Nous continuerons donc l'entretien de ces quatre personnes, comme si toutes quatre avaient parlé la même langue et comme si Lucilio, prompt à transcrire, n'eût pas été empêché d'en parler une seule.

XVI

La Morisque parla ainsi:

—Mario, mon bien-aimé, dis à ce seigneur bienfaisant que je sais mal parler l'espagnol, et le français encore moins; je dirai mon histoire à son écrivain, et il la lira.

«Je suis fille d'un pauvre fermier de la Catalogne. C'est en Catalogne que le peu de Mores épargnés par l'inquisition vivaient encore tranquilles, espérant qu'on les y laisserait gagner leur vie en travaillant, puisque nous n'avions pris part à aucune des guerres de ces derniers temps, si malheureux pour nos frères des autres provinces d'Espagne.

»Mon père s'appelait Yésid en arabe, et Juan on espagnol; moi, baptisée par aspersion comme les autres, j'étais la chrétienne Mercédès, mais la morisque Ssobyha[13].

»J'ai à présent trente ans. J'en avais treize quand on commença à nous avertir secrètement que nous allions être chassés et dépouillés à notre tour.

»Déjà, avant ma naissance, le terrible roi Philippe II avait ordonné que, dans le délai de trois ans, tous les Morisques devaient savoir la langue castillane et ne plus parler, lire ou écrire en arabe, publiquement ou secrètement; «que tous les contrats en cette langue seraient nuls; que tous nos livres seraient brûlés; «que nous quitterions nos costumes pour porter ceux des chrétiens;»que les femmes morisques sortiraient sans voile, le visage découvert;»que nous n'aurions ni fêtes ni danses, ni chants nationaux; «que nous perdrions nos noms de famille et d'individu pour prendre des noms chrétiens; que ni hommes, ni femmes morisques ne pourraient plus se baigner à l'avenir, et que nos bains seraient détruits dans nos maisons.

»Ainsi, on nous insultait jusque dans la pudeur de nos mœurs et dans la santé de nos corps! Mes parents s'étaient soumis. Quand ils virent que cela ne servait de rien et qu'on ne les persécutait que pour avoir leur argent, ils songèrent à en amasser et à en cacher le plus qu'ils pourraient, afin de s'enfuir quand le danger de la mort reviendrait.

»À force de travail et de patience, ils se firent un petit trésor. C'était, disaient-ils, pour m'empêcher de mendier comme tant d'autres qui s'étaient laissé surprendre. Mais il était écrit que, comme tous les autres, je tendrais la main.

»Nous étions encore assez heureux, malgré les humiliations dont on nous abreuvait. Nos seigneurs espagnols ne nous aimaient point; mais, comme ils voyaient bien que nous seuls, en Espagne, savions et voulions cultiver leurs terres, ils demandaient à leur roi de nous épargner.

»Quand j'eus dix-sept ans, le roi Philippe III fit rendre tout à coup un nouveau décret contre tous les Morisques catalans. Nous étions bannis du royaume avec les biens meubles que nous pourrions emporter sur nos corps. Dans trois jours, sous peine de mort, il nous fallait quitter nos maisons et aller, sous escorte, au lieu de l'embarquement. Tout chrétien qui cacherait un Morisque irait pour six ans aux galères.

»Nous étions ruinés. Pourtant, nous mîmes sur nous, mon père et moi, l'or que nous pouvions emporter, et nous partîmes sans nous plaindre. On nous promettait de nous conduire en Afrique, au pays de nos ancêtres.

»Alors nous demandâmes au Dieu de nos pères de nous reprendre pour ses fidèles enfants.

»On nous laissa, pendant le voyage, remettre nos anciens costumes, qui se conservaient depuis un siècle dans les familles, et chanter nos prières dans notre langue, que nous n'avions pas oubliée; car, en dépit des décrets, nous n'en parlions pas d'autre entre nous.

»Nous fûmes entassés comme des animaux sur les galères de l'État, mais, à peine embarqués, on nous demanda le prix de la traversée. La plupart n'avaient rien. On exigea que les riches payassent pour les pauvres.

»Mon père, voyant qu'on jetait à la mer ceux qui ne trouvaient pas de caution, paya sans regret pour tous ceux qui étaient dans notre embarcation; mais, quand on vit qu'il n'avait plus rien, on le jeta à la mer comme les autres!...»

Ici, la Morisque s'arrêta. Elle ne pleurait pas, mais sa poitrine était serré.

—Détestables coquins d'Espagnols! Pauvres Morisques! murmura le marquis.

Puis il ajouta, comme averti par un triste regard de Lucilio:

—Hélas! la France n'a fait mieux, et la régente les a traités absolument de même!

Mercédès reprit:

—Me voyant seule au monde, sans un dernier, et privée de tout ce que j'aimais, je voulus suivre mon pauvre père; on m'en empêcha. J'étais jolie. Le patron de la galère me voulait pour esclave. Mais Dieu déchaîna la tempête, et il fallut songer à lutter contre elle. Plusieurs embarcations furent englouties, des milliers de Morisques périrent avec leurs bourreaux.

»La galère qui nous portait fut emmenée par l'orage sur les côtes de France, et vint se briser vers un lieu dont je n'ai jamais su le nom.

»Je fus jetée au rivage, au milieu des morts et des mourants; c'était mon salut. Je me traînai dans des rochers où, toute mouillée et toute brisée, m'étant bien cachée et n'ayant pas la force d'aller plus loin, je dormis pour la première fois depuis beaucoup de jours et beaucoup de nuits.

»Quand je m'éveillai, la tempête était finie. Il faisait chaud, j'étais seule. Le navire brisé était à la côte, les morts sur la grève. J'avais faim, mais j'avais encore assez de forces pour marcher.

»Je m'éloignai le plus vite que je pus du rivage, où je craignais de rencontrer des Espagnols, et je m'en allai par les montagnes, mendiant le pain, l'eau et le gîte. On me recevait bien mal; mon costume inquiétait les paysans.

»Enfin, je rencontrai quelques femmes de ma race qui étaient établies dans un village et qui me donnèrent un habillement; elles me conseillèrent de cacher ma religion et mon origine, parce que les hommes du pays n'aimaient pas les étrangers et détestaient surtout les Morisques. Il paraît, hélas! qu'on les déteste partout, car on m'a dit, plus tard, qu'au lieu d'accueillir comme des frères ceux qui purent arriver en Afrique, les Berbères les ont massacrés ou réduits à un pire esclavage que celui de l'Espagne.

»Comment pouvais-je suivre le conseil qu'on me donnait de cacher mon origine? Je ne savais pas assez bien la langue catalane pour cela. D'abord, on me fit quelque aumône; mais, quand un Espagnol passait, il disait aux gens du pays:

»—Vous avez là chez vous une Morisque.

»Et l'on me chassait de partout. Je marchai de vallée en vallée.

»Un jour, je me trouvai sur une grande route qui était celle de Pau, comme je l'ai su plus tard, et c'est là que le ciel me fit rencontrer une femme encore plus malheureuse que moi. C'était la mère de l'enfant que vous voyez, et qui est devenu le mien...»

—Continuez, dit le marquis.

Mais Mercédès s'arrêta encore, parut réfléchir, et dit, s'adressant à Lucilio.

—Je ne peux pas raconter l'histoire des parents de l'enfant, si ce n'est à vous seul... qui lui avez sauvé la vie, et qui me paraissez un ange sur la terre. Si l'on veut me garder ici quelques jours et que je ne voie aucun danger pour Mario, je jure que je dirai tout; mais je crains l'Espagnol, et j'ai vu ce vieux seigneur mettre sa main dans la sienne, après l'avoir repris de sa dureté pour nous. J'ai tout compris avec mes yeux: les seigneurs sont les seigneurs, et les pauvres esclaves ne doivent pas espérer que les meilleurs mêmes prendront leur parti contre leurs égaux.

—Il n'y a pas d'égaux qui tiennent! s'écria le marquis lorsque Lucilio lui eut traduit, par écrit, la réponse du Mercédès. Je jure, sur ma foi de chrétien et sur mon honneur de gentilhomme, de protéger le faible envers et contre tous.

La Morisque répondit qu'elle dirait la vérité, mais qu'elle cacherait certains détails inutiles.

Puis elle reprit ainsi:

—J'étais sur la route de Pau, mais au cœur des montagnes, dans un endroit fort désert. Là, comme je me reposais en me cachant, par crainte des mauvaises gens que l'on rencontre en tous pays, je vis passer un homme qui voyageait avec sa femme.

