XI. Terrible apparition

La porte venait à peine de se refermer sur M. le secrétaire perpétuel que Mme Lalouette se précipitait vers son mari:

—Eh bien, Gaspard? implora-t-elle.

—Eh bien, ça y est. Il m'a dit: «A bientôt, mon cher collègue.»

—Et... Il sait tout?

—Il sait tout!

—Ça vaut mieux!... Comme ça, si un jour on apprend quelque chose... Il n'y aura pas de surprise... Tu auras fait ton devoir... c'est lui qui n'aura pas fait le sien!

Ils s'embrassèrent. Ils étaient radieux.

Mme Lalouette dit:

—Bonjour, monsieur l'Académicien!

—C'est bien pour toi... fit Lalouette.

Et c'est vrai que c'était pour elle qu'il jouait cette étrange partie. Mme Lalouette, qui avait épousé M. Lalouette parce qu'il avait écrit des livres, n'avait jamais pardonné à son mari de lui avoir caché qu'il ne savait pas lire. Quand l'aveu en fut fait, il y eut dans le ménage des scènes déchirantes. Après quoi, Mme Lalouette avait essayé d'apprendre à lire à M. Lalouette. Ce fut peine perdue. Il y avait là comme un sortilège. L'alphabet alla encore (les grosses lettres), mais jamais M. Lalouette ne put arriver aux syllabes b a ba, bi bi, b o bo, b u bu. Il s'y était pris trop tard; elles ne lui entrèrent point dans la tête. C'était dommage, car M. Lalouette était un artiste et il aimait les belles choses. Mme Lalouette en fit une maladie. Elle ne consentit à guérir que du jour où M. Lalouette fut nommé officier de l'Académie. Alors, elle lui rendit un peu de son amour.

Mais, bien que les années se fussent écoulées et que M. Gaspard Lalouette affectât de s'intéresser par-dessus tout, par l'entremise de son épouse aux belles-lettres, il y avait toujours «entre les deux conjoints» ce secret formidable qui empoisonnait leur existence: M. Lalouette ne savait pas lire!

Sur ces entrefaites était arrivée cette affaire de l'Académie.

Par le plus grand des hasards, M. Lalouette avait assisté à la mort de Maxime d'Aulnay. M. Gaspard Lalouette n'était ni superstitieux ni sot. Il jugea naturelle la mort chez un homme qui avait une maladie de cœur et que le décès tragique de son prédécesseur devait hanter par-dessus tout. Il s'étonna de l'émotion générale et sourit de toutes les stupidités qui furent répandues à l'occasion de la vengeance d'un certain sorcier qui avait disparu. Et il fut bien étonné d'apprendre que ce double événement avait à ce point bouleversé les esprits qu'aucun nouveau postulant ne se présentait à la succession de Mgr d'Abbeville. Seul Martin Latouche restait qui n'avait pas encore retiré sa candidature. M. Lalouette, un beau jour, s'était dit: «C'est tout de même rigolo! Mais s'ils n'en veulent pas, du fauteuil, il ne me fait pas peur, à moi!... c'est ça qui épaterait Eulalie!» Eulalie était le petit nom de Mme Gaspard Lalouette. Mais il fut déçu quand il apprit que Martin Latouche acceptait le plus tranquillement du monde d'être élu au fauteuil fatal.

Tout de même, il voulut assister à la séance de réception de Martin Latouche. On n'eût pu dire exactement quelle était alors sa pensée. M. Lalouette avait-il, tout au fond de lui-même, l'espoir (qu'il ne pouvait, en honnête homme, s'avouer) que le destin, parfois si baroque, allait encore faire de ses coups?... On ne saurait, sans être injuste, l'affirmer.

Tant est que M. Lalouette assista à la scène où la vieille Babette, échevelée, vint annoncer la mort de son maître.

Tout fort, tout solide que l'on est, il y a des choses qui impressionnent. M. Lalouette sortit de cette cohue, fort impressionné.

C'est à ce moment qu'il commença de s'intéresser réellement à la singulière et mystérieuse figure d'Eliphas. Qu'est-ce que c'était que ce bonhomme-là? Il interrogea les gens compétents sur la sorcellerie. Il interviewa quelques membres influents du club des Pneumatiques. Il vit M. Raymond de La Beyssière. Il connut le secret de Toth. Et il demanda à visiter l'orgue de Barbarie. Il prit ensuite le train pour La Varenne-Saint-Hilaire et s'il en revint un peu effaré de l'étrange réception qui lui avait été faite, il ne doutait plus en revanche de l'inanité de toutes les formules égyptiaques.

Il n'avait encore rien dit à Mme Lalouette. Il jugea le moment opportun de lui dévoiler ses projets. Eulalie en fut «médusée». Mais c'était une forte tête et elle l'approuva avec transport. Seulement, comme elle était la prudence même, elle lui conseilla d'agir à coup sûr Ce M. Eliphas de Saint-Elme de Taillebourg de La Nox devait être quelque part. Il fallait le trouver ou tout au moins avoir de ses nouvelles.

Quelques mois encore se passèrent dans ces recherches.

M. Lalouette devenait impatient. Ayant appris qu'Eliphas s'appelait encore Borigo du Careï, en raison de ce qu'il était originaire de la vallée du Careï, il partit pour la Provence et là, tout au bout d'une vallée profonde, derrière un rideau d'oliviers qui abritaient une modeste maisonnette, il dénicha une bonne vieille qui n'était ni plus ni moins que la respectable mère de l'illustre mage. Celle-ci qui ignorait tout des batailles de la vie ne fit aucune difficulté pour lui apprendre que depuis des mois son fils, fatigué, lui dit-elle, de Paris et des Parisiens, après avoir passé quelques semaines tranquille près d'elle, était parti pour le Canada. Eliphas lui avait écrit.

Elle montra des lettres. M. Lalouette compara les dates. Il n'y avait plus à douter L'Eliphas s'intéressait maintenant autant au fauteuil de Mgr d'Abbeville qu'à sa première chemise.

M. Lalouette revint triomphant et il lança sa lettre de candidature.

Le seul point sombre de l'aventure était que M. Gaspard Lalouette, candidat à l'Académie française, ne savait point lire. Forts de la situation qui leur était faite par tous ceux qui savaient lire et qui ne se présentaient point, M. et Mme Lalouette avaient honnêtement résolu de s'en remettre à M. le secrétaire perpétuel. C'était agir en braves gens. Or, nous avons vu que M. le secrétaire perpétuel avait passé par-dessus ce léger détail.

La joie était donc immense dans le ménage. Ils s'embrassaient. La boutique, autour d'eux, rayonnait.

—Demain, dit Mme Lalouette, les yeux brillants de plaisir ta candidature sera dans tous les journaux; ça va en faire un tapage! Monsieur Lalouette, vous êtes célèbre!...

—Grâce à qui, fifille? Grâce à toi qui es intelligente et brave! Une autre femme aurait eu peur! Toi, tu m'as soutenu, tu m'as encouragé; tu m'as dit: «va, Gaspard!...»—Et puis, nous sommes bien tranquilles, constata la prudente Mme Gaspard, depuis que nous savons que cette espèce d'Eliphas, que l'on charge à Paris de tous les crimes, est tranquillement à se promener au Canada.

—Madame Lalouette, je vous avoue qu'après la troisième mort, malgré tout ce qu'avait pu me dire cet original de grand Loustalot, j'avais besoin d'être rassuré du côté de l'Eliphas. Si j'avais su qu'il rôdait dans les environs, j'aurais réfléchi deux fois avant de lancer ma candidature. Un sorcier, c'est toujours un homme. Il peut assassiner comme tout le monde.

—Et même mieux que tout le monde, déclara, avec un bon sourire, aussi rassurant que sceptique, l'excellente Mme Lalouette... surtout s'il commande, comme on le dit, au passé, au présent et à l'avenir et aux quatre points cardinaux!...

—Et s'il possède le secret de Toth! surenchérit M. Lalouette, en éclatant de rire et en se frappant joyeusement les cuisses de la paume de ses mains... Mais faut-il, madame Lalouette, que les gens soient bêtes!...

