—La Ginetta prétend la même chose; mais c'est une menteuse si rusée! Cependant la chose est bien invraisemblable, Julien. Quoi! tu lui as plu si vite; elle t'a ramassé sur le chemin pour ta jolie figure; elle t'a fait souper avec elle à Avignon, le soir même, après avoir envoyé Lucioli je ne sais où; puis elle a marié tout à coup et éloigné d'elle ce pauvre favori, qui depuis un an la suivait partout. Et voilà six mois que vous êtes enfermés ensemble, tête à tête, du matin au soir; et avec ses manières libres, son ton cavalier, son sang-froid cynique, elle t'aurait laissé pâlir et soupirer en vain! Et vos graves travaux (auxquels je ne crois guère) n'auraient pas été interrompus de temps en temps par des épanchements plus doux! Allons, allons, Julien, vous l'avez fâchée aujourd'hui; vous vous serez conduit comme une fille de village avec un officier de garnison: vous lui aurez demandé le mariage... Mais hier, mais ce matin encore, vous sembliez être bien en faveur, et je pensais que j'étais un niais, moi qui vous avais conseillé l'audace. J'ai souvent ri de votre émotion, de votre timidité, Saint-Julien; et peut-être était-ce vous qui, à ces heures-là, vous divertissiez à mes dépens.
—Comment l'aurais-je fait, et pourquoi?
—Pourquoi? parce que je vous ai peut-être laissé prendre une place que j'aurais dû occuper. Voyons, franchement, est-ce que je ne devrais pas être son amant, moi?
—Je vous dirai ce que vous venez de me dire: sais-je si vous ne l'êtes pas?
—Vive Dieu! s'écria le page gaiement, je ne le suis pas! et, mort-Dieu! j'en enrage, ajouta-t-il d'un ton demi-plaisant, demi-colère. Fiez-vous à moi, Saint-Julien, car voici que je m'épanche avec vous; je me laisse, aller jusqu'à me moquer de moi-même.
—Je ne me moquerai pas, dit le bon Julien avec douceur, d'une erreur que j'ai partagée. Vous êtes amoureux aussi de la princesse?
—Moi! non pas, s'il vous plaît; parlez pour vous, je vous en prie.
—Mais vous l'avez été?
—Per Bacco! jamais, que je sache! Amoureux de cette reine de Saba! Quand j'avais douze ans elle me faisait une peur de tous les diables avec ses yeux noirs et son nez aquilin; à présent, elle me donne des nausées d'ennui avec ses affaires d'État, ses conversations esthétiques, ses papillons et son latin. Après cela, elle est jolie femme, et je ne vous blâme pas d'être amoureux d'elle. J'aurais été bien aise d'être son favori, parce que j'aimerais assez faire le petit prince pendant quelque temps; mais elle m'a toujours fait l'honneur de me traiter comme un enfant en sevrage, et, soit mépris, soit affectation, elle s'obstine perpétuellement à rabattre cinq ou six ans de mon âge véritable. J'ai une manière de m'en venger: c'est de la gratifier de cinq ou six ans de trop auprès de tous les étrangers qui me demandent son âge à l'oreille.
—Vous voyez bien cependant, dit le mélancolique Julien, qu'on peut vivre dans son intimité pendant des mois et des années sans être aussi heureux que vous le supposez.
—Oh! la belle preuve! me prenez-vous pour un fat? ne sais-je pas bien qu'en effet je n'ai pas trop l'air d'un homme? Vous commencez à avoir de la barbe au menton, vous! Dieu sait si j'en aurai jamais... Et cependant vous n'êtes pas un roué. Allons, décidément je vous crois: vous n'êtes pas son amant, mais vous voulez l'être.
—J'y renoncerais aisément si vous me disiez tout ce que vous savez.
—Le reste de l'histoire de Max?
—Qu'est-ce donc que le reste de cette histoire?
—C'est, comme tout ce que je sais, un bruit mystérieux, un soupçon vague, rien de plus.
—Mais encore? est-ce que cela aurait rapport aux affreuses idées de meurtre et de poison qui m'ont passé par la tête tout à l'heure en vous écoutant?
—Oui, Julien; ce fut dit-on, une disgrâce un peu plus sérieuse que celle de Lucioli. Mais permettez que je remette ces trois mots à demain; et puisque nous sommes dans la même position à peu près l'un et l'autre, unissons-nous et donnons-nous la main.
—Contre qui? dit Julien.
—Contre l'hypocrisie féminine, répondit Galeotto. Vous êtes amoureux et maltraité; moi, j'étais prétendant, et j'ai été oublié. Il faut que nous sachions si nous sommes sacrifiés à ces butors d'officiers autrichiens qui dansent là-bas tout bottés, ou à ces Parisiens crottés, pour lesquels Son Altesse quitte une fois tous les ans son vaste empire et notre beau climat. Il faut que nous sachions si nous avons affaire à Minerve, la pâle et pédante déesse, ou à l'impure Vénus. Pour moi, je suis outré de tourner en vain depuis des années autour d'un cercle mystérieux que je n'entame jamais d'une ligne sans être aussitôt rejeté d'une ligne en dehors. Je suis furieux de savoir tous les secrets de toilette de la Ginetta, et de n'avoir pu tirer de sa bouche scellée un mot qui apaise ma curiosité. Mais quel rôle est-ce donc que je joue ici? Voilà un joli page! qui ne sait rien, qui ne découvre rien, qui ne se glisse pas par le trou de la serrure comme un lutin, qui ne surprend pas les paroles confiées à l'oreiller, qui ne prélève pas ses droits sur la beauté avant d'introduire l'amant dans le boudoir couleur de rose! Un brillant page, ma foi! qui remet des lettres comme un simple valet, sans savoir si ce sont des ordonnances de police ou des billets doux. Ô siècle! ô abrutissement! Allons, allons, il faut savoir. Jure-moi de me dire tout ce qui t'arrivera. Je te jure de te dire tout ce que je découvrirai.»
Julien, étourdi de son babillage, épuisé de conjectures et ne sachant plus à qui se vouer, jura tout ce que voulut Galeotto et retourna au bal.
Il eut soin de ne pas se montrer devant la princesse, et se contenta de rôder autour de la salle où elle se tenait, tantôt la regardant valser au travers des guirlandes enlacées aux colonnades, tantôt s'enfonçant sous les galeries où les lumières commençaient à s'éteindre, à la suite de quelques groupes mystérieux qui semblaient s'occuper d'affaires plus graves que la danse et la musique. Saint-Julien, transformé volontairement en espion, était triste et mal à l'aise. C'était la première fois qu'il voulait arriver à la connaissance de la vérité par des moyens que sa conscience désavouait. En même temps il trouvait dans l'agitation de la curiosité quelque chose d'aiguillonnant et d'inconnu qui n'était pas sans plaisir.
Il se sentait un peu blessé d'avoir été traité comme un enfant, d'avoir vécu six mois enfermé dans un coin de ce palais, où lui seul peut-être ignorait ce qu'il avait intérêt à savoir. Maintenant il croyait travailler à une belle vengeance, il croyait presque remplir un devoir envers lui-même, en repoussant de toute sa force des convictions qui l'avaient rendu heureux, mais qui peut-être l'avaient trompé. Saint-Julien avait à un degré éminent cette morgue brutale que nous avons tous à l'égard des femmes. Nous ne voulons les estimer qu'autant que le monde les estime, et nous rougirions d'être seuls à leur rendre justice. Chez Julien, la méfiance, propre aux caractères timides et concentrés, et cet orgueil presque monastique qui est comme un revers de médaille chez les hommes austères, ajoutaient une nouvelle force à sa résolution. Sombre, honteux et palpitant, il croyait sortir d'un rêve, et regardait comme autant de choses nouvelles tout ce qui se passait autour de lui. Il ne pouvait entendre murmurer à son oreille une phrase insignifiante sans y chercher un sens profond et une lumière inconnue. Il croyait voir sur tous les visages qui le regardaient une expression de sarcasme ou de mépris. Il fallait qu'il fût étrangement troublé; car rien n'était plus compassé, plus prudent et plus grave que toute cette petite cour imbue de principes d'obéissance passive, et pénétrée des avantages positifs de sa dépendance. Saint-Julien, bien convaincu qu'il ne tirerait aucun éclaircissement de tous ces valets, se mit à observer de près les figures étrangères. Celles-là n'étaient pas moins composées devant la princesse; mais peut-être ces vassaux des autres maîtres se permettaient-ils in petto une manière de voir quelconque sur madame de Cavalcanti.
Saint-Julien avait remarqué, dès le commencement du bal, les assiduités du duc de Gurck, jeune et beau Carinthien qui était arrivé la veille à la résidence, et en l'honneur de qui, se disait-on tout bas, la superbe fête avait été ordonnée. Il remarqua depuis, que la faveur du duc pâlissait sensiblement, que sa conversation s'appauvrissait, que ses bons mots baissaient de plus en plus, que sa valse se ralentissait; enfin que dans le cercle étincelant où, comme un radieux soleil, Quintilia entraînait ses dociles planètes, l'astre du charmant comte de Steinach brillait d'un éclat plus vif, et l'étoile pâlie du duc allait toujours s'éloignant du centre d'attraction comme un monde abandonné du céleste foyer de vie et de lumière. En deux mots, le comte de Steinach était entré dans l'orbe de Mercure, et le duc de Gurck accomplissait péniblement la vaste et froide rotation de Saturne.
