Nous ne devons pas oublier de mentionner en son lieu une petite révolution domestique qui arriva au château de Briantes, quelques jours après le départ de M. de Beuvre; car l'importance de ce mince événement de famille se fit sentir gravement plus tard aux trop heureux habitants du manoir.

Bien que, des beaux messieurs de Bois-Doré, le plus jeune ne fût pas toujours le plus enfant, Mario avait bien quelquefois ses accès d'espièglerie, surtout quand, selon l'expression d'Adamas, «il se montait la tête avec la mignonne madame.» Il était trop bon et trop aimant pour molester jamais bêtes ni gens; jamais il n'eut à se reprocher d'avoir tiré l'oreille à Fleurial, ni adressé un mot désagréable à Clindor; mais les choses inanimées ne lui inspiraient pas toujours le respect que certaines d'entre elles inspiraient au marquis. De ce nombre étaient les petites statues du roman d'Astrée, qui décoraient les jardins d'Isaure et le fameux labyrinthe, et l'antre de la vieille Mandrague, dont il s'était beaucoup amusé dans les premiers jours, mais qui, peu à peu, l'ennuyèrent comme des jouets trop immobiles.

Un jour qu'il essayait un assez grand sabre de bois qu'Aristandre avait taillé pour lui, il fit mine d'en menacer un personnage de stuc, qui représentait le dissimulé Filandre, c'est-à-dire le feint Filandre, parce que, ressemblant à s'y méprendre à sa sœur Callirée, il prit, comme l'on sait, ses habits de femme pour s'introduire dans l'intimité de la nymphe qu'il aimait.

Le berger était représenté sous ce déguisement féminin, et l'artiste chargé de la création des personnages, se fiant à la ressemblance bien avérée du frère et de la sœur, s'était permis une petite épargne d'imagination, en faisant servir un même modèle aux deux exemplaires placés en face l'un de l'autre, avec ceux d'Amidor, de Daphnis, etc., dans la rotonde de verdure, dite bosquet des méprises d'amour.

Aussi, pour distinguer le frère de la sœur, le marquis avait-il écrit au crayon, sur le piédestal du frère, un fragment de ce long monologue qui commence ainsi: «Ô outrecuidé Filandre, qui pourra jamais excuser ta faute? etc.»

La figure de ce malin personnage était si stupide, que Mario, sans le haïr précisément, aimait à le railler et à le menacer. Il lui avait bien appliqué déjà quelques soufflets inoffensifs; mais, ce jour-là, voyant que le défi qu'il lui portait faisait rire Lauriane, il lui lança un coup de sabre plus fort qu'il ne l'avait prévu, et fit voler dans les gazons le nez du pauvre Filandre.

À peine cet exploit fut-il accompli, que l'enfant en eut regret. Son père aimait Filandre tout autant que les autres bergers.

Lauriane, après beaucoup de recherches, retrouva ce malheureux nez dans l'herbe, et Mario, grimpant sur le piédestal, le recolla de son mieux avec de la terre glaise. Mais on était aux premières gelées, et, dès le lendemain, le nez était par terre! On le recolla encore; mais le dissimulé Filandre était si bête, qu'il ne put jamais garder son nez, et que le marquis vint enfin à passer dans un moment où il ne l'avait pas.

Mario s'accusa; le bon Sylvain vit ses remords et ne gronda point. Mais, le lendemain, ce ne fut pas seulement Filandre qui manquait de nez, c'était sa sœur Callirée, et, le surlendemain ce fut Filidas et l'incomparable Diane elle-même!

Cette fois, Bois-Doré fut sérieusement ému et adressa de douloureux reproches à son enfant, qui se mit à pleurer a grosses larmes, jurant avec sincérité qu'il n'avait de sa vie, cassé d'autre nez que celui de l'outrecuidé Filandre. Lauriane aussi protestait de l'innocence de son jeune ami.

—Je vous crois, mes enfants, je vous crois, dit le marquis, tout bouleversé des pleurs de Mario. Mais pourquoi ce chagrin, mon fils, puisque vous n'êtes point coupable? Là! voyons, ne pleurez plus; je vous ai blâmé trop vite: ne m'en punissez point par vos larmes.

On s'embrassa avec effusion, mais on s'étonna de ce massacre de nez, et Lauriane observa au marquis que quelque méchante et sournoise personne avait dû le faire à dessein d'en rendre Mario coupable à ses yeux.

—Cela est certain, répondit le marquis tout pensif. L'action est des plus noires, et j'en voudrais bien tenir l'auteur pour le condamner à perdre son propre nez! Je lui en ferais la peur, sur ma parole!

Cependant on essaya encore de ne voir là qu'un enfantillage, et les soupçons tombèrent sur le plus jeune commensal du manoir après Mario. Mais Clindor montra une si vertueuse indignation, que le marquis dut le consoler aussi.

Le jour suivant, il manqua encore deux ou trois nez, et Adamas, indigné, fit monter la garde jour et nuit dans les jardins.

Le dommage cessa, et le bon Lucilio, touché du souci de Bois-Doré, composa une pâte italienne au moyen de laquelle il récolla patiemment et proprement tous ces nez.

Mais qui pouvait être l'auteur du crime? Adamas le soupçonnait; mais le marquis, se refusant à croire que quelqu'un de sa maison fût capable d'une pareille infamie, la rejetait sur quelque suppôt de M. Poulain.

—Ce cagot, disait-il, puisqu'il nous tient pour païens et idolâtres, se sera imaginé que nous rendions un culte à ces statues! Et pourtant, Adamas, elles sont toutes pudiques et décemment vêtues, comme il convient qu'elles soient en un lieu où se promènent nos enfants!

—Je dirais avec vous que c'est quelque bigot qui a bien plus clairement l'envie scélérate de faire gronder M. le comte. Or, tout le monde ici se ferait tuer pour lui, tant on l'aime, hormis une personne détestable...

—Non, non, Adamas! reprenait le généreux marquis. C'est impossible! Ce serait trop odieux de la part d'une personne du sexe.

On commençait à oublier cette grosse affaire, lorsqu'il en arriva une pire.

FIN DU TOME PREMIER


LES

BEAUX MESSIEURS

DE BOIS-DORÉ

DEUXIÈME TOME

XL

Depuis que la Morisque avait enseigné à Adamas divers secrets orientaux pour la confection des mixtures cosmétiques, le teint, la barbe et les sourcils du marquis s'étaient sensiblement améliorés. Ils étaient à l'épreuve du vent, de la pluie et des folles caresses de Mario, outre que les parfums en étaient plus suaves et l'application plus prompte.

Le vieux Céladon se faisait d'abord adoniser en grand secret, à l'heure où son enfant sortait de sa chambre pour prendre ses premiers ébats. Mais, comme celui-ci ne se montrait ni questionneur importun ni curieux incivil, on se relâcha peu à peu de ces grandes précautions, et l'on procéda au rajeunissement quotidien avec des détours fort ingénus.

Les cosmétiques furent baptisés parfums rafraîchissants, et l'enluminure s'appela entretien de la peau.

Mario ne parut pas y entendre malice. Mais les enfants voient tout, et celui-ci ne fut pas la dupe d'Adamas; seulement il n'y vit pas matière à raillerie. Son bon père ne pouvait rien faire de ridicule. Il s'imagina que ces artifices faisaient partie de la toilette de toutes les personnes de qualité.

Comme il était assez coquet lui-même, il lui prit donc une grande envie de s'arranger aussi la figure en gentilhomme; il en fit la demande, et, comme il lui fut répondu simplement qu'à son âge on n'avait pas besoin de ces recherches, il ne crut pas à un refus positif. Si bien qu'un soir, étant un moment seul dans la chambre de son père adoptif et voyant les flacons épars sur la toilette, il se passa la fantaisie de se parfumer en blanc et en rose, comme il avait vu Adamas parfumer le marquis. Cela fait, il crut devoir foncer et élargir ses sourcils, et, se trouvant alors une mine martiale qui lui revenait fort, il ne put résister au désir de se dessiner deux jolis petits crocs noirs au-dessus des lèvres et une belle royale au-dessous.

Comme il n'était éclairé que d'une seule bougie oubliée sur la table, il usa largement de la couleur et n'en put estomper finement les contours.

Le souper sonnait; il courut se mettre à table, fort satisfait de la mine de mauvais garçon qu'il avait, et tenant son sérieux le mieux du monde.

Le marquis n'y fit pas attention tout de suite; mais Lauriane étant partie d'un grand éclat de rire, il leva les yeux et vit cette petite tête douce si singulièrement travestie qu'il ne put se tenir d'en rire aussi.

