LXII

Lauriane s'était endormie, le jour de son explication matrimoniale avec Mario, un peu inquiète de la surexcitation de cœur et des préoccupations d'avenir de cet aimable enfant.

Si peu expérimentée qu'elle fût, elle devinait un peu mieux la vie, et prévoyait que, lorsque Mario serait en âge de distinguer l'amour de l'amitié, il serait encore trop jeune relativement à elle pour lui inspirer autre chose qu'un sentiment de fraternelle protection.

Elle souriait mélancoliquement à l'idée d'une combinaison de circonstances qui lui prescrirait d'épouser un enfant, après avoir été déjà mariée enfant elle-même, et elle se disait que sa destinée serait alors un problème étrange, peut-être douloureux et fatal.

Elle était donc triste et s'armait de résolution pour résister aux influences qui menaçaient de la circonvenir, car le marquis prenait son projet au sérieux, et M. de Beuvre, dans ses lettres, semblait cacher, sous des plaisanteries, un grand désir de le voir se réaliser un jour.

Lauriane n'appelait pas résolûment l'amour dans ses rêves de bonheur et de mariage; mais elle sentait vaguement que ce serait trop de se marier deux fois sans le connaître.

Elle voyait donc un nuage encore léger, mais peut-être inquiétant, passer sur sa tranquillité présente et sur la douceur de ses relations avec les beaux messieurs de Bois-Doré.

Cependant elle se rassura dès le lendemain.

Mario avait dormi profondément; les roses de l'enfance avaient refleuri sur ses joues satinées; ses beaux yeux avaient repris leur limpidité angélique, et le sourire du bonheur confiant voltigeait sur ses lèvres. Il était redevenu enfant.

À peine eut-il vu son père reposé, sa Mercédès calme, et tout son monde sur pied, qu'il courut à l'écurie embrasser son petit cheval, au village s'informer de la santé de tous, puis au jardin faire voler sa toupie, et dans la basse-cour s'exercer à escalader les débris incendiés.

Il revint donner de tendres soins à sa Morisque, et il lui tint fidèle compagnie tant qu'elle fut forcée de garder la chambre.

Mais, dès que toute appréhension fut dissipée, il redevint complétement l'heureux Mario, tour à tour assidu au travail et ardent au plaisir, que Lauriane pouvait encore chérir et caresser saintement sans appréhension du lendemain.

C'était un bienfait de la nature envers l'organisation privilégiée de cet aimable enfant. S'il fût resté sous le coup des violentes commotions qui s'étaient pressées dans cette crise, il n'eût pu vivre qu'égaré ou brisé.

Mais il faut dire aussi que, dans ce temps, les mœurs plus rudes faisaient des natures plus souples, et par là, plus résistantes. On connaissait avec plus d'âpreté, mais d'une manière moins générale et moins soutenue, l'excitation nerveuse à laquelle succombent aujourd'hui tant d'âmes précoces. On ne se faisait pas non plus un si grand besoin de repos et de sécurité.

La sensibilité, plus souvent éveillée par les agitations de la vie extérieure, s'émoussait plus vite, et les vives émotions faisaient place à ce besoin de vivre, n'importe comment, qui sauve l'homme dans les temps de trouble et de malheur.

L'hiver se passa donc dans une douce gaieté au manoir de Briantes.

On travaillait à la charpente des granges incendiées, en attendant que la saison permit le travail des maçons. On avait déblayé le fossé, relevé provisoirement en pierres sèches le pan écroulé du mur d'enceinte; enfin, Adamas avait fini de rétablir la communication souterraine avec la campagne, et l'on avait racheté la paix à venir avec les gens de cour et d'Église de la province, en restituant à certaines chapelles du pays, sous forme de dons volontaires, divers objets précieux. On pria madame la princesse de Condé d'accepter quelques bijoux pour son compte, et Adamas cacha savamment ceux qui, dans sa pensée, devaient parer la future épouse de Mario.

Ce que le marquis avait d'or et d'argent monnayé en réserve passa, en grande partie, à faire réparer ses bâtiments et à racheter du blé pour sa maison et ses vassaux pauvres.

Il y eut aussi à leur procurer le bétail qu'ils avaient perdu; car les beaux messieurs de Bois-Doré ne voulaient point souffrir de misère autour d'eux.

Enfin, le fameux trésor dont on avait tellement exagéré l'importance, et qui avait failli attirer de si grands désastres et de si fâcheuses persécutions, cessa de faire scandale en cessant de faire magasin. Au vu et au su de tout le monde, les portes de la chambre mystérieuse furent et demeurèrent ouvertes.

On essaya bien de s'assurer de M. Poulain en lui offrant une part de la curée; mais il eut l'esprit de refuser; ce n'était d'ailleurs pas de richesse matérielle qu'il était avide, mais de pouvoir et d'influence.

Il voulait, disait-il, non posséder, mais être. C'est pourquoi il insistait pour avoir l'abbaye de Varennes, retraite assez pauvre, située dans un véritable trou de ruisseau et de verdure, sur la petite rivière du Gourdon.

Il la voulait sans plus de terre qu'il ne lui en fallait pour vivre avec deux ou trois religieux de l'ordre. Ce qu'il convoitait, c'était le titre d'abbé et une apparence de retraite qui ne l'enchaînât point aux devoirs journaliers du rectorat.

Il était déjà fort bien guéri, au bout d'un mois, du désir de renoncer au monde, et il caressait le rêve d'avoir seulement du pain et un titre assurés, afin de pouvoir se glisser auprès des grands et mettre la main aux affaires diplomatiques, comme tant d'autres, moins capables et moins patients que lui.

Bois-Doré comprit son genre d'ambition et la satisfit de bonne grâce. Il sentait bien que, tôt ou tard, M. le Prince, grand sécularisateur d'abbayes à son profit, lui reprendrait celle-ci à de mauvaises conditions, et il ne pouvait pas trouver une plus sûre occasion de mettre aux prises l'autocratie princière et les intérêts personnels de M. Poulain.

Celui-ci fut donc mis en possession de l'abbaye moyennant une très-modique redevance, et il partit pour se faire autoriser par l'official à quitter sa cure.

M. Poulain voyait donc se réaliser la première phase de son rêve d'avenir. Ce qu'il avait annoncé à d'Alvimar commençait à arriver.

C'était en exploitant à propos autour de lui la question de dissidence en matière de religion qu'il faisait et devait faire son chemin. D'Alvimar, affamé d'argent et de haine, avait succombé sans profit et sans honneur; M. Poulain, guetteur de crédit et de mouvement, exempt d'autres passions et prompt à sacrifier ses rancunes à ses intérêts, entrait dans la voie par ce qu'il appelait la bonne porte. C'était, du moins, la plus sûre.

On s'était étonné de ne pas voir reparaître la petite Pilar. Le marquis, informé du message important qu'elle avait mené à bien, eût souhaité la récompenser, et Lauriane disait qu'elle eût voulu arracher au mal cette misérable créature. Mais on ne sut point ce qu'elle était devenue: on présuma qu'elle avait été rejoindre les bohémiens échappés à l'affaire de la basse-cour.

Les reîtres prisonniers avaient été transférés à Bourges. On instruisit rapidement leur procès.

Le capitaine Macabre fut condamné à être pendu haut et court, comme bandit, rebelle et traître.

Le marquis eut pitié de la Bellinde, que les misères de la prison rendaient folle: il refusa de témoigner contre elle, en ce sens qu'il la représenta comme une cervelle malade. Elle fut chassée de la ville et du pays, avec défense, sous peine de mort, d'y jamais reparaître.

La Morisque était guérie, et Lucilio, témoin de sa vertu dans les souffrances, qu'elle avait supportées avec une sorte de joie exaltée, commençait à s'attacher à elle très-particulièrement. Mais il eût craint de paraître insensé en le lui disant, et leur affection, soigneusement cachée de part et d'autre, se reportait sur les enfants, Lauriane et Mario, avec une sorte d'émulation.

Madame Pignoux fut amicalement récompensée, ainsi que sa fidèle servante. Elles avaient échappé aux mauvais traitements par la fuite. L'auberge du Geault-Rouge avait échappé à l'incendie, grâce à l'empressement de l'ennemi à poursuivre l'expédition.

On recevait de loin en loin des nouvelles de M. de Beuvre. Il y eut des intervalles bien douloureux pour sa fille. Ce fut lorsque les Rochelois et les seigneurs qui s'étaient joints à eux se firent corsaires sur l'Océan, et conçurent le hardi projet d'occuper les embouchures de la Loire et de la Gironde, afin de rançonner tout le commerce des deux fleuves. De Beuvre avait fait entrevoir le projet de suivre Soubise dans ces expéditions périlleuses.

