Mercédès remit le couteau et dit en joignant les mains:
—Si c'est l'esprit contraire qui fait agir et parler mon fils, nous sommes perdus, Mario!
Il ne l'écouta pas, et appuyant le petit sac de peau sur la table de Lucilio, il le décousit lestement avec le poignard; il en tira la bague, qu'il passa dans son pouce, et la lettre de l'abbé Anjorrant à M. de Sully, dont il fit sauter le scel et la soie, à la grande consternation de Mercédès.
Cela fait, il ouvrit la missive, en tira un papier taché et maculé, le baisa, le regarda avec attention; puis, s'écriant: «Viens, mère! venez, monsieur Jovelin!» il s'élança dans l'escalier, rentra dans la chambre du marquis, saisit impétueusement, dans les mains de celui-ci, la lettre qu'il commentait encore, compara les écritures, et, posant tout ce qu'il tenait dans les mains d'Adamas, lettres, bague et poignard, il sauta sur les genoux du marquis, lui jeta ses bras au cou et se mit à l'embrasser si fort que le bon monsieur en fut comme étranglé pendant un moment.
—Voyons, voyons! dit enfin Bois-Doré, un peu fâché de cette familiarité à laquelle il ne s'attendait pas, et qui avait gravement compromis sa frisure, ce n'est point l'heure de jouer ainsi, mon bel ami, et vous prenez là des libertés... Qu'est-ce que vous nous apportez? et pourquoi?...
Mais le marquis s'arrêta en voyant Mario fondre en larmes.
L'enfant avait obéi à une inspiration, il avait eu la foi; mais, l'esprit des autres n'allant pas si vite et si droit que le sien, le doute, la peur et la honte lui revenaient. Il avait désobéi à Mercédès, qui pleurait et tremblait.
Lucilio le regardait d'un air attentif, dont il se sentait intimidé; le marquis repoussait son étreinte passionnée, et Adamas, stupéfait, n'avait pas l'air de constater sans hésitation la similitude des écritures.
—Voyons, ne pleurez pas, mon enfant, dit le marquis agité, en prenant des mains d'Adamas la lettre de son frère et le papier froissé et usé que Mario avait apporté. Qu'as-tu, Adamas, et pourquoi trembles-tu de la sorte? Qu'est-ce donc que ce papier taché de noir? Vrai Dieu! ce sont des traces de sang! Rapproche la bougie, Adamas, voyons!... Eh! mes amis! eh! monseigneur Dieu qui êtes au ciel! Jovelin! Adamas! voyons ceci! Je ne suis point halluciné? C'est l'écriture, c'est le vrai caractère de mon frère chéri? Et ce sang... Ah! mes amis, cela est bien dur à regarder... Mais... Mario, où as-tu pris cela?
—Lisez, lisez, monsieur, s'écria Adamas, assurez-vous bien...
—Je ne puis, dit le marquis, qui devint pâle; le cœur me faut! D'où vient ce papier?
—On l'a trouvé sur mon père, dit Mario reprenant courage; voyez si ce n'est pas une lettre pour vous, qu'il voulait vous envoyer. M. Anjorrant me l'a fait lire bien des fois; mais il n'y avait pas votre nom dessus, et nous n'avons jamais su à qui la faire tenir.
—Ton père! répéta le marquis sortant comme d'un rêve; ton père!...
—Lisez donc, monsieur! s'écria Adamas; assurez-vous.
—Non! pas encore, dit le marquis. Si c'est un songe que je fais, je ne souhaite pas en être détrompé. Laissez-moi m'imaginer que ce bel enfant... Viens ici, petit, dans mes bras... Et toi, Adamas, lis si tu peux! moi, je ne saurais!
—Je lirai, moi, dit Mario; suivez avec vos yeux. Et il lut:
«Monsieur et bien-aimé frère,
»N'ayez point égard à la lettre que vous recevrez de moi après celle-ci et que je vous ai écrite de Gènes, à la date du seizième jour du mois prochain, en prévision d'une longue et dangereuse absence, durant laquelle, redoutant vos inquiétudes sur mon compte, j'ai souhaité de vous tranquilliser par une lettre anticipée, et aussi vous empêcher de vous enquérir de moi en ce pays, où je désirais que cette absence ne fût point remarquée.
»Comme, grâce à Dieu, me voici, plus vite et plus heureusement que je ne l'espérais, hors de peine et de danger, je vous veux, dès ce jour, informer de mes aventures, lesquelles je puis enfin vous dire sans dissimulation ni réserve, gardant toutefois les détails pour le très-prochain et très-désiré moment où je serai près de vous avec ma femme honorée et aimée; et, si Dieu le permet, avec l'enfant dont, sous peu de jours, elle me rendra père!
»Il vous suffira, aujourd'hui, de savoir que, marié secrètement dès l'an passé, en Espagne, avec une belle et noble dame, contrairement au gré de sa famille, j'ai dû la quitter pour le service de mon prince, et revenir non moins secrètement auprès d'elle, pour la soustraire à la rigueur de ses parents et la conduire en France, où nous avons enfin mis le pied aujourd'hui, à la faveur de nos précautions et déguisements.
»Nous comptons nous arrêter à Pau, d'où je vous enverrai cette lettre, en attendant celle qui vous annoncera, s'il plaît au ciel, l'heureuse délivrance de ma femme, et où j'aurai le loisir qui me manque en ce moment pour vous raconter...»
Ici, la lettre avait été interrompue par quelque soin imprévu.
Elle avait été pliée et emportée dans le justaucorps du voyageur, pour être achevée et cachetée à Pau probablement, et là, confiée aux messagers qui faisaient, tant bien que mal, à cette époque, le service des lettres dans les villes de quelque importance.
Bois-Doré pleura beaucoup en écoutant cette lecture, qui, dans la bouche de Mario, pénétrait plus avant encore dans son cœur.
—Hélas! dit-il, je l'accusai souvent d'oubli, et il songeait à moi dès son premier jour de joie et de sécurité! Il allait venir, sans doute, me confier sa femme et son enfant, et je n'aurais pas vécu seul et sans famille! Mais, va, repose en paix dans le soin de Dieu, mon pauvre ami! ton fils sera le mien, et, dans ma douleur de t'avoir si cruellement perdu, j'ai, du moins, cette consolation d'embrasser ta vivante image! car c'est tout son air et toute sa grâce, mon ami Jovelin, et j'en ai eu le cœur remué, dès le premier regard que j'ai jeté sur cet enfant. Et maintenant, Mario, embrassons-nous comme oncle et neveu que nous sommes, ou bien plutôt comme père et fils que nous devons être.
Cette fois le marquis s'inquiéta peu de sa perruque, et il embrassa son fils adoptif avec une effusion qui changea en joie, autour de lui, les douloureux souvenirs évoqués par la lettre.
Cependant Mercédès, que les soupçons de Lucilio avaient navrée, tenait maintenant à faire constater la vérité dans tous ses détails.
—Donne-leur la bague, dit-elle à Mario; peut-être ils sauront l'ouvrir, et tu connaîtras le nom de ta mère.
Le marquis prit ce gros anneau d'or et le retourna dans tous les sens; mais lui, l'homme aux inventions et aux secrets, il ne put jamais trouver le moyen de l'ouvrir.
Ni Jovelin ni Adamas un furent plus habiles, et l'on dut y renoncer provisoirement.
—Bah! dit le marquis à Mario, ne nous inquiétons point. Tu es le fils de mon frère, voilà ce dont je ne puis douter. D'après sa lettre, tu appartiens à une plus grande famille que la nôtre; mais nous n'avons pas besoin de connaître tes aïeux espagnols pour te chérir et nous réjouir de toi!
Cependant Mercédès pleurait toujours.
—Qu'a donc cette pauvre Morisque? dit le marquis à Adamas.
—Monsieur, répondit-il, je n'entends pas ce qu'elle dit à maître Jovelin; mais je vois bien qu'elle craint de ne pouvoir rester auprès de son enfant.
—Et qui l'en empêcherait, par hasard? Sera-ce moi qui lui dois tant de joie et de remerciment? Venez çà, bonne fille more, et demandez-moi ce que vous voulez. S'il ne vous faut qu'une maison, des terres, des troupeaux et des serviteurs, voire un bon mari à votre gré, vous aurez toutes ces choses, ou j'y perdrai mon nom!
La Morisque, à qui Mario traduisit ces paroles, répondit qu'elle ne demandait qu'à travailler pour vivre, mais en un lieu où elle pût voir son cher Mario tous les jours.
—Accordé! dit le marquis en lui tendant les deux mains qu'elle couvrit de baisers; vous resterez en mon logis, et, s'il vous plaît de voir mon fils à toutes les heures, vous me ferez plaisir; car, puisque vous le chérissez si bien, nulle autre femme que vous ne le soignera. Or çà, mes amis, félicitez-moi de la grande consolation qui m'arrive, et qui, vous le savez, Jovelin, est conforme en tous points à la prédiction.
