LVII

M. Robin n'avait pas cru un mot du récit de Pilar. Il s'était néanmoins mis en route, avec son escorte, mais sans se presser beaucoup, et on pouvait craindre qu'il n'eût rencontré les reîtres, car on arriva en vue de Briantes sans qu'il eût rejoint.

On s'inquiétait aussi de maître Jovelin, qui était parti le premier de Brilbault avec cinq ou six hommes de Briantes, et que l'on s'étonnait de ne pas rattraper, bien que l'on marchât très-vite: si vite, que ces réflexions furent faites par chacun sans que l'on prît le temps de se les communiquer.

J'ai lu, dans bien des romans, de longues conversations entre les personnages, pendant que les chevaux fendent le vent et dévorent l'espace; mais je n'ai jamais vu, dans la réalité, que la chose fût possible.

Bien qu'il ne fût guère qu'une heure du matin, on vit clair comme en plein jour en traversant le village. Les bâtiments de la ferme du château étaient la proie des flammes.

À cette vue, personne ne douta plus, et l'on s'élança à l'assaut de l'huis, qui était fermé et défendu par Sanche et quelques bohémiens rassemblés par lui à la hâte, dès qu'il avait entendu le galop des arrivants.

—Que faisons-nous là, mon cousin? dit Guillaume au marquis. Nos gens s'emportent par trop de courage et n'attendent le commandement de personne. Nous allons y perdre nos meilleurs valets, peut-être sans profit! Avisons à faire de l'ouvrage qui serve.

—Oui, certes, répondit Bois-Doré, occupez-vous de les retenir. Ce n'est pas un moment de plus ou de moins qui empêchera ma grange de brûler; j'aime mieux la vie de ces bons chrétiens que toute ma récolte. Rappelez-les, et les apaisez! Je me veux d'abord occuper de cet enfant qui m'inquiète.

En parlant ainsi, le marquis emmenait Mario un peu à l'écart.

—Mon fils, lui dit-il, donnez-moi votre parole de gentilhomme de ne point avancer que je ne vous appelle.

—Eh quoi! mon père, s'écria Mario consterné, vous me parlez comme faisait tantôt Aristandre, et vous me traitez comme un tout petit enfant! Sont-ce là les leçons d'honneur et de vaillance que vous me donnez aujourd'hui, vous qui...?

—Silence, monsieur! obéissez! dit le marquis parlant pour la première fois avec autorité à son bien-aimé. Vous n'êtes point encore en âge de vous battre, et je vous le défends!

De grosses larmes vinrent aux yeux de l'enfant. Le marquis détourna les siens pour ne pas les voir, et, laissant Mario au milieu d'une petite réserve de ses bons serviteurs, il courut rejoindre Guillaume d'Ars, qui avait réussi à ramener l'ordre et l'obéissance dans sa troupe.

—Il est très-inutile, lui dit le marquis, d'essayer de forcer l'huis: avec deux hommes, il peut être défendu une heure, à moins que nous ne voulions sacrifier une vingtaine des nôtres. Ah! mon cousin, c'est fort bien fait de fortifier ses entrances, mais c'est fort mal commode lorsqu'il s'agit de rentrer chez soi. En cet endroit, le fossé a quinze pieds de profondeur, et vous voyez que les talus ne permettraient pas aux nageurs d'aborder sans être foudroyés par le moucharabi. Savez-vous ce qu'il faut faire? Regardez! La grange est écroulée. Eh bien, elle a dû tomber dans le fossé et le combler en partie. C'est par là qu'il faut entrer. J'y vais avec mon monde. Restez ici comme si vous cherchiez des planches et des engins pour remplacer le pont levé, et ce, pour tromper l'ennemi, que vous empêcherez de fuir quand nous tomberons sur lui. Nous autres, mes amis, dit-il à ses gens, nous filerons sans bruit derrière le mur, dont l'ombre nous cachera, malgré le grand feu qui consume nos gerbes.

Le plan du marquis était fort sage, et ce qu'il prévoyait avait eu lieu. Le fossé était comblé en partie et le mur écroulé par la chute de la grange. Mais il fallait passer sur les décombres en feu et à travers des vagues de flamme et de fumée. Les chevaux, effrayés, reculèrent.

—À pied, mes amis, à pied! cria le marquis en s'avançant au galop dans cet enfer.

Le seul Rosidor s'y jeta avec intrépidité, franchit tous les obstacles avec une adresse miraculeuse, et, sans s'inquiéter d'y griller sa belle crinière et les rubans dont elle était tressée, il porta vaillamment son maître au milieu de l'enceinte.

Le marquis ne risquait rien pour sa riche chevelure. Elle était restée sous les fagots, à l'auberge du Geault-Rouge.

Ses valets, déjà fort animés par le désir de retrouver et de délivrer ou de venger leurs familles, furent électrisés par le courage de leur maître, et plusieurs le suivirent d'assez près pour l'empêcher de tomber aux mains de l'ennemi.

Mais, au moment où le gros de la troupe s'engageait dans les décombres embrasés, un cri d'alarme, poussé par un des paysans qui la composaient, arrêta tous les autres et les fit reculer avec terreur.

Le grand pignon, encore debout, de la grange, subissant l'action d'une chaleur intense, venait de craquer et, se courbant, menaçait d'écraser quiconque essaierait de passer. Une seconde d'attente, et on allait le voir tomber; alors on passerait, quelque difficile que fût l'escalade. Voilà ce que chacun pensa, et tout le monde attendit. Mais les secondes, les minutes même se succédaient, et le pignon ne tombait pas. Or, ces secondes et ces minutes-là étaient des siècles, dans la situation où se trouvait, en cet instant, le marquis.

Seul avec une dizaine des siens, il tenait tête à toute la bande des bohémiens, encore composée d'une trentaine de combattants.

Quatre heures s'étaient écoulées depuis l'évasion de Mario sous la sarrasine, et, depuis ces quatre heures, les bandits n'avaient pas songé seulement à se repaître.

À la première ivresse de leur victoire et à la première satisfaction de leur appétit avait bientôt succédé l'espoir opiniâtre de s'emparer du château. Ils avaient essayé tous les moyens de s'y introduire par surprise. Plusieurs y avaient péri, grâce à la vigilance d'Adamas et d'Aristandre, secondés par la présence d'esprit, les bons conseils et l'activité de Lauriane et de la Morisque. Voyant leurs efforts inutiles, ils avaient mis le feu à la grange, dans l'espérance d'engager les assiégés à faire une sortie pour sauver les bâtiments et les récoltes. Ce ne fut pas sans y dépenser des trésors d'éloquence que le sage Adamas réussit à retenir Aristandre, qui voulait se jeter dans le piége tête baissée. Il avait même fallu que Lauriane employât son autorité, et lui démontrât que, s'il succombait dans son entreprise, tous les malheureux renfermés dans le château, à commencer par elle, étaient perdus sans retour.

Depuis une heure que la grange brûlait, Aristandre, exaspéré, avait épuisé tous les jurements et toutes les imprécations de son vocabulaire. Condamné au repos, il rongeait son frein et maudissait même Adamas et Lauriane, et Mercédès par-dessus le marché, et Clindor, qui prêchait aussi la patience, enfin tous ceux qui l'empêchaient d'agir, lorsque Adamas, grimpé au faîte de la tour-escalier, lui cria de la lanterne:

—Monsieur est là! monsieur est là! Je ne le vois pas; mais il est là, j'en réponds! car on se cogne, et je suis sûr d'avoir reconnu sa voix par-dessus toutes les autres.

—Oui! oui! s'écria Mercédès d'une des fenêtres du préau; Mario est là, car le petit chien Fleurial est comme un fou; il l'a senti. Voyez! Je ne peux pas le tenir!

—Aristandre! s'écria Lauriane, sortez! Sortons tous, il est temps!

Aristandre était déjà sorti. Sans s'inquiéter d'être suivi ou non, il s'élançait aux côtés du marquis et le débarrassait de La Flèche, qui, souple comme un serpent, avait sauté en croupe derrière lui et l'étouffait dans ses bras maigres et nerveux, sans réussir toutefois à le désarçonner.

Aristandre saisit le bohémien par une jambe, au risque d'entraîner le marquis avec lui; il le jeta à terre, le foula sous ses pieds, en ayant bien soin de lui enfoncer les côtes; puis, le laissant là, évanoui ou mort, il se jeta sur les autres.

Les domestiques du château étaient sortis aussi, même Clindor, et même le pauvre petit Fleurial, qui avait échappé aux bras de la Morisque éperdue, et qui se jeta dans les jambes du marquis, bien empêché de s'en apercevoir, puis, enfin, disparut dans le tumulte pour aller chercher Mario.

Lauriane, armé et exaltée, voulait sortir aussi.