—C'est tout bénéfice pour les autres, monsieur Lalouette.

—Moi, quand j'ai eu vu sa figure dans les «illustrés» et sa photographie aux devantures, je me suis dit tout de suite:

Voilà une tête qui n'a jamais assassiné personne!

—C'est comme moi!... Sa tête est plutôt rassurante; elle est belle et noble et les yeux sont très doux...

—Avec un peu de malice, madame Lalouette... oui, il y a un peu de malice dans les yeux.

—Je ne dis pas non. Quand il apprendra qu'il a tué trois personnes, il rira bien!...

—Mais qui donc le lui apprendrait, madame Lalouette? Il ne correspond qu'avec sa mère qui, seule, a son adresse, m'a-t-elle dit. Sa mère, dont l'existence est ignorée même de la police, ne sait rien de ce qui se passe à Paris et je n'ai eu garde de le lui apprendre. Enfin, Eliphas est retiré du monde, au fond, tout au fond du Canada.

Mme Lalouette répéta, comme un écho:

«Au fond, tout au fond du Canada...» Dans leur bonheur, ils s'étaient pris les mains qui étaient chaudes de la douce fièvre du succès... Tout à coup, comme ils répétaient en souriant tous les deux: «Au fond, tout au fond du Canada», leurs mains se crispèrent, et, de chaudes qu'elles étaient, devinrent glacées.

M. et Mme Gaspard Lalouette venaient d'apercevoir derrière leur vitrine, arrêtée sur le trottoir et regardant dans leur boutique, une figure...

Cette figure était à la fois belle et noble et les yeux, très doux, en étaient spirituels. Un double cri d'horreur s'échappa de la gorge de M. et Mme Lalouette. Ils ne pouvaient se tromper. Ils reconnaissaient cette figure-là... cette figure qui les regardait, à travers les vitres... qui les fascinait... C'était Eliphas! Eliphas, lui-même... Eliphas de Saint-Elme de Taillebourg de La Nox!

L'homme, sur le trottoir, ne remuait pas plus qu'une statue. Il était élégamment vêtu d'un complet jaquette sombre; il avait une canne à la main; un pardessus beige replié flottait négligemment sur son bras. Un nœud de cravate, dit lavallière, agrémentait le plastron de sa chemise; un chapeau rond, de feutre mou, était posé sur ses cheveux blonds, qui bouclaient un peu, et jetait une ombre douce sur un profil digne des fils de Pallas Athênê.

M. et Mme Lalouette sentaient trembler leurs genoux. Ils ne se soutenaient plus. Tout à coup, l'homme bougea. Il s'en fut d'un pas paisible à la porte de la boutique et appuya sur le bec-de-cane.

La porte s'ouvrit; il entra.

Mme Lalouette tomba comme un paquet sur un fauteuil.

Quant à M. Gaspard Lalouette, il se jeta carrément à genoux, et il cria:

—Grâce!... Grâce!...

C'est tout ce qu'il put dire, dans le moment.

—M. Gaspard Lalouette, c'est bien ici? demanda l'homme sans paraître nullement étonné de l'effet que produisait son apparition.

—Non! non! ça n'est pas ici! répondit spontanément

M. Lalouette, toujours prosterné.

Et il mit à son mensonge un tel accent de vérité qu'il s'y fût trompé lui-même, tant il était sincère!

L'homme eut un tranquille sourire et referma, toujours avec son calme suprême, la porte. Puis, il s'avança jusqu'au milieu du magasin.

—Allons! monsieur Lalouette! relevez-vous! fit-il, et remettez-vous!... et présentez-moi à Mme Lalouette. Que diable! Je ne vais pas vous manger!

Mme Lalouette jeta à la dérobée sur le visiteur un rapide et désespéré regard. Elle eut une seconde l'espoir qu'une affreuse ressemblance les avait trompés, elle et son mari. Et, domptant sa terreur elle parvint à dire, la voix chevrotante:

—Monsieur! Il faut nous excuser... vous ressemblez... comme deux gouttes d'eau... à un de nos parents qui est mort l'an dernier...

Et elle gémit, accablée de l'effort...

—J'ai oublié de me présenter, fit l'homme, de sa voix claire et bien posée. Je suis M. Eliphas de Saint-Elme de Taillebourg de La Nox.

—Ah! mon Dieu! s'écrièrent les deux Lalouette en fermant les yeux.

—J'ai appris que M. Lalouette se présentait au fauteuil de Mgr d'Abbeville...

Le couple sursauta.

—Ça n'est pas vrai! pleurnicha M. Lalouette, qui est-ce qui vous a dit ça?

Et, dans son âme épouvantée, il se disait: «C'est un véritable sorcier! Il sait tout!» L'homme sans s'émouvoir de toutes ces dénégations continuait:

—J'ai tenu à l'en venir féliciter moi-même.

—C'était pas la peine de vous déranger! affirma M. Lalouette. On vous a menti!

Mais Eliphas promena son regard souverain dans tous les coins de la pièce.

—En même temps, dit-il, je n'aurais pas été fâché de dire un petit mot à M. Hippolyte Patard... Où est-il, M. Hippolyte Patard?

M. Gaspard Lalouette se releva livide: devant la situation nouvelle, il avait pris son parti... son parti de vivre puisqu'il n'était pas encore mort.

—Ne tremblez pas, Eulalie, mon épouse... Nous allons nous expliquer avec monsieur, dit-il en s'essuyant le front d'une main tremblante... M. Hippolyte Patard, connais pas!

—Alors, on m'a trompé à l'Académie?

—Oui, oui, on vous a trompé à l'Académie, déclara M. Lalouette d'une voix péremptoire. On vous a tout à fait trompé. «Il n'y a rien de fait!» Ah! Ils auraient été bien contents que je me présente!... que je m'asseye dans leur fauteuil!... que je prononce leur discours!... et puis quoi encore?... Moi, ça ne me regarde pas! je suis un marchand de tableaux... moi!... je gagne honnêtement ma vie, moi!...

Tel que vous me voyez, M. Eliphas, je n'ai jamais rien pris à personne...

—A personne! appuya Mme Lalouette...

—...Et ce n'est pas aujourd'hui que je commencerai!... Ce fauteuil est à vous, M. Eliphas... vous seul en êtes digne... Gardez-le, je n'en veux pas!

—Mais moi non plus, je n'en veux pas! fit Eliphas de son air supérieurement négligent, et vous pouvez bien le prendre si ça vous fait plaisir!...

M. et Mme Lalouette se regardèrent. Ils examinèrent le visiteur. Il paraissait sincère. Il souriait. Mais il se moquait peut-être encore d'eux.

—Vous parlez sérieusement, monsieur? demanda Mme Lalouette.

—Je parle toujours sérieusement, fit Eliphas.

M. Lalouette sursauta.

—Nous vous croyions au Canada, monsieur!... dit-il en recouvrant un peu de sang-froid, madame votre mère...

—Vous connaissez ma mère, monsieur?

—Monsieur avant de me présenter à l'Académie...

—Vous vous présentez donc?

—C'est-à-dire qu'ayant l'intention de me présenter, je voulais être bien sûr que cela ne vous dérangerait pas. Je vous ai cherché partout. Et, ainsi, j'ai eu l'honneur de me trouver un jour en face de madame votre mère qui m'a appris que vous étiez au Canada...

—C'est exact! J'en arrive...

—Ah!... vraiment... Et quand, monsieur Eliphas, êtes-vous arrivé du Canada? demanda Mme Lalouette, qui recommençait à prendre goût à la vie.

—Mais ce matin, madame Lalouette... ce matin, même... j'ai débarqué au Havre. Il faut vous dire que je vivais là-bas comme un sauvage et que j'ai parfaitement ignoré toutes les âneries qui se sont débitées en mon absence à propos du fauteuil de Mgr d'Abbeville.

Le couple reprenait des couleurs. Ensemble, M. et Mme Lalouette dirent:

—Ah! oui...