Là-dessus il embrassa Lucilio, et même, pour la première fois de sa vie, le fidèle Adamas, qui écrivit en lettres d'or ce fait glorieux sur ses tablettes.
Puis le marquis prit Mario dans ses bras, le plaça sur la table au milieu de la chambre, et, s'éloignant de quelques pas, se mit à le contempler comme s'il ne l'eût pas encore vu.
C'était son bien, son héritier, son fils, la plus grande joie de sa vie.
Il l'examinait de la tête aux pieds en souriant, avec un mélange de tendresse, d'orgueil et d'enfantillage, comme si c'eût été un tableau ou un meuble magnifique; et, comme il se sentait déjà père et ne voulait pas donner de vanité ridicule à ce noble enfant, il renfonçait ses exclamations et se contentait de faire briller ses gros yeux noirs, de montrer ses grandes dents riantes, tournant complaisamment la tête à droite et à gauche, comme pour dire à Adamas et à Lucilio: «Hein! quel garçon, quel air, quels yeux, quelle taille, quelle gentillesse, quel fils!»
Ses deux amis partageaient sa joie, et Mario supportait l'examen d'un air tendre et assuré qui semblait leur dire: «Vous pouvez me regarder, vous ne trouverez en moi rien de mauvais;» mais il semblait dire au vieillard plus particulièrement: «Tu peux m'aimer de toutes tes forces, je te le rendrai bien.»
Et, quand l'examen fut fini, il y eut encore entre eux une étreinte, comme s'ils eussent voulu se rendre en un baiser tous les baisers dont l'enfance de l'un et la vieillesse de l'autre avaient été privées.
—Voyez-vous, mon grand ami, dit le marquis à Lucilio dans sa joie, qu'il ne se faut point moquer des devins, lorsque c'est par les astres qu'ils nous prédisent nos destinées? Vous hochez votre bonne et forte tête? Vous croyez pourtant que notre planète...
Le bon marquis eût bien essayé d'exposer un système quelconque de sa façon, où l'astronomie, qui le charmait, eût été un peu corroborée d'astrologie, qui le charmait plus encore, si Lucilio ne l'eût interrompu par un billet où il le pressait d'aviser avec lui aux moyens de découvrir l'assassin de son frère.
—En ceci, vous avez grandement raison, dit Bois-Doré; et pourtant, dans ce jour de liesse à nul autre pareil, il m'en coûte de songer à punir. Mais je le dois, et, s'il vous plaît, nous allons en discourir ensemble.
—Va, Adamas, cours dire à ce M. d'Alvimar que je le prie d'excuser un moment de retard dans le souper; et surtout ne faisons rien savoir encore, dans la maison, de la grande recouvrance que nous avons faite... Va donc, mon ami... Que fais-tu là? ajouta-t-il en voyant Adamas qui se regardait au grand miroir enchâssé dans un cadre à réseau d'or, en se faisant à lui-même d'étranges grimaces.
—Rien, monsieur, répondit Adamas; j'étudie mon sourire.
—Et à quelles fins, je te prie?
—N'est-il pas à propos, monsieur, que je me compose une physionomie traîtresse pour parler à ce traître?
—Non, mon ami; car, pour le croire tel, il faut avoir mieux examiné les choses, et c'est ce que nous allons faire.
En ce moment Clindor frappa à la porte.
Il annonçait, de la part de M. de Villareal, une indisposition et le désir de ne pas quitter sa chambre.
—C'est pour le mieux, dit le marquis à Adamas; j'irai lui faire visite. Après quoi, nous instruirons son procès entre nous.
—Vous n'irez pas seul, monsieur, dit Adamas. Qui sait si cette maladie n'est pas feinte, et si, averti par sa conscience, ce coquin ne vous tend pas quelque piége?
—Tu déraisonnes, mon cher Adamas. S'il a tué mon pauvre frère, assurément il n'a jamais su son nom, puisqu'il est chez moi sans inquiétude.
—Mais voyez donc le poignard, mon cher maître! Vous n'avez pas encore regardé cette preuve...
-Hélas! dit Bois-Doré, penses-tu que je puisse l'examiner froidement?
Lucilio conseilla au marquis de voir son hôte avant d'avoir rien éclairci, afin d'être assez calme pour lui cacher ses soupçons.
Adamas laissa passer le marquis; mais il se glissa sur ses talons jusqu'à la porte de l'appartement de l'Espagnol.
D'Alvimar était effectivement malade. Il était sujet à des migraines nerveuses très-violentes, que ramenait tout accès de colère, et il en avait eu plus d'un dans la journée.
Il remercia le marquis de sa sollicitude et le supplia de ne pas s'occuper de lui. Il ne lui fallait que de la diète, du silence et du repos jusqu'au lendemain.
Bois-Doré se retira en recommandant à la Bellinde de veiller discrètement à ce que son hôte ne manquât de rien, et il prit occasion de cette visite pour examiner la figure du vieux Sanche, à laquelle il n'avait pas encore fait attention.
Long, maigre et blême, mais osseux et robuste, l'ancien éleveur de porcs était assis dans la profonde embrasure de la fenêtre, lisant, aux dernières lueurs du jour, un livre ascétique dont il ne se séparait jamais, et qu'il ne comprenait pas. Articuler avec les lèvres les paroles de ce livre et réciter machinalement le chapelet, telle était sa principale occupation et, ce semble, son unique plaisir.
Bois-Doré, du coin de l'œil, observait tantôt le maître étendu d'un air accablé sur son lit, tantôt le serviteur calme, austère et pieux, dont le profit monacal se dessinait sur le vitrage.
—Ce ne sont pas là des voleurs de grand chemin, pensait-il. Que diable! ce jeune homme blanc et mince, à l'œil doux comme celui d'une demoiselle... Il est vrai que, tantôt, lorsqu'il se fâcha contre les bohémiens, et, hier, lorsqu'il déclamait contre les Morisques, il n'avait pas l'air aussi bénin que de coutume. Mais ce vieil écuyer à barbe de capucin, lisant en son livre de piété avec tant de recueillement... Il est vrai que rien ne ressemble tant à un honnête homme qu'un coquin qui sait son métier! Allons, ma pénétration ne suffit point ici, il faut peser les faits.
Il retourna dans le pavillon qui était attribué en entier à son appartement, chaque étage se composant d'une grande pièce et d'une plus petite: au rez-de-chaussée, la salle à manger avec l'office pour la desserte; au premier, le salon de compagnie et le boudoir; au second, la chambre à coucher du châtelain et un autre boudoir; au troisième, la grande salle dite des verdures[16], celle qu'Adamas décorait parfois du nom de salle de Justice; au quatrième, un appartement vacant et non terminé.
Dans la construction récente accolée au flanc de ce petit édifice, étaient superposées les chambres d'Adamas, de Clindor et de Jovelin, communiquant avec celles de la grand'maison; c'est ainsi que, sans raillerie, on appelait ingénument, dans le village, le petit pavillon du marquis.
Il retrouva son monde réuni dans la salle des Verdures, et seulement alors il se rappela que la Morisque avait eu accès dans sa chambre, au milieu de l'émotion générale. Il sut gré à Adamas d'avoir transporté la séance hors de son sanctuaire. Il vit Jovelin occupé à écrire, et, sans vouloir le déranger, il s'assit et prit connaissance de la lettre adressée par l'abbé Anjorrant à M. de Sully, à l'effet de le mettre à même de découvrir la famille de Mario.
Cette lettre avait été écrite peu de temps après la mort de Florimond, M. Anjorrant ignorant encore la mort de Henri IV et la disgrâce de Sully; elle n'était pas parvenue. Ceci en était une copie, que l'abbé avait gardée et léguée à Mario, avec la lettre non achevée de Florimond. Cette lettre de l'abbé, ou plutôt ce Mémoire, contenait des détails très-précis sur l'assassinat du faux colporteur, tels que l'abbé les avait recueillis de la bouche de Mercédès, et confirmés par divers indices.
Dans tout cela, rien ne révélait la prétendue culpabilité de d'Alvimar et de son valet. Les assassins étaient restés inconnus. L'un et l'autre, il est vrai, étaient décrits assez fidèlement dans les dépositions de la Morisque consignées dans ce Mémoire; mais cette femme, qui assurait maintenant les reconnaître, pouvait fort bien se faire illusion, et son accusation ne suffisait pas pour les condamner.
Le couteau catalan, instrument du crime, confronté avec celui donné par Lauriane, était une preuve plus énergique. Ces deux armes étaient, sinon identiques, du moins tellement ressemblantes, qu'au premier coup d'œil, on avait peine à les distinguer l'une de l'autre. Les chiffres et la devise étaient sortis du même poinçon, et les lames de la même fabrique.
