The Project Gutenberg EBook of La San-Felice, Tome II, by Alexandre Dumas

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Title: La San-Felice, Tome II

Author: Alexandre Dumas

Release Date: May 16, 2006 [EBook #18401]

Language: French


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ALEXANDRE DUMAS


LA
SAN-FELICE



TOME II

DEUXIÈME ÉDITION

PARIS
MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES ÉDITEURS
RUE VIVIENNE, 2 BIS, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 13
A LA LIBRAIRIE NOUVELLE



XIX

LA CHAMBRE ÉCLAIRÉE

Il était deux heures du matin, à peu près, lorsque le roi et la reine, quittant l'ambassade d'Angleterre, rentrèrent au palais. Le roi, très-préoccupé, nous l'avons dit, de la scène qui venait de se passer, prit immédiatement le chemin de son appartement, et la reine, qui l'invitait rarement à entrer dans le sien, ne mit aucun obstacle à cette retraite précipitée, pressée qu'elle paraissait être, de son côté, de rentrer chez elle.

Le roi ne s'était pas dissimulé la gravité de la situation; or, dans les circonstances graves, il y avait un homme qu'il consultait toujours avec une certaine confiance, parce que rarement il l'avait consulté sans en recevoir un bon conseil; il en résultait qu'il reconnaissait à cet homme une supériorité réelle sur toute cette tourbe de courtisans qui l'environnait.

Cet homme, c'était le cardinal Fabrizio Ruffo, que nous avons montré à nos lecteurs, assistant l'archevêque de Naples, son doyen au sacré collège, lors du Te Deum qui avait été chanté, la veille, dans l'église cathédrale de Naples en l'honneur de l'arrivée de Nelson.

Ruffo était au souper donné au vainqueur d'Aboukir par sir William Hamilton; il avait donc tout vu et tout entendu, et, en sortant, le roi n'avait eu que ces mots à lui dire:

—Je vous attends cette nuit au palais.

Ruffo s'était incliné en signe qu'il était aux ordres de Sa Majesté.

En effet, dix minutes à peine après que le roi était rentré chez lui en prévenant l'huissier de service qu'il attendait le cardinal, on lui annonçait que le cardinal était là et faisait demander si le bon plaisir du roi était de le recevoir.

—Faites-le entrer, cria Ferdinand de manière que le cardinal l'entendît; je crois bien que mon bon plaisir est de le recevoir!

Le cardinal, invité ainsi à entrer, n'attendit pas l'appel de l'huissier et répondit par sa présence même à ce pressant appel du roi.

—Eh bien, mon éminentissime, que dites-vous de ce qui vient de se passer? demanda le roi en se jetant dans un fauteuil et en faisant signe au cardinal de s'asseoir.

Le cardinal, sachant que la plus grande révérence dont on puisse user envers les rois est de leur obéir aussitôt qu'ils ont ordonné, toute invitation de leur part étant un ordre, prit une chaise et s'assit.

—Je dis que c'est une affaire très-grave, répliqua le cardinal; heureusement que Sa Majesté se l'est attirée pour l'honneur de l'Angleterre et qu'il est de l'honneur de l'Angleterre de la soutenir.

—Que pensez-vous, au fond, de ce bouledogue de Nelson? Soyez franc, cardinal.

—Votre Majesté est si bonne pour moi, qu'avec elle je le suis toujours, franc!

—Dites, alors.

—Comme courage, c'est un lion; comme instinct militaire, c'est un génie; mais, comme esprit, c'est heureusement un homme médiocre.

—Heureusement, dites-vous?

—Oui, sire.

—Et pourquoi heureusement?

—Parce qu'on le mènera où l'on voudra, avec deux leurres.

—Lesquels?

—L'amour et l'ambition. L'amour, c'est l'affaire de lady Hamilton; l'ambition, c'est la vôtre. Sa naissance est vulgaire; son éducation, nulle. Il a conquis ses grades sans mettre les pieds dans une antichambre, en laissant un oeil à Calvi, un bras à Ténériffe, la peau de son front à Aboukir; traitez cet homme-là en grand seigneur, vous le griserez, et, une fois qu'il sera gris, Votre Majesté en fera ce qu'elle voudra. Est-on sûr de lady Hamilton?

—La reine en est sûre, à ce qu'elle dit.

—Alors, vous n'avez pas besoin d'autre chose. Par cette femme, vous aurez tout; elle vous donnera à la fois le mari et l'amant. Tous deux sont fous d'elle.

—J'ai peur qu'elle ne fasse la prude.

—Emma Lyonna faire la prude? dit Ruffo avec l'expression du plus profond mépris. Votre Majesté n'y pense pas.

—Je ne dis pas prude par pruderie, pardieu!

—Et par quoi?

—Il n'est pas beau, votre Nelson, avec son bras de moins, son oeil crevé et son front fendu. S'il en coûte cela pour être un héros, j'aime autant rester ce que je suis.

—Bon! les femmes ont de si singulières idées, et puis lady Hamilton aime si merveilleusement la reine! Ce qu'elle ne fera pas par amour, elle le fera par amitié.

—Enfin! dit le roi comme un homme qui s'en remet à la Providence du soin d'arranger une affaire difficile.

Puis, à Ruffo:

—Maintenant, continua-t-il, vous avez bien un conseil à me donner dans cette affaire-là?

—Certainement; le seul même qui soit raisonnable.

—Lequel? demanda le roi.

—Votre Majesté a un traité d'alliance avec son neveu l'empereur d'Autriche.

—J'en ai avec tout le monde, des traités d'alliance; c'est bien ce qui m'embarrasse.

—Mais enfin, sire, vous devez fournir un certain nombre d'hommes à la prochaine coalition.

—Trente mille.

—Et vous devez combiner vos mouvements avec ceux de l'Autriche et de la Russie.

—C'est convenu.

—Eh bien, quelles que soient les instances que l'on fera près de vous, sire, attendez, pour entrer en campagne, que les Autrichiens et les Russes y soient entrés eux-mêmes.

—Pardieu! c'est bien mon intention. Vous comprenez, Éminence, que je ne vais pas m'amuser à faire la guerre tout seul aux Français... Mais...

—Achevez, sire.

—Si la France n'attend pas la coalition? Elle m'a déclaré la guerre, si elle me la fait?

—Je crois, par mes relations de Rome, pouvoir vous affirmer, sire, que les Français ne sont pas en mesure de vous la faire.

—Hum! voilà qui me tranquillise un peu.

—Maintenant, si Votre Majesté me permettait...