Cependant le bon marquis se sentit contrarié et même peiné au fond du cœur. Mario n'avait certes pas songé à le railler; mais la manière large et voyante dont il s'était peint accusait un peu trop, devant Lauriane, l'existence et l'emploi de cette palette de beauté qu'il croyait tenir si bien cachée dans sa toilette et sur son propre visage. Il n'osa même pas demander à l'enfant où il avait pris cette enluminure; il eût craint une réponse trop ingénue. Il se contenta de lui dire qu'il s'était défiguré et qu'il eût à aller se débarbouiller.

Lauriane comprit l'embarras et l'inquiétude de son vieil ami, et rentra sa gaieté; mais l'idée du Mario ne lui en parut que plus bouffonne, et, durant tout le souper, elle eut ce fou rire de jeune fille que la contrainte change en excitation nerveuse.

L'effet en fut magique sur Mario; si bien que le marquis leur dit avec douceur:

—Allons, enfants, riez donc tout votre soûl, puisque vous en avez tant d'envie!

Mais il ne rit point lui-même, et, le soir, il gronda Mario, qui se repentit et promit de ne jamais recommencer.

Cette espièglerie avait beaucoup diverti M. Clindor, qui avait cassé une belle pièce de faïence en pouffant de rire. Grondé par le marquis, il avait perdu la tête et marché sur la patte de Fleurial. Adamas n'avait pu résister à la drôlerie de Mario, et, lui aussi, il avait ri! La Bellinde fut la seule qui tint son sérieux, et le marquis lui en sut gré.

—Cet enfant est bien espiègle, dit-il le soir à Adamas, et tout ce qu'il fait marque un esprit badin et fort plaisant. Il ne faudrait pourtant pas le trop gâter, Adamas!

Le lendemain, autre affaire: un des flacons de carmin de la toilette se trouva cassé, et la belle toilette de guipure tachée. On accusa Fleurial; mais ces mêmes taches furent signalées sur le pourpoint blanc de Mario, qui s'en étonna et se défendit d'avoir seulement approché de la toilette.

—Je vous crois, mon fils, dit le marquis en soupirant. Si je vous jugeais capable de mentir, je serais trop chagriné.

Mais, le jour suivant, on trouva les mixtures mélangées, le rouge avec le noir et le noir avec le blanc.

—Ouais! dit le marquis, cette diablerie continue! En sera-t-il comme des pauvres nez de mes statues?

Il examina Mario sans rien dire; Mario avait du noir aux manchettes de sa chemise. C'était peut-être de l'encre; mais le marquis avait horreur des taches, et le pria d'aller changer de linge.

—Adamas, dit-il à son confident, cet enfant est espiègle, c'est fort bien fait; mais, s'il est menteur et abuse de la foi que j'ai en sa parole, voici qui me causera de grosses peines, mon ami! Je le croyais d'une essence supérieure; mais Dieu ne veut pas que j'en sois trop fier. Il laisse le diable faire de lui un enfant comme les autres.

Adamas prit le parti de Mario, qui venait de rentrer dans le boudoir voisin.

En ce moment, on entendit Bellinde qui discutait vivement avec l'enfant. Il la tirait par sa jupe, et elle se défendait en disant qu'il prenait avec elle des privautés au-dessus de son âge.

Le marquis se leva, indigné.

—Libertin? s'écria-t-il désespéré; déjà libertin?

Le pauvre Mario accourut tout en larmes.

—Père, dit-il en se jetant dans ses bras, cette fille est méchante. Je la voulais amener à toi pour te faire voir à toi-même ce qu'elle a aux mains. Elle touche mon rabat en me disant qu'il est taché, et c'est elle qui y met ces taches; c'est elle qui veut te causer de la peine et t'empêcher de m'aimer. Elle profite des sottises que je fais pour m'en mettre d'autres plus vilaines sur le dos. Père, cette femme-là ne vaut rien; elle me fait passer pour menteur, et, si tu la crois...

—Non, non, mon fils, je ne la crois point! s'écria le marquis.—Adamas!...

Mais Adamas n'était plus là; il avait couru après la Bellinde; il la saisit sur l'escalier, voulut la ramener de force, et reçut pour sa peine un beau soufflet qui lui fit lâcher prise.

Au bruit de cette escarmouche, le marquis s'élança aussi sur l'escalier. Le soufflet avait été rude; le pauvre Adamas, tout étourdi, se tenait la joue.

—Cette coquine a donc joué des griffes? dit-il, je me sens la figure... Eh! non, monsieur, s'écria-t-il tout à coup joyeux, ce n'est point du sang! Voyez! c'est du beau rouge de vos flacons! C'est la pièce de conviction! Oh! oui-dà! voici une affaire tirée au clair. À présent j'espère que vous ne douterez plus de la malice de cette fille rousse!

—Monsieur le comte, dit le marquis à son enfant avec une gravité admirable, je confesse avoir, par deux fois, douté de votre parole. Si je n'étais votre meilleur ami, vous auriez à m'en demander raison; mais j'espère que vous voudrez bien accepter les excuses de votre père.

Mario lui sauta au cou, et, le soir même, Bellinde, payée et congédiée sans explication, quitta l'oasis de Briantes et son beau nom de bergère pour rentrer dans les réalités de la vie sous son nom véritable de Guillette Carcat, en attendant qu'elle en prît un plus sonore et plus mythologique, comme on le verra par la suite.

Pendant que ces événements tragiques s'effaçaient de la mémoire de nos personnages, M. Poulain ne s'endormait pas dans son zèle.

On était au 18 ou 19 décembre, et l'abbé, le nez et les pieds froids, mais la tête échauffée par l'espoir d'un succès longtemps tiraillé, arrivait à Saint-Amand, jolie ville du Berry, située dans une fraîche vallée, entre deux rivières, et que dominait le gigantesque et merveilleux château de Montrond, résidence du prince de Condé.

L'abbé descendit de cheval au couvent des capucins, dont le vaste enclos, coupé en croix, s'abritait sous la protection du manoir princier. Il évita de voir le prieur, dont il redoutait l'obligeance et les bons offices; il voulait faire sa besogne lui-même et son chemin tout seul.

Il se contenta d'accepter d'un des religieux, son parent, un frugal repas, secoua le givre dont il était couvert, et se présenta à un des guichets du château en montrant un laissez-passer en bonne forme.

«Grâce aux travaux de Sully et surtout aux embellissements de M. le Prince,» qui avait acheté cette résidence au ministre disgracié, «le château de Montrond, qui eut plus tard tant d'importance dans les événements de la Fronde, était devenu un lieu de délices, en même temps qu'une forteresse imprenable. Son enceinte avait plus d'une lieue de tour: elle comprenait de nombreuses constructions, un vaste et magnifique château à trois étages, une grosse tour ou donjon de cent vingt pieds de haut, dont les murs étaient crénelés, et qui se terminait par une plate-forme au sommet de laquelle on voyait une statue de Mercure[18]

«Quant aux fortifications, elles étoient en si grande quantité, disposées comme en amphithéâtre et par étages, qu'un homme qui les avait étudiées et observées depuis longtemps, à peine les pouvait-ils comprendre[19]

C'est dans ce labyrinthe de pierre, dans cet arcane significatif, dans ce repaire de grand vassal, que résidait Henri de Bourbon, deuxième du nom, prince de Condé, lequel, après trois ans de captivité pour rébellion à la couronne, venait de se réconcilier avec la cour et de rentrer dans son gouvernement de Berry.

Il joignait à cette charge celles de lieutenant-général, de bailli de la province et de capitaine de la grosse tour de Bourges: c'est-à-dire qu'il avait le pouvoir politique, civil et militaire de tout le centre de la France, puisqu'il jouissait des mêmes droits et charges pour la province de Bourbonnais.

Ajoutez à ce pouvoir une fortune immense, augmentée des sommes que chaque rébellion des Condés coûtait, sous forme d'indemnité, à la couronne, c'est-à-dire à la France; de l'achat à peu près forcé des terres et châteaux splendides que Sully possédait en Berry, et qu'il fallait céder à M. le Prince à grand'perte, en raison de la dureté des temps et des malheuretez du pays; de la sécularisation, c'est-à-dire la suppression, au profit du prince, des plus riches abbayes de la province (entre autres celle de Déols); des présents imposés par l'usage, la flatterie ou la poltronnerie à la grosse bourgeoisie des villes; des lourds bassins d'or et d'argent pleins de moutons du Berry en belle monnaie d'or et d'argent; des carrosses d'azur, sculptés et ornés de satyres d'argent; traînés de six beaux chevaux harnachés de cuir de Russie rehaussé d'argent; des impôts, pressurages et vexations de toutes sortes sur le petit monde: argent sous tous les noms, sous toutes les formes, sous tous les prétextes tel était le seul mobile, la seul but, la seule grandeur, la seule joie et le seul génie de Henri, petit-fils du grand Condé de la Réforme et père du grand Condé de la Fronde.

