Lauriane arriva, montée sur un charmant petit cheval blanc que son père avait dressé pour elle, et qu'elle gouvernait avec une gentillesse remarquable.
Grâce à son deuil, qu'elle pouvait porter désormais en blanc, elle était habillée aussi à la paysanne, avec une amazone de fin drap blanc, un corps de taille tout rayé de galons de soie, et un léger mouchoir de dentelle par-dessus son inséparable chaperon de veuve.
—Oui-dà! s'écria le gros de Beuvre en voyant la toilette du marquis, vous portez déjà les couleurs de votre dame, monsieur mon gendre?
Sa fille réussit à le faire taire devant les valets; mais, quand on fut au salon, malgré les promesses qu'il lui avait faites de se priver de toute moquerie sur ce sujet, il n'y put tenir et demanda vivement à quand la noce.
Au lieu d'être piqué ou embarrassé, le marquis fut fort aise de cette ouverture, et demanda à être entendu secrètement pour une affaire sérieuse.
On renvoya les valets, on ferma les portes, et Bois-Doré, mettant un genou en terre devant la belle petite Lauriane, parla en ces termes:
—Dame de jeunesse et de beauté, vous voyez à vos pieds un serviteur fidèle qu'un grand événement a rempli d'aise et de trouble, de joie et de douleur, d'espoir et de crainte. Lorsque j'offris, il y a deux jours, mon cœur, mon nom et ma fortune à la plus aimable des nymphes, je me croyais libre de tout autre devoir et affection. Mais...
Ici, le marquis fut interrompu.
—Ouais! monsieur mon gendre, s'écria de Beuvre en affectant une grande colère et en roulant des yeux terribles, vous moquez-vous du monde, et pensez-vous que je sois homme à vous laisser reprendre votre parole, après avoir décoché le trait mortel de l'amour dans le cœur de ma pauvre fille?
—Oh! taisez-vous, monsieur mon père! dit gaiement et doucement Lauriane; vous me compromettez. Heureusement le marquis ne croira pas que je sois si capricieuse qu'après lui avoir demandé sept ans de réflexions, je me trouve déjà pressée de le sommer de sa parole.
—Laissez-moi parler, dit le marquis en prenant la main de Lauriane dans la sienne; je sais, ma souveraine, que vous n'avez nul amour dans le cœur, et c'est ce qui me donne la hardiesse de vous demander mon pardon. Et vous, mon voisin, riez de toutes vos forces, car l'occasion est belle! Et je rirai avec vous aujourd'hui, bien qu'hier j'aie versé beaucoup de larmes.
—Vrai, mon voisin? dit le bon de Beuvre en lui prenant son autre main. Si vous parlez sérieusement comme vous en avez l'air, je ne rirai plus. Avez-vous quelque peine dont on puisse vous aider à sortir?
—Dites, mon cher Céladon, ajouta Lauriane d'un air affectueux: contez-nous vos chagrins!
—Mes chagrins sont dissipés, et, si vous me gardez votre amitié, je suis le plus fortuné des hommes. Eh bien, écoutez, mes amis, dit-il en se relevant avec un peu d'effort. Vous entendîtes, avant-hier, cette prédiction à moi faite par des gens qui n'étaient pas bien sorciers: «Avant trois jours, trois semaines ou trois mois, vous serez père?»
—Eh bien, dit de Beuvre revenant à son humeur narquoise, vous croyez, mon brave homme, que la prédiction se réalisera?
—Elle est réalisée, mon voisin. Je suis père, et ce n'est plus pour moi que je demande, à vous et à la divine Lauriane, sept ans d'espérance et de sincérité: c'est pour mon héritier, c'est pour mon fils unique, c'est pour...
Ici, la porte s'ouvrit à deux battants, et Adamas, en grande tenue, annonça d'une voix claire et avec un air de triomphe:
—M. le comte Mario de Bois-Doré!
La surprise fut pour tout le monde; car le marquis n'attendait pas si vite l'apparition de son enfant, et il ne savait encore en quel équipage on réussirait à le produire.
Quelle fut sa joie lorsqu'il vit entrer Mario vêtu à la paysanne, c'est-à-dire d'un habit exactement semblable de forme et de tissus à celui qu'il portait lui-même; le pourpoint de satin à mille petits crevés sur les bras; le colletin sans ailerons (pourpoint de dessus à épaulettes, mais sans manches pendantes), en velours blanc crevé d'argent; les chausses flottantes, de quatre aunes de large, froncées jusqu'au-dessous du genou, garnies de boutons de perles et un peu ouvertes de côté pour laisser sortir la rose de la jarretière; les bas de soie, avec les souliers à pont-levis fermés de roses; la fraise à confusion, c'est-à-dire à plusieurs rangs inégaux avec les rebras assortis, le feutre à plumes, des diamants partout, un petit baudrier tout brodé de perles, et une petite rapière qui était un vrai chef-d'œuvre!
Adamas avait passé la nuit à choisir, à méditer, à tailler et à ajuster; la matinée, à essayer. L'adroite Morisque et quatre ouvrières, levées avant le jour, avaient cousu avec rage. Clindor avait fait dix lieues pour trouver le chapeau et la chaussure. Adamas avait composé, emplumé, orné, inventé, arrangé, et le costume, plein de goût, bien coupé et assez solide pour durer quelques jours sans être refait, allait à merveille.
Mario, enrubané et parfumé comme le marquis, frisé naturellement et portant, sur la mèche ou moustache de l'oreille gauche, une rose (on dirait aujourd'hui un chou) de rubans blancs, avec un gros diamant au milieu et de la dentelle d'argent en dessous, se présenta avec grâce.
Il n'était pas plus emprunté que s'il eût été élevé en gentilhomme. Il portait sa rapière avec aisance, et sa touchante beauté ressortait dans tout ce blanc, qui lui donnait l'air candide d'une jeune fille.
Lauriane et son père furent si émerveillés de sa figure et de ses mouvements, qu'ils se levèrent spontanément comme pour recevoir quelque fils de roi.
Mais ce n'était pas tout. Adamas, en bichonnant son petit seigneur, avait essayé de lui apprendre un compliment, tiré de l'Astrée, pour Lauriane. Retenir quelques phrases par cœur, ce n'était pas une affaire pour l'intelligent Mario.
—Madame, dit-il avec un gentil sourire, «il est bien impossible de vous voir sans vous aimer, mais plus encore de vous aimer sans être extrême en cette affection. Permettez que je baise mille et mille fois vos belles mains, sans pouvoir, par tel nombre, égaler celui des morts que le refus de cette supplication me donnera...»
Ici, Mario s'arrêta. Il avait appris très-vite, sans comprendre et sans réfléchir. Le sens des mots qu'il disait lui parut tout à coup très-comique; car il n'était nullement disposé à tant souffrir, si Lauriane lui refusait les mille et mille baisers qu'il ne tenait pas à ce point à lui donner. Il eut envie de rire et regarda la jeune dame, qui avait envie de rire aussi, et qui, d'un air sympathique et enjoué, lui tendait les deux mains.
Il mit l'étiquette de côté, et, obéissant à sa confiance naturelle, il lui jeta les deux bras autour du cou et l'embrassa sur les deux joues, en lui disant de son crû:
—Bonjour, madame; je vous prie de me vouloir du bien, car vous me semblez bonne personne et je vous aime déjà beaucoup.
—Pardonnez-lui, dit le marquis, c'est un enfant de la nature...
—C'est pour cela qu'il me plaît, répondit Lauriane, et je le dispense de toute cérémonie.
—Voyons, voyons! dit de Beuvre, qu'est-ce que cela signifie, mon voisin, ce beau garçon-là? S'il est à vous, je vous en fais mon compliment; mais je ne vous aurais pas cru...
On annonça Guillaume d'Ars avec Louis de Villemort et un des jeunes Chabannes, qui étaient venus chez lui le matin, et à qui il avait conté la merveilleuse recouvrance du fils de Florimond.
—Est-ce lui? s'écria-t-il en entrant et en regardant Mario. Oui, c'est mon petit bohémien. Mais comme il est joli, à présent, mon Dieu! et comme vous devez être content, mon cousin! Tudieu, mon gentilhomme! dit-il à l'enfant, que vous avez donc là une belle épée et une vaillante toilette! Vous voulez faire honte à vos voisins et amis! Vous nous écrasez, je le vois, et on ne paraît plus rien auprès de vous. Çà, dites-nous votre petit nom et faisons connaissance; car nous sommes parents, s'il vous plaît, et je pourrai peut-être vous servir à quelque chose, ne fût-ce qu'à vous apprendre à monter à cheval!
—Oh! Je sais, dit Mario. J'ai monté sur Squilindre!
—Sur le gros cheval de carrosse! Et, dites-moi, mon maître, lui trouvâtes-vous le trot doux?