—Quoi?

—Un second conseil.

—Je le crois bien!

—Votre Majesté ne m'en avait demandé qu'un; il est vrai que le second est la conséquence du premier.

—Dites, dites.

—Eh bien, à la place de Votre Majesté, j'écrirais de ma main à mon neveu l'empereur, pour savoir de lui, non pas diplomatiquement, mais confidentiellement, à quelle époque il compte se mettre en campagne, et, prévenu par lui, je réglerais mes mouvements sur les siens.

—Vous avez raison, mon éminentissime, et je vais lui écrire à l'instant même.

—Avez-vous un homme sûr à lui envoyer, sire?

—J'ai mon courrier Ferrari.

—Mais sûr, sûr, sûr?

—Eh! mon cher cardinal, vous voulez un homme trois fois sur, quand il est si difficile d'en trouver qui le soit une fois.

—Enfin, celui-là?

—Je le crois plus sûr que les autres.

—Il a donné à Votre Majesté des preuves de sa fidélité?

—Cent.

—Où est-il?

—Où est-il? Parbleu! il est ici quelque part, couché dans mes antichambres, tout botté et tout éperonné, pour être prêt à partir au premier ordre, quelque heure du jour ou de la nuit que ce soit.

—Il faut écrire d'abord, et nous le chercherons après.

—Écrire, c'est facile à dire, Éminence; où diable vais-je trouver à cette heure-ci de l'encre, du papier et des plumes?

—L'Évangile dit: Quære et invenies.

—Je ne sais pas le latin. Votre Éminence.

—«Cherche et tu trouveras.»

Le roi alla à son secrétaire, ouvrit tous les tiroirs les uns après les autres, et ne trouva rien de ce qu'il cherchait.

—L'Évangile ment, dit-il.

Et il retomba tout contrit dans son fauteuil.

—Que voulez-vous, cardinal! ajouta-t-il en poussant un soupir, je déteste écrire.

—Votre Majesté est cependant décidée à en prendre la peine cette nuit.

—Sans doute; mais, vous le voyez, tout me manque; il me faudrait réveiller tout mon monde, et encore... Vous comprenez bien, mon cher ami, quand le roi n'écrit pas, personne n'a de plumes, d'encre ni de papier. Oh! je n'aurais qu'à faire demander tout cela chez la reine, elle en a, elle. C'est une écriveuse. Mais, si l'on savait que j'ai écrit, on croirait, ce qui est vrai, au reste, que l'État est en péril. «Le roi a écrit... A qui? pourquoi?» Ce serait un événement à remuer tout le palais.

—Sire, c'est donc à moi de trouver ce que vous cherchez inutilement.

—Et où cela?

Le cardinal salua le roi, sortit, et, une minute après, rentra avec du papier, de l'encre et des plumes.

Le roi le regarda d'un air d'admiration.

—Où diable avez-vous pris cela, Éminence? demanda-t-il.

—Tout simplement chez vos huissiers.

—Comment! malgré ma défense, ces drôles-là avaient du papier, de l'encre et des plumes?

—Il leur faut bien cela pour inscrire les noms de ceux qui viennent solliciter des audiences de Votre Majesté.

—Je ne leur en ai jamais vu.

—Parce qu'ils les cachaient dans une armoire. J'ai découvert l'armoire, et voilà tout ce qui est nécessaire à Votre Majesté.

—Allons, allons, vous êtes homme de ressource. Maintenant, mon éminentissime, dit le roi d'un air dolent, est-il bien nécessaire que cette lettre soit écrite de ma main?

—Cela vaudra mieux, elle en sera plus confidentielle.

—Alors, dictez-moi.

—Oh! sire...

—Dictez-moi, vous dis-je, ou, sans cela, je serai deux heures à écrire une demi-page. Ah! j'espère bien que San-Nicandro est damné, non-seulement dans le temps, mais encore dans l'éternité, pour avoir fait de moi un pareil âne.

Le cardinal trempa dans l'encre une plume fraîchement taillée et la présenta au roi.

—Écrivez donc, sire.

—Dictez, cardinal.

—Puisque Votre Majesté l'ordonne, dit Ruffo en s'inclinant.

Et il dicta.

«Très-excellent frère, cousin et neveu, allié et confédéré,

»Je dois vous instruire sans retard de ce qui vient de se passer hier soir au palais de l'ambassadeur d'Angleterre. Lord Nelson, ayant relâché à Naples, au retour d'Aboukir, et sir William Hamilton lui donnant une fête, le citoyen Garat, ministre de la République, a pris cette occasion de me déclarer la guerre de la part de son gouvernement.

»Faites-moi donc, par le retour du même courrier que je vous envoie, très-excellent frère, cousin et neveu, allié et confédéré, savoir quelles sont vos dispositions pour la prochaine guerre, et surtout l'époque précise à laquelle vous comptez vous mettre en campagne, ne voulant absolument rien faire qu'en même temps que vous et d'accord avec vous.

»J'attendrai la réponse de Votre Majesté pour me régler en tout point sur les instructions qu'elle me donnera.

»La présente n'étant à autre fin, je me dis, en lui souhaitant toute sorte de prospérités, de Votre Majesté, le bon frère, cousin et oncle, allié et confédéré.»

—Ouf! fit le roi.

Et il leva la tête pour interroger le cardinal.

—Eh bien, c'est fini, sire, et Votre Majesté n'a plus qu'à signer.

Le roi signa, selon son habitude: Ferdinand B.

—Et quand je pense, continua le roi, que j'aurais mis la nuit tout entière à écrire cette lettre. Merci, mon cher cardinal, merci.

—Que cherche Votre Majesté? demanda Ruffo, qui voyait que le roi cherchait autour de lui avec inquiétude.

—Une enveloppe.

—Bien, dit Ruffo, nous allons en faire une.

—C'est encore une chose que San-Nicandro ne m'a point appris à faire, des enveloppes! Il est vrai qu'ayant oublié de m'apprendre à écrire, il avait regardé la science des enveloppes comme chose inutile.

—Votre Majesté permet-elle? demanda Ruffo.

—Comment, si je la permets! dit le roi en se levant. Asseyez-vous là à ma place sur mon fauteuil, mon cher cardinal.

Le cardinal s'assit sur le fauteuil du roi, et, avec une grande prestesse et une grande habileté, plia et déchira le papier qui devait recouvrir la lettre royale.

Ferdinand le regardait faire avec admiration.

—Maintenant, dit le cardinal, Votre Majesté veut-elle me dire où est son sceau?

