XLIX

Les voix se perdirent, mais Mario les avait reconnues. C'étaient celles de La Flèche et du vieux Sanche.

Le courage lui revint tout à coup, bien que cette découverte n'eût rien de rassurant.

Mario n'avait pu ignorer longtemps l'affaire de la Rochaille, et il sentait bien que l'assassin de son père, l'âme damnée de d'Alvimar, était désormais le plus mortel ennemi du nom de Bois-Doré; mais le concours de La Flèche dans ce coup de main lui fit espérer que Sanche avait pour auxiliaires la bande des bohémiens, les anciens compagnons de misère de l'enfant en voyage.

Il pensa avec raison que ces vagabonds avaient dû s'associer à d'autres bandits plus déterminés; mais tout cela lui parut moins redoutable qu'une expédition en règle, ordonnée par les autorités de la province, comme on aurait pu le craindre, et, un instant, il eut la pensée de se rendre La Flèche favorable s'il pouvait l'attirer seul de son côté. Mais la méfiance lui revint, lorsqu'il se rappela de quel air brutal et sombre le bohémien lui avait parlé en ce même lieu, quelques mois auparavant.

Il se prit alors à réfléchir sur les paroles qu'il venait d'entendre. Il sentit qu'il avait besoin de sa lucidité pour les comprendre et en tirer parti au besoin.

Sans doute, les envahisseurs attendaient un renfort qui n'arrivait pas assez vite au gré de Sanche. «Ils n'arriveront pas avant lui!» Le lui ne pouvait être que le marquis, dont on redoutait le retour. «Tant mieux, notre part sera meilleure,» indiquait chez La Flèche l'espoir du pillage. «Imbéciles, qui croyez prendre tout seuls... (ce château, apparemment), c'était l'aveu de l'impuissance des assaillants à faire le siége du manoir avec quelque chance de succès.

Enfin, Mario, qui avait aperçu des figures barbouillées, masquées, horribles, grotesques, des déguisements endossés sans doute par les bohémiens pour épouvanter les paysans du bourg et de la ferme, et qui, malgré sa vaillance, en avait été effrayé lui-même, se trouvait plus rassuré d'avoir affaire à des coquins en chair et en os, qu'à des êtres fantastiques et à des périls inexplicables.

Ne pouvant rien faire pour le moment que de se tenir caché, il attendit que les voix et les pas fussent éloignés de la grille, pour s'en éloigner lui-même et chercher un refuge contre le froid de la nuit dans une des petites fabriques du jardin.

Il pensa avec raison que le labyrinthe, dont il connaissait si bien les détours, lui permettait d'échapper pendant quelques instants à l'éventualité d'une poursuite, et il s'y engagea, en se dirigeant avec certitude vers cette petite chaumière que l'on appelait par métaphore le palais d'Astrée.

Il y était à peine entré, qu'il lui sembla entendre des pas sur le sable de l'allée circulaire.

Il écouta.

—Ce sont des feuilles sèches que le vent fait tourner, pensa-t-il, ou quelque bête de la ferme qui se sauve ici. Mais, s'il en est ainsi, la grille du jardin serait donc ouverte? Alors, je suis perdu! Mon Dieu! ayez pitié de moi!

Cependant le bruit était si léger, que Mario s'enhardit à regarder à travers le lierre qui tapissait sa retraite, et il vit un petit être qui tournait, indécis, comme pour chercher un refuge dans le même lieu.

Mario n'avait pas eu le temps de fermer la porte de la chaumière derrière lui; le petit être entra et lui dit à voix basse:

—Est-ce que tu es là, Mario.

—C'est donc toi, Pilar? lui dit l'enfant, surpris par un sentiment de joie en reconnaissant sa petite compagne qu'il avait crue morte.

Mais il ajouta tristement:

—Est-ce pour me livrer que tu me cherches?

—Non, non, Mario! répondit-elle. Je veux me sauver de La Flèche. Sauve-moi, mon Mario, car je suis trop malheureuse avec ce maudit!

—Et comment pourrais-je te sauver, moi qui ne sais comment me sauver moi-même!... Va-t'en d'ici ou restes-y sans moi, ma pauvre Pilar; car ces bandits en te cherchant, vont me trouver aussi.

—Non, non; La Flèche croit m'avoir laissée là-bas avec le mort!

—Quel mort?

—Ils l'appellent d'Alvimar. Il est mort l'autre nuit, ils l'ont enterré ce matin.

—Tu rêves... ou je ne comprends pas. N'importe! Tu t'es échappée?

—Oui; je savais que l'on venait ici pour prendre ton château et ton trésor; j'ai descendu, en chat, par une toute petite fenêtre, et j'ai suivi de loin la bande. J'espérais qu'on tuerait La Flèche et ces mauvais coquins qui n'ont jamais voulu avoir pitié de moi.

—Quels coquins?

—Les bohémiens faiseurs de tours que tu connais, et puis beaucoup d'autres que tu ne connais pas, et qui sont venus se mettre avec eux. Ils m'ont bien fait souffrir à Brilbault, va!

—Qu'est-ce que Brilbault? N'est-ce pas une masure du côté de...?

—Je ne sais pas. Je ne sortais jamais, moi! Ils couraient tout le jour et me laissaient avec le malade blessé, qui se mourait toujours, et son vieux domestique, qui me détestait, parce qu'il disait que c'était moi qui portais malheur au monsieur et l'empêchais de guérir. J'aurais bien voulu qu'il mourût plus tôt; car je les détestais aussi, moi, ces Espagnols! et j'ai fait bien des sorts contre eux. Enfin, le plus jeune est mort, au milieu de ces enragés qui buvaient, chantaient et criaient toute la nuit et qui m'empêchaient de dormir. Aussi je suis malade. J'ai toujours la fièvre... C'est peut-être heureux pour moi, ça m'empêche d'avoir faim.

—Ma pauvre fille, voilà tout l'argent que j'ai sur moi. Si tu peux te sauver, ça te servira; mais, bien que je ne comprenne rien à ce que tu me racontes, il me semble que tu as été folle de venir ici, au lieu de t'en aller bien loin de La Flèche. Cela me fait craindre que tu ne sois d'accord avec lui pour...

—Non, non, Mario! garde ton argent! et, si tu crois que je veux te livrer, va-t'en te cacher ailleurs, je ne te suivrai pas. Je ne suis pas méchante pour toi, Mario. Il n'y a que toi au monde que j'aime! Je suis venue, croyant que, pendant qu'on se battrait, je pourrais entrer dans ton château et rester chez toi. Mais tes paysans ont eu trop de peur; on en a tué, les autres se sont sauvés dans ta grande cour. Tes domestiques se sont bien défendus; mais ils n'ont pas été les plus forts. J'étais cachée sous des planches, le long de ce mur de jardin, en dedans. Je voyais tout par une petite fente. Je t'ai vu entrer dans la cour, sur ton cheval; j'ai vu un grand homme te renfermer ici. Je ne te reconnaissais pas tout de suite, à cause de tes beaux habits; mais, quand tu as marché pour venir dans cette petite maison, j'ai reconnu ton pas, et je t'ai suivi.

—Et, à présent, qu'est-ce que nous allons faire? Jouer à cache-cache, le mieux que nous pourrons, dans ce jardin, où, sans doute, on va venir fureter?

—Qu'est-ce que tu veux qu'on vienne faire dans un jardin? On sait bien qu'en hiver il n'y a pas de fruits à voler! D'ailleurs, les maudits ont déjà bien trouvé à manger et à boire dans les grands bâtiments qui sont là-bas; c'est la ferme, n'est-ce pas? Je sais bien ce qu'ils font tout de suite quand ils entrent dans une maison qui n'est pas gardée. Je n'ai pas besoin de les voir, va! Ils tuent les bêtes et ils mettent la broche; ils défoncent les tonneaux; ils enfoncent les armoires; ils remplissent leurs poches, leurs sacs et leurs ventres. Dans une heure, ils seront tous fous, ils se disputeront et s'estropieront les uns les autres. Ah! si ton sot domestique ne nous avait pas enfermés ici, il ne serait pas malaisé de nous en aller! Mais sans doute que le mur de ce jardin a quelque trou par où l'on peut passer le corps? Je suis toute petite et tu n'es pas gros. Quelquefois, en grimpant sur un arbre, on gagne le haut du mur. Est-ce que tu ne sais plus grimper et sauter, Mario?

—Si fait; mais je sais qu'il n'y a ni trou ni arbre qui nous puisse servir à rien. Il y a l'étang qui borde le préau; mais je ne sais pas encore nager. Il a fait trop froid, depuis que je suis ici, pour que j'aie pu l'apprendre. Il y a bien une petite barque que l'on pourrait nous envoyer du château si l'on nous savait ici. Mais comment nous faire voir? il fait trop nuit; et entendre? l'écluse fait trop de tapage! Ah! mon pauvre Aristandre est pris ou mort, puisque...

