L'hôtesse, appelée si poliment par Macabre, monta et fit bravement tête.

—De quoi servent les gros mots, capitaine Macabre? dit-elle en mettant le poing sur sa hanche. Nous nous connaissons de vieille date, et je sais fort bien que vous payerez votre écot et celui de vos démons de lansquenets[25] en jurons et casserie. Ce n'est point pour mon plaisir que je vous reçois, et je n'ignore point que c'est plutôt pour ma ruine. Mais je suis une femme raisonnable et pas plus sotte qu'une autre. Je fais donc contre fortune bon cœur et vous sers de mon mieux, afin d'éviter les mauvais traitements et d'être plus vite débarrassée de vos visages... Si vous avez un peu de raisonnement vous-même, capitaine, vous vous direz qu'il ne me faut molester inutilement, mais bien me laisser faire et vous souvenir que je sais frire et rôtir aussi bien qu'une autre.

—Et qui es-tu donc, la vieille raisonneuse? dit le capitaine en essayant de tourner son cou ankylosé dans son hausse-col de fer, pour regarder madame Pignoux.

—Je suis de mon nom de fille, Marie Mouton, que vous avez eue pour cantinière durant le siége de Sancerre, à telles enseignes qu'un jour, je vous fricassai un vieux chapeau dont vous vous léchâtes la barbe.

—C'est possible; je me souviens du chapeau, qui était bon, et non de toi, qui est laide... Mais, si tu as servi la bonne cause, je te pardonne ton caquet.

—Et qu'est-ce que vous appelez la bonne cause, à présent? Car vous en avez changé tant de fois, vous et les vôtres!

—Taisez-vous, ma mie Bonbec. Je ne parle pas religion avec les gens de votre espèce.

—Sachez, d'ailleurs, dit Saccage en ricanant, que la bonne cause est toujours celle que nous servons!

—Mais est-ce l'heure de babiller, reprit Macabre, quand ma Proserpine s'avance et que je vous commande de vous hâter?

—Je ne peux pas aller plus vite, répondit la Pignoux; pourquoi m'avez-vous fait monter?

—Parce que j'entends que ton mari, que l'on dit être un queux recommandable, se lève, crevé ou non, et mette la main à la pâte.

—Ça ne se peut point; mon homme est perclus de douleurs et ne cuisine plus depuis longtemps.

—Vous mentez, ma mie; votre homme est un suppôt du vieux... Suffit! je sais de vos nouvelles; mon épouse m'a dit...

—De quel vieux voulez-vous parler?

—Je crois que vous me questionnez, valetaille? dit le capitaine avec une dignité burlesque qu'il affectait de bonne foi.

—Pourquoi non? reprit l'hôtesse. Et votre épouse, comme vous dites, qui donc est-elle, pour vous avoir si bien renseigné?

—Retenez votre langue, et quand viendra ma déesse, servez-la à genoux, dit Macabre avec un sourire de fatuité qui fit remonter sa bouche de guingois jusqu'à son œil gauche.

Puis, revenant à son idée fixe, qui était de bien manger et de bien régaler sa déesse, il insista pour faire lever l'hôtelier.

—Par l'enfer! dit Saccage en tirant son épée, ça n'est pas difficile; j'ai toujours ouï dire qu'il fallait larder les côtés malades pour leur donner du jeu, et je saurai bien dénicher ce prétendu moribond en quelque trou qu'il se terre! Venez avec moi, les estradiots! et piquez partout, que ce soit chair ou moellon.

—C'est inutile, dit Mario en se jetant au devant de la rapière dégaînée, je vais le chercher; je sais où il est maître Pignoux!... Je le connais, et quand je lui dirai qu'il a l'honneur de recevoir le capitaine Macabre en personne, il viendra tout de suite.

—Ce petit-là est gentil! dit Macabre en regardant sortir Mario. Il faut que je le donne à mon épouse pour la servir. Elle me demande tous les jours un page bien tourné.

—Vous ne ferez rien d'un bohème, dit Saccage. Celui-ci a l'air insolent et moqueur.

—Vous vous trompez! je le trouve gentil, moi! reprit le capitaine, qui n'aimait pas à être contredit trop longtemps, et avec qui le lieutenant avait un peu trop son franc parler depuis quelques jours, pour des causes que nous saurons bientôt et dont Macabre commençait à se douter.

Le marquis, inquiet de Mario, se tenait dans un petit couloir près de la salle d'honneur et s'efforçait de tout entendre; mais son oreille ne saisissait que des bribes de conversation, et Mario, en courant le chercher, se hâta de le mettre au fait en aussi peu de mots que possible.

Il n'eut pas le temps, et, d'ailleurs, il n'eut pas la volonté de lui dire ce qui se passait à Briantes, il sentait que le marquis en avait bien assez de se tirer d'affaire pour son compte, et qu'il ne fallait pas le troubler par de trop nombreuses appréhensions.

Les reîtres ignorant, aussi bien que lui, l'attaque précipitée des bohémiens, il n'y avait pas de risque que le marquis l'apprît d'une autre bouche que la sienne quand le moment serait venu.

Mais ce moment viendrait-il? La situation présente eût semblé désespérée à une personne expérimentée, et le marquis, qui n'en savait qu'une partie, la jugeait très-grave. Mais Mario avait l'heureuse foi de l'enfance: il ne voyait pas la moitié du danger.

Si nous sortons d'ici, comme j'espère, pensait-il, nous rirons bien, mon père et moi, de la figure que nous faisons en ce moment!

LIII

En effet, le pauvre marquis travesti en maître-queux, était fort risible.

Il avait fait les choses en conscience. Il avait ôté sa perruque et caché son crâne dénudé sous un bonnet de toile goudronnée en forme de moule à pâtisserie.

Sa figure, ainsi privée de boucles d'ébène et barbouillée de suie, n'était guère reconnaissable, non plus que ses grandes mains blanches, convenablement teintées à l'avenant de son visage.

Il avait trouvé moyen de bien dissimuler sa fine chemise sous un sarrau de campagne, et s'était chaussé de mauvaises pantoufles de feutre; un tablier gras, brochant sur le tout, dissimulait ses chausses de drap, qui n'étaient pas très-voyantes; car il s'était habillé fort simplement pour l'expédition nocturne projetée à Brilbault, et cette circonstance tournait à bien dans la circonstance nouvelle.

Averti par Mario que Macabre paraissait être un butor bête et vaniteux, il sentit qu'il devait lui inspirer de la confiance, et, dès les premiers mots, il reconnut qu'aucune hyperbole ne serait trop rude à lui faire avaler.

—Illustre et vaillant capitaine, lui dit-il en le saluant jusqu'à terre, je vous prie d'excuser ma pauvre sotte de femme qui ne m'a pas fait connaître à quel grand homme de guerre et d'esprit nous avions affaire. Il est bien vrai que je suis malade de la goutte; mais votre air avenant et martial ferait revenir un mort, et je me souviens trop bien d'avoir servi sous vos drapeaux pour ne point vouloir, dussé-je laisser ma vie au feu de mes fourneaux, vous servir encore selon les petits talents que le ciel m'a donnés.

—Bon! bon! dit Saccage au capitaine, il n'est rien de tel que de menacer! À présent, les voilà tous qui veulent avoir servi sous vos ordres.

—Ça vaut fait, répliqua Macabre, pourvu qu'il me serve bien à cette heure. Et, après tout, monsieur le lieutenant, il n'est rien d'impossible que ce vieux homme m'ait connu au temps jadis, dans les guerres du pays. J'y ai assez donné de ma personne pour qu'un chacun s'en souvienne. Maître-queux! tu me raconteras tes campagnes au dessert; car je vois bien, à ton air et à ton pas, que la goutte ne t'a point ôté l'allure d'un soldat. Tu as une drôle de senteur, ajouta-t-il, frappé du parfum dont, en dépit de son déguisement, toute la personne du marquis était imprégnée; c'est comme une senteur de confitures! N'importe! je gage que tu as été un peu lansquenet?

—Je le fus une année durant, répondit Bois-Doré, qui savait par cœur toute l'existence aventureuse de maître Pignoux et la damnable jeunesse de Macabre. Voire! je vous vis bien harceler les huguenots de Bourges durant le massacre des prisons, en compagnie de ce terrible vigneron que l'on appelait le Grand Vinaigrier...

—Hein! s'écria l'Italien en regardant son capitaine d'un air moqueur, quand je vous le disais que vous fûtes grand papiste, mon capitaine!

