Et la Babette pleura.

—Oh! ça lui portera malheur!... ça lui portera malheur!

Dans ses larmes, elle disait encore:

—J'ai des pressentiments... des hantises qui ne trompent pas... N'est-ce pas, monsieur le Perpétuel, que ce ne serait pas naturel s'il mourait comme les autres... Alors ne faites pas tout pour qu'il meure comme les autres... ne lui faites pas faire son compliment!...

—Ça, répondit tout de suite M. Hippolyte Patard, dont les yeux étaient humides... ça, c'est impossible!... Il faut bien que quelqu'un finisse par prononcer l'éloge de Mgr d'Abbeville.

—Moi, ça m'est égal, répliqua Babette. Mais lui, hélas! Il ne pense qu'à ça. A faire des compliments de Mgr d'Abbeville...

Il n'est pas méchant pour un sou... Ah! des compliments, il lui en fera!... C'est pas ça qui le retiendra d'être de votre Académie... mais j'ai des hantises, je vous dis.

Tout à coup la Babette s'était arrêtée de pleurer—Chut! fit-elle.

Elle fixait maintenant, d'un air farouche, le trottoir d'en face... M. le secrétaire perpétuel suivit ce regard, et il aperçut alors, en plein sous le réverbère, la boîte qui marche; seulement la boîte avait maintenant non seulement des jambes, mais une tête... une extraordinaire tête chevelue et barbue... qui dépassait à peine l'énorme caisse...

—Un joueur d'orgue de Barbarie... murmura M. Hippolyte Patard.

—Un vielleux!... corrigea dans un souffle la Babette, pour qui tous les joueurs de musique, dans les cours, étaient des vielleux... Le voilà revenu, ma parole! Il nous croit peut-être couchés; bougez plus!

Elle était tellement émue qu'on entendait battre son cœur...

Elle dit encore entre ses dents:

—On va bien voir ce qu'il va faire!

En face, la boîte qui marche ne marchait plus.

Et la tête chevelue, barbue, au-dessus de la boîte, regardait, sans remuer du côté de M. Patard et de la Babette, mais certainement sans les voir.

Cette tête était si broussailleuse qu'on n'en pouvait distinguer aucun trait; mais ses yeux étaient vifs et perçants.

M. Hippolyte Patard pensa: «J'ai vu ces yeux-là quelque part,» Et il en fut plus inquiet. Cependant, il n'avait pas besoin d'événement nouveau pour accroître un trouble qui allait tout seul s'élargissant. L'heure était si bizarre, si incertaine, si mystérieuse, au fond de cette vieille cuisine, derrière les barreaux de cette fenêtre obscure, en face de cette brave servante qui lui avait retourné le cœur avec ses questions... (En vérité! En vérité! Il avait répondu que ces deux morts étaient naturelles!... Et si l'autre aussi, le troisième, allait mourir! Quelle responsabilité pour M. Hippolyte Patard, et quels remords!) Et le cœur de M. le Perpétuel battait maintenant aussi fort que celui de la vieille Babette...

Que faisait, à cette heure, sur ce trottoir désert, la tête chevelue, barbue, au-dessus de l'orgue de Barbarie? Pourquoi la boîte avait-elle si singulièrement marché tout à l'heure, paraissant, disparaissant, revenant après avoir été chassée?

(Car certainement, c'était elle que la vieille Babette avait poursuivie si ardemment, de toute la vitesse de ses galoches, sur les trottoirs, jusqu'au fond de la nuit.) Pourquoi la boîte était-elle revenue sous le réverbère d'en face, avec cette barbe impénétrable, et ces petits yeux papillotants?...

—On va bien voir ce qu'il va faire... avait dit Babette...

...Mais il ne faisait rien que regarder...

—Attendez! souffla la servante... attendez!

Et, avec mille précautions, elle se dirigea vers la porte de la cuisine... Évidemment, elle allait recommencer sa chasse...

Ah! elle était brave, malgré sa peur!...

M. le secrétaire perpétuel avait, un instant, quitté des yeux la boîte immobile sur le trottoir pour suivre les mouvements de Babette; quand il regarda à nouveau dans la rue, la boîte avait disparu.

—Oh! Il est parti, fit-il.

Babette revint près de la fenêtre. Elle regarda, elle aussi, dans la rue...

—Plus rien! gémit-elle. Il me fera mourir de peur!... Si jamais je tiens sa barbe dans mes doigts crochus!...

—Qu'est-ce qu'il veut?... demanda à tout hasard M. le secrétaire perpétuel.

—Il faut le lui demander, monsieur le Perpétuel! il faut le lui demander!... Mais il ne se laisse pas approcher... Il est plus fuyant qu'une ombre... et puis, vous savez, moi, je suis de Rodez! et les vielleux ça porte malheur!

—Ah! fit M. le Perpétuel en touchant le manche de son parapluie... Et pourquoi?

Babette, pendant qu'elle se signait, prononça à voix très basse:

—La Bancal...

—Quoi? La Bancal?

—...La Bancal avait fait venir des vielleux qui jouaient de la musique dans la rue, pour qu'on ne l'entende pas assassiner ce pauvre M. Fualdès... C'est pourtant bien connu ça... monsieur le Perpétuel.

—Oui, oui, je sais... en effet, l'affaire Fualdès... Mais je ne vois pas...

—Vous ne voyez pas?... Mais entendez-vous? Entendez-vous?

Et la Babette, penchée dans un geste tragique, l'oreille collée au carreau, semblait entendre des choses qui n'arrivaient point jusqu'à M. Hippolyte Patard, ce qui n'empêcha point celui-ci de se lever dans une grande agitation.

—Vous allez me conduire auprès de M. Martin Latouche, tout de suite, fit-il en s'efforçant de montrer quelque autorité.

Mais la Babette était retombée sur sa chaise...

—Je suis folle! fit-elle... J'avais cru... mais ce n'est pas possible des choses pareilles... vous n'avez rien entendu, vous, monsieur le Perpétuel?

—Non, rien du tout...

—Oui... je deviendrai folle avec ce vielleux qui ne nous quitte plus.

—Comment cela? Il ne vous quitte plus.

—Eh! en plein jour dans le moment qu'on s'y attend le moins, on le trouve dans la cour... Je le chasse... Je le retrouve dans l'escalier... Dans un coin de porte, n'importe où... Tout lui est bon pour cacher sa boîte à musique... Et la nuit, il rôde sous nos fenêtres...

—Voilà, en effet, qui n'est pas naturel, prononça M. le secrétaire perpétuel.

—Vous voyez bien!... Je ne vous le fais pas dire...

—Il y a longtemps qu'il rôde par ici?

—Depuis trois mois environ...

—Tant de temps que ça?...

—Oh! il est quelquefois des semaines sans reparaître...

Tenez la première fois que je l'ai vu, c'était le jour...

Et la Babette s'arrêta.

—Eh bien? interrogea Patard, frappé de ce silence subit.

La vieille servante murmura:

—Il y a des choses que je ne dois pas dire... mais, tout de même, monsieur le Perpétuel, le vielleux nous est venu dans le temps que M. Latouche s'est présenté à votre Académie... même que je lui ai dit: c'est pas bon signe! Et c'est justement dans le temps que les autres sont morts. Et quand on reparle de votre Académie, c'est toujours dans ce temps-là qu'il revient... Non, non, tout ça, c'est pas naturel... Mais je peux rien vous dire...

Et elle secoua la tête avec énergie. M. Patard était maintenant fort intrigué. Il se rassit. Babette reprenait, comme se parlant à elle-même:

—Il y a des fois que je me raisonne... Je me dis que c'est une idée comme ça. Rodez, quand on voyait, de mon temps, un vielleux, on se signait, et les petits enfants lui jetaient des pierres... et il se sauvait.

Et elle ajouta, pensive:

—Mais celui-là, il revient toujours.

—Vous disiez que vous ne pouviez rien me dire, insinua M. Patard; est-ce qu'il s'agit des vielleux?

—Oh! Il n'y a pas que les vielleux...