»La femme marchait un peu en avant; des bandits accoururent par derrière eux, tuèrent et volèrent ce voyageur, si vite, que sa femme ne le vit point, et, revenant pour l'appeler, le trouva mort en travers du chemin.

»À cette vue, elle tomba mourante, et je vis qu'elle était enceinte.

»Je ne savais comment la soulager et la consoler. À genoux près d'elle, je priais et je pleurais, lorsqu'un homme à la moustache grise et tout habillé de noir parut à cheval, et vint savoir pourquoi je pleurais ainsi. Je lui montrai cette femme couchée sur le corps de son mari. Il lui parla en plusieurs langues, car il était un grand savant; mais il vit bientôt qu'elle n'était pas en état de répondre.

»La secousse qu'elle venait d'éprouver hâtait son accouchement.

»Des bergers passaient avec leurs troupeaux. Il les appela; et, comme ils virent que cet homme de bien était un prêtre de leur religion chrétienne, ils obéirent à son commandement et portèrent la femme dans leur maison, où elle mourut, une heure après avoir mis Mario au monde, et après avoir donné au prêtre la bague de mariage qu'elle avait au doigt, sans pouvoir rien expliquer, mais en lui montrant l'enfant et le ciel!

»Le prêtre s'arrêta chez les bergers pour faire ensevelir ces pauvres morts, et, comme il crut que j'avais été l'esclave de cette dame, il me confia l'enfant en me disant de le suivre. Mais je ne voulus pas le tromper, ayant connu qu'il était savant et humain. Je lui dis mon histoire, et comment j'avais vu, par hasard, l'assassinat du colporteur.»

—C'était donc un colporteur? dit le marquis.

—Ou un gentilhomme déguisé, répondit Mercédès; car sa femme avait, sous sa pauvre cape, les vêtements d'une dame, et lui-même, quand on le dépouilla pour l'ensevelir, fut trouvé en chemise fine et en chausses de soie sous ses habits grossiers. Il avait les mains blanches, et on trouva aussi sur lui un cachet où il y avait des armoiries.

—Montrez-moi ce cachet! s'écria Bois-Doré fort ému.

La Morisque secoua la tête et dit:

—Je ne l'ai pas.

—Cette femme se méfie de nous, reprit le marquis s'adressant à Lucilio, et pourtant cette histoire m'intéresse plus qu'elle ne croit! Qui sait si...? Voyons, mon grand ami, tâchez, au moins, de lui faire dire à quelle époque précisément est arrivée l'aventure qu'elle nous raconte.

Lucilio fit signe au marquis d'interroger l'enfant, qui répondit sans hésiter:

—Je suis né une heure après la mort de mon père, une heure avant celle du bon roi de France, Henri le quatrième. Voilà ce que M. l'abbé Anjorrant, qui a pris soin de moi, m'a appris, en me recommandant de ne jamais l'oublier, et ce que ma mère Mercédès ne me défend pas de vous dire, à condition que l'Espagnol ne le saura pas.

—Pourquoi? dit Adamas.

—Je ne sais, répondit Mario.

—Alors, prie ta mère de continuer son histoire, dit M. de Bois-Doré, et comptez que nous vous en garderons le secret, comme nous l'avons promis.

La Morisque reprit ainsi son récit:

—Le bon prêtre s'étant fait donner une chèvre pour nourrir l'enfant, nous emmena en me disant:

»—Nous parlerons religion plus tard. Vous êtes malheureuse, et je vous dois la pitié.

»Il demeurait assez loin de là, dans la cœur de la montagne. Il nous mit dans une petite cabane faite de pierres de marbre et couverte d'autres grandes pierres noires toutes plates, et il n'y avait dans cette maison que de l'herbe sèche. Ce saint n'avait rien de mieux à nous donner que l'abri et la parole de Dieu. Il demeurait dans une maison qui n'était guère plus riche que le chalet où nous étions.

»Mais je ne fus pas là huit jours sans que l'enfant fût propre, bien soigné et la maison bien close. Les bergers et les paysans ne me rebutaient pas, tant leur prêtre leur avait enseigné la douceur et la pitié. Moi, je leur enseignai vite, pour le soin de leurs troupeaux et pour la culture de leurs terres, des choses qu'ils ne savaient pas et que savent tous les Morisques cultivateurs. Ils m'écoutèrent, et, me trouvant utile, ils ne me laissèrent plus manquer de rien.

»J'aurais été bien heureuse de rencontrer cet homme de paix et ce pays de pardon, si j'avais pu oublier mon pauvre père, la maison où j'étais née, mes parents et mes amis que je ne devais plus revoir; mais je me mis à tant aimer ce pauvre orphelin, que peu à peu je me consolai de tout.

»Le prêtre l'éleva et lui enseigna le français et l'espagnol, tandis que je lui apprenais ma langue, afin d'avoir quelqu'un au monde avec qui je pusse la parler; et pourtant, ne croyez pas qu'en lui apprenant des prières arabes, je l'aie détourné de la religion que le prêtre lui enseignait.

»Ne croyez pas que je repousse votre Dieu. Non, non! Quand je vis cet homme si vrai, si miséricordieux, si savant et si chaste, qui me parlait si bien de son prophète Issa[14] et des beaux préceptes de l'Engil[15], qui ne disent pas de faire ce que le Coran nous défend, je pensai que la plus belle religion devait être celle qu'il pratiquait; et, comme je n'avais pas reçu le baptême, malgré l'aspersion des prêtres espagnols (m'étant garantie avec mes mains pour qu'aucune goutte de l'eau chrétienne ne tombât sur ma tête), je consentis à être de nouveau baptisée par ce vertueux, et je jurai à Allah de ne plus jamais renier dans mon cœur le culte d'Issa et de Paraclet.

Cette naïve déclaration fit beaucoup de plaisir au marquis, lequel, malgré ses nouvelles notions de philosophie, n'était, pas plus qu'Adamas, partisan de l'idolâtrie païenne attribuée aux Mores d'Espagne.

—Ainsi, dit-il en caressant la tête brune de Mario, nous n'avons point affaire ici à des diables, mais à des êtres de notre espèce. Numes célestes! j'en suis aise, car cette pauvre femme m'intéresse et cet orphelin me touche le cœur. Ainsi donc, mon bel ami Mario, tu as été élevé par un bon et savant curé des Pyrénées! et tu es toi-même un petit savant! Je ne pourrai pas te parler arabe; mais, si ta mère veut te donner à moi, je jure de te faire élever en gentilhomme.

Mario ne savait point ce que c'était que la gentilhommerie.

Certes, il était prodigieusement instruit pour son âge, pour le temps et le milieu où il avait été élevé; mais, à tous autres égards que la religion, la morale et les langues, c'était un vrai petit sauvage, ne se faisant aucune idée de la société où le marquis l'invitait à entrer.

Il ne vit dans sa proposition que des rubans, des bonbons, des petits chiens et de belles chambres toutes pleines de ces bibelots qu'il prenait pour des jouets. Ses yeux brillèrent de naïve convoitise, et Bois-Doré, aussi naïf que lui dans son genre, s'écria:

—Vive Dieu! maître Jovelin, cet enfant est né quelque chose.—Avez-vous vu comme ses yeux ont relui à ce mot de gentilhomme?—Voyons, Mario, demande à Mercédès de rester avec nous.

—Et moi aussi! dit l'enfant, qui crut naturellement que l'offre s'adressait d'abord à sa mère adoptive.

—Et elle aussi? répondit Bois-Doré; je sais bien que vous séparer serait fort inhumain.

Mario, transporté, se hâta de dire à la Morisque, en arabe, et en la couvrant de caresses:

—Mère! nous ne marcherons plus dans les chemins. Ce beau seigneur nous garde ici dans sa belle maison!

Mercédès remercia en soupirant.

—L'enfant n'est pas à moi, dit-elle; il est à Dieu, qui me l'a confié. Il faut que je cherche et que je retrouve sa famille. Si sa famille n'existe plus ou ne veut pas de lui, je reviendrai ici, et, à genoux, je vous dirai: «Prenez-le et chassez-moi si vous voulez. J'aime mieux pleurer seule à la porte de la maison où il sera heureux, que de le faire encore mendier sur les chemins.»

