Je parlais encore au jeune Aristée de mes tendres amours; ils lui firent soupirer les siens: je soulageai son cœur en le priant de me les raconter. Voici ce qu'il me dit: je n'oublierai rien; car je suis inspiré par le même dieu qui le faisait parler.
Dans tout ce récit, vous ne trouverez rien que de très simple: mes aventures ne sont que les sentimens d'un cœur tendre, que mes plaisirs, que mes peines; et, comme mon amour pour Camille fait le bonheur, il fait aussi toute l'histoire de ma vie.
Camille est fille d'un des principaux habitans de Gnide. Elle est belle; elle a une physionomie qui va se peindre dans tous les cœurs: les femmes qui font des souhaits demandent aux dieux les grâces de Camille; les hommes qui la voient veulent la voir toujours, ou craignent de la voir encore.
Elle a une taille charmante, un air noble, mais modeste, des yeux vifs et tout prêts à être tendres, des traits faits exprès l'un pour l'autre, des charmes invisiblement assortis pour la tyrannie des cœurs.
Camille ne cherche point à se parer; mais elle est mieux parée que les autres femmes.
Elle a un esprit que la nature refuse presque toujours aux belles. Elle se prête également au sérieux et à l'enjouement. Si vous voulez, elle pensera sensément; si vous voulez, elle badinera comme les Grâces.
Plus on a d'esprit, plus on en trouve à Camille. Elle a quelque chose de si naïf, qu'il semble qu'elle ne parle que le langage du cœur. Tout ce qu'elle dit, tout ce qu'elle fait, a les charmes de la simplicité; vous trouvez toujours une bergère naïve. Des grâces si légères, si fines, si délicates, se font remarquer, mais se font encore mieux sentir.
Avec tout cela, Camille m'aime: elle est ravie quand elle me voit; elle est fâchée quand je la quitte; et, comme si je pouvais vivre sans elle, elle me fait promettre de revenir. Je lui dis toujours que je l'aime, elle me croit: je lui dis que je l'adore, elle le sait; mais elle est ravie, comme si elle ne le savait pas. Quand je lui dis qu'elle fait la félicité de ma vie, elle me dit que je fais le bonheur de la sienne. Enfin elle m'aime tant, qu'elle me ferait presque croire que je suis digne de son amour.
Il y avait un mois que je voyais Camille sans oser lui dire que je l'aimais, et sans oser presque me le dire à moi-même: plus je la trouvais aimable, moins j'espérais d'être celui qui la rendrait sensible. Camille, tes charmes me touchaient; mais ils me disaient que je ne te méritais pas.
Je cherchais partout à t'oublier; je voulais effacer de mon cœur ton adorable image. Que je suis heureux! je n'ai pu y réussir; cette image y est restée, et elle y vivra toujours.
Je dis à Camille: J'aimais le bruit du monde, et je cherche la solitude; j'avais des vues d'ambition, et je ne désire plus que ta présence; je voulais errer sous des climats reculés, et mon cœur n'est plus citoyen que des lieux où tu respires: tout ce qui n'est point toi s'est évanoui de devant mes yeux.
Quand Camille m'a parlé de sa tendresse, elle a encore quelque chose à me dire; elle croit avoir oublié ce qu'elle m'a juré mille fois. Je suis si charmé de l'entendre, que je feins quelquefois de ne la pas croire, pour qu'elle touche encore mon cœur: bientôt règne entre nous ce doux silence qui est le plus tendre langage des amans.
Quand j'ai été absent de Camille, je veux lui rendre compte de ce que j'ai pu voir ou entendre. De quoi m'entretiens-tu? me dit-elle: parle-moi de nos amours; ou, si tu n'as rien pensé, si tu n'as rien à me dire, cruel, laisse-moi parler.
Quelquefois elle me dit en m'embrassant: Tu es triste. Il est vrai, lui dis-je; mais la tristesse des amans est délicieuse; je sens couler mes larmes, et je ne sais pourquoi, car tu m'aimes; je n'ai point de sujet de me plaindre, et je me plains: ne me retire point de la langueur où je suis; laisse-moi soupirer en même temps mes peines et mes plaisirs.
Dans les transports de l'amour, mon âme est trop agitée; elle est entraînée vers son bonheur sans en jouir: au lieu qu'à présent je goûte ma tristesse même. N'essuie point mes larmes: qu'importe que je pleure, puisque je suis heureux?