—J'ai appris les tristes événements qui ont accompagné les dernières élections chez un ami qui m'avait offert à déjeuner ce matin; j'ai su que l'on m'avait cherché partout... et j'ai résolu immédiatement de tranquilliser tout le monde en allant voir cet excellent M. Hippolyte Patard.

—Oui! Oui!

—Je me suis donc rendu cet après-midi à l'Académie et, en prenant soin de rester dans l'ombre pour n'être pas reconnu, j'ai demandé au concierge si M. Patard était là. Le concierge m'a répondu qu'il venait de partir avec quelques-uns de ces messieurs... j'affirmai au concierge que la commission pressait... Il me répliqua que je trouverais certainement M. le secrétaire perpétuel chez M. Gaspard Lalouette, 32 bis, rue Laffitte, lequel venait de poser sa candidature à la succession de Mgr d'Abbeville et chez lequel ces messieurs s'étaient rendus en voiture pour le féliciter sans retard!... Mais il paraît que je me suis trompé, puisque vous ne connaissez pas M. Patard!... ajouta avec son fin sourire M. Eliphas de La Nox.

—Monsieur! Il sort d'ici!... déclara M. Lalouette; je ne veux pas vous tromper plus longtemps. Tout ce que vous nous dites est trop naturel pour que nous jouions au plus fin avec vous!... Eh bien, oui! j'ai posé ma candidature à ce fauteuil, persuadé qu'un homme comme vous ne saurait être un assassin et sûr que tous les autres étaient des imbéciles.

—Bravo! Lalouette! approuva Mme Gaspard. Je te retrouve. Tu parles comme un homme! Du reste, si monsieur regrette son fauteuil, il sera toujours temps de le lui rendre!

Il n'a qu'à dire un mot et il est à lui!...

M. Eliphas s'avança vers M. Lalouette et lui prit la main.

—Soyez académicien, monsieur Lalouette! Soyez-le en toute tranquillité! en toute sûreté!... quant à moi, je ne suis, soyez-en persuadé, qu'un pauvre homme comme tous les autres... Je me suis cru un moment au-dessus de l'humanité, parce que j'avais beaucoup étudié... et beaucoup pénétré...

La triste humiliation que j'ai subie, lors de mon échec à l'Académie, m'a ouvert les yeux. Et j'ai résolu de me châtier de m'abaisser... je me suis condamné à la retraite... j'ai suivi en cela la règle de ces admirables religieux qui astreignent les plus intelligents d'entre eux aux plus rudes travaux manuels... Au fond des forêts du Canada, j'ai travaillé de mes mains comme le plus vulgaire des trappeurs... et je reviens aujourd'hui en Europe pour placer ma marchandise...

—Qu'est-ce que vous faites donc? demanda M. Lalouette qui était remué de la plus douce émotion de sa vie, car la parole de celui que l'on avait appelé l'Homme de lumière était des plus captivantes et coulait comme un miel dans les artères battantes de ceux qui avaient le bonheur de l'entendre.

—Oui, qu'est-ce que vous faites donc, mon cher monsieur? implora Mme Gaspard qui roulait des yeux blancs.

L'Homme de lumière dit simplement sans fausse honte:

—Je suis marchand de peaux de lapin!

—Marchand de peaux de lapin! s'exclama M. Lalouette.

—Marchand de peaux de lapin! soupira Mme Lalouette.

—Marchand de peaux de lapin! répéta l'Homme de lumière en s'inclinant posément et prêt à prendre congé.

Mais M. Lalouette le retint.

—Où allez-vous donc comme ça, cher monsieur Eliphas? demanda-t-il, vous n'allez pas nous quitter ainsi! vous nous permettrez bien de vous offrir un petit quelque chose?...

—Merci, monsieur, je ne prends jamais rien entre les repas, répondit Eliphas.

—Cependant, nous n'allons point nous quitter comme cela, reprit Mme Lalouette.

Et elle roucoula:

—Après tout ce qui s'est passé, nous avons bien des choses à nous dire...

—Je ne suis point curieux, répondit bonnement Eliphas.

J'en sais assez pour ce que j'ai à faire ici... Aussitôt que j'aurai vu M. le secrétaire perpétuel, je prendrai le train de Leipzig où je suis attendu pour mon commerce de fourrures.

Mme Lalouette alla à la porte et en défendit bravement le passage.

—Pardon, monsieur Eliphas, dit-elle, la voix tremblante, mais qu'est-ce que vous allez lui dire, à M. le secrétaire perpétuel?...

—C'est vrai! s'écria Lalouette qui avait compris la nouvelle émotion de sa femme, qu'est-ce que vous allez lui dire, à M. Hippolyte Patard?

—Mon Dieu! Je vais lui dire que je n'ai assassiné personne! déclara l'Homme de lumière.

M. Lalouette pâlit:

—C'est pas la peine, jura-t-il... Il ne l'a jamais cru! Et c'est une démarche bien inutile, je vous assure!

—Mon devoir en tout cas, est de le rassurer comme je vous ai rassurés vous-mêmes... et aussi de dissiper une fois pour toutes les soupçons stupides qui pèsent sur ma personne...

M. Gaspard Lalouette, la figure tout à fait décomposée, regarda Mme Lalouette.

—Ah! fille! gémit-il... c'était un trop beau rêve!... Et il se laissa aller dans ses bras et, sans fausse honte, pleura sur son épaule.

Eliphas interrogea Mme Lalouette.

—M. Lalouette, dit-il, paraît avoir un grand chagrin... et je ne comprends rien à ce qu'il veut dire...

—Cela veut dire, pleura à son tour Mme Lalouette, que si l'on apprend avec certitude que vous êtes à Paris, que vous revenez du Canada et que vous n'êtes pour rien dans toute l'affaire des morts de l'Académie, jamais M. Lalouette ne sera académicien!

—Et pourquoi cela?

—Eh! On ne lui accorde ce fauteuil, sanglota-t-elle, c'est terrible à dire, que parce que personne n'en veut!... Attendez donc, mon cher monsieur Eliphas, pour faire connaître la vérité vraie, qui est votre innocence dont pas un homme sensé ne doute, vous entendez bien! Attendez donc que mon mari soit élu!...

—Madame! fit Eliphas... calmez-vous! L'Académie ne sera pas assez injuste pour repousser votre mari qui, seul, est venu bravement à elle, dans les mauvais jours...

—Je vous dis qu'elle n'en voudra pas

—Mais si!

—Mais non!...

—Mais si!...

—Gaspard!... J'ai confiance dans M. Eliphas. Dis donc à M. Eliphas pourquoi l'Académie ne voudra jamais de toi, si elle a le moyen d'en élire un autre... C'est un secret, monsieur Eliphas! un affreux secret qu'il a fallu confier à M. le secrétaire perpétuel... Mais cela restera à jamais entre nous!...

Alors! parle, Gaspard!

M. Gaspard Lalouette s'arracha au giron de Mme Lalouette et, se penchant à l'oreille de M. Eliphas, tandis que de la main il masquait sa bouche, il murmura quelque chose si bas, si bas... que seule l'oreille de M. Eliphas pouvait l'entendre.

Alors, M. Eliphas de Saint-Elme de Taillebourg de La Nox se mit à rire franchement, lui qui ne riait jamais.

—C'est trop drôle! fit-il... Non, mes amis, je ne dirai rien!

Soyez tranquilles.

Sur quoi il serra solennellement la main de M. et de Mme Lalouette, déclara qu'il était heureux d'avoir fait la connaissance d'aussi braves gens, jura qu'il n'aurait pas de plus grande joie dans sa vie que celle de voir M. Lalouette académicien, et, noblement, reprit le chemin de la rue où il disparut bientôt d'un pas paisible et harmonieux.


XII.

Il faut être poli avec tout le monde surtout à l'Académie française

Madame Gaspard Lalouette n'avait point exagéré en prédisant à M. Lalouette que le lendemain il serait célèbre.

