—Il faut croire, dit la femme, qui, tout en causant, filait lestement sa quenouille, que l'ancien seigneur aura péri au loin, de malemort et en péché; car vous savez la légende de Brilbault? Elle n'est pas longue. Un seigneur avait élevé ce manoir jusqu'au faîte, lorsqu'il partit pour la terre sainte avec ses sept fils, dont ni lui ni pas un ne revint. Le château fut vendu et revendu sans être jamais au goût de personne. On pensait qu'il porterait malheur aux familles; c'est pourquoi, de tout temps, il n'a servi qu'à engranger des récoltes. On y a mis une toiture qui n'est déjà plus bonne; mais il y a encore deux belles chambres et une salle si grande, si grande, que d'un bout à l'autre bout, deux personnes ne se reconnaissent quasiment point.

—Pouvez-vous me confier les clefs? dit le marquis. Je souhaiterais voir le dedans.

—Les clefs, les voilà; mais, mon cher monsieur Sylvain du bon Dieu, n'y allez point! C'est l'heure où le sabbat va commencer.

—Voyons, quel sabbat, mes braves gens? dit le marquis en riant; comment sont faits ces vilains diables.

—Je ne les ai point vus, monsieur, ni ne souhaite de les voir, dit le métayer; mais je les entends bien, je les entends trop! Les uns gémissent; les autres chantent. C'est des rires, et puis des cris, et des jurements et des pleurs, jusqu'au petit jour, que tout s'envole dans les airs; car c'est bien fermé, et personne d'humain n'y pourrait entrer sans licence ou office de moi.

—Ne seraient-ce point vos valets de ferme pour s'amuser, ou quelque pillard pour vous empêcher de surprendre ses larcins?

—Non, monsieur, non! Nos valets et servantes ont si grand'peur, que, pour tout l'argent que vous avez, vous ne les feriez point approcher du château de deux portées d'arquebuse après soleil couché; et mêmement vous voyez qu'ils ne couchent plus dans notre logis, parce qu'ils disent qu'il est encore trop près de cette maudite bâtisse. Ils dorment tous dans la grange, là-bas, au fond de la cour.

—Tant mieux pour le petit secret que nous avons ce soir ensemble, dit le marquis; mais tant mieux aussi peut-être pour ceux qui font les revenants à seules fins de vous larronner!

—Et que pourraient-ils larronner, monsieur Sylvain? Il n'y a rien dans le château. Quand j'ai vu que le diable y promenait des feux, j'ai eu crainte de l'incendie, et j'ai retiré toute ma récolte, sauf quelques méchants fagots et une dizaine de bottes de foin et paille, pour ne les point trop choquer, car on dit que les follets aiment bien batifoler dans les bois et le fourrage; et, de vrai, j'y trouvais bien du dérangement et de la foulaison: c'était comme si une cinquantaine de personnes vivantes y avaient passé.

Le marquis savait Faraudet très-véridique et incapable d'inventer quoi que ce fût pour se dispenser de lui rendre service.

Il commença donc à penser que, si des lumières se montraient dans le vieux manoir, si des voix se faisaient entendre, et si, surtout, des pas ou des corps foulaient et dérangeaient le fourrage, il y avait plus de réalité que de diablerie dans ces faits, et que le château, où le métayer et sa femme avouèrent enfin n'avoir pas osé entrer depuis plus de six semaines, pouvait bien servir de refuge déjà à quelques fugitifs.

—Intéressants ou malfaisants, je veux les voir, se dit-il.

Et, mettant son épée nue sous son bras, tenant d'une main les clefs du manoir et de l'autre une lanterne, il se dirigea, à travers les prés, vers l'enceinte ruinée et silencieuse.

Faraudet, voyant sa femme se lamenter de la hardiesse du bon monsieur, eut honte de le laisser aller seul et se décida à le suivre.

Mais, quand le marquis eut franchi le pont dormant, il vit le pauvre paysan trembler si fort, qu'il craignit d'être plus embarrassé que secondé par un homme si malade, et qu'il le pria de ne pas aller plus avant.

La plupart des châteaux de la Vallée-Noire, même ceux du moyen âge primitif, sont situés dans le plus creux des vallons, au lieu d'être placés sur les hauteurs, comme dans la Marche et le Bourbonnais. La raison de cette anomalie est fort plausible.

Dans un pays qui n'offre pas d'escarpements considérables, on dut chercher dans le cours d'eau le principal moyen de défense.

Donc, à Brilbaut comme à Briantes, comme à la Motte-Seuilly, à Saint-Chartier, à la Motte-de-Presles, etc., le manoir s'était planté au milieu des méandres d'une rivière capable d'alimenter de ses eaux courantes le double fossé circulaire de l'enceinte.

Le pont qui donne entrée à la première de ces enceintes est fort étroit, et porté sur des arcades indécises entre le plein cintre et l'ogive.

Tout le château est d'une architecture de transition: la façade est d'une forme étrange; la porte et les fenêtres superposées de l'escalier rentrent de quelques mètres dans le massif général, comme pour s'abriter des attaques du dehors.

Le sommet de l'édifice a dû être mascherolé en cet endroit, mais la construction inachevée est tronquée par un toit hors de proportion avec l'édifice, qui annonce un plan assez grandiose resté en chemin.

Le marquis arriva au pied du manoir, à vol d'oiseau; les murs d'enceinte étaient si écroulés et percés de tant de brèches, les fossés tellement comblés en mille endroits, qu'il n'était pas nécessaire d'en chercher les portes.

Il ouvrit sans bruit celle du château, qui était petite et basse sous un arc rampant surmonté d'une ogive fleurie.

Là, il ouvrit à demi sa lanterne pour voir à ses pieds, car le métayer l'avait averti de se méfier de l'escalier.

XLV

Cet escalier en spirale est fort beau, large pour six personnes et léger comme les branches d'un éventail. Il est d'une pierre blanche assez friable; beaucoup de marches sont entièrement rompues par la chute de quelque partie supérieure de l'édifice; mais celles qui restent semblent fraîchement taillées et ne portent aucune trace d'usure. À chaque demi-tour de la spirale, une marche d'engagement est soutenue par une figure grimaçante, une bête fantastique, ou un demi-corps d'homme armé, sculpté en relief sur la muraille.

Le marquis s'amusa à regarder ces figures, qui semblaient s'agiter à la lueur vacillante de sa lanterne.

Il montait lentement, profitant de chaque repos pour écouter; et, comme aucun autre bruit que celui du vent dans la toiture ne se faisait entendre, comme les portes des salles devant lesquelles il passait étaient fermées au cadenas, il doutait de plus en plus de la présence d'habitants quelconques. Il parvint ainsi jusqu'au dernier étage, où étaient situées les deux chambres destinées jadis au châtelain.

L'usage étant, au moyen âge, de se placer ainsi sous le faîte, et de rompre l'escalier, pour soutenir, en cas de besoin, un siége jusque dans son appartement, souvent les marches étaient interrompues dans la construction, et le châtelain n'entrait chez lui que par une échelle que l'on retirait le soir après lui. D'autres fois, les marches du dernier étage étaient, à dessein, tellement minces, qu'il suffisait de quelques coups de pic pour les briser.

C'était le cas, au château de Brilbaut; mais les brisures dont le marquis avait à se méfier ne provenaient, comme nous l'avons dit, que d'accidents fortuits, et il put, avec ses grandes jambes, escalader les lacunes sans danger sérieux.

Ces deux chambres, dont le métayer lui avait parlé, étant celles que devait, au besoin, habiter Lucilio, le premier mouvement de Bois-Doré fut d'y entrer pour voir si elles avaient des châssis, ou tout au moins des volets pleins aux croisées; car toutes celles de l'escalier, étroites et profondes, avec leur banc de pierre placé en biais dans l'embrasure, envoyaient des bouffées d'air impétueux contre lesquelles il avait eu de la peine à préserver sa lumière.

Mais, au moment d'ouvrir ces chambres seigneuriales, dont il avait les clefs, le marquis hésita.

Si le manoir servait de refuge à quelqu'un, ce quelqu'un était là, et, surpris dans son repos, il se mettrait en défense sans attendre d'explication. Cette exploration exigeait donc quelque prudence. Le marquis ne croyait pas aux esprits et avait d'autant moins de peur des vivants qu'il ne les cherchait pas à mauvaises intentions. Si quelque malheureux se trouvait caché là, quel qu'il fût, il était décidé à l'y laisser en paix et à ne pas trahir le secret qu'il aurait surpris.

