—Eh bien, s'écria le marquis pendant que son ami mangeait en se hâtant par discrétion, bien que l'hôte aimable et civil l'engageât à prendre son temps: qu'avez-vous fait aujourd'hui, mon redoutable savant? Oui, je vous entends, de belles pages d'écriture. N'en perdez pas une ligne, au moins! ce sont paroles d'or fin qui passeront à la postérité; car ces temps d'obscurcissement s'en iront aux oubliettes du passé! Cependant cachez toujours bien vos feuillets dans la crédence à secret que j'ai fait mettre en votre chambre, quand vous n'écrivez pas dans la mienne.
Le muet fit signe qu'il avait écrit dans le cabinet du marquis, et que ses feuillets étaient dans un certain coffre d'ébène, où le marquis les assemblait. Il se faisait entendre de son hôte, par gestes, avec une grande facilité.
—C'est encore mieux, reprit Bois-Doré; là, ils sont encore plus en sûreté, puisque aucune femme n'y entre jamais. Ce n'est pas que je me méfie de Bellinde; mais je la trouve trop dévote depuis ce nouveau recteur que monseigneur de Bourges nous a envoyé, et qui ne vaut pas, je le crains, notre vieil ami l'ancien curé, celui que nous tenions de l'ancien archevêque, messire Jean de Beaune.
»Ah! que n'avons-nous conservé ce brave prélat avec sa grande barbe, sa taille de géant, sa corpulence de futaille, son appétit de Gargantua, sa belle figure, son grand esprit et son beau savoir! un des hommes les plus fins et les meilleurs du royaume, bien que, à le voir, on l'eût pris pour un bon vivant et rien de plus!
»Si vous fussiez venu de son temps, mon grand ami, vous n'eussiez point eu à vous tenir caché au fond de cette petite capitainerie; force ne vous eût point été de traduire votre nom en français, de céler votre science, de passer pour un pauvre sonneur de cornemuse, et de laisser croire aux gens d'ici que vous aviez été mutilé par les huguenots; notre brave primat vous eût pris sous sa protection, et vous eussiez imprimé vos belles pensées à Bourges, au grand honneur de votre nom et de notre province, tandis que nous n'avons pour archevêques que les trop hâtés valets du Condé.
»Oui, oui, j'en ai encore appris de belles, aujourd'hui, chez de Beuvre, sur le prince renégat de la foi de ses pères et des amitiés de sa jeunesse! il nous inonde de jésuites, et, si le pauvre Henri revenait à la vie, il verrait de plaisantes mascarades! M. de Sully est de plus en plus en disgrâce. Le Condé lui achète par menace toutes ses terres du Berry. Écoutez, il s'est fait donner le grand-bailliage et le commandement de la grosse tour. Le voilà roi de notre province, et l'on dit qu'il songe à devenir roi de France. Donc, les choses sont mal au dehors, et il n'y a sûreté qu'au dedans de nos petites forteresses, encore à la condition d'y être prudent et d'attendre avec patience la fin de tout ceci.
Giovellino prit la main que le marquis lui tendait par-dessus la table et la baisa avec cette éloquente effusion qui, chez lui, suppléait à la parole. En même temps, il lui fit comprendre, par ses regards et sa pantomime, qu'il se trouvait heureux près de lui, qu'il ne regrettait pas la gloire et le bruit du monde, et qu'il était bien disposé à la prudence, par crainte de compromettre son protecteur.
—Quant à ce jeune gentilhomme que vous m'avez vu introduire ici et fêter de mon mieux, poursuivit Bois-Doré, il faut que vous sachiez que je ne sais rien de lui, sinon qu'il est l'ami de messire Guillaume d'Ars, qu'il court un danger, et qu'il y a à le cacher et le défendre au besoin. Mais ne trouvez-vous pas surprenant que, de la journée, cet étranger ne m'ait point pris à part une seule fois pour me confier son cas, ou qu'il ne l'ait point fait lorsque naturellement, nous nous sommes trouvés ensemble en arrivant céans?
Lucilio, qui avait toujours un crayon et un cahier de papier près de lui sur la table, écrivit à Bois-Doré:
«Orgueil espagnol.»
—Oui! reprit le marquis, lisant, pour ainsi dire, avant qu'il eût écrit, tant il avait pris, depuis deux ans, l'habitude de deviner ses mots dès les premières lettres; «hauteur castillane,» voilà ce que je me suis dit aussi. J'ai connu bon nombre de ces hidalgos, et je sais qu'ils ne croient pas être impolis en manquant de confiance. Donc, il me faut pratiquer ici l'hospitalité à la mode antique, respecter les secrets de mon hôte et lui faire bon visage, comme à un ancien ami dont on croit tout le plus honorable du monde. Mais cela ne m'oblige point à lui donner la confiance qu'il me refuse, et c'est pourquoi vous avez vu que, devant lui, je vous ai laissé en un coin comme un pauvre musicien à gages. Et là-dessus, mon grand ami, je vous demande de m'excuser, une fois pour toutes, de tous les manquements d'affection et de civilité à quoi m'oblige le soin de votre sûreté, de même que pour ces habits sans luxe et sans grâce que je vous fais porter...
Le pauvre Giovellino, qui, de sa vie, n'avait été si bien mis et si tendrement choyé, interrompit le marquis en lui serrant les deux mains, et Bois-Doré fut ému en voyant de grosses larmes de reconnaissance tomber sur la grande moustache noire de son ami.
—Allons, dit-il, vous me payez trop, puisque vous m'aimez si bien!... Il faut que je vous récompense à mon tour, en vous parlant de la gentille Lauriane. Mais ce qu'elle m'a dit pour vous, faut-il vous le redire? Vous n'en serez pas trop faraud?... Non?... Allons, voici. D'abord:
«—Comment se porte votre druide?
»Moi de lui répondre que ce druide était sien bien plutôt que mien, et qu'elle se devait bien ressouvenir que Climante n'était, dans l'Astrée, qu'un faux druide, aussi amoureux que tout autre amant de cette admirable histoire!
»—Oui, oui, a-t-elle répondu, vous m'en donnez à garder; si ce Climante-ci était aussi épris de moi que vous me le montrez, il serait venu avec vous aujourd'hui, tandis que deux semaines sont déjà écoulées, que nous ne l'avons aperçu. Me direz-vous, comme dans votre Astrée, qu'il a des tressauts quand il entend mon nom, et des soupirs qui semblent lui mépartir l'estomac? Je n'en crois rien et le regarde plutôt comme un inconstant Hylas!
»Vous voyez que l'aimable Lauriane continue à se moquer d'Astrée, de vous et de moi. Pourtant, lorsque je me suis départi d'elle à la nuit tombée, elle m'a dit:
»—Je veux qu'après-demain vous ameniez chez nous le druide et sa sourdeline, ou bien je vous ferai mauvaise mine, je vous en réponds.»
Le pauvre druide écouta en souriant le récit de Bois-Doré; il savait plaisanter à l'occasion, c'est-à-dire prendre en bonne part la plaisanterie des autres. Il ne voyait dans Lauriane qu'une charmante enfant dont il eût pu être le père; mais il était encore assez jeune pour se souvenir d'avoir aimé, et, au fond du cœur, le sentiment de son isolement dans la vie était pour lui une grande amertume.
En songeant au passé, il étouffa un soupir de regret et se mit à jouer spontanément un air italien que le marquis aimait par-dessus tous les autres.
Il le joua avec tant de charme et de passion, que Bois-Doré lui dit, en se servant de son juron favori, tiré de M. d'Urfé:
—Numes célestes! vous n'avez pas besoin de langue pour parler d'amour, mon grand ami, et, si l'objet de vos feux était ici, il faudrait qu'il fût sourd pour ne pas comprendre que toute votre âme se confesse à la sienne. Mais, voyons, ne me ferez-vous point lire ces pages de sublime science?...
Lucilio fit signe qu'il avait la tête un peu fatiguée, et Bois-Doré s'empressa de l'envoyer dormir, après l'avoir fraternellement embrassé.
Le fait est que Giovellino se sentait, fort souvent, plus artiste et plus sentimental que savant et philosophe. C'était à la fois une nature enthousiaste et réfléchie.
Cependant M. de Bois-Doré s'était retiré dans «sa chambre de nuit,» située au-dessus du salon.
C'était à bonnes enseignes qu'il avait dit à Lucilio qu'aucune femme ne pénétrait jamais dans ce sanctuaire de son repos, ni dans les cabinets qui en faisaient partie; les défenses les plus sévères étaient portées contre Bellinde elle-même.
Le vieux Mathias (surnommé Adamas, par la même raison que Guillette Carcat était forcée de s'appeler Bellinde, et Jean Fachot, Clindor) avait seul le droit d'assister aux mystères de la toilette du marquis, tant celui-ci était de bonne foi en s'imaginant que son fard et sa teinture ne pouvaient être recélés que par l'arsenal de boîtes, de fioles et de pots étalés sur ses tables.