—Non pas, mon petit comte du bon Dieu! dit, en dehors, une grosse voix qui essayait de se faire mystérieuse: Aristandre est là qui vous cherche et vous entend.

—Ah! mon cher carrosseux! s'écria Mario en jetant ses bras autour de la grosse tête qui passait par la lucarne basse du petit réduit. C'est donc toi! Mais comme ta es mouillé, mon Dieu! est-ce du sang?

—Non, Dieu merci! c'est de l'eau, répondit Aristandre, de l'eau bien froide! Mais je n'en ai pas bu, heureusement pour moi! J'ai été poussé, poussé, emporté malgré moi sur le pont dormant, par nos diables de paysans, qui reculaient pour entrer dans le préau. J'ai vu que j'allais être forcé d'y entrer aussi, et que je n'en pourrais plus sortir pour vous retrouver. Alors j'ai lâché mon dernier coup de pistolet, et j'ai sauté dans la rivière. Coquine de rivière! j'ai cru que je n'en sortirais jamais, d'autant plus que, du château, on a tiré sur moi, me prenant pour un ennemi. Enfin, me voilà! Il y a un quart d'heure que je vous cherche; je me doutais bien que vous seriez dans l'affinoire (Aristandre appelait ainsi le labyrinthe); mais, depuis dix ans que je le connais, je ne sais pas encore m'y retourner. Allons! il faut sortir d'ici, essayons! Laissez-moi faire! Mais avec qui diantre êtes-vous là?

—Avec quelqu'un qu'il faut sauver aussi, une petite fille malheureuse.

—Du bourg? Ah! ma foi, ça m'est égal, on la sauvera si l'on peut. Vous d'abord! Je vais voir ce qui se passe dans la basse-cour; restez là et parlez tout bas.

Aristandre revint au bout de peu d'instants. Il était soucieux.

—S'en aller n'est pas facile, dit-il à voix basse aux enfants. Ah! ces gens du bourg! faut-il qu'ils soient maladroits pour avoir laissé prendre la ferme! Et, à présent que les coquins y font leur soûlerie, si, du château, on faisait une sortie, on les tuerait comme des porcs jusqu'au dernier! On croit avoir affaire à des démons, et, moi, je dis que c'est des gens déguisés, de la vraie canaille! Écoutez-les crier et chanter!

—Eh bien, profitons de leur débauche, dit Mario; traversons ce bout de cour, où il n'y a peut-être personne, et vitement gagnons la tour de l'huis.

—Oh! dame! oui, bien sûr! Mais ils se sont renfermés, les gueux! Ils savent bien que M. le marquis peut venir dans la nuit, et il faudra qu'il mette le siége devant sa porte!

—Oui, s'écria Mario, c'est pour cela que j'ai vu Sanche aller de ce côté-là, avec La Flèche!

—Sanche? La Flèche? vous le savez reconnus? Ah! j'ai envie d'aller tout seul tomber dessus ces fameux chefs!

—Non! non! dit Pilar; ils sont plus forts et plus méchants que vous ne croyez!

—Mais, s'ils n'ont fait que fermer l'huis, nous pouvons bien le rouvrir, dit Mario, qui réfléchissait plus vite que le carrosseux. Et, s'ils y ont laissé des gardiens... eh bien, à nous deux, Aristandre, nous pouvons essayer de les tuer pour passer. Tu délibères? Il le faut, vois-tu, mon ami. Il faut courir avertir mon père. Autrement, puisque nos gens d'ici sont effrayés, ils laisseront prendre le château. Quand les coquins auront fini de se repaître, ils tâcheront d'y mettre le feu. Qui sait ce qui peut arriver? Allons, allons, carrosseux, mon ami, ajouta le brave enfant en tirant sa petite rapière, prends un pieu, une massue, un arbre, n'importe quoi, et marchons!

—Attendez, attendez, mon mignon maître! répondit Aristandre, il y a par là des outils... laissez-moi chercher. Bon! je tiens une pelle; non! une tranche! j'aime mieux ça! avec ça, je ne crains personne! Mais, écoutez-moi, savez-vous où est votre papa?

—Non! tu m'y conduiras.

—Si je sors d'affaire, oui! sinon, vous serez forcé d'y aller tout seul. Savez-vous ou est Étalié?

—Oui, j'y ai été. Je connais le chemin.

—Vous savez l'auberge du Geault-Rouge?

—Du Coq-Rouge? Oui, j'y suis descendu deux fois. Ça n'est pas difficile à trouver, c'est la seule maison de l'endroit: eh bien?

—Votre papa est là jusqu'à dix heures du soir. Si vous arrivez trop tard, allez à Brilbaut! il y sera.

—Au bas du Coudray?

—Oui. Il y sera avec son monde. La course est longue! vous ne ferez jamais tout ça à pied?

—J'irai à Brilbaut tout de suite, moi, dit Pilar. Je sais le chemin, j'en arrive!

—Oui, s'écria le carrosseux; va, petite! tu avertiras M. Robin. Le connais-tu? Tu n'es pas d'ici?

—C'est égal, je le trouverai.

—Ou M. d'Ars, te souviendras-tu?

—Je le connais, je l'ai vu une fois.

—Alors, marchons! Ah! monsieur Mario, si je pouvais mettre la main sur votre cheval! vous iriez plus vite et sans vous tuer à courir.

—Je sais courir! dit Mario; ne songe pas au cheval, c'est impossible.

—Une minute encore, reprit Aristandre, et faites attention. Le pont est levé; vous saurez bien faire tomber le tablier? Ça ne pèse rien!

—C'est très-facile!

—Mais la sarrasine est baissée! Ne vous inquiétez pourtant pas, je vais monter dans la salle de manœuvre. S'il y a du monde, tant pis pour eux, je cogne, je tue, je lève un pieu! Ne vous amusez pas à m'attendre. Passez, filez, volez! Si le pieu retombe sur la petite, tant pis pour elle; vous n'y pouvez rien, ni moi non plus. À la garde de Dieu! Filez toujours, je vous rattraperai.

—Mais, si tu es...

Mario s'arrêta, le cœur serré.

—Si je suis escofié, vous voulez dire? Eh bien, vous auriez beau vous en chagriner, il n'en sera ni plus ni moins. En me plaignant, vous perdrez la tête et les jambes! Vous ne devez songer qu'à courir.

—Non, mon ami, c'est trop de risques pour toi; restons cachés ici.

—Et, pendant que nous nous cacherons, si l'on brûle madame Lauriane, votre Mercédès, Adamas... et mes pauvres chevaux de carrosse qui sont là-dedans! D'ailleurs... Tenez, j'y vais tout seul. Quand ça sera ouvert, vous passerez.

—Allons! allons! dit Mario. Tout pour Lauriane et Mercédès!

Et il allait s'élancer hors du jardin, lorsque Pilar le retint.

—Fais attention qu'il doit venir ici d'autres maudits, je le sais. Si tu les rencontres, cache-toi bien, car tes habits à boutons d'or reluisent dans la nuit comme des diamants, et, pour avoir tes habits, ils te tueront!

—Une idée! s'écria Mario. Je vais vitement reprendre mes loques de malheureux qui sont là?

Le lecteur se souvient du trophée champêtre, sentimental et philosophique, suspendu dans la chaumière en grande cérémonie.

Mario le détacha lestement, et, en deux minutes, jetant là soie, velours et galons, il se revêtit de son ancienne défroque; après quoi, on se dirigea vers l'huis, en marchant sans bruit et sans dire un mot.

Il n'y avait guère qu'une cinquantaine de pas à faire le long du mur en dehors du jardin. On les fit, sinon sans danger, du moins sans encombre, au bruit des rires, des blasphèmes, des cris et des chants rauques qui partaient de la ferme.

La tour de l'huis était sombre et muette. Aristandre plaça les deux enfants tout près de la sarrasine, Mario en avant, touchant au dernier pieu de gauche. Puis il prit sa main dans la sienne pour lui faire saisir l'anneau de la chaîne qui tenait levé le tablier du pont.

Il ne s'agissait que de faire sortir cet anneau du crochet planté dans la muraille.

Il n'y avait plus un mot à échanger. Autour d'eux, sur l'escalier, sur leurs têtes, pouvaient et devaient se trouver des sentinelles endormies ou inattentives.

Mario ne pouvait serrer les mains du carrosseux dans les siennes, qui tenaient déjà l'anneau sorti et la chaîne tendue. Il porta ses lèvres sur cette main rude et y déposa à la hâte un baiser muet; c'était peut-être un éternel adieu.