—Au nom du ciel, dit Adamas en se jetant au devant d'elle, ne faites pas cela! si monsieur voit sa chère fille dans le danger, il en perdra l'esprit, et vous serez cause qu'il se fera tuer. Et d'ailleurs, voyez, madame! me voilà seul pour fermer la porte, ce qui peut sauver les nôtres. Sait-on ce qui peut arriver? Rester pour m'aider au besoin!

—Mais la Morisque est sortie! s'écria Lauriane. Vois, Adamas, vois! cette brave fille cherche Mario. Elle suit le petit chien! Mon Dieu! mon Dieu! Mercédès, revenez! vous allez vous faire tuer!

Mercédès n'entendait rien au milieu de la bataille. D'ailleurs, elle n'eût rien voulu entendre: elle ne songeait qu'à son enfant. Elle traversait littéralement le fer et le feu; elle eût traversé le granit.

Le marquis et Aristandre, vaillamment secondés, furent bientôt maîtres du terrain, et commencèrent à refouler les bandits, partie du côté des ruines de la grange, partie du côté de l'huis. Ceux qui passèrent sous le grand pignon, sans s'inquiéter de sa chute imminente, furent reçus à coups de pique et de pieu par les vassaux de Bois-Doré, qui avaient commencé à franchir ce passage redouté.

On en tua et l'on en prit plusieurs. Les autres rebroussèrent chemin, et, longeant les murailles, toute la bande, qui ne comptait plus qu'une vingtaine d'hommes valides, se trouva engouffrée sous la voûte de l'huis.

—Éteignez le feu! cria Bois-Doré, qui voyait l'incendie gagner les autres bâtiments de la ferme, et laissez-nous achever la vau-de-route de cette canaille!

En parlant ainsi, il s'adressait aux paysans et aux femmes et enfants qui s'étaient décidés à sortir du château, et il courait avec ses domestiques à la voûte de l'huis, où un étrange conflit venait de s'engager entre les bandits en fuite et Sanche, resté seul gardien de la sortie.

Sanche avait une seule idée, une idée implacable. Il avait vu Mario hors de portée, placé par le marquis derrière une maison du bourg avec une escorte. L'enfant était bien abrité et bien gardé. Mais il était impossible qu'à un moment donné, il ne sortît pas de cette retraite et ne s'engageât pas à la portée de l'arquebuse.

Sanche était là en arrêt, le canon de son arme appuyé sur un créneau du moucharabi, le corps bien caché, l'œil fixé sur le coin du mur d'où sa proie devait sortir tôt ou tard. Le sombre Espagnol avait pour lui le formidable avantage qu'aucune préoccupation pour sa propre vie ne le détournait de son but. Il n'avait en tête aucun souci du lendemain, ni même de l'heure qui s'écoulait, grosse de périls. Il ne demandait au ciel qu'une minute pour savourer et accomplir sa vengeance.

Aussi, lorsque les bohémiens en déroute vinrent se heurter en hurlant, l'épée dans les reins, contre les pieux massifs de la sarrasine, Sanche ne bougea non plus que les pierres de la voûte. Ce fut en vain que des voix furieuses et désespérées lui crièrent:

—Le pont! La herse! Le pont!

Il fut sourd; que lui importaient ses complices!

Les bohémiens furent forcés de s'élancer dans la manœuvre pour essayer de se délivrer. Leurs femmes et leurs enfants poussaient des cris lamentables.

C'était la contre-partie de la scène de terreur et de confusion qui avait eu lieu en ce même endroit, quelques heures auparavant, parmi les vassaux éperdus de la seigneurie.

Bois-Doré, toujours à cheval et entouré des siens, tenait désormais en cage tous les débris de cette horde d'assassins et de voleurs. Leurs femmes, devenues furieuses pour défendre leurs enfants, se retournaient contre lui avec la rage du désespoir.

—Rendez-vous! rendez-vous tous! s'écria le marquis pris de pitié; je fais grâce à cause des enfants!

Mais personne ne se rendait: ces malheureux ne croyaient pas à la générosité du vainqueur; ils ne comprenaient pas la bonté,—chose rare chez les seigneurs de cette époque, il faut en convenir.

Le marquis fut forcé d'arrêter ses gens pour empêcher, comme il l'a dit depuis, un massacre des innocents, si tant est qu'il y eût des innocents parmi ces petits sauvages, déjà dressés à toute la perversité dont ils étaient capables.

Enfin, la sarrasine fut levée et le pont s'abaissa.

Guillaume, aussi généreux que le marquis, eût fait grâce aux faibles; mais à la grande surprise de Bois-Doré, les fuyards passèrent sans obstacle. Guillaume et son monde n'étaient pas là.

—Mille noms du diable! s'écria Aristandre, ces démons se sauveront. Sus! sus! courons-leur sus! Ah! monsieur, il fallait, pendant que nous les tenions là, les hacher comme de la paille!...

Et il s'élança à leur poursuite, laissant le marquis seul sous la voûte ouverte et dégagée, mais très inquiet de Mario, et ne pouvant lancer son cheval sur le pont dans la crainte d'écraser ses propres gens, qui étaient à pied et qui se jetaient en foule sur ce passage étroit pour atteindre les fuyards.

Enfin, le pont fut dégagé. Vainqueurs et vaincus s'élancèrent en avant. Le marquis put passer et vit venir à lui, sur sa droite, Mario, qui pensait pouvoir quitter sa retraite, maintenant que l'affaire semblait finie.

Quant aux bandits, tout danger paraissait dissipé en effet; les fuyards ne songeaient qu'à s'échapper comme ils pouvaient dans toutes les directions; quelques-uns se cachaient çà et là avec beaucoup d'adresse, tandis que les poursuivants passaient outre.

Un seul des vaincus n'avait pas bougé, et nul ne pensait à lui: c'était Sanche, toujours caché et agenouillé dans l'angle du moucharabi. De ce petit balcon à mâchecoulis, il eût pu faire tomber des pierres sur les Briantais, car il y avait toujours, dans la galerie de manœuvre, une provision de moellons bien mesurés à l'ouverture des mâchecoulis. Mais Sanche ne voulait pas trahir sa présence. Il voulait vivre encore quelques instants; il regardait venir Mario et le visait à loisir, lorsqu'il vit, beaucoup plus près de lui et beaucoup plus à portée, le marquis à trois pas en avant du pont.

Il se fit alors en lui un violent combat. Quelle victime choisirait-il? Il n'y avait pas alors de fusils à deux coups. Entre le père et l'enfant, la distance était trop courte pour permettre de recharger l'arme.

Dans sa lutte avec Aristandre, Sanche avait brisé un de ses pistolets et s'était vu arracher l'autre par ce vigoureux antagoniste.

Par un raffinement de vengeance, Sanche se décida pour Mario. Le voir mourir devait être plus cruel pour le marquis que de mourir lui-même.

Mais ce moment d'hésitation avait troublé l'équilibre de cette tranquille férocité.

Le coup partit et alla frapper, à un pied plus bas que la poitrine de Mario, monté sur son petit cheval, la Morisque, qui l'avait rejoint et qui marchait près de lui.

Mercédès tomba sans pousser un cri.

—À moi, à moi, mes amis! s'écria Bois-Doré, qui se voyait seul avec son fils exposé aux coups d'ennemis invisibles.

Derrière lui accouraient seulement Lauriane et Adamas, qui, en voyant fuir les bandits, avaient abandonné la garde de l'huisset pour venir les rejoindre.

Tandis qu'avec Mario éperdu, ils relevaient de terre la pauvre Morisque, le marquis leva les yeux sur le moucharabi et vit s'y dresser la haute taille de Sanche, qui, reconnaissant la Morisque, cause première de la mort de son maître, se consolait un peu de n'avoir atteint qu'elle. Sans songer à fuir, il rechargeait son arme à la hâte.

Bois-Doré le reconnut aussitôt, bien que l'incendie n'éclairât que faiblement cette face de l'huis. Mais le marquis n'avait plus aucune arme chargée, et il se jeta à bas de son cheval pour rentrer sous la voûte et monter au moucharabi, jugeant avec raison que, de tous les ennemis auxquels il avait eu affaire jusque-là, le vengeur de d'Alvimar était le plus redoutable.

Sanche le vit accourir, devina sa pensée, et, sans s'occuper de lui envoyer des projectiles qui eussent pu tomber à côté de lui, il s'élança dans l'escalier de la manœuvre, résolu à le poignarder, son couteau étant la seule de ses armes qui ne fût pas, pour le moment, hors de service.

Bois-Doré allait franchir l'escalier, la pointe de l'épée levée, lorsqu'il sembla pressentir la conduite que devait tenir un aussi traître adversaire.