Dans ses moments de douleur, Lauriane était entourée de tendres consolations; mais nulles n'étaient aussi ingénieuses et aussi merveilleusement assidues que celles de Mario. Son cœur aimant et son esprit délicat trouvaient des paroles d'encouragement dont la naïveté suave forçait Lauriane à sourire au milieu de ses larmes; elle ne pouvait s'empêcher d'appeler Mario quand les autres ne parvenaient pas à la distraire de ses idées sombres.

Elle disait alors à Mercédès:

—Je ne sais quel esprit de lumière Dieu a mis dans cet enfant; mais un petit mot de lui me fait plus de bien que toutes les bonnes paroles des personnes mûres. C'est pourtant un enfant, ajoutait-elle intérieurement, et je ne suis pas d'âge à l'aimer à la façon d'une mère. Eh bien, je ne sais comment il se fait que je ne puis souffrir l'idée de ne plus vivre auprès de lui.

Au commencement d'avril (1622), on reçut de meilleures nouvelles.

De Beuvre avait eu l'heureuse idée de ne point accompagner Soubise, qui avait eu grand mauvais sort, à l'île de Rié, contre le roi en personne. De Beuvre s'était contenté de pirater sur les côtes de Gascogne,—avec profit et santé, disait-il.

Mais cette même affaire de l'île de Rié n'en devait pas moins amener un douloureux résultat pour Lauriane et ses amis de Briantes.

Le prince de Condé avait espéré que le roi, d'après ses conseils, chercherait follement le danger.

Le roi n'y manqua pas; la bravoure était la seule vertu qu'il eût héritée de son père. Mais Condé eut du malheur: aucune balle ennemie n'atteignit le roi; son cheval franchit les gués en marée basse, sans rencontrer de sables mouvants, et Sa Majesté s'escrima vaillamment contre les huguenote sans ressentir ni maladie ni fatigue.

De plus, tout en guerroyant avec ardeur, Louis XIII, alors bien conseillé par sa mère, qui était bien conseillée, de son côté, par Richelieu, ouvrait l'oreille aux idées de conciliation et aux négociations tendantes à faire cesser la guerre civile.

Aussi M. le Prince, qui ne souhaitait que brouiller les cartes, avait bien de l'ennui et du déplaisir, et il répondait aux lettres qu'il recevait de son gouvernement de Berry par des lettres mielleuses toutes remplies de fiel.

Il ordonna, entre autres actes de répression contre les huguenots de sa province, lesquels pourtant se tenaient, en général, fort tranquilles, de mettre sous le séquestre les biens de M. de Beuvre, si, trois jours après la publication du monitoire, celui-ci ne reparaissait point en Berry.

Il était difficile qu'en trois jours, M. de Beuvre, alors à Montpellier, fût de retour dans sa châtellenie.

À cette époque, il fallait au moins le double de temps pour qu'il fût averti de la mesure prise contre lui.

Le lieutenant-général et maire de Bourges, M. Pierre Biet, qui eut coutume, toute sa vie, d'être pour le plus fort, et qui, dans sa jeunesse, avait été grand ligueur, voulut faire du zèle et décréta, de son chef, que M. de Beuvre n'ayant pas comparu dans le temps donné pour rendre compte de son absence, mademoiselle sa fille, dame de Beuvre, de la Motte-Seuilly et autres lieux, serait enlevée de son manoir et conduite en un couvent de Bourges pour y être instruite dans la religion de l'État.

LXIII

Ce fut par une délicieuse soirée de printemps que Mario, courant dans la prairie de l'enclos avec Lauriane, tous deux riant d'une voix aussi harmonieuse que le chant des rossignols, vit accourir Mercédès effrayée.

—Venez, venez, ma bien-aimée dame, dit la Morisque en entourant de ses bras sa jeune amie; tâchons de fuir, on ne vous prendra qu'après m'avoir tuée.

—Et moi donc! s'écria Mario en ramassant sa petite rapière, dont il s'était débarrassé pour jouer. Mais qu'est-ce donc, Mercédès?

Mercédès n'avait pas le temps de s'expliquer. Elle savait que l'huis était gardé par les soldats de la prévôté; elle voulait essayer de rentrer au château en cachant Lauriane sous sa mante, et de la faire évader par le passage secret.

Mais l'entreprise était impossible, et Mario s'y opposa en voyant que l'huisset était également gardé.

Pendant qu'ils délibéraient, le marquis était fort en peine: il avait déclaré aux agents de la prévôté, qui lui exhibaient leurs pouvoirs en bonne forme, que madame de Beuvre était sortie à cheval avec son fils. Mais, comme on exigeait sa parole d'honneur et qu'il feignait d'être offensé du soupçon, afin de se dispenser de faire un faux serment, le soupçon grossissait, et, tout en lui demandant humblement pardon, on gardait les huis au nom du roi, et on procédait à de minutieuses perquisitions dans la maison.

La garde prévôtale de La Châtre n'était pas si nombreuse et si bien équipée qu'elle eût pu envoyer une grosse troupe à Briantes.

En outre, officiers et soldats obéissaient à contrecœur, et eussent fort souhaité de ne point fâcher le bon M. de Bois-Doré. Mais ils craignaient d'être dénoncés à M. le Prince, qui était fort redouté dans la ville et dans le pays.

Ils faisaient donc consciencieusement leur office, espérant que M. de Bois-Doré ferait menace et résistance, auquel cas, n'étant peut-être pas les plus forts, ils étaient tout prêts et tout disposés à déguerpir, comme c'était assez la coutume dans les différends entre la force provinciale exécutive et les seigneurs de campagne récalcitrants.

Le marquis voyait bien la situation, et Aristandre se mangeait les poings d'impatience, attendant le signal de tomber sur le dos de MM. les gardes. Mais Bois-Doré sentait que le cas était grave, et qu'il ne s'agissait pas seulement de rosser le guet dans une affaire de clocher.

M. de Beuvre était trop compromis pour que la défense de sa cause ne fût pas un acte de rébellion contre l'autorité royale, et ces portes gardées au nom du roi l'étaient mieux en cette circonstance que par une armée, aux yeux de tout châtelain patriote.

Bois-Doré, malgré son antique bataillerie de caractère et son vieux fonds de protestantisme incorrigible, avait toujours, depuis la fin des Valois, personnifié la France dans le roi, et, à cette époque, où les derniers efforts de la Réforme allaient, involontairement sans doute, mais fatalement, à nous livrer aux ennemis de l'extérieur, Bois-Doré était dans le vrai sentiment de la nationalité.

Cependant il ne voulait à aucun prix abandonner la fille de son ami.

Il savait quelles persécutions on exerçait dans les couvents contre les enfants des familles protestantes, et par quelle résistance énergique Lauriane aggraverait peut-être contre elle-même la rigueur de ces persécutions.

Il fallait échapper à cette nouvelle crise par adresse, et il implorait du regard, à la dérobée, le génie fécond d'Adamas.

Adamas allait et venait, faisant l'agréable avec les archers, se grattant la tête avec désespoir quand on ne le voyait pas.

Il songea bien à inonder le préau en levant, de ce côté-là, les pelles de l'étang, ou à mettre le feu à la maison au moyen de quelques fagots entassés dans le hangar, sauf à se griller un peu la barbe pour l'éteindre quand on aurait réussi à éloigner l'ennemi; mais, au milieu de ses perplexités, il vit arriver Lauriane calme et fière, donnant le bras à Mario pâle et pensif.

La Morisque les suivait en pleurant.

Quatre gardes de la prévôté les accompagnaient assez respectueusement.

Voici ce qui s'était passé.

Lauriane s'était fait expliquer de quoi il s'agissait. Elle avait compris que toute résistance pour la sauver attirerait sur ses amis l'accusation de haute trahison. Elle savait bien que son père avait joué sa tête, et, en le voyant partir, elle avait bien prévu que sa propre liberté serait menacée un jour ou l'autre. Elle n'en avait jamais dit un mot; mais elle était prête à tout subir plutôt que de renier ses opinions.

Ce fut en vain que Mario et Mercédès la supplièrent avec passion de se taire et de se tenir tranquille: elle éleva la voix en déclarant et jurant qu'elle voulait se livrer; et, lorsque les gardes qui la cherchaient approchèrent de la prairie, elle en était déjà sortie et marchait droit à eux.

Ils hésitaient à s'emparer d'elle, doutant, à son assurance, que ce fût elle, en effet.

Mais elle se nomma, en leur disant:

—Ne portez pas la main sur moi, messieurs; je me rends de bonne grâce. Permettez-moi seulement d'aller saluer mon hôte, et veuillez m'accompagner.

Le marquis fut douloureusement ému de cette apparition; mais il ne put qu'admirer le grand cœur de cette généreuse enfant.

—Monsieur, dit-il au lieutenant de la garde prévôtale, vous me voyez résigné à obéir à votre mandat, puisque telle est la volonté de madame; mais vous ne voudrez point demeurer en reste d'honneur avec elle. Vous souffrirez qu'avec mon fils et sa gouvernante, je la conduise à Bourges en ma carroche. Je n'emmènerai que deux ou trois valets, et nous seront escortés et surveillés par vous avec autant de rigueur qu'il vous conviendra.

