Il résolut donc de ne rien demander, et, comme sa mort était certaine, que rien ne pouvait le sauver, de rendre seulement, par un effort désespéré, cette mort plus facile et plus prompte.

Lui mort, ses ennemis ne pousseraient peut-être pas plus loin leur vengeance.

Il restait à don Clemente à examiner sa position avec sang-froid et à en tirer, au point de vue de la vengeance, le meilleur parti possible.

La fenêtre paraissait abandonnée comme étant d'un abord trop dangereux; il y courut; trois mille lazzaroni peut-être encombraient le quai; par bonheur, pas un n'avait d'armes à feu: il put donc regarder par la fenêtre.

Au-dessous de la fenêtre, ces hommes faisaient un immense amas de bois qu'ils allaient chercher sur la plage, laquelle, à l'endroit dont nous parlons, forme un gigantesque chantier où sont réunis bois à brûler et bois de construction, tandis que d'autres fourraient, sous cet amas de bois disposé en bûcher, les livres et les papiers que les dévastateurs continuaient de leur envoyer par la fenêtre du deuxième étage et qui étaient destinés à y mettre le feu.

D'un autre côté, la porte était près de céder sous les efforts des assaillants et surtout sous les coups de hache de l'homme à la veste blanche.

La porte pouvait encore tenir dix secondes; avec de la présence d'esprit et une main sûre, c'était à peu près le temps qu'il fallait à don Clemente pour recharger ses pistolets.

On sait la promptitude avec laquelle se chargent les pistolets de tir, où la balle presse directement la poudre. Les pistolets étaient chargés et amorcés au moment où la porte céda.

Un flot d'hommes se répandit dans la chambre; les deux coups partirent en même temps comme deux éclairs; deux hommes roulèrent sur le carreau.

Don Clemente se retourna pour saisir les épées; mais, avant qu'il eût eu le temps d'étendre les mains vers elles, il se trouva littéralement enveloppé de couteaux et de poignards.

Il allait être percé de vingt coups à la fois et s'élançait de toutes les puissances de son coeur au-devant de cette mort si prompte qui lui sauvait l'agonie, lorsque l'homme à la hache et à la veste blanche, faisant tournoyer sa hache au-dessus de sa tête, s'écria:

—Que personne ne le touche! Le sang de cet homme est à moi.

L'ordre arriva à temps pour sauver à don Clemente dix-neuf coups de couteau sur vingt; mais un vingtième, plus pressé que les autres, avait déjà frappé au-dessous de la gorge. Tout ce que put faire l'assassin pour obéir fut donc de reculer d'un pas en laissant le couteau dans la plaie.

Le blessé resta debout, mais oscillant comme un homme qui va tomber. Gaetano Mammone jeta sa hache, bondit jusqu'à lui, l'appuya et le maintint d'une main à la muraille, de l'autre déchira, sans que don Clemente eût la volonté ou la force de s'y opposer, la robe de chambre, la chemise de batiste du blessé, lui mit la poitrine nue, arracha le couteau resté dans la gorge, et appliqua avidement sa bouche à la plaie, d'où jaillissait un long filet incarnat.

Ainsi fait le tigre suspendu au cou du cheval, dont il ouvre l'artère, et dont il boit le sang.

Don Clemente sentit que cet homme, ou plutôt cette bête fauve lui tirait violemment la vie du corps; instinctivement il lui appuya les mains aux épaules et essaya de le repousser, comme Anthée essaye de repousser Hercule qui l'étouffe. Mais, ou son adversaire était trop robuste, ou don Clemente était trop affaibli; ses bras se détendirent lentement. Il lui sembla que cet homme, après son sang, après sa vie, tirait à lui son âme; une sueur froide passa sur son front, un frisson mortel courut dans ses veines à moitié vides; il poussa un long soupir et s'évanouit.

En cessant de sentir palpiter sa victime, le vampire se détacha d'elle; sa bouche se tordit dans un sourire d'effroyable volupté.

—La! dit-il, je suis désaltéré; maintenant, vous autres, faites ce que vous voudrez de ce cadavre.

Et, en effet, Gaetano Mammone cessa de maintenir contre la muraille le corps de don Clemente, qui, s'affaissant sur lui-même, tomba inerte sur le carreau.

Pendant ce temps, joyeux comme un enfant qui vient d'obtenir le joujou qu'il désire, le duc della Torre avait reçu des mains du libraire Dura, le Perse de 1664, s'était bien assuré de l'identité de l'édition en reconnaissant que les livres portaient pour frontispice l'écu avec les deux sceptres croisés, et n'avait point reculé devant le prix de soixante-deux ducats que lui avait demandé le libraire. En effet, que maintenant il se procure le Térence de 1661, et sa collection d'Elzévirs sera complète, bonheur auquel trois amateurs seulement, un à Paris, un à Amsterdam, un à Vienne, pouvaient se vanter d'être arrivés!

Maître du précieux volume, le duc ne songea plus qu'à remonter dans le carrozzello qui l'avait amené, et à reprendre le chemin de son palais. Avec quel bonheur il allait revoir don Clemente, lui montrer son trésor et lui prouver la supériorité des joies du bibliomane sur celles des autres hommes! Ah! s'il pouvait y amener ce jeune homme, qui avait de si belles qualités, mais à qui manquait celle-là, ce serait un cavalier complet; tandis que don Clemente était encore comme la collection du duc: il avait toutes les qualités hors une; comme lui, l'heureux bibliomane avait toutes les éditions des Elzévirs père, fils et neveu, moins le Térence.

Et, le sourire sur les lèvres, le duc revenait, retournant dans sa pensée tous ces concetti où son esprit avait moins de part que son coeur, regardant son précieux volume, le serrant entre ses deux mains, le pressant contre sa poitrine, mourant d'envie de le baiser, ce qu'il eût fait bien certainement s'il eût été seul, lorsque, en arrivant à Supportico-Strettela, il commença à distinguer un immense attroupement qui lui paraissait s'être formé devant son palais. Cependant, sans doute se trompait-il; que feraient ces hommes devant son palais?

Mais une chose lui paraissait bien plus extraordinaire encore que ces hommes réunis à cet endroit. C'étaient tous ces livres et ces papiers qui, pareils à une troupe d'oiseaux, semblaient s'envoler des fenêtres de sa bibliothèque! Sans doute, la perspective le trompait; ces fenêtres auxquelles de temps en temps apparaissaient des hommes correspondant par des gestes de colère avec ceux de la rue, ces fenêtres n'étaient point les siennes.

Mais, au fur et à mesure que le carrozzello avançait, il n'était plus permis au duc de douter, et son coeur se serrait d'une invincible angoisse; quoique plus rapproché à chaque pas, à chaque pas il voyait moins distinctement. Un nuage s'étendait sur ses yeux, pareil à ceux que l'on a en songe, et, à voix basse, mais d'une voix de plus en plus anxieuse, il se disait les yeux fixes, le cou tendu, la tête en avant du corps:

—Je rêve! je rêve! je rêve!

Mais force lui fut bientôt de s'avouer à lui-même qu'il ne rêvait pas, et que quelque catastrophe inattendue, formidable, s'accomplissait chez lui et sur lui.

L'attroupement venait jusqu'au vico Marina-del-Vino, et chacun des hommes qui formaient cet attroupement, pris d'une folle frénésie, hurlait:

—A mort le jacobin! à mort l'athée! à mort l'ami des Français! au bûcher! au bûcher!

Un éclair terrible traversa l'esprit du duc; des hommes débraillés, à moitié nus, sanglants, gesticulaient aux fenêtres de l'appartement de son frère. Il sauta à bas du carrozzello, pénétra comme un insensé dans cette foule, poussant des cris inarticulés, écartant, avec une force qu'il ne se connaissait pas lui-même, des hommes dix fois plus robustes que lui, et, à mesure qu'il entrait dans cet océan dont chaque flot était un homme, il le sentait plus irrité, plus grondant, plus passionné.

Enfin, parti de la circonférence, il arriva au centre, et, arrivé là, jeta un cri.

Il se trouvait en face d'un bûcher composé de bois de toute espèce, sur lequel, sanglant, évanoui, mutilé, son frère était couché à moitié nu. Il n'y avait point à le méconnaître, il n'y avait point à dire: «Ce n'est pas lui.» Non, non! c'était bien lui, don Clemente, l'enfant de son coeur, le frère de ses entrailles!

Le duc ne comprit qu'une chose et il n'avait besoin de comprendre que celle-là: c'est que ces tigres qui rugissaient, c'est que ces cannibales qui hurlaient, c'est que ces démons qui riaient et chantaient autour de ce bûcher étaient les assassins de son frère.

