—Galeotto, dit Saint-Julien en cédant d'un air tout rêveur à ses instigations, je vous avoue que, s'il en est ainsi, cette cour n'est pas trop de mon goût. Vous êtes spirituel, brillant; cette vie doit vous plaire. D'ailleurs, vous n'avez pas encore atteint l'âge où la nécessité d'un rôle plus sérieux se fait sentir. Vous avez bien déjà la fierté d'un homme; mais vous avez encore l'heureuse légèreté d'un enfant. Pour moi, je suis déjà vieux; car j'ai l'humeur mélancolique, le caractère nonchalant. Une vie de fêtes ne me convient guère; je ne sais pas plaire aux femmes; j'aimerais mieux vivre à la manière d'un homme.
—Admirable princesse! s'écria Galeotto en lui boutonnant son pourpoint de velours noir.
—Je ne voudrais pas plus que vous porter un mousquet sur un bastion et fumer dans un corps de garde, continua Julien; je ne me sens pas fait pour cette vie rude, ennemie du développement de l'intelligence.
—Sublime bon sens de Son Altesse! reprit le page en lui attachant au-dessus du genou une jarretière d'argent ciselé.
—Mais je voudrais, continua Saint-Julien, pouvoir accomplir ici quelque travail utile, et avoir le droit de consacrer à l'étude mes heures de loisir.
—Vive son Altesse Sérénissime! s'écria le page.
—Qu'avez-vous donc à plaisanter ainsi? dit Julien. Vous ne m'écoutez pas.
—Parfaitement, au contraire, répondit l'enfant; et si je me récrie en vous écoutant, c'est de voir que Son Altesse vous connaisse déjà si bien. Tout ce que vous me dites là, elle me l'a dit hier soir; et vous pensez bien qu'après vous avoir si nettement jugé, elle a trop d'esprit pour vous détourner de votre vocation. Tout ce que vous désirez, elle vous l'a préparé; elle est entrée dans le fond de votre cerveau par la prunelle de vos yeux, elle a saisi votre âme dans le son de votre voix. Attendez quelques jours, et si vous n'êtes pas content de votre sort, il faudra vous aller pendre, car c'est que vous aurez le spleen. En attendant, regardez-vous, et dites-moi si le choix de ce vêtement ne révèle pas chez notre souveraine le sentiment de l'art et de l'intelligence du cœur.
—Je vois que vous êtes très-ironique, dit Julien en se regardant sans se voir; moi, ce n'est pas mon humeur.
—Seriez-vous susceptible?
—Peut-être un peu, je l'avoue à ma honte.
—Vous auriez tort; mais, sur mon honneur! je ne raille pas. Regardez-vous; je sors pour ne pas vous intimider.»
Le nonchalant Julien resta debout devant sa glace sans penser à suivre le conseil du page. Peu à peu, il s'examina avec répugnance d'abord, puis avec étonnement, et enfin avec un certain plaisir. Ce pourpoint noir, cette large fraise blanche, ces longs cheveux lisses et tombant sur les tempes, allaient si parfaitement à la figure pâle, à la démarche timide, à l'air doux et un peu méfiant du jeune philosophe, qu'on ne pouvait plus le concevoir autrement après l'avoir vu vêtu ainsi. Saint-Julien ne s'était jamais aperçu de sa beauté. Aucun des rustiques amis qui avaient entouré son enfance ne s'en était avisé; on l'avait, au contraire habitué à regarder la délicatesse de sa personne comme une disgrâce de la nature et comme une organisation assez méprisable. Pour la première fois, en se voyant semblable à un type qu'il avait souvent admiré dans les copies gravées des anciens tableaux il s'étonna de ne point trouver sa ténuité ridicule et sa gaucherie disgracieuse. Une satisfaction ingénue se répandit sur sa figure et l'absorba tellement, qu'il resta près d'un quart d'heure en extase devant lui-même, s'oubliant complètement, et prenant la glace où il se regardait, dans son immobilité contemplative, pour un beau tableau suspendu devant lui.
Deux figures épanouies qui se montrèrent au second plan détruisirent son illusion. Il s'éveilla comme d'un songe, et vit derrière lui le page et la Ginetta, qui l'applaudissaient en riant de toute leur âme. Un peu confus d'être surpris ainsi, le jeune comte s'adossa à la boiserie de sa chambre, et, se croisant les bras, attendit que leur gaieté se fût exhalée; mais son regard triste et un peu méprisant ne put en réprimer l'élan. Le page sauta sur le lit en se tenant les flancs, et la Ginetta se laissa tomber sur un carreau avec la grâce d'une chatte qui joue.
Mais, se levant tout à coup et croisant ses bras sur sa poitrine, elle s'adossa à la boiserie, précisément en face de Julien, et dans la même attitude que lui. Puis elle le regarda du haut en bas avec une attention sérieuse.
Se tournant ensuite vers le page, elle lui dit d'un ton grave: «Seulement la jambe un peu grêle et les genoux un peu rapprochés; mais ce n'est pas disgracieux, tant s'en faut.»
Saint-Julien, très-piqué de leurs manières, se sentait rougir de honte et de colère lorsqu'on entendit sonner onze heures. Le page et la soubrette, tressaillant comme des lévriers au son du cor, le saisirent chacun par un bras en s'écriant: «Vite, vite, à notre poste!» et avant qu'il eût eu le temps de se reconnaître, il se trouva dans la chambre de la princesse.
Quintilia était étendue sur de riches tapis et fumait du latakié dans une longue chibouque couverte de pierreries. Elle portait toujours ce costume grec qu'elle semblait affectionner, mais dont l'éclat, cette fois, était éblouissant. Les étoffes de soie des Indes à fond blanc semé de fleurs étaient bordées d'ornements en pierres précieuses; les diamants étincelaient sur ses épaules et sur ses bras. Sa calotte de velours bleu de ciel, posée sur ses longs cheveux flottants, était brodée de perles fines avec une rare perfection. Un riche poignard brillait dans sa ceinture de cachemire. Un jeune axis apprivoisé dormait à ses pieds, le nez allongé sur une de ses pattes fluettes. Appuyée sur le coude, et s'entourant des nuages odorants du latakié, la princesse, fermant les yeux à demi, semblait plongée dans une de ces molles extases dont les peuples du Levant savent si bien savourer la paisible béatitude. La Ginetta se mit à lui préparer du café, et le page à remplir sa pipe, qu'elle lui tendit d'un air nonchalant, après lui avoir fait un très petit signe de tête amical. Julien restait debout au milieu de la chambre, éperdu d'admiration, mais singulièrement embarrassé de sa personne.
Quintilia, soufflant au milieu du nuage d'opale qui flottait autour d'elle, distingua enfin son secrétaire intime, qui attendait craintivement ses ordres. «Ah! c'est toi, Giuliano? dit-elle en lui tendant sa belle main; es-tu bien dans ton nouvel appartement? Trouves-tu que j'aie été un bon factotum dans ton petit palais? À ton tour, tu auras bien des choses à faire dans le mien: mais nous parlerons de cela demain. Aujourd'hui je te présente à mes courtisans; songe à faire bonne contenance. Voyons; ton costume? marche un peu. Comment le trouves-tu, Ginetta?
—Je suis absolument de l'avis de Votre Altesse.
—Et toi, Galeotto?
—Si mademoiselle n'avait rien dit, j'aurais dit quelque chose; mais ne trouve rien de plus spirituel à répondre que ce qu'elle a trouvé.
—Ginetta, dit la princesse, je vous défends de tourmenter Galeotto. D'ailleurs, ajouta-t-elle en voyant l'air triste et contraint de Saint-Julien, ces enfantillages ne sont pas du goût de M. le comte, et il vous faudra, avec lui, brider un peu votre folle humeur.
—Madame, dit Julien, qui craignait de jouer le rôle d'un pédant, laissez, je vous en prie, leur gaieté s'exercer à mes dépens; je suis un paysan sans grâce et sans esprit, leurs sarcasmes me formeront peut-être.
—C'est notre amitié qui prendra ce soin, dit Quintilia. Mais, dis-moi, enfant, tu ne m'as pas conté ton histoire, et je ne sais pas encore par quelle bizarrerie du destin monsieur le comte de Saint-Julien m'a fait l'honneur de me suivre en Illyrie. Je gagerais qu'il y a là-dessous quelque aventure d'amour, quelque grande passion de roman, contrariée par des parents inflexibles; tu m'as bien l'air d'être venu à moi par-dessus les murs. Voyons, Ragazzo, quelle escapade avez-vous faite? pour quelle dette de jeu, pour quel grand coup d'épée, pour quelle fille enlevée ou séduite avez-vous pris votre pays par pointe?»
En parlant ainsi, elle posa son pied chaussé d'un bas de soie bleuâtre lamé d'argent sur le flanc de sa biche tachetée, et, tout en prenant sa chibouque des mains du page, elle le baisa au front avec indolence.
Cette familiarité ne troubla nullement Galeotto, qui semblait tout à fait dévoué à son rôle d'enfant; mais elle fit monter le sang au visage du timide Julien.
«Voyons, dit la princesse sans y faire attention; nous avons encore une heure à attendre l'ouverture du cérémonial; veux-tu nous raconter tes aventures?
