—J'y compte bien, reprit Bois-Doré.

—Et vous pouvez compter aussi, monsieur, lui dit d'Alvimar en le saluant profondément, que je vous fournirai toutes les preuves de ce que j'ai avancé.

Bois-Doré ne répondit que par un salut.

Guillaume, pressé de se mettre en route, ne remarqua pas que le marquis, malgré son apparente courtoisie, s'abstint de tendre la main à l'Espagnol, et que celui-ci n'osa lui demander de toucher la sienne.

XXX

À peine furent-ils en selle, que le marquis, s'adressant à Adamas, lui dit d'une voix émue:

—Vite, mon hausse-col, ma bourguignote, mes armes, mon cheval et deux hommes!

—Tout cela est prêt, monsieur, répondit Adamas. Maître Jovelin nous a tout commandé, disant, de votre part, que, si M. d'Ars repartait ce soir, vous lui feriez escorte... Mais à quelles fins?...

—Tu le sauras quand je serai revenu, dit le marquis en remontant à sa chambre pour s'équiper. A-t-on eu soin d'apprêter les chevaux dans la petite écurie, de manière que les gens qui me doivent escorter fussent seuls dans le secret?

—Oui, monsieur; j'y ai eu l'œil en personne.

—Est-ce que tu vas bien loin? s'écria Mario, qui venait de souper avec Mercédès et qui rentrait dans la chambre à coucher.

—Non, mon fils, je ne vais pas loin. Je serai ici dans deux petites heures. Vous devez dormir tranquille; et vite, embrassez-moi!

—Oh! comme tu te fais beau! dit ingénument Mario; est-ce que tu vas encore à la Motte-Seuilly?

—Non, non. Je vais danser dans un bal, répondit en souriant le marquis.

—Emmène-moi, que je te voie danser, dit l'enfant.

—Je ne puis; mais patientez, mon Cupidon; car, à partir de demain, je ne ferai plus un pas sans vous.

Quand le vieux gentilhomme fut coiffé de son petit casque de cuir jaune rayé d'argent, doublé d'une coiffe ou secrète de fer, et orné de longs panaches tombant sur l'épaule; quand il eut endossé son court manteau militaire, attaché sa longue épée, et bouclé, sous sa fraise de dentelle, le hausse-col d'acier brillant, Adamas put jurer sans trop de flatterie qu'il avait un grand air, d'autant plus que, les émotions de la soirée ayant fait tomber son fard, il avait à peu près sa figure naturelle, qui n'était point celle d'un dameret.

—Vous voilà prêt, monsieur, dit Adamas. Mais n'irai-je point avec vous?

—Non, mon ami; tu vas fermer toutes les portes de mon pavillon, et passer la soirée avec mon fils. S'il s'endort, tu lui feras un lit de campagne avec des cousins. Je le veux trouver là quand je rentrerai; et, maintenant, éclaire-moi, je veux causer au salon avec maître Jovelin.

Il embrassa Mario à plusieurs reprises avec attendrissement, et descendit un étage.

—Où allez-vous, et qu'avez-vous résolu? lui dirent les yeux expressifs de Lucilio.

—Je vais à Ars pour achever l'enquête... Et puis après, n'est-ce pas? Après, s'il y a lieu, je me concerterai avec Guillaume pour que le traître ne se puisse échapper, et je reviendrai me consulter avec vous pour le reste. Au revoir donc bientôt, mon grand ami.

Lucilio soupira en regardant partir le marquis. Il lui semblait occupé de projets plus sérieux qu'il n'en avouait dans son programme.

Pendant que, sans se presser, le marquis se disposait à sortir, Guillaume et d'Alvimar, celui-ci suivi de Sanche, l'autre de ses quatre hommes d'escorte, se dirigeaient assez lentement vers le château d'Ars par le chemin d'en bas, c'est-à-dire par celui qui laisse les plateaux du Chaumois sur la droite et qui passe assez près de La Châtre.

La lune n'étant pas levée et les chevaux de Guillaume étant très-fatigués, on ne pouvait aller plus vite.

D'Alvimar profita de cette circonstance pour prendre, comme malgré lui, un peu d'avance avec son écuyer.

Alors, ralentissant sa monture:

—Sanche, lui dit-il, n'avez-vous rien oublié à Briantes de ce qui m'appartient?

—Je n'oublie jamais rien, Antonio!

—Si fait, vous oubliez vos poignards dans le corps des gens que vous défaites.

—Encore ce reproche?

—J'ai mes raisons pour le faire aujourd'hui. Dites-moi, mon cheval ne boite plus, mais le croyez-vous en état de fournir une longue course, cette nuit?

—Oui. Qu'y a-t-il de nouveau?

—Écoutez bien, et tâchez de comprendre vite. Le colporteur était un gentilhomme, le frère du marquis de Bois-Doré. Le couteau dont vous vous servîtes est dans les mains de ce vieillard, qui a juré vengeance, et qui nous accuse par la bouche de je ne sais quel témoin.

—La Morisque.

—Pourquoi la Morisque?

—Parce que ces maudits portent toujours malheur.

—Si vous n'avez pas d'autre raison...

—J'en ai d'autres, je vous les dirai.

—Oui, plus tard. Songeons à quitter ce pays sans d'autre explication avec le vieux fou. Je lui en ai dit assez pour lui faire prendre patience. Il m'attend demain.

—Pour un duel?

—Non; il est trop vieux!

—Mais il est fort rusé; avez-vous envie de pourrir en quelque oubliette de son manoir? N'importe, j'irai avec vous, si vous y allez.

—Je n'irai pas. Certaine prédiction me rend fort prudent. Quand nous serons auprès de cette petite ville dont vous voyez les feux là-bas, écartez-vous de l'escorte, disparaissez, et, un quart d'heure après, revenez me joindre en disant tout haut que quelqu'un de la ville vous a remis une lettre pour moi. J'irai jusqu'au château d'Ars comme pour la lire, et, aussitôt que j'aurai fait cette feinte, je dirai à M. d'Ars qu'il me faut partir à l'instant même. Est-ce entendu?

—C'est entendu.

—Alors, attendons M. d'Ars et ne montrons aucune hâte.

Quand le bon M. de Bois-Doré, armé jusqu'aux dents et bien assis en selle sur le beau Rosidor, eut franchi l'enceinte du village de Briantes, il vit Adamas, monté sur une bonne petite haquenée fort paisible, se faufiler à son côté.

—Voire! c'est vous, monsieur le rebelle? dit le marquis d'un ton qui ne réussit pas à être courroucé; ne vous avais-je point défendu de me suivre et ordonné de garder mon héritier?

—Votre héritier est bien gardé, monsieur; maître Jovelin m'a donné sa parole de ne le point quitter, et, d'ailleurs, je ne sache pas qu'en votre château il coure maintenant aucun risque, puisque l'ennemi est dehors et que nous lui allons sus.

—Je sais que le danger est pour nous maintenant, Adamas, et c'est pourquoi je ne voulais pas de toi qui est vieux et cassé, et qui, d'ailleurs, ne fus jamais un grand homme de guerre.

—Il est vrai, monsieur, que je n'aime guère à recevoir des coups, mais j'aime bien à en donner quand je peux. Je ne suis plus un jeune homme; mais, si je n'ai pas bon pied, j'ai bon œil, et je prétends veiller à ce que vous ne tombiez pas dans quelque embûche. C'est pourquoi j'ai pris avec moi deux hommes de plus, qui nous rejoindront dans trois minutes. D'ailleurs, je serais devenu fou à vous attendre sans rien savoir et sans rien faire. Ah çà! mon maître, où allons-nous, et de quelle façon allons-nous donner?

—Tu vas voir, mon ami, tu vas voir! Mais hâtons-nous. Il n'y a plus grand temps à perdre pour les rejoindre à mi-chemin d'Ars.

On prit le galop, et, en moins d'un quart d'heure, on se trouva en vue de Guillaume et de son escorte, qui continuaient d'aller un très-petit train.

La lune se levait et faisait briller les armes des cavaliers.

C'était à un endroit que l'on appelait et qu'on appelle encore La Rochaille, endroit assez voisin des habitations aujourd'hui, mais, en ce temps-là, très-aride et complétement désert.

Le chemin passait à mi-côte entre un petit ravin et une colline semée de grosses roches grises, parmi lesquelles poussaient d'assez maigres châtaigniers. Le lieu était mal famé; les paysans de tous les temps ont attaché aux grosses pierres des idées superstitieuses, soit qu'ils les attribuent toujours indistinctement au travail des démons de l'ancienne Gaule, soit qu'ils les croient tombées du ciel, à l'effet d'exterminer le culte de ces mauvais diables.

