—Et personne n'a demandé vengeance de cet attentat?
—Max était un bâtard dont on avait été sans doute bien aise de se débarrasser en l'envoyant dans une petite cour où il semblait prendre racine. Qu'il eût fini par un meurtre ou par un mariage, on fut sans doute bien aise de n'avoir plus à y songer, et l'on n'y songea plus; et l'on n'en parla plus que tout bas, afin de n'avoir pas à le réclamer ou à le venger. Mais il arrive qu'à présent on veut se servir de son nom comme d'un épouvantail pour forcer Son Altesse à acquiescer à des vues politiques, et l'envoyé Gurck machine une fort belle réclamation de la personne de Max, si sa beauté personnelle échoue dans les premières entreprises. Tu sais cela?
—C'est une justice du ciel qui tombe à l'improviste sur le crime impuni, s'écria Julien.
—Bah! bah! à présent que je vois les choses sous leur vrai point de vue, dit Galeotto, je trouve que ce fut un coup hardi pour une princesse de seize ans.
—Elle avait seize ans! quelle horreur! dit Julien.
—Bah! bah! reprit Galeotto, les crimes des princes ne sont pas ceux de tout le monde. Vous savez ce qu'il y a à dire là-dessus. Il y a dans les grandes destinées des résolutions inévitables, et c'est quelque chose que de savoir les prendre à temps et les accomplir habilement. Un enlèvement qui ne fait pas de bruit; un meurtre qui ne fait pas de taches; un homme qu'on anéantit comme on raierait un chiffre, et qui s'évapore au milieu d'une ville comme une goutte d'eau sèche au soleil! Allons, ce n'est pas maladroit, il faut en convenir. Et pas l'ombre d'un remords sur un front de seize ans! et jamais la trace d'un souvenir amer dans toute une vie traînée en public! c'est là de la force, et bien des hommes ne l'auraient pas.
—J'espère que vous ne l'auriez pas vous-même, dit Saint-Julien en lui tournant le dos.
—Attendez! encore un mot avant d'aller vous coucher, lui cria Galeotto. Avez-vous découvert quelque chose sur le Rosenhaïm?
—Rien sur celui-là, répondit Saint-Julien.
—Que sera-t-il devenu? dit Galeotto. Maître Cantharide est dans ce secret: il aura piqué ce criocère avec une épingle, et il l'aura mis dans un de ses cartons.
—Faut-il s'inquiéter de ce que devient un homme, dit Saint-Julien, dans une cour où un importun s'évapore comme une goutte d'eau sèche au soleil?
—Je crois que tu tournes mes métaphores en ridicule, dit le page; je te pardonne si tu te charges de pénétrer dans le pavillon du parc.
—Dans le pavillon où le professeur d'histoire naturelle fait ses expériences, et s'amuse à trancher, la nuit, de l'astrologue et de l'alchimiste en braquant son télescope vers la lune, et en effrayant les chiens par d'innocentes explosions d'électricité?
—Il y a autre chose dans ce pavillon, dit le page, qu'une vieille parodie de sorcier et un tonnerre de poche.
—Madame Cavalcanti fait-elle semblant d'aller s'entretenir avec les ombres, en y traitant ses galants la nuit? Bah! c'est là qu'est caché l'amant mystérieux du trimestre, le monsieur de Rosenhaïm?
—Peut-être! Mais cet amant-là est peut-être plus qu'un amant... Il y avait peut-être quelque principe politique, quelque projet diplomatique, sous ce masque de criocère. Ce n'est pas moi qui ai été dupe des jongleries du professeur. Ce Rosenhaïm me fait l'effet d'un antidote opposé aux philtres de Gurck et de Steinach... Mais enfin il n'est ici que depuis trois jours, et depuis trois ans je vois la princesse fréquenter le pavillon. Sais-tu un conte étrange que m'a fait la Ginetta?
—Voyons.
—Un jour que, selon sa coutume, elle défendait sa maîtresse avec chaleur, elle crut m'ôter toute envie de croire à l'assassinat de Max en me disant que Son Altesse l'avait aimé passionnément, et que c'était le seul homme qu'elle eût aimé ainsi. Je lui répondis que je le croyais comme elle, et d'autant plus que c'était le seul que Son Altesse eût fait assassiner. Alors Ginetta se mit tout à fait en colère, ce qui la rendit bavarde une seule fois en sa vie. Elle me dit que non-seulement Son Altesse avait aimé Max, mais qu'elle l'aimait encore, tout mort qu'il était. La preuve, ajouta-t-elle, c'est que tous les jours elle va s'enfermer dans le souterrain du pavillon auprès d'une tombe de marbre qu'elle y a fait secrètement construire, et... Mais vraiment, Julien, vous me regardez d'un air si dédaigneux que je n'ose pas continuer cette histoire. Elle est fantasque à tel point que vous allez me rire au nez si j'ai seulement l'audace de la répéter telle qu'on me l'a donnée.
—Comme je pense que vous n'y ajoutez pas foi... dit Julien.
—Je ne sais pas, je ne sais pas, dit le page. Les femmes sont si romanesques, et les vastes cerveaux tiennent tant de choses! Chez les êtres doués d'intelligence et de force, il y a de si singuliers contrastes, de si ténébreuses rêveries! Bah! dans ce monde, il faut tout croire et ne rien croire. Il faut voir!
—Mais enfin, dit Julien, cette tombe de marbre?...
—Contient une boîte d'or, s'il faut en croire la Ginetta.
—Et cette boîte d'or, que contient-elle?
—Je n'en sais rien, et la Ginetta prétend n'en rien savoir; mais elle dit que cette boîte a la forme et le volume de celles dans lesquelles on embaume des cœurs humains...
—Cette histoire est dégoûtante, dit Julien d'un air sombre, après un long silence. Assassiner un homme et le pleurer, lui faire percer le cœur à coups de poignard, et faire ensuite arracher de ses entrailles pour l'embaumer et le conserver comme une relique ou comme un trophée; s'enfoncer tous les jours dans une cave avec un tombeau et un remords, et en sortant de là se prostituer au premier passant... si tout cela est possible, à la bonne heure. Il frappa du pied le parquet avec violence, et, portant sa main à son front, il s'écria avec angoisse: «Ô mon père, mon vieux château, mes laboureurs, mes bois, mes livres, mon pays! où êtes-vous? où est le temps où j'ignorais tout ce que je sais à présent?»
Il était si triste et si abattu que Galeotto n'osa pas le railler, comme il faisait ordinairement lorsqu'il se livrait à sa sensibilité. Julien se promena en silence dans la chambre, puis il ajouta d'un ton amer:
«Si cet amant inconnu est caché dans le pavillon, ce doit être une savoureuse émotion pour elle que de recevoir ses caresses auprès du mausolée de Max. Peut-être est-ce dans cette cave que le malheureux a été massacré? Peut-être que sa tombe sert de lit aux monstrueux plaisirs de Quintilia? Quelle horreur! Il me semble que je rêve. En effet, elle s'est vantée à moi aujourd'hui d'avoir enseveli son propre cœur dans un cercueil. C'est là une belle métaphore! mais elle n'a pas dit qu'elle y eût enseveli son corps, et pardieu! elle a bien fait, car il y aurait assez de gens pour lui donner un démenti... Tenez,... levez-vous et venez à la fenêtre. Voyez-vous cette étincelle pâle et furtive qui court le long des allées du parc? C'est la petite lanterne sourde qu'on a donné ordre à Ginetta d'allumer pour aller au rendez-vous.
—En vérité? cria le page en s'habillant précipitamment.
—Oui, dit Julien, c'est une distraction qu'on a eue devant moi. Mais que faites-vous donc?
—Parbleu! je m'habille et j'y cours. Quoi! il y a un rendez-vous à épier, et vous ne me le dites pas! et je reste là à babiller quand je devrais être sur la piste de la louve!
—Voilà le seul mot à propos que vous ayez dit de la journée, dit sèchement Julien en le voyant s'enfuir à demi habillé et se glisser comme un chat dans l'ombre des corridors.»
Julien alla se mettre au lit; mais il eut un sommeil affreux. Il rêva que des assassins se jetaient sur lui, lui ouvraient la poitrine et en arrachaient son cœur tout palpitant, tandis que Quintilia, debout, immobile et pâle, vêtue d'une grande robe rouge, les regardait opérer avec un horrible sang-froid en leur tendant une boîte d'or ciselé toute pleine de sang.
Saint-Julien passa la journée enfermé dans sa chambre, résolu à se faire passer pour malade si la princesse le faisait demander. Mais elle ne le demanda pas; et, fatigué de souffrir seul, il sortit vers le soir pour se distraire un peu. Il se rappela alors l'étudiant dont il avait fait la connaissance la veille, et avec lequel il avait un rendez-vous à la taverne du Soleil-d'Or.
