La famille de Maraña.—Les âmes du Purgatoire.—À l'Université de Salamanque.—Don Garcia Navarro.—À l'église.—Fausta et Teresa de Ojedo.—Première sérénade.
Don Juan de Maraña était le fils de l'un des seigneurs les plus importants de Séville, Don Carlos de Maraña. Ce gentilhomme s'était illustré dans maintes guerres. Couvert de blessures, il fit un mariage des plus avantageux. Sa femme ne lui donna d'abord que des filles, dont plusieurs devaient entrer en religion. Ses cheveux avaient déjà blanchi quand, pour son plus grand bonheur, Don Juan vint au monde.
Juan fut un enfant mal élevé. Son père le voulait guerrier, sa mère dévot. La comtesse de Maraña lui serinait des prières du matin au soir, le père lui contait les prodigieuses aventures que ses aïeux et lui-même avaient courues pendant les révoltes des Mores. C'était auquel de ses deux parents le gâterait le mieux pour qu'il daignât suivre son enseignement.
La comtesse lui expliquait par le détail un grand tableau qu'elle possédait et qui représentait les divers supplices réservés aux fidèles condamnés à faire un stage au Purgatoire. On y voyait notamment un homme dont un serpent rongeait les entrailles pendant qu'un brasier ardent lui brûlait les membres un à un. Un tel châtiment lui avait été réservé parce que, dans sa vie terrestre, il avait négligé la leçon de catéchisme, fait des singeries à la procession ou trompé son confesseur.
Le comte lui énumérait les exploits des diverses armes qu'il conservait suspendues sur les murs de son cabinet de travail. Avec celle-ci il avait pourfendu un More, avec celle-là transpercé un chef de brigands. Quand il fut question d'envoyer Juan à l'Université de Salamanque, son père lui confia une épée à poignée d'argent, portant gravées les armes de la famille.
«Ton honneur, lui dit-il, est celui des Maraña. Prends cette pure épée... Puisse-t-elle n'être jamais souillée que du sang de l'infidèle ou du coupable! Ne la tire jamais le premier, mais n'oublie pas que tes ancêtres ne la remirent jamais au fourreau avant qu'elle n'eût fait son office...»
L'Université de Salamanque n'était pas seulement célèbre dans les Espagnes, mais dans l'univers entier. Ses professeurs étaient savants, ses élèves zélés. Cependant cette jeunesse ne se privait pas de manifester une exubérance sans souci de la tranquillité des bourgeois. Rixes, enlèvements, c'était le quotidien tracas de la police. Les plus grands ennuis venaient, comme il est juste, des étudiants nobles auxquels la morgue d'un nom permettait de défier les lois. Cependant nul d'entre eux n'avait beaucoup d'argent à sa disposition. Les pères de famille estimaient qu'à vingt ans un jeune homme doit pouvoir tout se procurer sans monnaie trébuchante.
Don Juan arrivait à l'Université empli de saines résolutions. Aussi, dès le premier cours, il s'efforça de trouver une bonne place auprès du professeur. Précisément, sur un des premiers bancs, un vide paraissait avoir été réservé. Juan s'y assit sans plus de façons. Mais un étudiant dont la triste mine et le vêtement en loques disaient suffisamment la pauvreté lui dit:
«Ce que vous faites est bien imprudent et audacieux. On voit que vous êtes nouveau venu à l'Université. Cette place est celle où s'assied à l'ordinaire Don Garcia Navarro.
—La place est au premier occupant», répondit Juan.
Et, sans s'émouvoir, il se mit en demeure de suivre la conférence.
«Don Garcia Navarro est tout à fait chatouilleux, poursuivait l'étudiant misérable, sur le point de l'honneur. Il estime cette place la meilleure du cours et considère par le fait qu'elle doit lui revenir. Oh! méfiez-vous d'une querelle avec Don Garcia. Plusieurs, dit-on, sont déjà tombés sous son épée...»
Don Juan n'était pas sans quelque inquiétude. Certes, une querelle n'était pas pour l'effrayer. Mais débuter ainsi à l'Université, ç'eût été mécontenter sa sainte mère et, sans doute, aussi le comte Carlos qui avait voulu faire de son fils un gentilhomme, non un bretteur.
Mais un chuchotement se fit parmi les étudiants qui avaient observé, les uns avec curiosité, les autres avec angoisse, la petite scène. C'était Don Garcia Navarro lui-même qui pénétrait dans la salle.
Ce Garcia était un jeune homme à la forte carrure d'épaules, au visage marqué déjà, l'œil fier, la lèvre dédaigneuse. Il portait un pourpoint sombre tout râpé et un manteau percé de nombreux trous. Sur cet accoutrement défraîchi pendait une longue chaîne d'or.
Juan ne fut pas trop étonné d'apercevoir en cette tenue un si réputé seigneur. Il savait que c'était la mode parmi les étudiants de paraître insoucieux du costume. Seule comptait l'arme gravée au pommeau de l'épée. La jeunesse écolière voulait ainsi s'opposer à la jeunesse militaire qui affectait de porter des uniformes impeccables, plumets frisés et bottes reluisantes.
Mais, à la stupéfaction générale, Don Garcia, apercevant à sa place Don Juan, le salua avec une grande politesse:
«Maraña, lui dit-il, vous êtes un nouveau parmi nous. Mais nos pères furent jadis de grands amis. Si vous le permettez, les fils ne le seront pas moins.
—Seigneur Garcia Navarro, répondit sans se démonter Juan, il me sera doux de profiter à l'Université et même en ville des conseils d'un étudiant aussi savant et expérimenté que vous. J'ignorais que nos pères eussent été ainsi liés, mais vous m'en voyez, en vérité, heureux et flatté.
—Certes, reprit Garcia, je vous ferai connaître Salamanque, et dans tous ses secrets. Mais, pour aujourd'hui, il s'agit d'écouter la parole de ce pédant... Allons, fit-il à l'étudiant qui avait tout à l'heure prévenu Juan, déménage, Perico. Crois-tu qu'un croquant de ton espèce puisse tenir compagnie à un Maraña ou à un Navarro?...»
Le pauvre Perico fila prestement aux derniers bancs de l'amphithéâtre sans se le faire dire deux fois.
«Les méchantes langues, Juan, dit Garcia à son nouvel ami au sortir du cours, vous raconteront que je fus en mon enfance voué au Diable. Mon père, las d'implorer saint Michel pour ma guérison, eut, un beau jour, recours à celui que l'Archange foule aux pieds... Je guéris ainsi d'une maladie désespérée... Tout cela n'est que sotte légende. Je suis un homme libre, indépendant des puissances infernales tout autant que célestes.»
Et ce disant, Don Garcia assurait son chapeau sur le coin de l'oreille et faisait claquer son épée sur ses éperons.
Juan fut cependant étonné que l'étudiant lui proposât d'entrer dans l'église San-Pedro, où se tenait, à cet instant, le dernier office du soir. Il le suivit et, agenouillé, fit sa prière.
Il l'avait terminée depuis longtemps que Garcia semblait toujours absorbé dans ses méditations. N'osant pas le déranger de ses pieuses oraisons, il fit de l'œil le tour des quelques vieux messieurs et des dévotes qui composaient le plus clair du public. Cependant, à peu de distance, agenouillées sur le tapis, il remarqua trois femmes qui méritaient attention. Celle du milieu était évidemment une duègne, mais les deux autres laissaient deviner ainsi de dos, sous la mantille, de souples tailles, des formes rondes, d'opulentes chevelures, de gracieuses beautés enfin.
Il demeura à regarder les jeunes filles. Soudain, Garcia le poussa du coude.
«Vous êtes un novice, fit-il. Détournez l'œil. Vous pensez bien que ce ne sont point les litanies du vénérable padre qui me retiennent ici. Je les surveille aussi...
—Et qui sont-elles? risqua Juan.
—Elles sont filles d'un auditeur au Conseil de Castille. Doña Fausta, l'aînée, est ma princesse. Tâchez, si le cœur vous en dit, d'être amoureux de la seconde, Teresa. Ainsi pourrons-nous mener le siège de conserve. Ah! voici qu'elles se lèvent enfin. On est donc bien dévot dans la famille de Ojedo? Hâtons-nous. Peut-être le vent soulèvera-t-il leurs légères basquines, tandis qu'elles monteront en voiture, et apercevrons-nous ainsi la ligne charmante de leurs jambes...»
Était-ce l'influence de Garcia, mais Don Juan, en effet, se sentit immédiatement amoureux de Doña Teresa.