Aristandre, profondément attendri, n'en retira pas moins brusquement sa grosse patte, comme pour dire: «Allons, ne songez qu'à vous,» et, faisant vivement le signe de la croix dans les ténèbres, il monta résolûment l'escalier court et roide de la galerie de manœuvre.

—Qui va là? cria une voix sourde que Mario reconnut aussitôt pour celle de Sanche.

Et, comme le carrosseux montait toujours et atteignait le côté gauche de la galerie, la voix ajouta:

—Répondras-tu, balourd? Es-tu ivre? Réponds, ou je fais feu sur toi!

Moins d'une minute après, le coup partit; mais le pieu était levé, Mario lâchait la chaîne, s'élançait sur le pont, et fuyait sans regarder derrière lui.

Il lui sembla qu'on criait l'alerte sur le moucharabi et qu'une balle sifflait à ses oreilles; il n'entendit pas l'explosion, tant il avait le sang à la tête.

Quand il fut hors de portée, il s'arrêta contre un arbre, se sentant défaillir à la pensée de ce qui se passait entre le pauvre Aristandre et les guetteurs ennemis.

Il entendit de grandes clameurs dans la tour et comme des coups de pic contre la pierre. C'était la pioche d'Aristandre qui faisait le moulinet dans l'obscurité; mais il gardait prudemment le silence afin d'être pris pour un bohémien ivre, et Mario, en cherchant à saisir un éclat de sa voix, au milieu de celles des autres, perdait l'espérance, et, avec l'espérance, le courage de fuir sans lui.

Le pauvre enfant songeait si peu à lui-même, qu'il ne tressaillit même pas en se sentant serrer le bras.

C'était Pilar, qui l'avait devancé à la course, et qui revenait sur ses pas pour le chercher.

—Eh bien, et bien, qu'est-ce que tu fais là? lui dit-elle. Viens donc, pendant qu'ils le tuent! Quand ils auront fini de le tuer, ils courront après nous!

L'effroyable sang-froid de la petite bohémienne fit horreur à Mario. Élevée au milieu des scènes de violence et de carnage, elle ne connaissait presque plus la peur, et ne soupçonnait même pas la pitié!

Mais, par je ne sais quel enchaînement rapide d'idées, Mario pensa à Lauriane, et toute la résolution dont un enfant peut être capable, lui revint au cœur.

Il reprit sa course, et, faisant signe à Pilar de suivre le chemin d'en bas, il se dirigea vers celui qui monte aux plateaux du Chaumois.

Au bout de dix pas, il tomba en heurtant un objet placé en travers du chemin.

C'était le second cadavre qu'Aristandre lui avait montré en arrivant, et qu'ils n'avaient pas eu le temps de regarder.

En se sentant sur ce mort, Mario fut pris d'une sueur froide: c'était peut-être Adamas! Il eut le courage de le toucher, et, après s'être assuré que c'étaient les habits d'un paysan, il se remit à courir.

La vue du ciel pâle au-dessus de la plaine nue lui rendit un peu de respiration; l'obscurité l'étouffait. Il prit à vol d'oiseau; mais une nouvelle terreur l'attendait dans cette plaine.

Une forme pâle et indécise semblait voltiger sur les sillons. Elle venait vers lui. Il chercha à l'éviter; elle le suivait. C'était une bête quelconque lancée après lui. Tous les contes de la veillée des villageois sur la levrette blanche et le lutin qui crie: Robert est mort! lui revinrent à la mémoire.

Mais, tout d'un coup, la bête hennit et se montra d'assez près pour être reconnue. C'était le bon petit cheval de Mario qui l'avait senti de loin, et qui revenait s'offrir à lui.

—Ah! mon pauvre Coquet! s'écria l'enfant en saisissant sa crinière, que tu viens donc à point! et tu me reconnais, pauvre petit, malgré ces habits que tu n'as jamais vus? Tu as donc eu bien peur, pendant cette méchante bataille? Tu t'es sauvé tout de suite avant qu'on eût levé le pont, et tu manges là des chardons secs au lieu de ton avoine? Allons, allons! nous souperons tous deux quand nous aurons le temps!

En babillant ainsi à son cheval, Mario raccommodait ses étriers, un peu endommagés dans les buissons. Puis, s'étant mis en selle, il partit comme un trait.

Nous le laisserons courir et reviendrons à Briantes, où la situation des assiégés nous cause quelque souci.

L

Lorsque Mario et Aristandre étaient arrivés à Briantes, il n'y avait pas un quart d'heure que les bandits y avaient fait leur brusque apparition.

Lauriane allait se mettre à table, lorsque des cris confus et des coups de fusil se firent entendre dans le hameau,—nous pouvons dire, selon la coutume du pays, le bourg, puisque cette petite colonie était anciennement fortifiée; mais le vieux mur de blocs gallo-romains était, en vingt endroits, écroulé jusqu'au niveau du sol, et il y avait longtemps que l'on ne faisait plus la dépense d'y placer des portes.

Ces bruits, que les habitants du château et même ceux de la ferme prirent d'abord pour quelque chasse donnée par les villageois à un gros gibier fourvoyé dans leurs enclos, prirent bien vite un caractère plus alarmant.

Chacun s'arma de ce qui lui tomba sous la main, et les batteurs en grange, brandissant leurs fléaux, coururent à la tour de l'huis. Mais ils furent à l'instant repoussés et paralysés par les habitants du bourg, qui, venant de toutes les directions, se trouvaient assemblés aux abords du pont, et, dans leur épouvante, étouffaient et renversaient les gens accourus à leur secours.

La bande des assaillants ne se composait cependant que d'une cinquantaine d'hommes suivis de femmes et d'enfants; mais on se souvient que le marquis avait mis sur pied et envoyé à l'attaque de Brilbault tous les hommes solides et hardis de son petit fief, si bien que la population surprise par les brigands était en ce moment composée aussi de femmes et d'enfants, de vieillards estropiés ou d'adolescents malingres.

La vue des figures horribles affublées par ces bandits produisit l'effet qu'ils s'en étaient promis. Une panique générale s'empara des paysans, et la peur ne leur donna que la force qu'il fallait précisément pour empêcher les bons serviteurs du château de se porter à la rencontre des ennemis.

Un des morts que Mario trouva sur le chemin était un jeune homme infirme qui tomba et fut écrasé sous les pieds des fuyards; l'autre, un pauvre bon vieux qui seul essaya de se retourner contre l'ennemi, et fut assommé par Sanche à coups de crosse.

On n'eut donc que le temps de repasser le pont, et on ne put le lever à cause des traînards qui arrivaient en beuglant et en demandant refuge pour eux et leurs bêtes. L'ennemi profita du désordre pour les joindre.

Alors le combat s'engagea sous la voûte de l'huis, où les gens du château, entourés d'enfants qui criaient et d'animaux stupides et immobiles ou blessés et furieux, furent immédiatement forcés de lâcher pied.

À peine furent-ils rentrés dans la basse-cour, que les paysans les abandonnèrent pour aller se jeter sur le pont dormant, et les braves gens, qui n'étaient pas plus d'une dizaine, furent entourés par les bandits et contraints de reculer jusqu'à l'huisset, au milieu d'une lutte héroïque.

Un des meilleurs, le fermier Charasson, y fut tué; deux autres y furent blessés. Tous y eussent péri, car le terrible Sanche frappait avec une rage désespérée, sans la lâcheté de La Flèche et consorts, «qui se souciaient de pillerie et nullement de recevoir de mauvais coups.»

Réduits à sept, les braves domestiques durent rentrer dans le préau; ce qui ne fut pas facile, à cause de l'encombrement qui y régnait. L'affaire fut si chaudement poussée par Sanche, qu'une grande partie des animaux resta dehors, ou, prise de vertige, se jeta dans la rivière.

Pendant cette lutte acharnée, mais si rapide, qu'elle avait à peine duré dix minutes, Lauriane et Mercédès s'étaient tenues d'abord tremblantes et muettes sur la plate-forme de l'huisset.

Quand elles virent leurs gens plier, saisies spontanément du courage que donne la peur aux faibles quand ils ne sont pas idiots, elles coururent aux fauconneaux, qui étaient toujours en état de faire leur office. Elles s'empressèrent d'allumer les mèches et se tinrent prêtes, s'encourageant l'une l'autre, et tâchant de se rappeler ce qu'elles avaient vu faire et enseigner, par manière d'exercice, à Mario et aux jeunes gens de la maison. Mais il n'y avait pas encore moyen de tirer sur l'ennemi, tant qu'il s'étreignait corps à corps avec les défenseurs du manoir.

Mais que faisait Adamas, en ce moment suprême? Adamas était dans les entrailles de la terre.

On se souvient d'un passage secret, à l'aide duquel on devait, au besoin, faire évader Lucilio.