—Pas trop, dit Mario en riant.
Et il se mit à jouer et à babiller avec Guillaume et ses compagnons.
—Ah çà! dit de Beuvre en prenant Bois-Doré à l'écart, mettez-moi donc dans le secret, car je n'y suis pas. Vous nous en donnez à garder, mon voisin! vous n'avez point procréé ce beau petit! Il est trop jeune pour cela. C'est quelque enfant d'adoption?
—C'est mon propre neveu, répondit Bois-Doré; c'est le fils de mon Florimond, que vous avez aimé aussi, mon voisin!
Et il raconta devant tous, avec preuves à l'appui, l'histoire de Mario, sans toutefois prononcer le nom de d'Alvimar ou de Villareal, et sans faire entendre qu'il avait découvert et puni les assassins de son frère.
Devant les lettres, l'anneau et le cachet, il n'y avait pas moyen de traiter de roman cette romanesque aventure.
Tout le monde fit fête au gentil Mario, qui, par son bon naturel, son air affectueux et son beau regard, gagnait spontanément et irrésistiblement tous les cœurs.
—Alors, dit de Beuvre à sa fille en la prenant à part, vous voilà, non plus fiancée à notre vieux voisin, mais à son marmot; car il me semble que c'est ainsi qu'il lui plaît de tourner la chose à présent.
—Dieu le veuille, mon père! répondit Lauriane, et, s'il y revient, je vous prie de feindre, comme moi, de souscrire à cet arrangement, que le bonhomme est capable de prendre au sérieux.
—Il le prenait bien au sérieux quand il s'agissait de lui! reprit de Beuvre. La différence d'âge entre vous et ce petit garçon se compte par années, tandis qu'entre le marquis et vous, elle se peut bien compter par quarts de siècle. N'importe, je vois que le cher homme a perdu la notion du temps pour les autres aussi bien que pour lui-même; mais le voici qui vient à nous! je le veux faire enrager un peu!
Bois-Doré, sommé par de Beuvre de s'expliquer, déclara fort gravement qu'il n'avait qu'une parole, et qu'ayant engagé sa liberté et sa foi à Lauriane, il se regardait comme son esclave, à moins qu'elle ne lui rendit sa promesse.
—Je vous la rends, cher Céladon! s'écria Lauriane.
—Mais son père l'interrompit. Il voulait la taquiner aussi.
—Non pas, non pas, ma fille; ceci regarde l'honneur de la famille, et votre père ne se laisse point berner! Je vois bien que votre capricieux et fantasque Céladon s'est pris de tendresse paternelle pour ce beau neveu, et qu'il aime autant désormais se trouver père sans avoir pris la peine d'être époux. D'ailleurs, je vois bien aussi qu'il a en la tête de lui léguer ses biens, sans égard pour ses enfants à venir; c'est ce que je ne souffrirai point et ce que vous devez empêcher, en le sommant de la foi qu'il vous a jurée.
M. de Beuvre parlait si sérieusement qu'un instant le marquis y fut pris.
—Il faut croire, pensa-t-il, que ma fortune me rajeunit beaucoup, et que mon voisin, qui me raillait tant, ne me trouve plus si vieux. Où diable Adamas a-t-il pris l'idée de me faire faire cette démarche?
Lauriane vit ses perplexités sur sa figure, et vint généreusement à son secours.
—Monsieur mon père, dit-elle, ceci ne vous regarde point, vu que notre marquis ne m'a point demandé ma main sans mon cœur; or, tant que mon cœur ne m'a point parlé, le marquis est libre.
—Ta, ta, ta! s'écria de Beuvre, votre cœur vous parle très-haut, ma fille, et il est aisé de voir, à votre indulgence pour le marquis, que c'est de lui qu'il vous parle!
—Serait-il vrai? dit Bois-Doré ébranlé; si j'avais ce bonheur, il n'y a neveu qui tienne, et, par ma foi!...
—Non, marquis, non! dit Lauriane décidée à en finir avec les rêveries de son vieux Céladon. Mon cœur parle, il est vrai, mais depuis un instant seulement: depuis que j'ai vu votre gentil neveu. La destinée le voulait ainsi, à cause de la grande amitié que j'ai pour vous, laquelle ne pouvait me permettre d'avoir des yeux que pour quelqu'un de votre famille et de votre ressemblance. Donc: c'est moi qui brise nos liens et me déclare infidèle; mais je le fais sans remords, puisque celui que je vous préfère vous est aussi cher qu'à moi-même. Ne parlons donc plus de rien jusqu'à ce que Mario soit en âge d'éprouver quelque affection pour moi, si cet heureux jour doit arriver. En attendant, je tâcherai de prendre patience, et nous resterons amis.
Bois-Doré, enchanté de cette conclusion, baisait avec effusion la main de l'aimable Lauriane, lorsqu'une effroyable pétarade fit trembler les vitres et tressauter tous les hôtes du manoir.
On courut aux fenêtres. C'était Adamas qui faisait rage de tous les fauconneaux, arquebuses et pistolets de son petit arsenal.
En même temps on vit entrer dans le préau tous les habitants du bourg et tous les vassaux du marquis, criant à se fendre la mâchoire, de concert avec tous les employés et serviteurs de la maison:
—Vive M. le marquis! vive M. le comte!
Ces bonnes gens obéissaient, de confiance à un mot d'ordre donné par Aristandre, sans savoir de quoi il était question; mais ce qu'ils savaient bien, c'est qu'ils n'étaient jamais mandés au château sans qu'il retournât de quelque largesse ou régal, et ils y venaient sans se faire prier.
On ouvrit les fenêtres du salon de compagnie pour entendre le discours, en forme de proclamation, que débitait Adamas à cette nombreuse assistance.
Debout sur le puits, qu'il avait fait couvrir, afin de se livrer sans danger à une pantomime animée, l'heureux Adamas improvisait le morceau d'éloquence le plus étourdissant qu'eût jamais produit sa faconde gasconne et lancé aux échos sa voix claire, aux inflexions toutes méridionales. Sa gesticulation n'était pas moins étrange que sa diction.
Quant à la rédaction de ce chef-d'œuvre, il est à regretter que la chronique ne nous l'ait point conservée; elle eut le sort des choses d'inspiration: elle s'envola avec le souffle qui l'avait fait naître.
Quoi qu'il en soit, elle produisit un grand effet. Le récit de la mort tragique du pauvre M. Florimond fit verser des larmes; et, comme Adamas avait le pleur facile et s'attendrissait naïvement pour son propre compte, il fut écouté religieusement, même des fenêtres du salon.
On ne s'égaya qu'aux transports de joie pathétique avec lesquels il proclama la recouvrance de Mario; mais l'auditoire rustique n'y trouva rien de trop.
Le paysan comprend le geste et non les mots, qu'il ne se donne pas la peine d'entendre; ce serait un travail, et le travail de l'esprit lui semble une chose contre nature. Il écoute avec les yeux.
On fut donc enchanté de la péroraison, et des connaisseurs déclarèrent que M. Adamas prêchait beaucoup mieux que le recteur de la paroisse.
Le discours terminé, le marquis descendit avec son héritier et sa compagnie, et Mario charma et conquit aussi les paysans par ses manières accortes et son doux parler.
Chargé par son père à inviter tout le bourg à un grand festin pour le dimanche suivant, il le fit naturellement en des termes d'une si parfaite égalité, que Guillaume et ses amis, et même le républicain M. de Beuvre, eurent besoin de se rappeler que l'enfant sortait lui-même de la bergerie, pour n'en être pas un peu choqués.
Le marquis, s'apercevant de leur blâme, se demanda s'il ne devait pas rappeler Mario, qui s'en allait de groupe en groupe, se laissant embrasser et rendant les caresses avec effusion.
Mais une vieille femme, la doyenne du village, vint à lui, appuyée sur sa béquille, et lui dit d'une voix chevrotante:
—Monseigneur, vous êtes béni du bon Dieu pour avoir été doux et humain aux pauvres ahanniers. Vous avez fait oublier votre père, qui était un homme rude à vous comme aux autres. Voici un enfant qui tiendra de vous et qui empêchera qu'on ne vous oublie!
Le marquis serra les mains de la vieille et laissa Mario serrer les mains de tout le monde.
Il fit boire à la santé de son fils, et but lui-même à celle de la paroisse, pendant qu'Adamas faisait encore tonner son artillerie.
Comme la foule s'éloignait, le marquis aperçut M. Poulain, qui observait toutes choses sans sortir d'un petit hangar, où il s'était placé comme dans une loge de spectacle. Il lui coupa la retraite en allant le saluer et l'inviter à souper et en lui reprochant de ne venir jamais.
Le recteur le remercia avec une politesse énigmatique, disant, avec un feint embarras, que ses principes ne lui permettaient pas de manger avec des prétendus.
