LES MAYAS AU BALCON
PLANCHE III
(Photo J. Lacoste, Madrid).
F. Goya.—LES MAYAS AU BALCON

CHAPITRE IV

LA MORT DU COMMANDEUR

Petite revue du demi-monde.—Inès d'Ulloa.—Discours de l'abbesse.—Visite de la duègne.—La lettre d'amour de Don Juan.—Don Juan au couvent.—L'enlèvement.—Don Gonzalo d'Ulloa.—Propos aigres-doux.—Le réveil de Doña Inès.—La séduction de Don Juan.—Arrivée inopinée de Don Gonzalo.—Violente discussion.—Mort du commandeur.

De retour à Séville, Don Juan se rendit chez son ami Mota, en la compagnie duquel il avait jadis mené la joyeuse vie:

«Vous ici, Don Juan!

—Naples est pourri, pourri, mon bon! Rien à faire chez les mangeurs de pastas! Et quoi de nouveau à Séville?

—Tout y est bien changé.

—Les femmes?

—Chose jugée.

—La Pandora?

—Se retire des affaires après fortune faite.

—Magdalena?

—À l'hôpital.

—Soledad?

—Au tombeau.

—Charmant séjour. Et Constance?

—Elle pleure ses cheveux et ses sourcils. Le Portugais l'appelle vieille, et elle entend belle.

—Et Téodora?

—Au printemps dernier, elle échappa à une indisposition galante, et devant moi il lui tomba une dent parmi les fleurs de sa conversation.

—Julia, celle du Candilejo?

—Elle se défend avec son fard.

—Se vend-elle toujours comme poisson frais?

—Elle se donne pour poisson salé.

—Le quartier de Cantarranas est toujours bien habité?

—Surtout par les grenouilles.

—Et les deux sœurs de nos amours vivent-elles toujours?

—Ainsi que la guenon de leur mère Célestine qui leur enseigne les bons principes.

—La vieille de Belzébuth! Comment va l'aînée?

—Elle a un petit saint pour qui elle jeûne.

—Et l'autre?

—L'autre fait flèche de tout bois.

—Mais assez des catins! Et dites-moi, Mota, Inès? douce Inès?»


La voix de Juan tremblait légèrement en prononçant ces mots. Doña Inès d'Ulloa était une jeune fille qu'il avait connue toute enfant. Alors qu'ils jouaient ensemble, il la considérait déjà comme son bien, sa propriété. À la majorité de Don Juan, il avait été question de lui faire épouser cette riche et charmante héritière. Mais le projet avait été écarté par l'opposition du père, Don Gonzalo, auquel la réputation de Don Juan semblait du plus mauvais aloi.

Parmi les aventures, le jeune chevalier ne s'était point soucié de ce mariage. Il rencontrait toujours Doña Inès dans le monde. Il se disait qu'elle serait un jour à lui comme les autres femmes. Il l'aurait, sinon vierge, du moins mariée.

Cependant, dans ce voyage en Italie, il avait senti son sentiment s'exaspérer étrangement pour la pure jeune fille auprès de laquelle il avait grandi et dont il se trouvait maintenant séparé. L'absence révèle l'amour, dit-on.


«Inès, répondit Mota après une hésitation. Inès, on ne sait pourquoi, est entrée au couvent.

—Au couvent?

—Et elle doit demain prononcer ses vœux!»

Le visage de Don Juan devint cendre. Il se passait un combat en lui.

«Dieu n'a pas encore le dernier mot», murmura-t-il...


La mère abbesse était inquiète de ses nouvelles religieuses. Aussi laissait-elle à celle qui ne serait bientôt plus Doña Inès d'Ulloa quelques privautés de nature à lui adoucir la transition de la vie mondaine à la vie religieuse. Sur la demande de la jeune fille elle-même, la date de ses vœux avait été avancée. Mais avait-elle ainsi trouvé le repos?

«Quels souvenirs, lui disait la mère abbesse, auriez-vous encore des traces et plaisirs du monde! Derrière ces saintes murailles, vous ne connaîtrez pas le doute. Quand vous aurez pris l'habitude de ce verger, douce colombe, vous n'aspirerez plus à étendre vos ailes dans l'espace. Lis charmant, votre calice ne s'ouvrira ici qu'aux baisers du zéphyr, et ici tomberont doucement vos feuilles. Dans le coin de terre où notre chétive personne est renfermée, dans le coin de ciel qui apparaît à travers les grilles, vous ne verrez qu'un lit où vous reposerez dans un doux sommeil... Ah! j'envie, Inès, la vie d'innocence qui vous est réservée.

«Mais pourquoi baissez-vous la tête, pourquoi ne me répondez-vous pas? Pour aujourd'hui encore, vous aurez la visite de la gouvernante qui vous a élevée. Cette bonne fille vous consolera peut-être... N'oubliez pas cependant, mon enfant, que vous ne devez pas jeter de regards en arrière... Demain seront prononcés vos vœux.

—Que Dieu vous accompagne, ma mère.

—Adieu, ma fille.»

La mère abbesse partie, Inès se laissa aller à quelques réflexions mélancoliques. Elle avait voulu entrer dans ce couvent, et maintenant un vrai tourment, un tremblement la prenait à l'idée qu'elle prononcerait demain les vœux qui devaient la lier pour jamais...

Cependant la gouvernante Brigitte venait de pénétrer auprès d'elle par autorisation spéciale. De suite la duègne poussa la porte derrière elle.

«L'ordre est de laisser la porte ouverte, remarqua Inès.

—C'est bon et sage pour les autres novices, mais pour vous...

—Brigitte, ne vois-tu pas que tu enfreins les ordres du monastère?

—Bah! C'est plus sûr de cette façon. On peut parler sans mystère et sans embarras. Avez-vous regardé le livre que je vous fis parvenir en cachette il y a tantôt deux heures?

—Je l'avais oublié!

—Je vous suis bien obligée de cet oubli.

—La mère abbesse me vint rendre visite.

—La vieille impertinente!

—Mais le livre est-il donc si intéressant?

—S'il est intéressant? Sache que je l'ai laissé bien troublé, le malheureux.

—Et qui donc?

—Lui, Don Juan...

—Don Juan! Il est donc de retour? Qu'entends-je? Et c'est lui qui me l'envoie.

—Sans doute.

—Oh! je ne dois pas le prendre.

—Pauvre garçon! Mais c'est le désespérer, c'est le tuer!

—Que dis-tu?

—Si vous ne prenez pas ce livre d'heures, il en aura tant de chagrin qu'il en tombera malade. Je le vois d'ici.

—Eh bien! s'il en est ainsi, je le regarderai.

—Vous ferez bien.»

Inès prit alors le livre qu'elle avait mis sous l'oreiller de son petit lit.

«Qu'il est joli! dit-elle.