—Cette femme a une belle âme, dit le marquis. Eh bien, nous l'aiderons, de notre argent et de notre crédit, à retrouver ceux qu'elle cherche; mais que ne nous apprend-elle ce qu'elle en sait? Nous l'aiderons peut-être tout de suite, d'après le nom de famille de l'enfant.

—Ce nom, je ne le sais pas, répondit la Morisque.

—Alors, qu'espérait-elle en quittant ses montagnes?

—Dis-leur ce qu'ils veulent savoir, dit en arabe Mercédès à Mario, mais rien de ce qu'ils doivent encore ignorer.

XVII

Mario prit la parole, enchanté d'avoir à s'expliquer, mais sans impudence ni manière, avec toute la candeur de sa grâce naturelle et de son beau regard.

—Nous étions bien heureux là-bas, dit-il; il y avait des grottes, des cascades, de grands pics et de grands arbres; tout était bien plus grand qu'ici, et l'eau y faisait beaucoup plus de bruit. Ma mère gardait des vaches très-bonnes, et elle teignait et filait de la laine pour faire de la toile de laine très-forte. Voyez mon bonnet blanc et sa cape rouge! C'est des étoffes de chez nous. Moi, je travaillais aussi. Je faisais des paniers, oh! je sais très-bien les faire! Si je reviens chez vous pour être gentilhomme, vous verrez! c'est moi qui ferai tous les paniers de la maison!

»Tous les jours, pendant deux heures, j'apprenais à lire et à parler espagnol et français avec M. le curé Anjorrant. Il ne me grondait jamais, il était toujours content de moi. Jamais on n'a vu un homme si bon! Il m'aimait tant, que ma mère en était quelquefois jalouse. Elle me disait:

»—Tiens, je parie que tu aimes mieux le prêtre que moi!

»Mais, je lui disais:

»—Non, va! je vous aime autant l'un que l'autre. Je vous aime tant que je peux. Je vous aime grand comme les montagnes, et encore plus: grand comme le ciel!

»Mais, quand j'ai eu dix ans, tout a bien changé pour nous. Voilà que, tout d'un coup, M. Anjorrant a été bien malade, pour avoir trop marché dans la neige pour sauver de petits enfants qui s'étaient perdus et qu'il a retrouvés, car il y a chez nous de la neige, en hiver, quelquefois aussi haut que votre maison. Et, tout d'un coup, M. Anjorrant est mort!

»Ma mère et moi, nous avons tant pleuré, que je ne sais pas comment nous avons encore des yeux pour voir clair.

»Alors, ma mère m'a dit:

»—Il faut faire la volonté de notre père, de notre ami qui est mort. Il nous a laissé les papiers et les bijoux qui peuvent servir à le faire reconnaître de ta famille. Il a écrit pour toi bien des fois au ministre de France. On n'a jamais répondu. Peut-être qu'on n'a pas reçu les lettres. Nous irons trouver le roi, ou quelqu'un qui puisse lui parler pour nous, et, si tu as une grand'mère ou des tantes, ou des cousins, ils t'empêcheront de rester vassal, parce que tu es né libre, et que la liberté est la plus grande chose du monde.

»Nous sommes partis avec bien peu d'argent. Le bon M. Anjorrant n'avait rien laissé pour personne. Aussitôt qu'il avait une piécette, il la donnait à ceux qui en avaient besoin. Nous avons marché, marché; la France est si grande! Voilà trois mois que nous sommes en route! Ma mère, voyant le chemin si long, avait peur de n'arriver jamais, et nous demandions aux portes l'abri et le pain. On nous donnait toujours, parce que ma mère a l'air doux et qu'on me trouve gentil. Mais nous ne connaissions pas les chemins, et nous faisions bien des pas qui nous retardaient au lieu de nous avancer.

»C'est alors que nous avons rencontré des gens bien drôles, qui se disaient Égyptiens, et qui nous ont dit d'aller avec eux en Poitou, si nous savions faire quelque chose. Ma mère sait très-bien chanter en arabe, et moi, je sais un peu jouer du tympanon et de la guiterne des Pyrénées. Je vous en jouerai tant que vous voudrez. Ces gens-là ont trouvé que nous en savions assez. Ils n'étaient pas mauvais pour nous, et il y avait avec eux une petite Morisque appelée Pilar que j'aimais beaucoup, et un garçon plus grand, La Flèche, qui était Français, et qui m'amusait avec ses grimaces et ses histoires. Mais ils étaient presque tous voleurs, et cela faisait de la peine à ma mère de les voir si gourmands et ci paresseux.

»C'est pourquoi elle me disait tous les jours:

»—Il nous faut quitter ces gens-là, qui ne valent rien.

»C'est hier que nous les avons quittés, parce que...

—Parce que?... dit le marquis.

—C'est une chose que ma mère Mercédès vous dira peut-être plus tard, quand elle aura prié Dieu de lui faire connaître la vérité. C'est comme ça qu'elle m'a dit, et je n'en sais pas davantage.»

—Toutes choses entendues, dit le marquis en se levant, voilà des gens dont je fais grand cas, et que je veux voir bien traiter et bien soigner en mon logis, jusqu'à ce qu'il leur plaise de me faire savoir en quoi je peux les aider davantage. Mais ne m'avais-tu pas dit, fidèle Adamas, que cette Mercédès avait une lettre pour M. de Sully?

—Oui, oui! s'écria Mario. C'est le nom qui est sur la lettre de M. Anjorrant.

—Eh bien, c'est très-facile. Je suis fort son serviteur, et je me charge de vous faire arriver chez lui sans fatigue ni misère. Or donc, reposez-vous céans et demandez tout ce que vous voudrez. Voyons, Adamas, la mère et l'enfant sont très-propres, et leurs habits de montagne ne sont point trop laids. Mais ils ont là, sur le corps, tout ce qu'ils possèdent?

—Oui, monsieur, sauf les habits plus mauvais qu'ils portaient hier et ce matin; ils ont chacun deux chemises et le reste à l'avenant. Mais cette femme lave, raccommode et peigne son enfant tout le temps qu'elle ne marche pas. Voyez comme sa chevelure est bien tenue! Elle a toutes sortes de secrets arabes pour entretenir la propreté; elle sait faire des poudres de troëne et des élixirs que je veux apprendre d'elle.

—C'est fort bien vu; mais songez à lui donner du linge et des étoffes, pour qu'elle soit un peu nippée. Puisqu'elle est adroite, elle en tirera bon parti. Je m'en vais faire un tour de promenade; après quoi, si elle n'a point de déplaisir à chanter un air de sa nation, avec la guiterne du petit, je serai content d'ouïr leur musique étrangère. Au revoir donc, maître Mario! Comme vous avez très-civilement parlé, je vous veux donner quelque chose tantôt: comptez que je ne l'oublierai point.

Le gentil Mario baisa la main du marquis, non sans jeter un regard bien expressif sur le petit chien Fleurial, qu'il eût préféré à toutes les richesses de la maison.

Il est vrai de dire que Fleurial était une merveille: des trois cagnots que choyait le marquis, il était le préféré à juste titre, et ne quittait jamais son maître dans la maison. Il était blanc comme neige, touffu comme un manchon, et, contrairement aux mœurs des petits chiens gâtés, il était doux comme un agneau.

Lorsque le marquis eut fait sa promenade accoutumée, parlé avec bonté à ceux de ses vassaux qu'il rencontra, et demandé des nouvelles de ceux qui étaient malades, pour leur envoyer de quoi les réconforter, il rentra et fit appeler Adamas.

—Que donnerai-je donc à ce joli Mario? lui dit-il. Il faudrait trouver un jouet qui convînt à son âge, et il n'y en a point ici. Hélas! mon ami, nous voici trois céans, qui commençons à nous faire vieux garçons, maître Jovelin, moi et toi.

—J'y ai songé, monsieur, dit Adamas.

—À quoi, mon vieux serviteur? au mariage?

—Non, monsieur: ce n'étant point votre goût, ce n'est pas le mien non plus; mais j'ai trouvé le jouet pour donner à l'enfant.

—Va le chercher bien vite.

—Voici, monsieur! dit Adamas en allant prendre l'objet, qu'il avait déposé dans l'embrasure de la fenêtre. Comme j'ai remarqué que l'enfant mourait d'envie d'avoir Fleurial, et que vous ne pouviez pas lui donner Fleurial, je me suis rappelé avoir vu, dans les greniers, plusieurs jouets oubliés depuis longtemps, et, entre autres, ce chien d'étoupe, qui n'est pas trop mangé aux vers et qui ressemble à Fleurial, sauf qu'il est en peau de mouton noir et qu'il n'a plus beaucoup de queue.

