Le marquis voulait rester, s'expliquer avec de Beuvre. Il eut le courage de n'en rien faire, en voyant le courage de Mario: quoi qu'il pût advenir, l'âge était venu pour le jeune homme où une séparation de quelques années devenait nécessaire.
Mario, si expansif à tous autres égards, n'ouvrit son cœur à personne et affecta, durant le chemin, une grande sérénité.
À Briantes, le marquis l'interrogea adroitement, Mercédès imprudemment. Il tint bon, disant qu'il aimait beaucoup Lauriane, mais que ce chagrin ne prendrait ni sur sa raison ni sur son travail.
Il tint parole; sa santé souffrit un peu. Il se soumit à tous les soins qu'on le pria d'avoir de lui-même, et il eut bientôt pris le dessus.
—J'espère, disait quelquefois le marquis à Adamas, qu'il ne sera pas trop sentimental et qu'il oubliera cette mauvaise enfant, qui ne l'aime point.
—Moi, j'espère, disait le sage Adamas, qu'elle l'aime plus qu'il ne paraît; car, si notre Mario perdait l'espérance qui le fait vivre, nous pourrions bien avoir du souci!
En 1627, c'est-à-dire l'année suivante, le manoir de Briantes fut menacé d'une crise nouvelle. Il fut question de raser ses bonnes murailles, ses petits bastions et ses huis fortifiés.
Richelieu, désormais installé au pouvoir définitivement, avait décrété et fait ordonner la destruction des fortifications de villes et de citadelles par tout le royaume. Cette excellente mesure, prise dans toute sa rigueur, s'étendait «à toutes les fortifications faites depuis trente ans, ès châteaux et maisons des particuliers, sans permission expresse du roy.»
Briantes n'était pas dans ce cas; ses défenses dataient de la féodalité et n'étaient pas à l'épreuve du canon. Les magistrats et échevins de La Châtre, mécontents d'avoir à se raser eux-mêmes, comme disait l'ex-perruquier Adamas, eussent bien voulu raser tous les beaux messieurs, leurs voisins. Mais Bois-Doré, qui sentait la nécessité de se clore contre les bandes de partisans et de voleurs de passage, soutint ses droits et les fit respecter. Il était trop aimé de ses vassaux pour craindre qu'ils ne fissent comme ceux de beaucoup d'autres, qui se posèrent volontairement comme exécuteurs des ordres du grand cardinal.
La mesure était fort populaire, en même temps que fort absolue. C'était poursuivre l'esprit de la Ligue jusque dans ses repaires féodaux. Mais on n'exécuta les ordres que dans les pays protestants, et ce hardi décret resta sur le papier, comme beaucoup des fortes volontés de Richelieu.
Le Berry y échappa en faisant, comme toujours, le gros dos. M. le Prince ne laissa pas ôter une pierre de sa forteresse de Montrond; les châteaux de la grande et de la petite noblesse restèrent debout, et la grosse tour de Bourges ne tomba que sous Louis XIV.
Bois-Doré était à peine remis de cette émotion, qu'il lui en vint une autre plus sérieuse et plus douce.
—Monsieur, lui dit un soir Adamas, il faut que je vous régale d'une histoire que M. d'Urfé eût mise en roman, car elle n'est point vilaine.
—Voyons ton histoire, mon ami! dit le marquis en mettant son mortier de dentelle sur son crâne chauve.
—Il s'agit, monsieur, de votre vertueux druide et de la belle Morisque.
—Adamas, vous devenez pasquin et satirique, mon bonhomme. Point de calomnie, je vous prie, sur le compte de mon digne ami et de la chaste Mercédès!
—Eh! monsieur, où serait le mal que ces honnêtes personnes fussent unies par les liens d'hyménée? Sachez, monsieur, que ce matin, comme je rangeais la bibliothèque du savant... il ne veut souffrir que moi pour toucher à ses livres, et, de fait, il y faut un homme un peu instruit... je vois la Morisque baiser avec tendresse à la dérobée un bouquet de roses qu'elle apporte tous les matins sur sa table pendant qu'il déjeune avec vous. Et puis, m'apercevant tout à coup, elle devint pale comme son écharpe de tête et se sauva, comme si elle eût commis un grand crime. Il y avait longtemps, bien longtemps, monsieur, que je me doutais de quelque chose. Toute cette amitié, tous ces égards et petits soins qu'elle a pour lui... je pensais bien que cela pouvait conduire l'un et l'autre à l'amour.
—Au fait! dit le marquis. Mais poursuis, Adamas!
—Eh bien, monsieur, la découverte me fit pousser un beau grand rire, non de moquerie, mais de satisfaction, car on est toujours content de deviner ou surprendre un secret, et, quand on est content, on rit. Si bien que maître Jovelin, rentrant dans sa chambre, me demanda doucement, avec ses yeux, de quoi je riais de si bon cœur, et moi de le lui dire, là, innocemment, pour le faire rire aussi... et aussi, je l'avoue, pour savoir comment il prendrait l'aventure.
—Et comment la prit-il?
—Avec un grand coup de soleil en pleine figure, ni plus ni moins qu'une jolie fille, et il faut croire que le contentement vous refait bien un homme; car celui-ci, avec ses grands yeux, sa grande bouche et sa grande moustache noire, s'illumina comme un astre, et me parut aussi beau qu'il l'est quelquefois, quand il sonne de sa mélodieuse sourdeline.
—Fort bien, Adamas, tu te formes à bien parler. Alors?..
—Alors je sortis, ou plutôt je fis le bruit de sortir, et, regardant par la porte un peu entre-bâillée, je vis le bon Lucilio prendre les fleurs, les baiser avec beaucoup de passion, et les mettre dans son justaucorps, fleurs, épines et tout, comme s'il eût pris plaisir à en sentir la piqûre en même temps que la douceur. Et il marchait par la chambre, pressant de ses deux mains ce calice d'amour sur sa poitrine.
—De mieux en mieux, Adamas! Et après?
—Après, la Morisque est entrée par une autre porte et lui a dit: «Est-ce l'heure d'appeler Mario pour la leçon?»
—Qu'a-t-il répondu?
—De ses yeux et de sa tête, il a dit non; par où j'ai vu qu'il souhaitait la retenir. Elle a voulu s'en aller, pensant qu'il était occupé à ses grandes singeries; car, avec lui, monsieur, elle se tient comme une servante qui n'a pas du tout l'idée de plaire à son maître. Mais lui, il a frappé sur la table pour la rappeler. Elle est revenue. Ils se sont regardés; pas longtemps, car elle a vitement baissé ses beaux yeux noirs, et elle lui a dit en arabe, du moins je l'ai présumé à son air:
«—Qu'est-ce que tu veux, mon maître?»
Il lui a montré le gobelet où elle avait mis les roses, et elle, ne les voyant plus, a dit encore:
«—C'est ce méchant espiègle d'Adamas qui les a ôtées, car je ne les oublie jamais.»
—Elle a dit cela?
—Oui, monsieur, en arabe. J'ai très-bien deviné tout! Alors elle a couru pour chercher d'autres fleurs, et il l'a suivie jusqu'à la porte comme un homme qui se défend contre lui-même. Il est revenu à sa table, il a mis sa tête dans ses mains et il a eu, monsieur, je vous en réponds, les plus beaux sentiments du monde dans le cœur, pour accorder son amour avec sa vertu.
—Eh! pourquoi se défendre ainsi? s'écria le marquis; ne sait-il pas que je serai heureux de le marier avec cette belle et bonne personne? Va le chercher, Adamas; il se couche tard et sera encore debout. Mario dort, et c'est le bon moment pour une explication aussi délicate.
Le bon marquis n'eut pas de peine à confesser Lucilio.
Celui-ci avoua avec candeur qu'il adorait la Morisque depuis longtemps, et que, depuis quelque temps, il croyait être aimé d'elle; mais, de sa plume concise, il résuma la situation.
D'abord, il avait craint d'attirer sur lui les persécutions auxquelles il n'avait échappé en France que par miracle. Puis, quand il lui avait paru prouvé que Richelieu, malgré toutes ses luttes contre la Réforme, avait pour politique inflexible de maintenir l'édit de Nantes en faveur de tout genre de liberté de conscience, il s'était décidé à attendre le mariage de Mario avec Lauriane ou avec quelque autre femme selon son cœur. Dans l'état d'espoir ou de regret, d'attente paisible ou de secrète agitation où pouvait se trouver son cher élève, il ne voulait pas lui donner l'égoïste et dangereux spectacle d'un mariage d'amour.
Le marquis approuva la généreuse prudence de son ami, mais il trouva un biais.