—Chaque chose a son temps, répliqua Macabre avec un calme philosophique; mon père, qui lors était capitaine de la grosse tour de Bourges avec feu M. de Pisseloup, protégea les pauvres parpaillots du pays tant qu'il put... Moi, je tirai de côté quand il n'y eut pas moyen de mieux faire. Mais j'ai repris le droit chemin, et j'y suis plus franc du collier que vous, monsieur l'Italien, qui cachez des reliques sous votre corselet d'Allemagne.

L'Italien répondit avec aigreur, et Macabre, mécontent de lui voir élever le ton en présence de ses pages et de ses estradiots, bien qu'ils entendissent peu le français, lui imposa silence et demanda au marquis le menu du repas qu'il pouvait lui servir.

Bois-Doré, qui n'avait soulevé l'incident des massacres catholiques que pour voir dans quelles eaux naviguait désormais le jeune Macabre devenu vieux, se sentit plus tranquille.

Ce chef de bande ne pouvait agir sous la protection du prince de Condé. Il eut la liberté d'esprit de parler cuisine en homme qui s'y entendait bien, et comme, durant son séjour de deux heures dans l'auberge, il avait, par manière de passe-temps, traité cette grave question avec madame Pignoux, il savait fort bien le contenu du garde-manger et les ressources de la cave.

—Nous aurons l'honneur de vous offrir, dit-il, un quartier de sanglier relevé d'épices, dont vous me direz des nouvelles; un fort buisson d'écrevisses d'Issoudun, cuites dans la bière...

—Et bien poivrées, j'espère! dit le capitaine. Mon épouse aime les mets du haut goût.

—On y mettra du piment d'Espagne!

Et, après avoir énuméré tous les plats, le marquis ajouta:

—Mais votre illustre dame ne serait-elle pas sensible à quelques mets sucrés, après le rôt?

—Diable! oui. J'allais oublier qu'elle m'a recommandé certaine omelette au musc...

—Votre Seigneurie veut dire peut-être aux pistaches? C'est de mon invention.

—Ouais! Elle m'a dit que c'était de l'invention du vieux...

—Du vieux? Qui donc ose se vanter d'avoir découvert avant moi l'omelette au riz et aux pistaches?

—Ma foi, le vieux Bois-Doré, puisqu'il faut nommer ce maître sot en bonne compagnie!

Bois-Doré se mordit la moustache.

—Qui donc, dit-il, fait l'honneur au marquis de répéter ses forfanteries de gueule? Madame votre épouse daigne-t-elle le connaître?

—Il paraît! répondit Macabre, et je sais en plus, mon vieux drôle, que tu es l'humble serviteur de cette triple canaille de faux marquis, ton maître d'école en cuisinerie; mais je m'en gausse! Tu es gardé à vue, et tes oreilles me répondent de tes fricots.

Le marquis vit qu'il n'avait d'autre parti à prendre que de dire du mal de lui-même, et il ne s'y épargna pas, faisant bon marché de sa qualité et de son caractère, et même en termes assez comiques, mais sans pouvoir se décider à accoler à son nom maudit et calomnié l'épithète de vieux, dont se servait contre lui avec orgueil son contemporain Macabre.

Celui-ci insista d'une manière désagréable.

—Ce cacochyme doit être fort cassé, dit-il; car, lorsque je le vis pour la dernière fois, c'était une longue flamberge, sans barbe au menton, et je faillis le rompre en deux par mégarde.

—Vrai? dit Bois-Doré se rappelant l'aventure de sa jeunesse racontée récemment à Adamas; vous lui fîtes l'honneur de vous mesurer avec lui?

—Non, mon brave homme, je ne descendis point jusque-là. Il était à cheval, portant des munitions de guerre à nos ennemis. Je le pris par une jambe, et, l'étendant sous mes pieds, je le laissai pour mort et m'emparai de son chargement.

—Qui était de poudre et de balles? répondit Bois-Doré ne pouvant se défendre de rire en lui-même des hâbleries de l'homme qu'il avait renversé d'un coup de pied, et de ce fameux chargement de munitions, qui ne consistait qu'en jouets d'enfants.

—C'était de bonne prise! répondit le capitaine; mais c'est assez causer, vieux babillard! Allez en bas tout surveiller.

Bois-Doré, renvoyé à ses fourneaux, fut forcé de quitter Mario, que le capitaine retint près de lui.

Il échangea, en sortant, un regard avec son fils, un regard plein d'angoisse, que l'enfant lui renvoya plein de confiance. Il sentait que Macabre n'était pas mal disposé en sa faveur.

—Çà, petit, dit le capitaine, avance ici à l'ordre, et dis-moi, si tu peux, qui tu es!

—Je n'en sais, ma foi, rien, mon capitaine, répondit Mario, qui n'avait pas encore eu le temps d'oublier la manière de parler de la bohème; je suis enfant volé ou trouvé sur quelque chemin par les estradiots noirs que l'on nomme égyptiens.

—Que sais-tu faire?

—Trois grandes choses, dit Mario, qui se rappela à propos les belles maximes de La Flèche: jeûner, veiller, courir; avec ça, on va loin et l'on se tire de tout.

—Il a de l'esprit, dit Macabre en regardant son lieutenant, qui, pour lui témoigner sa mauvaise humeur, lui tourna le dos en s'asseyant à cheval sur sa chaise, la tête et les mains appuyées sur le dossier, les reins au feu.

Macabre trouva la posture indécente et lui en fit l'observation en termes cyniques. Saccage se leva sans rien dire et sortit.

Mario observait toutes choses, et la mésintelligence des deux chefs lui parut de bon augure. Il se promit d'en tirer parti, s'il était possible, et si l'occasion s'en présentait.

Macabre reprit la conversation avec lui.

—D'où vient, lui dit-il, que je ne t'ai point vu à Brilbault, la nuit dernière?

Mario ne fut pas longtemps embarrassé de cette question.

—Je n'y étais pas, dit-il; je récoltais des poules aux alentours, seulement pour les préserver du renard et de la pépie.

—Tu sais voler les poules? Eh bien, c'est un don de nature qui peut être mis à profit. Mais dis-moi si l'Espagnol a parachevé sa crevaison.

—M. d'Alvimar? demanda Mario, qui commençait à comprendre le récit de Pilar et à ne plus le regarder comme un rêve.

—Oui, oui, dit Macabre, ce chien de papiste qui m'a fait tourner le cœur avec ses patenôtres!

—Il est mort ce matin.

—Il a bien fait, l'imbécile! Et Sanche? Celui-là vaut mieux; quoique bigot, il entend les affaires. Où est-il, à cette heure?

—Il se cache.

—Que n'est-il venu me trouver ici?

—Je vous l'ai dit, il y a du danger ici pour vous, et il le savait.

—Quel danger? Le vieux Pignoux nous trahira?

—Non, le pauvre homme ne sait rien de rien; et que pourrait-il contre vous?

—Mais qui nous menace?

—Des seigneurs qui vous cherchent à Brilbault en ce moment, et qui, avec une grosse suite, vont repasser ici pour aller coucher à Briantes.

—Tu les as vus?

—Oui.

—Combien sont-ils de monde?

—Peut-être deux cents cavaliers! dit Mario espérant épouvanter son homme.

—La mèche est donc éventée? reprit celui-ci un peu ébranlé.

—Il paraîtrait!

Le capitaine parut réfléchir, autant que sa figure de pierre, ou plutôt de corne, pouvait indiquer une préoccupation morale.

Le cœur de Mario battait sous sa souquenille. Un instant il espéra que sa ruse allait aboutir et que Macabre se déciderait à rebrousser chemin. Mais le capitaine se mit à parler allemand avec ses estradiots, qui sortirent aussitôt, et Macabre reprit sa pose gracieuse, une jambe sur la tête du landier, l'autre sur la chaise que le lieutenant avait quittée.

Mario se hasarda à l'interroger.

—Eh bien, mon capitaine, lui dit-il, vous allez reprendre le chemin?...

—De Linières? Non pas, ma foi, mon petit singe! Mes chevaux sont las et mes gens aussi. Moi, j'ai si mal dormi à Brilbault, la nuit dernière, que je veux me refaire ici. Malheur à qui viendra m'y déranger!

Ces projets de sommeil firent encore renaître l'espoir chez Mario.

—Si ces gens sont bien las, pensa-t-il, il y aura un moment où nous pourrons nous échapper.

Il ne comptait pas, comme le marquis, sur l'arrivée de ses amis et de son monde. Pilar, en les avertissant de la prise de la basse-cour de Briantes, devait être cause qu'ils y courraient tous à l'instant même, comptant rencontrer le marquis dans la même direction; car la petite bohémienne, qui avait l'esprit plus net que son âge ne le comportait, ne manquerait pas de leur dire que Mario était parti de son côté pour avertir son père.