—Qui veut plaire y met tous ses soins.

—Et regardez les belles prières.»

Tandis que Inès feuilletait avec admiration le beau livre à fermoir d'or, une lettre s'en échappa et tomba à terre.

—Un petit papier, fit Brigitte.

—Une lettre!

—Pour vous offrir le cadeau.

—Quoi! le papier serait de lui.

—Que vous êtes innocente! Puisqu'il vous fait le cadeau, il est naturel que la lettre soit de lui.

—Ah! Jésus!

—Qu'avez-vous?

—Rien, Brigitte, ce n'est rien.

—Mais si, vous changez de couleur...»

La maligne gouvernante savait fort bien ce qui se passait dans l'âme de sa jeune maîtresse, sa chère maîtresse qu'elle avait vue, elle aussi, avec peine entrer au couvent.

«La main me brûle, reprit Doña Inès, qui a touché ce papier.

—Dieu me protège! Jamais je ne vous ai vue ainsi... Vous tremblez.

—Malheur à moi!

—Mais qu'avez-vous donc?

—Je ne sais... J'entrevois mille fantômes inconnus qui traversent mon esprit et le torturent.

—En est-il un par hasard, entre eux, qui ressemble à Don Juan?

—Je ne sais. Depuis que tu m'as redit son nom, cet homme, que j'avais oublié, presque oublié, est toujours devant moi. Ah! quelle fascination il a depuis l'enfance exercée sur mes sens... Voici à nouveau que l'image de Tenorio absorbe toutes mes pensées.

—Je suis tentée de croire que vous ressentez de l'amour.

—De l'amour! Est-ce cela de l'amour?

—Le moins entendu y verrait de l'amour. Revenons à la lettre. Qui vous arrête?

—Je la regarde, mais n'ose la lire: «Inès de mon âme...» Vierge sainte, quel début!

—Allons, allons, continuez. C'est de la poésie.

—«Lumière où vient puiser le soleil... Ravissante colombe privée de la liberté, si vous daignez abaisser sur ces lignes vos beaux yeux, ne les détournez pas avec colère sans aller jusqu'au bout...»

—Quelle délicatesse! interrompit Brigitte. Qui aurait plus de déférence?

—Brigitte, je ne sais ce que j'éprouve...

—Continuez, continuez la lecture...

—«Nos pères, vous le savez, avaient jadis décidé d'unir nos deux destinées... Ravie d'un si riant espoir, mon âme, Inès, avait toujours aspiré à vous. L'étincelle d'amour qui avait jadis jailli de mon cœur, le temps l'a convertie en un feu dont la flamme grandit sans cesse en moi...»

—C'est évident. Je sais, moi, qu'on lui avait toujours fait espérer votre amour...

—«L'absence a exaspéré encore mon sentiment. Et me voici aujourd'hui suspendu entre la tombe et mon Inès.»

—Comprenez-vous, Inès? Si vous aviez repoussé ce livre d'heures, il vous eût fallu à l'instant préparer son suaire.

—Je me meurs.

—Poursuivez.

—«Inès, âme de mon âme, attrait unique de ma vie, perle cachée parmi les algues de la mer, colombe qui n'a point voulu voler loin du nid, Inès, si à travers ces murs tu regardes tristement le monde, si pour lui tu soupires, avide de liberté, souviens-toi qu'aux pieds de ces mêmes murs où tu es prisonnière Don Juan, prêt à te sauver, tend vers toi les bras...»

Sur ces derniers mots, Inès se sentit prête à s'évanouir. Mais Brigitte tenait à ce que la missive fût lue tout entière, et elle dut continuer:

«Souviens-toi de celui qui pleure sous ta persienne, la nuit l'y surprendra. Pour toi seule il vit, chère âme. Que tu l'appelles, il volera à tes pieds.»

—Il viendrait! Il viendrait! À votre signe...

—Il viendrait!

—Oh! oui! Mais finissez.

—«Adieu! lumière de mes yeux... Médite avec calme, je t'en prie, tout ce que je t'ai dit. Si tu hais ton cloître, qui doit être ton tombeau, ordonne, et Juan saura braver tous les périls.»

Inès demeura un instant silencieuse:

«Ah! dans quel trouble nouveau me jette cette lecture, dit-elle enfin, oppressée. On dirait qu'une lumière nouvelle se montre à moi...

—Don Juan vous attend.

—Don Juan! Nos deux destinées sont-elles donc à ce point unies?

—Silence, j'entends un pas...»

Les deux femmes écoutaient. Il était neuf heures du soir, et l'ombre s'était faite autour des hauts murs du couvent.

—Qui peut venir ici? dit Inès avec effroi.

—Lui seul!

—Qui?

—Lui!

—Don Juan!»


La porte s'était ouverte, en effet, et Don Juan était entré. Il se précipita, un genou en terre, et prit la main de ta tremblante Inès.

«Ma chère Inès, Inès de mon cœur, répétait-il.

—Est-ce vous, Don Juan? Ou bien est-ce un fantôme?...»

Mais trop faible pour tant d'émotions, elle s'évanouit et laissa tomber la lettre à terre.

«Je vais prendre Doña Inès dans mes bras, dit Juan à ta gouvernante, et gagner au plus tôt le cloître solitaire, puis la porte.

—Je suis à vos ordres, reprit la duègne. Tout ce que vous ferez pour la sauver de ce couvent sera bien, mon seigneur.

—Je sortirai d'ici, s'il le faut, l'épée dans ma main libre...

—Ah! vous êtes un lion! Rien ne vous trouble, ne vous arrête... Je m'attache à vos pas.»


Mais l'abbesse avait entendu le bruit insolite de l'arrivée de Don Juan. Elle se rendit à la chambrette d'Inès et fut stupéfaite de n'y plus trouver personne.

«Ces gouvernantes! fit-elle inquiète. Jamais je ne les laisserai pénétrer auprès de mes saintes enfants.

—Ma mère, ma mère, dit la sœur tourière, qui entrait précipitamment, il y a à la porte un noble vieillard qui désire vous parler.

—Un homme! Dans le couvent! À cette heure! C'est inutile.

—Il est, dit-il, chevalier de Calatrava, ce qui lui donne le privilège d'entrer. L'affaire est d'urgence, dit-il.

—A-t-il dit son nom?

—Sa Seigneurie Don Gonzalo de Ulloa.

—Don Gonzalo! Qu'il entre!»


La visite du père coïncidait avec la disparition de la fille. Que signifiait tout ceci?

Don Gonzalo était un grand vieillard aux traits un peu rudes, au regard froid, à la mine sévère.

«Mère abbesse, dit-il, pardonnez-moi de vous déranger à pareille heure. Mais il s'agit d'une affaire qui intéresse peut-être notre honneur...

—Jésus!

—Écoutez.

—Parlez donc.