Deux grands Condés bien ambitieux et bien coupables aussi envers la France, on le sait! mais capables aussi de lui rendre de grands services contre l'étranger, quand leur intérêt personnel ne les en détournait pas. Hélas! c'est là l'affreux xviie siècle. Mais ils avaient de la bravoure, de la grandeur, de l'héroïsme quand même; et celui qui joue un rôle dans notre récit n'était qu'avare, rusé, prudent, et l'on dit même quelque chose de pis.

Sa naissance avait été tragique, et sa jeunesse malheureuse.

Il avait reçu le jour en prison, d'une veuve accusée d'avoir empoisonné son mari[20]. Marié lui-même fort jeune à la belle Charlotte de Montmorency, fille du connétable, il avait eu pour rival le trop vert et trop vieux galant Henri IV. La jeune princesse avait été coquette. Le prince avait enlevé sa femme. On accusa le roi de vouloir faire la guerre à la Belgique pour lui avoir donné asile. Le fait était à la fois vrai et faux: le roi était follement amoureux; mais Condé, en feignant une jalousie dont il était incapable, exploitait la passion du roi au profit de son ambition, et forçait le roi à sévir contre un rebelle.

Malheureux en famille, en guerre et en politique, M. le Prince se consola de tout par l'amour des richesses, et, quand vint le terrible ministère de Richelieu, il vécut fort tranquille, riche et sans honneur, dans sa bonne ville de Bourges et dans son beau château de Saint-Amand-Montrond.

Mais, à l'époque où notre recteur Poulain, après six semaines de démarches et d'intrigues vint à bout d'être introduit en sa présence, M. le Prince n'avait pas renoncé à toute ambition politique, et il devait encore jouer son rôle de vautour dans l'agonie du parti calviniste et dans celle du pouvoir royal, espérant s'élever sur les ruines de l'un et l'autre.

Le recteur croyait bien savoir à quel homme il avait affaire. Il le jugeait sur la réputation de bon prince qu'il s'était faite à Bourges: familier, vulgaire, parlant à toutes gens sans morgue, jouant avec les écoliers de la ville et les trichant volontiers, aimant bien les cadeaux, commère, très-serré, assez fantasque, excessivement dévot.

Le prince était bien tout cela; mais il était tout cela beaucoup plus qu'on ne le savait encore. L'histoire prétend qu'il aimait beaucoup trop la société des écoliers. Il trichait par avarice et non par simple amusement; il ne faisait pas comme Henri IV, qui rendait l'argent. Il aimait les cadeaux avec passion; il était commère par envie et méchanceté; il était avare jusqu'à la fureur, fantasque jusqu'à la superstition, dévot jusqu'à l'athéisme.

Lenet, dans son panégyrique, dit de lui très-ingénument, ou plutôt très-malicieusement:

«Il entendoit la religion et sçavoit en tirer avantage, connoissoit les replis du cœur humain autant qu'homme que j'aie connu, et jugeoit en un moment par quel intérêt on agissoit en toutes sortes de rencontres. Il sçavoit se précautionner contre l'artifice des hommes sans le faire connoître. Il aimoit à profiter. Il a peu entrepris d'affaires qu'il n'ait fait réussir, en temporisant, quand il ne pouvoit en venir à bout d'autre sorte. Il sçavait éviter les occasions de rien perdre de ce qui lui étoit dû et profiter de celles qui pouvoient l'augmenter en quelque chose... Enfin,—dit plaisamment pour conclure le bon Lenet,—il m'a semblé un grand homme et fort extraordinaire.»

Soit!

Quant au portrait physique du prince, voici comment une plus illustre plume que celle de Lenet le définit dans une lettre particulière:

«Une figure agréable au premier abord; tête allongée, assez régulière; rien de la puissance ni de la bizarrerie des traits de son fils, le grand Condé; les yeux riants; assez de grâce dans ce visage bien encadré par la longue chevelure; les moustaches relevées, l'épaisse et longue royale. De l'incertitude dans les plans du front, qui est moyen, avec les régions supérieures assez développées; de la mollesse dans les joues. Ce regard souriant est de ceux sous lesquels on sent, avec quelque attention, le manque de dignité et de sérieuse croyance, une petite personnalité égoïste et beaucoup d'indifférence.

»Mais c'est là la seconde impression; la première est assez agréable.

»Le meilleur de ses portraits gravés porte la devise Semper prudentia[21]

La statue de Mercure, le dieu des filous, plantée sur le haut de son donjon, en dit encore davantage.

XLI

M. Poulain, sans être un physionomiste voyant de haut, avait assez de finesse, mais il ne fut d'abord frappé que de l'agrément de la physionomie du prince.

Celui-ci le reçut tête à tête dans son cabinet et le fit asseoir. Il témoignait de grands égards à la moindre soutane.

—Monsieur l'abbé, lui dit-il, me voici prêt à vous entendre. Excusez-moi si de grandes occupations m'ont obligé de vous faire attendre longtemps ce rendez-vous. Vous savez que j'ai dû aller à Paris chercher M. le duc d'Enghien; il m'a fallu ensuite lui trouver une autre nourrice, celle que madame sa mère lui avait choisie ayant autant de lait qu'une pierre, et puis... Mais parlons de vous qui me semblez un homme de volonté. La volonté est une belle chose; mais je m'étonne de vous voir si entêté de vous adresser à moi pour une si petite affaire. Votre hobereau de... Comment appelez-vous l'endroit?

—Briantes, répondit respectueusement le recteur.

Le prince le regarda en dessous et vit, sous son humilité, une certaine assurance qui l'inquiéta.

C'est le propre des grands esprits d'aimer à pénétrer et à utiliser les forces qu'ils rencontrent. Le prince était trop méfiant pour ne pas être craintif. Son premier mouvement n'était pas tant de se servir des gens que de s'en préserver.

Il affecta l'indifférence.

—Eh bien, dit-il, votre hobereau de Briantes a tué dans un combat singulier, ou, pour mieux dire, dans un singulier combat et d'une façon suspecte, un certain... Comment appelez-vous ce mort?

—Sciarra d'Alvimar.

—Ah! oui, je le sais! Je me suis enquis: c'était un homme de rien et qui lui-même se battait peu loyalement. Ces gentillâtres ont dû se trouver à deux de jeu: que vous importe, après tout?

—J'aime mon devoir, répondit le recteur, et mon devoir me commandait de ne pas laisser un crime impuni. M. Sciarra était un bon catholique, M. de Bois-Doré est un huguenot.

—N'a-t-il point abjuré?

—Où et quand, monseigneur?

—Je ne m'en soucie pas. Il est vieux, il est garçon. Il mourra bientôt de sa belle mort. Morte la bête, mort le venin! Je ne vois point qu'il y ait tant à s'occuper de lui.

—Alors Votre Altesse refuse de faire poursuivre cette affaire?

—Poursuivez-la vous-même, monsieur l'abbé. Je ne vous en empêche. Adressez-vous à qui de droit. Ceci est du ressort de la magistrature; je ne m'occupe pas des délits des petits: je n'en finirais point.

M. Poulain se leva, salua profondément et gagna la porte.

Il était humilié et offensé.

—Hé! attendez, monsieur l'abbé, lui dit le prince, qui voulait le pénétrer sans en avoir l'air; si je ne m'intéresse point à votre M. d'Alvimar, si fait bien m'intéressé-je à vous qui tournez fort bien vos lettres, donnez de fort bons renseignements et me paraissez homme d'esprit et de vertu. Voyons, parlez-moi franchement. Peut-être vous puis-je servir en quelque chose. Dites pour quelle raison vous avez souhaité de me voir, au lieu de vous adresser à vos supérieurs naturels, messieurs du clergé?

—Monseigneur, répondit le recteur, une telle affaire n'étant point du ressort de l'Église...

—Quelle affaire?

—L'assassinat de M. d'Alvimar, je n'ai point d'autre souci. Votre Altesse me fait l'injure de croire que je me suis servi de ce fait comme d'un prétexte pour parvenir auprès d'elle, afin de pouvoir lui adresser quelque requête personnelle; il n'en est point ainsi. Je ne suis mû que par le déplaisir dont tout sincère catholique est saisi en voyant les prétendus recommencer, en ce pays, leurs larcins et massacres.

—Vous ne m'aviez point parlé de larcin, reprit le prince. Ce d'Alvimar avait-il quelque bien qu'on lui ait dérobé?

—Je l'ignore, et ce n'est point là ce que je veux dire... J'ai eu l'honneur d'écrire à M. le Prince que ce Bois-Doré s'était enrichi du pillage des églises.