Il faut rendre cette justice au duc que, croyant son frère mort, il n'eut pas un seul instant l'idée de lui survivre; la possibilité ne s'en présenta même point à son esprit.

—Ah! misérables! traîtres et lâches assassins! Ah! bourreaux immondes! s'écria-t-il, vous ne pourrez pas du moins nous empêcher de mourir ensemble!

Et il se jeta sur le corps de son frère.

Toute la bande hurla de joie: elle avait deux victimes au lieu d'une, et, au lieu d'une victime insensible inerte, aux trois quarts morte, une victime vivante, sur laquelle on pouvait épuiser les tortures en les prolongeant.

Domitien disait en parlant des chrétiens:

«Ce n'est point assez qu'ils meurent; il faut qu'ils se sentent mourir.»

Le peuple de Naples est, sous ce rapport, le digne héritier de Domitien.

En une seconde, le duc della Torre fut lié sur le corps de son frère aux poutres du bûcher.

Don Clemente rouvrit les yeux. Il avait senti sur ses lèvres la pression d'une bouche amie.

Il reconnut le duc.

Déjà noyé dans le vague de la mort, il murmura:

—Antonio! Antonio! pardonne-moi!

—Tu l'as dit, don Clemente, répondit le duc, les dieux nous aiment; ainsi que Cléobis et Biton, nous mourrons ensemble! Je te bénis, frère de mon coeur! je te bénis, Clemente!

En ce moment, au milieu des cris de joie, des railleries impies, des blasphèmes sanglants de cette multitude, un homme approcha une torche des papiers et des livres amassés au pied du bûcher et auxquels le duc n'avait donné ni un regard ni un soupir, tandis qu'un autre s'écriait:

—De l'eau! de l'eau! il ne faut pas qu'ils meurent trop vite!

Et, en effet, le supplice des deux frères dura trois heures!

Ce fut au bout de trois heures seulement que, rassasié de souffrances, le peuple se dispersa, chaque homme emportant un lambeau de chair brûlée, au bout de son couteau, de son poignard ou de son bâton.

Les os restèrent au bûcher, qui continua de les consumer lentement.

Le docteur Cirillo put alors passer et continuer sa route vers Portici; c'était l'agonie de ces deux martyrs qui lui barrait le chemin.

Ainsi périrent le duc della Torre et son frère, don Clemente Filomarino, les deux premières victimes des fureurs populaires de Naples.

Les armes de la ville au beau ciel sont une cavale passante; mais cette cavale, issue des chevaux de Diomède, s'est bien souvent nourrie de chair humaine.

Cinquante minutes après, le docteur Cirillo était à Portici et le cocher avait gagné sa piastre.

Le même soir, déguisé, par le chemin qu'il avait déjà suivi pour sortir une première fois du royaume de Naples, Hector Caraffa gagnait la frontière pontificale et se rendait en toute hâte à Rome pour annoncer au général Championnet l'accident arrivé à son aide de camp, et conférer avec lui des mesures à prendre en cette grave circonstance.



XXXII

UN TABLEAU DE LÉOPOLD ROBERT

Nous laisserons Hector Caraffa suivre les sentiers des montagnes; et, dans l'espérance d'arriver avant lui, nous prendrons, avec la permission de nos lecteurs, la grande route de Naples à Rome, celle-là même qu'a prise notre ambassadeur, Dominique-Joseph Garat; et, sans nous arrêter au camp de Sessa, où manoeuvrent les troupes du roi Ferdinand; sans nous arrêter à la tour de Castellone de Gaete, faussement appelée le tombeau de Cicéron; sans nous arrêter même à la voiture de notre ambassadeur, qui, au galop de ses quatre chevaux, descend rapidement la pente de Castellone, nous la précéderons à Itri, où Horace, dans son voyage à Brindes, a soupé de la cuisine de Capiton et couché chez Murena.

Murena præbente domum, Capitone culinam.

Aujourd'hui, c'est-à-dire à l'époque où nous y conduisons nos lecteurs, la petite ville d'Itri n'est plus l'urbs Mamurrarum; elle ne compte plus au nombre de ses quatre mille cinq cents habitants des hommes qui aient atteint la célébrité du fameux jurisconsulte romain ou du beau-frère de Mécène.

D'ailleurs, nous n'avons pas de cuisine à y faire, pas d'hospitalité à y demander; il s'agit tout simplement d'une halte de quelques heures chez le maître charron de la localité, où notre ambassadeur, grâce au mauvais chemin dans lequel il est engagé, ne tardera point à nous rejoindre.

La maison de don Antonio della Rota—ainsi nommé, à la fois à cause de la noblesse de son origine, qu'il prétend remonter aux Espagnols, et de la grâce avec laquelle il fait prendre au frêne et à l'orme le plus rebelle la forme d'une roue,—est située, dans une prévoyance qui fait honneur à l'intelligence de son propriétaire, à deux pas de la maison de poste et en face de l'hôtel del Riposo d'Orazio, enseigne qui indique la prétention—nous parlons pour l'hôtel—d'être situé sur l'emplacement même de la maison de Murena. Don Antonio della Rota avait pensé, avec beaucoup de sagacité, qu'en se logeant près de la poste, où étaient forcés de relayer les voyageurs, et en face de l'hôtel où, attirés par leurs souvenirs classiques, ils prenaient leurs rafraîchissements, aucune des voitures disloquées par ces fameux chemins où Ferdinand lui-même se rappelait avoir versé deux fois, ne pouvait échapper à sa juridiction.

Et, en effet, don Antonio, grâce à l'incurie des inspecteurs des grandes routes de Sa Majesté Ferdinand, faisait d'excellentes affaires; nos lecteurs ne s'étonneront donc point d'entendre, en entrant chez lui, en signe de joyeuse humeur, les sons du tambourin national, mêlés à ceux de la guitare espagnole.

Au reste, outre la disposition habituelle à la gaieté que donne à tout industriel la prospérité croissante de sa maison, don Antonio avait, ce jour-là, un motif particulier d'allégresse: il mariait sa fille Francesca à son premier ouvrier Peppino, auquel, en se retirant des affaires, il comptait laisser son établissement; aussi, traversons l'allée sombre qui perce la maison d'une façade à l'autre, et jetons un coup d'oeil sur la cour et sur le jardin, et nous verrons qu'autant la façade officielle, c'est-à-dire celle de la rue, est grave, déserte et silencieuse, autant la façade opposée est joyeuse, brillante et peuplée.

Cette partie de la propriété de don Antonio dans laquelle nous pénétrons, se compose d'une terrasse avec balustrade, descendant par un escalier de six marches dans une cour dont le sol est formé d'une espèce de terre glaise, servant, à l'époque de la moisson, d'aire à battre le blé; cette cour et cette terrasse ne font qu'une immense tonnelle, couvertes qu'elles sont par des rameaux de vigne partant des arbres voisins et venant se rattacher à la maison, contre laquelle ils continuent de grimper en tapissant sa façade blanchie à la chaux, façade dont leurs verts festons, ainsi que l'ombre qu'ils projettent, adoucissent par des demi-teintes, mouvantes à chaque souffle du vent, la teinte trop crue de la muraille, laquelle, grâce à cette collaboration de la nature, s'harmonise admirablement avec les tuiles rouges du toit, qui se découpent en vives arêtes sur l'azur foncé du ciel; le soleil jette sur tout cela les chaudes teintes d'une des premières matinées d'automne, et, pénétrant à travers les interstices du feuillage si serré qu'il soit, marbre de plaques dorées les dalles de la terrasse et le sol battu de la cour.

Au delà s'étend le jardin, c'est-à-dire une plantation de peupliers irrégulièrement semés et se rattachant les uns aux autres par de longs cordages de vigne auxquels se balancent des grappes de raisin à faire honneur à la terre promise; ces grappes, d'un pourpre foncé, sont si nombreuses, que chaque passant se croit le droit d'en détacher du cep ce qu'il lui faut pour satisfaire sa gourmandise ou étancher sa soif, tandis que les grives, les merles et les moineaux francs détachent de leur côté les grains des grappes comme les passants les grappes de l'arbre; quelques poules qui courent çà et là dans la plantation sous l'oeil dominateur d'un coq grave et presque immobile, prennent leur part de la curée, soit en ramassant les graines qui tombent, soit en sautant jusqu'aux grappes inférieures, auxquelles elles restent parfois pendues par le bec, tant elles les attaquent avec voracité. Mais qu'importe ce monde de larrons, de maraudeurs et de parasites à cette luxuriante nature! il en restera toujours assez pour faire une vendange suffisant aux besoins de l'année suivante; la Providence a été tout particulièrement inventée pour les âmes inactives et les esprits insoucieux.

