Pendant que cette terrible partie se jouait, à deux pas de Lauriane inattentive, un étrange témoin veillait; c'était le jeune loup élevé au chenil, qui avait pris les habitudes et les manières d'un chien, mais non les instincts, et le caractère. Il caressait volontiers tout le monde, mais n'était attaché à personne.
Couché aux pieds de Lucilio, il avait regardé avec inquiétude le jeu cruel de l'Espagnol, et le poignard étant tombé deux ou trois fois près de lui, il s'était levé et retranché derrière l'arbre, sans autre souci que celui de sa propre sûreté.
Cependant, comme le jeu continuait, l'animal, qui commençait à sentir ses dents, les montra plusieurs fois en silence, et, se croyant attaqué, eut, pour la première fois de sa vie, l'instinct de la haine de l'homme.
L'œil en feu, le jarret tendu, l'échine hérissée et frissonnante, il était caché à d'Alvimar par la tige colossale de l'il, d'où il guettait le moment favorable, et d'où il s'élança tout à coup pour lui sauter à la gorge.
Il l'eût, sinon étranglé, du moins blessé, s'il n'eût été vigoureusement repoussé par un coup de pied de Lucilio, qui l'envoya rouler à distance.
La brusque interruption du chant et le son plaintif que rendit la musette abandonnée par l'artiste, firent retourner vivement Lauriane.
Ne comprenant rien à ce qui se passait, elle accourut pour voir d'Alvimar, qui, transporté de colère, éventrait l'animal avec son couteau.
Il accomplit cet acte de répression avec toute l'ardeur de la vengeance. Il était facile de voir, sur sa figure pâle et dans son œil injecté, la joie mystérieuse et profonde qu'il éprouvait d'avoir quelque chose à égorger.
Il plongea trois fois l'acier dans les entrailles palpitantes, et, à la vue du sang, sa bouche se contracta d'une manière voluptueuse, que Lauriane, toute tremblante, serra de ses deux mains le bras de Lucilio, en lui disant à voix basse:
—Voyez, voyez! César Borgia! c'est lui en personne!
Lucilio, qui avait vu maintes fois à Rome le portrait peint par Raphaël, fut encore plus à même de saisir cette ressemblance, et fit signe de la tête qu'il en était vivement frappé.
—Mais quoi, monsieur? dit la jeune dame, tout émue, à l'Espagnol triomphant; vous croyez-vous ici au cœur d'une forêt, et pensez-vous m'être agréable en me présentant la tête ou les pattes d'un animal que j'ai nourri de mes mains et caressé encore tout à l'heure devant vous? Fi! vous n'avez point de civilité, et, avec ce couperet tout sanglant, vous avez l'air d'un boucher plus que d'un gentilhomme!
Lauriane était en colère, elle ne sentait plus que de l'aversion pour cet étranger.
Lui, sortant comme d'un rêve, s'excusa en disant que ce loup avait voulu le dévorer; que c'était une mauvaise compagnie en une maison, et qu'il était content d'avoir délivré madame d'un accident qui eût pu arriver à elle aussi bien qu'à lui.
—Vous a-t-il donc attaqué? reprit-elle en regardant Lucilio, qui faisait signe que oui.—Alors, il vous a donc mordu? dit-elle encore; où est la blessure?
Et, comme d'Alvimar n'avait pas été touché, elle s'indigna de la frayeur qu'il avait eue d'une bête encore si jeune et si peu dangereuse.
—Le mot de frayeur n'est pas très-juste, répondit-il avec une sorte de rage; je ne croyais pas qu'on pût le jeter à celui qui tient encore l'arme de mort?
—Vous voilà bien fier d'avoir tué ce louveteau! Un enfant l'eût fait, et la chose lui serait pardonnable, mais non point à un homme, à qui un coup de fouet eût suffi pour s'en débarrasser. Je le dis, messire, vous avez eu grand'peur, et c'est la maladie de ceux qui aiment à verser le sang.
—Je vois, dit l'Espagnol soudainement abattu, que j'ai encouru votre disgrâce, et je retrouve ici, comme dans tout, l'effet de ma mauvaise fortune. Elle est si obstinée, qu'en bien des moments j'ai eu la pensée de lui céder le gain d'une bataille où je ne trouve que désavantage et déplaisir.
Il y avait beaucoup de vrai dans ce que d'Alvimar venait de dire, et, comme, après avoir machinalement essuyé son poignard, il semblait hésiter à le remettre dans sa gaîne, Lauriane, frappée de l'expression sinistre de son regard, le crut un peu fou, par suite de quelque grand malheur, et disposé à s'ôter la vie.
—Pour vous pardonner, lui dit-elle, j'exige que vous me remettiez l'arme dont vous venez de faire un si méchant emploi. Je n'aime point cette lame traîtresse, que les gentilshommes de France ne portent plus, si ce n'est à la chasse. L'épée suffit à un chevalier, et, pour la sortir du fourreau devant une dame, il faut le temps de la réflexion. J'aurais toujours peur d'un homme qui cache sur lui une arme trop prompte et trop facile à manier, et, comme je ne vois point que celle-ci soit d'un grand prix, je vous demande de m'en faire le sacrifice, en réparation du déplaisir que vous m'avez causé.
D'Alvimar crut qu'en le désarmant, on le caressait. Néanmoins il lui en coûtait de se séparer d'une arme aussi fidèle, et il hésita.
—Je vois bien, lui dit Lauriane, que c'est le don de quelque belle à laquelle vous n'êtes point libre de désobéir.
—Si vous avez cette pensée, répondit-il, je vous veux l'ôter bien vite.
Et, mettant un genou en terre, il lui présenta le poignard.
—C'est bien, dit-elle en lui retirant sa main, qu'il voulait baiser. Je vous pardonne comme à un hôte qu'on ne veut point mortifier; mais ce n'est rien de plus, je vous jure; et, quant à cette méchante lame, si je la garde, ce n'est point pour l'amour de vous, mais pour empêcher le mal qu'elle peut faire.
Ils étaient alors au pied du donjon, où ils rencontrèrent le marquis et M. de Beuvre discourant avec feu.
Lauriane allait leur raconter ce qui venait de se passer; mais son père ne lui en donna pas le temps.
—Écoutez ça, ma très-chère fille, lui dit-il en prenant sa main, qu'il passa sous le bras du marquis; notre ami veut vous dire un secret, et, du temps qu'il vous le contera, je tiendrai compagnie de mon mieux à M. de Villareal. Vous le voyez, ajouta-t-il en s'adressant à Bois-Doré, je vous confie ma brebis sans crainte de vos grandes dents, et je ne lui dis rien pour vous déconsidérer devant elle! Parlez-lui donc comme vous l'entendrez. S'il vous en cuit, je m'en lave les mains, vous l'aurez cherché!
—Je vois bien, dit madame de Beuvre au marquis, que vous avez quelque requête à me présenter.
Et, comme elle croyait qu'il s'agissait, comme de coutume, de quelque partie de chasse chez lui, elle ajouta que, quoi que ce fût, elle le lui octroyait d'avance.
—Prenez-y garde, ma fille! s'écria M. de Beuvre en riant, vous ne savez point à quoi vous vous engagez!
—Vous ne m'effrayez point, répondit-elle; il peut vitement parler.
—Ouais! vous croyez! mais vous vous trompez bien, reprit M. de Beuvre. Je gage que son compliment durera plus d'une heure. Allez donc tous les deux en quelque salle où vous ne serez point dérangés, et, quand vous aurez tout dit, vous viendrez nous rejoindre.
Le marquis ne se démonta point de ces plaisanteries. Il n'en était pas venu à la résolution de faire sa demande sans étouffer en lui-même quelques vives appréhensions de cet état de mariage ajourné par lui depuis une quarantaine d'années.
S'il était enfin décidé, c'est parce qu'il voulait faire la fortune et le bonheur de quelqu'un, et, cette idée une fois adoptée, il regardait comme un devoir de ne pas s'en laisser détourner.
À peine donc fut-il au salon, qu'il offrit son cœur, son nom et ses écus en style de l'Astrée, avec cette passion échevelée qui ne parle de rien moins que de tourments effroyables, de soupirs qui pourfendent le cœur, de frayeurs qui causent mille morts, d'espérances qui ôtent la raison, etc.; tout cela d'une convention si chaste et si froide que la plus farouche vertu ne pouvait s'en effaroucher.
Quand Lauriane eut compris qu'il s'agissait de mariage, elle n'en fut pas aussi étonnée que son père.