Saint-Julien vit le duc frapper doucement l'épaule de Shrabb, son conseiller privé; et, un instant après, tous deux, s'esquivant par un côté différent, avaient disparu de la salle.
Saint-Julien suivit avec précaution Gurck, qui était sorti le dernier, il le vit rejoindre son compagnon au bord de la pièce d'eau, et protégé par les sombres bosquets du parc, il entendit la conversation des deux Autrichiens.
«Eh bien, dit Shrabb, je crois que notre mission est terminée et que Steinach l'emporte sur nous.
—Je pourrais désespérer comme vous, dit le duc d'un ton piqué, si je ne m'intéressais dans cette affaire qu'aux projets de notre maître; mais il s'agit pour moi d'une ambition plus personnelle. La princesse est éblouissante, et après m'être chargé par soumission d'un rôle dont j'ignorais les avantages, je soutiendrai désormais ce rôle pour mon comte.
—J'entends: pour votre gloire! dit Shrabb.
—Et pour mon plaisir, dit Gurck.
—Et si elle se moque de Steinach et de vous? reprit Shrabb.
—Nous avons toujours un moyen, répliqua Gurck, c'est de redemander l'homme anéanti.
—Mais elle dira qu'elle n'a pas de comptes à nous rendre, qu'elle ne sait ce qu'il est devenu...
—Je la sommerai, au nom de mon souverain, de représenter la personne de Max, ou les preuves de sa mort...
—Mais, enfin, c'est une exigence absurde et injuste; elle répondra que...»
Ici la voix de Shrabb fut affaiblie par un coup de vent qui passa au bord de l'eau; et, comme les deux interlocuteurs s'éloignaient de Saint-Julien, il n'entendit plus que cette phrase de Gurck, commencée d'une voix brève, mais dont le vent emporta le reste...
«Trois cents cavaliers qui sauront bien réduire...»
Ils gagnèrent en marchant un endroit découvert où la lune commençait à donner. Saint-Julien n'osa les suivre et prit le parti de retourner au bal. Comme il montait le grand escalier, il rencontra Galeotto, qui le cherchait. Celui-ci l'emmena au fond de la galerie, et lui dit d'un air triomphant:
«Vivat! je viens de découvrir un secret d'État...
—Et moi, dit Julien, je viens d'entrevoir un mystère d'iniquité, et je reste glacé d'horreur au bord du précipice, n'osant me pencher pour y regarder.
—Oh! oh! reprit Galeotto, ton histoire me paraît plus grave que la mienne. Qu'est-ce? qu'as-tu appris? Raconte le premier.»
Saint-Julien rapporta mot pour mot ce qu'il avait entendu. «Ceci ne m'apprend rien, dit le page. Je sais tout ce qu'on pense de la disparition de Max, et ces gens-là ne sont pas mieux informés que nous. Quant aux projets de M. de Gurck et de son très-gracieux souverain, je vais te les expliquer. La petite principauté de Monteregale, que nous avons le bonheur d'occuper sous les lois augustes de notre adorable princesse...
—Fais-moi grâce de tes phrases, et vas au fait.
—Je viens d'entendre parler diplomatie, je ne peux m'exprimer autrement. Cette charmante principauté, quoique enfouie comme un diamant dans les sables du littoral, a eu l'honneur d'attirer les regards d'un voisin puissant qui n'en a que faire, mais qui, étant sans doute embarrassé de récompenser toutes ses créatures, a pensé naturellement à en coiffer quelqu'une avec ce joyau. À cet effet on a envoyé ici le comte de Steinach, homme irrésistible de profession, qui doit subjuguer la princesse, l'épouser, et devenir notre très-gracieux seigneur. D'un autre côté, un autre voisin non moins puissant voudrait faire entrer dans je ne sais quelle prétendue ligne d'alliance tous les principicules des États illyriens. Sachant que notre Quintilia est, après tout, une femme volontaire et opiniâtre qui ne manque pas d'influence sur ses petits voisins, il a employé, pour déjouer les projets du comte de Steinach, dont les opinions lui seraient contraires, l'inimitable duc de Gurck et son auxiliaire le profond Shrabb. Ces deux héros doivent, l'un par son encolure magnifique, l'autre par son éloquence entraînante, détourner la princesse d'une autre alliance que celle de leur maître. Or, pour résumer cette importante complication, je t'annonce que la princesse, objet de ces entreprises gigantesques et de ces graves combinaisons, est placée entre deux feux, le comte de Steinach et le duc de Gurck, qui tous deux aspirent au bonheur d'être ses amis intimes. Ce qui prouve que tu n'as pas pris absolument le temps convenable pour lui faire ta déclaration, et qu'après six mois passés dans un respectueux tête-à-tête dans le cabinet particulier de Son Altesse, monsieur le secrétaire intime n'aurait pas dû attendre précisément le jour où madame prend ses habits roses, et jette par-dessus les toits sa plume et la clef de son cabinet pour aller danser déguisée en phalène avec deux princes étrangers parfaitement brodés et admirablement impertinents...
—Mais comment, dit Julien cherchant à arracher le dépit de son cœur, as-tu fait pour découvrir toutes ces choses?
—J'ai été séduit.
—Comment cela?
—Je me suis vendu.
—Juste ciel! qu'est-ce à dire?
—C'est-à-dire que j'ai fait semblant de me vendre. J'ai bavardé à tort et à travers avec le page du comte de Steinach; je lui ai inspiré de la confiance, je lui ai fait dire ce qu'il me fallait savoir pour deviner le reste. Et puis j'ai fait semblant d'être pénétré d'admiration pour la chevelure et les manchettes du comte, d'avoir conçu la plus haute estime pour son jabot, enfin d'être fasciné par lui, de le désirer ardemment pour souverain, de lui être tout dévoué, etc.; si bien que le page, enchanté de me voir dans les intérêts de son maître et s'exagérant beaucoup mon crédit auprès de la princesse, doit me présenter au comte dès demain et lui faire agréer mes services. Enfin, je vais donc remplir mon rôle de page tel qu'il est tracé dans toutes les chroniques, drames, ballades et romans! Je vais donc remettre les billets d'un galant chevalier, chanter ses romances aux pieds de ma souveraine, et faire l'éloge de sa valeur dans les combats! Comme je vais m'en donner et m'amuser d'eux tous! à l'opra! Julien, tâche de devenir l'auxiliaire du duc, et ce sera une comédie à en mourir de rire.
—Je ne suis pas assez spirituel pour feindre, dit Julien; d'ailleurs tu me dis que tu t'es vendu...
—Oh! doucement, je te prie. Le page m'a promis monts et merveilles de la part du comte. J'ai fait semblant d'accepter; mais je ne suis pas Italien à ce point-là. Je dois déjà recevoir demain un très-joli cheval dont j'ai paru prendre envie; je le rendrai certes au comte quand j'aurai réussi à faire manquer son mariage; mais je me servirai si bien du palefroi qu'il aura à peine la force, quand je le rendrai, d'aller des écuries de monsieur le comte à l'abattoir.
Ils gagnèrent en marchant un endroit découvert...!
Ils gagnèrent en marchant un endroit découvert...!
—Mais cette histoire de Max? dit Julien préoccupé.
—Ah! tu n'as en tête que des idées lugubres; amusons-nous aujourd'hui, sauf à nous envoler comme lui par les airs demain matin!...»
Lorsque Julien rentra dans le bal, il remarqua un personnage qu'il n'avait pas encore vu. C'était un très-joli scarabée appelé par les entomologistes criocère du lis. Il est d'un beau rouge luisant, avec une face très-effilée et fort spirituelle. Les personnes qui l'ont examiné au microscope lui ont reconnu plusieurs protubérances avantageuses et un regard plein d'affabilité. Ce scarabée produisait dans le bal une très-grande sensation, non pas tant à cause de son corselet, dont la perfection effaçait tous les autres, qu'à cause de son visage, qui était miraculeusement imité. Il portait un masque si semblable à la nature, que le professeur d'histoire naturelle de la cour se frotta l'œil gauche et se demanda s'il n'avait pas devant la pupille le verre de son excellentissime microscope, garni d'un véritable criocère. S'étant bien convaincu que ce gigantesque scarabée était vraiment devant lui dans des proportions réelles et palpables, il tomba dans une sorte de délire, et, se redressant sur son fauteuil, il s'écria en pâlissant et en levant ses mains jointes au-dessus de sa tête: «Pardonne-moi, ô maître de la nature, pardonne-moi, puissant Créateur, la mort de tant d'insectes inoffensifs! Oui, j'en conviens, j'ai massacré les plus innocents papillons! j'ai percé d'une épingle et condamné à un épouvantable supplice les plus irréprochables coléoptères! mais je ne l'ai fait ni par haine ni par vengeance; j'en prends à témoin la lumière du soleil, ou, pour mieux dire, celle de la lune, qui doit être levée, car il est deux heures trente-cinq minutes dix-sept secondes; et dans cette saison.....
Ô phytophage gigantesque! fantôme menaçant!...
Ô phytophage gigantesque! fantôme menaçant!...