Mais elle secoua encore la tête, comme pour chasser l'envie qui la tenaillait de parler. Plus elle secouait la tête, plus M. Patard désirait que la vieille Babette parlât.

Il dit, résolu à frapper un grand coup:

—Après tout, ces morts-là... ne sont peut-être pas si naturelles qu'on pourrait le croire... Et si vous savez quelque chose, madame, vous serez plus coupable que nous tous... de tout ce qui pourra arriver.

La Babette joignit les mains comme en prière...

—J'ai juré sur le bon Dieu, fit-elle.

M. Patard se leva tout droit.

—Conduisez-moi, madame, auprès de votre maître.

La Babette sursauta:

—Alors, c'est bien fini? implora-t-elle.

—Quoi donc? interrogea d'une voix un peu rude M. le secrétaire perpétuel.

—Je vous demande: c'est bien fini? vous l'avez élu de votre Académie... il en est... et il dira des compliments à votre Mgr d'Abbeville?

—Mais oui, madame.

—Et il fera son compliment... devant tout le monde?

—Certainement.

—Comme les deux autres.

—Comme les deux autres?... Il le faut bien!

Mais ici la voix de M. le secrétaire perpétuel n'était plus rude du tout... Elle tremblait même un peu.

—Eh bien, vous êtes des assassins! fit la Babette, tranquillement, avec un grand signe de croix, et elle continua:

—...Mais je ne laisserai pas assassiner M. Latouche, et je le sauverai malgré lui... malgré ce que j'ai juré... Monsieur le Perpétuel, asseyez-vous... je vais tout vous dire.

Et elle se jeta à genoux sur le carreau.

—J'ai juré sur mon salut, et je manque à mon serment... Mais le bon Dieu qui lit dans mon cœur me pardonnera. Voilà exactement ce qui est arrivé...

M. Patard écoutait avidement la Babette, en regardant vaguement, par le volet entrouvert, dans la rue... Il vit que le vielleux était revenu et qu'il levait ses yeux papillotants en l'air fixant quelque chose au-dessus de la tête de M. Patard, vers le premier étage de la maison. M. Patard tressaillit. Toutefois, il resta assez maître de lui pour ne point révéler, par quelque mouvement brusque, à la Babette ce qui se passait dans la rue... Et elle ne fut pas interrompue dans son récit.

A genoux, elle ne pouvait rien voir. Et elle n'essayait de rien voir. Elle parlait douloureusement, en soupirant, et d'une seule traite, comme à confesse... pour être plus tôt débarrassée du poids qui pesait sur sa conscience.

—Il est donc arrivé que deux jours après que vous n'avez pas voulu de mon maître à votre Académie (car à ce moment-là, vous n'en avez pas voulu, et vous avez pris à sa place un M. Mortimar comme vous avez pris après le M. d'Aulnay), eh bien, un après-midi que je devais m'absenter et où j'étais restée cependant à ma cuisine, sans que M. Latouche en sache rien, j'ai vu arriver un monsieur qui a trouvé tout seul le chemin de l'escalier pour monter chez mon maître, et qui s'est enfermé avec lui. Je ne l'avais jamais vu. Cinq minutes plus tard, un autre monsieur que je ne connaissais pas non plus, est arrivé à son tour... et il est monté comme l'autre, rapidement, comme s'il avait peur qu'on l'aperçoive... et je l'ai entendu frapper à la porte de la bibliothèque qui a été ouverte tout de suite, et, maintenant, ils étaient trois dans la bibliothèque: M. Latouche et les deux inconnus.

«... Une heure, deux heures se sont passées comme ça... La bibliothèque est juste au-dessus de la cuisine... Ce qui m'étonnait le plus, c'est que je ne les entendais même pas marcher... On n'entendait rien de rien... Ça m'intriguait trop, et, je l'avoue, je suis curieuse. M. Latouche ne m'avait point parlé de ces visites-là... Je suis montée à mon tour, et j'ai collé mon oreille à la porte de la bibliothèque. On n'entendait rien... Ma foi, j'ai frappé, on ne m'a pas répondu... j'ai ouvert la porte... il n'y avait personne là-dedans... Comme il n'y a qu'une porte, la porte du petit bureau qui donne dans la bibliothèque, en dehors de la porte d'entrée, je suis allée à cette porte-là; mais j'étais plus étonnée, en y allant, que de tout le reste... car jamais, jamais je ne suis entrée dans le petit bureau de M. Latouche. Et jamais mon maître n'y a reçu personne; c'est une manie qu'il a, le brave homme; c'est là qu'il écrit, et pour être sûr de n'être pas dérangé, quand il est là-dedans... c'est comme s'il était dans un tombeau. Souvent, il m'a cédé sur bien des choses que je lui demandais raisonnablement, mais jamais il ne m'a cédé là-dessus. Il avait fait faire une clef spéciale, et pas plus moi qu'une autre, je n'ai jamais pu entrer dans le petit bureau. Là-dedans, il faisait son ménage lui-même. Il me disait: «Ce coin-là est à moi Babette, tout le reste t'appartient pour frotter et nettoyer.» Et voilà qu'il était enfermé là-dedans avec deux hommes que je ne connaissais ni d'Eve ni d'Adam...

«Alors, j'ai écouté... j'ai essayé, à travers la porte, de comprendre ce qui se passait, ce qui se disait. Mais on parlait très bas et j'enrageais de ne pas saisir... A la fin, j'ai cru comprendre qu'il y avait une discussion qui n'allait pas toute seule... Et tout à coup, mon maître, élevant la voix, a dit, et cela je l'ai entendu distinctement: «Est-ce bien possible? Il n'aurait pas de plus grand crime au monde!» Ça, je l'ai entendu!... de mes oreilles... C'est tout ce que j'ai entendu...

«J'en étais encore abasourdie... quand la porte s'est ouverte; les deux inconnus se sont jetés sur moi... «Ne lui faites pas de mal! s'est écrié M. Latouche qui refermait soigneusement la porte de son petit bureau... J'en réponds comme de moi-même!» Et il est venu à moi et m'a dit: «Babette, on ne te questionnera pas; tu as entendu ou tu n'as pas entendu!»

«Mais tu vas te mettre à genoux et jurer sur le bon Dieu que tu ne parleras jamais à âme qui vive de ce que tu as pu entendre et de ce que tu as vu! Je te croyais sortie, tu n'as donc pas vu ces deux messieurs venir chez moi. Tu ne les connais pas. Jure cela, Babette.»

Je regardais mon maître. Je ne lui avais jamais vu une figure pareille. Lui ordinairement si doux—j'en fais ce que je veux—la colère l'avait transformé. Il en tremblait! Les deux inconnus étaient penchés au-dessus de moi avec des figures de menaces. Je suis tombée à genoux, et j'ai juré tout ce qu'ils ont voulu... Alors, ils sont partis... l'un après l'autre, en regardant dans la rue avec précaution... J'étais redescendue plus morte que vive, dans la cuisine, et je les regardais s'éloigner, quand j'ai aperçu... justement... pour la première fois... le vielleux!... Il était debout, comme tout à l'heure, sous le réverbère... J'ai fait le signe de la croix... le malheur était sur la maison.»

M. le secrétaire perpétuel, tout en écoutant de toutes ses oreilles la vieille Babette, avait suivi des yeux les mouvements du vielleux. Et il n'avait pas été peu impressionné de le voir faire, au-dessus de sa boîte, des signes mystérieux... enfin, une fois encore, la boîte qui marche s'était évanouie dans la nuit.

La Babette s'était relevée.

—J'ai fini, répéta-t-elle. Le malheur était sur la maison.

—Et ces hommes, demanda M. Patard, que le récit de la gouvernante inquiétait au-delà de toute expression... Ces hommes, vous les avez revus?

—Il y en a un que je n'ai jamais revu, monsieur le Perpétuel, parce qu'il est mort. J'ai vu sa photographie dans les journaux... C'est ce M. Mortimar.

M. le Perpétuel bondit.

—Mortimar... Et l'autre, l'autre?

—L'autre? J'ai vu aussi sa photographie dans les journaux... C'était M. d'Aulnay!...