Elle savait le marquis capable de tout, et, au lieu d'en rire, elle en eut pitié. Elle avait de l'amitié pour lui, et même du respect pour sa bonté et sa loyauté. Elle sentit que le pauvre vieillard se livrerait à d'interminables brocards, pour peu qu'elle en donnât l'exemple, et que les railleries amicales et modérées dont il était l'objet allaient devenir blessantes et cruelles.
—Non, pensa cette jeune et sage enfant, il n'en sera pas ainsi, et je ne souffrirai pas que mon vieil ami soit la risée des valets.—Mon cher marquis, lui dit-elle en s'efforçant de lui parler dans son style, j'ai souvent songé à la possibilité et à la convenance du projet que vous me communiquez. J'avais deviné votre belle et honnête flamme, et, si je ne l'ai point partagée, c'est que je suis encore trop jeune pour que le malin Cupidon ait fait attention à moi. Laissez-moi donc prendre encore un peu mes ébats dans l'île enchantée de l'Ignorance d'amour; rien ne me presse d'en sortir, puisque je suis heureuse avec votre amitié. De tous les hommes que je connais, vous êtes le meilleur et le plus aimable, et, si mon cœur me parle, il se pourra bien qu'il me parle de vous. Mais ceci est écrit dans le livre des destinées, et vous me devez laisser le temps d'interroger la mienne. Si, par quelque fatalité, je devais être ingrate envers vous, je vous le confesserais avec candeur et avec repentance, car ce serait tout dommage et toute honte pour moi; mais vous avez le cœur si grand et si excellent que vous me seriez encore ami et frère en dépit de ma sottise.
—Certes, je vous le jure! s'écria Bois-Doré avec un naïf enthousiasme.
—Eh bien donc, mon loyal ami, reprit Lauriane, attendons encore. Je vous demande sept années d'épreuve, comme c'est l'antique usage des parfaits chevaliers, et faites-moi la grâce que cette convention demeure secrète entre nous. Dans sept ans, si mon âme est restée insensible à l'amour, vous renoncerez à moi, de même que, si je partage votre passion, je ne vous en ferai pas mystère. Je vous jure également que, si, avant le terme de cette convention, je suis touchée, malgré moi, des soins de quelque autre, je vous en ferai l'humble et sincère confession. À cela, il n'y a guère d'apparence; pourtant je veux tout prévoir, tant je souhaite, perdant votre amour, de garder au moins votre amitié.
—Je me soumets à tout, répondit le marquis, et je vous jure, adorable Lauriane, la foi d'un gentilhomme et la fidélité d'un amant parfait.
—C'est sur quoi je compte, dit-elle en lui tendant la main; je vous sais homme de cœur et berger incomparable. Sur ce, retournons auprès de mon père, et laissez-moi lui dire ce qui est convenu, afin que notre secret n'ait point d'autre confident que lui.
—Je le veux, répondit le marquis; mais n'échangerons-nous point quoique gage?
—Quel? Parlez, j'y consens; mais que ce ne soit point un anneau. Songez qu'étant veuve, je ne puis en porter d'autre que celui d'un nouveau mariage.
—Eh bien, permettez-moi de vous envoyer demain un présent digne de vous.
—Non pas! ce serait mettre du monde dans la confidence... Donnez-moi la première babiole que vous aurez sur vous... Tenez, ce petit drageoir d'ivoire émaillé que vous avez là en la main!
—Soit! mais que me donnerez-vous donc? Car je vois que vous entendez comme il faut cet échange. Il faut que ce soit chose que l'on ait sur soi au moment où l'on s'est donné parole.
Lauriane chercha dans ses poches et n'y trouva que son mouchoir, ses gants, sa bourse et le poignard de M. Sciarra.
La bourse venait de sa mère: elle donna le poignard.
—Cachez-le bien, dit-elle, et, tant que je vous le laisserai, espérez en moi; de même que, si je viens à vous le redemander...
—Je m'en percerai le sein! s'écria le vieux Céladon.
—Non! c'est une chose que vous ne ferez point, dit Lauriane avec un grand sérieux; car j'en mourrais de douleur, et ce serait, d'ailleurs, manquer à la promesse que vous me faites de rester mon ami quand même.
—C'est juste, dit Bois-Doré en s'agenouillant et en recevant le gage. Je vous fait le serment de n'en point mourir, comme je vous fais celui de n'aimer ni seulement regarder aucune autre belle, tant que vous ne m'aurez point arraché l'espoir de vous plaire.
Ils retournèrent au jardin, où M. de Beuvre les accueillit d'un air goguenard.
L'air sérieux et tranquille que prit Lauriane, l'air attendri et radieux qui ne pouvait dissimuler le marquis, le jetèrent dans une surprise si grande qu'il ne put se tenir de les interroger, à mots couverts assez transparents, devant d'Alvimar.
Mais Lauriane répondit qu'elle était parfaitement d'accord avec le marquis, et d'Alvimar, ne voulant pas en croire ses oreilles, prit encore cette assertion pour une coquetterie à son adresse.
Alors l'inquiétude de M. de Beuvre devint très-vive, et, prenant sa fille à part, il lui demanda si elle parlait sérieusement, et si elle était assez folle ou assez ambitieuse pour accepter un beau galant né sous le roi Henri II.
Lauriane lui raconta comment elle avait réservé sa réponse et remis toute explication à sept ans de là.
Après avoir ri à crever sa ceinture, de Beuvre, à qui Lauriane recommandait le secret, eut quelque peine à comprendre la délicate bonté de sa fille.
Il se fût bien diverti de la déconvenue du marquis, et il trouvait que c'eût été une bonne leçon à lui donner que de lui rire au nez.
—Non, mon père, lui répondit Lauriane, c'eût été lui faire un grand chagrin, et rien de plus. Il n'est point d'âge à se corriger de ses travers, et je ne vois point ce que nous gagnerions à outrager un si excellent homme, quand il nous est facile de l'endormir dans ses rêveries. Croyez bien que, si la coquetterie des femmes est innocente, c'est envers de tels vieillards, et c'est peut-être même faire une bonne action que de les laisser dans leur fantaisie. Soyez assuré que, le jour où je dirais à celui-ci que j'ai du goût pour quelqu'un, il en serait peut-être fort aise, tandis que, si je lui avait dit que je n'en pouvais pas avoir pour lui, il serait peut-être fort malade à cette heure, non point tant de ma cruauté que de celle de sa vieillesse, laquelle je lui aurais fait voir en face, sans ménagement ni compassion.
Lauriane avait quelque ascendant sur son père. Elle obtint qu'il s'abstiendrait de bafouer le marquis sur ses belles amours avec elle, et d'Alvimar, malgré sa pénétration, ne devina rien de ce qui se passait entre eux.
C'était bien réellement une bonne action que Lauriane venait de faire, et, comme il y a un compte ouvert entre nous et la Providence, celle-ci l'en récompensa tout de suite en lui envoyant cet invisible secours qui est la rémunération, souvent immédiate, de tout mouvement généreux de nos âmes.
Lauriane était très-enfant; mais il y avait en elle l'étoffe d'une femme forte, et, si elle était capable, comme toute fille d'Ève, de subir une dangereuse fascination, du moins elle était capable aussi de réagir et de trouver un solide appui dans sa conscience.
Elle passa donc le reste de la journée sans être touchée des insinuations galantes de d'Alvimar, et même il lui sembla qu'en donnant son poignard au marquis comme un gage d'une généreuse amitié, elle s'était débarrassée de quelque chose qui la troublait et lui brûlait les mains. Elle eut soin de ne plus se trouver seule avec l'Espagnol, et de n'encourager aucun des efforts qu'il fit pour ramener la conversation sur les délicates banalités de l'amour.
D'ailleurs un incident vint rompre tout entretien particulier et distraire la compagnie.
Un jeune bohémien se présenta, demandant à réjouir l'illustre assistance par l'exercice de ses talents; je crois même que le drôle disait «son génie.»
À peine fut-il introduit, que d'Alvimar reconnut le jeune vagabond qui avait servi de truchement entre M. d'Ars et la Morisque, sur la bruyère de Champillé, et qui avait déclaré être Français et s'appeler La Flèche.
C'était un gars d'une vingtaine d'années, assez joli garçon, quoique flétri déjà par la débauche; l'œil était pénétrant, effronté, la bouche plate et perfide, la parole sotte, impudente et railleuse; du reste, bien fait dans sa petite taille, adroit de son corps comme un mime et de ses mains comme un larron; intelligent en toutes choses servant à mal faire; crétin en face de tout travail utile ou de tout bon raisonnement.