Au delà du jardin sont les premières rampes de ces montagnes apennines, lesquelles, dans l'antiquité, abritaient ces rudes pasteurs samnites qui firent passer les légions de Posthumus sous le joug, et ces Marses invincibles que les Romains hésitaient à combattre et recherchaient pour alliés depuis deux mille ans; c'est là que se réfugie et se maintient, à chaque commotion politique qui secoue la plaine ou les vallées, la sauvage et hostile indépendance des brigands.

Et maintenant que nous avons levé la toile sur le théâtre, mettons en scène les acteurs.

Ils se divisent en trois groupes.

Les hommes qui s'intitulent raisonnables, non point parce que la raison leur est venue, mais parce que la jeunesse les a quittés, assis sur la terrasse, autour d'une table couverte de bouteilles au long cou et au ventre garni de paille, forment le premier groupe, présidé par maître Antonio della Rota.

Les jeunes gens et les jeunes filles, dansant la tarentelle ou plutôt des tarentelles présidées par Peppino et Francesca, c'est-à-dire par les deux fiancés qui vont devenir époux, forment le second groupe.

Le troisième enfin se compose des trois musiciens de l'orchestre; un de ces musiciens racle une guitare, les deux autres battent du tambour de basque; le racleur de guitare est assis sur la dernière marche de l'escalier qui relie la terrasse à la cour; les deux autres sont restés debout à ses côtés pour conserver la liberté de leurs mouvements et pouvoir, à certains moments, frapper, en manière de points d'orgue, leurs tambourins, du coude, de la tête et du genou.

Ces trois groupes ont pour unique spectateur un jeune homme de vingt à vingt-deux ans, assis, ou plutôt accoudé, sur un mur à demi écroulé appartenant en mitoyenneté à la maison de don Antonio et à la maison du bourrelier Giansimone, son compère et son voisin, de sorte que l'on ne saurait dire si ce jeune homme est chez le bourrelier ou chez le charron.

Ce spectateur, tout immobile qu'il demeure, et tout indifférent qu'il semble, est sans doute un sujet d'inquiétude pour don Antonio, pour Francesca et pour Peppino; car, de temps en temps, leurs regards se portent sur lui avec une expression qui signifie qu'ils aimeraient autant cet incommode voisin loin que près, absent que présent.

Comme les autres personnages que nous venons de faire passer sous les yeux de nos lecteurs ne sont que des comparses, ou à peu près, dans notre drame, et que ce jeune homme seul y doit jouer un rôle d'une certaine importance, c'est de lui particulièrement que nous allons nous occuper.

Ainsi que nous l'avons dit, c'est un garçon de vingt à vingt-deux ans, bien découplé; il a les cheveux blonds, presque roux, de grands yeux bleu-faïence d'une intelligence remarquable, et, dans certains moments, d'une férocité inouïe; son teint, qui dans sa jeunesse n'a point été exposé aux intempéries de l'air, laisse transparaître quelques taches de rousseur; son nez est droit; ses lèvres minces, en se relevant aux deux coins, découvrent deux rangées de dents petites, blanches et aiguës comme celles d'un chacal; ses moustaches et sa barbe naissantes sont de couleur fauve; enfin, pour achever le portrait de cet étrange jeune homme, moitié paysan, moitié citadin, il y a, dans son allure, dans ses vêtements et jusque dans le chapeau à larges bords placé près de lui, quelque chose qui dénonce l'ex-séminariste.

C'est le cadet de trois frères du nom de Pezza; plus faible que ses deux aînés, qui sont valets de charrue, ses parents, en effet, l'ont d'abord destiné à l'Église: la grande ambition d'un paysan de la Terre de Labour, des Abruzzes, de la Basilicate ou des Calabres est d'avoir un enfant dans les ordres. En conséquence, son père l'a mis à l'école à Itri, et, quand il a su lire et écrire, a obtenu pour lui du curé de l'église Saint-Sauveur la place de sacristain.

Tout a bien été pour lui jusqu'à l'âge de quinze ans, et l'onction avec laquelle l'enfant servait la messe, l'air béat dont il balançait l'encensoir aux processions, l'humilité avec laquelle il secouait la sonnette en accompagnant le viatique, lui avaient attiré toutes les sympathies des âmes dévotes, qui, anticipant sur l'avenir, lui avaient d'avance donné le titre de fra Michele, auquel il s'était, de son côté, habitué à répondre; mais le passage de l'adolescence à la virilité produisait probablement sur le jeune chierico7 un changement physique qui ne tarda point à réagir sur le moral; on le vit se rapprocher des plaisirs dont il s'était tenu éloigné jusque-là; sans qu'il se mêlât aux danseurs, on le vit regarder d'un oeil d'envie ceux qui avaient une belle danseuse; on le rencontra un soir sous les peupliers, un fusil à la main, poursuivant les grives et les merles; une nuit, on entendit les sons d'une guitare inexpérimentée sortir de sa chambre; s'appuyant de l'exemple du roi David, qui avait dansé devant l'arche, il fit, un dimanche, sans trop de gaucherie, son début dans la tarentelle, flotta encore un an entre le désir pieux de ses parents et sa vocation mondaine; enfin, à l'heure même où il atteignait sa dix-huitième année, il annonça qu'après avoir consciencieusement consulté ses goûts et ses penchants, il renonçait décidément à l'Église et réclamait sa place dans la société et sa part des pompes et des oeuvres de Satan. C'était juste le contraire de ce que font les néophytes qui abjurent le monde et renoncent à Satan, à ses pompes et à ses oeuvres.

Note 7: (retour)

On appelle chierico, dans l'Italie méridionale, les gens d'Église de position inférieure.

En conséquence de ces idées, fra Michele demanda à entrer chez maître Giansimone comme garçon bourrelier, prétendant que sa véritable vocation, vocation de laquelle il avait dévié en passant par l'Église, l'entraînait irrésistiblement vers la confection des bâts de mulet et des colliers de cheval.

Ce fut un grand chagrin pour la famille Pezza, qui perdait sa plus chère espérance, celle d'avoir un de ses membres curé, ou tout au moins capucin ou carme; mais fra Michele manifesta son désir avec tant de netteté, qu'il fallut consentir à tout ce qu'il voulait.

Quant à Giansimone, chez lequel le sacristain désirait transporter son domicile, il n'y avait, dans ce désir, rien que de flatteur pour son amour-propre. Fra Michele n'était point précisément le pieux aspirant au ciel que son nom indiquait; mais ce n'était pas non plus un mauvais garçon. Dans deux ou trois circonstances seulement, où les torts n'étaient point de son côté, il avait montré les dents et fermé carrément les poings; en outre, un jour où son adversaire avait tiré un couteau de sa ceinture, fra Michele, qu'il avait probablement cru prendre sans vert, en avait tiré un de sa poche et s'en était escrimé de telle façon, que personne ne lui avait plus proposé le même jeu; en outre, peu après, sournoisement, comme il faisait tout,—ce qui était peut-être une suite de son éducation cléricale,—il s'était formé tout seul à la danse, était devenu, à ce que l'on assurait, sans que personne pût cependant en donner la preuve, un des meilleurs tireurs de la ville, et grattait enfin si doucement et si harmonieusement sa guitare, quoiqu'on ne lui connût pas de maître, que, lorsqu'il se livrait à cet exercice, la fenêtre ouverte, les jeunes filles, pour peu qu'elles eussent l'oreille musicale, s'arrêtaient avec plaisir sous sa fenêtre.

Mais, parmi les jeunes filles d'Itri, une seule avait le privilége d'arrêter les regards du jeune chierico, et c'était justement celle-là qui seule, parmi toutes ses compagnes, paraissait insensible à la guitare de fra Michele.

Cette insensible était Francesca, la fille de don Antonio.

Aussi, nous qui, en notre qualité d'historien et de romancier, savons sur Michele Pezza, bien des choses que ses concitoyens eux-mêmes ignorent encore, n'hésiterons-nous point à dire que ce qui avait principalement déterminé notre héros dans le choix de l'état de bourrelier, et surtout dans le choix de Giansimone pour son maître, c'était le voisinage de sa maison avec celle de don Antonio, et surtout la mitoyenneté de ce mur à moitié ruiné qui, à peu de chose près, et surtout pour un gaillard aussi agile que l'était fra Michele, faisait des deux jardins un seul enclos, et nous avancerons avec la même certitude que, si, au lieu d'être bourrelier, maître Giansimone eût été tailleur ou serrurier, pourvu qu'il eût exercé un état dans la même localité, fra Michele se serait senti, pour la taille des habits ou le maniement de la lime, une vocation égale à celle qu'il s'était sentie pour rembourrer des bâts et piquer des colliers.