Il le trouva déjà à table, fumant vis-à-vis une cruche de bière non débouchée et de deux verres retournés.
Ils s'abordèrent cordialement; mais Saint-Julien ne put prendre sur lui d'être gai, et l'étudiant se chargea obligeamment de faire presque tous les frais de la conversation. Il se montra encore plus aimable que la veille, et ils restèrent ensemble jusqu'à onze heures du soir. Alors Spark se leva, disant qu'il était esclave de ses habitudes régulières, et qu'il ne se couchait jamais plus tard. Mais il lui proposa une partie de promenade pour le lendemain. Saint-Julien ne désirait rien tant que de fuir l'air de la cour: il fit demander le lendemain à Quintilia si elle n'aurait point d'ordre à lui donner dans la journée; et, comme elle lui fit répondre qu'il pouvait disposer de son temps le reste de la semaine, il ne passa à la résidence, durant plusieurs jours, que les heures consacrées au sommeil. Il employa toutes ses journées à errer dans les montagnes, tantôt seul, tantôt avec son étudiant allemand, qui, chaque jour, l'attirait par une sympathie plus vive.
Saint-Julien fut bientôt sous le charme de ce jeune homme, et il eût été difficile qu'avec son excellent cœur et l'élévation de ses sentiments il en eût été autrement. Spark était un de ces hommes d'une nature si droite et si harmonieuse qu'on les juge d'emblée, et qu'on n'a rien à retrancher par la suite à l'estime qu'on leur a vouée tout d'abord. Il était simple et franc, ne visait à aucune supériorité, et touchait juste à toutes choses; il paraissait savoir plus qu'il ne disait, mais sa réserve n'avait rien de hautain. Il faisait des frais pour plaire, mais il n'allait pas jusqu'à cette insupportable coquetterie de langage qui rend l'esprit faux et le cœur sec. Il paraissait à la fois ferme et obligeant, sensible pour les autres et insouciant pour lui-même. Il avait en la Providence une confiance romanesque, mais non puérile, qui semblait être la conséquence d'une vie probe et d'un cœur généreux. Sa sensibilité n'était pas fougueuse et maladive comme celle de Julien; et le jeune homme sentit de plus en plus chaque jour le besoin de s'appuyer sur la douceur et sur la sérénité de cette âme plus forte et plus calme que la sienne. Oppressé par son chagrin, dévoré d'incertitudes, ne sachant à quoi se résoudre à l'égard de la princesse et à l'égard de lui-même, il résolut de se confier à cet homme si intelligent, si bon, et pourtant si paisible, et de lui demander conseil. Il éprouvait bien quelque répugnance à ouvrir ainsi son cœur, car il n'était pas né expansif. Galeotto avait surpris ses secrets et ne les comprenait pas; d'ailleurs le caractère de ce jeune courtisan était trop opposé au sien pour qu'il pût trouver quelque avantage dans sa société. Il avait l'art, au contraire, d'aigrir tous ses maux et d'envenimer toutes ses blessures.
Quoi qu'il put lui en coûter, il prit le parti de consulter Spark, et, un matin que leur promenade les avait ramenés sur la colline où ils s'étaient rencontrés pour la première fois, il le pria de s'asseoir sur la bruyère, et de suspendre son cours d'observations botaniques pour en faire un de psychologie.
«Sur qui? demanda Spark en souriant. Est-ce sur vous ou sur moi?
—Ce sera sur moi si vous le permettez, mon cher Spark. J'ai un secret qui m'étouffe et que je ne puis dire à personne. Il faut que je vous le dise.
—De tout mon cœur, répondit l'étudiant. Je ne me récuserai pas en affectant une modestie désobligeante. Les gens qui ont peur d'écouter une confidence sont ceux qui craignent d'avoir un secret à garder ou un service à rendre.
—J'ai besoin, en effet, d'un très-grand service, dit Saint-Julien; mais ce n'est pas votre bras que je réclame pour me tirer du mauvais pas où je me trouve, c'est votre cœur que j'appelle au secours du mien, c'est votre raison que je veux interroger; c'est un bon conseil que je vous demande.
—C'est demander beaucoup, répondit Spark, et je ne vous promets pas de réussir. J'y ferai pourtant tout mon possible. Nous chercherons à nous deux, et Dieu nous aidera.
—Vous êtes vis-à-vis des choses qui m'intéressent dans une position tout à fait désintéressée, dit Julien; vous ne connaissez point la personne dont j'ai à vous entretenir, et vous la jugerez simplement sur les faits que j'ai à vous raconter.
—Prenez garde, mon cher ami, dit Spark, cela est sérieux. Si vous dénaturez les faits et si vous en ignorez quelqu'un, nous pourrons bien porter un faux jugement.
—Vous jugerez seulement ceux que je sais et que je vous dirai; et, comme vous ne serez pas sous le charme de la vipère, vous pourrez voir plus clair que moi.
—Il s'agit d'une histoire d'amour et d'une femme, à ce que je vois?
—Il s'agit d'une femme. Connaissez-vous la princesse Quintilia?
—Comment voulez-vous que je la connaisse? il y a huit jours que je suis ici.
—Quelqu'un vous en a-t-il parlé?
—Oui; des bourgeois qu'elle a obligés, des pauvres qu'elle a secourus, m'ont dit que c'était une femme bienfaisante.
—Toutes ces femmes-là le sont, dit Julien.
—Quelles femmes? demanda Spark avec beaucoup d'ingénuité.
—Ah! Spark, s'écria Saint-Julien, je vois bien que vous ne la connaissez pas; vous ne me demanderiez pas ce qu'elle est.
—Vous paraissez n'en avoir pas une haute opinion, dit Spark. Si votre opinion est arrêtée ainsi, pourquoi me consultez-vous?
—Pour savoir si je dois la fuir et l'oublier, ou la poursuivre et la démasquer. Je vais vous raconter ce qui m'est arrivé depuis sept mois que j'ai quitté la maison paternelle.»
Spark écouta l'histoire de Julien avec beaucoup d'attention, mais avec tant de calme que le narrateur ne put, à aucun endroit de son récit, pressentir le jugement que portait l'auditeur. La belle et calme figure de l'étudiant ne fit pas un pli, et la fumée de sa pipe s'échappa par bouffées aussi régulières que la veille, lorsqu'il avait écouté Julien faire lecture de la Gazette d'Ausbourg à la Taverne du Soleil d'Or.
Quand Saint-Julien eut tout dit, Spark fit une espèce de grimace qui consiste à avancer un peu la lèvre inférieure, et qu'on peut généralement traduire par ces mots: «Tout cela ne vaut guère la peine que vous vous donnez.»
Après un instant de silence, il posa sa pipe sur le gazon, et lui dit:
«Mon ami, avant de vous dire ce que je pense de la princesse Quintilia, permettez-moi de vous dire ce que je pense de vous-même. Vous êtes très-noble, mais très-orgueilleux; très-vertueux, mais très-intolérant; très-sincère, et pourtant très-méfiant. D'où vient cela? N'auriez-vous pas été élevé par un prêtre catholique?
—Oui, répondit Julien, et ce fut mon meilleur ami.
—Alors je comprends votre caractère; et, tout en le reconnaissant pour très-beau (je vous parle strictement vrai), je voudrais que vous prissiez sur vous de le modifier et d'en équarrir l'écorce rude et noueuse. Je ne trouve point que le jeune page vous ait donné de bons conseils. Je le regarde comme un méchant cœur et un intrigant dangereux. Loin de railler, comme il le fait, l'austérité de vos principes, je les approuve rigoureusement, et je déclare que si votre princesse Quintilia était telle que vous la jugez aujourd'hui, vous feriez bien de la fuir et de l'oublier. Mais...» Ici Spark fit une pause et réfléchit; puis il continua:
«Mais je crois que vous êtes absolument dans l'erreur sur son compte, et que c'est une excellente femme.
—Quoi! malgré l'assassinat de Max?
—Je ne crois pas à l'assassinat de Max, dit Spark en souriant; je ne croirai jamais que la mort d'un homme soit suffisamment prouvée par son absence, et le meurtre d'un amant par une parole légère d'un côté et un froncement de sourcils de l'autre. Cette histoire me paraît bonne à endormir les petits enfants et à leur donner de mauvais rêves.
—Vous ne croyez pas au crime? empêchez-moi d'y croire. Je ne demande pas mieux que d'ôter ce charbon allumé de mon cœur. Mais le vice, la débauche?
—Oh! oh! la galanterie, vous voulez dire? On peut être une femme galante et être une bonne femme. Pour moi, je n'aime pas les femmes galantes, mais je ne leur jette pas de pavés à la tête, et je passe auprès d'elles sans leur rien dire. Si la princesse Quintilia est ainsi, n'en dites pas de mal; quittez-la et n'y pensez plus.