Mais la première terreur du réfugié pouvait être hostile. Le marquis n'avait fait aucun bruit appréciable en entrant et en montant, puisque rien ne bougeait. Il devait, autant que possible, s'assurer de la vérité sans se laisser voir ni entendre, ou du moins sans se montrer brusquement.

À cet effet, il entra dans une salle sans porte, où régnait la plus profonde obscurité, les fenêtres étant toutes bouchées de planches ou de paille. Le plancher était couvert d'une couche de poussière et de ciment pulvérisé, d'une telle épaisseur, que les pas y étaient amortis comme sur de la cendre.

Bois-Doré marcha longtemps, voyant tout au plus à se conduire. Il avait fermé sa lanterne, qui n'était garnie ni de vitre ni de corne, mais d'un demi-cylindre de fer battu percé de petits trous, suivant l'usage du pays. Il ne se hasarda à la rouvrir que quand il eut atteint une extrémité de cet immense local, et après s'être bien assuré qu'il était en un lieu absolument tranquille et muet.

Il plaça alors son luminaire sur le plancher devant lui, et recula jusque dans une grande cheminée qui se trouvait près de lui.

De là, il put habituer peu à peu ses regards à une si faible clarté dans un si vaste espace, et distinguer une salle qui tenait toute la longueur du château.

Il examina la cheminée où il se trouvait. Elle était, comme tout le reste, en pierre blanche, et les socles angulaires, pénétrant dans le massif de la base, avaient leurs saillies si fraîches, qu'elles semblaient découpées de la veille; les doubles baguettes de l'encadrement n'avaient ni entailles ni souillures d'aucune sorte, non plus que l'écusson vierge d'armoiries qui couronnait le manteau. Le tuyau même de la cheminée et l'âtre, non revêtu de plaque, n'avaient traces de feu, de fumée, ni de cendre. La construction inachevée n'avait jamais servi, cela devenait évident. Personne n'avait jamais occupé, personne n'occupait cette salle froide et nue.

Après s'être assuré de ce fait, le marquis s'enhardit à aller voir de près pourquoi une barrière de planches, à hauteur d'appui, coupait transversalement cet énorme vaisseau vers la moitié de sa profondeur. Arrivé là, il trouva le vide devant lui. Le plancher était tombé ou avait été supprimé tout entier, ainsi que celui des étages inférieurs, dans toute une moitié de l'édifice, peut-être pour faciliter l'engrangement des blés.

L'œil plongeait donc dans les ténèbres d'un local qui paraissait aussi grand qu'une église.

Bois-Doré était là depuis quelques instants, cherchant à se faire une idée de l'ensemble, lorsque, des profondeurs que son œil interrogeait en vain, une sorte de gémissement monta jusqu'à lui.

Il tressaillit, ferma et cacha sa lanterne derrière les planches, retint son haleine et prêta l'oreille, qu'il avait un peu dure et qui pouvait le tromper sur la nature des sons.

Était-ce une porte, un volet poussé par le vent?

Il n'y avait pas trois minutes qu'il attendait, lorsque la même plainte, plus marquée encore, se répéta, et, en même temps, il lui sembla qu'un faible rayon de lumière, partant de bien loin au-dessous de ses pieds, illuminait ce fond d'édifice, qui, par rapport à lui, était bien littéralement un abîme.

Il s'agenouilla pour ne pas être vu, et regarda à travers les planches qui lui servaient de balustrade.

La clarté augmenta rapidement et bientôt devint assez vive pour lui permettre de voir, ou plutôt de deviner, dans un vague heurté d'ombre et de lumière, le fond d'une salle de rez-de-chaussée aussi grande que celle où il était, mais qui, avant l'écroulement des étages intermédiaires, avait dû être beaucoup plus élevée, ainsi qu'il en pouvait juger par la naissance des nervures de la voûte qui portaient sur des consoles chargées d'animaux et de personnages fantastiques, plus grands et plus saillants que ceux déjà vus dans l'escalier.

Pour tout ameublement, on distinguait quelques tas de fourrages secs, et des ais placés en barrière, vers le fond, avec des restes des crèches. Ce rez-de-chaussée avait longtemps servi d'étable à bœufs. Au milieu de ces ais, on apercevait des débris de jougs et de socs. Puis tout cela rentra dans l'ombre, et la clarté, en montant, vint frapper la grand pan de mur qui formait tout le pignon de l'édifice, et que le marquis voyait en face de lui sur une étendue d'une quarantaine de pieds.

Cette lumière, tantôt rougeâtre, tantôt blafarde, partait d'un foyer non visible, placé sous la voûte du rez-de-chaussée, c'est-à-dire dans la partie non écroulée, correspondant à celle d'où le marquis observait ce tableau sombre et flottant.

Tout à coup, il se fit un bruit de portes, de pas et de voix sous cette voûte, et une confusion d'ombres mouvantes et agitées, tantôt immenses, tantôt trapues, se dessina de la manière la plus bizarre sur le grand mur, comme si un grand nombre de personnes, allant et venant devant un vaste foyer, en eussent tour à tour masqué et démasqué le rayonnement.

—Voici, pensa le marquis, un jeu de cligne-musette assez curieux, et l'on ne saurait nier que ce château ne soit rempli d'ombres errantes et parlantes. Sachons ce qu'elles disent.

Il écouta; mais, au milieu d'un murmure de paroles, de chants, de plaintes et de rires, il ne parvint pas à saisir une phrase, un mot, une intention.

L'effroyable sonorité de la voûte, qui renvoyait les sons comme les ombres sur la muraille opposée, confondait toutes les voix en une seule, toutes les interpellations en un bruissement confus.

Le marquis n'était pas sourd; mais il avait la sensibilité auditive des vieillards, qui entendent très-bien une gamme de sons modérés et de paroles articulées, et qu'un vacarme, un pêle-mêle de voix trouble et offense sans résultat.

Il saisissait donc des inflexions et rien de plus: tantôt celle d'une grosse voix éraillée qui semblait faire un récit, tantôt un refrain de chanson interrompu brusquement par des accents de menace, et puis une voix claire qui semblait railler et contrefaire les autres, et qui soulevait un orage de rires violents et brutaux.

Parfois, c'étaient d'assez longs monologues, puis des dialogues à deux, à trois, et, tout à coup, des cris de colère ou de gaieté qui ressemblaient à des rugissements. En somme, il se pouvait que ces gens parlassent une langue que le marquis ne connaissait pas.

Il se persuada qu'il n'y avait là qu'une troupe de truands ou de bateleurs sans emploi, vivant de maraude et laissant passer les mauvais jours de l'hiver à l'abri de cette ruine, peut-être encore s'y cachant par suite de quelque méfait.

Ces rires, ces costumes bizarres qui se dessinaient devant lui en ombres chinoises, ces longs discours, ces dialogues animés avaient peut-être rapport à quelque étude d'un art burlesque.

—Si j'étais plus près d'eux, pensa-t-il, je m'en pourrais divertir; il n'est point d'homme mal reçu en une compagnie, si mauvaise qu'elle soit, lorsqu'il entre en offrant sa bourse de bonne grâce.

Il reprit donc sa lanterne et se préparait à descendre, lorsque les conversations, les chants et les rires se changèrent en cris d'animaux si réels et si parfaitement imités, qu'on eût dit une basse-cour en rumeur. C'était le bœuf, l'âne, le cheval, la chèvre, le coq, le canard et l'agneau braillant tous ensemble. Puis tout se tut comme pour écouter les aboiements d'une meute, le son du cor, tous les bruits d'une chasse.

Était-ce un jeu? Les acteurs songeaient-ils à se regarder sur la muraille? Ils ne paraissaient pas simuler une action en rapport avec leur tapage.

Un enfant criait d'une voix aiguë au milieu de tout cela, soit pour faire comme les autres, soit effrayé dans son sommeil, et Bois-Doré vit passer l'ombre menue d'un petit corps qui avait des mouvements de singe. Ensuite, ce fut une grosse tête coiffée d'une sorte de morion empanaché, profilant sur le mur lumineux un nez grotesque, puis une tête chevelue qui semblait surmontée d'une calotte de prêtre, et qui parlait à une longue silhouette longtemps immobile comme celle d'une statue.

Puis tous les bruits cessèrent brusquement, et l'on n'entendit qu'une plainte sourde, qui ressemblait aux gémissements de la souffrance, et que Bois-Doré avait toujours saisie, revenant par intervalles, comme un douloureux point d'orgue dans les pauses de ce charivari effréné.