Le premier à qui le secret que nous venons de divulguer apparut clairement fut don Antonio: la ténacité avec laquelle le jeune bourrelier, son ouvrage fini, se tenait à la fenêtre donnant sur la terrasse, la cour et le jardin du charron, parut à celui-ci un fait qui méritait toute son attention; il examina la direction des regards de son voisin; ces regards, vagues et sans expression en l'absence de Francesca, devenaient, du moment que celle-ci entrait en scène, d'une fixité et d'une éloquence qui, depuis longtemps, n'avaient plus laissé de doutes à Francesca, sur le sentiment qu'elle avait inspiré, et qui bientôt n'en laissèrent plus à son père.

Il y avait à peu près six mois que fra Michele était entré en apprentissage chez Giansimone, lorsque don Antonio fit cette découverte; la chose ne l'inquiétait pas beaucoup à l'endroit de sa fille, qu'il avait consultée et qui lui avait avoué qu'elle n'avait rien contre Pezza, mais qu'elle aimait Peppino.

Comme cet amour entrait dans les vues de don Antonio, il y applaudit de tout son coeur; mais, jugeant néanmoins que l'indifférence de Francesca n'était point une assez sûre défense contre les entreprises du jeune chierico, il résolut d'y ajouter son éloignement; la chose lui paraissait la plus facile du monde: de charron à bourrelier, il n'y a que la main; d'ailleurs, don Antonio et Giansimone étaient non-seulement voisins, mais compères, ce qui, dans l'Italie méridionale surtout, est un grand lien; il alla donc trouver Giansimone, lui exposa la situation et lui demanda, comme une preuve d'amitié qu'il ne pouvait lui refuser, de mettre fra Michele à la porte; Giansimone trouva la demande du père de sa filleule parfaitement juste et lui promit de la satisfaire à la première occasion de mécontentement que lui donnerait son apprenti.

Mais ce fut comme un fait exprès; on eût dit que fra Michele, comme Socrate, avait un génie familier qui le conseillait. A partir de ce moment, le jeune homme, qui n'était qu'un bon apprenti, devint un apprenti excellent; Giansimone cherchait vainement un reproche à lui faire, il n'y avait point à le reprendre sur son assiduité: il devait à son patron huit heures de travail par jour, et il lui en donnait souvent huit et demie, neuf quelquefois. Il n'y avait point à le reprendre sur les défectuosités de son ouvrage: il faisait chaque jour de tels progrès dans son état, que la seule observation que Giansimone eût pu lui faire, c'est que les pratiques commençaient à préférer les pièces confectionnées par l'ouvrier à celles qui l'étaient par le maître. Il n'y avait point à le reprendre sur sa conduite: aussitôt sa tâche terminée, fra Michele montait à sa chambre, n'en descendait plus que pour souper, et, le souper fini, il y remontait jusqu'au lendemain matin. Giansimone pensa bien à l'entreprendre sur son goût pour la guitare et à lui déclarer que les vibrations de cet instrument lui agaçaient horriblement les nerfs; mais, de lui-même, le jeune homme cessa d'en jouer dès qu'il s'aperçut que celle-là seule pour laquelle il en jouait ne l'écoutait pas.

Tous les huit jours, don Antonio se plaignait à son compère de ce qu'il n'avait pas encore mis son apprenti à la porte, et, à chaque plainte de son compère, Giansimone répondait que ce serait pour la semaine suivante; mais la semaine suivante s'écoulait, et le dimanche retrouvait fra Michele à sa fenêtre, plus assidu à chaque dimanche nouveau qu'il ne l'avait été le dimanche précédent.

Enfin, poussé à bout par don Antonio, Giansimone se détermina à signifier un beau matin à son apprenti qu'ils devaient se séparer, et cela le plus tôt possible.

Fra Michele se fit répéter deux fois cette signification de congé; puis, fixant son oeil clair et résolu sur l'oeil trouble et vague de son patron:

—Et pourquoi devons-nous nous séparer? lui demanda-t-il.

—Bon! répliqua le bourrelier en essayant de faire de la dignité, voilà que tu m'interroges? L'apprenti interroge le maître!

—C'est mon droit, répondit tranquillement fra Michele.

—Ton droit, ton droit!... répéta le bourrelier étonné.

—Sans doute; quand nous avons fait un contrat ensemble...

—Nous n'avons pas fait de contrat, interrompit Giansimone, je n'ai rien signé.

—Nous n'en avons pas moins fait un contrat ensemble: pour faire un contrat, il n'est pas besoin de papier, de plume et d'encre; entre honnêtes gens, la parole suffit.

—Entre honnêtes gens, entre honnêtes gens!... murmura le bourrelier.

—N'êtes-vous pas un honnête homme? demanda froidement fra Michele.

—Si fait, pardieu! répondit Giansimone.

—Eh bien, alors, si nous sommes d'honnêtes gens, je le répète, il y a contrat entre nous, un contrat qui dit que je dois vous servir comme apprenti; que vous, de votre côté, vous devez m'apprendre votre état, et qu'à moins que je ne vous donne des sujets de mécontentement, vous n'avez pas le droit de me renvoyer de chez vous.

—Oui; mais, si tu me donnes des sujets de mécontentement? Ah!...

—Vous en ai-je donné?

—Tu m'en donnes à chaque instant.

—Lesquels?

—Lesquels, lesquels!...

—Je vais vous aider à les trouver, s'il y en a. Suis-je un paresseux?

—Je ne puis pas dire cela.

—Suis-je un tapageur?

—Non.

—Suis-je un ivrogne?

—Ah! pour cela, tu ne bois que de l'eau.

—Suis-je un débauché?

—Il ne te manquerait plus que cela, malheureux!

—Eh bien, n'étant ni un débauché, ni un ivrogne, ni un tapageur, ni un paresseux, quels sujets de mécontentement puis-je donc vous donner?

—Il y a incompatibilité d'humeur entre nous.

—Incompatibilité d'humeur entre nous? dit-il. Voilà la première fois que nous ne sommes pas du même avis; d'ailleurs, dites-moi mes défauts de caractère, je les corrigerai.

—Ah! tu ne diras point que tu n'es pas entêté, j'espère?

—Parce que je ne veux pas m'en aller de chez vous!

—Tu avoues donc que tu ne veux pas t'en aller de chez moi?

—Certainement que je ne veux pas.

—Et si je te chasse?

—Si vous me chassez, c'est autre chose.

—Tu t'en iras, alors?

—Oui; mais, comme vous aurez commis envers moi une injustice que je n'aurai pas méritée, vous m'aurez fait une insulte que je ne vous pardonnerai pas...

—Eh bien? demande Giansimone.

—Eh bien, dit le jeune homme sans hausser la voix d'une note, mais en regardant plus fermement et plus fixement que jamais Giansimone, aussi vrai que je m'appelle Michele Pezza, je vous tuerai.

—Il le ferait comme il le dit, s'écria le bourrelier en faisant un bond en arrière.

—Vous en êtes bien convaincu, n'est-ce pas? répondit fra Michele.

—Ma foi, oui.

—Il vaut donc mieux, mon cher patron, puisque vous avez eu la chance de trouver un apprenti qui n'est point débauché, qui n'est point ivrogne, qui n'est point paresseux, qui vous respecte de toute son âme et de tout son coeur; il vaut donc mieux que vous alliez de vous-même dire à don Antonio que vous êtes trop honnête homme pour chasser de chez vous un pauvre garçon dont vous n'avez qu'à vous louer. Est-ce convenu ainsi?

—Ma foi, oui, dit Giansimone, c'est ce qui me paraît, en effet, le plus juste.

—Et le plus prudent, ajouta le jeune homme avec une légère teinte d'ironie. Ainsi donc, c'est convenu, n'est-ce pas?

—Quand on te dit que oui.

—Votre main?

—La voilà.

Fra Michele serra cordialement la main de son patron et se remit à l'ouvrage, aussi calme que si rien ne se fût passé.



XXXIII

FRA MICHELE

Le lendemain, qui était un dimanche, Michele Pezza s'habilla, selon son habitude, pour aller entendre la messe, devoir auquel il n'avait pas manqué une seule fois depuis qu'il s'était refait laïque. A l'église, il rencontra son père et sa mère, les salua pieusement, les reconduisit chez eux la messe dite, leur demanda leur agrément, qu'il obtint, pour épouser la fille de don Antonio, si par hasard celui-ci la lui accordait; puis, afin de n'avoir rien à se reprocher, il se présenta chez don Antonio dans l'intention de demander Francesca en mariage.