Mais Florimond pouvait avoir été tué avec une arme dérobée à M. de Villareal ou perdue par lui.
Rien ne prouvait que celle donnée au marquis par Lauriane vint de cet étranger.
Enfin, les chiffres vus par Mario, Mercédès et Adamas sur les autres armes de l'Espagnol pouvaient n'être pas les siens, puisque en somme il s'était fait présenter par Guillaume sous le nom d'Antonio de Villareal.
L'équitable Bois-Doré faisait tout haut ces réflexions à Adamas, lorsque le muet lui présenta la feuille qu'il venait d'écrire.
C'était le bref récit de ce qui s'était passé le matin, à la Motte-Seuilly, entre Lauriane, l'Espagnol et lui: le couteau lancé méchamment à diverses reprises pour l'effrayer et l'interrompre, plongé ensuite dans les entrailles du louveteau, et enfin cédé en gage de soumission et de repentir à madame de Beuvre, sous les yeux mêmes de Jovelin.
—Alors, ceci devient grave! dit le marquis tout pensif, et je vois, dans le Villareal, un fort méchant homme. Pourtant, il se peut qu'aucune de ces armes n'ait été en sa possession, il y a dix ans, et qu'il les ait reçues depuis en don ou en héritage. Il serait alors le parent ou l'ami de l'assassin; il se trouve des scélérats et des lâches dans les meilleures familles. Comme vous, maître Jovelin, j'ai mauvaise opinion de notre hôte; mais je suis certain que, comme moi, vous hésitez encore beaucoup à le condamner sur ces preuves.
Lucilio fit signe que oui, et conseilla au marquis de tâcher de lui faire avouer la vérité par surprise ou par ruse.
—C'est à quoi nous songerons avec soin, répondit Bois-Doré, et vous m'y aiderez, mon grand ami. Pour le moment, il nous faut aller souper, et, puisque nous sommes seuls entre nous, nous allons nous donner la joie de manger avec notre petit futur marquis, dont la place, pas plus que la vôtre, n'est à l'office.
—Et pourtant, monsieur, si vous m'en croyez, dit Adamas, nous laisserons encore aujourd'hui les choses comme elles sont. La Bellinde est une méchante peste et je la trouve beaucoup trop amie avec le presbytère officine de mauvais propos contre nous tous.
—Voyons, Adamas, dit le marquis, qu'y a-t-il donc de si piquant entre le presbytère et toi?
—Il y a, monsieur, que, moi aussi, j'ai consulté la magie. Ce matin, à peine fûtes-vous parti, qu'un nommé La Flèche, le même bohémien, sans doute, que vous avez vu, sur le jour, à la Motte, vint rôder autour du château et offrir de me dire la bonne aventure. Je refusai; j'ai trop qrand'peur des prédictions, et je dis que le mal qui nous doit arriver nous arrive deux fois quand nous le connaissons d'avance. Je me contentai de lui demander qui m'avait dérobé la clef de l'armoire aux liqueurs, et il me répondit sans hésiter:
«—Celle que vous supposez!
»—Nommez-la, repris-je connaissant bien que c'était la Bellinde, mais voulant éprouver la science de cet habile compère.
»—Les astres me le défendent, répondit-il; mais je vous puis dire ce que fait, au moment où nous parlons, la personne que vous n'aimez point. Elle est chez le recteur, où elle se gausse de vous, disant que vous avez mis en tête au châtelain de ce manoir d'épouser la jeune madame...
—Taisez-vous, Adamas, taisez-vous! s'écria pudiquement le marquis; vous ne devez point répéter les billevesées...
—Non, monsieur, non! je ne dis rien; mais, voulant savoir si le sorcier disait vrai, dès qu'il fut parti, je m'en allai, comme en me promenant, le long du presbytère, où je vis la Bellinde à une croisée, avec la gouvernante, lesquelles toutes deux se mirent à rire et à me bafouer en se cachant.
Jovelin demanda si ce bohémien était entré dans le château.
—Il l'eût fort souhaité, dit Adamas; mais Mercédès, qui le regardait de la cuisine sans se montrer à lui, me pria de ne point le recevoir, disant qu'il était sujet à dérober, et je ne le laissai point entrer dans le préau. Il en regardait la porte avec beaucoup d'émotion, et, comme je lui demandai ce qu'il y voyait, il me répondit:
«—Je vois de grands événements près de s'accomplir dans cette maison; si grands et si surprenants que je les dois annoncer à votre maître. Faites-moi parler à lui.
»—Vous ne pouvez, lui dis-je, il n'est point céans.
»—Je le sais, reprit-il. Il est à la Motte-Seuilly, où j'essayerai de le voir; mais, si je ne peux lui parler là sans témoins, je reviendrai ici, et véritablement, si vous me refusez encore l'entrée, vous en aurez regret un jour, car bien des destinées sont en mes mains.
—Tout cela est fort remarquable, dit naïvement le marquis. Le fait est qu'il m'a prédit tout ce qui m'arrive, et je regrette maintenant de ne l'avoir pas interrogé davantage. S'il revient, Adamas, il me le faut amener.—Ne m'avez-vous pas dit, mon cher Mario, que c'était un garçon d'esprit?
—Il est très-amusant, répondit Mario; mais ma Mercédès ne l'aime pas. Elle croit que c'est lui qui nous a volé le cachet de mon père. Moi, je ne le crois pas, car il nous a aidés à le chercher et à le réclamer aux autres bohémiens. Il paraissait nous aimer beaucoup, et il faisait tout ce que nous lui demandions.
—Et qu'est-ce qu'il y avait sur ce cachet, mon cher enfant?
—Des armoiries. Attendez! M. l'abbé Anjorrant les avait regardées avec un verre qui faisait voir gros, car c'était si fin, si fin qu'on ne distinguait pas bien, et il m'avait dit:
«—Retiens ceci: D'argent à l'arbre de sinople.»
—C'est bien cela, dit le marquis; ce sont les armes de mon père! Ce seraient les miennes si le roi Henri ne m'en avait composé d'autres à sa guise.
—Les unes et les autres, écrivit Lucilio, sont sculptées sur la porte du préau. Demandez à l'enfant s'il ne les avait pas vues en arrivant ici.
—Et comment les eût-il vues? dit Adamas, qui lisait les paroles de Lucilio en même temps que son maître. Les maçons qui réparaient l'arcade avaient leur échafaud dessus!
—Et ce matin, reprit Lucilio avec son crayon, lorsque le bohémien regardait cette porte, pouvait-il voir les écussons?
—Oui, répondit Adamas, les échafauds étaient enlevés, et les maçons occupés ailleurs. Les écussons remis à neuf... Mais j'y songe, maître Jovelin, ce La Flèche devait savoir quelque chose de l'histoire de notre cher enfant puisqu'ils ont voyagé ensemble?
—Je ne crois pas, répondit Mario; nous n'en parlions jamais à personne.
—Mais vous en parliez avec Mercédès? écrivit Lucilio. La Flèche comprend-il l'arabe?
—Non, il comprend l'espagnol; mais je parlais toujours arabe avec Mercédès.
—Et, dans la bande de ces bohémiens, n'y avait-il pas d'autres Morisques?
—Il y avait la petite Pilar, qui comprend l'arabe parce qu'elle est fille d'un Morisque et d'une gitana.
—Alors, écrivit Lucilio au marquis, renoncez à la croyance au merveilleux. La Flèche a voulu exploiter la circonstance. Il savait jusqu'à un certain point l'histoire de Mario; il a appris la vôtre dans le pays, celle de votre frère disparu il y a dix ans. Il avait volé le cachet. Il a reconnu les armoiries sur l'écusson de la porte. Il avait retenu les dates. Il a deviné, pressenti ou supposé la vérité entière. Il a couru à la Motte pour vous faire sa prédiction, qu'il a apprise par cœur à la petite gitanelle. Ce soir ou demain, il vous apportera le cachet, pensant débrouiller à lui seul le mystère que vous savez maintenant, et recevoir une grosse récompense. C'est un filou et un intrigant, rien de plus.
Il en coûtait au marquis d'admettre des explications si naturelles et si vraisemblables; pourtant il s'y rendit.
Adamas lutta encore.
—Comment, dit-il à Lucilio, expliquerez-vous ce qu'il m'a révélé de la Bellinde et du presbytère?
Lucilio répondit que cela était bien aisé. Bellinde avait écouté, la veille, aux portes de l'appartement du marquis; La Flèche avait écouté, le matin, à la porte ou sous les fenêtres de la cure.
—Vous dites sensément les choses, s'écria le marquis, et je vois bien qu'il n'y a pas là d'autre magie que celle de la sainte Providence, qui a amené, avec cet enfant, la vérité et la joie dans ma maison. Allons souper! nous aurons ensuite l'esprit plus lucide.