—Hélas! Madame, répondit Julien, il vaudrait mieux m'ordonner de vous lire un conte des Mille et une Nuits ou un des romanesques épisodes de Cervantès; ce serait plus amusant pour Votre Altesse que les obscures souffrances d'un héros aussi vulgaire et d'un conteur aussi médiocre que je le suis.
—Je crois comprendre ta répugnance, Giuliano, reprit la princesse; tu crains d'être écouté avec indifférence: tu te trompes; il ne s'agit pas pour moi de satisfaire une curiosité oisive; je voudrais lire jusqu'au fond de ton cœur, afin d'éclairer mon amitié sur les moyens de te rendre heureux. Si tu doutes de l'intérêt avec lequel nous allons t'entendre, attends que la confiance te vienne. C'est à nous de savoir la mériter.
—Je serais un sot et un ingrat, répondit Julien, si je doutais de la bienveillance de Votre Altesse après les bontés dont elle m'a comblé; je crois aussi à l'amitié de mon jeune confrère, à la discrétion de la signora Gina. D'ailleurs il n'y a point de piquants mystères dans mon histoire, et les malheurs domestiques dont j'ai souffert ne peuvent être aggravés ni adoucis par la publicité.»
Galeotto prit la main de Julien et le fit asseoir sur le tapis, entre lui et l'axis favori. Le jeune comte raconta son histoire en ces termes:
«Je suis né en Normandie, de parents nobles, mais ruinés par la révolution du siècle dernier. Ma mère, en partant pour l'étranger, fut heureuse de pouvoir confier mon éducation à un prêtre à qui elle avait rendu d'importants services dans des temps meilleurs, et qui, par reconnaissance, se chargea de moi. J'avais six ans quand on m'installa au presbytère dans un riant village de ma patrie. Le curé était encore jeune, mais c'était un homme austère et fervent comme un chrétien des anciens jours. Intelligent et instruit, il se plut à étendre le cercle de mes idées aussi loin qu'il est possible de le faire sans dépasser les limites sacrées de la foi. Il jugeait toutes les choses humaines avec sévérité, mais avec calme. Ses principes étaient inflexibles, et l'extrême pureté de sa conscience lui donnait le droit d'être ferme et absolu avec les méchants. Il était peu susceptible d'enthousiasme, si ce n'est lorsqu'il s'agissait de flétrir le vice par des paroles véhémentes et de repousser l'hypocrite ostentation des faux dévots.
«Malgré cette noble sincérité et l'horreur qu'il éprouvait pour tout machiavélisme religieux, cet homme respectable était peu compris et peu aimé. On l'accusait de manquer de tolérance, et on le confondait avec les fanatiques qui, sous la robe du lévite, recèlent la haine et l'aigreur jalouse des cœurs froissés. Mais on était injuste envers lui, je puis l'affirmer. C'était le plus chaste et en même temps le moins chagrin des prêtres. La fermeté, l'esprit d'ordre et l'amour de la justice, qui étaient les principaux traits de son caractère, entretenaient dans ses manières et dans ses mœurs une sérénité patriarcale. Sa maison était rigoureusement bien tenue; sa sœur, digne et excellente ménagère, distribuait ses aumônes avec discernement, et il avait si bien surveillé sa paroisse, qu'on n'y voyait plus aucun malfaiteur ni aucun vagabond troubler le repos ou effaroucher la conscience des honnêtes gens.
«C'est là ce qui faisait dire à des philanthropes imprudents qu'il se conduisait plutôt en justicier inflexible qu'en apôtre miséricordieux. Ces gens-là ne voulaient pas comprendre qu'il faisait la guerre au vice, et ne haïssait dans les hommes que la souillure de leurs péchés.
«Pour moi, j'aimais en lui toutes choses, mais principalement cette vertueuse rigueur, qui éclairait tous les doutes de ma conscience et qui aplanissait toutes les difficultés de mon chemin. Guidé par lui, je me sentais capable d'être vertueux comme lui. Ses conseils, ses encouragements et ses éloges n'inondaient d'une joie céleste, et je ne craignais point de chercher dans un noble orgueil la force dont l'homme a besoin pour traverser les séductions coupables. Il m'exhortait à ce sentiment d'estime envers moi-même, et me le faisait envisager comme la plus sûre garantie contre la dépravation d'un siècle sans croyance.»
À cet endroit du récit de Julien, la Ginetta laissa tomber son éventail, et ses regards vagues, qui tenaient le milieu entre le sommeil et la préoccupation, troublèrent un peu le narrateur. Galeotto sourit à demi et lui dit: «Prenez courage, mon cher monsieur de Fénelon; cette frivole Cidalise n'est bonne qu'à découper du papier et à friser des petits chiens.» La princesse lui imposa silence et pria Saint-Julien de continuer.
«Lorsque j'entrai dans l'adolescence, un trouble inconnu vint porter l'épouvante dans mes rêves et dans mes prières. Je m'en confessai à mon instituteur, non comme à un prêtre, mais comme à un ami. Il me répondit avec franchise et me révéla hardiment tous les secrets de la vie.—Si vous étiez destiné à la virginité du sacerdoce, me dit-il, j'essaierais de prolonger votre ignorance ou d'éteindre par la crainte les ardeurs de votre jeune imagination; mais le germe des passions se révèle chez vous avec trop de vivacité pour que j'essaie jamais de vous retirer du monde, où votre place est marquée. Il ne s'agit que de bien diriger les passions, pour qu'elles soient fertiles en nobles pensées et en belles actions.
«Alors il essaya de me peindre les deux sortes d'amours qui souillent ou purifient les âmes: l'attrait du plaisir qui, sans l'autre amour, ne conduit qu'à l'abrutissement de l'esprit; et l'amour du cœur, qui rapproche les êtres vertueux et produit l'union sainte de l'homme et de la femme. Il me parla de cette compagne d'Adam, de ce rayon du ciel envoyé au sommeil du premier homme, comme le plus beau don que Dieu eût mis en réserve pour couronner l'œuvre de la création. Il me parla aussi de cet être dégénéré qui, dans notre société corrompue, dément sa céleste origine et enivre l'homme des poisons de la luxure, fruit amer et impérissable de l'arbre de la science. Les portraits qu'il me fit de la femme pure et de la femme vicieuse imprimèrent dans mon cœur, encore enfant, deux images ineffaçables: l'une, divine et couronnée, comme les vierges de nos églises, d'une sainte auréole; l'autre, hideuse et grimaçante comme un rêve funeste. Que cette idée fût erronée dans sa candeur, cela est hors de doute pour moi aujourd'hui, et pourtant je n'ai pu perdre entièrement cette impression obstinée de ma première jeunesse. La laideur du corps et celle de l'âme me semblent toujours inséparables au premier abord; et quand je vois la beauté du visage servir de masque à la corruption du cœur, j'en suis révolté comme d'une double imposture, et je suis saisi de terreur comme à l'aspect d'un bouleversement dans l'ordre éternel de l'univers.
«Au retour des Bourbons en France, mes parents revinrent de l'émigration, et je quittai avec regret le presbytère pour aller vivre dans le château délabré de mes ancêtres. Mon père sacrifia ses dernières ressources pour rentrer en possession du manoir qui portait son nom; mais il ne put racheter qu'une très-petite partie des terres environnantes, et l'entretien d'une vaste maison et d'un parc sans rapport achevèrent de rendre notre existence précaire et triste. Néanmoins je me flattais, dans les commencements, de goûter un bonheur nouveau pour moi dans l'intimité de ma mère, dont je me rappelais avec amour les caresses et les premiers soins. Elle était encore belle malgré ses cinquante ans, et à un esprit naturel et enjoué elle joignait assez d'instruction et de jugement; mais, par une inconcevable fatalité, nos opinions différaient sur beaucoup de points. Il est vrai que ma mère, douce et facile dans son humeur railleuse, attachait peu d'importance à nos discussions et semblait ne pas s'apercevoir de l'impression pénible que j'en recevais; mais il m'était cruel de trouver dans une femme que j'aurais voulu entourer du plus saint respect une légèreté de principes si différente de ce que j'en attendais. Peu à peu, la frivolité avec laquelle ma mère traitait mes plus chères croyances, l'espèce de pitié moqueuse qu'elle avait pour mon caractère, me rendirent plus hardi, et j'essayai de l'amener à mes idées; mais alors elle m'imposa silence avec hauteur, et me reprocha aigrement ce qu'elle appelait le pédantisme de l'intolérance. Mon père ne se mêlait jamais à nos contestations; presque toujours endormi dans son fauteuil, il ne prenait intérêt qu'à sa partie de piquet, que ma mère faisait, il est vrai, avec une obligeance infatigable; et, pourvu que rien ne gênât ses habitudes paresseuses, il s'accommodait de tous les visages et de tous les caractères. Un ami subalterne de la maison me rendit, presque malgré moi, le triste service de m'apprendre que ma mère avait souvent trompé autrefois ce débonnaire mari, et me conseilla de heurter moins imprudemment ses souvenirs, et peut-être les reproches secrets de sa conscience, par la rigidité de mes principes. Je le remerciai de son avis, et j'en profitai. Je compris que je n'avais plus le droit de discuter, puisque c'était m'arroger celui de censurer la conduite de ma mère; mais en rentrant dans la voie d'un froid respect, je sentis s'évanouir en moi cette sainte affection dont j'avais conçu l'espoir.