Il baissa la pointe en interrogeant chaque degré dans l'obscurité, devinant que Sanche se tenait courbé là et aux aguets pour se jeter sur lui en le faisant rouler en arrière. Il se prit donc d'une main à la rampe, mais sans assurer assez son corps.

Sanche, averti par le fer d'épée qui rencontra une marche, se releva, en franchit plusieurs d'un bond vigoureux, et vint tomber sur Bois-Doré, qu'il renversa et saisit à la gorge; puis, lui mettant les deux genoux sur la poitrine:

—Je te tiens, maudit huguenot! s'écria-t-il, et n'espère pas de merci, toi qui n'en as pas eu pour...

Avant d'achever sa phrase, il chercha la place du cœur, et, de l'autre main, il leva le couteau en disant:

Pour l'âme de mon fils!

Le marquis, étourdi de sa chute, ne se défendait que faiblement, et c'était fait de lui, lorsque Sanche sentit sur sa figure deux petites mains hésitantes qui, tout à coup, le déchirèrent si cruellement, qu'il dut faire un mouvement pour s'en débarrasser.

D'ailleurs, une pensée rapide lui fit abandonner le marquis:

—L'enfant d'abord! s'écria-t-il.

Mais cette parole fut tout à coup ravalée dans sa gorge, et cette pensée tout à coup brisée dans sa tête par une commotion effroyable.

Mario avait suivi le marquis. Il avait entendu sa chute. Il avait saisi à tâtons la face de Sanche. Il avait reconnu, au toucher, que ce n'était pas celle de Bois-Doré. Il avait posé le canon d'un pistolet arraché par lui, en passant, aux mains de Clindor, sur ce crâne poilu et rude, et avait tiré à bout portant.

Il avait vengé la mort de son père et sauvé la vie de son oncle.

LVIII

Le marquis ne sut pas tout de suite quel ange libérateur était venu à son secours.

Il se dégagea du corps de Sanche, dont les genoux pliés pesaient encore sur lui. Il étendit les bras au hasard, croyant être aux prises avec un nouvel ennemi qui l'avait manqué.

Ses bras rencontrèrent Mario, qui s'efforçait de le relever, en lui disant avec angoisse:

—Mon père, mon pauvre père, es-tu mort?... Non, tu m'embrasses. Es-tu blessé?

—Non, rien! un peu foulé seulement, répondit le marquis. Mais que s'est-il donc passé? Où est cet infâme?...

—Je crois bien que je l'ai tué, dit Mario; car il ne remue plus.

—Méfie-toi, méfie-toi! s'écria Bois-Doré en se levant avec effort et en entraînant son bien-aimé au bas des degrés. Tant que le serpent a un souffle de vie, il veut mordre!

En ce moment, Clindor arrivait avec une torche, et l'on vit Sanche inerte et défiguré.

Il respirait encore, et un de ses grands yeux fauves, qui voyait confusément à travers son sang, semblait dire: «Je meurs deux fois, puisque vous me survivez!»

—Quoi! mon pauvre David, tu as tué ce Goliath! s'écria le marquis dès qu'il commença à se ravoir.

—Ah! mon père! je l'ai tué deux minutes trop tard, répondit Mario, qui était comme ivre et qui recouvra aussitôt la mémoire avec la douleur: je crois que ma Mercédès est morte!

—Pauvre Morisque! Espérons que non! dit le marquis en soupirant.

Et ils repassèrent le pont pour aller la trouver, tandis que Clindor, qui, contre toute vraisemblance, craignait de voir Sanche se relever, traversait d'un fer de pertuisane la gorge de ce misérable cadavre.

La Morisque était debout. Elle ne voulait pas que l'on s'occupât d'elle, bien qu'elle eût de la peine à se soutenir.

Elle était douloureusement blessée: la balle avait traversé son bras droit, étendu sur le flanc de Mario au moment où le coup était parti; mais elle ne songeait qu'à Mario, qu'elle ne voyait plus à ses côtés, et, quand elle l'y retrouva, elle sourit et perdit connaissance.

On la transporta au château, où Mario et Lauriane la suivirent en se tenant par la main et en pleurant amèrement, car ils la jugeaient perdue.

Le marquis resta dehors.

L'absence de Guillaume lui paraissait de mauvais augure, et il se porta en avant, croyant entendre, sur la hauteur, des bruits plus sérieux que ceux qui pouvaient provenir de la capture ou de la résistance de quelques fuyards.

À mesure qu'il avançait, les bruits devenaient plus alarmants, et, comme il atteignait le sommet du ravin, il vit revenir à lui une troupe en désordre, composée de vassaux d'Ars et de Briantes.

—Halte, mes amis! leur cria-t-il. Que se passe-t-il donc, et d'où vient que de braves gens comme vous semblent tourner les talons?

—Ah! c'est vous, monsieur le marquis! répondit un de ces hommes effarés. Il faut rentrer chez vous, et nous battre derrière les murailles; car voici les reîtres. M. d'Ars, averti de leur approche par M. Mario, s'est porté à leur rencontre, et il est aux prises avec eux. Mais que voulez-vous faire contre ces gens-là? On dit qu'un reître est plus fort et plus méchant que dix chrétiens, et, d'ailleurs, ils ont du canon; ils s'en seraient déjà servis contre nous s'ils n'avaient pas craint de tirer sur les leurs, dans le pêle-mêle où les a mis M. d'Ars.

—M. d'Ars s'est conduit sagement et bravement, mes enfants! dit le marquis; et, si la peur des reîtres vous a fait tourner bride, vous n'êtes dignes ni de son service ni du mien. Allez donc vous cacher derrière les murs; mais, moi, je vous avertis que, si je suis forcé de reculer et de me renfermer chez moi, je vous en ferai déguerpir comme gens qui mangent trop et ne se battent point assez.

Ces reproches en ramenèrent plusieurs; les autres prirent la fuite: ces derniers appartenaient presque tous à Guillaume.

C'étaient pourtant d'assez braves gens; mais les reîtres avaient laissé dans le pays de si terribles souvenirs, et la légende y avait ajouté tant d'effroyables merveilles, qu'il fallait être deux fois brave pour les affronter.

Le marquis, accompagné des meilleurs, qui déjà rougissaient de leur panique, eut bientôt rejoint Guillaume, qui chargeait héroïquement le capitaine Macabre.

La nuit, qui était devenue très-claire, avait permis à Guillaume de s'embusquer pour leur tomber sus et les empêcher d'aller canonner le château; car ils avaient effectivement une petite pièce de campagne dont Bois-Doré, prisonnier à Étalié, n'avait pas soupçonné l'existence.

Tout le monde sait qu'il suffisait d'un méchant canon pour battre ces petites forteresses, habilement disposées pour soutenir les assauts du moyen-âge, mais très-impuissantes devant les ressources de la nouvelle artillerie de siége. Les plus redoutables châteaux de la féodalité, en Berry, se sont écroulés comme des jeux de carte sous Richelieu et sous Louis XIV, dès que le pouvoir central a voulu en finir avec la noblesse armée; et l'on s'étonne du peu de soldats et de boulets qui ont suffi à cette grande exécution.

Le marquis ne devait donc, à aucun prix, laisser envahir les abords du manoir, et il courut soutenir Guillaume, qui se conduisait en homme de cœur, malgré la désertion de la plus grande partie de son monde.

Mais il fallut bientôt plier sous l'effort des reîtres, qui avaient l'avantage du terrain aussi bien que du nombre, sur le revers du talus, et la partie semblait perdue, lorsqu'on entendit, sur les derrières de la troupe ennemie, les rumeurs d'un combat, comme si elle se trouvait prise en queue et en tête simultanément.

C'était M. Robin de Coulogne qui arrivait avec son monde au bon moment. Sa lenteur était un fait providentiel. S'il eût suivi les reîtres de plus près, il les eût rejoints plus tôt et n'en eût probablement pas eu bon marché.

Ainsi pris entre deux feux, les reîtres se battirent pourtant avec un grand acharnement, surtout les solides Allemands de Macabre et les bouillants Français de la lieutenante.

Les Italiens de Saccage lâchèrent pied les premiers, en hommes qui détestaient Macabre et Proserpine, et ne voulaient point du tout mourir pour eux.

Ils essayèrent de se détacher pour se porter vers le château par un détour; mais ils furent reçus en chemin par Aristandre, qui, s'étant emporté à la poursuite des bohémiens, ignorait l'attaque des reîtres, et tomba sur eux sans savoir de quoi il s'agissait.

Comme il avait avec lui une bonne petite troupe, et que, du premier coup, il abattit le lieutenant, la déroute des autres fut bientôt effectuée, et, dans la crainte d'une nouvelle générosité de Bois-Doré, le carrosseux se hâta d'expédier ceux qui furent pris, le lieutenant Saccage en tête.