—Tout cela vous semble facile, Spark. J'ai l'âme dévorée de colère et de jalousie.
—Vous avez tort.
—Mais enfin, ce que je vous ai raconté vous prouve bien que cette femme...
—Ce que vous avez raconté ne me prouve rien, sinon que vous avez contracté dans vos chagrins l'habitude d'une malveillance fâcheuse. Otez, ôtez cela de votre cerveau; c'est une mauvaise herbe.
—Mais, mon ami, une femme qui fait de pareils discours sur la candeur et le sentiment, et qui a pour amant d'abord un Lucioli qu'elle traîne partout, et qui se vante partout de ses faveurs!...
—Hum! dit Spark, ce Lucioli me semble être un fat et un sot que je ne me ferais pas faute de rosser s'il tombait sous ma main et si j'étais ami de la princesse.
—S'il l'a décriée, c'est bien sa faute, à elle; pourquoi l'a-t-elle affiché comme un bouquet de noces?
—Parce qu'elle est bonne et confiante, comme elle vous l'a dit. Tout ce qu'elle vous a dit là, Saint-Julien, me paraît sincère; j'y crois. J'aime ce caractère, j'approuve ces idées. Je ne dis pas que ce soit un exemple à suivre pour les femmes qui ne veulent pas être calomniées et persécutées; mais pour un homme de cœur qui se moque de l'opinion d'autrui et qui ne s'en rapporte qu'à sa conscience, c'est une belle maîtresse à aimer toute sa vie.
—Vraiment! Spark, votre confiance me confond; je ne sais pas si j'ai envie de vous embrasser comme le meilleur des hommes ou de vous plaindre comme un fou.
—Comme vous voudrez, mon cher Julien; vous m'avez demandé ma façon de penser, je vous la dis.
—Et je donnerais un de mes bras pour la partager. Mais enfin cette montre, ce Charles de Dortan?
—Ce Dortan est un sot qu'elle aura mis à la porte au moment le plus hardi de la plaisanterie.
—Une femme qui se respecte fait-elle de semblables plaisanteries? Elle se soucie donc bien peu du danger qu'elle court? Plaisante-t-elle aussi avec la vengeance qu'un homme peut tirer? À la place de ce Dortan, je suivrais une pareille femme au bout du monde, et je la forcerais de tenir ses promesses, et je lui cracherais ensuite au visage.»
Le front de Spark se couvrit de rougeur, comme si l'idée d'une telle violence de ressentiment eût révolté son âme honnête et douce. Mais il reprit aussitôt son calme accoutumé, et dit d'un ton de certitude qui imposa à Julien:
«Cette histoire est fausse. Ce Charles de Dortan sera quelque garçon horloger qui aura porté une montre de sa façon à la princesse, et qui aura bâti toute cette niaise aventure pour se moquer de vous, ou parce qu'il y a des fats d'une rare impudence, ou parce que ce monsieur est fou.
—Vous arrangez tout pour le mieux, et je me suis dit tout cela sans pouvoir me le persuader radicalement. N'ai-je pas vu la joie avec laquelle elle a appris l'arrivée de ce masque inconnu?
—Qu'est-ce que cela prouve, s'il vous plaît? Ne saute-t-on pas de joie à l'arrivée d'un frère et même d'un ami? Les femmes sont plus démonstratives que nous, et les Italiennes le sont entre toutes les femmes.
—Mais ce Rosenhaïm est caché dans le pavillon. Cache-t-on ses amis?
—Souvent, surtout quand il s'agit de politique. Qu'est-ce que vous comprenez à la politique, vous? Et puis, il n'y a peut-être pas plus de Rosenhaïm dans le pavillon que de Max dans le tombeau.
—Vous ne croyez donc pas à la mort de Max?
—J'ai dans l'idée, au contraire, que ce prétendu cœur inhumé dans un coffret d'or bat bien chaud et bien joyeux à l'heure qu'il est.
—Mais la princesse elle-même le fait passer pour mort.
—Le fait-elle passer pour mort? Ah! en ce cas il est mort. Mais tout le monde peut mourir sans être aidé.»
Et Spark, reprenant sa pipe, se mit à la charger paisiblement.
«Les griefs qui vous restent contre elle, ajouta-t-il après avoir rallumé son tabac, sont donc son air cavalier, sa gaieté juvénile, son latin, son amour pour les papillons, ses travaux politiques, sa soubrette Ginetta, sa camaraderie avec vous autres qu'elle traite en amis, comme une bonne femme qu'elle est, tandis que vous ne la comprenez pas... Et bien! à votre place, je l'aimerais de tout mon cœur, et je passerais ma vie à son service.
—Mais si j'acceptais tout cela comme vous, si je me remettais à croire en elle, j'en serais amoureux fou... et si elle ne m'aimait pas, je deviendrais le plus malheureux des hommes. Je suis absolu et entier dans tout, Spark. À la manière dont cette femme m'a bouleversé le cerveau, je vois bien que si je ne me guéris pas par la méfiance, il faudra que je me brûle la cervelle par désespoir.
—Non, dit Spark.
—Je deviendrai fou, vous dis-je, si elle ne m'aime pas.
—Non, vous dis-je, vous vous consolerez, vous vous guérirez. D'ailleurs elle vous aime beaucoup; tout ce qu'elle a fait pour vous le prouve bien.
—Oh! j'ai trop souffert de cette tranquille amitié; j'ai renfermé trop de tourments dans mon sein! cela ne peut recommencer.
—Vous êtes un ingrat. Vous m'avez dit que ces six premiers mois avaient été les plus beaux de votre vie. Écoutez, Julien: vous êtes aigri et malade; vous ne jugez pas bien votre position, vous ne vous connaissez plus vous même. Croyez-en mon conseil. Avant de savoir de quoi il s'agissait, je ne pensais pas pouvoir trancher la question si hardiment; à présent je me sens une grande confiance en ma raison; les choses me semblent claires et indubitables. Voulez-vous me promettre de faire ce que je vous dirai?
—Je vous promets de le tenter, dit Julien.
—Renfermez-vous donc en vous-même, et fermez vos poumons à l'atmosphère empoisonnée du dehors; vivez avec Dieu et avec votre cœur, qui est bon; fuyez la cour, les envieux, les sots, les méchants, et surtout le petit page; restez auprès de la princesse, je veux lui servir de garant. Elle ne vous trompe pas. Je l'ai vue passer à cheval l'autre jour; elle a une grande bouche, un sourire franc, des yeux vifs et bons; j'aime sa figure et ses manières. Servez-la fidèlement, et ne croyez d'elle que ce qu'elle vous en dira. Si votre amour persiste et vous fait souffrir, dites-le-lui, parlez-lui-en beaucoup et souvent.
—Vous croyez qu'elle m'écoutera? dit Julien, dont les yeux brillèrent de joie.
—Sans doute elle vous écoutera, puisqu'elle vous a déjà écouté; elle vous plaindra, elle ne vous aimera pas plus qu'elle ne fait...
—Vous croyez? dit Julien redevenant triste.
—J'en suis presque sûr. Mais n'importe, parlez-lui toujours, elle vous consolera en redoublant de soins et d'amitié. Avec cette amitié-là, Julien, avec l'amour du travail, avec le bon témoignage de votre conscience et un peu de foi en la Providence, vous ne serez pas malheureux, croyez-en ma promesse.
—Et si avec tout cela je suis joué, reprit Julien, si au bout de dix ans d'une pareille vie je m'aperçois que j'ai bercé une chimère sur mon cœur?
—Vous aurez eu dix ans de bonheur, et vous serez en droit de dire à Dieu quand vous paraîtrez devant lui: «Seigneur, on m'a trompé, et je n'ai pas haï; on m'a fait du mal, et je ne me suis pas vengé!» Et vous verrez ce que Dieu vous répondra. Allez, on ne se repent jamais d être bon, même dès cette vie. Quand on s'en repent, on cesse de l'être.
—Honnête et excellent ami! s'écria Saint-Julien en serrant vivement la main de Spark, je suivrai vos conseils, et je viendrai souvent chercher auprès de vous le baume céleste qui guérit les plaies de l'âme.»
Julien rentra au palais la poitrine soulagée d'une montagne d'ennuis, et, pour la première fois depuis bien des jours, il pria Dieu.
Quintilia le fit appeler le lendemain matin. Elle avait l'air si heureux et si bon, que Saint-Julien se sentit tout disposé à suivre les conseils de Spark.
«J'ai des lettres à te dicter, lui dit-elle en lui tapant doucement l'épaule d'un air familier. Assieds-toi là et prends ta meilleure plume.»