On disait dans ce temps-là, selon l'opinion à laquelle on appartenait, les réformés ou les prétendus réformés. Quand on disait les prétendus tout court, c'était l'expression d'une orthodoxie qui n'admettait même pas l'idée d'une réformation possible.
Cette expression dénigrante blessa le marquis, et, jouant sur le mot, il répondit n'avoir point de fiancés en sa maison.
Je croyais M. et madame de Beuvre fiancés avec l'erreur de Genève, reprit le recteur avec un sourire perfide; auraient-ils divorcé, à l'exemple de M. le marquis?
—Monsieur le recteur, dit Bois-Doré, ce n'est point le moment de parler théologie, et je confesse n'y rien entendre. Une fois, deux fois, voulez-vous être des nôtres, avec ou sans parpaillots?
—Avec, je vous l'ai dit, monsieur le marquis, cela m'est impossible.
—Eh bien, monsieur, reprit Bois-Doré avec une vivacité dont il ne fut pas le maître, ce sera quand vous voudrez; mais, les jours où vous ne me jugerez pas digne de vous recevoir en ma maison, vous ferez peut-être aussi bien de ne pas venir en ma maison pour me le dire; car je me demande ce que, ne voulant point y entrer, vous venez y faire, à moins que ce ne soit de dénigrer ceux qui me font l'honneur de s'y trouver bien.
Le recteur cherchait ce qu'il appelait la persécution, c'est-à-dire qu'il désirait irriter le marquis, pour le mettre dans son tort vis-à-vis de lui.
—M. le marquis admettant tous les habitants de ma paroisse à une réjouissance de famille, j'ai cru, dit-il, y être appelé comme les autres. Je m'étais même imaginé que cet aimable enfant, dont on célèbre la recouvrance, aurait besoin de mon ministère pour être réintégré dans le sein de l'Église, cérémonie par laquelle il eût fallu peut-être commencer les réjouissances.
—Mon enfant a été élevé par un véritable chrétien et par un véritable prêtre, monsieur! Il n'a besoin d'aucune réconciliation avec Dieu; et quant à cette Morisque sur le compte de laquelle vous croyez être si bien instruit, sachez qu'elle est meilleure chrétienne que bien des gens qui s'en piquent. Soyez donc en paix, et venez chez moi à visage découvert et sans arrière-pensée, je vous en prie, ou n'y venez point du tout, je vous le conseille.
—La franchise est dans mon intention, monsieur le marquis, répondit le recteur en élevant la voix; et la preuve, c'est que je vous demande sans détour où est M. de Villareal et d'où vient que je ne le vois point en votre compagnie.
Cette insidieuse brusquerie faillit démonter Bois-Doré.
Heureusement Guillaume d'Ars, qui se rapprochait de lui en ce moment, avait entendu la question, et il se chargea d'y répondre.
—Vous demandez M. de Villareal, dit-il en saluant M. Poulain. Il est parti de ce château avec moi hier au soir.
—Excusez-moi, reprit le recteur en saluant Guillaume avec plus d'égards qu'il n'en montrait à Bois-Doré. Alors c'est chez vous, monsieur le comte, que je puis lui adresser une lettre?
—Non, monsieur, répondit Guillaume dépité de cette instance. Il n'est point chez moi aujourd'hui...
—Mais, s'il a été faire une promenade, vous attendez son retour, ce soir ou demain au plus tard, je suppose?
—Je ne sais point quel jour il rentrera, monsieur: je n'ai pas coutume de questionner les gens. Mais venez donc, marquis; on vous réclame au salon.
Il entraîna Bois-Doré vers les de Beuvre, pour couper court aux investigations du recteur, qui se retira avec un étrange sourire et une humilité menaçante.
—Vous parliez de M. de Villareal, dit de Beuvre au marquis; je vous ai entendu prononcer son nom. D'où vient donc que nous ne le voyons point céans? Est-il malade?
—Il est parti, dit Guillaume, que ces interrogations devant de nombreux témoins gênaient et inquiétaient beaucoup.
—Parti pour ne plus revenir? dit Lauriane.
—Pour ne plus revenir, répondit Bois-Doré avec fermeté.
—Eh bien, dit-elle après une petite pause, j'en suis contente.
—Vous ne l'aimiez point? dit le marquis en lui offrant son bras, tandis que Guillaume marchait auprès d'elle.
—Vous allez me trouver folle, répondit la jeune dame; eh bien, je me confesserai quand même. Je vous en demande pardon, monsieur d'Ars, mais votre ami me faisait peur.
—Peur?... C'est singulier, d'autres personnes m'ont dit de lui la même chose! D'où vient, madame, qu'il vous faisait peur?
—Il ressemble décidément à un portrait qui est chez nous, et que vous n'avez peut-être jamais vu... dans notre petite chapelle! L'avez-vous vu?
—Oui! s'écria Guillaume frappé; je sais ce que vous voulez dire. Il lui ressemblait, sur ma parole!
—Il lui ressemblait? Vous parlez de votre ami comme s'il était défunt!
Mario vint interrompre cette causerie. Lauriane, qui l'avait déjà pris en grande amitié, voulut lui donner le bras pour rentrer.
Guillaume et Bois-Doré restèrent un instant seuls, en arrière de la société.
—Ah! mon cousin, dit le jeune homme au vieillard, n'est-ce point une chose bien déplaisante que d'avoir à cacher mort d'homme, comme si l'on avait à rougir de quelque lâcheté, quand, au contraire...
—Pour moi, j'eusse aimé mieux la franchise, répondit le marquis. C'est vous qui m'avez condamné à cette feinte; mais si elle vous pèse...
—Non, non! Votre recteur semble avoir des soupçons. Mon d'Alvimar faisait fort le dévot. La soutane serait pour lui, et c'est jouer trop gros jeu dans le pays où nous sommes. Taisons-nous encore jusqu'à ce que la manière dont votre frère a été lâchement occis soit bien répandue, et montrez-en la preuve à tout le monde sans nommer les coupables. Quand vous les nommerez, on sera tout disposé à les condamner. Mais, dites-moi, marquis, savez-vous si le corps de ce malheureux?...
—Oui, Aristandre s'en est enquis. Le frère oblat a fait son office.
—Mais comprenez-vous quelque chose à ce d'Alvimar, mon cousin? Un homme si bien né, et qui montrait de si bonnes manières!
—L'ambition de cour et la misère d'Espagne! répondit Bois-Doré. Et puis, tenez, mon cousin, il m'est venu souvent en la pensée un paradoxe philosophique: c'est que nous sommes tous égaux devant Dieu, et qu'il ne fait pas plus de cas de l'âme d'un noble que de celle d'un vilain. Voilà le point où le populaire calviniste ne se trompe peut-être point trop?
—Eh! eh! reprit Guillaume, à propos de calvinistes, mon cousin, savez-vous que les affaires du roi vont mal, là-bas, et que l'on ne prend pas du tout Montauban? J'ai su à Bourges, de gens bien informés, qu'au premier jour on lèverait le siége, et ceci pourrait bien changer encore une fois toute la politique. Tenez, vous vous êtes peut-être un peu trop pressé d'abjurer, vous!
—Abjurer, abjurer, dit Bois-Doré en hochant la tête. Je n'ai jamais rien abjuré, moi! Je réfléchis, je discute avec moi-même, et, selon qu'il me vient de bonnes raisons, j'admets une forme ou l'autre. Au fond...
—Au fond, vous êtes comme moi, dit Guillaume en riant, vous ne vous souciez que d'être honnête homme.
Le souper, quoique très-intime, fut servi avec un luxe inouï. La salle était décorée de feuillages et de fleurs enlacées de rubans d'or et d'argent; les plus fines pièces d'orfévrerie et de faïencerie furent exhibés; les mets et les vins les plus exquis furent offerts.
Cinq ou six des meilleurs amis ou voisins étaient arrivés au dernier coup de cloche; c'était encore une surprise pour le marquis. Adamas avait dépêché des courriers dans tous les environs.
Il n'y eut point de musique durant le repas; on voulait parler, on avait tant de choses à se dire! On se contenta d'annoncer chaque service par une fanfare dans le préau.
Lauriane prit place en face du marquis avec Mario à sa droite.
Lucilio fut de la fête; on ne redoutait la malveillance d'aucun convive.
Une demi-heure après qu'on fut sorti de table, Adamas pria son maître de monter, «avec sa compagnie, en la salle des Verdures,» où une nouvelle surprise était préparée.
C'était un divertissement dans le goût de l'époque, mais tel qu'on avait pu l'exécuter à la hâte dans un petit local.
Le fond de la salle était arrangé en manière de théâtre avec de riches tapis sur quelques tréteaux, des étoffes pour cadre et des feuillages naturels pour coulisses.