Une si juste requête fut écoutée, et la famille eut une heure pour faire ses préparatifs de départ.

Lauriane s'en occupait avec un admirable sang-froid.

Mario, consterné et comme hébété, laissait Adamas l'habiller sans songer à rien.

Il était assis pendant qu'on le bottait, et semblait n'avoir pas la force de soulever ses petites jambes.

Lucilio s'approcha et lui mit sous les yeux ces paroles, écrites en italien:

«Ayez du cœur à l'exemple de ce brave cœur.»

—Oui, s'écria Mario en jetant ses bras autour du cou de son ami, j'y fais mon possible, et je comprends bien ce qu'elle fait. Mais ne pensez-vous point que mon père songera à la délivrer?

—Si faire se peut, dit Adamas, n'en doutez point monsieur. Adamas ne vous quittera point, Dieu merci, et avisera à toute heure. Si monsieur se résigne, c'est qu'il y a bien de l'espérance à garder.

Le marquis emmenait effectivement, dans sa grand'carroche, Adamas et Mercédès. Clindor monta sur le siége avec Aristandre.

Il fut convenu que Lucilio, sur le compte duquel le marquis n'était pas très-rassuré, se rendrait secrètement à Bourges de son côté.

—Monsieur, dit Adamas au marquis, lorsqu'ils eurent dépassé La Châtre, je la tiens!

—Quoi, mon ami? que tiens-tu?

—Mon idée! Quand nous serons à Étalié, nous demanderons à prendre un instant de repos chez madame Pignoux. Elle a une filleule de l'âge de madame Lauriane, avec laquelle nous la ferons changer d'habits et que nous emmènerons à la place de madame.

—Mais cette filleule se trouvera-t-elle là à point nommé?

—Si elle ne s'y trouve point, dit Mario, que ranimaient les projets d'Adamas, c'est moi qui prendrai la jupe, l'écharpe de tête et le chaperon de Lauriane, et je serai censé rester chez madame Pignoux, tandis qu'elle restera en ma place dans l'auberge, d'où il lui sera aisé de se sauver chez Guillaume ou chez M. Robin, quand nous serons un peu loin.

—Mes enfants, dit le marquis, faites tout pour le mieux, mais ne me dites rien; car on est bien gêné de ne pouvoir nier sur sa parole, et on me le demandera certainement quand la feinte sera découverte. Tentez donc quelque autre chose et parlez bas. Je ne vous écoute point du tout.

—Vous oubliez, dit Lauriane, que je ne me prêterai à aucune chose pour me mettre en liberté. Ne cherchez point, Adamas; et toi, Mario, prends-en ton parti. J'ai juré à Dieu d'accepter mon sort.

En effet, Lauriane refusa de mettre pied à terre à l'auberge du Geault-Rouge, où l'échange projeté aurait pu avoir quelque chance de succès.

Mario espéra qu'un peu plus loin, sur la route, elle se raviserait et accepterait quelque autre combinaison; mais on eut beau lui remontrer que les choses pouvaient s'arranger sans compromettre le marquis, elle fut inflexible.

—Non, non, disait-elle, personne ne croira que le marquis n'a pas fermé les yeux volontairement. Qui sait, mon pauvre Mario, si on ne te garderait pas en otage jusqu'à ce que l'on m'eût retrouvée? Et quant à Adamas, il irait en prison certainement. C'est ce que je ne veux point, et, de gré ni de force, je ne consentirai à m'échapper; car, si vous y tentez, je crierai et mènerai du bruit pour me faire reprendre.

Lauriane fut inébranlable dans sa résolution. Il fallut perdre l'espoir de la soustraire à la captivité, et l'on arriva à Bourges beaucoup plus abattu et découragé que l'on n'était parti de Briantes.

Le résultat de cette soumission fut assez favorable.

Le lieutenant-général, M. Biet, qui avait compté sur la rébellion du marquis pour gâter ses affaires, fut fort surpris de le voir se présenter devant lui avec Lauriane, et réclamer pour elle une retraite honorable et les égards auxquels la dignité de sa conduite lui donnait droit.

M. Biet dut se radoucir, feindre un grand regret de la mesure de rigueur qu'il attribuait aux ordres secrets du Prince, et consentir à ce que Lauriane fût conduite au couvent des religieuses de l'Annonciade, dont Jeanne de France, tante de son illustre aïeule Charlotte d'Albret, avait été la fondatrice. Lauriane avait là quelques amies, et il lui fut permis de garder Mercédès pour la servir.

Ce couvent était de ceux où l'ardente propagande jésuitique n'avait pas encore pénétré. Les religieuses cloîtrées, vouées à la vie contemplative, ne menaçaient pas Lauriane d'un prosélytisme trop rigoureux.

Le marquis eut avec la supérieure une conférence dans laquelle il sut la bien disposer en faveur de la jeune recluse, et il obtint la permission de la voir tous les jours avec Mario, au parloir, en présence de la sœur écoute.

Malgré cette espérance, le cœur de Mario se brisa lorsqu'il entendit retomber, entre lui et sa chère compagne, la lourde porte du couvent.

Il lui semblait qu'elle n'en sortirait plus jamais, et il n'était pas non plus sans inquiétude pour Mercédès, qui s'efforçait de sourire en le quittant, mais qui devint un instant comme folle quand elle ne le vit plus et qu'elle se sentit condamnée, pour la première fois de sa vie, à dormir sous un autre toit.

Aussi ne dormit-elle guère, non plus que Lauriane. Elles causèrent presque toute la nuit, et pleurèrent ensemble, ne craignant plus d'affliger Mario de leur douleur.

—Ma Mercédès, disait Lauriane en embrassant la Morisque, je sais quel sacrifice tu me fais en te séparant de ton enfant pour me consoler.

—Ma fille, lui répondit la Morisque, je te confesse que c'est encore Mario que je console en toi, puisque Mario t'aime peut-être encore plus qu'il ne m'aime. Ne dis pas que non: je l'ai bien vu; mais je ne suis point jalouse de toi, car je sens que tu feras le bonheur de sa vie.

Il n'y avait pas moyen d'ôter à la Morisque la persuasion de ce mariage invraisemblable, et Lauriane n'osait la contredire, en ce moment-là surtout.

Bois-Doré avait quelques doutes sur les ordres donnés par le Prince à l'égard de Lauriane.

Le Prince était une perfide, avare et ingrate nature; mais il n'était pas cruel, et son aversion pour les femmes n'allait pas jusqu'à la persécution.

D'ailleurs, le marquis avait cru voir quelque trouble chez le lieutenant-général lorsqu'il l'avait questionné sur les prétendus ordres secrets du Prince. Il espéra l'amener, par douceur et persuasion, à révoquer son arrêt.

Il envoya un exprès en Poitou pour tâcher de retrouver M. de Beuvre et l'engager à revenir au plus vite, et il s'établit à Bourges, autant pour suivre son plan auprès de M. Biet que pour ne pas perdre de vue sa chère pupille.

L'exprès ne put rejoindre M. de Beuvre: celui-ci était retombé en mer, on ne savait vers quels rivages.

Au bout de deux mois on n'avait pas reçu de ses nouvelles.

Lauriane le pleurait. Elle n'était pas dupe des contes que lui faisait le marquis pour lui persuader que certaines gens l'avaient aperçu et qu'il se portait bien. Il feignait d'être gêné par la présence de la sœur écoute, qui dormait tout le temps, et de n'oser communiquer les lettres à l'appui de ses assertions.

Lauriane prit le parti de paraître tranquille pour tranquilliser Mario, qui avait toujours les yeux fixés sur elle avec anxiété.

LXIV

L'été de 1622 se passa ainsi sans que le marquis, par prières ou menaces, pût obtenir l'élargissement sous caution de la prisonnière.

M. Biet, craignant d'avoir fait une sottise, s'était fait autoriser, après coup, à cloîtrer madame de Beuvre.

L'absence prolongée et le silence absolu du père empiraient beaucoup la situation. Il devenait fort inutile d'en nier les motifs. Personne ne pouvait plus en douter; aux instances et reproches du marquis, M. Biet répondit, avec un sourire amer:

—Mais que ce gentilhomme vienne donc chercher sa fille? Elle lui sera rendue à l'instant, ainsi que l'administration de ses biens.

Lucilio était établi à Bourges, sous un faux nom, dans le faubourg de Saint-Ambroise.

Il ne voyait personne que Mario, qui venait sans équipage, sans parure et sans bruit, prendre ses leçons.

Mercédès, qui avait la liberté de sortir, venait lui servir ses repas, auxquels le philosophe, absorbé par son travail, n'eût probablement pas assez songé.

On sentit, en cette circonstance, que M. Poulain s'était fort amendé.