—Il est vrai, je me le rappelle, dit le prince. Ne m'avez-vous point donné à entendre qu'il avait, en sa gentilhommière, une manière de trésor caché?

—J'ai donné à monseigneur des détails précis et fidèles. Une partie des richesses de l'abbaye de Fontgombaud est encore là.

—Et votre avis serait qu'on lui fît rendre gorge? Ce serait malaisé, à moins d'y employer des gens de loi, et les lenteurs de la justice permettraient au vieux sournois de faire disparaître le corps du délit. Ne le pensez-vous point?

—Peut-être, répondit l'abbé, M. d'Aloigny de Rochefort, que Votre Altesse a constitué abbé fiduciaire de Fontgombaud, saurait-il prendra des mesures...

—Non, dit le prince avec un peu de vivacité, je vous défends... je vous prie de ne lui en rien faire savoir. On m'a assez blâmé des faveurs dont j'ai récompensé les bons services de M. de Rochefort; on ne manquerait point de dire que j'enrichis mes créatures des dépouilles des vaincus. On reproche d'ailleurs à Rochefort d'être avide, et, de vrai, il l'est peut-être un peu. Je ne répondrais point qu'il confisquât ces choses au profit du culte.

—J'ai touché juste, pensa le recteur: le trésor fait dresser l'oreille. Il faudra bien que monseigneur soit mon obligé.

Le prince vit la satisfaction intérieure et légèrement dédaigneuse de son interlocuteur. Le recteur n'était pas altéré d'argent et de pierreries. Il l'était de crédit et de pouvoir. Condé le comprit et s'observa davantage.

—D'ailleurs, ajouta-t-il, il serait fâcheux de faire du bruit pour peu de chose. Ce trésor, contenu dans quelque vieux coffre en un grenier de campagne, ne vaut pas, je pense, la peine que l'on s'y donnerait.

—Ce trésor est pourtant une source vive où s'alimente le luxe du vieux marquis.

—Il y a longtemps qu'il y puise, reprit le prince; il doit être à sec! Je l'ai quelque peu connu, votre hobereau; c'est un marquis pour rire, de la façon du roi de Navarre. Il était admis dans l'intimité de mon bon oncle!

Condé ne parlait jamais de Henri IV qu'avec une ironie pleine d'aversion. M. Poulain remarqua l'amertume de son accent, et sourit de manière à satisfaire le prince.

—Le marquisat de Bois-Doré est, dit-il, une plaisanterie que ce vieillard prend au sérieux, prétendant imposer à tous sa sotte passion pour le feu roi.

—Le feu roi avait du bon, reprit Condé, qui trouva que le recteur allait trop loin, et cette vieille créature dont nous parlons n'était point une de ses plus méchantes bêtes. Il mangeait tout son bien en parures ridicules; il doit ne plus rien avoir. Il ne va plus à Paris, il ne paraît jamais à Bourges, il vit dans un trou. Il a un vieux carrosse du temps de la Ligue et un castel où je serais embarrassé de loger mes chiens. Il s'est fait faire des jardins où les statues sont en plâtre; tout cela sent la médiocrité.

—Voilà, se dit le recteur, des détails que je n'ai point donnés à monseigneur. Il s'est informé, il a mordu à l'appât.—Il est vrai, dit-il tout haut, que notre homme n'est qu'un petit noble de campagne. On lui connaît, en biens, environ vingt-cinq mille écus de revenu, et l'on s'étonne avec raison qu'il en dépense soixante mille sans faire de dettes et sans sortir de chez lui.

—Ce serait donc l'abbaye de Fontgombaud qui durerait toujours? dit le prince en souriant. Mais d'où savez-vous, monsieur l'abbé, que cette corne d'abondance existe au manoir de Briantes?

—Je le sais d'une fille fort pieuse qui a vu là des reliquaires et des ornements de chapelle d'un grand prix. Un certain lit d'enfant, tout en ivoire fouillé et sculpté, est un chef-d'œuvre provenant d'un dais...

—Bah! bah! dit le prince, quelque vieillerie! Nous nous en occuperons si vous y tenez, pour l'honneur et le bien de l'Église, monsieur l'abbé; mais ce n'est point une affaire qui presse grandement. Il me faut vous quitter; mois je voudrais auparavant savoir si je ne puis vous obliger en quelque chose. Votre archevêque est fort de mes amis: c'est moi qui l'ai fait nommer. Souhaitez-vous une meilleure cure? Je lui pourrai parler de vous.

—Je ne souhaite rien des avantages de ce monde, répondit le recteur en se retirant. Je me trouve bien là où je puis faire mon salut et prier pour le bonheur de Votre Altesse.

—C'est-à-dire, pensa le prince dès qu'il fut seul, que les coffres de Bois-Doré sont encore pleins; autrement, cet ambitieux m'eût demandé d'abord sa récompense. Il sait que je serai content et me demandera plus que je lui ai offert. Nous verrons bien.

Et le prince donna ses ordres.

Le soir de ce même jour, les hôtes de Briantes venaient de se souhaiter mutuellement une bonne nuit et on allait se séparer, lorsque Aristandre, qui était le gardien de la porte, envoya dire qu'un gentilhomme et sa suite demandaient asile pour un repos d'une couple d'heures. Il pleuvait, et la nuit était sombre.

Le marquis se fit éclairer, et, enveloppé de son manteau, alla lui-même faire lever la herse.

—Nous sommes... lui dit une voix inconnue.

—Entrez, entrez, messieurs, répondit le marquis, esclave des lois d'une chevaleresque hospitalité; venez vous mettre à couvert. Vous direz vos noms, si bon vous semble, quand vous serez reposés.

Les cavaliers entrèrent: ils étaient deux ou trois en tête, parmi lesquels celui qui paraissait commander aux autres fit mine de vouloir mettre pied à terre. Bois-Doré l'empêcha, vu que le pavé était fort mouillé.

Il marcha devant avec Adamas, qui portait la torche, et rentra dans le préau, suivi de son hôte, sans remarquer une suite de vingt hommes armés qui, ayant défilé sur le pont un à un, entrèrent tous dans le préau après leur maître, tandis que celui-ci montait l'escalier du manoir avec le châtelain.

Cette grosse escorte étonna Aristandre, lequel, chargé de la réception des valets et de l'ouverture des écuries, vint leur faire ses offres de service. Mais ils refusèrent de débrider et restèrent avec leurs chevaux partie autour d'un feu qu'on leur alluma dans le préau, partie sur le seuil même du logis.

Lorsque le marquis fut dans son salon avec l'inconnu, il vit un homme d'une trentaine d'années, assez mal mis et d'une taille médiocre. Le visage était très-ombragé par le chapeau rabattu en clabaud et les plumes mouillées qui lui pendaient de tous côtés. Peu à peu il entrevit cette figure sans la reconnaître, ou du moins sans pouvoir se rappeler où il l'avait rencontrée.

—Vous paraissez ne me point remémorer? lui dit l'inconnu. Il est vrai que nous nous sommes vus il y a fort longtemps, et que, tous deux, nous avons beaucoup changé.

Le marquis se frappa naïvement le front, demandant pardon de son manque de mémoire.

—Je ne m'amuserai point à vous faire chercher, reprit le voyageur. On m'appelle Lenet. J'étais presque un adolescent, quand je vous vis à Paris, chez la marquise de Rambouillet, et peut-être même ne fîtes-vous point attention à un aussi petit personnage comme j'étais alors. Je ne suis encore que conseiller, en attendant mieux.

—Vous méritez d'être tout ce que vous pouvez souhaiter, répondit Bois-Doré gracieusement. Mais du diable, disait-il en lui-même, si j'ai souvenir du nom de Lenet, et si je sais à quel homme je parle, bien que son air me rappelle mille choses confuses.

—Ne faites rien pour moi, reprit M. Lenet en voyant qu'il donnait des ordres pour son souper. Je dois me rendre en un château où je suis attendu. J'ai été retardé par les mauvais chemins, et vous prie d'excuser l'heure à laquelle je viens chez vous. Mais j'avais pour vous une commission assez délicate dont il faut que je m'acquitte.

Lauriane et Mario, qui se tenaient dans le boudoir, entendant qu'il s'agissait d'affaires, se levèrent pour traverser le salon et se retirer.

—Ce sont là vos enfants, monsieur de Bois-Doré? dit la voyageur en leur rendant le salut qu'ils firent en passant devant lui. Je vous avais toujours cru garçon. Êtes-vous marié ou veuf?

—Ni l'un ni l'autre, répondit le marquis, et pourtant je suis père. Voici mon neveu, qui est mon fils d'adoption.