—Et sauf mille autres différences qui font qu'il ne lui ressemble pas du tout! Mais d'où vient donc ce joujou-là, Adamas?

—Du grenier, monsieur.

—Fort bien; mais... tu dis qu'il y en a d'autres?

—Oui, monsieur; un petit cheval qui n'a plus que trois jambes, un tambour crevé, de petites armes, un reste de donjon crénelé...

Adamas se tut brusquement en voyant le marquis profondément absorbé devant le chien d'étoupe, tandis qu'une grosse larme creusait un sillon dans le fard de sa joue.

—J'ai fait quelque sottise! s'écria le vieux serviteur. Pour Dieu, mon bon cher maître, d'où vient que vous pleurez?

—Je ne sais... un moment de faiblesse! dit le marquis en s'essuyant de son mouchoir parfumé, où s'imprima une notable partie des roses de son teint; j'ai cru reconnaître ce jouet, et, si je ne me trompe, c'est là une relique qu'il ne faut point donner, Adamas!... Cela vient de mon pauvre frère!

—Vraiment, monsieur? Ah! je ne suis qu'un sot! J'aurais dû m'en aviser. J'ai pensé, moi, que cela vous avait amusé quand vous étiez petit enfant.

—Non! quand j'étais petit enfant, je n'avais point de jouets. C'était un temps de guerre et de tristesse en ce pays; mon père était un homme terrible et me faisait voir, pour récréation, des carcans, des chaînes, des paysans sur le chevalet et des prisonniers pendus aux ormes du parc... Plus tard, beaucoup plus tard, il eut une seconde femme et un second fils.

—Je le sais bien, monsieur; le jeune monsieur Florimond, que vous avez tant aimé! La fleur des gentilshommes, bien certainement! Disparu d'une si étrange manière!

—Je l'aimais plus que je ne saurais le dira, Adamas! non point tant pour les rapports que nous eûmes ensemble quand il eut âge d'homme, puisque alors nous suivions des partis différents, et que nous nous rencontrions bien peu, le temps seulement de nous embrasser et de nous dire que nous étions amis et frères quand même, mais pour les gentillesses de son enfance, dont, comme je te l'ai conté, j'eus occasion de prendre soin et garde en une absence de mon père qui dura environ un an. La seconde femme de celui-ci était morte, et le pays fort inquiété. Je savais mon père haï des calvinistes, et je crus devoir apporter protection, ici, à ce pauvre enfant que je ne connaissais point, et qui se mit à me chérir comme s'il eût compris l'injustice de notre père envers moi. Il était doux et beau comme ce petit Mario qui est céans. Il n'avait ni parents ni amis autour de lui, pour ce qu'en ce temps les uns mouraient de peste et les autres de peur. Il fût mort aussi, faute de soins et de gaîté, si je ne l'eusse pris en si grande attache, que je jouais avec lui des jours entiers. C'est moi qui lui apportai ces jouets-ci, et j'ai quelque raison de m'en ressouvenir, à présent que j'y songe, car ils faillirent me coûter cher.

—Contez-moi ça, monsieur; ça vous distraira.

—Je le veux bien, Adamas. C'était en quinze cent... n'importe la date!

—Sans doute, sans doute, monsieur, la date n'y fait rien.

—Mon cher petit Florimond s'ennuyait de ne point sortir, et je n'osais l'exposer dehors, à cause qu'il passait des bandes de tous les partis, qui tuaient tout et ne connaissaient point d'amis. Je m'avisai d'une amusette qui m'avait bien tenté dans ma propre enfance.

»J'avais vu, au château de Sarzay, beaucoup de ces animaux d'étoupe et d'autres babioles dont se jouaient les petits Barbançois. Les seigneurs de Barbançois, qui ont possédé ce fief de Sarzay de père en fils, depuis longues années, étaient des plus enragés contre les pauvres calvinistes, et, à cette époque-là, ils étaient à Issoudun, faisant pendre et brûler tant qu'ils pouvaient. En leur absence, le manoir de Sarzay n'était pas trop bien gardé. Le pays d'alentour étant tout dévoué aux catholiques et à M. de la Châtre, on ne se méfiait point de moi qui étais trop seul et trop pauvre pour rien entreprendre.

»Je m'imaginai d'y pénétrer sous un prétexte et d'y faire main basse sur les joujoux, à moins que quelque valet ne m'en voulût vendre, car il n'en fallait pas chercher ailleurs. C'était marchandise de luxe, et que l'on ne débitait point dans les petits endroits.

»Je me présente donc hardiment, comme venant de la part de mon père, et je demande l'entrée du château comme pour parler à la nourrice des jeunes gens, qui, lors, étaient déjà à cheval, comme moi, et battant le pays. J'entre, je m'explique, et la nourrice me reçoit mal.

»Elle savait que j'avais déjà guerroyé pour les calvinistes et que mon père ne m'aimait point; mais l'argent l'adoucit: elle monte en une chambre haute et m'apporte ce que les enfants, devenus grands, avaient laissé de moins endommagé.

»Me voilà donc parti avec un cheval, un chien, une citadelle, six canons, un chariot et beaucoup de petite vaisselle de fer, le tout dans un grand panier couvert d'une toile, que j'avais attaché derrière moi sur mon cheval. J'en avais jusqu'aux épaules, et, tout en sortant de la cour de Sarzay, j'entendais les valets rire du haut des croisées, et se dire entre eux:

»—C'est un grand innocent, et, si nous n'avons jamais maille à partir avec d'autres réformés, nous en aurons vite bon marché.

»Quelques-uns avaient bien envie de m'envoyer quelque peu d'arquebusade; mais j'en fus quitte pour la peur.

»Je piquai des deux avec mon bataclan, qui me sonnait au derrière comme la ferraille d'un chaudronnier du Limousin.

»Cependant, tout allait bien, et je m'en revenais tranquillement par la traverse, pour ne point passer dans cet équipage par la ville de La Châtre; mais j'eus à passer la Couarde, sur le pont du chemin d'Aigurande, et c'est alors que je me trouvai en face d'une bande de dix à douze reîtres qui se dirigeaient vers la ville.

»Ce n'étaient que des maraudeurs; mais ils avaient avec eux un des plus méchants partisans de ce temps-là, un certain drôle dont le père ou l'oncle avait le commandement de la grosse tour de Bourges, et se faisait appeler le capitaine Macabre.

»Ce garçon, qui était à peu près de mon âge, mais qui était déjà vieux en malice, servait de guide à tous les pillards qui voulaient bien lui laisser faire sa main avec eux. Je l'avais quelquefois rencontré, et il savait bien que, m'étant battu pour les calvinistes, je ne devais point être traité en ennemi par ces Allemands. Mais, à voir mon chargement, il me crut de bonne prise, et, se donnant un air de capitan, il me commanda de mettre pied à terre et de livrer cheval et bagage à ses gens, qui s'intitulaient, pour lors, cavaliers du duc d'Alençon.

»Comme ils ne savaient pas un mot de français, et que le fils Macabre leur servait de truchement, il eût été bien inutile de vouloir parlementer. Sachant à qui j'avais affaire, et qu'après m'être soumis et laissé démonter, je serais bien battu et peut-être arquebusé, par manière de passe-temps, comme c'était assez la coutume des maraudeurs, je risquai le tout pour le tout.

»J'allongeai, de la botte et de l'étrier tout ensemble un grand coup de pied dans l'estomac du Macabre, qui était déjà descendu pour me jeter bas, et l'étendis tout à plat sur le dos, jurant comme quarante diables.

—Et bien vous fîtes, monsieur! s'écria Adamas enthousiasmé.

—Les autres, poursuivit Bois-Doré, s'attendaient si peu à voir un blanc-bec comme j'étais faire pareille chose au milieu d'eux, tous vieux routiers armés jusqu'aux dents, qu'ils se mirent à rire; de quoi je profitai pour filer comme un trait d'arbalète; mais, leur étonnement passé, ils m'envoyèrent une grêle de prunes allemandes, que l'on appelait dans ce temps-là des prunes de Monsieur, à cause que ces Allemands servaient les desseins de Monsieur, frère du roi, contre les troupes de la reine mère.