—Mon grand ami, lui dit-il, la Morisque a bientôt la trentaine, et vous, vous dépassez la quarantaine. Vous êtes donc encore assez jeunes pour vous plaire l'un à l'autre, et vos âges sont fort bien assortis; mais, sans vous offenser, vous n'êtes plus des adolescents pour laisser des pages blanches dans le livre de votre félicité! Profitez des belles années qui vous restent. Mariez-vous. Je ferai avec Mario un voyage pendant quelques mois, durant lesquels je lui dirai que j'ai eu seul l'idée d'un mariage de raison entre Mercédès et vous. J'inventerai des prétextes pour que vous n'ayez pu attendre notre retour, et, quand il vous reverra, son esprit sera tout habitué à cette nouvelle situation. Le mariage rend toutes choses sérieuses, et, d'ailleurs, je me fie à vous pour cacher vos lunes de miel derrière les épaisses nuées de la prudence et de la retenue.
Le marquis conduisit donc Mario à Paris. Il lui fit voir le roi à la cour, mais de loin; car le monde était bien changé depuis quinze ans que le bon Sylvain vivait dans ses terres. Les amis de sa jeunesse étaient morts, ou, comme lui, retirés du fracas de la société nouvelle. Le peu de grands personnages encore debout qu'il avait approchés autrefois se souvenaient de lui médiocrement, et, sans ses vieux atours, l'eussent à peine reconnu.
Cependant la figure intéressante et les modestes manières de Mario furent remarquées: on fit bon accueil aux beaux messieurs dans quelques maisons distinguées, on ne leur parla pas de les pousser plus haut; et, de fait, ils ne souhaitaient ni l'un ni l'autre bien vivement de se rapprocher du pâle soleil de Louis XIII.
Mario avait éprouvé une grande déception en voyant passer à cheval le fils effaré de Henri IV, et le marquis n'avait pas été encouragé par cette physionomie à poursuivre son dessein de ratification royale pour son titre de marquis.
De nouveaux édits paraissaient chaque jour contre les usurpations de qualités; édits peu respectés, car les nouveaux et anciens nobles continuaient à prendre des noms de terre fort contestables. Leur obscurité les garantissait. Bois-Doré fut forcé de reconnaître qu'il n'avait pas de meilleur refuge.
Et puis il lui fallait bien s'apercevoir aussi que l'on n'était pas plus beaux messieurs à Paris les uns que les autres, du moment que l'on n'était pas de la cour. On se retournait bien un peu, dans les promenades et à la place Royale, pour regarder le contraste de son étrange figure fardée avec la délicieuse fraîcheur de Mario, et, pendant quelque temps, le bonhomme, se croyant reconnu, souriait aux passants et portait la main à son feutre, prêt à accueillir des avances que l'on ne songeait point à lui faire. Cela lui donnait un grand air d'incertitude hébétée et de courtoisie banale qui prêtait à rire. Les dames assises, ou marchant l'éventail à la main, sous les jeunes arbres du Cours-la-Reine, se disaient:
—Quel est donc ce grand vieux fou?
Et, si ces dames étaient femmes du monde où Bois-Doré avait reparu, ou bourgeoises du quartier où il s'était logé, il s'en trouvait parfois une pour répondre:
—C'est un gentilhomme de province qui se pique d'avoir été l'ami du feu roi.
—Quelque Gascon? Tous ont sauvé la France! ou quelque Béarnais? Ils sont tous frères de lait du bon Henri!
—Non, un vieux mouton de Berry ou de Champagne. Il y a des Gascons partout.
Le bon Sylvain était donc bien effacé dans cette foule oublieuse et pimpante, quelque effort qu'il fît pour y paraître aussi grand que sa taille. Il se disait, avec quelque dépit, que mieux vaut être le premier de son village que le dernier à la cour. Il est certain pourtant qu'avec un peu d'audace et d'intrigue, il eût pu y pousser Mario comme tant d'autres; mais il redouta quelque affront à propos de son problématique marquisat.
Il se résigna à faire le badaud de province, et se fût grandement ennuyé si Mario, toujours studieux et artiste sérieux dans ses goûts, ne l'eût entraîné à voir les monuments d'art et de science qui faisaient pour lui le principal attrait de la capitale du royaume.
Le plaisir et le profit que le jeune homme en retira consolèrent un peu le vieillard de ce qu'en lui-même il appelait un voyage manqué.
Il ne se vantait pas à Mario de toutes ses déceptions. Il avait toujours eu l'espoir de lui faire retrouver sa famille maternelle et de lui reconquérir par là quelque beau titre espagnol, avec un héritage quelconque.
Il avait maintes fois écrit en Espagne pour avoir des informations et pour en faire donner sur le compte de Mario, dans le cas où ladite famille y prendrait intérêt. Il n'avait jamais reçu que des réponses vagues, peut-être évasives.
À Paris, il s'était décidé à se rendre de sa personne à l'ambassade. Il y fut reçu par une manière de secrétaire intime qui lui répondit, en substance, que, sur ses fréquentes demandes, on avait enfin éclairci une affaire mystérieuse. La jeune dame enlevée et disparue appartenait, en effet, à la noble famille de Mérida, et Mario était le fruit d'un mariage clandestin que l'on pouvait contester.
La jeune femme n'avait laissé de droits à aucune fortune, et les parents ne se souciaient, en aucune façon, de reconnaître un jeune homme élevé par un vieux hérétique mal blanchi.
Le marquis, outré, se le tint pour dit et résolut de rendre oubli pour mépris à ces vaniteux Espagnols. Il lui en avait assez coûté d'assiéger les portes d'une ambassade dont, à titre d'ancien protestant et de bon Français, il haïssait l'enseigne.
Et cependant il était triste et confiait ses peines à son inséparable Adamas.
—Certes, lui disait-il, la plus douce et la plus honnête vie est celle de la noblesse sédentaire. Mais, si elle convient à ceux qui ont bien payé de leur personne, elle peut devenir pesante et même honteuse à un jeune cœur comme celui de Mario. L'ai-je fait élever avec de grands soins, avons-nous fait de lui, grâce à son génie précoce, un gentilhomme accompli et propre à toutes choses, pour l'ensevelir en une gentilhommière, sous prétexte qu'il n'a pas besoin de faire fortune et qu'il a le cœur doux et humain? Ne lui faudrait-il pas un peu de guerre et d'aventure, et, par quelque action d'éclat, conquérir ce marquisat que les idées de rangement universel du grand cardinal peuvent bien lui enlever d'un jour à l'autre? Je sais que l'enfant est bien jeune, et qu'il n'y a point de temps perdu encore; mais ses inclinations ne semblent tournées vers le beau savoir, et je me tracasse l'esprit du chemin qu'il y trouvera pour se distinguer.
—Monsieur, répondit Adamas, si vous croyez que votre fils sera plus manchot que vous à la bataille, c'est que vous ne le connaissez guère.
—Je ne connais pas mon fils?
—Eh bien, non, monsieur, vous ne la connaissez point: c'est un mystérieux qui vous aime tant, qu'il n'ose jamais avoir une idée pour vous tracasser ou une peine à vous faire partager. Mais je sais le fond du sac: Mario rêve de guerre autant que d'amour, et le temps est proche où, si vous ne devinez point ses ambitions, vous le verrez devenir triste ou malade.
—À Dieu ne plaise! s'écria le marquis. Je le veux interroger là-dessus dès demain!
Quand on dit demain, en pareille affaire, c'est dire que l'on recule, et le marquis recula, en effet. La faiblesse paternelle livra en lui un grand combat à l'orgueil paternel, et elle triompha. Mario n'était pas encore de force à supporter les fatigues de la guerre, et, d'ailleurs, la guerre que tout annonçait avec l'Angleterre ou l'Espagne semblait un peu ajournée par les grands efforts de Richelieu pour la création d'une marine française. On ne devait pas se presser; on avait le temps: on s'y trouverait bien assez tôt!
On retourna donc à Briantes à la fin de l'automne, et ou trouva Lucilio marié avec Mercédès.
Mario, en apprenant cette nouvelle à Paris, en avait témoigné plus de satisfaction que de surprise. Il avait depuis longtemps senti, dans l'air embrasé que lui soufflait involontairement sa Morisque, aussi bien que dans la suave mélancolie de Lucilio, et jusque dans le langage ardent et tendre de la sourdeline, les effluves de passion qui l'embrasaient parfois lui-même. Il eut le cœur pris dans un étau à la pensée de l'amour heureux; mais il avait un empire extraordinaire sur lui-même. Son père ne vivant que de sa vie, il s'était, de bonne heure, habitué à lui cacher ses émotions; et, quand Adamas lui reprochait de trop renfermer ses pensées:
—Mon père est vieux, répondait-il; il me chérit comme une mère chérit son enfant. C'est affaire à moi de ne point abréger ses jours par des soucis, et le ciel m'a donné charge de le faire vivre longtemps.
Lauriane vivait au fond du Poitou et donnait rarement de ses nouvelles; c'était dans un style affectueux et respectueux pour le marquis; mais elle traçait à peine le nom de Mario, comme si elle eût craint de se rappeler à son souvenir.