Quelquefois Camille me dit: Aime-moi. Oui, je t'aime. Mais comment m'aimes-tu? Hélas! lui dis-je, je t'aime comme je t'aimais: car je ne puis comparer l'amour que j'ai pour toi qu'à celui que j'ai eu pour toi-même.
J'entends louer Camille par tous ceux qui la connaissent: ces louanges me touchent comme si elles m'étaient personnelles, et j'en suis plus flatté qu'elle-même.
Quand il y a quelqu'un avec nous, elle parle avec tant d'esprit, que je suis enchanté de ses moindres paroles; mais j'aimerais encore mieux qu'elle ne dît rien.
Quand elle fait des amitiés à quelqu'un, je voudrais être celui à qui elle fait des amitiés, quand tout à coup je fais réflexion que je ne serais point aimé d'elle.
Prends garde, Camille, aux impostures des amans. Ils te diront qu'ils t'aiment: et ils diront vrai; ils te diront qu'ils t'aiment autant que moi: mais je jure par les dieux que je t'aime davantage.
Quand je l'aperçois de loin, mon esprit s'égare: elle approche, et mon cœur s'agite: j'arrive auprès d'elle, et il semble que mon âme veut me quitter, que cette âme est à Camille, et qu'elle va l'animer.
Quelquefois je veux lui dérober une faveur; elle me la refuse, et dans un instant elle m'en accorde une autre. Ce n'est point un artifice: combattue par sa pudeur et son amour, elle voudrait me tout refuser, elle voudrait pouvoir me tout accorder.
Elle me dit: Ne vous suffit-il pas que je vous aime? Que pouvez-vous désirer après mon cœur? Je désire, lui dis-je, que tu fasses pour moi une faute que l'amour fait faire, et que le grand amour justifie.
Camille, si je cesse un jour de t'aimer, puisse la Parque se tromper, et prendre ce jour pour le dernier de mes jours! Puisse-t-elle effacer le reste d'une vie que je trouverais déplorable, quand je me souviendrais des plaisirs que j'ai eus en aimant!
Aristée soupira et se tut; et je vis bien qu'il ne cessa de parler de Camille que pour penser à elle.
Pendant que nous parlions de nos amours, nous nous égarâmes; et, après avoir erré long-temps, nous entrâmes dans une grande prairie. Nous fûmes conduits, par un chemin de fleurs, au pied d'un rocher affreux. Nous vîmes un antre obscur; nous y entrâmes, croyant que c'était la demeure de quelque mortel. Ô dieux! qui aurait pensé que ce lieu eût été si funeste? À peine y eus-je mis le pied, que tout mon corps frémit, mes cheveux se dressèrent sur la tête. Une main invisible m'entraînait dans ce fatal séjour: à mesure que mon cœur s'agitait, il cherchait à s'agiter encore. Ami, m'écriai-je, entrons plus avant, dussions-nous voir augmenter nos peines. J'avance dans ce lieu où jamais le soleil n'entra, et que les vents n'agitèrent jamais. J'y vis la Jalousie. Son aspect était plus sombre que terrible: la Pâleur, la Tristesse, le Silence, l'entouraient, et les Ennuis volaient autour d'elle. Elle souffla sur nous, elle nous mit la main sur le cœur, elle nous frappa sur la tête; et nous ne vîmes, nous n'imaginâmes plus que des monstres. Entrez plus avant, nous dit-elle, malheureux mortels; allez trouver une déesse plus puissante que moi. Nous vîmes une affreuse divinité, à la lueur des langues enflammées des serpens qui sifflaient sur sa tête; c'était la Fureur. Elle détacha un de ses serpens, et le jeta sur moi: je voulus le prendre; déjà, sans que je l'eusse senti, il s'était glissé dans mon cœur. Je restai un moment comme stupide; mais, dès que le poison se fut répandu dans mes veines, je crus être au milieu des enfers: mon âme fut embrasée, et, dans sa violence, tout mon corps la contenait à peine: j'étais si agité, qu'il me semblait que je tournais sous le fouet des Furies. Nous nous abandonnâmes à nos transports; nous fîmes cent fois le tour de cet antre épouvantable: nous allions de la Jalousie à la Fureur, et de la Fureur à la Jalousie: nous criions, Thémire! nous criions, Camille! Si Thémire ou Camille était venue, nous l'aurions déchirée de nos propres mains.