—Je vais vous le donner, je vais vous le donner, ne vous dérangez pas, dit le roi.

La lettre fut cachetée, et le roi mit l'adresse.

Puis, appuyant son menton dans sa main, il demeura pensif.

—Je n'ose interroger le roi, demande Ruffo en s'inclinant.

—Je veux, répondit le roi toujours pensif, que personne ne sache que j'ai écrit cette lettre à mon neveu, ni par qui je l'ai envoyée.

—Alors, sire, dit en riant Ruffo, Votre Majesté va me faire assassiner en sortant du palais.

—Vous, mon cher cardinal, vous n'êtes pas quelqu'un pour moi; vous êtes un autre moi-même.

Ruffo s'inclina.

—Oh! ne me remerciez point, allez, le compliment n'est pas riche.

—Comment faire, alors? Il faut cependant que vous envoyiez chercher Ferrari par quelqu'un, sire.

—Justement, je m'oriente.

—Si je savais où il est, dit Ruffo, j'irais le chercher.

—Pardieu! moi aussi, fit le roi.

—Vous avez dit qu'il était dans le palais.

—Certainement qu'il y est; seulement, le palais est grand. Attendez, attendez donc! En vérité, je suis encore plus bête que je ne croyais.

Il ouvrit la porte de sa chambre à coucher et siffla.

Un grand épagneul s'élança du tapis où il était couché près du lit de son maître, posa ses deux pattes sur la poitrine du roi, toute chamarrée de plaques et de cordons, et se mit à lui lécher le visage, occupation à laquelle le maître paraissait prendre autant de plaisir que le chien.

—C'est Ferrari qui l'a élevé, dit le roi; il va me trouver Ferrari tout de suite.

Puis, changeant de voix et parlant à son chien comme il eût parlé à un enfant:

—Où est-il donc, ce pauvre Ferrari, Jupiter? Nous allons le chercher. Taïaut! taïaut!

Jupiter parut parfaitement comprendre; il fit trois ou quatre bonds par la chambre, humant l'air et jetant des cris joyeux; puis il alla gratter à la porte d'un corridor secret.

—Ah! nous en revoyons donc, mon bon chien? dit le roi.

Et, allumant un bougeoir au candélabre, il ouvrit la porte du couloir en disant:

—Cherche, Jupiter! cherche!

Le cardinal suivait le roi, d'abord pour ne pas le laisser seul, ensuite par curiosité.

Jupiter s'élança vers l'extrémité du couloir et gratta à une seconde porte.

—Nous sommes donc sur la voie, mon bon Jupiter? continua le roi.

Et il ouvrit cette seconde porte, comme il avait ouvert la première; elle donnait sur une antichambre vide.

Jupiter alla droit à une porte opposée à celle par laquelle il était entré et se dressa contre cette porte.

—Tout beau! dit le roi, tout beau!

Puis, se tournant vers Ruffo:

—Nous brûlons, cardinal, dit-il.

Et il ouvrit cette troisième porte.

Elle donnait sur un petit escalier. Jupiter s'y élança, monta rapidement une vingtaine de marches, puis se mit à gratter la porte en poussant de petits cris.

Zitto! zitto! dit le roi.

Le roi ouvrit cette quatrième porte comme il avait ouvert les trois autres; seulement, cette fois, il était arrivé au terme de son voyage: le courrier, tout vêtu et tout éperonné, dormait sur un lit de camp.

—Hein! fit le roi, tout fier de l'intelligence de son chien; et quand je pense que pas un de mes ministres, même celui de la police, n'aurait fait ce que vient de faire mon chien!

Malgré l'envie qu'avait Jupiter de sauter sur le lit de son père nourricier Ferrari, le roi lui fit un signe de la main, et il se tint tranquille derrière lui.

Ferdinand alla droit au dormeur, et, du bout de la main, lui toucha l'épaule.

Si légère qu'eut été la pression, celui-ci se réveilla immédiatement et se mit sur son séant, regardant autour de lui avec cet oeil effaré de l'homme que l'on éveille au milieu de son premier sommeil; mais, aussitôt, reconnaissant le roi, il se laissa glisser de son lit de camp et se tint debout et les coudes au corps, attendant les ordres de Sa Majesté.

—Peux-tu partir? lui demanda le roi.

—Oui, sire, répondit Ferrari.

—Peux-tu aller à Vienne sans t'arrêter?

—Oui, sire.

—Combien de jours te faut-il pour aller à Vienne?

—Au dernier voyage, sire, j'ai mis cinq jours et six nuits; mais je me suis aperçu que je pouvais aller plus vite et gagner douze heures.

—Et à Vienne, combien de temps te faut-il pour te reposer?

—Le temps qu'il faudra à la personne à laquelle Votre Majesté écrit pour me donner une réponse.

—Alors, tu peux être ici dans douze jours?

—Auparavant si l'on ne me fait pas attendre, et s'il ne m'arrive pas d'accident.

—Tu vas descendre à l'écurie, seller un cheval toi-même; tu iras le plus loin possible avec le même cheval, au risque de le forcer; tu le laisseras chez un maître de poste quelconque et tu l'y reprendras à ton retour.

—Oui, sire.

—Tu ne diras à personne où tu vas.

—Non, sire.

—Tu remettras cette lettre à l'empereur lui-même et point à d'autres.

—Oui, sire.

—Et à qui que ce soit, même à la reine, tu ne laisseras prendre la réponse.

—Non, sire.

—As-tu de l'argent?

—Oui, sire.

—Eh bien, pars, alors.

—Je pars, sire.

Et, en effet, le brave homme ne prit que le temps de glisser la lettre du roi dans une petite poche de cuir pratiquée en manière de portefeuille dans la doublure de sa veste, de mettre sous son bras un petit paquet contenant un peu de linge et de se coiffer de sa casquette de courrier; après quoi, sans en demander davantage, il s'apprêta à descendre l'escalier.

—Eh bien, tu ne fais pas tes adieux à Jupiter? dit le roi.

—Je n'osais, sire, répondit Ferrari.

—Voyons, embrassez-vous; n'êtes-vous pas deux vieux amis, et tous les deux à mon service?

L'homme et le chien se jetèrent dans les bras l'un de l'autre: tous deux n'attendaient que la permission du roi.

—Merci, sire, dit le courrier.

Et il essuya une larme en se précipitant par les degrés pour rattraper le temps perdu.

—Ou je me trompe fort, dit le cardinal, ou vous avez là un homme qui se fera tuer pour vous à la première occasion, sire!