Quand on eut pris place, Lucilio joua un beau morceau d'ouverture, et le page Clindor parut sur la scène, en costume de berger de fantaisie. Il chanta des couplets rustiques assez jolis, vu qu'ils étaient de la façon de maître Jovelin; puis il se mit à garder ses moutons, de véritables agneaux enrubanés et bien lavés, qui se comportèrent assez décemment sur la scène. Fleurial, le chien du berger, joua aussi très-convenablement son rôle.
La sourdeline fit entendre une musique somnolente et douce, au son de laquelle le berger s'endormit.
Alors un vénérable vieillard s'avança, cherchant avec angoisse jusque dans les poches du dormeur et dans la laine des moutons. Il avait une si plantureuse barbe, des cheveux et des sourcils blancs tellement touffus, qu'on ne le reconnut pas d'abord; mais, quand il eut à déclamer quelques vers de sa façon pour exprimer le sujet de sa peine, on partit d'un joyeux rire en retrouvant l'accent gascon d'Adamas.
Ce vieillard éploré courait après le Destin, qui lui avait ravi son jeune maître, l'enfant adoré de son seigneur.
Le berger, éveillé en sursaut, lui demanda ce qu'il souhaitait. Il y eut entre eux un dialogue libre, où l'on répéta bien des fois la même chose, ce qui, selon Adamas, avait l'avantage de faire saisir aux spectateurs ce qu'il lui plaisait d'appeler le nœud de la pièce.
Le berger aida le vieillard dans ses recherches, et ils allaient attaquer un petit fort placé dans les branches, au fond du théâtre et censé dans le lointain, lequel fort n'était autre que celui apporté jadis en croupe du château de Sarzay par le marquis, lorsqu'un épouvantable géant, habillé d'une manière fantastique, s'opposa à leur dessein.
Ce géant, représenté par Aristandre, s'exprima d'abord dans une langue inconnue. Comme il s'était déclaré incapable de retenir trois paroles apprises, Lucilio, qui avait bien voulu aider Adamas dans la mise en scène de sa composition, avait autorisé le carrosseux, en sa qualité de géant, à articuler, au hasard, des syllabes sans suite et dépourvues de sens; il suffisait qu'il eût l'air terrible et la voix formidable.
Aristandre se conforma fort bien à cette prescription, mais, comme Adamas l'insultait et le provoquait de la façon la plus vive, le traitant d'ogre, d'enchanteur et de monstre, le bon géant, voulant ne pas rester court, laissa échapper, en franc Berrichon, des jurements si épouvantables que l'on dut se hâter de le tuer pour l'empêcher de scandaliser l'assistance.
Cette scène déplut à Fleurial, qui n'était pas brave, et qui sauta par-dessus la rampe de bougies pour venir se réfugier dans les jambes de son maître.
Quand ce monstre de carrosseux fut étendu de son long sous la vaillante épée de bois d'Adamas, le petit fort s'écroula comme par enchantement, et l'on vit apparaître à sa place une sibylle.
C'était la Morisque, à qui l'on avait confié de belles étoffes d'Orient, et qui s'en était arrangée avec beaucoup de goût et de poésie.
Elle était fort belle ainsi et fut saluée de grands applaudissements.
Pauvre Morisque! élevée dans l'esclavage et brisée dans la persécution, heureuse ensuite d'un toit de paille et du plus humble travail sous la protection d'un pauvre prêtre, c'était la première fois de sa vie qu'elle se voyait richement vêtue, accueillie avec affection par des gens riches, et applaudie pour sa grâce et sa beauté, sans arrière-pensée outrageante.
Elle ne comprit pas d'abord; elle eut peur, elle voulut s'enfuir. Mais Adamas se servit à propos des cinq ou six mots d'espagnol qu'il savait, pour la rassurer tout bas et lui faire comprendre qu'elle plaisait.
Mercédès chercha des yeux la personne qui l'intéressait le plus dans l'auditoire, et vit près d'elle dans la coulisse, le directeur Lucilio qui l'applaudissait aussi.
Une flamme jaillit de ses yeux noirs; puis, effrayée de cet éclair de bonheur, dont elle ne se rendait pas compte, elle abaissa ses longues paupières, qui dessinèrent leurs ombres veloutées sur ses joues brûlantes. Elle parut encore plus belle sans que l'on sût pourquoi, et on l'applaudit de nouveau.
Quand elle eut repris courage, elle chanta en arabe; après quoi, elle fit, aux questions du vieillard Adamas, des réponses dont il eut l'air de ne se point payer.
Après un débat en pantomime accompagnée de musique, elle lui promit l'enfant qu'il cherchait, à la condition qu'il subirait encore l'épreuve de combattre une affreuse tarasque de papier doré, qui arriva sur le théâtre en rampant et en vomissant des flammes.
L'intrépide Adamas, résolu à tout pour ramener au bercail l'enfant de son maître, s'élança au-devant du dragon, et il allait le percer de son glaive invincible, lorsque la tarasque se déchira comme un vieux gant, et le beau Mario sortit de ses flancs, habillé en Cupidon, c'est-à-dire en satin rose et or brodé de fleurs, la tête couronnée de roses et de plumes, l'arc en main et le carquois sur l'épaule.
La transformation d'un enfant en Cupidon dans le ventre d'un dragon ne nous est pas facile à saisir, dans le scenario manuscrit d'Adamas; mais il paraît qu'elle fut acceptée comme fort agréable, car cette apparition eut le plus grand succès.
Mario récita un compliment à la louange de son oncle et de ses amis, et la sybille lui prédit les plus hautes destinées. Elle fit sortir du buisson diverses merveilles, une corne d'abondance pleine de fleurs et de bonbons que l'enfant jeta aux spectateurs, puis le portrait du marquis que l'enfant baisa pieusement, puis enfin deux écussons coloriés en transparent, l'un aux armes des Bouron du Noyer, l'autre à celles de Bois-Doré, accolés sous une couronne d'où jaillit un petit feu d'artifice en forme de soleil rayonnant.
Disons, en passant, un mot de ces armoiries du marquis. Elles étaient fort curieuses, vu qu'elles avaient été inventées par Henri IV en personne.
En style de blason, on les décrivait ainsi: «De gueules, au dextrochère d'or, mouvant d'une nuée, tenant une épée la pointe en l'air; accompagnée, en chef, de trois gelines diadémées d'argent;» c'est-à-dire «un écusson fond rouge, au milieu duquel un bras droit, sortant d'une nuée d'or, tenait une épée la pointe en l'air, dirigée vers trois poules couronnées d'argent, placées au-dessus.»
Autour de l'écusson, on lisait cette devise: Tous sont tels devant moi!
Si l'on se rappelle comment notre bon Sylvain fut fait marquis, on comprendra aisément cet emblème qu'on eût pu regarder comme dérisoire, sans le correctif de la devise, que l'on pourrait traduire ainsi: «Devant ce bras, il n'est point d'ennemi qui ne montre un cœur de poule.»
Le divertissement fut applaudi avec acclamation.
Le marquis pleura d'aise de voir la gentillesse de son fils et le zèle d'Adamas.
On mangea des friandises, on se disputa les caresses de Mario, et l'on se sépara à onze heures, ce qui était fort tard dans les habitudes campagnardes de ce temps-là.
Le lendemain, il y eut chasse à l'oiseau. Lauriane voulut absolument que Mario fût de la partie; elle lui prêta son cheval blanc, qui était doux et sage, et monta bravement Rosidor. Le marquis ne manquait pas de palefrois de rechange.
La chasse fut anodine, comme il convenait aux personnages qui en étaient les héros.
Mario y prit tant de plaisir que Lucilio craignait que ce ne fût trop d'enivrement subit pour cette jeune tête, et qu'on ne le rendit malade ou insensé. Mais l'enfant montra qu'il avait une excellente organisation: il s'amusait vivement de toutes ces choses nouvelles, et cependant il ne s'en grisait pas trop; au moindre appel à sa raison, il reprenait ses esprits et obéissait avec une douceur d'ange. Ses nerfs ne furent point surexcités, et il entra dans le bonheur comme dans un paradis d'amour et de liberté dont il se sentait digne.
Le souper de ce second jour de fête rassembla encore à Briantes d'autres amis; le lendemain, ce fut la fête offerte aux vassaux, un repas pantagruélique et des danses sous les vieux noyers de l'enclos.
On organisa même, sous la direction de Guillaume d'Ars, un tir à l'arquebuse.
Mario proposa aux gamins du bourg un concours à la course et à la fronde, et obtint la permission de reprendre, pour cette lutte, ses habits montagnards, où il se sentait beaucoup plus à l'aise.
Il montra une agilité et une adresse qui remplirent ses concurrents d'admiration. Aucun ne put songer un instant à lui disputer le prix; aussi se retira-t-il modestement du concours, afin de donner équitablement le prix aux autres.