—M. d'Aulnay!... Et vous l'avez revu, celui-là?

—Oui... celui-là... je l'ai revu... Il est revenu ici la veille de sa mort, monsieur le Perpétuel.

—La veille de sa mort... Avant-hier?

—Avant-hier!... Ah! je ne vous ai pas tout dit! Il le faut!...

Et il n'était pas plus tôt arrivé, que je retrouvais le vielleux dans la cour!... Aussitôt qu'il m'a eu vue, il s'est sauvé comme toujours... Mais j'ai pensé aussitôt: «Mauvais signe, mauvais signe!...» Monsieur le Perpétuel, ma grand-tante me le disait toujours: «Babette, méfie-toi des vielleux!...» Et ma grand-tante, qui avait atteint un grand âge, monsieur le Perpétuel, s'y connaissait pour ça... Elle habitait juste en face de La Bancal, dans mon pays natal, à Rodez, la nuit qu'ils ont assassiné le Fualdès... et elle a entendu l'air du crime... l'air que les joueux d'orgue et les vielleux «tournaient» dans la rue, pendant que sur la table, La Bancal et Bastide et les autres coupaient la gorge au pauvre homme... C'était un air... qui lui est toujours resté dans les oreilles... à la pauvre vieille, et qu'elle m'a chanté autrefois, en grand secret, tout bas, pour ne compromettre personne... un air... un air...

Et la Babette s'était soudain dressée avec des gestes d'automate... Son visage, éclairé par la lueur rouge et pâlotte du réverbère d'en face, exprimait la plus indicible terreur... Son bras tendu montrait la rue d'où une ritournelle lente, lointaine, désespérément mélancolique venait.

—Cet air-là!... râla-t-elle. Tenez... c'était cet air-là!


IV. Martin Latouche

Aussitôt, on entendit, dans la pièce qui se trouvait juste au-dessus de la cuisine, un grand fracas, un bruit de meubles que l'on renverse, comme une vraie bataille. Le plafond en était retentissant.

La Babette hurla:

—On l'assassine!... Au secours!...

Et elle bondit vers l'âtre, y saisit un tisonnier et se rua hors de la cuisine, traversant la voûte, escaladant les degrés qui conduisaient au premier étage.

M. Hippolyte Patard avait murmuré:

—Mon Dieu!...

Et il était resté là, les tempes battantes, anéanti par l'effroi, brisé par l'horreur de la situation, cependant que dans la rue la ritournelle maudite, l'air banal, historique et terrible prolongeait tranquillement son rythme complice de quelque nouveau forfait... musique du diable qui avait toujours empêché d'entendre les cris de ceux que l'on égorge... et qui arrivait maintenant toute seule, couvrant tout autre bruit, jusqu'aux oreilles bourdonnantes de M. Hippolyte Patard... jusqu'à son cœur glacé.

Il put croire qu'il allait s'évanouir.

Mais la honte qu'il conçut soudain de sa pusillanimité le retint sur le bord de cet abîme obscur où l'âme humaine, prise de vertige, se laisse choir. Il se souvint à temps qu'il était le secrétaire perpétuel de l'Immortalité, et ayant fait, pour la seconde fois dans cette soirée mouvementée, le sacrifice de sa misérable vie, il se livra à un grand effort moral et physique qui le conduisit, quelques secondes plus tard, armé, à gauche, d'un parapluie, à droite, d'une paire de pincettes, devant une porte du premier étage que la Babette ébranlait à grands coups de tisonnier... et qui, du reste, s'ouvrit tout de suite.

—Tu es toujours aussi toquée, ma pauvre Babette? fit une voix frêle, mais paisible.

Un homme d'une soixantaine d'années, d'apparence encore robuste, aux cheveux grisonnants qui bouclaient, à la belle barbe blanche, encadrant une figure rose et poupine, aux yeux doux, était sur le seuil de la porte, tenant une lampe.

C'était Martin Latouche.

Aussitôt qu'il aperçut M. Hippolyte Patard entre ses pincettes et son parapluie, il ne put retenir un sourire:

—Vous, monsieur le secrétaire perpétuel! Que se passe-t-il donc? demanda-t-il en s'inclinant avec respect.

—Eh! monsieur! c'est nous qui vous le demandons! s'écria la Babette en jetant son tisonnier C'est-il Dieu possible de faire un bruit pareil! Nous avons cru qu'on vous assassinait!... Avec ça que le vielleux est en train de «tourner» l'air du Fualdès dans la rue, sous nos fenêtres...

—Le vielleux ferait mieux d'aller se coucher!... répondit tranquillement Martin Latouche, et toi aussi, ma bonne Babette!... (Et, se tournant vers M. Patard:) Monsieur le secrétaire perpétuel, je serais bien curieux de savoir ce qui me vaut, à cette heure, le grand honneur de votre visite...

Ce disant, Martin Latouche avait fait entrer M. Patard dans la bibliothèque et l'avait débarrassé de sa paire de pincettes. La Babette avait suivi.

Elle regardait partout.

Tous les meubles étaient en ordre... les tables, les casiers occupaient leur place accoutumée...

—Mais enfin, M. le Perpétuel et moi, nous n'avons pas rêvé! déclara-t-elle. On aurait dit qu'on se battait ici ou qu'on déménageait...

—Rassure-toi, Babette... c'est moi, dans le petit bureau, qui ai remué maladroitement un fauteuil... Et maintenant, dis-nous bonsoir!

La Babette regarda avec méfiance la porte du petit bureau, cette porte qui ne s'était jamais ouverte pour elle, et elle soupira:

—On s'est toujours méfié de moi, ici!

—Va-t'en, Babette!...

—On dit qu'on ne veut plus de l'Académie...

—Babette, veux-tu t'en aller!

—Et on en est tout de même...

—Babette!

—On écrit des lettres qu'on ne met pas à la poste...

—Monsieur le secrétaire perpétuel, cette vieille servante est insupportable!...

—On s'enferme à deux tours de clef dans sa bibliothèque et on ne vous ouvre que quand on a à demi défoncé la porte!...

—Je ferme ce que je veux!... Et j'ouvre quand je veux!... Je suis le maître ici!...

—Ce n'est pas ce qu'on discute... on est toujours le maître de faire des bêtises...

—Babette!... En voilà assez!...

—...de recevoir en secret des inconnus...

—Hein?

—...des inconnus de l'Académie...

—Babette, il n'y a pas d'inconnus à l'Académie!...

—Oh! ceux-là ne sont connus, ma foi, que parce qu'ils y sont morts!...

La servante n'avait pas plus tôt prononcé ces derniers mots que ce grand doux homme de Martin Latouche lui avait sauté à la gorge.

—Tais-toi!...

C'était la première fois que Martin Latouche se livrait à des voies de fait sur sa servante.

Il regretta aussitôt son geste, et fut particulièrement honteux devant M. Hippolyte Patard et s'excusa:

—Je vous demande pardon, dit-il, en essayant de dompter l'émotion, qui, visiblement, l'étreignait, mais cette vieille folle de Babette a, ce soir le don de m'exaspérer. Et il y a des moments où les plus calmes... Ah! l'entêtement des femmes est terrible!... Asseyez-vous donc, monsieur...

Et Martin Latouche présenta à M. Patard un fauteuil qui tournait son dossier à Babette, et lui-même tourna le dos à Babette. On allait essayer d'oublier qu'elle était là, puisqu'elle ne voulait pas s'en aller.

—Monsieur, fit la Babette tout à coup, après ce que vous venez de faire, je peux m'attendre à tout et vous allez peut-être me tuer. Mais j'ai tout dit à M. le Perpétuel.

Martin Latouche se retourna d'un seul coup. A ce moment, sa tête était entièrement dans l'ombre et M. Hippolyte Patard ne put lire sur ce visage obscur les sentiments qui l'animaient mais la main de l'homme, qui s'appuyait sur la table, tremblait. Et Martin Latouche fut quelques secondes sans pouvoir prononcer une parole. Enfin, dominant son émoi, il prononça, d'une voix altérée:

—Qu'est-ce que vous avez dit à M. le secrétaire perpétuel, Babette?