—Je le crois, dit le roi: aussi, je pense à lui faire du bien.

Ferrari avait disparu depuis longtemps que le roi et le cardinal n'étaient point encore au bas de l'escalier.

Ils rentrèrent dans l'appartement du roi par le même chemin qu'ils avaient pris pour en sortir, refermant derrière eux les portes qu'ils avaient laissées ouvertes.

Un huissier de la reine attendait dans l'antichambre, porteur d'une lettre de Sa Majesté.

—Oh! oh! fit le roi en regardant la pendule, à trois heures du matin? Ce doit être quelque chose de bien important.

—Sire, la reine a vu votre chambre éclairée, et elle a pensé avec raison que Votre Majesté n'était pas encore couchée.

Le roi ouvrit la lettre avec la répugnance qu'il mettait toujours à lire les lettres de sa femme.

—Bon! dit-il aux premières lignes, c'est amusant: voilà ma partie de chasse à tous les diables!

—Je n'ose demander à Votre Majesté ce que lui annonce cette lettre.

—Oh! demandez, demandez, Votre Éminence. Elle m'annonce qu'au retour de la fête et à la suite de nouvelles importantes reçues, M. le capitaine général Acton et Sa Majesté la reine ont décidé qu'il y aurait conseil extraordinaire aujourd'hui mardi. Que le bon Dieu bénisse la reine et M. Acton! Est-ce que je les tourmente, moi? Qu'ils fassent donc ce que je fais, qu'ils me laissent tranquille.

—Sire, répliqua Ruffo, pour cette fois, je suis obligé de donner raison à Sa Majesté la reine et à M. le capitaine général; un conseil extraordinaire me paraît de toute nécessité, et plus tôt il aura lieu, mieux cela vaudra.

—Eh bien, alors, vous en serez, mon cher cardinal.

—Moi, sire? Je n'ai point droit d'assister au conseil!

—Mais, moi, j'ai le droit de vous y inviter.

Ruffo s'inclina.

—J'accepte, sire, dit-il; d'autres y apporteront leur génie, j'y apporterai mon dévouement.

—C'est bien. Dites à la reine que je serai demain au conseil à l'heure qu'elle m'indiquera, c'est-à-dire à neuf heures. Votre Éminence entend?

—Oui, sire.

L'huissier se retira.

Ruffo allait le suivre, lorsqu'on entendit le galop d'un cheval qui passait sous la voûte du palais.

Le roi saisit la main du cardinal.

—En tout cas, dit-il, voilà Ferrari qui part. Éminence, vous serez instruit un des premiers, je vous le promets, de ce qu'aura répondu mon cher neveu.

—Merci, sire.

—Bonne nuit à Votre Éminence... Ah! qu'ils se tiennent bien demain au conseil! je préviens la reine et M. le capitaine général que je ne serai pas de bonne humeur.

—Bah! sire, dit le cardinal en riant, la nuit portera conseil.

Le roi rentra dans sa chambre à coucher et sonna à briser la sonnette. Le valet de chambre accourut tout effaré, croyant que le roi se trouvait mal.

—Que l'on me déshabille et que l'on me couche! cria le roi d'une voix de tonnerre; et, une autre fois, vous aurez soin que l'on ferme mes jalousies, afin que l'on ne voie pas que ma chambre est éclairée à trois heures du matin.

Disons maintenant ce qui s'était passé dans la chambre obscure de la reine, tandis que ce que nous venons de raconter se passait dans la chambre éclairée du roi.



XX

LA CHAMBRE OBSCURE

A peine la reine était-elle rentrée chez elle, que le capitaine général Acton s'était fait annoncer en lui mandant qu'il avait deux nouvelles importantes à lui communiquer; mais sans doute ce n'était pas lui que la reine attendait ou n'était-il point le seul qu'elle attendit; car elle répondit assez durement:

—C'est bien! qu'il entre au salon; aussitôt que je serai libre, j'irai le rejoindre.

Acton était habitué à ces boutades royales. Depuis longtemps, entre la reine et lui, il n'y avait plus d'amour; il était l'amant en titre comme il était premier ministre; ce qui n'empêchait point qu'il n'y eût d'autres ministres que lui.

Un lien politique rattachait seul l'un à l'autre ces deux anciens amants. Acton avait besoin, pour rester au pouvoir, de l'influence que la reine avait prise sur le roi, et la reine, pour ses vengeances ou ses sympathies, qu'elle satisfaisait avec une égale passion, avait besoin du génie intrigant d'Acton et de sa complaisance infinie, prête à tout supporter pour elle.

La reine se dépouilla rapidement de toute sa toilette de gala, de ses fleurs, de ses diamants, de ses pierreries; elle effaça et fit disparaître le rouge dont les femmes et surtout les princesses couvraient leurs joues à cette époque, passa un long peignoir blanc, prit une bougie, suivit un couloir solitaire, et, après avoir traversé tout un appartement, elle arriva à une chambre isolée, d'un ameublement sévère et communiquant à l'extérieur avec un escalier secret dont la reine avait une clef, et son sbire Pasquale de Simone une autre.

Les fenêtres de cette chambre restaient constamment fermées pendant le jour, et pas le moindre rayon de lumière n'y pénétrait.

Une lampe de bronze occupait le centre de la table, où elle était scellée, et un abat-jour posé sur la lumière était construit de manière à concentrer cette lumière dans la circonférence de la table seulement, et à laisser tout le reste de la chambre dans l'obscurité.

C'était là que l'on entendait les dénonciations. Si les dénonciateurs, malgré l'ombre qui s'épaississait dans les profondeurs de la salle, craignaient d'être reconnus, ils pouvaient entrer un masque sur le visage, ou revêtir dans l'antichambre une de ces longues robes de pénitent qui accompagnent le cadavre au cimetière ou le patient à l'échafaud: linceuls effrayants qui rendent l'homme pareil à un spectre et qui, ne laissant de passage qu'à la vue, font, des trous pratiqués à cet effet, deux ouvertures pareilles aux orbites vides d'une tête de mort.

Les trois inquisiteurs qui s'asseyaient à cette table ont acquis une assez triste célébrité pour faire leurs noms immortels; ils se nommaient Castel-Cicala, ministre des affaires étrangères, Guidobaldi, vice-président de la junte d'État en permanence depuis quatre ans, et Vanni, procureur fiscal.

La reine, en récompense de ses bons services, venait de faire ce dernier marquis.