Julien s'assit. La montre fatale était toujours sur le bureau; il se sentit un mouvement de rage contre ce fâcheux accusateur, et feignant de la pousser gauchement avec son coude, il la jeta par terre.
La princesse s'en aperçut à peine; et quand il la ramassa en s'excusant de l'avoir brisée, elle parut fort indifférente à cet accident.
«Ginetta, dit-elle, emporte ma montre, que ce maladroit de Julien vient de casser. Il est décidé que je ne puis pas la garder, et qu'il lui arrivera toujours malheur. Fais-la raccommoder et garde-la pour toi.»
Julien regarda la princesse attentivement. Elle était aussi parfaitement calme que le jour où elle avait regardé en face M. Dortan sans paraître le reconnaître. Mais il lui sembla que la Ginetta rougissait un peu. Était-ce de plaisir d'avoir la montre, ou perdait-elle contenance devant tant d'audace?
Julien sentit la sienne augmenter, comme il lui arrivait toujours dans ses moments d'émotion; et regardant alternativement la princesse et sa suivante:
«La signora Gina, dit-il, connaît peut-être à Paris un horloger habile à qui elle pourra confier la réparation de cette montre!
—Pourquoi à Paris? dit la princesse; nous avons d'excellents horlogers à Venise.»
Elle n'avait pas changé de visage, et la Gina semblait être redevenue impénétrable. Saint-Julien insista obstinément.
«Si la signora Gina veut bien le permettre, c'est moi qui me chargerai de la réparation, puisque c'est moi qui ai causé le dommage.
—Arrangez-vous ensemble, dit la princesse, cela ne me regarde plus. La montre appartient à Gina.
—Et je l'enverrai, continua Saint-Julien, à un de mes amis qui habite Paris, et qui s'appelle Charles de Dortan.»
Gina se troubla visiblement. La princesse n'y prit pas garde, et répéta le nom de Charles de Dortan.
«Je crois qu'en effet son nom est sur cette montre, dit-elle en s'adressant à Ginetta. N'est-ce pas l'ouvrier à qui tu l'as confiée à Paris, après l'avoir jetée par terre comme Julien vient de faire?
—Oui, Madame, répondit Ginetta remise de son trouble, c'est un horloger qu'on m'a désigné comme très-habile, et qui, selon l'usage, a gravé son nom sur la boîte.»
Julien, frappé de tant d'assurance, et ne sachant plus que penser, tenta un dernier effort.
«Le hasard, dit-il, me l'a fait rencontrer à Avignon précisément le jour...»
Ginetta l'interrompit, et s'adressant à Quintilia:
«Votre Altesse ne se souvient-elle plus de cet homme qui voulait absolument lui parler?
—Non, dit la princesse avec un sang-froid imperturbable. Que voulait-il? ne l'avais-tu pas payé?
—Il m'avait beaucoup priée de le recommander à Votre Altesse, à laquelle il voulait vendre une pendule à musique, mais elle était laide et de mauvais goût.
—Ah! dit la princesse d'un ton d'indifférence et de distraction; en ce cas, Julien, mets-toi à écrire; et toi, Gina, laisse-nous.»
Elle semblait n'avoir pas pris le moindre intérêt à cette délicate explication, et pourtant Saint-Julien se disait: «Il y a quelque chose là-dessous. Spark lui-même aurait été frappé de la rougeur de Ginetta.» Il prit sa plume et commença sous la dictée de la princesse.
«Monsieur le duc,
«Votre personne est charmante, votre esprit supérieur et votre emploi magnifique. Je compte écrire directement à votre auguste souverain, et le remercier de vous avoir choisi pour remplir cette importante et agréable mission auprès de moi. Il m'est impossible de vous voir aujourd'hui; et d'ailleurs j'ai besoin, pour répondre aux propositions de Votre Excellence, du plus grand calme et de la plus austère réflexion. Je craindrais de subir l'influence expansive de votre esprit en traitant de vive voix une question si grave. Après mûre délibération, je me crois donc autorisée, par ma conscience et ma volonté, à refuser positivement l'alliance qui m'est offerte. Mes opinions sont invariables sur ce point, et vous les connaissez. La liberté de fait établie par moi, souverain absolu en vertu de pouvoirs absolus, etc., etc....»
Saint-Julien écrivit sous sa dictée plusieurs lignes qu'il aurait pu tracer de lui-même, tant il était au fait des systèmes du potentat femelle de Monteregale.
Quand il eut terminé la partie politique de cette lettre (et nous en ferons grâce au lecteur, comme d'une chose étrangère à cette histoire), il continua sous la dictée de la princesse:
«Quant à la question que Votre Excellence m'a dit tenir en réserve en cas de refus définitif de ma part, je demande en grâce qu'elle me soit exposée sur-le-champ; car des occupations du plus grand intérêt pour moi vont me forcer à faire un petit voyage en Italie. Ce sera pour moi un grand regret que de voir abréger le séjour de Votre Excellence dans mes États, et j'aurais vivement désiré qu'il me fût permis d'en jouir plus longtemps.»
—Ajoutez les formules d'usage, dit la princesse à Saint-Julien, et puis donnez-moi votre plume.»
Quand elle eut signé et fait mettre le nom du duc de Gurck sur l'adresse, elle sonna, et le page se présenta.
«Portez cette lettre à M. de Gurck, lui dit-elle, et rapportez-moi la réponse. S'il demande à me voir, dites que c'est impossible.»
Galeotto fut frappé de l'air froid et absolu de la princesse. Il eut besoin de rassembler tout son courage pour lui faire entendre qu'il avait un message secret pour elle.
«Je n'ai pas de secrets où vous puissiez être pour quelque chose, reprit-elle sèchement. Parlez devant M. de Saint-Julien, je vous le permets.»
Le page hésita; elle ajouta: «Je vous l'ordonne.»
Galeotto, banni des appartements particuliers depuis plusieurs jours sans en savoir la cause, avait beaucoup compté sur le moment où il lui serait permis d'approcher de la princesse. Il avait fait part a Julien de l'intention où il était de nuire au comte de Steinach, tout en feignant de le servir et tout en travaillant pour son propre compte. Mais, quoique ces projets ne fussent point un secret pour lui, il était vivement contrarié de l'avoir pour témoin de sa conduite. Rien ne paralyse la ruse comme l'œil d'un juge prêt à censurer notre maladresse ou à s'effrayer de notre perfidie.
Néanmoins il fallait parler. Il donna quelques mots d'une explication moitié plaisante, moitié mystérieuse, et finit en tirant de son sein une lettre renfermée sous trois enveloppes.
Mais Quintilia, devant qui le page avait mis un genou en terre, n'avança point la main pour recevoir la lettre, et lui ordonna de la décacheter et de la lire tout haut.
Galeotto se troubla. «M'avez-vous entendue? répéta la princesse.»
Alors, prenant courage, Galeotto imagina de lire hardiment la lettre d'un ton pathétique et en feignant un trouble toujours croissant. C'était une déclaration d'amour du comte de Steinach, rédigée dans des termes aussi passionnés que son rang avait pu le lui permettre.
Le malin page la déclama d'une voix tremblante et comme s'il eût été frappé de l'application qu'il pouvait se faire des expressions timides et brûlantes de la lettre. Il affecta plusieurs fois de manquer de force pour achever une phrase et de tenir le papier d'une main tremblante. Enfin il joua si bien la comédie, que Saint-Julien en eût été dupe complètement sans le dernier entretien qu'ils avaient eu ensemble.
Mais la princesse ne parut émue ni de l'amour de Steinach, ni de celui que Galeotto feignait d'abriter timidement sous les ailes de la diplomatie sentimentale.
«Cela est pitoyable,» dit-elle, quand le page eut fini. Et, lui arrachant la lettre des mains, elle la jeta dans une corbeille de bambou qui était sous le bureau et dans laquelle elle avait coutume d'entasser pêle-mêle tous les papiers inutiles.
«Mais, tout mauvais que soit cet italien, ajouta-t-elle, le comte de Steinach, qui ne sait aucune langue, pas même la sienne, n'aurait jamais été capable de l'écrire. C'est vous qui avez composé ce pathos, Galeotto.» Et, sans attendre sa réponse, elle se tourna vers Julien.
—Écris sous ma dictée une autre lettre, lui dit-elle. Galeotto attendra, et les portera toutes deux à leur adresse.»
Elle lui dicta une formule de renvoi moqueuse et impertinente pour Steinach comme celle destinée à Gurck; elle la signa de même, la cacheta et la remit en silence à Galeotto. Le page voulut faire une question; elle lui ferma la bouche d'un regard et lui montra la porte d'un geste.