Ce personnage, comme tous ceux de son état, possédait quelques guenilles de rechange dont il se faisait un costume de fantaisie pour se livrer à ses exercices.
Il se présenta donc vêtu d'une sorte de cape génoise doublée de rouge, et coiffé d'un de ces chapeaux effarouchés, hérissés de plumes de coq, chapeaux sans nom, sans forme, sans raison d'être; ruines arrogantes et désespérées, dont Callot a immortalisé la splendide invraisemblance dans ses grotesques Italiens.
De courtes bottes dentelées, l'une beaucoup trop grande, l'autre beaucoup trop petite pour son pied, laissaient voir des chausses d'un rouge tourné à la lie de vin. Un énorme scapulaire couvrait cette poitrine de mécréant, écriteau de sauvegarde contre l'accusation, toujours suspendue sur sa tête, de paganisme et de magie noire. Une chevelure d'une longueur insensée et d'un blond fade tombait plate sur sa face maigre, enluminée d'ocre rouge, et une moustache naissante allait rejoindre deux crocs de poil follet blanchâtre, plantés sous le menton lisse et luisant.
Il commença d'une voix de trompette fêlée:
—Que l'illustrissime compagnie daigne excuser l'hardiesse dont je m'ose précipiter aux genoux de son indulgence. En effet, convient-il à un bélître de mon acabit, avec sa physionomie hérissée, les cicatrices de son pourpoint et son chapeau qui postule depuis longtemps pour servir d'épouvantail de chènevière, de comparoir devant une dame dont les yeux font honte à la lumière du soleil, pour venir débiter ici une multiplicité de sottises? Elle me dira peut-être, pour me remettre le cœur au ventre que je ne suis point un bâtier de paysan, ni un méchant batteur d'estrade, ni un valet grenier à coups de bâton, car il est dit des valets qu'ils sont comme les noyers, lesquels tant plus ils sont battus, tant plus ils rapportent. Elle me dira encore que je ne suis ni un escogriffe, ni un tire-laine, ni un damoiseau, ni un fier-à-bras, ni un olibrius, ni un godelureau, ni un pourfendeur, ni un ostrogoth, ni un escargot; que j'ai assez bonne mine, nonobstant une physionomie un peu subalterne; mais, devant un mérite comme celui de la dame que je vois (on n'estropie pas une déesse pour la regarder), et devant une réunion de seigneurs qui ressemblent plus à une assemblée de monarques qu'à une charretée de veaux en foire, le plus vaillant homme du monde perd la tramontane et n'est plus qu'un égout d'ignorance, une sentine de stupidités et le bassin de toutes les impertinences...
Maître La Flèche eût pu parier deux heures sur ce ton, avec une volubilité insupportable, si on ne l'eût interrompu pour lui demander ce qu'il savait faire.
—Tout! s'écria le vaurien. Je puis danser sur les pieds, sur les mains, sur la tête et sur le dos; sur une corde, sur un balai, sur la pointe d'un clocher comme sur celle d'une lance; sur des œufs, sur des bouteilles, sur un cheval au galop, sur un cerceau, sur un tonneau, voire sur l'eau courante, mais ceci à la condition qu'une personne de la société voudra bien me faire vis-à vis sur l'eau dormante. Je puis chanter et rimer en trente-sept langues et demie, pourvu qu'une personne de la société me voudra bien répondre, sans faire une faute, dans trente-sept langues et demie. Je puis manger des rats, du chanvre, des épées, du feu...
—Assez, assez, dit de Beuvre impatienté; nous connaissons ton chapelet: c'est le même pour tous les hâbleurs tels que toi. Vous prétendez savoir toutes choses, et vous n'en savez qu'une, qui est de dire la bonne aventure.
—À dire le vrai, répondit La Flèche, c'est en cela que j'excelle, et, si Vos rayonnantes Altesses veulent s'inscrire, je vais tirer au sort pour savoir par qui commencer; car le destin est un esprit bourru qui ne connaît ni le sexe ni le rang des personnes.
—Va, tire au sort; voilà mon gage, dit M. de Beuvre en lui jetant une pièce d'argent. À vous, ma fille.
Lauriane jeta une pièce plus grosse, le marquis un petit écu d'or, Lucilio une monnaie de cuivre, et d'Alvimar un caillou, en disant:
—Comme je vois que les gages seront donnés au devin je trouve que celui-ci ne mérite que d'être lapidé.
—Prenez garde, lui dit Lauriane en souriant, il ne vous prédira que des ennuis; on sait bien qu'en fait d'horoscope, on n'en a jamais que pour son argent.
—Ne croyez pas cela; le destin est mon maître, dit La Flèche, qui brouillait les gages dans une espèce de tirelire, et qui tout à coup affecta de parler sans phrase et d'un air fatal.
Il retourna son indescriptible chapeau, qui menaçait le ciel comme un donjon insolent, et le rabattit sur ses yeux comme une lugubre éteignoir, il fit plusieurs grimaces, prononça des paroles dépourvues de sens qui prétendaient être des formules cabalistiques, et, s'étant détourné pour essuyer à la dérobée son fard grossier, il montra sa face blêmie par la prophétique inspiration.
Alors il traça sur le sable la grande asphère des nécromants ignares avec tous les signes de l'astrologie des carrefours; puis il plaça une pierre au milieu et y jeta la tirelire, qui, en se brisant, répandit les gages sur les différents signes tracés dans les compartiments.
En ce moment, d'Alvimar se pencha pour ramasser son caillou.
—Non, non! s'écria le bohémien en s'élançant sur sa conjuration avec l'adresse d'un singe, et en posant le bout du pied sur le gage de d'Alvimar, sans effacer aucun des signes qui l'entouraient; non, messire! vous ne pouvez plus empêcher la destinée. Elle est au-dessus de vous comme de moi!
—Certes, dit Lauriane en étendant sa petite canne entre d'Alvimar et La Flèche. Le devin est maître dans son cercle magique, et, en dérangeant votre destinée, vous pouvez déranger aussi les nôtres.
D'Alvimar se soumit; mais sa figure trahit une agitation singulière qu'il comprima aussitôt.
La Flèche commença par le gage le plus rapproché de la pierre centrale qu'il appelait le Sinaï.
C'était celui de Lucilio; il fit mine de mesurer des angles, de supputer des chiffres, et dit, en prose rimée:
Homme sans langue et de grand cœur,
Savoir de misère est vainqueur.
—Voyez-vous, dit Bois-Doré bas à d'Alvimar, que le drôle a bien deviné le triste cas de notre musicien!
—Cela n'était pas difficile, répondit d'Alvimar avec dédain. Il y a un quart d'heure que le muet vous parle par signes!
—Vous ne croyez donc point du tout à la divination? reprit Bois-Doré pendant que la Flèche continuait ses calculs d'un air absorbé, mais l'oreille ouverte à tout ce qui se passait autour de lui.
—Eh bien donc, y croyez-vous vous-même, messire? dit d'Alvimar feignant d'être étonné du sérieux avec lequel le marquis lui avait fait cette question.
—Moi? Mais... oui, un peu, comme tout le monde!
—Personne ne croit plus à ces billevesées!
—Mais si; j'y crois beaucoup, moi, dit Lauriane. Sorcier, je te prie, si ma destinée est mauvaise, de me laisser un peu de doute, ou de trouver dans ta science le moyen de la conjurer.
—Illustre reine des cœurs, répondit la Flèche, j'obéis à vos ordres. Un grand danger vous menace; mais si, pendant seulement trois jours, à partir du moment où nous sommes,
Vous ne donnez point votre cœur,
Du diable il sera le vainqueur!
—Ne saurais-tu trouver d'autres rimes? lui cria d'Alvimar. Ton dictionnaire n'est pas riche!
—N'est pas riche qui veut, messire, répondit le bohémien; et pourtant il y a des gens qui veulent bien fort, si fort qu'ils font tout pour la richesse, au risque de la hache et de la hart!
—Est-ce dans la destinée de ce gentilhomme que tu lis de pareilles choses? dit Lauriane, qui avait été très-frappée de ce qui la concernait dans l'avertissement du devin, et qui s'efforçait de tourner tout en plaisanterie.
—Peut-être! dit avec aisance M. d'Alvimar; on ne sait ce qui peut arriver.
—Mais on peut le savoir! s'écria la Flèche. Voyons, qui veut le savoir?
—Personne, dit le marquis, personne, s'il y a du fâcheux dans l'avenir de quelqu'un de nous.