Le marquis fit faire halte à sa petite troupe avant qu'elle eût été signalée par celle de Guillaume, et, piquant des deux, il alla se mettre en travers du chemin de son jeune parent.

En entendant approcher ce galop, Guillaume et d'Alvimar s'étaient retournés, le premier fort tranquille, pensant que c'était quelque voyageur épeuré, le second très-inquiet, et songeant toujours à la prédiction que semblaient confirmer et hâter les événements de cette soirée.

Lorsque Bois-Doré passa sur le flanc gauche de cette escorte, Guillaume ne le reconnut pas sous le costume militaire; mais d'Alvimar le reconnut aux battements de son cœur troublé, et le vieux Sanche, averti par une émotion analogue, se rapprocha de lui.

Leurs anxiétés se dissipèrent lorsque Bois-Doré les devança sans leur parler. Ils pensèrent alors que ce n'était pas lui. Mais quand il se fut arrêté en présentant la tête de son cheval aux naseaux des leurs, ils se regardèrent et se serrèrent instinctivement l'un contre l'autre.

—Qu'est-ce donc monsieur? dit Guillaume en prenant un de ses pistolets dans la fonte de sa selle. Qui êtes-vous et que demandez-vous?

Mais, avant que Bois-Doré eût eu le temps de lui répondre, un coup de pistolet partait entre eux, et la balle coupait la bourguignote du marquis, lequel, voyant le mouvement de Sanche pour l'assassiner, s'était rapidement baissé en criant:

—Guillaume! c'est moi!

—Mille tonnerres du diable! s'écria Guillaume effrayé; qui a tiré sur le marquis? Au nom du ciel, marquis, êtes-vous touché!

—Nullement, répondit Bois-Doré; mais je dois dire que vous avez, en votre compagnie, de sales poltrons, qui tirent sur un homme seul avant de savoir si c'est un ennemi?

—Oui, certes, et sur l'heure j'en ferai justice, reprit le jeune homme indigné. Misérables drôles, lequel de vous a tiré sur le meilleur homme du royaume!

—Pas moi!... Ni moi!... Ni moi! s'écrièrent à la fois les quatre valets de M. d'Ars.

—Non, non! dit le marquis; aucun de ces bons enfants n'eût fait pareille chose. J'ai vu celui qui a fait le coup, et le voilà!

En parlant ainsi, Bois-Doré, avec une dextérité, une vigueur et une promptitude dignes de ses meilleurs jours, coupait d'un coup de fouet la figure de Sanche, et, tandis que l'assassin portait les mains à ses yeux, il le prenait au collet, et, l'arrachant de sa selle, il le poussait à terre et fouaillait son cheval, qui s'emporta et disparut dans la direction de Briantes.

Au même instant, les quatre hommes du marquis, forçant la consigne qu'il leur avait donnée d'attendre ses ordres, arrivaient bride avalée, avec Adamas, que le bruit du coup de pistolet et celui du cheval en fuite avaient jeté dans l'inquiétude la plus vive.

—Ah! vous voilà! dit le marquis à ses gens. Eh bien, ramassez-moi ce cavalier démonté. Il m'appartient, vu que j'ai le droit d'épave sur cette route. Il est mon prisonnier. Liez-le; il y a à se méfier de ses mains.

XXXI

Tandis que le colossal carrosseux Aristandre liait les mains de Sanche étourdi de sa chute, et le dépouillait de ses armes, d'Alvimar sortait enfin de la stupeur où cette scène rapide l'avait jeté.

Un instant il avait songé à abandonner son fatal complice à la colère de Bois-Doré; mais en voyant traiter si rudement celui qui venait encore de se dévouer pour lui, un reste de pudeur et d'orgueil le força de réclamer.

—Messire, dit-il, je comprends que vous soyez irrité contre la stupidité de ce vieillard, qui dormait sur son cheval, et qui, réveillé en tressaut, s'est cru attaqué par une bande de voleurs. Certes, il mérite un châtiment, mais non pas d'être traité en prisonnier relevant de votre droit seigneurial; car il est à moi, et c'est à moi seul qu'il appartient de le punir de l'injure qu'il vous a faite.

—Vous appelez cela une injure, monsieur de Villareal? dit le marquis d'un ton de mépris. Mais ce n'est pas encore à vous que j'ai affaire, c'est à mon parent et ami Guillaume d'Ars.

—Je ne souffrirai aucune explication, reprit d'Alvimar avec une rage calculée, avant que mon serviteur me soit rendu, et, si c'est un combat que vous voulez...

—Guillaume, écoutez-moi, dit Bois-Doré.

—Non, personne ne vous écoutera! s'écria d'Alvimar en essayant de dégager son cheval, que Guillaume, placé entre lui et Bois-Doré, retenait, pour empêcher un conflit. Monsieur d'Ars, je suis votre ami et votre hôte, vous m'avez invité, vous m'avez accueilli; vous m'avez promis assistance et loyauté en toute rencontre; vous ne me laisserez pas outrager, même par une personne de votre famille. Dans un cas pareil, c'est à moi que vous devez secours et justice, fût-ce contre votre propre frère?

—Je le sais, répondit Guillaume, et il en sera ainsi. Mais tranquillisez-vous d'abord et laissez parler M. de Bois-Doré. Je le connais assez pour être sûr de sa courtoisie envers vous et de sa générosité envers votre valet. Laissez passer un moment de colère; c'est la première fois que je le vois si courroucé, et, bien qu'il en ait sujet, je suis assuré de l'en faire revenir. Allons, allons, tenez-vous en repos, mon cher! Vous êtes en colère aussi; mais vous êtes le plus jeune, et mon cousin est l'offensé. Je vous confesse que, s'il eût reçu la moindre blessure, j'eusse tué votre valet sur la place, eussé-je dû vous en rendre raison après.

—Mais, que diable! monsieur, s'écria d'Alvimar espérant toujours empêcher l'explication par une querelle et, au besoin, par une rixe, où est la faute de mon serviteur, s'il vous plaît? Quelle était la fantaisie de M. le marquis, de courir sur notre flanc sans se faire reconnaître, et de venir nous barrer la route, au risque d'être pris pour un fol? N'avez-vous pas, vous-même, empoigné votre pistolet pour lui crier qui-vive?

—Sans doute; mais je n'eusse pas tiré sans attendre la réponse, ni vous non plus, j'imagine, et vous ne sauriez défendre la sotte ou méchante action de votre valet. Allons, soyez calme. Si vous voulez que je puisse arranger l'affaire à votre honneur et satisfaction, ne m'en ôtez pas les moyens par votre violence.

Pendant que d'Alvimar continuait à discuter avec âpreté, et que le marquis attendait avec beaucoup de calme, Adamas, inquiet de l'issue de l'affaire et agissant à sa tête, avait parlé aux gens de Guillaume. Il leur avait appris tout ce qu'il savait, et ils lui avaient juré que, dans le cas où M. d'Ars se verrait forcé de leur donner l'ordre de défendre d'Alvimar contre les gens de Bois-Doré, il n'y aurait qu'un engagement simulé, pendant lequel on laisserait à qui de droit le soin de faire justice des assassins.

Tous ces valets des deux camps étaient parents ou amis, et ne se souciaient nullement d'échanger des horions pour l'amour d'un étranger coupable ou suspect.

Le temps que d'Alvimar espérait gagner par sa résistance était donc une circonstance qui tournait fatalement contre lui, et quand Guillaume, impatienté et révolté de son obstination, lui tourna le dos pour aller, à deux pas de lui, s'expliquer avec le marquis, d'Alvimar se vit entouré par les gens de ce dernier, sans que ceux de Guillaume y fissent la moindre opposition.

Son inquiétude devint alors des plus sérieuses, et il regarda autour de lui, calculant le peu de chances qu'il avait de s'enfuir, à moins de laisser dans cette tentative l'honneur ou la vie.

Mais l'espoir lui revint en entendant Guillaume, à qui Bois-Doré venait de dire en peu de mots ses griefs, se refuser à croire qu'il ne fût pas dupe de fausses apparences.