En revanche, elle s'exprimait avec une vive tendresse sur le compte de la Morisque, de Lucilio et des bons serviteurs de la maison. Il semblait que son affection, contenue avec ceux qui y avaient les premiers droits, eût besoin de prendre sa revanche avec les autres. Elle annonça même plusieurs fois, avec une sorte d'affectation, qu'on avait des projets de mariage pour elle, et que probablement elle ferait bientôt part d'une décision, souhaitant, disait-elle, de faire agréer son choix au marquis, qu'elle considérait comme un second père.
Ce qu'il y avait d'étrange dans ces mariages annoncés, c'est qu'elle y revenait tous les ans, comme à des projets renoués ou renouvelés, sans rien indiquer de ce qui pouvait intéresser ses amis à son choix, et comme si elle eût voulu leur faire entendre ceci au fond: «Je ne me marie pas, parce que ce n'est pas mon goût; mais gardez-vous de croire que je me garde pour vous autres.»
Telle était, en effet, son intention en écrivant ces lettres, et voici quelle était la situation de son esprit:
En la conduisant au loin pour se séparer bientôt d'elle, M. de Beuvre lui avait froissé le cœur en inventant de lui dire que le marquis et son héritier, consultés par lui à Bourges, avaient répondu avec beaucoup de froideur. Mario s'était montré très-fervent catholique en cette circonstance, il avait juré de ne jamais faire un mariage mixte.
Lauriane eût dû se méfier d'un père que la soif de l'or avait mordu jusqu'au fond des entrailles, et qui, pressé de s'éloigner, voulait à tout prix la décider à un prompt mariage. Elle refusa de se marier par dépit et à l'étourdie; mais elle promit d'y songer, et renonça fièrement, dans son âme, à l'ingrat Mario. Elle l'avait aimé à Bourges, aimé d'amour pour la première fois, après des années d'amitié calme. Et ce premier amour de sa vie, à peine avoué, à peine révélé à elle-même, il fallait en rougir de honte et le briser sans faiblir!
Elle eut cependant quelques doutes; mais, si son père ne lui jura pas qu'il n'exagérait rien, il put au moins lui donner sa parole d'honneur qu'il avait proposé les fiançailles au marquis, et que celui-ci avait éludé l'offre sous prétexte que Mario était encore trop jeune pour se mettre l'amour en tête. Lauriane était trop pure pour comprendre les dangers qu'elle eût pu courir en retournant à Briantes. Elle se rappela qu'au moment de la quitter Mario, que l'on disait indisposé, avait haussé les épaules et détourné la tête en disant: «Vous faites trop d'état d'une crampe. Je ne sens plus aucun mal.»
Elle répéta donc à son père ce qu'elle lui avait dit avec sincérité quelque temps auparavant, à savoir qu'elle n'avait jamais regardé ce mariage comme possible, et elle l'encouragea à partir comme il le souhaitait, en lui jurant qu'elle épouserait le prétendant convenable qui ne lui inspirerait pas d'aversion.
Mais ce prétendant ne se rencontra pas. Tous ceux que madame de la Trémouille lui présenta lui déplurent.
Elle trouvait en eux le positivisme qui avait envahi son père comme une passion, mais elle l'y trouvait à l'état de calcul froid et un peu cynique. Les beaux jours de la Réforme s'en allaient, dissous comme l'ancienne société du siècle précédent. La Réforme n'était héroïque que dans les grandes persécutions, et Richelieu, écrasant, par la fatale nécessité des choses, les restes du parti, n'avait rien d'un persécuteur. La France criait aux protestants par sa bouche: Tenez-vous-en à la liberté religieuse, sortez de la politique. Tournez-vous avec nous contre l'ennemi du dehors! Les protestants avaient voulu être une république, et ils étaient une Vendée.
Sauf les puritains de France (le groupe terrible, héroïque, indomptable, qui se rencontra et s'immola dans la Rochelle deux ans plus tard), les protestante français étaient alors disposés à se rallier au principe de l'unité française; mais plusieurs étaient résolus à ne se rallier qu'après une victoire qui ferait de bonnes et durables conditions à leur parti.
Or, parmi ceux qui raisonnaient bien, mais qui allaient être entraînés à raisonner mal et à choisir entre l'alliance étrangère et l'écrasement final, la noblesse était généralement moins pure d'intentions que le peuple et la bourgeoisie. Elle faisait ses réserves personnelles: les plus haut placés voulaient se faire acheter, et traduisaient leurs besoins de liberté religieuse en besoins de places et d'argent.
Au milieu de ces nombreuses défections qui se déclaraient tous les jours, ou qui se tenaient dans une honteuse expectative, Lauriane se sentit indignée. Elle s'était fait de l'honneur du parti une idée plus chevaleresque. Elle était forcée maintenant de reconnaître que son père, dont l'avidité l'avait tant humiliée, ne faisait qu'un peu plus tard ce que la plupart des gens de son âge avaient fait toute leur vie, ce que la plupart des jeunes gens étaient pressés de faire à leur tour. Encore M. de Beuvre était-il des meilleurs; car il n'avait pas l'idée de trahir son drapeau. Il se dépêchait seulement de faire ses affaires avant qu'il fût renversé.
Une exception pouvait se rencontrer pour Lauriane. Il y avait des exceptions, puisqu'elle-même en était une. Elle n'en rencontra pas, peut-être parce que, rêveuse et distraite, elle ne sut pas la chercher.
La jeunesse et la beauté sont fières à juste titre. Elles attendent qu'on les découvre, et ne découvrent rien elles-mêmes, dans la crainte d'avoir l'air de s'offrir.
Bien que nous ayons fait jusqu'ici notre possible pour suivre nos personnages dans la vie de noblesse sédentaire que nos renseignements nous permettaient d'étudier un peu, nous voici forcé de franchir encore un peu de temps, et de chercher les beaux messieurs de Bois-Doré assez loin de leur paisible manoir.
C'était en 1629, le 1er mars, je crois. Le mont Genèvre, couvert de frimas, offrait le spectacle d'une animation extraordinaire sur ses deux versants, et jusqu'à l'entrée du défilé appelé le Pas de Suse.
C'était l'armée française en marche sur le duc de Savoie, c'est-à-dire sur l'Espagne et l'Autriche, ses bonnes alliées.
Le roi et le cardinal gravissaient la montagne en dépit d'un froid rigoureux. On hissait le canon à travers les neiges. C'était une de ces grandes scènes que le soldat français a toujours su si bien jouer dans le cadre grandiose des Alpes, sous Napoléon comme sous Richelieu, et sous Richelieu comme sous Louis XIII, sans s'amuser à faire dissoudre les roches, comme on l'attribue au génie d'Annibal, et sans employer d'autre artifice que la volonté, l'ardeur et la gaieté intrépides.
Dans un de ces sentiers que la neige piétinée creusait parallèlement sur le chemin, deux cavaliers se trouvèrent monter cote à côte l'escarpement de la montagne qui plonge vers la France.
L'un était un jeune homme de dix-neuf ans, robuste et d'une souplesse de mouvements agréables à voir sous le gracieux costume de guerre de l'époque. Ce jeune homme était, quant aux couleurs, habillé à sa fantaisie. Son équipement et ses armes, autant que son isolement, annonçaient un gentilhomme faisant la campagne en volontaire.
Mario de Bois-Doré, on pense bien que je ne m'occupe pas ici d'un autre, était le plus beau cavalier de l'armée. Le développement de sa force juvénile n'avait rien ôté à l'adorable douceur de sa physionomie intelligente et généreuse. Son regard était celui d'un ange pour la pureté; mais la barbe naissante rappelait pourtant que ce garçon au céleste regard n'était qu'un simple mortel, et cette jeune moustache accusait doucement le pli d'un sourire un peu nonchalant, mais d'une bienveillance cordiale à travers sa mélancolie.
Une magnifique chevelure brune, d'un ton doux et bouclée naturellement, encadrait largement le visage jusqu'à la naissance du cou et retombait en une grosse mèche (la cadenette était plus que jamais de mode) jusqu'au-dessous de l'épaule. La face était finement rosée, mais plutôt pâle que vermeille. Une distinction exquise de type, aidée tout naturellement d'une exquise distinction de manières et d'habillement, était le principal caractère de cette apparition, qui n'appelait point le regard, mais dont le regard avait peine à se détacher quand il l'avait rencontrée.
Telle fut l'impression du cavalier que le hasard venait de placer auprès de Mario.
Ce cavalier avait une quarantaine d'années; il était maigre et blême avec des traits assez réguliers, des lèvres fort mobiles, un œil perçant et, au total, une expression de ruse tempérée par un penchant sérieux à la réflexion. Il était costumé d'une façon assez problématique, tout en noir et en courte soutanelle, comme un prêtre en voyage, mais armé et botté en militaire.