—J'avais conservé jusqu'ici un trésor plus précieux que tout l'or du monde. Ce trésor est mon Inès.

—Précisément...

—Or, j'ai appris à l'instant que sa duègne vient d'être vue en ville parlant avec un certain Don Juan Tenorio, un homme qui n'a pas sur la terre son pareil pour l'audace et la perversité. Jadis, on songea à le marier avec ma fille... Mais en raison de ses vices, de ses crimes, j'ai refusé... Que cet homme songe à se venger, c'est dans sa nature. Il est, paraît-il, revenu de Naples. Je dois être sur mes gardes, car il suffirait à ce fils de Satan d'un jour, d'une heure d'imprévoyance pour ternir mon honneur... Il a séduit cette duègne par ses discours et de l'argent, j'en jurerais... Elle est maintenant au couvent... Je suis venu afin de vous prier d'en finir avec cette vieille femme. Qu'Inès demeure seule et, puisqu'elle l'a voulu, prononce demain les vœux qui la feront disparaître du monde!

—Vous êtes père, et vos inquiétudes se comprennent, commandeur, mais remarquez que vous m'offensez!

—Vous ignorez qui est don Juan!

—Si pervers que vous le peigniez, je vous dis que Doña Inès est en sûreté tant qu'elle sera ici, Don Gonzalo.

—Je le crois, mais allons au fait. Remettez-moi cette duègne et excusez mes idées mondaines.

—On se conformera à vos exigences.»

Sur ce la mère abbesse appelle la tourière.

«Sœur tourière, lui dit-elle, allez donc quérir Doña Inès et sa duègne. Elles ont quitté la chambre.»

La tourière sortit.

«Elles ont quitté la chambre? reprit Don Gonzalo avec inquiétude.

—Oui, elles sont sorties l'une et l'autre, je ne sais pourquoi.»

À cet instant, Don Gonzalo aperçut la lettre qui traînait à terre. Il la prit et l'examina:

«Malédiction! s'écria-il soudain... Mes inquiétudes me le criaient! Lisez, ma mère: Inès de mon âme.» Signé Don Juan. Voici la preuve écrite. Tandis que vous priiez Dieu pour elle, le Diable est venu qui l'a enlevée!

La tourière accourait à ce moment.

«Madame! madame! Je n'ai pas retrouvé Doña Inès. Mais tout à l'heure un homme a escaladé avec une échelle le mur du jardin.

—C'est bien lui! fit le commandeur. Je pars... Malheur à moi!

—Où allez-vous, commandeur?

—Sotte! À la poursuite de mon honneur que vous avez laissé voler!»


Avec l'aide de son valet Ciutti, Don Juan avait fait transporter Inès dans sa maison de campagne, aux proches environs de Séville, dans un paysage enchanteur. C'est là que la jeune fille reprit ses sens. Brigitte était auprès d'elle.

«Où suis-je? dit-elle.

—Dans la maison de Don Juan.

—La maison de Don Juan n'est pas un lieu convenable pour moi: Je suis noble! Brigitte. Viens. Il faut partir d'ici.

—Don Juan va revenir, Don Juan qui vous a sauvée de la mort du cloître...

—Oui, mais il m'a empoisonné le cœur.

—Vous l'aimez donc?

—Je ne sais; mais, par pitié, fuyons, fuyons au plus vite cet homme au seul nom duquel je sens se dérober mon cœur...

—Vous l'aimez?

—Certes, si cela est de l'amour, je l'aime, mais je sais aussi que cette passion me déshonore. Si mon faible cœur m'entraîne vers Don Juan, mon honneur et mon devoir m'éloignent de lui. Partons donc d'ici avant qu'il ne revienne: la force me manquerait si je le voyais à mes côtés. Partons. Mon père, Don Gonzalo, me recevra.

—Mais Juan s'est rendu auprès de Don Gonzalo pour lui demander son pardon et sa parole.

—Est-ce vrai?

—Du reste, voici un bruit de rames sur le Guadalquivir. N'entendez-vous point? C'est la barque de Don Juan.»


C'était lui en effet. Il sauta légèrement du frêle bateau et, en un instant, fut auprès d'Inès. Minuit venait de sonner. Le silence était tombé sur la campagne et sur le fleuve...

«Où est Don Gonzalo? lui dit Inès.

—À cette heure, répondit Juan, il dort tranquillement. Je n'ai pu le joindre, mais l'ai rassuré par un message.

—Que lui avez-vous dit?

—Que vous étiez en sûreté sous ma garde, respirant les saines brises de la campagne...»

Don Juan prit la main d'Inès.

«Calme-toi donc, ma vie. Repose ici et pour un instant oublie la sombre prison de ton couvent. Ah! n'est-il pas vrai, ange d'amour, que sur ce rivage solitaire l'air est meilleur, la lune brille d'un éclat plus pur? Ces bises qui passent, pleines des doux parfums des fleurs champêtres, ces eaux calmes et limpides, ces forêts qui chantent doucement en attendant l'aurore, ne respirent-elles point l'amour?

«Écoute mes paroles, Inès. Elles respirent aussi l'amour. De tes yeux coulent deux perles liquides. Permets-moi de les boire, agenouillé devant toi. Oui, vois, ce cœur inconstant est devenu à jamais ton esclave.

—Taisez-vous, pour Dieu, Don Juan, reprit Inès... par pitié, taisez-vous... En vous écoutant, il me semble que la folie trouble mon cerveau et que mon pauvre cœur à moi brûle. Oh! dites-moi seulement que vous ne m'avez pas donné à boire un philtre infernal...

—Je t'ai donné la sincérité de mon âme.

—Assez, assez, Don Juan... Je ne pourrais plus résister. Oh! je sens que je vais à vous comme ce fleuve va à la mer. Pitié! pitié! Don Juan! Arrache-moi le cœur ou aime-moi parce que je t'adore!

—Mon cœur, cette parole change mon être au point de me laisser espérer que l'Éden s'ouvrira pour moi. Non, Doña Inès, ce n'est pas Satan qui m'inspire cet amour, c'est Dieu qui veut sans doute par toi me gagner à lui... Bannis toute inquiétude, à tes pieds je me sens capable de vertu. Oui, mon orgueil, je te le promets, s'inclinera devant le bon commandeur. Il m'accordera ta main ou n'aura qu'à me tuer.

—Don Juan de mon cœur!

—Silence! Avez-vous entendu... Une barque vient d'aborder. Je vois des hommes qui se dirigent vers la maison. Veuillez m'attendre quelques instants.»


ENLEVEMENT DE DONA INES
PLANCHE IV
Eug. Devéria.—ENLÈVEMENT DE DONA INÈS

Mais le valet de Don Juan, Ciutti, accourait. Il rencontra son maître qui descendait au grand salon d'entrée, mal éclairé aux chandelles.