«Je me retirai en moi-même; je devins mélancolique, souffrant, et l'ennui s'empara de moi. Je pris dans cet isolement de l'âme une habitude de réserve qui acheva de m'aliéner le cœur de mes parents. Ils me le témoignèrent cruellement quatre ou cinq fois, et à la dernière je pris mon parti. Je partis dans la nuit, leur laissant une lettre d'humbles excuses, et leur promettant que, quelle que fût ma fortune, ils n'auraient jamais à rougir de moi. Je me mis donc en route, au hasard, tristement, et presque sans ressources, la gêne où vivaient mes parents m'interdisant de leur demander le moindre sacrifice; j'espérai en la Providence et un peu en mon courage. Votre Altesse sait le reste, et grâce à sa bonté, je n'ai pas eu longtemps à supporter les fatigues et les privations de mon voyage.
—Je te remercie, mon cher Julien, dit la princesse. Je vois que tu es un honnête homme et un noble cœur; mais laisse-moi te parler en amie et remplacer la mère que tu as abandonnée. Je crains que tu ne sois un peu entaché, à ton insu et malgré toi, de l'esprit d'obstination et d'orgueil que l'on reproche avec raison au clergé de France. Tu a subi l'influence des prêtres dans ce qu'elle a de bon principalement, mais aussi un peu dans ce qu'elle a de dangereux. Ton curé de village est sans doute un homme vertueux et franc; mais peut-être ceux qui lui reprochaient de manquer d'indulgence et de miséricorde n'avaient-ils pas absolument tort. Je n'aime pas qu'on chasse d'un pays les vagabonds et les malfaiteurs; c'est se défaire de la peste en faveur de son prochain. Il vaudrait mieux essayer de fixer et d'employer les uns, de corriger ou de contenir les autres. Ta mère me paraît une bonne femme que tu aurais mieux fait d'accepter avec ses qualités et ses défauts, et je l'estimerais encore mieux si tu avais ignoré ou enseveli dans un éternel oubli les fautes de sa jeunesse. Prends-y garde, mon enfant: ce caractère absolu, cette froide habitude de condamner en silence et de fuir sans retour et sans pardon tout ce qui ne nous ressemble pas, peut bien nous rendre coupables, dangereux aux autres et à nous-mêmes. Tu vois déjà que tu t'es fait souffrir, que tu as gâté le bonheur possible de la vie de famille; et sans doute ta mère, quelque frivole qu'elle soit, doit avoir pleuré ton départ et ses motifs. Lui donnes-tu quelquefois de tes nouvelles, au moins?
—Oui, Madame, répondit Saint-Julien.
—Eh bien, fais-le toujours, reprit-elle, et que le ton de tes lettres lui fasse oublier ce que ton absence a de cruel et de mortifiant. Au reste, ajoute la princesse en se levant et en lui tendant la main, vous avez bien fait de nous dire toutes ces choses, monsieur le comte; nous saurons mieux le respect que nous devons à vos chagrins. Mes enfants, dit-elle aux deux autres, vous avez trop d'esprit et de délicatesse pour ne pas le comprendre, le cœur de San-Giuliano n'est pas du même âge que le votre. Il ne faut pas le traiter comme un camarade d'enfance. Et toi, mon ami, dit-elle au jeune comte, il faut faire aussi quelque concession à leur jeunesse, et tâcher de te distraire avec eux. Nous réunirons tous nos efforts pour te faire l'avenir meilleur que le passé; si nous échouons, c'est que l'amitié est sans puissance et ton âme sans oubli.»
L'heure étant venue où la princesse devait se montrer pour la première fois depuis son retour à toute sa cour assemblée, elle prit le bras de Julien pour se lever; puis elle passa sur sa robe de soie une pelisse de velours brodée d'or et fourrée de zibeline. Le page prit son éventail de plumes de paon. On remit à Julien un livre à riches fermoirs sur lequel il devait inscrire les demandes présentées à la souveraine. La Ginetta, qui avait des privilèges particuliers, se mêla à trois grandes dames autrichiennes qui, par droit de noblesse, avaient la charge honorifique de paraître en public les suivantes de la princesse. Elles n'étaient guère flattées de voir une Vénitienne sans naissance et, disaient-elles, sans conduite, marcher du même pas et leur ôter sans façon des mains la queue du manteau ducal; mais la princesse avait des volontés absolues. Elle eût chassé ces douairières plutôt que de contrarier sa jeune favorite, et aucun homme de cour ne trouvait à redire à l'admission d'une si belle personne dans les salles de réception.
Quand la princesse eut agréé les hommages de ses flatteurs, elle leur présenta son secrétaire intime, le comte de Saint-Julien. Au ton de sa voix, tous comprirent que ce n'était pas à la lettre un successeur de l'abbé Scipione, et qu'il fallait se conduire autrement avec lui. Saint-Julien fut donc étourdi et presque effrayé des protestations et des avances qui lui furent faites de tous côtés. Il était bien loin d'avoir conçu une si haute idée de son rôle. «Eh! mon Dieu! se disait-il, si j'étais l'époux de la princesse, on ne me traiterait pas mieux. Tous ces gens-là doivent pourtant bien savoir dans quel costume je suis arrivé ici.» En voyant combien les hommes sont rampants et souples devant tout ce qui semble accaparer la faveur du maître, il s'étonna d'avoir été si craintif. «Qu'est-ce donc que cette grandeur que j'avais rêvée? se dit-il; où sont ces hommes élevés qui soutiennent la dignité de leur rang par de nobles actions, et qui ont le cœur fier et hardi comme la devise de leurs ancêtres? Les vrais nobles sont-ils aussi rares que les vrais talents?»
Le jour même, on célébra le mariage de l'aide de camp Lucioli avec la lectrice mistress White. Ce fut un grand sujet d'étonnement pour Julien, de voir ce beau jeune homme épouser une vieille fille d'un rang obscur et d'un esprit médiocre. Personne ne songea à partager la surprise de Julien. La duègne était richement dotée par la princesse, et Lucioli pourrait désormais satisfaire ses étroites vanités et déployer un luxe insolent. Il était réconcilié avec sa situation, et trouvait dans le maintien grave de Quintilia plus d'indulgence pour son amour-propre qu'il ne l'avait espéré.
En effet, la princesse présida cette cérémonie avec un sang-froid imperturbable. Il était impossible de se douter, à son air austère et maternel, qu'elle fût occupée à se divertir sérieusement d'une victime insolente et lâche. Dans aucun recoin de la chapelle on n'osa échanger le plus furtif sourire. Les lèvres de Quintilia étaient immobiles et serrées comme celles d'un mathématicien qui résout intérieurement un problème. Julien se méfia néanmoins de cette affectation, et quand vers minuit la princesse se retrouva dans son appartement avec lui, Ginetta et Galeotto, il ne s'étonna guère de la scène qui eut lieu, devant lui. La Ginetta, mettant son mouchoir sur sa bouche, semblait attendre dans une impatience douloureuse le signal de sa délivrance, lorsque Quintilia, se laissant tomber tout de son long sur le tapis, lui donna l'exemple d'un rire inextinguible et presque convulsif. Le page fit la troisième partie, et Julien resta ébahi à les contempler jusqu'à ce que, les rires un peu apaisés, un feu roulant et croisé de sarcasmes amers et d'observations caustiques lui fit comprendre qu'on venait de jouer la plus majestueuse des farces dont un amant rebuté ou disgracié pût être la victime ou le bouffon.
«Je n'aime pas cela, dit-il au page lorsqu'ils se retrouvèrent ensemble dans leur appartement. Ou Lucioli est un pauvre niais qu'on mystifie sans pitié, ou c'est un misérable qui se console avec de l'argent, et qu'il faudrait plutôt chasser.
—Vous avez l'air, dit le page d'un ton assez sec et sérieux, de critiquer la conduite de notre bienfaitrice; je vous dirai, moi aussi, monsieur de Saint-Julien, je n'aime pas cela.
—Mettez-vous à ma place, répondit Julien un peu confus; ne penseriez-vous pas, en voyant des choses si étranges, que la princesse est bien cruelle envers ceux qui osent s'élever jusqu'à elle, ou bien inconstante envers ceux qu'elle y fait monter un instant?»
Le page ne répondit que par un grand éclat de rire; puis, reprenant aussitôt son sérieux, il quitta Saint-Julien en lui disant: «Mon ami, ni le dévouement ni la prudence n'admettent l'esprit d'analyse.»
Le lendemain, la princesse appela Saint-Julien et s'enferma avec lui dans son cabinet. Elle était occupée de mille projets; elle voulait apporter de notables économies à son luxe, fonder un nouvel hôpital, réduire les richesses d'un chapitre religieux, écrire un traité sur l'économie politique, et mille autres choses encore. Saint-Julien fut épouvanté de tout ce qu'elle voulait réaliser, et il pensa un instant que la vie d'un homme ne suffirait pas à en faire le détail. Néanmoins elle lui posa si nettement les points principaux, elle le seconda par des explications si précises et si lucides, qu'il commença bientôt à voir clair dans ce qu'il avait pris à l'abord pour le chaos d'une tête de femme. Lorsqu'elle le renvoya, elle lui confia une besogne assez considérable, qu'il eut à lui rendre le lendemain et dont elle fut contente, bien qu'elle y fît de nombreuses annotations.