Ce souterrain, passant sous le fossé, conduisait à un chemin creux que les inondations avaient ensablé depuis quelques années. Adamas s'était imaginé que le déblayement de l'ouverture serait l'affaire de quelques heures de travail de ses terrassiers. Mais le dommage était plus considérable, et, depuis trois jours, on n'avait pas réussi à rendre le passage praticable.

Il allait chaque soir examiner l'ouvrage de la journée, et, pendant la bataille, il était donc là enfoui, faisant son inspection, prenant ses mesures à la toise et ne se doutant pas du vacarme qui régnait au dehors.

Quand il sortit de son trou, qui aboutissait au-dessous de l'escalier de la tourelle, il fut comme ivre pendant quelques instants et se crut halluciné; mais lui, l'homme aux expédients, il recouvra vite sa présence d'esprit.

Il arrivait juste au moment où les assiégés faisaient irruption dans le préau et où, chacun perdant la tête, l'ennemi allait y pénétrer aussi.

Agile et toujours bien chaussé, en véritable homme de chambre qu'il était, il ne fit qu'un saut à la manœuvre de l'huisset pour abattre la herse, au nez et même un peu sur le dos des assaillants; si bien que la base de cet instrument de clôture ne joignait pas la terre. Il s'en aperçut à temps.

—Clindor! s'écria-t-il au page éperdu, qui s'apprêtait à fermer les portes devant la herse, arrête, arrête! D'où vient que la herse ne descend plus? J'en ai encore un pied au-dessus de la rainure.

Clindor, qui n'était pas bien brave, quoiqu'il fit tout son possible pour l'être, regarda et recula d'horreur.

—Je le crois bien! dit-il, il y a trois hommes dessous!

Numes célestes! des nôtres?... Regarde donc, triple veau de lait.

—Non, non, des leurs.

—Eh bien, tant mieux, par Mercure! Vite ici, du monde! Montez sur la tête de la herse! pesez! pesez! Ne voyez-vous pas que ces corps morts serviront aux vivants à passer sous les dents de fer, et qu'une fois sous la voûte, ils mettront le feu à nos portes! Allons, en bas, vous autres! À coups de maillet, de pied, de crosse, cassez-moi les têtes qui voudront passer! Taille tout avec ta faux, vivants et morts, mon brave Andoche! Et toi, Châtaignier, as-tu encore une charge de plomb? À ce museau rouge qui s'avance!... C'est ça! bravo! Par le dieu Teutatès, c'est bien! en pleine gueule! Ça en fait encore un de moins!

Mêlant ainsi des apostrophes sublimes à des trivialités par lesquelles il daignait se mettre à la portée du petit monde, Adamas vit avec satisfaction la herse tomber tout à fait sur les corps; et les assaillants reculer jusqu'à la tête du pont.

—À présent, aux fauconneaux! s'écria-t-il. Plus vite que ça, mes Cupidons! Allons, milles tonnerres du diable, pointez, pointez! Faites-moi une fricassée de ces oiseaux de ténèbres!

La petite artillerie du manoir découragea les bandits, qui n'avaient pas de quoi y répondre, et qui, emportant leurs blessés, se décidèrent, en attendant mieux, à aller piller et banqueter dans la ferme abandonnée.

On jeta des veaux et des moutons tout vivants dans la meule embrasée, d'où s'exhala bientôt une âcre odeur de toison brûlée. On repoussait, à coups de fourche, les malheureuses bêtes qui voulaient échapper à ce supplice. Elles furent dévorées, moitié crues, moitié en charbons. Les tonneaux du cellier de la ferme furent défoncés. Tout s'enivra plus ou moins, même les enfants et les blessés. On jeta dans le feu le corps du malheureux fermier, et l'on eût traité de même les deux valets prisonniers, sans l'espoir de leur rançon, et cela, en dépit de Sanche, qui ne voulait faire quartier à personne.

Seul, le vieil Espagnol ne songeait ni à manger ni à boire, ni à voler. C'était contre son gré que la bande de Brilbault avait devancé les auxiliaires plus sérieux qu'il attendait impatiemment pour consommer sa vengeance. Il s'inquiétait, non d'y perdre la vie, il en avait fait d'avance le sacrifice, mais de voir échouer son entreprise par la précipitation et l'avidité des misérables qui s'y étaient associés.

Ne pouvant les retenir jusqu'à l'heure où ses véritables alliés devaient ouvrir la marche et conduire l'expédition, il les avait suivis pour ne laisser à personne le soin de torturer les beaux messieurs de Bois-Doré, s'ils avaient la mauvaise chance de tomber aux mains de ces volereaux.

Au milieu du combat, lui, le seul fanatiquement brave, il s'était trouvé naturellement à leur tête. Mais, la bataille gagnée, il n'était plus rien pour eux, et bientôt, comme nous l'avons vu, il dut prendre lui-même le soin d'aller garder la tour de l'huis par où une surprise était à craindre, et d'où il guettait, d'ailleurs, l'arrivée de ceux qui devaient effectuer la prise et le sac du château, par conséquent la perte de tous ceux qui avaient servi de motif ou d'instrument à la mort de d'Alvimar.

Si l'on était plus sage dans le château que dans la basse-cour, on n'y était pas plus calme, et l'on prenait à la hâte toutes les dispositions nécessaires pour se défendre contre un nouvel assaut.

On voyait et l'on entendait l'orgie des bandits, et, si l'on eût voulu sacrifier la ferme, il eût été facile de les en déloger à coups de biscaïens.

Mais, outre qu'on espérait voir arriver du renfort dans la nuit, avant que ces misérables eussent eu la pensée de mettre le feu aux bâtiments de la basse-cour, on craignait de tirer sur les prisonniers, dont on ne savait pas le nombre, et sur le bétail, qui était trop considérable pour passer tout entier dans l'estomac de ces affamés.

On se compta, et l'absence des infortunés qui avaient succombé ou qui étaient pris, fut constatée.

Adamas fit entrer dans le bâtiment des écuries tout le pauvre personnel inutile de la paroisse. On donna à ces malheureux forces paille fraîche, en leur prescrivant de se tenir tranquilles et de se lamenter tout bas, ce qui ne fut point aisé à obtenir.

Lauriane et Mercédès s'occupèrent de panser les blessés et de faire souper les enfants.

Pendant ce temps, Adamas postait son monde à tous les endroits exposés au feu des assaillants, de manière à le prévenir par le leur, et, pour que personne ne s'endormît, il passa le temps à aller de l'un à l'autre, distribuant des éloges et des encouragements, montrant de l'espoir, de la crainte ou une confiance absolue dans la suite des événements, selon le tempérament de chacun. Le sage Adamas, n'ayant jamais manié d'autre arme que le peigne et le fer à papillotes, remplissait évidemment le rôle de la mouche du coche, rôle qu'il savait rendre utile, et que savent bien nécessaire, parfois, ceux qui connaissent la lenteur et l'apathie berrichonnes.

Quand tout fut réglé, Adamas, épuisé de fatigue et d'émotion, se jeta sur une chaise dans la cuisine, pour reprendre haleine, ne fût-ce que pour cinq minutes, et recueillir ses esprits.

Il avait le cœur bien gros et n'osait confier sa peine à personne. Lui seul savait que Mario ne devait point accompagner son père à Brilbault, et que, s'il n'était pas déjà pris, il pouvait, d'un moment à l'autre, arriver et tomber aux mains de l'ennemi.

Ni Lauriane ni Mercédès ne partageaient son angoisse; pour ne pas les inquiéter, le marquis leur avait caché ses projets. Selon lui, il ne s'agissait que d'une battue pour laquelle il emmenait son monde. Elles avaient bien pressenti quelque chose de plus sérieux, à son air préoccupé et aux pourparlers qu'il avait eus tout le jour avec ses amis et ses gens; mais elles connaissaient trop sa tendresse paternelle pour craindre qu'il exposât Mario dans quelque danger, et toutes deux s'imaginaient qu'il passerait la nuit au château d'Ars ou au château du Coudray.

Adamas était livré à mille perplexités, se demandant s'il ne devrait pas mettre tout son monde à l'ouvrage pour achever de déblayer le passage secret, afin de courir par là à la rencontre de Mario, et d'envoyer avertir le marquis, tout en faisant fuir les femmes. Mais il avait trop mesuré le terrain pour ne pas savoir qu'il y en avait encore pour bien des heures, et, pendant ce travail, le château, n'étant plus gardé, pouvait être envahi. Que deviendrait-on alors, enfermé dans ces souterrains sans issue, dont l'entrée pouvait bien ne pas échapper aux recherches des pillards?

Il fut interrompu dans sa méditation agitée par Clindor, qui s'approchait de lui sur la pointe du pied.

—Que viens-tu faire ici, méchant page? lui dit-il avec humeur.

Et, sans songer qu'il se reposait lui-même, il ajouta:

—Est-ce une nuit pour se reposer?