Le tumulte apaisé, l'ombre d'un crucifix gigantesque coupa en croix toute la muraille.

La lumière parut changer de place, et cette croix devint toute petite; enfin, elle disparut, et une seule figure très-nettement dessinée prit sa place, tandis qu'une voix sépulcrale récitait d'un ton monotone une prière qui semblait être celle des agonisants.

XLVI

Bois-Doré, qui était resté là, retenu par l'amusement qu'il prenait à cette fantasmagorie et à ces bruits étranges, commença à sentir le froid qui faisait claquer ses dents, lorsque cette ennuyeuse psalmodie commença.

Cette fois, décidé à aller voir ce qui se passait, il fut pourtant retenu par l'incroyable ressemblance que lui offrait la dernière apparition.

Elle devenait plus précise et plus fixe à mesure que la voix lugubre débitait sa lugubre prière, et le marquis, fasciné à sa place, ne pouvait plus en détacher ses yeux.

Cette tête, si reconnaissable à sa chevelure courte coupée à la malcontent, et à la fraise espagnole que l'encadrait, à ses lignes arrêtées et d'une délicatesse anguleuse, enfin à la forme particulière de la barbe et de la moustache, c'était celle de d'Alvimar, penchée en arrière dans la roideur de la mort.

D'abord, Bois-Doré se défendit de cette idée; puis elle devint une obsession, une certitude, une émotion, une terreur insurmontable.

Il n'avait jamais cru aux revenants par rapport à lui. Il disait et pensait que, n'ayant jamais mis personne à mort par vengeance ou cruauté, il était bien sûr de n'être jamais visité par aucune âme en peine ou en colère; mais, pas plus que la majorité des hommes raisonnables de son temps, il ne niait le retour des esprits sur la terre et les apparitions dont tant de personnes dignes de foi racontaient les particularités.

—Ce d'Alvimar est bien mort, pensa-t-il: j'ai touché ses membres froids; j'ai vu descendre de cheval son corps déjà roidi. Il repose depuis des semaines dans la terre, et pourtant je le vois ici, moi qui n'ai jamais rien vu de surnaturel là où les autres voyaient des fantômes épouvantables. Cet homme était-il, contre toutes les apparences, innocent du crime dont je l'ai accusé et puni? Est-ce un reproche de ma conscience? Est-ce une fantaisie de mon cerveau? Est-ce le froid de cette masure qui me gagne et me trouble? Quelque chose que ce soit, pensa-t-il encore, j'en ai assez.

Et, sentant le vertige précurseur d'un évanouissement, il se traîna sur l'escalier. Là, il se remit un peu et assura son pas pour descendre la spirale brisée.

Mais, quand il fut au bas, au lieu de se raffermir l'esprit et de chercher à pénétrer dans les salles du rez-de-chaussée, il ne voulut plus rien voir ni rien écouter, et, chassé par une insurmontable répugnance, il s'élança dans la campagne, confessant sa peur à lui-même, et prêt à la confesser naïvement à quiconque lui en demanderait compte.

Il trouva le métayer qui l'attendait, plus mort que vif, sur le pont.

C'était pour le brave homme un acte héroïque d'être resté là à l'attendre. Il était incapable de dire ou d'entendre quoi que ce fût, et ce ne fut qu'on rentrant dans sa maison avec le marquis, qu'il osa l'interroger.

—Eh bien, mon pauvre cher monsieur Sylvain, dit-il, j'espère que vous en avez eu votre soûl, de voir leurs clartés et d'écouter leurs bramées! Je croyais bien ne vous en voir jamais revenir!

—Il est certain, dit le marquis en avalant un verre de vin que lui offrait la métayère, et qu'il ne trouva pas de trop en ce moment, qu'il y a quelque chose de non ordinaire dans cette ruine. Je n'y ai rien rencontré de malfaisant...

—Eh! si pourtant, mon bon monsieur, dit la Grand'Cateline, vous voilà plus blanc que vos rabats! Chauffez-vous donc, seigneur, pour ne point attraper de mal.

—Pour le vrai, j'ai eu froid, répondit le marquis, et j'ai cru voir des choses que je n'ai peut-être point vues; mais la marche me remettra, et je crains d'inquiéter mon monde en demeurant davantage. Bonne nuit à vous, bonnes gens! Buvez à ma santé.

Il paya grassement leur obligeance et alla retrouver sa voiture, qui était revenue l'attendre au point où il l'avait quittée. Aristandre s'était inquiété; mais, le marquis assurant qu'il ne lui était rien arrivé de fâcheux, le bon carrosseux se persuada qu'Adamas ne hablait point quand il assurait que monsieur avait encore de galantes aventures.

—Il doit y avoir à cette ferme, dit-il tout bas à Clindor, chemin faisant, quelque bergère de bonne mine!

Il se confirma dans cette ingénieuse idée quand son maître lui défendit de parler de sa course à travers les prés.

Au lieu de s'arrêter à Ars, le marquis fit courir droit sur Briantes. Il était surpris, et un peu honteux déjà, du moment d'effroi qui l'avait entraîné à quitter Brilbault sans rien éclaircir.

—Si j'en parle, on se moquera de moi, pensa-t-il; on se dira tout bas que l'âge me fait radoter. Mieux vaut ne confier ceci à personne; et, comme, après tout, il m'importe peu que Brilbault soit au pouvoir d'une bande de bateleurs ou de sorciers, je chercherai pour Lucilio quelque autre gîte plus paisible.

À mesure qu'il approchait de chez lui, son esprit reposé s'interrogeait sur ce qu'il avait éprouvé.

Ce qui le frappait, c'est d'avoir été surpris par la peur dans un moment où rien ne l'y avait disposé, et où, bien au contraire, il s'était senti en train de rire des facéties de ces lutins et de la bizarrerie divertissante de leurs portraits sur la muraille.

Par suite de ses réflexions à ce sujet, il arrêta Aristandre devant les prés Chambon, et descendit à pied le court sentier qui conduisait à la chaumière de la jardinière Marie, dite la Caille-Bottée.

Cette chaumière existe encore; elle est encore occupée par des maraîchers. C'est une maisonnette vermoulue, flanquée d'une tourelle d'escalier en pierres sèches. Le gentil verger, tout entouré de haies bourrues et de folles ronces, est, à ce que l'on assure, un cadeau de M. de Bois-Doré à la Caille-Bottée.

Il trouva là le frère oblat, partageant la pitance du couvent avec sa maîtresse, qui partageait avec lui le vin et les fruits de son jardin.

Leur association n'était cependant pas ostensible; ils y mettaient quelque précaution, afin de n'être pas «commandés de se marier,» et, par là, de perdre le privilége d'invalide que Jean le Clope avait au couvent des Carmes.

—Ne craignez rien, mes amis, dit le marquis en surprenant leur tête-à-tête. Nous avons des secrets ensemble, et je vous veux seulement dire deux mots...

—Présent, mon capitaine! répondit Jean le Clope en sortant de dessous la table, où il s'était réfugié; je vous prie de me pardonner, mais je ne savais qui approchait de la maison, et l'on fait tant de propos sur mon compte!

—Bien injustes, assurément! dit en souriant le marquis. Mais réponds-moi, mon ami; je ne t'ai pas revu depuis certain événement. Je t'ai fait remettre une petite récompense par Adamas, à qui tu as juré d'avoir exécuté fidèlement mes ordres. Ayant un moment ce soir pour te parler sans témoins, je souhaite savoir de toi quelques détails sur la manière dont tu as fait les choses.

—Quoi, mon capitaine? il n'y a pas deux manières d'enterrer un mort, et j'y ai fait office de chrétien aussi chrétiennement que l'eût fait le prieur de ma communauté.

—Je n'en doute pas, mon camarade; mais as-tu été prudent?

—Mon capitaine doute de moi? s'écria l'invalide avec une sensibilité qui se développait particulièrement en lui après souper.

—Je doute, non pas de ta discrétion, Jean, mais un peu de ton adresse à cacher cette sépulture; car la mort de M. d'Alvimar est aujourd'hui connue de mes ennemis, et pourtant je ne saurais douter de la fidélité de mes gens, non plus que de la tienne.

—Hélas! monsieur le marquis, vos gens n'étaient pas seuls dans le secret, observa judicieusement la Caille-Bottée; ceux de M. d'Ars ont pu parler, et, d'ailleurs, ne cherchiez-vous pas, cette nuit-là, un homme que vous vouliez tenir et qui s'est échappé?