Plusieurs mois furent employés à dresser et à préparer ce travail. Durant tout ce temps, la princesse fut enfermée dans son palais; les fêtes et les réceptions furent suspendues; les rues furent silencieuses, et les façades ne s'illuminèrent plus de l'éclat des flambeaux. Quintilia, vêtue d'une longue robe de velours noir, et relevant ses beaux cheveux sous un voile, sembla oublier la parure, le bruit et le faste, dont elle était ordinairement avide. Plongée dans de sérieuses études et dans d'utiles réflexions, elle ne se permettait pas d'autre délassement que de fumer le soir sur une terrasse avec ses intimes confidents, à savoir: le page, le secrétaire intime et la Ginetta. Quelquefois elle se promenait avec eux en gondole sur la jolie petite rivière appelée Célina, qui traversait la principauté; mais la gaieté folâtre était bannie de leurs entretiens. Ses projets du lendemain, ses travaux de la veille, la mettaient dans un rapport immédiat et continuel avec Saint-Julien. La familiarité qui en résulta avait quelque chose de paisible et de fraternel, qui était mieux que de l'amitié, et qui cependant ne ressemblait pas à l'amour. Du moins Julien le croyait; mais son âme était dominée, toutes ses facultés absorbées par une seule pensée. Si les heures où la princesse l'exilait de sa présence n'eussent été assidûment remplies par le travail qu'elle lui imposait et par les courts instants de repos qu'il était forcé de prendre, elles lui eussent semblé insupportables. Mais dès son réveil, il se rendait près d'elle et ne la quittait plus que le soir. Elle prenait ses repas avec lui, des repas courts et presque napoléoniens. Si quelquefois elle se reposait de ses fatigues intellectuelles par quelques idées plus douces, elle y associait toujours son jeune protégé. Elle l'entretenait des arts, qu'elle chérissait et dont il avait le vif sentiment; elle écoutait avec intérêt quelques douces et naïves poésies dont le jeune homme s'inspirait auprès d'elle, ou bien elle lui parlait des bienfaits d'une vie laborieuse et réglée, des charmes d'une amitié chaste et sainte. Saint-Julien l'écoutait avec délices, et, à voir son front serein, son regard maternel, il oubliait qu'une passion orageuse ou fatale pût naître auprès d'une telle femme; il se persuadait être arrivé au terme du plus beau vœu qu'une âme noble puisse faire; il croyait avoir atteint pour toujours un bonheur sans mélange et sans remords. Quelquefois, il est vrai, lorsqu'il se retrouvait seul au sortir de ces douces causeries, sa tête s'enflammait, son cœur battait précipitamment, son émotion devenait une souffrance vague; mais un sentiment pieux succédait à ces agitations. Il remerciait Dieu de l'avoir tiré d'une condition douloureuse pour le combler de telles joies, il versait des larmes, il prononçait le nom de Quintilia et l'associait au nom de Marie, la Vierge des cieux. Quand il avait soulagé son cœur dans ces extases, il reprenait avec ardeur la tâche que sa souveraine lui avait confiée, et se livrait par anticipation au plaisir de mériter et d'obtenir ses éloges et ses remerciements.
Entièrement séparé de l'entourage extérieur de la princesse, il n'avait de relations qu'avec Galeotto et la Ginetta. Son caractère timide et un peu fier, ses occupations sérieuses et soutenues, et surtout le sentiment de bien-être intérieur qui lui rendait tout épanchement inutile, s'opposaient à toute communication entre lui et le reste des hommes. Il vécut donc dans un tel isolement de tout ce qui n'était pas Quintilia, qu'il savait à peine les noms des personnes qu'il rencontrait dans l'intérieur du palais. Et pourtant une passion, réelle, dévorante, à jamais tenace, s'allumait en lui à son insu, à l'ombre de cette confiance dangereuse. L'imagination de ce jeune homme était si pure, il avait si peu connu l'amour, qu'il ne croyait pas à ses tourments et les éprouvait sans les reconnaître.
Six mois s'étaient écoulés ainsi. Un soir, le travail se trouva terminé. La princesse avait été tout ce jour-là plus grave et plus réfléchie que de coutume. Elle traça de sa main une dernière page à la fin du registre que Julien venait de lui présenter. Pendant qu'elle l'écrivait, Ginetta, qui s'était introduite sans bruit dans l'appartement, attendait avec une sorte d'anxiété qu'elle eût fini; son œil noir et mobile interrogeait impatiemment tantôt la porte où Julien aperçut un pan du manteau de Galeotto, tantôt le front assombri et le sourcil plissé de la princesse. Enfin, la princesse posa sa plume d'un air distrait, cacha sa tête dans ses mains, reprit la plume, joua un instant avec une tresse de ses cheveux qui s'était détachée, puis tressaillit, traça précipitamment quelques chiffres, signa le registre, le ferma et le poussa loin d'elle. Puis, tenant toujours sa plume, elle se leva, se tourna vers Ginetta et la planta dans une grosse touffe de ses cheveux noirs. La soubrette fit un cri de joie. «Est-ce enfin terminé, Madame? s'écria-t-elle; votre belle main va-t-elle quitter la plume et reprendre le sceptre et l'éventail? Sommes-nous arrivés au bout de ce pâle carême? le plaisir va-t-il briser la pierre du cercueil où vous l'avez enseveli? me permettrez-vous de jeter au vent cette vilaine plume que vous venez de mettre dans mes cheveux, et qui me semble peser comme du plomb?
—Fais-en un auto-da-fé, répondit Quintilia, je ne travaillerai plus cette année.
—Vive la liberté! s'écria Galeotto en entrant d'un bond. Au risque d'être grondé, il faut que je vienne mettre un genou en terre devant ma souveraine, et que je la prie de briser les cercles de fer de son écuyer.
—Reprends ton vol, mon beau papillon, dit la princesse en l'embrassant au front.
—Par la Vierge! dit le page en se relevant, il y avait plus de six mois que Votre Altesse n'avait fait cet honneur à son pauvre nain. Nous voici tous sauvés; nous renaissons, nous dépouillons nos chrysalides, nous ressuscitons. Alleluia.
—Brûlons la maudite plume! dit Ginetta.
—Non, dit le page en s'en emparant. Attachons-la à la barrette de monsieur le secrétaire intime, et jetons tout dans la Célina, le pédant et son encre, l'ennui et les registres.
—Non pas, dit la princesse; à votre tour, respectez le travail, la réflexion, l'économie. Mon bon Giuliano, nous nous retrouverons tête à tête dans la poussière des livres. Aujourd'hui, reposons-nous, quittons nos habits noirs. Rions avec ces enfants, redevenons jeunes. Page, fais illuminer le fronton de mon palais. Toi, Ginetta, rends la liberté à ma chevelure, et enlève cette dernière tache d'encre à mon doigt.»
La Ginetta frotta les mains de la princesse avec de l'essence de citron. Le page ouvrit les fenêtres et donna en criant des signaux à la cantonade; puis il entraîna Julien sur la terrasse, et lui remettant un magnifique bouquet de fleurs:
«Portez-le à Son Altesse, lui dit-il, mettez-vous à ses pieds, et tâchez qu'elle ait pour vous un doux regard. Quittez surtout cet air consterné. De quoi vous étonnez-vous? Pensez-vous que nous étions convertis pour jamais, et que tout irait toujours selon vos goûts et vos idées? Mais apprenez à connaître l'amitié. Je pourrais me venger aujourd'hui de tout l'ennui que vous m'avez causé; je veux, au contraire, vous aider à ressaisir votre crédit qui chancelle.
—Vraiment, je vous jure que je ne comprends pas, reprit Julien en prenant le bouquet machinalement.
—Allez, allez! cria le page en le poussant. Si vous êtes habile, ne perdez pas le temps et l'occasion, car voici le tourbillon qui nous enveloppe et le sabbat qui commence.»
Les accords de cent instruments montaient en effet dans les airs, et déjà des pétards et des fusées volaient par les rues.
—Qu'est-ce donc que tout ce bruit? dit Julien.
—C'est mon ouvrage, dit Galeotto d'un air enivré; c'est ce qui doit sauver ou perdre bien des flatteurs, faire voler les uns comme des aigles, barboter les autres comme des oisons.»
Saint-Julien, poussé par les épaules, approcha de la princesse d'un air gauche et confus.
Elle était déjà transformée en une autre femme que celle qu'il voyait depuis six mois. Elle avait les cheveux parfumés, le front couvert de diamants de sept couleurs, une folle et magnifique parure. Son corps avait changé d'attitude et sa figure d'expression. Elle était sans contredit beaucoup plus jeune, plus belle et plus séduisante qu'avec sa robe noire et son air pensif. Mais Saint-Julien l'avait aimée beaucoup mieux ainsi, et maintenant elle l'effrayait comme autrefois; ses doutes évanouis longtemps se réveillaient, sa confiance et sa joie pâlissaient à mesure que la beauté de Quintilia s'illuminait d'un éclat plus vif.
Je me nomme Galeotto degli Stratigopoli...
Je me nomme Galeotto degli Stratigopoli...
«Un genou en terre, lui dit le page à l'oreille, et tâchez de baiser sa main.»
Julien crut qu'on le persiflait; peu s'en fallut qu'il n'accusât Quintilia d'être complice d'une mystification préparée contre lui. Il se laissa tomber à demi sur le carreau de velours qui était à ses pieds, et, tout palpitant, il leva sur elle un regard qui semblait être un triste et doux reproche. Mais, au lieu de le railler, comme il s'y attendait, Quintilia lui prit la main.