Enfin nous trouvâmes la lumière du jour; elle nous parut importune, et nous regrettâmes presque l'antre affreux que nous avions quitté. Nous tombâmes de lassitude; et ce repos même nous parut insupportable. Nos yeux nous refusèrent des larmes, et notre cœur ne put plus former de soupirs.
Je fus pourtant un moment tranquille: le sommeil commençait à verser sur moi ses doux pavots. Ô dieux! ce sommeil même devint cruel. J'y voyais des images plus terribles pour moi que les pâles ombres: je me réveillais à chaque instant sur une infidélité de Thémire; je la voyais... Non, je n'ose encore le dire; et ce que j'imaginais seulement pendant la veille, je le trouvais réel dans les horreurs de cet affreux sommeil.
Il faudra donc, dis-je en me levant, que je fuie également les ténèbres et la lumière! Thémire, la cruelle Thémire m'agite comme les furies. Qui l'eût cru, que mon bonheur serait de l'oublier pour jamais!
Un accès de fureur me reprit: Ami, m'écriai-je, lève-toi. Allons exterminer les troupeaux qui paissent dans cette prairie: poursuivons ces bergers dont les amours sont si paisibles. Mais non: je vois de loin un temple; c'est peut-être celui de l'Amour: allons le détruire, allons briser sa statue, et lui rendre nos fureurs redoutables. Nous courûmes, et il semblait que l'ardeur de commettre un crime nous donnât des forces nouvelles: nous traversâmes les bois, les prés, les guérets; nous ne fûmes pas arrêtés un instant: une colline s'élevait en vain, nous y montâmes; nous entrâmes dans le temple: il était consacré à Bacchus. Que la puissance des dieux est grande! Notre fureur fut aussitôt calmée. Nous nous regardâmes, et nous vîmes avec surprise le désordre où nous étions.
Grand Dieu! m'écriai-je, je te rends moins grâces d'avoir apaisé ma fureur, que de m'avoir épargné un grand crime. Et, m'approchant de la prêtresse: Nous sommes aimés du dieu que vous servez; il vient de calmer les transports dont nous étions agités: à peine sommes-nous entrés dans ce lieu, que nous avons senti sa faveur présente; nous voulons lui faire un sacrifice. Daignez l'offrir pour nous, divine prêtresse. J'allai chercher une victime, et je l'apportai à ses pieds.
Pendant que la prêtresse se préparait à donner le coup mortel, Aristée prononça ces paroles: Divin Bacchus, tu aimes à voir la joie sur le visage des hommes; nos plaisirs sont un culte pour toi, et tu ne veux être adoré que par les mortels les plus heureux.
Quelquefois tu égares doucement notre raison; mais, quand quelque divinité cruelle nous l'a ôtée, il n'y a que toi qui puisses nous la rendre.
La noire Jalousie tient l'Amour sous son esclavage; mais tu lui ôtes l'empire qu'elle prend sur nos cœurs, et tu la fais rentrer dans sa demeure affreuse.
Après que le sacrifice fut fait, tout le peuple s'assembla autour de nous; et je racontai à la prêtresse comment nous avions été tourmentés dans la demeure de la Jalousie. Et tout à coup nous entendîmes un grand bruit, et un mélange confus de voix et d'instrumens de musique. Nous sortîmes du temple, et nous vîmes arriver une troupe de Bacchantes qui frappaient la terre de leurs thyrses, criant à haute voix: Evohé! Le vieux Silène suivait, monté sur son âne: sa tête semblait chercher la terre; et, sitôt qu'on abandonnait son corps, il se balançait comme par mesure. La troupe avait le visage barbouillé de lie. Pan paraissait ensuite avec sa flûte, et les Satyres entouraient leur roi. La joie régnait avec le désordre; une folie aimable mêlait ensemble les jeux, les railleries, les danses, les chansons. Enfin je vis Bacchus: il était sur son char traîné par des tigres, tel que le Gange le vit au bout de l'univers, portant partout la joie et la victoire.