—M. de Villareal? répondait-il au marquis. Voilà une chose impossible, et qu'il me faudrait avoir vue de mes propres yeux pour y croire. Or, comme vous ne l'avez point vue et que vous devez être abusé par de faux rapports, permettez-moi de défendre l'honneur de ce gentilhomme, et ne comptez pas, monsieur et bon cousin, que, malgré le respect que je vous porte, je laisse insulter et maltraiter, sans preuves, un ami qui s'est confié à ma garde. D'ailleurs, vous n'avez point ce droit, et c'est de la justice royale que relève tout gentilhomme. Calmez donc vos esprits exaltés, je vous en conjure, et me laissez rentrer chez moi, où vous savez que j'ai hâte de me rendre.

—Mes esprits ne sont point exaltés, reprit Bois-Doré en élevant la voix avec une dignité que Guillaume ne lui avait jamais vue, et je m'attendais à votre réponse, mon cher cousin et ami. Elle est telle que je la ferais en votre place, et je n'y blâme rien. Ayant auguré que votre conduite serait ce qu'elle est, j'ai résolu de conformer la mienne aux égards que je vous dois, et c'est pourquoi vous me voyez ici, à mi-chemin de nos respectives demeures, et sur un terrain neutre et communal.

»J'ai bien quelques droits sur cette route; mais, à trois pas de la berge, dans ces vieilles roches, je ne suis ni chez vous ni chez moi. Donc, sachez que j'ai résolu de m'y battre à outrance, seul à seul, contre ce traître, lequel ne me peut refuser le combat, vu que je l'ai, à dessein, molesté et provoqué en la personne de son valet, et que je le provoque et insulte à cette heure, le traitant devant Dieu, devant vous et devant les honnêtes gens qui nous accompagnent, de lâche et infâme meurtrier.

»Je ne crois pas que vous me puissiez savoir mauvais gré de ce que je fais; car je vous prie de remarquer que, tant que vous et lui avez été en mon logis, je me suis abstenu de toute injure et de tout dépit, en quoi je vous ai tenu ma parole de lui être un hôte fidèle; et je vous prie de remarquer aussi que je me suis mis en mesure de le rencontrer en pleins champs, afin de n'avoir point à violer votre domicile, ne voulant, pour rien au monde, vous mettre en la nécessité de porter secours à ce misérable.

»Enfin, mon cousin, je vous prie de regarder à ceci, qui est le plus grand sacrifice que je vous puisse faire: c'est qu'au lieu de le faire périr sous le bâton de mes gens, comme il le mérite, je descends, moi, gentilhomme et digne de l'être, à me mesurer avec un assassin de la plus vile espèce. Sans l'amitié dont vous l'honorez, je l'eusse fait jeter dans un cul de basse-fosse, mais voulant vous respecter jusque dans l'erreur où vous êtes sur son compte, je déroge à tout privilège d'honneur pour le combattre, lui, l'infâme et dégradé, avec les armes de l'honneur.

»J'ai dit, et vous ne pouvez plus me rien objecter.

»Soyez son témoin, tout indigne qu'il est de vos bontés; Adamas sera le mien. Je me contenterai de l'assistance de cet honnête homme, puisque en pareille affaire il ne peut être question d'un engagement avec les seconds.

—Certes, s'écria Guillaume ému de la noblesse d'âme du vieillard, il ne se peut voir une conduite plus loyale que la vôtre, mon cousin, et, avec les soupçons que vous avez, vous montrez une générosité peu commune. Mais ces soupçons n'étant pas fondés...

—Il n'est plus question de soupçons, reprit le marquis, puisque vous n'en voulez pas entendre parler; je provoque un de vos amis, et je pense que vous ne tiendriez point pour tel un homme capable de reculer.

—Non, certes! s'écria Guillaume; mais, moi, je ne souffrirai pas ce duel, qui ne convient pas à votre âge, mon cousin! Je me battrais plutôt en votre place. Tenez, voulez-vous recevoir ma parole? Je vous la donne de venger en personne la mort de votre frère, si vous venez à bout de démontrer invinciblement que M. d'Alvimar en a été lâchement et méchamment l'auteur. Attendez à demain, et je me porte justicier de notre famille, comme c'est mon devoir envers vous.

Le mouvement de Guillaume était digne de la générosité du marquis; mais Guillaume, en laissant échapper une allusion à son âge, l'avait singulièrement mortifié.

—Mon cousin, dit-il, revenant à cette puérilité d'esprit qui contrastait si étrangement avec la magnanimité de ses instincts, vous me prenez pour quelque vieux signor Pantaleone, à l'épée rouillée et à la main tremblante. Avant de me renvoyer à la béquille, ayez, je vous prie, souvenance des égards que je vous montre, lesquels ne méritent point l'injure que vous me faites en me proposant de venger, en ma place, l'odieuse mort de mon frère chéri. Allons, je crois que voilà assez de paroles, et je suis à bout de patience. Votre M. de Villareal en a plus que moi, lui qui écoute tout ceci sans trouver un mot à dire!

Guillaume vit que les choses étaient gâtées au point que tout accommodement devenait impossible, et, trouvant, pour son compte, que la patience était beaucoup trop revenue à d'Alvimar, il se retourna vers lui et lui dit avec vivacité:

—Voyons, mon cher, répondez donc; je ne dis point à ce défi, qui n'est pas fondé, mais à une accusation que vous ne pouvez pas mériter.

D'Alvimar avait réfléchi pendant le débat. Il affecta dès lors un calme dédaigneux et ironique.

—J'accepte le défi, monsieur, répondit-il, et je ne pense pas avoir grand mérite à le faire, étant, comme vous savez, de première force à toutes les armes. Quant à l'accusation, elle est si ridicule et si injuste, que j'attends pour la repousser que vous me l'expliquiez vous-même; car je ne sais point encore ce que le marquis vous a dit de moi, vous parlant à l'oreille, et je souhaite qu'il le répète tout haut.

—Je le veux bien, et ce ne sera pas long, répliqua Bois-Doré. J'ai dit que vous étiez bandit, assassin et larron. Vous en voulez davantage, mais, moi, je ne puis rien trouver de pis contre vous que la vérité.

—Vous me dites-là d'étranges douceurs, monsieur le marquis! reprit l'Espagnol froidement. Vous m'avez déjà régalé, en votre logis, d'une lugubre histoire où il vous a plu de faire tuer par moi monsieur votre frère. C'est là une chose que j'ignore, je vous l'ai dit; je sais seulement que j'ai fait tuer par mon domestique un homme vêtu en marchand colporteur, lequel emmenait de force une dame dont je vous ai dit avoir pris la défense et vengé, l'honneur.

—Ah! ah! s'écria le marquis, c'est là votre thèse, à présent? Celle qui fuyait avec mon frère était emmenée malgré elle, et vous ne vous souvenez plus de m'avoir dit qu'elle était votre...

—Plus bas, monsieur, je vous prie... Si M. d'Ars veut bien m'entendre à deux pas d'ici, je lui dirai qui était cette femme, à moins qu'il ne vous plaise outrager et salir son nom devant vos laquais.

—Mes laquais valent mieux que vous et les vôtres, monsieur! N'importe! je veux très-fort que vous disiez votre secret à M. d'Ars, mais devant moi, à qui vous l'avez dit à votre mode.

Ils s'éloignèrent du groupe tous les trois, et le marquis, parlant le premier:

—Allons, dit-il, expliquez-vous! Vous alléguez pour votre défense que cette femme était votre sœur!

—Et vous, monsieur, reprit d'Alvimar, vous prétendez maintenant soulager votre fureur fantasque en me donnant un nouveau démenti?

—Nullement, monsieur. Je vous demande le nom de votre sœur; car vous ne vous appelez point Villareal, apparemment?

—Et pourquoi non, monsieur.

—Parce que je le sais maintenant. Osez dire le contraire devant M. d'Ars, que vous trompez aussi par un nom supposé!

—Nullement! dit Guillaume; monsieur se cache sous un des noms de sa famille, et celui qu'il porte, je le sais fort bien.

—Alors, mon cousin, qu'il le dise, et je jure que, si c'est le véritable nom de ma défunte belle-sœur, je me retire d'ici en vous faisant à tous les deux des excuses.

—Et moi, dit d'Alvimar, je refuse de le dire. Je croyais qu'entre gentilshommes une simple parole devait suffire; mais vous m'insultez sans trêve et sans prudence. C'est un duel que vous voulez, et il doit être fait selon votre désir.

—Non! cent fois non! s'écria Guillaume. Finissons-en; et, puisqu'il ne faut au marquis que de savoir votre nom pour se retirer en paix, je...