Il était encore à Bourges, occupé d'obtenir l'autorisation d'être abbé, lorsqu'un jour Lucilio se trouva face à face avec lui dans le petit jardin qui tenait à son humble appartement.

Le futur abbé et lui découvrirent, en s'accostant, qu'ils demeuraient sous le même toit.

Lucilio s'attendait à être dénoncé et tracassé. Il n'en fut rien.

M. Poulain se plut dans sa société, et témoigna beaucoup d'intérêt à Mario lorsqu'il le vit arriver pour prendre ses leçons.

M. Poulain était trop intelligent pour n'avoir pas fait un retour sur lui-même, et il sentait combien peu il devait compter sur le prince de Condé; car l'archevêque de Bourges refusait de le faire abbé avant que M. le Prince l'y eût autorisé; M. le Prince ne paraissait pas fort pressé de consentir.

L'existence de nos personnages fut donc assez paisible durant cette sorte d'exil à Bourges. Ils y goûtèrent même plus de sécurité qu'ils ne l'avaient fait à Briantes dans ces derniers temps.

Mais le marquis s'ennuyait bien d'avoir rompu avec toutes ses habitudes de luxe, de bien-être et d'activité. Il se faisait simple et petit pour ne pas attirer l'attention sur Lauriane dans une ville où l'esprit de la Ligue était mal éteint, et où le règne court et violent de la Réforme avait laissé de fâcheux souvenirs.

Mario s'efforçait d'être gai pour le distraire; mais le pauvre enfant ne l'était plus lui-même, et, en lui lisant l'Astrée à la veillée, il pensait à autre chose, ou soupirait à ces peintures des ruisseaux, des jardins et des bosquets qui lui faisaient sentir l'ennui et la dépendance de sa situation présente.

Aussi Mario était pâle et devenait rêveur; il travaillait à s'instruire avec un grand acharnement, et son plaisir était de tenir Lauriane au courant de ses études, en lui faisant part de ses petites connaissances fraîchement acquises.

C'était une manière de tuer la temps dans leurs entrevues de chaque jour; car il n'y a pas de pire contrainte que l'impossibilité de s'épancher, devant témoins, avec les gens que l'on aime.

Les jésuites, qui déjà pénétraient tout en se glissant partout, tâchèrent de persuader au marquis de leur confier l'éducation de son charmant enfant. Il s'arrangea pour la leur laisser espérer, voyant bien qu'il ne faisait pas bon de rompre en visière avec eux.

Ils ne furent pas dupes de sa finesse et s'inquiétèrent des courses mystérieuses de Mario au faubourg. Ils le suivirent et s'inquiétèrent alors de maître Jovelin.

Mais M. Poulain arrangea tout, en déclarant qu'il connaissait Jovelin pour orthodoxe et que, d'ailleurs, il assistait aux leçons du petit gentilhomme.

M. Poulain les craignait plus qu'il ne les aimait; mais il était de force à les jouer.

Enfin, les événements de la guerre se pressèrent; la nouvelle de la paix de Montpellier arriva et donna lieu à de grands projets de réjouissance en l'honneur de M. le Prince, de la part de sa bonne ville de Bourges. Mais on dut y renoncer; le Prince arriva inopinément, de fort méchante humeur, sentant que son rôle était fini.

Le roi l'avait joué: d'abord, il n'avait pas voulu mourir; ensuite, il avait négocié la paix à son insu. Et puis la reine-mère avait repris quelque crédit. Richelieu avait obtenu le chapeau de cardinal, et, malgré tous les soins de M. le Prince, approchait insensiblement du pouvoir.

Condé ne fit que traverser la province et la ville. Il ne croyait plus à l'astrologie, il devenait dévot par désappointement. Il avait fait un vœu à Notre-Dame-de-Lorette.

Il partit pour l'Italie sans s'occuper en aucune façon des affaires de sa province. M. Biet, sentant que les huguenots allaient rentrer en possession de leur liberté de conscience, et qu'il aurait mauvaise grâce à se faire arracher la liberté de Lauriane, alla lui-même, avec le marquis, la chercher au couvent.

Les religieuses la quittèrent avec regret, témoignant de sa douceur et de sa politesse.

Lauriane avait beaucoup souffert durant ces cinq mois de contrainte morale; elle aussi avait pâli et maigri; elle avait suivi, sans se plaindre, tous les exercices religieux avec une contenance ferme et respectueuse, priant Dieu de toute son âme devant les autels catholiques, et s'abstenant, d'ailleurs, de toute réflexion qui eût pu blesser les saintes filles de l'Annonciade. Mais, lorsqu'on l'engagea à faire acte de renonciation, elle salua comme pour dire: J'entends, et garda un silence opiniâtre à toutes les questions qui lui furent faites. Ce n'est pas lorsque son père était peut-être sous la hache du bourreau qu'elle pouvait proclamer sa liberté de conscience. Elle se tut et endura les obsessions avec le stoïcisme d'un patient qui aurait les mains liées et entendrait bourdonner les mouches autour de sa tête sans les pouvoir écarter, mais sans vouloir seulement cligner l'œil.

En toute autre occasion, elle témoignait du respect aux sœurs, et les apaisait par d'exquises obligeances. Un esprit vraiment chrétien régnait heureusement parmi elles. On fit des vœux pour sa conversion, on pria pour elle, et on la laissa tranquille. Ce fut miracle: ailleurs, Lauriane eût pu, en désespoir de cause, être accusée de magie et condamnée aux flammes temporelles: c'était la dernière ressource, quand les persécutés venaient à bout de ne pas se laisser convaincre d'hérésie par leurs aveux.

Enfin, le 30 novembre, nos personnages, pleins d'espoir et de joie, rentrèrent au manoir de Briantes.

On avait reçu de bonnes nouvelles de M. de Beuvre. Il avait écrit bien des fois; mais ses courriers avaient été interceptés ou infidèles. Il allait arriver; il arriva, en effet. On lui fit de grandes fêtes; après quoi, on parla de se séparer.

Il était convenable que Lauriane retournât dans son château, et le gros de Beuvre se trouvait à l'étroit dans le petit manoir de Briantes. Lauriane ne devait pas montrer à son père qu'elle eût la moindre répugnance à reprendre la vie avec lui. Elle n'en éprouvait certainement pas, tant elle était heureuse de le retrouver! Cependant elle ressentit une sorte de mélancolie soudaine et involontaire, dès qu'elle rentra dans le triste château de la Motte.

Les beaux messieurs de Bois-Doré lui avaient fait la conduite et devaient, à la prière de son père, rester deux ou trois jours auprès d'elle. Mercédès et Jovelin étaient de la partie. Ce n'était donc pas la sensation de l'isolement qui déjà s'emparait d'elle; ne pouvait-on pas d'ailleurs, et ne devait-on pas se revoir presque tous les jours?

Ce vague effroi qui troublait Lauriane, c'était une sorte de désenchantement dont elle ne se rendait pas compte. Elle avait toujours voulu prendre son père pour un héros; ses inquiétudes au couvent, à l'idée des dangers qu'il avait courus pour sa cause, avaient porté jusqu'à l'enthousiasme l'idée qu'elle se faisait de lui. Il fallait en rabattre depuis qu'il était là. D'abord, de Beuvre, qui s'était plaint de l'embonpoint dans l'inaction, et que l'on s'attendait à voir reparaître maigre et fatigué, arrivait plus rouge et plus gras qu'auparavant. Son esprit semblait s'être épaissi à l'avenant. Sa gaieté brusque était devenue un peu brutale. Il se posait en marin, fumait du tabac, jurait plus que de raison, oubliait d'envelopper son scepticisme dans les ingénieux aphorismes de Montaigne, et, par moments, prenait des airs de satisfaction mystérieuse et narquoise qui n'avaient rien d'obligeant pour ses amis.

Le mot de cette dernière énigme fut lâché par lui le lendemain de son retour à la Motte, dans une conférence que nous devons rapporter.

LXV

On avait chassé, puis soupé, et l'on veillait autour de l'âtre du grand salon, quand Guillaume d'Ars, qui, depuis la nouvelle de la paix, s'était montré très-assidu auprès de Lauriane, demanda avec un peu d'émotion enjouée à prononcer un discours.

On quitta les jeux et les causeries, et Guillaume, après avoir demandé à Lauriane un encouragement particulier, qu'elle lui accorda sans deviner de quoi il s'agissait, parla ainsi:

—Mesdames (Mercédès était présente), messieurs, amis, parents et voisins, tous honorés, respectés et chéris, je vous prie d'écouter une histoire qui est la mienne. Vous voyez en moi un garçon qui n'est ni mieux ni plus mal fait que bien d'autres; assez ignorant, maître Jovelin ne dira pas le contraire; assez riche et assez bien né, ce ne sont pas des vertus; assez brave, ce n'est pas une vanterie; enfin... J'attends quelqu'un qui veuille bien faire mon éloge; car je ne m'entends guère, comme vous voyez, à me louer moi-même.