Mais, cette nuit-là, la table était déserte, la lampe éteinte, la chambre solitaire; le seul être vivant ou plutôt ayant apparence de vie qui l'habitât était une pendule dont le balancement monotone et le timbre strident troublaient seuls le silence funèbre qui semblait descendre du plafond et peser sur le parquet.

On eût dit que les ténèbres qui régnaient éternellement dans cette chambre en avaient épaissi l'air et l'avaient rendu semblable à cette vapeur qui flotte au-dessus des marais; on sentait, en y entrant, que l'on changeait non-seulement de température, mais encore d'atmosphère, et que celle-ci, ne se composant plus des éléments qui forment l'air extérieur, devenait plus difficile à respirer.

Le peuple, qui voyait les fenêtres de cette chambre constamment fermées, l'avait appelée la chambre obscure; et, par les bruits vagues qui s'en étaient échappés comme de toute chose mystérieuse, il avait, avec le terrible instinct de divination qui le caractérise, à peu près entrevu ce qui s'y passait, mais, comme ce n'était pas lui que menaçait cette funèbre obscurité, comme les décrets qui sortaient de cette chambre sombre passaient au-dessus de sa tête pour frapper des têtes plus hautes que la sienne, c'était lui qui parlait le plus de cette chambre, mais c'était lui aussi qui, au bout du compte, la craignait le moins.

Au moment où la reine entra, pâle et éclairée comme lady Macbeth par le reflet de la bougie qu'elle tenait à la main, dans cette chambre à l'atmosphère épaisse, cette espèce d'échappement qui précède la sonnerie se fit entendre, et la pendule sonna la demie après deux heures.

Ainsi que nous l'avons dit, la chambre était vide, et, comme si elle se fût attendue à y trouver quelqu'un, la reine parut s'étonner de cette solitude. Un instant elle hésita à s'avancer; mais bientôt, surmontant cette terreur qui l'avait prise au bruit inattendu de la pendule, elle explora les deux angles de la chambre opposés au côté par lequel elle était entrée, et vint, lente et pensive, s'asseoir à la table.

Cette table, tout au contraire de celle qui se trouvait chez le roi, était couverte de dossiers comme le bureau d'un tribunal, et offrait en triple tout ce qu'il fallait pour écrire, papier, encre et plumes.

La reine feuilleta distraitement les papiers; ses yeux les parcouraient sans les lire, son oreille tendue essayait de saisir le moindre bruit, son esprit errait loin du corps. Au bout d'un instant, ne pouvant contenir son impatience, elle se leva, alla à la porte donnant sur l'escalier secret, y appuya son oreille, et écouta.

Après quelques moments, elle entendit le grincement d'une clef qui tournait dans la serrure, et murmura ce mot, qui peignit l'impatience avec laquelle elle attendait:

—Enfin!

Puis alors, ouvrant la porte donnant sur un escalier sombre:

—Est-ce toi, Pasquale? demanda-t-elle.

—Oui, Votre Majesté, répondit une voix d'homme venant du bas de l'escalier.

—Tu viens bien tard! dit la reine regagnant sa place d'un air sombre et le sourcil froncé.

—Par ma foi! peu s'en est fallu que je ne vinsse pas du tout, répondit celui à qui l'on faisait le reproche de manquer de diligence.

La voix se rapprochait de plus en plus.

—Et pourquoi as-tu manqué de ne pas venir du tout?

—Parce que la besogne a été rude là-bas, dit l'homme apparaissant enfin à la porte de la chambre.

—Est-elle faite, du moins? demanda la reine.

—Oui, madame, grâce à Dieu et à saint Pasquale, mon patron, elle est faite et bien faite; mais elle a coûté cher!

Et, en disant ces mots, le sbire déposait sur un fauteuil un manteau contenant des objets qui rendirent un son métallique au contact du meuble.

La reine le regarda faire avec une expression mêlée de curiosité et de dégoût.

—Comment, cher? demanda-t-elle.

—Un homme tué et trois blessés, rien que cela.

—C'est bien. On fera une pension à la veuve et l'on donnera des gratifications aux blessés.

Le sbire s'inclina en signe de remercîment.

—Ils étaient donc plusieurs? demanda la reine.

—Non, madame, il était seul; mais c'était un lion que cet homme; j'ai été obligé de lui lancer mon couteau à dix pas; sans quoi, j'y passais comme les autres.

—Mais enfin?

—Enfin, on en est venu à bout.

—Et vous lui avez pris les papiers de force?

—Oh! non, de bonne volonté, madame: il était mort.

—Ah! fit la reine avec un léger frisson. Ainsi, vous avez été obligé de le tuer?

—Morbleu! plutôt deux fois qu'une, et cependant, foi de Simone! cela m'a fait de la peine; il fallait bien, je vous le jure, que ce fût pour le service de Votre Majesté.

—Comment! cela t'a fait de la peine, de tuer un Français? Je ne te croyais pas le coeur si tendre aux soldats de la République.

—Ce n'était point un Français, madame, dit le sbire en secouant la tête.

—Quelle histoire me contes-tu là?

—Jamais Français n'a parlé le patois napolitain comme le parlait le pauvre diable.

—Holà! s'écria la reine, j'espère, que tu n'as pas commis quelque erreur. Je t'avais parfaitement annoncé un Français venant à cheval de Capoue à Pouzzoles.

—C'est bien cela, madame, et en barque de Pouzzoles au château de la reine Jeanne?

—Un aide de camp du général Championnet.

—Oh! c'est bien à lui que nous avons eu affaire. D'ailleurs, il a eu le soin de nous dire lui-même qui il était.

—Tu lui as donc adressé la parole?

—Sans doute, madame. En lui entendant hacher du napolitain comme de la paille, j'ai eu peur de me tromper et je lui ai demandé s'il était bien celui que j'étais chargé de tuer.

—Imbécile!

—Pas si imbécile, puisqu'il m'a répondu: «Oui.»

—Il t'a répondu: «Oui?»

—Votre Majesté comprend bien qu'il eût parfaitement pu me répondre autre chose; qu'il était de Basso-Porto ou de Porta-Capuana, et il m'eût mis dans un grand embarras; car je n'eusse pas pu lui prouver le contraire. Mais non, il n'y a pas été par trente-six chemins. «Je suis celui que vous cherchez.» Et pif! paf! voilà deux hommes à terre de deux coups de pistolet; et vli! vlan! voilà deux hommes à terre de deux coups de sabre. Il aura jugé indigne de mentir, car c'était un brave, je vous en réponds.

La reine fronça le sourcil à cet éloge de la victime par son assassin.