—N'oubliez pas, je vous prie, reprit d'Alvimar, que vous m'exposez...

—Point! Mon cousin est un trop galant homme pour vous livrer à vos ennemis. Sachez donc, marquis, et je mets ceci sous la sauvegarde de votre honneur, que monsieur s'appelle Sciarra d'Alvimar.

—Oui-dà! répondit le marquis avec ironie. Alors monsieur a pour chiffre les propres initiales de la marque de fabrique de Salamanque?

—Que voulez-vous dire?

—Rien! C'est un mensonge de monsieur que je signale au passage; mais celui-là est si petit au prix des autres...

—Quels autres? Voyons, marquis, vous êtes trop obstiné!

—Laissez, Guillaume! dit d'Alvimar affichant toujours le dédain. Il faut que tout ceci finisse par un coup d'épée. Nous en serons plus tôt débarrassés.

—Eh bien, moi, dit le marquis, je ne suis plus si hâté! Je tiens à savoir le nom de baptême et le nom de famille de la sœur de M. de Villareal, de Sciarra et d'Alvimar. Je sais que les Espagnols ont beaucoup de noms; mais, s'il me dit seulement le véritable et principal que portait cette dame...

—Si vous la savez, répondit d'Alvimar, votre insistance pour me le faire dire est un outrage de plus.

—Eh! d'Alvimar, ne le prenez pas ainsi! s'écria Guillaume impatienté. Mettez-y du vôtre, à moins que vous ne vouliez nous faire passer la nuit ici!

—Laissez, mon cousin, dit le marquis; c'est moi qui dirai ce nom mystérieux. La prétendue sœur de M. de Villareal s'appelait Julia de Sandoval.

—Eh bien, pourquoi pas, monsieur? dit d'Alvimar relevant avec vivacité ce qu'il crut être encore une insigne maladresse du vieillard. Je ne voulais pas le dire ce nom. Il ne me convenait pas de le trahir, et je pensais que vous l'ignoriez. Puisque, vous aussi, en affirmant ce dernier point, vous m'avez fait un de ces mensonges que vous reprenez si aigrement chez les autres, sachez que Julie de Sandoval était la fille de ma mère et née d'un premier lit.

—Alors, monsieur, répliqua Bois-Doré se découvrant, me voilà prêt à me retirer, et même à me repentir de ma violence, si vous voulez bien me jurer sur l'honneur que vous aviez reconnu votre sœur de mère, Julie de Sandoval, sous son voile, dans la voiture de mon frère, à l'auberge de...

—Je vous le jure, pour vous satisfaire. Je l'avais même aperçue sans voile dans cette auberge.

—Et pour la troisième fois... Pardonnez mon insistance, je dois ceci à la mémoire de mon frère! Pour la troisième fois, c'était bien votre sœur, Julie de Sandoval? L'anneau qu'elle portait au doigt, qui est maintenant au mien, et qui porte ce nom en toutes lettres, ne pouvait être que son anneau? Vous le jurez?

—Je le jure! Êtes-vous content?

—Attendez? il y a un blason dans le chaton de cette bague; un écusson d'azur au chef d'or. Sont-ce les armes des Sandoval de votre famille?

—Oui, monsieur, précisément.

—Alors, monsieur, dit Bois-Doré remettant son couvre-chef, je déclare, une fois de plus, que vous avez menti comme un impudent et un lâche que vous êtes; car je viens de me moquer de vous: l'anneau de votre prétendue sœur porte le nom de Maria de Mérida, et ses armes sont de sinople à la croix d'argent. Je puis en fournir la preuve.

XXXII

Guillaume fut fortement ébranlé; mais d'Alvimar réfléchissait vite.

La lune, eût-elle éclairé beaucoup, n'eût pas encore permis de voir les petits caractères et les écussons microscopiques cachés dans une bague, et, dans ce temps-là, on n'avait pas, comme aujourd'hui, du feu tout prêt dans sa poche.

Il fallait donc nécessairement remettre à un autre moment l'examen de cette preuve. Il ne s'agissait pas, pour le criminel, d'éviter, mais, au contraire, de chercher un duel. Ce qu'il redoutait, c'est qu'on ne lui refusât l'honneur de cette chance de salut, et qu'on ne le fît prisonnier du marquis ou de la prévôté.

Il attira précipitamment Guillaume à part, et, se mettant à rire:

—Je suis pris, dit-il. J'ai voulu être complaisant comme vous l'exigiez, pour en finir et vous débarrasser de ce vieux lunatique. J'ai dit tout ce qu'il a voulu me faire dire, et maintenant sa fantaisie prend un autre vol, où je ne puis la suivre. Tout ceci est de ma faute; j'aurais dû vous raconter, en sortant de chez lui, qu'il était depuis deux jours en démence, à preuve qu'il a été hier, on pourra vous le dire, demander la main de madame de Beuvre, et que, tout aujourd'hui, il a fait sur la mort de son frère les plus étranges romans, prenant pour des assassins tantôt moi, tantôt son muet, tantôt son petit chien. Je n'ai pu éviter de me prendre à la gorge avec lui qu'en lui faisant des contes qui étaient la monnaie de sa pièce; mais il ne s'est calmé qu'en vous voyant arriver.

—Que ne disiez-vous tout cela? s'écria Guillaume.

—Je n'ai pas voulu me plaindre des ennuis que j'ai essuyés en sa compagnie; vous eussiez cru que je vous faisais un reproche de m'y avoir laissé. À présent, il ne me reste qu'un moyen d'en finir. Laissez-moi me battre avec lui.

—Avec un vieillard en démence? Je ne le puis souffrir.

—Allons, Guillaume, s'écria Bois-Doré impatienté, voulez-vous, maintenant, me laisser venger mon injure, et faudra-t-il que, pour réveiller M. d'Alvimar, j'aille lui faire l'honneur de le souffleter?

—Nous sommes à vous, monsieur, répondit d'Alvimar en haussant les épaules. Allons, mon cher, dit-il tout bas à Guillaume, vous voyez qu'il le faut! N'ayez peur! J'aurai vite raison de cette vieille marionnette, et vous promets de lui faire sauter son épée autant de fois qu'il vous plaira. Je me charge de le fatiguer assez pour qu'il ait besoin de s'aller vitement coucher, et demain nous rirons de l'aventure.

Guillaume se rassura en le voyant si gai.

—Je suis aise de vous voir dans le vrai, lui dit-il tout bas, et je vous avertis qu'en prenant l'escrime à cœur avec ce vieillard, vous ne feriez pas acte de vaillance et me causeriez une grande peine. Je le crois fou; mais c'est une raison de plus pour ménager vos forces et le renvoyer avec une courbature pour tout mal.

Guillaume savait pourtant que Bois-Doré était fort à l'escrime. Mais c'était une vieille méthode que dédaignaient les jeunes gens, et il savait aussi que si le marquis avait encore le poignet souple, il n'avait plus le jarret assez ferme pour tenir plus de deux ou trois minutes. D'ailleurs, d'Alvimar était de première force, et il ne cessa de l'exhorter à la générosité.

Les champions ayant mis pied à terre, les valets restèrent pour garder les chevaux et le prisonnier Sanche, que Guillaume donna l'ordre de ne pas remettre en liberté avant l'issue du combat, afin de ne pas voir compliquer, par quelque intervention imprévue, la difficulté de la situation.

Sanche eût fort désiré d'être libre; il sentait, lui qui ne reculait devant aucune résolution extrême, qu'il eût été encore utile à son maître; mais il avait trop d'orgueil pour se plaindre et pour réclamer; il resta, stoïque et impassible, sous la garde des gens de Bois-Doré.

Pendant que Guillaume cherchait, avec les deux champions, un emplacement convenable entre la route et les rochers, Adamas et Aristandre s'entretenaient avec feu dans l'oreille l'un de l'autre. Aristandre était désespéré, Adamas avait la fièvre; mais l'idée que son maître put être victime de sa magnanimité, ne pouvait lui entrer dans la tête. Il se grisait dans sa confiance en l'habileté et la force du marquis.

—Qu'as-tu à trembler comme un enfant? disait-il au carrosseux. Ne sais-tu pas que monsieur en mangerait trente-six comme ce freluquet d'Espagnol? Il n'y aurait qu'une trahison pour avoir raison d'un si vaillant homme; mais le coquin de Sanche est bien gardé, et nous avons l'œil sur toutes choses, M. Guillaume et moi. Ne suis-je pas témoin? Monsieur l'a dit. Tu l'as entendu. Nous sommes deux bons témoins, et nous ne laisserons pas faire un mouvement ni une passe qui ne soient dans les règles.