«Mes affaires avec l'aînée vont assez bien, lui dit Garcia, tandis qu'ils s'éloignaient. Elle a pris mon billet de l'air le plus naturel du monde.
—Votre billet?
—Eh! oui, mon billet... Ne le vîtes-vous point?
—Quand?
—Quand ma main dégantée tendait à ses jolis doigts l'eau bénite. Il n'est de tel à Séville que l'église pour faire connaissance. Le prêtre fait les mariages, le sacristain, pour une moindre monnaie, les unions passagères.
—Par exemple!
—Bref, Juan, il vous faut presser votre affaire. Ainsi livrerons-nous sans tarder un assaut contre la famille Ojedo.
Le soir ils furent dîner à une table où se réunissaient un certain nombre d'étudiants. Il y fut question de bal, d'amourette, de guet rossé, de vin, et très peu des études que ces messieurs poursuivaient à Salamanque.
«Tout ceci pour vous étonner, Juan, dit Don Garcia. Pas un de ces gamins ne saurait proprement tenir une épée. Oh! que la vôtre est belle!»
—C'est une épée des Maraña. Elle n'a jamais trempé que dans le sang de l'infidèle...
—Peut-être à Salamanque connaîtra-t-elle d'autres aventures», fit Garcia avec une certaine ironie.
C'était l'heure de la promenade nocturne au bord de la Tormes. Quelques jolies femmes lorgnaient les passants. Amoureuses et soupirants, amants et maîtresses y venaient échanger, sous la surveillance malhabile de leur famille ou de leur moitié conjugale, des œillades incendiaires autant que coupables. Des brises parfumées montaient de la rivière; c'était un soir de printemps merveilleusement doux.
Cependant la nuit était tombée.
«C'est l'heure, dit Garcia, de nous rendre sous la fenêtre de nos belles. Que si le guet survient, vous n'aurez qu'à me suivre. Je connais les détours, et du diable si ces maudits alguazils parviennent à nous joindre!»
En passant près du porche d'une église, Garcia siffla, et son petit page parut tenant une guitare à la main.
«Je chanterai pour nous deux, fit-il, car comme moi vous avez ici votre gibier. Soyez prudent pour un début. Il n'est d'important en amour que le premier contact avec la femme... et le dernier.»
Ce disant, Garcia posa le pied sur une borne et, accompagné de sa guitare, chantait en sourdine une vieille mélopée campagnarde qu'il avait légèrement transformée pour la circonstance.
En dansant, là-bas au village
Fausta m'a promis un baiser.
Tu l'as promis, fille volage,
Ah! ne va pas te raviser.
Quand vint le moment de la danse,
Comment ai-je fait pour oser?
Je la pris sans plus de prudence
Et lui demandai le baiser.
Inès honteuse me regarde,
Tout tremblant d'amour et d'effroi,
Et me dit: Prends-le, mais prends garde,
Désormais je compte sur toi.
J'ai dit: Tu peux, je te le jure,
Compter sur de longues amours,
À ce prix-là, n'es-tu pas sûre,
Fausta, de me garder toujours?
Prête du moins, si tu ne donnes,
Je te paierai les intérêts,
J'en rendrais trois, Dieu me pardonne!
Pour un que tu m'avancerais!
Comme se terminait la romance, les jalousies de deux fenêtres se soulevèrent légèrement. On écoutait. Alors Garcia posa sa guitare et, debout sur la borne, entama une conversation à voix basse avec la Fausta.
Don Juan regardait l'autre fenêtre, rendu plus timide encore après les recommandations de son ami. Il avait toujours aimé, dès l'enfance, les femmes. Il se sentait en tranquillité, en paix d'âme, en communion d'idées auprès de ce sexe. Mais quand la question est posée sur le terrain d'un amour offensif, les relations changent. Il y avait au fond de Juan un secret instinct qui l'avertissait que les femmes, naturellement, devaient venir à lui. Les cours assidues et pénibles ne seraient pas son fait. Elle doit faire tous les pas, celle-là qui eut l'honneur de plaire à Don Juan!
«Jésus! Mon mouchoir est tombé.»
Et, en effet, la frêle batiste de Doña Teresa venait de choir. Maladresse? Calcul? Juan se précipita pour le ramasser et sur la pointe de son épée le tendit à la jeune fille.
«Grand merci, Seigneur, dit-elle... Mais ne vous ai-je point aperçu ce soir sous le porche de l'église San-Pedro?»
Décidément tout se passait comme il convient.
«Hélas! répondit d'une voix doucereuse Juan, je fus en effet ce soir à l'église San-Pedro, et dès cet instant j'ai perdu le repos...
—Et comment?
—Parce que je vous ai vue!»
Une conversation si bien entamée ne s'arrêta pas là. Jusqu'à l'heure du retour au logis du seigneur d'Ojedo, les deux galants soupirèrent à leurs belles des paroles d'amour. Le premier effort fait, Juan s'était découvert une merveilleuse et naturelle habileté sur ce sujet. Ah! que valaient les propos vides de la vie courante, les discussions oiseuses, à côté d'un si charmant duo galant! Il s'en fut dans la nuit, le cœur grisé de ses propres paroles, plein de son premier amour...
Premiers baisers.—Don Cristoval.—La rixe.—Un mort.—L'épée des Maraña.—Visite des deux sœurs.—Rendez-vous en ville.—Le souper des étudiants.—Deux jolies maîtresses.—Leçons de volupté.—Première fatigue.—Le signe de beauté.—Échange de femmes?—Le pari perdu.—L'amontillado.—La tentative de viol.—Mort de Fausta.—Fuite de Don Juan.—En Flandre!
Chaque soir, la sérénade recommençait. La position des deux compères s'améliorait. Bientôt ils furent autorisés à poser un baiser sur les jolies mains effilées, baiser gagné au prix d'une pénible escalade. Don Garcia, que ces bagatelles ne satisfaisaient point, fit allusion à une échelle de corde qui permettrait de circuler plus aisément, ou même à de fausses clefs qui donneraient l'accès des appartements tandis que le seigneur de Ojedo faisait chaque soir sa partie chez des amis.
Par une nuit très sombre, tandis que les galants entretiens se poursuivaient, sept à huit hommes en manteaux, portant pour la plupart des instruments de musique, se montrèrent à l'extrémité de la rue.
«Voici Don Cristoval qui vient nous offrir une sérénade, s'écria Teresa. Par le ciel, éloignez-vous. Ils ne manqueraient pas de vous chercher querelle.»
Mais Don Garcia n'écoutait guère ces paroles de prudence.
«Holà! cria-t-il, qui s'avise de venir nous déranger ici? Passez votre chemin, messieurs; la place est prise!
—Et qui donc ose me parler ainsi? Un de ces gamins d'étudiants. Parbleu! Je vais lui tirer les oreilles!
—C'est à l'épée, si vous le voulez bien, que nous viderons la question.»
Et roulant avec une prestesse admirable son manteau autour de son bras, Don Garcia avait mis flamberge au vent. Juan l'imita sans hésiter. Cristoval et les deux hommes d'armes qui l'accompagnaient avaient de même tiré l'épée. Quant aux musiciens, ils s'enfuyaient à toutes jambes, craignant que leurs précieux instruments ne fussent brisés dans la bagarre.
Juan, avec toute l'impétuosité de son âge et de son sang, s'était jeté en avant, et ce fut lui qui croisa le fer avec Don Cristoval. Celui-ci était un escrimeur habile, et peu à peu il repoussait Juan vers la muraille. Fort heureusement l'étudiant se rappela une certaine botte que lui avait enseignée le seigneur Uberti, son maître d'armes. Il se laissa aller à terre sur la main gauche et, de la droite, lancée en avant avec plus de force, plongea son épée au défaut des côtes de Cristoval. Le coup fut si violent que le fer se brisa après avoir pénétré d'une bonne moitié dans le corps.
Quand ils virent leur maître à terre et sérieusement touché, les deux spadassins tournèrent les talons. On entendait en effet dans la rue voisine le bruit de la patrouille qui arrivait en hâte.
«Sauvons-nous, dit Garcia à Juan... Adieu, mes belles!»
Ce fut à travers les ruelles de Séville, une bonne demi-heure, une acharnée poursuite. Mais Garcia connaissait tous les tours et détours. Au moment où ils allaient être saisis, ils rencontrèrent une bande nombreuse d'étudiants qui se promenaient en chantant. Dès qu'ils virent leurs camarades poursuivis, ils s'armèrent de pierres, de bâtons, et résolument entreprirent de barrer la route au guet. Les alguazils, essoufflés, ne jugèrent pas à propos d'engager la bataille, et les deux compagnons purent enfin regagner la chambre de Don Garcia.