Il trouva donc, comme de coutume, Adamas seul, préparant les papillotes, les poudres et les graisses parfumées, qui devaient entretenir la beauté du marquis jusque dans son sommeil.
Adamas était un Gascon pur sang: bon cœur, bel esprit, langue intarissable. Bois-Doré affectait très-naïvement de l'appeler son vieux serviteur, bien qu'il fût l'aîne d'au moins dix ans.
Cet Adamas, qui l'avait suivi dans ses dernières campagnes, était son âme damnée, et lui faisait savourer l'encens d'une admiration perpétuelle, d'autant plus funeste à sa raison, qu'elle était le résultat d'un engouement sincère. C'était lui qui lui persuadait qu'il était encore jeune, qu'il ne pouvait pas devenir vieux, et que, sortant de ses mains, luisant et colorié comme une image de missel, il devait supplanter tous les freluquets et faire illusion à toutes les belles.
Il n'y a pas de grand homme pour son valet de chambre, témoin Sancho Pança, qui disait de si fortes vérités à son maître. Mais Bois-Doré, qui n'était qu'un excellent homme, jouissait du privilége d'être un demi-dieu pour son laquais; et, tandis que des héros ont été la risée de leurs gens, ce vieillard si moquable était pris au sérieux par la plupart des siens.
Ainsi vont les choses en ce monde. Chacun a pu, comme moi, remarquer qu'elles allaient quelquefois tout au rebours de la logique et du sens commun.
Pourtant, celle-ci s'expliquait par l'immense bonté du vieux gentilhomme. Les grands caractères rendent trop exigeant. À la moindre faiblesse de leur part, on s'étonne; à la moindre impatience, on se scandalise. Celui qui n'a pas de caractère du tout n'irrite jamais personne et recueille les avantages de sa continuelle débonnaireté.
—Monsieur le marquis, dit Adamas, un genou en terre pour déchausser sa vieille idole, il faut que je vous raconte une aventure bien singulière arrivée tantôt en votre châtellenie.
—Parle, mon ami, parle, puisque tu as envie de parler, répondit Bois-Doré, qui permettait à son attifeur de babiller familièrement avec lui, et qui, d'ailleurs, à moitié endormi, aimait à se faire bercer par quelque innocent commérage.
—Vous saurez donc, mon cher et bien-aimé maître, reprit Adamas avec son accent gascon que nous ne chercherons pas à indiquer, que, vers les cinq heures de ce soir, il est venu ici une femme fort étonnante, une de ces pauvres femmes comme nous en avons vu tant sur les côtes de la Méditerranée et dans les provinces du Midi; vous savez, monsieur, des femmes assez blanches, avec de fortes lèvres, de beaux yeux et des cheveux noirs... comme les vôtres!
En faisant cette comparaison sans aucune malice, Adamas portait respectueusement sur un champignon d'ivoire la perruque de son maître.
—Tu veux parler, lui dit Bois-Doré sans se troubler de l'objet de la comparaison, de ces Égyptiennes qui font toutes sortes de tours?
—Non pas, monsieur, non pas! Celle-ci est une Espagnole qui, je le crois bien, jure par Mahomet quand elle est toute seule.
—Alors, tu veux dire que c'est une Morisque?
—Voilà, justement, monsieur le marquis; c'est une Morisque, et elle ne sait pas un mot de français.
—Mais tu sais un peu d'espagnol?
—Un peu, monsieur. J'ai si peu oublié ce que j'en savais, que je me suis mis à parler avec cette femme presque aussi couramment que je vous parle.
—Eh bien, est-ce là toute l'histoire?
—Oh! non pas; mais donnez-moi le temps! Il paraît que cette Morisque était de la grande bande des cent cinquante mille qui périrent quasi tous, il y aune dizaine d'années, les uns par la faim et le meurtre, sur les galères chargées de les transporter en Afrique, les autres par misère et maladie, sur les côtes du Languedoc et de la Provence.
—Pauvres gens! dit Bois-Doré. Ceci est bien la plus détestable action du monde!
—Est-il vrai, monsieur, que l'Espagne ait mis dehors un million de ces Morisques, et qu'à peine une centaine de mille soit arrivée en Tunis?
—Je ne te saurais dire le nombre; mais je te dirai bien que ce fut une boucherie, et que jamais bêtes de somme ne furent traitées comme ces misérables humains. Tu sais que notre Henri eût voulu en faire des calvinistes, ce qui les eût sauvés, en les faisant Français.
—Je me souviens fort bien, monsieur, que les catholiques du Midi n'en voulaient pas ouïr parler, et disaient qu'ils les massacreraient tous plutôt que d'aller à la messe avec ces diables. Les calvinistes n'étaient pas plus raisonnables, ce qui fit que, en attendant de pouvoir faire quelque chose pour ces malheureux, notre bon feu roi les laissa tranquilles dans les Pyrénées. Mais, depuis sa mort, la reine régente a voulu en débarrasser l'Espagne, et c'est alors qu'on les a jetés en mer, avec ou sans navire. Cependant, quelques-uns ont accepté de se faire baptiser chrétiens pour éviter ce mauvais sort, et la femme en question a pris ce bon parti, quoique je la soupçonne de ne pas jouer bien franc jeu.
—Qu'est-ce que cela te fait, Adamas? Crois-tu que le grand auteur du soleil, de la lune et de la voie lactée...
—Plaît-il, monsieur? dit Adamas, qui ne mordait pas beaucoup aux nouvelles connaissances de son maître et qui s'en inquiétait même un peu; je n'entends pas voix lactée pour une parole française.
—Je te dirai cela une autre fois, répondit le marquis en bâillant, car il s'assoupissait devant le feu petillant dans l'âtre. Achève ton histoire.
—Eh bien, monsieur, reprit Adamas, cette femme morisque est restée jusqu'à l'an passé dans les montagnes des Pyrénées, où elle gardait des troupeaux chez de pauvres fermiers; ce qui fait qu'elle a continué à parler son patois catalan, que l'on entend assez bien de l'autre côté des montagnes.
—Et c'est ce qui m'explique comment, avec son patois gascon, qui ne diffère pas trop du montagnol, tu as pu bien parler espagnol avec cette femme.
—C'est comme voudra monsieur; tant il y a que je lui ai dit beaucoup de mots espagnols qu'elle a très-bien compris.—Et puis il faut vous dire qu'elle a avec elle un petit enfant qui n'est pas son enfant, mais qu'elle aime comme une chèvre aime son chevreau, et que ce joli garçonnet, qui a plus d'esprit qu'il n'est gros, parle français aussi bien que vous et moi. Or, monsieur, cette Morisque, qui s'appelle en français Mercédès...
—Mercédès est un nom espagnol! dit le marquis en montant à son grand lit avec l'aide d'Adamas.
Je voulais dire que c'était un nom chrétien, poursuivit le valet. Donc, Mercédès s'est mis en tête, il y a six mois, d'aller trouver M. de Rosny, dont elle avait ouï parler comme du bras du feu roi, et dont on lui avait dit que, bien que disgracié, il pouvait beaucoup par sa richesse et sa vertu. Elle se mit donc en route pour le Poitou, où on lui disait que résidait M. de Sully. N'êtes-vous pas étonné, monsieur, de la résolution d'une femme si pauvre et si bornée, de traverser ainsi la moitié de la France, à pied, seule avec un petit enfant, lequel n'a guère plus de dix ans, pour aller trouver un aussi grand personnage?
—Mais tu ne me dis point quelle raison cette femme avait d'en agir ainsi.
—Voilà, monsieur, le merveilleux de l'histoire! Que croyez-vous que ce puisse être?
—J'aurais beau chercher! dis-le tout de suite, car il se fait tard.
—Je vous le dirais bien si je le savais; mais je ne le sais pas plus que vous, et, de quelque façon que je m'y sois pris, je n'ai jamais pu le lui faire dire.
—Alors, bonsoir.
—Attendez, monsieur, que je couvre le feu.
Et, tout en couvrant le feu, Adamas continua en élevant la voix:
—Cette femme est tout à fait mystérieuse, monsieur le marquis, et je voudrais que vous la vissiez!
—À présent? dit le marquis réveillé en sursaut. Tu te moques, c'est l'heure de dormir.
—Sans doute; mais demain matin?
—Elle est donc céans?
—Mais oui, monsieur! Elle demandait un coin pour passer la nuit à couvert; je l'ai fait souper, car je sais que monsieur n'entend pas qu'on refuse le pain aux malheureux, et je l'ai envoyée à la paille après avoir causé avec elle.