Don Antonio était avec sa fille et son futur gendre, et, à l'entrée de Michele Pezza, son étonnement fut grand. Le compère Giansimone n'avait point osé lui raconter ce qui s'était passé entre lui et son apprenti; il lui avait, comme toujours, dit de prendre patience et qu'il verrait à le satisfaire dans le courant de la semaine suivante.

A la vue de fra Michele, la conversation s'interrompit si brusquement, qu'il fut facile au nouvel arrivant de deviner qu'il était question d'affaires de famille dont on ne comptait aucunement lui faire part.

Pezza salua avec beaucoup de politesse les trois personnes qu'il trouvait réunies, et demanda à don Antonio la faveur de lui adresser quelques paroles en particulier.

Cette faveur lui fut accordée en rechignant; le descendant des conquérants espagnols se demandait s'il ne courait point quelque danger à demeurer en tête-à-tête avec son jeune voisin, dont il était loin cependant de soupçonner le caractère résolu.

Il fit signe à Francesca et à Peppino de se retirer.

Peppino offrit son bras à Francesca et sortit avec elle en riant au nez de fra Michele.

Pezza ne souffla point le mot, ne fit pas un signe de mécontentement, pas un geste de menace, quoiqu'il lui semblât être mordu par plus de vipères que don Rodrigue dans son tonneau.

—Monsieur, dit-il à don Antonio, aussitôt que la porte se fut refermée sur le couple heureux qui probablement à cette heure raillait impitoyablement le pauvre amoureux, inutile de vous dire, n'est-ce pas, que j'aime votre fille Francesca?

—Si c'est inutile, répliqua en goguenardant don Antonio, alors, pourquoi le dis-tu?

—Inutile pour vous, monsieur, mais non pour moi qui viens vous la demander en mariage.

Don Antonio éclata de rire.

—Je ne vois rien à rire là dedans, monsieur, dit Michele Pezza sans s'emporter le moins du monde; et, vous parlant sérieusement, j'ai le droit d'être écouté sérieusement.

—En effet, quoi de plus sérieux? dit le charron en continuant de railler. M. Michele Pezza fait à don Antonio l'honneur de lui demander sa fille en mariage!

—Je ne crois pas, monsieur, vous faire particulièrement honneur, à vous, répliqua Pezza conservant le même sang-froid; je crois l'honneur réciproque, et vous allez me refuser ma demande, je le sais bien.

—Pourquoi t'exposes-tu à un refus, alors?

—Pour mettre ma conscience en repos.

—La conscience de Michele Pezza! fit don Antonio en éclatant de rire.

—Et pourquoi, répliqua le jeune homme avec le même sang-froid, pourquoi Michele Pezza n'aurait-il pas une conscience comme don Antonio? Comme don Antonio, il a deux bras pour travailler, deux jambes pour marcher, deux yeux pour voir, une langue pour parler, un coeur pour aimer et haïr. Pourquoi n'aurait-il pas, comme don Antonio, une conscience pour lui dire: «Ceci est bien, ceci est mal?»

Ce sang-froid auquel il ne s'attendait point de la part d'un si jeune homme dérouta entièrement le charron; cependant, s'attachant au vrai sens des paroles de Michele Pezza:

—Mettre ta conscience en repos, ajouta-t-il; ce qui veut dire que, si je te refuse ma fille, il arrivera quelque malheur.

—Probablement, répondit Michele Pezza avec le laconisme d'un Spartiate.

—Et quel malheur arrivera-t-il? demanda le charron.

—Dieu seul et la sorcière Nanno le savent! dit Pezza; mais il arrivera un malheur, attendu que, moi vivant, Francesca ne sera jamais la femme d'un autre.

—Tiens, va-t'en! tu es fou.

—Je ne suis pas fou, mais je m'en vais.

—C'est bien heureux! murmura don Antonio.

Michele Pezza fit quelques pas vers la porte; mais, à mi-chemin, il s'arrêta.

—Vous me voyez partir si tranquillement, dit-il, parce que vous comptez qu'un jour ou l'autre, sur votre demande, votre compère Giansimone me mettra à la porte de chez lui, comme vous venez de me mettre à la porte de chez vous.

—Hein? fit don Antonio étonné.

—Détrompez-vous! nous nous sommes expliqués et je resterai chez lui tant qu'il me fera plaisir d'y rester.

—Ah! le malheureux! s'écria don Antonio, il m'avait cependant promis...

—Ce qu'il ne pouvait pas tenir... Vous avez le droit de me mettre à la porte de chez vous, et je ne vous en veux pas de m'y mettre, parce que je suis un étranger; mais il n'en avait pas le droit, lui, parce que je suis son apprenti.

—Eh bien, après? dit don Antonio se redressant. Que tu restes ou ne restes pas chez le compère, peu importe! nous sommes chacun chez nous; seulement, je te préviens, à mon tour, après les menaces que tu viens de me faire, que, si désormais je te trouve chez moi, ou te vois, de jour ou de nuit, rôder dans mon bien, comme je connais par toi-même tes mauvaises intentions, je te tue comme une bête enragée.

—C'est votre droit, mais je ne m'y exposerai pas; maintenant, réfléchissez.

—Oh! c'est tout réfléchi.

—Vous me refusez la main de Francesca?

—Plutôt deux fois qu'une.

—Même dans le cas où Peppino y renoncerait?

—Même dans le cas où Peppino y renoncerait.

—Même dans le cas où Francesca consentirait à me prendre pour mari?

—Même dans le cas où Francesca consentirait à te prendre pour mari.

—Et vous me renvoyez sans avoir la charité de me laisser le moindre espoir?

—Je te renvoie en te disant: Non, non, non.

—Songez, don Antonio, que Dieu punit, non pas les désespérés, mais ceux qui les ont poussés au désespoir.

—Ce sont les gens d'Église qui prétendent cela.

—Ce sont les gens d'honneur qui l'affirment. Adieu, don Antonio; que Dieu vous fasse paix!

Et Michele Pezza sortit.

A la porte du charron, il rencontra deux ou trois jeunes gens d'Itri auxquels il sourit comme d'habitude.

Puis il rentra chez Giansimone.

Il était impossible, en voyant son visage si calme, de penser, de soupçonner même qu'il fût un de ces désespérés dont il parlait un instant auparavant.

Il monta à sa chambre et s'y enferma; seulement, cette fois, il ne s'approcha point de la fenêtre; il s'assit sur son lit, appuya ses deux mains sur ses genoux, laissa tomber sa tête sur sa poitrine, et de grosses larmes silencieuses coulèrent de ses yeux le long de ses joues.

Il était depuis deux heures dans cette immobilité, muet et pleurant, lorsqu'on frappa à sa porte.

Il releva la tête, s'essuya vivement les yeux et écouta.

On frappa une seconde fois.

—Qui frappe? demanda-t-il.

—Moi, Gaetano.

C'était la voix et le nom d'un de ses camarades; Pezza n'avait point d'amis.

Il s'essuya les yeux une seconde fois et alla ouvrir la porte.

—Que me veux-tu, Gaetano? demanda-t-il.

—Je voulais te demander si tu ne serais pas disposé à faire, sur la promenade de la ville, une partie de boules avec les amis? Je sais bien que ce n'est pas ton habitude; mais j'ai pensé qu'aujourd'hui...

—Et pourquoi jouerais-je plutôt aujourd'hui aux boules que les autres jours?

—Parce que, aujourd'hui, ayant du chagrin, tu as plus besoin de distraction que les autres jours.

—J'ai du chagrin aujourd'hui, moi?

—Je le présume; on a toujours du chagrin quand on est véritablement amoureux et qu'on vous refuse la femme que l'on aime.

—Tu sais donc que je suis amoureux?

—Oh! quant à cela, toute la ville le sait.

—Et tu sais que l'on m'a refusé celle que j'aimais?

—Certainement, et de bonne source, c'est Peppino qui nous l'a dit.

—Et comment vous a-t-il dit cela?

—Il a dit: «Fra Michele est venu demander Francesca en mariage à don Antonio, et il a emporté une veste.»

—Il n'a rien ajouté?

—Si fait; il a ajouté que, si la veste ne te suffisait pas, il se chargerait de te donner la culotte, ce qui te ferait le vêtement complet.

—Ce sont ses paroles?

—Je n'y change pas une syllabe.

—Tu as raison, dit Michele Pezza après un moment de silence, pendant lequel il s'était assuré que son couteau était bien dans sa poche, j'ai besoin de distraction; allons jouer aux boules.

Et il sortit avec Gaetano.