—Et il est mort?

—Oui, madame, il est mort.

—Et qu'avez-vous fait du cadavre?

—Ah! par ma foi, madame, une patrouille arrivait, et, comme, en me compromettant, je compromettais Votre Majesté, j'ai laissé à cette patrouille le soin de ramasser les morts et de faire panser les blessés.

—Alors, on va le reconnaître pour un officier français!

—A quoi? Voilà son manteau, voilà ses pistolets, voilà son sabre, que j'ai ramassés sur le champ de bataille. Ah! il en jouait bien, du sabre et du pistolet, je vous en réponds! Quant à ses papiers, il n'avait pas autre chose sur lui que ce portefeuille et ce chiffon, qui y est resté collé.

Et le sbire jetait sur la table un portefeuille en basane teint de sang; une espèce de chiffon de papier ressemblant à une lettre adhérait en effet au portefeuille, le sang séché l'y maintenait.

Le sbire les sépara l'un de l'autre avec une profonde insouciance et les jeta tous deux sur la table.

La reine allongea la main; mais sans doute hésitait-elle à toucher ce portefeuille ensanglanté; car, s'arrêtant à moitié chemin, elle demanda:

—Et son uniforme, qu'en as-tu fait?

—Voilà encore une chose qui a manqué me faire donner au diable: c'est qu'il n'avait pas plus d'uniforme que sur ma main. Il était tout simplement vêtu, sous son manteau, d'une houppelande de velours vert avec des tresses noires. Comme il avait fait un grand orage, il l'aura laissé à quelque ami qui lui aura prêté sa redingote en échange.

—C'est étrange! dit la reine; on m'avait cependant bien donné le signalement; au reste, les papiers contenus dans ce portefeuille lèveront tous nos doutes.

Et, de ses doigts gantés dont les extrémités se teignirent de rouge, elle ouvrit le portefeuille et en tira une lettre portant cette suscription:

«Au citoyen Garat, ambassadeur de la république française à Naples.»

La reine brisa le cachet aux armes de la République, ouvrit la lettre, et, aux premières lignes qu'elle en lut, poussa une exclamation de joie.

Cette joie allait croissant au fur et à mesure qu'elle avançait dans sa lecture, et, quand elle l'eut achevée:

—Pasquale, tu es un homme précieux, dit-elle, et je ferai ta fortune.

—Il y a déjà bien longtemps que Votre Majesté me le promet, répondit le sbire.

—Pour cette fois, sois tranquille, je te tiendrai parole; en attendant, tiens, voici un à-compte.

Elle prit un morceau de papier sur lequel elle écrivit quelques lignes.

—Prends ce bon de mille ducats; il y en a cinq cents pour toi et cinq cents pour tes hommes.

—Merci, madame, fit le sbire soufflant sur le papier pour en faire sécher l'encre avant de le mettre dans sa poche; mais je n'ai pas dit à Votre Majesté tout ce que j'ai à lui dire.

—Et moi, je ne t'ai point demandé tout ce que j'ai à te demander; mais, auparavant, laisse-moi relire cette lettre.

La reine relut la lettre une seconde fois, et, à cette seconde fois, ne parut pas moins satisfaite qu'à la première.

Puis, cette seconde lecture achevée:

—Voyons, mon fidèle Pasquale, qu'avais-tu à me dire?

—J'avais à vous dire, madame, que, du moment où ce jeune homme est resté depuis onze heures et demie jusqu'à une heure du matin dans les ruines du palais de la reine Jeanne; que, du moment où il y a troqué son uniforme militaire contre une houppelande bourgeoise, il n'y est pas resté seul; et sans doute avait-il des lettres de la part de son général pour d'autres personnes encore que l'ambassadeur français.

—C'était justement ce que je pensais en même temps que tu me le disais, mon cher Pasquale. Et sur ces personnes, ajouta la reine, tu n'as aucun soupçon?

—Non, pas encore; mais nous allons, je l'espère bien, savoir quelque chose de nouveau.

—Je t'écoute, Pasquale, dit la reine en inondant en quelque sorte le sbire de la lumière de ses yeux.

—Des huit hommes que j'avais commandés pour l'expédition de cette nuit, j'en ai distrait deux, pensant que c'était assez de six pour venir à bout de notre aide de camp; il a failli m'en coûter cher de l'avoir pesé à faux poids; mais cela ne fait rien... Eh bien, ces deux hommes, je les ai placés en embuscade au-dessus du palais de la reine Jeanne, avec ordre de suivre les gens qui en sortiraient avant ou après l'homme à qui j'avais affaire moi-même, et de tâcher de savoir qui ils sont ou du moins où ils demeurent.

—Eh bien?

—Eh bien, madame, je leur ai donné rendez-vous au pied de la statue du Géant, et, si Votre Majesté le permet, je vais voir s'ils sont à leur poste.

—Va! et, s'ils y sont, amène-les-moi; je veux les interroger moi-même.

Pasquale de Simone disparut dans le corridor, et l'on entendit le bruit de ses pas décroître au fur et à mesure qu'il descendait les marches de l'escalier.

Restée seule, la reine jeta vaguement un regard sur la table, elle y vit ce second papier que le sbire avait traité de chiffon, décollé du portefeuille où il adhérait et rejeté en même temps que lui sur la table.

Dans son désir de lire la lettre du général Championnet, et dans sa satisfaction après l'avoir lue, elle l'avait oublié.

C'était une lettre écrite sur un élégant papier; elle était d'une écriture de femme, mince, fine, aristocratique; aux premiers mots, la reine reconnut une lettre d'amour.

Elle commençait par ces deux mots: Caro Nicolino.

Par malheur pour la curiosité de la reine, le sang avait presque entièrement envahi la page écrite; on pouvait seulement distinguer la date, qui était le 20 septembre, et lire les regrets ressentis par la personne qui écrivait la lettre de ne pouvoir venir à son rendez-vous accoutumé, obligée qu'elle était de suivre la reine, qui allait au-devant de l'amiral Nelson.

Il n'y avait pour toute signature qu'une lettre, une initiale, une E.

Pour cette fois, la reine s'y perdait complétement.

Une lettre de femme, une lettre d'amour, une lettre datée du 20 septembre, une lettre enfin d'une personne qui s'excusait de manquer son rendez-vous habituel parce qu'elle était obligée de suivre la reine, une pareille lettre ne pouvait être adressée à l'aide de camp de Championnet qui, le 20 septembre, c'est-à-dire trois jours auparavant, était à cinquante lieues de Naples.