La ceinture de celui-ci fut de bonne prise; mais Aristandre ne voulut pas se l'approprier et la réserva pour la masse.

Un instant après, comme il courait pour rejoindre le marquis, il rencontra un des hommes qui avaient accompagné Lucilio à Brilbault.

—Hé! Denison! lui cria-t-il, qu'as tu fait de notre sourdelinier?

—Demande-moi plutôt, répondit Denison, ce qu'en ont fait ces brigands de reîtres. Dieu le sait! Nous avions marché sur Étalié avec lui pour rejoindre M. le marquis; mais, au bas de la montée, nous avons été enveloppés par ces bandits, qui nous ont désarçonnés et emmenés.

Ils voulaient d'abord arquebuser maître Jovelin sur place. Ils étaient furieux de ce qu'il ne leur répondait point, et prenaient son empêchement pour du mépris. Mais il s'est trouvé là une dame qui l'a reconnu et qui a dit que M. le marquis le rachèterait fort cher. On l'a donc lié comme nous, et, à cette heure, il doit être, avec quatre autres de nos camarades, délivré comme moi, ou mort dans la bataille.

Quant à cette dame, qui est harnachée en manière d'officier, je ne sais point qui elle est; mais le ciel me confonde si on ne dirait point de la demoiselle Bellinde!

—Ah bien, Denison, allons-y voir! répondit Aristandre, et sauvons tous nos amis, si faire se peut!

Le bon carrosseux rassembla en courant tout ce qu'il put, et se porta sur le flanc des reîtres avec assez d'intelligence et d'à-propos.

Pris alors sur trois côtés et réduit de moitié, car Bois-Doré, Guillaume et M. Robin leur avaient déjà tué autant de monde que Saccage leur en avait enlevé par sa défection, les reîtres réunirent l'effort de leur petit bataillon serré pour faire retraite en bon ordre par leur flanc gauche.

Mais une si petite troupe était trop facile à envelopper; leur canon, marchant à l'arrière-garde, était déjà tombé aux mains de M. Robin. Ils ne purent même pas se débander. Il leur fallut se rendre à discrétion, sauf quelques-uns que la rage aveuglait et qui se firent encore tuer, non sans avoir endommagé leurs adversaires à pied.

Il fallut du temps pour désarmer et lier les prisonniers; car on ne pouvait guère se fier à des paroles de reîtres, et le jour paraissait quand on se trouva tous réunis, vainqueurs et vaincus, dans la cour du manoir.

On était maître de l'incendie des bâtiments de la ferme. Le dommage était grand, sans doute; mais le marquis n'y songeait guère: il essuyait la sueur et la poudre qui voilaient ses regards, et cherchait avec émotion autour de lui tous les objets de son affection: Mario, d'abord, qui n'était pas là pour le féliciter, ce qui lui fit craindre que la Morisque ne fût plus mal; puis Lauriane, qui accourut pour le tranquilliser un peu sur l'état de Mercédès; puis Adamas, qui lui embrassait les pieds avec transport; puis Jovelin et Aristandre, qui ne paraissaient point encore, et son bon fermier, dont on lui cachait la perte; enfin, tous ses fidèles serviteurs et vassaux, dont le nombre avait diminué dans cette fatale nuit.

Mais, tout en les demandant, il s'interrompait pour redemander Mario avec une subite anxiété.

Deux ou trois fois, durant son combat acharné avec les reîtres, il lui avait semblé voir dans le crépuscule la figure de son enfant passer autour de lui comme une vision flottante.

—Ah! enfin, Aristandre! s'écria-t-il en voyant tout à coup le carrosseux à cheval près de lui; as-tu vu mon fils, toi? Parle donc vite!

Aristandre bégaya quelques mots inintelligibles. Sa grosse figure était altérée par la fatigue et déconfite par un embarras inexplicable.

Le marquis devint pâle comme la mort.

Adamas, qui le contemplait avec ivresse, s'aperçut bien vite de son angoisse.

—Eh non! eh non! monsieur, dit-il en recevant dans ses bras Mario, qui s'élançait de la croupe de Squilindre, où il s'était tenu caché derrière le large buste du carrosseux. Le voici sain et frais comme une rose du Lignon!

—Que faisiez-vous donc en croupe derrière le cocher, monsieur le comte? dit le marquis après avoir embrassé son héritier.

—Hélas! mon doux maître, pardonnez-moi, dit Aristandre, qui venait de mettre aussi pied à terre. Tout en venant de chercher Squilindre à l'écurie pour l'opposer à ces diables de chevaux allemands, j'avais vitement enfermé Coquet pour que M. le comte ne pût le monter, car je l'avais vu rôder par là, votre démon... faites excuse! votre mignon de fils, et je me doutais bien qu'il voulait courir au danger.

»Mais, comme j'étais au mitan des coups, voilà-t-il pas quelque chose qui me saute le long des reins! Je n'y ai pas fait grande attention d'abord, c'était si léger! Mais voilà qu'il m'était poussé quatre bras: deux grands et deux petits! Des deux grands, je poussais ma bête et défaisais les ennemis; des deux petits, je rechargeais mes armes et maniais la pique si lestement, que je travaillais comme deux.

»Que voulez-vous! j'étais dans une bagarre où il n'eût point fait bon de mettre à terre mon petit double, si bien que j'en suis sorti au complet, grâce à Dieu, après avoir joliment battu en grange sur l'ennemi et abattu sous les pieds de ce vaillant cheval de carrosse, qui est au besoin un fameux cheval de guerre, monsieur! plus d'un réprouvé qui en voulait à vos jours, que Dieu conserve monsieur le marquis! Si j'ai mal fait, punissez-moi, mais ne reprenez pas M. le comte; car, vrai, par le nom de... c'est un bon petit... qui vous... des coups de maître à ces... d'Allemands, et qui sera bientôt, je vous le dis, un... comme vous, mon maître!

—Assez, assez d'éloges, mon ami, reprit Bois-Doré en serrant la main de son carrosseux. Si tu apprends à ton jeune maître à désobéir, ne lui apprends pas, du moins, à jurer comme un païen.

—Ai-je donc désobéi, mon père? dit Mario; vous m'aviez défendu de courir sus aux bohémiens; mais vous ne m'aviez rien dit quant aux reîtres.

Le marquis prit son enfant dans ses bras et ne put s'empêcher de le montrer avec orgueil à ses amis, en leur racontant comment il avait tiré son oncle des mains du terrible Sanche.

—Allons, mon jeune héros, ajouta-t-il en l'embrassant encore, j'aurais beau vouloir vous tenir en laisse, vous voilà hors de page. Vous avez vengé de votre propre main, à onze ans, la mort de votre père, et gagné vos éperons de chevalier. Allez mettre un genou en terre devant votre dame; car vous avez conquis l'espoir de lui plaire un jour.

Lauriane embrassa Mario fraternellement sans hésiter, et Mario lui rendit ses caresses sans rougir.

Le moment n'était pas encore venu où leur sainte amitié pouvait se changer en un saint amour.

Tous deux retournèrent vers Mercédès après avoir rassuré le marquis sur le compte de Lucilio, qui était bon chirurgien et qui s'était déjà rendu auprès d'elle. Mario n'avait pas voulu se vanter d'avoir contribué à la délivrance de son ami, qui, à son tour, s'était fort bien battu à ses côtés.

La Morisque était si heureuse des soins du précepteur et du retour de Mario, qu'elle ne sentait point son mal.

Après ce pansement, Lucilio procéda à celui des blessés, et même à celui des prisonniers, que l'on se disposait à faire partir, sous bonne escorte, pour la prison forte de La Châtre.

Assis dans la basse-cour, autour d'un reste d'incendie, les reîtres avaient l'oreille bien basse; le capitaine Macabre, qui s'était battu ivre-mort et qui était fort blessé, ne songeait qu'à implorer du brandevin pour s'étourdir de sa déconfiture; la Bellinde avait eu si grand'peur dans la bataille, qu'elle en était comme hébétée: ce qui la préservait de sentir l'humiliation de se voir exposée aux mépris et aux reproches des domestiques et vassaux qu'elle avait si longtemps dédaignés et tancés.

Elle fut pourtant l'objet de quelques égards de la part des villageoises, à cause de son riche costume, dont elles étaient éblouies instinctivement.

Mais, quand Adamas sut la prétention qu'elle avait eue d'épouser le marquis et le projet qu'elle avait manifesté de torturer Mario, il la voua si bien à l'exécration générale, que le marquis dut se hâter de la faire partir pour la prison de ville. Il eut même l'humanité, en dépit d'Adamas, de lui laisser ses bijoux, sa bourse et un cheval pour la transporter.