—Et vous avez eu tort, mon ami: une femme est toujours une femme? Et... j'espère qu'elle n'est pas là avec d'autres mendiants? Je ne veux pas de débauche chez moi.
—Ni moi non plus, monsieur! Je l'ai mise seule avec son enfant dans le petit cellier, où ils sont bien, je vous assure; ils ne paraissent pas habitués à être si bien, les malheureux! Cette Mercédès est pourtant aussi propre qu'on peut l'être dans une pareille pauvreté; voire, elle n'est point du tout laide.
—J'espère, Adamas, que vous n'abuserez pas de sa misère?... L'hospitalité est chose sacrée!
—Monsieur se moque d'un pauvre vieillard! c'est bon pour monsieur le marquis d'avoir des principes de vertu! pour moi, je vous assure que je n'en ai plus grand besoin, n'étant plus tenté du diable. D'ailleurs, cette femme paraît très-honnête, et elle ne fait point un pas sans son enfant pendu à sa robe. Elle a dû courir d'autres dangers que celui de trop ma plaire; car elle a voyagé avec des bohémiens qui ont traversé aujourd'hui le pays. Ils étaient une assez grande bande, en partie Égyptiens, en partie ramassés un peu partout, comme c'est la coutume. Elle dit que ces vagabonds n'ont pas été méchants pour elle, tant il est vrai que les gueux se protègent les uns les autres. Ne connaissant pas les chemins, elle les suivait, parce qu'ils disaient aller en Poitou; mais elle les a quittés ce soir, disant qu'elle n'avait plus besoin d'eux et qu'elle avait affaire dans le pays d'ici. Or, voilà, monsieur, ce que je trouve encore fort surprenant, car elle n'a pas voulu me dire pourquoi elle agissait ainsi. Qu'en pense monsieur?
Bois-Doré ne répondit rien; il dormait profondément, malgré le bruit que faisait Adamas, un peu volontairement, pour le forcer à écouter son histoire.
Quand le vieux serviteur vit que, tout de bon, le marquis était parti pour le pays des songes, il le borda avec précaution, posa dans l'escarcelle de maroquin suspendue au dossier de son lit sa belle paire de pistolets de campagne; à sa main droite, il plaça sur une table sa rapière toute dégainée et son coutelas de chasse, son in-folio de l'Astrée, superbe édition avec gravures, une large coupe d'hypocras, un timbre avec son martinet, et un mouchoir de fine toile de Hollande, tout parfumé de musc. Puis il alluma la lampe de nuit, souffla les bougies piolées, c'est-à-dire jaspées de diverses couleurs, et rangea au pied du lit les pantoufles de velours rouge et la robe de chambre de serge de soie, brochée de vert sur vert.
Alors, au moment de se retirer, le fidèle Adamas contempla son maître, son ami, son demi-dieu.
Le marquis, débarbouillé de toutes ses peintures, était un beau vieillard, et le calme de sa bonne conscience répandait quelque chose de respectable sur sa face endormie. Tandis que sa perruque reposait sur la table et que ses habits, rembourrés pour masquer les creux que l'âge avait faits à ses épaules et à ses jambes, gisaient épars sur les fauteuils, son gros corps, aminci de moitié, dessinait ses contours anguleux sous un lodier ou couvre-pied de satin blanc, rehaussé d'armoiries en cannetille d'argent aux quatre coins.
Le dossier du lit, montant en panneau droit de dix pieds de haut, ainsi que le ciel à lambrequins joint en forme de dais à ce grand panneau, étaient aussi en satin blanc, piqué à l'aiguille sur l'ouate épaisse, et rehaussé de larges dessins d'argent en relief: l'intérieur des rideaux était pareil; la face extérieure était en damas rose.
Dans ce lit luxueux et si moelleux, cette vieille figure accentuée, et toujours martiale dans sa douceur, avec sa moustache hérissée de papillotes et son bonnet de taffetas ouaté, en forme de demi-mortier, garni d'une riche dentelle relevée en l'air comme une couronne, offrait, à la lueur d'une lampe bleuâtre, le plus singulier mélange de burlesque et d'austérité.
—Monsieur dort bien, se dit Adamas; mais il a oublié de faire sa prière, et c'est ma faute; je vais la faire pour lui.
Il se mit à genoux et pria très-dévotieusement; après quoi, il se retira dans sa chambre, qui n'était séparée que par une cloison de celle de son maître.
L'arsenal qu'Adamas avait disposé autour du lit du marquis n'était qu'une affaire d'habitude ou de luxe.
Tout était parfaitement tranquille autour du petit manoir; dans le manoir, tout dormait profondément.
Le premier éveillé fut M. Sciarra d'Alvimar, qui, accablé de fatigue, s'était endormi aussi le premier.
Il n'aimait pas à rester au lit, et l'habitude d'une grande gêne, habilement dissimulée, lui rendait inutiles les soins du valet de chambre. Cela était d'autant mieux vu, que le vieil Espagnol qui l'accompagnait n'eût pas volontiers consenti à remplir d'autres fonctions que celles d'écuyer.
Pourtant, cet homme lui était aussi dévoué qu'Adamas l'était à Bois-Doré; mais il y avait autant de différence dans leurs relations que dans leurs caractères et dans leur respective situation.
Ils se parlaient peu, soit qu'ils y eussent de la répugnance, soit qu'ils s'entendissent à demi-mot sur toutes choses. Et puis, jusqu'à un certain point, le valet se considérait comme l'égal de son maître, vu que leurs familles étaient aussi anciennes l'une que l'autre, et aussi pures (du moins telle était leur prétention) de tout mélange avec les races maure et juive, si solennellement méprisées et si atrocement persécutées en Espagne.
Sanche de Cordoue, tel était le nom du vieil écuyer, avait vu naître le jeune d'Alvimar dans le castel du village où lui-même, à force de misère, était réduit au métier d'éleveur de porcs. Le jeune châtelain, fort peu plus riche que lui, l'avait pris à son service, le jour où il s'était décidé à aller chercher fortune à l'étranger.
On disait, dans ce village castillan, que Sanche avait aimé madame Isabelle, mère de d'Alvimar, et même qu'il ne lui avait pas été indifférent. On expliquait ainsi l'attachement de cet homme taciturne et sombre pour un jeune homme hautain et froid, qui le traitait, non pas en valet proprement dit, mais en subalterne inintelligent.
La vie rêveuse ou abrutie de Sanche se passait donc à soigner les chevaux et à entretenir brillantes et afûtées les armes de son maître. Le reste du temps, il priait, dormait ou songeait, évitant de se familiariser avec les autres domestiques, qu'il regardait comme ses inférieurs, ne se liant avec personne, vu qu'il se méfiait de tout le monde, mangeant peu, ne buvant point, et ne regardant jamais en face.
D'Alvimar s'habilla donc lui-même et sortit, pour prendre connaissance des êtres, bien qu'il fit à peine jour.
Le manoir avait vue immédiatement sur un petit étang, d'où un large fossé sortait pour y rentrer, après avoir fait le tour des bâtiments, lesquels consistaient, comme nous l'avons dit, en un massif d'architecture de plusieurs époques:
1º Un pavillon tout neuf, blanc, fluet, couvert d'ardoises, grand luxe dans un pays ou l'on employait alors tout au plus la tuile, et couronné de deux mansardes à tympans festonnés et ornés de boules[10];
2º Un autre pavillon, déjà très-ancien, mais bien restauré, avec toit de mairain[11], et ressemblant à la forme de certains chalets suisses. Ce logis, qui contenait les cuisines, les offices et les chambres d'amis, offrait la disposition sauvage des vieux temps d'alarme. Il n'avait pas de porte extérieure, on n'y pénétrait que par les autres bâtiments; ses fenêtres donnaient sur le préau, et sa façade, tournée sur la campagne, avait pour tous huis deux petits trous carrés, placés dans le gable comme deux petits yeux méfiants sur une face muette;
3º Une tour prismatique à porte ogiviale, délicatement travaillée, ladite tour à toit d'ardoises, également quinquagone et surmontée d'un clocheton à épi et à girouette très-élancée. Cette tour contenait l'unique escalier du manoir et reliait le vieux logis et le logis neuf.
À ce massif tenaient d'autres constructions basses pour les domestiques de l'intérieur, logés sur le bord du fossé.
Le préau, avec son puits au milieu, était fermé par le manoir, l'étang, un autre logis à un seul étage, orné aussi de mansardes à boules de pierre, et destiné aux écuries, gens de suite et équipages de chasse; enfin, par la tour d'entrée, moins belle et moins grande que celle de la Motte-Seuilly, mais soutenue d'un mur de défense percé de meurtrières à fauconneaux, pour le balayage des abords du pont.
Cette chétive fortification était suffisante, en raison de la double enceinte des fossés: le premier, autour du préau, large, profond, à eau courante; le second, autour de la basse-cour, marécageux, mais garni de bonnes murailles.