Comme il faisait ces réflexions en lui-même, le lieutenant Saccage rentra, et, s'adressant à Macabre, qui s'assoupissait devant le feu:

—Capitaine, dit-il d'un ton moitié humble, moitié arrogant, permettez-moi de vous dire que, grâce à votre idée de nous faire marcher par petites bandes, nous perdons le temps; votre femme et son monde n'arrivent point, et, si vous restez longtemps à table, comme de coutume, tout peut échouer. Il s'agirait de ne point banqueter, de manger vite, de dormir deux heures et d'aller de l'avant sans donner le temps aux passants de porter devant nous la nouvelle de notre arrivée.

—Supprimez les passants! répondit tranquillement Macabre. N'est-ce point chose convenue? Vous n'aurez pas grand'besogne, car nous n'avons pas rencontré un chat depuis Linières, et ce pays est vide comme une église en 62. Mais ce sont là paroles inutiles. J'entends la voix de ma Proserpine. Elle arrive! allons au devant d'elle!

En parlant ainsi, Macabre se leva avec effort et descendit à la cuisine.

—Le capitaine vieillit! dit en italien Saccage à un des maréchaux-ferrants qui étaient restés devant la porte, plantés comme des statues.

—Non, répondit le reître, il a pris femme, et c'est pire! On ne songe plus qu'à faire la noce, et on ne sait plus marcher quand il faudrait.

Mario, qui apprenait l'italien avec Lucilio, comprit à peu près ces paroles, et suivit le lieutenant et les deux reîtres à la cuisine.

Dès qu'il y fut, sans s'occuper du renfort d'arrivants qui encombrait la porte, il se glissa auprès de Bois-Doré, qui fricassait de son mieux avec madame Pignoux, se disant que plus tôt l'ennemi serait à table, plus tôt s'offrirait quelque chance d'évasion.

—Te voilà, mon enfant? dit le marquis à voix basse; ils ne t'ont pas maltraité?

—Non, non, répondit Mario, nous sommes au mieux, le capitaine et moi. Laisse-moi t'aider, mon père. Nous pourrons causer pendant qu'ils ne songent pas à nous.

—Très-bien, mais ne nous regardons pas; vois comme je fais pour parler à l'hôtesse.—Madame Pignoux, cria-t-il, passez-moi le beurre!

Et il ajouta tout bas:

—Qu'est-ce qui arrive encore sur la porte, ma bonne femme?

—Une dame qui descend de cheval. Ne vous retournez pas, si par hasard elle vous connaît.

—Petit, de la muscade! reprit le marquis en frappant sur l'épaule de Mario.

Et il lui dit dans l'oreille:

—Ne te retourne pas non plus.—Madame Pignoux, ajouta-t-il en se penchant vers l'hôtesse, tâchez de voir sa figure.

—Je ne la reconnais pas, répondit la Pignoux; elle a un tas de cheveux et de panaches... C'est une forte femme!

LIV

Nos trois personnages étaient placés dans le fond de la cuisine, le long du fourneau, le dos tourné à la porte et la figure vers une fenêtre du rez-de-chaussée, devant laquelle ils voyaient passer et repasser au dehors la silhouette des reîtres montant la garde l'arme au bras.

Il y en avait deux sur chaque face de la maison, luxe inutile, car cette maison n'avait que deux portes: celle qui donnait sur la route et celle du garde-manger, qui donnait sur un petit jardin clos de haies.

Toutes les fenêtres du rez-de-chaussée et du premier étaient solidement grillées. Il ne fallait donc pas espérer sortir de vive force.

Et pourtant, le marquis soupirait d'impatience.

—Ah! mon fils! disait-il à Mario, pourquoi es-tu ici? Avec ce bon grand couteau de cuisine, je saurais bien me débarrasser des deux sentinelles qui se croisent là devant la porte de l'office. Mais avec toi... je n'oserais, je suis lâche.

—Et, si mon homme était là, ajoutait madame Pignoux, tout vieux qu'il est, il ferait bien l'affaire des deux autres, avec Jacques! Mais j'ai bien peur qu'ils ne l'aient tué, mon bon valet!... Ah! Dieu! le voilà! voyez comme ces démons l'ont arrangé! Il est tout en sang!

Jacques le Bréchaud, ainsi nommé parce qu'il était brèche-dents, était laid, sournois et rageur, mais courageux et dévoué.

—Ne faites pas attention, dit-il, et donnez-moi un torchon pour que je m'essuie la figure.

—Mais ils t'ont fendu la tête, mon pauvre ami! dit le marquis en lui passant son mouchoir à dentelle, qui était resté dans la poche de ses chausses.

Mario s'empara du mouchoir, qui les eût fait reconnaître pour des seigneurs, et le jeta dans le fourneau ardent, où il disparut comme une allumette.

Jacques essuyait son sang et bandait sa blessure avec une serviette.

—Ne vous inquiétez pas, dit-il à madame Pignoux; ils m'ont laissé revenir ici pour les servir; donnez-moi le tranche-lard, et la nuit ne se passera pas sans que j'en aie étripé quelques-uns.

—Tu te feras tuer, dit l'hôtesse.

—Ça ne fait rien, répondit Jacques.

—Mais tu nous feras tuer aussi!

—Jacques, dit le marquis, vois cet enfant et ne dis mot. Fais-le sortir si tu peux, mais sois prudent si tu nous aimes.

Jacques regarda Mario en dessous, et, sans répondre, il alla à plusieurs reprises dans le garde-manger, comme pour son service, mais en effet pour examiner les reîtres qui montaient leur garde avec la régularité de deux automates.

—Ces chiens d'Allemands! dit-il au marquis, ça ne dort pas, ça ne boit ni ne mange, tant que ça n'a pas tué tout le monde.

—Et ça connaît la discipline! répondit le marquis avec un soupir. Ah! il ne faut pas se le dissimuler, les reîtres sont de rudes soldats! Si le bon Henri en avait eu dix mille, il eût été roi dix ans plus tôt!

—Cuisine, mon père, cuisine! dit Mario, le lieutenant te regarde!

—Il peut me regarder, mon fils! je sais manier la queue d'une casserole aussi bien que maître Pignoux lui-même.

—C'est la vérité, dit l'hôtesse; on jurerait que vous avez étudié!

—J'ai étudié en campagne, madame Pignoux; j'ai fricassé, l'épée au flanc et le casque en tête, pour mon Henri! Qui m'eût dit que je fricasserais pour un Macabre et pour sa moitié? Quelque gaupe, j'imagine!

En ce moment, la voix de madame Proserpine s'éleva au-dessus des autres, qui l'avaient couverte jusque-là.

—Pouah! comme ça sent le graillon brûlé! criait-elle; c'est une infection ici! Montons, montons vite! Allons donc, lieutenant, donnez-moi la main, sacrebleu!

M. de Bois-Doré et son fils se regardèrent et baissèrent aussitôt le nez sur leurs casseroles.

Cette amazone, qui, après avoir causé et discuté confidentiellement avec le capitaine et le lieutenant sur le seuil de l'auberge, traversait maintenant la cuisine en se carrant dans son riche costume de guerrière, et en agitant, sous son feutre à plumes bariolées, sa volumineuse crinière d'un blond ardent, cette madame Proserpine, épouse plus ou moins légitime du capitaine Macabre, c'était l'ancienne gouvernante du marquis, c'était l'ennemie personnelle de Mario, c'était la Guillette Carcat de La Châtre, c'était la Bellinde de Briantes.

—Nous sommes perdus, pensa le marquis; elle va nous reconnaître!

—Nous sommes sauvés, pensa Mario; elle ne nous reconnaît pas!

Et, pour mieux se déguiser, il s'enveloppa aussi d'un tablier à pièce qui lui montait jusqu'au menton, et passa, sur ses joues roses, ses petites mains frottées de charbon.

Bellinde passa sans se retourner. Mais il n'y avait pas moyen de songer à la fuite. Madame voulait être servie à l'instant.

L'ex-gouvernante, prude et sucrée, avait subi une rapide métamorphose. En devenant la compagne d'un vieux routier, elle avait pris les manières soldatesques et le ton impérieux et violent, qui, en somme, était l'expression de sa véritable nature, comprimée et fardée depuis longtemps à Briantes. Sa personne s'était développée avec la même exubérance. N'étant plus forcée de savourer en secret les liqueurs et les friandises dérobées, elle s'était livrée avidement à sa gourmandise. Abondamment pourvue d'argent, de vivres et de boissons par les soins de Macabre, qui prenait la part du lion dans le pillage, elle noyait chaque jour, dans la fumée des festins, le remords et le dégoût d'appartenir à une espèce de monstre.