—Il est vrai; c'est celui-là seul que j'accuse. Je ne viens point, mes amis, pour vous faire des reproches, mais pour vous demander où, quand et comment vous avez donné la sépulture à ce cadavre.

—Où? dit Jean le Clope en regardant la Caille-Bottée. C'est en notre jardin, et, si vous voulez voir la place...

—Je n'en suis point curieux. Mais faisait-il nuit grande ou petit jour?

—C'était environ sur les... deux ou trois heures du matin, dit le frère oblat avec un peu d'hésitation, en regardant encore la vieille fille grêlée, qui semblait, de l'œil, lui souffler ses réponses.

—Et vous ne fûtes vus de personne? dit encore Bois-Doré examinant avec attention l'un et l'autre.

Cette question troubla tout à fait le frère oblat, et le marquis surprit de nouveaux regards d'intelligence entre lui et sa compagne.

Il devenait évident pour lui qu'ils craignaient d'avoir été vus, et que, dans la crainte d'être contredits par un témoin digne de foi, ils n'osaient donner des détails sur la manière dont ils avaient rempli les intentions du marquis.

Celui-ci se leva et renouvela la question d'un air d'autorité.

—Hélas! mon bon seigneur, dit la Caille-Bottée en s'agenouillant, pardonnez à ce pauvre estropié de corps et d'esprit, qui a peut-être un peu trop bu ce soir, et ne sait point s'expliquer comme il faut!

—Oui, pardonnez-moi, mon capitaine, ajouta l'invalide, attendri apparemment sur la situation de son propre cerveau, et en s'agenouillant aussi.

—Mes amis, vous m'avez trompé! dit le marquis résolu à les confesser; vous n'avez point enseveli vous-mêmes M. d'Alvimar! Vous avez eu peur, ou scrupule, ou répugnance; vous avez averti M. Poulain...

—Non, monsieur, non! s'écria la Caille-Bottée avec énergie; nous n'aurions jamais fait pareille chose sachant que M. Poulain est contre vous! Puisque vous savez que nous ne vous avons pas obéi, vous devez savoir aussi qu'il n'y a pas de notre faute, et que le diable en personne s'en est mêlé.

—Racontez ce qui est arrivé, reprit le marquis; je veux savoir si vous me direz la vérité.

La jardinière, persuadée que le marquis en savait plus qu'elle-même, raconta très-sincèrement ce qui suit:

«—Quand vous fûtes parti, mon cher monsieur, notre premier soin fut de porter ce mort dans notre jardin, où nous le couvrîmes d'un grand paillasson; car, de le faire entrer céans, je ne m'en souciais point et n'en voyais point l'utilité. Je confesse que j'en avait grand'peur, et que, pour tout autre que vous, mon bon monsieur, je n'eusse voulu recevoir pareille compagnie.

»Jean me traitait de sotte et riait, tout en avalant le reste de son pichet de vin, soi-disant pour se prémunir contre le frais de la nuit, mais peut-être bien pour se divertir l'esprit des idées tristes qui viennent toujours à la vue d'un mort, si dur que l'on soit de son cœur.

»Il faut vous confesser aussi que le premier soin de ce pauvre Jean, que voilà, avait été de prendre ce qu'il y avait dans les poches de ce mort et dans la mallette du cheval qui l'avait apporté ici... Vous n'aviez rien dit; nous pensions que cela nous revenait, et nous étions là à compter l'argent sur la table, afin de vous le rendre fidèlement, si vous veniez à le réclamer.

»Il y avait de l'or plein une assez grosse bourse, et Jean, buvant toujours, prenait plaisir à le regarder et à le manier. Que voulez-vous, monsieur! de pauvres gens comme nous! ça surprend de toucher à ça. Et nous nous faisions des idées sur la manière de placer cette fortune. Jean voulait acheter une vigne, et moi, je disais que mieux valait une ouche bien plantée en noyers de rapport; et, moitié riant de nous voir si riches, moitié disputant sur le comportement que nous ferions de notre avoir, nous ne pensions plus au mort, quand le coucou sonna quatre heures du matin.

»—À présent, que je dis à ce pauvre Jean, je n'ai plus peur, et, comme tu n'es pas bien adroit de ta jambe de bois, encore que tu bêches un peu de ton bon pied, je te veux aider à faire la fosse. Je n'ai jamais souhaité mal à aucune personne vivante; mais, puisque ce monsieur est mort, je ne lui souhaite point de revivre. Il y a comme ça du monde qui, en s'en allant, profite bien à ceux qui restent.

»Je m'en dois accuser, mon cher monsieur, voilà toutes les prières que, ce mauvais Jean et moi, nous faisions pour ce trépassé.

»Si bien que, prenant la bêche, nous retournons tous les deux au jardin et levons le paillasson où nous avions caché le corps. Mais qui fut étonné, monsieur? Il n'y avait rien dessous; on nous avait volé notre mort!

»Nous voilà de chercher, de tout retourner: rien, monsieur, rien! Nous pensions être fous et avoir rêvé tout ce qui était arrivé cette nuit-là, et vitement je courus pour voir si l'argent n'était point une vision.

»Eh bien, monsieur, si vous n'étiez là pour nous questionner, nous pourrions croire que le diable nous avait joué une pièce de comédie; car le tiroir où j'avais mis la bourse et les bijoux était ouvert, et le tout s'était envolé de la maison, du temps que nous étions dans le jardin, comme le mort s'était envolé du jardin, du temps que nous étions dans la maison.»

En achevant ce récit, la Caille-Bottée se lamenta sur la perte de l'argent, et le frère oblat, qui ne demandait qu'une occasion de pleurer, versa des larmes trop sincères pour que le marquis pût révoquer en doute le double et étrange vol commis chez eux, d'une bourse pleine et d'un mort trépassé; ainsi disait d'un ton dolent la jardinière.

XLVII

Pendant ce duo de lamentations, le marquis réfléchissait.

—Dites-moi, mes amis, reprit-il, ne vîtes-vous point, dans votre jardin, des empreintes de pas, et, dans votre maison, des traces d'effraction?

—Nous n'y fîmes point d'attention tout de suite, répondit la Caille-Bottée; nous étions trop troublés; mais, quand le jour fut venu, nous observâmes toutes choses de notre mieux. Dans la maison, il n'y avait rien d'extraordinaire. On avait pu y entrer dès que nous eûmes le dos tourné: nous avions laissé la porte et le tiroir ouverts, et l'argent en vue; il y avait là bien de notre faute, hélas!

—Donc, observa le marquis, le défunt ne s'en est pas allé tout seul, et il a eu, non-seulement quelques amis pour enlever sa dépouille, mais encore d'autres pour repêcher son argent et ses bijoux.

—Je suppose, monsieur, qu'il y en eut seulement deux pour la première besogne, et un pour la dernière, lequel même n'était pas bien d'accord avec les autres; car nous vîmes, sur le terreau de nos plates-bandes, deux paires de pieds qui s'en allaient vers notre échalier donnant du coté de Briantes, lesquels pieds paraissaient être chaussés de bottes ou de patins, tandis que, sur le sable de notre petite cour, il y avait comme des marques de pieds nus, des pieds d'enfant tout petits qui s'en allaient du côté de la ville. Mais, comme il y avait déjà de l'eau dans les sentiers, nous ne pûmes rien voir hors de notre enclos.

Bois-Doré fit en lui-même le raisonnement suivant:

—Sanche, qui s'était échappé, nous aura suivis et observés. Puis il aura été trouver M. Poulain, qui aura envoyé quelqu'un ou sera venu lui-même avec Sanche, chercher le corps de d'Alvimar pour lui donner la sépulture. La délation vient de là. Le recteur n'aura pas osé, pour des raisons que j'ignore, produire ce cadavre aux regards de ses paroissiens et me dénoncer publiquement. Il aura peut-être voulu donner à Sanche le temps de fuir. Quant à l'argent, quelque petit malandrin aura surpris les allées et venues, écouté aux portes et profité de la circonstance: ceci m'importe assez peu.

Puis, après avoir encore réfléchi sur toutes ces choses et fait diverses questions qui n'amenèrent aucun éclaircissement nouveau:

—Mes amis, dit-il, lorsque nous amenâmes ici ce mort en travers de son cheval, nous vous laissâmes la mallette, sans songer à autre chose qu'à nous débarrasser la vue et nous laver les mains de tout ce qui avait appartenu à notre ennemi. Cependant, nous avisant, le lendemain, qu'il se pouvait trouver dans cette valise des papiers intéressants pour nous, nous vous les fîmes réclamer, et vous répondîtes à Adamas qu'il ne s'y était rien trouvé qu'un habillement de rechange, un peu de linge et aucun papier ou parchemin.