Tous les autres chevaux des reîtres, qui étaient fort bons, et leurs équipages, ainsi que leurs armes et l'argent des officiers, furent distribués aux braves gens qui les avaient pris, sans que le marquis voulût rien garder pour lui-même de la dépouille de l'ennemi. Il s'occupa, en outre, de secourir au plus vite ses pauvres vassaux, pillés et houspillés par les bohémiens.

LIX

Chacun rentra chez soi dès qu'on eut vu partir les prisonniers, que M. Robin accompagna avec un grand renfort de gens des environs, attirés par le bruit de la bataille, un peu tardivement, mais du moins en temps utile pour permettre aux combattants d'aller prendre le repos dont ils avaient grand besoin.

Jean le Clope, arrivé des derniers et déjà entre deux vins, se fit joie et honneur de s'adjoindre à l'escorte. Il avait une vieille haine contre le capitaine Macabre, et avait perdu sa jambe dans une rencontre avec des reîtres.

Aussi entra-t-il dans la ville de La Châtre la tête haute, prenant des airs de capitaine Fracasse, et racontant à qui voulait l'entendre, que, de sa claire épée, il en tuait quatorze, comme dans la complainte.

Il montrait les plus grands prisonniers en disant de chacun en particulier:

—C'est moi qui ai pris celui-là.

Quand la place fut déblayée, il y eut encore bien du désordre dans le préau de Briantes.

Les bâtiments du rez-de-chaussée étaient toujours à l'état d'ambulance pour les hommes et pour les animaux. La salle à manger et la cuisine étaient ouvertes à quiconque voulait se chauffer, boire ou manger, et le marquis ne voulut pas seulement s'asseoir avant d'avoir pourvu aux besoins de tout le monde. Lucilio et Lauriane pansaient et remégeaient de leur mieux.

Ce tableau agité présentait des épisodes variés.

Ici, l'on criait et gémissait pendant l'extraction d'une balle; là, on riait et trinquait en se remémorant les exploits de la nuit; ailleurs, on pleurait les morts.

On vit de vieilles femmes insupportables faire beaucoup de bruit pour une chèvre qui ne se retrouvait pas, d'autres, qui avaient perdu leurs enfants et qui couraient, l'œil hagard, la poitrine trop oppressée pour avoir la force de les appeler.

Mario, alerte et compatissant, se mettait à la recherche, pendant qu'Adamas, toujours prévoyant, faisait creuser dans un champ voisin un grand trou pour enterrer les morts faits à l'ennemi. Ceux du pays furent traités avec plus d'honneur, et on se mit en quête de M. Poulain pour leur dire des prières en attendant l'inhumation.

On fêta les plus courageux. Presque tout le monde l'avait été à la dernière heure; cependant on retrouva tout le long du jour de pauvres hébétés, blottis encore sous des fagote ou dans des coins de hangar, où ils se fussent laissé brûler ou enfumer sans rien dire, tant la peur les avait saisis.

Au milieu de toutes ces scènes tragiques ou burlesques, Bois-Doré se multipliait avec le bon Guillaume pour veiller à tout.

En dépit des choses horribles ou navrantes qui se présentaient devant eux à chaque pas, ils avaient cet entrain un peu enivré qui suit toujours la fin heureuse d'une grande crise.

Ce que l'on avait à déplorer et à regretter était encore peu de chose au prix de tout ce qui eût pu arriver.

Le marquis était remonté à cheval pour vaquer plus vite à ses devoirs charitables, dans un équipage incompréhensible pour la plupart de ceux qui le voyaient passer.

Il avait encore son tablier de cuisine devenu haillon, il est vrai, et taché du sang de ses ennemis; si bien que plusieurs de ses vassaux crurent qu'il s'était ceint d'un lambeau d'étendard pour témoigner de sa victoire. Ses grandes moustaches avaient grillé dans l'incendie, et le mortier de toile de maître Pignoux, écrasé par le chapeau que Bois-Doré avait mis dessus à la hâte, lui descendait jusqu'aux yeux; on le croyait blessé à la tête, et chacun lui demandait avec sollicitude s'il avait beaucoup de mal.

Au moment où l'on jetait les premières pelletées de terre sur les cadavres, il y en eut un qui réclama.

C'était La Flèche, qui prétendait n'être pas tout à fait mort.

Les fossoyeurs improvisés n'étaient guère disposés à l'écouter, lorsque Mario passa non loin et entendit la discussion. Il accourut et donna l'ordre d'exhumer le misérable, à quoi l'on obéit avec répugnance; mais, malgré toute son autorité seigneuriale, le généreux enfant ne put décider personne à le transporter à l'ambulance.

Chacun s'enfuit sous divers prétextes, et Mario fut forcé d'aller chercher Aristandre, qui obéit sans murmurer, et retourna avec lui au lieu où, sur la terre humide et souillée, gisait le bohémien brisé.

Mais il n'était plus temps. La Flèche était perdu sans ressource; il ne râlait même plus; son œil dilaté et hagard annonçait qu'il touchait à sa dernière heure.

—Il est trop tard, monsieur, dit Aristandre à son jeune maître. Que voulez-vous! c'est bien moi qui l'ai aplati, et je conviens que je ne m'y suis point fait léger; mais ce n'est pas moi qui lui ai mis comme ça de la terre et des cailloux dans la bouche pour l'étouffer. Je n'aurais jamais songé à ça.

—De la terre et des cailloux? répondit Mario en regardant avec horreur et surprise le bohémien, qui étouffait. Il parlait tout à l'heure! il aura donc mordu la boue en se débattant contre la mort?

Et, comme il se penchait vers le misérable pour essayer de le soulager, La Flèche, qui avait déjà la pâleur des trépassés, fit un effort du bras comme pour lui dire: «C'est inutile; laisse-moi mourir en paix.»

Puis son bras s'étendit avec l'index ouvert, comme s'il indiquait son meurtrier, et resta ainsi roidi par la mort, qui avait déjà éteint son regard.

Les yeux de Mario suivirent instinctivement la direction que désignait ce geste effrayant, et ne vit personne.

Sans doute, le bohémien avait eu en expirant une hallucination en rapport avec sa triste et méchante vie.

Mais Aristandre fut frappé des traces d'un petit pied, toutes fraîches, sur la terre argileuse.

Ces traces entouraient le cadavre et présentaient comme un piétinement auprès de sa tête, puis elles s'éloignaient dans la direction que son bras montrait encore.

—Il y a des enfants bien terribles? dit le bon carrosseux en faisant remarquer ces traces à Mario. Je sais bien que ces bohémiens ne valent pas des chiens, et c'est peut-être le petit à ce pauvre Charasson qui, voyant que vous vouliez sauver ce mal mort, aura voulu, lui, l'achever comme cela pour venger la mort de son père. C'est égal, c'est une invention du diable, et l'on a bien raison de dire que le mal fait pousser le mal.

—Oui, oui, mon bon ami, répondit Mario épouvanté. Tu comprends, toi, qu'un mourant n'est plus un ennemi. Mais regarde donc là-bas dans le buisson: n'est-ce pas la petite Pilar qui se cache?

—Je ne sais pas, dit Aristandre, ce que c'est que la petite Pilar; mais je connais cette petite drôlesse pour celle que j'ai fait sauver cette nuit. Tenez, la voilà qui se sauve plus loin. Elle court comme un vrai chat maigre; la reconnaissez-vous, à présent?

—Oui, dit Mario, je la connais trop, et je vois bien que le démon est en elle. Laissons-la fuir, carrosseux, et puisse-t-elle s'en aller bien loin d'ici!

—Allons, monsieur, ne restez pas dans ce vilain endroit, reprit Aristandre; je vas remettre en terre la guenille de ce mécréant: car, de vrai, les chiens et les corbeaux le flairent déjà, et M. le marquis n'aimerait pas à voir traîner ça sur ses terres.

Mario, brisé de fatigue, alla prendre un peu de repos.

Quand il eut dormi une heure sur un fauteuil, à côté de sa chère Morisque, qui feignit de reposer aussi pour le tranquilliser, il se remit à donner des soins, des secours et des consolations dans le château et dans le village, avec l'aimable et dévouée Lauriane.

Le marquis, après avoir fait à la hâte un peu de toilette, recevait la visite du lieutenant de la prévôté.

En compagnie de MM. d'Ars et de Coulogne, il exposait les faits aux magistrats chargés d'en faire bonne et prompte justice.

LX

La journée s'avançait.

La fatigue avait ramené le calme dans le village et dans le manoir. Mario et Lauriane, en revenant de leur tournée, éprouvèrent le besoin de respirer un peu dans le jardin, le seul endroit de l'enclos qui n'eût pas été profané par des scènes de violence et de désolation.