—Certes! s'écria le marquis avec sa bienveillance accoutumée, vous êtes, mon cousin, plus que vous ne dites: la fleur des gentilshommes du pays, le miroir de la chevalerie, et, comme Alcidon, «tant estimé de ceux qui vous cognoissent, qu'il n'y a rien à quoi votre mérite ne puisse vous faire atteindre.»

—Laissons là vos fadaiseries de l'Astrée! dit M. de Beuvre. Où voulez-vous en venir, Guillaume? et d'où vient que vous quêtez nos louanges, quand personne céans ne songe à se plaindre de vous?

—C'est qu'ayant à vous présenter une bien grosse requête, messire, j'aurais voulu avoir pour avocats auprès de vous tous ceux en qui vous avez le plus de confiance.

—Nous vous donnons tous témoignage de loyauté, bravoure, politesse et bonne amitié, dit Lauriane. À présent, parlez; car nous sommes deux femmes ici, c'est-à-dire deux curieuses.

Lauriane n'eut pas plutôt parlé ainsi, qu'elle rougit et regretta ses paroles; car le regard enthousiasmé et un peu fat du bon Guillaume lui fit tout à coup pressentir de quoi il s'agissait.

En effet, c'était une demande en mariage que Guillaume, encouragé par elle plus qu'elle ne l'eût souhaité, présenta à son père et à elle, invoquant toujours l'appui des personnes présentes, et mêlant l'hyperbole, la plaisanterie et le sentiment d'une manière qui pouvait être regardée comme agréable et convenable dans l'esprit du temps.

Cette déclaration fut assez longuette et embrouillée, comme l'exigeait le savoir-vivre, bien qu'elle fût, au demeurant, hardie et franche, et cordiale envers tous les assistants.

Quand la chose fut devenue claire, les émotions diverses se peignirent sur le visage des auditeurs. M. de Bois-Doré marqua beaucoup d'embarras et un profond déplaisir, contenus le mieux possible. Lauriane baissa les yeux d'un air plus mélancolique que troublé. Mercédès chercha avec anxiété à lire dans les grands yeux de Mario. Mario s'était tourné vers la muraille; personne ne vit sa figure. Lucilio regarda attentivement Lauriane.

M. de Beuvre resta seul impassible et sans expression autre que celle de la réflexion; on eût dit qu'il faisait des lèvres un calcul imperceptible, mais absorbant.

Tout le monde garda le silence, et Guillaume se trouva un peu confus.

Mais ce silence pouvait être considéré comme un encouragement aussi bien que comme une désapprobation, et il mit un genou en terre devant Lauriane, comme pour attendre sa réponse dans l'attitude d'une soumission absolue.

—Relevez-vous, messire Guillaume, lui dit la jeune dame en se levant elle-même pour l'y décider plus vite. Vous nous surprenez par une idée que nous n'avions point et à laquelle nous ne pouvons pas répondre aussi vite qu'elle nous est venue.

—Elle ne m'est pas venue vite, répondit Guillaume. Il y a deux ou trois ans qu'elle est en moi. Mais votre jeune âge et votre deuil me faisaient craindre de parler trop tôt.

—Permettez-moi d'en douter, dit Lauriane, qui savait par la voix publique que Guillaume avait toujours mené joyeuse vie et soupiré récemment pour plusieurs dames plus ou moins à marier.

—Madame ma fille, dit enfin M. de Beuvre, permettez-moi de dire que Guillaume ne ment point. Il y a longtemps, je le sais, qu'il pense à vous quand l'idée du mariage lui vient. Mais il se décide un peu tard, selon moi, à vous en faire part.

—Un peu tard? s'écria Guillaume désappointé; auriez-vous disposé?...

—Non, non, point! répliqua de Beuvre en riant; ma fille n'est promise ni fiancée à personne, à moins que ce ne soit à notre jeune voisin, le marquis de Bois-Doré, ou à ce grave personnage, l'autre M. de Bois-Doré, qui dort là-bas, pendant qu'on demande la main de sa future!

Mario, confus et blessé, ne se retourna pas. On crut qu'il dormait; la Morisque seule vit qu'il pleurait; mais le marquis se leva et répondit avec plus du vivacité qu'il n'en montrait d'habitude:

—Mon voisin, je gage que votre moquerie est un reproche de notre silence, et nous allons le rompre. Vous me le pardonnerez, Guillaume; car, aussi vrai que le ciel est au-dessus de nous, je vous tiens pour le meilleur et le plus loyal homme qui soit, digne en tout d'être l'heureux époux de notre Lauriane. Mais, sans vouloir vous nuire auprès d'elle, je déclare ici que ma demande a devancé la vôtre, et que j'ai été encouragé par elle et par son père à être écouté le premier.

—Vous, mon cousin? s'écria Guillaume stupéfait.

—Oui, moi, répondit Bois-Doré, comme oncle, tuteur et père adoptif de Mario de Bois-Doré ici présent.

—Ici présent! Non, dit M. de Beuvre toujours en riant, puisqu'il dort du sommeil de l'innocence.

—Comme il convient à l'enfance! ajouta Guillaume avec douceur.

—Je ne dors pas! s'écria Mario en s'élançant dans les bras de son père, et en montrant sa figure marbrée de sanglots étouffés dans ses mains.

—Oui-dà, dit M. de Beuvre, il nous dit cela avec des yeux bouffis de sommeil!

—Non pas! reprit le marquis en examinant son enfant: avec des yeux brûlés de pleurs!

Lauriane tressaillit: la douleur de Mario lui rappelait la scène du labyrinthe et lui remettait devant l'esprit les appréhensions qu'elle avait oubliées. Les larmes de cet enfant lui firent mal, et le regard de Mercédès l'inquiéta comme un reproche.

Lucilio paraissait partager cette anxiété. Lauriane sentit qu'elle tenait dans ses mains, pour longtemps, pour toujours peut-être, le bonheur de cette famille, qui lui avait donné tant de bonheur à elle-même. Elle devint tout à fait triste, et, voyant que le marquis pleurait aussi, elle alla donner au vieillard et à l'enfant un baiser d'égale tendresse, en les suppliant d'être raisonnables et de ne point s'affecter d'un avenir qu'elle n'avait pas encore envisagé.

De Beuvre haussa les épaules.

—Vous voilà tous très-ridicules, dit-il; et vous, Bois-Doré, je vous trouve trois fois fou d'avoir nourri de vos romans imbéciles la cervelle de ce pauvre écolier. Vous voyez où mènent les gâteries. Il se croit un homme et veut se marier, à l'âge où il n'aurait besoin que du fouet.

Ces dures paroles achevèrent de désoler Mario; elles fâchèrent sérieusement le marquis.

—Mon voisin, dit-il à de Beuvre, je vous trouve en veine de duretés superflues. Le fouet n'entre pas dans ma méthode avec un enfant qui a marqué le cœur d'un vaillant homme. Je n'ignore point qu'il ne se doit marier que dans plusieurs années; mais je croyais me rappeler que notre Lauriane ne se voulait point marier elle-même avant sept ans, à partir du jour où, en cette même chambre, l'an passé, elle me donna un gage...

—Ah! ne parlons plus de cet affreux gage! s'écria Lauriane.

—Parlons-en, au contraire, avec grâces rendues à Dieu, répliqua le marquis, puisque ce poignard me fit retrouver l'enfant de mon frère. C'est donc par vos mains bénies, ma chère Lauriane, que ce bonheur est entré dans ma maison; et, si j'ai été fol d'espérer que vous y entreriez aussi, pardonnez-le moi. Plus on est content, plus on est gourmand de félicité. Quant à vous, ami de Beuvre, vous ne nierez pas les encouragements donnés par vous à mon idée. Vos lettres en font foi; vous y avez dit: «Si Lauriane veut patienter à ne se point affoler de mariage avant que Mario ait dix-neuf ou vingt ans, je vous jure que j'en serai bien aise.»

—Je ne le nie point! répliqua de Beuvre; mais je serais un sot de ne pas voir la question du mariage de ma fille sous ses deux faces: l'avenir et le présent. Or, l'avenir est le moins sûr; qui me répond que nous serons de ce monde dans six ans d'ici? Et puis, quand je vous parlais comme vous dites, mon voisin, ma position n'était pas bien bonne, et je vous dis, sans détours maintenant, qu'elle est meilleure que vous ne pensez.

»Par ainsi, monsieur d'Ars, écoutez-moi, et vous aussi, marquis, et surtout vous, madame ma fille. Je compte sur le secret de ce que je vais confier ici à tous gens d'honneur et de prudence. J'ai doublé ma fortune dans cette dernière campagne. C'était là mon but principal et je l'ai touché bel et bien, tout en servant ma cause à mes risques et périls.