—C'est la vérité, monsieur, répondit la jardinière, et nous pouvons vous montrer la mallette encore pleine, et telle qu'elle nous a été remise. Le voleur ne la vit point sur le pied du lit, où nous l'avions jetée, ou bien il ne voulut pas s'en embarrasser.

Le marquis se la fit apporter, et constata la vérité de l'assertion.

Cependant, en examinant et retournant cet objet, il lui sembla y découvrir une combinaison de poche cachée qui avait échappé aux recherches de ses hôtes, et qu'il fut forcé de découdre pour l'ouvrir.

Là, il trouva quelques papiers qu'il emporta, après avoir dédommagé la jardinière et l'invalide de la perte qu'ils avaient faite, et leur avoir recommandé le silence jusqu'à nouvel ordre.

Il était passé onze heures quand le marquis rentra dans sa grande maison.

Mario ne dormait pas; il jouait aux jonchets avec Lauriane dans le salon, ne voulant pas se coucher sans avoir va rentrer son père.

Lucilio lisait au coin du feu, ne se laissant pas distraire par les rires des enfants, mais se trouvant agréablement bercé dans ses profondes rêveries par cette musique fraîche et charmante, à laquelle son cœur tendre et son oreille mélodique étaient particulièrement sensibles.

Depuis qu'il avait fait le devin en présence de M. le Prince, les enfants l'appelaient M. l'astrologue, et le taquinaient en paroles pour le faire sourire. L'aimable savant souriait tant qu'on voulait, sans se déranger de son travail d'esprit, la bienveillance de son caractère et la douceur de ses instincts demeurant, pour ainsi dire, unies à son corps, et parlant à travers ses beaux yeux italiens, même quand son âme était en voyage dans les sphères célestes.

Adamas, qui malgré son adoration pour son petit comte, s'ennuyait jusqu'à la mélancolie, en l'absence de son divin marquis, errait par l'escalier et le préau, comme une âme en peine, lorsqu'il entendit enfin le trot retentissant de Pimante et de Squilindre, et les plaintes des cailloux du chemin, broyés sous les roues de la monumentale carroche comme des noix sous le pressoir.

—Voilà monsieur qui arrive! s'écria-t-il en ouvrant la porte du salon avec autant de bruit et de joie que si le marquis eût été absent pendant une année et il courut à la cuisine pour en rapporter lui-même une sorte de punch réchauffant, composé de vin et d'aromates, savante et agréable boisson dont il se réservait le secret, et à laquelle il attribuait la bonne mine et la verte santé de son vieux maître.

Le bon Sylvain embrassa son fils, et salua tendrement sa fille, serra la main de son astrologue, but le cordial que lui présentait son bon serviteur, et, ayant ainsi contenté tout son monde, mit ses grandes jambes presque dans le feu, fit placer une petite table ronde à côté de lui, et pria Lucilio de lire des yeux certains papiers qu'il apportait, tandis que Mario les traduirait tout haut de son mieux.

Les papiers étaient écrits en langue espagnole, sous forme de notes rassemblées pour un mémoire et réunies par une courroie. Il n'y avait ni adresse, ni cachet, ni signature.

C'était une série de renseignements officieux ou officiels sur l'état des esprits en France, sur les dispositions présumées ou surprises de divers personnages plus ou moins importants pour la politique espagnole; sur l'opinion publique à cet égard; enfin une sorte de travail diplomatique assez bien fait, quoique inachevé et en partie à l'état de brouillon.

On y voyait que d'Alvimar, dont, pendant ces quelques jours de résidence à Briantes, on ne s'était pas expliqué la vie de retraite et les longues écritures, n'avait pas cessé de rendre compte à un prince, ministre ou protecteur quelconque, d'une sorte de mission secrète, très-hostile à la France et pleine d'aversion et de dédain pour les Français de toutes les classes avec lesquels il s'était trouvé en relation.

Cette minutieuse critique n'était pas sans esprit, partant sans intérêt. D'Alvimar avait l'intelligence subtile et le raisonnement spécieux. Faute de relations aussi élevées et aussi intimes qu'il les eût souhaitées pour le progrès de sa fortune et l'importance de son rôle, il était habile à commenter un petit fait observé, et à interpréter une parole surprise ou recueillie en passant: un propos, un bruit, une réflexion venant du premier venu, dans quelque lieu qu'il se trouvât, tout lui servait, et l'on voyait dans ce travail, à la fois perfide et puéril, la tendance irrésistible et la secrète satisfaction d'une âme pleine de bile, d'envie et de souffrance.

Lucilio, qui devina, dès les premières lignes, l'intérêt que le marquis prenait à cette trouvaille, chercha dans les derniers feuillets, et trouva bien vite celui-ci, que Mario traduisit couramment, presque sans hésitation, en regardant de ses beaux yeux dans les beaux yeux de son professeur à la fin de chaque phrase, pour s'assurer rapidement, avant de poursuivre, qu'il n'avait pas fait de contre-sens:

«Pour ce qui est du pr.... de C...é, je ferai en sorte d'approcher de sa personne: j'ai eu des renseignements d'un ecclésiastique intelligent et intrigant qui peut être utile.

»Retenez le nom de Poulain, recteur à Briantes. Il est de Bourges et sait beaucoup de choses, notamment sur ledit prince, lequel est fort avide d'argent et fort peu capable du côté de la politique; mais il ira où l'ambition le poussera. On pourrait le leurrer de grandes espérances et s'en servir comme on a fait des Guises, car il n'a de Condé que le nom, et craint toutes choses et toutes gens.

»Il est donc plus malaisé à prendre qu'il ne paraît. Sa personne n'est bonne à rien. Son nom est encore un parti. Dans l'espoir d'être roi, il est prêt à donner beaucoup de gages à la très-sainte I..., sauf à se retourner si c'était son intérêt. On dit qu'il ne reculerait pas à se défaire du R... et de son frère, et que, dans un besoin, on pourrait frapper haut et fort au moyen de ce pauvre esprit et de ce faible bras.

»Si c'est votre opinion de le nourrir dans cette pensée, faites-le savoir à votre très-humble...»

—C'est bien, c'est bien! s'écria le marquis. Nous tenons là de quoi brouiller notre ami Poulain avec M. le Prince, et tous deux avec la mémoire de ce cher M. d'Alvimar. Dieu sait que mon goût serait de laisser ce défunt tranquille; mais, si l'on nous menace de le venger, nous le ferons connaître aux bons amis qui le plaignent.

—C'est fort bien, dit la gentille madame de Beuvre, à la condition que vous pourrez prouver que ces notes sont écrites de sa main!

—Il est vrai, répondit le marquis; sans cela, nous ne tenons rien qui vaille. Mais, sans doute, Guillaume nous pourra procurer quelque lettre signée de lui?

—Il est probable; et il faudra vous en inquiéter bien vite, mon marquis!

—Alors, dit le marquis en lui baisant la main pour lui souhaiter le bonsoir,—car elle s'était levée pour se retirer,—je retournerai demain chez Guillaume, et, en attendant, gardons bien nos preuves et nos moyens.

Le lendemain, en s'éveillant, le marquis vit entrer chez lui Lucilio, qui lui remit une page écrite par lui à son intention.

Le pauvre muet voulait s'en aller pendant quelque temps, afin de ne pas attirer plus vite sur son généreux ami l'orage qui les menaçait tous deux.

—Non, non! s'écria Bois-Doré très-ému; vous ne me causerez point cette douleur de me quitter! Le danger est ajourné, cela nous est bien prouvé à tous, et les notes de M. d'Alvimar sont faites pour me rassurer tout à fait sur mon affaire. Quant à vous, croyez que vous ne devez rien craindre du prince, ayant si bien annoncé la mort du favori. D'ailleurs, quels que soient les risques pour vous d'être ici, je crois qu'ailleurs ils seraient pires, et c'est dans ce pays que je vous puis efficacement protéger ou cacher, selon les événements qui surviendront. Ne nous tourmentons pas de l'inconnu, et, si vous avez scrupule d'augmenter les embarras de ma situation, songez à ceci, que l'éducation de Mario est manquée et perdue sans vous. Songez au service que vous me rendez de faire d'un aimable enfant un homme de tête et de cœur, et vous reconnaîtrez que ce n'est ni ma fortune ni ma vie qui pourraient m'acquitter envers vous, car ni l'une ni l'autre ne valent la science et la vertu que vous nous donnez.