C'était la première fois qu'il disait «vous» à la vieille gouvernante, devant M. Patard. Celui-ci le remarqua, comme un signe certain de la gravité de la situation.

—J'ai dit que MM. Mortimar et d'Aulnay étaient venus trouver Monsieur ici, qu'ils s'étaient enfermés avec Monsieur dans le petit bureau, avant d'aller mourir en faisant des compliments à l'Académie.

—Vous aviez juré de vous taire, Babette.

—Oui, mais je n'ai parlé que pour sauver Monsieur... car si je n'y prenais garde, Monsieur irait mourir là-bas comme les autres.

—Bien, fit la voix cassée de Martin Latouche. Et qu'est-ce que vous avez encore dit à M. le secrétaire perpétuel?

—Je lui ai dit ce que j'avais entendu en écoutant derrière la porte du petit bureau.

—Babette! écoute-moi bien! reprit Martin Latouche qui cessa dans l'instant de dire «vous» à la gouvernante pour la tutoyer à nouveau, ce qui parut plus grave encore à M. Patard, Babette, je ne t'ai jamais demandé ce que tu avais entendu derrière la porte... est-ce vrai?...

—C'est vrai! mon maître...

—Tu avais juré de l'oublier, et je ne t'ai pas questionnée, parce que je croyais la chose inutile; mais puisque tu te souviens de ce que tu as entendu... tu vas me dire à moi ce que tu as dit à M. le secrétaire perpétuel.

—C'est trop juste, Monsieur je lui ai dit que j'avais entendu votre voix qui disait: «Non! Non! ça n'est pas possible! Il n'aurait pas de plus grand crime au monde!»

Après cette déclaration de Babette, Martin Latouche ne dit rien. Il paraissait réfléchir. Sa main n'était plus sur la table, et du reste, on ne le voyait plus du tout. Il avait reculé jusque dans le coin le plus noir de la pièce. Et M. Patard fut encore plus effrayé par le silence écrasant qui régnait alors dans la vieille demeure que par le bruit que faisait tout à l'heure la ritournelle du vielleux dans la rue. On n'entendait plus le vielleux. On n'entendait plus personne... rien.

Enfin, Martin Latouche dit:

—Tu n'as rien entendu d'autre, Babette, et tu n'as rien dit d'autre!

—Rien, mon maître!...

—Je n'ose plus te dire de le jurer; c'est bien inutile.

—Si j'avais entendu autre chose, je l'avais dit à M. le Perpétuel, car je veux vous sauver. Si je ne lui en ai pas dit davantage, c'est que je n'en ai pas entendu davantage...

Martin Latouche fit alors, à la grande stupéfaction de la servante et de M. Patard, entendre un bon gros rire clair Il s'avança vers Babette et lui tapota la joue:

—Allons! on a voulu te faire peur, vieille bête! Tu es une brave fille, je l'aime bien, mais j'ai à causer avec M. le secrétaire perpétuel; à demain, Babette.

—A demain, Monsieur!... Et que Dieu vous garde! j'ai fait mon devoir. Elle salua fort cérémonieusement M. Patard et s'en alla, fermant soigneusement la porte de la bibliothèque.

Martin Latouche écouta son pas descendre l'escalier; puis, revenant à M. Hippolyte Patard, il lui dit, sur un ton plaisantin:

—Ah! ces vieilles servantes!... c'est bien dévoué, mais parfois c'est bien encombrant. Elle a dû vous en conter, des histoires!... Elle est un brin toquée, vous savez!... Ces deux morts à l'Académie lui ont brouillé la cervelle...

—Il faut l'excuser, répliqua Hippolyte Patard... Il y en a d'autres à Paris qui ont plus d'instruction qu'elle et qui en sont encore tout affolés. Mais je suis heureux, mon cher collègue, de voir qu'un si déplorable événement, qu'une aussi affreuse coïncidence...

—Oh! moi, je ne suis pas superstitieux, vous savez!...

—Sans être superstitieux... murmura le pauvre Patard, qui restait profondément ému de tous les cris et de toutes les terreurs de Babette...

—Monsieur le secrétaire perpétuel, j'ai entendu, ici même, comme vous l'a raconté ma vieille folle de gouvernante, M. Maxime d'Aulnay, l'avant-veille de sa mort; je puis vous dire, en toute confidence, qu'il avait été très frappé du décès subit de M. Mortimar après les menaces publiques de cet Eliphas... M. Maxime d'Aulnay avait une maladie de cœur...

Quand il a reçu, comme M. Mortimar la lettre envoyée certainement par quelque sinistre plaisant, il a dû ressentir un coup terrible, malgré sa bravoure apparente. Avec une embolie, il n'en faut pas davantage...

M. Hippolyte Patard se leva; sa poitrine dilatée se gonfla d'air et il poussa un de ces soupirs qui semblent rendre la vie aux plongeurs qui ont disparu, un temps anormal, sous les eaux.

—Ah! monsieur Martin Latouche! dit-il, quel soulagement de vous entendre parler ainsi!... Je ne vous cache pas qu'avec toutes les histoires de votre Babette, je commençais moi même à douter de la simple vérité qui doit cependant crever les yeux à tout homme de bon sens!...

—Oui! oui! ricana doucement Martin Latouche... je vois ça d'ici... le vielleux!... les souvenirs de l'affaire Fualdès... mes rendez-vous avec MM. Mortimar et d'Aulnay... leur mort qui s'ensuit... les phrases terribles prononcées dans mon petit bureau mystérieux...

—C'est vrai! interrompit Hippolyte Patard... je ne savais plus que penser...

M. Martin Latouche prit les mains de M. le secrétaire perpétuel, dans un geste de grande confiance et de subite amitié...

—Monsieur le secrétaire perpétuel, fit-il, je vais vous prier d'entrer dans mon petit bureau mystérieux...

Et il lui sourit. Il continua:

—Il faut que vous connaissiez tous mes secrets... je veux vous les confier à vous... qui êtes un vieux garçon, comme moi... vous me comprendrez!... Et, sans trop me plaindre, vous en sourirez!...

Et Martin Latouche, entraînant M. le secrétaire perpétuel, arriva à la petite porte du petit mystérieux bureau, qu'il ouvrit avec un clef spéciale, «une clef qui ne le quittait jamais», dit-il.

—Voilà la caverne! fit cet honnête homme en poussant la porte.

C'était une pièce de quelques mètres carrés. La fenêtre en était encore ouverte et, sur le parquet, une table et un fauteuil étaient renversés, et des papiers, des objets divers avaient roulé partout dans un grand désordre. Une lampe sur un piano éclairait à peu près les murs où étaient suspendus les instruments de musique les plus bizarres. M. Hippolyte Patard, au centre de tout ce bric-à-brac, ouvrait de grands yeux inquiets.

Quant à Martin Latouche, après avoir refermé la porte à clef, il était allé à la fenêtre. Il regarda au-dehors, un instant, puis referma aussi cette fenêtre.—Cette fois, je crois bien qu'il est parti, dit-il. Il a compris que ce soir encore, il n'aurait rien à faire!...

—De qui parlez-vous? demanda M. Hippolyte Patard qui était à nouveau fort peu rassuré.

—Eh! mais du vielleux! comme dit ma Babette.

Et, tranquillement, il remit la table et le fauteuil sur leurs pieds, puis il sourit, de toute sa bonne figure enfantine, à M. le secrétaire perpétuel, et lui dit, à voix basse:

—Voyez-vous, monsieur le secrétaire perpétuel, ici, je suis vraiment chez moi!... Ça n'est pas aussi bien rangé que dans les autres pièces, mais la Babette n'a pas le droit d'y mettre les pieds!... C'est là que je cache mes instruments de musique, toute ma collection... Si Babette savait jamais!... elle mettrait tout cela au feu!... Oui, oui! ma parole!... au feu!... Et ma vieille lyre du Nord et ma harpe de ménestrel qui date ni plus ni moins que du XVe siècle... Et mon nabulon!