—Vraiment, mon voisin, vous avez la foi! dit de Beuvre, qui ne croyait précisément à rien. Vous êtes une fière pratique pour tous les bateleurs qui voudront vous en conter!
—Comme vous voudrez, répliqua Bois-Doré, mais je n'y peux rien. J'ai vu des choses si surprenantes! Dix fois ce qui m'a été prédit m'est arrivé.
—Comment voulez-vous, lui dit d'Alvimar, qu'un idiot et un ignorant de cette espèce pénètre l'avenir, dont Dieu seul a le secret?
—Je ne crois pas à la science de l'opérateur, répondit le marquis, si ce n'est que, par état, il sait calculer des nombres, et que ces nombres sont pour lui comme les lettres d'un livre, avec lesquelles la propre fatalité des nombres compose des mots et des phrases.
De Beuvre se moqua du marquis et somma le devin de tout dire.
D'Alvimar eût souhaité qu'il en fût autrement, car son incrédulité était feinte; il croyait à l'action du diable dans tout ce qui est maléfice, et il se promettait de recommander La Flèche à M. Poulain, pour qu'il avisât à le faire coffrer et brûler dans l'occasion. Mais il n'en était pas moins dévoré, malgré lui, de l'anxiété d'ouvrir le livre de sa destinée, et il se trouvait d'ailleurs entraîné à faire l'esprit fort devant madame de Beuvre.
La Flèche, sommé de parler, vu qu'il avait assez étudié son grimoire, réfléchit en lui-même sérieusement. Il se méfiait de l'Espagnol. Il savait qu'il ne risquait rien avec les gens qui ne croyaient à rien, ce ne sont pas ceux-là qui dénoncent ou accusent les sorciers, et il était trop pénétrant pour ne pas avoir compris qu'en essayant de retirer son gage, d'Alvimar avait voulu se soustraire à ces révélations qu'il feignait de mépriser.
Il prit le parti dans lequel il se retranchait quand il se trouvait avec des gens disposés à s'émouvoir trop; ce fut de dire des banalités à tout le monde.
Il espérait que d'Alvimar se retirerait, et qu'il pourrait faire aux autres, à coup sur, quelque prédiction agréable qui lui serait grassement payée; car, depuis trois jours qu'il errait dans les environs, se glissant partout, écoutant aux portes, ou feignant de ne pas comprendre le français pour laisser causer devant lui, il avait appris bien des choses, et, quant à d'Alvimar, il en savait une sur son compte, que celui-ci eût bien voulu ensevelir dans un profond oubli.
Mais d'Alvimar, calmé par l'insignifiance des prédictions, ne se retirait pas; personne ne s'amusait plus, et La Flèche faisait fiasco, après avoir travaillé d'avance à une belle recette.
On allait le renvoyer. Il se redressa.
—Illustres seigneurs, dit-il, je ne suis pas sorcier, je le jure par l'image du saint patron que je porte sur la poitrine; je proteste contre tout pacte avec le diable. Je n'exerce que la magie blanche, tolérée par les autorités ecclésiastiques; mais...
—Mais, si tu n'es pas voué au diable, va-t'en au diable! dit M. de Beuvre en riant; tu nous ennuies!
—Eh bien, dit La Flèche effrontément, vous voulez de la cabale, vous en aurez, à vos risques et périls! mais ce n'est pas moi qui en ferai, et je m'en lave les mains!
Il se retourna aussitôt vers un panier qu'il avait apporté avec lui, et où l'on supposait qu'il tenait quelque attirail d'escamotage ou quelque bête curieuse, et il en tira une fillette de huit à dix ans, qui paraissait n'en avoir que quatre ou cinq, tant elle était petite et menue; avec cela noire, laide, ébouriffée un véritable lutin tout de rouge habillé, qui commença, pendant qu'il l'apportait dans ses bras, par lui appliquer vingt soufflets, lui tirer les cheveux et lui déchirer la figure avec ses griffes.
On crut d'abord que cette résistance enragée faisait partie de la représentation; mais on vit le sang couler en grosses gouttes tout le long du nez du sacripant.
Il s'en émut peu, et, s'essuyant avec sa manche:
—Ce n'est rien, dit-il; la princesse dormait dans son panier, et elle a le réveil acariâtre.
Puis il ajouta en espagnol, parlant bas à la petite:
—Sois tranquille, va! tu la danseras ce soir!
L'enfant, placée sur la pierre du Sinaï, s'accroupit en singe et regarda autour d'elle avec des yeux de chat sauvage.
Il y avait dans sa laideur malingre un caractère si accusé de souffrance et de colère, de malheur et de haine, qu'elle en était presque belle et, à coup sûr, effrayante.
Lauriane eut le cœur serré de voir la maigreur de cette misérable créature, presque nue sous la pourpre sordide de ses haillons.
Elle frémit en songeant au sort de cette enfant, exaspérée sans doute par la tyrannie et les coups d'un méchant saltimbanque, et elle s'éloigna de quelques pas, appuyée sur le bras de son bon Céladon Bois-Doré, lequel, sans le dire, se sentait presque aussi attristé qu'elle.
Mais de Beuvre avait l'écorce plus dure, et il pressa La Flèche de faire parler l'esprit malin.
—Voyons, ma belle Pilar, dit la Flèche en accompagnant chaque parole d'une mimique grosse de menaces intelligibles pour sa victime; voyons, reine des farfadets et des gnomes, il faut parler. Ramassez la pièce qui est le plus près de vous.
Pilar resta longtemps immobile, faisant mine de se rendormir; elle grelottait la fièvre.
—Allons, allons, gibier de potence, étoupe de bûcher! reprit La Flèche, ramassez cette pièce d'or, et je vous dirai où est Mario, votre bien-aimé.
—Hein! fit le marquis en se retournant, que dit-il de Mario?
—Qu'est-ce que Mario? lui demanda Lauriane.
—Silence! cria de Beuvre; le diable parle, et c'est de vous qu'il s'agit, mon voisin!
L'enfant parla ainsi en français avec un accent prononcé et une voix criarde:
Celui de qui dépend ce gage,
S'il veut écouter le présage
Et se bien garer de l'amour...
—J'en ai assez dit, je n'en veux plus dire, ajouta-t-elle en espagnol.
Elle ne se souvenait plus de sa leçon. Ni prières ni menaces ne purent lui faire retrouver la mémoire; mais elle n'avoua pas qu'on l'avait serinée; elle était déjà sorcière et vaniteuse de son état. Elle connaissait le grimoire beaucoup mieux que La Flèche, et elle aimait à prophétiser. En voulant lui apprendre des vers, ce qu'elle appelait une autre magie, La Flèche l'avait irritée, et le sentiment qu'elle ne s'en tirerait pas avait mortifié son amour-propre.
Elle secoua sa tête hérissée de cheveux noirs comme l'encre, frappa du pied et se livra à une colère de pythonisse.
—C'est bien! c'est bien! s'écria La Flèche résolu à en tirer parti, n'importe comment. Voilà que ça vient; le diable lui entre dans le corps, elle va parler!
—Oui, dit l'enfant en espagnol et en sautillant dans le cercle avec fureur, et je sais tout mieux que toi, mieux que tous les autres. Voilà! voilà! voilà! Je sais, demandez-moi.
—Parlons français, dit La Flèche. Que doit-il arriver au seigneur dont tu tiens le gage?
C'était celui du marquis.
—Liesse et confort! dit l'enfant.
—Très-bien! mais quels?
—Vengeance! répondit-elle.
—À moi, vengeance? dit Bois-Doré: ce n'est point là mon humeur.
—Non certes, ajouta Lauriane en regardant d'Alvimar malgré elle. Le diable se sera trompé de gage.
—Non! je ne me suis pas trompée, reprit la gnomide.
—Vrai? dit La Flèche. Si vous en êtes bien sûre, parlez, diablesse! Vous pensez donc que ce noble seigneur, ici présent, a quelque injure à laver?
—Dans le sang! répondit Pilar avec une énergie de tragédienne.
—Hélas! dit le marquis bas à Lauriane, il n'est sans doute que trop vrai! Vous savez bien, mon pauvre frère!
Et il dit tout haut:
—Je veux interroger cette petite devineresse moi-même.
—Faites, monseigneur! répondit La Flèche. Attention, la mouche noire! et parlez honnêtement à qui vaut mieux que vous!
Le marquis, s'adressant alors à Pilar.
—Voyons, ma pauvre petite, qu'est-ce que j'ai perdu? dit-il avec douceur.