Son cheval sec et agile allongeait le pas tout autant que l'ardente et généreuse monture de son compagnon.
Les deux cavaliers s'étaient salués en silence, et Mario avait ralenti son cheval pour laisser le pas au voyageur, plus âgé que lui.
Le voyageur parut sensible à une si scrupuleuse courtoisie, et refusa de dépasser le jeune homme.
—Au fait, monsieur, dit Mario, je crois que nos chevaux vont de même, ce qui prouve la bonté de l'un et de l'autre, car j'ai de la peine à soumettre le mien à une allure qui ne laisse pas tous les autres en arrière, et j'ai dû donner de l'avance à mes compagnons de route pour ne point arriver avant eux au sommet du passage.
—Ce qui est défaut chez votre magnifique bête est qualité chez la mienne, répondit l'inconnu. Comme je voyage presque toujours seul, j'avance sans que personne ait à me reprocher d'épuiser ma monture. Mais puis-je vous demander, monsieur, où j'ai eu l'honneur de vous voir? Votre agréable figure ne m'est point tout à fait nouvelle.
Mario regarda attentivement le cavalier et lui dit:
—La dernière fois que j'eus l'honneur de vous voir, c'était à Bourges, il y a quatre ans, au baptême de monseigneur le duc d'Enghien.
—Alors vous êtes, en effet, le jeune comte de Bois-Doré?
—Oui, monsieur l'abbé Poulain, répondit Mario en portant encore une fois la main à son feutre empanaché.
—Je suis heureux de vous retrouver tel que vous êtes, monsieur le comte, reprit le recteur de Briantes; vous avez grandi en taille, en bonne mine et aussi en mérite, je le vois à vos manières. Mais ne m'appelez point abbé; car, hélas! je ne le suis point encore, et il est possible que je ne le sois jamais.
—Je le sais que M. le Prince n'a jamais voulu entendre à votre nomination; mais je pensais...
—Que j'avais trouvé mieux que l'abbaye de Varennes? Oui et non! En attendant un titre quelconque, j'ai réussi à quitter le Berri, et le hasard m'a attaché à la fortune du cardinal par le service du père Joseph, auquel je me suis dévoué corps et âme. Je puis vous dire, entre nous, que je suis un de ses messagers; et voilà pourquoi j'ai un bon cheval.
—Je vous en fais mon compliment, monsieur. Le service du père Joseph ne peut être qu'un travail de bon Français, et la fortune du cardinal est le destin de la France.
—Dites-vous bien ce que vous pensez, monsieur Mario? dit l'ecclésiastique avec un sourire de doute.
—Oui, monsieur, sur mon honneur! répondit le jeune homme avec une franchise qui triompha des soupçons de l'agent diplomatique. Je ne souhaite point que M. le cardinal sache qu'il a, en mon père et en moi, deux admirateurs de plus; mais faites-nous la grâce de nous croire assez bons Français pour vouloir servir de nos corps et de nos âmes, aussi bien que vous, si nous pouvons, la cause du grand ministre et du beau royaume de France.
—Je crois en vous très-fermement, reprit M. Poulain, mais moins en monsieur votre père! Par exemple, il ne vous envoya point, l'an passé, au siège de la Rochelle! Vous étiez encore bien jeune, je le sais; mais de plus jeunes que vous y étaient, et vous dûtes ronger votre frein en manquant au glorieux rendez-vous de toute la jeune noblesse de France.
—Monsieur Poulain, répondit Mario avec quelque sévérité, je vous croyais lié à mon père par la reconnaissance. Tout ce qu'il a pu faire pour vous, il l'a fait, et, si l'abbaye de Varennes a été sécularisée au profit de M. le Prince, vous ne pouvez en accuser mon père, lequel a été largement frustré dans cette affaire.
—Oh! je n'en doute point! s'écria M. Poulain; je m'en rapporte au prince de Condé pour savoir embrouiller les comptes! aussi je ne m'en prends qu'à lui. Quant à votre père, sachez, monsieur le comte, que je l'aime et l'estime toujours infiniment. Loin d'avoir la pensée de lui nuire, je donnerais ma vie pour le savoir rattaché, sans arrière-pensée, à la cause catholique.
—Mon père n'a pas eu besoin de se rattacher à la cause de son pays, monsieur! C'est vous dire qu'il embrasse chaudement celle du cardinal contre tous les ennemis de la France.
—Voire contre les huguenots?
—Les huguenots ne sont plus, monsieur! Laissons en paix les morts!
M. Poulain fut encore frappé de la dignité d'expression de ce visage si doux. Il sentit qu'il n'avait pas affaire à un jeune homme ambitieux et frivole comme les autres.
—Vous avez raison, monsieur, dit-il. Paix à la cendre des Rochelois, et que Dieu vous entende, afin qu'ils ne revivent point à Montauban et ailleurs. Puisque votre père est si bien revenu de son indifférence religieuse, espérons qu'il vous permettra, au besoin, de marcher contre les rebelles du Midi.
—Mon père m'a toujours permis et me permettra toujours de suivre mon inclination; mais sachez, monsieur, qu'elle ne sera jamais de marcher contre les protestants, à moins que je ne voie la monarchie en grand péril. Jamais, par ambition ou par gloriole, je ne tirerai l'épée contre des Français; jamais je n'oublierai que cette cause, jadis glorieuse, aujourd'hui infortunée, a mis Henri IV sur le trône. Vous avez été nourri dans l'esprit de la Ligue, M. Poulain, et aujourd'hui vous le combattez de toutes vos forces. Vous avez été du mal au bien, du faux au vrai; moi, j'ai vécu et je mourrai dans le chemin où l'on m'a mis: fidélité à mon pays, horreur des intrigues avec l'étranger. J'ai moins de mérite que vous, n'ayant point eu lieu de me convertir; mais je vous jure que je ferai de mon mieux, et que, tout en respectant la liberté de conscience chez les autres, je tomberai de toute ma force sur les alliés de M. de Savoie....
—Vous oubliez que ce sont aujourd'hui les alliés de la Réforme.
—Dites de M. de Rohan! M. de Rohan achève par là de tuer son parti, voilà pourquoi je vous ai dit: Paix aux morts!
—Allons, dit l'affidé du père Joseph, je vois que, comme le bon marquis, vous êtes un esprit romanesque, et que vous vous guiderez, à son exemple, par le sentiment. Puis-je, sans indiscrétion, vous demander des nouvelles de monsieur votre père?
—Vous allez le voir en personne, monsieur. Il sera content de vous saluer. Il marche en avant, et, dans un quart d'heure, nous serons près de lui.
—Que me dites-vous? M. de Bois-Doré, à soixante-quinze ou quatre-vingts ans....
—Marche encore contre les ennemis et les assassins de Henri IV. Cela vous étonne, monsieur Poulain?
—Non, mon enfant, répondit l'ex-ligueur devenu, par la force des choses, continuateur et admirateur politique du Béarnais; mais je trouve qu'il s'y prend tard!
—Que voulez-vous, monsieur! Il ne voulait pas marcher tout seul: il attendait l'exemple du roi de France.
—Allons, s'écria M. Poulain en souriant, vous avez réponse à tout! Il me tarde de saluer la belle vieillesse du marquis! Mais il est impossible de trotter ici. Veuillez encore me donner des nouvelles d'un homme à qui je dois la vie: maître Lucilio Giovellino, autrement dit Jovelin, le grand sourdelinier.
—Il est heureux, grâce au ciel! Il a épousé sa meilleure amie, et, à eux deux, ils nous rendent le service de gouverner notre maison et nos biens en notre absence.
—Votre meilleure amie... Parlez-vous de Mercédès, la belle Morisque? J'aurais cru que vous lui préfériez, avec d'autres sentiments, il est vrai, une amie plus jeune et plus belle encore.
—Parlez-vous de madame de Beuvre? reprit Mario avec une franchise qui faisait ressortir la curiosité insinuante de M. Poulain; il m'est facile de vous répondre comme je répondrais à toute la terre. C'est là, en effet, une personne que j'ai aimée avec ardeur dans mon enfance et que je respecterai toute ma vie; mais son amitié pour moi est fort tranquille, et vous pouvez m'interroger sur son compte sans aucun détour.
—N'est-elle point mariée encore?
—Je n'en sais rien, monsieur. En voyage depuis quelques mois, nous n'avons guère de nouvelles de nos amis éloignés.
M. Poulain examina Mario à la dérobée. Il avait le calme d'un cœur brisé, mais non l'affaissement d'une âme épuisée.
—Ignorez-vous, dit le recteur, que M. de Beuvre était sur la flotte anglaise devant La Rochelle?
—Je sais qu'il y fut tué, et que Lauriane ne dépend plus que d'elle-même.
—Elle était en Poitou lorsque le duc de la Trémouille, après l'abandon des Anglais, alla abjurer l'hérésie au camp du roi.