Entre les deux enceintes, à la droite du pont, s'étendait le jardin, assez vaste, clos de murs élevés et de fossés bien tenus; à gauche, le mail, le chenil, le verger, la ferme et la prairie avec le pigeonnier seigneurial, la héronnière et la fauconnerie; vaste enclos s'étendant jusqu'aux maisons du bourg, qui, presque toutes, étaient la propriété du marquis.
Le bourg était fortifié, et, en quelques endroits, la base massive de ses petites murailles datait, dit-on, du temps de César.
En comparant l'exiguité du manoir avec l'étendue du domaine, avec le riche mobilier entassé dans les appartements et avec les habitudes luxueuses du seigneur, M. d'Alvimar se demanda la raison de ce contraste; et, comme il n'était guère enclin à la bienveillance, il en conclut que le marquis cachait peut-être sa fortune, non par avarice, mais parce que la source de cette fortune n'était pas bien claire.
Il ne se trompait pas précisément.
Le marquis avait cela de commun avec un grand nombre de gentilshommes de son temps, qu'il s'était enrichi sans trop de scrupule dans les troubles civils, aux dépens des riches abbayes, et au moyen des contributions de guerre, des droits de conquête et de la contrebande du sel.
Le pillage était, à cette époque, une sorte de droit des gens, à preuve la réclamation de M. d'Arquian, se plaignant légalement d'avoir eu son château brûlé par M. de la Châtre, «contrairement à tous usages de guerre, car du bris et saccage de ses meubles, il n'en eût point seulement parlé.»
Quant à la contrebande du sel, il eût été difficile de trouver, au commencement du xviie siècle, un noble de nos provinces qui regardât comme une injure la qualification de gentilhomme faux saulnier.
L'opulence dont M. de Bois-Doré faisait, du reste, bon usage par sa libéralité et sa charité inépuisables, n'était donc pas un mystère dans le petit pays de la Châtre; mais il évitait sagement d'attirer sur lui, par une vaste demeure et par un état de maison trop splendide, l'attention du gouvernement de la province.
Il savait bien que les tyranneaux qui se partageaient les deniers de la France n'eussent pas manqué de prétextes, soi-disant légaux, pour lui faire rendre gorge.
D'Alvimar parcourut les jardins, création comique de son hôte, et dont il était certainement plus vain que de ses plus beaux faits d'armes.
Il avait, sur une médiocre étendue de terrain, prétendu réaliser les jardins d'Isaure, tels qu'ils sont décrits dans l'Astrée: «Ce lieu enchanté fut (soit) en fontaines et en parterres, fut en allées et en ombrages.» Le grand bois qui faisait un si gracieux dédale était représenté par un bosquet en labyrinthe où n'étaient oubliés ni le carré de coudriers, ni la fontaine de la vérité d'amour, ni la caverne de Dumon et de Fortune, ni l'antre de la vieille Mandrague.
Toutes ces choses parurent fort puériles à M. d'Alvimar, mais non pas cependant aussi absurdes qu'elles nous le sembleraient aujourd'hui.
La monomanie de M. de Bois-Doré était assez répandue de son temps pour n'être pas une excentricité. Henri IV et sa cour avaient dévoré l'Astrée, et, dans les petites cours d'Allemagne, les princes et princesses prenaient encore ces noms redondants que le marquis imposait à ses gens et à ses bêtes. La vogue passionnée du roman de M. d'Urfé a duré deux siècles; il a encore ému et charmé Jean-Jacques Rousseau; enfin, il ne faut pas oublier qu'à la veille de la Terreur, l'habile graveur Moreau mettait encore dans ses compositions des dames qui s'appelaient Chloris et des messieurs qui s'appelaient Hylas et Cidamant. Seulement, ces noms illustres étaient portés, dans la vignette et dans la romance, par des marquis de fantaisie, tandis que les nouveaux bergers se nommaient Colin ou Colas. On avait fait un petit pas vers le réel; la bergerie n'en valait pas mieux: d'héroïque, elle était devenue grivoise.
D'Alvimar, voulant se faire une idée du pays environnant, traversa le hameau, qui se composait d'une centaine de feux, et qui est littéralement situé dans un trou. Il en est ainsi de beaucoup de ces vieilles localités. Quand elles ne sont pas assez fortes pour percher, fières et menaçantes, sur les hauteurs escarpées, elles semblent se cacher à dessein dans le creux des vallons, comme pour échapper à la vue des bandes de maraudeurs.
Cet endroit est, au reste, un des plus jolis du bas Berry. Les chemins de gravier qui y aboutissent sont bons et propres en toute saison. Deux jolis petits ruisseaux lui font une défense naturelle qui put être mise à profit jadis pour le camp de César.
Un de ces ruisseaux alimentait les fossés du château; l'autre, au-dessous du village, traversait deux petits étangs.
L'Indre, qui coule à trois pas de là, reçoit ces eaux courante; et les emmène le long d'une étroite vallée coupée de chemins creux, ombragés et parsemés de terrains vagues et incultes d'un aspect sauvage.
Il ne faut pas chercher la grandeur, mais la grâce dans ce petit désert, où les beaux terrains vierges, les buissons, les folles herbes, les genêts, les bruyères et les châtaigniers vous enferment de toutes parts.
Sur les bords de l'Indre, qui devient tout à fait ruisseau à mesure qu'on remonte vers sa source, les fleurs sauvages croissent avec une abondance réjouissante à voir[12]. Le ruisselet tranquille et clair a déchiré tous les terrains qui gênaient sa marche et formé des îlots de verdure où les arbres poussent avec vigueur. Trop serrés pour être imposants, ils étendent sur l'eau une voûte de feuillage.
Autour du hameau, le sol est fertile. De magnifiques noyers et une quantité d'arbres fruitiers de haute taille en font un nid de verdure.
La majeure partie des terres appartenait à M. de Bois-Doré. Il affermait les bonnes; les mauvaises étaient son pays de chasse.
M. d'Alvimar, après avoir exploré cette petite contrée, qui, par son isolement et l'absence de communications, lui faisait espérer aussi l'absence de rencontres inquiétantes, rentra dans le hameau et se demanda s'il irait rendre visite au recteur.
Il était échappé à M. de Beuvre de dire devant lui à Bois-Doré:
—Et votre nouveau paroissial? fait-il toujours des sermons dans le goût de la Ligue?
Ce mot avait donné l'éveil à l'Espagnol.
—Si cet ecclésiastique est zélé pour la bonne cause, pensait-il, il peut m'être utile de l'avoir pour ami; car ce de Beuvre est un huguenot, et le Bois-Doré, avec sa tolérance, ne vaut pas mieux. Qui sait si je pourrai vivre en bonne intelligence avec de pareilles gens?
Il commença par visiter l'église, et il fut scandalisé de son délabrement et de sa nudité, qui attestaient l'incurie de l'ancien desservant, l'indifférence du châtelain et la tiédeur des paroissiens.
Bois-Doré, dont l'abjuration réelle ou prétendue n'avait fait aucun bruit, n'avait pas songé à signaler son retour à l'orthodoxie par des dons à l'église du village et des largesses au chapelain. Ses vassaux, qui haïssaient les huguenots, n'avaient pas salué son retour définitif, en 1610, par des réjouissances bien sincères; mais leurs suspicions avaient vite fait place à un grand attachement, vu qu'à la place d'un régisseur qui les pressurait, ils avaient trouvé un seigneur débonnaire et prodigue de bienfaits.
On était donc médiocrement dévotieux au hameau de Briantes; et les paysans ayant contesté je ne sais quelle dîme à je ne sais quelle moinerie, l'archevêque leur avait envoyé un homme très-bien stylé, tant pour ramener ces mauvaises gens aux bons principes, que pour surveiller les opinions du châtelain.
Le pieux Sciarra s'agenouilla dans l'église et murmura quelque formule de prière; mais il ne se sentit pas disposé à prier avec le cœur, et il sortit bientôt pour se rendre chez le recteur.
Il n'eut pas la peine d'aller chez lui; car il le vit sur la place, causant avec Bellinde, et il eut le loisir de l'examiner.
C'était un homme encore jeune, d'une figure bilieuse, doucereuse et dissimulée. Probablement, les préoccupations du monde temporel étaient aussi vives chez lui que chez d'Alvimar; car il n'eut pas plus tôt aperçu, sortant de l'église, cet élégant et grave étranger, qu'il ne songea plus qu'à se demander qui ce pouvait être.
Il savait fort bien déjà qu'un hôte nouveau était arrivé la veille au manoir, car il n'avait guère d'autre occupation que de s'enquérir des faits concernant le marquis; mais comment un homme aussi pieux que l'indiquait cette matinale visite d'Alvimar à l'église pouvait-il frayer avec un converti aussi douteux que Bois-Doré?