—Et voici ce dont il s'agit, reprit le conseiller d'un air bénin et d'un ton caressant, lorsque les enfants furent sortis. Je suis chargé par M. le Prince, qui est votre seigneur et le mien, et à qui de père en fils ma famille est fort attachée, d'éclaircir une affaire assez fâcheuse qui vous concerne. J'irai droit au fait. Vous avez fait disparaître un certain M. Sciarra d'Alvimar, qui fut votre hôte comme je le suis, avec cette différence qu'il n'avait point de monde avec lui, comme j'en ai pour protéger ma personne et mon mandat; car je dois bien vous faire assavoir que, sous cette fenêtre, sont vingt hommes bien armés, et dans votre bourg, vingt autres tout prêts à leur venir en aide, si vous ne receviez pas comme il convient l'envoyé du gouverneur et grand-bailli de la province.

—Cet avertissement est superflu, monsieur Lenet, répondit Bois-Doré avec beaucoup de calme et de politesse; fussiez-vous venu seul en ma maison, vous y seriez d'autant plus en sûreté. Il suffirait que vous fussiez mon hôte, et, à plus forte raison, êtes-vous à couvert sous le mandat de M. le Prince, auquel je ne prétends nullement faire rébellion. Dois-je vous suivre pour lui rendre compte de ma conduite? Me voilà tout prêt, et sans trouble, comme vous voyez.

—Il n'est pas nécessaire, monsieur de Bois-Doré. J'ai pleins pouvoirs pour vous interroger et disposer de vous, selon que je vous trouverai innocent ou coupable... Veuillez me dire ce que M. d'Alvimar est devenu?

—Je l'ai tué en franc duel, répondit le marquis avec assurance.

—Mais sans témoins? reprit le conseiller avec un sourire d'ironie.

—Il en avait un, monsieur, et des plus honorables. Si vous voulez entendre le récit...

—Sera-ce bien long? dit le conseiller, qui paraissait préoccupé.

—Non, monsieur, répondit le marquis: bien qu'il me semble avoir le droit de m'expliquer en une affaire où il va pour moi de l'honneur et de la vie, je vous prendrai le moins de temps possible.

XLII

Bois-Doré raconta succinctement toute l'histoire et montra les preuves.

Le conseiller paraissait toujours impatient et distrait.

Cependant son attention parut se fixer sur un point. C'est lorsqu'il entendit le récit des prédictions de La Flèche à la Motte-Seuilly.

Bois-Doré, ayant à produire le cachet de son frère comme une dernière preuve de son identité avec la victime de d'Alvimar, crut devoir mentionner cette circonstance; mais, avant qu'il eût eu le temps d'expliquer précisément le peu de sorcellerie de maître La Flèche, il fut interrompu par le conseiller.

—Attendez, dit celui-ci, je me souviens d'une accusation dont j'oubliais de vous parler. On vous soupçonne d'être adonné à la magie, monsieur de Bois-Doré! Et, sur ce chef, je vous absous d'avance, car je ne crois pas à l'art des devins et n'y vois qu'un amusement d'esprit. Voulez-vous bien me dire si le hasard fit que ces bohémiens vous prédirent quelque chose de vrai?

—Leur prédiction fut de tous points réalisée, monsieur Lenet! Ils m'annoncèrent qu'avant trois jours je serais père et vengé. Ils annoncèrent à l'assassin de mon frère qu'avant trois jours il serait puni, et ces choses arrivèrent comme ils l'avaient dit; mais...

—Et dites-moi où sont ces bohémiens?

—Je l'ignore. Je ne les ai point revus. Mais il me reste à vous dire...

—Non. C'est assez, dit M. Lenet sans se départir de son ton doucereux et de son air riant; la cause est entendue. Je vous crois innocent; mais vous fûtes mal avisé de cacher le fait. Les soupçons ne seront point aisés à effacer; on se demandera, comme moi, pourquoi, au lieu de publier le châtiment de l'assassin de votre frère comme une chose qui vous faisait honneur, vous l'avez celé comme vous eussiez fait d'un guet-apens. Je ne pourrai point faire entendre à M. le Prince...

Ici, Bois-Doré fut tenté d'interrompre le conseiller par un mouvement d'indignation; car il devenait évident pour lui que cet homme, après avoir annoncé ses pleins pouvoirs, afin de le faire parler, feignait de ne pouvoir l'absoudre lui-même, afin de lui vendre son appui.

—Je conviens, dit-il, qu'en cachant la mort de d'Alvimar, j'ai suivi un mauvais conseil et fort contraire à mon propre avis. On m'a représenté que M. le Prince était grand catholique, et que j'étais accusé d'hérésie...

—Et la chose est vraie, mon pauvre monsieur. Vous passez pour un grand hérétique, et je ne vous cache point que M. le Prince est mal disposé pour vous.

—Mais vous, monsieur, qui me semblez moins rigoureux en vos idées, et qui me marquez avoir pris confiance en mes paroles, ne puis-je point compter que vous plaiderez ma cause et rendrez bon témoignage de moi?

—J'y ferai mon possible, mais je ne vous réponds de rien, quant au prince.

—Que dois-je donc faire pour me le rendre favorable? dit le marquis, résolu à connaître les conditions du marché.

—Je ne sais! répondit le conseiller. On lui a dit que vous aviez chez vous un Italien... un hérétique de la pire espèce, qui pourrait bien, à ce qu'il semble, être un certain Lucilio Giovellino, condamné à Rome comme partisan des doctrines infâmes de Giordano Bruno.

Le marquis pâlit: il était resté calme devant son propre péril; celui de son ami l'effraya.

—Vous en convenez? dit le conseiller d'un ton léger. Quant à moi, je trouve ce malheureux assez puni et ne lui veux d'autre mal que celui qu'on lui a infligé. Vous pouvez tout me dire. J'essayerai de détourner les soupçons du prince.

—Monsieur Lenet, répondit Bois-Doré obéissant à une soudaine inspiration, l'homme dont vous parlez n'est point un hérétique, c'est un astrologue de la plus haute science. Il n'a recours à aucune magie et lit dans les constellations les destinées humaines avec une si grande habileté que les événements de la vie semblent se soumettre à des décisions écrites dans les cieux. Il n'y a rien dans ses opérations qui ne soit d'un honnête homme et d'un bon chrétien, et vous savez aussi bien que moi que M. le Prince, qui est le plus orthodoxe catholique du royaume, consulta assidûment les astrologues, ainsi que l'ont fait, de tout temps, les personnages les plus illustres, voire les têtes couronnées.

—Je ne sais où vous prenez ce que vous dites, monsieur, répondit la conseiller en levant les épaules; j'ai vécu et je vis dans l'intimité du prince, et ne l'ai jamais vu s'adonner à ces pratiques.

—Et pourtant, monsieur, reprit le marquis avec assurance, j'ai la certitude qu'il ne blâmerait en rien celles de mon ami, et je vous prie de lui dire que, s'il veut éprouver son savoir, il en sera fort satisfait.

—Le prince rira de votre confiance; mais je ne refuse point de lui en parler. Songeons au plus pressé, qui est de vous tirer d'affaire. Je ne vous cache point qu'il m'est commandé de faire une perquisition en votre logis.

—Une perquisition? dit le marquis stupéfait; et à quelles fins, monsieur, une perquisition?

—À seules fins de vérifier précisément si vous n'avez point chez vous des livres et instruments de cabale; car vous êtes accusé de pratiquer la magie, non point tant par l'amusement du calcul des nombres et de l'observation des astres, que par des accointements suspects et une sorte de culte rendu à l'esprit du mal.

—Vraiment, monsieur le conseiller, vous me gardiez ceci pour la bonne bouche! Est-ce tout ce dont je suis accusé, et ne me faudra-t-il point défendre de quelque chose de pis?

—Ne vous en prenez point à moi, dit le conseiller en se levant. Je ne crois pas à de telles noirceurs de votre part; c'est pourquoi je vous engage à me montrer en détail votre maison, afin que je puisse dire et jurer n'y avoir rien trouvé qui ne soit honnête et convenable. Songez que je vous peux forcer à m'obéir; mais, voulant agir civilement avec vous, je vous prie de prendre un flambeau et m'éclairer vous-même, sans appeler aucun de vos gens, car je me verrai forcé d'appeler tous les miens, et j'ai l'intention de n'en mener avec moi que cinq ou six, lesquels sont à la porte de cette chambre.

Un rayon de lumière traversa l'esprit du marquis; c'était à son trésor qu'on en voulait.

Il en prit son parti sur-le-champ. Bien qu'il aimât tous ces jouets luxueux qu'il considérait comme des trophées légitimes et d'agréables souvenirs de ses vieux exploits, il n'y tenait point en avare, et, quelque regret qu'il dût éprouver de ne pouvoir les faire servir plus longtemps au luxe de son cher Mario, il n'hésita point entre ce sacrifice et le salut de Lucilio, dont il était beaucoup plus inquiet que du sien propre.