Et mon psaltérion... Et ma guiterne!... Ah! monsieur le secrétaire perpétuel, avez-vous vu ma guiterne?... Regardez-la!... et mon archiluth!... Et mon théorbe!... Tout au feu! au feu!... Et ma mandore!... Ah! vous regardez ma guiterne!... c'est la plus vieille guitare qu'on connaisse, savez-vous bien!... Eh bien, elle aurait jeté tout cela au feu!... Oui! oui!... c'est comme je vous le dis!... ah! elle n'aime pas la musique!...

Et Martin Latouche poussa un soupir à fendre le cœur de M. Hippolyte Patard...

—Et tout ça... continua le vieux mélomane, tout ça à cause qu'elle a été élevée dans toute cette sotte histoire de Fualdès... Dans notre jeunesse, à Rodez!... on ne parlait encore que de ça! les vielleux qui tournaient leur manivelle devant La Bancal pendant qu'on assassinait ce pauvre monsieur!...

La Babette, monsieur le secrétaire perpétuel, n'a jamais pu voir un instrument de musique... vous ne saurez jamais... jamais toutes les imaginations qu'il m'a fallu pour faire entrer ici ces instruments-là... Tenez! en ce moment, je veux acheter un orgue de Barbarie!... c'est comme cela qu'on les appelle, mais c'est un des plus vieux orgues de Barbarie qui soient!... Figurez-vous que c'est une veine de l'avoir découvert!... Le pauvre diable qui moud de la musique avec cet instrument ne se doute pas du trésor qu'il a dans la main... je l'ai rencontré au coin du Pont-Neuf et du quai, un soir, vers quatre heures... Le bonhomme demandait l'aumône... je suis honnête homme... je lui ai proposé cinq cents francs de sa vieille boîte... L'affaire a été conclue tout de suite, vous pensez bien!... Cinq cents francs!... une fortune pour lui, et pour moi! Je n'ai pas voulu le voler tout à fait... je lui ai promis ce que j'avais... Mais ce qui n'a pas été facile à arranger, c'est la manière dont je pourrais entrer en possession de l'instrument!... C'est entendu que je ne paierai que si la Babette ne sait rien de rien!... Eh bien... c'est comme une fatalité... elle est toujours là quand l'autre arrive!... Elle le rencontre dans la cour, dans l'escalier au moment où nous la croyons partie! Et c'est alors une chasse de tous les diables!... Heureusement que l'autre est agile... Ce soin c'était entendu que, la Babette couchée, je hisserais l'instrument avec des cordes, tout droit, dans le petit bureau... J'étais déjà monté sur une table et j'allais jeter les cordes que voilà... quand la table a basculé... c'est là-dessus que vous êtes arrivés tous les deux, croyant qu'on m'assassinait... ah! vous étiez bien drôle, monsieur le secrétaire perpétuel... avec votre parapluie et votre paire de pincettes... bien drôle, mais bien brave tout de même!...

Et Martin Latouche se mit à rire... et M. Hippolyte Patard rit aussi, de bon cœur, cette fois... rit non seulement de sa propre image évoquée par Martin Latouche, mais encore de sa propre peur devant la boîte qui marche.

Comme tout s'expliquait naturellement!... Et tout ne devait-il pas, en vérité, s'expliquer naturellement?... Il y a des moments où l'homme n'est pas plus raisonnable qu'un enfant, pensait M. Patard. Avait-il été ridicule avec la Babette et toute son histoire de vielleux!

Ah!... après tant d'émotions cruelles, ce fut un bon moment! M. Patard s'attendrit sur le sort de ce vieux garçon de Martin Latouche qui subissait, comme tant d'autres, hélas! la tyrannie de sa vieille servante...

—Ne me plaignez pas trop!... fit entendre celui-ci en ressortant son bon sourire... Si je n'avais pas la Babette, je serais depuis longtemps sur la paille avec mes manies!...

Nous ne sommes pas riches, et j'ai fait de vraies bêtises, au commencement, pour ma collection!... Cette bonne Babette, elle est obligée de couper les sous en quatre; elle se prive de tout pour moi!... Et elle me soigne comme une mère... Mais elle ne peut pas entendre la musique!...

Martin Latouche, ce disant, passa une main dévote sur ses chers instruments dont la pauvre âme endormie n'attendait que la caresse de ses doigts pour gémir avec leur maître...

—Alors, je les caresse tout doux!... tout doux!... si doux qu'il n'y a que nous à savoir que nous pleurons!... et puis, quelquefois... quand j'ai réussi à envoyer la Babette en courses... alors je prends ma petite guiterne à laquelle j'ai mis les plus vieilles cordes que j'ai pu trouver! et je joue des airs lointains comme un vrai troubadour... Non, non, je ne suis pas trop malheureux, monsieur le secrétaire perpétuel!... croyez-moi!... Et puis, il faut que je vous dise: j'ai mon piano!... Alors, je fais tout ce que je veux avec mon piano!... je joue tous les airs que je veux... des airs terribles, des ouvertures tonitruantes, des marches à tous les abîmes!... Ah! c'est un piano magnifique qui ne dérange point Babette quand elle fait sa vaisselle!...

Là-dessus, Martin Latouche se précipita à un piano et se rua sur les touches, parcourant avec une véritable rage toute l'étendue du clavier M. Hippolyte Patard s'attendait à la clameur forcenée de l'instrument. Mais, malgré tout le travail que lui faisait subir son maître, il resta muet. C'était un piano muet, qui ne rend par conséquent aucun son, et que l'on fabrique pour ceux qui veulent s'exercer aux gammes sans gêner l'oreille des voisins.

Martin Latouche dit, la tête en arrière, les boucles des cheveux au vent de son inspiration, les yeux au ciel, et les mains bondissantes:

—J'en joue quelquefois toute la journée... Et il n'a que moi qui l'entends! Mais il est assourdissant!... Oh! c'est un véritable orchestre!...

Et puis, brusquement, il referma le piano et M. Hippolyte Patard vit qu'il pleurait... Alors, M. le secrétaire perpétuel s'approcha de l'amateur de musique.

—Mon ami... fit-il très doucement...

—Oh! vous êtes bon, je sais que vous êtes bon!... répondit Martin Latouche d'une voix brisée... On est heureux d'être d'une Compagnie où il y a un homme comme vous!... Maintenant, vous connaissez toutes mes petites misères... mon petit mystérieux bureau où il y a de si ténébreux rendez-vous... et vous savez pourquoi je suis dans une telle anxiété quand j'apprends que ma vieille Babette a écouté derrière la porte... je l'aime bien, ma gouvernante... mais j'aime bien aussi ma petite guiterne... et je voudrais bien ne me séparer ni de l'une, ni de l'autre... bien que quelquefois ici (et M. Martin Latouche se pencha à l'oreille de M. Patard)... il n'y ait pas de quoi manger... Mais silence! Ah! monsieur le secrétaire perpétuel, vous êtes vieux garçon mais vous n'êtes pas collectionneur!... L'âme d'un collectionneur est terrible pour le corps d'un vieux garçon!... Oui, oui, heureusement que Babette est là!... Mais j'aurai l'orgue de Barbarie tout de même... un orgue qui moud de vieux, vieux airs... un orgue qui a peut-être servi à l'affaire Fualdès elle-même!... Est-ce qu'on sait?...

M. Martin Latouche essuya du revers de sa main son front en sueur...

—Alors, dit-il... Il est bien tard!...

Et avec de grandes précautions, il fit passer M. le secrétaire perpétuel, du petit mystérieux bureau dans la grande bibliothèque. Là, la porte précieuse refermée, il dit encore:

—Oui, bien tard!... Comment êtes-vous venu si tard, monsieur le secrétaire perpétuel?...

—Le bruit courait que vous refusiez le siège de Mgr d'Abbeville. Les journaux du soir l'imprimaient.

—C'est des bêtises! déclara Martin Latouche d'une voix grave et subitement volontaire... des bêtises!... Je vais me remettre tout de suite au triple éloge de Mgr d'Abbeville, de Jehan Mortimar et de Maxime d'Aulnay...