»J'ai battu de mon mieux les mauvaises gens et contribué, tout comme un autre, à la paix honorable que le roi nous accorde. Donc, monsieur d'Ars, si vous me faites honneur en me demandant mon alliance, c'est seulement par votre nom et votre mérite; car je suis peut-être aussi riche que vous.

»Et vous, mon ami Sylvain, si vous me marquez votre amitié par la même recherche, sachez que ce n'est point votre trésor qui me peut éblouir; car j'ai aussi le mien, trois vaisseaux sur la mer, et tout pleins d'or, argent et marchandises, comme dit la chanson du pays.

»Donc, mes beaux et chers seigneurs, vous me donnerez le temps de la réflexion pour vous répondre, et ma fille, sachant à cette heure qu'elle n'est point trop malaisée à établir, se consultera et décidera en dernier ressort.»

Sur cette conclusion, on n'avait plus qu'à se donner le bonsoir.

Guillaume, en homme du monde, tourna en plaisanterie les prétentions de Mario, mais sans aigreur ni malice; car l'enfant était monté à lui en demander raison, et Guillaume l'aimait trop pour vouloir l'irriter à ce point.

Il s'en alla avec l'espoir assez vraisemblable de l'emporter sur un rival qui ne lui venait pas à l'épaule.

Mario dormit mal et n'eut point d'appétit le lendemain. Son père l'emmena, craignant qu'il ne tombât malade, et commençant à convenir en lui-même qu'il ne faut pas jouer avec l'avenir des enfants en leur présence. Mais ce remords tardif ne le corrigea pas. Sa cervelle romanesque et bizarre, qui était, restée elle-même celle d'un enfant, ne pouvait admettre la notion saine du temps. De même qu'il se croyait toujours jeune, il se figurait que Mario était mûr pour le genre d'amour, froid et bavard, chaste et maniéré, que l'Astrée lui avait mis en tête.

Mario ne connaissait rien aux subtiles distinctions des mots. Il ne ressentait que les tourments du cœur, les seuls profonds et durables.

Il disait: «J'aime Lauriane;» et, si on lui eût demandé de quel genre d'amour, il eût répondu de bonne foi qu'il n'y en avait pas deux. Pur comme les anges, il était dans le vrai idéal de la vie, qui est d'aimer pour aimer.

Dès que de Beuvre et sa fille se retrouvèrent ensemble, il l'engagea fort à se prononcer pour Guillaume d'Ars.

—Je n'ai pas voulu mécontenter le marquis en me prononçant, lui dit-il; mais son rêve est une lubie, et j'imagine bien que vous ne voulez pas garder encore six ans le chaperon noir, pour attendre que son bambin ait perdu toutes ses dents de lait.

—Je n'ai pas pris cet engagement vis-à-vis de moi-même, répondit Lauriane, qui était fort triste; mais je crains que vous n'ayez, à votre insu, pris l'engagement pour moi vis-à-vis du marquis.

—Je m'en rirais bien, reprit de Beuvre; mais cela n'est point. Tant pis pour ce vieux fou et pour son marmot s'ils prennent au sérieux des paroles en l'air: l'un se consolera avec un cheval de bois, l'autre avec un pourpoint neuf; car ils sont aussi enfants l'un que l'autre.

—Mon cher père, dit Lauriane, il ne m'est plus possible de plaisanter sur le marquis. Il a été pour moi plus qu'un père, quelque chose comme un père, une mère et un frère tout ensemble: tant il a mis de protection, de tendresse et d'aimable gaieté dans ses façons avec moi! Si Mario n'est qu'un enfant, ce n'est toujours pas un enfant comme les autres. C'est une fille pour la douceur et la finesse des attentions; et c'est un homme pour le courage, car vous savez ce qu'il a fait et comme, en plus, il est savant pour son âge. Il nous en remontrerait à tous deux!

Oui-dà, ma fille! s'écria de Beuvre en frappant sur son ventre, vous voilà trop coiffée des beaux messieurs de Bois-Doré, et il me semble que je ne suis plus grand'chose à vos yeux. Vous paraissez compter leur chagrin pour beaucoup et mon consentement pour rien, puisque vous me faites la sourde oreille quand je vous parle de Guillaume d'Ars.

—Guillaume d'Ars est un bon ami, répondit Lauriane; mais c'est un trop vieux mari pour moi. Il a trente ans bientôt, connaît trop le monde et me trouverait trop niaise ou trop sauvage. Sa recherche m'eût peut-être flattée avant la paix; il aurait eu quelque mérite à nous offrir l'appui de son nom quand nous étions persécutés. Il en a peu aujourd'hui que nos droits sont reconnus et notre tranquillité assurée. Il en aura encore moins en persistant dans sa demande, à présent qu'il nous sait plus riches que nous ne l'étions.

De Beuvre essaya vainement de faire changer d'avis à sa fille. Il en fut fort contrarié; car, au fond, à âge égal, il eût beaucoup préféré Guillaume à Mario. Un gendre tout adonné à la vie physique et tout porté aux joies faciles et insouciantes lui convenait beaucoup mieux qu'un esprit cultivé et un caractère d'élite.

Lauriane se défendait, tout en se servant à chaque mot de la formule: «Votre volonté sera la mienne.» Mais elle comptait, en parlant ainsi, sur la promesse que son père lui avait faite, depuis son veuvage, de ne jamais forcer son inclination.

De Beuvre, devenu plus âpre aussitôt qu'il était devenu plus riche (cette transformation s'opère tout à coup dans l'âge mûr), avait grande envie de la prendre au mot et de dire: Je veux. Mais il n'était pas méchant homme, et sa fille était à peu près sa seule affection.

Il se contenta de l'ennuyer et de l'attrister beaucoup en lui parlant sans cesse de ces intérêts matériels dont elle l'avait cru si bien détaché lorsqu'il avait entrepris sa dernière croisade huguenote.

Elle ne céda pas, mais consentit, pour ne pas le blesser, à ne point éconduire Guillaume sans de grands ménagements, et à recevoir ses visites jusqu'à nouvel ordre.

LXVI

Les beaux messieurs demeurèrent huit jours sans revenir. Mario avait un peu de fièvre. Lauriane fut inquiète et pleura. Son père ne voulait pas la conduire à Briantes, disant qu'il n'était pas utile de laisser vivre les illusions. Il y eut entre eux un peu de dispute.

—Vous me ferez passer pour une ingrate, disait-elle. Après tant de soins que l'on a eus pour moi là-bas, c'est moi qui devrais aller soigner Mario. Vous y devriez au moins aller tous les jours, mon père. Ils diront que vous les oubliez, à présent que nous n'avons plus besoin d'eux! Ah! que ne suis-je un garçon! j'y courrais à cheval à toute heure; je serais le camarade et l'ami de ce pauvre enfant, et je lui pourrais témoigner mon amitié sans avoir un lien suspendu sur ma tête ou un reproche à encourir!

Elle décida enfin son père à la conduire à Briantes.

Elle trouva Mario assez revenu de son chagrin et guéri de sa fièvre. Il paraissait avoir pris encore une fois son parti d'être enfant. Le marquis était un peu blessé de la conduite de M. de Beuvre. Mais on ne pouvait se garder rancune. Les parents se mirent peu à peu à causer comme si de rien n'était; Lauriane se mit à rire et à folâtrer avec son innocent amoureux.

—Voisin, dit alors de Beuvre à Bois-Doré, il ne me faut point bouder. Votre idée pour ces enfants était pure rêvasserie. Voyez comme ils s'entendent bien ensemble pour les jeux innocents! C'est signe qu'aux jeux d'amour ils seraient en guerre. Songez qu'un trop jeune mari ne se contente pas longtemps d'une seule femme, et qu'une femme délaissée est jalouse et acariâtre. Il y a, d'ailleurs, entre ces enfants, un empêchement auquel nous eussions dû songer: l'un est catholique, l'autre est protestant.

—Ce n'est point là un empêchement, dit le marquis. On se marie à la même Église, sauf à retourner chacun à celle qu'on préfère.

—Oui, oui, c'est fort bon pour vous, vieux incrédule, qui êtes des deux Églises, c'est-à-dire d'aucune; mais pour nous...

—Pour vous, mon voisin? Je ne sais quelle communion vous faites; mais je crois fort en Dieu, et vous n'y croyez guère.

Peut-être! Qui sait? a dit Montaigne; mais ma fille croit, et vous ne la feriez point céder.

—Elle n'aurait point à céder. Ici, elle a été libre de prier comme elle l'entendait. Mario et elle ont fait leur prière du soir ensemble, et ils n'ont point songé à se disputer. D'ailleurs, Mario serait tout prêt à faire comme moi...

—Oui, à dire comme vous, au temps du bon roi: «Vive Sully et vive le pape!»

—Lauriane ne serait pas plus entêtée de calvinisme, soyez-en bien assuré!