Ayant, non sans peine, arraché à son ami le serment de ne pas quitter Briantes sans son consentement, le marquis allait retourner à Ars, lorsqu'il vit arriver Guillaume avec M. Robin de Coulogne, celui-ci très-surpris de ce que lui avait raconté le matin même son métayer Faraudet, celui-là s'étonnant de n'avoir pas reçu, la veille au soir, la visite du marquis, annoncée par ses gens.

Bois-Doré se confessa et raconta sincèrement la vision qu'il avait eue à Brilbault, affirmant toutefois que, jusqu'à l'apparition du profil de d'Alvimar sur la muraille, il croyait être certain de n'avoir pas rêvé un tapage et des ombres provenant d'être parfaitement réels.

Il eut la mortification de surprendre un sourire d'incrédulité sur la figure de ses deux auditeurs; mais, quand il eut raconté les aventures antérieures du logis de la jardinière, et montré les notes de d'Alvimar, il vit ses amis redevenir sérieux et attentifs.

—Mon cousin, lui dit Guillaume, en ce qui touche ces notes, il me sera facile de les rendre authentiques et de vous fournir l'écriture et la signature de M. d'Alvimar. Je vous certifie, en attendant, que ces pages-ci sont bien de sa main. Mettez-les dans vos archives et attendez, pour publier la mort de ce traître, que l'on revienne officiellement vous en demander compte.

Ce ne fut pas l'avis de M. Robin. Il blâmait le silence gardé sur cet événement, les précautions prises pour faire disparaître le corps et la continuation de ce mystère, dans un moment où les esprits de la localité étaient disposés en faveur du beau Mario, touchés du récit de ses aventures, et tout portés à maudire les lâches assassins de son père.

Bois-Doré eût suivi cet avis sur-le-champ, sans la crainte de déplaire à Guillaume, qui persistait dans son premier sentiment.

—Mon cher voisin, dit celui-ci, je me rangerais à votre opinion et me repentirais du conseil donné par moi au marquis, sans une réflexion qui me vient et que je vous prie de peser sérieusement; et cette réflexion, la voici: c'est que le marquis n'a pas besoin de s'accuser d'avoir tué un homme qui n'est peut-être pas mort.

MM. Robin et Bois-Doré firent un mouvement de surprise, et Guillaume continua:

—Pour parler et penser ainsi, j'ai deux fortes raisons: la première, c'est que l'on a emporté du jardin de la Caille-Bottée un homme qui pouvait, bien que percé d'un vaillant coup d'épée, n'avoir pas rendu le dernier soupir; la seconde, c'est que notre marquis, dont le courage n'est point de ceux dont on puisse douter, a vu à Brilbault la figure de son ennemi.

M. Robin garda le silence de la réflexion; Bois-Doré recueillit ses souvenirs de la veille, et tâcha de les dégager du trouble qu'il avait éprouvé; puis il dit:

—Si M. d'Alvimar est mort, ce n'est pas sur le lieu du combat, à la Rochaille, ni au logis de la jardinière; c'est à Brilbault, pas plus tard qu'hier au soir. Il est mort en je ne sais quelle étrange et brutale compagnie, mais assisté d'un prêtre qui pouvait être M. Poulain, et soigné par un valet qui devait être le vieux Sanche. Les ombres confuses que j'ai vues ne m'ont rien offert de contraire à ces suppositions, et, quant à ce que j'ai saisi de la façon la plus claire et la plus nette, c'est une croix aussi bien dessinée que celle d'un blason, et sous la dextre branche de cette croix, la face amaigrie et comme décharnée de M. d'Alvimar. Cette face sembla d'abord un peu agitée pendant qu'une voix disait une psalmodie mortuaire; de faibles soupirs, que j'avais entendus à travers la bacchanale, se firent entendre encore durant la prière. Puis cette plainte cessa, la face devint comme de pierre; on eût dit que ses lignes s'endurcissaient sur la muraille qui m'en présentait le reflet. La tête était non plus penchée, mais renversée en arrière, et alors...

—Alors, quoi? dit Guillaume.

—Alors, reprit ingénument le marquis, je devins sot et faible, et je me sauvai pour ne plus rien voir.

—Eh bien, quoi qu'il en soit et quoi qu'il y ait, dit M. Robin, nous irons examiner et bouleverser cette masure de fond en comble, s'il le faut, pour voir ce qu'elle cache et quelles gens elle abrite.

Guillaume fut d'avis de n'y aller qu'aux approches de la nuit, et avec beaucoup de précautions, afin de surprendre le but de ces réunions mystérieuses.

Faraudet avait donné à M. Robin des détails précis sur l'heure à laquelle commençait le vacarme, et, du moment que ces bruits étranges n'étaient point une pure imagination des paysans effrayés, on devait voir, dans leur régularité et dans leur obstination, un système adopté pour semer l'épouvante et l'exploiter au profit d'un intérêt quelconque.

M. Robin remarqua, en outre, qu'au dire du métayer, cette fantasmagorie ne se produisait à Brilbault que depuis environ deux mois, c'est-à-dire environ depuis l'époque assignée par Guillaume et le marquis à la mort de d'Alvimar.

—Tout ceci, dit-il, me remet en mémoire que, le jour de ma dernière arrivée au Coudray, la semaine passée, je rencontrai à plusieurs reprises sur mon chemin, et de loin en loin, des gens d'assez mauvaise mine, qui ne me parurent ni paysans, ni bourgeois, ni soldats, et que je m'étonnai de ne point connaître. Sachez de vos gens si, dans ces derniers temps, ils n'ont fait pas des rencontres pareilles dans vos environs.

Divers domestiques furent mandés. Ceux de Bois-Doré et ceux de Guillaume s'accordèrent à dire que, depuis quelques semaines, ils avaient vu rôder dans les bois et dans les chemins peu fréquentés de la Varenne, certaines figures suspectes, et qu'ils s'étaient demandés ce que ces étrangers trouvaient à gagner dans des endroits si déserts.

On se souvint alors de vols assez nombreux commis dans les fermes et basses-cours des localités environnantes; enfin, la figure de La Flèche avait reparu, avec d'autres figures hétéroclites, dans les foires et marchés des villes voisines. On croyait, du moins, pouvoir affirmer qu'un personnage de tréteaux, outrecuidant le babillard, déguisé de diverses manières, était le même qui avait rôdé, deux ou trois jours durant, entre Briantes et la Motte-Seuilly, à l'époque de la recouvrance de Mario.

Il résulta de ces renseignements que l'on présuma avoir affaire à l'espèce la plus méfiante et la plus rusée des vagabonds et des bandits, et l'on se concerta pour s'emparer de leur secret sans leur donner l'éveil.

On complot donc de se séparer à l'instant même; car il était fort possible que ces gens se fussent aperçus de la visite du marquis à Brilbault, et qu'ils eussent, derrière les buissons des chemins, quelques espions en embuscade.

Guillaume rentrerait chez lui, prendrait bon nombre de ses serviteurs et feindrait de partir pour Bourges.

M. Robin se tiendrait au Coudray avec son monde, jusqu'à l'heure convenue.

Bois-Doré irait s'embusquer du côté de Thevet, Jovelin, du côté de Lourouer.

XLVIII

À la tombée de la nuit, les valets et vassaux dirigés par ces quatre chefs, formeraient dans la campagne un cercle qui se rétrécirait brusquement comme celui d'une battue aux loups, chacun calculant le temps qu'il lui fallait, en raison de son point de départ, pour arriver à point au moment de cerner de près la masure.

Ce moment fut fixé à dix heures du soir. Jusque-là, on marcherait en silence et en évitant le plus possible de se montrer: on laisserait passer quiconque se dirigerait sur Brilbault; mais, à partir de dix heures, on arrêterait quiconque essayerait d'en sortir.

Défense fut faite de tuer ou blesser personne, à moins d'être attaqué sérieusement, le but principal étant de faire des prisonniers et d'obtenir des révélations.

Il fut convenu encore que chacun partirait isolément de son poste, et ce poste fut assigné à chacun d'après la connaissance stratégique que Guillaume et le marquis avaient des moindres localités.

À cet effet, Guillaume se séparerait de ses gens à la Berthenoux, et ceux-ci se dissémineraient le long de l'Igneraie. M. Robin irait seul chez son métayer, tandis que son monde franchirait, par vingt pistes différentes, la petite distance entre le Coudray et Brilbault, en ayant soin de garder toute la ligne de Saint-Chartier.