«Mais qu'avez-vous fait de votre épée? dit celui-ci soudain à son compagnon.
—Mon épée! Par le diable, la lame s'était brisée en deux. Je l'aurai laissé tomber.
—Et vos armes sont gravées sur le pommeau! C'était bien la peine! Don Juan, nous sommes perdus! Ce Cristoval est un puissant seigneur...
—Quoi qu'il en soit, dormons, répondit Don Juan, je suis rompu.»
Et il s'étendit sur le matelas de cuir, à côté du lit de Garcia, où il passait maintenant la plupart de ses nuits.
Mais il dormit mal. Il vit en rêve s'agiter devant ses yeux une lame brisée, et cette lame était teinte de sang, et sur l'acier se jouait l'écusson des Maraña. Ce n'était pas dans le corps d'un infidèle qu'était entrée jusqu'à la garde la bonne épée que son père, le vieux Carlos, lui avait confiée!
Au petit jour, un sommeil lourd les prit l'un et l'autre. Ils en furent brusquement tirés par un coup frappé à la porte.
«Je n'attends personne, dit Garcia. Debout, Juan. Ce sont les alguazils. Cette fois, il n'y a plus à résister. Recevons du moins ces messieurs dignement.»
À la hâte ils firent un brin de toilette, étonnés que l'on ne cognât pas plus fort. Enfin Garcia tourna la clef et, à leur grande stupéfaction, ils aperçurent sur le seuil deux femmes soigneusement voilées.
Elles entrèrent et se découvrirent le visage. C'étaient Doña Teresa et Doña Fausta.
Ils baisèrent les mains de leurs belles, cependant que Garcia se répandait en excuses sur le peu de luxe répandu dans son logis.
«Au reste, dit-il, je n'y compte plus habiter longtemps. Nous sommes, lui et moi, inséparables, et à ce combat nocturne...
—Nous avons admiré votre bravoure, firent les deux sœurs.
—À ce combat, dis-je, il a laissé tomber son épée sur laquelle est gravé l'écusson des Maraña. Nul doute que le guet ne l'ait découverte. Je suis étonné que le procureur ne se soit pas encore inquiété de nous faire jeter en prison.
—L'épée de Don Juan, dit Teresa, la voici. Nous l'avions vue tomber et nous nous sommes empressées de la ramasser, tandis que le guet s'était lancé à votre poursuite. C'est pour vous la rapporter que nous sommes venues ici ce matin toutes deux...»
Don Juan tomba aux genoux de Teresa, tandis que Garcia, sous le prétexte de fêter ce bonheur imprévu, embrassait sans autre forme au visage Doña Fausta qui se défendait à peine...
Les deux sœurs s'en furent, mais non sans avoir donné, en un coin écarté de la ville, rendez-vous à leurs amoureux. Il ne s'agissait plus, après la bagarre où Cristoval avait trouvé la mort, de venir bayer à la lune sous les fenêtres de la maison du seigneur de Ojedo.
Le soir, quelques étudiants offrirent un banquet aux deux amis pour fêter convenablement le trépas de Don Cristoval. Cavalier fameux, il était fort redouté des étudiants, et sa disparition était une vraie bénédiction du ciel. Cependant, en ville, tous avaient soigneusement gardé le silence sur le drame. Les étudiants savaient entre eux tenir étroitement une parole.
«Savez-vous, dit Garcia, que le corregidor ne nous soupçonne en rien? De prime abord, il m'avait fait l'honneur de penser à moi. J'étais tout désigné, paraît-il, pour un semblable exploit! Mais il a changé d'opinion parce que maints témoins sont venus affirmer que j'avais passé la soirée avec vous. Vous avez, mon cher, une réputation de sagesse bien établie!»
Don Juan voulut sans doute donner tort à l'opinion du corregidor, car ce soir-là, pour la première fois de sa vie, il se grisa abominablement.
La Fausta ne tarda point de succomber entre les bras de Garcia, et quelques jours après sa sœur Teresa devenait la maîtresse de Juan.
C'était une jolie créature au buste petit et étroit, à la taille ployée, aux longues jambes fines. Juan n'avait pas connu de femme, et la jeune fille était vierge quand elle se donna à lui. Les premiers temps de la passion furent chez Juan un ravissement. Il était en adoration, en extase devant le joli corps de sa maîtresse; il eût passé des heures, des semaines, des mois sans relâche auprès d'elle. Ensemble ces deux enfants apprirent la volupté.
Elle l'avait d'abord dominé, mais il la domina bientôt. Les femmes étaient faites pour se courber devant Don Juan.
Du jour où elles se déclaraient esclaves, elles étaient perdues du reste.
Don Garcia, qui n'avait point attaché d'importance à la conquête de la Fausta, démontra à Juan que la constance était une vertu chimérique. Il lui fit même honte d'une passion qui l'empêchait de mener comme par le passé la libre vie d'étudiant.
Un matin, Juan reçut un billet de la Teresa qui lui exprimait son regret de manquer au rendez-vous pour le soir. Une vieille parente venait d'arriver à Salamanque, et on avait dû lui donner la chambre de Teresa qui devait coucher dans celle de sa mère. Impossible de s'échapper par les fenêtres!
Don Juan éprouva une sorte de satisfaction à la lecture de ce billet. En compagnie de son ami Garcia qui n'avait pas de scrupule, lui, à se défaire un soir de sa maîtresse, ils pourraient passer ensemble une bonne nuit de garçon, au cabaret et ailleurs!
Mais au moment où il sortait, une femme voilée lui remit un autre billet de Teresa. Elle avait arrangé l'affaire de la chambre, et ils pourraient se retrouver le soir.
Don Juan se rendit au rendez-vous, mais il éprouvait une sorte d'irritation contre la pauvre enfant, et il ne s'efforça même pas de le dissimuler.
Doña Teresa avait sous le sein gauche un signe de beauté. Ce fut une immense faveur que requit Don Juan de se le faire montrer avant qu'elle ne lui appartînt. En ces temps, il comparait le signe tantôt à une violette, tantôt à une anémone, tantôt à la fleur de l'alfale. Tandis que sa petite maîtresse se dévêtait et avant qu'elle se rhabillât, Juan ne manquait point d'embrasser à maintes reprises amoureusement le signe.
«C'est une singulière tache noire que vous avez là, lui disait-il maintenant... Parbleu! Cela ressemble à une couenne de lard... Le Diable emporte ce nègre!»
Puis il s'enquit d'un médecin pour le faire disparaître. À quoi Teresa répondit en pleurant qu'il n'y avait pas un seul homme, excepté lui, qui eût vu cette tache, et que sa nourrice lui avait dit que de tels signes portaient bonheur...
«Je crois plutôt que c'est un signe de réprobation», reprit Juan avec un rire qui lui fit peur à lui-même.
«J'ai bien envie, dit un matin Garcia à Juan, d'envoyer ma princesse à tous les diables!
—La Fausta est une jolie personne, au teint si clair...
—Ses cuisses en effet sont d'une blancheur de cygne. Mais les ai-je trop contemplées? Cette fille-là n'a pas de couleur. Auprès de sa sœur, elle semble fade... C'est vous qui êtes bien heureux.
—La petite est assez gentille, mais si enfant!
—Une femme est comme un cheval, Don Juan, il faut la savoir dresser.
—Avec la gaule?
—Peut-être... Soyons francs, Don Juan. Voulez-vous me céder votre Teresa? Je vous donne la Fausta en échange.
—Si ces dames y veulent consentir!
—Si elles consentiront! Quel blanc-bec vous êtes pour croire qu'une femme puisse hésiter entre un amant de six mois et un amant d'un jour! Tenez, voici pour la Fausta une lettre comminatoire. Je lui dis que pour régler une dette de jeu, je lui ordonne de se mettre, corps et âme, à votre disposition... Elle m'appartient, que diable! J'ai le droit d'en disposer!»
Le soir, Don Juan, ayant bu une bouteille d'amontillado pour se donner du courage, se rendit chez les Ojedo, frappa à la fenêtre de la Fausta, le manteau sur les yeux, et, selon le protocole, escalada et pénétra dans chambre en silence. Là, il se découvrit le visage.
«Comment, c'est vous, seigneur Don Juan, mais Don Garcia serait-il malade?
—Il n'a pu venir...