«Seigneur, sauvez votre vie, lui dit-il.

—Qu'y a-t-il?

—Le commandeur arrive avec des gens armés.

—Laisse-le entrer, lui seulement...

—Mais, seigneur...

—Obéis-moi...»

Mais déjà Don Gonzalo, bousculant violemment la porte, venait de pénétrer dans la salle.

«Où est-il ce traître?» criait-il, agitant son épée.

Don Juan s'avança:

«Me voici, dit-il, mais faites attendre, je vous prie, ces gens à la porte!»

Le commandeur, étonné de ce calme, fit signe à sa troupe de demeurer au dehors. Alors Don Juan s'avança et poliment mit un genou à terre devant Don Gonzalo.

«Me voici à tes pieds.

—Tu es donc vil jusque dans tes crimes, Don Juan?

—Retiens ta langue, vieillard, et écoute-moi un instant.

—Comment les paroles pourraient-elles effacer ce que la main a écrit sur ce papier? Aller surprendre, infâme, l'extrême candeur de celle qui ne pouvait soupçonner le poison contenu dans ces lignes! Verser traîtreusement dans son âme chaste le fiel qui déborde de ton âme sans foi ni vertu. Vouloir ainsi ternir l'éclatante pureté de mon blason comme s'il était une guenille dédaignée d'un marchand. Est-ce là, Tenorio, le courage dont tu te vantes? Est-ce là cette audace proverbiale que t'attribue le vulgaire craintif? Avec les vieillards et les jeunes filles tu en fais étalage, et pourquoi? vive Dieu! pour venir ensuite lécher leurs pieds et prouver ainsi que tu manques à la fois de courage et d'honneur.

—Commandeur!

—Misérable! Tu as volé ma fille Inès dans son couvent, et je viens, moi, prendre ta vie ou mon bien.

—Jamais mon front ne s'est incliné devant aucun homme; jamais je n'ai supplié ni père ni roi, et je reste à tes pieds dans la position où tu me vois. Juge, Gonzalo, de la puissance du motif qui m'y retient.

—Ce qui t'y retient, c'est la peur de ma justice.

—Par Dieu! Écoute-moi, commandeur, ou je ne saurai me contenir. Je redeviendrai ce que j'ai toujours été et ce qu'à cette heure je ne voudrais plus être.

—Vive Dieu!

—Commandeur, j'idolâtre Doña Inès. Je suis convaincu que le ciel me l'a réservée pour ramener mes pas dans le droit chemin. Ce n'est pas sa beauté que j'aime ni sa grâce que j'adore, mais, Don Gonzalo, j'adore la vertu personnifiée en Doña Inès. Ce que ni juges ni évêques n'ont obtenu de moi par les cachots et les sermons, sa candeur l'a obtenu. Son amour fait de moi un autre homme; il régénère mon être. Elle peut transformer en un ange celui qui était un démon. Comprends-tu enfin, Don Gonzalo, ce que t'offre l'audacieux Don Juan Tenorio, agenouillé devant toi? Je serai l'esclave de ta fille; je vivrai dans ta maison; tu gouverneras mes biens et me diras: Voilà ce qui doit être. Indique-moi le temps de ma réclusion. Je me soumets à toutes les épreuves que tu exigeras de mon audace et de ma fierté. Je les subirai dans la forme que tu me prescriras; et quand ta conscience jugera que j'ai su la mériter, je lui donnerai un bon mari, et elle me donnera le paradis.

—Assez, Don Juan. Je ne sais comment j'ai pu me contenir en entendant les honteuses preuves de ton infâme effronterie. Don Juan, tu es un lâche. Quand tu te sens pris, il n'y a pas de bassesses que tu ne tentes pour te tirer d'affaire.

—Don Gonzalo!

—J'ai honte de te voir ainsi à mes pieds. Ce que tu voulais gagner par la force, tu cherches à l'obtenir par la prière.

—Tout se règle ainsi du même coup.

—Jamais, jamais. Toi, son époux! Je te connais depuis trop longtemps. Je la tuerai avant. Allons! rends-la-moi de suite. Autrement ta vile posture ne m'empêchera pas de te traverser la poitrine.

—Réfléchis bien, Don Gonzalo; avec elle tu me feras perdre peut-être jusqu'à l'espoir de mon salut.

—Que m'importe ton salut!

—Commandeur, tu me perds!

—Ma fille? Où est ma fille?

—Remarque que j'ai tenté par tous les moyens de te donner satisfaction. Les armes à la ceinture j'ai toléré tes outrages; à genoux, je t'ai proposé la paix.»

Don Juan se releva. Don Gonzalo tenait son épée en avant.

«Ma fille! ma fille! te dis-je, lâche qui m'as frappé par derrière...

—Ah! ce supplice a trop duré, reprit Don Juan avec un rire qui sonna étrangement. L'enfer triomphe!»

Mais Don Gonzalo avait ouvert la porte.

«A moi, mes gens!» cria-t-il.

Juan avait saisi son pistolet.

«Ulloa, dit-il, tandis que la foule des soldats faisait irruption, si mon âme va à nouveau se plonger dans le vice, tu répondras pour moi quand Dieu m'appellera devant son tribunal de justice.»

Il fit feu. Le commandeur tomba raide mort entre les bras de ses soldats.

CHAPITRE V

DONA ELVIRE

Mort d'Inès.—Débordements de Don Juan.—Sa profession de foi.—Arrivée de Doña Elvire.—Sanglants reproches.—Piteuses explications.—Vive querelle de famille.

C'est par miracle que Don Juan, après cette terrible aventure, échappa à la justice. Mais il reçut plusieurs coups d'épée des soldats, en sorte qu'il put plaider la légitime défense. Doña Inès s'enfuit au couvent; mais quelques jours après sa rentrée, elle commença de dépérir et mourut rongée par le terrible mal intérieur qui la dévorait. Les uns prétendent que l'affreuse mort de son père fut cause du trépas de cette belle enfant; ceux qui la connaissaient mieux affirment que ce fut sa passion inassouvie pour Don Juan qui la conduisit au tombeau.

Don Juan, à la vérité, ne fut pas le même dès ce jour. Il semblait qu'il voulût exercer une sorte de vengeance contre cette humanité féminine que cependant il avait déjà tant fait souffrir. Le sens de l'amour qu'il avait possédé si fort, si beau, parut émoussé en lui. Jadis, il avait été sincère dans ses séductions; ce ne fut plus désormais pour lui que jeu et comédie. C'est ainsi qu'il contracta plusieurs mariages qui furent rompus par la triste mort de ses épouses, la rupture prononcée à Rome avec l'appui des cardinaux qu'impressionnait le grand nom des Tenorio ou encore par le simple abandon. Fiancé avec Doña Elvire, il la séduisit quelques jours avant la date du mariage, puis partit dans une campagne retirée, abandonnant là la noce.