Elle répondit:
—Un fils!
—Ne riez pas, mon voisin, dit le marquis à de Beuvre, elle dit la vérité. Il était comme mon fis!
Et à Pilar:
—Quand l'ai-je perdu?
—Il y a onze ans et cinq mois.
—Et combien de jours?
—Moins cinq jours.
—Ici, elle se trompe, dit le marquis à Lucilio; car j'ai eu de ses nouvelles depuis l'époque qu'il lui plaît de dire; mais voyons si elle verra clair dans le reste.
Et, s'adressant à l'enfant:
—Comment l'ai-je perdu? dit-il.
—De malemort! répondit-elle; mais vous aurez consolation.
—Quand?
—Avant trois mois, trois semaines ou trois jours.
—Quelle consolation?
—De trois sortes: vengeance, sagesse, famille.
—Famille? Je serai donc marié?
—Non, vous serez père!
—Vrai? s'écria le marquis sans se troubler du gros rire de M. de Beuvre. Quand serai-je père?
—Avant trois mois, trois semaines ou trois jours. J'ai tout dit sur vous, je veux me reposer.
La séance fut suspendue par un déluge de plaisanteries de M. de Beuvre au marquis.
Pour que l'événement de l'héritier prédit eût lieu avant trois mois, trois semaines ou trois jours, il fallait que trois femmes en eussent «reçu la commande.»
Le pauvre marquis savait si bien le contraire que toute sa foi à la magie en fut refroidie.
Il se laissa railler, protestant de son innocence et ne désirant point trop qu'on la crût aussi réelle qu'elle l'était.
L'enfant demanda à recommencer ses conjurations pour le dernier gage.
C'était le caillou de d'Alvimar.
Mais, pour l'intelligence de ce qui va suivre, il faut que le lecteur sache ce qui était convenu entre Pilar et son propriétaire, La Flèche.
Ce que La Flèche savait et voulait faire savoir à Bois-Doré, il comptait le faire dire par l'enfant hors de la présence de d'Alvimar.
L'enfant, par caprice et ostentation, ne voulut plus tenir compte de la convention faite entre eux. Elle voulait réciter toute sa leçon, dût-elle en souffrir et dût La Flèche y perdre la vie ou la liberté.
Peut-être aussi ces dangers qu'elle pouvait attirer sur lui, et qu'elle n'ignorait pas, alléchaient-ils ses instincts de haine.
Elle parla donc comme elle l'entendait, en dépit des avertissements et des grimaces de son maître, lequel ne pouvait lui rien dire en espagnol qui ne fût compris de d'Alvimar.
Elle ramassa le caillou, examina les signes qui l'entouraient, fit la mimique du calcul, et dit en espagnol avec une effrayante ardeur à la menace:
—Malheur, mécompte et disgrâce à celui dont le gage est tombé sur l'étoile rouge!
—Bravo! dit d'Alvimar en riant d'un rire nerveux et forcé; continuez, sale créature! Allons, allons, race de chiens, rebut de la terre, dites-nous les arrêts du ciel!
Pilar, irritée par ces injures, devint si sauvage qu'elle fit peur à tous ceux qui la regardaient et à La Flèche lui-même.
—Sang et meurtre! s'écriait-elle en bondissant avec des gestes convulsifs; meurtre et damnation! sang, sang et sang!
—Tout cela pour moi? dit d'Alvimar, qui, en ce moment, ne put cacher son épouvante.
—Pour toi! pour toi! cria cette guêpe furieuse, et la mort, l'enfer! bientôt, tout de suite, avant trois mois, trois semaines ou trois jours, damné! damné! l'enfer!
—Assez! assez! dit Bois-Doré, qui ne comprenait presque pas l'espagnol, mais qui vit d'Alvimar pâle et prêt à défaillir; cette enfant est possédée d'un mauvais diable, et c'est peut-être péché que de l'écouter.
—Oui, sans doute, monsieur, répondit d'Alvimar, elle est possédée du diable, et ses menaces sont vaines et méprisables, car l'enfer ne peut rien sans la volonté de Dieu; mais, si j'étais ici châtelain et justicier, je ferais enfermer ce bandit et cette vermine, et je les livrerais...
—La la! dit M. de Beuvre, il n'y a point tant à se fâcher! Je ne sais ce qui vous a été dit, mais je m'étonne que vous ayez fini d'en rire. Pourtant j'avoue que les transports de cette guenuche enragée sont une laide comédie, et je vois que ma fille en est troublée. Allons, drôle, dit-il à La Flèche, c'est assez. Gardez pour vous les gages si chacun y consent, et allez vous faire pendre ailleurs.
La Flèche n'avait pas attendu cette permission pour plier bagage. Il était fort pressé de se soustraire aux intentions bienveillantes de l'Espagnol à son égard.
La petite Pilar n'en fut pas émue. Tout au contraire, elle ramassa les pièces d'or et d'argent qui avaient servi de gages, et, quand elle en vint au caillou d'Alvimar, elle le lui jeta dans les jambes avec dédain.
Il en fut si outragé qu'il l'eût peut-être traitée comme il avait fait du louveteau, s'il eût eu encore l'arme dont il se servait si vite et si bien.
Mais il fit en vain le mouvement involontaire de la saisir, et Lauriane, qui le regardait, s'applaudit de l'avoir désarmé. Il rencontra ses yeux et se hâta de sourire; puis il essaya de parler d'autre chose, et Bois-Doré demanda à Lucilio un air de musette pour dissiper le fâcheux effet de cette aventure, tandis que La Flèche, remportant son grand panier sur sa tête, ses instruments magiques sous son bras, et, tirant de l'autre main la petite sibylle encore toute frémissante, franchissait avec empressement la herse et le pont-levis du manoir.
—À présent, tu vas me donner à manger? dit-elle quand ils furent en rase campagne.
—Non, tu as trop mal travaillé!
—J'ai faim.
—Tant mieux!
—J'ai faim, je ne peux plus marcher.
—En cage alors!
Il la remit dans son panier, malgré elle, et l'emporta en courant.
Les cris de l'infortunée créature se perdirent sans écho dans la plaine immense.
—Mario! Mario! pleurait sa voix entrecoupée; je veux voir Mario! Méchant! assassin! Tu m'avais promis de me faire voir Mario, qui me donnait à manger et qui jouait avec moi, et sa mère, qui m'empêchait d'être battue! Mercédès! Mario! venez me chercher! Tuez-le! il me fait mal, il me secoue, il me tue, il me fait mourir de faim! Damnation sur lui! mort et sang et meurtre! Le fouet, le feu, la roue, l'enfer pour les méchants!
Pendant que le bohémien fuyait dans la direction du nord, le marquis, avec d'Alvimar et Lucilio, reprenait en sens contraire le chemin de Briantes.
Il lui tardait de faire part à son fidèle Adamas de ce qu'il regardait comme une heureuse issue de son entreprise; et, bien qu'il crût devoir à son amour d'étouffer quelques soupirs d'inquiétude ou d'impatience, tout bien considéré, il ne se trouvait pas trop contrarié d'avoir sept ans devant lui avant de prendre une nouvelle résolution matrimoniale.
D'Alvimar était de fort méchante humeur, non-seulement à cause des prédictions qui avaient remué sa bile et troublé sa cervelle, mais encore à cause de la tranquillité des adieux que lui avait faits madame de Beuvre, tandis qu'elle avait tendu ses deux petites mains au marquis en lui promettant gaiement sa visite pour le surlendemain.
—Serait-il possible, pensait-il, qu'elle eût accepté les écus de ce vieillard, et que je me visse supplanté par un rival de soixante et dix ans?
Il avait bien envie de questionner, de railler, de se dépiter.
Mais il n'y avait pas moyen d'entamer la conversation avec Bois-Doré sur ce sujet.
Le marquis avait un air de triomphe discret et modeste qui le faisait redoubler de politesse et de prévenance pour son hôte.
D'Alvimar ne put se venger de sa défaite qu'en éclaboussant tant qu'il put maître Jovelin, trottant derrière le marquis.
À peine arrivé au manoir, comme l'heure du souper n'était pas encore venue, il sortit à pied pour aller conférer avec M. Poulain.
—Eh bien, monsieur, dit, en débottant son maître, le fidèle Adamas, qui, en sa qualité d'homme de chambre, ne quittait presque jamais le manoir de Briantes; faut-il songer au repas des fiançailles?
—Précisément, mon ami, répondit le marquis. Il y faut songer au plus tôt.