Tandis qu'il essayait de se renseigner à cet égard auprès de la gouvernante du château, il remarqua qu'il ne pouvait pas se détourner une seule fois sans rencontrer les yeux de cet étranger fixés sur les siens.
Il fit donc quelques pas avec la Bellinde pour se mettre hors de sa vue, en homme qui ne voulait pas risquer un salut avant de savoir à qui il avait affaire.
D'Alvimar, qui comprit ou devina sa préoccupation, resta à l'attendre dans le petit cimetière qui entourait l'église, résolu, d'après l'inspection de sa physionomie, à lui adresser la parole et à se lier avec lui.
Il était là, songeant à sa destinée, problème dont il était constamment obsédé, et que la vue des tombes éparses semblait lui rendre plus irritant que de coutume.
D'Alvimar croyait à l'Église, mais il ne croyait pas au vrai Dieu. L'Église était pour lui l'institution de discipline et de terreur par excellence, l'instrument de torture dont un Dieu implacable et farouche se servait pour établir son autorité. S'il y eût bien réfléchi, il se fût volontiers persuadé que le miséricordieux Jésus était entaché d'hérésie.
L'idée de la mort lui était odieuse. Il craignait l'enfer, et, par un effet naturel des mauvaises croyances, il ne pouvait pas conformer sa vie à la rigidité de ses principes.
Il n'avait de ferveur que pour la discussion; seul avec lui-même, il trouvait son cœur sec, son esprit tendu et troublé par l'ambition mondaine. Il se le reprochait en vain. La pensée de la damnation ne saurait être féconde, et les terreurs ne sont pas des remords.
—Il faudra donc mourir! se disait-il en regardant les renflements du gazon qui couvrait, comme les sillons d'un champ, la tombe de ces obscurs villageois; mourir peut-être sans fortune et sans pouvoir, comme les misérables serfs qui n'ont pas même laissé un nom à inscrire sur ces petites croix de bois pourri! Ni crédit ni renommée en ce monde! Des colères, des déceptions, d'inutiles travaux, d'inutiles efforts... des crimes, peut-être!... tout cela pour arriver au seuil de l'éternité, sans avoir pu servir la gloire de l'Église en cette vie et sans avoir mérité mon pardon dans l'autre!
Tout en pensant à la destinée, il en vint à se persuader que l'influence du diable avait gâté la sienne.
Il songea un instant à se confesser à ce prêtre dont l'œil lui avait paru intelligent, et puis il eut peur de confier les secrets qui dévoraient sa vie et son repos.
Au milieu de ces idées noires, il vit enfin arriver M. Poulain, qui vint à lui en le saluant avec déférence.
La connaissance fut bientôt faite.
Ces deux hommes sentirent, dès les premiers mots, qu'ils étaient aussi ambitieux l'un que l'autre.
Le recteur emmena d'Alvimar chez lui et l'invita à déjeuner.
—Je ne pourrai vous offrir, lui dit-il, qu'un repas bien pauvre; ma cuisine ne ressemble pas à celle du château. Je n'ai ni valets ni vassaux à mes ordres pour servir de pourvoyeurs à mes festins. La frugalité de ma table vous permettra donc de garder assez d'appétit pour faire honneur encore à celle du marquis, dont la cloche ne sonnera pas avant deux ou trois heures d'ici.
Il y avait, dans ce début, un sentiment d'aigreur jalouse contre le château qui n'échappa pas à l'Espagnol. Il se hâta d'accepter le déjeuner du recteur, certain d'apprendre là tout ça qu'il devait espérer ou craindre de l'hospitalité du marquis.
M. Poulain commença par dire du bien du châtelain.
C'était un très-bon homme; il avait de bonnes intentions; il donnait beaucoup aux pauvres, on ne pouvait le nier: malheureusement, il manquait de lumières, il distribuait ses aumônes à tort et à travers, sans consulter l'intermédiaire naturel entre le château et la chaumière, à savoir le recteur paroissial. Il était un peu fou, inoffensif par lui-même, dangereux par sa position, par sa richesse, par les exemples de sensualité raffinée, de légèreté et d'indifférence religieuse qu'il donnait à son entourage.
Et puis il avait chez lui un personnage très-suspect: ce joueur de cornemuse qui n'était peut-être pas aussi muet qu'il feignait de l'être, quelque hérétique ou faux savant, qui se mêlait d'astronomie, d'astrologie, peut-être!
Le vieux Adamas ne valait pas mieux: c'était un vil flatteur et un hypocrite; et ce page, si ridiculement affublé en petit gentilhomme, lui qui, comme bourgeois, n'avait pas le droit de porter du satin, et qui venait le dimanche à la messe avec une manière de surcot damassé!
Toute cette valetaille ne valait rien. On était tout au plus poli avec M. Poulain; point de prévenance marquée: on ne l'avait pas encore invité à dîner d'une manière particulière et pressante. Ou s'était contenté de lui dire que son couvert était mis, une fois pour toutes. C'était en user avec trop peu de façons. Cela était surprenant de la part d'un homme qui avait vécu longtemps à la cour. Il est vrai que, chez le Béarnais, on ne se piquait pas d'un grand savoir-vivre, et les gens de rien y étaient affreusement gâtés; enfin, il n'y avait au château que la Bellinde qui parût une personne de sens.
D'Alvimar trouva que M. Poulain avait du jugement; le sonneur de musette, surtout, lui sembla de nouveau mériter les soupçons.
Pourtant il ne s'intéressa pas longtemps à ces petites choses.
Dès qu'il se fut assuré qu'il ferait bien de ne témoigner aucune confiance au vieux marquis, il monta plus haut dans ses préoccupations et voulut savoir ce qu'il devait penser des gros bonnets de la province.
M. Poulain était au courant de tous les petits secrets du gouvernement de Bourges. Il entendait la politique comme d'Alvimar: s'emparer de la vie privée de chacun pour arriver à exercer son ascendant sur les affaires générales.
Ce mauvais prêtre vit qu'il pouvait parler; il avoua qu'il se déplaisait mortellement dans ce petit hameau, mais qu'il y prenait patience, vu que, un jour ou l'autre, M. de Bois-Doré ou son voisin M. de Beuvre pourrait bien lui fournir l'occasion d'une petite persécution qu'il désirait subir plutôt qu'exercer.
—Vous m'entendez bien; il vaut mieux être sur le terrain de la défensive que sur la brèche de l'agression. On n'est jamais solide sur une brèche; si ces parpaillots du Bas-Berry pouvaient me faire quelque menace ou même un peu de mal, j'en ferais, moi, assez de bruit pour sortir de ces fonctions infimes et de ce pays désert. N'allez pas me croire ambitieux; je ne le suis que de servir l'Église, et, pour être utile, il faut accepter la nécessité de se mettre en vue.
—Ce petit prestolet est plus fort que moi, se dit d'Alvimar; il sait attendre et se bien placer pour tirer sur l'ennemi; moi, j'ai toujours été agressif, c'est ce qui m'a perdu. Mais il est toujours temps de profiter des bons conseils; j'en viendrai demander souvent à cet homme-ci.
En effet, cet homme, qui avait l'air de s'occuper de commérages de clocher, et qui, au fond, ne s'en souciait que pour en tirer parti, était plus fort que d'Alvimar; à telles enseignes qu'en une heure, il le pénétra, lui si méfiant, et sut, sinon les secrets de sa vie, du moins ceux de son caractère, ses déceptions, ses revers, ses désirs et ses besoins.
Quant il l'eut bien confessé en ayant l'air de ne confesser que lui-même, il lui parla ainsi, allant droit au but:
—Vous avez plus de chances que moi pour parvenir, vu que la fortune est la grande condition du pouvoir. Un prêtre ne peut pas faire fortune comme un laïque. Il faut qu'il arrive lentement, par les seules forces de son esprit et de son zèle. Il ne doit pas oublier que la richesse n'est pas son but, et il ne peut la désirer que comme un moyen. Quant à vous, du jour au lendemain, vous êtes libre d'avoir de la fortune. Il ne s'agit que de vous marier.
—Je ne crois pas! dit d'Alvimar. Les femmes de ce temps corrompu font la fortune de leurs amants plus volontiers que de leurs maris.
—Je l'ai ouï dire, répondit M. Poulain; mais je sais le remède.
—Oui-da! Vous tenez là un grand secret!
—Très simple et très-facile. Il ne faut pas viser si haut que vous avez peut-être fait. Il ne faut pas épouser une femme du grand monde. Il faut chercher une bonne dot et une femme simple au fond d'une province. Vous m'entendez bien? Il faut dépenser l'argent à la cour, et n'y pas mener la femme.
—Quoi! épouser une bourgeoise?
—Il y a des demoiselles nobles qui sont plus riches et aussi modestes, que des bourgeoises.