»Le sort voulut qu'aucune balle ne m'atteignit, et, grâce à ma bonne jument Brandine, qui m'emporta dans les chemins creux et tortus de la Couarde, je rentrai sain et sauf au logis. Grande fut la joie de mon petit frère en me voyant déballer toutes ces bamboches.

»—Mon mignon, lui dis-je en lui donnant la citadelle, bien m'a pris d'être si bellement fortifié; car, sans ces bonnes murailles que j'avais de long du dos, je pense que vous ne m'eussiez point vu revenir.

»Le fait est, Adamas, que, si l'on décousait ce chien d'étoupe, je crois bien qu'on lui trouverait quelque plomb dans le ventre, et que, si la citadelle ne m'a point garanti, tout au moins les animaux ont dû garantir la citadelle.

—S'il en est ainsi, monsieur, je veux garder tout cela chèrement, et en faire un trophée d'honneur dans quelque salle du château.

—Non, Adamas, on se moquerait de nous. Et, puisque voici venir ce bel enfant, il lui faut donner le chien d'étoupe et le reste; car ce qui vient d'un ange doit retourner à un autre ange, et je vois dans les yeux de ce Mario l'innocence et l'amitié qu'il y avait dans ceux de mon jeune frère... Oui, c'est chose certaine! continua le marquis en regardant entrer Mario et Mercédès, conduits par le page Clindor; si Florimond eût eu un fils, il eût été en tout semblable à ce garçonnet, et, si tu veux que je te dise pourquoi il m'a plu à première vue, c'est parce qu'il me remet en mémoire, non point tant par ses traits que par son air, sa voix douce et ses manières caressantes, mon frère tel qu'il était vers l'âge où voici cet orphelin.

—Monsieur votre frère ne s'est jamais marié, dit Adamas, qui avait l'esprit encore plus romanesque que son maître; mais il peut bien avoir eu des bâtards, et qui sait si...?

—Non, non, mon ami, ne rêvons point! J'ai bien eu une autre songerie, tandis que cette Morisque nous racontait l'histoire du gentilhomme assassiné! Ne me suis-je point imaginé que ce pouvait être mon pauvre frère?

—Eh bien, au fait, monsieur, pourquoi ne le serait-ce point, puisque nul ne sait comment il a péri?

—Ce ne l'est point, répondit le marquis, et la raison, c'est que le père de ce petit Mario a été défait quatre jours avant la mort de notre bon roi Henri, tandis que j'ai une dernière lettre de mon frère, datée de Gênes, le seizième jour de juin, c'est-à-dire environ un mois après que ces choses se furent passées. Donc, il n'y a point de rapprochement à faire.

XVIII

Pendant que le marquis et Adamas échangeaient ces réflexions, la Morisque s'était préparée à chanter, et Lucilio était arrivé pour l'entendre.

Le marquis goûta si fort sa manière, qu'il pria Lucilio de lui noter ses airs. Lucilio les prisa encore davantage, comme étant, disait-il, «choses rares et antiques, d'une grande perfection de beauté.»

Mercédès les disait de mieux en mieux à mesure qu'on l'encourageait, et Mario l'accompagnait très-bien.

D'ailleurs, il était si joli avec sa longue guitare, son air sage, sa bouche entr'ouverte et ses beaux cheveux ondés sur ses épaules, qu'on ne pouvait se lasser de le regarder. Son habillement, composé d'une grosse chemise blanche, de courtes braies de laine brune, avec une ceinture rouge et des chausses grises avec des brides de laine rouge enroulées autour de la jambe, était très-favorable à la grâce de son corps et à l'élégance de ses formes délicates.

Il reçut avec éblouissement tous les jouets que l'on alla chercher au grenier, et le marquis vit avec plaisir qu'ayant admiré toutes ces merveilles, il les rangea en un coin avec une sorte de respect.

Le fait est que tout cela ne lui disait pas grand'chose, et que, la surprise passée, il se mit à repenser à Fleurial, qui était vivant, joueur et caressant, et qui eût pu le suivre dans sa vie errante, tandis que la possession des chevaux, des canons et des citadelles n'était que le rêve d'un instant, dans cette vie de misère et de passage.

Le reste de la journée s'écoula sans nouvel orage de la part de M. d'Alvimar.

Il revit M. Poulain, et lui dit qu'il était décidé à entamer le siège de la gentille Lauriane.

À souper, il fit de son mieux pour n'avoir pas un ennemi, ou tout au moins un contradicteur auprès d'elle, dans la personne du marquis, et il parvint encore à se faire trouver aimable. Il ne rencontra, dans la maison, ni la Morisque ni l'enfant, n'entendit plus parler d'eux, et se retira de bonne heure pour rêver à ses projets.

Toute la suite du marquis fut aise de garder Mario quelques jours; ainsi l'annonçait Adamas. Celui-ci le fit manger, ainsi que sa mère, à la seconde table, celle où il mangeait lui-même en qualité de valet de chambre, avec maître Jovelin, que Bois-Doré faisait, à dessein, passer pour un subalterne, la gouvernante Bellinde et le page Clindor.

Le carrosseux et les autres valets mangeaient à d'autres heures et dans un autre local. C'était la troisième table.

Il y en avait une quatrième pour les gens de la ferme, les passants, les pauvres voyageurs, les moines besaciers; en sorte que, de l'aube à la grand'nuit, c'est-à-dire huit à neuf heures du soir, on mangeait au manoir de Briantes, et l'on voyait fumer sans relâche quelque cheminée à odeur grasse qui attirait de loin des volées de gamins et de mendiants. Ceux-ci recevaient toujours bonne pitance de reliefs à la grand'porte, et dressaient la cinquième table sur le gazon de l'avenue, ou sur les revers des fossés.

Malgré cette large hospitalité et ce nombreux personnel, qui n'étaient point en rapport avec l'exiguité du manoir, le revenu du marquis faisait face à tout, et il avait toujours de l'argent de reste pour ses innocentes fantaisies.

Il n'était guère volé, bien qu'il ne s'occupât d'aucune comptabilité; Adamas et Bellinde se détestant, ils se surveillaient l'un et l'autre, et, quoique Bellinde ne fût pas femme à se priver d'un peu de pillage, la crainte de donner prise aux soupçons de son ennemi la rendait prudente et forcément modérée à l'article des profits. Largement payée et toujours magnifiquement habillée aux frais du châtelain, qui tenait à ne voir «chiffons ni crasse» autour de lui, elle n'avait certes pas de prétexte pour malverser; mais elle ne s'en plaignait pas moins, étant de celles qui chérissent un sou volé et dédaignent un louis bien acquis.

Quant à Adamas, s'il n'était pas la probité même dans toutes ses relations (ayant fait la guerre et pris les mœurs des partisans), il aimait tellement son maître, que si, dans le poste éminent d'homme de confiance où il était parvenu, il eût encore osé piller et rançonner les gens du dehors, c'eût été uniquement pour enrichir le manoir de Briantes.

Clindor faisait cause commune avec lui contre la Bellinde, qui le haïssai et le traitait de chien habillé.

C'était un bon petit garçon, moitié fin et moitié sot, ne sachant encore s'il devait se draper en homme du tiers, titre qui prenait chaque jour plus d'importance réelle, ou se blasonner en futur gentilhomme, vanité qui devait encore longtemps retenir le tiers dans une attitude équivoque et lui faire jouer, en dépit de sa supériorité intellectuelle, un rôle de dupe entre les partis.

Le secret de l'origine de la Morisque fut gardé. Pour ne pas l'exposer à l'intolérance soupçonneuse de la Bellinde, qui faisait de grands semblants de dévotion, Adamas la fit passer pour Espagnole, purement et simplement.

Pas un mot de son histoire ne transpira, non plus que de celle de Mario.

—Monsieur le marquis, dit Adamas à son maître en le déshabillant, nous sommes des enfants et nous n'entendons rien à l'artifice de la toilette. Cette Morisque, avec qui j'ai causé de choses sérieuses à la veillée, m'en a plus appris dans une heure que tous vos accommodeurs de Paris n'en savent. Elle a les plus beaux secrets sur toutes choses, et sait extraire des plantes des sucs miraculeux.

—C'est bon, c'est bon, Adamas! parle-moi d'autre chose. Récite-moi quelque poésie en faisant ma barbe, car je me sens triste, et je dirais volontiers comme M. d'Urfé, parlant d'Astrée, que «le rengrégement de mes ennuis trouble le repos de mon estomac et le respirer de ma vie.»

Numes célestes! monsieur, s'écria le fidèle Adamas, qui aimait à se servir des formules de son maître, c'est donc toujours le souvenir de votre frère?