—Vrai, monsieur? Eh bien, j'en était sûr, et j'en suis si content que je ne m'en connais plus. Figurez-vous, monsieur, que cette haquenée rouge que vous appelez Bellinde, et qui serait mieux nommée Tisiphone...
—Allons, allons, Adamas, vous avez l'humeur trop peu endurante! Vous savez que je n'aime point entendre injurier une personne du sexe. Qu'y a-t-il encore entre vous?
—Pardon, mon noble maître; mais il y a que cette fille ténébreuse écoute aux portes, et qu'elle sait la démarche que monsieur a faite aujourd'hui. Ce tantôt, elle en a ri comme une mouette avec la sotte gouvernante du recteur.
—Que savez-vous de cela, Adamas?
—Je le sais par magie, monsieur; mais, enfin, je le sais!
—Par magie? Depuis quand vous adonnez-vous aux sciences occultes?
—Je le dirai à monsieur; je n'ai rien de caché pour lui, mais que monsieur daigne donc me raconter comment il s'y est pris pour faire connaître ses sentiments à l'incomparable dame de ses pensées, et comment elle a répondu; car je suis sûr que rien d'aussi éloquent ne s'est dit sous le ciel depuis que le monde est monde, et je voudrais savoir écrire aussi vite que maître Jovelin, pour le coucher sur le papier à mesure que monsieur me le rapportera.
—Non, Adamas, aucune parole ne sortira de ma bouche, scellée par un serment de preux chevalier. J'ai juré de ne point trahir le secret de ma félicité. Tout ce que je peux te dire, mon ami, c'est de te réjouir du présent avec ton maître, et d'espérer avec lui en l'avenir!
—Alors, monsieur, c'est conclu, et...?
Adamas fut interrompu par un petit grattement de chat à la porte.
—Ah! fit-il après avoir été regarder, c'est l'enfant qui voudrait vous offrir le bonsoir.—Va-t'en, mon petit ami; monseigneur te verra plus tard, il est occupé.
—Oui, oui, Adamas, qu'il revienne! Il est bien question d'enfant! Je ne sais quelles idées de paternité m'avaient passé hier par la tête! Cela est du dernier bourgeois! Non! non! je ne suis plus ce vieux garçon qui voulait se marier bien vite, pour faire une fin. Je suis un jeune homme, Adamas, oui, un jeune amoureux, un blondin, sur ma parole, tendrement condamné à prouver sa constance par des épreuves, à soupirer et à faire des vers, en un mot, à attendre, dans les tourments et les délices de l'espoir, le bon plaisir de ma souveraine.
—Si je comprends bien, reprit Adamas, cette divinité jalouse se méfie un peu de l'humeur volage de mon maître, et elle exige qu'il renonce à toute galante aventure?
—Oui, oui, c'est cela, Adamas, ce doit être cela! Un peu de défiance! c'est bien la punition de ma folle jeunesse; mais je saurai si bien marquer ma sincérité... Regarde donc à la porte, on gratte encore!
—Quoi! dit Adamas sérieusement à Mario, en entrebâillant un peu la porte, c'est encore vous, mon lutin? Ne vous ai-je pas dit d'attendre?
—J'ai attendu, répondit Mario avec sa voix douce et caressante jusque dans l'espièglerie; vous m'avez dit: «Va-t'en, et reviens.» J'ai été au bout de l'autre chambre, et me voilà revenu.
—Il est drôlet! dit le marquis; laisse-le entrer.—Bonjour, mon petit ami; or ça, viens me baiser, et puis joue tranquillement avec Fleurial. J'ai à parler d'affaires sérieuses avec le bon M. Adamas. Voyons, Adamas, c'est après-demain que je traite mon incomparable voisine. Il y faut songer; c'est un petit dîner sans façons, quatorze services tout au plus.
—On les aura, monsieur; voulez-vous que j'appelle le maître-queux?
—Non, je n'aime point à ordonner, et si propres que soient les gens de cuisine, ils sentent toujours la cuisine. Aide-moi à imaginer...
—Qu'est-ce que c'est donc que ce couteau-là? dit très-vivement Mario, que le marquis, débonnaire et passablement distrait, tenait entre ses jambes et laissait fouiller dans ses poches.
—Rien, rien, dit le marquis en cherchant à reprendre le gage que Lauriane lui avait donné. Rends-moi ça, mon petit ami; les enfants ne touchent point à ça. Ça mord, vois-tu! Rends-le donc!
—Oui, oui, le voilà! dit Mario; mais j'ai bien vu ce qu'il y avait dessus, et je sais bien à qui il est.
—Tu ne sais ce que tu dis!
—Si fait, je dis qu'il est au monsieur espagnol que vous appelez Villareal. Il vous l'a donc donné?
—Voyons, que marmotes-tu là! Tu rêves!
—Non, bon monsieur! J'ai bien vu la devise qui est sur la lame; c'est en espagnol et je la connais bien; ma mère Mercédès a un poignard tout pareil où il y a la même devise.
—Et que signifie cette devise?
—Je sers Dieu.—S. A.
—Et que signifie S. A.?
—Ça doit être les premières lettres du nom de celui à qui est le poignard. C'est comme cela qu'on les place, à jour, près du manche.
—Je le sais bien; mais pourquoi dis-tu que ce poignard vient du monsieur espagnol qui s'appelle Villareal?
L'enfant ne répondit pas et parut embarrassé.
Il n'était plus sous l'œil vigilant et défiant de la Morisque. Il avait parlé plus qu'il ne devait, et il se rappelait trop tard ses recommandations.
—Mon Dieu, monsieur, dit Adamas, les enfants parlent quelquefois pour parler, et sans savoir ce qu'ils disent. Parlons donc, nous autres, de la chose importante. Votre garde, le père Andoche, a apporté aujourd'hui un chapelet de râles qui sont d'un gras...
—Oui, oui, tu as raison, mon ami; parlons du dîner. Pourtant, je ne sais... je me demande comment elle avait, en la poche de sa jupe, ce poignard espagnol.
—Qui, monsieur?
—Elle, parbleu! De quelle autre personne pourrais-je parler désormais?
—C'est juste; pardon, monsieur! Parlons du poignard. Je croyais qu'en effet c'était un don du M. de Villareal, ou qu'il vous l'avait prêté; car, pour de vrai, il vient du lui. Ces deux lettres S. A. sont sur ses autres armes, qui sont fort belles, et que j'ai remarquées ce matin pendant que son valet les fourbissait.
Le marquis tomba dans la rêverie.
Comment Lauriane avait-elle le poignard de Villareal? Elle l'avait reçu de lui, puisqu'elle en avait disposé comme de sa propriété.
Il avait beau chercher dans toute la généalogie des de Beuvre, il n'y trouvait pas un nom auquel ces initiales S. A. pussent se rapporter.
—Aurait-elle, se disait-il, fait le même accord avec lui qu'elle a fait ensuite avec moi?
Il se consola pourtant en songeant qu'elle faisait apparemment peu de cas du premier, puisqu'elle lui en avait sacrifié le gage; mais il n'en restait pas moins quelque chose d'incompréhensible dans cette circonstance, et le bon marquis n'était pas encore assez fou pour ne pas appréhender d'être l'objet de quelque «bernerie.»
Et puis ce que l'enfant avait dit compliquait l'embarras de son esprit, et il ne savait plus quelle intrigue de la destinée ou quelle mystification environnait ce poignard.
Il eut envie d'aller s'en expliquer tout de suite avec son hôte; mais il se souvint que Lauriane lui avait commandé de cacher son gage et de ne le laisser voir à personne.
Adamas vit le souci sur le front de son maître et s'en émut.
—Qu'y a-t-il, monsieur, lui dit-il, et que peut faire votre pauvre Adamas pour vous tirer d'intrigue?
—Je ne sais, mon ami. Je voudrais deviner comment il se fait que la Morisque ait une arme comme celle-ci, portant même devise et mêmes chiffres.
Puis, baissant la voix pour que Mario ne l'entendit point:
—Tu m'avais dit, et il m'avait semblé que cette femme était fort honnête. Pourtant elle aurait dérobé cet objet à notre hôte? C'est chose que je ne puis souffrir, qu'il soit larronné en ma maison.
Adamas partagea aussitôt les soupçons de son maître, d'autant plus que Mario, sentant qu'il avait parlé à l'étourdie, se glissait hors de la chambre, sur la pointe du pied, pour se dérober à de nouvelles questions. Adamas le retint.