—Mais tu ne les sais pas plus que moi, les règles du combat des gentilshommes? Tiens, j'ai envie de grimper là-haut sans qu'on me voie, et si l'Espagnol a trop de chances, de lui faire rouler sur le corps une de ces grosses pierres.

—Pour cela, si je pouvais compter que tu n'écraserais pas monsieur avec son ennemi, je ne t'en détournerais pas, non plus que je ne me ferais un crime de lui envoyer deux balles dans la tête, si je n'étais témoin. Mais mon maître m'appelle, et tu peux être tranquille, tout ira bien!

Cependant le terrain était choisi, assez espacé, et bien éclairé par la lune.

Les épées furent mesurées, Guillaume faisant les fonctions de témoin impartial pour les deux champions, qui avaient juré de s'en rapporter à lui; car Adamas ne pouvait être là que pour la forme.

Le combat commença.

Alors, malgré sa foi et son enthousiasme, Adamas sentit un frisson dans tous ses membres; il devint muet; la bouche ouverte, les yeux hors de la tête, il ne sentait pas la sueur et les larmes qui coulaient sur sa figure attendrissante et burlesque.

Guillaume s'était battu les flancs, lui aussi, pour se persuader que rien de funeste ne devait résulter de cette étrange affaire. Mais, quand les armes furent engagées, il sentit tomber sa confiance, et se reprocha de n'avoir pas réussi à empêcher, à quelque prix que ce fût, une rencontre qui, dès le début, menaçait de devenir sérieuse.

D'Alvimar avait promis de se rendre maître de la vie de son adversaire et de lui faire grâce; mais, autant que la clarté de la lune pouvait faire distinguer l'expression de ses traits, il semblait à Guillaume que la colère et la haine s'y montraient avec une énergie croissante, et son jeu sec et serré n'annonçait pas la moindre intention prudente ou généreuse. Heureusement, le marquis était encore calme et tenait pied avec plus de vigueur et de souplesse qu'on n'en eût attendu de sa part.

Guillaume ne pouvait rien dire, et il se contenta de tousser deux ou trois fois pour avertir d'Alvimar de se modérer, sans éveiller la susceptibilité du marquis, lequel eût pu perdre la tête, s'il eût craint de n'être pas pris au sérieux.

Mais le combat était sérieux. D'Alvimar sentait qu'il avait un adversaire moins fort que lui en théorie; mais il se sentait troublé et préoccupé, et inférieur à lui-même, cette fois, dans la pratique. Sa partie était difficile à jouer. Il voulait tuer le marquis et paraître le tuer malgré lui.

Il cherchait donc à le faire enferrer en jouant à la défensive; et le marquis semblait s'apercevoir de sa ruse. Il se ménageait.

Le combat se prolongeait sans résultat. Guillaume comptait sur la fatigue du marquis, ne croyant pas que d'Alvimar le frapperait à terre. D'Alvimar sentait que le marquis ne faiblissait pas; il cherchait à l'irriter par des feintes, espérant qu'un mouvement d'impatience le ferait sortir de l'étonnante prudence de son jeu.

Tout à coup la lune fut voilée par un gros nuage, et Guillaume voulut intervenir pour suspendre la lutte; il n'en eut pas le temps; les deux adversaires venaient de rouler l'un sur l'autre.

Un troisième champion se précipita vers eux, au hasard de se faire embrocher: c'était Adamas, qui perdait la tête et qui, ne sachant où était l'avantage, se jetait sans armes, à corps perdu, dans la bataille. Guillaume le repoussa vivement et vit le marquis à genoux, sur le ventre de d'Alvimar.

—Grâce, mon cousin! s'écria-t-il; grâce pour celui qui vous eût épargné!

—Il est trop tard, mon cousin, répondit le marquis en se relevant. Justice est faite.

D'Alvimar était cloué en terre par la grande rapière du marquis: il avait cessé de vivre.

Adamas était évanoui.

Au cri de grâce, les valets de Bois-Doré étaient accourus.

Le marquis, essoufflé et brisé de fatigue, s'appuya contre le rocher. Mais il ne faiblit pas, et, la lune s'étant dégagée du nuage, il se remit sur ses jambes pour regarder et toucher le cadavre.

—Il est bien mort! lui dit Guillaume d'un ton de reproche. Vous m'avez tué un ami, monsieur, et je ne saurais vous en faire mon compliment; car vos soupçons ne pouvaient être qu'injustes.

—Je vous prouverai qu'ils ne l'étaient point, Guillaume, répondit Bois-Doré avec une dignité qui l'ébranla de nouveau; jusque-là, suspendez votre ressentiment contre moi, et vos regrets pour ce méchant homme. Quand vous saurez la vérité, vous vous reprocherez peut-être de m'avoir forcé à exposer ma vie pour avoir la sienne.

—Et que ferons-nous maintenant de ce malheureux corps? dit Guillaume, abattu et consterné.

—Je ne vous laisserai point dans des embarras pour mon compte, répondit Bois-Doré. Mes gens vont le porter au couvent des carmes de La Châtre, lesquels lui donneront la sépulture comme ils l'entendront. Je ne prétends cacher à personne l'action que j'ai faite, d'autant qu'il me reste à punir l'autre assassin. Mais je ne saurais faire de sang-froid cette laide besogne, et je compte le livrer au lieutenant de la prévôté, pour que son châtiment soit exemplaire. Adamas, tu vas le conduire. Mais où donc est mon fidèle Adamas?

—Hélas! monsieur, répondit Adamas d'une voix caverneuse, je suis là, à vos genoux, et bien malade de cette affaire. Un instant j'ai cru que vous étiez mort, et je crois que j'ai été mort moi-même pendant un bon quart d'heure. Ne m'envoyez nulle part; je n'ai plus de jambes, et j'ai comme une roue de moulin dans la tête.

—Or donc, mon pauvre ami, si tu n'es plus bon à rien, nous enverrons quelque autre. Je te l'avais bien dit que tu n'étais plus d'âge à supporter les émotions!

Le marquis retourna vers les chevaux, tandis que ses gens et ceux de Guillaume enlevaient le cadavre et le roulaient dans un manteau; mais, lorsqu'on chercha le prisonnier, ce fut en vain.

On n'avait pas eu la précaution de lui lier les jambes. Profitant d'un moment de trouble et de confusion, où les valets, inquiets de l'issue du combat, avaient abandonné las chevaux à deux d'entre eux qui avaient eu beaucoup de peine à les contenir, il avait pris la fuite, ou plutôt il s'était glissé et caché quelque part dans le ravin.

—Soyez tranquille, monsieur le marquis, dit Aristandre à Bois-Doré. Un homme qui a les mains liées ne peut ni courir bien vite ni se cacher bien adroitement; je vous réponds de le rattraper. Je m'en charge. Rentrez chez vous et vous reposez; vous l'avez bien gagné!

—Non pas, dit le marquis; il me faut revoir cet assassin. Que deux de vous le cherchent, tandis qu'avec les deux autres j'accompagnerai M. d'Ars au couvent des carmes.

On coucha d'Alvimar en travers de son cheval, et les domestiques de Guillaume aidèrent ceux de Bois-Doré à le transporter.

Bois-Doré prit les devants avec Guillaume pour aller faire ouvrir les portes de la ville, en cas de besoin; car il était près de dix heures.

Chemin faisant, Bois-Doré donna à son jeune parent des détails si précis sur la mort de son frère, sur la recouvrance de son neveu, sur la circonstance du couteau catalan, sur l'aveu que la colère avait arraché au coupable, enfin sur la circonstance de la bague ouverte, que Guillaume ne put persister à défendre l'honneur de son ami.

Il avoua qu'en somme il le connaissait fort peu, s'étant lié avec lui à la légère, et qu'à Bourges il lui était revenu, sur le duel pour lequel ce gentilhomme était forcé de se cacher, des détails peu honorables, s'ils étaient vrais. M. Sciarra-Martinengo aurait été frappé, contre toutes les lois de l'honneur, dans un moment où il demandait à suspendre le combat, son épée s'étant rompue.

Guillaume n'avait pas voulu croire à cette accusation; mais les révélations de Bois-Doré commençaient à la lui faire regarder comme sérieuse, et il promit de se rendre à Briantes dès le lendemain, pour voir les preuves et pour faire connaissance avec le beau Mario.