«Eh quoi! des fleurs à la main de Giuliano! lui dit-elle avec gaieté; mais je crois que le monde est bouleversé, et tu m'apportes précisément les fleurs que j'aime, la rose turque et la pompadoura qui enivre! Donne, donne, Giuliano. Toi aussi, tu veux donc te rajeunir et te retremper! Bien, mon fils; faisons-leur voir que le travail ne nous a pas rendus stupides, et que nos esprits ne sont point émoussés comme nos plumes.»
Quintilia, en disant ces folles paroles, embrassa son secrétaire intime sur les deux joues. C'était la première fois, et il s'y attendait si peu, que sa tête se troubla, et il lui fut impossible de comprendre ce qui se passait autour de lui.
Un feu d'artifice fut tiré sur l'eau, et un grand souper, qui sembla improvisé, mais que Galeotto et Ginetta tenaient prêt depuis longtemps, prolongea la fête assez avant dans la nuit. Saint-Julien suivit d'abord machinalement Quintilia; il était encore sous l'impression délirante de ce baiser: il ne songea qu'à la trouver belle dans sa nouvelle parure, gracieuse et spirituelle avec ceux qui venaient la complimenter. Mais peu à peu cet entourage de courtisans qu'il avait perdu l'habitude de voir se placer entre elle et lui, ce bruit qui ne lui permettait plus d'être seul entendu, ce mouvement qui semblait enivrer Quintilia, lui devinrent odieux. Il fut souvent tenté de quitter cette cohue et d'aller s'enfermer dans sa chambre. Un sentiment de jalousie inquiète et chagrine le retint auprès de la princesse.
Que suis-je donc? s'écria Julien...
Que suis-je donc? s'écria Julien...
«Mon ami, lui dit Galeotto le lendemain matin, vous avez été souverainement ridicule hier soir.
—Et pourquoi donc?
—Triste, pâle, et l'air consterné! Prenez garde à vous. La princesse est en humeur de se divertir: si vous ne vous amusez pas, vous êtes perdu.
—Perdu! dit Saint-Julien. Comment et pourquoi?
—Pourquoi?..... parce que vous l'ennuierez, mon ami. Comment? parce qu'elle oubliera jusqu'à votre nom.
—Où sommes-nous, mon Dieu? dit Julien en passant sa main sur ses yeux, dans un sentiment d'invincible tristesse. Est-ce un rêve que je fais? Tout est-il donc si changé depuis douze heures!
—Vous ne connaissez pas le monde, reprit le page; vous ne savez pas qu'il faut ne compter sur rien, être préparé à tout, et posséder vingt habits dans son magasin pour être toujours prêt à changer avec ceux qui changent.
—Mais expliquez-moi Quintilia; que m'importent les autres?
—Quintilia! dit le page en baissant la voix. Que je vous explique cette femme, moi!... Eh! mon ami, j'ai seize ans! Je ne manque pas d'intrigue, d'ambition et d'une certaine intelligence; je vois, j'entends; je n'essaie pas de comprendre; j'obéis, je devine ce qu'on va me commander: il me semble que c'est quelque chose pour mon âge. Mais trouver la raison de ce que je vois, de ce que j'entends et de ce que je fais, c'est plus qu'il n'appartient à mon inexpérience et à ma jeunesse. C'est vous, monsieur le philosophe, qui devriez me donner la clé des énigmes autour desquelles je tourne comme une folle planète, sans savoir où me mène mon soleil.
—Je ne vous demande qu'une chose, dit Saint-Julien en fixant ses grands yeux tristes sur les yeux malins et brillants de Galeotto. Je vois bien qu'il y a en elle deux femmes distinctes, une vraie et une artificielle; une qui est née ce qu'elle est, une autre que les hommes et le siècle ont formée: laquelle des deux est l'œuvre de Dieu?»
Le page eut sur les lèvres une contraction nerveuse, comme s'il allait dire un mot cynique. Saint-Julien devina les deux syllabes qui erraient sur cette bouche moqueuse, et un frisson douloureux lui passa de la tête aux pieds. Mais le page se levant aussitôt et changeant de manière et de langage avec cette facilité de courtisan qui était innée en lui:
«Votre question n'a pas le sens commun, mon ami, lui dit-il en se promenant dans la chambre d'un air grave. Le sentiment et la métaphysique vous ont troublé le jugement. Est-ce que nous sommes nés quelque chose? C'est bien assez d'être nés gentilshommes, canaille ou prince. Ce n'est pas Dieu qui préside à ces distinctions; et pour notre caractère, c'est l'éducation et le hasard qui s'en mêlent. Si j'étais phrénologiste, je vous dirais quelles bosses du crâne de Son Altesse nécessitent la contradiction que vous voyez en elle; mais, n'étant qu'un ignorant, j'aime mieux admirer ses cheveux noirs et recevoir sur mon pauvre front étroit et borné le baiser d'une bouche ducale.»
En se rappelant le baiser qu'il avait reçu, Saint-Julien frémit, et devint tour à tour rouge et pâle. Le page s'en aperçut, et, s'arrêtant devant lui les bras croisés sur sa poitrine:
«Mon ami, lui dit-il, tu es amoureux; tu es perdu!
—Amoureux! dit Julien troublé; non, je ne le suis pas. J'aime ma souveraine avec vénération, avec...
—Tais-toi, tu extravagues, reprit Galeotto. Nous ne sommes plus au temps de la chevalerie. Aujourd'hui un gentilhomme, et même un pâtissier, peut épouser une princesse. Tu es amoureux, mais tu es fou.
—Épargnez-moi vos railleries, Galeotto...
—Non, je ne raille pas. Hier, quand vous avez reçu ce baiser sur les joues, vous avez failli vous trouver mal. Pour un homme qui ne voudrait que parvenir, c'eût été d'un effet excellent. Ces timidités-là ont plus de succès ici que les fatuités de Lucioli. Ce n'est pas vous qu'on mariera à une duègne, et qu'on enverra prendre l'air à la campagne avec cinquante mille francs de rente et une momie ambulante comme mistress White. Mais c'est vous à qui l'on mettra un collier de vermeil au cou, et qu'on laissera vieillir couché en rond sur un coussin entre la biche tachetée et la levrette blanche.
—Mais quel rôle si important jouez-vous donc vous-même ici? dit Saint-Julien un peu piqué.
—Aucun, dit le page; mais je ne suis pas amoureux; et quand on me baise au front, je n'oublie pas que je suis un jouet, un petit animal domestique, un enfant condamné à ne pas grandir. Alors, en attendant que je sois homme et qu'on s'en aperçoive, je rends à la Ginetta les baisers qu'on me donne. Fais comme moi, Giuliano, Ginetta est une belle et bonne fille.»
Saint-Julien eut comme un éblouissement, et s'appuyant sur le bras de son fauteuil.
«Ô mon Dieu! s'écria-t-il avec angoisse, où m'avez-vous conduit? dans quel antre de corruption m'avez-vous jeté?»
Galeotto répondit par un éclat de rire à cette mystique apostrophe.
Le naïf Julien le regardait avec surprise et avec une sorte de terreur. Élevé aux champs, plein d'innocence et de candeur, il ne pouvait comprendre la précoce dépravation de cet enfant de la civilisation.
«Si jeune et si beau! continua-t-il en le regardant avec une sincérité de douleur qui augmenta la gaieté du page; avec un front si pur et tant de grâce, être déjà si sec, si froid, si raisonneur! Avoir déjà vaincu l'amour, et l'enthousiasme, et les sens! avoir arrangé toute sa vie pour l'ambition, et n'avoir ni jeune cœur ni folle imagination qui vous détourne du chemin! Quoi! pas même amoureux de la Ginetta! Moqueur et méprisant sous les lèvres de celle-ci, méfiant et froid sous les lèvres de l'autre!... Qu'aimez-vous donc, qu'aimerez-vous, vieillard de seize ans?
—J'aimerai, dit le page, j'aimerai l'argent et le pouvoir: l'argent, pour avoir de bons chevaux, de riches habits, et des femmes dont je ne serai pas forcé d'être amoureux au point de me brûler la cervelle en cas d'abandon; de ces femmes qui ont tout juste assez d'esprit pour nous donner un instant d'ivresse, seul bien que la femme puisse promettre et tenir, menteuse et lascive qu'elle est de sa nature; le pouvoir, pour humilier les fourbes et les sots qui me flattent et me haïssent, pour jeter dans la poussière les faces orgueilleuses qui se baissent pour me regarder. Oui, oui, l'argent et le pouvoir: tout homme qui n'est pas imbécile ou fou doit viser à cela et mépriser le reste.
—De qui tenez-vous ce principe? dit Saint-Julien. Est ce de vous-même, est-ce de Quintilia?