Une cérémonie à la fois ingénue et prétentieuse, assez touchante au fond, termina les fêtes.
Au centre du labyrinthe du jardin, s'élevait une petite fabrique couverte en paille et simulant une chaumière.
Le marquis appelait cette fabrique le palais d'Astrée.
On y porta les pauvres habits grossiers et rapiécés que Mario avait sur le corps lorsqu'il fit sa première entrée dans le manoir de ses pères. On en composa une sorte de trophée rustique avec l'humble guitare qui lui avait servi de gagne-pain en voyage, et l'on suspendit le tout dans l'intérieur de la cabane, avec des guirlandes de feuillage et un cartel où on lisait, sous la date de ce mémorable jour, ces simples paroles, choisies et calligraphiées par Lucilio: Souviens-toi d'avoir été pauvre.
En même temps on présenta à Mario une grande corbeille contenant douze habillements neufs qu'il eut le plaisir de distribuer à douze pauvres groupés sur le petit perron de la chaumière.
Enfin le marquis commanda, pour être placé dans la chapelle de l'église paroissiale, un petit mausolée en marbre, dédié à la mémoire du bon et saint abbé Anjorrant. Lucilio en présenta le plan et en composa l'inscription.
On se sépara des conviés, et le calme se fit au manoir de Briantes.
Le marquis se mit alors à songer sérieusement à l'éducation de son fils. Mais, s'il eût été livré à lui-même, au milieu des préoccupations d'habillement qui prenaient tant de place dans sa vie, son héritier eût fort bien pu oublier ce que l'abbé Anjorrant lui avait appris, pour n'acquérir que des notions ès-sciences de tailleur, de bottier, d'armurier et de tapissier. Heureusement Lucilio était là, et il sut arracher chaque jour quelques heures à ces frivoles influences.
Lui aussi, ce tendre cœur, il se mit à chérir ardemment l'enfant de son ami, et non-seulement à cause de l'ami, mais aussi à cause de l'enfant lui-même, qui, par sa tendre docilité et la clarté de son intelligence, rendait attrayante la tâche, d'ordinaire si fâcheuse et si maussade, de l'instituteur.
Cette tâche de Lucilio n'était cependant pas facile. Il sentait qu'il avait charge d'âme, et précisément celle d'une âme infiniment précieuse et pure. Il voulait, avant tout, faire à cette jeune conscience une forteresse de croyances et de convictions contre les orages de l'avenir. On vivait dans un temps si troublé!
Certes on ne manquait ni de lumières acquises ni d'excellentes notions de progrès. C'était l'époque des nouveautés, disait-on: nouveautés détestables selon les uns, providentielles selon les autres. La discussion était partout et chez tous, et alors comme aujourd'hui, comme hier, comme toujours, le vulgaire des intelligences croyait tenir des vérités infaillibles.
Mais le monde de l'intelligence avait perdu son unité. Les esprits calmes et désintéressés cherchaient désormais la justice, tantôt dans un camp, tantôt dans l'autre; et, comme dans les deux camps il y avait souvent intolérance, erreur et cruauté, le scepticisme trouvait bien son compte à se croiser les bras et à décréter l'aveuglement et la faiblesse incurables du genre humain.
On était alors au lendemain des luttes sanglantes entre les gomaristes et les arminiens, Arminius n'était plus; mais Barnevelt venait de monter sur l'échafaud. Hugo Grotius avait été condamné à la prison perpétuelle, où il rêvait à son bel ouvrage, sa fameuse Théorie du droit des gens. La Réforme était profondément divisée sur la question de la prédestination. Le calvinisme, avec son effroyable doctrine fataliste, était condamné dans la conscience des hommes justes. Les luthériens de France, imitant le retour de Mélanchthon à la vérité, et abandonnant les funestes maximes de Luther sur le self-arbitre, défendaient maintenant la justice divine et la liberté humaine.
Mais en tout temps les hommes justes sont clairsemés. Le peuple calviniste et ses ardents ministres protestaient dans une grande partie de la France, contre ce qu'ils appelaient un retour à l'hérésie de Rome.
Ce qui se passait dans nos provinces du Midi, les fougueuses assemblées s'acharnant à une résistance devenue antifrançaise, l'esprit républicain mal entendu, secondant par entêtement et par ignorance, les funestes projets de la politique austro-espagnole, qui voulait la guerre civile en France; la résistance glorieuse, mais fâcheuse, de Montauban; tant de sang versé, tant d'héroïsme dépensé pour éterniser la lutte où Rome et l'Autriche trouvaient leur compte, prouvaient bien que la lumière était derrière un nuage, et qu'aucune conscience généreuse ne pouvait se dire: «J'irai dans cette Église, j'irai dans cette armée, et j'y trouverai pure la meilleure vérité sociale de mon temps.»
Il fallait donc ne pas trop se préoccuper des faits, et, quand on était instruit et intelligent, croire à une vérité quand même, au-dessus de toutes celles qui se prêchaient par le monde, puisque le glaive, la corde, le bûcher, le meurtre, le viol et le pillage étaient les moyens de conversion des partis vis-à-vis les uns des autres.
Lucilio Giovellino réfléchit à toutes ces choses et résolut d'aller selon l'Évangile, commenté par son propre cœur; car il voyait trop bien que ce divin livre, entre les mains de certains catholiques et de certains protestants, pouvaient devenir et devenait chaque jour un code de fatalisme, une doctrine d'abrutissement et de fureur.
Il se mit donc à enseigner à Mario la philosophie, l'histoire, les langues et les sciences naturelles tout ensemble, tâchant de faire ressortir de toutes choses la logique et la bonté de Dieu. Sa méthode fut claire et ses explications concises.
Jadis éloquent, le pauvre Lucilio avait eu d'abord bien du dégoût pour la parole écrite, et même encore parfois il souffrait d'être obligé de resserrer en peu de mots sa pensée; mais à quelque chose malheur est toujours bon pour les esprits d'élite. Il lui arriva que la paresse d'écrire longtemps et l'impatience de se révéler le forcèrent et l'habituèrent à se résumer avec une clarté et une énergie transcendantes, et que l'enfant fut nourri des choses, sans détails inutiles et sans redites fatigantes.
Les leçons furent d'une étonnante brièveté, et portèrent avec elles dans ce jeune esprit la certitude, si rare en ce temps-là, et pour cause.
De son côté, Bois-Doré, tout en occupant son fils de puérilités et de fadaises, le conserva pur et bon, grâce à cette mystérieuse insufflation qui d'une bonne nature se communique à une autre, sans y songer et sans le savoir.
Tous les enfants sont portés à réagir contre l'enseignement trop formulé; ils suivent plus volontiers un instinct qui les mène, sans savoir lui-même où il va.
Lorsque, au milieu de ses futiles préoccupations, le marquis était dérangé pour service à rendre ou secours à donner, il n'en témoignait jamais ni dépit ni lassitude. Il se levait, écoutait, questionnait, consolait et agissait.
Naturellement flâneur et débonnaire, il ne s'ennuyait d'aucune plainte et ne s'impatientait contre aucun bavardage de pauvre commère. Ainsi, tout en ayant l'air de consacrer sa vie à des riens, il ne passait guère de moments dans cette vie facile et bénévole sans qu'il fît du plaisir ou du bien à quelqu'un.
Aussi sa journée, toujours commencée avec de beaux projets de travail pour son fils (il appelait travail le soin de la toilette et l'enseignement des belles manières), se passait à ne se décider sur rien, à ne rien entreprendre, et à laisser toutes choses aux sages conclusions d'Adamas et aux aimables caprices de l'enfant.
Cependant, au bout de quelques semaines, grâce à l'activité d'Adamas et à l'intelligence de la Morisque, on avait réussi à équiper Mario en gentilhomme de qualité, et même le marquis était venu à bout de lui donner quelques notions de manége et d'escrime.
Il y avait, en outre, tous les matins, de plaisantes séances entre le vieillard et l'enfant pour la leçon de grâces.
Le marquis faisait entrer et sortir dix fois de suite son élève, pour lui apprendre la façon de s'introduire avec élégance et courtoisie dans un salon, et celle de se retirer avec modestie et politesse.
—Voyez-vous, mon cher comte, lui disait-il (c'était l'heure où il fallait se parler avec de gracieuses cérémonies), lorsqu'un gentilhomme a passé le seuil de la porte et fait trois pas dans un appartement, il est déjà jugé par les personnes de mérite ou de qualité qui s'y trouvent. Il faut donc que tout son mérite à lui et toute sa qualité s'annoncent dans l'attitude de son corps et dans l'air de son visage. Jusqu'à ce jour, on vous a accueilli avec des caresses et de tendres familiarités, vous dispensant des convenances que vous ne pouviez point savoir; mais cette indulgence cessera vite, et, si l'on vous voyait garder des manières rustiques sous les habits que voilà, on s'en prendrait à votre naturel ou à mon indifférence. Travaillons donc, mon cher comte; travaillons sérieusement: recommençons cette révérence qui manque de brillant, et refaisons cette entrée qui a été molle et sans noblesse.