Il n'y eut jamais, pendant deux mois, homme plus célèbre que lui. Sa maison ne désemplit point de journalistes et son image fut reproduite dans les magazines du monde entier Il faut dire que M. Lalouette accueillit tous ces hommages comme s'ils lui étaient dus. Le courage qu'il semblait montrer en la circonstance le dispensait de toute modestie. Nous disons bien «qu'il semblait montrer» car en fait, maintenant, M. et Mme Lalouette étaient tout à fait tranquillisés en ce qui concernait la vengeance du sâr. Et la visite de celui-ci, après les avoir tout d'abord comblés d'épouvante, les avait finalement laissés pleins de sécurité et de confiance dans l'avenir. Cet avenir ne tarda point à se réaliser. M. Jules-Louis-Gaspard Lalouette fut élu par l'illustre Assemblée à l'unanimité, aucun concurrent n'étant venu lui disputer la palme du martyre.

Pendant les quelques semaines qui suivirent, il ne se passa guère de jours sans que l'arrière-boutique du marchand de tableaux ne reçût la visite de M. Hippolyte Patard. Il venait vers le soir, pour, autant que possible, n'être point reconnu, entrait par la petite porte basse de la cour, traversait hâtivement l'arrière-boutique et s'enfermait avec M. Lalouette dans un petit cabinet où ils ne risquaient point d'être dérangés. Là, ils préparaient le discours. Et M. Lalouette ne s'était point vanté en disant qu'il avait une bonne mémoire. Elle était excellente. Il saurait son discours par cœur, sans faute.

Mme Lalouette s'y employait elle-même et faisait réciter à son mari le chef-d'œuvre oratoire, jusque dans l'alcôve conjugale, au coucher et au réveil. Elle lui avait appris également à disposer ses feuillets comme s'il les lisait et à les ranger, au fur et à mesure, les uns derrière les autres. Enfin, elle avait marqué le haut des feuillets d'un petit signe rouge, pour que M. Lalouette ne tînt point devant lui—et devant tout le monde—son discours, la tête en bas.

La veille du fameux jour qui tenait le Tout-Paris en fièvre arriva. Les journaux avaient des délégations rue Laffitte en permanence. Après la triple expérience précédente, il ne faisait point de doute pour beaucoup que M. Gaspard Lalouette était voué à une mort prochaine. On voulait avoir des nouvelles du grand homme toutes les cinq minutes et, à défaut de M. Lalouette qui, fatigué, paraît-il, se reposait et avait résolu de ne recevoir personne de la journée, Mme Lalouette devait répondre à toutes les questions. La pauvre femme était, comme on dit, «sur les dents» et radieuse. Car en réalité, M. Lalouette se portait «comme un charme».

—Comme un charme! Monsieur le rédacteur... dites-le bien dans vos journaux... Il se porte comme un charme!

M. Lalouette avait, ce jour-là, prudemment fui sa demeure, car sa gloire le dérangeait dans le moment qu'il avait le plus besoin d'être seul pour répéter, plusieurs dernières fois, son discours. Dès l'aube, il s'était rendu fort habilement, sans être reconnu, chez un petit-cousin de sa femme qui tenait un débit, place de la Bastille. Le téléphone qui était au premier étage avait été consigné par cet aimable parent et seul M. Lalouette en avait la disposition, ce qui lui permettait de réciter à Mme Lalouette, malgré la distance qui les séparait, les passages les plus difficiles du fameux discours dont l'auteur entre nous, était M. Hippolyte Patard.

Celui-ci vint, comme il était convenu, rejoindre M. Lalouette, vers les six heures du soir à son petit débit de la place de la Bastille. Tout semblait aller pour le mieux, quand, dans la conversation qui eut lieu entre les deux collègues, se produisit le petit incident suivant:

—Mon cher ami, disait M. Hippolyte Patard, vous pouvez vous réjouir Jamais il n'y aura eu, sous la Coupole, une séance solennelle d'un aussi rayonnant éclat! Tous les académiciens seront là! vous entendez: tous!... tous veulent marquer, par leur présence, la particulière estime dans laquelle ils vous tiennent. Il n'y a pas jusqu'au grand Loustalot lui-même qui n'ait annoncé qu'il assisterait à la séance, bien qu'on le voie rarement à ces sortes de cérémonies, car le grand homme est fort occupé et il ne s'est dérangé ni pour Mortimar ni pour d'Aulnay, ni même pour Martin Latouche, dont la réception avait pourtant suscité la plus extrême curiosité.

—Ah! oui! fit M. Lalouette, qui parut aussitôt assez embarrassé, M. Loustalot sera là!...

—Il a pris la peine de me l'écrire.

—C'est très gentil, cela...

—Qu'est-ce que vous avez, mon cher Lalouette? vous semblez ennuyé...

—Eh bien, oui, c'est vrai!... reconnut M. Lalouette... Oh! ce n'est sans doute pas bien grave... mais je ne me suis pas bien conduit avec le grand Loustalot...

—Comment cela?...

—Dans le temps, je suis allé, bien avant de poser ma candidature... je suis allé chez lui pour demander ce qu'il fallait croire des secrets de Toth et de toutes les balançoires ayant rapport à la mort de Martin Latouche. Très catégoriquement, il s'est moqué de moi et l'opinion de ce grand savant, bien qu'elle eût été exprimée en des termes d'une vulgarité qui me choqua, fut pour beaucoup dans ma résolution de me présenter à l'Académie.

—Eh bien, mais! je ne vois pas là de quoi vous mettre martel en tête...

—Attendez, mon cher secrétaire perpétuel, attendez!... quand j'ai eu posé définitivement ma candidature, j'ai fait mes visites officielles, n'est-ce pas?

—Bien entendu! C'est d'un usage auquel on ne saurait manquer sans faire preuve de la plus grande impolitesse... d'autant plus que l'Académie elle-même n'avait pas hésité à se déranger la première, j'ose à peine vous le rappeler, mon cher monsieur Lalouette...

—Oui, eh bien!... cette grande impolitesse, je m'en suis rendu coupable vis-à-vis de l'homme qui avait en quelque sorte le plus de droit à ma reconnaissance... Je n'ai point fait de visite au grand Loustalot!...

M. Hippolyte Patard bondit.

—Comment! vous n'avez point fait de visite au grand Loustalot?...

—Ma foi non!...

—Mais, monsieur Lalouette, vous avez contrevenu à toutes nos règles!...

—Je le sais bien!

—Cela m'étonne d'un homme comme vous!... vous avez insulté l'Académie!...

—Oh!... monsieur le secrétaire perpétuel... telle n'était point mon intention...

—Et pourquoi donc, monsieur Lalouette, n'avez-vous point fait sa visite au grand Loustalot?

—Je vais vous dire, monsieur le secrétaire perpétuel... C'est à cause d'Ajax et d'Achille qui sont deux gros chiens qui me font peur et aussi du géant Tobie dont la vue n'est point rassurante...

M. Hippolyte Patard poussa un «ah!» d'ineffable stupéfaction.

—Vous!... un homme si brave!...

—C'est que, reprit le malheureux, qui baissait assez piteusement la tête, c'est que si je ne m'épouvante point facilement des chimères... je redoute assez la réalité. J'ai vu les crocs, qui sont solides, et aussi j'ai entendu les cris...

—Quels cris?

—D'abord les cris des chiens qui hurlaient à la mort... et puis, à plusieurs reprises, comme un grand cri déchirant humain!...

—Un grand cri déchirant humain?...

—Le savant m'a dit que ce devait être là le cri de quelque maraudeur qui se battait sur le bord de la Marne... Ma foi, il criait comme si on l'assassinait... Le pays est désert... La maison est isolée... Tant est que je n'y suis point retourné...

M. Hippolyte Patard, pendant ces derniers mots, s'était assis à une table et consultait un indicateur.

—Alors! dit-il.

—Où ça?

—Mais chez le grand Loustalot!... Nous avons un train dans cinq minutes... Comme ça, il n'y aura que demi-mal, puisque vous n'êtes officiellement reçu que demain!...

—Bah! fit Lalouette, ça n'est point de refus!... Avec vous, ça va!... vous les connaissez, les chiens?

—Oui, oui... et le géant Tobie aussi.

—Bravo!... Et nous dînerons au petit restaurant de La varenne, à côté de la gare, en attendant le train qui nous ramènera.