—Oh! toujours à cheval sur votre idée fixe! Que m'importe Quintilia? Croyez-vous que je veux pourrir dans ce misérable cabotinage de royauté? Croyez-vous que cette parodie de czarine, et ces ombres de courtisans, et ces forteresses de pain d'épice, et cet appareil militaire qu'on a fait avec de la moelle de sureau et des grains de plomb, et ce palais qui servirait de surtout sur la table d'un banquier, et ces places dont ne voudrait pas le groom d'un pair d'Angleterre; croyez-vous vraiment que tout cela m'attache et me séduise? C'est bon pour vous, vertueux prestolet, qui vous croyez au sommet des grandeurs du monde, et qui prenez le théâtre de Polichinelle pour la Scala ou pour San-Carlo. Moins heureux que vous, je ne sais pas m'abuser ainsi; je sens que l'univers n'est pas trop vaste pour mon activité, et j'étouffe dans ce poêle, où nous chauffons comme de pauvres marrons qu'une femme tire du feu au profit du diable. Allons, Giuliano, suivez votre vocation, et ne vous effrayez pas de la mienne. C'est moi qui devrais m'étonner et me jeter à la renverse, et interroger avec stupeur les étoiles fantasques, à la vue d'une candeur comme la vôtre. C'est vous, mon ami, qui êtes une exception, une rareté, une merveille dans ce siècle de raison et d'égoïsme. Vous êtes peut-être un ange devant Dieu; mais les hommes, à coup sûr, vous montreraient à la foire s'ils savaient ce que vous êtes.
—Que suis-je donc? s'écria Julien, confondu de surprise.
—Voulez-vous que je vous le dise? Vous ne vous en fâcherez pas?
—Non.
—Vous êtes un niais.
—Et Quintilia?
—Je vous le dirai quelque jour si nous nous rencontrons à cent lieues d'ici.»
Une grande fête se préparait au palais. Jamais Julien n'avait vu un tel luxe et de si folles dépenses. Personne ne pouvait plus aborder la princesse s'il ne venait l'entretenir de chiffons, de lustres et de musiciens. Le pauvre secrétaire intime, étranger à toutes ces choses, errait pâle et triste au milieu de ce désordre, dans la poussière des préparatifs et dans la cohue des ouvriers. Trois jours entiers s'écoulèrent sans qu'il vît la princesse. Il tomba dans une noire mélancolie et pleura son beau rêve effacé, ses douces illusions perdues. Le matin de la fête, elle se souvint de lui et le fit appeler pour lui remettre le costume qu'il devait porter; elle lui donna gravement les instructions les plus frivoles, lui demanda conseil sur la coupe des manches que Ginetta lui essayait; puis elle oublia sa présence et le laissa sortir sans s'en apercevoir.
Le bal fut magnifique. Grâce à la plus bizarre et à la plus folle des inventions de la princesse, toute la cour représenta une immense collection de papillons et d'insectes. Des justaucorps bigarrés serraient la taille; de grandes ailes d'étoffe, montées sur du laiton imperceptible, se déployaient derrière les épaules ou le long des flancs; et l'on ne pouvait trop admirer l'exactitude des nuances, la forme des accidents, la coupe et l'attitude des ailes, et jusqu'à la physionomie de chaque insecte reproduite par la coiffure du personnage chargé de le représenter. Le bon abbé Scipione, métamorphosé en sauterelle, gambadait agréablement dans son mince vêtement de crêpe vert tendre. Le pimpant Lucioli, emprisonné dans une écaille bombée de satin marron, et le ventre couvert d'un gilet rayé de noir et de blanc, représentait admirablement un hanneton de la plus grosse espèce connue. La grande et mince marchesa Lucioli, ex-mistress White, était fort brillante sous un long corps de velours noir et de grandes ailes de taffetas jaune rayé de noir. Avec sa longue face pâle, les déchiquetures de ses ailes et sa démarche péniblement folâtre, on l'eût prise pour ce grand papillon nommé Podalyre, qui est si embarrassé de sa longue stature que les hirondelles dédaignent de le poursuivre et le laissent se débattre contre le vent, pêle-mêle avec les feuilles jaunies et dentelées du sycomore. Le beau page Galeotto représentait le charmant papillon Argus; les pierreries de toutes couleurs ruisselaient sur ses ailes de velours bleu tendre, doublées d'un satin nuancé de rose, d'abricot et de nacre. La Ginetta portait un corselet d'azur rayé de noir; elle était coiffée de ses cheveux bruns relevés en grosses touffes sur ses tempes. Belle avec sa tête large et plate, mince dans son corsage étroit, folâtre sous ses transparentes ailes de crêpe bleu, elle offrait le plus beau type d'agrillon-demoiselle qu'on eût vu depuis longtemps. Quant à Julien, on l'avait déguisé en antyope, avec des ailes de velours noir frangées d'or.
C'était la princesse elle-même qui avait présidé au choix et à la distribution de tous ces costumes. Elle avait consulté vingt savants et compulsé tous les traités d'entomologie de sa bibliothèque pour arriver à une perfection capable de donner le délire de la joie au plus grave de tous les professeurs d'histoire naturelle. Elle avait assorti chaque rôle, ou au moins chaque couleur, au caractère ou à la physionomie de chaque personnage. On voyait autour d'elle de belles Vénitiennes déguisées en guêpes, en noctuelles, en piérides; de brillants officiers convertis en cerfs-volants, en capricornes, en sphinx. On vit plusieurs jeunes abbés en fourmis et le majordome en araignée. Ou admira beaucoup le sphinx Atropos. La manthe précheresse eut un plein succès, et les femmes jetèrent des cris d'épouvante à l'aspect du grand bousier sacré des Égyptiens.
Mais parmi ces cohortes aériennes, Quintilia se distinguait par la richesse et la simplicité de son costume. Elle avait choisi pour emblème le blanc phalène de la nuit. Sa robe et ses ailes de gaze d'argent mat tombaient négligemment le long de sa taille. Elle avait pour coiffure deux marabouts blancs qui, s'abaissant de son front sur chacune de ses épaules, représentaient fort agréablement deux antennes moelleuses.
Les salles étaient tapissées et jonchées de fleurs; des échelles de soie, cachées dans des guirlandes de roses, étaient tendues le long des murs ou suspendues aux voûtes. Les plus hardis grimpaient sur ces frêles soutiens, se tenaient accrochés, les ailes pliées, au-dessous des plafonds, se balançaient entre les colonnes, ou s'élançaient de l'une à l'autre en agitant leurs ailes diaphanes. C'était un spectacle vraiment magique, et dont la nouveauté enivra Saint-Julien un instant. Mais des angoisses inattendues l'arrachèrent bientôt à ces naïves satisfactions. Quintilia, entourée d'hommages et de vœux, se livrait au plaisir d'être admirée avec tant de jeunesse et d'enivrement que Saint-Julien crut ne plus pouvoir douter de l'erreur où six mois de retraite et de bonheur calme l'avaient plongé. «Insensé! se dit-il, comment ai-je pu croire que cette femme avait autre chose dans le cœur que la vanité de son sexe et l'orgueil de son rang? comment ai-je pu m'abuser à ce point sur la galanterie et le désordre qui règnent ici? Quel plaisir a-t-elle pris à me duper et à se duper elle-même sur de prétendus projets philanthropiques, sur les hautes ambitions d'une âme généreuse, lorsque le plus ardent de ses vœux, la plus enivrante de ses joies, c'est une fête ruineuse et le fade hommage des cours!»
Et malgré ces tristes réflexions, il la suivait avec anxiété; il épiait tous ses regards, il se glissait à son insu sur tous ses pas. Lorsqu'elle semblait s'occuper d'un homme plus que d'un autre, son cœur battait, sa tête s'égarait, il était prêt à faire une scène ridicule; puis il s'arrêtait pour se demander compte de ses propres agitations et pour s'effrayer de ressentir l'amour en même temps que l'aversion.
Dans le mouvement d'une valse, la coiffure de la princesse s'étant un peu dérangée, elle s'esquiva et entra dans ses appartements pour la réparer. Elle ne voulut pas appeler à son secours Ginetta, qui était emportée par la danse au fond des salles du bal. Elle se retira donc seule et sans bruit dans son cabinet de toilette; mais au moment d'en fermer la porte, elle vit derrière elle une pâle figure: c'était Saint-Julien qui l'avait suivie. Dans le délire de son chagrin, il s'était imaginé lui voir échanger un signe avec Lucioli, et il avait perdu la tête.
«Et que veux-tu, Giuliano? lui dit-elle avec surprise; tu sembles triste ou malade! As-tu quelque chose à me dire? Que puis-je faire pour toi?
—Je vous dérange, Madame, répondit-il d'une voix entrecoupée; ordonnez-moi de vous laisser seule.
—Non, reprit-elle avec une parfaite insouciance, assieds-toi sur ce divan pendant que je vais raccommoder ma plume; et si tu as quelque confidence à me faire, je t'écoute.»
Julien s'assit et garda le silence. Quintilia, debout devant son miroir et lui tournant le dos, refit sa coiffure tranquillement. Quand elle eut fini, elle pensa à lui et le regarda dans sa glace. Il était prêt à se trouver mal.
Elle vint droit à lui, et lui prenant la main avec une assurance qui semblait partir de la bonté de son cœur au moins autant que de la hardiesse de son caractère: «Tu as quelque chose, lui dit-elle, tu souffres, tu es malade ou malheureux, lequel des deux? Parle, je suis ton amie, moi.»
Saint-Julien pencha son visage sur les belles mains de Quintilia et les couvrit de larmes.
«Tu es amoureux, lui dit-elle en les lui pressant avec affection.
—Oh! Madame!
—Oui, n'est-ce pas?
—Eh bien! oui!
—De qui?
—Je n'oserais jamais...