—Vous nous faites des contes, mon bel ami, lui dit-il, et, par là, vous méritez de perdre les bonnes grâces de mon seigneur et maître. Il n'est point vrai que votre Mercédès ait la chose que vous dites, ou bien...
Le marquis l'interrompit, ne voulant pas que l'accusation fût formulée devant l'enfant.
—Y a-t-il longtemps, mon garçon, lui dit-il, que ta mère a ce poignard?
L'enfant avait vécu quelque temps avec les bohémiens, il savait donc ce que c'était que le vol. Il était doué, d'ailleurs, d'une finesse extraordinaire. Il comprit le soupçon qu'il avait attiré sur sa mère adoptive, et il aima mieux lui désobéir que ne pas la justifier.
—Oui, répondit-il, il y a bien longtemps.
Et, comme il avait un grand air d'assurance et de fierté, le marquis et Adamas sentirent qu'ils tenaient le moyen de le faire parler.
—C'est donc M. de Villareal qui le lui avait donné? dit Adamas.
—Oh! non! il l'avait laissé...
—Où? demanda le marquis. Voyons, il faut le dire, ou je n'aurai plus de confiance en vous, petit. Où l'avait-il laissé?
—Dans le cœur de mon père! répondit Mario, dont la figure s'anima extraordinairement.
Il avait besoin d'effusion; ce mystère lui posait, il avait dit le premier mot, il ne pouvait plus se taire.
—Adamas, dit le marquis saisi de je ne sais quelle émotion subite, ferme les portes, et, toi, mon enfant, viens ici et parle. Tu es avec des amis, ne crains rien, nous te défendrons, nous te ferons avoir justice. Dis-nous tout ce que tu sais de ta famille?
—Eh bien, dit l'enfant, si vous m'aimez, il faut punir M. de Villareal, parce que c'est lui qui a assassiné mon père.
—Assassiné?
—Oui, Mercédès l'a vu!
—Quand cela?
—Le jour que je suis venu au monde, le jour que ma mère est morte.
—Et pourquoi l'a-t-il assassiné?
—Pour avoir beaucoup d'argent et des bijoux que mon père avait.
—Voleur et assassin! dit le marquis en regardant Adamas; un homme de qualité! un ami de Guillaume d'Ars! Est-ce croyable, cela?
—Monsieur, dit Adamas, les enfants font beaucoup de contes, et je crois bien que celui-ci se moque de nous.
Le rouge monta au front du beau Mario.
—Je ne mens jamais! dit-il avec une touchante énergie. M. Anjorrant l'a toujours dit: «Cet enfant-là n'est pas du tout menteur.» Ma Mercédès m'a toujours dit qu'il ne fallait jamais mentir, mais se taire quand on ne voulait pas répondre. Puisque vous me faites parler, je dis ce qui est vrai.
—Il a raison, s'écria le marquis, et je vois bien qu'il a de noble sang plein le cœur, ce joli garçon!—Parle-moi, je te crois. Dis-moi comment s'appelait ton père.
—Ah! cela, je ne le sais pas.
—Sur votre honneur, mon petit ami?
—Sur la vérité, répondit l'enfant; ma mère s'appelait Marie, voilà tout ce que je sais, et c'est pour cela que M. Anjorrant m'a donné, en me baptisant, le nom de Mario.
—Mais Mercédès a dit, je m'en souviens bien, observa Adamas, que cette dame avait remis au curé une bague d'alliance; elle a parlé aussi d'un cachet.
—Oui, répondit Mario, le cachet venait de mon père, il y avait des armes dessus; mais il nous a été volé, il n'y a pas longtemps. Quant à la bague, jamais M. Anjorrant, ni ma Mercédès, qui est pourtant très-adroite, ni moi, ni personne, n'avons pu l'ouvrir. Pourtant il y a quelque chose dedans. Ma mère, qui est morte sans dire un mot que son nom de baptême, Marie, a fait signe au curé d'ouvrir son anneau. Elle n'avait pas la force de le faire; mais, lui, il ne le savait pas!
—Va le chercher, dit le marquis, nous saurons peut-être!
—Oh! non! répondit Mario effrayé; ma Mercédès ne voudra pas, et, si elle sait que j'ai parlé, elle aura bien du chagrin.
—Mais, enfin, pourquoi se cache-t-elle de nous qui pouvons l'aider à te faire retrouver ta famille?
—Parce qu'elle croit que vous écouterez l'Espagnol, et qu'il la tuera s'il apprend qu'elle l'a reconnu.
—Et lui, il ne la reconnaît donc pas?
—Il ne l'a jamais vue, puisqu'elle était cachée!
—L'a-t-elle donc revu quelque part depuis cette méchante affaire?
—Non, jamais.
—Et, après dix ans passés, elle croit être sûre de le reconnaître? C'est bien douteux.
—Elle dit qu'elle en est sûre, qu'il n'a presque pas vieilli, qu'il est toujours habillé de noir; et son vieux domestique, elle est bien sûre aussi que c'est le même. Oh! elle les avait bien regardés. Quand, il y a trois jours, nous les avons rencontrés auprès d'un autre château qui n'est pas loin d'ici...
—Ah! oui! voyons, dit le marquis, conte-nous comment elle l'a rencontré.
—Il était avec un beau et bon jeune seigneur que je vous ai depuis entendu appeler Guillaume en parlant de lui. Celui-là avait donné beaucoup de monnaie aux bohémiens avec qui nous étions.
»Et, tout d'un coup, comme l'Espagnol avait l'air méchant et voulait me frapper, Mercédès m'a dit:
»—C'est lui! tiens! c'est lui! et l'autre, le vieux valet, c'est lui aussi!
»Et elle a couru après eux pour les voir, jusqu'à ce que M. Guillaume nous ait dit que ça l'ennuyait.
»Alors Mercédès lui a fait demander son nom et celui de son ami, afin, disait-elle, de prier pour eux. Mais M. Guillaume s'est moqué de nous, et les bohémiens ont repris leur route d'un autre côté.
»Alors ma Mercédès les a laissés marcher et m'a dit:
»—Nous tenons les assassins de ton père, je t'en réponds. Il nous faut savoir leurs noms.
»Alors nous sommes revenus sur nos pas, nous avons été mendier au château de la Motte, et, comme on ne faisait pas grande attention à nous, Mercédès m'a dit d'écouter ce que disaient les domestiques et les paysans; et comme cela nous avons su que l'Espagnol allait demeurer chez le marquis, parce que le marquis avait envoyé chercher son carrosse, et commandé que l'on apprêtât chez lui la chambre d'honneur pour un étranger.
»Et puis nous avons causé avec une bergère, dans un champ qui est par là.
»Elle nous a dit:
»—Le marquis est tout à fait bon. Vous pouvez aller chez lui passer la nuit; il vous fera du bien. Voilà son château là-bas.
»Nous sommes donc venus ici tout de suite, et, dès hier matin, nous avons revu l'assassin, les deux assassins! Et, moi, j'ai vu les lettres sur les pistolets et sur la grande épée que tenait le domestique, et j'ai dit encore à Mercédès:
»—Montre-moi le méchant couteau qui a tué mon pauvre papa; il me semble bien que c'est les mêmes lettres qui sont dessus.
—Et tu en es sûr? dit le marquis.
—J'en suis bien sûr; et vous verrez vous-même si Mercédès veut vous les montrer!
—Où est-elle maintenant?
—Avec M. Jovelin, qu'elle aime beaucoup parce qu'il s'est jeté dans l'eau pour moi.
—Il faut absolument que Jovelin lui arrache son secret, dit le marquis à Adamas; va le chercher, que je lui parle.
Adamas sortit et revint dire que Jovelin allait venir.
Il l'avait trouvé dans une conférence fort animée avec la Morisque: elle, parlant arabe; lui, écrivant tout ce qu'elle disait, et lui, faisant beaucoup de gestes qu'elle avait l'air de comprendre.
—Il m'a fait signe qu'il ne pouvait s'interrompre, ajouta Adamas; je crois bien, monsieur, qu'il lui fait avouer la vérité par douceur et persuasion; ne le dérangeons pas. Il écrit vite, mais elle ne lit pas très-bien, même dans sa langue, et c'est merveilleux de voir comme, avec ses yeux et ses mains, il se fait entendre. Prenez patience, monsieur; nous allons savoir quelque chose.
On attendit un quart d'heure qui sembla un siècle au marquis.
L'heure s'avançait; on avait sonné le premier coup du souper. Il fallait peut-être se retrouver en face de Villareal sans avoir rien éclairci.