—Je n'en connais pas.
—Il y en a, en ce pays, sans aller bien loin!... La petite veuve de la Motte-Seuilly?
—Elle a tout au plus de l'aisance.
—Vous jugez sur les apparences. On n'a pas ici l'habitude du luxe. Excepté ce fou de marquis, toute la noblesse sédentaire vit sans éclat; mais il y a de l'argent. Le faux saulnage et la pillerie des couvents ont enrichi les gentilshommes. Quand vous voudrez, je vous prouverai qu'avec les revenus de madame de Beuvre, vous mèneriez un train des plus convenables à Paris. Elle est, d'ailleurs, apparentée aux premières familles de France, et toutes ne verraient pas avec déplaisir un Espagnol bien pensant dans leur alliance.
—Mais n'est-elle pas calviniste comme son père?
—Vous la convertirez!... à moins que son calvinisme ne vous soit un prétexte tout trouvé pour la laisser vivre au fond de son petit manoir.
—Vous voyez loin, monsieur le recteur! Mais si, un jour ou l'autre, vous déclarez la guerre à cette famille...
—Pourvu que je ne la fasse pas dépouiller de ses biens, cette guerre peut vous être utile dans l'occasion. Faites attention que je ne vous conseille pas de malmener et de délaisser votre femme, mais d'avoir la liberté de vous absenter d'elle pour tes besoins de votre condition. Si elle devenait acariâtre ou récalcitrante, on pourrait la mater par son hérésie. La liberté de conscience accordée à ces gens-là est subordonnée à des restrictions qu'ils enfreignent souvent. Nous les tenons donc toujours, à preuve que cette petite veuve ne trouve pas à se remarier. Les jeunes gens du pays, qui sont las de la guerre de châteaux, craignent d'épouser la guerre. Vous n'auriez donc pour concurrent, en ce moment-ci, que, peut-être, M. Guillaume d'Ars, qui est un modéré et qui est assidu à la Motte; mais, à Bourges, on saura le retenir dans d'autres liens. C'est un jeune beau-fils facile à distraire. D'ailleurs, avec une veuve qui doit s'ennuyer de la solitude, il faudrait, fait comme vous l'êtes, n'avoir pas grande habileté pour échouer. Je vois, à votre sourire, que vous n'êtes pas inquiet du succès.
—Eh bien, j'avoue que vous dites la vérité, répondit d'Alvimar, qui se rappela vivement, tout à coup, l'émotion que la jeune dame n'avait pas réussi à lui cacher, et sur laquelle il avait bien pu se méprendre. Je crois que, si je le voulais...
—Il faut le vouloir... Pensez-y, répondit M. Poulain en se levant. Si vous êtes décidé, j'en écrirai confidentiellement à des gens qui peuvent beaucoup.
Il voulait parler des jésuites, qui avaient déjà ébranlé M. de Beuvre en le menaçant d'empêcher sa fille de se remarier. On pouvait rendre à ce gentilhomme sa propre tranquillité, au prix de ce mariage. D'Alvimar comprit à demi-mot, promit au recteur d'y penser sérieusement et de lui rendre réponse le surlendemain, puisque, précisément, il devait passer la journée du lendemain chez madame de Beuvre.
La cloche du château annonçait le repas du marquis. M. d'Alvimar prit congé du prestolet qui lui faisait augurer de meilleures destinées, et il reprit le chemin du manoir.
Il se sentait plus fort et plus gai qu'il lui l'avait été depuis bien des jours, parce qu'il se sentait en communication avec un esprit actif, capable de le soutenir au besoin. Le courage lui revenait. Cette fuite en Berry, cet asile inquiétant chez des ennemis de sa croyance et de ses opinions, et cette sorte d'isolement, qui, deux heures auparavant, se présentaient à sa pensée sous des couleurs sombres, lui souriaient maintenant comme une heureuse aventure.
—Oui, oui, cet homme a raison, pensait-il. Ce mariage me sauvera. Je n'ai qu'à vouloir. Que je tourne la tête à cette petite provinciale, et je pourrai lui avouer ma disgrâce à la cour. Elle se fera un point d'honneur de m'en dédommager. D'ailleurs, s'il faut faire le modéré pendant quelques jours... eh bien, j'essayerai! Allons, courage! mon horizon s'éclaircit, et peut-être que l'astre de ma fortune va enfin sortir de la nuée.
Il leva la tête en se parlant ainsi, et vit, devant lui, sur le pont du préau, l'enfant de la Morisque montant hardiment un des chevaux de la carroche du marquis.
Mercédès avait demandé à Adamas la permission de passer la journée au château, et le bonhomme la lui avait accordée au nom de son maître, à qui il voulait la présenter dès qu'il serait visible.
En jouant dans la cour, l'enfant avait plu au cocher (carrossier ou carrosseur, comme on disait alors; carrosseux, comme on disait en Berry) et celui-ci avait consenti à le percher sur Squilindre, tandis que lui-même, monté sur Pimante (l'autre cheval de carrosse), tenait le bridon et menait l'attelage prendre, dans le ruisseau, son bain de jambes quotidien.
D'Alvimar fut frappé de la figure de cet enfant, qu'il avait vu, la veille, se jeter en mendiant dans les jambes de son cheval et fuir devant son fouet, et qui, à cette heure, perché sur le monumental destrier Squilindre, le regardait de haut en bas, d'un air de triomphe bénévole.
Il était impossible de voir une figure plus intéressante et plus touchante que celle de ce petit vagabond. C'était pourtant une beauté sans éclat; il était pâle, brûlé du soleil et paraissait frêle. Ses traits n'étaient peut-être pas irréprochables; mais il y avait dans l'expression de ses yeux d'un noir doux, et dans le tendre et fin sourire de sa bouche délicate, quelque chose d'irrésistible pour quiconque n'avait pas le cœur fermé au divin charme de l'enfance.
Adamas avait subi instinctivement cette douce puissance, et déjà les plus grossiers valets de la basse-cour la subissaient aussi. Ces rudes natures sont parfois si bonnes! N'est-ce pas de celles-là que madame de Sévigné a dit qu'on trouvait «des âmes de paysans plus droites que des lignes, aimant la vertu comme naturellement les chevaux trottent?»
Mais d'Alvimar, n'aimant pas la candeur, n'aimait pas les enfants, et celui-ci, en particulier, lui causa un déplaisir dont il ne put se rendre compte.
Il eut donc une sensation de vertige et de froid, comme si, au moment de rentrer plus calme et moins triste dans ce manoir de Briantes, la herse lui fût tombée sur la tête.
Il était sujet, depuis quelques années, à ces vertiges subits, et il mettait volontiers sur le compte des visages qui le frappaient dans ces moments-là un phénomène qui se passait en lui-même. Il croyait à des influences mystérieuses, et, pour les détourner, il s'empressait, à tout hasard, de renier et de maudire intérieurement les êtres qui lui semblaient investis de cette puissance occulte.
—Puisse ce gros cheval le casser le cou! murmura-t-il en lui-même en relevant, sous son manteau, deux doigts de sa main gauche pour conjurer le mauvais œil.
Il recommença ce geste cabalistique en voyant la Morisque venir vers lui dans le préau.
Elle s'arrêta un moment, et, comme la veille, elle le regarda avec une attention qui l'irrita.
—Que me voulez-vous? lui dit-il brusquement en marchant à elle.
Elle ne répondit rien, et, le saluant, elle courut pour rejoindre son enfant, qu'elle s'inquiétait de voir à cheval.
Le marquis venait au-devant de son hôte avec Lucilio Giovellino.
—Venez donc manger, lui dit-il; vous devez être mort de faim! La Bellinde se désole de ne vous avoir pas vu sortir ce matin, et, conséquemment, de vous avoir laissé partir à jeun pour la promenade.
M. d'Alvimar ne crut pas devoir parler de sa visite et de son repas au presbytère. Il parla de la beauté agreste des environs et du temps doux et riant de cette matinée d'automne.
—Oui, dit Bois-Doré, nous en avons pour plusieurs jours encore, car le soleil...
Il fut interrompu par un cri perçant qui partait du dehors, et, courant le plus vite qu'il put, pour savoir ce que c'était, il se trouva sur le pont avec d'Alvimar et Lucilio; l'un, qui l'avait précédé, l'autre, qui le suivait machinalement.
Ils virent alors la Morisque au bord du fossé, étendant les bras avec angoisse vers son enfant, que le gros cheval emmenait dans l'eau, et prête à s'y jeter, du point assez escarpé où elle se trouvait.
Voici ce qui était arrivé.