—Pour l'amour du ciel!» remettez-vous, mon cher maître Cantharide! s'écria la princesse en avalant son mouchoir pour ne pas éclater de rire; car les princes ne rient point impunément, et ils n'ont pas même la liberté de sourire sans voir autour d'eux assez de figures épanouies pour les faire mourir du spleen. La princesse, qui aimait beaucoup le digne maître Cantharide, ne voulut point donner à la cour, rassemblée avec stupeur autour de lui, l'exemple d'une gaieté qui fût devenue insultante. Mais le criocère s'étant approché, comme les autres, pour savoir la cause de la défaillance dans laquelle maître Cantharide venait de tomber, l'infortuné savant, voyant de plus près cette face de criocère si bien imitée, eut un véritable accès de frénésie. «Ô spectre! spectre effrayant! s'écria-t-il, non, il n'y a pas un costumier sur la terre qui, même en suivant les instructions des plus grands savants de l'univers, soit capable d'exécuter une pareille tête de criocère. Ô phytophage gigantesque! fantôme menaçant! éloigne-toi, épargne-moi, pardonne-moi. Hélas! il est bien vrai que, la nuit dernière, je t'ai ramassé dans le calice d'un beau lis penché sur la pièce d'eau; il est vrai que je t'ai arraché sans pitié de ton palais embaumé, et que je t'ai inhumainement saisi dans la poussière d'or où tu te réfugiais! Oui, j'ai mis fin à ton innocente vie, à une vie toute d'amour, de liberté, de zéphire et de bonheur. Je t'ai dépecé membre par membre, viscère par viscère; j'ai enfoncé dans tes flancs une pince cruelle et des aiguilles acérées; je t'ai vu mourir dans les convulsions d'une lente agonie. Oh! que Dieu me le pardonne! j'en ai d'épouvantables remords. Malgré les crimes énormes que j'ai accumulés sur ma tête, jamais je n'en ai commis d'aussi atroce que celui de ta mort. Modeste et gracieuse créature, hélas! hélas! quand je te vis étendue par morceaux sur le talc de mon microscope, je fus saisi d'horreur, et je me demandai de quel droit... Mais épargne-moi ta vue; ton fantôme exagéré jusqu'aux proportions humaines me glace d'effroi. Que deviendrais-je, ô ciel! si tous les insectes que j'ai mutilés, écartelés, empalés, m'apparaissaient, à cette heure, armés de leurs cornes, de leurs dents, de leurs scies, de leurs griffes, de leurs aiguillons...»
La gravité de la princesse ne put tenir plus longtemps à ce discours extraordinaire; elle eut le malheur de rencontrer le regard de la Ginetta, et aussitôt, comme un élan sympathique, leur gaieté déborda en un double éclat de rire. Aussitôt tous les courtisans, même ceux qui n'avaient pas entendu un mot du discours de maître Cantharide, se livrèrent aux transports d'une gaieté convulsive. Ils se tordirent les bras, se fendirent la bouche jusqu'aux oreilles, et quelques-uns qui étaient sous les yeux de la princesse espérèrent obtenir son attention en se laissant choir sur le parquet. Au bruit de tous ces rires, à la vue de toutes ces contorsions, le pauvre Cantharide crut être arrivé à sa dernière heure, et rendre ses comptes en enfer, au milieu d'un sabbat de fantômes et de démons métamorphosés en insectes. Il se leva saisi d'épouvante, et s'enfuit en renversant tout ce qui se trouva sur son passage, et en s'écriant d'une voix étouffée: «Scaraboni! Scarafaggj...»
La princesse, craignant pour sa santé, imposa d'un geste le silence et l'immobilité; et, s'élançant sur ses traces, elle le saisit par une de ses ailes de cantharide; car le professeur avait choisi le costume du beau scarabée dont la princesse lui avait donné le surnom.
«Mon cher maître, lui dit-elle, mon excellent ami, veuillez vous calmer et être bien certain que tout ceci n'est qu'une illusion de votre cerveau malade. Vous vous livrez à de trop graves études depuis quelque temps, cher Cantharide, et votre âme sensible vous crée des souffrances et des remords que le plus pur et le plus austère des chrétiens vous envierait. De grâce, revenez prendre part à nos plaisirs et admirer avec nous le costume admirable de ce criocère.
—Ah! gracieuse princesse! s'écria Cantharide en jetant autour de lui un regard effaré, si vous tenez un peu à la vie de votre humble serviteur, faites que cet effroyable criocère ne se présente jamais devant mes yeux. Non, ce n'est pas avec du carton et du verre qu'on a pu imiter le globe de ces yeux à mille millions de facettes qui rendent l'existence intellectuelle et physique des insectes si supérieure à la nôtre. Il n'y a pas de cristal assez limpide pour rendre l'éclat diamantin d'un œil de scarabée; non, il n'y en a point, et il n'est personne qui ait assez bien observé une physionomie d'insecte pour la reproduire ainsi. Je n'aurais pas pu le faire moi-même; et cependant il n'est au monde qu'un homme qui soit supérieur à moi-même dans cette connaissance: c'est un jeune homme que j'ai connu à Paris, et qui s'appelait...»
En ce moment le criocère, qui était immédiatement derrière maître Cantharide, se pencha à son oreille, et lui dit un mot qui fil tressaillir le savant de la tête aux pieds. «Juste ciel! s'écria-t-il, en croirai-je le témoignage de l'ouïe?» Et s'élançant dans les bras du criocère, il le serra si étroitement contre son sein, qu'il se cassa une aile et trois pattes.
La princesse, voyant cette scène ridicule se terminer d'une manière aussi touchante, laissa les deux scarabées se retirer à l'écart et causer d'une manière fort animée. Elle retournait à la danse lorsque l'abbé Scipione, qui ce jour-là était chargé, par une faveur toute spéciale, des fonctions de grand maître des cérémonies, s'approcha d'elle humblement et lui demanda la faveur de quelques instants d'entretien. Quintilia l'appela sur un balcon auprès duquel elle se trouvait; et Saint-Julien, qui ne la perdait pas de vue, sortant par une autre porte vitrée, se trouva sur le balcon tout auprès d'elle, mais caché dans un bosquet touffu de géraniums et de clématites odorantes.
«Très-illustre et gracieuse souveraine, dit l'abbé, il se présente un incident de haute importance, mais sur lequel il m'est absolument impossible de prendre un parti sans la volonté de Votre Altesse.
—Parle, Scipione, répondit Quintilia, et dis-moi quelle est cette grave circonstance.
—Votre Altesse, dit l'abbé, m'a donné pour consigne de ne laisser entrer aucune personne masquée dans le bal; elle a daigné seulement permettre que chacun pût ajouter à sa coiffure ou adapter à son visage un trait distinctif de l'insecte qu'il s'est chargé de représenter.
Les uns ont donc été autorisés à prendre des nez postiches, les autres des fronts métalliques, d'autres des dards, d'autres des yeux de verre, etc.; mais ici le cas est tout différent...
—Eh bien! quoi? dit la princesse impatientée.
—Pardon si j'abuse des précieux instants de Votre Altesse, reprit l'abbé; mais je dois signaler une infraction notable aux lois qu'elle a établies: le criocère du lis, comme l'appelle, je crois, notre cher maître Cantarella...
—Eh bien! le criocère du lis, n'en finirons-nous pas d'aujourd'hui avec lui?
—Oserai-je faire observer à Votre Altesse que le criocère du lis porte un masque complet qui ne laisse voir aucune des parties de son visage! Cette circonstance n'a pu échapper à la sagacité de Son Altesse, et sans doute il ne me convient pas...»
Quintilia fit un geste d'impatience; le pauvre abbé s'arrêta effrayé, puis il reprit en tremblant:
«J'ai cru qu'il était de mon devoir de soumettre à Votre Altesse cette difficulté. Si elle approuve l'exception en faveur du criocère...
—Non, pas du tout, répliqua brusquement la princesse. Qui s'est permis de manquer ainsi à mes ordres? Comment s'appelle-t-il?
—Juste ciel! dit l'abbé, j'ai cru, en voyant la bonne et charmante humeur de Votre Altesse, qu'elle savait fort bien le nom de ce personnage; pour moi, je l'ignore absolument.
—Comment, l'abbé! s'écria Quintilia avec colère, il y a ici, dans mon palais, dans mes salons, une personne dont vous ne savez pas le nom! Un inconnu, un insolent, un espion peut-être! Et vous appelez cela remplir les fonctions dont je vous charge! Par le nom de mon père! je vous chasserai.
—Très-gracieuse souveraine... s'écria le pauvre abbé en se jetant à genoux.
—Allez, allez, Monsieur, reprit Quintilia d'un ton impérieux, allez savoir le nom de celui qui me désobéit et me brave de la sorte. Toute cette scène absurde que maître Cantharide nous a faite m'a empêchée de faire attention à ce masque. Je croyais que c'était un des nôtres; je croyais n'être entourée que d'amis; je me reposais sur vous de ce soin. Ne me répondez rien, vous êtes inexcusable. Allez, et rapportez-moi une réponse sur-le-champ. Je vous attends ici. Je ne remettrai pas le pied dans un salon où un inconnu masqué ose se montrer devant moi. Cours; et si ce n'est point une personne invitée, qu'elle soit chassée à l'instant.