Bois-Doré était dans une vive agitation. Il se levait et se rasseyait, disant, à part lui, des mots sans suite qui intriguaient fort Adamas.
Mario, le croyant fâché contre lui, se tenait pensif et interdit dans un coin.
Fleurial, voyant l'anxiété de son maître, le regardait fixement, suivait tous ses pas et gémissait de temps en temps en remuant la queue, comme pour lui dire: «Mais qu'est-ce que vous avez donc?»
Enfin Adamas se hasarda à formuler la question.
—Monsieur, s'écria-t-il, vous avez en ceci une idée que vous cachez à votre serviteur, et, par là, vous lui rendez votre peine encore plus pesante. Parlez, monsieur, parlez à Adamas comme vous parleriez à votre bonnet; il ne le redira non plus qu'un bonnet de nuit, et cela vous soulagera d'autant.
—Adamas, répondit Bois-Doré, je crains bien d'être fou; car il y a, dans cet enfant et dans l'histoire qu'il nous raconte, quelque chose qui me remue plus que de raison. Il faut que tu saches qu'aujourd'hui je me suis fait dire ma destinée par des bohémiens, et qu'il y a eu là dedans des paroles bien obscures, mais qui peuvent tout de même s'expliquer par l'intérêt que je sens pour ce petit malheureux. On m'a dit, entre autres choses étranges, que je serais père avant trois mois, trois semaines ou trois jours. Or, comme je te jure, Adamas, que je ne puis compter sur aucune paternité directe dans un aussi court délai, il est évident que je dois devenir père par adoption. Mais une autre parole de cette prédiction me tourmente davantage: c'est que l'on m'a révélé la mort de mon frère, en la plaçant juste à la même date que la Morisque donne à celle du père de cet enfant. Comment arranger cela? La magicienne parlait à mots couverts et symboliques, mais elle a dit cette date clairement, en faisant le calcul des années, des mois et des jours qui se sont écoulés depuis. Et moi, en revenant ici, je faisais le même calcul, et je tombais juste sur le quatrième jour après la mort de notre roi Henri. Viens ici, Mario, n'as-tu pas dit quatre jours?
—Mais, monsieur, observa Adamas, n'avez-vous pas dit vous-même, hier, que la dernière lettre de M. Florimond était datée du seizième jour de juin et de la ville de Gênes?
—Il est vrai, mon ami; mais on peut se tromper de date en écrivant, et mettre un mois pour un autre; cela est arrivé à tout le monde!
—Mais, monsieur, est-ce que la ville de Gênes n'est pas en Italie, et fort distante du lieu où cet enfant place la mort de son père?
—Sans doute, mon ami. Je torture la vraisemblance des choses pour arranger les paroles de la devineresse, et c'est une fantaisie dont je te permets de me reprendre. Et cependant, ouvre la crédence où sont enfermées les chères reliques de mon frère, et cette dernière lettre que j'ai tant relue sans en jamais pénétrer le sens!
—Mon Dieu, monsieur, dit Adamas en ouvrant le tiroir et en présentant la lettre à son maître, tout ce qui est arrivé et tout ce qui a dû arriver, vous l'avez fort bien compris et deviné dans le temps; M. Florimond vous donnait fort peu de ses nouvelles, à cause des grandes occupations secrètes qu'il avait dans les cours d'Italie, où l'envoyait son maître le duc de Savoie. Il vous parlait de ses voyages sans vous en dire le but, parce que cela lui était interdit par la politique qu'il servait et qui n'était pas toujours la vôtre. Cette dernière lettre vous annonce d'autres voyages que ceux dont il était fraîchement revenu, et voici ce qu'il vous dit en propres termes: «Si vous n'entendez point parler de moi d'ici à l'automne, n'en prenez point de souci. Ma santé est bonne, et mes affaires personnelles ne sont point en mauvais état.» La date est bien authentique, puisqu'il commence en vous disant: «Monsieur et bien-aimé frère, vous avez dû recevoir ma lettre de janvier dernier: depuis ces cinq mois passés...»
—Je sais tout cela, Adamas, je le sais par cœur, et, ce nonobstant, quand j'ai été en Italie, l'année 1611, m'enquérir en personne de ce pauvre frère, dont je n'entendais plus parler, il m'a été dit qu'il n'était jamais revenu d'une mission à Rome, pour laquelle il était parti quinze mois auparavant. Et, quand je fus à Rome, il y avait plus de deux ans qu'on ne l'y avait vu. J'ai parcouru toute l'Italie jusqu'en 1612, sans trouver de lui aucun indice et aucun vestige, à ce point que je m'imaginai qu'il avait fait quelque grand voyage aux Indes d'Orient ou d'Occident, pour son propre compte, et que je l'en verrais revenir quelque jour; mais, à la fin, j'ai dû tenir pour certain qu'il avait été méchamment occis par les brigands dont l'Italie est infestée, ou qu'il avait péri dans quelque tempête sur mer. Il n'avait pas fait grosse fortune au service du Savoyard, bien qu'il ne se soit jamais plaint, et je pense qu'il n'était guère accompagné dans ses courses. Enfin j'ai perdu l'espoir de le retrouver, mais non celui de découvrir son sort et de le venger, s'il a été mis à mort traîtreusement.
Pendant que le marquis et Adamas devisaient ainsi, Mario, dont on ne s'occupait plus, s'était glissé derrière le fauteuil du marquis.
Il écoutait, il regardait avec attention la lettre que Bois-Doré tenait dans ses mains. Il savait très-bien lire, comme nous l'avons dit, et même l'écriture manuscrite; mais il était en proie à une grande anxiété, craignant de se tromper et d'être encore accusé de parler au hasard.
Enfin, il se crut à peu près sûr de son fait, non-seulement d'après l'écriture, mais encore d'après les expressions de la lettre et la particularité des circonstances. Il s'écria:
—Attendez!
Et il sortit plein de résolution et de joie, sans que le marquis, absorbé dans ses réflexions, en tint beaucoup de compte.
Mario connaissait déjà la chambre de maître Jovelin, et il y trouva sa mère, qui se retirait sans avoir voulu montrer les objets dont elle était la gardienne jalouse et méfiante.
Lucilio avait été aussi frappé que le marquis de la coïncidence de la date fixée dans la mémoire de l'enfant par l'abbé Anjorrant, avec celle attribuée par la petite bohémienne à la mort de Florimond.
Il ne croyait nullement à la magie; mais, comme il avait été également frappé du nom de Mario prononcé par La Flèche, il craignait que le marquis ne fût la dupe de quelque jonglerie.
Il commençait à soupçonner la Morisque elle-même, et son premier soin, en rentrant au manoir, avait été de l'appeler pour la questionner par écrit, avec beaucoup de précision et de sévérité. Il exigeait qu'elle montrât la bague et la lettre de M. Anjorrant dont elle avait parlé; et, bien que cette femme éprouvât beaucoup de respect et de sympathie pour lui, cette insistance lui faisant craindre l'intervention indirecte de l'Alvimar dans l'interrogatoire qu'elle subissait, elle s'était renfermée dans un silence plein d'angoisse.
Dès qu'elle vit Mario, son cœur froissé exhala la plainte qu'il n'osait adresser directement à Lucilio.
—Viens, mon pauvre enfant, lui dit-elle; on nous chasse d'ici, car on nous accuse de vouloir tromper et d'avoir raconté une histoire qui ne serait pas vraie. Viens, partons bien vite, afin que l'on connaisse que nous ne demandons secours qu'à Dieu et à nous-mêmes.
Mais Mario l'arrêta.
—C'est assez nous méfier, lui dit-il; mère, il faut faire ce qu'on nous demande. Donne-moi la lettre, donne-moi la bague! elles sont à moi, je les veux tout de suite!
Lucilio fut frappé de l'énergie de l'enfant, et la Morisque, stupéfaite, garda quelques instants le silence.
Jamais Mario ne lui avait parlé ainsi, jamais elle n'avait senti en lui la moindre velléité d'indépendance, et voilà qu'il lui commandait avec autorité!
Elle eut peur, elle crut à quelque prodige; toute la force de son caractère tomba devant une idée fataliste; elle ôta de sa ceinture l'escarcelle de peau d'agneau où elle avait cousu les précieux objets.
—Ce n'est pas tout, mère, lui dit encore Mario: il me faut aussi le couteau.
—Tu n'oseras pas y toucher, enfant! c'est le couteau qui a tué...
—Je sais, je l'ai déjà regardé. Je veux le regarder encore. Il faut que j'y touche, et j'y toucherai. Donne!