Cette fois, le marquis soupa vite et sans plaisir.
Il se sentait espionné par Bellinde, qui n'avait plus l'espoir d'écouter dans le passage secret, vu qu'Adamas, pendant qu'il tenait les maçons, l'avait fait murer dans la journée; mais la curieuse et malveillante fille remarquait les longues conférences du marquis et de Jovelin avec Mercédès et l'enfant, les portes fermées pendant ces entretiens, et surtout les airs importants et triomphants d'Adamas dont chaque regard semblait lui dire: «Vous ne saurez rien!»
Elle n'était pas assez intelligente pour deviner quoi que ce fût. Elle pensait que le marquis, donnant suite à ses espérances de mariage, préparait avec «les égyptiens» un divertissement pour la petite veuve.
Il n'y avait rien là dont elle pût tirer parti contre Adamas, son ennemi personnel; mais elle ressentait, contre lui et contre la Morisque, une jalousie qui ne cherchait que l'occasion d'une vengeance.
Lorsque Bois-Doré fut seul avec Jovelin, ils concertèrent et arrêtèrent un plan de conduite pour le lendemain vis-à-vis de d'Alvimar.
La lettre de M. Anjorrant fut attentivement relue et commentée. Puis le bon Sylvain, qui n'aimait pas à s'absorber dans les affaire sérieuses et tristes, fit revenir son héritier et passa la soirée à causer et à jouer avec lui. En cela, il tenait bien réellement de son cher maître Henri IV, sans penser à le singer.
Il adorait les grâces de l'enfance, et, sans le défaut de souplesse de ses reins, il eût fait volontiers le cheval autour de la chambre.
—Ça, dit-il à Adamas quand il vit le sommeil alourdir les paupières soyeuses de Mario, il faut le rendre à la Morisque, pour que, cette nuit encore, elle prenne soin de lui. Mais, demain, quand nous aurons tiré au clair l'affaire de ce Villareal, il ne sera plus question de cacher la vérité, et je veux que mon héritier ait son lit dans le boudoir de ma propre chambre. Venez, mon enfant, dit-il à Mario, regardez ce petit nid, tout or et soie, qui n'attendait qu'un gentil seigneur tel que vous! Aimez-vous cette tenture de lampas rose vif et ces petits meubles incrustés de nacre? Ne semble-t-il pas qu'ils aient été destinés à un personnage de votre taille? Il s'agira, Adamas, de lui arranger un lit qui soit un chef-d'œuvre. Que dirais-tu d'un carré à colonnes torses d'ivoire avec un gros bouquet de plumes roses à chaque coin?
—Monsieur, dit Adamas, dès que nous serons tranquilles, je mettrai mon esprit à la question pour vous contenter, car rien n'est trop beau pour votre héritier. Et nous songerons aussi à ses habillements, qui doivent être appropriés à sa qualité.
—J'y songe, Adamas, j'y songe! s'écria le marquis, et je veux que sa garde-robe soit toute semblable à la mienne. Tu me feras venir ici les meilleurs tailleurs, les lingères, les cordonniers, chapeliers et plumassiers les plus habiles du pays, et, un mois durant, je veux que, sous mes yeux, jour et nuit, s'il le faut, on travaille à l'équipement de mon neveu.
—Et ma Mercédès, dit Mario sautant de joie, est-ce qu'on lui donnera aussi de belles robes comme la Bellinde en a?
—La Mercédès aura de belles robes, des robes d'or et d'argent, si c'est sa fantaisie... Et cela me fait penser... Écoutez, mon cher Jovelin, il me semble que cette femme est belle et encore jeune. Ne seriez-vous point d'avis de lui laisser reprendre ici le costume morisque, qui est fort galant, sauf le voile, qui est par trop islamite? Puisque cette bonne créature est franche chrétienne à l'heure qu'il est, et que nous vivons dans un pays où le populaire n'a jamais vu de Morisque, ce costume ne choquera les regards de personne et réjouira les nôtres. Qu'en pense votre sagesse?
La sagesse de Lucilio avait fort à faire pour concilier la tendre affection que méritait le marquis avec le sentiment que sa puérilité faisait naître. Mais, n'espérant pas corriger un si vieil enfant, en somme, la raison lui commandait d'en prendre son parti et de l'aimer tel qu'il était.
Le philosophe eût désiré que, pour commencer la nouvelle destinée de Mario, on ne l'affolât point tant de parures et de luxe, mais qu'on lui dit plutôt quelque chose des devoirs nouveaux qu'il avait à pratiquer.
Il se consola en remarquant que l'enfant était moins enivré de la possession de ces choses que réjoui et attendri des amitiés et caresses dont il se voyait l'objet.
Le lendemain, d'Alvimar, qui n'avait pas dormi de la nuit, fit demander par Bellinde, qui le soignait avec complaisance, la permission de ne pas paraître avant l'après-midi.
Le marquis lui fit encore une courte visite, et fut frappé de l'altération de ses traits. Sous le coup des sinistres prédictions qui lui avaient été faites, il avait eu des rêves affreux.
Enfin, la clarté du jour avait fait entrer l'espoir dans son âme, et il sommeilla une partie de la journée.
Le marquis profita de ce répit pour revenir à ses projets de parures.
Il monta avec Mario et Adamas à la salle vacante, qui était au quatrième étage, c'est-à-dire au-dessus de la chambre des Verdures.
Cette salle, inachevée, offrait un pèle-mèle de coffrets et d'armoires où Mario, dès que les cadenas et couvercles furent levés, et les battants ouverts, crut entrer dans un conte de fées. Ce n'étaient que tissus magnifiques, galons éblouissants, rubans, dentelles, plumes et bijoux, riches tentures, cuirs de Cordoue, meubles en pièces tout neufs et prêts à être montés, reliquaires chargés de pierreries, excellentes peintures sur verre qui n'attendaient que l'assemblage, belles mosaïques d'émail numérotées en piles, pièces de toile fine, immenses rideaux de guipure, treillis d'or et d'argent; enfin un butin complet qui sentait son partisan d'une lieue, et que le marquis regardait comme très-légitimement acquis à la pointe de son épée.
Cet amas de dépouilles opimes s'appelait, dans la maison, le magasin, le fourre-tout. Il était censé contenir le trop-plein des objets d'ameublement, le rebut, les rognures.
Adamas seul était initié au contenu de ces coffres merveilleux, et il appelait tout bas cette salle le trésor ou l'abbaye.
Il y avait là, non pas des colifichets à la mode, comme dans les appartements du marquis, mais des objets d'art ou d'industrie d'une grande valeur et d'une grande beauté, quelques-uns fort anciens et d'autant plus précieux: des étoffes dont les procédés de fabrication étaient déjà perdus, des armes de toute dimension et de tous pays, quelques bons tableaux et manuscrits précieux, etc.
Tout cela voyait rarement le jour, le marquis craignant d'éveiller la cupidité de certains voisins, et ne faisant sortir ses richesses du magasin que peu à peu et avec vraisemblance de récente acquisition.
Il était cependant fort rare que les héros pillards de ce temps fussent condamnés à restitution; mais il arrivait fort bien que quelque puissant personnage, survenant pour son compte et prétendant agir au nom de l'Église ou de l'État, s'appropriât tranquillement l'objet en litige.
C'est ainsi que Catherine de Médicis, pour remercier Jean de Hangest (dit le capitaine d'Yvoi) de lui avoir rendu Bourges par trahison, s'était emparée du magnifique calice orné de perreries, pillé par lui dans le trésor de la Sainte-Chapelle de cette ville, et qu'il avait mis de côté comme sa part de butin.
Au milieu de toutes ces merveilles, le marquis choisissait tout ce qu'il fallait pour l'équipement de Mario, qui était appelé à dire son goût quant aux couleurs.
On se représenterait mal les habitudes de cette époque si l'on pensait qu'il fût nécessaire d'aller, comme aujourd'hui, à Paris pour prendre le ton et trouver des ouvriers habiles dans l'art de la toilette et de la décoration.
Ce ne fut guère que sous Louis XIV que la centralisation du luxe et de la mode fit de Paris l'école du goût et l'arbitre de l'élégance. Richelieu commença l'œuvre de cette centralisation en détruisant le pouvoir des princes. Avant lui, on avait la cour dans les grands centres de province, et les artisans des moindres localités servaient le luxe des seigneurs avec une habileté traditionnelle. Un riche châtelain avait des artisans parmi ses vassaux; et, même dans les maisons bourgeoises, on faisait faire à domicile les meubles, les habits, les souliers et les bottes.
Bois-Doré n'eut donc qu'à choisir les matériaux et à commander à Adamas les objets que celui-ci devait faire confectionner sous ses yeux.