Le plaisir de ne rien faire que chevaucher et commander était aussi pour elle une compensation. Les intempéries et les intempérances de sa nouvelle vie d'aventurière avaient donc altéré ses traits et presque subitement doublé son embonpoint. Sa figure, naturellement colorée, avait déjà pris les tons marbrés de la débauche et le violacé de la pléthore. Fière de sa riche crinière rousse, elle l'étalait sur ses épaules avec une affectation ridicule, et se couvrait sans discernement de tous les objets conquis par maître Macabre, en trahison bien plus souvent qu'en franche guerre.

Madame était donc fort pressée de manger et de boire après une assez longue chevauchée, et se faisait fête de connaître, enfin, la bonne cuisine de M. Pignoux, qu'elle avait entendu vanter si souvent à Briantes.

Peu lui importait que vingt-cinq bons soldats (très-méchants drôles, d'ailleurs, il ne faudrait pas s'y tromper) attendissent à la porte, le ventre creux. Le mécontentement que ses façons d'agir leur causaient ne la préoccupait nullement; elle ne doutait de rien, son amant imbécile lui ayant donné le grade de lieutenant et le commandement d'une partie de sa bande, qu'elle associait à ses profits quand elle était de bonne humeur, et qui, en somme, lui était dévouée par intérêt.

Les quinze nouveaux bandits qu'elle avait amenés, et qui prirent possession de la cuisine, tandis que les autres étaient relégués à l'écurie ou commandés pour le guet et la garde montante, se montrèrent tout d'abord très-pressés de la faire servir; ils comptaient sur ses restes, et, tandis que les uns dressaient la table en bousculant et injuriant les valets, les autres talonnaient le chef Bois-Doré, sa prétendue femme et Mario, le marmiton improvisé, pour qu'ils eussent à satisfaire la lieutenante au plus vite.

Voilà pourquoi il ne fallut plus songer à échanger des observations, ni à regarder la porte. Il fallait cuisiner, et l'on cuisinait à tour de bras.

Ce fut une des aventures de la vie du marquis où il se montra à la hauteur des événements.

Il fit des ragoûts dignes d'un meilleur sort, saupoudra et dressa les mets, graissa la poêle et fit sauter l'omelette avec des allures d'une maestria qui finit par imposer le respect à ces mécréants, en dépit de leur impatience.

Au moment de servir la soupe, le marquis vit Jacques Bréchaud allonger le bras comme pour saler sur nouveaux frais. Il repoussa machinalement cet inutile concours; mais l'insistance du brèche-dents l'étonna, et, lui saisissant la main, il trouva à son sel un aspect singulier.

—Laissez donc faire, dit Jacques, ils aiment ça, la soupe salée!

Et il avait un sourire étrange qui frappa tout à fait le marquis.

—Jacques! lui dit-il tout bas, pas de poison: c'est lâche, et la lâcheté porte malheur! Dieu seul peut nous sauver. Ne fâchons pas Dieu!

Jacques laissa tomber la mort-aux-rats dont il s'était promis d'assaisonner la soupe des aimables hôtes du Geault-Rouge. L'élan généreux et romanesque du marquis lui parut inexplicable; mais il en subit l'ascendant avec une sorte de terreur superstitieuse.

Bois-Doré venait de remettre le potage et tout le premier service aux pages barbus de madame Proserpine; il respirait un peu; on semblait disposé à lui laisser un peu plus de liberté.

Mario même allait de temps en temps jusqu'au seuil, et il eût pu fuir en cet instant, en ayant l'air d'aller chercher du bois sous le hangar; mais il se garda bien de dire le fait à son père. Celui-ci eût exigé qu'il en profitât, et, pour rien au monde, l'enfant n'eût voulu se séparer de lui.

—Si l'on doit tuer mon père, pensait-il, je veux mourir avec lui; mais, jusqu'à la fin, je garderai l'espoir de le sauver.

Madame Pignoux commençait aussi à espérer. Les hommes de la lieutenante paraissaient encore plus effrontés, mais un peu moins sinistres que ceux qui les avaient précédés dans la cuisine.

Ils étaient presque tous Français et jeunes. Ils commandaient avec autant de cynisme que les autres; mais il y avait dans leurs manières une sorte de gaieté qui pouvait faire croire à un fonds de bonhomie, ou, tout au moins, à un moment d'oubli.

Mais un ordre venu du haut de l'escalier tomba comme la foudre sur les captifs: madame Proserpine mandait maître Pignoux et sa femme en sa présence.

—J'irai, j'y vais, j'y cours! s'écria l'hôtesse en montant l'escalier.

Et, se présentant à la lieutenante, elle lui demanda respectueusement ses ordres, en ayant soin de ne pas avoir l'air de la reconnaître, ou de l'accepter d'emblée pour une personne autrement importante que l'ex-promeneuse des petits chiens du marquis.

—Mes ordres sont que votre mari comparaisse aussi, répondit la Bellinde flattée de la soumission de madame Pignoux. Allez le chercher, ma bonne femme.

—Excusez-moi, dit la Pignoux, mon homme est dans son coup de feu, et trop enfumé pour se montrer en tablier et en bonnet sales devant une dame comme vous.

—Te crois-tu donc plus ragoûtante, vieille pendarde? cria le capitaine. Va, on ne m'en donne point à garder. Je veux voir la figure de ton bélître de mari, et il n'y a point d'excuse qui serve. Et vous autres, mes drôles, dit-il aux servants de la Proserpine, d'où vient que, quand votre lieutenante commande quelque chose, vous vous le faites dire deux fois? Mort de ma vie! faudra-t-il que j'aille quérir moi-même ce double traître?

Au même instant, Bois-Doré, à qui déjà l'on avait fait monter de force l'escalier, fut poussé dans la salle, et si rudement, qu'il faillit aller tomber aux genoux de la Proserpine.

Le pauvre Mario le suivait, tremblant de crainte pour lui et de colère contre les méchants reîtres. Si son vieux père fût tombé, l'enfant eût perdu patience et se fût fait mettre en pièces pour le défendre.

Heureusement pour tous deux, le marquis ne perdit pas la tête et se résolut à tout braver, remettant son destin au succès de son déguisement.

Le hasard voulut que Proserpine ne fît nulle attention à ses traits. Elle connaissait fort bien le véritable Pignoux; elle ne daigna pas lever les yeux sur lui tout de suite, distraite qu'elle était par les hommages archi-familiers que lui adressait le lieutenant Saccage, lequel, placé à côté d'elle, profitait de tous les instants où Macabre ne les observait pas de trop près.

Le marquis put donc se placer derrière la Proserpine, dans l'attitude d'un respectueux serviteur qui attend des ordres, et, d'un mouvement adroit, il fit passer Mario derrière lui.

—Ah! te voilà enfin, gibier d'estrapade! s'écria le capitaine en frappant du poing sur la table. Ta crainte me vend ta traîtrise, et je vois clair dans tes mauvais desseins!

Bois-Doré, se croyant dévoilé, faillit envoyer le déguisement au diable et jouer du couteau de cuisine pour mourir au moins sans insulte; mais Mario était là, qui glaçait son courage. Incertain du sens des paroles qui lui étaient adressées, il se garda de répondra et de faire entendre sa voix aux oreilles de la Proserpine.

Il se contenta de regarder fixement le Macabre d'un air assuré. C'était, à son insu, la meilleure attitude qu'il pût prendre.

—Voyons, parleras-tu? hurla de nouveau le capitaine, qui paraissait inquiet et qui se sentait rassuré par son air de candeur. Tu fais le simple, mauvais drôle! cependant, tu n'ignores point qu'en ne te présentant pas ici toi-même, et en te faisant tirer l'oreille pour te rendre à ton devoir, tu as manqué à toutes les règles et à toutes les bienséances de ton chien de métier.

Bois-Doré, décidé à ne point parler, fit une pantomime équivalant à un point d'interrogation, avec un mouvement de tête qui signifiait: «De quoi s'agit-il?»

—As-tu perdu la parole, toi qui bavardais si bien tantôt? reprit le Macabre; ou ignores-tu, triple sot, que l'hôtelier doit, le premier, goûter largement aux plats et aux boissons qu'il présente? Penses-tu que je suis si sûr de toi que je veuille m'exposer au poison?... Allons, vite, détestable bête, avale-moi ce que tu vois sur cette assiette et dans ce gobelet, ou, mordieu! je te fais avaler ma rapière.