En attendant qu'il fût de retour, elle s'entretint amicalement avec Saint-Julien. Elle lui parut si franche et si bonne, qu'il céda au mouvement de son propre cœur et se sentit plus que jamais dominé par elle. Les souffrances qu'il avait éprouvées lui rendirent plus vives les joies qu'il retrouvait. Il bénit intérieurement les conseils de son ami et reprit confiance dans la vie.
Au bout d'une heure, Galeotto revint. Il s'était composé un maintien grave et froid; mais il cachait mal le dépit qu'il éprouvait d'avoir été si rudement traité par Quintilia. Elle était naturellement brusque et emportée; mais ordinairement elle oubliait en moins d'une heure ses ressentiments et jusqu'à la cause qui les avait produits. Cette fois pourtant, elle reçut le page aussi mal qu'elle l'avait congédié. Il voulut transmettre une réponse verbale du comte de Steinach; elle lui dit: «Vous répondrez quand je vous interrogerai.» Puis, prenant la lettre de M. de Gurck, elle la décacheta et la passa à Julien.
«Lisez tout haut, lui dit-elle; et vous, monsieur Galeotto de Stratigopoli, asseyez-vous au bout de la chambre et attendez mes ordres.»
Saint-Julien lut:
«Madame,
«La réponse de Votre Altesse est tellement décisive, que je croirais manquer au respect que je lui dois en insistant davantage. J'obéis à l'ordre qu'elle me donne en lui soumettant textuellement la réclamation de mon souverain.
«Un envoyé de notre cabinet, portant le titre de chevalier et le nom de Max, chargé, il y a quinze ans, de représenter le prince de Monteregale au mariage de Votre Altesse, s'est établi auprès d'elle avec le consentement de ses protecteurs. Mais ayant été rappelé au bout de quatre ans, il n'a point répondu aux ordres de sa cour, et jamais il n'a reparu. Il est sommé aujourd'hui de rendre compte de sa conduite durant cette longue absence et de se présenter devant moi, duc de Gurck, fondé de pouvoir, etc., pour me remettre certains papiers et répondre à certaines questions qui doivent décider de son identité. À défaut de cet acte de soumission de la part du chevalier Max, Votre Altesse serait sommée de donner les preuves de son décès ou de désigner le lieu de sa retraite; et, à défaut de cette satisfaction, elle serait reconnue en état d'hostilité contre notre gouvernement, etc.»
—Fort bien, dit Quintilia. Reprenez votre plume et écrivez:
«Je ne reconnais à aucun souverain de la terre le droit de me faire une demande arbitraire ou une question absurde. Je n'ai aucun compte à rendre des actions d'autrui; et jamais prince, petit ou grand, n'a été le gardien des étrangers résidant sur ses terres. Tout ce que je puis faire pour seconder les vœux de votre cour, c'est de vous permettre de publier et d'afficher dans mes États un ordre directement adressé au chevalier Max de la part de son souverain. S'il se rend à cet ordre, je serai charmée de voir cesser vos inquiétudes à son égard.»
Quintilia signa, cacheta, et, s'adressant au page: «Maintenant, Monsieur, lui dit-elle, qu'avez-vous à dire de la part de M. de Steinach?
—Le comte, au désespoir..., répondit Galeotto.
—Faites-moi grâce des phrases de M. le comte, interrompit Quintilia; à quoi se décide-t-il?
—Il se soumet à vos ordres.
—Quels ordres? je lui ai donné le choix: partir ou se taire.
—Il se taira.
—À la bonne heure. Celui-là n'est que sot, et je ne veux pas l'offenser s'il ne m'y contraint pas. L'autre est un insolent. Allez porter ma lettre, et revenez.»
La princesse se remit à causer avec Julien de choses étrangères à ce qui venait de se passer. Elle avait tant de calme et de lucidité d'esprit, que Saint-Julien se déclara absurde dans ses soupçons.
Galeotto revint. Il demandait, de la part du duc de Gurck, la faveur d'un entretien particulier avant son départ.
«Nous verrons, répondit Quintilia; c'est assez s'occuper de ces messieurs pour aujourd'hui. C'est à vous que j'ai affaire, monsieur de Stratigopoli. Voici un billet que vous porterez à mon trésorier. Il vous comptera une somme qui vous mettra en état de voyager durant quelques années. C'est, je crois, l'objet de vos désirs. Vous trouverez bon que d'ici à quelques heures je dispose pour votre remplaçant de l'appartement que vous occupez dans le palais. Pour faciliter votre départ, j'ai commandé des chevaux de poste qui viendront vous prendre ce soir, et qui vous conduiront jusqu'à la frontière. Je vous prie de garder la voiture pour continuer votre voyage. Vous désignerez vous-même la route qu'il vous plaira de prendre. Je fais des vœux pour votre avenir, et j'ai l'honneur de vous saluer.»
Galeotto, frappé de la foudre, pâlit et balbutia; mais il vit dans les yeux de la princesse que l'arrêt était irrévocable. Il crut que Julien l'avait trahi. Incertain du parti qu'il prendrait, mais forcé d'obéir, et résolu à se venger, il s'inclina profondément et sortit sans dire un seul mot.
Saint-Julien voulut intercéder en sa faveur; mais la princesse lui imposa silence avec douceur, et lui permit d'aller faire ses adieux au page.
Il le trouva au bas du grand escalier, et témoigna sa surprise et son chagrin avec tant de candeur, que le page en fut ébranlé.
«Si vous n'êtes pas sincère en ce moment, lui dit-il, vous êtes le premier des fourbes et le dernier des hommes. Après tout, je n'en sais rien, je ne pense pas, je crois rêver. Je ne sais ni ce qui m'arrive, ni ce que j'éprouve, ni ce que j'ai à faire.
—Il faut faire semblant d'obéir, lui dit Julien, et attendre à la frontière l'ordre de votre rappel. Il est impossible que la princesse ait des griefs sérieux contre vous. Elle se sera doutée de votre liaison avec Steinach, et elle aura voulu vous effrayer. Mais je vous justifierai de mon mieux; Gina pleurera à ses pieds, et vous lui écrirez; elle se laissera fléchir.
—Je ne sais pas, je ne sais pas, dit le page d'un air méfiant. Je ne sais pas si vous ne me trahissez pas; je ne sais pas si la Gina ne me donne pas ce soir pour successeur le page de Steinach ou le chasseur de Gurck, tandis que la princesse recevra dans le pavillon mystérieux Rosenhaïm, qu'elle embrassait si tendrement cette nuit sur le seuil en l'appelant son seul amour, ou bien le duc de Gurck qui saura peut-être se faire craindre, ou le Steinach qu'elle fait semblant de rudoyer, ou le tendre Julien qui a su cacher son indignation dévote, ou qui s'est fait tolérant... Je ne sais pas ce qui se passe dans la tête des autres; j'aviserai à voir clair dans la mienne. Si vous me trompez, monsieur le secrétaire intime, ne chantez pas encore victoire. Je ne me tiens pas pour battu, et souvent les choses qui semblent m'échapper sont celles dont je suis sûr, parce qu'alors il me prend envie de m'en emparer... Attendez... Venez avec moi chez le trésorier; je vous permets de répéter à la princesse tout ce que vous me verrez faire et dire.»
Ils entrèrent ensemble chez le trésorier, et Galeotto présenta le billet qui lui avait été remis cacheté. Lorsque le trésorier énonça la somme qu'il allait compter au jeune page, celui-ci eut un moment d'émotion. C'était beaucoup plus qu'il n'avait espéré dans sa petite ambition, et pendant un instant il abandonna l'idée singulière qui venait de le préoccuper. Mais tandis que le trésorier comptait l'argent, il se mit à marcher dans la salle avec anxiété. Cette petite fortune le mettait à même de satisfaire son goût pour les voyages, et d'aller se présenter d'une manière brillante dans quelque autre cour plus importante que celle de Monteregale. Mais, en même temps qu'il arrivait à l'accomplissement d'un vœu de plusieurs années, il renonçait à une entreprise conçue depuis quelques jours. Dans son amour pour l'intrigue, il avait caressé l'espoir de lutter avec l'expérience et ce qu'il appelait l'habileté de Quintilia. Il s'était proposé pour but de ses premières armes en ce genre d'écarter, ne fût-ce que pendant quelques jours, des rivaux plus hauts et plus arrogants que lui. L'emporter sur eux lui paraissait une satisfaction nécessaire à son amour-propre froissé. Enfin, tandis qu'une vanité cupide l'engageait à prendre l'argent et à chercher ailleurs un autre genre de succès, une vanité raffinée, un véritable dépit d'homme de cour, l'engageaient à sacrifier sa petite fortune à l'espoir incertain d'un frivole triomphe.