—Non! je le sais, répondit le page; mais je cherche...

—Qui? Parle vite!

—Le carrosseux! ne l'avez-vous point vu?

—Aristandre? L'aurais-tu vu, toi, que tu le cherches? Réponds donc!

—Je ne l'ai point vu dans le château; mais, aussi vrai que vous êtes là, je l'ai vu sur le pont dormant, pendant qu'on s'y cognait.

—Mort de ma vie! il n'est point céans, j'en réponds! Mais Mario! il devait le ramener! As-tu vu Mario?

—Non; j'y ai bien pensé, j'ai bien cherché des yeux: Mario n'y était pas.

—Alors, Dieu soit loué! Si Mario eût été avec lui, tu n'aurait pas vu l'un sans l'autre. Il ne l'aurait pas quitté d'une semelle. Il ne se serait pas jeté dans la bataille! Sans doute, monsieur aura gardé l'enfant et renvoyé le carrosseux pour nous le faire savoir. Mais ce pauvre carrosseux!... Tu dis qu'il se battait?

—Comme trente diables!

—J'en suis bien sûr! et après?

—Après, après... la herse est tombée, et j'ai couru pour fermer les portes.

—Par l'enfer! elle est peut-être tombée sur... Vite, prends ce flambeau, viens!

—Non, non! J'ai vu les gens écrasés. Il n'en était pas.

—Tu n'as pas bien vu, tu avais peur!

—Peur, moi? Par exemple!

—C'est égal, viens, je te dis!

Et Adamas courut rouvrir les portes et regarder en tremblant les cadavres aplatis sous les dents de fer. On les avait, en outre, tellement mutilés, que ce spectacle atroce fit tomber la torche des mains du page.

Adamas se releva en jurant; mais, à la lueur de la torche fumante près de s'éteindre dans le sang, il vit Aristandre debout derrière lui.

—Ah! mon ami! s'écria-t-il en se jetant à son cou. Mario? où est Mario?

—Sauvé! dit le carrosseux, et moi aussi, non sans peine! Vite un verre de genièvre ou de brandevin! les dents me claquent, et je ne veux pas mourir, sacrebleu! je peux encore être bon à quelque chose céans!

—Comme te voilà fait, mon pauvre ami! dit Adamas, qui le conduisit vite dans la cuisine, où Clindor lui versa à boire; d'où diable sors-tu?

—De l'étang, parbleu! répondit le carrosseux, qui était couvert de vase: par où serais-je entré? Il y a un quart d'heure que je piétine dans les herbes et dans la boue.

Et, arrachant ses habits en lambeaux, il se mit nu devant le feu, disant:

—Regarde, Adamas, si je ne perds pas trop de sang, et arrête-moi ça, mon vieux, car je me sens faible!

Adamas l'examina; il avait quelque chose comme dix blessures et autant de contusions.

Numes célestes! s'écria Adamas; Je ne vois pas une place nette sur ton pauvre cadavre!

—Cadavre toi-même! s'écria le carrosseux en avalant une nouvelle rasade. Me prends-tu pour un revenant? Et si, je reviens de loin; mais me voilà mieux: j'ai le cuir épais comme celui de mes chevaux, Dieu merci! Ne me laisse pas saigner, voilà tout ce que je te demande. Ça ne vaut rien pour un homme de perdre le sang de son corps.

Adamas le lava et le pansa avec une merveilleuse adresse.

Grâce, en effet, à l'épaisseur de son cuir et à la force herculéenne de ses muscles, le blessé n'avait rien de trop grave.

—Et l'enfant? disait Adamas tout en le rhabillant avec des vêtements secs que Clindor avait couru lui chercher: l'enfant a donc été en danger?

Aristandre raconta tout jusqu'au moment où il avait levé le pieu de la sarrasine.

—L'enfant a passé, ajouta-t-il; car les gueux qui étaient sur le moucharabi ont tiré sur lui, mais ils ne l'ont pas touché. Je tenais le coquin de Sanche à la gorge dans ce moment-là. J'aurais pu l'étrangler, mais je l'ai lâché pour courir sur le moucharabi, et j'ai vu Marie qui filait comme le vent; alors, je suis tombé sur les deux autres coquins. Je n'avais qu'une tranche, mais je les ai mis dans une jolie déroute, va! Le Sanche est revenu sur moi avec sa rapière cassée, et, de la poignée, il me voulait, je crois, écorner, car il me la portait à la tête et à la figure, quand il ne rencontrait pas l'estomac. Ah! le vieux enragé, qu'il tape dur! Avec ça que j'étais déjà blessé et que je n'avais pas ma force! Mais, tout de même, ça m'a réchauffé un peu, parce que j'avais déjà traversé l'étang pour rejoindre mon mignon Mario dans le jardin, et que je grelottais. C'est égal, je n'ai pas pu en faire une fin, du ce vieux satan, et voilà tout ce qui m'a chagriné. Quand j'ai entendu que les autres arrivaient à son secours, je me suis laissé couler dans l'escalier de la manœuvre, et, comme il n'a pas la jambe aussi leste, qu'il a le bras lourd, j'ai pu regagner le jardin sans qu'il sût où j'avais passé. De là, ma foi, je n'avais plus rien à faire qu'à revenir ici par l'étang, et me voilà.

—Carrosseux! s'écria Adamas, qui, contrairement à bien des humains, admirait sincèrement les exploits dont il se sentait incapable, tu es aussi grand que les plus grands héros de M. d'Urfé! et, si monsieur m'en croit, il te fera représenter en tapisserie dans son salon, pour éterniser la mémoire de ton courage et de ton bon cœur.

—S'il ne s'agit que d'être grand, répondit le naïf carrosseux, je peux dire que j'ai la taille. Mais ça m'est égal, je vais voir mes chevaux; après quoi, nous aviserons à faire une petite sortie pour débarrasser la basse-cour de cette vermine. Qu'en penses-tu, mon vieux?

Ce n'était pas trop l'avis du sage Adamas.

Pendant qu'ils discutaient leurs plans d'attaque et de défense, nous rejoindrons Mario, qui arrive en vue du grand arbre dont se couronne, encore aujourd'hui, le terrier d'Étalié.

L'enfant regarde les étoiles, que, dans sa vie de berger, il a appris à connaître: il est environ neuf heures et demie.

À cette époque, une seule maison s'élevait dans cette solitude; c'était une hôtellerie en même temps qu'une sorte de rendez-vous de chasse.

L'éminence, située au milieu de vastes plaines giboyeuses, étant souvent honorée de la halte des seigneurs du pays qui se réunissaient pour courre le lièvre, et pour dîner ou souper à l'enseigne du Geault-Rouge[23].

C'est ce qui explique comment une auberge assez petite, et située assez près d'une ville pour ne pas prétendre à arrêter d'opulents voyageurs, possédait, dans la personne de maître Pignoux, hôtelier du Geault-Rouge, un cuisinier du plus rare mérite.

Lorsque les gentilshommes du pays se donnaient le plaisir de la pêche aux étangs de Thevet, ils envoyaient vitement quérir maître Pignoux, qui venait, avec sa femme, dresser sa cantine au bord de l'eau, et qui leur servait, sous quelque belle feuillade, ces merveilleuses matelotes (on disait alors étuvées) qui avaient fait sa réputation. Il se transportait aussi dans les villes et châteaux pour les noces et festins, et en eût remontré, disait-on, aux maîtres-queux de M. le Prince.

L'auberge du Geault était solidement bâtie, à deux étages assez élevés, et couverte en tuiles d'un rouge criard qui se voyaient d'une lieue à la ronde. Protégé par les seigneurs du voisinage, maître Pignoux avait obtenu la permission de mettre une girouette sur son toit, privilége nobiliaire auquel il disait avoir droit, puisqu'il avait si souvent occasion d'héberger la noblesse. Aux cris aigres et incessants de cette girouette, qui semblait être le point de mire de tous les souffles de la plaine, se joignait le claquement perpétuel de la grande enseigne de fer battu qui représentait le Geault-Rouge dans sa gloire, lequel se balançait fièrement, au bout d'une potence, à une des fenêtres du second étage.

Il y avait, en face de la maison, de l'autre côté de la route, une très-vaste écurie couverte en chaume, et de longs hangars pour abriter la suite que les nobles chasseurs traînaient après eux. L'auberge était spéciale pour les cavaliers.

On sait qu'en ce temps-là encore, les auberges se distinguaient en hostelleries, gîtes et repues. Les gîtes étaient particulièrement affectés pour la nuit, et les repues pour le dîner des voyageurs; ces dernières étaient de méchantes auberges où les gens de bien ne s'arrêtaient que faute de mieux, et où l'on mangeait parfois du corbeau, de l'âne et de l'anguille de Sancerre, c'est-à-dire de la couleuvre. Les gîtes, au contraire, étaient souvent très-luxueux.