À ses côtés était la belle Ariane. Princesse, vous vous plaigniez encore de l'infidélité de Thésée, lorsque le dieu prit votre couronne et la plaça dans le ciel. Il essuya vos larmes. Si vous n'aviez pas cessé de pleurer, vous auriez rendu un dieu plus malheureux que vous, qui n'étiez qu'une mortelle. Il vous dit: Aimez-moi. Thésée fuit; ne vous souvenez plus de son amour; oubliez jusqu'à sa perfidie. Je vous rends immortelle pour vous aimer toujours.
Je vis Bacchus descendre de son char; je vis descendre Ariane: elle entra dans le temple. Aimable dieu, s'écria-t-elle, restons dans ces lieux, et soupirons-y nos amours. Faisons jouir ce doux climat d'une joie éternelle. C'est auprès de ces lieux que la reine des cœurs a posé son empire: que le dieu de la joie règne auprès d'elle, et augmente le bonheur de ces peuples déjà si fortunés.
Pour moi, grand dieu, je sens déjà que je t'aime davantage. Quoi! tu pourrais quelque jour me paraître encore plus aimable! Il n'y a que les immortels qui puissent aimer à l'excès, et aimer toujours davantage; il n'y a qu'eux qui obtiennent plus qu'ils n'espèrent, et qui sont plus bornés quand ils désirent que quand ils jouissent.
Tu seras ici mes éternelles amours. Dans le ciel, on n'est occupé que de sa gloire; ce n'est que sur la terre et dans les lieux champêtres que l'on sait aimer. Et pendant que cette troupe se livrera à une joie insensée, ma joie, mes soupirs, et mes larmes même, te rediront sans cesse mes amours.
Le dieu sourit à Ariane; il la mena dans le sanctuaire. La joie s'empara de nos cœurs: nous sentîmes une émotion divine. Saisis des égaremens de Silène et des transports des Bacchantes, nous prîmes un thyrse, et nous nous mêlâmes dans les danses et dans les concerts.
Nous quittâmes les lieux consacrés à Bacchus; mais bientôt nous crûmes sentir que nos maux n'avaient été que suspendus. Il est vrai que nous n'avions point cette fureur qui nous avait agités; mais la sombre tristesse avait saisi notre âme, et nous étions dévorés de soupçons et d'inquiétudes.
Il nous semblait que les cruelles déesses ne nous avaient agités que pour nous faire pressentir des malheurs auxquels nous étions destinés.
Quelquefois nous regrettions le temple de Bacchus; bientôt nous étions entraînés vers celui de Gnide: nous voulions voir Thémire et Camille, ces objets puissans de notre amour et de notre jalousie.
Mais nous n'avions aucune de ces douceurs que l'on a coutume de sentir lorsque, sur le point de revoir ce qu'on aime, l'âme est déjà ravie, et semble goûter d'avance tout le bonheur qu'elle se promet.
Peut-être, dit Aristée, que je trouverai le berger Lycas avec Camille; que sais-je s'il ne lui parle pas dans ce moment? Ô dieux! l'infidèle prend plaisir à l'entendre!
On disait l'autre jour, repris-je, que Thyrsis, qui a tant aimé Thémire, devait arriver à Gnide; il l'a aimée, sans doute qu'il l'aime encore: il faudra que je dispute un cœur que je croyais tout à moi.
L'autre jour Lycas chantait ma Camille: que j'étais insensé! j'étais ravi de l'entendre louer.
Je me souviens que Thyrsis porta à ma Thémire des fleurs nouvelles: malheureux que je suis! elle les a mises sur son sein! C'est un présent de Thyrsis, disait-elle. Ah! j'aurais dû les arracher, et les fouler à mes pieds.
Il n'y a pas long-temps que j'allais avec Camille faire à Vénus un sacrifice de deux tourterelles; elles m'échappèrent, et s'envolèrent dans les airs.
J'avais écrit sur des arbres mon nom avec celui de Thémire, j'avais écrit mes amours: je les lisais et relisais sans cesse; un matin je les trouvai effacés.
Camille, ne désespère point un malheureux qui t'aime: l'amour qu'on irrite peut avoir tous les effets de la haine.
Le premier Gnidien qui regardera ma Thémire, je le poursuivrai jusque dans le temple, et je le punirai, fût-il aux pieds de Vénus.
Cependant nous arrivâmes près de l'antre sacré où la déesse rend ses oracles. Le peuple était comme les flots de la mer agitée: ceux-ci venaient d'entendre, les autres allaient chercher leur réponse.