—Ma sœur sera contente de vous voir.
—Je ne désire pas la voir.
—Votre air est singulier, ce soir...»
Glacial, Don Juan lui tendit le billet de Garcia. Elle le lut rapidement, ne comprenant pas d'abord. Puis elle le relut, ne pouvant en croire ses yeux... Ses lèvres tremblaient, une pâleur mortelle couvrait son visage:
«Garcia n'a pas écrit cela, dit-elle d'un effort désespéré.
—Vous reconnaissez son écriture. Il ne savait pas quel trésor il possédait, et moi j'ai accepté... parce que je vous adore, Fausta!»
Elle se contenta de jeter sur lui un regard de mépris, puis, avec des larmes, relut encore la lettre.
«C'est une plaisanterie, fit-elle soudain, se ressaisissant... Garcia va venir... C'est une plaisanterie.
—Ce n'est point une plaisanterie. Je vous aime.
—Si tu dis cela, tu es encore un plus grand scélérat que Don Garcia!
—L'amour excuse tout. Allons, trêve de discours, tu as lu la lettre, ma belle!»
Il s'avança sur elle. Mais elle avait pris un couteau. Alors il lui saisit le bras et la désarma. Puis il l'embrassa à pleine bouche, l'entraînant vers le petit lit de repos. Elle se débattait, n'osant crier... Elle résistait des dents, des ongles, se cramponnant aux meubles. Il s'irrita, la brutalisa, la renversa de force, puis, un genou sur son ventre, commença à la déshabiller... Ses yeux étaient injectés de sang, l'amontillado lui était remonté au cerveau.
Elle comprit qu'elle allait être vaincue. Alors elle n'hésita plus. Elle se mit à crier de toute la force de ses poumons, luttant contre la main de Juan qui essayait de lui fermer la bouche... Elle cria, et toute la maison s'éveilla.
Juan tenta de fuir, mais maintenant, ivre de fureur à son tour, elle se cramponnait à son pourpoint, elle ne voulait pas qu'il échappât.
La porte s'ouvrit. Un homme armé d'une arquebuse parut sur le seuil. Juan fit tomber la chandelle, mais trop tard, l'homme avait fait feu. Il sentit quelque chose de chaud glisser sur ses mains, tandis que se desserrait l'étreinte de Fausta... La pauvre enfant tomba sur le parquet. La balle venait de lui fracasser l'épine dorsale; son père l'avait tuée au lieu de Don Juan!
L'épée à la main, celui-ci cherchait maintenant à se frayer un passage. Les laquais le harcelaient en effet. Soudain Don Alonso de Ojedo se trouva devant lui. Juan ne voulait que se défendre, mais l'attaque appelle la riposte et la riposte l'attaque. Don Ojedo tomba transpercé devant lui.
Il put ainsi gagner la rue sans être poursuivi. Les domestiques et Doña Teresa, qui ne connaissait pas encore tout son malheur, s'empressaient auprès des victimes. Il fit bientôt irruption dans la chambre de Garcia, toujours occupé à vider des bouteilles d'amontillado. Lui s'était dégrisé. Il se laissa tomber dans un fauteuil, les yeux hagards, et des râles douloureux sortaient de sa poitrine.
Avec des mots entrecoupés, il raconta ce qui s'était passé.
«Buvez, lui disait Don Garcia, buvez, vous en avez besoin. Tuer un père est grave... Rester à Salamanque, ce serait folie. Votre réputation, à l'heure actuelle, à l'Université vaut la mienne, c'est-à-dire pas grand'chose... Même l'affaire étouffée, notre cas est mauvais. Il faut partir. Don Juan, on se bat dans les Flandres. Nous sommes devenus ici bien trop savants pour des gentilshommes de bonne maison. Partons au massacre des hérétiques: rien n'est plus propre à racheter nos peccadilles.
—C'est cela, fit Juan. En Flandre! En Flandre! Allons nous faire tuer en Flandre!
Le déguisement.—La petite marchande de souliers de Saragosse.—La fillette rousse d'Italie.—En Flandre.—Le capitaine Gomare.—Brillants débuts guerriers.—Débauches de garnison.—Séductions et coups d'épée.—La guerre recommence.—Mort du capitaine Gomare.—La promesse.—La partie de pharaon.—Ivrognerie.
Ce fut à la faveur d'un déguisement que les deux amis purent quitter l'Espagne sans encombre.
Ils avaient quitté leurs costumes d'étudiants et revêtu des vestes de cuir ornées de broderies, telles qu'en portaient la plupart des militaires. La ceinture bien garnie de doublons, ils se mirent en route.
Ils purent sortir de la ville à pied, sans être reconnus, marchèrent toute la nuit et la matinée du lendemain. Dans une petite ville, ils s'arrêtèrent et achetèrent des chevaux. Ainsi purent-ils gagner Saragosse plus aisément. Dans celle ville. Don Juan prit le nom de Juan Carrasco.
Ils accomplirent leurs dévotions à la Vierge del Pilar. Garcia avait hâte de quitter le sol de l'Espagne. Mais Juan, inconscient du danger ainsi qu'il le fut toute sa vie, avait entrepris une intrigue avec une petite marchande de souliers, une créature délicieuse au teint rose et aux yeux brillants. Il prétendait que cet inélégant métier n'était point fait pour elle et tenta de lui persuader de faire voyage avec lui. La belle allait consentir. Mais Garcia fut énergique. Il déclara que, si Juan s'embarrassait de ce nouveau bagage, il partirait, lui, de son côté et abandonnerait l'autre à son sort.
À Barcelone, les deux amis s'embarquèrent pour Civita-Vecchia. Rassurés sur le sol de l'Italie, ils se laissèrent aller l'un et l'autre à dépenser leurs doublons sans compter. En Andalousie, la plupart des femmes sont jolies. Elles ont toutes, sur la promenade, ce balancement de hanches provocant qui attache naturellement l'homme à leurs pas. En Italie, la beauté est l'exception. La femme vit libre au soleil, plus facile en apparence que dans l'autre péninsule, mais en fait l'aventure est plus rare, plus difficile. Garcia et Juan durent donc mettre, sans enthousiasme, la main à la bourse. Ils achetèrent à sa mère une délicieuse enfant rousse avec une peau d'une blancheur telle que celle de la Fausta, de l'avis de Garcia, eût paru café au lait à côté. Ils la dressèrent fraternellement à leur procurer le plaisir alternativement à l'un et à l'autre. La petite s'y fit sans trop de difficultés. Elle ne connaissait pas encore grand'chose à l'amour.
Mais un beau jour elle sentit naître en elle un sentiment nouveau. Il semblait que Juan l'eût hypnotisée. Elle s'attachait à ses pas, délaissant Garcia et refusant d'accomplir avec celui-ci, les rites auxquels elle avait si aisément participé jusque-là.
Garcia en fut vexé et reprocha à son ami d'avoir exercé sur la fillette une séduction qui n'était point dans leurs conventions. Juan s'en défendit. Il imposa par la menace la société de son ami à sa petite amoureuse, puis la jeta à la porte.
En compagnie de quelques-uns de leurs compatriotes, la bourse presque vide, ils décidèrent de gagner enfin les Flandres par l'Allemagne.
Arrivés à Bruxelles, ils s'enrôlèrent l'un et l'autre dans la compagnie du capitaine Don Manuel Gomare.
C'était un soldat de fortune, Andalou comme eux, qui avait conquis chacun de ses grades à la bataille. Il considérait la guerre comme un métier qui devait lui rapporter, sinon des bénéfices moraux, au moins quelques avantages d'ordre matériel et amoureux. Le capitaine Gomare était la terreur des petites villes. Il jugeait que la guerre sans pillage et sans viol n'avait aucune raison d'être. Si les gens de métier n'ont point cette récompense, leur métier est de pure imbécillité. La grandeur du métier militaire, comme on voit, lui échappait complètement. Il est juste de dire que le gouvernement espagnol oubliait assez souvent de régler la solde de ses réguliers et de ses mercenaires.
Le capitaine Gomare n'exigeait de ses hommes que du courage et des armes bien polies. Il se montrait par ailleurs fort accommodant sur la question de discipline.
Charmé de la mine martiale de ses nouvelles recrues, il se promit de les utiliser selon leurs goûts, c'est-à-dire qu'à chaque escarmouche il leur réserva les missions les plus difficiles, les postes les plus dangereux. Le sort leur fut favorable. Vingt fois ils échappèrent comme en se jouant à la mort, quittes pour de petites blessures. Les généraux les eurent bientôt remarqués, et le même jour ils obtinrent tous deux l'enseigne.
