eh! que diable! regardez-moi, mon cher, on ne meurt pas de ces choses-là.
Saint-Julien venait de voir apparemment dans les papiers de la princesse des documents très-contraires à cette prétention de Lucioli; car il fut indigné de son impudence, au point de se demander s'il ne ferait pas bien de le souffleter. Mais, en se rappelant sa propre conduite, il fut accablé de l'idée qu'il était encore plus coupable, et il se contenta de lui tourner le dos.
À quelques pas de là, il vit un groupe d'Autrichiens, et s'y mêla dans l'obscurité.
«Je vous dis que nous voici au dénouement, disait l'un d'eux en mauvais français; la petite princesse s'humanise avec nous; il était temps, l'opinion se révoltait contre elle dans sa propre cour; M. de Shrabb avait pris des mesures pour qu'on ne parlât pas d'autre chose depuis huit jours; le scandale grondait sourdement, et il l'aurait fait éclater si la princesse n'eût entendu raison et promis une satisfaction complète au duc.—Mais, dit un autre interlocuteur, fera-t-elle apparaître Max dans un miroir magique? Le professeur Cantharide aura-t-il le pouvoir de dire à Lazare: Levez-vous?—Et si le mort ne ressuscite pas, dit un troisième, en quoi consistera la satisfaction promise à M. de Gurck?»