—A moins que Loustalot nous invite, fit M. Patard... chose très possible, s'il y pense!...

Ils s'apprêtèrent à descendre et à courir à la gare de Vincennes qui est toute proche.

A ce moment, la sonnerie du téléphone retentit à côté d'eux.

—Ce doit être Mme Lalouette, fit le nouvel académicien. Je vais lui annoncer que nous allons dîner à la campagne.

Et il s'en fut à l'appareil d'où il détacha le récepteur il écouta.

L'appareil était tout au fond de la pièce sous une petite ampoule électrique. Était-ce cette électricité qui produisait un jour défavorable, ou ce qu'il entendait qui l'émouvait à ce point, mais M. Lalouette était vert. M. Patard, inquiet, demanda:

—Qu'est-ce qu'il y a?...

M. Lalouette se pencha sur l'appareil:

—Ne t'en va pas, Eulalie. Il faut que tu répètes cela à M. le secrétaire perpétuel.

—Qu'est-ce que c'est? demanda celui-ci, fébrile.

—C'est une lettre de M. Eliphas de La Nox! répondit Lalouette de plus en plus vert.

M. Patard, lui, devint jaune et, après avoir poussé un cri de stupéfaction, mit hâtivement l'un des récepteurs à son oreille.

Les deux hommes écoutaient.

Ils écoutaient la voix de Mme Lalouette qui leur transmettait le texte d'une lettre qui venait d'arriver pour M. Lalouette.—«Mon cher monsieur Lalouette. Je suis heureux de votre succès et je suis bien certain qu'avec un homme comme vous, il n'est pas à craindre que quelque fâcheuse émotion vienne interrompre le fil de votre discours. Comme vous le voyez par le timbre de cette lettre, je suis toujours à Leipzig mais, depuis que je vous ai vu, j'ai eu la curiosité de me documenter sur cette étrange affaire de l'Académie. Et maintenant que j'ai réfléchi, j'en suis à me demander s'il est vraiment aussi naturel que cela que trois académiciens meurent de suite avant de s'asseoir dans le fauteuil de Mgr d'Abbeville! Il y avait peut-être quelque part un intérêt réel à ce qu'ils disparussent!... Et voilà ce que je me suis dit: ça n'est pas, après tout, une raison parce que je ne suis pas un assassin, pour qu'il n'y ait plus d'assassins sur la terre! En tout cas, ces réflexions ne sauraient vous arrêter. Même s'il y a eu des raisons à la disparition de MM. Mortimar, d'Aulnay et Latouche, il se peut très bien qu'il n'y en ait aucune pour faire disparaître M. Gaspard Lalouette. Compliments et mes meilleurs souvenirs à Mme Lalouette.

ELIPHAS DE SAINT-ELME DE TAILLEBOURG DE LA NOX.»


XIII. Dans le train

Dans le train qui les conduisait à La Varenne-Saint-Hilaire, M. Hippolyte Patard et M. Gaspard Lalouette réfléchissaient.

Et leurs réflexions devaient être assez maussades, car ils ne mettaient aucun empressement à se les communiquer.

La lettre d'Eliphas était pleine d'un terrible bon sens! Ce n'est pas une raison parce que je ne suis pas un assassin pour qu'il n'ait plus d'assassins sur la terre!

Cette phrase leur était entrée dans la tête, comme une vrille à tous les deux. Évidemment, celui qu'elle faisait souffrir le plus était M. Lalouette, mais M. Patard était bien malade, il avait naturellement demandé des explications à M. Lalouette qui lui avait narré, par le menu, la visite de l'inoffensif Eliphas. Il n'y avait plus, du reste, aucun inconvénient à cette confidence, puisque M. Lalouette était bien définitivement élu. Mais, s'il ne l'avait pas été—élu—, je crois bien qu'après cette lettre d'Eliphas, M. Lalouette eût tout raconté tout de même, car en vérité, il en était maintenant à se demander s'il avait lieu de se réjouir autant que cela de son élection.

Quant à M. Hippolyte Patard, le dépit qu'il avait conçu dans l'instant, d'avoir été soigneusement écarté par le prudent Lalouette d'un incident aussi considérable que celui de la réapparition d'Eliphas n'avait pas duré sous le coup des idées particulièrement lugubres soulevées par la tranquille hypothèse d'Eliphas de La Nox lui-même: «Si ce n'est moi, c'est peut-être un autre!...»

«Est-ce aussi naturel que cela que trois académiciens meurent de suite, avant de s'asseoir dans le fauteuil de Mgr d'Abbeville?» Encore une phrase qui lui dansait devant les yeux...

Mais c'était surtout la dernière qui tracassait ce pauvre M. Lalouette.

«S'il y a eu des raisons à la disparition de MM. Mortimar d'Aulnay et Latouche, il se peut très bien qu'il n'y en ait aucune pour faire disparaître M. Gaspard Lalouette...» Il se peut!!!... M. Lalouette ne pouvait avaler ce «Il se peut!!!».

Il regarda M. Patard... La mine de M. le secrétaire perpétuel était de moins en moins rassurante...

—Écoutez, Lalouette, fit-il tout à coup, la lettre de cet Eliphas m'ouvre des horizons plutôt sombres... mais en toute conscience, j'estime qu'il n'y a pas lieu de vous alarmer...

—Ah! répondit Lalouette, la voix légèrement altérée, mais vous n'en êtes pas sûr?...

—Oh! maintenant, depuis la mort de Martin Latouche, je ne suis plus sûr de quoi que ce soit au monde... J'ai eu trop de remords avec l'autre... Je ne voudrais pas en avoir avec vous!...

—Hein?... s'exclama sourdement Lalouette en se dressant de toute sa hauteur devant M. Patard. Est-ce que vous me croyez déjà mort?...

Un cahot rejeta le marchand de tableaux sur la banquette où il s'affala avec un gémissement.

—Non, je ne vous crois pas mort, mon ami... dit doucement M. Patard consolateur, en posant sa main sur celle du récipiendaire, mais cela ne m'empêche pas de penser que les décès des trois autres n'ont peut-être pas été si naturels que cela...

—Les trois autres!... frissonna Lalouette.

—Cet Eliphas parle bien... Ce qu'il dit fait réfléchir... et vient assez singulièrement réveiller dans mon esprit des souvenirs d'enquête personnelle... Mais dites-moi, monsieur Lalouette, vous ne connaissiez ni M. Mortimar ni M. d'Aulnay, ni M. Latouche?

—Je ne leur ai jamais parlé de la vie...

—Tant mieux!... soupira M. le secrétaire perpétuel, vous me le jurez? insista-t-il.

—Je vous le jure sur la tête d'Eulalie, mon épouse.

—C'est bien! fit M. Patard... Rien donc ne saurait vous lier à leur sort...

—Vous me rassurez un peu, monsieur le secrétaire perpétuel... Mais vous pensez donc que quelque chose les liait au sort les uns des autres?...

—Oui, je le pense maintenant... depuis la lettre d'Eliphas... ma parole!... La pensée de ce sorcier nous avait tous hypnotisés, et, à cause de toute son impossible sorcellerie, on n'a point cherché ailleurs le secret naturel, et criminel peut-être, de cette épouvantable énigme... Il y avait peut-être quelque part un intérêt réel à ce qu'ils disparussent.... répéta M. Patard avec une exaltation tout à fait comme se parlant à lui-même: C'est bien cela?... c'est bien cela?...

—Quoi! C'est bien cela!... Que voulez-vous dire?...

Qu'avez-vous? vous me rassuriez tout à l'heure et vous m'épouvantez à nouveau!... Savez-vous quelque chose?... implora Lalouette qui faisait pitié à voir Les deux hommes s'étreignaient les mains.