—Elle ne l'y suivit pas, monsieur! dit vivement Mario. Elle demanda à partager la captivité de l'héroïque duchesse de Rohan, qui refusait de se soumettre, et, n'ayant pu obtenir cette grâce, elle s'apprêtait à revenir en Berri quand nous avons quitté notre province.
—Je savais tout cela, dit M. Poulain, qui paraissait être, en effet, au courant de toutes choses.
—Si vous ne le saviez pas, reprit Mario, je ne regrette pas de vous l'avoir dit. Vous ne voudriez pas donner au prince de Condé un nouveau prétexte pour confisquer les biens de madame de Beuvre?
—Non, certes! dit l'ex-recteur en riant tout à fait et même avec une sorte de bonhomie. Vous raisonnez bien, et l'on peut, sans trop de danger, être aussi sincère que vous l'êtes, quand on connaît son monde. Mais ayez toute confiance en moi, qui ai ouvertement rompu avec les jésuites, à mes risques et périls!
M. Poulain disait vrai.
Il était, quelques moments après, en présence du marquis de Bois-Doré, et l'entrevue fut, de part et d'autre, fort civile, presque amicale.
Le marquis n'avait point besoin du ban et de l'arrière-ban pour lever une petite troupe de volontaires. Ses meilleurs hommes, certains d'ailleurs d'être bien récompensés, l'avaient suivi avec enthousiasme.
L'intrépide Aristandre se faisait une joie personnelle de rosser MM. les Espagnols, qu'il haïssait par le souvenir de Sanche; le fidèle Adamas montait, à l'arrière-garde, une douce haquenée, et portait en croupe les parfums et les fers à papillotes de son maître, pas davantage!
Sauf un peu de frisure à ce qui lui restait de cheveux sur la nuque, et quelques eaux de senteur pour son agrément particulier, le marquis était désormais aussi simple qu'on l'avait vu naguère éblouissant. Plus de perruque, plus de fard, presque plus de dentelles, de cannetilles, broderies et larges galons; un grand pourpoint de drap carmélite à manches ouvertes, le haut-de-chausses pareil, tombant au-dessous du genou, des bottes serrées autour de la jambe avec la manchette de linge uni retombant sur le retroussis, un large rabat sans broderie, et sur le tout une vaste et solide cape fourrée, tel était le costume du beau monsieur de Bois-Doré.
Cette métamorphose s'expliquera ici en peu de mots.
Mario avait eu un duel pour corriger un impertinent qui s'était moqué, en sa présence, du masque de plâtre, des cheveux noirs et des mille rosettes du marquis. Mario avait fort maltraité cet homme; ce fut sa première affaire! mais Bois-Doré, informé après coup de l'aventure, ne voulut pas exposer son fils à recommencer. Il supprima un jour, tout à coup et sans avertir personne, son teint et sa perruque, sous prétexte que M. de Richelieu avait raison de proscrire le luxe, et qu'il fallait donner le bon exemple. Ainsi résigné à paraître vieux et laid, il se présenta héroïquement à sa famille. Mais, à sa grande surprise, tout le monde poussa une exclamation de plaisir, et la Morisque lui dit naïvement:
—Ah! que vous êtes bien, mon maître! je vous croyais beaucoup plus vieux que vous ne l'êtes!
La vérité est que, sous son masque, le marquis s'était fort bien conservé, et qu'il était extraordinairement beau pour son grand âge. Il ne connaissait pas, il ne devait jamais connaître les infirmités. Il avait encore ses dents; son grand front chauve était sillonné de belles rides bien tracées, aucun pli de malice ni de haine; sa moustache et sa royale, blanches comme neige, se dessinaient sur son teint jaune-brun, et son grand œil vif et riant envoyait encore de doux éclairs à travers le buisson de ses longs sourcils effarouchés.
Il se tenait toujours droit comme un peuplier, et roide à l'avenant; mais il ne se cachait plus d'enfoncer son maigre genou dans la puissante main d'Aristandre, pour enfourcher son cheval. Une fois en selle, il était ferme comme un roc.
Il reçut dès lors tant de compliments non équivoques sur sa belle vieillesse, qu'il changea tout son système de coquetterie: au lieu de cacher son âge, il l'augmenta, se donnant quatre-vingts ans, quoiqu'il n'en eût que soixante-seize, et se plaisant à émerveiller ses jeunes compagnons d'armes par le récit des vieilles guerres, longtemps ensevelies dans les archives de sa mémoire.
Le 3 mars, c'est-à-dire le surlendemain de la rencontre des beaux messieurs de Bois-Doré avec M. Poulain, l'avant-garde royale, forte de dix ou douze mille hommes d'élite, campait à Chaumont, dernier village de la frontière. Les volontaires, n'ayant guère de matériel de campement, passèrent la nuit comme ils purent dans le village.
Le marquis se mit tranquillement dans le premier lit venu, et s'endormit en homme rompu au métier de la guerre, sachant mettre à profit les heures de repos, dormir une heure quand il n'avait qu'une heure, et douze, par provision, quand il n'avait rien de mieux à faire.
Mario, vivement excité par l'impatience de se battre, fit la veillée avec plusieurs jeunes gens, volontaires comme lui, avec lesquels il avait fait connaissance en route.
C'était dans une assez misérable auberge, dont la salle basse était encombrée à ne s'y pouvoir retourner, et remplie de la fumée du tabac à ne s'y pas reconnaître.
Tandis que l'armée régulière était muette et sobre comme une communauté de moines austères, les corps de volontaires étaient joyeux et bruyants. On buvait, on riait, on chantait des couplets libres, on disait des vers érotiques ou burlesques; on parlait politique et galanterie; on se disputait et on s'embrassait.
Mario, assis sous le manteau de la cheminée, rêvait au milieu du vacarme.
Près de lui se tenait Clindor, devenu assez résolu, mais intimidé de se trouver ainsi en pleine noblesse. Il ne se mêlait point aux bruyantes conversations; mais il grillait d'en avoir le courage, tandis que Mario se laissait bercer dans ses rêveries par ce tumulte, qui ne le tentait pas et qui ne le gênait pas non plus.
Tout à coup Mario vit entrer une créature fort bizarre.
C'était une petite fillette maigre et noire, parée d'un costume incompréhensible: cinq ou six jupes de couleurs voyantes, étagées les unes sur les autres; un corps tout brillant de galons et de paillettes, une quantité de plumes bariolées dans ses cheveux crépus et frisottés, une masse de rangs de colliers et de chaînes d'or et d'argent; des bracelets, des bagues, des verroteries jusque sur ses souliers.
Cette étrange figure n'avait pas d'âge. C'était un enfant précoce, ou une jeune fille fatiguée. Elle était fort petite, laide quand elle voulait sourire et parler comme tout le monde, belle quand elle se mettait en colère; ce qui, du reste, paraissait chez elle un besoin continu ou un état normal. Elle insultait les gens de la maison qui ne la servaient pas assez vite, invectivait les cavaliers qui ne lui faisaient pas de place, donnait des coups de griffe à ceux qui voulaient s'émanciper avec elle, et répondait par des imprécations inouïes à ceux qui se moquaient de sa folle parure et de sa méchante humeur.
Mario se demandait à quelle intention une créature si revêche venait se jeter en pareille compagnie, lorsqu'une grosse femme couperosée et ridiculement affublée d'oripeaux misérables, entra aussi, chargée de caisses comme un mulet, et réclama le silence. Elle l'obtint difficilement, et, enfin, fit en français une sorte d'annonce pleine de pataquès en l'honneur de l'incomparable Pilar, sa compagne, danseuse morisque et devineresse infaillible, de par la science des Arabes.
Ce nom de Pilar réveilla Mario de sa léthargie. Il examina les deux bohémiennes, et, malgré le changement qui s'était fait en elles, il reconnut dans l'une l'élève victime et bourreau du misérable La Flèche; dans l'autre, l'ex-Bellinde de Briantes, l'ex-Proserpine du capitaine Macabre, s'annonçant désormais sous les noms et titres de Narcissa Bobolina, joueuse de luth, marchande de dentelles, au besoin raccommodeuse et godronneuse de rabats.
L'assistance accepta l'exhibition des talents annoncés. La Bellinde joua du luth avec plus de nerf que de correction, et la danseuse, à qui l'on fit place en s'entassant sur les tables, se livra à une télégraphie épileptique dont la souplesse fabuleuse et la grâce violente excitèrent les transports d'une assemblée très-excitée déjà par le vin, le bavardage et la pipe.
Le succès de Pilaf sur ces esprits troublés ne causa à Mario qu'une plus vive répulsion, et il allait se retirer, lorsque la curiosité lui vint d'écouter les prédictions qu'elle commençait à débiter en thèse générale, en attendant que quelqu'un lui demandât le secret de son avenir.