Bois-Doré se trompait. Plus M. de Beuvre s'avouait sceptique, plus Lauriane avait à cœur de se rattacher à la Réforme avec désintéressement. De Beuvre, qui le savait bien et qui cherchait l'occasion de susciter des obstacles, souleva la question pendant le dîner. Lauriane se prononça avec douceur, mais avec une fermeté remarquable.

Le marquis n'avait jamais parlé religion avec elle ni devant elle. Le fait est qu'il n'en parlait avec personne, et trouvait les dieux mi-partie gaulois et païens de l'Astrée très-conciliables avec ses notions vagues sur la Divinité. Il fut chagrin de voir Lauriane se gendarmer de la sorte, et ne put s'empêcher de lui dire:

—Ah! méchante enfant, vous ne seriez pas si entêtée de controverse, si vous nous aimiez un peu plus!

Lauriane n'avait pas vu où son père voulait en venir. Le reproche du marquis le lui fit comprendre. C'était le premier reproche qu'il lui adressât, et elle en fut vivement peinée. Mais la crainte d'irriter son père l'empêcha de répondre comme son cœur l'y portait. Elle baissa les yeux sur son assiette et retint une larme au bord de sa paupière.

Mario qui ne semblait occupé qu'à préparer le dîner délicat du petit chien Fleurial, vit cette larme et dit tout à coup d'un air sérieux, presque viril, qui contrastait avec la puérile occupation de ses mains:

—Mon père, nous faisons de la peine à Lauriane, ne parlons plus de rien. Elle a une tête, et elle a raison. Pour moi, je ferais comme elle à sa place, et je n'abandonnerais pas mon parti dans le malheur.

—C'est bien parlé, mon petit homme! dit de Beuvre, frappé de l'air sage de Mario.

—Et c'est-à-dire aussi, ajouta le marquis, que nous sommes au-dessus de ces vaines discussions. Mon fils a déjà le libre esprit des bons esprits, et ce n'est pas lui qui contrarierait les opinions de Lauriane.

—Les contrarier, non certes, reprit Mario; mais...

—Mais quoi? dit Lauriane vivement; tu ne viendrais pas à les partager, Mario, même par amitié pour moi?

—Ah! ah! si cela était, s'écria de Beuvre, encore frappé d'une idée subite, si l'enfant, avec son nom et ses biens, voulait entrer résolûment dans notre cause, je ne dis pas que je ne conseillerais pas à Lauriane de garder encore quelque temps son bonnet noir.

—Qu'à cela ne tienne! dit le marquis; quand le temps sera venu...

—Non pas! non, mon père! dit Mario avec une fermeté extraordinaire; ce temps-là ne viendra point pour moi. J'ai été baptisé catholique par l'abbé Anjorrant; j'ai été instruit par lui dans l'idée que je devais ne pas changer; et, bien qu'il ne m'ait rien fait jurer à son lit de mort, il me semblerait lui désobéir en ne restant pas dans l'Église où il m'a mis. Lauriane m'a donné l'exemple, je le suivrai; nous resterons comme nous voilà, et ce sera bien. Ça ne m'empêchera pas de l'aimer, et, si elle ne m'aime plus, alors elle aura tort et sera mauvaise.

—Que dites-vous de cela, ma fille? dit de Beuvre à Lauriane; ne vous semble-t-il pas que voilà un petit mari qui, vous voyant brûler, dirait: «J'en suis peiné; mais je n'y peux rien, puisque c'est la volonté du pape?»

Lauriane et Mario discutèrent en enfants qu'ils étaient, c'est-à-dire qu'ils se fâchèrent tout rouge. Lauriane bouda, Mario n'en démordit pas et finit par s'écrier avec feu:

—Tu dis, Lauriane, que tu te ravalerais si tu changeais. Tu me mépriserais donc si je changeais aussi?

Lauriane sentit la justesse de cette réplique et ne dit plus rien; mais elle était piquée comme une petite femme avec qui son amant fait des réserves, et son regard disait à Mario: «Je croyais être plus aimée que je ne le suis.»

Quand elle revint à cheval avec son père, celui-ci ne manqua pas de lui dire:

—Eh bien, à présent, ma fille, ne voyez-vous pas que Mario, ce charmant enfant, est un papiste de la bonne roche, comme feu monsieur son père, qui servait l'Espagne contre nous? Et quelque jour, honteux de la nullité de son vieux oncle, il nous fera bel et bien la guerre! Que direz-vous alors de voir votre mari dans un camp et votre père dans l'autre, s'envoyant des balles ou s'allongeant des horions?

—Vraiment, mon père, dit Lauriane, vous me parlez comme si j'avais marqué le désir de rester veuve, et je n'ai jamais résolu cela. Mais je ne vois pas en quoi M. d'Ars échappera au mauvais destin dont vous faites prédiction! N'est-il pas catholique et grand partisan de la royauté?

—M. d'Ars n'a point de volonté, reprit de Beuvre, et je réponds que nous l'amènerions à toutes nos fins, en toute rencontre. De plus malins que lui ont changé quand la Réforme a eu bonne chance.

—Si M. d'Ars n'a point de volonté, reprit Lauriane, tant pis pour lui, ce n'est donc pas un homme; et si, il a âge d'homme, lui!

Lauriane ne se trompait pas. Guillaume était nul de caractère; mais il était beau garçon, aimable voisin, brave comme un lion, et d'un cœur très-généreux avec ses amis.

Doux et facile au paysan, il se laissait piller sans y regarder; mais aussi il faisait comme les seigneurs de son temps: il les laissait croupir dans l'ignorance et dans la misère. Il trouvait fort beau que les vassaux de Lauriane fussent propres et bien nourris, très-divertissant que ceux de Bois-Doré fussent gros; mais, quand on lui disait qu'à Saint-Denis-de-Touhet, les paysans mouraient comme des mouches dans les épidémies; qu'à Chassignoles et au Magny, ils ne savaient pas le goût du vin ni de la viande, à peine celui du pain; enfin que, dans les pays de Brenne, ils mangeaient de l'herbe, tandis qu'en d'autres provinces, plus malheureuses encore, ils se mangeaient les uns les autres, il disait:

—Que voulez-vous y faire? Tout le monde ne peut pas être heureux!

Et il ne se foulait pas l'esprit plus qu'il ne pouvait pour trouver un remède. Il ne lui fût pas venu en tête de vivre dans ses terres comme Bois-Doré, et d'associer à son bien-être tous ceux qui dépendaient de lui. Il courait à Bourges et à Paris tant qu'il pouvait, et aspirait à un bon mariage pour mener une plus belle vie encore, avec une femme qu'il devait rendre parfaitement heureuse, à la condition qu'elle n'eût pas plus d'entrailles et de cervelle que lui.

Il était l'homme de sa caste et de son temps, et nul ne songeait à le blâmer.

Tout au contraire, Lauriane passait pour une exaltée parpaillote et Bois-Doré pour un vieux fou. Lauriane elle-même ne jugeait pas Guillaume aussi sévèrement que nous; mais elle sentait en lui un manque de fond et de consistance, et, auprès de lui, un ennui insurmontable. Alors le souvenir des jours passés à Briantes lui revenait comme un rêve délicieux. Elle eût volontiers dit: Et in Arcadia ego!

Pourtant elle n'admettait pas l'idée d'être la femme de Mario. Dans ses pensées les plus intimes, elle demeura sa sœur aimée, fière de lui et pleine d'émulation; mais elle ne trouva aucun prétendant à son gré, bien qu'il s'en présentât beaucoup dès qu'on vit son père acheter de nouvelles terres. En comparant involontairement son père, si positif et si calculateur, qui la critiquait souvent dans ses charités, avec le bon M. Sylvain, qui vivait toujours et faisait vivre tout le monde comme dans un conte de fées, elle prit la raison en grippe et devint en secret la fille du monde la plus rêveuse et la plus romanesque, au dire de M. de Beuvre et de ses autres parents des deux religions. On se moquait en famille d'elle et de son ridicule amour, disait-on, pour un enfant en sevrage.

À force de s'entendre dire qu'elle était éprise de Mario, Lauriane, un peu persécutée chez elle, était comme conduite malgré elle à regarder cet amour comme possible. Aussi en admit-elle l'idée lorsque Mario eut quinze ans.

Mais elle repoussa bientôt cette idée, car Mario, à quinze ans, semblait ne pas distinguer encore l'amour de l'amitié. Il était respectueux avec elle dans ses manières, en même temps que familier dans ses paroles à la façon d'un frère bien élevé. Il ne disait pas un mot qui pût faire penser que la passion se fût révélée à lui. Quelquefois seulement, il rougissait beaucoup quand Lauriane arrivait inopinément dans un lieu où il ne l'attendait pas, et il pâlissait quand on parlait devant lui de quelque nouveau projet de mariage pour elle. Du moins, Adamas confiait ces remarques à son maître, et Mercédès à Lucilio. Mais ils se trompaient peut-être. Le jeune garçon grandissait et lisait beaucoup: il éprouvait peut-être certains malaises de la tête et des jambes.