Les deux compagnons descendirent d'un pas rapide mais calme, qui au reste était plutôt réglé par Gaetano que par Michele, la grande rue conduisant à Fondi; puis ils appuyèrent à gauche, c'est-à-dire du côté de la mer, vers une double allée de platanes qui servait de promenade aux gens raisonnables d'Itri, et de gymnase aux enfants et aux jeunes gens. Là, vingt groupes divers jouaient à vingt jeux différents, mais particulièrement à ce jeu qui consiste à se rapprocher le plus possible d'une petite boule avec de grosses boules.

Michele et Gaetano tournèrent autour de cinq ou six de ces groupes avant de reconnaître celui où Peppino faisait sa partie; enfin ils aperçurent l'ouvrier charron au milieu du groupe le plus éloigné de la promenade; Michele marcha directement à lui.

Peppino, qui, courbé vers la terre, discutait sur un coup, en se redressant, aperçut Pezza.

—Tiens, dit-il en tressaillant malgré lui sous la gerbe d'éclairs que lançaient les yeux de son rival, c'est toi, Michele!

—Comme tu vois, Peppino; cela t'étonne?

—Je croyais que tu ne jouais jamais aux boules.

—C'est vrai, je n'y joue pas.

—Que viens-tu faire ici, alors?

—Je viens chercher la culotte que tu m'as promise.

Peppino tenait dans sa main droite la petite boule qui sert de but aux joueurs et qui était de la grosseur d'un boulet de quatre; devinant dans quelle intention hostile Michele venait à lui, il prit son élan et, de toute la vigueur de son bras, lui lança le projectile.

Michele, qui n'avait pas perdu de vue un des mouvements de Peppino, et qui, à l'altération de sa physionomie, avait deviné son intention, se contenta d'incliner la tête. Le boulet de bois, lancé avec la force d'une catapulte, passa en sifflant à deux doigts de sa tempe, et alla se fendre en dix éclats contre la muraille.

Pezza ramassa un caillou.

—Je pourrais, comme le jeune David, dit-il, te briser la tête avec un caillou, et je ne ferais que te rendre ce que tu as voulu me faire; mais, au lieu de te le mettre au milieu du front, comme fit David au Philistin Goliath, je me contenterai de te le mettre au milieu de ton chapeau.

Le caillou partit en sifflant et enleva le chapeau de la tête de Peppino en le traversant de part en part comme eût fait une balle de fusil.

—Et, maintenant, continua Pezza fronçant les sourcils et serrant les dents, les braves ne se battent pas de loin avec du bois et des pierres.

Il tira son couteau de sa poche.

—Ils se battent de près et le fer à la main.

Puis, s'adressant aux jeunes gens qui regardaient cette scène si intéressante pour eux, parce qu'elle était dans les moeurs du pays, et se présentait rarement avec de tels symptômes d'hostilité:

—Regardez, vous autres, dit-il, et, témoins que Peppino a été l'agresseur, soyez en même temps juges de ce qui va se passer.

Et il s'avança sur Peppino, dont il était séparé par une vingtaine de pas et qui l'attendait le fer à la main.

—A combien de pouces de fer nous battons-nous? demanda Peppino8.

Note 8: (retour)

Souvent, dans les duels au couteau, si communs dans l'Italie méridionale, on convient à combien de pouces de fer on se battra; un morceau de liége au travers duquel passe la lame, mesure en ce cas les différentes longueurs.

—A toute la lame, répondit Pezza. De cette façon, il n'y aura pas moyen de tricher.

—Au premier ou au second sang? demanda Peppino.

—A mort! répondit Pezza.

Ces mots, comme des éclairs sinistres, s'étaient croisés au milieu d'un silence sépulcral.

Chaque combattant dépouilla sa veste et la roula autour du bras gauche, pour s'en faire un bouclier; puis Peppino et Michele marchèrent l'un contre l'autre.

Les spectateurs formaient un cercle au milieu duquel se trouvèrent isolés les deux adversaires; le même silence continua, car on comprit qu'il allait se passer quelque chose de terrible.

Si jamais deux natures furent opposées, c'étaient celles de ces deux rivaux: l'une était toute musculaire, l'autre était toute nerveuse; l'un devait combattre à la manière du taureau, l'autre, à la manière du serpent.

Peppino attendit Michele, replié sur lui-même, la tête dans les épaules, les deux bras en avant, le sang au visage et en injuriant son adversaire.

Michele s'avança lentement, silencieusement, pâle jusqu'à la lividité; ses yeux, bleu verdâtre, semblaient avoir la fascination de ceux du boa.

On sentait dans le premier le courage brutal uni à la force musculaire; on devinait dans le second une puissance de volonté invincible et suprême.

Michele était visiblement le plus faible et probablement le moins adroit; mais, chose étrange, si les paris eussent été dans les moeurs des spectateurs, les trois quarts eussent parié pour lui.

Les premiers coups se perdirent, soit dans l'air, soit dans les plis des vestes; les deux lames se croisaient comme des dards de vipères qui jouent.

Tout à coup, la main droite de Peppino se couvrit de sang: du tranchant de son couteau, Michele lui avait ouvert les quatre doigts.

Ce dernier fit un bond en arrière pour donner le temps à son adversaire de changer son couteau de main, s'il ne pouvait plus se servir de sa main droite.

En refusant toute grâce pour lui, Michele avait interdit à son adversaire d'en demander aucune.

Peppino prit son couteau entre ses dents, banda avec son mouchoir sa main droite blessée, changea sa veste de bras et reprit son couteau de la main gauche.

Pezza, sans doute, ne voulut pas conserver sur son adversaire un avantage que celui-ci avait perdu, il changea donc son couteau de main comme lui.

Au bout d'une demi-minute, Peppino avait reçu une seconde blessure au bras gauche.

Il poussa un rugissement, non de douleur, mais de rage; il commençait à entrevoir le dessein de son ennemi: Pezza voulait le désarmer, non le tuer.

En effet, de sa main droite devenue libre et qui n'avait rien perdu de sa force, Pezza saisit le poignet gauche de Peppino et l'enveloppa de ses doigts longs, minces et nerveux, comme d'une tenaille à plusieurs branches.

Peppino essaya de dégager son poignet de l'étreinte qui paralysait son arme dans sa main et laissait à son ennemi toute liberté de lui plonger dix fois, s'il l'eût voulu, son couteau dans la poitrine; tout fut inutile, la liane triomphait du chêne.

Le bras de Peppino s'engourdissait, le couteau de son adversaire avait ouvert une veine, et, par cette ouverture, le blessé perdait à la fois sa force et son sang; au bout de quelques secondes, ses doigts, énervés par la pression, se détendirent et laissèrent tomber le couteau.

—Ah! fit Pezza indiquant par cette joyeuse exclamation qu'il était enfin arrivé au résultat qu'il poursuivait.

Et il mit le pied sur le couteau.

Peppino, désarmé, comprit qu'il n'avait plus qu'une ressource: il s'élança sur son adversaire et l'enveloppa de ses bras nerveux, mais blessés et sanglants.

Loin de refuser ce nouveau genre de combat, dans lequel on eût pu croire qu'il allait être étouffé comme Antée, Pezza, pour indiquer que son intention n'était pas de profiter de la situation, mit son couteau entre ses dents et saisit à son tour son adversaire à bras-le-corps.

Alors, tout ce que la force peut multiplier d'efforts, tout ce que l'adresse peut suggérer de ruses fut employé par les deux lutteurs; seulement, au grand étonnement des spectateurs, Peppino, qui, dans ce genre d'exercice, avait vaincu tous ses jeunes compagnons, excepté Pezza avec lequel il n'avait jamais lutté, Peppino paraissait être destiné, comme dans le combat précédent, à avoir le dessous.

Tout à coup, les deux lutteurs, comme deux chênes frappés de la foudre, perdirent pied et roulèrent sur le sol. Pezza avait réuni toutes ses forces, que rien n'avait diminuées, et, d'une secousse terrible à laquelle Peppino était loin de s'attendre de la part d'un si chétif ennemi, il avait déraciné son adversaire et était tombé sur lui.

Avant que les spectateurs fussent revenus de leur étonnement, Peppino était couché sur le dos, et Pezza lui tenait le couteau sur la gorge et le genou sur la poitrine.

Les dents de Pezza grincèrent de joie.

—Messieurs, dit-il, tout s'est-il passé loyalement et de franc jeu?

—Loyalement et de franc jeu, dirent les spectateurs à l'unanimité.

—La vie de Peppino est-elle bien à moi?

—Elle est à toi.

—Est-ce ton avis, Peppino? demanda Pezza en faisant sentir au vaincu la pointe de son couteau.

—Tue-moi! tu en as le droit, murmura ou plutôt râla Peppino d'une voix étranglée.

—M'aurais-tu tué, si tu m'eusses tenu comme je te tiens?