Il n'y avait qu'une probabilité, et l'esprit intelligent de la reine la lui présenta bientôt.

Cette lettre se trouvait sans doute dans la poche de la houppelande prêtée à l'envoyé du général Championnet, par un de ses complices du palais de la reine Jeanne. L'aide de camp avait mis son portefeuille dans la même poche après l'avoir enlevé de son uniforme; le sang, en coulant de la blessure, avait collé la lettre au portefeuille, quoique cette lettre et ce portefeuille n'eussent rien de commun entre eux.

La reine se leva alors, alla au fauteuil où Pasquale avait déposé le manteau, examina ce manteau, et, en l'ouvrant, trouva le sabre et les pistolets qu'il renfermait.

Le manteau était évidemment un simple manteau d'ordonnance d'officier de cavalerie française.

Le sabre, comme le manteau, était d'ordonnance; il avait dû appartenir à l'inconnu; mais il n'en était pas de même des pistolets.

Les pistolets, très-élégants, étaient de la manufacture royale de Naples, montés en vermeil et portaient gravée sur un écusson la lettre N.

Un jour se faisait sur cette mystérieuse affaire. Sans aucun doute, les pistolets appartenaient à ce même Nicolino auquel la lettre était adressée.

La reine mit les pistolets à part avec la lettre, en attendant mieux; c'était un commencement d'indice qui pouvait conduire à la vérité.

En ce moment, de Simone rentrait avec ses deux hommes.

Les renseignements qu'ils apportaient étaient de peu de valeur.

Cinq ou six minutes après la sortie de l'aide de camp, ils avaient cru voir une barque montée par trois personnes s'éloigner comme si elle allait à la villa, profitant de la mer qui avait calmi.

Deux de ces personnes ramaient.

Il n'y avait point à s'occuper de cette barque; elle échappait naturellement à l'investigation des deux sbires, qui ne pouvaient la suivre sur l'eau.

Mais, presque au même moment, par compensation, trois autres personnes apparaissaient à la porte donnant sur la route du Pausilippe, et, après avoir regardé si la route était libre, se hasardaient à sortir en fermant avec soin cette porte derrière eux; seulement, au lieu de descendre la route du côté de Mergellina, comme avait fait le jeune aide de camp ils la remontèrent du côté de la villa de Lucullus.

Les deux sbires suivirent les trois inconnus.

Au bout de cent pas, à peu près, l'un de ces derniers gravit le talus à droite et se jeta dans un petit sentier où il disparut derrière les aloès et les cactus; celui-là devait être très-jeune, autant qu'on avait pu en juger par la légèreté avec laquelle il avait gravi les talus et par la fraîcheur de la voix avec laquelle il avait crié à ses deux amis:

—Au revoir!

Les autres avaient gravi le talus à leur tour, mais plus lentement, et par un sentier qui, en longeant la pente de la montagne et en revenant sur Naples, devait les conduire au Vomero.

Les sbires s'étaient engagés derrière eux dans le même sentier; mais, se voyant suivis, les deux inconnus s'étaient arrêtés, avaient tiré de leur ceinture, chacun une paire de pistolets, et, s'adressant à ceux qui les suivaient:

—Pas un pas de plus, avaient-ils dit, ou vous êtes morts!

Comme la menace était faite d'une voix qui ne laissait pas de doute sur son exécution, les deux sbires, qui n'avaient point ordre de pousser les choses à leur extrémité, et qui, d'ailleurs, n'étaient armés que de leurs couteaux, se tinrent immobiles et se contentèrent de suivre des yeux les deux inconnus jusqu'à ce qu'ils les eussent perdus de vue.

Donc, aucun renseignement à attendre de ces hommes, et le seul fil à l'aide duquel on pût suivre la conspiration perdue dans le labyrinthe du palais de la reine Jeanne était cette lettre d'amour adressée à Nicolino et ces pistolets achetés à la manufacture royale et marqués d'une N.

La reine fit signe à Pasquale que lui et ses hommes pouvaient se retirer; elle jeta dans une armoire le sabre et le manteau, qui, pour le moment, ne lui étaient d'aucune utilité, et rapporta chez elle le portefeuille, les pistolets et la lettre.

Acton attendait toujours.

Elle déposa dans un tiroir de secrétaire les pistolets et le portefeuille, ne gardant que la lettre tachée de sang, avec laquelle elle entra au salon.

Acton, en la voyant paraître, se leva et la salua sans manifester la moindre impatience de sa longue attente.

La reine alla à lui.

—Vous êtes chimiste, n'est-ce pas, monsieur? lui dit-elle.

—Si je ne suis pas chimiste dans toute l'acception du mot, madame, répondit Acton, j'ai du moins quelques connaissances en chimie.

—Croyez-vous que l'on puisse effacer le sang qui tache cette lettre sans en effacer l'écriture?

Acton regarda la lettre; son front s'assombrit.

—Madame, dit-il, pour la terreur et le châtiment de ceux qui le répandent, la Providence a voulu que le sang laissât des taches difficiles entre toutes à faire disparaître. Si l'encre dont cette lettre est écrite est composée, comme les encres ordinaires, d'une simple teinture et d'un mordant, l'opération sera difficile; car le chlorure de potassium, en enlevant le sang, attaquera l'encre; si, au contraire, ce qui n'est pas probable, l'encre contient du nitrate d'argent ou est composée de charbon animal et de gomme copale, une solution d'hypochlorite de chaux enlèvera la tache sans porter aucune atteinte à l'encre.

—C'est bien, faites de votre mieux; il est très-important que je connaisse le contenu de cette lettre.

Acton s'inclina.

La reine reprit:

—Vous m'avez fait dire, monsieur, que vous aviez deux nouvelles graves à me communiquer. J'attends.

—Le général Mack est arrivé ce soir pendant la fête, et, comme je l'y avais invité, est descendu chez moi, où je l'ai trouvé en rentrant.

—Il est le bienvenu, et je crois que, décidément, la Providence est pour nous. Et la seconde nouvelle, monsieur?

—Est non moins importante que la première, madame. J'ai échangé quelques mots avec l'amiral Nelson, et il est en mesure de faire, à l'endroit de l'argent, tout ce que Votre Majesté désirera.

—Merci; voilà qui complète la série des bonnes nouvelles.

Caroline alla à la fenêtre, écarta les tentures, jeta un coup d'oeil sur l'appartement du roi, et, le voyant éclairé:

—Par bonheur, le roi n'est pas encore couché, dit-elle; je vais lui écrire qu'il y a conseil extraordinaire ce matin et qu'il est de toute nécessité qu'il y assiste.