Le cynisme de Don Juan était tel que son fidèle valet, Ciutti, maître ès canailleries, en prit lui-même dégoût et se permit à diverses reprises d'en faire reproche à son maître.


«Quoi, lui répondait Don Juan, tu veux qu'on se lie à demeurer au premier objet qui nous prend, qu'on renonce au monde pour lui et qu'on n'ait plus d'yeux pour personne! La belle chose de vouloir se piquer d'un faux honneur d'être fidèle, de s'ensevelir pour toujours dans une passion et d'être mort dès sa jeunesse à toutes les autres beautés qui nous peuvent frapper les yeux! Non, non, la constance est bonne pour des êtres ridicules: toutes les belles ont droit de nous charmer, et l'avantage d'être rencontrée la première ne doit point dérober aux autres les justes prétentions qu'elles ont toutes sur nos cœurs. Pour moi, la beauté me ravit partout où je la trouve, et je cède facilement à cette douce violence qui nous entraîne. J'ai beau être engagé, l'amour que j'ai pour une belle n'engage point mon âme à faire injustice aux autres; je conserve des yeux pour voir le mérite de toutes et rends à chacune les hommages et les tributs où la nature nous oblige. Quoi qu'il en soit, je ne puis refuser mon cœur à tout ce que je vois d'aimable, et dès qu'un beau visage me le demande, si j'en avais dix mille, je les donnerais tous. Les inclinations naissantes, après tout, ont des charmes inexplicables, et tout le plaisir de l'amour est dans le changement. On goûte une douceur extrême à séduire par cent hommages le cœur d'une jeune beauté; à voir de jour en jour les petits progrès qu'on y fait; à combattre par des transports, des larmes et des soupirs l'innocente pudeur qui a peine à rendre les armes; à forcer pied à pied toutes les petites résistances qu'elle nous oppose; à vaincre les scrupules dont elle se fait un honneur et à la mener doucement où nous avons envie de la faire venir. Mais lorsqu'on en est maître une fois, il n'y a plus rien à souhaiter; tout le beau de la passion est fini, et nous nous endormons dans la tranquillité d'un tel amour si quelque objet nouveau ne vient réveiller nos désirs et présenter à nos cœurs les charmes attrayants d'une conquête à faire. Enfin il n'est rien de si doux que de triompher de la résistance d'une belle personne, et j'ai sur ce sujet l'ambition des conquérants qui volent perpétuellement de victoire en victoire et ne peuvent se résoudre à borner leurs souhaits. Il n'est rien qui puisse arrêter l'impétuosité de mes désirs; je me sens un cœur à aimer toute la terre et, comme Alexandre, je souhaiterais qu'il y eût d'autres mondes pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses.

—Hélas! seigneur, tant que vous ne vous en prîtes qu'aux hommes!... mais cette fille que vous avez osé disputer à Dieu! Et ne craignez-vous rien de ce commandeur que vous avez tué d'un coup de pistolet?

—J'ai eu ma grâce en cette affaire.»


Sur ces entrefaites, on sonna. Don Juan crut que c'était une charmante fillette dont, en cette campagne, il avait entrepris la conquête à défaut de plus riche morceau. Il fit donc entrer. Mais sa déconvenue fut grande quand, sous ses voiles noirs, il aperçut la fiancée qu'il avait abandonnée, Elvire, maigre maintenant, et sur les traits de laquelle se lisait une infinie désolation. Il eut un geste d'impatience.

«Me ferez-vous la grâce, Don Juan, lui dit Elvire, de vouloir bien me reconnaître, et puis-je au moins espérer que vous daigniez tourner le visage de ce côté?

—Madame, je vous avoue que je suis surpris et que je ne vous attendais pas ici.

—Oui, je vois bien que vous ne m'attendiez pas, et vous êtes surpris, à la vérité, mais tout autrement que je ne l'espérais, et la manière dont vous le paraissez me persuade pleinement de ce que je refusais de croire. J'admire la simplicité et la faiblesse de mon cœur à douter d'une trahison que tant d'apparences me confirmaient... Mes justes soupçons chaque jour avaient beau me parler, j'en rejetais la voix qui vous rendait criminel à mes yeux et j'écoutais avec plaisir mille chimères ridicules qui vous peignaient innocent à mon cœur; mais enfin cet abord ne me permet plus de douter, et le coup d'œil qui m'a reçue m'apprend bien plus de choses que je ne voudrais en savoir. Je serais bien aise pourtant d'ouïr de votre bouche les raisons de votre départ... Parlez, Don Juan, je vous prie, et voyons de quel air vous saurez vous justifier.

—Madame, voilà Ciutti qui sait pourquoi je suis parti.»

Ciutti fut fort inquiet de se voir mis en cause.

«Moi, seigneur, glissa-t-il à son maître à l'oreille, je n'en sais rien, s'il vous plaît.

—Eh bien! Ciutti, parlez, faisait à haute voix Don Juan qui n'avait pas l'air d'entendre...

—Parlez, Ciutti, reprit Doña Elvire, il n'importe de quelle bouche j'entende ces raisons.

—Allons, parle, maraud...»

Pressé de questions et voyant que, de toutes façons, l'affaire tournerait mal pour lui, Ciutti se décida à prendre une mine innocente:

«Madame, dit-il, les conquérants, Alexandre et autres mondes sont causes de notre départ. Voilà, monsieur, tout ce que je puis dire.

—Vous plaît-il, Don Juan, répondit Doña Elvire, d'éclaircir ces beaux mystères...

—Madame, fit, assez penaud, le coupable, à vous dire la vérité...

—Ah! que vous savez mal vous défendre pour un homme de cour et qui doit être accoutumé à ces sortes de choses! J'ai pitié de voir votre confusion. Que ne vous armez-vous le front d'une noble effronterie? Que ne me jurez-vous que vous êtes toujours dans les mêmes sentiments pour moi, que vous m'aimez toujours avec une ardeur sans égale, et que rien n'est capable de vous détacher de moi que la mort? Que ne me dites-vous que des affaires de la dernière importance vous ont obligé à partir sans m'en donner avis; qu'il faut que, malgré vous, vous demeuriez ici quelque temps, et que je n'ai qu'à m'en retourner d'où je viens, assurée que vous suivrez mes pas le plus tôt qu'il vous sera possible; qu'il est certain que vous brûlez de me rejoindre, et qu'éloigné de moi vous souffrez ce que souffre un corps qui est séparé de son âme? Voilà comme il faut vous défendre, et non pas être interdit comme vous êtes.