—Qu'il soit fait comme vous voulez, monsieur! dit-il avec un magnanime sourire. Par où voulez-vous commencer?

Le conseiller fit, de l'œil, le tour du salon.

—Vous avez là, dit-il avec aisance, force choses galantes et riches; mais je n'y vois rien de blâmable, et je sais que ce n'est pas dans des salles ouvertes à tout venant que vous cacheriez vos diableries. On m'a parlé d'une chambre fermée que vous appelez votre magasin, et où vous n'admettez pas tout le monde. C'est là que je souhaite aller, et que vous devez me conduire sans résistance ni tromperie; car, outre que j'ai le plan de votre maison, qui n'est pas grande, j'ai le moyen d'y tout bouleverser, et je serais marri d'avoir à me porter à cette extrémité.

—Ce ne sera pas nécessaire, répondit le marquis en prenant un flambeau; me voilà prêt à vous satisfaire. Ah! pourtant, ajouta-t-il en s'arrêtant, je n'ai point les clefs de cette chambre, et ne saurais vous y faire entrer sans l'assistance de mon vieux domestique. Vous plaît-il que je l'appelle?

—Je le ferai venir, dit le conseiller en ouvrant la porte.

Et s'adressant à ses gens, qui se tenaient sur le palier:

—Qu'un de vous, leur dit-il, obéisse à M. de Bois-Doré.—Donnez vos ordres, marquis. Comment se nomme votre valet?

Le marquis, voyant qu'il était gardé à vue et entièrement au pouvoir de son hôte, se résigna, et, ne montrant aucun dépit inutile, il allait nommer Adamas, lorsqu'il vit la figure de celui-ci apparaître derrière celles des piquiers qui gardaient la porte.

—Adamas, lui dit-il, apportez-moi les clefs du magasin.

—Oui, monsieur, répondit Adamas, je les ai sur moi; les voici; mais...

—Entrez, dit le conseiller à Adamas.

Et, dès que celui-ci eut obéi, il ajouta:

—Donnes-moi les clefs, et restez en cette chambre.

Adamas paraissait bouleversé. Il fouilla dans la poche de son justaucorps, et, en proie à une préoccupation surprenante, il répondit au conseiller:

Oui, sire.

À ce mot, le conseiller, saisi comme d'un vertige et quittant son air badin, bondit par la chambre et poussa vivement la porte qui était restée ouverte entre lui et ses gens.

—À qui croyez-vous parler? s'écria-t-il, et pourquoi m'appelez-vous ainsi?

Adamas resta comme étourdi, et son trouble était bizarre au dernier point.

Le marquis avait vu trop souvent le roi dans son enfance et les portraits qu'on en avait faits depuis, pour croire un seul instant que le personnage qui était devant lui fût le jeune Louis XIII. Il pensa que son pauvre Adamas était en proie à un accès de folie.

—Répondez donc! reprit le conseiller avec impatience. Pourquoi me traitez-vous de Majesté?

—Je ne sais pas, monsieur, répondit le rusé Adamas. Je ne sais ce que je dis, ni où je suis. J'ai la tête à l'envers, d'une étonnante nouvelle que je viens d'apprendre, et que je vous demande la permission de dire à mon maître.

—Dites! parlez! allons! s'écria le conseiller d'un ton d'autorité extraordinaire.

—Eh bien, mon maître, dit Adamas en s'adressant au marquis, sans paraître remarquer l'agitation du conseiller, apprenez que le roi est mort!

—Le roi est mort? s'écria de nouveau M. Lenet en s'élançant encore vers la porte, comme pour sortir sans dire adieu à personne.

Mais il s'arrêta, saisi de méfiance.

—D'où tenez-vous cette nouvelle? dit-il en examinant Adamas avec des yeux ardents.

—Je la tiens des arrêts de la destinée... Je la tiens du ciel même, dit Adamas d'un air inspiré.

—Que veut dire cet homme? reprit M. Lenet. Qu'il s'explique, monsieur de Bois-Doré; je le veux, entendez-vous? et, si c'est une fausse nouvelle qu'il me donne, malheur à lui comme à vous!

—Vraie ou fausse, monsieur, répondit le marquis attentif à l'émotion de son hôte, la nouvelle me surprend et me trouble autant que vous-même. Explique-toi, Adamas; d'où sais-tu que le roi est mort?

—Je le sais par l'astrologue, monsieur! Il m'a montré les chiffres, et je les connais. J'ai vu, j'ai compris, j'ai lu clairement que le personnage le plus puissant de l'État venait de mourir.

—Le personnage le plus puissant de l'État!... dit le conseiller pensif: ce n'est peut-être pas le roi!

—Vous avez raison, monsieur, fit Adamas d'un air ingénu; c'est peut-être M. le connétable. Je ne connais pas assez les signes... J'ai pu me tromper;... mais, enfin, c'est le roi ou M. de Luynes: j'en réponds sur ma vie!

—Où est cet astrologue? dit vivement le conseiller; qu'il vienne ici, je veux le voir!

—Oui, sire! répondit Adamas, encore troublé et affairé, en courant vers la porte.

—Attendez, dit Lenet en l'arrêtant. Je veux savoir pourquoi vous m'appelez ainsi. Dites-le, ou je vous casse la tête!

—Ne cassez rien, monsieur! reprit Adamas; je ne l'ai pas, ma tête; ne le voyez-vous point? Ce mot me vient sur les lèvres je ne sais comment; aussi vrai que Dieu est au ciel, c'est la première fois que je vois votre figure. Dois-je quérir l'astrologue?

—Oui, courez! et gare à vous tous, s'il y a ici un leurre ou un piége! je mets le feu à votre taudis!

Bois-Doré ne pouvait que protester de sa parfaite ignorance des faits. Il ne comprenait rien du tout à la conduite d'Adamas, et il en était même fort inquiet.

Il voyait bien que le fidèle serviteur avait entendu la conversation qu'il venait d'avoir avec le conseiller, et qu'il se servait, pour sauver Lucilio, du moyen imaginé par lui de le faire passer pour astrologue, sachant, comme tout le monde, le respect que le prince de Condé avait pour la prétendue science des devins. Mais le grave Lucilio se prêterait-il à cette ruse? Saurait-il jouer son rôle?

—Enfin, pensait Bois-Doré, comptons sur la Providence et sur le génie d'Adamas! Il ne s'agit que de faire sortir d'ici l'ennemi, sans qu'il s'empare de la personne de mon ami et de la mienne; nous aviserons ensuite à notre sûreté.

XLIII

Au bout de peu d'instants, Lucilio parut avec Adamas.

Il était calme et souriant comme à l'ordinaire. Il salua légèrement le conseiller, profondément le marquis, et présenta à celui-ci un papier chargé d'hiéroglyphes.

—Hélas! mon ami, dit Bois-Doré, je n'y connais rien.

—Parlez! cria Lenet au muet, qui lui fit signe que cela lui était impossible. Écrivez, au moins!

Lucilio s'assit et écrivit:

«Je n'ai de comptes à rendre ici qu'au marquis de Bois-Doré; je ne vous connais pas. Sortez de cette chambre; je n'écrirai pas devant vous.»

—Si, mordieu! s'écria la conseiller hors de lui. Je veux tout savoir, et vous répondrez!

—Pardonnez-lui, monsieur, dit Adamas; il est, comme les grands savants, très-étrange et fantasque. Si vous voulez qu'il révèle ses secrets, parlez-lui doucement.

—Il veut de l'argent? dit le conseiller; il en aura: qu'il parle!

Lucilio secoua la tête en signe de refus.

Le conseiller semblait être sur des charbons allumés.

—Voyons, dit-il après un instant de silence agité, je saurai bien si vous êtes un savant ou un fou! Voyez ma main, et dites-moi quelque chose.

Lucilio regarda la main du conseiller, se leva et, montrant son grimoire à Adamas, il lui fit signe de parler à sa place.

—Oui! je le vois bien, dit Adamas. Ces signes disent qu'il y a un homme, un prince... qui veut mettre sur sa tête la couronne de France; mais où est l'homme qui a ce signe dans la main? Je ne le connais point.

Lucilio montra la main du conseiller.

—Qui suis-je donc? dit celui-ci très-surpris.

Lucilio écrivit trois mots que le conseiller lut seul avec émotion. Sa figure changea et son ton s'adoucit.

—Et le roi est mort? dit-il en tremblant de tous ses membres, comme de terreur ou de joie. Vous voyez qu'il faut me répondre, à présent?

Lucilio écrivit:

«Le roi se porte bien; mais M. de Luynes est mort à la lueur des flammes, le 15 de ce mois, à onze heures du soir.»