En même temps, il montrait au marquis une assiette sur laquelle on avait placé un échantillon de tous les mets servis sur la table, et un gobelet rempli de vin pris dans tous les pots.

Le marquis fut grandement soulagé de voir de quoi il s'agissait, d'autant plus que la Proserpine ne le regardait pas au moment où il fut obligé de se pencher sur la table pour prendre l'assiette et le verre.

La coutume de faire goûter les mets par l'aubergiste était tombée en désuétude depuis la fin des grandes guerres civiles, du moins dans les provinces du centre; les voyageurs n'exerçaient plus ce droit, non plus que les aubergistes ne revendiquaient celui de les désarmer à leur entrée dans la maison.

Mais Macabre agissait comme en pays conquis, et il n'y avait pas à discuter avec le droit du plus fort. Le marquis s'exécuta bravement, avec un sourire de dédain pour l'outrage infligé à sa loyauté. Il avala en silence le contenu de l'assiette et du verre, tout en lançant à Jacques Bréchaud un regard qui lui disait éloquemment:

«Jacques, tu vois que la générosité porte bonheur!»

Et Jacques, qui adorait le marquis, se signa en retournant à la cuisine.

LV

Tout allait bien.

Macabre et ses acolytes, vaincus par le fier regard et le fier silence du majestueux cuisinier, étaient charmés, d'ailleurs, de pouvoir faire honneur à ses plats, et peut-être n'eût-il pas été forcé de se montrer de nouveau; mais une malheureuse distraction de sa part vint tout gâter.

La Proserpine laissa tomber l'éventail de plumes qu'elle portait à sa ceinture en compagnie d'une daguette et de deux pistolets; et, par une fatale habitude de galanterie dont il ne s'était jamais départi, même envers sa gouvernante, le marquis se baissa pour ramasser l'objet, qu'il présenta avec émotion, s'apercevant trop tard de sa bévue.

Il y eut un moment de surprise et d'incertitude dans les yeux de la Proserpine, un moment long comme un siècle; enfin, la dame s'écria en portant la main à ses pistolets:

—Je veux mourir de la grand'mort, si c'est là maître Pignoux!

—Quoi? qu'est-ce à dire? s'écria à son tour le Macabre. Arrive ici, vieux fricotier, et montre ton sale museau à la compagnie. Par la mort-diable! s'il y a ici quelque supercherie et qu'un vil gâte-sauce ait usurpé les fonctions de maître-queux, je prétends faire de son cuir une écumoire.

Le marquis n'écouta pas les menaces du brigand; il sentit que le moment de la crise était venu, et poussa Mario hors de la salle, en lui disant:

—Va donc en bas, toi! ma femme t'appelle!

Puis il se présenta résolûment en face de la Proserpine et la regarda avec cette suprême dignité que l'homme de cœur est seul capable d'invoquer contre de lâches adversaires.

Malgré le grotesque accoutrement de son maître, la servante Bellinde ne put se défendre d'un sentiment de respect et de remords. Elle tenait dans ses mains la vie de celui qu'elle voulait humilier et piller, mais non pas faire tourmenter et égorger. Elle hésita encore un instant, et dit:

—Ma foi, maître Pignoux, je vous reconnais à cette heure! mais par la mordi! vous êtes bien changé! Vous avez donc fait une grosse maladie?

—Oui, madame, répondit Bois-Doré touché de ce bon mouvement: j'ai eu beaucoup de fatigue dans ma maison depuis que j'ai été forcé de me séparer d'une personne qui me servait fort bien.

—Je sais de qui vous parlez, reprit la Bellinde. C'était un trésor que vous avez méconnu et jeté à la porte comme un chien. Oui, oui, je sais comment la chose s'est passée. Tout le tort est de votre côté, et, à présent, vous en êtes aux regrets! Mais il est trop tard, ma foi! elle ne vous servira plus!

—Elle fera bien de ne plus servir personne, si elle peut s'en dispenser; mais je me flatte que, en quelque situation qu'elle soit, elle n'a point oublié ma générosité envers elle. Je la quittai sans reproche et sans lésinerie, elle pourra vous le dire.

—Il suffit; nous parlerons de ça plus tard. Servez-nous bien, et, pour ce, retournez à votre ouvrage, mon vieux. Allez!

En sortant, Bois-Doré la vit parler bas à un de ses hommes.

—Nous sommes sauvés! dit-il à Mario dans l'escalier. Elle ne m'a pas trahi, et elle vient de donner l'ordre de nous laisser sortir!

Et, dans sa candeur, le marquis se dirigeait avec Mario vers la porte de la cuisine; mais il s'était bien trompé: la Proserpine avait, au contraire, renouvelé l'ordre du blocus.

Il fallait donc feindre encore et s'occuper de la confection de la fameuse omelette aux pistaches.

Une heure environ s'écoula sans apporter de changement à cette burlesque et tragique situation.

On faisait grand bruit dans la salle. Macabre criait, jurait et chantait. C'était tantôt de la gaieté brutale et tantôt de la colère.

Voici ce qui se passait:

Le lieutenant Saccage était un homme positif et net comme son nom. Il trouvait absurde que l'on se préparât à un coup de main qui exigeait une marche rapide et silencieuse, par un souper qu'il savait bien devoir dégénérer en orgie.

Macabre était un bandit adonné à tous les excès qui étaient le véritable but de ses courses. Il n'avait pas, comme son lieutenant, les qualités du spéculateur, et, si je ne craignais de profaner les mots, je dirais que, dans sa vie d'aventures, il portait une sorte d'ivresse qui en était la poésie sombre et brutale. Il était aussi bohémien que larron, mangeant tout et n'étant riche que par crises.

L'autre amassait froidement et plaçait à mesure. Il entendait les affaires, ne donnait rien au plaisir et s'amassait une fortune. De nos jours, il eût été un fripon mieux posé: il eût filouté en habit noir et vécu dans le monde, au lieu de courir les routes et de détrousser les passants.

Chaque siècle a son trafic, et, dans les guerres civiles du xvie et du xviie siècle, le brigandage s'était organisé en industrie régulière et en calculs positifs.

Saccage aspirait à se débarrasser du Macabre. Il n'eût osé l'attaquer de front; mais il faisait comme M. le Prince avec le roi de France. Il poussait son maître dans le danger, comptant qu'une arquebusade l'emporterait et lui ferait la place nette.

Dans cette prévision, il tâchait de plaire à la Proserpine, gardienne de la caisse et des bijoux, et la dame, tout en ménageant l'époux de rencontre, ne décourageait pas l'époux en herbe que les hasards de la guerre pouvaient lui rendre utile à un moment donné.

Ce système de coquetterie commençait à être visible pour Macabre, et il se sentait partagé entre le besoin de se laisser mener par le nez et celui d'administrer une solide correction à sa déesse.

Il eût voulu aussi, à chaque instant, casser les brocs sur la tête de son rival, et cependant il sentait combien l'activité et la constante lucidité de ce lieutenant lui étaient nécessaires, à lui qui ne pouvait se résigner à être sobre et à vivre sur le qui-vive.

Si bien que, fatigué de cette alternative de colères et de réconciliations qui se renouvelait à chaque repue, le capitaine prit le parti de noyer ses soucis dans le vin clairet des coteaux de La Châtre, et commença, après avoir beaucoup déraisonné, à éprouver l'invincible besoin de faire un somme, le nez sur son assiette, dans un reste de pâté.

Alors, seulement, Saccage put parler raison à la Proserpine.

—Vous voyez, ma Bradamante, lui dit-il, que cet ivrogne n'est bon à rien, et, si vous m'en croyez, nous le laisserons dormir ici tout son soûl et courrons piller le susdit manoir. Au retour, demain, nous reprendrons ici ce beau capitaine, qui ne servirait maintenant qu'à gêner notre expédition.

Proserpine nourrissait une idée toute fraîche éclose, idée hardie et bizarre, dont elle n'avait garde de faire part au lieutenant.

Elle feignit d'acquiescer à son désir de tout préparer pour le départ.

—Allez faire manger la troupe, répondit-elle; je vais veiller ce dormeur, et, s'il s'éveille, je le ferai boire pour qu'il reprenne son somme.

Saccage descendit à l'office, se fit livrer toutes les provisions en porc salé et conserves de gros gibier, puis passa à l'écurie, où ses hommes et ceux du capitaine s'étaient installés.