—Je vous avoue, madame, que je n'ai point le talent de dissimuler et que je porte un cœur sincère. Je ne vous dirai point que je suis toujours dans les mêmes sentiments pour vous et que je brûle de vous rejoindre, puisqu'enfin il est assuré que je ne suis parti que pour vous fuir, non point pour les raisons que vous pouvez vous figurer, mais pour un motif de conscience, et pour ne croire pas qu'avec vous davantage je puisse vivre sans péché. Il est mal d'avoir, avant la date, consommé un hymen. C'est profaner le sacrement de mariage. Une telle insulte aux lois divines et humaines ne se saurait trop expier. Notre union, madame, eût été malheureuse et maudite. Oui, le repentir m'a pris, et je crains le courroux céleste...

—Ah! scélérat; c'est maintenant que je le connais tout entier, et, pour mon malheur, je te connais lorsqu'il n'en est plus temps et qu'une telle connaissance ne peut plus servir qu'à me désespérer; mais sache que ton crime ne demeurera pas impuni, et que le même Ciel dont tu te joues me saura venger de la perfidie...

—Que penses-tu du Ciel, Ciutti?

—Vraiment oui, nous nous moquons bien de cela, nous autres, répondit le valet qui tremblait en même temps du blasphème qu'il était obligé de proférer.

—Il suffit, reprit Doña Elvire, qui avait retrouvé sa fierté par tant d'impudence; je ne veux pas en ouïr davantage et m'accuse même d'en avoir trop entendu. C'est une lâcheté que de se faire trop expliquer sa honte, et sur un tel sujet un noble cœur, au premier mot, doit prendre son parti. N'attends pas que j'éclate ici en reproches et en injures: non, non, je n'ai point un courroux à s'exhaler en paroles vaines, et toute sa chaleur se réserve pour sa vengeance. Je te le dis encore, le Ciel te punira, perfide, de l'outrage que tu me fais. Et si le Ciel n'a rien que tu puisses appréhender, appréhende du moins la colère d'une femme offensée.»


Don Juan eut en effet maille à partir avec les frères et cousins de Doña Elvire qui s'étaient ligués contre lui. Mais il sauva inopinément l'un d'eux d'une attaque de brigands, en blessa un autre en duel et put ainsi gagner quelque temps.

CHAPITRE VI

LA STATUE DU COMMANDEUR

Visite au cimetière.—Le badinage de Don Juan.—L'invitation.—M. Domingo.—Le souper.—L'orgie.—Les toasts.—La statue de pierre.—Don Juan aux enfers.

Cependant le châtiment approchait. Don Juan était de tous considéré comme un fléau, mais grâce à son courage, à sa ruse, à sa haute naissance, personne ne pouvait l'abattre. Il s'était habitué à l'impunité, et plus rien ne l'eût fait reculer.

La fantaisie le prit un jour de visiter le cimetière de Séville, où repose tout ce qui porta un nom en Castille. Et sur chaque tombe, au grand scandale de Ciutti, il plaisantait des exploits de l'un, des fautes oubliées d'une autre. La vue d'un magnifique mausolée qu'il n'avait pas remarqué encore le surprit:

«Quel est, dit-il à Ciutti, l'édifice que j'aperçois entre ces cubes?

—Vous ne le savez pas?

—Non, vraiment.

—Bon! c'est le tombeau que le commandeur Don Gonzalo d'Ulloa faisait faire lorsque vous le tuâtes.

—Ah! tu as raison. Tout le monde m'a dit tant de bien de cet ouvrage et de la statue du commandeur que j'ai envie de l'aller voir.

—Monsieur, n'allez point là.

—Pourquoi?

—Cela n'est pas civil d'aller voir un homme que vous avez tué.

—Au contraire, c'est une visite dont je veux lui faire la civilité, et qu'il doit recevoir de bonne grâce s'il est galant homme. Allons, entrons dedans.»

Et Don Juan, sans hésiter, poussa la petite grille et entra dans le tombeau, suivi de Ciutti fort ému.

«Que cela est beau! faisait le valet pour s'encourager. Les belles statues! Le beau marbre! Les beaux piliers! Ah! que cela est beau! Qu'en dites-vous, monsieur?

—Qu'on ne peut voir aller plus loin l'ambition d'un homme mort; et ce que je trouve admirable, c'est qu'un homme qui s'est contenté, durant sa vie, d'une assez simple demeure en veuille avoir une si magnifique quand il n'en a plus que faire.

—Voici la statue du commandeur.

—Parbleu! le voilà bien avec son habit d'empereur romain!

—Ma foi, monsieur, voilà qui est bien fait. Il semble qu'il est en vie et qu'il s'en va parler. Il jette des regards sur nous qui me feraient peur si j'étais tout seul; je pense qu'il ne prend pas plaisir de nous voir.

—Il aurait tort. Ce serait mal recevoir l'honneur que je lui fais. Tu sais que j'offre, ce soir, à souper à quelques-unes des plus jolies filles de Séville. Demande-lui s'il veut me faire l'honneur d'être mon convive.

—C'est une chose dont il n'a pas besoin, je crois.

—Demande-lui, te dis-je.

—Vous moquez-vous? Ce serait pis que d'aller parler à une statue.

—Fais ce que je te dis.

—Quelle bizarrerie!»

Cependant Ciutti en prit son parti, confus du rôle stupide que lui attribuait son maître. Les caprices de Don Juan avaient à l'ordinaire le mérite d'une certaine logique, si extravagants fussent-ils.

«Seigneur commandeur, dit gravement Ciutti, mon maître Don Juan vous demande si vous voulez lui faire l'honneur de venir souper avec lui...»

Et le valet fixait poliment la statue. Mais soudain il recula avec vivacité et, chancelant, tomba dans les bras de son maître.

«Maraud! fit Juan, tu viens de m'écraser le pied! Qu'as-tu donc, parle?»

Ciutti ne pouvait répondre. Il se contenta de baisser à maintes reprises la tête.

«La statue, articula-t-il enfin péniblement.

—Eh! que veux-tu dire, traître?

—Je vous dis que la statue...

—Je t'assomme si tu ne parles.

—La statue m'a fait signe.

—La peste du coquin!

—Elle m'a fait signe de la tête, vous dis-je; il n'est rien de plus vrai. Allez-vous-en lui parler vous-même pour voir...»

Le ton de son valet intriguait Don Juan. En riant il s'avança donc à son tour:

«Viens, maraud, viens. Je veux bien te faire toucher du doigt ta poltronnerie. Attention... Le Seigneur commandeur voudrait-il me faire la grâce de souper avec moi?»

Don Juan regarda, et il vit, il vit de ses yeux, la statue baisser lentement ta tête en signe de consentement.

«Eh bien, monsieur, fit Ciutti, qui avait gagné la grille?

—Allons! sortons d'ici, reprit Don Juan d'un ton qu'il s'efforçait de garder indifférent. On n'y voit pas clair dans cette tombe. Mais sors donc!»