Dès ce moment, ils reprirent leurs véritables noms, ce qui accrut encore la considération que leurs exploits leur avaient value.
Avec leur identité, le goût de l'ancienne vie les reprit. Ils recommencèrent à boire et à jouer, à courir les nobles femmes, les petites bourgeoises, les filles du peuple et les courtisanes des villes où ils tenaient garnison. La besogne leur était facilitée, car, dès que la compagnie du capitaine Gomare prenait ses quartiers, les femmes, avec des soupirs, s'apprêtaient à capituler.
L'affaire Ojedo avait été, semble-t-il, étouffée. Évidemment la Teresita n'avait pas eu intérêt à révéler pour quels motifs un homme avait pu s'introduire de nuit dans les chambres des jeunes filles. Et puis, n'aimait-elle pas Don Juan?
Les deux jeunes gens avaient donc reçu le pardon de leurs parents, ce qui les touchait, à la vérité, médiocrement, mais aussi quelques lettres de crédit sur les banquiers d'Anvers. Ils en firent bon usage.
Ils perdaient bientôt le sens d'une certaine galanterie de bonne compagnie. Dès qu'ils apercevaient une jolie femme, ils décidaient qu'elle serait à eux. Tous les moyens leur étaient bons pour l'obtenir. Promesses de mariage, serments éternels ne les rebutaient point. Que si les pères, les maris ou les frères s'avisaient de protester, ils avaient pour leur répondre des cœurs endurcis et des épées bien trempées. Ils se firent bientôt dans toutes les Flandres, et surtout Don Juan, une redoutable réputation.
L'hiver s'était passé ainsi. Avec le printemps recommença la guerre.
Dans une escarmouche qui tourna mal pour les Espagnols, le capitaine Gomare reçut une arquebusade qui le blessa mortellement. Don Juan, qui l'avait vu tomber, courut à lui pour le relever. Mais le brave capitaine, rassemblant toutes ses forces, lui dit:
«Je sais que tout est fini. Laisse-moi mourir ici, mon petit. Serais-je mieux couché une demi-lieue plus loin? Je vois les Hollandais qui arrivent en nombre... N'éloigne pas du service un seul homme pour moi... Je serai bien content, au contraire, de voir l'engagement... Serrez-vous tous autour de vos enseignes, dit-il à ses soldats qui s'empressaient autour de lui, et ne vous inquiétez pas de moi.»
Don Garcia, qui survint à cet instant, lui demanda si par hasard il n'aurait point quelque suprême volonté qui dût être exécutée après sa mort.
«Je n'y avais pas pensé, répondit le capitaine Gomare, qui pour la première fois de sa vie peut-être parut s'abîmer en de profondes réflexions...
«La mort, je n'y avais jamais fait attention, je ne la croyais pas si prochaine... Je ne serais pas fâché de recevoir la visite de quelque homme d'église... Mais tous nos moines sont aux bagages... Il est bien dur à un homme de ma sorte, qui a vécu comme un mécréant, de mourir sans confession...
—Eh bien! prenez mon livre d'heures, dit Don Garcia en lui présentant son flacon d'eau-de-vie. Cela donne du courage pour les petits et les grands voyages...»
Le regard du vieux soldat chavirait de plus en plus. Il ne remarqua même pas la plaisanterie de Don Garcia, mais plusieurs de ceux qui l'entouraient en parurent fort scandalisés.
Les yeux du capitaine s'ouvrirent d'un dernier effort:
«Don Juan, dit le moribond, approchez, mon enfant. Je vous fais mon héritier. Dans cette vieille bourse de cuir se trouve tout ce que je possède. Il vaut mieux que cet argent soit à vous qu'aux mains des excommuniés. Je vous demande seulement une chose, Juan: vous ferez dire quelques messes pour le repos de mon âme.
—Votre volonté sera exécutée, capitaine.»
Cette dernière parole parut rendre confiance à Gomare. Il expira tranquillement.
Cependant les balles commençaient à siffler plus drues. Les Hollandais approchaient. Les soldats revinrent à leur rang après un dernier salut au capitaine Gomare. Bientôt on dut battre en retraite. La route était défoncée, la troupe fatiguée. Cependant les Hollandais ne réussirent point à prendre un seul drapeau ni à faire un seul prisonnier.
Au soir, on dressa le campement. Les officiers, sous leurs tentes, parlèrent des événements de la journée, critiquant la décision des grands chefs. Puis on en vint à faire le bilan des morts et des blessés.
«Je regretterai fort la mort du capitaine Gomare, dit Don Juan. J'avais fait mes premières armes sous lui. C'était un officier sans peur, un camarade sûr, un père pour le soldat.
—Je suis de votre avis, dit Garcia, mais par le diable! pourquoi tenait-il tant, pour mourir, à la présence d'une robe noire? L'homme n'est pas le même auprès d'une table couverte de bouteilles et à l'article de la mort. Cela prouve qu'il est plus facile d'être brave en paroles qu'en actions... À propos, Don Juan, puisque vous êtes son héritier, quelle somme avez-vous trouvée dans la bourse qu'il vous donna?»
Juan ouvrit la bourse et la vida sur la table. On compta. Elle contenait une soixantaine de pièces d'or. «Nous voici donc en fonds, dit Garcia, habitué à considérer la bourse de son ami comme la sienne. Eh bien! pourquoi ne ferions-nous pas une bonne partie de pharaon au lieu de pleurnicher sur les trépassés de la journée?»
La proposition fut agréée à l'unanimité. On apporta quelques tambours sur lesquels on jeta des manteaux: ce fut la table de jeu.
Don Juan prit le premier les cartes, mais, avant de ponter, il tira de la bourse dix pièces d'or qu'il enveloppa soigneusement dans un coin de son mouchoir et mit dans sa poche.
«Que diable en comptez-vous faire? lui lança Garcia. Un soldat faire des économies! Et à la veille de la grande bataille! Vous plaisantez!
—Je ne plaisante pas. Vous savez, Don Garcia, que je ne puis disposer de toute la somme. Don Manuel Gomare m'a fait le legs sous condition.
—La peste soit du niais! s'exclama Garcia. Auriez-vous, en vérité, envie d'acheter pour ces dix écus les patenôtres du premier curé que nous rencontrerons?
—Je l'ai promis au capitaine mourant.
—En vérité, Juan, vous me faites honte! Je ne vous reconnais pas!»
Le jeu commença. La chance, qui semblait au début se montrer favorable à Juan, tourna bientôt contre lui. Il fit paroli, perdit, perdit encore. En vain, pour rompre la veine, Don Garcia prit-il les cartes en main. Une heure ne s'était pas écoulée que tout son argent, et celui de Juan, et les cinquante écus du capitaine Gomare étaient passés entre les mains de leurs camarades.
Don Juan déclara qu'il s'en allait coucher. Mais Garcia, échauffé, déclara qu'il voulait avoir sa revanche et regagner ce qu'il avait perdu.
«Allons, Juan, pas d'enfantillage! dit-il. Voyons ces derniers écus que vous avez si bien serrés. Je suis sûr qu'ils vous porteront bonheur.
—Mais, Don Garcia, vous savez que j'ai promis.
—Il s'agit bien de messes à présent! Le capitaine, de son vivant, eût plutôt pillé une église que de laisser passer une carte sans ponter!
—Eh bien, voici cinq écus, dit Juan, mais ne les exposez point d'un seul coup.
—Pas de faiblesses!»
Et Don Garcia mit les cinq écus sur le roi. Il gagna.
—Paroli! s'écria-t-il.
Mais cette fois il perdit.
—Allons, les cinq derniers, fit-il, pâlissant de rage.
Don Juan, vexé lui aussi, risqua quelques dernières objections, mais pour la forme. Il tendit quatre écus à Garcia.
—La femme de cœur!
Ce fut le valet qui sortit et le banquier rafla la mise.
Don Garcia se leva furieux et jeta les cartes au nez du banquier.
«Vous êtes un chançard, vous, dit-il à Juan. Misez à votre main le dernier écu.»
Don Juan avait bien oublié les messes et son serment. Il posa son dernier écu sur l'as et le perdit aussitôt.
«Que Satan emporte l'âme du capitaine Garcia, s'écria-t-il. Ses écus étaient ensorcelés!»