—Parle, parle, jeune sibylle! lui criait-on de toutes parts. Serons-nous heureux à la guerre? Forcerons-nous demain le pas de Suse?
—Oui, si vous étiez tous en état de grâce, répondait-elle avec dédain; mais comme il n'en est point un seul ici qui ne soit couvert d'une lèpre de péchés mortels, j'ai grand'peur pour vos belles peaux blanches!
—Attendez, dit quelqu'un, nous avons ici un jouvencel doux et chaste, un ange du ciel, Mario de Bois-Doré! Qu'il commence l'épreuve et interroge la devineresse.
—Mario de Bois-Doré? s'écria Pilar, dont les yeux étincelants devinrent livides et ternes. Il est ici? où donc? où donc? Montrez-le-moi!
—Allons, Bois-Doré, s'écria-t-on de tous côtés, ne cachez pas votre figure, et montrez vos deux mains.
Mario sortit de son coin et se montra aux deux bohémiennes, dont l'une s'élança pour saisir sa main, et l'autre baissa le nez comme pour ne pas être reconnue.
—Je vous ai vue, Bellinde, dit Mario à celle-ci; et, quant à toi, Pilar, ajouta-t-il en retirant sa main, qu'elle semblait vouloir porter à ses lèvres, regarde mes lignes, cela suffit.
—Mario de Bois-Doré! s'écria Pilar subitement irritée, je les connais de reste, les lignes de ta main fatale! Je les ai assez étudiées autrefois. Je n'ai jamais dit ton sort; il est trop méchant et trop malheureux.
—Et moi, je connais ta science, répondit Mario en levant les épaules. Elle dépend de ton caprice, de ta haine ou de ta folie.
—Eh bien, fais-en l'épreuve! reprit Pilar de plus en plus outrée, et, si tu ne crois pas à ma science, ne crains pas d'entendre ton arrêt. Demain, mon beau Mario, tu dormiras, couché sur le dos, au revers d'un fossé; mais tu auras beau avoir les yeux tout béants, tu ne verras plus la lumière des étoiles.
—C'est qu'il y aura des nuages au ciel, répondit Mario sans se troubler.
—Non, le temps sera clair; mais tu seras mort! dit la sibylle en essuyant de ses cheveux son front baigné de sueur froide. Assez! que l'on ne m'interroge plus! je dirais des choses trop dures à tous ceux qui sont ici!
—Tu révoqueras tes paroles, méchante diablesse! s'écria le jeune homme qui avait procuré à Mario cette agréable prédiction. Mes amis, ne la laissez pas sortir! Ces détestables sorcières nous mènent à la mort par le trouble qu'elles mettent dans nos esprits. Elles sont cause que nous perdons, dans le danger, la confiance qui sauve. Forçons-la de ravaler ses paroles et d'avouer qu'elle les a dites par méchanceté.
Pilar, souple comme une vipère, s'était déjà glissée dehors à travers les tables. Quelques-uns coururent après elle. La Bellinde s'enfuyait par une autre porte.
—Laissez-les, dit Mario. Ce sont deux mauvaises bêtes dont je vous raconterai l'histoire dans un autre moment. Je n'ai aucun souci de la prédiction; je suis payé pour savoir ce que vaut cette belle science!
On pressa Mario de questions.
—Demain, répondit-il, après la bataille, après ma prétendue mort! En ce moment permettez-moi d'aller voir si mon père est bien gardé de ses gens; car je sais l'une de ces femmes, toutes les deux peut-être, fort capables de lui vouloir du mal.
—Et nous, lui répondirent ses jeunes amis, nous ferons une ronde pour nous assurer qu'il n'y a point autour de ce village quelque bande de bohémiens pillards et assassins dans les embuscades.
On fit cette ronde avec soin. Elle semblait fort inutile, le camp régulier ayant des sentinelles et des estradiots vigilants qui battaient et gardaient tous les alentours jusqu'à une grande distance. On sut des gens du village que les deux bohémiennes étaient arrivées seules dès la veille et qu'elles logeaient dans une maison qu'on leur montra. On s'assura qu'elles y étaient, et Mario ne jugea pas nécessaire de les y faire surveiller. Il lui suffisait de bien garder celle où reposait son père.
La nuit se passa fort tranquillement; trop tranquillement au gré de l'impatiente jeunesse, qui espérait être éveillée par le signal du combat. Il n'en fut rien. Le prince de Piémont, beau-frère de Louis XIII, était venu négocier avec Richelieu de la part du duc de Savoie, et les pourparlers suspendaient les hostilités, au grand mécontentement de l'armée française.
La journée du lendemain se passa donc dans une fiévreuse attente, et la prédiction de la bohémienne, ainsi avortée, ne préoccupa plus les amis de Mario.
Les deux vagabondes avaient plié bagage et traversé les avant-gardes pour s'en aller en France exercer leur industrie nomade. Il n'y avait pas à craindre qu'on les laissât revenir sur leurs pas. Le cardinal maintenait les ordres les plus sévères à l'effet d'expulser de la suite des armées les femmes, les enfants et surtout les filles de mauvaise vie. Contre celles-ci, bohémiennes, danseuses ou magiciennes, il y avait peine de mort.
À la veillée du 4 mars, Mario fut donc sommé de raconter les aventures de la grosse Bellinde et de la petite Pilar. Il le fit avec une clarté et une simplicité qui attirèrent sur lui l'attention de tous ceux qui se trouvaient là. Sa modestie l'avait empêché jusqu'alors de se faire remarquer: son intéressante histoire et la manière à la fois touchante, naturelle et enjouée dont il la résuma, firent oublier à ses compagnons charmés le jeu et l'heure avancée.
Il pouvait, certes, raconter toute sa vie; mais un indéfinissable sentiment de réserve craintive lui fit taire jusqu'au nom de Lauriane.
Il était plus de minuit quand on se sépara. Chaque groupe regagna le gîte plus ou moins détestable dont il s'était assuré, et Mario, suivi de Clindor, se trouvait seul à la porte du sien, lorsqu'une ombre indécise, pelotonnée sur le seuil, se leva et vint à lui.
C'était Pilar.
—Mario, lui dit-elle, n'aie pas peur de moi. Je ne t'ai jamais fait de mal, et je n'ai pas de raisons d'en vouloir à ton vieux père. Je n'épouse pas la haine de la Bellinde contre vous.
—Bellinde hait donc toujours mon père? dit Mario. Elle a donc oublié qu'il l'a empêchée d'être pendue comme le capitaine Macabre?
—Oui, Bellinde avait oublié cela, ou peut-être ne l'a-t-elle pas su; mais il n'est plus temps de le lui apprendre, et à présent elle ne hait plus personne.
—Que veux-tu dire?
—Que j'ai fait d'elle ce qu'elle voulait faire de vous.
—Quoi donc? Parle!
—Non, c'est inutile, Mario, tu ne m'en aimerais pas davantage; car tu me hais, je le sais.
—Je ne hais personne, répondit Mario; je hais le mal, et les méchants instincts me font horreur. Tu as conservé les tiens, malheureuse fille! Je l'ai bien vu hier, lorsque tu te faisais une joie folle de me troubler l'âme. Tu n'y réussiras jamais, sache-le, et laisse-moi tranquille; le mieux pour toi est que je t'oublie.
—Écoute, Mario, s'écria Pilar parlant à demi-haut, d'une voix étranglée. Ce n'est pas ainsi qu'il me faut traiter! Vrai, il ne le faut pas, si tu aimes quelqu'un sur la terre! car, moi, je t'aime et je t'ai toujours aimé. Oui, dès le temps où nous étions aussi pauvres l'un que l'autre, dormant sur les mêmes bruyères et mendiant sur le même pavé, j'étais amoureuse de toi. Je suis née ainsi, je ne me souviens pas d'un jour de ma vie où la passion de l'amour ou de la haine ne m'ait pas dévorée. Je n'ai pas eu d'enfance, moi! Je suis née de la flamme, et j'y mourrai, une vraie flammèche de bûcher! Qu'importe? Je vaux mieux ainsi pour toi que ta Lauriane, qui t'a toujours méprisé et qui n'aime jamais que ses vieux parpaillots... heureusement pour elle! Oui, heureusement, je te dis! car je sais votre vie à tous deux. Je suis retournée deux fois dans votre pays, et, un jour, j'ai passé tout près de toi sans que tu m'aies reconnue. Tu m'as jeté une petite pièce d'argent. Tiens, la voici à mon cou, cachée sous mes colliers comme ce que j'ai de plus précieux au monde; je l'ai percée et j'y ai écrit ton nom avec une pointe. C'est mon talisman. Quand je ne l'aurai plus, je mourrai!
—Allons, allons, dit Mario, assez de folies! Que veux-tu maintenant? Pourquoi es-tu revenue ici au péril de ta vie, et pourquoi m'attendais-tu à cette porte? Rends-moi cette pièce de monnaie, et prends, pour les dépenser, ces pièces d'or dont tu peux avoir besoin.