XXXIII

À mesure que la conviction entrait dans son esprit, Guillaume redevenait expansif et amical avec le marquis, autant par un sentiment d'équité naturelle que par sa facilité innée à se livrer tout entier à sa dernière impression.

—Par ma foi! lui disait-il lorsqu'ils furent proches de la ville, vous avez agi en vaillant homme, et le coup que vous lui avez porté de part en part jusqu'à le clouer au gazon, est un des plus beaux coups d'épée dont j'aie ouï parler. Je n'avais jamais vu le pareil, et, quand vous m'aurez prouvé que ce pauvre Sciarra était une aussi grande canaille que vous le dites, je ne serai point fâché d'avoir vu ceci. Si j'eusse été moins peiné, je vous en eusse fait compliment. Mais quelque regret ou contentement que je puisse avoir de cette mort, j'avoue que vous êtes une belle lame, et que je voudrais être de votre force à ce jeu-là.

Nos deux cavaliers étaient déjà sur le pont des Scabinats (aujourd'hui des Cabignats), se dirigeant vers la porte du ravelin, lorsque Adamas, qui avait recouvré ses esprits et fait ses réflexions, vint les rejoindre et prier qu'on l'écoutât.

—Ne pensez-vous point, messires, leur dit-il, que l'entrée de ce cadavre va faire grand bruit dans la ville?

—Eh bien, dit le marquis, penses-tu que je me veuille cacher d'avoir vengé mon honneur et la mort de mon frère?

—Oui, monsieur, vous devez vous en vanter comme d'une belle action, mais seulement quand le corps aura été rendu à la terre; car il se fait de grandes rumeurs pour peu de chose, en ces petits endroits, et le spectacle d'un gentilhomme apporté ainsi en travers de son cheval va faire ouvrir de grands yeux à ces bourgeois de La Châtre. Vous avez des ennemis, monsieur, et, à l'heure qu'il est, monseigneur de Condé est bien chaud catholique. Si l'on apprend que cet Espagnol était couvert de reliques et de chapelets, qu'il s'était confessé à M. Poulain, dont la gouvernante le prônait déjà dans le bourg de Briantes comme un parfait chrétien...

—Voyons! où veux-tu en venir, avec tes histoires de commères, mon cher Adamas? dit le marquis impatienté.

Guillaume prit la parole.

—Mon cousin, dit-il, Adamas a raison. Les lois contre le duel ne sont respectées de personne; mais des gens mal intentionnés les peuvent toujours invoquer. Ce d'Alvimar avait quelques amis puissants à Paris; et de méchants rapports peuvent, en un temps ou en l'autre, faire tourner ceci contre vous et contre moi, contre vous surtout, qui ne passez point pour un bien franc catholique. Croyez-m'en donc, n'entrons point en la ville et avisons à nous débarrasser de ce mort. Vous êtes sûr de vos gens, et je réponds des miens. N'ayons point de confidents parmi des gens d'Église et des bourgeois de petite ville, toutes langues bien mauvaises, en ce pays, contre ceux qui ont combattu la Ligue et servi le feu roi.

—Il y a du vrai dans ce que vous dites, répondit Bois-Doré; mais il me répugne de mettre une pierre au cou d'un mort et de le jeter à la rivière comme un chien.

—Eh! si, monsieur, dit Adamas; cet homme-là ne valait pas tant!

—Il est vrai, mon ami: je pensais ainsi il y a une heure; mais je n'ai plus de haine contre un cadavre!

—Eh bien, monsieur, dit Adamas, il m'est venu une idée qui arrange tout pour le mieux: si nous rebroussons chemin, nous trouverons, à cent pas d'ici, le long du pré Chambon, la maison de la jardinière.

—Qui? Marie la Caille-bottée?

—Elle est fort dévouée à monsieur, et l'on dit qu'elle n'a pas toujours été laide et grêlée.

—Allons, allons, Adamas, ce n'est pas l'heure de plaisanter!

—Je ne plaisante pas, monsieur, et je dis que cette vieille fille gardera bien le secret.

—Et tu lui veux donner l'embarras de recevoir un mort? Elle en mourra de peur!

—Non, monsieur, vu qu'elle n'est point seule en sa petite maison écartée. Je jurerais que nous y trouverons un bon carme, lequel enterrera très-chrétiennement M. l'Espagnol dans quelque fossé du clos de la jardinière.

—Vous êtes trop Huguenot, Adamas, dit M. d'Ars. Les carmes ne sont pas aussi débauchés que vous le dites.

—Je ne dis point de mal d'eux, messire; je parle d'un seul que je connais, et qui n'a du moine que l'habit et les patenôtres. C'est Jean le Clope, qui a servi M. le marquis à la guerre, et que M. le marquis a fait entrer au couvent en qualité de frère oblat.

—Eh! par ma foi, l'avis est bon! dit le marquis; Jean le Clope est un homme sûr et qui a vu trop de faces blêmes penchées en terre sur les champs de bataille, pour s'effrayer du soin que nous allons lui confier.

—Alors, hâtons-nous, dit M. d'Ars; car vous savez que mon intendant se meurt, et que je voudrais le voir, s'il en est temps encore.

—Partez, mon cousin, dit le marquis; songez à vos affaires; celles d'ici ne regardent plus que moi!

Ils se serrèrent la main.

Guillaume rejoignit ses gens et prit avec eux la route de son manoir: le marquis et Adamas s'arrêtèrent chez la Caille-bottée, où Jean le Clope était effectivement, et reçut avec effusion son protecteur, qu'il appelait son capitaine.

On sait que le frère oblat était un militaire estropié au service du roi ou du seigneur de la province, et dont le couvent était forcé de prendre soin.

La plupart des communautés religieuses étaient obligées, par contrat, de recevoir et entretenir ces débris des malheurs de la guerre, parfois trop bon vivant pour de pieux solitaires, parfois beaucoup moins corrompu que les moines eux-mêmes.

Quoi qu'il en soit des carmes de La Châtre, dont nous n'avons pas à rechercher ici l'histoire, le frère séculier Jean le Clope s'astreignait fort peu à la règle de la maison, et s'il ne manquait pas les heures de la pitance, il manquait celles de la retraite.

Pendant que le marquis lui expliquait ce qu'il attendait de son dévoûment et de sa discrétion, Adamas faisait entrer le corps dans la maisonnette isolée, et, un quart d'heure après, Bois-Doré et ses gens repassaient sur le chemin de la Rochaille.

Ils y trouvèrent Aristandre et ses camarades, bien désappointés de n'avoir pu découvrir ce que Sanche était devenu.

—Eh bien, monsieur, dit Adamas, c'est peut-être Dieu qui le veut ainsi! Ce criminel se gardera bien de paraître jamais dans un pays où il se sait démasqué, et il eût été pour vous un nouvel embarras.

J'avoue que je n'ai pas le goût des exécutions à tête reposée, répondit le marquis, et que j'eusse éloigné celle-ci de ma vue. En le livrant à la prévôté, il m'eût fallu dire de quelle façon j'avais agi avec le maître, et, puisque nous devons, pour le moment, nous taire sur ce point, tout va mieux ainsi. Je crois la mort de mon cher Florimond suffisamment vengée, bien que la Morisque n'ait point vu qui, du maître ou du valet, avait porté le coup qui a tranché sa pauvre vie; mais, en ces sortes d'affaires, Adamas, le plus coupable et peut-être le seul vrai coupable, est celui qui dirige. Le valet croit quelquefois de son devoir d'obéir à un méchant commandement, et celui-ci n'avait point agi pour son compte ni profité de la dépouille de mon frère, puisqu'il était resté valet comme auparavant.

Adamas ne partageait pas le besoin d'indulgence qu'après son acte de vigueur éprouvait le marquis. Il haïssait Sanche encore plus que d'Alvimar, à cause de ses airs de hauteur avec ses pareils et à cause de sa prudence, dont il n'avait pu trouver le défaut.

Il le croyait très-capable d'avoir conseillé et exécuté le crime; mais ce qu'il redoutait le plus, c'était de voir le marquis persécuté, et il l'aida à se faire illusion sur le peu d'importance de la capture à laquelle il fallait renoncer.

Quand on fut à la porte du manoir de Briantes, on entendit les bonds irréguliers d'un cheval en liberté.

C'était celui de Sanche, qui était revenu à son dernier gîte, et qui échangea avec celui de d'Alvimar, que l'on ramenait par la bride, un hennissement plaintif, presque lugubre.