Tout en racontant avec détail à sa jeune amie ses aventures particulières, qu'elle n'avait pas encore eu le loisir de bien comprendre, Mario arriva avec elle au palais d'Astrée, dans ce labyrinthe où il avait passé une heure si agitée, la nuit précédente.

Le temps était doux. Les deux enfants s'assirent sur les marches de la petite chaumière.

Mario, sans être malade, avait un peu de fièvre dans la tête. De si violentes émotions l'avaient comme mûri soudainement, et Lauriane, en le regardant, fut frappée de l'expression de fermeté mélancolique qui avait changé son doux et limpide regard.

—Mon Mario, lui dit-elle, je crains que tu n'aies mal. Tu as eu peur et courage, fatigue et force, joie et chagrin tout ensemble dans cette abominable nuit; mais tout cela est passé. Maître Jovelin répond de Mercédès, et elle jure qu'elle ne souffre guère. Tu as sauvé la vie de notre cher papa Sylvain, et vengé la mort de ton pauvre père. Tout cela te fait grand et brave garçon, à cette heure; mais il faut ne pas rester soucieux, et plutôt songer à remercier Dieu du bon secours qu'il t'a donné en cette affaire.

—J'y songe bien, ma Lauriane, répondit Mario; mais je songe aussi à une chose que mon père m'a dite ce matin, après quoi tu m'as embrassé en disant: «Oui, oui;» et cette chose me revient à présent. Je ne l'ai pas comprise, et il faut que tu me l'expliques. Mon père a dit que j'avais conquis l'espoir de te plaire. Est-ce donc que, jusqu'à ce jour, je ne te plaisais point?

—Si fait, Mario; tu me plais grandement, puisque je t'aime beaucoup.

—À la bonne heure! Mais, quand mon père dit quelquefois en riant que je serai ton mari, est-ce que tu crois que cela pourrait arriver?

—Vraiment je n'en sais rien, Mario, et ne le crois guère. Je suis plus vieille que toi de deux ou trois ans, et, quand tu seras un jeune homme, je serai quasiment une vieille demoiselle.

—Et cependant, Lauriane, Adamas m'a dit que tu avais déjà été mariée à ton cousin Hélyon, qui avait trois ou quatre ans de plus que toi. Est-ce qu'il te reprochait d'être trop jeune pour lui?

—Mais oui, quelquefois, avant notre mariage, quand nous nous querellions en jouant.

—Eh bien, moi, je trouve qu'il avait tort; je trouve que tu n'es ni jeune ni vieille, et je te trouverai toujours bien, parce que je t'aimerai toujours comme je t'aime à présent.

—Tu n'en sais rien, Mario; on dit qu'on change de cœur en changeant d'âge.

—Cela n'est point vrai pour moi. Je trouve toujours ma Mercédès jeune et aimable, et, depuis que je suis au monde, je me plais toujours avec elle. Tiens, mon père est vieux, à ce qu'on dit; moi, je m'amuse plus avec lui qu'avec Clindor, et je ne trouve point d'âge non plus entre maître Lucilio et nous. Est-ce que tu t'ennuies de moi, parce que je suis le plus jeune de nous deux?

—Non pas, Mario; tu es bien plus raisonnable et plus gentil que les autres enfants de ton âge, et tu es déjà plus savant que moi, dans les leçons que nous prenons ensemble.

—Dis-moi, Lauriane, est-ce que tu me trouves plus gentil que ton autre mari?

—Je ne dois pas dire cela, Mario. Il était mon mari, et tu ne l'es pas.

—C'est donc que tu l'aimais, parce qu'il était ton mari?

—Je ne sais pas: je ne l'aimais pas beaucoup quand il n'était que mon cousin; je le trouvais trop fol et trop meneur de vacarmes. Mais, quand on nous eut conduit ensemble à l'église réformée et qu'on nous eut dit: «Vous voilà mariés, vous ne vous verrez plus que dans sept ou huit ans, mais votre devoir est de vous aimer;» j'ai répondu: «C'est bien;» et j'ai prié pour mon mari tous les jours, en demandant à Dieu de me faire la grâce de l'aimer quand je le reverrais.

—Et tu ne l'as jamais revu! Est-ce que tu as eu du chagrin quand il est mort?

—Oui, Mario. C'était mon cousin, j'ai pleuré beaucoup.

—Et, si je mourais, moi qui ne te suis ni cousin ni mari, tu ne pleurerais donc pas?

—Mario, dit Lauriane, il ne faut pas parler de mourir: on dit que cela porte malheur quand on est jeune. Je ne veux point que tu meures, et je te dis encore que je t'aime beaucoup.

—Mais tu ne veux pas me promettre que je serai ton mari?

—Eh! qu'est-ce que cela te fait, Mario, que je sois ta femme? Tu ne sais pas seulement si tu voudras te marier quand tu seras en âge.

—Ça me fait, Lauriane! Je ne veux pas d'autre femme que toi, parce que tu es bonne et que tu aimes tous ceux que j'aime. Et, comme tu dis qu'on doit aimer son mari, je vois que tu m'aimeras toujours si nous sommes mariés: au lieu que, si tu es mariée avec un autre, tu ne penseras plus à m'aimer. Alors, moi, j'aurai un grand chagrin, et j'ai envie de pleurer rien que d'y songer.

—Et voilà que tu pleures tout de bon! dit Lauriane en lui essuyant les yeux avec son mouchoir. Allons, allons, Mario, je te dis que tu as mal, ce soir, et qu'il te faut souper et bien dormir; car tu te fais des peines pour ce qui n'est point encore, au lieu de te réjouir de celles que tu as surmontées cette nuit.

—Ce qui est passé est passé, dit Mario; ce qui est à venir... Je ne sais pas pourquoi j'y pense aujourd'hui; mais j'y pense, et c'est malgré moi.

—Tu as été trop secoué!

—Peut-être bien! Pourtant, je ne me sens point las; et je ne sais pas non plus pourquoi j'ai pensé à toi toute la nuit, dans tous les moments où je me suis trouvé en grand péril, ainsi que mon père. «Si nous périssons tous les deux, me disais-je, qui donc sauvera ma Lauriane?» Vrai, je songeais à toi autant et peut-être plus qu'à ma Mercédès et à tous les autres. Tiens, c'est surtout quand j'ai rencontré Pilar que j'ai pensé à toi.

—Et pourquoi cette méchante fille te faisait-elle penser à ta Lauriane?

Mario réfléchit un instant et répondit:

—C'est que, vois-tu, quand j'étais en voyage avec les bohémiens, je jouais et causais souvent avec cette petite, qui sait l'espagnol et un peu l'arabe, et qui me faisait peine, parce qu'elle avait l'air malade et malheureux. Mercédès et moi, nous étions bons pour elle tant que nous pouvions, et elle nous aimait. Elle appelait Mercédès ma mère, et moi mon petit mari. Et, quand je disais: «Non, je ne veux pas,» elle pleurait et boudait, et, pour la consoler, j'étais obligé de lui dire: «Oui, oui, c'est bon!»

»Cette nuit, elle nous a rendu service, j'en conviens; elle a couru très-diligemment avertir MM. Robin et Guillaume, comme je le lui avais commandé; mais elle ne m'en a pas moins fait horreur; car j'ai connu qu'elle était cruelle et sans aucune religion.

»Alors, ce nom de mari, qu'elle m'avait souvent donné malgré moi, me soulevait le cœur, et je me souvenais d'avoir accordé avec toi en riant, et je voyais, d'un côté de moi, le diable sous sa figure, et, de l'autre, le bon ange gardien sous la tienne.»

Comme Mario parlait ainsi, une pierre détachée de la petite chaumière tomba si près de Lauriane, qu'un peu plus elle l'eût blessée.

Les deux enfants se hâtèrent de s'éloigner, pensant que la chaumière se dégradait d'elle-même; et il s'en allèrent rejoindre le marquis, lequel les attendait pour dîner.

LXI

Cependant on avait vainement appelé et cherché M. Poulain pour assister les mourants de sa paroisse; on ne le trouva point.

Son logis avait été pillé par les bohémiens, de préférence à tout autre. Sa servante avait été fort maltraitée et gardait le lit, demandant au ciel le retour de M. le recteur, dont elle ne pouvait donner aucune nouvelle. Depuis deux jours et deux nuits, il avait disparu.

Enfin, dans la soirée, comme M. Robin allait se retirer avec Guillaume d'Ars et son monde, laissant tous deux leurs blessés aux bons soins du marquis, on vit arriver Jean Faraudet, le métayer de Brilbault, qui demandait à faire à son maître une communication importante.

Voici ce qu'il raconta, et, en même temps, nous dirons ce qui s'était passé la veille à Brilbault, où nous n'avons point eu le loisir de suivre les nombreux personnages réunis là de concert, pour cerner et envahir le vieux manoir.