M. Hippolyte Patard dit:

—Demain, j'enverrai une note aux journaux. Mais dites-moi, cher collègue...

—Parlez!... qu'y a-t-il?...

—C'est que je suis peut-être indiscret...

M. Hippolyte Patard semblait en effet très embarrassé...

Il tournait et retournait le manche de son parapluie. Enfin, il se décida...

—Vous m'avez fait tant de confidences que je me risque.

D'abord, je puis vous demander—et cela n'est pas indiscret si vous connaissiez beaucoup MM. Mortimar et d'Aulnay...

Martin Latouche ne répondit point tout d'abord. Il alla prendre sur la table la lampe qu'il tint au-dessus de la tête de M. Hippolyte Patard:

—Je vais vous accompagner, dit-il, monsieur le secrétaire perpétuel, jusqu'à la porte de la rue, à moins que vous n'ayez crainte de mauvaises rencontres, auquel cas je vous accompagnerai jusque chez vous... mais le quartier malgré son air lugubre, est très tranquille...

—Non! non! mon cher collègue... je vous en prie, ne vous dérangez pas!...

—C'est comme vous voulez! dit Martin Latouche sans insister... Je vous éclaire...

Ils étaient maintenant sur le palier: le nouvel académicien répondit alors à la question qui lui avait été posée:

—Oui, oui, certainement... je connaissais beaucoup Jehan Mortimar... et Maxime d'Aulnay... nous étions de vieux amis... d'anciens camarades... et quand nous nous sommes trouvés sur le même rang pour le fauteuil de Mgr d'Abbeville... nous avons décidé de laisser faire les choses, de ne point intriguer et nous nous réunîmes parfois pour causer de la situation... tantôt chez l'un, tantôt chez l'autre... L'histoire des menaces d'Eliphas, après l'élection de Mortimar, fut pour nous un sujet de conversation plutôt amusant...

—Cette conversation a épouvanté notre Babette... Et c'est là, mon cher collègue, que je vais peut-être montrer de l'indiscrétion... De quel crime parliez-vous donc quand vous disiez: «Non! Non! ça n'est pas possible! Il n'aurait pas de plus grand crime au monde»?

Martin Latouche fit descendre quelques degrés à M. Hippolyte Patard en le priant de bien tâter l'escalier du talon...

—Eh bien, mais!... répondit-il encore. (Oh! il n'y a aucune indiscrétion! Aucune! vous voulez rire!) Eh bien, mais, je vous ai déjà dit que Maxime d'Aulnay, bien qu'il en plaisantât, avait été touché au fond par les paroles menaçantes d'Eliphas qui avait disparu après les avoir prononcées... Ce jour-là, Maxime d'Aulnay tout en félicitant Mortimar de son élection, qui avait eu lieu deux jours auparavant, avait conseillé, toujours en plaisantant, naturellement, à ce pauvre Mortimar qui songeait déjà à son discours de réception, de se tenir sur ses gardes, car la vengeance du sâr le guettait. Celui-ci n'avait-il point annoncé que le fauteuil de Mgr d'Abbeville serait fatal à celui qui oserait s'y asseoir?... Alors, moi, je ne trouvai rien de mieux...—attention à cette marche, monsieur le secrétaire perpétuel—je ne trouvai rien de mieux que de renchérir sur cette sorte de jeu...—prenez garde, là... nous sommes sous la voûte—et je m'écriai—tournez à gauche, monsieur le secrétaire perpétuel—et je m'écriai avec emphase: «Non! Non! ça n'est pas possible! Il n'aurait pas de plus grand crime au monde.»—Là, nous sommes arrivés...

Les deux hommes étaient en effet sous la grande porte...

Martin Latouche tira bruyamment de lourds barreaux de fer, fit tourner une clef énorme, et, tirant la porte à lui, regarda sur la place.

—Tout est tranquille! dit-il, tout le monde dort... voulez-vous que je vous accompagne, mon cher secrétaire perpétuel?

—Non! Non! je suis stupide! Je suis un pauvre homme stupide! Ah! mon cher collègue, permettez-moi de vous serrer une dernière fois la main...

—Comment! Une dernière fois!... Est-ce que vous croyez que je vais mourir comme les autres?... Ah! je n'y tiens pas, moi!... Et puis, je n'ai pas de maladie de cœur!...

—Non! Non!... je suis stupide... il faut espérer que des temps moins tristes viendront, et que nous pourrons un jour bien rire de tout cela!... Allons! adieu, mon cher nouveau collègue!... adieu!... Et encore une fois, toutes mes félicitations...

Le cœur brave et tout à fait réconforté, M. Hippolyte Patard, le parapluie en arrêt, prenait déjà le Pont-Neuf, quand Martin Latouche l'appela:

—Psst!... Encore un mot!... N'oubliez pas que tout cela, c'est mes petits secrets!...

—Ah! vous ne me connaissez pas!... Il est entendu que je ne vous ai pas vu ce soir! Bonne nuit, mon cher ami!...


V. Expérience nº 3

Le grand jour arriva. Il avait été fixé par l'Académie le quinzième qui suivit les obsèques solennelles de Maxime d'Aulnay L'illustre Compagnie n'avait pas voulu que la situation regrettable où l'avait mise la triste fin des deux précédents récipiendaires se prolongeât. Elle tenait à en finir le plus vite possible avec tous les bruits absurdes que les disciples d'Eliphas de La Nox, les amis de la belle Mme de Bithynie et de tout le club des Pneumatiques (de pneuma, âme) n'avaient cessé de faire courir Quant au sâr lui-même, il semblait avoir disparu de la surface de la terre. Tous les efforts faits pour le joindre n'avaient abouti à rien. Les meilleurs reporters lancés sur sa trace étaient revenus bredouilles et cette absence prolongée était devenue facilement le principal sujet d'inquiétude, car, de toute évidence, le sâr se cachait; et pourquoi se cachait-il?

D'autre part, il est juste de reconnaître tout de suite que les cervelles généralement bien portantes, après l'émoi du premier ou plutôt du second moment, émoi qui les avait, elles aussi, fait un peu divaguer (mais où sont les cervelles qui, même en bonne santé, par instants, ne divaguent point?), que ces cervelles, dis-je, la crise passée, avaient retrouvé un parfait équilibre.

Ainsi, le plus tranquille des hommes, depuis son émouvant et mystérieux entretien avec Martin Latouche, était M. Hippolyte Patard. Même il avait retrouvé sa jolie couleur rose.

Mais, quand le grand jour de la réception de Martin Latouche arriva, la curiosité chez les uns et chez les autres, chez les sages aussi bien que chez les fous, fut déchaînée.

La foule qui se rua à l'assaut de la coupole l'emplit d'abord et puis resta à en battre les approches, débordant sur les quais et dans les rues adjacentes, interrompant toute circulation.

A l'intérieur dans la grande salle des séances publiques, tout le monde était debout, hommes et femmes s'écrasant.

Au fur et à mesure que les minutes s'écoulaient (les minutes qui précédaient l'ouverture de la séance), le silence, au-dessus de l'effroyable cohue, se faisait plus pesant, plus terrible.

On avait remarqué que la belle Mme de Bithynie s'était abstenue de paraître à la solennité. On en avait tiré le plus affreux augure... Certes, s'il devait arriver quelque chose, elle avait bien fait de ne pas se montrer, car elle eût été mise en pièces par une foule sur laquelle un vent de démence était prêt à souffler!

A la place que cette dame occupait à la précédente séance se tenait un monsieur correct, au ventre bourgeois, dont l'aimable rebondissement s'adornait d'une belle épaisse chaîne d'or Il était debout, l'extrémité des doigts de ses deux mains glissée dans les deux poches de son gilet. Sa figure n'était point celle du génie, mais elle n'était pas inintelligente, loin de là. Le front chauve faisait oublier, par l'absence de tout subterfuge capillaire, qu'il était bas. Un binocle en or chevauchait un nez commun. M. Gaspard Lalouette (c'était lui) n'était point myope, mais il ne lui déplaisait pas de laisser penser autour de lui que sa vue s'était usée aux travaux de lettres, à l'instar des grands écrivains.