—C'est de la Ginetta?
—Non, Madame.
—Alors c'est de moi?
—Oui, Madame.
—Et bien! tant pis pour toi, répondit-elle avec un geste d'impatience voisin de la colère; tant pis pour nous deux!»
Saint-Julien crut l'avoir blessée dans l'orgueil de son rang. «Pardonnez-moi, lui dit-il, je suis un sot et un insolent. Vous allez me chasser; mais je préviendrai vos ordres à cet égard: tout ce que j'aurais osé désirer était un mot de pitié avant de perdre pour jamais le bonheur de vous voir.
—Eh! mon Dieu, tu ne sais ce que tu dis, Saint-Julien. Je ne te chasserai pas, et si tu pars, ce sera bien contre mon gré. Tu me crois offensée, tu te trompes. Si je t'aimais, je te le dirais; et si je te le disais, je t'épouserais.»
Saint-Julien fut tout étourdi de ce discours, et faillit se frotter les yeux comme un homme qui vient de rêver. Mais il sentit aussi tout ce que cette franchise avait de mortifiant pour lui. Il baissa les yeux et balbutia quelques paroles.
«Allons, ne prends pas cet air désespéré. Vois-tu, Julien, tous les jeunes gens sont fats ou romanesques. Tu n'es pas fat, mais tu es romanesque; tu te crois amoureux de moi, tu ne l'es pas. Comment le serais-tu? tu ne me connais pas.
—Eh bien, Madame, s'écria Saint-Julien, vous avez raison en ceci; je ne vous connais pas, et si je vous connaissais, je serais ou radicalement guéri ou décidément incurable. Je vous aimerais au point de me brûler la cervelle, ou je vous haïrais assez pour vous fuir sans regret. Mais le fait est que je ne sais point qui vous êtes, et l'incertitude où je vis me dévore. Tantôt je vous prie dans le secret de mon cœur comme un ange de Dieu, et tantôt... oui, je vous dirai tout, tantôt je vous compare à Catherine II.
—Sauf les meurtres, les empoisonnements et autres misères semblables, qui, après tout, ne constitueraient pas une grande différence, dit la princesse avec une froide ironie.» Alors, prenant son éventail de plumes, elle s'assit en ajoutant avec un calme dérisoire: «Continuez, monsieur le comte, j'écoute votre harangue.»
—Raillez-moi, méprisez-moi, dit Julien au désespoir, vous avez raison; traitez-moi comme un fou, je le suis. Et que m'importe votre colère? que m'importe votre mépris? Au moment de vous perdre à jamais, et ne risquant plus rien, je puis bien tout vous dire.
—Dites, Julien, répondit-elle tranquillement.
—Eh bien, je vous dirai, Madame, que cela ne peut pas durer et qu'il faut que je parte. Vous me traitez avec confiance, et je n'en suis pas digne; vous m'accablez de bontés, et je suis ingrat. Au lieu de me borner à vous servir et à vous chérir en silence, je m'inquiète de toutes vos actions. Je vous soupçonne des plus infâmes turpitudes, je vous épie comme si j'étais chargé de vous assassiner. Je questionne vos gens, j'interroge vos regards, je commente vos paroles, je hais votre parure; je voudrais tuer tous ceux qui vous admirent. Je suis jaloux, jaloux et méfiant! Moquez-vous! oh! oui, moquez-vous! Je me moque de moi-même bien plus amèrement que personne ne le fera. Depuis trois jours surtout je suis fou, complètement fou. Je suis à chaque instant sur le point de vous adresser des reproches et de vous demander compte de mes tourments! Moi à vous! moi, votre valet!... Madame, je sais que je suis votre valet...
—Vous prenez trop de peine, interrompit la princesse. Je ne pense pas à vous humilier, ces moyens sont bons pour qui n'en a pas d'autres. Vous n'êtes point mon valet, Monsieur, et vous ne le serez jamais. Je croyais m'être expliquée assez clairement tout à l'heure à cet égard. D'ailleurs, quand même vous le seriez, il y aurait un cas où vous auriez le droit de me parler comme vous le faites. Savez-vous lequel?
—Dites, Madame, je n'ai plus peur: je suis perdu!
—Je vous le dirai sans colère et sans mépris. Ce cas, Julien, c'est celui où je vous aurais encouragé pendant seulement... combien dirai-je? cinq minutes?... Est ce trop?
—Votre moquerie est sanglante, Madame, et je l'ai méritée! Non, vous ne m'avez pas encouragé pendant cinq minutes; vous ne m'avez pas adressé un regard, pas une syllabe qui m'ait donné droit d'espérer...
—À moins que vous n'ayez pris pour des preuves de mon amour ou pour des avances de ma coquetterie les attentions et les soins d'une honnête amitié, les témoignages d'une loyale estime... On m'avait souvent dit que les femmes au-dessous de cinquante ans n'avaient pas le droit d'agir comme je le fais; que la franchise ne leur servait à rien; que leur témoignage n'était pas reçu devant la prétendue justice du bon sens: j'en avais fait l'expérience... mais avec qui? avec des sots et des lâches. Je vous prenais pour un homme capable de me juger.
—Madame, Madame, vous êtes injuste! Vous m'avez interrogé d'un ton d'autorité, vous avez été au-devant de mes aveux. Tout mon tort est donc de n'avoir pas menti quand vous m'avez dit tout à l'heure: Si tu es amoureux, c'est de moi.
—Votre tort n'est pas de me le dire, Julien, mais c'est de l'être.
—Croyez-vous donc que de tels sentiments se commandent?
—Peut-être! si j'étais homme, je serais l'ami de Quintilia. Je la comprendrais, je la devinerais, et je l'estimerais peut-être!...
—Eh bien! laissez-moi vous comprendre, dit Julien en se jetant à genoux sans s'approcher d'elle, et peut-être pourrai-je être votre ami en même temps que votre sujet.
—Monsieur le comte, dit la princesse en se levant, je ne rends compte de moi à personne. Depuis longtemps j'ai appris à mépriser l'opinion des hommes. N'avez-vous pas lu la devise de mon blason: Dieu est mon juge?»
Elle sortit, et Julien, toujours à genoux, resta atterré à sa place.
Quand il fut revenu de sa première consternation, il tomba dans le désespoir; et cachant son front dans ses mains:
«Malheureux fou! s'écria-t-il, est-il possible que tu aies fait ce que tu as fait, et dit ce que tu as dit! Comment! c'est toi qui es là dans le cabinet de toilette de la princesse? Qui t'a amené ici? comment as-tu osé? au milieu de quel vertige as-tu trouvé tant d'insolence, et où as-tu pris tout ce que tu as dit d'orgueilleux et d'insensé? Quoi! voici le dénouement d'une vie si belle, d'un bonheur si grand? Tu as été pendant six mois le roi du monde, et te voilà méprisé, chassé!... ou, ce qui sera pire encore, toléré peut-être comme un écolier ridicule, comme un cuistre sans conséquence, relégué parmi les subalternes au-dessus desquels on t'avait élevé! Ah! partons, partons! fuyons ces angoisses, ces incertitudes sans fin, ces doutes cuisants...» En parlant ainsi, il restait cloué à sa place et pleurait comme un enfant.
«Tu t'affectes trop, lui dit tranquillement Galeotto, qui était entré sans qu'il s'en aperçût et qui l'écoutait divaguer. Je t'apporte déjà une meilleure nouvelle. Son Altesse te défend de sortir du palais, et t'ordonne de venir lui parler dans sa chambre demain après le bal.
—Quoi! s'écria Saint-Julien, elle t'a dit!...
—Ce que je te dis, rien de plus. Mais il me semble que c'est assez clair pour que je sache tout ce qui s'est passé. Tu as risqué la déclaration. Eh bien! tu n'as pas eu tort. Qui sait? ta bonne foi peut te servir plus que l'esprit des autres. Qu'as-tu à me regarder d'un air effaré? Son Altesse s'est fâchée sérieusement, à ce qu'il paraît. Cela vaut mieux, après tout, que le calme de la raillerie; elle avait l'air sombre en rentrant au bal, et, bien qu'elle se soit mise tout de suite à danser avec le duc de Gurck, la danse a langui pendant trois minutes; on se battait les flancs pour avoir l'air de ne pas voir le front courroucé de la souveraine, mais le fait est que personne ne pouvait en détourner les yeux. Oh! les princes sont un centre d'attraction magnétique! Être prince, c'est magnifique, en vérité! Il n'y a qu'une chose que j'aime mieux, c'est d'être page et d'en rire!...»
Saint-Julien ne l'écoutait pas. Galeotto le prit par le bras et l'entraîna dans les jardins.
«Écoute, lui dit-il quand ils furent seuls ensemble, je suis ton ami et veux te servir. Es-tu réellement amoureux?
—Moi, dit Saint-Julien moitié par fierté, moitié par délire, je ne le suis pas! Comment peut-on être amoureux d'une femme qu'on ne connaît pas!
—Oh! bien! j'aime à t'entendre parler ainsi. En ce cas tu as des idées plus saines que je ne pensais; mais à quoi vises-tu ici? quoi qu'il t'arrive, cela ne peut pas te mener bien loin. Personne n'a fait son chemin avant toi, et tu ne le feras pas non plus.
—Explique-toi, au nom du ciel!...
—Tu veux être l'amant de la princesse?»