—Ces pauvres animaux sentent, à ce que l'on assure, les malheurs arrivés à leurs maîtres, dit le marquis à Adamas: ce sont des bêtes intelligentes et qui vivent en l'état d'innocence. Je ne ferai donc point tuer celles-ci; mais, comme je ne veux, en ma maison, rien qui ait appartenu à ce d'Alvimar, et que le profit de ses dépouilles souillerait nos mains, je veux que, dès la nuit prochaine, on conduise ses chevaux à dix ou douze lieues d'ici, et qu'on les y mette en liberté. En profitera qui voudra.

—Et de cette façon, répondit Adamas, nul ne saura d'où elles viennent. Vous pouvez confier ce soin à Aristandre, monsieur. Il ne se laissera point tenter par l'envie de les vendre à son profit, et, si vous m'en croyez, il se mettra en route sur l'heure, sans leur faire franchir la porte. Il est fort inutile que l'on voie demain ces chevaux en votre écurie.

—Fais ce que tu veux, Adamas, répondit le marquis. Cela me fait penser que ce malheureux coquin devait avoir de l'argent sur lui, et que j'eusse dû songer à le prendre pour le faire donner aux pauvres.

—Laissez-en profiter le frère oblat, monsieur, dit le sage Adamas: plus il en trouvera dans les poches de son mort, plus vous serez assuré de son silence.

Il était onze heures du soir quand le marquis rentra dans son salon.

Jovelin accourut se jeter dans ses bras. Sa figure expressive disait assez quelles angoisses d'inquiétude il avait éprouvées.

—Mon grand ami, lui dit Bois-Doré, je vous avais trompé; mais réjouissez-vous, cet homme n'est plus; et je rentre chez moi le cœur léger. Mon enfant dort sans doute à cette heure; ne l'éveillons pas. Je vais vous conter...

—L'enfant ne dort pas, répondit le muet avec son crayon. Il a deviné mes craintes: il pleure, il prie et s'agite dans son lit.

—Allons rassurer ce pauvre cœur! s'écria Bois-Doré; mais d'abord, mon ami, regardez si je n'ai point sur mes habits quelque souillure de ce traître sang. Je ne veux pas que cet enfant connaisse la peur ou la haine, dans l'âge où l'on n'a point encore le calme de la force.

Lucilio débarrassa le marquis de son manteau, de son casque et de ses armes, et, lorsqu'ils eurent monté un étage, ils trouvèrent Mario, pieds nus, sur la porte de la chambre.

—Ah! s'écria l'enfant en s'attachant passionnément aux grandes jambes de son oncle, et en lui parlant avec cette familiarité qu'il ne savait pas encore contraire aux usages de la noblesse, te voilà revenu? Tu n'as pas de mal, mon ami chéri? Dis, on ne t'a pas fait de mal? Je croyais que ce méchant voudrait te tuer, et je voulais qu'on me laissât courir après toi! J'ai eu bien du chagrin, va! Une autre fois, quand tu iras te battre, il me faut emmener, puisque je suis ton neveu.

—Mon neveu! mon neveu! ce n'est point assez, dit le marquis en le rapportant dans son lit. Je veux être ton père. Est-ce que cela te déplaira, d'être mon fils? Et! à propos, fit-il en se baissant pour recevoir les caresses du petit Fleurial, qui semblait avoir compris et partagé les angoisses de Jovelin et de Mario, voilà un petit ami qui ne m'appartient plus. Tenez, Mario, vous en aviez si grande envie! je vous le donne pour vous consoler de votre chagrin de ce soir.

—Oui, dit Mario en mettant Fleurial dans son oreiller, je le veux bien, à condition qu'il sera à nous deux et qu'il nous aimera autant l'un que l'autre... Mais dis-moi donc, père: est-ce que le méchant homme est parti pour tout à fait?...

—Oui, mon fils, pour tout à fait.

—Et le roi le punira pour avoir tué ton frère?

—Oui, mon fils, il sera puni.

—Qu'est-ce qu'on lui fera? demanda Mario rêveur.

—Je vous le dirai plus tard, mon fils. Ne songez qu'au bonheur que nous avons d'être ensemble.

—On ne m'ôtera jamais d'avec toi?

—Jamais!

Puis, s'adressant au muet:

—Maître Jovelin, n'est-ce pas une triste chose de penser à changer le doux parler de cet enfant, qui me sonne si mélodieusement dans l'oreille? Tenez, nous le laisserons me dire tu dans le particulier, puisque en sa bouche cette familiarité est celle de l'amour.

—Est-ce qu'il faudra que je te dise vous? reprit Mario étonné.

—Oui, mon enfant, à tout le moins devant le monde. C'est la coutume.

—Ah! oui, comme je disais à M. l'abbé Anjorrant! Mais c'est que je t'aime encore plus que lui...

—Tu m'aimes donc déjà, Mario? J'en suis content! Mais d'où vient? Tu ne me connais pas encore.

—C'est égal, je t'aime.

—Et tu ne sais pas pourquoi?

—Si fait! je t'aime, parce que je t'aime.

—Mon ami, dit le marquis à Lucilio, il n'y a rien de beau et d'aimable comme l'enfance! Elle parle comme les anges se doivent parler entre eux, et ses raisons, qui n'en sont pas, valent mieux que toute la sagesse des vieilles têtes. Vous m'instruirez ce chérubin-là. Vous lui ferez un bel et bon cerveau comme le vôtre; car je ne suis qu'un ignorant, et je veux qu'il en sache plus long que moi. Les temps ne sont plus tant à la guerre civile comme dans ma première jeunesse, et je crois que les gentilshommes doivent se porter vers les lumières de l'esprit. Mais tâchez de lui laisser ces simples gentillesses que la vie des bergers lui a données. En vérité, il me représente au naturel les beaux enfants qui devaient courir, parmi les fleurs, sur les rives enchantées du Lignon aux claires ondes.

Le marquis, ayant pris des mains d'Adamas un cordial, pour se remettre des fatigues de la soirée, se coucha et s'endormit, le plus heureux des hommes.

En un temps où l'on se faisait justice soi-même, à défaut de légalité régulière, et où la notion du pardon eût été considérée comme une faiblesse coupable et lâche, le marquis, bien qu'exceptionnellement enclin à une grande douceur, pensait avoir accompli le plus sacré des devoirs, et, en cela, il suivait les idées et coutumes de la plus saine chevalerie.

Certes, à cette époque, on n'eût pas rencontré un gentilhomme sur mille qui ne se fût regardé comme investi du droit de faire expirer dans les tourments, ou tout au moins pendre sous ses yeux, un coupable tel que d'Alvimar, et qui n'eût blâmé ou raillé l'excès de loyauté romanesque dont Bois-Doré avait fait preuve dans son duel.

Bois-Doré le savait bien et ne s'en souciait pas. Il avait trois motifs pour être ce qu'il était: son instinct d'abord, puis les exemples d'humanité d'Henri IV, qui, un des premiers de son temps, eut le dégoût du sang versé sans péril. Henri III, mortellement frappé par Jacques Clément, avait été soutenu par la colère et la vengeance au point de frapper lui-même son assassin et de le voir, avec joie, jeté par les fenêtres; Henri IV, blessé à la figure par Chastel, avait eu pour premier mouvement de dire: «Laissez allez cet homme!» Enfin, Bois-Doré avait pour code religieux les faits et gestes des héros de l'Astrée.

Il était hors d'exemple, dans ce poëme idéal, qu'un digne chevalier eût vengé l'amour, l'honneur ou l'amitié, sans s'exposer en personne aux derniers périls. Il ne faut donc pas trop se moquer de l'Astrée, et même il faut voir avec intérêt la vogue de ce livre. C'est, au milieu des turpitudes sanguinaires des discordes civiles, un cri d'humanité, un chant d'innocence, un rêve de vertu qui montent vers le ciel.

XXXIV

La première pensée du marquis à son réveil fut pour son héritier, que, pour nous conformer au titre qui prévalut, nous appellerons son fils.

Il se rappelait encore assez confusément les graves événements de cette nuit agitée; mais déjà il se représentait avec lucidité les grandes questions de parure soulevées la veille à propos de son cher Mario. Il l'appela pour reprendre avec lui l'entretien commencé dans le trésor. Mais il n'en reçut pas de réponse, et déjà il s'inquiétait, lorsque l'enfant, éveillé et levé avant le jour, vint, tout imprégné de la fraîche odeur du matin, se jeter à son cou.