—Je ne sais rien, si l'on veut! gronda M. Patard... Mais je sais quelque chose, si je réfléchis!... Ces trois hommes ne se connaissaient pas, vous entendez bien, monsieur Lalouette, avant la première élection pour la succession de Mgr d'Abbeville... Ils ne s'étaient jamais vus!... Jamais!... J'en ai acquis la certitude, bien que M. Latouche m'ait menti en me disant qu'ils étaient tous trois d'anciens camarades... Eh bien! aussitôt après l'élection, ils se réunissent... ils se voient en cachette... tantôt chez l'un, tantôt chez l'autre... On a dit que c'était pour parler du sorcier... et pour déjouer ses menaces, et on l'a cru et je l'ai cru moi-même... Quelle niaiserie!... Ils devaient avoir autre chose à se raconter!... Ils devaient tous avoir à redouter quelque chose... car ils se cachaient bien! Et on ne les entendait pas!...

—Vous êtes sûr de cela?... fit Lalouette qui ne respirait plus...

—Quand je vous le dis!... oh! j'ai pris mes renseignements... Savez-vous où ils se sont rencontrés pour la première fois?...

—Ma foi non!...

—Devinez!

—Comment voulez-vous?...

—Eh bien, ici!... oui!... ici!... parfaitement... dans ce train... par le plus grand hasard... ils se sont rencontrés, allant faire visite, avant l'élection, à M. Loustalot!... Ils sont revenus ensemble, bien entendu—et, depuis, il a dû leur arriver quelque chose de terrible, avant leur mystérieuse mort, puisqu'ils se sont donné des rendez-vous aussi secrets... voilà ce que je pense, moi...

—C'est peut-être vrai... Il leur sera arrivé quelque chose qu'on ne sait pas... mais à moi, monsieur le secrétaire perpétuel, à moi, il ne m'est rien arrivé, à moi...

—Non! non! A vous, il ne vous est rien arrivé... voilà pourquoi je pense qu'en ce qui vous concerne, vous pouvez être tranquille, mon cher monsieur Lalouette!... oui... ma foi... à peu près tranquille... je vous dis «à peu près»... entendez bien... parce que maintenant... je ne veux plus prendre aucune responsabilité... aucune.

A ce moment le train stoppa. Sur le quai un employé cria:

«La Varenne-Saint-Hilaire!» M. Patard et M. Lalouette sursautèrent. Ah! bien! ils étaient loin de La varenne, et ils ne pensaient même plus à ce qu'ils étaient venus y faire...

Cependant ils descendirent, et M. Lalouette dit à M. Patard:

—Monsieur Patard, vous auriez dû me raconter ce que vous venez de me dire là, lors de votre première visite à mon magasin...


XIV. Un grand cri déchirant humain

Ils ne trouvèrent point de voiture à la gare et il leur fallut prendre le chemin de Chennevières à la nuit tombante.

Sur le pont de Chennevières avant de descendre sur la rive de la Marne, chemin qui conduisait, par le plus court, à la demeure isolée de M. Loustalot, M. Lalouette arrêta son compagnon.

—Enfin, mon cher monsieur Patard, demanda-t-il sourdement, vous ne croyez point, vous, qu'ils vont m'assassiner?...

—Qu'ils? s'exclama M. le secrétaire perpétuel, qui paraissait fort énervé.

—Mais, est-ce que je sais, moi?... Ceux qui ont assassiné les autres!...

—Qu'est-ce qui vous dit que les autres ont été assassinés, d'abord? fit-il, sur un ton, cette fois, de chien hargneux.

—Mais vous!...

—Moi! je n'ai rien dit, entendez-vous! parce que je ne sais rien!...

—C'est que je vais vous avouer une chose, monsieur le secrétaire perpétuel: je veux bien moi, être de l'Académie...

—Vous en êtes!...

—C'est vrai! soupira M. Lalouette.

Ils descendirent sur la berge... M. Lalouette était poursuivi par une idée fixe.

—Mais je voudrais tout de même bien ne pas être assassiné, fit-il.

M. Hippolyte Patard haussa les épaules. Cet homme qui ne savait pas lire, mais qui savait parfaitement qu'en se présentant à l'Académie il n'avait rien à craindre de tout ce que tous les autres qui ne se présentaient pas redoutaient, cet homme, qu'il avait pris pour un héros et qui n'avait été qu'un malin, commençait à lui être moins sympathique. Il résolut de le rappeler assez rudement au respect de lui-même:

—Mon cher monsieur, il y a des situations dans la vie qui valent bien que l'on risque quelque chose!...

«Et allez donc! Ça c'est envoyé!» pensa M. Hippolyte Patard. C'est qu'en vérité il trouvait les plaintes de ce M. Lalouette tout à fait nauséabondes. La situation avait beau apparaître difficile, mystérieuse, et, à tout prendre, menaçante, M. Hippolyte Patard pensa qu'elle était encore bien belle pour M. Lalouette qu'elle faisait académicien.

M. Lalouette avait baissé le nez; quand il le releva ce fut pour laisser tomber dans la fraîcheur du soir cette phrase qui était, en toute sincérité, immonde...

—Est-ce bien nécessaire, dit-il, que je le prononce, ce discours?...

Ils étaient alors sur le bord de la Marne. Les voiles de la nuit enveloppaient déjà les deux voyageurs. M. le secrétaire perpétuel regarda l'eau sournoise et profonde et la silhouette affalée de M. Lalouette. Il eut envie de le noyer tout simplement. Pan! Un coup d'épaule!...

Seulement, au lieu de précipiter cette chair flasque au sein des eaux, M. le secrétaire perpétuel alla prendre amicalement le bras de M. le récipiendaire...

Et cela parce que d'abord M. Hippolyte Patard était le moins criminel des hommes et qu'ensuite il venait de penser soudainement à ce que coûterait à l'illustre Compagnie une quatrième mort!...

Il en frémit. Ah! à quoi pensait-il donc? A inquiéter cet excellent M. Lalouette! Il se traita de fou! Il pressa le bras de M. Lalouette! Il jura à cet honnête homme, du fond du cœur une reconnaissance éternelle... Il essaya de réchauffer chez lui une ardeur académicienne qu'il se reprochait assurément d'avoir laissé s'éteindre. Il lui décrivit son triomphe du lendemain, il lui montra la foule enivrée et ravie, enfin, il fit fondre, comme on dit, le cœur de M. Lalouette en lui représentant, aux premières loges, Mme Lalouette vers qui allaient tous les hommages, comme à l'épouse glorieuse et rayonnante de l'Homme du jour!...

Finalement ils s'embrassèrent en se congratulant, en se réconfortant, en se traitant d'enfants qui s'étaient laissé assombrir par des idées noires. Et ils riaient tout haut, comme des braves, quand ils constatèrent qu'ils étaient arrivés à la griffe du grand Loustalot.

—Attention aux chiens! fit M. Lalouette.

Mais les chiens ne se faisaient pas entendre...

Chose curieuse, la griffe était ouverte.

M. Hippolyte Patard n'en sonna pas moins pour avertir de la présence d'étrangers.

—Où sont donc Ajax et Achille? dit-il... Et Tobie?... Il ne vient pas.

De fait, personne ne se dérangeait.

—Entrons! fit M. le secrétaire perpétuel.

—J'ai peur des chiens! recommença M. Lalouette.

—Eh! je vous dis que je les connais depuis longtemps! répéta M. Patard. Ils ne nous feront aucun mal.

—Alors, marchez devant, commanda bravement M. Lalouette.

Ainsi ils parvinrent jusqu'au perron. Le plus profond silence régnait dans le jardin, dans la cour et dans la maison.

La porte de la maison était également entrouverte. Ils la poussèrent. Un bec de gaz à demi ouvert éclairait le vestibule.

—Il y a quelqu'un? s'écria M. Patard, de sa voix de tête.

Mais aucune voix ne lui répondit.

Ils attendirent encore dans un extraordinaire silence.

Toutes les portes qui donnaient sur le vestibule étaient fermées.

Et, tout à coup, comme M. Patard et M. Lalouette restaient là, fort embarrassés, le chapeau à la main, les murs de la maison résonnèrent d'une clameur affreuse. La nuit retentit désespérément d'un grand cri déchirant humain...


XV. La cage

La mèche de M. le secrétaire perpétuel s'était dressée toute droite sur son crâne. M. Lalouette s'appuyait au mur, dans un grand état de faiblesse.