—Garde ton or, Mario: je n'en ai pas besoin, moi; je veux garder et je garderai ton gage, bien que tu rougisses de savoir ton nom écrit sur ma poitrine. Je suis venue ici pour te raconter mon histoire, il faut que tu l'entendes.
—Dis-la donc vite: la nuit est très-froide et j'ai sommeil.
—Je ne veux la dire qu'à toi, et ton page nous écoute. Viens avec moi hors des murailles.
—Non; mon page dort contre la porte. Parle ici et hâte-toi, ou je te quitte.
—Écoute-moi donc, j'aurai vite tout dit. Tu sais que mon père a été pendu et ma mère brûlée!
—Oui, je me souviens que tu me le disais souvent. Après?
—Après? La Flèche m'a élevée pour me faire souffrir. C'est lui qui me rompait les os pour me rendre plus souple, et qui me portait dans une cage pour me rendre malade et furieuse. Il me montrait comme une bête désespérée qui mord tout le monde.
—Mais tu t'es affreusement vengée de lui?
—Oui, je l'ai étouffé avec du sable, des cailloux et de la terre, comme il criait:—«Au secours! j'ai soif! j'ai soif! Il avait un bras qui remuait encore et dont il voulait m'étouffer aussi. Mais, au péril de ma vie, je lui ai fait rentrer dans la gorge ce qu'il gardait de la sienne. Ne lui devais-je pas cela? N'était-ce pas mon droit? Vous l'eussiez peut-être sauvé, vous autres, et il vous eût payés comme Bellinde, qui, sans moi, eût réussi hier à vous empoisonner tous, toi, ton père et tes valets, afin, disait-elle, de justifier la prédiction que je t'avais faite devant témoins, et de garder ma renommée de devineresse.
—Et alors, toi, tu l'as donc?...
—Je lui devais cela aussi, à elle! Écoute, écoute mon histoire! Après m'être vengée de La Flèche, je m'étais cachée dans le pavillon du jardin. Je t'avais vu en colère contre moi, et j'attendais que cela fût passé. Je croyais que tu me chercherais, que tu t'inquiéterais de moi et que tu me garderais dans ton château pour m'aimer. Mais, vers le soir, tu es venu là avec la Lauriane, et tu lui as dit que tu voulais être son mari. Elle s'est raillée de toi; elle te trouvait trop jeune; à présent, c'est elle qui est trop vieille, Dieu merci! Et puis tu lui as dit que tu me haïssais, et j'ai bien entendu tout! Alors j'ai fait tomber une pierre sur elle pour la tuer, et je me suis bien cachée. Mais vous avez cru que la pierre était tombée toute seule, et vous m'avez laissée là.
»J'y ai passé la nuit, mourant de faim et de froid. J'étais furieuse; cela me soutenait. Je vous maudissais tous les deux, je me maudissais moi-même pour t'avoir déplu. Je voulais me laisser mourir; mais je n'en ai pas eu le courage, et, ne voulant plus rien de toi que je croyais haïr, j'ai été à Brilbault chercher l'argent de Sanche, que La Flèche m'avait fait voler, deux ou trois mois auparavant, dans la maison de la Caille-Bottée.
»Dans ce temps-là je ne savais pas le prix de l'argent, et, par haine de La Flèche, j'avais tout rendu à Sanche, qui l'avait si bien caché qu'il pouvait gouverner les bohémiens avec des promesses et quelques écus de temps en temps. Mais, moi, je savais où il l'avait enfoui, son trésor, et il en restait beaucoup; du moins, beaucoup pour moi qui avais besoin de si peu. J'en fis plusieurs parts et je les cachai en divers endroits.
»Je m'étais mis dans la tête que je pouvais vivre seule, sans dépendre de personne, et aller libre par toute la terre, enfant que j'étais! Mais je m'ennuyai bientôt, et, rencontrant la Bellinde, qui se sauvait du pays, toute rasée et dans un état misérable, je lui contai que j'avais de petits trésors cachés, tout en me gardant de lui dire jamais où ils étaient! Oh! pour le savoir, elle m'a flattée, tourmentée, grisée et questionnée jusque dans mon sommeil. Elle espérait toujours m'arracher mon secret; c'est pourquoi elle s'est faite ma mère et ma servante, me caressant toujours et me trahissant...
»Oh! oui! elle m'a odieusement trahie! Elle m'a vendue, elle m'a livrée, lorsque j'étais encore une enfant; et quand, plus tard, j'ai compris et senti ma honte, j'ai juré que je me vengerais quand je n'aurais plus besoin d'elle.
»À cette heure, les corbeaux se repaissent de sa chair! et c'est bien fait, mon Dieu!
—Tu es une malheureuse et horrible fille! dit Mario. Et, à présent, as-tu fini?
—À présent, je veux que tu m'aimes, Mario, ou je me vengerai de la Lauriane, que tu aimes toujours, je le sais! puisque tout à l'heure, dans l'auberge, tu n'as pas voulu parler d'elle aux messieurs qui étaient là. Oh! j'y étais aussi, moi, cachée dans le grenier, d'où j'entendais tout le mal que tu as dit de moi.
—Puisque tu as tout entendu, comment es-tu assez folle pour ma demander de t'aimer?
—Je ne suis pas folle! On passe de la haine à l'amour, je le sais par moi-même. On déteste et on adore en même temps. D'ailleurs, tu as avoué que j'avais maintenant de beaux yeux, des bras fins et une sorte de beauté diabolique. C'est comme cela que tu disais dans l'auberge tout à l'heure. Et beaucoup de ces gentilshommes m'avaient offert, la veille, de quoi avoir d'autres jupes de taffetas et d'autres pendants d'oreilles, parce que, laide ou belle, je leur avais tourné la tête. Mais, moi, je ne veux rien d'eux, et rien de toi. J'ai encore de l'argent caché en Berry, et j'irai quand je voudrai. Prends-y garde, Mario! ta Lauriane me répond de toi. Prends-moi avec toi, ou renonce à elle.
—Puisque tu te confesses si bien de tes mauvais desseins, dit Mario, je t'arrête...
Il allait saisir la bohémienne, décidé à la livrer à la justice du camp; mais il ne retint d'elle que son écharpe: plus diaphane et plus rapide que les nuées chassées par le vent, elle s'était échappée.
Il la poursuivit, et il l'eût atteinte, car lui aussi savait courir; mais il avait à peine tourné l'angle de la rue, que le son éclatant des trompettes lui annonça le boute-selle; c'était le signal du départ pour la bataille.
Mario oublia les folles menaces qui l'avaient ému, et courut rejoindre son père, qui se levait à la hâte.
À la pointe de jour, tout le monde était en marche.
«Le pas de Suse est un défilé qui, sur un quart de lieue de long, n'a pas toujours vingt pas de large et qu'obstruent, çà et là, des roches éboulées. Les tergiversations du prince du Piémont n'avaient eu d'autres fins que de retarder pendant quelques jours la marche de notre armée. L'ennemi avait mis le temps à profit pour se fortifier.
»Le défilé était coupé de trois fortes barricades couvertes par des boulevards et des fossés. Les rochers qui le commandent des deux côtés étaient couronnés de soldats et protégés par de petites redoutes.
Enfin, le canon du fort Tallasse, bâti sur une montagne voisine, balayait l'espace découvert entre Chaumont et l'entrée de la gorge. C'était une de ces positions dans lesquelles une poignée d'hommes paraît capable d'arrêter une armée entière.
«Rien n'arrêta cependant la furie française[26].»
Tant d'excellents historiens nous ont transmis le récit de cette belle action, que nous ne ferions qu'un peu moins bien après eux: notre rôle n'est pas d'écrire l'histoire dans ses faits officiels, mais de la chercher dans ses épisodes oubliés. C'est pourquoi nous suivrons les beaux messieurs de Bois-Doré à travers le carnage, sans nous laisser éblouir par l'ensemble majestueux du tableau. D'autant plus le ferons-nous, qu'ils n'eurent pas le loisir de la contempler longtemps eux-mêmes.
La scène était magnifique: un combat de héros dans un site sublime!
Mario eut, au premier coup de canon, des échos d'ivresse dans de cœur. Comment il franchit la première barricade, si ce fut sur un cheval ailé ou «sur le propre souffle embrasé du dieu Mars;» comment il oublia le serment fait à son père de ne pas s'éloigner de lui, il ne l'a jamais su. Toute la passion de son âme, toute la fièvre de son sang, contenues à l'habitude par la modestie et l'amour filial, firent en lui comme une éruption volcanique.
Il oublia même un instant que son père le suivait au plus fort du danger, et, pour ne pas le perdre de vue, s'exposait autant que lui.