La distribution des vivres et surtout du vin fut faite sous ses yeux avec une prudente parcimonie; il veilla lui-même à ce que la garde fût bien montée. Les hommes de Proserpine étaient attablés dans la cuisine et soupaient joyeusement de la copieuse desserte des officiers.

Pendant ce temps, la lieutenante fit monter le maître-queux, qui la trouva chauffant ses grosses jambes bottées, dans une attitude masculine.

Ils étaient seuls, car le capitaine ronflait dans son pâté.

—Asseyez-vous là, marquis, et causons, dit-elle d'un air affable assez risible. Il faut que vous connaissiez votre situation et la mienne, et je vous ferai voir bien des choses en peu de mots, car le temps presse.

Le marquis s'assit en silence.

—Il faut vous dire, reprit la dame-brigand, que, lorsque vous me renvoyâtes incivilement de votre gentilhommière, j'entrai au service de madame de Gartempe, qui s'en allait dans le pays Messin de Lorraine, où elle a des biens de conséquence.

—Je le sais, dit le marquis; vous étiez là chez une dame fort qualifiée, et ce n'était point déroger. Comment se fait-il!...

—Que je l'aie si tôt quittée? Je m'étais mis la dévotion en tête chez vous, parce qu'on aime à faire le contraire de ce que font les gens qui nous commandent; et c'est pour cela que, trouvant ma grande dame trop exigeante pour ma conscience, je me tournai du côté des réformés, ce qui me servit à me faire chasser par elle, beaucoup plus durement que par vous, je le confesse!

»Sur ces entrefaites, il arriva au pays Messin un corps d'aventuriers de tous les pays, qui avaient servi ce brave capitaine que l'on appelle là-bas le bâtard de Mansfeld, et qui, battus sur l'autre rive du Rhin par les troupes catholiques de l'empereur cherchaient fortune en Alsace et en Lorraine.

»On avait grand'peur de ces gens-là, moi tout comme les autres; mais le hasard me fit rencontrer parmi eux quelqu'un que vous voyez ici, et qui, ayant sauvé une bonne somme, venait de congédier ses soldats et songeait à revenir à Bourges pour s'établir et vieillir en paix.

»Il se rappelait si bien le Berry, que la connaissance fut bientôt faite et qu'il m'offrit son cœur et sa main.

»Je ne sais pourquoi j'hésitai à me lier; mais en ce qui est très-assuré, mon cher marquis, c'est que votre château sera pris cette nuit et brûlé demain matin.

—C'est donc là véritablement le but de votre expédition? dit le marquis affectant un grand calme. Est-ce vous qui avez suggéré cette idée au capitaine Macabre? Je ne puis croire que vous soyez une personne vindicative et perverse à ce point.

—L'idée n'est pas venue de moi; mais, sans le vouloir, je l'ai suggérée à cet animal rapace, pour lui avoir imprudemment parlé de votre trésor. À peine sut-il le fait, qu'il m'accabla de questions, et moi, sans savoir où il voulait en venir, je lui donnai assez de détails pour le convaincre qu'il serait facile de s'en emparer.

»À mes paroles imprudentes se joignirent des lettres que j'eus aussi l'imprudence de lui montrer. L'une venait de M. Poulain; l'autre de Sanche. Tous deux me donnaient des nouvelles de M. d'Alvimar; tous deux me croyaient encore dans ce qu'ils appellent les bons principes, et, comme il est utile d'avoir des amis partout, je me gardais de leur faire savoir en quelle compagnie je me trouvais.

»Si bien, mon cher marquis, qu'un beau jour Macabre s'en alla en Alsace et y retrouva plusieurs de ses anciens reîtres; il en enrôla d'autres qui ne demandaient qu'à rentrer en campagne, et s'adjoignit le lieutenant Saccage, qui est un homme habile et infatigable, et, tout cela fait, il vint à Linières, d'où, avec quelques-uns des siens, il s'en alla, la nuit dernière, à Brilbault, donnant rendez-vous aux autres pour cette nuit à l'auberge isolée où nous voici.»

Bois-Doré écoutait avec grande attention, mais en cachant la surprise et l'inquiétude que lui causaient toutes ces découvertes.

En se rappelant les apparitions de Brilbault, il jeta machinalement les yeux sur la muraille de la salle où il se trouvait et vit se répéter la figure à gros nez crochu, à longue moustache et à morion empanaché du capitaine Macabre.

C'était bien là le profil qu'il avait vu à Brilbault, et nul doute que le recteur Poulain, qu'il avait cru y reconnaître, ne fût aussi de la partie. D'ailleurs, le marquis ne venait-il pas d'entendre de la bouche de Proserpine que d'Alvimar avait survécu au terrible duel de la Rochaille?

Il s'abstint de toute réflexion, et se contenta d'interroger la dame, qui le confirma dans toutes ses appréhensions.

D'Alvimar avait vu avec horreur le huguenot Macabre à son lit de mort.

Mais Sanche avait fait serment de se joindre aux reîtres, avec ceux des bandits bohémiens qui voudraient le suivre, aussitôt que d'Alvimar aurait rendu le dernier soupir.

—Dès ce matin, ajouta Proserpine, Macabre est retourné à Thevet, où nous l'attendions, Saccage et moi, avec nos gens, et où nous étions campés hors la ville sans vouloir effrayer ni maltraiter personne. C'est ainsi que, grâce à la prudence et à la bonne discipline de nos aventuriers, nous avons pu faire plus de cent lieues à travers la France, sans être forcés de livrer bataille. Nous nous faisions passer pour des volontaires vendus au roi, et nous montrions un faux brevet. De cette manière, ceux de nos gens qui voudront aller chercher fortune dans le camp huguenot ou ailleurs pourront gagner le Poitou. Macabre compte leur donner carrière, sauf à tirer de son côté avec vos dépouilles, s'il voit nos cavaliers s'aventurer dans de trop mauvaises affaires. Donc, mon cher marquis, nous voici en mesure de vous ruiner, et, pour votre malheur, vous êtes venu vous jeter ici dans les mains de gens bien décidés à vous ôter la vie.

—C'est-à-dire que mon sort est dans les vôtres, répondit le marquis, et vous me le dites pour me faire comprendre la reconnaissance que je vous dois. Comptez, Bellinde, qu'elle ne se bornera point à des paroles, et que, si vous renoncez également à faire marcher sur Briantes, vous y trouverez plus de profit qu'à partager mes dépouilles avec cette bande de larrons.

—Pour cela, je vous l'ai dit, marquis, ce n'est pas moi qui dirige; mais je puis vous aider à vous débarrasser du capitaine, et faire entendre raison au lieutenant, qui aime mieux l'argent que les coups.

—Donc, c'est ma rançon et celle de mon château que vous voulez. Évaluez d'abord celle de ma personne, laquelle est, je le confesse, sans défense, en votre pouvoir. Quant au château...

—Quant au château, vous pensez qu'une fois libre, vous le défendrez! Aussi ne serez-vous point libre avant que nous en soyons sortis, à moins que...

—À moins que je ne paye?

—À moins que vous ne signiez, monsieur le marquis! car votre seing est sacré pour qui, comme votre fidèle Bellinde, connaît l'honneur d'un gentilhomme tel que vous.

—Que voulez-vous donc que je signe? dit le marquis, facilement résigné toutes les fois qu'il s'agissait d'argent.

La Proserpine garda un instant le silence. Son visage prit une expression de malice diabolique, et cependant il s'y peignit, en même temps, une anxiété singulière, comme si elle eût rougi quelque peu de ses exigences.

—Allons, allons, lui dit le marquis, parlez et finissons vite, avant que votre compagnon s'éveille.

—Mon compagnon n'est pas mon époux, vous le savez, monsieur le marquis, reprit la lieutenante en minaudant. Il est fort laid et fort bête... et, bien que vous ne soyez pas plus jeune que lui, vous avez encore des agréments... auxquels je n'ai pas toujours été aussi insensible que je le paraissais.

—Quelles folies me contez-vous là, ma pauvre Bellinde?... Allons, trêve de plaisanteries... Concluons!

—Je ne plaisante pas, marquis! J'ai toujours eu la passion d'être une femme de qualité, et, s'il faut conclure, voici mon unique et dernier mot: Soyez libre! pas de rançon! Partez, courez défendre votre manoir, si je ne puis empêcher qu'on l'attaque, et, quel que soit le résultat de l'affaire, vous tiendrez la parole que vous allez m'écrire de me prendre pour votre femme légitime et légataire universelle.