Saint-Julien fit un geste d'horreur que le page ne vit pas.
«Tu veux, continua-t-il, régner sur ce petit domaine, commander à ces petits grands seigneurs? C'est peu de chose; mais encore c'est mieux que rien, et, pour un bachelier gentillâtre, cela peut sembler assez joli pendant quelque temps. Eh bien! prends garde; car il y a dix à parier contre un que tu ne régneras ici sur rien et sur personne. On peut plaire, mais non gouverner; on peut remonter fièrement le col de sa cravate; mais à quoi bon si l'on a quelque chose de plus dans la tête qu'un frivole amour! Avec cette femme il n'y a pas d'avancement possible; on n'est jamais que son amant, c'est-à-dire son très-humble serviteur. C'est à toi de savoir si tu veux consacrer tant de soins et de peines à ce résultat où bien d'autres t'ont devancé, où bien d'autres te succéderont.»
Ce discours refroidit tellement l'imagination du pauvre secrétaire intime, qu'il se sentit incapable de parler le même langage que Galeotto. Il espéra s'éclairer enfin en feignant de partager ses idées.
«Il faut, avant de te répondre, que je réfléchisse, répliqua-t-il. Mais, pour réfléchir à coup sûr, il me faudrait des renseignements historiques plus détaillés que ceux que j'ai. Peux-tu me les fournir, et le veux-tu?
—Oui, car j'ai pitié de ton embarras; et si tu me trahis quelque jour, j'aurai ma revanche: je tiens ton secret.»
Saint-Julien frémit de la situation où sa dissimulation le plaçait; néanmoins il continua.
«Eh bien, dit-il, raconte-moi un peu la vie de madame Cavalcanti.
—Pour cela, non!
—Comment, tu refuses?
—Je me récuse, je ne sais rien, et personne ne sait rien, si ce n'est la Ginetta; encore j'en doute. Ou la bouche de cette fille est un cercueil, ou bien la princesse jette au feu tous ses bonnets dès qu'elle leur trouve l'air de savoir ses pensées. Je te dirai tout ce que je sais, et ce ne sera pas long. Je te dirai tout ce que je présume, et ce sera logique. Elle fut mariée à douze ans par procuration, et devint veuve sans avoir jamais vu la figure de son mari. Ce fut heureux pour elle: il était laid et sot. Le gentilhomme chargé d'épouser la princesse par procuration s'appelait Max tout court. Il était bâtard de je ne sais quel roitelet d'Allemagne. Il avait douze ans comme la princesse. Ce fut une cérémonie plaisante, à ce qu'on dit. Les deux enfants étaient, à ce que raconte emphatiquement l'abbé Scipione, chamarrés d'ordres de tous les pays, de diamants et de broderies; graves comme des portraits de famille, beaux comme des anges, à ce que prétend mistress White. Ils jouèrent à la poupée en sortant de l'église et mangèrent des bonbons pendant tout le bal. Je ne sais par suite de quels arrangements diplomatiques le bâtard Max passa trois ans à la cour de Cavalcanti. Au bout de ce temps il fut banni et presque chassé con furore par les parents de la princesse. Mais la princesse, devenue veuve et orpheline...
—Rappela Max? dit Julien.
—Pas du tout, elle l'oublia, et aima je ne sais lequel de ses pages; dans ce temps-là les pages étaient en faveur apparemment. Oh! les temps sont bien changés! Ensuite, ensuite, que sais-je! qui n'aima-t-elle pas!» Galeotto garda le silence un instant, puis il ajouta: «Penses-tu qu'elle ait jamais aimé quelqu'un?
—Je deviendrai fou, dit Julien; ou plutôt je le suis déjà, car il me semble que les autres le sont. Galeotto, que faut-il que je pense de toi? veux-tu m'insulter? as-tu envie de te battre avec moi? parle!
—Vive la Vierge! qu'est-ce que nous avons donc bu? dit Galeotto; nous sommes tous ivres-morts, et nous extravaguons d'une manière déplorable. Laisse-moi rassembler mes idées, qui s'envolent comme des flocons de duvet au souffle de tes paroles. Que t'ai-je dit? ce que je pouvais te dire. Crois-tu, qu'excepté la Ginetta, il y ait ici quelqu'un qui puisse avoir de meilleurs renseignements que moi? Eh bien! cherche, questionne, regarde, écoute aux portes; et si tu apprends quelque chose, viens m'en faire part; car, moi aussi, je suis curieux, et souvent je suis vraiment en colère de ne pouvoir regarder au travers de tous ces réseaux l'espèce de moucherons dont se nourrit l'araignée. Eh bien! je ne vois rien, je ne sais rien; voilà ce que je puis t'affirmer. Ici personne ne parle, par la raison que personne ne pense. On croit aux intrigues de la princesse ou on n'y croit pas: c'est tout un. Personne n'a assez de principes pour apprécier sa vertu, personne n'a assez d'esprit pour profiter de ses vices; car est-elle la plus austère ou la plus perverse des femmes, nul ne le sait, et nous ne le saurons peut-être jamais. De telles femmes devraient être marquées, au front, d'un zéro pour montrer qu'elles sont en dehors de l'espèce humaine, et qu'il faut les traiter comme des abstractions.
—Mais pourquoi? s'écria Julien; pourquoi? pourquoi?
—Parce qu'elles ne disent rien, ne font rien, ne pensent rien et ne sentent rien comme les autres. Ce sont des natures forcées, des intelligences dépravées, des mots détournés de leur sens, des cordes détendues qui n'ont plus de ton appréciable à l'oreille. Ce sont des êtres faussés, des énigmes sans mot, des arabesques diaboliques, des figures comme on en voit dans les rêves d'une digestion pénible ou dans les élucubrations bachiques d'après souper. Ce sont des paysages comme ceux que la gelée applique sur les vitres; on y voit de tout et on n'y voit rien. En un mot, ce ne sont pas des hommes, ce ne sont pas des femmes; ce sont des cuistres.
—Vous avez peut-être raison, dit Saint-Julien étonné.
—Ce sont des êtres, continua le page, qui aiment et qui n'aiment pas; aujourd'hui jouant un rôle, demain un autre; tantôt poètes, tantôt philosophes, tantôt métaphysiciens. Cela n'a pas d'âge, pas de caractère, pas de sexe, et cela se sauve par des prétentions et des singeries de royauté.
—Vous haïssez donc cette femme? dit Saint-Julien.
—Je ne puis ni la haïr ni l'aimer; elle n'existe pas pour moi. C'est une chose, et non une personne; une chose curieuse, bizarre, amusante parfois; c'est une chose couronnée, voilà tout. On s'incline devant le diadème, mais le cerveau ne serait pas bon à gouverner un couvent de petites filles.
—Eh bien, je crois que vous vous trompez; je crois qu'il commanderait bien une armée. C'est là sans doute une femme incapable de tout ce que j'aime dans une femme, mais propre à ce que j'admire dans un homme. Elle est peut-être susceptible d'héroïsme; que nous importe à nous, qui ne sommes ni roi ni généraux?
—Si j'étais général ou roi, reprit le page, je n'en serais que plus absolu dans mon ménage, et je voudrais bien voir que ma sœur, ma maîtresse ou ma mère vint commander à mes soldats ou à mes sujets! Mais, sois tranquille, les hommes maintiendront en bride le beau sexe qui se révolte, et la loi salique deviendra une mesure de sûreté universelle. Je dis mesure de sûreté, parce qu'avec des femmes-rois, quelles qu'elles soient, messalines ou pédantes, on n'est pas bien certain de s'éveiller tous les matins.
—Au moins, avec celle-ci, dit Saint-Julien, effrayé de ce que le page semblait faire pressentir, il n'y a point lieu à de semblables craintes.
—Ne l'as-tu pas trop grièvement offensée aujourd'hui? Saint-Julien, dit le page en baissant la voix, tâche d'obtenir ton pardon, ou plutôt va-t'en; car peut-être...
—Galeotto, parle; est-elle ainsi? prouve-le-moi, et je ne l'aimerai plus, je ne souffrirai plus.
—Je serais franc avec toi si tu l'étais avec moi; mais peut-être ne l'es-tu pas!
—Comment?
—Peut-être me fais-tu parler depuis une heure sur des choses que tu sais mieux que moi?
—Me prenez-vous pour un espion?
—Non; mais je suis sans expérience, moi; je suis né prudent; le peu de choses que j'ai vues dans ma vie n'a pas été propre à me rendre bienveillant. Je n'ose croire à rien; je crains par-dessus tout d'être dupe, et par conséquent ridicule. J'aime mieux arranger tout pour le pire dans mon imagination: si je suis détrompé, alors tant mieux; si je ne le suis pas, j'aurai donc bien fait de me tenir sur mes gardes.
—Ô cœur froid! esprit sombre! dit Saint-Julien; sous cet extérieur gracieux, avec ces joyeuses manières, tant de fiel et de mépris pour tous! Mais en quoi ai je mérité votre défiance? que m'avez-vous vu faire de mal?
—Rien; aussi je ne t'accuse de rien. Seulement, je me dis parfois que tu n'es peut-être pas aussi simple que tu veux le paraître, et que tu affectes de ne rien deviner, afin qu'on t'apprenne tout. Voyons, jure ton honneur, es-tu l'amant de la princesse?
—Sur mon honneur! je ne le suis pas.