Les hôtelleries se divisaient encore en auberges pour les gens à pied et en auberges pour les gens à cheval. On y pouvait prendre deux repas. Sur celle du Geault-Rouge, on lisait en grosses lettres:

hostellerie par la permission du roy.

Et au-dessous:

dinée du voyageur à cheval , douze sols;
couchée dudist, vingt sols.

Des lettres du roi maintenaient les priviléges des aubergistes. Un voyageur à pied ne pouvait être hébergé dans une hôtellerie de cavaliers, et réciproquement.

«Les lois françaises empêchent l'un de trop dépenser, l'autre de ne pas dépenser assez[24]

Mario, qui voyait l'auberge éclairée, ne s'étonna pas du hennissement de joie que poussa son petit cheval, environ à deux cents pas de l'auberge. Il pensa qu'il reconnaissait les êtres.

Mais ce qui l'étonna, c'est que, tout d'un coup, il détourna à gauche et fit des difficultés pour reprendre le droit chemin.

L'enfant, qui était sur ses gardes, prêta l'oreille.

Il lui sembla entendre un bruit de chevaux venant de l'auberge, que lui masquaient encore les vapeurs de la nuit. Il s'en réjouit.

—Mon père est là, se dit-il, avec tout son monde; peut-être avec M. d'Ars ou sa suite. Avançons vite.

Mais Coquet se fit tellement prier pour avancer, que le jeune cavalier crut devoir chercher à comprendre son idée. Il l'arrêta court, et entendit, beaucoup plus près de lui que l'écurie de l'auberge, le hennissement, à lui bien connu, de Rosidor, le fidèle palefroi du marquis.

—Mon père est donc par là? se dit-il encore. Il ne faudrait pas se croiser en route.

Et, comme il ne distinguait sur sa gauche qu'une sorte de taillis épais, il mit la bride sur le cou de Coquet, avec la certitude qu'il saurait rejoindre son camarade.

En effet, Coquet entra dans le taillis et s'arrêta devant une masure déjetée et crevassée.

C'était l'ancienne auberge du Geault-Rouge, abandonnée à sa propre ruine depuis une vingtaine d'années; Bois-Doré, Guillaume et M. Robin s'étant cotisés pour bâtir la nouvelle et en faire don à maître Pignoux comme en témoignage de leur estime pour sa probité et ses talents culinaires.

LI

Mario entra sans obstacle, il n'y avait pas de porte.

Il alla toucher Rosidor, qu'il reconnut à son harnais, à sa robe fine, aussi bien qu'à sa voix caressante; et cette circonstance du cheval de son père, caché dans cette ruine, lui donna à réfléchir.

Le marquis se cachait peut-être lui-même. Peut-être était-il là aussi.

Mario chercha, appela avec précaution, et, s'étant assuré qu'il était seul, il crut devoir imiter l'exemple qui lui semblait être donné, en attachant Coquet par la bride à côté de Rosidor, et en se dirigeant à pied, et sans bruit, vers la nouvelle auberge.

Il longea les buissons et arriva sans être vu, au beau milieu d'une troupe de cavaliers qui s'installaient dans ce lieu, les uns occupés de leurs montures, qu'ils faisaient entrer dans la grande écurie en face; les autres, déjà débarrés de ce coin, restaient en travers du chemin, échangeant à demi-voix et d'un air de mystère des paroles que Mario ne comprenait pas.

Il se glissa entre eux sans être aperçu; mais, quand il fut sur le seuil de la vaste cuisine de l'auberge, éclairé par la lueur du foyer qui se projetait au dehors, il se sentit prendre au collet par une main rude, et une grosse voix lui dit en français, mais avec un accent allemand bien prononcé:

—On ne passe pas!

En même temps, il vit de chaque côté de la porte deux grands hommes noirs armés jusqu'aux dents, et qui montaient la garde.

Alors lui revinrent en mémoire les paroles de Sanche, et ce que Pilar lui avait dit du renfort attendu par les bandits.

—Je suis tombé dans le guêpier, se dit-il; mais je suis déguisé, et ils me prendront pour un petit mendiant. Il faut absolument que je sache si mon père est là.

Il se mit donc à tendre la main et à quémander, du ton piteux qu'il avait entendu affecter aux bohémiens, et qu'il avait quelquefois pris lui-même, en riant sous cape, durant son voyage avec cette honorable compagnie.

On le lâcha aussitôt, mais en lui ordonnant de s'en aller, et, comme il ne comprenait pas, on le menaça en faisant mine de le coucher en joue.

Il allait s'éloigner, bien décidé à revenir, lorsqu'une autre voix, partant de l'auberge, donna un ordre en allemand, et sur-le-champ, au lieu de le repousser de la porte, on le reprit au collet et on le poussa dans la cuisine:

Là, sans avoir le temps de se rendre compte de rien, il se trouva en présence d'un personnage long, sec et brun, en habit militaire, qui lui dit avec un accent italien:

—Approche, petit, et, si tu as une lettre, donne-la.

—Je n'ai pas de lettre, répondit Mario en regardant l'étranger avec assurance.

—Alors, une commission verbale? Parle!

—Avant de parler, dit l'enfant avec beaucoup de présence d'esprit, il faut que je sache à qui je parle.

—Diable! dit l'étranger avec un sourire dédaigneux, nous sommes un garçon avisé; c'est bien, cela! Voilà le mot de passe: Saccage et Macabre! Et toi, quel nom t'a-t-on donné?

—La Flèche, répondit Mario à tout hasard.

—Hein! qu'est-ce que cela? dit l'Italien en fronçant le sourcil. Ça ne rime à rien!

—Attendez! s'écria Mario inspiré par cette réponse, ce n'est pas tout. N'y a-t-il pas du pillage, dans votre mot d'ordre?

—Ça rime mieux, fit l'autre en souriant toujours d'un air lugubre; ce n'est pas encore tout, petit singe! La mémoire vous fait défaut!

—Peut-être, reprit l'enfant; il y a un second mot, je le sais bien! N'est-ce pas Sanche?

—Nous y voilà! Or donc tiens-toi là dans un coin et n'en bouge. C'est moi qui suis le lieutenant Saccage; le capitaine Macabre sera ici dans un quart d'heure. C'est à lui que tu dois rendre compte de ton message, dont, quant à moi, je me soucie fort peu. Hé, là-bas, taisons-nous! cria-t-il aux cavaliers qui allaient et venaient autour de la maison en causant un peu plus haut qu'il ne fallait apparemment.

Il se fit un grand silence, et celui qui s'intitulait lieutenant Saccage, s'adressant à Mario, qui avisait au moyen de s'introduire dans une autre pièce pour chercher son père ou quelqu'un qui pût lui en donner des nouvelles.

—Mon bel ami, lui dit-il, il est bon que tu saches la consigne, pour ta gouverne. On renvoie ou l'on arrête quiconque veut entrer céans; on fait feu sur quiconque veut en sortir. Tu entends ça?

—Mais je n'ai pas de raisons pour vouloir sortir, répondit prudemment Mario; je cherche s'il y a ici quelque chose à manger; j'ai faim.

—Ça m'est fort égal, mon petit. Nous aussi, nous avons faim, et nous attendons que le capitaine nous donne l'ordre de manger.

Mario n'avait pas faim. Il était fort inquiet. Il apercevait dans la pièce du fond, qui était une sorte d'office et de garde-manger, maîtresse Pignoux et sa servante allant et venant d'un air affairé. Il lui sembla que madame Pignoux le voyait et qu'elle le reconnaissait, et même qu'elle parlait à la servante, comme pour l'avertir de se taire sur cette découverte.

Mais tout cela pouvait bien être une illusion, et Mario guettait le moment où Saccage aurait le dos tourné pour tâcher d'échanger un mot ou un regard avec l'hôtesse. Il savait que son père et lui étaient adorés dans la maison.

Il prit le parti de faire semblant de s'endormir, et bientôt Saccage sortit pour donner des ordres.

Alors l'enfant s'élança vers madame Pignoux en lui disant:

—C'est moi! ne dites rien! Où est mon père?

—Là-haut! répondit à la hâte madame Pignoux, qui, bien que vieille, était encore maîtresse femme, ayant bon pied, bon œil.

Elle montrait à Mario l'escalier de bois qui conduisait à la salle à manger, dite salle d'honneur de l'auberge du Geault-Rouge.

Mais, comme l'enfant y grimpait déjà:

—Point! dit-elle en le retenant; ils ne savent pas qu'il est ici! Ne bougez, mon jeune maître! Ils le tueraient!

—Qui sont donc ces gens-là?

—Du méchant monde! Savez-vous ce que c'est que des arêtes?

—Non!... Attendez!... Vous voulez peut-être dire... des reîtres?