Le pauvre abbé, pâle et inondé d'une sueur froide, s'élança dans le bal en murmurant d'une voix sourde: Maschera! ah! maschera maladetta!
«Monsieur, dit-il à l'étranger avec une arrogance qu'il déployait pour la première fois de sa vie, qui êtes-vous? Son Altesse veut le savoir.»
L'étranger se pencha à l'oreille du grand maître des cérémonies et lui dit son nom; mais il ne fit point sur lui le même effet que sur maître Cantharide. «Je ne vous connais pas, dit l'abbé; et comme vous n'êtes pas invité, j'ai ordre de vous faire sortir.
—Allez dire d'abord mon nom à la princesse, répondit l'étranger, et si elle m'ordonne de sortir...»
Une contestation allait s'élever sans l'intercession de maître Cantharide.
«Lui! s'écria-t-il, faire sortir un homme comme lui, le premier entomologiste du monde, l'homme le plus aimable que j'aie jamais rencontré!... Restez ici, mon ami, je prends tout sur moi, et j'accompagne l'abbé pour dire à la princesse qui vous êtes.
—Cela est inutile, répondit l'étranger, la princesse me connaît. Que monsieur consente seulement à lui dire mon nom.»
L'abbé céda à contre-cœur et retourna vers la princesse, qui l'attendait toujours sur le balcon. Les jambes lui flageolaient, et il eut de la peine à articuler le nom qu'on lui avait transmis.
«Rosenhaïm! s'écria-t-elle violemment; l'ai-je bien entendu? Parlez plus haut; ou plutôt non! parlez plus bas. Rosenhaïm!»
—Rosenhaïm, répéta l'abbé prêt à s'évanouir.
Mais la princesse, au lieu de l'accabler de sa colère, fit un grand cri, et s'élançant à son cou, elle l'embrassa avec force en s'écriant: «Ah! l'abbé! mon cher abbé!» L'abbé crut d'abord qu'elle avait dessein de l'étrangler; mais quand il vit la joie briller sur ses traits, et qu'il sentit sur ses vieilles joues desséchées l'étreinte d'une bouche sérénissime, il se précipita à genoux, et n'exprima sa surprise et sa reconnaissance que par un torrent de larmes. Alors la princesse, craignant d'avoir été entendue, regarda autour d'elle, puis lui parla à l'oreille si bas, que Saint-Julien ne put entendre que les derniers mots: «Et sois muet comme si tu étais mort.»
«Pour le coup, pensa Saint-Julien, je touche à une grande crise; je vais découvrir quelque chose d'infernal.»
La princesse resta immobile sur le balcon pendant cinq minutes. Elle avait l'air d'une statue éclairée par la lune; puis elle leva tout à coup ses deux bras vers le ciel étoilé, fit un grand soupir, mit sa main sur son cœur, et rentra dans le bal avec un visage parfaitement calme.
Saint-Julien chercha du regard le mystérieux étranger; il avait disparu. La princesse se retira peu après et ne reparut plus. Saint-Julien passa le reste de la nuit à errer dans le palais sans pouvoir découvrir autre chose. Il se trouva de nouveau face à face avec Galeotto, qui remontait l'escalier d'un air préoccupé.
«Où vas tu? lui dit-il.
—Je cherche le criocère, répondit le page; mais il faut qu'il ait pris sa volée dans les airs, et que ce soit un scarabée véritable, comme l'a cru maître Cantharide...
—Je crois que nous ne découvrirons plus rien aujourd'hui, dit Saint-Julien. Je suis accablé de fatigue, je vais me coucher.
—Je fais serment de ne pas me coucher, reprit le page, avant de savoir quel est cet étranger.
—Sais-tu ce que c'est que Rosenhaïm? demanda Saint-Julien.
—Pas le moins du monde, dit le page.
—En ce cas nous ne savons rien, reprit Saint-Julien, et il quitta la fête.»
«Comment! mon cher Cantharide, disait le lendemain Quintilia à son savant bibliothécaire, toute cette scène tragique n'était qu'une moquerie?
—Comme j'ai eu l'honneur de vous le dire, très-illustre princesse.
—Mais sais-tu, mon cher maître, que je pourrais bien m'en fâcher, et trouver ta comédie un peu impertinente?
—Elle a pu être de mauvais goût; mais Votre Altesse doit m'excuser en faveur du dénouement.
—Sans doute, sans doute, mon ami, reprit la princesse; mais garde-toi de jamais te vanter devant qui que ce soit de cette mauvaise plaisanterie. Tout le monde en a été dupe comme moi, et personne n'a les mêmes raisons pour te la pardonner. À l'heure qu'il est, je suis sûre qu'il n'est question d'autre chose dans toute la résidence que de la manie singulière dont, par suite de trop graves études, ta pauvre cervelle a été atteinte hier au milieu de la fête.
—Déjà, répondit le savant, plus de trente personnes sont venues ce matin s'informer de ma santé; et pour ne pas me trahir, tout en déclarant que j'étais infiniment plus calme, j'ai affecté d'éviter avec horreur de parler d'aucune chose qui eût rapport à l'histoire des insectes.
—C'est pourquoi les bonnes âmes, répliqua la princesse, ont dû chercher avec affectation tous les moyens de ramener la conversation sur ce sujet, afin de satisfaire leur curiosité au risque de te rendre tout à fait fou. Mais explique-moi une circonstance que je ne comprends pas bien. Notre ami m'a raconté comment, voulant me surprendre, il t'avait prévenu de son arrivée; comment tu l'avais reçu et caché dans ton pavillon du parc, où tu l'avais déguisé avec soin sous ce costume de criocère. Je conçois pourquoi, voyant que je ne faisais aucune attention à lui, tu as débité ce grotesque monologue qui a tant diverti toute la cour et moi-même, tandis que tu t'enorgueillissais intérieurement de notre crédulité et de ta fourberie. Mais dis-moi pourquoi, au moment où je courus après toi, et où le criocère, s'approchant de ton oreille, parut te dire une parole mystérieuse, tu fis un grand cri de surprise et te jetas à son cou comme à la nouvelle d'une joie inespérée?
—C'était, très-illustre princesse, répondit le professeur, pour fixer encore plus votre attention sur lui; et si vous eussiez bien voulu écouter mes paroles, vous eussiez deviné sur-le-champ quel était ce personnage mystérieux. Je vous disais alors textuellement les paroles que voici: «Il n'est personne qui ait assez bien observé une physionomie d'insecte pour la reproduire ainsi; je n'aurais pu le faire moi-même, et cependant il n'est qu'un homme au monde qui soit supérieur à moi dans cette science...»
—Je me souviens fort bien du reste de la phrase, interrompit la princesse; tu ajoutas: «C'est un jeune homme que j'ai connu à Paris, et qui s'appelait...» Ici, je te pinçai le bras; car, te croyant véritablement en délire, je craignis que tu ne vinsses à prononcer ce nom qui ne doit jamais sortir d'aucune bouche... Le cri plaintif qui t'échappa en recevant ce conseil de prudence fut aussitôt étouffé par les embrassements de notre ami...
—Et j'espérais, gracieuse princesse, interrompit à son tour le professeur, que, ramenant votre esprit vers cette personne dont j'ai eu le bonheur de faire la connaissance à Paris, et pour laquelle j'ai conçu tant d'estime et d'admiration, vous seriez en même temps frappée de me voir m'élancer dans les bras du criocère, objet jusque-là de mon épouvante. Toute cette scène était concertée entre lui et moi. Il devait, en passant entre Votre Altesse et l'oreille de son très-humble sujet, prononcer son propre nom assez haut pour qu'il fût entendu de deux personnes. Mais, par malheur, Votre Altesse fut importunée en cet instant d'une fadeur du duc de Gurck; et notre ami, qui voulait surtout éviter les regards de ce seigneur, m'entraîna un peu plus loin, remettant à un moment plus propice...
—Ne vous semble-t-il pas, interrompit Quintilia, que quelqu'un vient de passer devant la fenêtre? J'ai cru voir une ombre sur le mur derrière vous.
—Je ne le pense pas, interrompit le professeur; mais, pour plus de prudence, fermons les portes et les fenêtres.»
En parlant ainsi, le professeur alla gravement fermer la fenêtre auprès de laquelle le petit Galeotto, accroupi dans les jasmins, avait écouté l'entretien précédent. C'est pourquoi il n'en put entendre davantage, et revint au palais assez mortifié d'avoir été dérangé au moment où peut-être il allait s'emparer du fameux secret.
Ce jour et le lendemain se passèrent sans qu'il fût possible à Saint-Julien et au page d'approcher de la princesse autrement qu'en public. Le premier ne s'étonnait pas d'être banni des appartements particuliers, et tout ce qui lui passait de bizarre et d'alarmant par la cervelle sur le compte de la princesse l'empêchait de se livrer au chagrin qu'il éprouvait, malgré lui, d'avoir perdu sa faveur. Je ne sais si ce fut un reste d'attachement pour elle, ou son avidité d'apprendre ce qu'il désirait tant savoir, qui le fit céder aux conseils et aux prières de Galeotto. Quoi qu'il en soit, il ne quitta pas la résidence. Le page mettait tant d'activité et d'espièglerie dans ses recherches, qu'il avait réussi à griser en quelque sorte le mélancolique et nonchalant Julien; il lui avait communiqué un peu de sa gaieté méchante, et le jeune homme, croyant toujours faire un rêve, se jetait ironiquement dans un caractère fantasque et affecté.