Le petit bohème, heureux et fier d'équiter à lui tout seul un si grand dada, avait gentiment persuadé au carrosseux de lui laisser tenir le bridon. Le bon Squilindre, se sentant livré à cette petite main, et, d'ailleurs, excité par les joyeux petits talons qui tabourinaient sur ses flancs, s'était aventure trop avant sur la droite, avait perdu le gué et passé sous le pont à la nage. Le carrosseux essayait d'aller à son secours; mais Pimante, plus méfiant que son camarade, refusait de perdre pied; et l'enfant, se tenant aux crins, était enchanté de cette circonstance.
Pourtant les cris de sa mère l'arrachèrent à son ivresse, et il lui cria: dans une langue qui ne fut comprise que de Lucilio:
—N'aie pas peur, mère, je me tiens bien.
Mais il était entré dans le courant de la petite rivière qui alimentait le fossé. Le lourd et flegmatique Squilindre en avait déjà assez, et ses naseaux, largement ouverts et tendus, annonçaient son malaise et son inquiétude.
Il n'avait pas l'esprit de retourner en arrière; il s'en allait droit sur l'étang, où l'impossibilité de franchir le barrage pouvait bien épuiser ce qui lui restait de force pour nager.
Cependant le danger n'était pas encore imminent, et Lucilio s'efforçait de faire entendre, par gestes, à la Morisque de ne pas se jeter à l'eau. Elle n'en tenait compte et descendait le talus gazonné, lorsque le marquis, voyant le danger que couraient ces deux pauvres êtres, essaya de déboutonner son manteau.
Il se fût jeté à la nage; il allait le faire sans consulter personne et sans que d'Alvimar comprit son dessein, lorsque Lucilio, qui s'en aperçut et que rien ne gênait, sauta du pont dans le fossé et se mit à nager avec vigueur vers l'enfant.
—Ah! ce bon, ce brave Giovellino! s'écria le marquis oubliant, dans son émotion, la traduction française qui dénaturait le nom de son ami.
D'Alvimar enregistra ce nom dans les petites archives de sa mémoire, qui était très-fidèle, et, tandis que le marquis s'approchait du talus pour calmer et retenir la Morisque, il resta, lui, sur le pont, regardant avec un singulier intérêt ce qu'il adviendrait de l'aventure.
Cet intérêt n'était pas celui que toute bonne âme eût ressenti en pareille circonstance, et pourtant l'Espagnol éprouvait une vive anxiété.
Il ne tenait pas à ce que le muet fût noyé, ce qui n'avait aucune raison d'arriver; mais il souhaitait que l'enfant périt, chose qui paraissait très-possible. Il ne demandait pas au ciel d'abandonner cette pauvre créature; il ne raisonnait pas son cruel instinct; il le subissait, malgré lui, comme un mal bizarre, insurmontable. Il sentait de plus en plus cet enfant lui inspirer une terreur superstitieuse.
—Si ce que j'éprouve est une révélation de ma destinée, pensait-il, elle s'agite et se décide en cet instant. Si l'enfant meurt, je suis sauvé; s'il est sauvé, je suis perdu.
L'enfant fut sauvé.
Lucilio rejoignit le cheval, prit le petit cavalier par le collet de sa souquenille, et alla le jeter sur la talus, dans les bras de sa mère, qui avait suivi, en courant et en criant, les péripéties de ce petit drame.
Puis il retourna tranquillement chercher le trop simple Squilindre, qui s'acharnait contre le barrage de l'étang, et, le forçant à rebrousser chemin, le remit sain et sauf aux mains du carrosseux éperdu.
Toute la maison était accourue aux cris de la Morisque, et l'on fut attendri de la voir, «toute pleurante,» embrasser les genoux de Lucilio, et lui parler en arabe avec effusion, en s'étonnant qu'il ne lui répondit pas un mot, bien qu'il eût l'air d'entendre cette langue et qu'il l'entendit fort bien.
Le marquis embrassa Lucilio en lui disant tout bas:
—Eh! mon pauvre ami! pour un homme tourmenté par la main du bourreau jusque dans la moelle des os, vous êtes encore un vigoureux nageur! Dieu, qui sait que vous ne vivez que pour le bien, a voulu faire en vous des miracles. Or ça, allez vitement changer de tout, et vous, Adamas, faites sécher et réchauffer ce petit diable, qui n'a pas l'air plus effrayé que s'il sortait de son lit. Je souhaite que, tout à l'heure, après mon repas, vous me l'ameniez avec sa mère; faites-les donc aussi propres que vous pourrez.—Mais où donc est passé M. de Villareal?
Ce prétendu Villareal était rentré dans le château, et, seul dans sa chambre, il priait le Dieu vindicatif auquel il croyait de ne point trop le punir de l'âpreté avec laquelle il avait désiré, sans cause, la mort du polit bohémien.
Nous appelons ainsi l'enfant, pour faire comme les gens qui l'entouraient en cet instant; mais, lorsque, après le dîner, M. de Bois-Doré passa dans une ancienne salle de son castel, qu'Adamas décorait du titre pompeux de salle des audiences, et quelquefois de salle de justice; quand ce vieux ministre de l'intérieur du marquis lui présenta la Morisque et son enfant, le premier mot du marquis fut pour s'écrier, après un moment de silence imposant:
—Plus je considère ce garçonnet, plus je m'assure qu'il n'est ni Égyptien, ni Morisque, mais bien plutôt Espagnol de bonne race, et peut-être même de sang français.
Il ne fallait pas être bien sorcier pour faire cette découverte; néanmoins, elle fut écoutée avec grand respect par Adamas, qui, en sa qualité d'introducteur, restait présent à la conférence. M. d'Alvimar et Lucilio étaient invités par le marquis à former l'assistance.
—Voyez, continua Bois-Doré naïvement satisfait de sa pénétration, en écartant la grosse chemise blanche de l'enfant: sa figure est brûlée du soleil, mais pas plus que celle de nos paysans en temps de moisson; son cou est blanc comme neige, et voilà des pieds et des mains si petits, que jamais serf ou vilain n'en eut de pareils. Allons, mon petit lutin, n'ayez point honte, et, puisque vous entendez le français, à ce que l'on dit, répondez-nous Comment vous nomme-t-on?
—Mario, répondit l'enfant sans hésiter.
—Mario? C'est là un nom italien!
—Je ne sais pas, moi.
—De quel pays êtes-vous?
—Je suis Français, je crois.
—Où êtes-vous né?
—Je ne m'en souviens pas.
—Je le crois bien, dit le marquis en riant; mais demandez-le à votre mère.
Mario se tourna vers la Morisque et ouvrit la bouche pour lui parler.
Il avait un air d'expression et de bonheur de se sentir accueilli paternellement par ce beau monsieur qui le tenait entre ses jambes, et dont il touchait timidement, du bout de ses petits doigts, les beaux habits de soie et le joli petit chien enrubané.
Mais, dès qu'il eut rencontré les yeux de sa mère, il parut comprendre un avertissement de grande importance; car il quitta doucement M. de Bois-Doré, et, se rapprochant de la Morisque, il baissa les yeux sans rien dire.
Le marquis lui adressa d'autres questions auxquelles il ne répondit pas davantage, quoique, par un doux et tendre regard, il semblât lui demander furtivement pardon de son impolitesse.
—Je crois, mon ami Adamas, dit le marquis, que tu m'as un peu surfait ton histoire, en prétendant que ce garçonnet parlait couramment notre langue. Il est vrai qu'il la prononce assez bien et qu'il a dit plusieurs mots sans trop d'accent étranger; mais je crois qu'il n'en sait pas davantage. Puisque tu sais si bien l'espagnol (pour moi, j'avoue en savoir fort peu), fais-le donc s'expliquer.
—Inutile, monsieur la marquis, dit Adamas sans se déconcerter, je vous jure que le petit drôle parle français comme un clerc: seulement, il est intimidé devant vous, voilà toute l'affaire.
—Mais non! dit le marquis; c'est un petit lion qui n'a peur de rien. Il est sorti de l'eau aussi riant qu'il y est entré, et il voit bien que nous sommes de bonnes gens.
Mario parut très-bien comprendre; car son œil aimable disait oui, tandis que l'œil intelligent et craintif de la Morisque, s'arrêtant sur d'Alvimar, semblait dire non, quant à celui-là.
—Voyons, voyons, reprit le bon M. Sylvain en reprenant Mario dans ses jambes, je veux que nous soyons bons amis. J'aime les enfants, et celui-ci me plaît. N'est-ce pas, maître Jovelin, que voilà une figure qui n'est pas faite pour tromper, et un regard d'enfant qui va droit au cœur? Il y a du mystère là-dessous, et je veux le savoir. Écoute, maître Mario, si tu me réponds la vérité, je te donnerai... Que veux-tu que je te donne?
L'enfant, obéissant à l'impétuosité naïve de son âge, s'élança sur Fleurial, le beau petit chien blanc qui, lorsque son maître était assis, ne quittait pas son giron.