Ce dépit l'emporta, et au moment où le trésorier lui présenta une partie de sa fortune en or, et le reste en billets sur diverses banques étrangères qu'il avait désignées d'abord, il demanda du papier pour écrire un reçu, fit une déclaration d'amour à la princesse, et lui annonça qu'il n'avait besoin de rien au monde, puisqu'il allait mourir de chagrin; puis il redemanda le bon signé d'elle qu'il venait de remettre au trésorier; il le déchira, en mit les morceaux dans sa lettre, chargea le trésorier de la faire porter à Quintilia, jeta dédaigneusement les billets de banque sur la table, donna un coup de poing théâtral dans les piles d'or, et, tournant le dos au trésorier stupéfait, sortit sans emporter un écu.
Julien, qui ne vit dans cette conduite qu'un acte de fierté, trouva le mouvement très-beau et l'approuva. En même temps il mit tout ce qu'il possédait à la disposition du page.
«Je ne sais pas, je ne sais pas, répéta celui-ci, toujours sur ses gardes. Il est possible que vous soyez de bonne foi, il est possible aussi que vous me fassiez cette offre sans grand mérite. Quoi qu'il en soit, je n'ai besoin de rien; je ne vais pas loin, et vous ne serez pas longtemps sans entendre parler de moi. Vous pouvez dire cela à Son Altesse. La frontière est à trois lieues d'ici. On peut avoir un pied sur les terres du voisin et un œil dans la résidence... Adieu, adieu. Merci de votre amitié si elle est vraie; si elle est feinte, on saura s'en passer.
Il monta en voiture en tenant le même langage, et laissa Julien très-offensé et très-affligé de ses doutes. Il demanda à voir la princesse, et lui rapporta la conduite magnanime du page, en la suppliant de le rappeler. Mais Quintilia, qui avait déjà reçu la lettre de Galeotto par son trésorier, ne parut point touchée de cette forfanterie. «Je ne puis pas lui faire grâce, dit-elle; cesse de me parler de lui, ce serait me déplaire en pure perte. Il t'accuse de lui avoir nui auprès de moi, mon pauvre Julien. Accepte cette injustice en châtiment de celles que tu as commises, et apprends, mon cher enfant, combien il est cruel d'être accusé quand on n'est pas coupable.»
Saint-Julien, forcé d'abandonner la cause de Galeotto, alla passer la soirée avec Spark à la taverne du Soleil d'Or. Il lui raconta ce qui était arrivé; et Spark, avec son optimisme habituel, déclara que le renvoi du page était une mesure fort sage de la part de la princesse et un événement fort heureux pour Saint-Julien. Il tâcha aussi de le consoler des soupçons injurieux de Galeotto, en lui disant que l'estime d'un pareil homme était presque une flétrissure.
Pendant que Spark parlait de la sorte, Saint-Julien crut voir derrière le rideau de coutil de la tente sous laquelle ils étaient assis l'ombre flottante d'un individu de petite taille qui semblait les écouter. Ils parlèrent tout à fait bas, et l'ombre disparut. Mais lorsque, onze heures ayant sonné, Spark, selon sa coutume, eut pris congé de son ami, Saint-Julien, au détour de la rue, qui était fort sombre en cet endroit, se sentit frapper sur l'épaule. Il se retourna vivement et vit un petit homme, enveloppé dans un manteau, qui lui dit à voix basse: «Tais-toi, je suis Galeotto.» Ils prirent une rue déserte et s'entretinrent à demi-voix.
«Eh quoi! dit Julien, te voilà déjà revenu? Il n'y a pas plus de six heures que je t'ai vu monter en voiture.
—Il n'en faut pas tant dans un empire où l'on ne peut pas tirer sur un lièvre sans risquer de tuer le gibier de ses voisins. Je me suis fait descendre à la frontière; j'ai pris une tasse de chocolat et mis mon porte-manteau à l'auberge; puis, prenant par la route des montagnes, je suis revenu à la résidence sans rencontrer personne. Oh! doucement, madame Quintilia, vous n'avez pas encore de Sibérie à votre service. Mais écoute, Julien; je sais à quoi m'en tenir sur ton compte. Tu m'as trahi sans le vouloir et sans le savoir; tu t'es trahi toi-même; tu as été confiant comme de coutume, et il faut bien que je te pardonne de m'avoir rendu victime de ta niaiserie, car je présume que tu le seras à ton tour avant peu. Apparemment qu'on a encore besoin de toi, puisqu'on ne nous a pas renvoyés ensemble.
—Que veux-tu dire? demanda Saint-Julien.
—Écoute, écoute, répliqua le page; j'ai entendu ta conversation avec cet étudiant, que le diable emporte et dont je ne sais pas le nom.
—Il s'appelle Spark, et c'est le meilleur des hommes.
—Tant mieux pour la Quintilia; il est son amant, et il paraît qu'il nous recommande au prône. Pauvre homme! nous pourrons le récompenser de sa peine quelque jour. Le règne d'un homme n'est pas ici de longue durée; il y a du temps et de l'espoir pour tout le monde.
—Galeotto, je crois que vous êtes fou, dit Saint-Julien; vous croyez que Spark est l'amant de la princesse. Il ne la connaît pas; il arrive de Munich. Il l'a vue passer l'autre jour pour la première fois; il n'a jamais mis le pied au palais...
—Belles raisons! demandez à M. de Dortan comment on fait connaissance avec les dames. Votre fumeur allemand a la taille assez bien prise, et son fade visage blond vaut bien les favoris teints de Lucioli. Il a vu passer la princesse l'autre jour.
—Quand cela, l'autre jour? est-ce hier?
—C'est bien tout ce qu'il faut, je crois. S'il l'a vue passer, c'est qu'il passait aussi apparemment, ou bien il était assis la toque sur l'oreille et la pipe à la bouche. Madame Quintilia ne fume-t-elle pas comme une Géorgienne? Cette pipe l'aura charmée. Elle lui aura fait un signe, ou Ginetta aura porté un petit billet.
—Galeotto, la tête vous tourne; le soupçon devient votre monomanie; si vous continuez ainsi, vous prendrez votre ombre pour un voleur.
—Seigneur Candide, dit le page, savez-vous lire et connaissez-vous l'écriture de la princesse?
—Eh bien! eh bien! qu'as-tu? dit Julien tout tremblant.
Ajoutez les formules d'usage...
Ajoutez les formules d'usage...
—Approchons de cette lanterne, dit Galeotto, et lisez ce billet, que M. Sparco ou Sparchi, je ne sais comment vous l'appelez, a laissé misérablement tomber de sa poche tout à l'heure, tout en se donnant avec vous les airs d'un profond scélérat.»
Saint-Julien reconnut sur-le-champ l'écriture de Quintilia, et lut avec stupeur ce peu de mots:
«Puisque je ne puis voir Rosenhaïm au pavillon cette nuit, j'irai te trouver, cher Spark; laisse ouverte la porte de ta maison qui donne sur la rivière.»
«Tu vois, dit Galeotto, que M. Sparchi est un bon diable, très-accommodant, point jaloux et vraiment philosophe. Nous autres, nous aurions peut-être le sot orgueil de vouloir au moins être rois absolus pendant trois jours. Peu lui importe, à ce bon Allemand, qu'une belle princesse vienne le trouver la nuit. Il ôtera sa pipe de sa bouche pour dire: «Eh! eh!» Mais que le pavillon et M. de Rosenhaïm aient la préférence et remettent son bonheur au lendemain,» il reprendra sa pipe en disant: «Ah! ah!» Eh bien! Julien, qu'as-tu à faire cette mine de tortue en colère? Marchons.
—Où veux-tu que nous allions?
—Au bord de la rivière. Nous verrons passer la princesse incognita; et nous aurons soin de baisser les yeux comme les sujets du prince Irénéus, lorsqu'ils le rencontraient vêtu de cette fameuse redingote verte qui, au dire de tout le monde, le rendait méconnaissable.
—Galeotto, dit Julien avec angoisse, je crois que tu es le diable.»
Ils passèrent quelque temps à chercher, autour de la maison que Spark habitait, une cachette convenable. Cette maison appartenait à un menuisier qui avait consenti à la céder tout entière pour quelque temps. Spark y vivait donc seul et ignoré dans l'endroit le plus désert de la résidence. Ses fenêtres donnaient sur la Célina et sur des massifs de saules où les deux amis purent facilement se cacher. Un quart d'heure après minuit, le silence fut troublé par un léger bruit de sillage, et ils virent glisser devant eux une petite barque montée par deux hommes.
«Ce n'est pas cela, dit Julien.
—Silence! dit Galeotto. Il me semble que je reconnais le coup de rames. La Gina est fille d'un gondolier de Venise.»
Saint-Julien... se sentit frapper sur l'épaule.