Les dispositions avaient été si bien prises, que personne n'avait manqué au rendez-vous, si ce n'est M. de Bois-Doré, dont l'absence ne fut point remarquée d'abord, tous les conjurés pour cette expédition étant disséminés par petits groupes, lesquels ne communiquèrent entre eux que dans l'obscurité, aux abords de la mystérieuse masure.

Ladite masure, explorée de fond en comble, fut trouvée silencieuse et déserte. Mais on y vit des traces d'occupation récente dans la partie du rez-de-chaussée où le marquis n'avait osé pénétrer seul: les cheminées, avec un reste de braise; des haillons par terre et des débris de repas.

On avait découvert aussi un passage souterrain qui aboutissait à une assez longue distance en dehors de l'enceinte. Ces passages existaient dans tous les manoirs féodaux. Ils étaient déjà presque tous comblés à l'époque de notre récit; mais les bohémiens avaient su déblayer celui-ci et en masquer la sortie assez adroitement.

On n'avait pas poussé plus loin les recherches, non-seulement parce qu'on les jugea inutiles, l'ennemi étant déjà déguerpi, mais encore parce que l'on commença à s'inquiéter de M. de Bois-Doré et à le chercher aux alentours. On s'alarmait sérieusement, lorsque la petite bohémienne arriva et rendit compte des faits.

Il y eut encore du temps de perdu en incertitudes graves. M. Robin pensait que le marquis était tombé dans quelque embûche, et il s'obstina à le chercher, tandis que M. d'Ars, trouvant les assertions de l'enfant assez vraisemblables, se décidait à partir pour Briantes avec son monde. Une heure plus tard, M. Robin, prenait le parti d'en faire autant.

Quand ils furent tous éloignés, le métayer du Brilbault, qui avait reçu l'ordre de continuer à explorer le château, cédant à la fatigue, disait-il, et probablement encore plus à un reste de frayeur, avait remis l'ouvrage au lendemain.

—Quand le jour fut grand, je m'en y fus (c'est Jean Faraudet qui parle), et, après avoir bien tourné et viré, de bout en bout, les vieux bois et gravois, j'avisis une logette que je n'avais pas encore vue, et j'y trouvis un homme mieux lié qu'une gerbe; car il avait les mains et les pieds attachés, et encore la bouche morte dans un bouchon de paille qui lui faisait corde bien subtilement tordue à l'entour de la tête. Aussi bien l'homme paraissait tout mort de la tête aux pieds. Je l'aveignis et le portis en mon logis, où, étant délié et soulagé, un peu de brandevin le fit revenir.

—Et quel était cet homme? demanda le marquis, croyant qu'il s'agissait de d'Alvimar; vous ne le connaissiez point?

—Si fait bien, monsieur Sylvain, répondit le métayer; je l'avais bien déjà vu! C'était M. Poulain, le recteur de votre paroisse. Il a été plus de quatre heures sans pouvoir souffler le mot, à cause qu'il s'était estraminé à se vouloir débattre dans ses liens. Ça n'a été qu'au petit jour qu'il nous a dit:

«—Je ne veux rien dire qu'à la justice. Je ne suis point fautif de ce qui a pu arriver, j'en jure mon chrême et mon baptême!»

Il a eu la fièvre tout le jour durant, et battait la campagne. Enfin, à ce soir, il s'est senti mieux et a souhaité revenir chez lui, où je l'ai ramené en croupe derrière moi, sur ma jument poulinière, en parlant sauf respect.

—Allons l'interroger, dit Guillaume en se levant.

—Non, répondit le marquis, laissons-le dormir. Il en a aussi grand besoin que nous-mêmes. Et que nous révélerait-il que nous ne sachions trop maintenant? Et de quoi le pourrions-nous accuser? Il a été assister M. d'Alvimar mourant, c'était son devoir. En apprenant ce qui se complotait là-bas contre moi, s'il n'a pas menacé de le trahir, tout au moins il a refusé de s'y associer. Et voilà pourquoi les bohémiens l'ont garrotté et bâillonné.

Guillaume objecta que M. Poulain était un dangereux recteur pour la seigneurie de Briantes, et qu'il fallait tout au moins menacer de le compromettre dans l'affaire des reîtres pour le tenir soumis ou éloigné.

Le marquis refusa absolument de tourmenter un homme qui lui semblait assez puni par le traitement brutal dont il avait souffert et le risque qu'il avait couru de périr oublié et réduit au silence dans une geôle.

Eh quoi! dit-il, nous sommes venus à bout, par la grâce de Dieu, de quarante reîtres bien équipés et munis d'un canon; d'une bande d'adroits et agiles larrons; d'un terrible incendie et du plus infâme guet-apens, et nous songerions à tirer vengeance d'un pauvre prêtre qui ne peut plus rien contre nous!

Le marquis oubliait qu'il n'était pas encore quitte de tout danger.

M. le Prince, parti en toute hâte pour rejoindre la cour, pouvait n'y être pas bien reçu, revenir soudainement et passer sa mauvaise humeur sur les seigneurs de sa province.

Il fallait donc s'occuper, au moins, de ne pas laisser, entre soi et lui, un avocat dangereux de la cause d'Alvimar.

C'est de quoi Lucilio, fit, dès le lendemain, aviser le marquis, lequel courut aussitôt chez M. Poulain comme pour s'informer de sa santé.

Le recteur, qui ne pouvait encore quitter son fauteuil, tant il avait souffert du froid, de la gêne et de la peur, essaya de lui dire qu'une chute de cheval l'avait accommodé de la sorte et retenu vingt-quatre heures chez un de ses confrères.

Mais Bois-Doré alla droit au fait et lui parla avec une fermeté douce et généreuse, sans manquer à lui montrer les notes du journal de d'Alvimar et la manière dont ce défunt ami y parlait de lui et de M. le Prince.

M. Poulain ne lutta pas contre ces révélations. Son orgueil était fort abattu par les anxiétés atroces où il s'était trouvé plongé.

—Monsieur de Bois-Doré, dit-il en soupirant et en essuyant la sueur froide qui baignait encore son front au souvenir de ces angoisses, j'ai vu la mort de près, et je croyais ne pas la craindre; mais elle m'est apparue sous une si laide et si cruelle forme, que j'ai fait le vœu de me retirer dans un cloître si je sortais de ce mur glacé où l'on m'avait enterré vivant. M'en voilà sorti, et je me sens bien pressé de ne plus prendre parti pour ou contre aucune personne et aucun intérêt de ce monde. Je vais donc songer uniquement à mon salut dans une profonde retraite, et, s'il vous plaisait m'allouer une cellule dans l'abbaye de Varennes, dont vous êtes possesseur fiduciaire, je ne souhaiterais rien de plus.

—Soit, répondit Bois-Doré, à la condition que vous me donnerez, sur ce qui s'est passé à Brilbault, de sincères éclaircissements. Je ne vous fatiguerai point de questions inutiles: je sais les trois quarts de ce que vous savez vous-même. Je ne souhaite connaître qu'une chose: c'est si M. d'Alvimar vous a confessé l'assassinat de mon frère.

—Vous me demandez là de trahir le secret de la confession, répondit M. Poulain, et je m'y refuserais, comme c'est mon devoir, si M. d'Alvimar, sincèrement repentant à sa dernière heure, ne m'eût chargé de tout révéler après sa mort et celle de Sanche, laquelle il ne croyait pas si proche qu'elle l'a été. Sachez donc que M. d'Alvimar, issu par sa mère d'une noble famille, et autorisé par le secret de sa naissance à porter le nom de l'époux de sa mère, était, en réalité, le fruit d'une coupable intrigue avec Sanche ancien chef de brigands devenu cultivateur.

—En vérité! s'écria le marquis. Vous m'expliquez là, monsieur le recteur, les dernières paroles de Sanche. Il prétendait me sacrifier à la mémoire de son fils! Mais comment ceci entrait-il dans la confession de M. d'Alvimar, à moins qu'il ne se crût obligé à faire celle des autres?

—M. d'Alvimar dut m'avouer sa situation vis-à-vis de Sanche pour m'arracher le serment de ne point livrer au bras séculier celui qu'avec honte et douleur il appelait l'auteur de ses jours. Il l'appelait aussi l'auteur de son crime et de ses infortunes.

»C'était cet homme cruel et pervers qui l'avait rendu complice de la mort de votre frère, qui en avait eu la première pensée, et qui l'avait frappé au cœur pendant que d'Alvimar se résignait à l'aider et à profiter du crime.

»Il n'est que trop vrai que l'unique but de cet assassinat, dont les auteurs ne connaissaient pas la victime, fut le désir de s'emparer d'une somme et d'une cassette de bijoux que votre frère avait imprudemment laissé voir, la veille, dans une hôtellerie.