Il semblait que Mario était résolu à tout pour l'avoir; mais un nouveau regard de Mercédès l'avertit de se contenir, et il remit le petit chien sur les genoux du marquis, à la grande satisfaction de celui-ci, qui avait craint de s'être trop avancé.
L'enfant secoua la tête d'un air triste et fit signe qu'il ne voulait rien.
Jusque-là, d'Alvimar n'avait rien dit; tout en faisant sa prière après la scène du fossé, il avait repassé dans la mémoire, rapidement, mais avec certitude, toutes les circonstances de sa vie. Rien ne s'y était formulé qui pût avoir rapport, même indirectement, avec une femme et un enfant dans la situation où ceux-ci se trouvaient.
L'émotion qu'il avait ressentie était donc une pure hallucination; il s'était repenti de ne l'avoir pas surmontée tout de suite; il avait repris possession de sa raison.
Pendant le dîner, le marquis ne lui avait point parlé du récit d'Adamas sur le mystérieux voyage de Mercédès. Lui-même ne l'avait écouté, la veille au soir, que d'une oreille, en s'endormant. D'Alvimar, depuis quelques minutes, regardait donc avec une tranquillité méprisante ces deux mendiants, et il avait cru trouver enfin la cause vulgaire de sa répugnance pour eux.
Il prit la parole.
—Monsieur le marquis, dit-il, si vous me permettez de me retirer, je crois qu'avec quelque argent vous ferez parler ce drôle tant que vous voudrez. Il est possible que ce soit un chrétien volé par cette Morisque, car je n'ai aucun doute sur la race de celle-ci. Pourtant, vous vous tromperiez beaucoup si vous pensiez que la couleur de la peau soit un signe certain. Il y a de ces misérables enfants qui sont aussi blancs que nous, et, si vous voulez être sûr de quelque chose, vous ferez bien de soulever les cheveux qui couvrent le front de celui-ci; vous y trouverez peut-être la marque du fer rouge.
—Quoi! dit le marquis en souriant, ont-ils tellement peur de l'eau du baptême qu'ils l'effacent par le feu?
Cette marque est celle de l'esclavage, reprit d'Alvimar. La loi espagnole la leur inflige. On les marque au front d'une S et d'une tête de clou, ce qui se traduit ainsi de la langue figurée en espagnol: Esclave.
—Oui, dit le marquis, je me souviens, c'est un rébus! Eh bien, je le trouve fort laid, et, si ce pauvre petit en est marqué et qu'il soit esclave de votre nation, je le rachète, moi, et je le fais libre sur la bonne terre de France.
Mercédès n'avait rien compris à ce qui se disait autour d'elle. Seulement, elle voyait avec anxiété d'Alvimar s'approcher de Mario, comme pour le toucher; mais d'Alvimar n'eut, pour rien au monde, souillé sa main gantée au contact d'un More, et il attendait que le marquis soulevât les cheveux de l'enfant; seulement, le marquis n'en faisait rien, et cela par un sentiment de délicate commisération pour la pauvre mère dont il croyait comprendre l'humiliation et l'inquiétude.
Quant à Mario, il comprenait de quoi il s'agissait; mais, dominé et comme fasciné par le regard de Mercédès, il se renfermait dans un impassible silence.
—Vous le voyez, dit d'Alvimar au marquis, il baisse la tête et cache sa honte. Allons, j'en sais assez sur leur compte, et je vous laisse en cette honnête compagnie. Il n'y a point de danger qu'ils desserrent les dents devant un Espagnol, et ils savent apparemment que je le suis. Il y a, entre cette race abjecte et la nôtre, un instinct d'aversion qui fait qu'ils nous sentent comme le gibier sauvage sent l'approche du chasseur. Cette femme, je l'ai rencontré hier sur les chemins, et je suis sur qu'elle a essayé quelque pratique de sorcellerie sur mon cheval, car il est boiteux ce matin. Si j'étais le maître de cette maison, une pareille vermine n'y resterait pas un instant de plus!...
—Vous êtes mon hôte, répondit Bois-Doré mêlant à sa politesse un accent de dignité et de fermeté dont M. d'Alvimar ne l'eût pas cru capable, et, en cette qualité, vous avez droit à ne point rencontrer chez moi de discussion contre vos idées, qu'elles soient ou non les miennes. Si la vue de ces malheureux vous importune, comme je ne veux pas qu'il soit dit que vous avez été contrarié dans ma maison en chose que ce soit, on s'arrangera pour qu'ils ne blessent point vos regards; mais vous ne sauriez exiger que je chasse brutalement un enfant et une femme.
—Non, certes, monsieur, dit d'Alvimar reprenant possession de lui-même; ce serait méconnaître vos bontés, et je vous demande pardon de mon emportement. Vous savez l'horreur de ma nation pour ces infidèles, et je sais, moi, que j'aurais dû la contenir ici.
—Que voulez-vous dire? demanda Bois-Doré un peu impatienté; nous prenez-vous pour des musulmans?
—À Dieu ne plaise, monsieur le marquis! je voulais parler de la tolérance française en général, et, comme c'est une loi de civilité que de se conformer aux usages de la nation où l'on reçoit l'hospitalité, je vous promets de m'observer et de voir chez vous sans répugnance quiconque il vous plaira d'accueillir.
—À la bonne heure! répondit le bon marquis en lui tendant la main. Vous plaît-il que, dans un instant, quand j'aurai fini ici, je vous mène tuer un lièvre ou deux?
—C'est trop de bonté, dit d'Alvimar en sortant; mais ne vous dérangez pas pour moi: avec votre permission, et en attendant l'heure du dîner, j'irai écrire quelques lettres.
Le marquis, s'étant levé pour le saluer, se rassit avec sa grâce nonchalante, et, s'adressant à Lucilio:
—Notre hôte est un cavalier bien élevé, lui dit-il; mais il est vif, et, tout bien considéré, il a un grand malheur en la tête, qui est d'être trop Espagnol. Ces gens sublimes méprisent tout ce qui n'est pas eux; mais je crois qu'ils se sont rompu les reins en martyrisant et en exterminant ces pauvres Morisques. Ils s'en mangeront les mains, un jour ou l'autre. Les Morisques étaient courageux au travail et soigneux de la propreté, au pays de la paresse et de la vermine. Ils étaient doux et humains avant qu'on les eût provoqués si durement. Allons, allons, si nous tenons là un pauvre débris de cette race qui fut si grande au temps passé, ne marchons pas dessus. Ayons pitié! Dieu pour tous!
Lucilio avait écouté le marquis avec une religieuse attention, mais en écrivant, pendant qu'il disait ses dernières paroles.
—Que faites-vous là? lui dit Bois-Doré.
Lucilio lui passa son papier, qui parut un vrai grimoire au marquis.
—Ce sont, lui répondit le muet avec son crayon, les excellentes paroles que vous venez de dire, traduites en arabe. Voyez si l'enfant sait lire et s'il entend cette langue.
Mario regarda le papier qu'on lui présenta et courut le lire à la Morisque, qui l'écouta avec une grande émotion, baisa l'écriture et vint se mettre à genoux devant le marquis.
Puis elle se tourna vers Giovellino et lui dit en arabe:
—Homme de cœur et de vertu, dis à cet homme de bien ce que je vais te dire. Je n'ai pas voulu parler ma langue devant l'Espagnol. Je n'ai pas voulu que l'enfant dît un mot devant lui. L'Espagnol nous hait, et, en quelque lieu qu'il nous rencontre, il nous fait du mal. Pourtant l'enfant est chrétien, il n'est pas esclave. Tu peux voir sur mon front la marque de l'inquisition; elle y est encore, quoique je fusse bien petite quand on m'a brûlée.
Et, en parlant ainsi, elle défaisait le mouchoir de serpillière bariolée qui retenait ses longs cheveux noirs, et montrait son front, qui ne présentait aucune trace de feu.
Mais elle se le frappa du creux de la main, et aussitôt l'horrible rébus se dessina en blanc sur la peau rougie.
—Mais, reprit elle en relevant la chevelure abondante et douce de Mario, tu peux regarder ce jeune front. S'il eût été marqué comme le mien, la trace ne serait pas encore possible à méconnaître. C'est un front baptisé par un prêtre de ta religion; l'enfant est instruit dans la foi et dans la langue de ses pères.
Pendant que la Morisque parlait, Lucilio écrivait traduisant, et le marquis lisait à mesure.
—Demandez-lui son histoire, dit-il au muet; faites-lui savoir que nous portons intérêt à ses malheurs et que nous la prenons sous notre protection.
Il ne fut pas nécessaire que Lucilio écrivit les interruptions de Bois-Doré. Mario, qui parlait aussi facilement l'arabe que le français et le catalan, les traduisait, au fur et à mesure, à sa mère adoptive, avec une remarquable fidélité.