De son côté, Bois-Doré irait faire une promenade à Montlevic, et, de là, partirait seul pour le rendez-vous, après avoir dispersé son escorte de la même façon que ses deux amis, afin d'ôter tout soupçon à quiconque observerait ses mouvements.

Toutes les dispositions prises, on pouvait compter mettre sur pied et faire agir avec certitude une centaine d'hommes solides et bien avisés. Pour sa part, Bois-Doré en fournissait à peu près cinquante, tout en laissant une dizaine de bons serviteurs pour la garde de son château et de sa gentille hôtesse Lauriane.

Afin de paraître, aux yeux des espions présumés, étranger à tout projet sur Brilbault, le marquis se fit accompagner au château de Montlevic par Mario, comme pour rendre visite aux jeunes gens ses voisins.

Les d'Orsanne étaient petits-fils d'Antoine d'Orsanne, qui fut lieutenant-général du Berry et calviniste.

Le marquis et Mario passèrent une heure chez eux; après quoi, Bois-Doré chargea Aristandre de reconduire son enfant à Briantes, tandis qu'il remonta à cheval pour s'en aller tout seul à Étalié, qui est un hameau sur la route de La Châtre à Thevet, au faîte d'une hauteur appelée le Terrier.

Comme Mario, intrigué de toutes ces précautions, demandait à le suivre, il lui répondit qu'il allait souper chez Guillaume d'Ars, et qu'il reviendrait de bonne heure.

L'enfant monta son petit cheval en soupirant, car il pressentait quelque aventure, et, à force d'entendre parler les gentilshommes, le gentil paysan des Pyrénées était vite devenu gentilhomme lui-même, dans le sens romanesque et chevaleresque encore attribué à ce titre par le bon marquis.

On sait avec quelle merveilleuse facilité l'enfance se modifie et se transforme selon le milieu où elle se trouve transplantée. Mario rêvait déjà de beaux faits d'armes, de géants à pourfendre et de damoiselles captives à délivrer.

Il essaya d'insister à sa manière, en obéissant sans murmurer, mais en attachant sur le vieillard qui l'adorait ses beaux yeux tendres et persuasifs.

—Point, mon cher comte, lui répondit Bois-Doré, qui comprenait fort bien sa muette prière: je ne puis laisser seule, la nuit, en mon manoir, l'aimable fille qui m'est confiée. Songez qu'elle est votre sœur et votre dame, et que, lorsque je suis forcé de m'absenter, votre place est auprès d'elle, pour la servir, la distraire et la défendre au besoin.

Mario se rendit à cette flatteuse hyperbole, et piquant des deux, il reprit au galop la route de Briantes.

Aristandre le suivait, et devait retourner auprès du marquis aussitôt qu'il aurait ramené l'enfant au manoir.

Comme la veille, la soirée était assez douce pour la saison. Le ciel, tantôt nuageux, tantôt éclairci par des rafales tièdes, était fort sombre au moment où le jeune cavalier et son serviteur s'enfoncèrent dans le ravin et pénétrèrent sous les vieux arbres du hameau.

Comme ils montaient rapidement un de ces petits chemins ondulés et bordés de grandes haies qui servaient de rues entre les trente ou quarante feux dont ce hameau se composait, le cheval de Mario, qui marchait le premier, fit un écart en soufflant avec détresse.

—Qu'est-ce donc? dit l'enfant, qui resta ferme en selle. Un ivrogne endormi en travers du chemin? Relève-le, Aristandre, et le reconduis à sa famille.

—Monsieur le comte, répondit le carrosseux, qui avait mis pied à terre lestement, s'il est ivre, on peut dire qu'il est ivre-mort, car il ne bouge non plus qu'une pierre.

—T'aiderai-je? reprit l'enfant en descendant de cheval.

Et, s'approchant, il chercha à voir la figure de ce vassal, qui ne répondait à aucune des questions d'Aristandre.

—Si c'est un homme de l'endroit, dit celui-ci avec son flegme accoutumé, je n'en sais rien; mais ce que je sais, par ma foi, c'est qu'il est mort ou qu'il n'en vaut guère mieux.

—Mort! s'écria l'enfant; ici, en plein bourg? et sans que personne ait songé à le secourir?

Il courut à la plus proche chaumière et la trouva déserte; le feu brûlait, et la marmite, abandonnée, crachait dans les cendres; le banc était renversé en travers de la chambre.

Mario appela en vain, personne ne répondit.

Il allait courir à une autre habitation, car toutes étaient séparées les unes des autres par d'assez vastes enclos plantés d'arbres, lorsque des coups de fusil et d'étranges rumeurs, dominant le bruit des pieds de son cheval sur les cailloux, le firent tressaillir et arrêter brusquement sa monture.

—Entendez-vous, monsieur le comte? s'écria Aristandre, qui avait porté son mort sur la berge du chemin, et qui était remonté à cheval pour rejoindre son jeune maître; cela vient du château, et, pour sûr, il s'y passe quelque chose de drôle!

—Courons-y! dit Mario en reprenant le galop. Si c'est une fête, elle mène grand bruit!

—Attendez! attendez! reprit le carrosseux en doublant le train pour arrêter le cheval de Mario: ce n'est pas là une fête! Il n'y aurait pas de fête au château sans vous et sans M. le marquis. On se bat! Entendez-vous comme on crie et comme on jure? Et, tenez, voilà un autre mort ou un chrétien vilainement navré au pied de la muraille! Allez-vous-en, monsieur; cachez-vous, pour l'amour de Dieu; je cours voir ce que c'est, et je reviens vous le dire.

—Tu te moques! s'écria Mario en se dégageant; me cacher lorsqu'on donne l'assaut au château de mon père?... Et ma Lauriane! courons la défendre!

Il s'élança sur le pont-levis, qui était baissé, circonstance étrange après la tombée de la nuit.

À la lueur d'une meule de paille allumée et flambante devant les bâtiments de la ferme, Mario vit confusément une scène incompréhensible.

Les vassaux du marquis luttaient corps à corps contre une nombreuse troupe d'êtres cornus, hérissés, reluisants, «en tout plus semblables à des diables qu'à des hommes.» Des coups de fusil ou de pistolet partaient de temps en temps, mais ce n'était pas un combat en règle; c'était une mêlée à la suite de quelque brusque et fâcheuse surprise. On voyait se tordre et s'étreindre un instant des groupes furieux, qui disparaissaient tout à coup dans les ténèbres quand le feu de paille s'obscurcissait sous des nuages de fumée.

Mario, retenu à bras-le-corps par le carrosseux, ne put se jeter dans cette bataille. Il se débattait en vain, et il pleurait de colère.

Enfin, il lui fallut entendre raison.

—Vous voyez, monsieur, lui disait le bon Aristandre, vous m'empêchez d'aller là-bas donner mon coup de main! Et si, ma poigne en vaut quatre. Mais le diable ne me ferait point vous lâcher, car je réponds de vous, et je ne le ferai point que vous ne me juriez de rester tranquille.

—Va donc, répondit Mario; je te le jure.

—Mais, si vous restez là, en vue de quelque traînard... Tenez, je vais vous cacher dans le jardin!...

Et, sans attendre le consentement de l'enfant, le colosse l'ôta de cheval et le porta dans le jardin, dont la porte s'ouvrait sur la gauche, non loin de la tour d'entrée. Il l'y enferma, et courut se jeter dans la mêlée.

Quelque arides que soient les détails de pure localité, nous sommes forcés, pour l'intelligence de ce qui va suivre, de rappeler au lecteur la disposition du petit manoir de Briantes. Le souvenir de beaucoup d'anciennes gentilhommières, construites sur le même plan et encore existantes sans grandes modifications, l'aidera à se représenter celle dont il est question ici.

Nous entrons, je le suppose, par le pont-levis, jeté sur une première ceinture de fossés: arrêtons-nous un peu sur ce point.

La sarrasine est levée. Examinons ce système de clôture.

L'orgue ou sarrasine, ou, comme on disait alors, la sarracinesque, était une manière de herse, moins coûteuse et moins lourde que la herse de fer. C'était une série de pieux mobiles indépendants les uns des autres, et manœuvrant, d'ailleurs, comme la herse, dans l'arcade de la tour portière. Le mécanisme élémentaire de la sarrasine était plus long à mettre en mouvement que celui de la herse d'une seule pièce; mais il offrait cet avantage qu'une seule personne, placée dans la chambre de manœuvre, suffisait pour lever un des pieux et donner passage à un transfuge, en cas de besoin, sans ouvrir une trop large issue à des assiégeants.