Mario s'amusait de cet enseignement, qui était une occasion de se carrer dans ses plus beaux habits, de se voir dans les glaces et de se remuer énergiquement par la chambre. Il était si adroit et si souple, qu'il ne lui en coûtait presque rien d'étudier cette sorte de ballet majestueux auquel on l'initiait minutieusement; et son vieux père, beaucoup plus enfant que lui, savait rendre la leçon divertissante.
C'était un cours complet de pantomime, où le marquis, malgré son âge, était encore excellent comédien.
—Voyez, mon fils, disait-il en se coiffant et en se drapant d'une certaine façon, voici les manières d'un matamore, regardez bien ce que je vais faire pour ne le faire jamais, sinon par jeu, et vous en abstenir en bonne compagnie.
Alors il représentait un capitan bravache au naturel, et Mario riait à se rouler par terre.
On lui permettait, pour s'amuser, de faire le capitan à son tour, et c'était le tour du marquis de rire à tomber dans son fauteuil: tant le lutin était un singe adroit et gentil!
Mais il fallait revenir à la leçon.
Le marquis lui montrait alors le personnage d'un rustre lourd, tranchant et importun, ou celui d'un pédant amer et désagréable, ou celui d'un niais décontenancé; et, comme il fallait des acteurs pour rendre la scène parlante, on faisait venir les gens de la maison. Heureux quand on pouvait retenir Adamas et Mercédès, qui s'y prêtaient avec beaucoup de gaieté ou d'esprit. Mais Adamas était actif et la Morisque laborieuse: ils demandaient toujours à s'en aller travailler pour Mario.
On se rabattait sur Clindor, qui était de bonne volonté, mais bâti comme un pantin, et sur la Bellinde, qui aimait bien à représenter une dame de qualité, mais qui faisait ce rôle de la manière la plus ridicule et la plus absurde. Le marquis l'en reprenait gaiement, et relevait ses balourdises au profit de l'enseignement de Mario, qui était passablement moqueur, et qui s'en réjouissait de manière à mortifier singulièrement la gouvernante.
Elle se piquait en s'en allant, et Mario, dans ses grands rires, oubliant que c'était l'heure de la tenue, sautait sur les genoux du marquis et l'embrassait en le tutoyant, ce que le vieillard n'avait pas le courage d'empêcher; car lui aussi s'amusait pour son compte, et ne trouvait rien de plus doux que de voir son enfant s'amuser avec lui comme un bon camarade.
Après le dîner, on montait à cheval. Le marquis s'était procuré, pour son héritier, les plus jolis genets du monde, et il était un excellent professeur. Ainsi de l'escrime; mais ces exercices fatiguaient beaucoup le vieillard, et il avait des suppléants qu'il se bornait à diriger.
Il y avait aussi un maître de blason, qui venait deux fois par semaine. Ce dernier ennuyait considérablement Mario; mais il prenait sur lui-même, avec un courage bien rare chez un enfant, pour ne rien repousser de ce que son père lui imposait avec tant de douceur.
Il se consolait de la science héraldique avec ses bons petits chevaux, ses belles petites arquebuses et les leçons de Lucilio, qui l'attachaient et l'émouvaient vivement.
Il avait pour ce muet un respect dont il ne se rendait pas compte, soit que sa belle âme sentit la supériorité d'une grande âme, soit que la vénération enthousiaste de Mercédès pour Lucilio exerçât sur lui son magnétisme; car il restait dans son cœur le fils de la Morisque, et, sentant qu'il y avait entre elle et le marquis une tendre jalousie à cause de lui, il avait l'adroite délicatesse d'être tout à l'un et à l'autre, sans éveiller l'inquiétude de ces deux cœurs d'enfants, à la fois généreux et susceptibles.
Il avait déjà fait cet apprentissage de délicatesse avec sa mère adoptive, lorsqu'ils vivaient auprès de l'abbé Anjorrant; il ne lui était pas difficile de continuer.
L'étude qui lui plaisait le plus était celle de la musique.
Lucilio, en cela encore, était un admirable maître. Son délicieux talent charmait l'enfant et le jetait dans des rêveries extatiques. Mais ce goût, qui eût absorbé tous les autres, était un peu contrarié par le marquis, lequel trouvait qu'un gentilhomme ne devait point étudier un art au point de devenir un artiste, mais savoir à fond d'abord ce que l'on appelait le métier des armes, ensuite un peu de tout, «le mieux possible, disait-il, mais rien de trop; car un homme très-savant en une chose dédaigne les autres, et n'est plus aimable dans le monde.»
Au milieu de toutes ces préoccupations et amusements, Mario devenait le plus joli garçon de la terre. Sa peau, naturellement blanche, prenait, sous le tiède soleil d'automne de nos provinces, un ton fin comme celui d'une fleur. Ses petites mains, rudes et couvertes d'égratignures, maintenant gantées et soignées, devenaient aussi douces que celles de Lauriane. Sa magnifique chevelure châtain faisait l'admiration et l'orgueil de l'ex-perruquier Adamas.
Le marquis avait eu beau lui démontrer la grâce par principes, il avait conservé sa grâce naturelle, et, quant à celle du gentilhomme, il l'avait rencontrée dès le premier jour, en endossant le justaucorps de satin.
Les savantes études chorégraphiques qu'on lui faisait faire ne servaient donc qu'à le développer dans le sens de son organisation, qui était de celles que l'on ne fausse pas.
Dès qu'il fut nippé, le marquis le mena rendre des visites à dix lieues à la ronde.
Ce fut l'événement du pays que l'apparition de cet enfant, dont les jaloux et les commères s'étaient moqués d'abord comme d'une chimère et d'un fantôme, mais qui, chaque jour, prenait consistance et réalité.
Quand on le vit passer lestement sur son petit cheval, escorté de Clindor et d'Aristandre, à travers les rues de La Châtre, on commença à écarquiller les yeux et à se dire:
—C'était donc vrai?
On demanda comment il s'appelait et comment il s'appellerait. Le marquis, homme de qualité, se résignerait-il à avoir pour héritier un simple petit gentillâtre? Mais avait-il le droit de léguer son titre et ses trois gelines diadémées d'argent à un Bouron? Le roi actuel permettrait-il cela? N'était-ce pas contraire aux lois et aux usages de la noblesse?
Grave question!
On en parla quinze jours durant, et puis on n'en parla plus; car on se lasse vite des choses ardues, et, quand on voyait le vieux marquis et son petit comte aller dîner chez quelque voisin, tous deux habillés identiquement de même, soit en blanc à la paysanne, soit en bleu de ciel cannetillé d'argent, ou en satin abricot avec les plumes blanches, ou en vert gai, ou en rose de pêche, avec des rubans tissus d'argent et d'or, et tous deux gracieusement étendus sur les coussins cramoisis de la belle carroche, traînés par leurs beaux grands chevaux aussi empanachés qu'eux-mêmes, et, suivis d'une escorte de laquais qu'on eût pris pour des seigneurs, tant ils étaient bien montés, bien armés et reluisants de dorures, il n'était, soit dans la ville, soit dans les villages, soit dans les châteaux, noble, bourgeois ou vilain qui ne se levât en disant:
—Sus! sus! j'entends venir la grande carroche au marquis! Courons vitement voir passer les beaux messieurs de Bois-Doré!
Pendant que ces choses se passaient dans l'heureux pays de Berry, le midi de la France croissait en effervescence.
Vers le 15 novembre, on avait appris d'une manière certaine, à Bourges, que le roi avait été forcé de lever le siége de Montauban.
Le jeune roi était brave; il avait pleuré en se retirant.
Luynes, qui avait prétendu réduire le parti par la corruption des chefs, avait échoué auprès de Rohan, général de la province et défenseur de la ville. Il était malheureusement prouvé que ce noble seigneur était au nombre des rares exceptions, et que le système de Luynes était efficace avec la plupart des nobles révoltés; mais ce système d'achètement ruinait la France et dégradait la royauté.
Louis XIII le sentait par moments et voyait ses efforts paralysés par l'incapacité et l'indignité de son favori.
L'armée était mal tenue et mal payée. Le désordre était scandaleux; le roi soldait trente mille combattants, et n'en avait pas douze mille effectifs pour tenir la campagne. Les officiers étaient découragés. Mayenne venait d'être tué. Le carme espagnol Domingo de Jesu-Maria, à la sainteté et à l'enthousiasme duquel les dévots allemands attribuaient la victoire de Prague, avait prophétisé en vain sous les murs de Montauban.