—Oui; mais je ne t'aurais pas fait languir.

—Donc, tu conviens que ta vie est à moi?

—J'en conviens.

—Bien à moi?

—Oui.

Pezza se pencha à son oreille, et, à voix basse:

—Eh bien, lui dit-il, je te la rends, ou plutôt je te la prête; seulement, le jour où tu épouseras Francesca, je te la reprendrai, tu entends?

—Ah! misérable! s'écria Peppino, tu es le démon en personne! et ce n'est pas fra Michele qu'il faut t'appeler, c'est fra Diavolo!

—Appelle-moi comme tu voudras, dit Pezza; mais souviens-toi que ta vie m'appartient et que, le cas que tu sais échéant, je ne te demanderai pas la permission de te la reprendre.

Et il se releva, essuya le sang de son couteau à la manche de sa chemise, et, le remettant tranquillement dans sa poche:

—Maintenant, continua-t-il, tu es libre, Peppino, et personne ne t'empêche plus de reprendre ta partie de boules.

Et il s'éloigna lentement, saluant de la tête et de la main ses jeunes compagnons, qu'il laissait abasourdis et se demandant ce qu'il avait pu dire à Peppino qui maintint celui-ci immobile et à demi soulevé de terre, dans l'attitude du gladiateur blessé.



XXXIV

LOQUE ET CHIFFE

On comprend que, malgré la menace de Pezza, Peppino n'en persista pas moins dans ses projets de mariage avec Francesca; personne n'avait entendu ce que Michele lui avait dit tout bas; mais, en le voyant renoncer à la main de Francesca, dont on savait Michele Pezza amoureux, tout le monde l'eût deviné.

La noce devait avoir lieu entre la moisson et les vendanges, et l'événement que nous venons de raconter s'était passé vers la fin du mois de mai.

Juin, juillet et août s'écoulèrent sans que rien révélât les intentions tragiques annoncées par Pezza à son rival.

Le 7 septembre, qui était un dimanche, le curé annonça au prône, pour le 23 septembre, le mariage de Francesca et de Peppino.

Les deux fiancés étaient à la messe, et Pezza à quelques pas d'eux. Peppino regarda Pezza au moment où le prêtre fit cette annonce, à laquelle Pezza ne parut pas faire plus d'attention que s'il ne l'eût point entendue; seulement, au sortir de l'église, Pezza s'approcha de Peppino, et, assez bas pour qu'elles parvinssent à celui-là seul auquel elles étaient adressées, il lui dit ces paroles:

—C'est bien! tu as encore dix-huit jours à vivre.

Peppino tressaillit de telle façon, que Francesca, qui était à son bras, se retourna avec inquiétude: elle vit Michele Pezza, qui la salua en s'éloignant.

Depuis que Pezza, dans son duel avec Peppino, avait donné à celui-ci deux coups de couteau, Pezza continuait de saluer Francesca, mais Francesca ne le saluait plus.

Le dimanche suivant, la publication des bancs qui, comme on sait, se renouvelle trois fois, fut répétée par le prêtre. Au même endroit que le dimanche précédent, Michele Pezza s'approcha de Peppino, et, de la même voix menaçante et calme tout ensemble, il lui dit:

—Tu as encore dix jours à vivre.

Le dimanche suivant, même publication, même menace; seulement, comme huit jours s'étaient écoulés, ce n'étaient plus que deux jours d'existence qui étaient accordés par Pezza à Peppino.

Ce 23 septembre tant craint et tant désiré tout à la fois arriva: c'était un mercredi. Après une nuit d'orage, le jour, comme nous l'avons dit dans un de nos précédents chapitres, s'était levé magnifique, et, le mariage devant avoir lieu à onze heures du matin, les conviés, amis de don Antonio, amis et amies de Peppino et de Francesca, s'étaient réunis à la maison de la fiancée, où la noce devait se faire et dont l'hôte principal avait clos sa boutique pour transporter le repas sur la terrasse et la fête dans la cour et le jardin.

Cette terrasse, cette cour et ce jardin, ruisselants de soleil, teintés d'ombre, retentissaient de cris joyeux. Nous avons essayé de les peindre en montrant les vieillards buvant sur la terrasse, les jeunes gens dansant au son des tambours et de la guitare, les musiciens groupés, l'un assis, les autres debout sur les marches de la terrasse, le tout dominé par ce spectateur immobile et sombre accoudé sur le mur mitoyen, tandis que le paysan, couché sur sa charrette chargée de paille, prolonge dans des improvisations sans fin, ce chant lent et criard, particulier aux contadini des provinces napolitaines, et que poules, grives, merles et moineaux francs pillent gaiement les treilles courant de peuplier en peuplier, dans l'enclos qui, sous le nom de jardin, s'étend de la cour au pied de la montagne.

Et, maintenant que nous avons levé le rideau sur le passé, nos lecteurs comprennent pourquoi don Antonio, Francesca et surtout Peppino regardent de temps en temps avec inquiétude ce jeune homme qu'ils n'ont point le droit de chasser du mur mitoyen sur lequel il est accoudé, et de la douceur du tempérament duquel leur répond, sans pouvoir les rassurer tout à fait, le compère Giansimone, qui, depuis le jour mémorable où il a eu maille à partir avec lui, ne lui ayant jamais reparlé de quitter la maison, n'a jamais eu qu'à se louer de son caractère.

Onze heures et demie sonnèrent, juste au moment où l'une des tarentelles les plus animées venait de finir.

Le dernier vagissement du timbre était à peine éteint, qu'un bruit bien connu de don Antonio lui succéda: c'était celui des grelots des chevaux de poste, du roulement sourd et pesant d'une voiture et les cris de deux postillons appelant don Antonio d'une voix de basse qui eût fait honneur à un gran'cartello du théâtre Saint-Charles.

A ce triple bruit, le digne charron et toute l'honorable société comprirent que, selon son habitude, le chemin de Castellone à Itri avait fait des siennes et qu'il lui arrivait de la besogne qu'il partageait parfois avec le chirurgien de l'endroit, les voitures et les voyageurs rompant, la plupart du temps, les voitures leurs roues ou leurs essieux, et les voyageurs leurs bras ou leurs jambes du même coup.

Mais celui qui venait et pour lequel on réclamait les bons soins de don Antonio, par bonheur ne s'était rien rompu, et il réclamait le charron pour sa voiture sans avoir besoin de chirurgien pour lui.

Ce fut, au reste, une certitude que l'on acquit quand, à ces mots d'un des postillons: «Venez vite, don Antonio, c'est pour un voyageur très-pressé,» Antonio ayant répondu: «Tant pis pour lui s'il est pressé, on ne travaille pas aujourd'hui,» on vit, à l'extrémité de l'allée donnant sur la cour, apparaître ce voyageur en personne, qui demanda:

—Et pourquoi, s'il vous plaît, citoyen Antonio, ne travaille-t-on pas aujourd'hui?

Le digne charron, mal disposé à cause du moment où on le demandait, plus mal disposé encore par ce titre de citoyen, dont la substitution à son titre de noblesse lui paraissait blessante, allait répondre par quelque brutalité, comme c'était sa noble habitude, lorsqu'en jetant les yeux sur le voyageur, il reconnut que c'était un trop grand personnage pour le traiter avec son sans façon ordinaire.

Et, en effet, le voyageur qui surprenait don Antonio au milieu de sa fête de famille n'était autre que notre ambassadeur, parti de Naples, vers le milieu de la nuit, et qui, n'ayant pas voulu permettre aux postillons, tant il était pressé de sortir du royaume des Deux-Siciles, de ralentir leur course à la descente de Castellone, avait brisé une des roues de derrière de sa voiture, en traversant un des nombreux ruisseaux qui coupent la grande route et vont se jeter dans le petit fleuve sans nom qui la côtoie.

Il résultait de cet accident qu'il avait été forcé, si pressé qu'il fût d'arriver à la frontière romaine, de faire la dernière demi-lieue à pied; ce qui donnait un nouveau mérite au calme avec lequel il avait demandé: «Et pourquoi, s'il vous plaît, citoyen, Antonio, ne travaille-t-on pas aujourd'hui?»

—Excusez-moi, mon général, répondit, en faisant un pas vers le voyageur, don Antonio, qui, à son costume guerrier, prenait le citoyen Garat pour un militaire, et qui pensait que, pour courir la poste à quatre chevaux, il fallait au moins qu'un militaire fût général, je ne savais pas avoir l'honneur de parler à un haut personnage comme paraît être Votre Excellence; car alors j'eusse répondu, non pas: «On ne travaille point aujourd'hui,» mais: «On ne travaille que dans une heure.»