La chambre de manœuvre était une salle ou une galerie placée à l'intérieur de la tour portière, au-dessus de la voûte, et dont les ouvertures permettaient aux gardiens de voir, sous leurs pieds, quiconque voulait entrer ou sortir. Ces ouvertures leur permettaient également de tirer ou de jeter des projectiles sur les assiégeants, lorsqu'ils avaient pu franchir le fossé et briser la sarrasine, et qu'un nouveau combat s'engageait sous la voûte.

Cette chambre de manœuvre communiquait avec le moucharabi, galerie basse, crénelée et mascherolée, qui couronnait l'arcade de la herse sur la face extérieure de la tour.

C'est de là qu'on faisait pleuvoir les balles et les pierres sur l'ennemi, pour l'empêcher de détruire la sarrasine.

La tour portière de Briantes, qui contenait ces moyens de défense, était un gros massif ovale, posé dans le sens de sa largeur, sur le bord du fossé. On l'appelait la tour de l'huis, pour la distinguer de l'huisset, dont nous parlerons tout à l'heure. L'huis donnait entrée à ce vaste enclos qui contenait la ferme, le colombier, la héronnière, le mail, etc., et qui s'appelait invariablement la basse-cour, parce qu'elle était toujours située plus bas que le préau.

À notre gauche, s'étend le mur élevé du jardin, percé, de distance en distance, d'étroites meurtrières, où l'on pouvait encore, en cas de surprise, se réfugier et harceler l'ennemi, maître de la basse-cour.

Un chemin pavé conduisait tout droit, le long de ce mur, à la seconde enceinte, celle où le second fossé, alimenté par la petite rivière, allait rejoindre l'étang situé au fond du préau.

Sur ce fossé, bordé de sa contrescarpe gazonnée, était jeté le pont dormant, c'est-à-dire un pont de pierre fort ancien, comme l'indiquait son inclinaison en coude par rapport à la tour d'entrée.

C'était une coutume, au moyen âge, que certains antiquaires expliquent en disant que les archers assiégeants, en levant le bras pour tirer, découvraient leur flanc aux archers assiégés. D'autres nous disent que ce coude rompait forcément l'élan d'un assaut. Peu importe.

La tour de l'huisset fermait ce pont dormant et le préau. Elle avait une petite herse de fer et de bonnes portes de plein chêne garnies d'énormes têtes de clous.

C'était, avec le fossé, la seule défense du manoir proprement dit.

En se donnant la satisfaction d'abattre le vieux donjon de ses pères et de le remplacer par ce pavillon qu'on appelait la grand'maison, le marquis s'était dit avec raison que, bastille ou villa, sa gentilhommière ne tiendrait pas une heure contre le moindre canon. Mais, contre les petits moyens d'attaque dont pouvaient disposer des bandits ou des voisins hostiles, le bon fossé rapide et profond, les petits fauconneaux dressés de chaque côté de l'huisset, et les fenêtres garnies de leurs meurtrières percées en biais du côté de la basse-cour, pouvaient tenir assez longtemps. Par une habitude de luxe plutôt que de prudence, le manoir était toujours bien approvisionné de vivres et de munitions.

Ajoutons que fossés et murailles, toujours bien entretenus, fermaient le tout, même le jardin, et que, si Aristandre eût pris le temps de la réflexion, il eût emporté Mario hors de la basse-cour, dans le village, et non dans ce jardin, qui pouvait devenir pour lui une prison aussi bien qu'un refuge.

Mais on ne s'avise jamais de tout, et Aristandre ne pouvait pas supposer qu'en un tour de main on ne chassât pas l'ennemi de la place.

Le brave homme ne brillait pas par l'imagination; ce fut un bonheur pour lui que de ne pas se laisser émouvoir par les figures fantastiques et véritablement effrayantes qui s'offraient à ses regards étonnés. Aussi crédule qu'un autre, il se consulta tout en courant, mais sans cesser de courir sus, et, quand il en eut assommé un ou deux, il se fit ce raisonnement philosophique, que c'était de la canaille et rien de plus.

Mario, collé à la grille du jardin et tout palpitant d'ardeur et d'émotion, l'eut bientôt perdu de vue.

La meule enflammée s'était écroulée; on se battait dans l'obscurité; l'enfant ne pouvait suivre que par l'audition des bruits confus les péripéties de l'action.

Il jugea que l'intervention du robuste et brave Aristandre rendait le courage aux défenseurs du manoir; mais, après quelques instants d'incertitude qui lui parurent des siècles, il lui sembla que les assaillants gagnaient du terrain, que les cris et les piétinements reculaient jusqu'au pont dormant, et, dans un court moment d'affreux silence, il entendit un coup de feu et la chute d'un corps dans la rivière.

Quelques secondes après, la herse de l'huisset tombait à grand bruit, et une décharge de fauconneaux faisait reculer, avec d'effroyables vociférations, la troupe engagée sur le pont.

Une partie de ce drame incompréhensible était accomplie; les assiégés étaient rentrés et enfermés dans le préau, les envahisseurs étaient maîtres de la basse-cour.

Mario était seul; Aristandre était probablement mort, puisqu'il l'abandonnait au milieu ou, du moins, tout à côté d'ennemis qui, d'un instant à l'autre, pouvaient faire irruption dans ce jardin en enfonçant la grille et s'emparer de lui.

Et il n'y avait pas moyen de fuir sans escalader cette grille et sans risquer de tomber dans les mains de ces démons! Le jardin n'avait d'issue que sur la basse-cour, et ne communiquait en aucune sorte avec le château.

Mario eut peur; puis l'idée de la mort d'Aristandre et peut-être de quelque autre bon serviteur également cher fit couler ses larmes. Et même son pauvre petit cheval, qu'il avait laissé, la bride sur le cou, à l'entrée de la cour, lui revint en mémoire et ajouta à son chagrin.

Lauriane et Mercédès étaient en sûreté, sans doute, et il y avait encore bien du monde autour d'elles, puisque, du côté du hameau, un morne silence attestait que bêtes et gens s'étaient réfugiés tout d'abord dans l'enclos pour recevoir l'ennemi à l'abri des murailles. C'était l'usage du temps, qu'à la moindre alarme, les vassaux vinssent chercher en même temps qu'apporter aide et secours au manoir seigneurial. Ils y accouraient avec leur famille et leur bétail.

—Mais, si Lauriane et ma Morisque se doutent que je suis ici, pensait le pauvre Mario, comme elles doivent être en peine de moi! Espérons qu'elles ne me croient pas rentré! Et ce bon Adamas, je suis sûr qu'il est comme un fou! Pourvu qu'on ne l'ait pas fait prisonnier!

Ses larmes coulaient en silence; tapi dans un buisson d'ifs taillés, il n'osait ni se mettre à la grille, où il pouvait être aperçu par l'ennemi, ni s'éloigner de manière à perdre de vue ce qu'il pouvait encore distinguer de la scène de confusion qui régnait dans la basse-cour.

Il entendait les hurlements des assiégeants atteints par la mitraille des fauconneaux. On les avait emportés à la ferme, et là, sans doute, il y avait aussi des mourants et des blessés du parti des assiégés, car Mario saisissait des inflexions de voix qui ressemblaient à des échanges de reproches et de menaces. Mais tout cela était vague; du jardin à la ferme, il y avait une assez grande distance; d'ailleurs, la petite rivière gonflée par les pluies d'hiver, se mit à faire beaucoup de bruit.

Les assiégés venaient de lever les écluses et les pelles de l'étang pour grossir les eaux du fossé et les rendre plus rapides.

Une lueur montait au-dessus de la porte du manoir; on avait sans doute allumé aussi un feu dans le préau pour se voir, se compter et organiser la défense. Celui des assiégeants ne jetait plus qu'un reflet rougeâtre, dans lequel Mario vit flotter rapidement des ombres indécises.

Puis il entendit des pas et des voix qui se rapprochaient de lui, et il crut que l'on venait explorer le jardin.

Il se tint immobile, et vit passer devant la grille, en dehors, deux personnages, bizarrement accoutrés, qui se dirigeaient vers la tour d'entrée.

Il retint son haleine et put saisir ce lambeau de dialogue:

—Les chiens maudits n'arriveront pas avant lui!

—Tant mieux! notre part sera meilleure!

—Imbéciles, qui croyez prendre tout seuls...