—Ma femme, vous! s'écria le marquis en reculant de stupeur; y songez-vous? ma légatrice! quand Mario...

—Ah! nous y voilà! c'est le beau petit qui est l'achoppement. Mais soyez tranquille, j'aurai des bontés pour lui, s'il se conduit avec moi comme il le doit, et, à ma mort, votre bien pourra lui revenir, pourvu que je sois contente de lui.

—Bellinde, vous êtes folle! dit le marquis en se levant; à moins que tout ceci ne soit un jeu...

—Ce n'est point un jeu, et, mort de ma vie! dit-elle en se levant aussi, si vous n'écrivez tout de suite ce que j'exige, j'éveille le capitaine et je fais monter mes gens!

—Faites-moi donc massacrer, si bon vous semble, répondit Bois-Doré: je ne me prêterai jamais à votre fantaisie! Mais sachez que je ne me laisserai point égorger comme un mouton et que...

Le marquis, dégainant son couteau, s'était élancé vers la porte pour recevoir les assassins, que Bellinde, étranglée de dépit, s'efforçait en vain d'appeler, lorsque le Macabre se leva tout à coup en trébuchant, et lança à la tête de son épouse un broc qui l'eût tuée, s'il eût eu la main plus assurée.

—Détestable carogne! s'écria-t-il en la poursuivant par la chambre; ah! tu veux épouser ton vieux marquis? Tu me crois sourd peut-être, et tu ne sais pas que le capitaine Macabre ne dort que d'un œil et d'une oreille! Reste-là, toi, marquis! Je ne t'en veux point, car tu as refusé les offres de cette damnée Putiphar. Reste, dis-je! Aide-moi à attraper la diablesse! Je lui veux tordre le cou en bonne forme et faire un tambour de sa peau!

Malgré ces séduisantes invitations, le marquis, laissant les deux amants aux prises, s'était élancé dans l'escalier, et Mario, effrayé du bruit qui se faisait dans la salle haute, s'était aussi élancé vers lui. Mais ils ne purent ni remonter ni descendre.

D'un côté, Proserpine, poursuivie par le Macabre, qui l'assommait à coups de bâton de chaise, roulait sur eux dans l'escalier, de l'autre, les reîtres de la lieutenante accouraient pour apaiser cette scène conjugale.

Ce fut bientôt fait.

La Proserpine, échevelée, se releva et se jeta au milieu d'eux, qui, sans respect pour le capitaine, le saisirent assez brutalement, l'emportèrent dans la salle et l'y enfermèrent en se moquant de ses cris et de ses menaces.

La lieutenante, habituée à ces orages, ne fut pas longtemps non plus à se remettre.

À peine eut-elle avalé un verre de genièvre de Marche, que lui présenta un de ses pages, qu'elle chercha d'un œil d'oiseau de proie sa victime, réfugiée dans un coin.

—Le cuisinier, le cuisinier! s'écria-t-elle. Amenez devant moi le cuisinier.

LVI

On amena le marquis et Mario, qui s'attachait à lui avec désespoir.

Bellinde reconnut l'enfant du premier coup d'œil, et sa figure, blêmie par la peur, s'empourpra d'une joie féroce.

—Mes amis, s'écria-t-elle, nous tenons le sanglier et le marcassin, et il s'agit ici d'une belle rançon pour nous, mais pour nous seuls, entendez-vous? et sans partager avec les Allemands (elle appelait ainsi les reîtres du capitaine), ni avec M. Saccage et ses Italiens! À nous, à nous seuls le Bois-Doré et son petit, et vive la France, tudieu! Une plume, du papier, de l'encre; vite! il faut que le marquis signe sa rançon! Je connais son avoir et je vous réponds qu'il ne m'en cachera rien! Mille écus d'or pour chacun de ces braves, entends-tu, marquis? et pour moi, la parole que je t'ai demandée.

—Pour toi, méchante femme, toute ma fortune, s'écria le marquis, pourvu que mon fils ait la vie sauve. Donnez, donnez la plume!

—Non pas, reprit la Proserpine. Ce n'est pas seulement ton bien que je veux, c'est ton nom, et tu vas signer la promesse de mariage.

Le marquis n'eut pas cru que cette diablesse oserait déclarer ses prétentions devant témoins.

Mais, bien loin d'en être scandalisés, les reîtres applaudirent comme à un très-bon tour, et le sang monta au visage de Bois-Doré, révolté du rôle abject et ridicule qui lui était assigné.

—Vous en demandez trop, madame, dit-il en levant les épaules; prenez mon or et mes terres, mais mon honneur...

—C'est ton dernier mot, vieux fou? Alors, ici, camarades! une corde, et donnez-moi l'estrapade à ce marmot!

En parlant ainsi, l'odieuse fille montrait un grand croc de fer planté à la voûte de la cuisine et qui servait à suspendre les poids du tournebroche.

En un clin d'œil, on se saisit de Mario, qui cria au marquis:

—Refuse! refuse, mon père! je supporterai tout!

Mais le marquis était incapable de supporter, une seconde, la pensée de voir torturer son enfant.

—Donnez-moi la plume, cria-t-il, je consens! je signe tout ce que vous voudrez!

—Donnons-lui toujours un ou deux sauts d'estrapade, dit l'un des bandits en commençant à attacher Mario; ça rendra l'écriture du vieux plus coulante.

—Oui, faites! répondit la Proserpine. Ce méchant enfant a bien mérité...

Le marquis devint furieux; mais il s'apaisa aussitôt en regardant son pauvre enfant, qui pâlissait de terreur, malgré son courage.

Il n'y avait pas à faire résistance. Mario était tenu en joue.

Bois-Doré tomba aux pieds de la Proserpine.

—Ne faites pas souffrir mon enfant! s'écria-t-il; je cède, je me soumets, je vous épouse; que voulez-vous donc de plus que ma parole?

—Je veux ton seing et ton scel, répondit la Proserpine.

Le marquis prit la plume d'une main tremblante, et, sous la dictée de cette furie, il écrivit:

«Moi, Sylvain-Jean-Pierre-Louis Bouron du Noyer, marquis de Bois-Doré, je promets et jure à demoiselle Guillette Carcat, dite Bellinde et dite Proserpine...»

En ce moment, une effroyable rumeur se fit entendre, et les reîtres de Proserpine s'élancèrent vers la porte.

C'étaient les Allemands du capitaine qui, appelés par lui de la fenêtre, accouraient pour le délivrer. La garde était montée par les Italiens de Saccage, qui avaient ordre de ne laisser entrer ni sortir personne.

Ces trois corps étant toujours en querelle comme leurs chefs, ceux-ci les maintenaient en les séparant. Mais, cette fois, ce fut impossible; Saccage, que les cris de Macabre avaient attiré aussi, et qui pensait que la Proserpine voulait en finir avec son tyran, s'efforçait d'empêcher que les Allemands ne lui portassent secours. Quant aux Français de la lieutenante, ils ne voulaient ni des uns ni des autres, et ils commencèrent tous à se colleter, sans faire encore usage de leurs armes, mais en s'injuriant avec fureur et se gourmant des pieds et des poings.

Ce vacarme était accompagné au bris des meubles dans la salle haute, où Macabre se débattait comme un diable pour se délivrer, et des cris aigus de la Proserpine, qui encourageait ses gens et commençait à craindre pour sa vie, s'ils avaient le dessous.

On pense bien que le marquis n'attendit pas l'issue de la lutte pour songer à la fuite. Il ne fit qu'un saut vers son fils pour le délier; mais la corde était si artistement nouée, que dans son trouble, il ne pouvait parvenir à la défaire.

—Coupez! coupez! disait madame Pignoux.

Mais la main du vieillard était agitée d'un mouvement convulsif. Il craignait de blesser l'enfant avec le couteau.

—Laissez-moi donc faire! dit Mario en les repoussant.

Et, avec adresse et sang-froid, il défit le nœud.

Le marquis le prit dans ses bras et suivit l'hôtesse et sa servante, qu'il vit courir vers l'office.

En s'élançant au dehors, il faillit tomber sur le seuil: un corps était étendu en travers; c'était celui du Bréchaud. Il était mort; mais près de lui gisaient deux reîtres, l'un transpercé d'une broche à rôtir, l'autre à moitié décapité par le tranche-lard. Jacques s'était vengé, et il avait dégagé le passage. Sa laide mais énergique figure avait une expression effrayante: elle semblait contractée par un rire de triomphe, et montrait ses crocs espacés comme si elle eût voulu mordre.

Le marquis vit rapidement qu'il n'y avait plus rien à faire pour le pauvre brèche-dents. Il tenait Mario serré contre sa poitrine et courait comme il pouvait.