—Et pourquoi ne peut-on travailler tout de suite? demanda le voyageur de son ton le plus conciliant et qui annonçait que, s'il ne s'agissait que d'un sacrifice d'argent, il était prêt à le faire.

—Parce que voilà la cloche qui sonne, Votre Excellence, et que, fût-ce pour raccommoder la voiture de Sa Majesté le roi Ferdinand, que Dieu garde, je ne ferai pas attendre M. le curé.

—En effet, dit le voyageur en regardant autour de lui, je crois que je suis tombé dans une noce.

—Justement, Votre Excellence.

—Et, demanda le voyageur sur le ton d'une bienveillante interrogation, cette belle fille qui se marie?

—C'est ma fille.

—Je vous en fais mon compliment. Pour l'amour de ses beaux yeux, j'attendrai.

—Si Votre Excellence veut nous faire l'honneur de venir à l'église avec nous, peut-être cela lui fera-t-il paraître le temps moins long; M. le curé débitera un très-beau sermon.

—Merci, mon ami, j'aime mieux rester ici.

—Eh bien, restez; et, à notre retour, vous boirez un verre de vin de ces vignes-là à la santé de la mariée; cela lui portera bonheur, et nous n'en travaillerons que mieux après.

—C'est convenu, mon brave. Et combien cela va-t-il durer, votre cérémonie?

—Ah! trois quarts d'heure, une heure tout au plus. Allons, les enfants, à l'église!

Chacun s'empressa d'exécuter l'ordre donné par don Antonio, qui s'était constitué pour toute la journée maître des cérémonies, excepté Peppino, qui resta en arrière et qui bientôt se trouva seul avec Michele Pezza.

—Voyons, Pezza, lui dit-il en s'avançant vers lui la main ouverte et le sourire sur les lèvres, bien que ce sourire fût peut-être un peu forcé, il s'agit aujourd'hui d'oublier nos vieilles rancunes et de faire une paix sincère.

—Tu te trompes, Peppino, reprit Pezza: il s'agit de te préparer à paraître devant Dieu, voilà tout.

Puis, se dressant debout sur le mur:

—Fiancé de Francesca, lui dit-il solennellement, tu as encore une heure à vivre!

Et, s'élançant dans le jardin de Giansimone, il disparut derrière le mur.

Peppino regarda autour de lui, et, voyant qu'il était seul, il fit le signe de la croix, en disant:

—Seigneur! Seigneur! je remets mon âme entre vos mains.

Puis il alla rejoindre sa fiancée et son beau-père, qui étaient déjà sur le chemin de l'église.

—Comme tu es pâle! lui dit Francesca.

—Puisses-tu, dans une heure, lui répondit-il, ne pas être plus pâle encore que je ne le suis maintenant!

L'ambassadeur, auquel il restait pour toute distraction pendant son heure d'attente, le plaisir de regarder passer les habitants d'Itri allant à leurs plaisirs ou à leurs affaires, suivit des yeux le cortége jusqu'à ce qu'il l'eût vu disparaître à l'angle de la rue qui conduisait à l'église.

En reportant son regard du côté opposé avec ce vague de l'homme qui attend et qui s'ennuie d'attendre, il crut, à son grand étonnement, apercevoir des uniformes français à l'extrémité de la rue de Fondi, c'est-à-dire faisant route opposée à celle qu'il venait de faire, et allant, par conséquent, de Rome à Naples.

Ces uniformes étaient portés par un brigadier et quatre dragons qui escortaient une voiture de voyage dont la marche, quoique en poste, était réglée, non pas sur celle des chevaux qui la traînaient, mais sur celle des chevaux qui l'escortaient.

Au reste, la curiosité du citoyen Garat allait être promptement satisfaite: la voiture et son escorte venaient à lui et ne pouvaient échapper à son investigation, soit que la voiture se contentât de changer de chevaux à la poste, soit que les voyageurs qu'elle renfermait fissent une halte à l'hôtel, puisque la poste était la première maison à sa droite, et l'hôtel la maison en face de lui.

Mais il n'eut pas même besoin d'attendre cette halte; en l'apercevant, en reconnaissant l'uniforme d'un haut fonctionnaire de la République, le brigadier mit son cheval au galop, précéda la voiture de cent ou cent cinquante pas, et s'arrêta devant l'ambassadeur en portant la main à son casque et en attendant d'être interrogé.

—Mon ami, lui dit l'ambassadeur avec son affabilité ordinaire, je suis le citoyen Garat, ambassadeur de la République à Naples, ce qui me donne le droit de vous demander quelles sont les personnes renfermées dans cette voiture de voyage que vous escortez.

—Deux vieilles ci-devant en assez mauvais état, mon ambassadeur, répondit le brigadier, et un ci-devant qui, lorsqu'il leur parle, les appelle princesses.

—Les connaissez-vous par leurs noms?

—L'une s'appelle madame Victoire et l'autre madame Adélaïde.

—Ah! ah! fit l'ambassadeur.

—Oui, continua le brigadier, il paraît qu'elles étaient tantes du feu tyran que l'on a guillotiné; au moment de la Révolution, elles se sont sauvées en Autriche; puis, de Vienne, elles sont venues à Rome; à Rome, elles ont eu peur quand la République est venue, comme si la République faisait la guerre à ces vieux bonnets de nuit-là! De Rome, elles eussent bien voulu se sauver comme elles s'étaient sauvées de Paris et de Vienne; mais il paraît qu'il y avait une troisième soeur, la plus vieille, une décrépite que l'on appelait madame Sophie: elle est tombée malade, les autres n'ont pas voulu la quitter, ce qui était bien de leur part. Au bout du compte, elles ont donc demandé un permis de séjour au général Berthier... Mais je vous embête avec tout mon bavardage, n'est-ce pas?

—Non, mon brave, au contraire, et ce que tu me racontes m'intéresse beaucoup.

—Soit! Alors, vous n'êtes pas difficile à intéresser, mon ambassadeur. Je disais donc qu'une semaine après l'arrivée du général Championnet, qui m'envoyait tous les deux jours prendre des nouvelles de la malade, la malade étant morte et enterrée, les deux autres soeurs ont demandé à quitter Rome et à se rendre à Naples, où elles ont des parents dans une bonne position, à ce qu'il paraît; mais elles avaient peur d'être arrêtées comme suspectes le long de la route; alors, le général Championnet m'a dit: «Brigadier Martin, tu es un homme d'éducation, tu sais parler aux femmes; tu vas prendre quatre hommes et tu vas accompagner jusqu'au delà des frontières ces deux vieilles créatures, qui sont des filles de France, après tout. Ainsi, brigadier Martin, toute sorte d'égards, tu entends; ne leur parle qu'à la troisième personne et la main au casque, comme à des supérieurs.—Mais, citoyen général, lui ai-je répondu, si elles ne sont que deux, comment pourrai-je parler à la troisième personne?» Le général s'est mis à rire de la bêtise qu'il venait de dire, et il m'a répondu: «Brigadier Martin, tu es encore plus fort que je ne croyais; elles sont trois, mon ami; seulement, la troisième est un homme, c'est leur chevalier d'honneur; on l'appelle le comte de Châtillon.—Citoyen général, lui ai-je répondu, je croyais qu'il n'y avait plus de comtes?—Il n'y eu a plus en France, c'est vrai, a-t-il répliqué à son tour; mais, à l'étranger et en Italie, il y en a encore quelques-uns par-ci par-là.—Et moi, général, dois-je l'appeler comte ou citoyen, le Châtillon?—Appelle-le comme tu voudras; mais je crois que tu lui feras plus de plaisir, ainsi qu'aux personnes qu'il accompagne, si tu l'appelles monsieur le comte que si tu l'appelles citoyen; et, comme cela ne tire pas à conséquence et ne fait de tort à personne, tu peux lui dire monsieur le comte gros comme le bras.» Ainsi ai-je agi tout le long du chemin; et, en effet, cela a paru faire plaisir aux pauvres vieilles dames qui ont dit: «Voilà un garçon bien élevé, mon cher comte. Comment t'appelles-tu, mon ami?» J'avais envie de leur répondre qu'en tout cas j'étais mieux élevé qu'elles, puisque, moi, je ne tutoyais pas leur comte et qu'elles me tutoyaient; mais je me suis contenté de leur répondre: «C'est bon, c'est bon, je m'appelle Martin.» De sorte que, tout le long de la route, quand elles ont eu quelque chose à demander, c'est à moi qu'elles se sont adressées: «Martin par-ci, Martin par-là;» mais vous comprenez bien, citoyen ambassadeur, que cela ne tire point à conséquence, puisque la plus jeune des deux a soixante-neuf ans.