Le banquier, poli, leur demanda cependant s'ils voulaient jouer encore; mais comme ils n'avaient plus la moindre pièce ni dans leurs poches ni dans leurs bagages et qu'on fait difficilement crédit à des gens exposés à disparaître du jour au lendemain, force leur fut d'abandonner la partie. Ils se consolèrent en la compagnie des buveurs. Tous leurs souvenirs et l'âme du capitaine furent bientôt noyés dans le vin.
Enterrement de Gomare.—Modesto.—Le siège de Berg-op-Zoom.—Le capitaine Saqui-Guitra.—Mort étrange de Don Garcia.—Les débauches de Don Juan.
Cependant, les renforts attendus par l'armée espagnole venaient d'arriver. Les généraux décidèrent de reprendre sans plus tarder la marche en avant et une vigoureuse offensive.
Les troupes traversèrent les lieux où elles s'étaient battues quelques jours plus tôt. Beaucoup de cadavres gisaient encore çà et là dans les fossés et à travers les champs. Il s'exhalait de la plaine une odeur nauséabonde.
Un soldat de l'ancienne compagnie du capitaine Gomare fit soudain entendre une exclamation. Il venait de reconnaître, dans un fossé, la lamentable dépouille de son chef. On l'entoura. Don Juan remarqua avec surprise que la figure du mort, si calme quelques instants après qu'il eût rendu le dernier soupir, était maintenant crispée.
Il lui semblait même que ce cadavre en décomposition, de ses orbites creux, le regardait d'un air menaçant. Alors, les dernières recommandations du capitaine et la manière dont il les avait exécutées lui revinrent à l'esprit. Il tenta, en vain pour la première fois, de chasser ce remords de son esprit.
Il fit cependant arrêter quelques soldats et, malgré les sarcasmes de Don Garcia, leur donna ordre de creuser une fosse. Un capucin qui se trouvait par là récita sur la dépouille du capitaine quelques dernières prières. Les soldats, habitués à de tels spectacles, reprirent silencieusement leur marche. Cependant Juan aperçut un vieil arquebusier qui, ayant longtemps fouillé dans sa poche, y découvrit enfin un pauvre écu qu'il donna au capucin en lui disant:
«Voilà pour dire une messe au capitaine Gomare.»
Ce jour-là, Don Juan se montra au feu d'un courage intrépide. Il s'exposa cent fois à la mort, sans aucun ménagement. «On est brave quand on n'a plus rien à perdre», murmura un des partenaires de la partie de pharaon!
Quelque temps après la mort du capitaine Gomare, une nouvelle recrue fut incorporée dans la compagnie où servaient Don Garcia et Don Juan. C'était un garçon singulier, à l'air sournois et mystérieux. Irréprochable au feu, on ne le voyait jamais boire, ni jouer, ni même parler avec ses camarades.
À la longue, on lui donna le surnom de Modesto. Il fut bientôt connu sous ce seul nom dans la compagnie, même de ses chefs. Modesto passait son temps à fourbir son arquebuse ou à regarder voler les mouches.
La campagne se termina par le siège de Berg-op-Zoom qui fut un des plus durs de la guerre. Le vieux capitaine Saqui-Guitra, qui avait pris la place du pauvre Gomare, s'y illustra particulièrement. Il s'emparait chaque soir d'une redoute et ne s'arrêta pas avant la centième.
Une nuit Don Juan et Don Garcia se trouvaient ensemble en service à la tranchée, alors fort rapprochée de la grande muraille. Un tel poste était dangereux entre tous, car les sorties des assiégés étaient fréquentes, leur feu bien nourri et bien dirigé. Le capitaine Saqui-Guitra lui-même n'avait réussi à rien dans cette partie des ouvrages.
Ce ne furent, aux premières heures de la nuit, que continuelles alertes. Enfin assiégés et assiégeants parurent céder à la fatigue. On cessa le feu des deux côtés, et un morne silence descendit sur la plaine. À peine entendait-on de temps à autre quelque décharge d'une sentinelle isolée.
Il était quatre heures du matin, l'heure où les soldats les mieux aguerris ont peine à lutter contre la défaillance physique et morale. Les grands capitaines redoutent cet instant entre tous et ne se rassurent que quand les premiers feux du soleil colorent l'horizon.
«Je sens, en vérité, mon sang se glacer dans mes veines, dit tout à coup Don Garcia, et ma moelle se figer dans mes os. Je crois qu'un enfant hollandais armé d'un pot à bière aurait raison de moi. Je ne me reconnais plus. Oh! cette arquebusade dans le lointain! Mes nerfs! mes nerfs!
—Te prends-tu pour une jolie femme? fit Juan goguenard.
—Non, si j'étais dévot, je crois bien que je prendrais le bizarre état où je me trouve pour un avertissement du ciel...
Tout le monde fut surpris de ce langage, Don Juan le premier, car Don Garcia Navarro ne se souciait point à l'ordinaire des puissances célestes, sinon pour s'en moquer.
Le jeune homme vit quel étonnement avait causé sa déclaration et, cédant à la vanité, il reprit bientôt:
«Que personne ne s'imagine que j'ai peur des Hollandais, de Dieu ou du diable! À la garde montante, nous aurions un petit compte à régler ensemble!
—Les Hollandais, reprit Saqui-Guitra, passe encore; mais pour Dieu et les autres, il est bien permis de les craindre.
—Le tonnerre ne porte pas aussi juste qu'une arquebuse protestante.
—Et votre âme? répondit Saqui-Guitra.
—Si j'étais sûr d'en avoir une! Qui me l'a dit? Les prêtres. Or l'invention de mon âme leur rapporte de tels revenus qu'il n'est pas étonnant qu'ils en soient l'auteur, de même que les pâtissiers ont inventé les tartes à la crème pour les vendre.
—Vous finirez mal, Don Garcia, fit le vieux capitaine d'un ton sévère. De tels propos ne se tiennent pas à la tranchée.
—Je me tais. Car je vois que mon bon camarade Juan n'est pas moins scandalisé que vous. Lui croit surtout aux âmes du purgatoire.
—Je ne pose point à l'esprit fort, répondit Juan, et j'admire sans cesse votre belle désinvolture à l'égard des puissances célestes et autres. Je vous l'avoue, ce qu'on raconte des damnés me donne parfois le petit frisson.
—En tout cas, le diable n'est guère puissant, car il nous aurait déjà emportés, mon maître. Ce garçon-là, messieurs, auquel je fis faire ses premiers pas, a déjà mis plus de gentilshommes en bière et de femmes à mal que tout le régiment de...»
Il ne put finir sa phrase. On avait entendu le coup sec d'une arquebuse, et Don Garcia, blessé, tomba en arrière.
«Je suis touché», fit-il.
D'où était partie la détonation?... Du rempart hollandais sans doute... Cependant certains aperçurent distinctement, du côté du camp, un homme qui prenait la fuite et se perdit bientôt dans l'obscurité.
La blessure de Don Garcia était mortelle. Le coup avait dû être tiré de très près et était chargé de plusieurs balles, à ce que virent les chirurgiens.
La fermeté du libertin ne se démentit pas un seul instant au lit de mort. Il envoya promener sans égards tous ceux qui lui parlèrent de sacrements.
«Après ma mort, fit-il, Juan, les moines vous diront sans doute que c'est là un châtiment divin. Par Satan! ne les croyez pas. Il est bien naturel qu'un soldat attrape un jour ou l'autre une arquebusade!
«Par exemple, si le coup a été tiré de ce côté, comme le bruit en court, veuillez faire pendre le coupable haut et court... Ce sera quelque jaloux auquel j'aurai pris sa maîtresse...
«Des maîtresses, Juan, j'en ai deux à Anvers, trois à Bruxelles et quelques autres encore dans diverses localités... Faute de mieux, je vous les lègue.
«Prenez encore mon épée et surtout n'oubliez pas la botte secrète que je vous ai apprise! Adieu! Au lieu de messes, que mes camarades se réunissent en une glorieuse orgie après mon enterrement!»
Tel fut le dernier discours de Don Garcia Navarro, descendant d'une noble et religieuse lignée espagnole. De l'autre monde, il ne montra aucun souci. Il expira, un sourire de défi sur les lèvres.
La compagnie reprit son train de vie. On remarqua seulement que Modesto avait disparu. Sans doute le taciturne camarade était-il tombé dans quelque fosse. D'autres pensèrent que c'était lui l'assassin de Don Garcia. Mais on se perdait en conjectures sur les motifs qui l'avaient poussé à ce crime.
Don Juan fut fort ému de la mort de son frère d'armes. Il l'aimait, peut-être comme un vice dont on ne peut plus se passer, mais il l'aimait.