Son émotion n'était pas moindre que celle des gens qui l'entouraient et un petit tic nerveux ne cessait de lui soulever, assez drolatiquement, l'arcade sourcilière. Il regardait la place où Martin Latouche allait prononcer son discours.

Une minute! Une minute encore! Et le président allait ouvrir la séance... si... si Martin Latouche arrivait... car il n'était pas là... Ses parrains en vain l'attendaient... se tenant à la porte anxieux, désolés, et retournant vingt fois la tête.

Aurait-il reculé au dernier moment?... aurait-il eu peur?...

C'est ce que se demandait M. Hippolyte Patard qui, à cette pensée, reprit toute sa couleur citron...

Ah! quelle existence!... quelle existence pour M. le secrétaire perpétuel!

En voilà un—M. le secrétaire perpétuel—qui eût voulu voir la cérémonie terminée... heureusement terminée!...

Soudain, M. Hippolyte Patard se leva tout droit, l'oreille tendue vers une lointaine clameur... Une clameur venue du dehors... qui approchait... qui courait... une clameur d'enthousiasme, sans doute, accompagnant Martin Latouche...

—C'est lui! dit M. Hippolyte Patard tout haut.

Mais le bruit fait de cris, de rumeurs et de remous de foules, grossissait dans des proportions menaçantes, et maintenant, il n'était rien moins que rassurant.

Mais on était dans l'impossibilité de comprendre ce qu'ils criaient dehors!...

Et toute la salle qui aspirait jusqu'alors, par des centaines et des centaines de bouches, la même émotion, dans un même souffle, cessa tout à coup de respirer!

Une tempête sembla entourer la Coupole... La vague populaire battit les murs, fit claquer des portes... des soldats, des gardes reculèrent jusque dans la salle... Et l'on commença de distinguer, parmi tant de tumulte, une sorte de grondement particulier. C'était comme un infini gémissement lugubre.

M. Hippolyte Patard sentit ses cheveux se dresser sur sa tête.

Et une façon de bête humaine, un paquet monstrueux roula, jupes en loques, corsage arraché, le tout surmonté d'une chevelure de Gorgone que des poings crispés arrachaient, pendant qu'une bouche, qu'on ne voyait pas hurlait:

—Monsieur le Perpétuel! Monsieur le Perpétuel!... Il est mort!... vous me l'avez tué!...


VI. La chanson qui tue

L'auteur de ce cruel ouvrage renonce à donner une idée de la cohue sans nom qui suivit ce coup de théâtre.

Ainsi, Martin Latouche était mort! Mort comme les autres!

Non point en prononçant son discours de réception sous la Coupole, mais dans le moment même où il allait se rendre à l'Académie pour le lire, alors qu'il se disposait, en somme, comme les deux autres, à prendre possession du fauteuil de Mgr d'Abbeville!

Si l'émotion de l'assistance, autour de la vieille Babette, hurlante, toucha à la folie, celle de la foule, au-dehors, et dans tout Paris ensuite, ne connut guère de bornes plus raisonnables.

Il faut, pour se la rappeler dans toute son intégrité, relire les journaux qui parurent le lendemain de cette nouvelle et abominable catastrophe. Une note de la rédaction du journal L'Époque (N.D.L.R.) fait entrevoir assez exactement l'état des esprits.

La voici:

«La série continue! Après Jehan Mortimar après Maxime d'Aulnay, voici Martin Latouche qui meurt sur le seuil de l'immortalité, et le fauteuil de Mgr d'Abbeville reste toujours inoccupé! La nouvelle de la fin subite du troisième académicien qui tenta de s'asseoir à la place que convoita le mystérieux Eliphas s'est répandue hier soir dans Paris avec la rapidité et la brutalité de la foudre. Et nous ne saurions mieux faire, en vérité, que d'appeler à notre secours le tonnerre lui-même, pour donner une idée de ce qui se passa dans la capitale, pendant les quelques heures qui suivirent l'incroyable événement. Certains parurent frappés comme du feu du ciel, et, ayant perdu l'esprit, se répandirent dans les rues, dans les cafés, au théâtre, dans les salons, en tenant de tels propos imbéciles, qu'on se demande comment il peut se trouver dans la ville Lumière, à notre époque, des gens sensés pour les écouter Ah! nous ne perdrons point notre temps à répéter ici toutes les bêtises qui ont été proférées! Et ce M. Eliphas de Saint-Elme de Taillebourg de La Nox, au fond de sa monstrueuse retraite, doit bien s'amuser Quant à nous, nous avons fini de rire. Nous proclamons hautement notre opinion que nous n'avions que laissé pressentir après la mort de Maxime d'Aulnay... Non! non! Toutes ces morts-là ne sont point naturelles! On a pu ne pas s'étonner de la première, on a pu hésiter à la seconde, il serait criminel de douter à la troisième! Mais entendons-nous bien: quand nous disons que ces morts ne sont point naturelles, nous ne voulons point faire allusion à quelque puissance occulte qui, en dehors des lois naturelles connues, aurait frappé! Nous laissons ces balivernes aux petites dames du club des Pneumatiques, et nous venons catégoriquement dire à M. le procureur de la République: Il y a un assassin là-dessous, trouvez-le!» La presse fut à peu près unanime, obéissant en cela à l'opinion générale, qui était que les trois académiciens avaient été empoisonnés, à réclamer l'intervention des pouvoirs publics; et, bien que les médecins qui avaient examiné le corps du défunt eussent déclaré que Martin Latouche—en dépit d'une apparence assez robuste—était mort d'une vieillesse hâtive et épuisée, le Parquet dut, pour calmer les esprits soulevés, ouvrir une enquête.

La première personne interrogée fut naturellement la vieille Babette qui, le jour fatal, avait été ramenée chez elle évanouie, pendant que des amis dévoués transportaient à son domicile M. Hippolyte Patard dans un bien fâcheux état. Et voici comment la Babette, qui ne pensait plus qu'à venger son maître, raconta la mort vraiment singulière de ce pauvre Martin Latouche.

—Depuis quelque temps, mon maître ne vivait plus que du compliment qu'il devait faire et je l'entendais qui parlait de leur Mgr d'Abbeville, et aussi du Mortimar et aussi du d'Aulnay comme si c'étaient des bons dieux en sucre. Et souvent, il se mettait devant son armoire à glace, comme un vrai comédien. A son âge, ça faisait pitié, et je n'aurais pas manqué de lui rire au nez, si je n'avais pas été tracassée par les paroles du sorcier dont ils n'avaient pas voulu pour leur damnée Académie. Le sorcier en avait déjà tué deux. Je ne pensais qu'à une chose, c'est qu'il allait tuer mon maître comme les autres. Ça, je l'avais dit à M. le Perpétuel entre les quatre z'yeux. Mais il ne m'avait pas écoutée, parce qu'il lui fallait, paraît-il, son académicien. Aussi, chaque fois que je voyais mon maître répéter son compliment, je me jetais à ses pieds, j'embrassais ses genoux, je pleurais comme une folle, je le suppliais à mains jointes d'envoyer sa démission à M. le Perpétuel. J'avais des hantises qui ne m'ont pas trompée. La preuve, c'est que je rencontrais presque tous les jours un vielleux qui jouait d'un orgue de Barbarie; je suis de Rodez: un vielleux, ça porte malheur depuis l'affaire de ce pauvre.

«M. Fualdès. Ça aussi, je l'avais dit à M. le Perpétuel, mais ça avait été comme si je chantais.