Cependant, au bout de quarante-huit heures, le rôle qu'il jouait lui devint insupportable. Sa gaieté tomba tout à coup. Tout ce qui se passait autour de lui lui causa une sorte d'horreur. Il se sentit suffoqué d'ennui et de tristesse; et comme les premiers sons du concert de la cour commençaient à s'élever dans la brise du soir, il s'enveloppa de son manteau, et, s'éloignant rapidement, il traversa le parc et gagna une grille qui donnait sur la campagne. Alors il monta sur une des collines qui entouraient la résidence, et s'égara pendant une heure environ dans les bois dont ces collines sont revêtues.
Quand il fut las de marcher, il s'arrêta au hasard, dans le premier endroit venu, et s'aperçut qu'il était dans un lieu découvert, beaucoup plus près du palais qu'il ne pensait l'être d'abord. Il s'étendit sur la bruyère et contempla, dans le vague de la nuit, le paysage incertain qui se déployait sous ses yeux. Le parc ducal était jeté au bas des montagnes par grandes masses noires, traversées ça et là d'une allée de sable blanchâtre, et semées de rotondes de gazon, de temples, de kiosques, d'autels emblématiques, et de statues de marbre qui apparaissaient dans l'ombre comme des fantômes immobiles. Le palais tremblait avec ses mille fenêtres illuminées dans les eaux de la Célina. Un grand cercle de brume enveloppait la ville jetée en amphithéâtre autour du parc; et quelques fusées silencieuses, lancées dans les airs, partaient à intervalles réguliers des divers points de la résidence.
Le sirocco, qui jusque-là avait soufflé avec force, tomba tout à coup, et le temps devint serein; les étoiles brillèrent, et la nuit fut assez claire pour que Saint-Julien pût saisir davantage les détails de ce tableau magique. À mesure que ses yeux s'en emparaient, l'air, devenant plus sonore, lui permit d'entendre le son des instruments monter jusqu'à lui. Il se coucha tout à fait contre terre, et remarqua que, plus on baisse les yeux au niveau du sol, plus la campagne prend un aspect magique et délicieux. Les plans semblent se détacher les uns des autres; les masses se découpent plus nettement, les ombres se distribuent avec plus d'harmonie. On est comme les spectateurs placés au parterre d'un théâtre, pour les yeux desquels tous les effets de décorations sont calculés, et qui jouissent mieux que ceux des loges de toutes les illusions de la scène.
En même temps, Saint-Julien saisit distinctement toute la mélodie du concert. Les sons lui arrivaient faibles, mais purs, et les vibrations de certaines notes et de certains instruments étaient si aériennes et si pénétrantes, que tous ses nerfs en furent détendus et soulagés. Il commença à respirer plus librement, et des larmes coulèrent sur ses joues brûlantes.
Un rinforzando de tous les instruments lui annonça que le concerto arrivait au tutti finale, et en effet les derniers accords s'élevèrent dans l'air et s'évanouirent. Saint-Julien écouta encore longtemps après que la musique eut cessé; enfin, n'entendant plus que le murmure uniforme d'un petit ruisseau qui s'échappait du taillis auprès de lui, il se leva pour s'en aller. C'est alors seulement qu'il aperçut un homme d'une taille élégante qui était debout à quelques pas de lui, et qui semblait partager son extase. Lorsque Saint-Julien passa près de lui, il s'inclina poliment pour le saluer, et le suivit à quelque distance. Comme Saint-Julien avait pris le devant et descendait assez lestement parmi les rochers au travers desquels passait le sentier, l'inconnu l'appela du titre de signore et le pria de l'attendre un peu.
«Que désire Votre Seigneurie? répondit Saint-Julien.»
L'inconnu reconnut à ce peu de mots italiens l'accent français de Saint-Julien, et, s'exprimant en français avec beaucoup de facilité, quoiqu'il eût pour sa part l'accent allemand, il lui demanda la permission de retourner avec lui à la ville.
«Excusez l'indiscrétion de ma demande, ajouta-t-il. Je suis étranger et nouvellement établi dans ce pays-ci. Ce sentier, que j'ai parcouru lorsqu'il faisait encore jour, ne m'est pas aussi familier qu'à vous, et, de plus, j'ai la vue très-basse. Si je ne vous semble pas importun, je marcherai derrière vous et profiterai de votre expérience.
—De tout mon cœur, répondit Saint-Julien, qui fut gagné sur-le-champ par le son de voix et les manières de l'étranger. Je vais ralentir mon pas, et je suis sûr que votre conversation m'empêchera d'apercevoir ce petit retard.»
En effet, la conversation fut bientôt engagée en commençant par la musique; elle parcourut toutes les choses générales dont peuvent s'entretenir deux personnes qui ne se connaissent pas.
Cette conversation fut tellement agréable pour l'un et pour l'autre, qu'une sorte de sympathie s'établit entre eux, et qu'ils éprouvèrent le besoin de prolonger leur rencontre. L'étranger proposa à Saint-Julien d'entrer avec lui dans une birreria. Saint-Julien accepta; et son compagnon ayant demandé de la bière et du tabac, ils passèrent encore une heure ensemble. Ils s'apprirent mutuellement leurs noms et leur profession.
«Je suis de Munich, dit l'étranger, je me nomme Spark, et j'ai trente ans; je suis étudiant et rien de plus. Je ne suis pas riche, mais je suis assez studieux et assez économe pour me contenter de mon sort, et trouver la vie une assez bonne chose. Je voyage depuis quelque temps pour mon instruction, et le hasard m'a amené dans cette petite principauté, dont j'ai trouvé l'aspect si beau et le séjour si agréable, que j'ai résolu d'y passer quelques semaines. Je serai heureux si vous me permettez de vous rencontrer de temps en temps à cette taverne ou de faire un tour de promenade avec vous à vos moments perdus.»
Saint-Julien accepta avec empressement, et ils se donnèrent rendez-vous à la même table pour le lendemain, à la même heure.
Lorsque Saint-Julien rentra au château, le concert était terminé. Minuit sonnait, et la princesse, fatiguée des veilles précédentes, se retirait dans ses appartements. À peine le jeune secrétaire était-il rentré dans le sien, qu'on frappa doucement à sa porte, et la voix de Ginetta lui dit à travers la serrure que Son Altesse le demandait.
Quintilia était assise auprès de sa fenêtre, et contemplait la nuit, plongée dans une douce rêverie. Son visage avait une expression de sérénité que Saint-Julien ne lui avait pas vue depuis longtemps. Il s'était présenté avec un sentiment de haine et d'arrogance. L'attitude calme de la princesse lui imposa; et, obéissant à un signe qu'elle lui fit, il s'assit sans oser dire une parole. Ginetta sortit et tira la porte sur elle. Aussitôt qu'elle fut seule avec Julien, la princesse lui tendit la main, et lui dit d'une voix ferme et douce: «Soyons amis.»
Saint-Julien céda plus à son trouble qu'à son penchant en touchant respectueusement la main de la princesse; puis il resta debout et décontenancé. Elle lui fit de nouveau signe de se rasseoir à quelques pas d'elle, et il obéit.
«J'ai été sévère envers vous, Julien, lui dit-elle avec dignité et avec douceur. Vous avez été injuste envers moi; vous avez voulu me traiter comme une autre femme, et vous vous êtes trompé. Je suis depuis longtemps dans une situation exceptionnelle; mon caractère, mon esprit et jusqu'à mes manières ont dû porter un cachet particulier. Peut-être l'empreinte en est-elle mauvaise. Je sais qu'elle a choqué bien des gens, je sais que je suis souvent méconnue. Je ne dirai pas que cela m'est indifférent, je n'ai ni cet orgueil ni cette philosophie; mais ma destinée est arrangée d'une certaine façon qui rend inévitables et même nécessaires toutes les choses que je fais, tous les goûts que j'ai, et par conséquent tous les soupçons que je laisse naître. Mon rôle se borne à conserver assez de force pour ne pas dévier d'une ligne dans la route que je me suis tracée, et tous les efforts de ma raison tendent à voir clair dans ma vie et dans mon cœur. Jusqu'ici j'ai repoussé avec succès toutes les influences extérieures; je suis restée ce que Dieu m'a faite, et, comme un métal brut, je ne me suis façonnée à la guise de personne.
«On ne s'isole pas impunément, Julien, et j'ai dû m'attendre à inspirer la défiance et la haine. Elles ne m'ont pas fait céder un pouce de terrain. La personne qui est aujourd'hui devant vous est la même qui entra dans son indépendance il y a dix ans, et qui traversa toutes choses sans y rien laisser d'elle. J'ai pris beaucoup d'autrui, je n'ai rien donné qu'à Dieu et à une tombe.»
Ce mot de tombe se mêla à je ne sais quelle idée dans l'esprit de Julien. Il éprouva une certaine terreur dont il ne put se rendre compte.