Les faux miracles sont plus difficiles en France qu'ailleurs. Les calvinistes relevaient donc la tête, et, dans les premiers jours de décembre, M. de Bois-Doré vit arriver chez lui M. de Beuvre, très-animé, lequel lui dit en confidence:
—Mon voisin, je viens vous consulter sur une affaire d'importance. Vous savez qu'allié de près au duc de Thouars, chef de la maison de la Trémouille, dont j'ai l'honneur d'être, j'ai songé, le printemps dernier, à me joindre aux gens de La Rochelle. Vous m'avez retenu, m'assurant que le duc fondrait comme neige devant le roi, ce qui est arrivé comme vous me l'annonciez. Mais de ce que le duc mon parent a fait une faute, il ne résulte point que j'aie eu raison de la faire aussi, et je me reproche d'abandonner ma cause, surtout au moment où elle reprend vigueur.
—Sans doute que la langue vous fourche, mon voisin, répondit Bois-Doré naïvement: vous voulez dire que la cause a grand besoin de vous; car, si vous courez à son secours parce qu'elle a le dessus, je ne vois pas où est le mérite.
—Mon cher marquis, reprit de Beuvre, vous vous êtes toujours piqué de chevalerie, je le sais; mais, moi, je suis un homme positif, et je dis les choses comme elles sont. Vous êtes riche; votre fortune est faite, votre carrière est finie, vous pouvez philosopher. Moi, sans être pauvre, j'ai perdu beaucoup du mien pour avoir mal joué ma partie dans ces derniers temps. Je me sens encore dispos, et l'inaction m'ennuie. Et puis je ne peux souffrir les airs de supériorité que prennent, en notre pays, les vieux ligueurs. Les tracasseries des jésuites m'enragent. Si je veux vivre en paix comme vous, il faut donc que j'abjure?
—Comme moi? dit le marquis en souriant.
—Je sais bien que votre abjuration n'a pas fait sonner grand'cloches, reprit de Beuvre; mais, si peu que ce soit, c'est encore trop tôt pour moi: j'aime mieux me battre, et j'ai encore cinq ou six ans d'activité et de santé pour le faire.
—Eh! vous êtes bien gros, mon voisin!
—Vous croyez me voir grossir, parce que vous ne vous voyez point mandrer, mon voisin! C'est vous qui devenez plus creux, et non moi qui deviens plus rebondi.
—Soit! J'entends bien vos raisons pour faire encore cette campagne. Vous croyez qu'elle sera bonne; mais vous vous trompez. Les chefs et les soldats, les bourgeois et les pasteurs, tout cela combat bravement à un jour donné; mais, le lendemain, on se divise; on se déteste, on s'injurie, et chacun tire de son côté. La partie est perdue depuis la Saint-Barthélemy, et le roi des huguenots ne l'a regagnée qu'en abandonnant la cause. Il voulut être Français avant tout; et ce que vous voulez faire ne profitera ni à la France, ni à vous-même.
De Beuvre ne souffrait pas la contradiction. Il s'obstina et querella le marquis sur son absence de principes religieux, lui, le plus sceptique des hommes.
En le laissant causer, Bois-Doré vit bien qu'il était alléché par les bonnes conditions que la royauté était forcée de faire aux seigneurs calvinistes chaque fois qu'elle éprouvait un échec. De Beuvre n'était pas homme à se vendre, comme tant d'autres, mais à se bien battre, et à profiter, sans scrupule, de la victoire, pour se montrer très-exigeant pour son compte.
—Puisque vous êtes décidé, lui dit le marquis avec douceur, il fallait donc me le dire toute suite, et ne pas me demander mon avis. Je n'ai plus qu'une chose à vous représenter. Vous aller vous équiper et emmener les meilleurs de vos gens pour cette campagne. Songez-vous au mauvais parti que l'on peut faire à votre fille, s'il passe par la tête des jésuites de signaler votre absence à M. de Condé? Et croyez qu'ils n'y manqueront point, que le château de la Motte-Seuilly sera exposé à quelque occupation au nom du roi, exécutée, comme il arriva toujours, par de mauvaises gens; votre fille en danger de recevoir quelque insulte...
—Je ne crains point cela, dit de Beuvre. Je serai censé à Orléans, où l'on sait que j'ai un procès. Je me dirigerai de là, sans bruit, vers la Guyenne, où je prendrai quelque vieux nom de guerre, comme c'est l'usage, pour couvrir mes biens et ma famille en mon absence; je serai le capitaine Chandelle, ou le capitaine La Paille, ou le capitaine... n'importe quoi.
—Tout cela se fait, je le sais, reprit Bois-Doré, mais ne réussit point toujours: je vous promets de défendre votre manoir autant qu'il dépendra de moi et de mon monde; mais, si je ne craignais de vous proposer une chose inconvenante, je vous offrirais de prendre en mon logis votre Lauriane pendant cette absence.
—Offrez, offrez, mon voisin; car j'accepte et ne vois point où serait l'inconvenance. Il n'y a inconvenance pour une femme que là où il y a danger pour sa vertu ou pour sa renommée, et je ne vois nullement qu'entre vous qui seriez son grand-père, votre petit qui n'est qu'un écolier, votre philosophe à qui la langue ne saurait repousser, et votre page qui a la mine d'un singe, ma fille risque de perdre son cœur ou sa raison. Donc je vous l'amène dès demain et vous la laisse jusqu'à mon retour, certain qu'elle sera heureuse et en sûreté chez vous, et que vous serez pour elle, comme pour moi, le meilleur des amis et des voisins.
—Vous y pouvez compter, répondit Bois-Doré. J'irai la chercher moi-même. Ma carroche est assez grande; elle y pourra mettre ses effets les plus précieux, sans que l'on sache trop vite au pays qu'elle fait autre chose qu'une de ses promenades accoutumées.
En effet, dès le lendemain, Lauriane était installée à Briantes, dans la salle des Verdures, que l'ingénieux Adamas convertit rapidement en appartement luxueux et confortable.
La Morisque demanda à servir la jeune dame, qui lui inspirait confiance et sympathie, et Lauriane, qui avait aussi beaucoup d'estime et d'attrait pour elle, la pria de coucher dans le cabinet auprès de sa vaste chambre.
Lauriane se sépara de son père avec beaucoup de courage.
La généreuse enfant ne soupçonnait en lui aucun calcul, elle qui vivait de foi et d'enthousiasme. Elle eût difficilement compris ce que c'était que raisonner, douter et conclure en vue d'un intérêt personnel. Elle savait son père brave comme un lion, et le voyait franc par vivacité d'humeur et fierté de gentilhomme: c'en était assez pour qu'elle se fît de lui un héros.
Il sentait, lui, la candeur et la grandeur des instincts de cette jeune tête, et n'eût osé se diminuer devant elle, en montrant combien il était, plus qu'elle ne le pensait, l'honnête homme de son temps, c'est-à-dire celui qui faisait le moins de mal possible, tout en songeant bien à tirer son épingle du jeu.
Ce n'était plus le temps de l'idéal: on était entré «dans les ronces de cet affreux xviie siècle; grandiose désert où la subsistance morale et matérielle va tarissant, où la nature finit par ne plus nourrir l'homme, où la terre épuisée manque sous lui[17].» Ce n'étaient pas les hommes vieillis dans les luttes du siècle précédent qui pouvaient rajeunir le siècle nouveau; mais les enfants avaient du cœur; ils en ont toujours quand on les laisse faire!
Lauriane, enthousiasmée de la belle conduite des Rohan et des La Force à Montauban, poussait donc son père au départ, croyant qu'il ne songeait qu'à relever l'honneur de la cause, et qu'il ne voyait dans tout cela, comme elle, que la dignité et la liberté de la conscience, octroyées par Henri IV, à conserver au prix de la fortune, de la vie, s'il le fallait.
Elle ne versa pas une larme en lui donnant le dernier baiser; elle le suivit des yeux sur le chemin, tant qu'elle put le voir; et, quand, elle ne le vit plus, elle rentra dans sa chambre et se mit à sangloter.
Mercédès, qui travaillait dans le cabinet, l'entendit, vint sur le seuil, et n'osa approcher. Elle regrettait de ne pas savoir sa langue pour essayer de la consoler.
Cette fille aux instincts maternels ne pouvait voir souffrir un jeune cœur sans souffrir elle-même et sans avoir besoin de le secourir. Elle imagina d'aller chercher Mario: il lui semblait qu'aucune douleur ne pouvait résister à la vue et aux caresses de son bien-aimé.
Mario vint doucement sur la pointe du pied, et se trouva tout près de Lauriane, sans qu'elle l'eût entendu venir. Lauriane était déjà sa sœur chérie. Elle était si bonne pour lui, si enjouée à l'ordinaire, si soigneuse de le faire amuser, quand il passait la journée chez elle!