—Mets-moi à terre, lui disait l'enfant, nous courrons mieux. Je t'en prie, mets-moi à terre!

Mais la marquis croyait entendre armer derrière lui les terribles pistolets à pierre, et il voulait faire de son corps un rempart à son fils.

Il se décida à le laisser courir aussi quand il se vit hors de portée; et tous deux se hâtèrent vers le taillis où se cachait le toit demi-écroulé de l'ancienne hôtellerie.

Chemin faisant, ils virent courir aussi madame Pignoux et sa servante. Ces deux vieilles leur firent peine. Mais les appeler, c'était les perdre et se perdre avec elles. Elles coupèrent à travers champs, se dirigeant vers quelque cachette apparemment connue d'elles comme un bon refuge.

Les beaux messieurs de Bois-Doré sautèrent sur leurs chevaux et se gardèrent bien de descendre le Terrier par la route. Ils enfilèrent un de ces chemins étroits et bordés de hauts buissons de prunelliers qui serpentent entre les enclos.

La bataille des reîtres pouvait cesser brusquement. Ils étaient bien montés et capables de serrer de près leur proie; mais le galop léger de Rosidor et de Coquet faisait peu de bruit sur la terre détrempée, et le chemin qu'ils suivaient se croisant avec les autres, les poursuivants devaient se séparer en plusieurs groupes pour chercher à les atteindre.

Il s'agissait avant tout, de gagner du terrain; aussi les Bois-Doré ne songèrent-ils d'abord qu'à dérouter l'ennemi en s'enfonçant au hasard dans ce dédale de traînes boueuses qui s'encaissaient de plus en plus, à mesure qu'elles touchaient au fond de la vallée.

Au bout de dix minutes de triple galop, le marquis arrêta son cheval et celui de Mario.

—Halte! lui dit-il, et ouvre ta fine oreille. Sommes-nous poursuivis?

Mario écouta, mais le bruit des naseaux de son cheval essoufflé l'empêchait de bien entendre.

Il sauta à terre, s'éloigna de quelques pas et revint.

—Je n'entends rien, dit-il.

—Tant pis! répondit le marquis; ils ont fini de se battre, et ils doivent penser à nous. Vite à cheval, mon enfant, et courons encore. Il faut gagner Brilbault, où sont nos amis et notre monde.

—Non, mon père, non, reprit Mario, qui était déjà en selle. Il n'y a plus personne à cette heure à Brilbault. C'est à Briantes qu'il faut courir par la traverse. Oh! je vous en prie, mon père, n'hésitez pas et ne doutez pas que je n'aie raison. Je suis bien assuré de ce que je vous dis.

Bois-Doré céda sans comprendre. Ce n'était pas le moment de discuter.

Ils gagnèrent en droite ligne le hameau de Lacs, à travers la grande plaine fromentale qui, appartenant tout entière à la seigneurie de Montlevy, n'était pas, à cette époque, divisée en plusieurs lots garnis de haies.

C'était marcher à la grâce de Dieu, en pays découvert et sans pouvoir aller vite; car, en beaucoup d'endroits, les chevaux entraient jusqu'aux genoux dans la terre labourée.

Nos fugitifs firent cependant la moitié du trajet sans entendre aucune bande de cavaliers sur le chemin, qu'ils suivaient à peu près parallèlement, à une distance de deux ou trois portées d'arquebuse.

C'était, dans la pensée du marquis, un assez mauvais signe. La querelle des reîtres n'avait pas dû se prolonger jusque-là. Du moment que les Allemands auraient vérifié que Macabre n'était pas assassiné, mais seulement enfermé pour cause d'ivresse, tout devait s'apaiser, et la Proserpine n'était pas femme à oublier les captifs, dont elle espérait tout au moins une bonne rançon.

—Si l'on ne descend pas sur nous par la route frayée, pensait le marquis, c'est que l'on nous a vus traverser la plaine, c'est que l'on nous attend aux abords de la taille de Veille, par les chemins creux que la Bellinde peut fort bien connaître. Peut-être ces coquins sont-ils plus près de nous que nous ne pensons; car le brouillard s'épaissit, et je commence à ne plus savoir si ces ombres que je vois là-bas sont des têteaux de chêne ou des cavaliers au repos qui nous attendent.

Il arrêta encore Mario pour lui faire part de ses appréhensions.

Mario regarda les arbres, et dit:

—Marchons! marchons! il n'y a point là de cavaliers.

Les fugitifs reprirent leur course. Mais, comme ils passaient le long de la taille qui, à cette époque, s'étendait jusqu'à la métairie d'Aubiers, ils se trouvèrent subitement pressés par un groupe de cavaliers qui débouchaient à leur droite et qui leur criaient: «Halte!» d'une voix retentissante.

C'étaient bien des voix françaises, mais les aventuriers de la Bellinde étaient Français.

Le marquis hésita un instant. Ces gens, encore couverts par l'obscurité du bois, n'étaient pas faciles à reconnaître, tandis que les Bois-Doré étaient assez loin de la lisière pour ne devoir pas échapper à leurs regards.

—Marchons toujours! lui dit Mario. Si ce ne sont point des ennemis, nous le verrons bien!

—Vive Dieu! répondit le marquis, ce sont les reîtres, car ils nous suivent! Courons, courons, mon cher enfant.

Et il pensa en lui-même:

—Que Dieu donne des jambes à mes pauvres chevaux!

Mais les chevaux avaient trop couru dans la terre grasse pour n'avoir pas perdu leur première ardeur, et ceux qui les poursuivaient le serrèrent bientôt de si près, qu'à tout moment le marquis croyait entendre siffler les balles à ses oreilles. Il perdait du temps à vouloir, en dépit de Mario, se tenir derrière lui pour recevoir la première décharge.

Un cavalier mieux monté que les autres l'atteignit presque et lui cria:

—T'arrêteras-tu, larron, et faudra-t-il que je te tue?

—Dieu soit loué, c'est Guillaume! s'écria Mario; je reconnais sa voix!

Ils tournèrent bride, et ne furent pas peu surpris de voir Guillaume s'élancer sur eux et faire mine de jeter le marquis à bas de son cheval.

—Hé! mon cousin! dit Bois-Doré, ne me reconnaissez-vous point?

--- Ah! qui diable vous reconnaîtrait dans cet équipage? répondit Guillaume. Qu'est-ce que vous avez donc là de blanc sur la tête, mon cousin, et quelle sorte de jupon portez-vous flottant sur la cuisse? Je voulais avoir de vos nouvelles; puis, vous voyant de près, je croyais bien reconnaître votre cheval et celui de Mario. Mais je m'imaginais voir en vous des voleurs qui emmenaient vos montures, peut-être après vous avoir assassinés! Est-ce donc là Mario? Vraiment, vous êtes accoutrés d'une étrange façon tous les deux!

—Il est vrai, dit le marquis en se rappelant son tablier de cuisine et son bonnet de toile, dont il n'avait encore eu ni le loisir ni la pensée de se débarrasser; je ne suis point équipé en homme de guerre, et vous m'obligerez, mon cousin, de me faire donner un chapeau et des armes, car je n'ai au flanc qu'un couteau de cuisine, et nous pouvons avoir bataille d'un moment à l'autre.

—Tenez, tenez, dit Guillaume en lui passant son propre chapeau et les armes de son meilleur domestique, faites vite, et ne nous arrêtons point; car il paraît que votre château est en danger.

Bois-Doré crut que Guillaume était mal renseigné.

—Point! dit-il; les reîtres étaient encore à Étalié, il y a une demi-heure.

—Les reîtres à Étalié? s'écria Guillaume. En ce cas, nous ne risquons rien de courir, si nous ne voulons être pris entre deux feux!

Il n'y avait pas d'explications à échanger; on reprit, en grande hâte, la plaine jusqu'à Briantes.

Le long du chemin, la troupe de Guillaume se grossissait des gens de Bois-Doré, lesquels, après de vaines recherches à Brilbault, avaient reçu les avis de la petite bohémienne, et revenaient à tout hasard, n'ajoutant pas beaucoup de foi à son message, et pensant que c'était quelque ruse de ses camarades pour dérouter les investigations.

Ils ne s'étaient décidés que parce que Pilar leur avait dit que leur maître était averti et allait revenir sur ses pas; ne l'ayant pas vu au rendez-vous général de Brilbault, ils avaient pensé que, vrai ou faux, l'avis avait été donné au marquis, et qu'il était inutile de l'aller chercher à Étalié.