«Alors je m'étais dit: Babette, tu ne quitteras plus ton maître! Et tu le défendras jusqu'au dernier moment! Alors, le jour du compliment, j'avais fait toilette, et je le guettais dans ma cuisine, la porte ouverte, attendant qu'il passe sous la voûte, décidée à l'accompagner à cette Académie de malheur au bout du monde, partout! Je l'attendais donc, mais il ne venait pas... Il y avait bien un quart d'heure qu'il aurait dû être passé!... J'étais en train de m'impatienter quand, tout à coup, qu'est-ce que j'entends?... l'air du crime!... l'air qui avait tué ce pauvre M. Fualdès!... Oui!... le vielleux était quelque part encore autour de la maison, à faire chanter sa manivelle!... J'en ai eu une sueur froide... Il n'y avait pas à dire, ça, c'était une indication!... On m'aurait récité aux oreilles la prière des trépassés que je n'en aurais pas été plus impressionnée... Je me dis: «vlà l'heure de l'Académie qui sonne... l'heure de la mort!...» et j'ai ouvert la fenêtre pour voir si le vielleux était dans la rue et le faire taire... mais il n'y avait personne dans la rue... Je suis sortie de ma cuisine... Personne sous la voûte!... personne dans la cour... et l'air chantait toujours... Il me venait d'en haut maintenant...

«Peut-être bien que le vielleux était dans l'escalier... personne dans l'escalier... au premier étage... rien! Rien que l'air de ce pauvre M. Fualdès qui me poursuivait toujours... et plus j'allais, plus je l'entendais... J'ai ouvert la porte de la bibliothèque... on aurait cru que la chanson était derrière les livres!... Mon maître n'était pas là!... Il devait être dans son petit bureau où que je n'entre jamais!... J'écoutais... L'air du crime était dans le petit bureau!... Ah!... Était-ce Dieu possible!... J'approchai de la porte en retenant mon cœur qui éclatait... l'appelai: «Monsieur! Monsieur!...» Il ne m'a pas répondu... L'air tournait toujours... derrière la porte de son petit bureau... Ah! que c'était triste!... C'était un air si triste qu'on n'en respirait plus et que les larmes vous en venaient aux yeux... un air qui avait l'air de pleurer tous ceux qu'on avait assassinés depuis le commencement du monde!... J'ai appuyé mes mains à la porte pour ne pas tomber. La porte s'est ouverte... Dans le même moment il y a eu comme un grand grincement de déclenchement dans la manivelle de la musique de l'air du crime. Ça m'a comme déchiré le cœur et les oreilles!... Et puis, j'ai failli tomber dans le petit bureau, tant j'étais étourdie... Mais ce que j'ai vu m'a remise sur mes pattes plus droite qu'une statue. Au milieu d'un tas d'instruments que je ne connais ni d'Eve ni d'Adam, et qui sont certainement arrivés dans ce petit bureau avec la permission du diable, mon maître était penché sur l'orgue du vielleux. Ah! je l'ai bien reconnu! C'était l'orgue qui tournait la chanson du crime... mais le vielleux n'était pas là!... Mon maître avait encore la main à la manivelle... Je me suis jetée sur lui, et il a cédé!... Il est tombé tout de son long sur le parquet:.. Il a fait floc!... Mon pauvre maître était mort... assassiné par la «chanson qui tue»!...»

Ce récit rapproché de ce que racontaient sous le manteau certains habitués du club des Pneumatiques produisit un effet étrange et l'opinion publique ne fut point satisfaite par les explications trop naturelles que fournit l'enquête sur un si bizarre événement.

L'enquête montra le vieux Martin Latouche comme un maniaque qui s'enlevait le pain de la bouche pour pouvoir enrichir, en secret, sa collection. On raconta même qu'il se privait des déjeuners qu'il était censé prendre dehors, pour en économiser les quelques sous qu'il gaspillait ensuite chez les antiquaires et les marchands de vieux instruments de musique.

C'est ainsi, de toute évidence, que le fameux orgue était arrivé chez lui, en dépit de la surveillance de Babette; et c'est dans le moment qu'il en essayait la manivelle, qu'il était tombé, épuisé par le régime d'abstinence auquel il s'astreignait depuis trop longtemps.

Mais on refusa d'admettre une version qui était trop simple pour être vraie, et les journaux exigèrent que la police se mît à la poursuite du vielleux.

Malheureusement, celui-ci resta aussi introuvable que l'Eliphas lui-même. D'où il résulta, comme on devait s'y attendre, que certains reporters affirmèrent qu'Eliphas et le vielleux ne faisaient qu'un—qu'un seul et même assassin.

NUL n'osa trop haut s'élever contre cette opinion, car après tout, il restait la coïncidence des trois morts, et si chacune, en elle-même, paraissait naturelle, il était bien certain que toutes trois réunies étaient faites pour épouvanter.

Enfin, on réclama l'autopsie. C'était là une triste extrémité à laquelle il fallut se résoudre. Malgré toutes les démarches et toute l'influence des plus gros bonnets de l'Institut, on rouvrit les cercueils encore tout frais de Jehan Mortimar et de Maxime d'Aulnay.

Les médecins légistes ne trouvèrent aucune trace de poison. Le corps de Jehan Mortimar ne présenta, à l'examen, rien de particulier. On releva, cependant, sur le visage de Maxime d'Aulnay, certains stigmates qui, en toute autre occasion, eussent passé inaperçus, et que l'on pouvait attribuer à la décomposition normale des chairs. On eût dit des brûlures légères qui auraient laissé une sorte de trace étoffée sur le visage. En y regardant de très près, on pouvait distinguer sur la face de Maxime d'Aulnay affirmèrent deux médecins sur trois (car le troisième n'y voyait rien du tout), comme un aspect de soleil de sacristie.

Les médecins légistes avaient, bien entendu, examiné également le corps de Martin Latouche, et ils n'avaient relevé d'autres traces que celle d'une hémorragie nasale très faible, qui s'était également répandue par la bouche. En somme, il y avait, au bout du nez, et à la commissure de la bouche, du côté où était incliné le cadavre, un petit filet de sang qui s'était coagulé.

En vérité, cette hémorragie avait dû être produite par la chute du corps sur le parquet, mais, lancés comme étaient les esprits, on ne manqua point encore d'attacher à ces insignifiants stigmates une importance mystérieuse destinée à laisser planer sur le triple décès une légende criminelle qui s'empara définitivement de la foule.

Des experts avaient travaillé consciencieusement les deux lettres menaçantes qui avaient été remises en pleine Académie aux deux premiers récipiendaires, et ils avaient déclaré que ces lettres n'étaient point de l'écriture de M. Eliphas de La Nox, écriture dont ils avaient été préalablement authentiquement munis. Mais il se trouva justement des gens pour prétendre que les experts s'étaient trop souvent trompés en affirmant qu'une écriture était authentique, pour qu'ils ne se trompassent point en prétendant qu'elle ne l'était point.

Enfin, restait l'orgue de Barbarie. Un expert antiquaire, qui faisait quelquefois commerce de Stradivarius plus ou moins vraisemblables, demanda à voir l'instrument.

On le lui permit, dans le dessein de calmer les cervelles exaltées qui imaginaient que cette vieille boîte, qui jouait de la musique pendant que Martin Latouche expirait, ne devait pas être un orgue ordinaire et qu'un homme comme l'Eliphas y avait peut-être caché l'instrument, ou mieux, le moyen mystérieux de son crime. L'antiquaire examina l'orgue sur toutes les coutures et joua même l'air du crime, comme disait Babette.

—Eh bien, lui demanda-t-on, est-ce là un orgue comme les autres?

—Non, répondit-il, ce n'est point un orgue comme les autres... c'est une des pièces les plus curieuses et les plus anciennes qui nous soient venues d'Italie.

—Enfin, y avez-vous découvert quelque chose d'anormal?

—Je n'ai rien découvert d'anormal.

—Croyez-vous cet orgue complice du crime?

—Je n'en sais rien, répondit d'une façon bien ambiguë l'antiquaire, je n'étais pas là au moment du grand grincement de déclenchement dans la manivelle de la musique de l'air du crime.

—Mais vous croyez donc qu'il y a eu crime?

—Euh! Euh!

On essaya en vain de demander à cet homme ce qu'il voulait dire avec son «Euh! Euh!...» Il s'en tint à: «Euh! Euh!»

Cet expert, avec son «Euh! Euh!», finit de jeter la perturbation dans les consciences.

Il faisait aussi profession de vendre des tableaux; il habitait rue Laffitte et s'appelait M. Gaspard Lalouette.