Le prétendu conseiller Lenet n'eut pas plus tôt lu ces paroles que, sans montrer aucun doute, il enfonça son chapeau sur sa tête, s'élança sur l'escalier, et, sans dire d'autre parole que celle-ci, adressée à ses gens: «Toi, en route!» il remonta à cheval et partit bride avalée avec tout son monde, sans songer à faire aux hôtes de Briantes ni remerciment, ni excuse, ni promesse, ni menace.

Adamas, le marquis et Lucilio, qui les avaient reconduits en silence jusqu'à la dernière porte, pour bien s'assurer qu'il ne restait rien de suspect dans la château ni dans le village, remontèrent au salon, où ils trouvèrent Lauriane et Mario.

Ils étaient tous si émus qu'ils restèrent quelques instants sans se rien dire.

Enfin le marquis, rompant le silence:

—C'était donc M. le Prince?

—Oui, dit Lauriane. Je l'ai vu à Bourges, il y a trois mois, et je l'ai reconnu tout de suite, lorsque j'ai traversé ici pour le saluer. Et vous, mon marquis, vous ne l'aviez donc jamais vu?

—Une ou deux fois je le vis dans son jeune âge, à Paris, mais jamais depuis. Cependant, lorsqu'il nomma le prince de Condé en se disant attaché à sa personne, ce nom se plaça sur la figure du faux conseiller Lenet, et, à chaque moment, je m'assurais davantage que j'avais affaire au maître en personne. Voilà pourquoi j'ai été fort patient; et bien m'en a pris, Seigneur! Mais comment se fait-il que vous ayez imaginé?...

—M. de Luynes est mort, en effet, de la fièvre rouge, le 15 de ce mois, pendant que les troupes du roi pillaient et brûlaient la pauvre place de Monheur, sur la Garonne. Voici une lettre de mon père qui me l'annonce, et qu'un de ses gens, arrivé en courrier justement derrière la suite du prince, a pu me faire remettre sans bruit par Clindor.

—Voilà une grande nouvelle, mes enfants, et qui va encore une fois bouleverser toute la politique! Mais qui de vous a eu l'idée?...

—C'est moi, monsieur, dit Adamas triomphant; dès que madame Lauriane eut dit: «Cet étranger qui est enfermé là avec M. le marquis est le prince et non pas un autre,» nous nous cachâmes tous les quatre dans le petit couloir que vous savez.

—Nous étions inquiets pour vous, dit Mario, à cause de cette grosse suite de gens qui avaient l'air de se méfier et de menacer. C'est Adamas qui a inventé tout d'un coup ce qu'il a fait et ce qu'il a dit.

—Maître Jovelin ne se souciait pas trop de s'y prêter, ajouta Adamas; mais il fallait vous sauver, il n'y avait pas à réfléchir, et il a joué son rôle en habile homme, n'est-ce pas, monsieur? À présent, il tient sa fortune, et s'il veut remplacer, ou tout au moins égaler en faveur le fameux astrologue du prince, celui qui lui a prédit qu'il serait roi de France à trente-quatre ans...

—J'ai remarqué, dit le marquis à Jovelin, que vous ne pouviez prendre sur vous de lui faire cette promesse. Vous lui avez seulement dit qu'il avait cette ambition. Mais, à présent, que ferons-nous, mes amis? car, vous le voyez, nous sommes trahis vilainement, et nous courons bien des dangers auxquels nous ne songions point.

—Il ne faut rien faire, et nous tenir tranquilles, répondit Lauriane avec décision. Le prince galope, à cette heure, sur la route du Midi, et ne songera plus à nous de sitôt.

—Il est vrai, dit le marquis, que le voilà dévorant les chemins, pour arriver le premier auprès du roi et s'emparer, sinon de la faveur, du moins de la puissance dont jouissait M. de Luynes. Ceci lui sera bien contesté! Retz, Schomberg et Puisieux voudront leur part du gâteau, sans compter que madame la reine-mère et son petit évêque de Luçon vont leur donner du fil à retordre! Allons! nos petites affaires sont déjà sorties de la tête de notre bon prince, et n'y rentreront peut-être jamais. Pourvu qu'il n'ait pas donné d'ordres contre nous, auparavant que de venir céans!

—Non, monsieur, il n'y a point de risques! dit Adamas. Il voulait votre trésor, dont on lui a bien grossi la conséquence, puisque, pour si peu, un si riche prince nous a fait l'honneur de venir chez nous. Nous voilà avertis; nous saurons cacher notre petit avoir, et laisser à la disposition des curieux des malles pleines de rebuts. La sortie secrète du château sera tenue en bon état, et l'on se méfiera des gens qui viennent se réfugier contre la pluie. Mais soyez assuré que, si le prince n'y reparaît en personne, nul autre ne s'en avisera; car, s'il a donné des ordres, c'est pour que nul ne vienne mettre la main sur le plat où il a étendu sa maîtresse griffe.

Le raisonnement d'Adamas était fort juste. Il termina en proférant mille malédictions contre la Bellinde, qui seule pouvait avoir surpris et divulgué le vrai nom de maître Jovelin, la mort de d'Alvimar et l'existence du trésor.

Il fut résolu que l'on se consulterait avec Guillaume d'Ars sur l'opportunité de taire ou de proclamer la mort de d'Alvimar, et, à cet effet, le marquis se rendit chez lui, le lendemain dans l'après-midi.

Guillaume était absent et ne devait rentrer que le soir.

Le marquis envoya un exprès pour dire à Briantes que l'on ne fût point inquiet s'il rentrait tard, et il alla rendre visite à M. Robin de Coulogne, qui se trouvait alors de passage en sa terre du Coudray, jolie capitainerie sur les hauteurs de Verneuil, à une lieue environ du château d'Ars.

Robin, vicomte de Coulogne, receveur-général des finances en Berry et fermier-général des gabelles, était un des ennemis naturels de l'ex faux-saulnier Bois-Doré; et cependant ils étaient liés d'une étroite amitié depuis l'affaire de Florimond Dupuy, seigneur de Vatan.

Ceux qui connaissent l'histoire du Berry se souviendront qu'en 1611, ce Florimond Dupuy, grand huguenot et grand contrebandier, avait, en haine de la gabelle, enlevé un des enfants de M. Robin. Le marquis s'employa généreusement de sa personne pour ramener l'enfant à son père, au risque de se brouiller avec Florimond, qui était, au dire de ses amis et de ses ennemis, «un fort mauvais coucheur.»

Après cette aventure, la rébellion prit des proportions si graves, que, pour réduire M. Dupuy dans son château, il fallut y envoyer douze cents hommes d'infanterie, une compagnie de Suisses et six canons.

Vingt-neuf de ses gens furent pendus sur place, aux arbres environnants, et il eut lui-même la tête tranchée en place de Grève. Le jeune Robin fut par la suite abbé de Sorrèze. M. Robin père resta l'obligé reconnaissant et dévoué de M. de Bois-Doré, et l'on peut croire que c'est grâce à cette amitié que le marquis ne fut jamais recherché pour ses vieux actes de complicité dans les délits de faux-saulnage.

Bois-Doré s'ouvrit donc à cet ami fidèle d'une partie des embarras dont l'avait menacé la visite du prince, et lui avoua qu'il était particulièrement inquiet pour le bon Lucilio, que les zélés cagots du pays voyaient chez lui de mauvais œil.

—Vos craintes me paraissent exagérées, lui dit le vicomte. M. de Groot, que les savants appellent Grotius, et qui était condamné en son pays à la prison perpétuelle, ne vient-il pas de s'évader, caché en un coffre, grâce au grand cœur et génie de sa femme, et ne s'est-il point réfugié à Paris, où il n'est tourmenté ni molesté de personne? Pourquoi votre Italien ne jouirait-il pas en France des mêmes priviléges?

—Parce que le gouvernement de France, qui se soucie fort peu de déplaire aux gomaristes de Hollande et à Maurice de Nassau, se montrera jaloux de plaire au pape en persécutant une de ses victimes. Il y a vingt ans que Campanella est en prison, et, bien qu'on le plaigne et l'estime en France, on ne fait rien pour le tirer des mains de ses bourreaux; Dieu sait si, en ce moment, on lui donnerait asile, à leur barbe!

—Vous avez peut-être raison, reprit M. de Coulogne. Eh bien, j'approuve votre idée de faire évader votre ami, au moindre danger qui menacerait votre château; mais je pense que vous lui devriez chercher un asile où il se pourrait rendre en cas d'alerte. Y avez-vous songé?