—Hélas! il m'est revenu aujourd'hui tout entier, je ne sais pourquoi. Il y a des jours comme cela, mon ami, où une douleur endormie se réveille. C'est comme les blessures que l'on rapporte de la guerre. Sais-tu une chose à quoi la gentillesse de cet orphelin m'a fait songer, tout ce tantôt? C'est que je me fais vieux, mon pauvre Adamas!

—Monsieur plaisante!

—Non, nous nous faisons vieux, mon ami, et mon nom s'éteindra avec moi. J'ai bien quelques arrière-cousins dont je ne me soucie guère et qui perpétueront, s'ils le peuvent, le nom de mon père; mais, moi, je serai le premier et le dernier des Bois-Doré, et mon marquisat ne passera à personne, puisqu'il est tout honorifique et de bon plaisir royal.

—J'y ai souvent songé, et je regrette que monsieur ait eu la tête trop vive pour consentir à faire une fin à sa vie de jeune homme, en épousant quelque belle nymphe de ces contrées.

—Sans doute, j'ai eu tort de n'y pas songer. J'ai trop couru de belle en belle, et, bien que je n'aie guère rencontré M. d'Urfé, je gagerais qu'entendant parler de moi en quelque lieu, il m'a voulu peindre sous les traits du berger Hylas.

—Et quand cela serait, monsieur? Ce berger est un fort aimable homme, infiniment spirituel, et le plus divertissant, selon moi, de tous les héros du livre.

—Oui; mais il est jeune, et je te répète que je commence à ne plus l'être et à regretter fort amèrement de n'avoir point de famille. Sais-tu que vingt fois j'ai eu l'idée ou formé le souhait d'adopter quelque enfant?

—Je le sais, monsieur; toutes les fois que vous voyez un enfantelet joli et plaisant, cette idée vous reprend. Eh bien, qui vous en empêche?

—L'embarras d'en trouver un qui soit d'une heureuse figure, d'un bon naturel, et qui n'ait point de parents disposés à me le reprendre quand je l'aurai élevé; car de raffoler d'un enfant pour qu'à l'âge de vingt ou vingt-cinq ans on vous l'emmène...

—D'ici là, monsieur...

—Eh! le temps passe si vite! on ne le sent point passer! Tu sais que j'avais songé à prendre chez moi quelque jeune parent pauvre; mais ils sont tous vieux ligueurs dans ma famille, et, d'ailleurs, leurs petits sont laids, turbulents ou malpropres.

—Il est certain, monsieur, que la branche cadette des Bouron n'est point belle. Vous avez pris pour vous la taille, tout l'agrément, toute la braverie de la famille, et il n'y a que vous-même qui puissiez vous donner un héritier digne de vous.

—Moi-même! dit Bois-Doré, un peu étourdi de cette assertion.

—Oui, monsieur, je parle sérieusement. Puisque vous voilà ennuyé de votre liberté; puisque, pour la dixième fois, je vous entends dire que vous voulez vous ranger...

—Mais, Adamas, tu parles de moi comme d'un débauché! Il me semble que, depuis la triste mort de notre Henri, j'ai vécu comme il convient à un homme accablé de chagrin et à un gentilhomme sédentaire obligé de donner le bon exemple.

—Certainement, certainement, monsieur, vous pouvez me dire là-dessus tout ce qu'il vous plaira. Mon devoir est de ne vous point contredire. Vous n'êtes point obligé de me raconter toutes les belles aventures qui vous arrivent dans les châteaux ou bocages des environs, n'est-ce pas, monsieur? Ça ne regarde que vous. Un fidèle serviteur ne doit point espionner son maître, et je ne crois pas avoir jamais fait de questions indiscrètes à monsieur.

—Je rends justice à ta délicatesse, mon cher Adamas, répondit Bois-Doré, à la fois confus, inquiet et flatté des suppositions chimériques de son idolâtre valet. Parlons d'autre chose, ajouta-t-il n'osant appuyer sur un sujet si délicat et cherchant à se figurer qu'Adamas savait de lui des aventures qu'il ignorait lui-même.

Le marquis n'était ni hâbleur ni vantard ouvertement. Il était de trop bonne compagnie pour raconter les bonnes fortunes qu'il avait eues, et pour inventer celles qu'il n'avait plus. Mais il était charmé qu'on lui en prêtât toujours, et, pourvu qu'on ne compromît aucune femme en particulier, il laissait dire qu'il pouvait prétendre à toutes. Ses amis se prêtaient à sa modeste fatuité, et le grand plaisir des jeunes gens, celui de Guillaume d'Ars en particulier, était de le taquiner sur ce point, sachant combien cette taquinerie lui était agréable.

Mais Adamas n'y faisait point tant de façons. Il n'était pas trop Gascon pour son propre compte; ayant confondu sa personnalité dans le rayonnement de celle de son maître, il l'était pour lui et à sa place.

Aussi reprit-il la parole avec aplomb sur ce chapitre, déclarant que monsieur avait raison de songer au mariage.

C'était une conversation qui revenait souvent entre eux, et dont ni l'un ni l'autre ne se lassaient, bien qu'elle n'eût jamais d'autre résultat, depuis trente ans, que cette réflexion de Bois-Doré.

—Sans doute, sans doute! mais je suis si tranquille et si heureux ainsi! Rien ne presse, nous en reparlerons.

Cette fois, pourtant, il parut écouter les hâbleries d'Adamas sur son compte avec plus d'attention que de coutume.

—Si je croyais ne point épouser une femme stérile, dit-il à son confident, je me marierais, en vérité! Peut-être ferais-je bien d'épouser une veuve ayant des enfants?

—Fi! monsieur, s'écria Adamas ne songez point à cela. Prenez-moi une jeune et belle demoiselle, qui vous donnera une lignée à votre image.

—Adamas! dit le marquis après avoir un peu hésité, j'ai quelque doute que le ciel m'envoie ce bonheur. Mais tu me suggères une idée agréable, qui est d'épouser une si jeune personne, que je puisse me figurer qu'elle est ma fille et que je puisse l'aimer comme si j'étais son père. Que dis-tu de cela?

—Je dis qu'en la prenant bien jeune, bien jeune, à la rigueur, monsieur pourra s'imaginer qu'il a adopté un enfant. Alors, si c'était l'idée de monsieur, il n'y a pas à aller bien loin; la petite dame de la Motte-Seuilly est tout à fait ce qui convient à monsieur. C'est beau, c'est bon, c'est sage, c'est riant; voilà ce qu'il faut pour égayer notre manoir, et je suis bien sûr que son père y a pensé plus d'une fois.

—Tu crois, Adamas?

—Certes! et elle-même! Croyez-vous que, quand ils viennent ici, elle ne fait point de comparaison entre son vieux manoir et le vôtre, qui est une maison de fées? Croyez-vous que, toute jeunette et innocente qu'elle est, elle ne se soit pas avisée de ce que vous êtes par rapport à tous les autres prétendants qu'elle pourrait regarder?

Bois-Doré s'endormit en songeant précisément à l'absence de prétendants autour de la belle Lauriane, aux rancunes des voisins contre le franc et rude de Beuvre, et au chagrin que celui-ci éprouvait de cette circonstance, momentanée sans doute, mais dont il s'exagérait la durée possible.

Le marquis se persuada que sa proposition allait être agréée comme une grande faveur de la fortune.

La question religieuse allait d'elle-même entre eux. D'ailleurs, si Lauriane lui faisait un reproche d'avoir abjuré le calvinisme, il ne voyait pas grand embarras à l'embrasser pour la seconde fois.

Sa fatuité ne lui permit pas de s'arrêter beaucoup sur l'objection qu'on pourrait faire relativement à son âge. Adamas avait le don d'éloigner, chaque soir, par ses flatteries, ce souvenir désagréable.

Le bon Sylvain s'endormit donc, ce soir-là, plus ridicule que jamais; mais quiconque eût pu lire dans son cœur le sentiment vraiment paternel qui le guidait, la grande tolérance philosophique dont il était doué «en prévision de cocuage,» et les projets de gâterie, de soumission et de dévouement qu'il formait pour sa jeune compagne, lui eût certainement pardonné, tout en se moquant de lui.

Lorsque Adamas passa dans sa chambre, il lui sembla entendre, dans l'escalier dérobé, un frôlement de robe.