Tandis que les préparatifs du grand festin auquel il avait convié la fleur de la ville se faisaient hâtivement dans l'appartement de Don Juan, son valet Ciutti vint l'avertir que le marchand M. Domingo désirait avec lui quelques minutes d'entretien.

«Je puis, Seigneur, reconduire sous quelque prétexte... Nous l'avons avisé d'abord de votre absence, mais il s'est obstiné, et voici trois quarts d'heure qu'il se tient assis dans l'antichambre.

—Mais fais-le entrer, dit Juan, c'est d'une fort mauvaise politique de se cacher de ses créanciers. Il est habile de les payer de quelque chose... J'ai le secret de les renvoyer satisfaits sans leur donner un double.


M. Domingo, introduit, s'avança précautionneusement avec mille courbettes. C'était un vieil homme d'affaires à la mine chafouine, le roi des usuriers de Séville, où maints israélites vivent cependant grassement des prêts qu'ils consentent à une jeunesse qui n'a jamais su compter.

«Ah! monsieur Domingo, fit Don Juan, approchez. Que je suis ravi de vous voir! Et que je veux du mal à mes gens de ne vous pas faire entrer d'abord. J'avais donné ordre qu'on ne me fît parler à personne. Des préparatifs pour une cérémonie de haute importance m'absorbent, mais cet ordre n'est pas pour vous, et vous êtes en droit de ne trouver jamais de porte fermée chez moi.

—Monsieur, reprit Domingo avec un salut, je vous suis fort obligé.

—Parbleu! coquins, fit Don Juan tourné vers Ciutti et consorts, je vous apprendrai à laisser M. Domingo dans une antichambre et vous ferai connaître les gens.

—Monsieur, cela n'est rien, protestait M. Domingo confondu.

—Comment! Dire que je ne suis pas là à M. Domingo, au meilleur de mes amis!

—Monsieur, je suis votre serviteur. J'étais venu...

—Allons, vite un siège pour M. Domingo.

—Monsieur, je suis bien comme cela.

—Point, point, je veux que vous soyez assis contre moi.

—Cela n'est point nécessaire.

—Ôtez ce pliant et apportez un fauteuil.

—Monsieur, vous vous moquez et...

—Non, non, je sais ce que je vous dois; et je ne veux point qu'on mette de différence entre nous deux.

—Monsieur...

—Allons, asseyez-vous.

—Il n'est pas besoin, monsieur, et je n'ai qu'un mot à vous dire. J'étais...

—Mettez-vous là, vous dis-je...

—Non, monsieur, je suis bien. Je viens pour...

—Non, je ne vous écoute point si vous n'êtes assis.

—Monsieur, je fais ce que vous voulez. Je...

—Parbleu, monsieur Domingo, vous vous portez bien!

—Oui, monsieur, pour vous rendre service; je suis venu...

—Vous avez un fonds de santé admirable, des lèvres fraîches, un teint vermeil et des yeux vifs.

—Je voudrais bien...

—Comment se porte Mme Domingo, votre épouse?

—Fort bien, monsieur, Dieu merci.

—C'est une brave femme.

—Elle est votre servante, monsieur. Je venais...

—Et votre petite fille Clotilde, comment se porte-t-elle?

—Le mieux du monde.

—La jolie petite fille que c'est! Je l'aime de tout mon cœur...

—C'est trop d'honneur que vous lui faites, monsieur, je vous...

—Et le petit Colino, fait-il toujours bien du bruit avec son tambour?

—Toujours le même, monsieur. Je...

—Et votre petit chien Brusqueti, gronde-t-il toujours aussi fort et mord-il toujours bien aux jambes les gens qui vont chez vous?

—Plus que jamais, monsieur et nous ne saurions en chévir.

—Ne vous étonnez point si je m'informe des nouvelles de toute la famille, car j'y prends beaucoup d'intérêt.

—Nous vous sommes, monsieur, infiniment obligés. Je...»

M. Domingo semblait perdre de sa bonne humeur.

Juan pensa qu'il était temps d'en venir aux grands moyens. Il se leva et lui tapa vigoureusement d'une main sur l'épaule, prenant la sienne de l'autre.

«Touchez donc là, monsieur Domingo. Êtes-vous bien de mes amis?

—Monsieur, je suis votre serviteur.

—Parbleu! Je suis à vous de tout mon cœur.

—Vous m'honorez trop. Je...

—Il n'y a rien que je ne fisse pour vous.

—Monsieur, vous avez trop de bonté pour moi.

—Et cela sans intérêt, je vous prie de le croire.

—Je n'ai point mérité cette grâce assurément. Mais, monsieur...

—Or çà, monsieur Domingo, sans façon, voulez-vous souper avec moi?

—Non, monsieur, il faut que je m'en retourne tout à l'heure. Je...»

Don Juan se leva brusquement et se tournant vers ses valets:

«Allons, vite, un flambeau pour conduire M. Domingo, et que quatre ou cinq de mes gens prennent des mousquetons pour l'escorter.»

M. Domingo vit qu'il était temps de partir, de gré ou de force.

«Monsieur, il n'est pas nécessaire et je m'en irais bien tout seul, mais...»

Ciutti cependant se précipitait et rapidement faisait disparaître les sièges.

«Jamais! reprit Don Juan. Je veux qu'on vous escorte, je m'intéresse trop à votre personne. Je suis votre serviteur et de plus votre débiteur...

—Ah! monsieur, répondit M. Domingo espérant enfin que la question allait venir sur le véritable terrain.

—C'est une chose que je ne cache pas, répétait Don Juan, relevant fièrement la tête.

—Si donc... commença M. Domingo prêt à toutes les transactions.

—Voulez-vous que je vous reconduise? coupa Don Juan.

—Ah! monsieur, vous vous moquez...»

Cependant Don Juan se précipitait sur M. Domingo et le prenait des deux bras à l'étouffer.

«Embrassez-moi donc, s'il vous plaît. Je vous prie, encore une fois, d'être persuadé que je suis tout à vous, et qu'il n'y a rien au monde que je ne fisse pour votre service.»

Et ce disant, Don Juan poussa la porte. M. Domingo, sans trop savoir comment, se trouva dans le corridor.


Ciutti était émerveillé. S'il demeurait au service de Juan, qui oubliait de lui payer ses gages, c'est qu'il éprouvait à l'égard de son maître une admiration qui allait jusqu'au culte. Il était né valet, jamais il n'eût pu trouver seigneur plus accompli. Ciutti se fût peu satisfait du service d'un parvenu. Son sort l'obligeait à demeurer sous les brimades de Juan; il n'essayait même plus de l'éviter.

La réception de M. Domingo lui parut d'un style impeccable, merveilleux. Ah! qu'il était juste que l'argent affluât dans les poches de Juan et n'en sortît que pour son agrément! Certes, il n'était pas fait pour ce croquant de Domingo. Et Ciutti le lui fit bien voir.