Saint-Julien... se sentit frapper sur l'épaule.
La barque vint aborder tout près d'eux, et un des deux hommes se pencha pour amarrer à un des saules du rivage, tandis que l'autre, sautant légèrement sur la grève, lui dit à voix basse:
«Tu m'attendras ici.
—Oui, Madame, répondit-il;» et tandis que le premier gagnait d'un bond la porte de la maisonnette, le prétendu batelier se roula dans son manteau et se coucha au fond de la barque.
«Gina, dit le page d'une voix flûtée en se penchant vers elle.»
La Gina tressaillit, se leva et regarda autour d'elle avec inquiétude; mais le page s'était rejeté dans l'ombre et s'y tenait immobile. Elle crut s'être trompée et se recoucha dans la barque. Galeotto prit le bras de Julien, et l'emmena sans bruit à distance de la rivière.
«Maintenant diras-tu que je suis le diable et que je fais passer des fantômes devant tes yeux? lui dit-il.
—Galeotto, répondit Julien, vous me faites faire de tristes rêves; mais si quelqu'un joue ici le rôle de Satan, c'est cette femme impure qui a sur les lèvres de si chastes paroles au service de son impudente fausseté. Mais dites-moi donc pourquoi elle est ainsi avec nous? Que ne nous traite-t-elle comme Dortan, comme Spark et comme Rosenhaïm? Pourquoi ne recevons-nous pas le matin un rendez-vous pour le soir sans autre cérémonie? À quoi bon la peine qu'elle prend pour nous inspirer du respect et de la crainte?
—Vous ne le savez pas, dit Galeotto en riant. C'est que nous vivons auprès d'elle, et qu'elle a besoin de serviteurs qui la craignent et de dupes qui l'admirent. Et puis les femmes blasées deviennent romanesques, c'est-à-dire dépravées de cœur et de tête. Elles mettent fort bien à part le plaisir et à part le sentiment. La confiance niaise d'un enfant comme vous les amuse et flatte leur vanité. C'est une occupation de la matinée, en attendant l'amant du soir, qui est aimable à sa manière sans faire tort à la vôtre. De quoi vous inquiétez-vous? vous avez le beau rôle.
—Par l'éternelle damnation de l'enfer! s'écria Julien, c'est un rôle abject et stupide.»
Galeotto éclata de rire. «Bonsoir, lui dit-il. Je vais demander asile à une demoiselle de ma connaissance; toi, retourne au palais et prépare un sonnet pastoral pour le présenter demain dans un bouquet sur l'assiette de Son Altesse.»
Saint-Julien, au lieu de se retirer, alla se cacher sous les saules jusqu'au moment où Quintilia sortit de la maisonnette. Spark lui donnait le bras. Il l'accompagna jusqu'au bord de la barque, et s'arrêtant sous les saules, à trois pas de Saint-Julien, il l'embrassa. Ce baiser fit involontairement tressaillir Saint-Julien, et le cœur lui battit violemment.
Gina se réveilla en sursaut lorsque sa maîtresse sauta dans la barque.
«Rentrez vite, dit Quintilia au jeune Allemand.»
Il obéit; mais il resta à sa fenêtre jusqu'à ce que la barque se fût perdue dans la brume. Saint-Julien, caché sous les saules, la suivait aussi des yeux. La princesse avait ôté son chapeau, le vent agitait ses cheveux, elle était debout et belle comme un ange sous son costume d'homme.
Pendant le reste de la nuit, Saint-Julien fut en proie à des angoisses plus vives que toutes celles qu'il avait déjà éprouvées. Décidément il méprisait Quintilia; car la découverte de cette dernière turpitude confirmait toutes les autres. Pour mentir ainsi, il fallait avoir l'assurance que donne une longue carrière de vices. «Mais, se disait Saint-Julien, pourquoi prendre tant de soin aven moi et si peu avec les autres? Pourquoi ne s'est-elle pas confiée à moi comme elle se confie à Spark? Elle ne le connaît pas, et elle se jette dans ses bras aujourd'hui sans avoir le moindre souci du mépris qu'il aura pour elle demain matin. Assez orgueilleuse pour repousser les insolentes prétentions de Gurck et de Steinach, elle se livre le même soir à un pauvre étudiant dont elle sait à peine le nom. Pourquoi ne s'est-elle pas montrée à moi telle qu'elle est? Je l'aurais aimée peut-être, et du moins l'affection que j'aurais eue pour elle ne m'aurait pas rendu malheureux. Franche, hardie et galante, je l'aurais aimée comme un homme. J'aurais été discret comme la Ginetta, s'il l'avait fallu; et du moins, lorsque j'aurais causé avec elle, je n'aurais pas été sur un continuel qui-vive. Je n'aurais pas joué un rôle ridicule; je ne me serais pas laissé subjuguer par de fausses vertus. Une telle femme ne m'eût pas inspiré d'amour; mais, du moment qu'elle m'aurait loyalement avoué ses faiblesses, je ne me serais pas cru en droit de la mépriser. Par combien de hautes facultés et de qualités nobles ne pouvait-elle pas racheter un vice! J'aurais été tolérant, l'amitié peut l'être. Croyait-elle ne pouvoir faire de moi son ami sans monter sur un piédestal et sans diviniser en elle la boue humaine? Elle n'est pas si craintive, elle qui fait gloire de pardonner à ceux que les hommes condamnent. Croyait-elle pouvoir se farder de tant de perfections sans me forcer à l'aimer passionnément? Oh! elle n'est pas si ingénue; elle sait ce qu'elle veut et ce qu'elle peut. Mais que voulait-elle de moi? Elle m'a pris par caprice comme elle avait pris Dortan, comme elle prend Spark; et pourtant elle n'a pas fait de moi son amant. Elle m'a traité comme un personnage politique dont l'estime lui serait utile, et elle a mis en œuvre toute l'habileté d'une fille de Satan pour me fermer les yeux à l'évidence. Oh! la savante comédie que de me jeter une clef qui ouvrait sans doute un coffre vide, et de me dire tout ce qui devait empêcher un homme d'honneur de la ramasser! Elle a pleuré vraiment! et moi aussi. Ô dérision! Est-ce ainsi, mon Dieu, qu'on se joue de ceux qui croient en votre nom! Mais enfin pourquoi ces raffinements d'hypocrisie avec moi? Elle laisse croire aux autres tout ce que bon leur semble; elle ne s'est jamais expliquée avec Galeotto, et c'est pour moi seul qu'elle s'impose un rôle si magnifique.»
Julien rentra au palais et se retourna cent fois dans son lit, cherchant toujours une réponse à cette question. Il n'en trouva pas d'autre que celle que Galeotto lui avait faite: c'est que Quintilia, en femme raffinée voulait essayer de tout, même de ce dont elle n'était pas capable; c'est qu'elle voulait satisfaire sa vanité ou sa curiosité en inspirant un véritable amour, en contemplant du sein de la débauche le spectacle, nouveau pour elle, des souffrances timides d'un cœur pur. Ce n'était qu'un essai à faire, une scène ou deux a bien jouer, un amusement à se donner gratis; c'était une partie engagée avec un partenaire qui mettait tout son avoir et qui devait perdre ou gagner sans qu'elle risquât rien au jeu.
Cette idée transporta Julien de colère; il ne put dormir et alla courir les bois toute la journée. Il aperçut Spark dans un sentier et s'éloigna précipitamment. Il ne savait plus que penser de son ami. Tantôt il le regardait comme un intrigant spirituel, capable de parler des jours entiers sur la vertu, mais capable aussi de frayer gaiement avec le vice; tantôt il le regardait comme un intrigant plus fourbe que Quintilia elle-même et faisant pour elle le métier d'espion.
Il rentra le soir, harassé de fatigue, et monta à sa chambre, incertain s'il se coucherait ou s'il se ferait servir à souper. Il trouva sa porte fermée en dedans au verrou, et une espèce de voix de bal masqué lui glissa qui est là? au travers de la serrure.
«Parbleu! qui est là vous-même? répondit-il, je suis moi, et je veux rentrer chez moi.»
Aussitôt la parte s'ouvrit, et il recula de surprise en voyant Galeotto. «Silence! pas d'exclamations! dit le page; j'ai trouvé plaisant de me cacher dans le palais même et de choisir ta chambre pour mon asile. Je me suis glissé, avec la nuit, par les jardins, et j'ai pris le petit escalier. Me voici installé, personne ne s'en doute; mais que Dieu te maudisse pour m'avoir fait attendre ainsi ton retour! Je n'ai pas soupé, je meurs de faim. Ah ça! toi qui peux circuler dans les corridors, va me chercher bien vite quelque perdrix froide aux citrons, avec deux ou trois bouteilles du meilleur vin qui te tombera sous la main; et si dans ton chemin tu vois passer quelque gelée aux roses ou quelque pastèque confite d'Alexandrie, ne néglige pas de t'approprier ces douceurs. Un page italien ne se nourrit pas comme un groom anglais; et depuis que j'ai changé de régime, je me sens tout spleenétique.»