—Et d'où venez-vous sitôt, mon excellent ami? lui dit le vieillard.

—Père, répondit gaiement Mario, je viens de chez Adamas, qui m'a défendu de te dire un secret que nous avons tous les deux. Ne me le demande donc pas, c'est une surprise que nous voulons te faire.

—À la bonne heure, mon fils. Je ne demande rien. Je veux être surpris! Mais n'allons-nous point déjeuner ensemble, là, sur cette petite table, auprès de mon lit?

—Oh! je n'ai pas le temps, mon petit père! Il me faut retourner vers Adamas, lequel te prie de dormir encore une heure, si tu ne veux faire tout manquer.

Le marquis fit tout son possible pour se rendormir, mais en vain. Il se tourmenta de beaucoup de choses. Madame de Beuvre devait venir ce jour-là de bonne heure avec son père; Guillaume aussi, dans le cas où son intendant irait mieux. Le dîner était-il convenablement ordonné? Et pourrait-on présenter Mario à une dame, sous ses habits de berger des montagnes? Et ce pauvre enfant, qui ne savait pas seulement saluer, baiser la main et dire trois mots de compliment! Tout son charme, toutes ses grâces n'allaient-ils pas être tournés en dérision et pris en mépris par des personnes que la voix du sang ne rendrait pas aveugles?

D'ailleurs, rien n'était préparé comme il convenait pour la chasse. On avait eu trop d'émotions et de soucis pour s'en occuper.

—Si Adamas était là, lui qui ne reste jamais court, il me consolerait, pensait le marquis.

Mais telle était sa condescendance pour son fidèle valet, qu'il eût feint de dormir tout le jour, si Adamas l'eût exigé de lui.

Il resta au lit jusqu'à neuf heures, sans que l'on vînt à son secours, et alors la faim et l'inquiétude le gagnant sérieusement.

—À quoi pense Adamas? se dit-il en se résolvant à se lever lui-même. Mes convives vont arriver. Veut-il que l'on me surprenne en robe de chambre et avec cette face blême?

Enfin, Adamas entra.

—Eh! monsieur, rassurez-vous! s'écria-t-il. Me croyez-vous capable de vous oublier? Rien ne presse. Vous n'aurez point de compagnie avant deux heures après midi, madame de Beuvre vient de me le faire dire.

—À toi, Adamas?

—Oui, monsieur, à moi, qui me suis ingénié de lui envoyer un exprès pour lui faire savoir que vous aviez une grande surprise à lui faire, mais que rien n'était prêt; j'ai pris sur moi la faute, et l'ai humblement fait supplier de ne point arriver avant l'heure que je vous dis, ajoutant que vous la vouliez garder chez vous, cette nuit, avec monsieur son père, et lui donner seulement demain le régal de la chasse.

—Qu'as-tu fait là, malheureux! Elle va me croire insensé ou incivil.

—Point, monsieur: elle a très-bien pris la chose, disant que, de votre part, tout devait être preuve de sagesse ou de galanterie.

—Alors, mon ami, il faut nous inquiéter...

—De rien, monsieur, de rien du tout, je vous en conjure. Vous avez assez fait de votre cervelle et de votre épée la nuit dernière; à quelles fins Dieu eût-il mis le pauvre Adamas sur la terre, si ce n'est pour vous épargner le détail des choses faciles?

—Hélas? mon ami, il ne sera point facile, même point possible, en si peu de temps, de rendre mon héritier présentable!

—Vous croyez, monsieur? dit Adamas avec un indescriptible sourire de satisfaction. Je voudrais bien voir qu'une chose que vous souhaitez ne fût point possible! Oui, vraiment, là! je le voudrais voir! Mais permettez, monsieur, que je vous demande comment je dois faire annoncer votre héritier, lorsqu'il fera son entrée au salon de compagnie.

—Voilà qui est fort grave, mon ami; j'avais déjà songé au nom et au titre que doit porter ce cher enfant. Son père, pas plus que le mien, n'était de qualité; mais, comme je veux, par un acte, et, s'il le faut, avec la permission du roi, le faire succéder à mon titre, ainsi qu'à mes biens, je crois bien pouvoir, par anticipation, le qualifier de la manière que le serait mon propre fils. Ainsi on doit l'appeler, en ma maison, monsieur le comte.

—Ceci n'est pas douteux, monsieur! Mais le nom?

Voulez-vous traiter de simple Bouron ce pauvre enfant qui mérite si bien de porter un nom plus illustre?

—Sachez, Adamas, que je ne rougis pas du nom de mon père, et que ce nom, porté par mon frère, me sera toujours cher. Mais, comme je tiens encore plus à celui que me donna mon roi, je veux que Mario le porte également et soit Bouron de Bois-Doré; ce qui, par coutume et abréviation, deviendra Bois-Doré tout court.

—C'est bien ainsi que je l'entendais! Allons, monsieur, habillez-vous, mangez là, en votre chambre, avec l'enfant; car la salle d'en bas est dans les mains de mes décorateurs; et puis je vous ferai votre toilette. Seulement, il faudra aujourd'hui prendre les habits que je vous demanderai de mettre.

—Fais ce que tu veux, Adamas, puisque tu réponds de tout!

Tout en riant, mangeant et devisant avec son héritier, le bon Sylvain fut pris tout à coup d'une grande mélancolie. Il réussit à la lui cacher. Mais, quand Adamas, déclarant que tout allait bien, vint pour l'accommoder, il lui ouvrit son cœur, tandis que l'enfant jouait et courait par la maison.

—Mon pauvre ami, lui dit-il, je m'étonne de ce que les numes célestes qui ont si paternellement veillé sur moi dans ces derniers jours, m'aient pourtant laissé mettre dans un terrible embarras.

—Quel embarras, monsieur!

—Ne te souvient-il déjà plus, Adamas, que j'ai offert mon cœur et ma vie à une belle enchanteresse, justement le matin du jour où je retrouvais Mario? Or, comme elle n'avait pas repoussé, mais seulement ajourné mon dessein, il résulte de ceci que je risque... selon toi! d'avoir d'autres héritiers que cet enfant, auquel je voudrais consacrer mes jours et laisser mes biens.

—Diantre! monsieur, je n'y songeais pas! Mais ne vous affligez point! Comme c'est moi que vous ai mis ce fatal projet en l'esprit, c'est à moi de vous trouver une issue pour sortir d'intrigue. J'y songerai, monsieur, j'y songerai! Ne pensez qu'à vous embellir et à vous réjouir aujourd'hui.

—Je le veux bien. Mais quel habit me donnes-tu là, mon ami!

—Votre habit à la paysanne, monsieur; c'est un des plus galants que vous ayez.

—C'est même, je crois, le plus galant; et il m'en coûte de me faire si brave, quand mon pauvre Mario...

—Monsieur, monsieur! laissez-moi faire; notre Mario sera fort convenable.

L'habit à la paysanne du marquis était tout en velours et satin blanc, avec une profusion de galons d'argent et de dentelles magnifiques.

Le blanc étant alors la couleur des paysans, qui, en toute saison, étaient vêtus de toile ou de grosse futaine, dès qu'on se mettait tout en blanc, on se disait habillé à la paysanne, et c'était une mode des plus recherchées.

Le marquis était certes fort plaisant en cet équipage; mais on était si habitué à le voir déguisé en jeune homme, il était, de la tête aux pieds, orné de si belles choses et de si curieux joyaux, ses parfums étaient si exquis, et, malgré tout, il y avait tant de noblesse dans ses vieilles grâces et de bonté aimable dans ses façons, que, si on l'eût vu tout à coup sérieux et arrangé selon son âge, on eût regretté l'amusement qu'il donnait aux yeux et le contentement qu'il savait donner à l'esprit.

Vers deux heures, un galopin habillé à l'ancienne mode féodale pour la circonstance, et placé dans l'échauguette de la tour d'entrée, sonna d'un vieux olifant pour annoncer l'approche d'une cavalcade.

Le marquis, accompagné de Lucilio, se rendit à cette tour pour recevoir la dame de ses pensées: il eût bien voulu voir son héritier avec lui; mais Mario était dans les mains d'Adamas, et, d'ailleurs, il résultait d'un plan finalement proposé par ce dernier, et adopté avec quelques modifications par son maître, que l'apparition de l'enfant serait retardée jusqu'à la fin d'une explication délicate avec madame de Beuvre.