«Il faut avouer, lui dit-il, que vous avez en monsieur un homme qui vous aime bien.

—Il est vrai. Il me fait tant de civilités et de compliments que je ne saurais lui demander de l'argent.

—Je vous assure que toute sa maison périrait pour vous, et je voudrais qu'il vous arrivât quelque chose, que quelqu'un s'avisât de vous donner des coups de bâton: vous verriez de quelle manière...

—Je le crois. Mais, Ciutti, je vous prie de lui dire un petit mot de mon argent.

—Oh! ne vous mettez pas en peine. Il vous payera le mieux du monde.

—Mais vous, Ciutti, vous me devez quelque chose en voire particulier.

—Fi! ne parlez pas de cela...

—Comment! Je...

—Ne sais-je pas bien que je vous dois?

—Oui, mais...

—Allons, monsieur Domingo, je vais vous éclairer.

—Mais mon argent?»

Ciutti saisit M. Domingo par le bras.

«Vous moquez-vous?

—Je veux, protestait l'infortuné marchand.

—Hé! Hé! répétait Ciutti couvrant sa voix et le poussant vers la porte. Bagatelle! vous dis-je.

—Mais...

—Fi...

—Je...

—Fi!» vous dis-je...

Et cette fois M. Domingo se trouva dans la rue.


Le souper organisé par Juan fut follement gai. Il y avait là quelques-uns de ses compagnons de la première heure: Don Garcia, Mota et des jeunes gens qui considéraient comme un grand honneur d'être admis à la table fameuse de Tenorio.

Les femmes étaient belles. Il y en avait, à la vérité, de tous les mondes. C'était le plaisir de Don Juan d'abaisser celles de ses maîtresses qui appartenaient ou avaient appartenu au monde à la société des courtisanes. Il n'aimait les roses qu'elles ne fussent salies. Il y avait aussi des actrices, deux danseuses, une poétesse et quelques fillettes à peine nubiles destinées peut-être à perdre leur virginité à la fin de l'orgie.

Propos galants, rires, baisers, fleurs et vins exquis, les heures passaient. Les filles se laissaient aller peu à peu entre les mains des hommes, et plus d'un corsage avait été dégrafé. Bientôt les discours seraient superflus...

«Ce cher Juan, dit Mota, je porte à sa santé. Les années ne le vieillissent pas...

—Les années! Bah! fit Don Juan, encore vingt ou trente de cette espèce, et nous songerons à nous amender.

—Il est heureux que les Castillanes nous donnent de temps à autre de belles fillettes, car où trouverais-tu ta pâture, Juan?...»

L'orgueil était entré dans le cœur de Tenorio. Il se leva, un peu gris.

«Quelques femmes ont bien voulu m'accorder leurs faveurs, en effet, fit-il, depuis le jour où, en la compagnie de mon oncle Don Jorge—Dieu ait son âme—je soupais aussi à côté de la belle Pandora. Elle tient, m'a-t-on dit, maison de vin et d'amour dans les quartiers discrets. Il n'est point, mesdames, de fin plus élégante pour une courtisane, cette honorable corporation à laquelle vous pouvez toutes vous vanter d'appartenir. Mais tandis que je considère votre beauté, vos blanches épaules, vos seins dorés et bien d'autres choses, je pense à celles qui ne sont pas ici, qui ne viendront plus en ma maison. Au souvenir de nos amours passées, cet amontillado! Magdalena, Soledad, Concepcion, Mercedès et la Carmencita, Doña Teresa, la duchesse Isabelle, Irène la Pêcheuse, Doña Maria, Doña Juana, Doña...

«Tu en oublies, fit Mota, tandis que Juan poursuivait une interminable énumération. Tu en oublies parmi celles qui portèrent un nom.

—J'en oublie, fit Juan, eh bien non! le vin rouge de France à la mémoire de Doña Inès d'Ulloa!»

Juan, ce disant, poussa un ricanement sinistre et, ayant bu son verre, le jeta à l'autre bout de la salle.

Un silence se fit, silence singulier, comme si un vent glacé eût passé sur les têtes échauffées des convives. Et soudain, à la porte, on entendit frapper trois coups.

«Les alguazils, peut-être», fit Don Garcia, tandis que les dames refermaient leurs corsages et reprenaient place sur leurs chaises respectives.

Juan était devenu pâle.

«Ouvre», dit-il à Ciutti...

Ciutti ouvrit la grande porte à deux battants. Et sur le seuil, détachée de l'ombre, apparut la statue blanche du commandeur Gonzalo d'Ulloa.

«Don Juan, tu m'as invité à ton souper. Me voici.»

Les hommes, même les plus braves, tremblaient. Les femmes s'étaient pour la plupart évanouies. Seules avaient encore des yeux hagards celles qui croyaient à une excellente mystification organisée par leur hôte. Mais elles virent de suite, au visage décomposé de Juan, qu'il s'agissait bien là d'un phénomène hors programme.

Le Tenorio maîtrisa ses sentiments.

«Je n'ai pas oublié mon invitation, dit-il. Allons, vite, Norendo, une chaise et un couvert pour Son Excellence le Commandeur Don Juan d'Ulloa...»

Mais cependant il reculait. Et tous faisaient cercle, les femmes aux angles de la salle, tandis que, gravement, la statue de pierre prenait place sur la chaise que Ciutti avait avancée.

Juan cependant leva son verre.

«Allons, mes seigneurs, videz votre coupe, et vous, mesdemoiselles, retrouvez votre plus gracieux sourire en l'honneur de notre hôte le Commandeur...

—Mais n'est-ce point la coutume, Don Juan Tenorio, reprit la statue de sa voix sans accent, de serrer d'abord la main à ses invités... Ta main!»

Juan hésita, puis tendit la main au commandeur qui la prit d'un mouvement saccadé... Alors il se fit un grand bruit. Ulloa avait levé le poing et frappé d'un coup formidable sur la table. Tout s'écroula, les bougies s'éteignirent, victuailles et vins dégringolèrent. Il se dégageait en même temps une forte odeur de soufre qui fit tousser ces dames à qui mieux mieux. Quand on les retrouva dans ce désordre, seins égratignés, jambes nues en l'air parmi les bouteilles cassées, grâce à une chandelle que Ciutti avait pu allumer, on s'aperçut que Don Juan avait disparu.

«Où est don Juan? dirent-ils tous.

—En enfer!» répondit une voix sépulcrale.

Les convives prirent leur chapeau, leur cape, leur épée, et chacun d'eux accompagnant une des femmes, ils filèrent sans demander leur reste.

«En enfer! en enfer! grommelait le lamentable Ciutti, cela devait arriver. Je l'avais prévu. Mais qui me réglera mes trois années de gages?»