Nous ne dirons qu'un mot sur cette époque où Mario eut quinze ans et Lauriane dix-neuf. Leur existence sédentaire et leurs tranquilles relations offraient sans doute un caractère d'heureuse monotonie qui ne nous permet pas d'en retrouver la trace dans nos archives sur Briantes et la Motte-Seuilly.

Nous y trouvons seulement le mariage de Guillaume d'Ars avec une riche héritière du Dauphiné. Les noces se firent en Berry, et il ne paraît pas que le refus de Lauriane eût mécontenté le bon Guillaume, car elle fut de la fête, ainsi que les Bois-Doré.

C'est une année plus tard, en 1626, que nous voyons la vie de nos personnages se dessiner plus clairement. Ce fut l'époque du baptême de monseigneur le duc d'Enghien (le futur grand Condé) qui hâta pour eux le cours des événements.

Ce baptême eut lieu le 5 mai à Bourges. Le jeune prince avait alors environ cinq ans. Les grandes fêtes qui se firent attirèrent toute la noblesse et toute la bourgeoisie de la province.

Le marquis de Bois-Doré, qui avait enfin gagné, sinon les dangereuses bonnes grâces, du moins la salutaire indifférence de Condé et du parti jésuitique, céda aux désirs de Mario, qui était curieux de voir un peu le monde, aux siens propres, qui étaient de montrer son héritier avec plus d'avantages qu'en 1622, sous le poids d'une situation inquiétante et douloureuse.

LXVII

Une fois décidé, Bois-Doré, qui ne savait rien faire à demi, employa, un mois durant, le génie et l'activité d'Adamas à faire préparer les beaux habits et les riches équipages qu'il voulait exhiber devant la cour et la ville.

On se remonta en chevaux et harnachements de luxe, on s'inquiéta des nouvelles modes. On s'apprêta à tout éclipser. Le vieux seigneur, toujours droit sur ses jambes et roide des épaules, toujours fardé et frisé, toujours bien portant et jeune d'imagination, voulut être encore habillé des mêmes étoffes avec les mêmes formes de vêtement que son petit-fils.

On appela ainsi Mario à Bourges, parce que le Prince, voulant dire à Bois-Doré un mot d'agréable raillerie, et ne se souvenant plus du degré de parenté entre les beaux messieurs de Bois-Doré, lui demanda si c'était par économie qu'il habillait son petit-fils des rognures de ses étoffes. Mario comprit les dédains du grand vassal et se sentit plus royaliste que jamais.

Lauriane avait désiré aussi voir pour la première fois de sa vie une très-grande fête. Son père n'ayant pas pris part à la nouvelle révolte des huguenots, et, d'ailleurs, une nouvelle paix avec eux étant signée depuis trois mois, ils pouvaient se montrer sans danger. Il fut convenu que l'on irait tous ensemble.

Repas splendides, trophées avec distiques latins et anagrammes en l'honneur du petit prince, régiments d'enfants bravement équipés et manœuvrant très-bien pour lui faire escorte, motets chantés, harangues des magistrats, présentation des clefs de la ville, concerts, danses, comédie donnée par le collége des jésuites, anges descendants des arcs de triomphe et présentant de riches cadeaux au jeune duc (c'est-à-dire à monsieur son père, qui ne se fût point contenté de dragées), manœuvres de la milice, cérémonie et réjouissances, tout cela dura cinq jours.

On y vit de grands personnages.

Le célèbre et beau Montmorency (celui que Richelieu envoya plus tard à l'échafaud) et la princesse douairière de Condé (dite l'empoisonneuse) y représentèrent le parrain et la marraine, qui n'étaient pas moins que le roi et la reine de France. M. le duc reçut le baptême en chrémeau (petit bonnet de pierreries) et en longue robe de drap d'argent. Le prince de Condé portait un habit gris de lin tout battu d'or et d'argent.

Les beaux messieurs de Bois-Doré furent invités par M. Biet à se placer sur l'estrade de la grande noblesse, non qu'ils fussent des meilleurs amis de la petite cour mais à cause de leur belle tenue, qui faisait honneur au spectacle.

La beauté de Mario fut encore plus remarquée que son costume. Lauriane entendit les dames (et notamment la belle et jeune mère du petit prince) faire leurs observations sur les grâces de ce charmant adolescent. Elle se sentit troublée pour la première fois, comme si elle eût été jalouse des regards et des sourires dont il était le but.

Mario n'y faisait nulle attention. Il regardait l'enfant princier avec curiosité. L'enfant était laid et malingre; mais il y avait beaucoup d'intelligence dans ses yeux et de décision dans ses mouvements.

Le 6 mai, comme nos personnages se préparaient au départ, de Beuvre prit le marquis dans l'embrasure d'une fenêtre.

Ils étaient descendus chez un ami.

—Çà, lui dit-il, il en faudra finir et prendre un parti.

—Ayez patience! Les chevaux seront bientôt prêts, lui répondit Bois-Doré, qui le crut pressé de reprendre le chemin de sa châtellenie.

—Vous ne m'entendez point, mon voisin; je dis qu'il faudrait se décider à marier nos enfants, puisque c'est leur idée et la nôtre. Je vous dois confier que je vais faire encore un voyage. Je ne suis venu ici que pour m'entendre avec des gens qui me promettent de bonnes affaires en Angleterre, et, si je dois encore vous confier ma Lauriane, autant vaudrait qu'elle fût mariée avec votre héritier. C'est bonne chance pour lui; car mes vaisseaux vont faire des petits, à ce que l'on m'assure, et la paix ne fera que donner carrière à la piraterie anglo-protestante. Ma fille eût donc pu prétendre à mieux que vous pour le nom et l'argent, mais non pour le cœur; et, comme le soin de la garder me détourne beaucoup de celui de mes affaires, je souhaite, en reprenant ma liberté, mettre ma Lauriane en bonnes mains. Dites donc oui, et hâtons-nous.

Le marquis fut abasourdi d'une proposition que, depuis quatre ans, M. de Beuvre semblait peu disposé à bien recevoir, au cas où elle lui eût été faite. Mais il ne lui fallut pas beaucoup de réflexion pour sentir l'inconvenance de ce projet et l'égoïste légèreté du père de Lauriane. Bois-Doré était souvent léger lui-même et hors du vrai; mais il était vraiment père, et Mario, amoureux et marié à seize ans, lui paraissait dans une situation plus redoutable que Mario romanesque et conjugal à onze ans.

—Vous n'y songez point, répondit-il: fiancer nos enfants, à la bonne heure! mais les marier, c'est trop tôt.

—C'est ainsi que je l'entendais! dit de Beuvre. Eh bien, fiançons-les, et reprenez ma fille chez vous. Vous surveillerez ces amoureux, et, dans deux ou trois ans, je reviendrai faire la noce.

Bois-Doré était assez romanesque pour céder; cependant il hésita. Il avait oublié l'amour, ou du moins ses orages. Mais un regard d'Adamas, qui feignait d'arranger les paquets et qui écoutait fort bien de ses deux oreilles lui rappela ces rougeurs et ces pâleurs qu'il avait remarquées sur le visage de Mario, et qui pouvaient être la révélation de souffrances cachées avec soin.

—Non, non, dit-il. Je ne mettrai point mon enfant auprès du brasier; je ne l'exposerai point à s'y dessécher ou à manquer aux lois de l'honneur. Restez en votre château, mon voisin, et soyons prudents. Vous êtes assez riche. Échangeons ici notre parole, à l'insu de nos enfants, cette fois! Pourquoi ôter le sommeil à l'un d'eux? Dans trois ans, nous les ferons heureux, sans trouble ni reproche.

De Beuvre sentit que l'ambition et la cupidité lui avaient fait désirer une sottise. Mais il était devenu entêté et colérique. Il prit de l'humeur, refusa l'échange des paroles et décida qu'il conduirait sa fille en Poitou, auprès de la duchesse de la Trémouille, sa parente.

Mario eut une défaillance au moment de monter en voiture, lorsqu'il apprit que Lauriane ne revenait pas avec lui et s'éloignait pour un temps illimité. Son père avait essayé d'amoindrir le coup; mais de Beuvre tenait à le lui porter pour éprouver ses sentiments ou pour se venger de la leçon de prudence qu'il avait eu le dépit de recevoir du moins prudent des hommes. Lauriane, qui ne savait rien encore (son père lui avait seulement dit qu'il avait à rester quelques jours de plus avec elle à Bourges), descendit précipitamment l'escalier en entendant l'exclamation douloureuse du marquis, à la vue de Mario blême et défaillant. Mais Mario se remit très-vite, prétendit n'avoir qu'une crampe, et se jeta dans le grand carrosse en fermant les yeux. Il ne voulait pas voir Lauriane, dont l'air calme jusqu'à ce moment le blessait jusqu'au fond du cœur. Il la supposait instruite de tout et décidée, sans regret, à le quitter pour toujours.