—Oui bien, répondit le marquis, et je vous veux consulter sur ce point. Vous possédez ici près un vieux manoir inhabité qui m'a paru encore fort logeable, bien que je n'y sois jamais entré. L'endroit est assez voisin de chez moi pour qu'en une heure de marche un homme pressé s'y puisse réfugier. Cette ruine est proche d'une petite ferme qui est à vous, et, si vous donniez des ordres aux métayers, ils seraient prêts, à tout événement, à cacher et à nourrir mon pauvre fuyard. Me voulez-vous rendre ce bon office?

—Marquis, répondit le vicomte, demandez-moi ma vie, si vous voulez: elle est à vous. À meilleures enseignes, mes biens, mes gens, mes maisons sont-ils à votre service. Laissez-moi pourtant réfléchir à la convenance du lieu que vous avez en vue, car c'est de mon vieux manoir de Brilbault qu'il est question.

—Justement!

—Eh bien, voyons, il est fort isolé dans les terres, et les chemins y sont détestables; c'est bien. Il n'est sur le passage d'aucune ville ou bourgade; c'est encore bien. Le lieu m'appartient, et la prévôté ne se permettrait point d'en violer le seuil. De plus, la masure passe pour être hantée par les plus turbulents et plaintifs esprits qu'il y ait, ce qui est cause qu'aucun paysan maraudeur n'est curieux d'y entrer, aucun passant de s'y arrêter. C'est de mieux en mieux. Allons, je vois que vous choisissez bien, et je veux, dès ce soir, m'y rendre avec vous pour donner au métayer les ordres nécessaires.

Bois-Doré ayant réfléchi de son côté, jugea qu'il ferait mieux d'y aller seul pour ne pas éveiller de soupçons.

—Vos métayers ne me sont point inconnus, dit-il. Ils ont été de ma clientèle autrefois pour... ce que vous savez!

—Oui, oui, méchant homme! dit en riant le vicomte; ils ont eu par vous le sel à bon compte! Eh bien; prenez ce chemin pour vous en retourner; les eaux ne sont pas encore grandes, et vous pouvez passer sans risque. Vous direz, comme par occasion, à Jean Faraudet, le métayer, de me venir trouver demain de grand matin; vous donnerez un coup d'œil à la masure et regarderez bien les alentours, afin de pouvoir renseigner votre ami; et même il fera bien d'y venir secrètement la nuit prochaine pour connaître et les chemins et les entrances. De cette manière, s'il venait à être obligé de s'y réfugier, il le pourrait faire sans s'égarer ni se méprendre.

—Voilà qui est convenu, dit le marquis, et recevez mille grâces pour le repos que vous donnez à mon esprit.

Le vicomte retint le marquis à souper; après quoi, celui-ci, remontant dans son carrosse, reprit, à la nuit tombée, le chemin d'Ars, qui ne valait guère mieux que celui de Brilbault; la raison de cette direction, c'est qu'il ne voulait pas montrer son carrosse, qui faisait toujours événement, aux environs de cette ruine.

Plus avisé que M. Robin ne lui avait conseillé de l'être, il mit pied à terre à un quart de lieue de l'endroit qu'il voulait visiter, ordonna à ses gens de se rendre doucement à Ars, et, s'engageant dans un de ces mille petits sentiers où M. de Coulogne n'avait peut-être jamais mis les pieds, mais qui étaient aussi familiers au vieux contrebandier que les allées de sa garenne, il disparut seul dans les prés humides, après avoir relevé ses grandes bottes jusqu'au-dessus du genou.

XLIV

La nuit était assez douce et pas très-sombre, malgré de grands nuages noirs que le vent balayait, en ouvrant au ciel de longues trouées pleines d'étoiles, qui se fermaient tout d'un coup pour se rouvrir à une autre place.

On dit que nos aïeux gentilshommes ou bourgeois étaient certainement plus robustes que nous ne le sommes généralement aujourd'hui, tandis qu'au rebours, nos aïeux ouvriers et paysans l'étaient moins.

C'est la croyance des anciens de mon pays, et elle me paraît fondée: les gens aisés avaient des habitudes de grand air et d'activité dont la vie moderne nous dispense ou nous prive. Les classes pauvres étaient plus mal logées et plus mal nourries que de nos jours, sans parler de l'immense quantité de malheureux qui n'étaient pas nourris et pas logés du tout. Le Gentilhomme, avec son régime de guerre ou de chasse, conservait sa force et sa santé jusque dans un âge très-avancé.

Bois-Doré, malgré ses soixante-neuf ans et la mollesse, relative de ses habitudes, avait donc encore la vue bonne, la poitrine à l'abri d'un rhume et le pied assez ferme sur la terre nue ou sur les gazons mouillés.

Il fit bien quelques glissades le long des buissons, mais il se retint aux branches, en homme qui sait se diriger dans une localité dont les accidents sont homogènes sur une grande étendue de terrain.

Grâce à la petite coursière qu'il avait prise, il fut rendu, en dix minutes de marche, à la ferme de Brilbault.

Sachant le naturel craintif et superstitieux des paysans, il toussa et parla d'avance avant de frapper; puis il se nomma en frappant, et fut reçu, sinon sans surprise, du moins sans effroi.

Bien que le sort des cultivateurs fût encore très misérable, il l'était beaucoup moins, moralement parlant, en Berry, qui, d'ancienne date, était pays de franc-alleu, que dans les pays de servitude. En outre, dans cette partie que l'on appelle la Vallée-Noire, les ressources matérielles ont toujours assuré au fermier ou métayer un bien-être relatif qui l'a préservé des grands désastres et des grandes épidémies.

À cette époque, les maladreries (hospice des lépreux) étaient déjà vides; la peste, si fréquente encore dans la Brenne et aux alentours de Bourges, ne sévissait que rarement dans le Fromental. Les habitations, sordides et infectes dans la Marche et le Bourbonnais, étaient, du côté de chez nous, solides et bien établies, ainsi que l'attestent un grand nombre de vieilles maisons rustiques du xvie et du xve siècle, encore debout, et bien reconnaissables à leurs énormes toits de tuiles, à leurs huis encadrés de pierres taillées en prismes, et à leurs mansardes surmontées de gros épis historiés en terre cuite[22].

Le marquis put donc entrer sans dégoût dans l'habitation des fermiers, s'y asseoir dans l'âtre et y causer quelques instants.

Aimé de tout le monde, le bon monsieur put confier sans crainte à Jean Faraudet et à sa femme le soin éventuel d'un sien ami tracassé, disait-il, pour un délit de chasse, et, lorsqu'il leur annonça que leur maître, M. Robin, voulait les voir, le lendemain matin, pour leur donner des ordres en conséquence, ils se montrèrent joyeux et empressés d'obéir, en répondant le mot sacramentel de bon vouloir et de bonne grâce en ce pays: «Il y a bien moyen!»

Cependant la femme Faraudet, que l'on appelait la Grand'Cateline, ne put s'empêcher de plaindre celui qui serait condamné à passer seulement une nuit dans le château de Brilbault.

Elle croyait fermement qu'il était hanté, et son mari, après s'être moqué d'elle pour complaire au scepticisme du marquis, finit par avouer qu'il aimerait mieux mourir que d'y mettre les pieds après soleil couché.

—La présence de mon ami, dit le marquis, vous rassurera, je l'espère, car je vous réponds qu'elle chassera les mauvais esprits; mais, puisque vous n'avez point trop de peur d'y entrer durant le jour, je vous prie de mettre dès demain du bois dans la cheminée et de dresser un lit dans la meilleure chambre.

—On y mettra tout ce qu'il faut, notre cher monsieur, répondit la Grand'Cateline; mais le pauvre chrétien qui viendra là n'y dormira pas la miette. Il entendra, la nuitée, des vacarmes et rebâtements, comme nous les entendons, mon bon Dieu! et comme vous les entendrez vous-même si vous voulez attendre seulement une petite heure d'horloge.

—Je ne puis attendre, dit le marquis, et d'ailleurs, me sachant là, les esprits ne bougeraient. Je connais bien leur couardise, n'ayant jamais pu entendre, à la nuit de Noël, les voix qui crient dans le haut du donjon de Briantes, non plus que les portes qui s'ouvrent toutes seules à la Motte-Seuilly, et la dame blanche qui ouvre les courtines des lits chez M. Guillaume d'Ars.

—C'est une chose imaginante, monsieur Sylvain, dit le métayer d'un air capable, qu'il y ait des apparaissances dans notre vieux château. On sait bien qu'il peut y en avoir dans les autres, parce qu'il n'en est point où quelque grand mal n'ait été fait ou enduré; ce qui est la cause que les pauvres chrétiens, tourmentés ou navrés de leurs corps dans ces maisons-là, reviennent s'y lamenter en âmes qui demandent prières ou justice. Mais, dans le château de Brilbault, qui n'a jamais été habité, oncques ne s'est fait ni bien ni mal, que je sache.