Aristandre était là, il est vrai, se plaçant comme une muraille mobile autour de son maître; mais Mario, au plus chaud de l'assaut, se retourna plus d'une fois pour voir le panache gris du vieillard qui dépassait tous les autres, et, chaque fois qu'il le vit flotter, il remercia Dieu et se fia à son étoile.
L'affaire fut si impétueusement menée, qu'elle ne coûta pas cinquante hommes à la France. Ce fut une de ces miraculeuses journées où la foi est dans tous, et où rien ne se trouve impossible.
La position emportée, Mario s'était lancé sur la route de Suse, à la poursuite des fuyards, parmi lesquels était le duc de Savoie en personne, lorsqu'il vit venir sur sa droite un cavalier masqué, courant ventre à terre.
—Arrêtez, arrêtez-vous? lui cria cet homme; le service du roi avant tout! Portez mes dépêches. Je vous connais; je me fie à vous!
Et, en disant ces mots, le cavalier se laissa glisser à terre, évanoui, pendant que son cheval, épuisé, tombait sur ses deux genoux.
Mario fut le seul de ses jeunes compagnons qui eut le courage de renoncer à une dernière prouesse; il sauta à terre, et ramassa le paquet cacheté que le courier venait de laisser échapper.
Mais, comme il allait tourner bride vers le camp du roi, un groupe d'hommes armés qui ne paraissaient pas avoir pris part à l'action et qui, évidemment, poursuivaient le messager sans savoir où ils se jetaient, débusqua par la droite et s'élança vers Mario en lui criant en italien qu'il aurait la vie sauve s'il rendait le paquet sans donner l'alarme.
Mario se hâta d'appeler au secours de toutes ses forces. Personne ne l'entendit. Son père était encore loin en arrière, ses compagnons déjà loin en avant. Il fit feu de sa carabine pour se faire mieux entendre, et, pour ne pas perdre son coup, il le dirigea sur les assaillants, dont un roula sur la poussière. Mario n'attendit pas les autres. Il était remonté à cheval; il fila comme une flèche au milieu d'une grêle de balles qui se logèrent, partie dans son chapeau, partie dans le talus qui côtoyait.
Il entendit du bruit derrière lui, des cris, des coups. Il n'en tint compte, il ne se retourna pas.
Il n'avait pas vu le visage, il n'avait pas reconnu la voix du messager. Il regrettait d'abandonner à l'ennemi un homme qui savait se rendre si utile. Mais il s'agissait avant tout de sauver la dépêche, et c'est par miracle qu'il la sauvait.
Sa course rétrograde étonna ceux qu'il rencontra. À peu de distance du quartier royal, il vit accourir son père, qui s'effraya de le voir passer ainsi sans s'arrêter, et qui le crut blessé et emporté par son cheval. Mais Mario lui cria:
—Rien! rien!
Et il disparut dans un tourbillon de poussière.
Il fut d'abord repoussé d'auprès de la personne du roi, et, tout aussitôt, prenant son parti, il s'élança vers celle du cardinal.
Le cardinal s'était vu exposé déjà à tant de projets d'assassinat, qu'on ne l'approchait pas facilement. Mais les dépêches que Mario brandissait au-dessus de sa tête et l'heureuse physionomie du digne jeune homme inspirèrent une subite confiance au grand ministre. Il le manda près de lui, et reçut le paquet, que Mario, dans sa hâte, ne songea pas à lui présenter le genou en terre.
Le cardinal lut la dépêche.
C'était quelque bonne nouvelle: peut-être le chiffre des forces insuffisantes que Gonzalez de Cordoue avait devant Casal; peut-être une conspiration des reines contre le pouvoir qui sauvait la France.
Quoi qu'il en fût, le cardinal ferma la dépêche avec un malin sourire et leva les yeux sur Mario en disant:
—Les destins propices ont fait si bien les choses, en ce jour, qu'ils ont choisi pour messager un archange. Qui êtes-vous, monsieur, et d'où vient que vous êtes porteur d'une telle dépêche?
—Je suis un gentilhomme volontaire, répondit Mario. J'ai pris cette dépêche dans une main mourante, tendue vers moi au milieu de la chasse que nous donnions à l'ennemi. On m'a dit: «Le service du roi avant tout.» Je n'ai pu approcher du roi, j'ai pensé que j'approcherais de Votre Éminence.
—Vous avez donc pensé, reprit le cardinal, que c'était tout un, en ce sens que le roi ne peut avoir de secrets pour son ministre?
—J'ai pensé qu'il n'en devait point avoir, répondit tranquillement Mario.
—Comment vous nommez-vous!
—Mario de Bois-Doré.
—Vous avez... quel âge?
—Dix-neuf ans.
—Vous étiez à La Rochelle?
—Non, monseigneur.
—Pourquoi?
—Je ne me bats pas volontiers contre les réformés.
—Vous en êtes?
—Non, monseigneur.
—Mais vous les approuvez?
—Je les plains.
—Si vous avez quelque chose à me demander, faites vite, le temps est précieux.
—Donnez-nous souvent des journées comme celle-ci, voilà tout ce que je demande! répondit Mario, qui, dans son empressement à ne pas faire perdre de temps au cardinal, s'éloigna sans s'apercevoir que Son Éminence voulait encore lui parler.
Mais d'autres soins réclamaient le grand ministre. Il se porta ailleurs et oublia Mario.
Le lendemain, comme, on s'installait à Suse, Mario crut voir passer M. Poulain, habillé en campagnard. Il l'appela et ne reçut pas de réponse.
M. Poulain se tenait caché, suivant sa coutume. Ayant pour emploi les missions secrètes, l'ex-recteur montrait sa figure le moins possible dans certaines localités, et ne s'y présentait jamais ostensiblement devant les personnages importants qui l'employaient.
Pendant que le roi, c'est-à-dire le cardinal, recevait à Suse les soumissions du duc de Savoie, ce qui prit nécessairement plusieurs jours, le marquis se reposait de ses émotions.
Bien que les campagnes de Richelieu ne ressemblassent en rien aux guerres de partisans de sa jeunesse, Bois-Doré avait été là pour son compte aussi tranquillement que s'il n'eût jamais quitté les champs de bataille; mais il avait été rudement secoué de voir son cher Mario dans cette épreuve. D'abord il avait craint que l'enfant ne fût au-dessous de ses espérances; car, depuis la terrible nuit de l'assaut de Briantes et de la mort de Sanche, Mario avait souvent montré beaucoup de répugnance pour la sang versé. Quelquefois même, à la voir si peu curieux du siége de La Rochelle, qui montait autour de lui toutes les jeunes têtes, le marquis, bien que satisfait de ses principes, avait eu peur de sa prudence. Mais quand il le vit fondre sur les barricades et grimper aux redoutes du pas de Suse, il le trouva trop téméraire et demanda pardon à Dieu de l'avoir amené là. Enfin, il avait pris confiance, et, sachant son aventure de la dépêche, il pleurait de joie et radotait de plaisir dans le sein du fidèle Adamas.
Celui-ci se faisait remarquer dans la ville par ses airs d'arrogance et le mépris qu'il faisait de tout ce qui n'était pas M. le marquis ou M. le comte de Bois-Doré. Aristandre était fort content d'avoir tué beaucoup de Piémontais mais il eût voulu tuer plus d'Espagnols. Clindor ne s'était pas mal comporté. Il avait eu bien peur au commencement; mais il se disait prêt à recommencer.
Cependant Mario, au milieu de la joie des siens, était sous le coup d'une vive inquiétude. Lui, qui méprisait les vaines prédictions et qui avait traversé le feu sans y songer, il se sentait faiblir devant une folle menace, et Pilar repassait dans ses rêves, comme l'esprit du mal sous la forme d'un invisible et insaisissable ennemi. Il était payé pour savoir que les plus faibles adversaires peuvent, par la persévérance de la haine, devenir les plus redoutables. Il avait sans cesse Lauriane devant les yeux; il lui semblait qu'un effroyable danger la menaçait. Il prenait ses craintes pour des pressentiments.
Un matin, il retourna à Chaumont comme pour faire une promenade. Il s'enquit vainement de la petite bohémienne. Il poussa plus loin vers le mont Genèvre, et apprit que le corps d'une femme avait été trouvé par là, dans la matinée du 3 mars. On l'avait d'abord crue morte de froid; mais, lorsqu'on l'enterra, ses lèvres et son rabat portaient des traces particulières de brûlure, comme si elle eût avalé par surprise quelque poison corrosif. Les montagnards qui communiquèrent ce commentaire à Mario, lui proposèrent de lui montrer le cadavre. On l'avait enfoui dans la neige provisoirement, la terre étant trop glacée en cet endroit pour être aisément creusée.
Mario s'empressa de constater que ce cadavre était bien celui de Bellinde. Donc, Pilar n'avait pas menti. Elle s'était défaite de sa compagne: elle pouvait, par les mêmes moyens, se défaire de sa rivale.
Mario retourna à Suse en toute hâte et confia tout à son père.