Il s'élança aussi vite qu'il put dans ce passage, mais sans atteindre Bellinde, qui eut le temps de disparaître après avoir, comme il arrivait souvent, entendu toute la causerie des deux vieux garçons.

Adamas la savait bien capable de cet espionnage. Pourtant il crut s'être trompé, et barricada toutes les portes lorsqu'il n'y avait plus rien à surprendre que le ronflement sonore du marquis et les aboiements étouffés du petit Fleurial, couché sur le pied de son lit, et rêvant d'un certain chat noir qui était pour lui ce que Bellinde était pour Adamas.

XIX

On arriva à la Motte-Seuilly le lendemain, sur les neuf heures.

Le lecteur n'a pas oublié qu'à cette époque, le dîner se servait à dix heures du matin, le souper à six heures du soir.

Cette fois notre marquis, bien résolu à faire l'ouverture de ses projets matrimoniaux, avait pensé qu'il devait arriver en plus leste équipage que sa belle grande carroche.

Il avait enfourché, sans trop d'efforts, son joli andalous nommé Rosidor (toujours un nom de l'Astrée), excellente créature aux allures douces, au caractère tranquille, un peu charlatan, comme il convenait de l'être pour faire briller son cavalier, c'est-à-dire sachant, au moindre avertissement de la jambe ou de la main, rouler des yeux féroces, s'encapuchonner, gonfler ses naseaux comme un mauvais diable, voire faire assez haut la courbette, enfin se donner des airs de méchante bête.

Au demeurant, le meilleur fils du monde.

En mettant pied à terre, le marquis ordonna à Clindor de promener son cheval un quart d'heure autour du préau, sous prétexte qu'il avait trop chaud pour entrer tout de suite «en l'écurie,» mais en réalité, pour que l'on sût bien, dans la maison, qu'il chauvauchait toujours ce brillant palefroi.

Mais, avant de paraître devant Lauriane, le bon M. Sylvain entra dans la chambre qui lui était réservée chez son voisin, pour se rajuster, se parfumer et se recostumer de la façon la plus leste et la plus élégante.

De son côté, M. Sciarra d'Alvimar, tout en velours et satin noir, à la mode espagnole, avec les cheveux courts et la fraise de riches dentelles, n'eut qu'à changer ses bottes contre des chaussures de soie et des souliers couverts de rubans pour se montrer dans tous ses avantages.

Bien que son costume sérieux et devenu «antique» en France eût mieux convenu à l'âge de Bois-Doré qu'au sien, il lui donnait je ne sais quel air de diplomate et de prêtre, qui faisait d'autant mieux ressortir sa jeunesse extraordinairement conservée, et l'élégance aisée de sa personne.

Il semblait que le vieux de Beuvre eût pressenti un jour de fiançailles; car il s'était fait moins huguenot, c'est-à-dire moins austère en ses habits que de coutume, et, trouvant sa fille trop simple, il l'avait engagée à mettre une plus belle robe.

Elle se fit donc aussi belle que le lui permettait le deuil de veuve qu'elle devait garder jusqu'à un nouveau mariage. L'usage alors ne transigeait pas.

Elle s'habilla tout en taffetas blanc avec la jupe de dessus relevée sur un dessous d'un blanc grisâtre, que l'on appelait couleur de pain bis. Elle mit un rabat et des rebras (manchettes) de point coupé, et, dispensée par le chaperon de veuve (le petit bonnet à la Marie Stuart) de se conformer à la mode de l'affreuse perruque poudrée qui régnait encore, elle put montrer ses beaux cheveux blonds relevés en un bourrelet crépelé qui découvrait son joli front et encadrait ses tempes finement veinées.

Pour ne pas sembler trop provinciale, elle se permit seulement un nuage de poudre de Chypre, qui la faisait d'un blond plus enfantin encore.

Bien que les deux prétendants se fussent promis d'être aimables, il y eut, pendant le dîner, un peu de gêne de leur part, comme si je ne sais quel doute leur fût venu qu'ils se faisaient concurrence l'un à l'autre.

Le fait est que Bellinde avait raconté à la gouvernante de M. Poulain la conversation qu'elle avait surprise, la veille, entre Adamas et le marquis. La gouvernante en avait fait part au recteur, lequel en avait averti d'Alvimar par un billet ainsi conçu:

«Vous avez, en la personne de votre hôte, un rival dont vous saurez vous divertir: tirez parti de la circonstance.»

D'Alvimar ne fit que rire en lui-même de cette concurrence; son plan était de s'attaquer, tout d'abord, au cœur de la jeune dame.

Peu lui importait que le père l'encourageât. Il pensait que, maître des sentiments de Lauriane, il aurait bon marché du reste.

Bois-Doré raisonnait autrement.

Il ne pouvait pas mettre en doute l'estime et l'attachement qu'on avait pour lui. Il n'espérait pas surprendre l'imagination et tourner la tête; il eût voulu se trouver seul avec le père et la fille, pour exposer tout simplement les avantages de son rang et de sa fortune; après quoi, il comptait, par d'humbles galanteries, se faire deviner ingénieusement et honnêtement.

Enfin, il voulait se conduire en fils de famille bien élevé, tandis que son rival eût préféré enlever la place en héros d'aventure.

De Beuvre, qui voyait bien d'Alvimar devenir tendre, contraria fort son vieil ami en le prenant à part, le long de la petite rivière, pour lui adresser nombre de questions sur le rang et la fortune de son hôte; à quoi Bois-Doré ne pouvait rien répondre, sinon que M. d'Ars le lui avait recommandé comme un homme de qualité dont il faisait le plus grand cas.

—Guillaume est jeune, disait M. de Beuvre; mais il sait trop ce qu'il nous doit pour nous avoir présenté un homme indigne de notre bon accueil. Je m'étonne pourtant qu'il ne vous ait rien dit de plus; mais M. de Villareal a dû s'ouvrir à vous des motifs de sa venue. Comment se fait-il qu'il n'ait point suivi Guillaume aux fêtes de Bourges?

Bois-Doré ne pouvait répondre à ces questions; mais, dans sa pensée intime, de Beuvre se persuadait que ce mystère ne couvrait pas d'autre dessein que celui de plaire à sa fille.

—Il l'aura vue quelque part, se disait-il, sans qu'elle ait fait attention à lui; et, bien qu'il me semble fort catholique, il me semble aussi fort épris d'elle.

Il se disait encore que, dans l'état des choses, un gendre espagnol catholique relèverait la fortune de sa maison, et réparerait le tort qu'il avait fait à sa fille en se jetant dans la Réforme.

Ne fût-ce que pour faire mentir les jésuites, qui l'avaient menacé, il eût souhaité que l'Espagnol fût d'assez bonne maison pour prétendre à la main de Lauriane, même quand il eût été médiocrement riche.

M. de Beuvre raisonnait en sceptique. Il ne faisait pas des Essais de Montaigne le même bruit que Bois-Doré faisait de l'Astrée, mais il s'en nourrissait assidûment, et c'était même le seul livre qu'il lût désormais.

Bois-Doré, plus honnête en politique que son voisin, n'eût pas raisonné comme lui, s'il eût été père. Il ne tenait pas plus que lui à la religion; mais, des croyances du vieux temps, il avait gardé celle de la patrie, et l'esprit de la Ligue ne l'eût jamais fait transiger.

Il ne devina pas les préoccupations de son ami, absorbé qu'il était par les siennes propres, et, pendant un quart d'heure, jouant aux propos interrompus, ils parlèrent, sans se comprendre, de l'urgence d'un bon mariage pour Lauriane.

Enfin, la question s'éclaircit.

—Vous! s'écria de Beuvre stupéfait de surprise, quand le marquis se fut déclaré. Eh! qui diable pouvait s'attendre à cela? Je m'imaginais que vous me parliez à mots couverts de votre Espagnol, et voilà qu'il s'agit de vous-même? Oui-dà! mon voisin, parlez-vous sensément, et ne vous prenez-vous point pour votre petit-fils?

Bois-Doré mordit sa moustache; mais, habitué aux railleries de son ami, il se remit bien vite et s'efforça de lui persuader qu'on se trompait sur son âge, et qu'il n'était pas si vieux que l'était son propre père, lequel, à soixante ans, s'était remarié avec succès.

Pendant qu'il perdait ainsi le temps, d'Alvimar s'efforçait de le mettre à profit.

Il avait su arrêter madame de Beuvre sous le gros if, dont les branches, pendantes jusqu'à terre, formaient comme une salle de sombre verdure où l'on se trouvait isolé au milieu du jardin.