Sous le rapport de la toilette, Adamas était une capacité. On pouvait se fier à lui, et, au besoin, il mettait la main à l'œuvre avec succès.
Les colonnes et corniches d'ivoire, destinées au lit de l'enfant, furent trouvées après quelques recherches.
—Je savais bien qu'il y avait ici quelque chose comme cela, dit en souriant le marquis. C'est là un excellent travail qui provient d'un dais de parade enlevé en la chapelle de l'abbaye de Fontgombaud, dont je fus abbé, c'est-à-dire seigneur par droit de conquête, quinze jours durant. Lorsque je m'en emparai, je me souviens d'avoir dit en moi-même: «Si le nouvel abbé de Fontgombaud pouvait bientôt devenir père, ce serait là un baldaquin digne de son premier-né!» Mais, hélas! mon ami, je n'héritai point de toutes les vertus des moines, et il m'a fallu, pour avoir un fils, le trouver par miracle en mon âge mûr. N'importe! il ne m'en sera pas moins cher, et il n'en dormira pas moins son sommeil d'ange sous le pavois de madame la Vierge de Fontgombaud.
Le marquis fut interrompu dans ses souvenirs par l'arrivée de La Flèche, qui demandait à lui parler.
On referma avec soin les coffres et les portes du trésor, et on reçut le drôle dans la basse-cour.
Il faisait beau temps, et Jovelin fut d'avis de ne pas introduire dans la maison un intrigant de cette espèce.
Ce qu'il avait prévu arriva. La Flèche rapportait le cachet, qu'il prétendait avoir surpris dans les mains de la petite Pilar; il prétendait aussi révéler le mystère de la naissance de Mario et l'assassinat de Florimond par M. de Villareal.
On le laissa dire, et, quand il eut fini, on le renvoya, on lui donnant un écu pour la peine qu'il avait prise de rapporter le cachet; mais on feignit de ne rien comprendre à son histoire, de n'y ajouter aucune foi, et de trouver fort mauvais qu'il se permit d'accuser M. de Villareal, contre lequel il n'avait effectivement d'autre preuve que l'émotion et l'exclamation de la Morisque, lorsqu'elle avait cru le reconnaître sur la bruyère de Champillé.
En ceci, le marquis, conseillé par Lucilio, agissait sagement. Dans le cas où il eût accueilli l'accusation, La Flèche eût été fort capable d'en donner avis à l'Espagnol, afin de tirer du même sac deux moutures.
La Flèche, fort mécontent de son fiasco, se retirait l'oreille basse, lorsqu'en suivant le mur extérieur du jardin de Galathée, il s'entendit appeler par une voix douce.
C'était Mario, que le marquis n'avait pas voulu admettre à cet entretien, désirant que tout rapport entre son héritier et la bohème fût brisé sans retour. Mais, comme il ne s'était pas expliqué à cet égard, l'enfant ne crut pas lui désobéir en se glissant dans le labyrinthe et en guettant, par une petite meurtrière donnant sur le village, la sortie du bohémien.
—Qui m'appelle? dit celui-ci en cherchant des yeux autour de lui.
—C'est moi, dit Mario. Je veux que tu me donnes des nouvelles de Pilar.
—Et qu'est-ce que tu donneras pour ça?
—Je ne peux rien te donner. Je n'ai rien!
—Imbécile! vole quelque chose!
—Non, jamais. Veux-tu me répondre?
—Tout à l'heure; réponds-moi d'abord. Que fais-tu dans ce château?
—De la musique.
—Après?... Ah! ah! tu ne veux pas parler? C'est bon. Adieu!
—Et tu ne me diras pas où est Pilar?
—Elle est morte, répondit brutalement le bohémien, qui s'éloigna en sifflant.
Mario le rappela en vain. Quand il ne l'entendit plus il se mit à courir et à jouer dans le labyrinthe, essayant de se persuader que La Flèche s'était moqué de lui. Mais l'idée de la mort de sa petite compagne se dressait affreuse dans sa vive imagination.
—Elle disait que La Flèche la battait, pensa-t-il; mais je ne le croyais pas. Il ne la battait pas devant nous. Mais peut être qu'elle ne mentait pas; peut-être qu'en la battant, il l'a tuée.
Et, en songeant ainsi, l'enfant versa quelques larmes. Pilar n'était pas une créature bien aimable; mais il y avait déjà du Bois-Doré chez le bon Mario; il était particulièrement sensible à la pitié, et, d'ailleurs, l'abbé Anjorrant l'avait élevé dans l'horreur de la violence et de la cruauté. Mais il cacha ses pleurs, craignant de faire de la peine à son oncle, qu'il aimait déjà passionnément.
D'Alvimar sortit enfin de sa chambre.
Le repos qu'il avait pris, un beau soleil couchant, la joyeuse chanson des grives, chassèrent les noirs pressentiments dont il était assiégé depuis quelques jours.
Habillé et parfumé, il se rendit auprès du marquis et le remercia de l'intérêt qu'il lui avait montré et des soins dont il avait été l'objet. Bois-Doré ne pouvait se résoudre à accuser intérieurement cet homme encore si jeune, d'un maintien si distingué et d'une physionomie dont l'habituelle mélancolie lui semblait véritablement intéressante; mais, quand ils furent à table pour le souper, Lucilio étant là, comme de coutume, pour faire de la musique, Bois-Doré se rappela ce qui était convenu entre eux, et résuma ce qu'il appelait ses engins de siége, pour livrer un assaut formidable à la conscience de son hôte.
Il avait trop guerroyé et traversé trop d'aventures périlleuses pour ne pas savoir se composer un maintien et une figure, sans avoir besoin, comme Adamas, de faire des études préalables devant une glace. Bien que depuis longtemps il vécût assez tranquille pour n'être plus forcé de déroger à sa candeur naturelle, il était trop l'homme de son temps pour ne pas savoir faire dire à son regard, et au besoin vingt fois par jour:
«Vive le roi! Vive la Ligue!»
Les généreux chants de la sourdeline le dispensèrent de soutenir une conversation banale qui lui eût semblé bien longue.
Ces chants, qui le disposaient au calme dont il avait besoin, produisirent cette fois sur d'Alvimar une excitation fiévreuse.
Il haïssait décidément Lucilio. Il savait son prénom, échappé devant lui au marquis, et d'après cette révélation, M. Poulain, qui était fort au courant des hérésies contemporaines, avait deviné, presque avec certitude, que Jovelin était la traduction libre de Giovellino. La circonstance de la mutilation le confirmait dans ce soupçon, et déjà il s'occupait du moyen de s'en assurer et de lui susciter quelque persécution nouvelle.
D'Alvimar l'y eût volontiers aidé, s'il n'eût été forcé de s'effacer pour quelque temps, et le pauvre philosophe lui était d'autant plus antipathique, qu'il ne pouvait rien contre lui jusqu'à nouvel ordre. Sa belle musique, dont il avait été charmé, le premier jour, lui semblait maintenant une bravade insupportable, et l'humeur qui s'emparait de lui ne le disposait pas à subir patiemment les investigations qu'on lui préparait.
Après le souper, le marquis lui proposa une partie d'échecs dans le boudoir de son salon.
—Je le veux bien, répondit-il, à la condition que nous n'aurons point là de musique. Je ne saurais jouer avec cette distraction.
—Ni moi non plus, certes, dit le marquis.—Serrez votre douce voix dans son étui, mon brave maître Jovelin, et venez voir cette tranquille bataille. Je sais que vous prenez intérêt à une partie bien menée.
On passa dans le boudoir, et l'on y trouva un magnifique échiquier en cristal monté en or, d'excellents siéges et beaucoup de bougies allumées.
D'Alvimar n'était pas encore entré dans cette petite pièce, une des plus luxueuses de la grand'maison, il donna un regard distrait et rapide aux babioles dont elle était encombrée, puis on s'assit, et la partie s'engagea.
Le marquis, fort calme et poli, semblait donner toute son attention à son jeu.
Debout derrière lui, Lucilio pouvait observer le moindre mouvement, la moindre expression de figure de l'Espagnol, placé en pleine lumière.
D'Alvimar jouait avec assez de promptitude et de résolution.
Bois-Doré, plus lent, faisait d'assez longues pauses, pendant lesquelles l'Espagnol, un peu impatienté, regardait les objets environnants. Ses yeux se portèrent naturellement à diverses reprises sur une étagère placée à sa gauche et tout près de lui, contre le mur. Peu à peu l'objet le plus en vue, parmi les bibelots dont ce petit meuble était couvert, attira et fixa son attention, et Lucilio remarqua chez lui un sourire d'ironie et de dépit chaque fois que son regard s'attachait sur cet objet.