—Voilà le cri! gémit-il, le grand cri déchirant humain...

M. Patard eut encore la force d'émettre une opinion:

—C'est le cri de quelqu'un à qui il est arrivé un accident...

Il faudrait voir...

Mais il ne bougeait pas.

—Non! Non! C'est le même cri... je le connais... c'est un cri, fit à voix basse M. Lalouette, un cri qu'il y a comme ça... tout le temps... dans la maison...

M. Hippolyte Patard haussa les épaules.

—Écoutez, dit-il.

—Ça recommence... grelotta M. Lalouette.

On entendait maintenant comme une sorte de grondement douloureux, de gémissement lointain et ininterrompu.

—Je vous dis qu'il est arrivé un accident... cela vient d'en bas... du laboratoire... C'est peut-être Loustalot qui se trouve mal...

Et M. Patard fit quelques pas dans le vestibule. Nous avons dit que dans ce vestibule se trouvait l'escalier conduisant aux étages supérieurs, mais, sous cet escalier-là, il y en avait un autre qui descendait au laboratoire.

M. Patard se pencha au-dessus des degrés. Le gémissement arrivait là presque distinctement, mêlé de paroles incompréhensibles mais qui semblaient devoir exprimer une grande douleur.

—Je vous dis qu'il est arrivé un accident à Loustalot.

Et bravement M. Hippolyte Patard descendit l'escalier.

M. Lalouette suivit. Il dit tout haut:

—Après tout, nous sommes deux!

Plus ils descendaient, plus ils entendaient gémir et pleurer Enfin, comme ils arrivaient dans le laboratoire, ils n'entendirent plus rien.

Le laboratoire était vide.

Ils regardèrent partout autour d'eux.

Un ordre parfait régnait dans cette pièce. Tout était à sa place. Les cornues, les alambics, les fourneaux de terre dans la grande cheminée qui servait aux expériences, les instruments de physique sur les tables, tout cela était propre et net et méthodiquement rangé. Ce n'était point là, de toute évidence, le laboratoire d'un homme qui est en plein travail.

M. Patard en fut étonné.

Mais ce qui l'étonnait le plus était, comme je l'ai dit, de ne plus rien entendre... et de ne rien voir qui l'eût mis sur la trace de cette grande douleur qui leur avait «retourné les sangs» à tous les deux, M. Lalouette et lui.

—C'est bizarre! fit M. Lalouette, il n'y a personne.

—Non, personne!...

Et tout à coup, le grand cri les secoua à nouveau, leur déchirant le cœur et les entrailles.

Cela les avait comme soulevés de terre: cela venait même de sous la terre.

—On crie dans la terre! murmura M. Lalouette.

Mais M. Patard lui montrait déjà du doigt une trappe ouverte dans le plancher-Ça vient d'ici... fit-il.

Il y courut...

—C'est quelqu'un qui sera tombé par cette trappe et qui se sera brisé les jambes...

M. Patard se pencha au-dessus de la trappe: les gémissements à nouveau s'étaient tus.

—C'est incroyable! dit M. le secrétaire perpétuel... Il y a là une pièce que je ne connaissais pas... comme un second laboratoire sous le premier...

Et il descendit encore des marches, en examinant toutes choses prudemment, autour de lui.

Le laboratoire du dessous, comme celui du dessus, était éclairé par des papillons de gaz. M. Patard descendait avec précaution. M. Lalouette, qui regrettait décidément sa visite au grand Loustalot, arrivait.

Dans ce laboratoire souterrain, il y avait la même disposition que dans la pièce de dessus, pour toutes choses. Seulement toutes ces choses étaient dans un grand désordre, et en plein service, en cours d'expérience...

M. Patard cherchait. M. Lalouette ouvrait de grands yeux...

Ils n'apercevaient toujours personne...

Soudain, comme ils s'étaient retournés vers un coin de muraille, ils reculèrent en poussant un cri d'horreur Ce coin de muraille était ouvert et garni de barreaux. Et derrière ces barreaux, comme une bête fauve enfermée dans sa cage, un homme... oui, un homme aux grands yeux ardents les fixait en silence...

Comme ils ne disaient rien et qu'ils restaient là comme des statues, l'homme, derrière ses barreaux dit:

—Etes-vous venus pour me délivrer?... En ce cas dépêchez-vous... car je les entends qui reviennent... et ils vous tueraient comme des mouches...

Ni Patard ni Lalouette ne remuaient encore. Comprenaient-ils?

L'homme encore hurla:

—Etes-vous sourds?... Je vous dis qu'ils vous tueraient comme des mouches!... s'ils savent jamais que vous m'avez vu!... comme des mouches!... sauvez-vous!... sauvez-vous!... Les voilà!... je les entends!... Le géant fait craquer la terre!... Ah! malheur!... ils vont vous faire manger par les chiens!...

Et on entendit en effet des aboiements furieux, tout là-haut, sur la terre. Les deux visiteurs avaient compris cette fois!...

Ils tournèrent autour d'eux-mêmes comme s'ils étaient ivres... cherchant une issue. Et l'autre dans sa cage répétait en secouant les barreaux comme s'il voulait les arracher:

—Par les chiens!... S'ils savent que vous avez surpris le secret!... le secret du grand Loustalot... Ah! Ah! Ah!... comme des mouches... par les chiens!...

Patard et Lalouette, incapables d'en entendre davantage, affolés d'épouvante, s'étaient rués sur l'escalier qui conduisait à la trappe...

—Pas par là!... hurla l'homme, derrière les barreaux... vous ne les entendez donc pas qui descendent!... Ah! les voilà!... les voilà!... avec les chiens!...

Ajax et Achille avaient dû maintenant pénétrer dans la maison... car celle-ci retentissait de leurs coups de gueule formidables comme un enfer plein de l'aboiement des démons...

Patard et Lalouette étaient retombés au bas de l'escalier, hurlant leur effroi, comme des insensés et criant: «Par où?... par où?... par où?...» tandis que l'autre les couvrait d'injures, en leur ordonnant de se taire...

—Vous allez encore vous faire pincer comme les autres!

Et il vous tuera comme des mouches!... Taisez-vous donc... écoutez!... Ah! si les chiens s'en mêlent, le compte est bon!... Voulez-vous vous taire!...

Patard et Lalouette, croyant déjà voir apparaître les crocs terribles d'Ajax et d'Achille en haut de l'escalier de la trappe, s'étaient rués à l'autre extrémité de cette cave, contre les barreaux mêmes de la cage où l'homme était enfermé; et c'étaient eux maintenant qui suppliaient le malheureux de les sauver Ils l'imploraient avec des mots sans suite, avec des râles... Ah! ils enviaient l'homme dans sa cage...

Mais celui-ci leur avait pris à tous deux ce qui leur restait de cheveux, à travers les barreaux, et leur secouait la tête affreusement pour les faire taire:

—Taisez-vous!... Nous nous sauverons tous les trois!...

Écoutez donc!... Les chiens! La brute les emporte!... Ils les font taire!... Le géant fait craquer la terre, mais il ne se doute de rien! la brute!... Ah! quel idiot!... vous avez de la chance...

Et il les lâcha:

—Tenez! vite!... vite!... dans le tiroir de la table là-bas, une clef...

Lalouette et Patard tiraient le tiroir en même temps et le fouillaient fébrilement de leurs mains tremblantes.

—Une clef, continua l'autre... qui ouvre le passage... les chiens sont enchaînés... Il faut en profiter...

—Mais la clef!... la clef?... réclamaient les deux malheureux qui fouillaient en vain dans le tiroir...

—Eh bien, mais la clef de l'escalier qui monte dans la cour!... vite... cherchez!... Il la met là tous les jours... après m'avoir donné à manger...

—Mais il n'y a pas de clef!...

—Alors, c'est que le géant l'a gardée, la brute!... Silence!... Mais ne remuez donc plus! Ah! les voilà! les voilà!... ils descendent... Maintenant le géant fait craquer l'escalier!...

Lalouette et Patard tournaient... tournaient encore... prêts à se jeter sous les meubles, à se cacher dans les armoires...