Nous entrâmes dans la foule; je perdis l'heureux Aristée. Déjà il avait embrassé sa Camille; et moi je cherchais encore ma Thémire.
Je la trouvai enfin. Je sentis ma jalousie redoubler à sa vue, je sentis renaître mes premières fureurs. Mais elle me regarda, et je devins tranquille. C'est ainsi que les dieux renvoient les Furies, lorsqu'elles sortent des enfers.
Ô dieux! me dit-elle, que tu m'as coûté de larmes! Trois fois le soleil a parcouru sa carrière; je craignais de t'avoir perdu pour jamais: cette parole me fait trembler. J'ai été consulter l'oracle. Je n'ai point demandé si tu m'aimais; hélas! je ne voulais que savoir si tu vivais encore. Vénus vient de me répondre que tu m'aimes toujours.
Excuse, lui dis-je, un infortuné qui t'aurait haïe, si son âme en était capable. Les dieux, dans les mains desquels je suis, peuvent me faire perdre la raison: ces dieux, Thémire, ne peuvent pas m'ôter mon amour.
La cruelle Jalousie m'a agité, comme dans le Tartare on tourmente les ombres criminelles. J'en tire cet avantage, que je sens mieux le bonheur qu'il y a d'être aimé de toi, après l'affreuse situation où m'a mis la crainte de te perdre.
Viens donc avec moi, viens dans ce bois solitaire: il faut qu'à force d'aimer j'expie les crimes que j'ai faits. C'est un grand crime, Thémire, de te croire infidèle.
Jamais les bois de l'Élysée, que les dieux ont faits exprès pour la tranquillité des ombres qu'ils chérissent; jamais les forêts de Dodone, qui parlent aux humains de leur félicité future; ni les jardins des Hespérides, dont les arbres se courbent sous le poids de l'or qui compose leurs fruits, ne furent plus charmans que ce bocage enchanté par la présence de Thémire.
Je me souviens qu'un Satyre, qui suivait une Nymphe qui fuyait tout éplorée, nous vit, et s'arrêta. Heureux amans! s'écria-t-il, vos yeux savent s'entendre et se répondre; vos soupirs sont payés par des soupirs! Mais moi, je passe ma vie sur les traces d'une bergère farouche; malheureux pendant que je la poursuis, plus malheureux encore lorsque je l'ai atteinte.
Une jeune Nymphe, seule dans ce bois, nous aperçut et soupira. Non, dit-elle, ce n'est que pour augmenter mes tourmens, que le cruel Amour me fait voir un amant si tendre.
Nous trouvâmes Apollon assis auprès d'une fontaine. Il avait suivi Diane, qu'un daim timide avait menée dans ces bois. Je le reconnus à ses blonds cheveux, et à la troupe immortelle qui était autour de lui. Il accordait sa lyre; elle attire les rochers, les arbres la suivent, les lions restent immobiles. Mais nous entrâmes plus avant dans les forêts, appelés en vain par cette divine harmonie.
Où croyez-vous que je trouvai l'Amour? Je le trouvai sur les lèvres de Thémire; je le trouvai ensuite sur son sein; il s'était sauvé à ses pieds: je l'y trouvai encore; il se cacha sous ses genoux: je le suivis, et je l'aurais toujours suivi, si Thémire toute en pleurs, Thémire irritée ne m'eût arrêté. Il était à sa dernière retraite: elle est si charmante, qu'il ne saurait la quitter. C'est ainsi qu'une tendre fauvette, que la crainte et l'amour retiennent sur ses petits, reste immobile sous la main avide qui s'approche, et ne peut consentir à les abandonner.
Malheureux que je suis! Thémire écouta mes plaintes, elle n'en fut point attendrie: elle entendit mes prières, elle devint plus sévère. Enfin je fus téméraire: elle s'indigna; je tremblai: elle me parut fâchée; je pleurai: elle me rebuta; je tombai, et je sentis que mes soupirs allaient être mes derniers soupirs, si Thémire n'avait mis la main sur mon cœur, et n'y eût rappelé la vie.
Non, dit-elle, je ne suis pas si cruelle que toi; car je n'ai jamais voulu te faire mourir, et tu veux m'entraîner dans la nuit du tombeau. Ouvre ces yeux mourans, si tu ne veux que les miens se ferment pour jamais.