—Oui, c'est ça! Mon valet Jacques, qui a servi, les a bien reconnus. C'est des bandits qui mettent tout à feu et à sang où ils passent.

—Pourtant, ils ne vous ont pas fait de mal?

—Non; ils veulent manger et boire; après quoi, Dieu sait s'ils ne brûleront pas la maison, et nous avec! C'est comme ça qu'ils payent leur dépense!

—Madame Pignoux, il faut que mon père se sauve d'ici! Comment faire?

—Pas possible à présent! Ils gardent les portes de tous les côtés, et votre papa n'est plus d'âge à sauter par les fenêtres. D'ailleurs, à quoi bon? La maison est entourée, et ils ne nous laissent pas seulement aller au poulailler et à la cave sans nous marcher sur les talons.

—Mais, au moins, il faut cacher mon père! Ah! je suis bien sûr, à présent, que c'est à lui qu'ils en veulent! Où est-il?

—Dans la chambre de mon homme, qui, par bonheur, n'est point céans! Il a été faire un repas de noces à La Châtre et ne reviendra que demain. Ils l'ont demandé par son nom!

—Qui? mon père?

—Non, mon homme! Voyez un peu comment il se fait qu'ils le connaissent! J'ai dit qu'il était malade, et je l'ai dit bien fort, pour que votre papa l'entendît de là-haut. J'espère qu'il aura eu l'idée de se mettre dans le lit.

—Et eux, ils n'ont pas eu l'idée de monter?

—Si fait, ils ont regardé la salle d'honneur, et ils ont dit...

—Mais ils reviennent? taisons-nous, dit Mario.

Et il courut reprendre son coin dans la cuisine et son attitude assoupie.

—Allons, vieille sorcière, dépêchons-nous! s'écria Saccage, qui rentrait accompagné de deux de ses acolytes; mettez le couvert, et servez-nous du meilleur. Voici le capitaine Macabre qui arrive. Vous autres, dit-il à ses soldats, vous ferez observer la consigne: Silence et patience! Personne ne songera à manger avant que le capitaine soit à table. Le capitaine s'arrête ici pour faire un bon souper, et n'entend pas qu'on pille le garde-manger pour ne laisser que les os à lui et à ses officiers. Souvenez-vous de ceux qui ont été pendus à Linières pour avoir fait main-basse sur les provisions. Allez!—J'ai parlé français pour vos oreilles, madame la guenon, ajouta-t-il en s'adressant à l'hôtesse dès que ses soldats furent sortis; c'est pour que vous sachiez qu'il ne s'agit point ici de pleurnicher et de pousser des soupirs... Travaillez bien et mettez la broche. Allons! et, si le rôt brûle par votre faute, gare à votre vieille carcasse!

—Et comment voulez-vous que je me dépêche, étant à peu près seule pour tout faire? dit madame Pignoux sans s'émouvoir des injures. Nous ne sommes ici que deux vieilles femmes. Faites-moi rendre mon valet pour qu'il mette le couvert; je ne peux pas être en haut et en bas en même temps, peut-être?

—Ton valet est suspect, la vieille. Il a eu l'air de se sauver en nous voyant, et il a ensuite essayé de cacher l'avoine. Il a reçu une bonne volée, et, à présent, il travaille pour nous.

—Eh bien, et ce galopin-là? reprit l'hôtesse, qui parlait tout en embrochant ses volailles; est-il de votre bande? ne saurait-il m'aider?

—Aide-la, vaurien, dit Saccage à Mario, et travaillons proprement!

Mario se leva avec une nonchalance affectée, en demandant ce qu'il fallait faire.

—Eh! va-t'en là-haut, avec la servante, s'écria madame Pignoux, et mettez vivement la nappe!

Mario monta et dit à la servante:

—Mon père? la chambre où il est? Vite!

Elle le conduisit au second étage, et l'enfant gratta légèrement à la porte, qui était fermée et verrouillée en dedans.

Le marquis reconnut aussitôt cette petite main, qui grattait ainsi tous les matins à la porte de sa chambre à coucher.

—Oh! Dieu! s'écria-t-il en ouvrant vite, toi ici? Mais ce costume, qu'est-ce à dire? Avec qui es-tu venu? comment? pourquoi?

—Je n'ai pas le temps de m'expliquer, répondit Mario. Je suis seul; je veux que tu te sauves d'ici. Fais comme moi, père, déguise-toi!

—Tiens, c'est vrai! dit la servante, voilà les affaires de notre maître; mettez-vous-les dessus, monsieur le mar...

—Pas de marquis! dit Mario; va-t'en, ma bonne fille; et vous, mon père, vous serez maître Pignoux.

—Mais pourquoi me montrer? observa le marquis, tout en défaisant machinalement son pourpoint; je ne saurai pas comme vous, mon fils, jouer la comédie qu'il faudrait!

—Si fait! si fait, père! Mais, dites-moi, ne connaissez-vous pas un reître qui s'appelle Macabre? Je vous ai, je crois, entendu dire quelquefois ce nom-là.

—Macabre? Oui, certes, je connais ce nom-là et l'homme aussi, si c'est le même qui...

—Y a-t-il longtemps qu'il ne vous a vu?

—Diable! oui! quelque chose comme vingt ou trente ans... peut-être davantage!

—Eh bien, c'est bon! Montrez-vous sans crainte; faites l'aubergiste, et nous trouverons moyen de fuir.

—Ce ne sera pas possible, mon enfant, dit le marquis en continuant à se déshabiller. Nous avons affaire à de rusés compères. Imaginez-vous qu'ils sont venus sans plus de bruit que si c'eût été une troupe de mulets marchant au pas et conduits par un seul homme. Je ne me méfiais pas; l'hôtesse dormait au coin de son feu; moi, j'étais dans la salle, lisant l'Astrée en attendant l'heure.

—Cachons l'Astrée! Les cuisiniers ne lisent pas des livres reliés en soie, dit Mario en saisissant le volume, que le marquis avait posé machinalement près de son chapeau, en prenant possession de la chambre de l'aubergiste.

Et, en même temps, à mesure que le marquis se dépouillait d'une pièce de son habillement, l'enfant la cachait sous les fagots d'un petit grenier voisin.

—Mais, toi, mon pauvre enfant, reprenait le marquis agité comme l'on peut croire, ils ne t'ont donc pas reconnu pour un gentilhomme? Ils ne t'ont pas fait de mal, mon Dieu?

—Non, non; parlons de toi, mon père. Tu n'as donc pas essayé de sortir avant qu'ils eussent posé leurs sentinelles?

—Non, sans doute. Je ne me doutais de rien! Ils faisaient si peu de bruit que j'ai cru à une halte de muletiers, et c'est quand ils ont eu bloqué la maison qu'ils ont élevé un peu la voix, et que j'ai vu, à travers la fenêtre, que j'étais pris dans un traquenard par la pire espèce d'égorgeurs et de larrons que je connaisse. Je me suis tenu tranquille, pensant qu'ils partiraient bientôt; mais j'ai entendu des mots italiens que j'ai un peu compris. Ils veulent, je crois, rester ici jusqu'au jour. Je me suis dit alors que, ne me voyant pas arriver à Brilbault, où je suis attendu à dix heures, mes gens, inquiets de moi, viendraient dans la nuit me trouver ici, où ils savent que je devais m'arrêter. Ce serait le mieux de les attendre. Ces reîtres ne sont qu'une douzaine; j'ai pu à peu près les compter, et, quand je verrai arriver notre monde, je saurai bien nous frayer un passage vers eux à beaux coups d'épée sur ces drôles.

—Mon père, dit Mario, qui regardait à la fenêtre, ils sont vingt-cinq au moins à cette heure! car en voilà encore une bonne bande qui vient d'arriver. Nos gens ne pensent pas encore à venir te chercher, et, d'un moment à l'autre, ces reîtres peuvent fouiller la maison du haut en bas pour piller.

—Eh bien, mon enfant, me voilà déguisé de pied en cap; reste près de moi, comme pour soigner l'hôte malade. Si l'on vient, on nous laissera tranquilles. On ne maltraite et ne rançonne que les gens bien montés et bien vêtus... Ah! à propos, mon cheval me fera reconnaître. Ils ont dû le voir!

—Ton cheval est caché, et le mien aussi.

—Vrai? C'est donc le brave valet d'écurie qui aura trouvé moyen... Mais qu'ont-ils à crier ainsi, les brigands? Les entends-tu?

--- C'est moi qu'ils appellent! Reste-là, mon père; ne t'enferme pas: ce serait donner des soupçons. Tiens, les voilà qui entrent dans la salle ici-dessous. J'y vais! écoute tout; les cloisons sont minces; tâche de comprendre, et sois tout prêt à venir si je t'appelle à mon tour.