En la voyant pleurer, il fut intimidé: il croyait, comme tout le monde, que M. de Beuvre n'était absent que pour quelques jours.
Il restait à genoux sur le bord du coussin où elle avait posé ses pieds, et il la regardait, tout interdit; enfin il sa hasarda à lui prendre les mains.
Elle tressaillit et vit devant elle cette figure d'ange, qui lui souriait à travers des yeux humides. Touchée de la sensibilité de cet enfant, elle le pressa avec effusion sur son cœur en baisant ses beaux cheveux.
—Qu'est-ce que vous avez donc, ma Lauriane? lui demanda-t-il enhardi par cette effusion.
—Eh! mon pauvre mignon, lui répondit-elle, ta Lauriane a du chagrin comme tu en aurais si tu voyais partir ton bon père le marquis.
—Mais il reviendra bientôt, votre papa; il vous l'a dit en s'en allant.
—Hélas! mon Mario, qui sait s'il reviendra? Tu sais bien que quand on voyage...
—Est-ce qu'il va bien loin?
—Non, mais... Allons, allons, je ne veux pas te faire de peine. Je veux aller prendre l'air. Veux-tu venir retrouver avec moi ton bon père?
—Oui, dit Mario, il est dans le jardin. Allons-y. Voulez-vous que j'aille chercher ma chèvre blanche pour vous amuser de ses gambades?
—Nous irons la chercher ensemble; viens!
Elle sortit en lui donnant le bras, non pas comme une dame s'appuyant sur celui d'un cavalier, mais, tout au contraire, comme une petite maman, passant celui du garçonnet sous le sien.
En descendant l'escalier, ils trouvèrent Mercédès, dont les beaux yeux doux les caressaient en passant. Lauriane, qui se faisait entendre d'elle par signes, n'avait besoin que de la regarder pour la comprendre. Elle devina sa tendre sollicitude, et lui tendit sa main, que Mercédès voulut baiser. Mais Lauriane ne le souffrit pas et l'embrassa sur les deux joues.
Jamais une chrétienne n'avait embrassé la Morisque, toute chrétienne qu'elle était elle-même. Bellinde se fût crue déshonorée de lui faire la moindre caresse, et, la tenant pour païenne, elle répugnait même à manger en sa compagnie.
L'effusion toute charmante de la noble petite dame fut donc une des grandes joies de la vie de cette pauvre fille, et, dès ce moment, elle partagea presque son amour entre elle et Mario.
Elle s'était toujours refusée à essayer d'apprendre un mot de français, s'efforçant même d'oublier le peu d'espagnol qu'elle savait, dans la crainte exagérée d'oublier la langue de ses pères, comme elle l'avait vue se perdre dans les habitudes et dans la mémoire de quelques Morisques isolés à l'étranger, dont elle n'avait pu se faire comprendre. Il lui avait suffi, jusqu'à ce jour, de pouvoir parler avec le savant abbé Anjorrant, avec Mario, et maintenant avec Lucilio. Mais le désir de parler avec Lauriane et le bon marquis lui fit surmonter sa répugnance. Elle sentit même qu'elle devait accepter la langue de ces êtres affectueux, qui la traitaient comme un membre de leur race et de leur famille.
Lauriane se chargea d'être son institutrice, et, en peu de temps, elles purent se faire entendre l'une de l'autre.
Lauriane ne tarda pas à se trouver fort heureuse à Briantes, et, si ce n'eût été l'absence de son père, dont, au reste, elle reçut vite de bonnes nouvelles, elle, s'y fût même sentie plus heureuse qu'elle ne l'avait été de sa vie.
Elle était presque toujours seule à la Motte-Seuilly, le robuste de Beuvre chassant par tous les temps, aimant à se fatiguer, et n'ayant pas, malgré son affection pour elle, les mille petits soins, les délicates prévenances, les gâteries ingénieuses que le marquis savait mettre au service des femmes et des enfants.
Élevée avec un peu de rudesse, elle avait dû s'efforcer d'être un peu rude à elle-même, surtout depuis que la pensée d'un long veuvage s'était présentée à elle comme une éventualité du milieu et des circonstances où elle se trouvait. Il y avait eu des moments où, sans désirer encore de s'appuyer sur un cœur assorti à l'âge du sien, elle avait senti que son propre courage la froissait, comme une armure trop lourde pour ses membres délicats. Elle s'était endurcie par des élans de piété et de volonté; elle s'était déjà presque imposé l'habitude de rire quand elle se sentait envie de pleurer; mais la nature reprenait ses droits.
Seule, elle pleurait souvent malgré elle, appelant malgré elle une société, une affection, une mère, une sœur, un frère, quelque sourire, quelque condescendance qui l'aidât à respirer et à s'épanouir dans un air plus suave que l'ombre froide de son vieux manoir, le lugubre souvenir des Borgia et les récriminations politiques de son père moqueur et froissé.
Il se fit donc un rapide changement en elle à Briantes. Elle y redevint ce qu'elle avait besoin d'être, ce qu'elle ne pouvait cesser d'être que par une tension pénible de sa volonté, ce que la nature voulait encore qu'elle fût: une enfant.
Le marquis, débarrassé avec joie de la pensée d'en faire sa femme, en fit résolûment sa fille, se plaisant même à l'idée qu'elle était si jeune, qu'il pouvait bien, sans se trop vieillir, la regarder comme la sœur aînée de Mario.
D'ailleurs sa bizarre coquetterie arriva à s'accommoder de deux enfants encore mieux que d'un seul. Ces jeunes compagnons, dont il aimait à porter les couleurs tendres et à partager les amusements naïfs, le rajeunirent dans son estime, au point qu'il se persuadait parfois être lui-même un adolescent.
—Tu vois, disait-il à Adamas, il y a des gens qui vieillissent; moi, je ne saurais leur ressembler, puisque je ne me plais qu'avec la jeunesse innocente. Je te jure, mon ami, que je suis revenu à mon âge d'or, et que j'ai les idées aussi pures et aussi riantes que cette mignonne et ce chérubin.
Lauriane, Mario et le marquis devinrent donc inséparables, et leur vie s'écoulait dans une continuité d'amusements entremêlés de bonnes études et de bonnes actions.
Lauriane n'avait pas été élevée du tout. Elle ne savait rien. Elle voulut assister aux leçons que Jovelin donnait à Mario dans le grand salon. Elle écoutait, en brodant un siége de tapisserie aux armes du marquis, et, quand Mario avait lu ou récité sa leçon, il mettait sur ses genoux les démonstrations écrites de Lucilio pour les lire avec elle. Lauriane s'étonnait de comprendre aisément des choses qu'elle avait cru être au-dessus de l'intelligence d'une femme.
Elle se plaisait beaucoup à la leçon de musique et faisait quelquefois sa partie de téorbe avec agrément, tandis que la Morisque chantait ses douces complaintes.
Le marquis, étendu sur sa grande chaise, regardait, pendant ces petits concerts, les personnages de la tapisserie d'Astrée, et croyant les voir agir ou les entendre chanter eux-mêmes, il s'assoupissait dans une béatitude délicieuse.
Lucilio prenait aussi sa part de ce bonheur de famille, qui lui faisait oublier un peu la solitude de son cœur et l'effroi de son avenir.
L'austère et naïf philosophe était encore en âge d'aimer; mais il croyait ne devoir plus aspirer à l'amour, et, après en avoir connu plus d'une fois les nobles flammes, il redoutait de tomber dans quelque liaison sensuelle, où son âme ne serait point comprise. Il se résignait donc à vivre de dévouement aux autres et d'oubli définitif et absolu de toute illusion.
Lui qui avait supporté la prison, l'exil, la misère et subi le martyre, il s'exhortait à vaincre le désir du bonheur comme il avait vaincu tout le reste, et sortait toujours de ces méditations apaisé et triomphant, mais triomphant comme on l'est après la question; un mélange de fièvre et d'anéantissement, l'âme d'un côté, le corps de l'autre, une vie dont l'équilibre est rompu et où l'esprit ne sait plus bien dans quel monde il se trouve.
Lucilio s'exagérait pourtant son malheur. Il était aimé, non par une intelligence,—c'est là ce qu'il lui eût fallu, du moins il le croyait, pour se réconcilier avec sa tragique destinée,—mais par un cœur.
Mercédès était, devant sa science et son génie, comme une rose devant le soleil. Elle en buvait les rayons sans les comprendre; mais elle était éprise de sa douceur, de son courage et de sa vertu, et son âme tendre était prosternée devant lui. Elle ne s'en défendait pas, car elle s'en faisait une religion et un devoir; seulement, elle ne disait rien, parce qu'elle avait plus de crainte que d'espérance.