La princesse continua:
«Absolument insensible aux petites ambitions qui eussent pu enivrer une autre, résolue à vivre en moi-même, et ne trouvant la vie possible qu'avec un sentiment et une idée étrangers à tout ce qui m'environnait socialement, je me suis arrangée pour rendre au moins supportable l'existence que j'avais embrassée. Je me suis livrée à tous mes goûts, j'ai cherché toutes les distractions, toutes les amitiés qui me tentaient. J'ai aimé la chasse, la fatigue, la science, l'étude, et j'ai rêvé l'amitié, ayant, comme je vous l'ai dit, enseveli l'amour à part. L'amitié m'a souvent trompée, et cependant j'y crois encore. Mon âme s'est habituée à l'espérer. Si cette espérance devient irréalisable, je saurai encore bien vivre sans elle. Il y a quelque chose dans cette âme qui peut se passer de vous tous; mais ma vie peut être plus belle, mon cœur plus stoïque, ma conduite plus ferme, ma conscience plus heureuse si l'amitié me sourit. C'est pourquoi, Julien, je fais pour vous ce que je n'ai fait que pour bien peu de gens: je m'explique et je me justifie. Si vous avez l'âme fière et le cœur pur, comme je n'en doute pas, vous comprendrez quelle preuve d'amitié je vous donne ici.»
Saint-Julien, subjugué, s'inclina profondément. Elle lui fit signe qu'elle avait encore à lui parler, et elle continua:
«Rester fidèle à un serment, à un souvenir, à un nom, ce n'est pas un rôle possible à proclamer pour une femme riche et adulée; ce serait chercher la raillerie, porter un défi à tous les désirs, s'exposer à des dangers qui ne sont pas dans la vie ordinaire. Je gardai mon secret aussi religieusement que mon cœur; et, repoussant toute explication, toute proclamation de sentiment, je marchai dans une voie cachée sans dire où je prétendais aller. J'y marchai sans affectation, sans hypocrisie, sans plaintes, sans forfanterie; j'y marchai le front levé, la main ouverte, l'esprit libre, l'œil clairvoyant et l'oreille fermée à la flatterie. Voyez-vous que j'aie fait beaucoup de mal autour de moi?
—Non, Madame. Je sais que vous êtes un bon prince, dit Julien attendri. Hélas! pourquoi ne voulez-vous être que cela?
—Ne me plains pas et ne m'admire pas, répondit-elle. D'abord ma souffrance fut amère; mais Dieu fit un miracle, et je devins heureuse. Ceci est un secret que je ne puis te révéler maintenant, mais que je te dirai, j'espère, quelque jour. Sache bien seulement que j'ai eu dès lors peu de mérite à garder ma résolution, et que les avantages de mon sort l'ont emporté de beaucoup sur ses inconvénients. Ces inconvénients ont été graves pourtant, Julien, et vous me les avez fait sentir plus cruellement qu'un autre. Vous m'avez jugée sur les apparences, comme vous faites tous, et vous avez dit: Cela n'est pas, parce que cela n'est pas probable. Avec un tel raisonnement on évite cent déceptions et on manque une amitié. Manquer une amitié, Julien, c'est faire une grande perte, car, si l'on rencontrait une seule amitié parfaite dans toute sa vie, on pourrait presque se passer d'amour. Honneur aux âmes courageuses qui se livrent, et qui n'ont pas peur des trahisons! celles-là boivent la coupe d'Alexandre et risquent leur vie pour conquérir un ami. Eh bien! moi, j'ai cherché des amis, et pour les trouver j'ai joué plus que ma vie: j'ai exposé ma réputation, et Dieu sait si elle a dû être salie et insultée par ceux qui ne m'ont pas comprise, et qui m'ont prise pour le but de leurs viles ambitions. En les détrompant, je suis devenue leur ennemie, et il n'est point de calomnie si noire qu'ils n'aient inventée. Vous avez cru peut-être, en me voyant continuer ma route, que je n'entendais pas les cris et les huées dont on me poursuivait? Vous pensez que j'accueille imprudemment un homme comme confident, comme serviteur ou comme ami, sans savoir qu'on le fera passer pour mon amant, et que peut-être lui-même ira s'en vanter. Je sais ou je prévois tous les dangers de mes hardiesses; mais j'ose toujours: je puise mon courage à une source inépuisable, ma loyauté. Le monde ne m'en tient pas compte; mais je marche toujours, et j'arriverai peut-être à le convaincre. Un jour il me connaîtra sans doute, et si ce jour n'arrive pas, peu m'importe, j'aurai ouvert la voie à d'autres femmes. D'autres femmes réussiront, d'autres femmes oseront être franches; et sans dépouiller la douceur de leur sexe, elles prendront peut-être la fermeté du vôtre. Elles oseront se confier à leur propre force, fouler aux pieds l'hypocrite prudence, ce rempart du vice, et dire à leur amant: «Celui-ci n'est que mon ami,» sans que l'amant les soupçonne ou les épie...
—Rêve doré, répondit Julien, espoir d'une âme enthousiaste!
—Non, je ne suis pas enthousiaste, reprit-elle; mais je me connais, je me sens, et quand je porte mes regards sur le passé, je vois toute ma vie faite d'une seule pièce, et je me dis que certes je ne suis pas la seule au monde qui n'ait jamais menti. Ne me prenez pas pour une femme vertueuse, Julien. Je ne sais pas ce que c'est que la vertu; j'y crois, comme on croit à la Providence, sans la définir, sans la comprendre. Je ne sais pas ce que c'est que de combattre avec soi-même; je n'en ai jamais eu l'occasion. Je ne me suis jamais imposé de principes, je n'en ai jamais senti le besoin; je n'ai jamais été entraînée où je ne voulais pas aller: je me suis livrée à toutes mes fantaisies sans jamais être en danger. Un homme qui n'a pas en son âme de plaie honteuse à cacher peut boire jusqu'à perdre la raison et montrer à nu tous les replis de sa conscience. Une femme qui n'aime pas le vice peut ne pas le craindre; elle peut traverser cette fange sans faire une seule tache à sa robe; elle peut toucher aux souillures de l'âme d'autrui comme la sœur de charité touche à la lèpre des hôpitaux, elle a le droit de tolérance et de pardon, et si elle n'en use pas, c'est qu'elle est méchante. Être méchante et chaste, c'est être froide; être chaste et bonne, c'est être honnête. Je n'ai jamais cru que cela fût difficile pour les âmes bien dirigées; mais combien peu le sont en effet! Je plains celles que la fatalité a flétries, et je ne les outrage pas. C'est le grand tort qu'on me reproche, Julien, je le sais; je sais le blâme que m'ont attiré certaines amitiés; je sais avec quelle ironie on a accueilli mes efforts quand j'ai voulu soutenir et consoler ceux que la foule accablait. C'est ici que j'ai fait usage de la force que Dieu m'avait donnée et que j'ai permis à mon orgueil de se lever pour faire face à l'injustice. C'est à cause de cela que j'ai livré mon front aux outrages des Juifs et couvert mon cœur d'une cuirasse d'airain pour y protéger la pitié. Ceux qui se sont réfugiés sous mon égide n'ont pas été livrés, et la populace s'est enrouée à crier après moi.
—Je le sais, Madame, dit Julien; depuis deux ou trois jours seulement je regarde autour de moi, et je sais ce que pensent de vous-même ceux qui vous craignent et qui n'osent pas le dire. Je sais qu'en vous voyant accueillir des femmes décriées et protéger des hommes persécutés, on vous accuse de partager leurs égarements passés. Et j'admirerais le courage avec lequel vous les relevez, si je ne prévoyais, si je ne savais qu'il vous faudra les rabaisser et les rejeter où vous les avez pris...
—Vous pensez, Julien, qu'il n'y a pas de cure complète pour mes malades? Moi, je ne désespère jamais de personne. Nous avons raison tous deux: vous, si vous me donnez un conseil de prudence; moi, si je m'impose un devoir de miséricorde. Toute la question est de savoir si j'ai assez de force pour accepter les conséquences fâcheuses de mes dévouements: si je l'ai, qu'a-t-on à me reprocher? n'ai-je pas le droit de me nuire?
—Quel étrange caractère! dit Julien. Je ne sais si j'en suis ravi ou épouvanté.
—Vous me dites ce qu'on m'a souvent dit, reprit-elle. Moi, je m'étonne de sembler étrange; et quand je commençai, je m'attendais à ne rencontrer que des auxiliaires et des amis. Quelle fut ma surprise quand on me fit entendre que j'étais folle! Folle! mais je m'étonne toujours de le paraître! C'est vous, c'est vous tous qui êtes fous, et non pas moi qui suis folle!
—Mais, Madame, quel bien fait-on aux méchants en protégeant leur insolence?
—Je hais l'insolence et ne la protège pas. Je n'accueille que le repentir et la souffrance.
—Ou l'hypocrisie qui en prend le masque?
—Il est vrai que j'ai été dupe, Julien; ce sont les épines du chemin. On se pique les pieds et l'on saigne. Mais faut-il donc retourner en arrière quand on entend plus loin des larmes et des cris qui vous appellent? La crainte d'être trompé! pour les esprits qui sentent le besoin de bien faire, c'est une lâcheté qu'il faut vaincre. Ou ne fait l'aumône qu'à ses dépens.
—Hélas! Madame, vous étiez née pour être reine d'un grand peuple et faire de grandes choses.
—Ou bien, répondit-elle en souriant, pour être sœur de la Miséricorde; c'était là le plus beau rôle, et je l'ai manqué.