C'était un couteau nu et brillant, posé sur un coussinet de velours noir à franges d'or, et protégé par une cloche de verre.
—Qu'est-ce? lui dit enfin le marquis. Vous me semblez distrait! Vous êtes en prise, messire, et je ne veux point avoir si bon marché de vous. Quelque chose vous nuit ou vous gêne. Sommes-nous trop près de ce meuble, et voulez-vous en éloigner la table?
—Non, répondit d'Alvimar, je suis fort bien; mais je confesse que ce beau meuble porte quelque chose qui me préoccupe. Vous plaît-il répondre à une question, si vous ne la trouvez point indiscrète?
—Vous ne pouvez faire question qui le soit, messire. Parlez, de grâce.
—Eh bien, je vous demande, mon cher marquis, comment il se fait que vous ayez là, sous verre, et triomphante sur un coussinet, l'arme de voyage de votre humble serviteur?
—Oh! pour cela, vous vous abusez, mon hôte! Ce couteau ne me vient pas de vous!
—Je sais que je ne vous l'ai point donné; mais je sais qu'il vous a été donné venant de moi, et c'est un hasard que vous n'ignorez peut-être pas. Je comprends que tout cadeau d'une belle main vous soit précieux; mais je vous trouve bien dur pour le pauvre monde, d'exhiber ainsi ce trophée de votre victoire aux yeux d'un rival éconduit.
—Ce sont énigmes pour moi que vos paroles!
—Eh! si; je n'ai point la berlue! Me voulez-vous permettre de lever ce verre et de regarder de près?
—Regardez et touchez, messire; après quoi, je vous dirai, si vous le souhaitez, pourquoi cette relique d'amour et de tristesse est là parmi tant d'autres souvenirs du temps passé.
D'Alvimar prit le couteau, le regarda attentivement, le mania, et, le reposant tout à coup où il l'avait pris:
—Je me suis trompé, dit-il, et je vous en demande excuse. Ceci n'est point ce que je croyais.
Lucilio, qui l'observait attentivement, avait cru voir un frémissement de terreur ou de surprise relever le coin de sa narine mobile et délicate. Mais cette légère contraction faciale se produisait chez lui pour la moindre cause et même parfois sans cause.
Il se remit à jouer.
Mais Bois-Doré l'arrêta.
—Pardonnez-moi, lui dit-il; mais vous avez paru reconnaître cet objet, et c'est un devoir pour moi de vous interroger: vous pourrez peut-être me fournir quelque lumière sur un fait mystérieux dont, depuis longtemps, ma vie est tourmentée et troublée. Veuillez donc me dire, monsieur de Villareal, si vous connaissez la devise et les lettres initiales qui sont gravées sur cette lame. Voulez-vous la regarder encore?
—C'est inutile, monsieur le marquis, je ne connais pas l'objet; il ne m'a jamais appartenu.
—Éprouveriez-vous de la répugnance à vous en assurer?
—De la répugnance? Pourquoi cette question, messire?
—Je vais m'expliquer. Peut-être avez-vous reconnu cette arme pour avoir appartenu à quelqu'un dont vous rougissez d'être le compatriote, et dont vous me diriez pourtant le nom si j'invoquais votre loyauté.
—Si vous faites de ceci une grave affaire, répondit d'Alvimar, bien qu'à mon tour je ne vous entende point, je veux bien examiner encore.
Il reprit le couteau, le regarda avec un grand calme, et dit:
—Ceci est de fabrique espagnole, arme très-usitée chez nous. Il n'est personne de noble, ou seulement de libre condition, qui n'en porte une semblable en sa ceinture ou en sa manche. La devise est une des plus banales et des plus répandues: Je sers Dieu, ou Je sers mon maître, ou Je sers l'honneur; voilà ce qu'on lit sur la plupart de nos armes, que ce soient rapières, pistolets ou coutelas.
—Fort bien; mais ces deux lettres S. A. qui semblent un chiffre particulier?
—Vous pourriez les trouver sur mes propres armes aussi bien que cette devise; ce sont marques de la fabrique de Salamanque.
Bois-Doré sentit ses soupçons s'évanouir devant une explication si naturelle.
Lucilio sentait, au contraire, augmenter les siens. Il trouvait d'Alvimar trop empressé de prévenir l'explication qu'on eût pu lui demander sur sa propre devise et sur ses propres chiffres, que l'on était censé ne point connaître.
Il toucha le genou du marquis en feignant de caresser Fleurial, et l'avertit ainsi de ne pas renoncer à son enquête.
D'Alvimar sembla l'y aider lui-même en demandant avec un certain air de fierté blessée la raison de cet interrogatoire.
—Vous pourriez aussi me demander, répondit Bois-Doré, pour quelle raison un objet qui m'est horrible à voir, se trouve là sous mes yeux à toute heure. Sachez-le, monsieur, cette arme maudite est celle qui a tué mon frère; et j'ai tenu à ne me la point cacher, à seules fins de me rappeler sans cesse que j'ai à découvrir son assassin et à venger sa mort.
La figure de d'Alvimar exprima une vive émotion; mais ce pouvait être une émotion sympathique et généreuse.
—Vous aviez raison de l'appeler une relique de douleur, dit-il en éloignant le couteau. Était-ce de votre frère que vous parliez hier matin, lorsque, consultant ces égyptiens, vous leur demandâtes quand et comment il avait péri?
—Oui; je demandais ce que je savais bien, voulant éprouver leur science, et, véritablement, ce démon de petite fille me répondit si fidèlement, que j'eus lieu d'en être étonné. N'avez-vous point remarqué, messire, qu'elle me donna un calcul qui plaçait l'événement au dixième jour de mai de l'année 1610?
—Je n'ai point suivi ce calcul. Est-ce ce jour-là, en effet, que votre frère fut tué?
—C'est ce jour-là. Je vois que vous en êtes fort surpris?
—Surpris, moi?... Pourquoi le serais-je? J'imagine que les devins ne révèlent du passé que ce qu'ils en connaissent. Mais dites-moi, je vous prie, comment arriva cette triste affaire. Vous n'en connûtes donc jamais les auteurs?
—Vous aviez raison de dire les auteurs, car ils étaient deux... deux que je voudrais bien découvrir. Mais vous ne m'y aiderez point, je le vois, puisque cette arme accusatrice n'a aucun signe particulier.
—La chose n'eut donc point de témoins?
—Pardonnez-moi, elle en eut.
—Qui ne purent vous renseigner sur les personnes?
—Elles purent les décrire, et non les nommer. Si cette douloureuse histoire vous intéresse, je peux vous la rapporter dans tous ses détails.
—Certes, je prends intérêt à vos peines, et je vous écoute.
—Eh bien, dit le marquis en repoussant l'échiquier et en rapprochant sa chaise de la table, je vais vous dire tout ce que j'ai recueilli d'une enquête qui me fut communiquée par le curé d'Urdoz.
—Urdoz?... où prenez-vous Urdoz? Je ne me souviens point...
—C'est un lieu où vous devez avoir passé, si vous avez voyagé sur la route de Pau?
—Non, je vins en France par celle de Toulouse.
—Alors, vous ne le connaissez point. Je vous le décrirai tout à l'heure. Sachez d'abord que mon frère, étant simple gentilhomme et médiocrement riche, mais d'honnête famille, de noble figure, d'aimable humeur et galant homme s'il en fut, plut, en une ville d'Espagne que je ne sais point, à une dame ou demoiselle de qualité, dont il devint l'époux par mariage secret, contrairement au gré de la famille.
—Qui s'appelait...?
—Je l'ignore. Tout ceci était affaire de cœur dont je ne reçus point la confidence entière et que je ne pus découvrir par la suite. J'ai su seulement qu'il enleva son amie, et que tous deux, déguisés en pauvres gens, gagnèrent la France, où ils entrèrent par ce chemin d'Urdoz.
La dame étant près de son terme, ils voyageaient dans une petite voiture de pauvre apparence, une manière de chariot de colporteur, traînée par un seul cheval acheté en route, et qui n'allait guère vite au gré de leur impatience.
Pourtant ils parvinrent sans encombre jusqu'à la dernière étape espagnole, où, après avoir passé la nuit en une méchante auberge, mon frère eut l'imprudence de vouloir changer de l'or d'Espagne contre de l'or de France, et de demander à une manière de gentilhomme qui se trouvait là avec un vieux valet, et qui lui faisait offre de ses services, s'il lui en pourrait procurer pour un millier de pistoles.
Ce personnage ne put lui offrir qu'une petite somme, et, lorsque mon frère remonta en sa voiture avec sa compagne emmantelée et voilée, on remarqua, dans l'auberge, que les deux inconnus lui firent politesse en regardant fort les deux coffres qu'il chargeait lui-même, l'un contenant ses espèces, et l'autre les bijoux de sa femme, et qu'ils partirent ensuite, se dirigeant sur ses traces, bien qu'ils eussent annoncé le dessein de se vouloir rendre d'un côté opposé. Ces mêmes coquins furent signalés de façon à ne pas laisser de doutes lorsque description fut faite des assassins de mon frère.