LII

Mario descendit comme un chat le petit escalier qui conduisait de la chambre de l'hôte à la salle d'honneur, et se trouva en présence du capitaine Macabre, qui, au même instant, faisait pesamment son entrée par l'escalier venant de la cuisine.

Le lieutenant Saccage était là aussi avec deux ou trois figures non moins patibulaires.

La mine du personnage qui portait le nom sinistre de Macabre était moins désagréable au premier abord que celle du lieutenant. Celle-ci était perfide et froide, avec un rire féroce. Celle de Macabre n'annonçait qu'une rudesse abrutie, qui essayait de se faire imposante.

Il n'y avait point de place pour le sourire sur cette face hébétée par la fatigue et par la débauche. Les muscles semblaient racornis et ossifiés; les yeux, de couleur claire, étaient fixes comme des yeux d'émail. Les traits accentués rappelaient ceux de Polichinelle, moins l'expression narquoise et animée. Une grande balafre à la mâchoire avait paralysé un coin de la bouche et séparait singulièrement la barbe blanche mélangée de roux qui semblait être plantée de travers et en partie à rebrousse-poil. Un gros signe velu augmentait la bosse du nez proéminent. Les doigts étaient hérissés de poils gris jusqu'aux ongles.

L'homme était petit et maigre, mais large d'épaules, et ramassé sur lui-même comme un sanglier, dont il avait la robe fauve et la tête plantée bas. Il paraissait fort âgé; mais il annonçait encore une force herculéenne. Sa voix âpre, toujours tenue au diapason élevé du commandant militaire dans la bouche d'un sot, résonnait comme un tonnerre enrhumé et faisait vibrer les verres posés sur la table.

Il était vêtu à la mode des reîtres, en justaucorps et tassettes de buffle, avec un morion et une cuirasse en fer verni. Une méchante plume noire tout ébarbée se dressait sur ce casque noir et luisant. Il portait la forte et large épée allemande, contre laquelle se brisait facilement la lance brillante de la gendarmerie française; les pistoles avec pierre à feu, premier essai du pistolet à pierre, auquel nos soldats préféraient encore, à tort, les armes à rouet et à mèche; le court mousquet et la bandoulière garnie de petits étuis de cuir noir contenant les charges de poudre et de plomb, complétaient l'armement de campagne du personnage.

Son escorte particulière, ou, comme on disait encore, sa lance, se composait de deux carabins estradiots (carabiniers, batteurs d'estrade) et de deux coutilliers cumulant les fonctions de page et de maréchal-ferrant.

Il avait, en outre, sept soldats bien armés et bien montés en chevau-légers, qui ne le quittaient jamais et qui étaient l'élite de sa cornette ou troupe de choix. Du moins, c'est ainsi que nous pouvons traduire, par des équivalents pris dans l'usage de ce temps, les titres et grades de cette compagnie d'aventuriers étrangers, dont chaque chef modifiait, selon son pouvoir ou son caprice, l'organisation, l'équipement et les cadres.

Mario ne s'était pas trompé en évaluant à vingt-cinq hommes la bande amenée par le capitaine, réunie à celle qui l'avait précédé sous les ordres de son lieutenant.

—Voilà une sale auberge! cria le capitaine d'un ton dédaigneux, en frottant les lourdes semelles de ses grosses bottes crottées, sur les barreaux propres et luisants d'une chaise de noyer. Est-ce là un feu pour des voyageurs de nuit? Le bois manque-t-il dans cette baraque?

—Hélas! monsieur, dit la servante en jetant une brassée de fagot dans la cheminée, déjà bien flambante, nous ne pouvons mieux faire: nous sommes en pays de plaine et le bois est rare.

—Voilà une sotte fille et encore plus laide, s'il est possible, que sa maîtresse! reprit le gracieux Macabre. Tiens, la belle édentée, voilà comme on se chauffe, quand le bois est cher!

Et il jeta, dans la vaste cheminée, la chaise sur laquelle il venait de décrotter ses pieds.

—Or çà, lieutenant, continua-t-il froidement, en s'adressant à Saccage, vous dites qu'il y a ici un petit loqueteux envoyé par ces...

—Te voilà enfin! répondit Saccage en levant sa botte pour pousser Mario plus vite vers le respectable capitaine.

Mario esquiva l'outrage en passant lestement sous la botte du reître, et, arrivant près de l'autre butor, il lui dit avec aplomb:

—C'est moi, et voilà mon message; car j'ai très-bien dit le mot de passe à votre lieutenant. Vous ne pouvez point rester dans cette auberge, parce qu'une grande troupe de gens armés s'y doit rendre cette nuit. Vous ne pouvez point attaquer le château, qui est bien gardé. Il vous faut retourner d'où vous venez, ou la chose tournera mal pour vous; c'est Sanche qui vous le dit.

—Ton Sanche n'est qu'une vieille bourrique, répondit le capitaine.

Et, accompagnant chacune de ses paroles d'un blasphème qu'il n'est pas utile de reproduire pour donner une idée de l'aménité de sa conversation, il ajouta:

—Je n'ai pas fait cent lieues en pays ennemi pour m'en aller les mains vides. Va-t'en dire à celui qui t'envoie que le capitaine Macabre connaît mieux le pays que lui, et se... soucie pas mal de ce qu'on appelle un château bien gardé! Dis-lui que j'ai quarante cavaliers, car il y en a encore quinze derrière moi, qui vont arriver sous la conduite de mon épouse, et que quarante reîtres valent une armée. Allons, vite, détale et va au diable, race de bohême!

—Ne le renvoyez pas, capitaine, dit Saccage, qui paraissait l'homme judicieux du conseil; rien ne sert de nous aboucher davantage avec ce fou d'Espagnol et cette racaille d'Égyptiens. Il est fort inutile que ce beau messager aille leur dire que vous persistez. Ils nous suivraient et ne feraient que nous embarrasser et pillarder autour de nous. Faites ce que votre femme vous a dit. Restez ici jusqu'à minuit, et vous arriverez encore longtemps avant le jour, puisqu'il n'y a guère que deux lieues d'ici à Briantes. Empêchez donc que ce petit garçon ne sorte. Je vais le jeter par la fenêtre, si vous voulez, ça l'empêchera de courir.

—Non! pas de sévérités inutiles, brailla en fausset le capitaine. Je suis devenu un homme doux et humain depuis que j'ai une épouse au cœur sensible... La maison est-elle gardée comme il faut?

—Une mouche n'y entrerait pas sans ma permission.

—Alors soupons en paix, dès que ma Proserpine sera arrivée... Avez-vous donné des ordres?

--- Oui; mais, malgré les belles annonces de madame Proserpine sur les douceurs de ce gîte, nous y ferons, je crains, maigre chère. Le grand queux dont on vous avait parlé est en son lit, en train de crever, et l'hôtesse perd la tête. Le valet est un traître que nous devons surveiller, et la servante est une vieille sotte épeurée qui casse tout et n'avance à rien.

—C'est que vous leur parlez durement, mon ami! Vous avez toujours l'injure et la menace à la bouche! Mille tonnerres du diable! mon épouse vous l'a dit souvent, vous manquez de savoir-vivre. Où est-elle, cette hôtesse de malheur, que, d'une vingtaine de soufflets, je lui remette le cœur au ventre?

Et, marchant lourdement jusqu'à l'escalier, il appela madame Pignoux en la gratifiant des épithètes les plus grossières, apparemment pour donner à son lieutenant l'exemple de la douceur et de la politesse.

Toute cette conversation était faite en français.

Macabre, Allemand d'origine, était né à Bourges et avait passé sa jeunesse en Berry. En dehors d'un certain vocabulaire à l'usage de son commandement, il parlait mal et sans plaisir la langue de ses pères. L'Italien Saccage écorchait le français avec plus de facilité que l'allemand. Ils avaient donc peine à se bien entendre quand ils voulaient se servir de cette langue, et d'ailleurs ils se sentaient tellement maîtres de la situation qu'ils ne daignaient pas s'observer devant Mario et devant les gens de la maison. Mario, qui avait beaucoup risqué en essayant de faire rebrousser chemin aux reîtres, et qui pouvait être démenti d'un moment à l'autre par quelque envoyé véritable de Sanche ou de La Flèche, sentit qu'il serait trop audacieux d'insister pour le moment. Il feignit l'indifférence et la distraction, tout en arrangeant le couvert, mais sans perdre un mot de ce que disaient les deux routiers.

Il est bien vrai que Sanche avait promis d'envoyer un exprès à Étalié, où il avait marqué la dernière étape des reîtres. Mais cet exprès, qui était un bohémien comme les autres, et qui espérait la prise et le pillage du château de Briantes sans le secours des Allemands, se garda bien de faire la commission, et alla marauder dans le bourg abandonné, en attendant l'heure de l'assaut du manoir par ses camarades.