—Mais quel bien avez-vous donc réussi à faire? dit Julien tristement. Vos prisons sont élargies, vos hôpitaux sont plus sains, et votre bonté est un refuge pour tous ceux qui l'invoquent. Mais, pour avoir amélioré le sort des misérables, vous avez ennobli leurs âmes anéanties, leurs mauvais penchants, ou leur lâche fainéantise? Nous en avons souvent parlé, Madame, et vous m'avez avoué que vos vœux à cet égard n'avaient pas été souvent exaucés. Prenons un exemple auprès de nous et dans une classe plus élevée, ajouta-t-il, poussé par un reste d'intention insidieuse et méfiante. Lucioli passait pour un fourbe et un ambitieux. Votre tolérance a fermé les yeux longtemps, et vous l'avez élevé jusqu'à votre confiance; et pourtant il vous a fallu ensuite voir clair et le repousser.
—C'est encore une épine qui m'est entrée au talon, répondit-elle. Le jour où cet humble serviteur est devenu insolent, je l'ai repoussé, en effet; et si j'avais profité de la leçon, Julien, je ne vous aurais pas attiré auprès de moi; je ne vous aurais pas donné ma confiance, dans la crainte que vous ne fussiez un second Lucioli. Vous voyez bien, mon ami, que les fous ont leur sagesse qui en vaut bien une autre.»
Cette réponse attendrit Julien.
«Vous êtes bonne et grande, lui dit-il, et je ne mérite peut-être pas votre amitié.
—Attendez, Julien, lui dit-elle en souriant, nous ne sommes pas encore réconciliés. Je vous ai expliqué mon caractère et mes idées; vous m'avez comprise. Il vous reste à me croire, et je ne vous ai donné aucune preuve de ma sincérité.»
Julien tressaillit de joie, croyant toucher à la solution de tous ses doutes. Dans son âme rigide, le besoin d'estimer était bien plus grand que le besoin d'aimer; aussi cette parole de Quintilia lui fut-elle plus douce qu'une parole d'amour.
«Oh! Oui, s'écria-t-il ingénument, donnez-les-moi ces preuves, afin que je pleure de repentir à vos genoux, afin que je vous respecte et vous bénisse à jamais. Oui, oui, prouvez-moi que vous êtes vraie, et je ferai tout ce que vous voudrez. Je resterai toute ma vie à votre service; j'étoufferai mon amour dans mon sein plutôt que de vous en importuner jamais.»
Il s'arrêta, car il vit le regard de Quintilia s'attacher à lui avec froideur et une sorte de dédain. Il y eut un instant de silence si pénible à Julien, qu'il se mit à marcher avec agitation dans la chambre.
La princesse reprit sa marche calme et lui dit, en lui montrant une grande cassette de bois de santal incrustée de nacre:
«Je puis ouvrir le coffre que voici et vous donner des preuves irrécusables de la loyauté de toute ma vie. Je pourrais vous montrer en moins de cinq minutes sur quoi se fondent toutes les calomnies débitées contre moi, et à quel point les secrètes vanteries de Lucioli, et celles de bien d'autres avant lui, ont été vaines et odieuses. Mais en sommes-nous là, Julien, et votre amitié est-elle à ce prix?»
Julien n'osa répondre; il pâlit et resta immobile.
«M'avez-vous jamais vue faire quelque chose de mal?
—Non, Madame, je n'ai rien vu de tel, répondit-il.
—Ai-je jamais exprimé une idée basse? ai-je montré un sentiment vil durant six mois que nous avons passés tête à tête dans mon cabinet?
—Non, Madame.
—Avez-vous eu parfois une entière confiance en moi?
—Oui, Madame, presque toujours.
—Qu'est-ce qui vous l'a donc ôtée?
—Ne me condamnez pas à vous le dire, Madame; des apparences, des récits ridicules, la présence de Ginetta auprès de vous, votre air et vos manières par moments, et, plus que tout cela, vos bizarreries, vos goûts si opposés entre eux et qui se succèdent sans s'exclure; tout ce que je ne comprends pas m'effraie... Mais qu'avez-vous à faire de mon estime?
—Je ne vous la demande pas, Monsieur, répondit la princesse, j'espérais pouvoir la réclamer.»
Ils gardèrent de nouveau le silence, et la princesse, faisant un visible effort pour dompter sa propre fierté, reprit la parole.
«Vous êtes brutal, lui dit-elle, et nul homme de votre âge n'a osé me parler comme vous faites. C'est cela qui fait que je vous estime et que je voudrais être estimée de vous. Voyez pourtant ce que c'est que la confiance, Julien! ne tiendrait-il pas à moi de penser en cet instant que vous êtes le plus rusé et le plus habile des ambitieux qui se soient cachés sous une écorce rude et franche? Pourtant je sais que vous ne me trompez pas, et que bien réellement vous me mettez le marché à la main. Votre départ ou ma justification. Ma justification! ajouta-t-elle avec une expression de dépit, tenez, voici la clé de ce coffre;» et elle la jeta avec colère aux pieds de Julien.
—Je ne la ramasserai point, dit-il avec dépit à son tour; vous me regardez comme un insolent; je l'ai mérité et je m'en vais.
—Adieu donc! lui dit-elle en lui tendant la main; il est malheureux que nous n'ayons pu rester amis comme nous l'avons été.»
Il s'approcha pour prendre sa main, et il vit qu'elle pleurait. Toute sa colère tomba, et, s'arrêtant devant elle avec la gaucherie d'un enfant qui n'ose pas demander pardon, il se mit à pleurer aussi.
«Ah! Julien, lui dit-elle, est-il possible que mes amis me fassent tant souffrir! Pourquoi ne sont-ils pas comme moi, pourquoi ne croient-ils pas en moi comme je crois en eux? Qu'est-ce qui brise donc ainsi mes affections? pourquoi toutes les sympathies que j'inspire sont-elles étouffées en naissant? pourquoi suis-je méprisée par les uns, méconnue par les autres? Qu'ai-je fait pour cela? Quand toute ma vie a été un éternel sacrifice à l'amitié, faudra-t-il que j'achète la confiance de ceux à qui je donne la mienne. Quand je vous ai ramassé dans un fossé, un jour que vous étiez blessé, haletant, couvert de poussière et assez mal vêtu, pourquoi ne vous ai-je pas pris pour un vagabond et un aventurier de bas étage? pourquoi ai-je cru à la candeur de votre regard et à la noblesse de vos paroles? J'ai donc l'air faux et l'expression ambiguë, moi? Eh quoi! vous demandez aux autres ce que vous devez penser de moi! votre cœur ne vous le dit pas, je n'en ai donc pas su trouver le chemin? Et que m'importe votre estime quand je l'aurai forcée? Vous me rendrez ce qui me sera dû, et votre âme ne me donnera rien...
—Vous avez raison, dit Saint-Julien en se jetant à ses pieds; gardez vos preuves, je n'en veux pas. Gardez votre amour à celui qui l'a mérité. Quant à mon respect, à mon dévouement, à mon amitié, si j'ose répéter le mot dont vous vous servez, mettez-les à l'épreuve. Vous avez vaincu une nature bien méfiante et bien chagrine. Il faut que Dieu ait récompensé votre grandeur d'âme d'une puissance bien grande sur l'âme d'autrui. Ah! ne vous plaignez plus; vous trouverez des amis toutes les fois que vous le voudrez; et d'ailleurs, si les amis vous manquent, je tâcherai de me mettre en cent pour vous obéir.»
Quintilia, tout en larmes, se jeta à son cou; il l'embrassa avec l'effusion d'un frère. En ce moment on frappa doucement à la porte, et la princesse alla ouvrir elle-même; c'était la Ginetta qui était chargée d'une commission pressée. La princesse passa avec elle sur le balcon, en faisant signe à Julien de rester. Leur entretien lui sembla long; et, cédant à l'émotion délicieuse dont son cœur était plein, il désirait vivement voir reparaître Quintilia, et en recevoir encore quelque parole d'amitié avant de se retirer. Dans son impatience, il touchait aux objets qui étaient épars sur le bureau sans les regarder et presque sans les voir. Il se trouva qu'il eut dans les mains la montre de la princesse, et qu'il l'ouvrit machinalement comme pour compter les minutes que la Ginetta lui dérobait. En jetant les yeux sur l'intérieur de la boîte, un froid mortel passa dans ses veines. Un souvenir confus et douloureux l'oppressa, puis une curiosité irrésistible s'empara de lui. Il se pencha vers une bougie, et lut distinctement le nom de Charles Dortan.
«Infâme!» dit-il d'une voix sourde en jetant avec violence la montre sur le bureau; puis il la reprit, voulant bien se convaincre que ses yeux ne l'avaient pas trompé. Il lut de nouveau le nom fatal, observa la boîte de platine avec les incrustations d'or émaillé; elle était absolument pareille à celle que le voyageur pâle lui avait montrée à Avignon, le matin de son départ, dans la cour de l'auberge.
Cette histoire, qui d'abord l'avait vivement ému, lui était bientôt sortie de l'esprit. À cette époque, Julien, beaucoup moins expérimenté, était beaucoup plus en garde contre ses impressions. Il s'était dit que le récit du voyageur était romanesque et invraisemblable, que son nom et son visage n'avaient pas fait le moindre effet sur la princesse, et que M. Dortan lui-même n'avait pas soutenu son rôle jusqu'au bout, puisqu'il n'avait pas osé lui adresser la parole. Ce devait être un maniaque ou un hâbleur impertinent, déterminé à se jouer de la simplicité de son interlocuteur. Enfin, cette aventure n'était plus revenue que confusément et comme un rêve absurde et pénible dans la mémoire de Saint-Julien.