—Ah! dit d'Alvimar, on vous les a décrits?
—Parfaitement. L'un avait la physionomie belle et tellement jeune, qu'il semblait adolescent. Il était de taille médiocre, mais bien prise. Il avait la main blanche et menue comme celle d'une femme, la barbe naissante fort noire, la chevelure soyeuse, un grand air de noblesse, un costume de voyage assez riche, peu ou point de rechange, car sa valise ne pesait rien; un bon cheval andalous, et cet infâme couteau dont il se servait pour manger et pour égorger. L'autre...
—Peu importe, messire. Votre frère...?
—Je vous dois dépeindre l'autre malandrin, tel qu'il me fut dépeint. C'était un homme d'âge, qui avait du moine et du spadassin. Un long nez tombant sur une moustache grise, l'œil vague, la main calleuse, l'humeur taciturne; une véritable brute d'Espagne...
—Plaît-il, messire?
—Une brute comme il y en a en tous pays où l'on croit se racheter de l'enfer avec des patenôtres. Ces bandits suivirent mon pauvre frère comme deux loups féroces et couards suivent une proie qu'ils n'osent attaquer, et le rejoignirent... Qu'est-ce, messire? Avez-vous trop chaud en cette petite chambre?
—Peut-être, messire, répondit d'Alvimar agité. Je trouve lourd à respirer l'air d'une maison où il semble que le nom d'Espagnol soit tenu en mépris comme vous faites.
—Nullement, monsieur. Remettez-vous... Je ne rends point votre nation fautive de l'abaissement de quelques-uns. Il y a partout des infâmes. Si je parle aigrement de ceux qui me ravirent un frère, vous me devez bien excuser.
D'Alvimar s'excusa à son tour de sa susceptibilité, et pria le marquis de ne pas interrompre son récit.
—Ce fut donc, reprit celui-ci, environ une lieue après la bourgade appelée Urdoz, que mon frère se trouva seul avec sa femme sur un mur de rochers, le long d'un précipice fort profond. Le chemin serpentait en une montée si rude, que le cheval renonça un moment, et mon frère, craignant qu'il ne reculât dans le ravin, sauta par terre et vitement descendit sa femme entre ses bras. Il faisait un grand chaud, et, pour qu'elle ne souffrît point du soleil, il lui montra devant eux un ombrage de sapins, où elle se rendit doucement pendant qu'il laissait souffler le cheval.
—Cette dame vit donc tuer son mari?
—Non! elle se trouvait avoir tourné un petit massif de la montagne lorsque l'événement arriva. Dieu voulut sauver l'enfant qu'elle portait; car, si les assassins l'eussent vue, ils ne lui eussent point fait de grâce.
—Qui donc put savoir comment votre frère périt?
—Une autre femme que le hasard avait amenée là tout près, derrière un quartier de roche, et qui n'eut pas le temps d'appeler à l'aide, tant l'horrible meurtre fut vite expédié. Mon frère s'efforçait de faire avancer le cheval, lorsque les assassins l'atteignirent. Le plus jeune mit pied à terre, lui disant avec une hypocrite courtoisie:
«—Eh! mon pauvre homme, votre bête est fourbue. Ne vous faut-il point de l'aide?»
Le vieux drôle qui le suivait descendit aussi, et, comme s'ils eussent voulu pousser bonnement à la roue, tous deux se rapprochèrent de mon frère, qui ne se méfiait point, et, au même instant, le témoin que le ciel avait mis là le vit trébucher et tomber de son long entre les roues, sans qu'un seul cri pût faire croire qu'il eût été frappé. Ce poignard lui avait été planté dans le cœur jusqu'au manche, par une main qui en connaissait trop bien l'exercice.
—Alors, vous ne savez point qui, du maître ou du valet, porta le coup? Vous dites que le maître était fort jeune; il n'est point à croire que ce fût lui.
—Peu m'importe, messire. Je les tiens pour aussi vils l'un que l'autre; car le gentilhomme se conduisit entièrement comme le laquais. Il s'élança dans la voiture sans se donner le temps de reprendre son arme, pressé et enragé qu'il était de voler les deux coffrets. Il les jeta à son camarade, qui les mit sous son manteau, et tous deux prirent la fuite, retournant sur leurs pas, aiguillonnés, non point par le remords ou la honte, sentiments humains qu'ils n'étaient point capables de ressentir, mais par la peur du fouet et de la roue, qui sont la récompense et la fin de telles engeances!
—Vous en avez menti, monsieur! s'écria, en se levant, d'Alvimar hors de lui et pâle de rage. Le fouet et la roue... Vous mentez par la gorge! et vous me rendrez raison...
Il retomba sur sa chaise, suffoqué et comme étranglé de l'aveu que lui arrachait enfin la colère.
Le marquis fut comme foudroyé aussi de cette sortie, à laquelle il ne s'attendait pas, tant, jusque-là, le coupable avait fait bonne contenance et donné un air naturel à ses fréquentes interruptions.
Il se remit le premier, comme on peut croire, et, froissant de sa longue main nerveuse le poignet convulsif de d'Alvimar:
—Malheureux! lui dit-il avec un mépris accablant, vous devez remercier le ciel qui vous a fait mon hôte; car, si je n'eusse donné ma parole de vous protéger, parole qui vous préserve de moi-même, je vous briserais contre le mur de cette chambre.
Lucilio, craignant une lutte, avait saisi le couteau resté sur la table.
D'Alvimar vit ce mouvement et eut peur. Il se dégagea des mains du marquis et saisit la garde de son épée.
—Tenez-vous donc tranquille, et ne craignez rien ici, lui dit Bois-Doré avec calme. Nous ne sommes point des assassins, nous autres!
—Ni moi non plus, monsieur, répondit d'Alvimar, qui sembla vaincu par cette dignité de procédés, et, puisque vous ne voulez point déroger aux lois de l'honneur, je ferai l'effort de me justifier.
—Vous justifier, vous? Allons donc! vous êtes convaincu et condamné par le démenti que vous m'avez donné, à preuve que je le méprise!
—Gardez vos mépris pour ceux qui supportent l'outrage en silence. Si je l'eusse fait, vous ne me soupçonneriez pas! J'ai repoussé l'injure. Je la repousse encore!
—Ah! vous prétendez nier, à présent?
—Non pas! J'ai occis votre frère... ou tout autre. J'ignore le nom de l'homme que j'ai tué... ou laissé tuer! Mais que savez-vous des raisons qui m'ont conduit à ce meurtre? Que savez-vous si je n'exerçais pas une vengeance légitime? Que savez-vous si cette femme... dont vous ignorer le nom, n'était pas ma sœur, et si, en vengeant l'honneur de ma famille, je ne reprenais point, comme son propre bien, l'or et les bijoux emportés par un séducteur?
—Taisez-vous, monsieur! n'insultez pas la mémoire de mon frère.
—Vous-même avez confessé qu'il n'était pas riche: où eût-il pris mille pistoles pour fuir ainsi avec une femme?
Bois-Doré fut ébranlé. Son frère, à cause de la différence de leurs opinions, n'avait jamais voulu accepter de lui la moindre part d'une fortune qu'il considérait avec raison comme provenant de la dépouille de son propre parti.
Il fut obligé de se rabattre sur cette allégation que la femme de son frère avait eu le droit d'emporter ce qui était à elle. Mais d'Alvimar répondit que la famille avait aussi le droit de le considérer comme sien. Il repoussait donc avec énergie l'accusation de vol.
—Vous n'en êtes pas moins un traître, lui dit le marquis, pour avoir lâchement poignardé un gentilhomme au lieu de lui demander raison.
—Prenez-vous-en au déguisement de votre frère, répondit d'Alvimar avec feu. Dites-vous que, le voyant sous les habits d'un vilain, j'ai pu croire que je le pouvais faire tuer comme un vilain par mon domestique.
—Que ne le faisiez-vous arrêter dans cette auberge, où vous dûtes reconnaître votre sœur, au lieu de le suivre pour le saisir dans un guet-apens?
—Apparemment, répondit d'Alvimar, toujours fier et animé, que je ne voulus point faire d'esclandre et compromettre ma sœur devant une populace.
—Et comment, au lieu de courir après elle pour la ramener à sa famille, la laissâtes-vous sur ce chemin, où elle est morte dans les douleurs, une heure après, sans avoir été ensuite réclamée de personne?