Il débuta assez maladroitement par des compliments exagérés.

Lauriane n'était pas en garde contre le poison de la louange; elle connaissait peu les belles manières des jeunes gens de condition, et n'eût pas su distinguer le mensonge de la vérité; mais, heureusement pour elle, son cœur n'avait pas encore senti les ennuis de la solitude, et elle était beaucoup plus enfant qu'elle n'en avait l'air. Elle trouva fort plaisant le langage hyperbolique de d'Alvimar, et se prit à rire de sa galanterie avec un entrain qui le déconcerta.

Il vit que ses phrases ne faisaient pas fortune, et s'efforça de parler d'amour plus naturellement.

Peut-être en fût-il venu à bout et peut-être eût-il amené quelque trouble dans cette jeune âme; mais Lucilio vint tout à coup, comme envoyé par la Providence, rompre ce dangereux entretien par les douces notes de sa sourdeline.

Il n'avait pas voulu venir avec Bois-Doré, sachant qu'on le ferait dîner à l'office et qu'il ne verrait pas Lauriane avant midi.

Lauriane, pas plus que son père, n'ignorait la tragique histoire du disciple de Bruno, et, à l'exemple de Bois-Doré, on affectait, à la Motte-Seuilly, de le traiter comme un simple artiste, dans la crainte de le compromettre, bien que l'on fît de lui le cas qu'il méritait.

Lucilio était le seul qui n'eût pas songé à faire toilette pour la circonstance. Il n'avait aucun espoir de se faire remarquer, et même il n'avait aucun désir d'attirer les yeux sur sa personne, sachant bien que le commerce mystérieux des âmes était le seul auquel il pût prétendre.

Aussi approcha-t-il de l'if sans vaine timidité et sans fausse discrétion; et, comptant sur la vérité et sur la beauté de ce qu'il avait à dire en musique, il se mit à jouer, au grand déplaisir et au grand dépit de d'Alvimar.

Lauriane aussi fut un instant contrariée de cette interruption; mais elle se le reprocha en voyant sur la belle figure du sourdelinier l'intention naïve de lui être agréable.

—Je ne sais pourquoi, pensa-t-elle, il y a sur cette figure-là comme un rayonnement d'affection vraie et de conscience saine que je ne trouve pas sur celle de l'autre.

Et elle regardait encore d'Alvimar, maintenant tout contrarié, boudeur, hautain, et elle se sentait comme un froid de peur, soit de lui, soit d'elle-même.

Soit, encore, qu'elle fût très-sensible à la musique, soit que son esprit fût disposé à une certaine exaltation, elle se figura entendre dans sa tête les paroles des beaux airs que lui jouait Lucilio, et ces paroles imaginaires lui disaient:

«Vois le clair soleil qui brille dans le ciel doux, et les vives eaux qui reçoivent ses feux sur leurs facettes changeantes!

»Vois les beaux arbres courbés en noirs berceaux sur le fond d'or pâle des prairies, et les prairies elles-mêmes, redevenues riantes comme au printemps, sous la broderie des fleurs roses de l'automne; et le cygne gracieux qui semble voguer en mesure à tes pieds, et les oiseaux voyageurs qui traversent là-bas les nuages diaprés.

»Tout cela, c'est la musique que je te chante: c'est la jeunesse, la pureté, la foi, l'amitié, le bonheur.

»N'écoute pas la voix étrangère que tu ne comprends pas. Elle est douce, mais trompeuse. Elle éteindrait le soleil sur ta tête, elle dessécherait l'eau sous tes pieds; flétrirait les fleurs dans les prés et briserait l'aile des oiseaux dans le nuage; elle ferait descendre autour de toi l'ombre, le froid, la peur, la mort, et tarirait à jamais la source des divines harmonies que je te chante.»

Lauriane ne voyait plus d'Alvimar. Perdue dans une douce rêverie, elle ne voyait pas non plus Lucilio. Elle était transportée dans le passé, et, songeant à Charlotte d'Albret, elle se disait:

—Non, non, je n'écouterai jamais la voix du démon!—Ami, dit-elle en se levant, lorsque le sourdelinier s'arrêta, tu m'as fait grand bien, et je te remercie; je n'ai rien à t'offrir qui puisse payer les belles pensées que tu sais faire comprendre; c'est pourquoi je te prie d'accepter ces douces violettes, qui sont l'emblème de ta modestie.

Elle avait refusé ces violettes à d'Alvimar, et elle affectait de les donner au pauvre musicien, devant lui.

D'Alvimar sourit de triomphe, se croyant provoqué par une agacerie plus provoquante qu'un aveu. Mais ce n'était point là la pensée de Lauriane; car, feignant d'attacher son bouquet au chapeau du sourdelinier, elle dit tout bas à celui-ci:

—Maître Giovellino, je vous demande d'être un père pour moi, et de ne me point quitter d'un pas que je ne vous le dise.

Grâce à sa vive pénétration italienne, Lucilio comprit.

—Oui, oui, j'entends, lui répondit-il de son regard expressif; comptez sur moi!

Et il vint s'asseoir sur les grosses racines du vieil if, à une distance respectueuse, comme un serviteur qui attend les ordres qu'on voudra lui donner, mais assez près pour ne pas permettre à d'Alvimar de dire un mot qu'il n'entendît fort bien.

D'Alvimar devina tout. On avait peur de lui; c'était encore mieux! Il avait un si profond dédain pour le sonneur de cornemuse, qu'il se remit à faire sa cour devant lui comme devant une bûche.

Mais son dangereux magnétisme perdit toute vertu.

Il semblait à Lauriane que la tranquille présence d'un homme de bien comme Lucilio fût un contre-poison. Elle eût rougi d'être vaine devant lui. Elle se sentait sous son regard, et c'était une protection. Elle vit l'Espagnol se piquer et s'irriter peu à peu. Elle essaya ses forces en lui tenant tête.

Il voulait qu'elle renvoyât cet importun, et il le disait, à dessein, de manière à être entendu de lui.

Lauriane refusa net, disant qu'elle voulait encore de la musique.

Aussitôt Lucilio se mit en devoir de gonfler sa musette.

D'Alvimar porta la main à son pourpoint, en tira un couteau espagnol bien affilé, et, l'ayant ôté de sa gaîne, se mit à jouer avec comme pour se donner une contenance; tantôt faisant mine de vouloir écrire avec sur le vieil if, et tantôt de le lancer devant lui en manière de jeu d'adresse.

Lauriane ne comprit pas cette menace.

Lucilio était impassible, et pourtant il était trop Italien pour ne pas connaître la colère froide d'un Espagnol, et pour ne pas savoir où peut aller la pointe d'un stylet lancé comme au hasard.

En toute autre circonstance, il se serait inquiété pour son instrument, que l'œil de d'Alvimar semblait guetter pour le percer. Mais il obéissait à Lauriane, il combattait pour l'innocence, comme Orphée pour l'amour avec sa lyre victorieuse; il entama bravement un des airs morisques qu'il avait entendus et notés la veille.

D'Alvimar se sentit bravé, et le foyer d'amertume qui couvait en lui commença à le brûler.

Adroit comme un Chinois à lancer le couteau, il résolut d'effrayer l'impertinent ménétrier, et commença à faire voler autour de lui cette lame brillante, qui vint tracer des éclairs toujours plus serrés autour de lui, à mesure qu'il poursuivait son chant plaintif et tendre. Lauriane s'était éloignée de quelques pas, et, en ce moment, elle tournait le dos à cette scène atroce.

—J'ai bravé les tortures et la mort, se disait Giovellino; eh bien, bravons-les encore, et que l'Espagnol n'ait pas la joie de me voir pâlir.

Il tourna les yeux d'un autre côté, et joua avec autant de recueillement et de perfection que s'il eût été à la table de Bois-Doré.

Cependant d'Alvimar, allant et venant, prenait plaisir à se placer devant lui et à le viser, comme s'il eût eu la tentation de le prendre pour cible; et, par une de ces étranges fascinations qui sont le châtiment des méchantes plaisanteries, il commençait à éprouver réellement cette tentation monstrueuse.

Il lui en passait des sueurs froides par le corps et des vertiges dans la vue.

Lucilio le sentait plus qu'il ne le voyait; mais il aimait mieux risquer tout que de montrer un instant de crainte à l'ennemi de sa patrie et au contempteur de sa dignité d'homme.