En acquérant la preuve irrécusable de la sincérité de Charles Dortan, une indignation profonde s'empara de lui. Cette femme, qui exposait si magnifiquement la prétendue franchise de son âme et qui en offrait des preuves, ne lui parut plus qu'une effrontée comédienne, une coquette odieuse, jouant tous les rôles pour son plaisir, et méprisant toutes les vertus qu'elle affichait.
Elle rentra en cet instant, et Julien fit tous ses efforts pour cacher l'état où il était; mais il prenait une peine inutile: la princesse pensait à tout autre chose. Elle erra dans sa chambre d'un air empressé, et dit à Ginetta, à plusieurs reprises: «Vite, vite, mon mantelet avec un capuchon de velours et la petite lanterne sourde....» Tout à coup elle s'aperçut de la présence de Julien, et parut un peu contrariée de ce qui venait de lui échapper dans sa préoccupation. Néanmoins elle vint à lui avec beaucoup d'aplomb, et lui tendit la main en lui donnant le bonsoir. Saint-Julien baisa sa main lentement en tâchant de prendre l'insolence affectée d'un courtisan, et il lui adressa la phrase la plus impertinente qu'il put inventer. Elle ne l'entendit pas et lui répondit: «Oui, oui, à demain. Bonne nuit, mon cher enfant.»
Dévoré de colère et de haine, le pauvre Julien entra dans la chambre de Galeotto. Le page s'était endormi sur un roman.
«Ah! c'est toi, lui dit-il en balbutiant, d'où viens-tu donc? On ne t'a pas vu de toute la soirée.
—Je viens de chez la Cavalcanti, répondit Julien.
—Oh! oh! qu'est-ce? dit le page en se mettant sur son séant. Vous venez d'être chassé, monsieur le secrétaire intime, ou vous êtes le plus heureux des hommes! Alors, permettez-moi d'ôter mon bonnet de nuit pour saluer votre Altesse! Prince pour trente-six heures au moins!
—Je ne descendrai jamais si bas, répondit Julien.
—Qu'est-il donc arrivé?
—Rien, Galeotto, sinon que je sais maintenant à quoi m'en tenir sur le compte de cette femme. Vous lui faisiez trop d'honneur quand vous la traitiez de pédante, quand vous disiez qu'il était fort possible qu'elle n'eût jamais eu assez de sensibilité pour commettre une faute. Non, non, ce n'est pas cela. C'est une rouée impudente qui se passe toutes ses fantaisies, qui se livre en secret à tous ses vices, et qui a la prétention d'être un modèle de chasteté virginale et de sentimentalité allemande. C'est une effrontée courtisane avec des prétentions d'abbesse et la moqueuse hypocrisie d'une marquise de la régence. C'est ce qu'il y a de plus hideux au monde, le vice sous le masque de la vertu.
Après cette préface, Saint-Julien fit le récit de la soirée.
«Je suis bien aise d'apprendre cela, répondit Galeotto d'un air pensif; mais, en vérité, j'en suis étonné. Cette femme est donc bien habile; car il y a eu des jours où elle m'a imposé à moi-même. Vous pouvez m'en croire, Julien; je ne suis pas crédule, et pourtant il y a eu des jours où, en l'entendant parler comme elle fait, j'ai presque eu des remords de mes jugements de la veille... Il est bien vrai que ces jours-là étaient rares, et que je me moquais de moi-même le lendemain. Eh bien! ce que vous me dites m'étonne comme si je m'étais attendu à autre chose... Êtes-vous bien sûr de ne pas vous tromper, Saint-Julien?
—J'en suis très-sûr, Galeotto; et comme j'étais aussi dans une continuelle alternative de confiance et de méfiance (à l'exception que les jours de méfiance étaient rares, et les autres fréquents), il se trouve que je suis encore plus consterné que vous.
—Consterné! s'écria Galeotto. Est-ce que je suis consterné, moi? Non? certes, je ne le suis pas. Que m'importe? je n'ai jamais été amoureux d'elle. Et voulez-vous que je vous dise ce qui se passe maintenant dans mon cerveau? C'est singulier, mais c'est réel. Je crois que je suis capable maintenant de devenir amoureux de cette femme-là.
—Quoi! à présent que vous devez la mépriser?
—Je ne la méprise pas, tant s'en faut! oh! à présent, c'est bien différent! Je la croyais pédante, absurde, je la trouvais ridicule, et je me moquais d'elle. Je ne m'en moquerai plus; car elle n'est plus rien de tout cela à mes yeux. Elle est adroite, menteuse, impudente; elle sait jouer tous les rôles, si bien que son véritable caractère échappe aux regards. Savez-vous que c'est là une femme supérieure, une vraie femme de cour, propre à remuer le monde, si elle était à la tête d'un vaste empire? Avec une conscience si flexible, tant d'art, tant de sang-froid, tant de perfidie, on peut aller loin... Et qui nous dit qu'elle n'ira pas loin? Qu'il se présente une bonne occasion, et elle fera parler d'elle. Savez-vous quelle est la première des facultés? celle d'imposer aux autres. La véritable grandeur, c'est la puissance qu'on exerce sur les esprits; c'est ainsi qu'on arrive à l'exercer sur les choses. Allons, c'est dit, me voilà réconcilié avec elle. Je ne rougis plus d'être son page. Je pourrai prendre de bonnes leçons auprès d'elle, et, pour mieux profiter à son école, je veux à mon tour être son amant...» Il garda un instant le silence, puis il ajouta d'un air réfléchi: «Si je le peux; car la chose m'est démontrée à présent plus difficile que je ne pensais, et vaut la peine d'être tentée... Peste! c'est quelque chose que d'y parvenir!
—Ce n'est pas si difficile, reprit Julien. Il suffit que vous passiez dans la rue auprès d'elle, et que votre figure lui plaise. Vous n'attendrez pas longtemps avant d'être enlevé dans sa voiture et introduit dans ses appartements secrets.
Il s'étendit sur la bruyère...
Il s'étendit sur la bruyère...
—Eh bien! raison de plus! vive Dieu! des femmes qui ont de pareils désirs et qui les contentent d'une façon si dégagée ne sont pas abordables pour tout le monde. On peut vivre dix ans sous le même toit sans obtenir de leur baiser la main. Elles peuvent résister au plus séduisant et au plus habile des hommes. On ne les prend pas par surprise, celles-là. Elles se donnent ou se rendent; le plaisir est à celui dont la mine leur plaît; l'honneur, à celui dont l'esprit les subjugue. Maintenant, je mettrais ma main au feu que le Lucioli n'a jamais été son amant. Il était trop maladroit, le cher homme! Elle aurait pu lui ouvrir la porte du boudoir, s'il avait su cacher l'intention qu'il avait d'entrer dans la salle du conseil. Pour moi, qui ne me soucie guère d'être prince de Monteregale, je viserai plus haut désormais. Je tâcherai qu'elle me donne sa confiance, et qu'elle m'apprenne à régner sur les hommes par le mensonge.
—Ainsi ce qui me guérit de mon amour allume le vôtre? dit Saint-Julien.
—Appelez cela de l'amour, si vous voulez. Je l'appellerai autrement: curiosité, aptitude, amour de la science, comme il vous plaira.
—Et ce qui fait que je la hais et la méprise vous réconcilie avec elle?
—Complètement; mais je n'en continuerai pas moins la petite guerre d'observation que nous lui faisons. Tout au contraire, j'y mettrai plus de zèle que jamais, et mes découvertes auront plus d'importance à mes yeux. Sois tranquille, Julien, je ne te trahirai jamais, quoi qu'il m'arrive.
—Vous pouvez me trahir tant qu'il vous plaira, je ne resterai pas longtemps ici. Mais écoutez; avant que je vous souhaite le bonsoir, il faut que vous me racontiez cette histoire de Max.
—Ce ne sera pas long. Max était l'amant de Son Altesse. Lorsqu'à la mort du duc son époux, qu'elle n'a jamais vu, comme je vous l'ai déjà dit, elle devint souveraine libre et absolue, Max était tellement en faveur auprès d'elle que, suivant l'opinion de toute la cour, il allait l'épouser. Il était donc traité ici avec le plus profond respect, tout bâtard de seize ans qu'il était. Mais une nuit, à souper, comme la gloriole et le marasquin de Hongrie portaient à la tête du jeune favori, il lui arriva de débiter je ne sais quelle rodomontade en présence de Son Altesse. Son Altesse fronça, dit-on, le sourcil d'une manière imperceptible, et ne dit pas un mot. Le lendemain matin, les serviteurs de Max ne le trouvèrent ni dans son lit, ni dans sa chambre, ni dans son palais, ni dans la ville, ni dans la province. On le chercha et on l'attendit vainement. Il ne reparut jamais, on n'a jamais entendu parler de lui; il paraît que ce fut un assassinat fort bien exécuté.
Il le trouva déjà à table, fumant...
Il le trouva déjà à table, fumant...