Néanmoins il changea quelque temps de vie, impressionné par le côté mystérieux de ce trépas. C'est alors qu'on le mit en garnison à Cambrai, où bientôt ses anciennes habitudes reprirent le dessus. Comme par le passé, il se remit à jouer, à boire, à courtiser les femmes et à molester les maris.
Il était dans tout l'éclat de sa beauté. Ses manières féminines se mêlaient heureusement à la rudesse des hommes de guerre. Toute sa personne respirait la virilité, et cependant il y avait quelque chose de si tendre, de si doux, de si rêveur dans son regard! Les femmes étaient folles de lui. Elles voulaient toutes goûter de son amour, et, quand elles en avaient goûté, les autres hommes leur paraissaient fades. Elles le redoutaient, mais se seraient toutes perdues pour lui.
Aussi, chaque jour, Juan avait de nouvelles aventures. Aujourd'hui la brèche, demain le balcon; le matin ferraillant avec le mari ou l'amant, le soir buvant avec les plus basses courtisanes...
Épisode rapporté par le mystérieux licencié Alonso Fernandez de Avellaneda, naturel de la ville de Tordesillas, et auquel épisode il donna le titre du Riche désespéré.
Dans une ville du duché de Brabant, en Flandre, nommée Louvain, vivait un jeune cavalier, âgé d'environ vingt-cinq ans, appelé M. de Chappelin, et qui étudiait à l'Université les droits civil et canon. La mort de son père et de sa mère l'avait laissé de bonne heure maître absolu d'une des fortunes les plus considérables de la ville, et il en usait avec toute la fougue de la jeunesse, négligeant l'étude et se livrant à corps perdu à toute espèce de désordres.
Il arriva qu'un dimanche de carême il était entré dans l'église des Pères de Saint-Dominique pour entendre prêcher un orateur éminent. Ce discours, auquel il n'avait prêté qu'une attention distraite, fit néanmoins sur lui une impression inattendue; la parole de Dieu le toucha, et il sortit de l'église tellement changé qu'il forma soudain la résolution de quitter le monde et d'entrer en religion. Il remit donc sa maison et ses biens à un parent qu'il chargea de les administrer pendant une absence à laquelle, disait-il, il était obligé; puis il se rendit au couvent des Dominicains, où il prit tout aussitôt l'habit de novice.
Dix mois se passèrent pendant lesquels il donna de grandes preuves de ferveur, mais un malheureux hasard ramena à Louvain deux de ses amis qui avaient été les compagnons de ses plaisirs. Ils apprirent que Chappelin s'était fait dominicain, et cette résolution leur parut si étrange, ils en furent si vivement affligés qu'ils projetèrent de se rendre au couvent et de chercher à ramener leur ami au monde et à ses études. Ils obtinrent facilement la permission du prieur, car la consigne des couvents est moins rigoureuse en Flandre qu'en Espagne, et ils n'épargnèrent au novice ni remontrances, ni conseils. Chappelin était faible, le souvenir des jouissances de la vie mondaine était loin d'être éteint de son cœur; il céda donc sans peine au discours de ses amis et s'en alla tout aussitôt demander au prieur de lui faire rendre ses habits séculiers, prétextant des affaires importantes, des engagements auxquels il ne pouvait se soustraire, et surtout l'impossibilité de se soumettre plus longtemps aux rigueurs de la vie monastique. Grand fut l'étonnement du prieur, qui fit d'inutiles efforts pour retenir son novice. En vain le conjura-t-il de rester quelques jours encore, lui offrant le concours de ses prières et de celles de tous ses religieux pour résister à ce qu'il considérait comme une embûche du démon; Chappelin persista et quitta le couvent le soir même.
Le lendemain, il reprit, avec la direction de ses biens, toutes ses habitudes passées, et il n'y eut bientôt dans la ville festin ou réunion joyeuse dont il ne fit partie. Au bout de quelque temps, il retrouva dans le monde une jeune parente, belle, spirituelle et riche, à laquelle il avait rendu quelques soins lorsqu'elle était au couvent et avant que lui-même n'entrât chez les Dominicains. Il la demanda en mariage, et comme l'union était des mieux assorties, elle fut promptement conclue.
En réunissant à sa fortune la fortune de sa femme, Chappelin était extrêmement riche; cette heureuse position s'accrut encore par la mort d'un oncle qui était gouverneur d'une ville située vers les frontières de la Flandre et nommée Cambrai. Notre cavalier obtint même de Son Altesse le vice-roi, et grâce aux bons services de son oncle, de lui succéder dans sa charge, et il partageait son temps entre Cambrai, où l'attiraient les devoirs de son gouvernement, et Louvain, où sa femme continuait d'habiter.
Or donc, un jour qu'il se trouvait dans cette dernière ville et qu'il se promenait seul aux environs, il rencontra sur le chemin un militaire espagnol qui se nommait Don Juan de Maraña et qui voyageait. Il l'aborda, lui demanda où il allait, et celui-ci répondit qu'il se rendait à Liège, où des amis l'avaient invité à passer quelques jours. Il ajouta que, depuis la fin du siège de Berg-op-Zoom, il était en garnison dans le château de Cambrai, et alors Chappelin, sans se faire connaître, lui adressa sur l'état de la forteresse quelques questions auxquelles l'Espagnol répondit avec intelligence et sagacité.
En arrivant aux portes de la ville, Chappelin demanda à son compagnon de route s'il avait l'intention de s'arrêter à Louvain et lui offrit de venir loger chez lui.
«Votre Grâce saura, ajouta-t-il, que je porte une grande affection à la nation espagnole, et je serai heureux de lui en donner une preuve en la recevant ce soir chez moi; demain elle pourra se remettre en route après s'être reposée, par une bonne nuit, des fatigues du chemin.»
Le jeune officier répondit qu'il était très reconnaissant de cette offre, et que ce serait manquer à la courtoisie que professait sa nation que de ne pas l'accepter avec empressement, qu'il passerait donc cette nuit à Louvain, bien qu'il eût pu encore profiter du reste de la journée pour approcher un peu plus du but de son voyage.
Ils arrivèrent bientôt à la porte de la demeure de Chappelin, qui conduisit aussitôt le jeune Espagnol à l'appartement de sa femme. Celui-ci se présenta avec une extrême courtoisie, mais ses yeux n'eurent peut-être pas toute la réserve désirable, et ses regards eurent peine à se détacher de son hôtesse, dont la beauté le frappa vivement. C'était, en effet, d'après tous les témoignages que l'on en a, la plus belle créature de toute la province de Flandre. On servit un repas abondant; mais Don Juan, qui repaissait ses yeux de cette merveilleuse beauté, dont la toilette était fort élégante et dont les épaules étaient quelque peu découvertes, selon la coutume flamande, mangea peu, ou du moins avec une continuelle distraction.
Le souper terminé et la table desservie, Chappelin fit apporter un clavicorde et, se plaçant devant l'instrument, il exécuta un gracieux prélude, à la suite duquel sa femme chanta, d'une voix des plus agréables, de jolies romances dont lui-même était l'auteur.
La soirée se passa de la sorte, grâce à la musique et à une conversation choisie dans laquelle la femme de Chappelin déploya, aux yeux émerveillés du jeune officier, toutes les ressources d'un esprit éclairé et subtil. Enfin, sur l'ordre du maître, vint un page qui retira le clavicorde et un domestique qui, prenant un flambeau, conduisit Don Juan de Maraña dans une pièce voisine de celle de la jeune femme et qu'occupait d'ordinaire le valet de chambre de M. de Chappelin. L'Espagnol, qui devait se remettre en route au point du jour, prit congé de ses hôtes avec tous les témoignages ordinaires de reconnaissance, et l'ordre fut donné au majordome de faire disposer, dès le matin, un déjeuner abondant et quelques provisions de route, afin que le jeune homme pût, avant son départ, prendre les forces nécessaires pour terminer d'une traite le chemin qu'il avait à parcourir. En même temps que lui, M. de Chappelin, qui avait à s'occuper de quelques travaux, se retira dans une chambre plus éloignée où il devait passer la nuit.
Don Juan se coucha, et le valet de chambre, qui occupait la même chambre, lui dit que, pour ne pas troubler le repos dont il devait avoir grand besoin, il le laisserait seul cette nuit dans sa chambre et s'en irait chercher gîte ailleurs, en compagnie des autres domestiques de la maison.