Saint-Julien ne fut pas fâché de retrouver son malicieux compagnon; l'ironie était la seule distraction dont il se sentît capable en cet instant. Il se glissa dans les offices, et revint avec un faisan, deux bouteilles de vin de Chypre et un gâteau de pistaches.
Ils fermèrent les fenêtres, baissèrent les rideaux et poussèrent tous les verrous, après quoi ils se mirent à souper. Les railleuses folies de Galeotto et la chaleur du vin fouettèrent peu à peu les esprits de Julien, et, au lieu de s'endormir sur sa chaise, comme d'abord il en avait menacé son compagnon, il tomba dans un état d'exaltation moitié fébrile et moitié bachique qui divertit singulièrement le malin page. Après une heure de babil, il se calma tout à coup, et devint si sombre que Galeotto, n'en pouvant plus tirer une parole, prit le parti de se jeter sur le lit et de s'assoupir.
Saint-Julien ressentait d'assez vives douleurs à la tête et à la poitrine; mais il était tout à fait dégrisé, il ne lui restait qu'une exaltation nerveuse qui le disposait à la colère.
«Non, se disait-il en marchant lentement dans sa chambre, à la lueur rouge d'une lampe prête à s'éteindre, non, il n'en sera pas ainsi. Je n'aurai pas été pris pour jouet et pour passe-temps; on ne m'aura pas mis dans une collection pour me regarder à la loupe comme un des insectes de M. Cantharide; je ne m'en irai pas sottement promener au loin la blessure que m'a faite une flèche empoisonnée, tandis qu'on fera la description de mon cerveau lunatique et la dissection de mes phrases de roman entre une séance métaphysique et une joyeuse prouesse de nuit. Je ne laisserai pas incruster l'épisode du secrétaire intime dans les annales galantes de la cour ou dans les mémoires secrets de la princesse. Si M. Spark ou quelque autre rédige le chapitre, je veux lui fournir un dénouement digne de l'exposition. Voyons! voyons! Galeotto, ne dors pas comme une huître, et dis-moi la première parole qu'on adresse à une princesse quand on sort de dessous son lit.
—Ah! c'est selon, dit Galeotto en bâillant; on se jette à genoux et on demande pardon d'une voix étouffée; ou bien, et c'est le mieux, on ne dit rien, et on demande pardon plus tard.
—Si elle crie, que fait-on?
—Fi donc! est-ce qu'une femme crie?
—Mais si elle se met en colère?
—Est-ce qu'on est un sot?
—On n'en est pas dupe, bien. Mais si la crainte d'être surprise et l'inopportunité du moment lui donnaient de la vertu...
—Quand on a entrepris de pareilles choses, on n'hésite pas, quels que soient les premiers obstacles. Être insolent à demi, c'est faire la plus sotte figure possible; il vaudrait cent fois mieux ne l'être pas du tout. En toutes choses, pour réussir il faut oser; et quand on est audacieux on a quatre-vingt-dix-neuf chances pour soi, tandis que la vertu des femmes n'en a qu'une.
—Soit... Bonsoir, Galeotto. Dans une heure j'aurai disparu comme Max le bâtard, ou je serai vengé comme il convient à un homme.
—Par le diable! es-tu devenu fou, Julien? Où vas-tu? qu'as-tu dans la cervelle?
—De quoi parlons-nous depuis deux heures?
—Ma foi! je n'en sais rien. Nous parlons sans rien dire, en conséquence de quoi tu vas te faire assassiner.
—Il me faut ce danger pour me donner du cœur. Si ce n'était pas un acte de témérité, ce serait une lâcheté insigne. Je n'aurais jamais le courage d'embrasser cette femme si je n'y risquais pas un coup de poignard.
—Et si tu n'avais pas bu une dose exorbitante de vin de Chypre. Est-ce que ces entreprises-là te conviennent? Allons donc! tu es fou Julien. Regarde-moi en face, ne me vois-tu pas double?»
Julien s'arrêta et le regarda en face.
«Ma foi! tu me fais peur, dit le page, tu as l'air d'un spectre très-sournois. Mais songe que si tu n'es gris qu'à demi... il y a encore du vin, achève la bouteille.
—Je ne suis pas gris du tout, dit Julien; je suis offensé. Je veux me venger, voilà tout.
—Eh bien! s'écria Galeotto, tu as raison. Par la barbe que j'aurai peut-être un jour, c'est une idée que tu as là! Si j'étais dans la même position que toi, je l'aurais déjà risqué. Pour moi qui veux réussir pour mon compte, c'est bien différent. Mais tu es trop vertueux, toi, pour y chercher autre chose qu'une sainte vengeance. Va, mon fils, et que Dieu te protège! Mais prends mon stylet et laisse-moi aller avec toi jusqu'à la porte.
—Non, dit Julien, il ne faut pas qu'on te voie; et quant à ce poignard, si je l'avais, je serais trop tenté d'assassiner la femme au lieu de l'embrasser.
—Un instant, un instant! pour Dieu, un instant! dit Galeotto, c'est une idée plaisante; mais ne te dépêche pas comme si c'était une idée raisonnable.
—Était-ce une idée raisonnable que de jeter l'argent au nez du trésorier et de partir les mains vides? Je puis bien risquer ma vie pour sauver mon honneur, quand vous sacrifiez votre fortune pour satisfaire votre vanité. Allons, c'est assez.
—Mais, Saint-Julien, songez un peu à ce que vous allez dire d'abord. Ne soyez pas impertinent pour commencer. Flattez, pleurez, et puis tombez dans le délire; sanglotez, menacez, demandez pardon, et que des paroles humbles et suppliantes fassent passer les actions les plus hardies. Entendez-vous, Saint-Julien? c'est le rôle que vous devez jouer. Si vous preniez un air de matamore, cela ne vous irait pas du tout, et elle verrait que vous vous moquez. Laissez-lui croire jusqu'à la fin que c'est elle qui se moque de vous; et quand elle vous aura pris en pitié, quand elle croira que vous êtes transporté de joie et de reconnaissance, alors dites tout ce que vous voudrez. La colère parle toujours bien, mais elle écrit encore mieux. Écrivez, Julien, et sauvez-vous.
—Oui, demain, répondit Saint-Julien.
—Et ce soir priez et sanglotez.
—Laissez-moi faire, je n'aurai qu'à me rappeler ce que j'ai été, et je dirai mon amour passé comme on récite un rôle; adieu.»
Il prit la lumière, et, sans faire attention à Galeotto, qui continuait à lui donner ses instructions, il sortit et le laissa dans l'obscurité.
À peine le page fut-il seul, qu'il se demanda si Julien ne faisait pas la plus grande sottise du monde. Il l'avait un peu poussé pour voir comment l'événement justifierait ses idées générales sur les femmes, qu'il jugeait depuis longtemps et ne connaissait pas encore, et pour savoir quelle dose de fierté et d'effronterie possédait Quintilia. Il s'était promis de profiter également des succès ou des fautes de Saint-Julien, et il n'était pas fâché de le voir se mettre en avant et accaparer tous les dangers de l'entreprise.
Néanmoins la peur le prit en songeant qu'au cas où Saint-Julien ferait une maladresse, il serait perdu par contre-coup, si on le trouvait dans sa chambre. Il pouvait passer pour son complice; et quoique Galeotto eût souvent traité l'histoire de Max de conte de bonne femme, il y croyait fermement. Il n'était pas très-brave, et sa délicate constitution excusait assez cette faiblesse d'esprit. Il songea donc à se mettre au large pour commencer et à s'enfuir par le petit escalier; mais, à sa grande surprise, il le trouva fermé en dehors, et tous ses efforts pour ébranler la porte furent inutiles; alors il se décida à traverser l'intérieur du palais, au risque d'être rencontré et reconnu dans les corridors. Il n'y avait probablement pas d'ordre donné contre lui, et dès qu'il aurait gagné les jardins, il était bien sûr de s'échapper; mais une secrète terreur le pénétra lorsqu'il vit que Saint-Julien, dans sa distraction, avait fermé la porte en dehors en retirant la clef. Il fallut se résigner à l'attendre, et il se rassura un peu en se disant que Saint-Julien était capable de revenir amoureux après s'être prosterné devant la princesse. «Au fait, se dit-il, j'aurais une bien pauvre idée de Quintilia si elle ne réussissait à jouer encore une fois un fou qui a la bonté de la prendre au sérieux.»