—Ah! ne perdez donc pas la tête comme ça! souffla le prisonnier... ou nous sommes fichus!... Tenez, dans le recoin de la cheminée, là... oui, là, bien sûr... de chaque côté!...

Bougez pas!... ou je ne réponds plus de rien!... Tout à l'heure il ira dîner... Mais s'il vous voit... Il vous tuera comme des mouches... mes pauvres chers messieurs... comme des mouches!


XVI. Par les oreilles

Agonisants, MM. Patard et Lalouette s'étaient dissimulés chacun dans un coin de la grande cheminée du laboratoire souterrain. Là, ils étaient dans une nuit profonde. Ils ne voyaient rien. Tout ce qui leur restait de vie s'était réfugié dans les oreilles. En vérité, ils ne vivaient plus que par les oreilles.

Ce fut d'abord le géant Tobie qui, en descendant l'escalier du laboratoire souterrain, fit entendre quelques grognements funestes.

—Vous avez encore laissé la trappe ouverte, maître, dit-il, vous verrez que cela vous portera malheur... à la fin!...

On entendit les pas monstrueux de Tobie qui se rapprochaient de la cage, c'est-à-dire des barreaux derrière lesquels ils avaient découvert l'homme enfermé.

—Dédé a dû en profiter pour crier comme un sourd... T'as crié, Dédé?

—Certainement qu'il a crié... répondit la voix de fausset de M. Loustalot... je l'ai entendu, moi, quand j'étais au gros chêne et que je mettais les mains sur Ajax!... Mais il n'y a personne, à cette heure, dans les environs.

—On ne sait jamais... gronda le géant... vous pouvez recevoir des visites comme l'autre fois... Il faut toujours fermer la trappe... avec elle on est tranquilles... elle est rembourrée de crin... on n'entend rien...

—Si tu n'avais pas laissé la grille du jardin ouverte, vieux fou, et laissé échapper les chiens... Tu sais bien qu'ils ne rentrent qu'à ma voix... Je n'ai pas pensé à la trappe derrière moi...

—Tu as crié, Dédé? interrogea le géant.

Mais il n'obtint pas de réponse... L'homme, derrière ses barreaux, ne bougeait pas plus qu'un mort.

Le géant reprit:

—Les chiens étaient terribles, ce soir Ah! j'ai eu du mal à les enchaîner! Quand ils sont revenus, j'ai cru qu'ils allaient manger la maison... Ils étaient comme le soir où nous avons trouvé ici les trois messieurs en visite devant la cage à Dédé...

C'était un soir comme celui-là, maître, où les chiens s'étaient échappés et où il a fallu «leur courir après»...

—Ne me parle jamais de ce soir-là, Tobie, fit la voix chevrotante de Loustalot.

—C'est ce soir-là, continua le géant, que j'ai bien cru que ça nous porterait malheur!... car Dédé avait crié!... avait bavardé... N'est-ce pas, Dédé, que tu avais bavardé?

Pas de réponse...

—Mais c'est à eux, reprit le géant de sa voix grasse et lente, c'est à eux que ça a porté malheur... Ils sont morts...

—Oui, ils sont morts...

—Tous les trois...

—Tous les trois... répéta comme un écho sinistre la voix cassée du grand Loustalot.

—Ça, ricana lugubrement le géant... ça a été comme un fait exprès.

Loustalot ne lui répondit pas, mais quelque chose comme un soupir un soupir de terreur et d'angoisse passa sur la tête des deux hommes qui devaient, au bruit qu'ils faisaient avec les instruments, être occupés à quelque expérience.

—Tu as entendu? demanda Loustalot.

—C'est toi, Dédé? fit le géant.

—Oui, c'est moi, répondit la voix de l'homme aux barreaux.

—Tu es malade? demanda Loustalot... Regarde donc, Tobie, ce qu'il a. Dédé est peut-être malade? Il a crié tout à l'heure à se casser la poitrine... Il a peut-être faim? As-tu faim, Dédé?

—Tenez, fit la voix de l'homme dans la cage, voilà la «formule»! Elle est complète. Vous pouvez me donner à manger maintenant... J'ai bien gagné mon souper!

—Va lui chercher sa «formule», ordonna Loustalot, et donne-lui sa soupe...

—Regardez d'abord si la formule est bonne, répliqua Dédé... vous m'avez habitué à ne pas voler mon pain...

Il y eut les pas du géant et puis le bruit d'un morceau de papier froissé que le prisonnier devait passer à Tobie à travers les barreaux...

Et un silence pendant lequel certainement le grand Loustalot devait examiner la «formule».

—Oh! ça!... ça c'est épatant! s'exclama-t-il dans un véritable transport... c'est tout à fait épatant, Dédé!... Mais tu ne m'avais pas dit que tu travaillais à ça!...

—Je ne travaille qu'à ça depuis huit jours... nuit et jour... vous entendez?... nuit et jour... mais ce coup-ci, ça y est!...

—Oh! ça y est!...

Il y eut un grand soupir de Loustalot.

—Quel génie!... fit-il...

—Il a encore trouvé quelque chose? demanda Tobie.

—Oui, oui... Il a encore trouvé quelque chose... et ce qu'il a trouvé, il l'a enfermé dans une bien belle formule!...

Loustalot et Tobie se parlèrent alors à voix basse.

Si l'on avait encore eu la force d'écouter dans la cheminée, on n'aurait pu certainement rien entendre de ce qu'ils se disaient là...

Loustalot reprit tout haut:

—Mais c'est de la véritable alchimie, ça, mon garçon!... Ce que tu viens de trouver là, c'est quelque chose comme la transmutation des métaux!... Tu es sûr de l'expérience, Dédé?

—Je l'ai répétée trois fois avec du chlorure de potassium.

Ah! on ne dira plus que la matière est inaltérable!... c'est tout à fait autre chose!... Un véritable potassium nouveau que j'ai obtenu!... un potassium ionisé, sans parenté aucune avec le premier—Et de même pour le chlore? interrogea Loustalot.

—De même pour le chlore...

—Bigre!...

Loustalot et le géant se reparlèrent à voix basse, puis Loustalot encore:

—Qu'est-ce que tu veux pour ta peine, Dédé?

—Je voudrais bien des confitures et un bon verre de vin.

—Oui, ce soir, tu peux lui donner un bon verre de vin, obtempéra le grand Loustalot, ça ne peut pas lui faire de mal.

Mais tout à coup, la paix relative de cette cave profonde fut effroyablement troublée par Dédé. Il y eut comme une tempête souterraine, un déchaînement de fureurs, des cris, des lamentations, des malédictions!... M. Lalouette de son côté, M. Patard du sien, n'eurent que le temps d'arrêter sur les bords de leurs lèvres sèches la clameur suprême de leur épouvante... On sentait que l'homme s'était rué comme un animal féroce derrière les barreaux de sa cage.

—Assassins! hurlait-il... Assassins!... misérables bandits, voleur de Loustalot!... Geôlier immonde, garde-chiourme de mon génie!... monstre à qui je donne la gloire et qui me paie d'un morceau de pain!... Tes crimes seront punis, tu entends, misérable!... Dieu te châtiera!... Ton forfait sera connu de l'univers!... Il faudra bien qu'ils viennent, les hommes qui me délivreront!... Tu ne les tueras pas tous!...

Et je te traînerai comme une charogne infâme avec une pique de boucher, bandit!... Par la peau du cou...

—Assez! fais-le taire, Tobie! râla Loustalot.

On entendit un bruit de grille de fer qui tourna sur ses gonds.

—Je ne me tairai pas!... Par la peau du cou! Par la peau du cou!... Non! non! Pas cela!... Au secours! au secours!...

Oui, je me tais... je me tais!... Par la peau du cou, aux gémonies!... je me tais!...

Et le bruit de la grille de fer recommença sur ses gonds...

Et il n'y eut plus bientôt, dans la cave profonde, qu'un gémissement qui allait s'apaisant, de plus en plus, comme quelqu'un qui s'endort après une grande colère ou qui meurt...