Mais l'Espagnol ne put s'endormir; son imagination était toute remplie de l'image de sa belle hôtesse, et sa passion, aussi ardente qu'elle avait été subite, s'irritait encore par diverses circonstances fatales: d'abord le voisinage de la chambre où reposait la jeune femme, puis l'éloignement de M. de Chappelin, et, enfin, la solitude où il était lui-même, par suite d'une attention contraire aux ordres du maître.
Ces circonstances firent naître dans son esprit un projet diabolique, projet offensant pour la majesté divine, indigne de la loyauté espagnole et en même temps de la noble hospitalité du seigneur flamand.
Il se résolut donc à quitter son lit et à pénétrer sans bruit dans la chambre de la dame, présumant qu'autant pour ne pas scandaliser la maison que pour sauver son honneur aux yeux des autres elle garderait le silence. Il alla même jusqu'à supposer que, touchée des regards qu'il lui avait adressés pendant toute la soirée, elle le recevrait avec plaisir, et qu'il lui devait déjà, sans doute, l'éloignement de son mari.
Il considéra, néanmoins, qu'il pouvait y avoir pour lui péril de la vie, que, la dame appelant à son aide, le mari accourrait, qu'il y aurait lutte, scandale et sang versé; mais son ardente passion lui suggéra une solution pour chaque difficulté. Il se leva donc vers le milieu de la nuit et, sans bruit, les pieds nus, en chemise, il pénétra dans la chambre où il s'arrêta quelques instants immobile et sans prendre de résolution.
De là, il retourna dans la pièce où il avait couché, prit son épée, la dégaina, et revint pas à pas jusqu'au lit de la Flamande. Alors il étendit la main, la toucha et la réveilla. Celle-ci pensa que c'était son mari:
«C'est vous, seigneur, dit-elle, d'où vient que vous revenez si tôt?»
Don Juan, profitant de cette erreur, garda le silence, prit la place du mari; puis lorsqu'il eut satisfait ses honteux appétits, il se leva, ramassa son épée et rentra sans bruit dans sa chambre.
Mais le repentir suit de près la faute, le remords n'est pas loin du péché, et une fois sa passion assouvie, le jeune Espagnol eut honte de ce qu'il avait fait et commença à craindre que le mari, venant à se lever avant lui, ne découvrît quelque chose dans les questions de sa femme. Celle-ci, en effet, toute surprise de la conduite étrange de celui qu'elle avait cru son mari, du silence obstiné qu'il avait gardé, de sa retraite précipitée, s'était endormie en se proposant de lui en faire le matin un amoureux reproche.
Aux premières lueurs du jour, Don Juan de Maraña, que la honte avait empêché de fermer les yeux, se leva à la hâte. Il chargea les premiers serviteurs qu'il rencontra de l'excuser auprès de leur maître, il ne pouvait accepter le déjeuner qu'on lui avait préparé; et quelques instances que fissent les serviteurs, qui du moins voulaient le charger de provisions, il refusa, ajoutant qu'il y avait, à deux lieues de Louvain, une hôtellerie où il comptait prendre un peu de repos. Là-dessus, il se fit ouvrir la porte, prit congé des serviteurs et sortit de la ville.
Peu d'instants après, le noble et malheureux Chappelin, réveillé par le mouvement de sa maison, se leva et se rendit dans la chambre de sa femme, à qui il demanda comment elle avait passé la nuit, ajoutant que les affaires dont il avait eu à s'occuper ne lui avaient laissé que fort peu de repos.
«En vérité, Seigneur, lui dit sa femme en souriant et avec un petit air boudeur, vous savez dissimuler très agréablement, et votre langue, qui était si obstinément muette cette nuit, me semble bien agitée ce matin. Allez-vous-en donc d'ici, pour l'amour de Dieu, lui dit-elle, et ne me revenez pour le moins de toute la journée; vous me devez bien cette pénitence pour apaiser la juste colère que j'ai conçue contre vous.»
Chappelin se mit à rire, l'embrassa malgré elle et lui demanda quel était le sujet de cette grande colère.
«Comment? lui dit-elle, ne vous souvient-il pas de la visite que vous m'avez faite cette nuit, poussé par je ne sais quelle subite passion, et pendant laquelle vous n'avez pas daigné me dire un seul mot?»
Il serait difficile de peindre l'étonnement de Chappelin en recevant cette confidence. Il pensa que le jeune Espagnol avait dû rester seul dans la chambre qu'on lui avait donnée, par la faute du serviteur qui devait la partager avec lui, et que la maudite occasion, mère de tous les crimes, l'avait amené à commettre la grave offense de laquelle il n'osait s'assurer. Il ne voulut toutefois rien laisser voir des soupçons à sa femme.
«N'accusez, lui dit-il, que l'amour extrême que j'éprouve pour vous; mon silence vous donne la mesure de la honte que j'éprouvais à troubler votre repos.»
Hors de lui, jurant de tirer vengeance d'un tel affront, il saisit un prétexte pour prendre congé de sa femme et sortit de sa chambre. Il prit à part un de ses serviteurs et ordonna de lui seller un cheval. Pendant ce temps il s'habilla à la hâte et choisit parmi ses armes une riche demi-pique, puis descendit dans la cour. Le cheval n'était pas encore prêt et, en attendant qu'on le lui amenât, il se promenait avec agitation devant l'écurie.
«Indigne Espagnol! murmurait-il, combien tu as mal reconnu l'hospitalité que je t'ai accordée! Attends-moi, traître et adultère, et je te jure que ton indigne conduite te coûtera cher. Fuis, infâme, et cache-toi; mais il ne sera pays si lointain ou retraite si profonde où je ne puisse l'atteindre, fussent les entrailles de l'Etna!»
Lorsque son cheval fut prêt, Chappelin se mit en selle avec la rapidité de l'éclair, défendit à ses domestiques de l'accompagner, puis il saisit sa demi-pique, éperonna son cheval et le lança au galop sur le chemin qu'il supposait avoir été pris par l'Espagnol.
Au bout d'une heure, il l'aperçut qui traversait un site entièrement désert.
Alors, Chappelin pressa son cheval, baissa son chapeau sur son visage pour n'être pas reconnu à l'avance et, dès qu'il eut atteint le traître, sans prononcer une parole, sans lui donner le temps de se reconnaître ni de songer à la défense, il lui plongea entre les épaules la pointe acérée de son javelot, qui le blessa si fort que Chappelin crut l'avoir tué, quoiqu'il n'en fût rien, et le mari outragé reprit le chemin de sa demeure.
Cependant la jeune femme, voyant que l'heure s'avançait sans que son mari fût de retour, s'informa de ce qu'il était devenu. Le palefrenier lui raconta alors que, pendant tout le temps qu'il avait été occupé à seller un cheval, il avait entendu son maître, qui se promenait devant la porte de l'écurie, se plaindre de l'officier espagnol, l'appelant traître, infâme et adultère, l'accusant d'avoir abusé de l'innocence de sa femme, et jurant de le poursuivre jusqu'à ce qu'il l'eût atteint et de le mettre en morceaux. Alors la malheureuse femme comprit tout et tomba sans connaissance.
Au bout de quelques instants, elle revint à elle et se mit à verser des torrents de larmes, puis songeant au prochain retour de son mari, redoutant de paraître devant lui souillée à jamais par un crime dont elle porterait désormais la peine quoique innocente, elle descendit dans la cour et, après l'avoir parcourue quelques instants avec égarement, elle se précipita la tête la première dans un puits profond, sans qu'aucun de ceux qui étaient présents eût pu la retenir. À ce funeste spectacle toute la maison poussa des cris affreux, auxquels accourut la foule du dehors, les uns s'enquérant de ce qui s'était passé, les autres cherchant, mais en vain, à secourir la pauvre femme qui, dans sa chute, s'était brisée en mille morceaux.
Au milieu de ce tumulte universel arriva le malheureux Chappelin.
Lorsqu'il aperçut cette foule qui remplissait sa cour, ces gens en larmes qui se pressaient au bord du puits, il descendit de cheval et demanda ce qui s'était passé. Alors quelques-uns de ses serviteurs, en se déchirant le visage, vinrent lui apprendre comment sa femme, après s'être plainte de l'infâme conduite de l'Espagnol, s'était précipitée dans ce puits, où elle gisait toute brisée. À cette affreuse nouvelle le pauvre homme resta quelques instants frappé de stupeur et hors d'état de prononcer une parole; puis enfin, lorsqu'il fut revenu à lui, il se précipita à genoux auprès du puits en versant des larmes et en s'arrachant les cheveux et la barbe.