—Pouvais-je la poursuivre, ignorant qu'elle était là, tout près de moi? Votre témoin n'a pu entendre toutes mes paroles; les questions que je devais faire au ravisseur, je n'avais point à les crier sur le chemin. Que savez-vous s'il ne me répondit point que ma sœur était restée à Urdoz, et si ce que l'on prit pour une fuite n'était pas l'empressement de courir après elle?
—Et, ne la trouvant point à Urdoz, vous ne sûtes rien de sa mort si déplorable? Vous n'eûtes même point souci du lieu de sa sépulture?
—Qui vous dit que je ne sais pas mieux que vous, monsieur, tous les détails de cette fâcheuse histoire? À ma place, ne pouvant plus remédier à rien, eussiez-vous fait bruit, dans un pays où personne ne pouvait rien deviner du nom de votre sœur et du déshonneur de votre famille?
Le marquis, accablé de la vraisemblance de ces explications, garda le silence.
Il demeurait pensif et tellement absorbé dans ses réflexions, qu'il entendit à peine annoncer une visite. Guillaume d'Ars venait d'être introduit dans le salon voisin.
Lucilio vit un éclair de joie briller dans les yeux de d'Alvimar, soit que le plaisir de revoir un ami en fût cause, soit que ce fût seulement l'espoir d'échapper à une situation périlleuse.
D'Alvimar s'élança hors du boudoir, et la porte battante rembourrée retomba pour un instant entre lui et ses hôtes.
Lucilio, voyant le marquis perdu dans de pénibles réflexions, le toucha comme pour l'interroger.
—Ah! mon ami! s'écria Bois-Doré, dire que je ne sais que résoudre et que je suis peut-être dupe du plus grand fourbe qui existe! J'ai fait fausse route. J'ai exposé la bonne Morisque, et peut-être aussi mon enfant, à la vengeance et aux embûches du plus dangereux ennemi; j'ai été gauche; j'ai fourni les raisons de la défense, en avouant que je ne connaissais pas le nom de la dame, et maintenant, qu'il y ait mensonge ou vérité dans l'excuse du meurtrier, je ne me trouve plus en droit de lui ôter la vie. Mon Dieu! mon Seigneur Dieu, est-il possible que les honnêtes gens soient condamnés à être joués par les scélérats, et qu'en toutes guerres ceux-ci soient les plus avisés, et, en définitive, les plus forts!
En parlant ainsi, le marquis, indigné contre lui-même, frappa du poing sur la table avec énergie; puis il se leva pour aller recevoir Guillaume d'Ars, dont il entendait l'accent joyeux et insouciant dans la pièce voisine.
Mais le muet lui saisit vivement le bras avec une exclamation inarticulée.
Il tenait un objet sur lequel il appelait son attention par un bégayement de surprise et de joie.
C'était l'anneau que le marquis avait mis à son petit doigt, cet anneau mystérieux qu'il n'avait pu ouvrir, et qui, grâce au vigoureux coup de poing appliqué sur la table, venait de se séparer en deux cercles passés l'un dans l'autre. Il n'y avait aucune espèce de secret dans cette bague. Seulement les parties joignaient très-serré, et il avait fallu une grande secousse pour les disjoindre.
Lire les noms gravés dans les deux cercles fut l'affaire d'un instant. C'étaient ceux de Florimond et de sa femme. Comprendre que l'on tenait enfin la vérité fut une certitude spontanée.
Le marquis donna rapidement un ordre à Lucilio et alla, d'un cœur allégé et d'un visage riant, serrer les mains de Guillaume.
D'Alvimar et M. d'Ars n'avaient eu que le temps d'échanger quelques mots sur le bon voyage de l'un et sur l'agréable surprise de l'autre. Cependant, Guillaume avait remarqué quelque altération sur le visage de son ami, lequel avait allégué la migraine de la veille.
Le marquis, après les premières amitiés à son jeune parent, voulut donner des ordres pour son souper.
—Non pas, merci! dit Guillaume; j'ai pris quelque chose en route pendant que mes chevaux soufflaient, car il me faut repartir d'ici à l'instant même. Vous voyez que je reviens plus tôt que je ne devais. J'ai été averti à Saint-Amand, où j'avais été hier faire, avec partie de la jeunesse du pays, la conduite d'honneur à monseigneur de Condé, que mon intendant était fort malade en ma maison. Craignant d'en mourir, cet honnête homme me dépêchait un exprès pour m'avertir de revenir au plus vite, afin d'être mis par lui au courant du plus gros de mes affaires, dont j'avoue ne pas savoir le premier mot. Je suis venu cependant ici, d'abord pour savoir s'il convient à M. d'Alvimar de me suivre, ce soir, en mon logis, ou si, enchaîné dans vos jardins d'Astrée, il souhaite passer encore cette nuit dans les enchantements.
—Non, répondit vivement d'Alvimar: j'ai assez abusé de la civilité de M. le marquis. Je suis mal portant et deviendrais maussade. Je souhaite partir avec vous à l'heure même et vais commander que l'on prépare mes chevaux en toute hâte.
—C'est inutile, dit le marquis; je vais clocher; j'aurai bientôt le plaisir de vous revoir, monsieur de Villareal.
—C'est moi qui viendrai dès demain prendre vos ordres, monsieur le marquis, et vous donner toutes les explications que vous souhaiterez... sur la partie que nous avons jouée tout à l'heure.
—Quelle partie faisiez-vous? dit Guillaume.
—Une partie d'échecs fort savante, répondit le marquis.
Adamas arriva au coup de clochette.
—Les chevaux et les bagages de M. de Villareal, dit Bois-Doré.
Pendant que l'on exécutait cet ordre, le marquis, avec une tranquillité qui fit espérer à d'Alvimar que tout était apaisé entre eux, rendit compte à Guillaume de l'emploi du temps à Briantes et à la Motte-Seuilly durant son absence. Puis il le questionna sur les belles fêtes de Bourges.
Le jeune homme ne demandait qu'à en parler: il raconta les émotions du tir, ou plutôt, comme on disait alors, «de l'honorable jeu de l'arquebuse.»
On avait construit les buttes aux prés Fichaux, et un grand pavillon garni de tapisseries et de ramées pour les dames et demoiselles de la ville. Les tireurs étaient placés sur un parquet, à cent cinquante pas du pavois. Six cent cinquante-trois arquebusiers s'étaient présentés. Triboudet, de Sancerre, avait seul mérité le prix; mais il avait été obligé de le partager avec Boiron, de Bourges, pour avoir pris un faux nom, afin de devancer son tour; de quoi les gens de Sancerre avaient bien crié, car ils eussent tenu à honneur de prouver que leurs tireurs étaient les meilleurs du royaume, et l'on trouvait bien de l'injustice dans la division du prix. C'était évidemment pour ne point mécontenter ceux de Bourges, que l'on avait rendu ce mauvais jugement.
—En effet, disait Guillaume en narrant avec le feu de la jeunesse, ou Triboudet a gagné, ou il a perdu. S'il a gagné, il a droit à tout l'honneur et à tout le profit de la chose. J'accorde qu'il est coupable d'avoir pris un faux nom. Eh bien, que, pour cette faute, on le punisse de quelque amende ou de quelques jours de prison, mais qu'il n'en soit pas moins le vainqueur du jeu; car l'honneur du talent est chose sacrée, et, malgré que nous n'aimions pas beaucoup les vieux sorciers sancerrois, il n'est pas un gentilhomme qui n'ait protesté contre le passe-droit fait à Triboudet. Mais, que voulez-vous! les grosses villes mangeront toujours les petites, et les gros robins de Bourges prennent sans façon le haut du pavé sur toute la bourgeoisie de la province. Ils le prendraient bien volontiers sur la noblesse, si on les laissait faire! Je m'étonne qu'Issoudun ait concouru. Argenton s'en est abstenu, disant que le prix était donné d'avance, et que rien ne valait devant les juges de Bourges, sinon les champions de Bourges.
—Et ne pensez-vous pas que le prince se soit mêlé de cette injustice? demanda le marquis.
—Je n'en répondrais pas! Il fait grandement la cour au peuple de sa bonne ville; à telles enseignes qu'il s'est mis dans des frais, malgré qu'il n'aime guère à dépenser son argent pour l'amusement des autres. Il entretient en ce moment deux troupes de comédie, l'une française, l'autre italienne, qui représentent dans des jeux de paume très-bien décorés.
—Quoi! dit Bois-Doré, vous avez revu les tragiques historiens de M. de Belleroze? Ils sont ennuyeux comme quarante jours de pluie!
—Non, non; cette fois, la troupe s'appelle les Comédiens français du sieur de Lambour, et il y a là des gens fort habiles. Mais le temps se passe, et voici le fidèle Adamas qui vient nous dire que les chevaux sont prêts, n'est-ce pas? Partons donc, mon cher Villareal, et, puisque vous avez promis au marquis de venir demain le remercier, je m'invite avec vous.