»À cette époque de sa vie, M. d'Alvimar était fort jeune, et si pauvre, qu'il doutait de pouvoir faire les frais de son voyage jusqu'à Paris, où il espérait trouver des protections. Il était ambitieux: c'est là un grand péché, je le reconnais, monsieur le marquis; c'est la pire tentation de Satan.

»Sanche nourrissait et excitait chez son fils cette ambition maudite. Il eut à vaincre sa répugnance; mais il triompha en lui montrant que ce meurtre se présentait comme une occasion sûre qui ne se retrouverait point, et le mettrait à l'abri de la nécessité de s'avilir en implorant la pitié d'autrui.

»Lorsque M. d'Alvimar me fit cette confession, Sanche était présent et baissa la tête sans chercher à s'excuser. Tout au contraire, quand j'hésitai à donner l'absolution à un forfait qui ne me paraissait pas suffisamment expié, Sanche s'accusa avec énergie, et je dois vous avouer qu'il y avait comme de la grandeur dans la passion de cette âme farouche pour le salut de son fils.

»Je pensais dès lors avoir affaire à deux chrétiens, coupables tous deux, mais tous deux repentants; mais Sanche me remplit d'horreur et d'épouvante aussitôt que son fils eut rendu l'âme.

»C'était une scène affreuse, monsieur, et que je n'oublierai de ma vie!

»La salle basse où nous étions, dans ce château délabré, n'avait qu'une cheminée, et, bien que le local fût vaste, nous étions à l'étroit dans l'espace où l'on pouvait se retrancher contre le froid qui tombait de la voûte effondrée.

»M. d'Alvimar n'avait pour lit que de la paille, et pour couverture que son manteau et celui de Sanche. Il était si épuisé par deux mois d'agonie, qu'il ressemblait à un spectre.

»Cependant, Sanche l'avait habillé de son mieux pour lui faire recevoir les derniers secours de la religion, et ce gentilhomme distingué et résigné, au milieu d'une horde de bohèmes, païens et infâmes, contristait le cœur et la vue.

»Ces mécréants, mécontents d'assister à une cérémonie chrétienne, hurlaient, juraient et vociféraient d'une façon dérisoire, pour ne point entendre les prières de la sainte Église, qui leur sont exécrables. Il paraît qu'il en a toujours été ainsi durant les derniers temps de là déplorable existence de M. d'Alvimar en ce lieu.

»Chaque nuit, Sanche essayait de profiter de leur sommeil pour réciter à son fils les prières que celui-ci réclamait; mais, aussitôt que l'un des bohémiens s'en apercevait, tous, hommes, femmes et enfants, s'adonnaient au vacarme pour étouffer sa voix et ne laisser pénétrer dans leurs propres oreilles aucune des paroles saintes de nos rites.

»Ce fut donc au milieu de cette bacchanale effrayante, où Sanche, par son autorité (fondée sur ce qu'il avait quelque argent caché dont il leur faisait part peu à peu), venait quelquefois à bout de rétablir un instant de silence, que j'administrai le malheureux jeune homme.

»Il mourut réconcilié avec Dieu, je l'espère; car il marqua beaucoup de regret de son crime, et me pria de rétablir la vérité auprès de M. le Prince, si celui-ci, abusé autant que je l'avais été moi-même sur les circonstances et les causes de votre duel, venait à vous inquiéter pour ce fait.

—Et vous êtes résolu à le faire, monsieur le recteur? dit Bois-Doré en examinant la figure altérée de M. Poulain.

—Oui, monsieur, répondit le recteur, à la condition que vous rentrerez sérieusement et sincèrement dans le chemin du devoir.

—Et, à présent, vous me marchandez encore, au nom de la suprême vérité, le témoignage de la vérité?

—Non, monsieur; car ce qui s'est passé après la mort de d'Alvimar m'a ôté l'espoir de vous convertir par l'exemple du repentir de vos ennemis. Sanche se pencha sur le visage blême de son fils et resta un instant sans rien dire et sans verser une larme; puis il se releva, fit à haute voix l'exécrable serment de le venger par tous les moyens, et mit sa main dans celle d'un sale et brutal huguenot qui se trouvait là.

—Le capitaine Macabre?

—Oui, monsieur, c'était le nom sinistre qu'on lui donnait.

«—Je vous ai appelé, lui dit Sanche, pour vous livrer les trésors de Bois-Doré; je me joins à vous, et je vous assure l'aide de cette bande d'éclaireurs et d'estradiots volontaires que vous voyez ici. Je vous ai promis par l'intermédiaire de Bellinde, un bon coup de main à faire, et le recteur ici présent, qui hait le Bois-Doré et qui est bien avec M. le Prince, vous garantira l'impunité.

»C'est alors, monsieur, que je réclamai.

—Sans doute! dit Bois-Doré en souriant. Vous saviez fort bien que M. le Prince voulait pour lui seul mon prétendu trésor, et qu'il n'était point homme à le laisser passer par les mains de pareils dépositaires.

M. Poulain supporta le reproche et baissa la tête avec une expression feinte ou sincère de repentir et d'humilité.

Pressé de poursuivre son récit, il raconta comme quoi le capitaine Macabre avait ouvert la motion de lui faire sauter la tête sans autre cérémonie, pour l'empêcher de parler, et comme quoi les bohémiens s'étaient jetés sur lui pour lui prendre ses habits avant que son sang les eût gâtés.

—Ce débat, ajouta M. Poulain, me sauva la vie; car Sanche eut le temps d'ouvrir un autre conseil. C'est lui qui me garrotta, et ensuite m'emprisonna comme vous savez. Mais quel moyen de salut! Il me sembla pire qu'une mort soudaine et violente, lorsque, sans me donner ni espoir ni secours, l'infâme quitta Brilbault avec ses bohémiens pour se porter à l'attaque de votre château.

—Et que fit-on, je vous prie, dit le marquis, du corps de d'Avilmar?

—Je comprends, répondit le recteur avec un pâle sourire où perçait malgré lui un reste d'aversion, que vous ayez intérêt à le retrouver en cas de procès criminel. Mais songez que ce ne serait pas là une preuve que l'on ne pût retourner contre vous. Si l'on voulait mentir, on serait libre de dire que vous avez enseveli là votre victime avec l'aide de votre ami, M. Robin. Il ne vous faut donc, monsieur le marquis, chercher votre sécurité future que dans ma loyauté, dont je vous offre le concours.

—À quelles conditions, monsieur le recteur?

—Des conditions! je n'en fais plus, mon frère! De ce jour, je suis reclus et retiré du monde. J'ai imploré de votre bonté l'abbaye de Varennes.

—Ah! ah! dit Bois-Doré, l'abbaye? C'était une simple cellule qu'il vous y fallait tout à l'heure?

—Laisserez-vous tomber en ruine une abbaye si vénérable, et confierez-vous à des rustres la direction d'une communauté appelée à donner de bons exemples au monde?

--- Allons, j'entends! Nous verrons, monsieur le recteur, comment vous vous conduirez à mon égard, et vous serez satisfait amplement, si j'ai lieu de l'être. Jusque-là, vous ne me direz sans doute point où est enseveli l'assassin de mon frère?

—Pardonnez-moi, monsieur, répondit le recteur, qui avait trop d'esprit pour vouloir paraître marchander, et qui, d'ailleurs, s'efforçait réellement de s'arracher aux passions et aux orages du siècle, pourvu que ce ne fût pas dans des conditions trop dures: je vous dirai ce que j'ai vu. Sanche parut fort pressé de soustraire le cadavre à quelque profanation de la part des bohémiens. Il leva une dalle dans le milieu de la salle où nous étions, et c'est là que certainement il a donné la sépulture à son fils. Pour moi, je n'ai rien vu de plus: on m'a entraîné à mon horrible cachot, où j'ai langui dans des alternatives de désespoir et de défaillance durant dix-huit heures.

Le marquis et le recteur se séparèrent en bons termes, et le dernier fit un effort pour se lever et procéder à l'enterrement des morts de sa paroisse. Mais, après la cérémonie, il se trouva si mal, qu'il fit demander maître Jovelin, dont on lui vantait les baumes et les élixirs, comme faisant miracle dans la circonstance.

Il eut d'abord une grande crainte de livrer sa vie à celui qu'il regardait comme un ennemi naturel. Mais les soins de l'Italien le soulagèrent si énergiquement, qu'il sentit entrer dans son cœur une sorte de gratitude, surtout quand Lucilio refusa obstinément toute rémunération.

Le recteur fut forcé aussi de remercier sincèrement les beaux messieurs de Bois-Doré, qui l'avaient, durant son mal, secouru et fait secourir avec une sollicitude égale à celle qu'ils témoignaient à leurs amis.