Elle m'embrassa: je reçus ma grâce, hélas! sans espérance de devenir coupable.
Comme cette Pièce m'a paru être du même auteur, j'ai cru devoir la traduire et la mettre ici.
Un jour que j'errais dans les bois d'Idalie avec la jeune Céphise, je trouvai l'Amour qui dormait couché sur des fleurs, et couvert par quelques branches de myrte qui cédaient doucement aux haleines des Zéphyrs. Les Jeux et les Ris, qui le suivent toujours, étaient allés folâtrer loin de lui: il était seul. J'avais l'Amour en mon pouvoir; son arc et son carquois étaient à ses côtés; et, si j'avais voulu, j'aurais volé les armes de l'Amour. Céphise prit l'arc du plus grand des dieux: elle y mit un trait sans que je m'en aperçusse, et le lança contre moi. Je lui dis en souriant: Prends-en un second; fais-moi une autre blessure; celle-ci est trop douce. Elle voulut ajuster un autre trait; il lui tomba sur le pied, et elle cria doucement: c'était le trait le plus pesant qui fût dans le carquois de l'Amour. Elle le reprit, le fit voler; il me frappa, je me baissai. Ah! Céphise, tu veux donc me faire mourir? Elle s'approcha de l'Amour. Il dort profondément, dit-elle; il s'est fatigué à lancer ses traits. Il faut cueillir des fleurs pour lui lier les pieds et les mains. Ah! je n'y puis consentir; car il nous a toujours favorisés. Je vais donc, dit-elle, prendre ses armes, et lui tirer une flèche de toute ma force. Mais il se réveillera, lui dis-je. Eh bien! qu'il se réveille: que pourra-t-il faire que nous blesser davantage? Non, non, laissons-le dormir; nous resterons auprès de lui, et nous en serons plus enflammés.
Céphise prit alors des feuilles de myrtes et de roses. Je veux, dit-elle, en couvrir l'Amour. Les Jeux et les Ris le chercheront, et ne pourront plus le trouver. Elle les jeta sur lui, et elle riait de voir le petit dieu presque enseveli. Mais à quoi m'amusé-je? dit-elle. Il faut lui couper les ailes, afin qu'il n'y ait plus sur la terre d'hommes volages; car ce dieu va de cœur en cœur, et porte partout l'inconstance. Elle prit ses ciseaux, s'assit; et, tenant d'une main le bout des ailes dorées de l'Amour, je sentis mon cœur frappé de crainte. Arrête, Céphise! Elle ne m'entendit pas. Elle coupa le sommet des ailes de l'Amour, laissa ses ciseaux, et s'enfuit.
Lorsqu'il se fut réveillé, il voulut voler; et il sentit un poids qu'il ne connaissait pas. Il vit sur les fleurs le bout de ses ailes; il se mit à pleurer. Jupiter, qui l'aperçut du haut de l'Olympe, lui envoya un nuage qui le porta dans le palais de Gnide, et le posa sur le sein de Vénus. Ma mère, dit-il, je battais de mes ailes sur votre sein; on me les a coupées: que vais-je devenir? Mon fils, dit la belle Cypris, ne pleurez point; restez sur mon sein, ne bougez pas; la chaleur va les faire renaître. Ne voyez-vous pas qu'elles sont plus grandes? Embrassez-moi: elles croissent: vous les aurez bientôt comme vous les aviez; j'en vois déjà le sommet qui se dore: dans un moment... C'est assez; volez, volez, mon fils. Oui, dit-il, je vais me hasarder. Il s'envola; il se reposa auprès de Vénus, et revint d'abord sur son sein. Il reprit l'essor; il alla se reposer un peu plus loin, et revint encore sur le sein de Vénus. Il l'embrassa: elle lui sourit; il l'embrassa encore, et badina avec elle; et enfin il s'éleva dans les airs, d'où il règne sur toute la nature.
L'Amour, pour se venger de Céphise, l'a rendue la plus volage de toutes les belles; il la fait brûler chaque jour d'une nouvelle flamme. Elle m'a aimé; elle a aimé Daphnis, et elle aime aujourd'hui Cléon. Cruel Amour, c'est moi que vous punissez! Je veux bien porter la peine de son crime; mais n'auriez-vous point d'autres tourmens à me faire souffrir?
FIN.