—Il avait, je crois me le rappeler, des projets de chasse pour aujourd'hui, répliqua le ministre.

—Bon! dit dédaigneusement la reine, il les remettra à un autre jour.

Puis elle prit une plume et écrivit la lettre que nous avons vue parvenir au roi.

Alors, comme Acton, toujours debout, semblait attendre un dernier ordre:

—Bonne nuit, mon cher général! lui dit la reine avec un gracieux sourire. Je suis fâchée de vous avoir retenu si tard; mais, quand vous saurez ce que j'ai fait, vous verrez que je n'ai pas perdu mon temps.

Elle tendit la main à Acton; celui-ci la baisa respectueusement, salua et fit quelques pas pour s'éloigner.

—A propos, dit la reine.

Acton se retourna.

—Le roi sera de très-mauvaise humeur au conseil.

—J'en ai peur, dit Acton en souriant.

—Recommandez à vos collègues de ne pas souffler le mot, de ne répondre que quand ils seront interrogés; toute la comédie doit se jouer entre le roi et moi.

—Et je suis sûr, dit Acton, que Votre Majesté a choisi le bon rôle.

—Je le crois, dit la reine; d'ailleurs, vous verrez.

Acton s'inclina une seconde fois et sortit.

—Ah! murmura la reine en sonnant ses femmes, si Emma fait ce qu'elle m'a promis, tout ira bien.



XXI

LE MÉDECIN ET LE PRÊTRE

Finissons-en avec les événements de cette nuit si pleine d'événements, afin que nous puissions continuer désormais notre récit, sans être forcé de nous arrêter ou de revenir en arrière.

Si nos lecteurs ont lu avec attention notre dernier chapitre, ils doivent se rappeler que les conspirateurs, après le départ de Salvato Palmieri, s'étaient séparés en deux groupes de trois personnes chacun: l'un, qui avait remonté le Pausilippe; l'autre, qui avait pris la mer dans une barque.

Le groupe qui avait remonté le Pausilippe se composait de Nicolino Caracciolo, de Velasco et de Schipani.

L'autre, qui était parti à l'aide d'une barque amarrée sous le grand portique du palais de la reine Jeanne, portique que baigne la mer, et où elle avait bravé la tempête, se composait de Dominique Cirillo, d'Ettore Caraffa et de Manthonnet.

Ettore Caraffa était, comme nous l'avons dit, caché à Portici. Manthonnet y demeurait. Manthonnet, grand amateur de la pêche, avait une barque à lui. Avec cette barque, aidé d'Hector Caraffa, il se rendait de Portici au palais de la reine Jeanne. Rudes rameurs tous deux, ils faisaient le trajet en deux heures par les temps calmes. Quand il y avait du vent et que le vent était bon, ils allaient à la voile, et la voile leur suffisait.

Cette nuit-là, ils s'en retournaient ainsi que de coutume; seulement, ils s'en allaient à la rame, le vent étant tombé et la mer ayant calmi; en passant, ils devaient déposer Cirillo à Mergellina. Cirillo demeurait à l'extrémité de la rivière de Chiaïa: voilà pourquoi, au lieu de nager directement sur Portici, ils avaient été vus par les sbires longeant le rivage.

Arrivés en face du casino du Roi, aujourd'hui appartenant au prince Torlonia, ils déposèrent Cirillo à terre, choisissant un endroit où la pente était facile pour atteindre le chemin, devenu depuis une rue.

Puis ils avaient repris la mer, s'écartant cette fois du rivage et naviguant pour passer à la pointe du château de l'Oeuf.

Cirillo avait donc atteint la rue facilement et sans être remarqué, lorsque, après avoir fait une centaine de pas, il vit tout à coup un groupe composé d'une vingtaine de soldats arrêtés et paraissant discuter au milieu du chemin; leurs fusils brillaient à la lueur de deux torches.

A cette même lueur qui se reflétait dans leurs armes, ils semblaient examiner deux hommes couchés en travers de la rue.

Cirillo reconnut une patrouille dans l'exercice de ses fonctions.

C'était, en effet, la patrouille qu'avait entendue venir Pasquale de Simone, et devant laquelle il avait fui pour ne pas compromettre la reine.

Comme l'avait présumé le sbire, arrivée au lieu du combat, la patrouille avait trouvé couché sur le lastrico un mort et un blessé; les deux autres blessés, celui qui avait reçu un coup de sabre à travers la figure et celui qui avait eu l'épaule brisée par une balle, avaient eu la force de fuir par la petite rue qui longeait la partie nord du jardin de la San-Felice.

La patrouille avait facilement reconnu que l'un des deux hommes était mort, et que, de celui-là, il était parfaitement inutile de se préoccuper; mais, quoique évanoui, son compagnon respirait encore, et, celui-là, peut-être pouvait-on le sauver.

On était à vingt pas de la fontaine du Lion; un des soldats alla y prendre de l'eau dans son bonnet et revint vider cette eau sur le visage du blessé, qui, surpris par cette fraîcheur inattendue, rouvrit les yeux et revint à lui.

Se voyant entouré de soldats, il essaya de se lever, mais inutilement; il était complétement paralysé, la tête seule pouvait tourner à droite et à gauche.

—Dites donc, mes amis, fit-il, si je n'ai plus qu'à mourir, ne pourrait-on pas au moins me porter sur un lit un peu plus doux?

—Ma foi, dirent les soldats, c'est un bon diable; il faut, quel qu'il soit, lui accorder ce qu'il demande.

Ils essayèrent de le soulever dans leurs bras.

—Eh! mordieu! dit celui-ci, touchez-moi comme si j'étais de verre, mannaggia la Madonna!

Ce blasphème, un des plus grands que puisse proférer un Napolitain, indiquait que le mouvement qu'on venait de lui faire faire avait causé au blessé une vive douleur.

En apercevant ce groupe, la première pensée de Cirillo fut de l'éviter; mais, presque aussitôt, il songea que cette patrouille, et les hommes qu'elle ramassait sur le pavé, se trouvaient justement au beau travers de la route qu'avait dû suivre Salvato Palmieri, pour se rendre chez l'ambassadeur français, et il lui vint naturellement à l'idée que ce rassemblement pouvait bien être causé par quelque catastrophe dans laquelle le jeune envoyé du général Championnet avait eu sa part et joué son rôle.

Il s'avança donc résolument, au moment même où l'officier commandant la patrouille menaçait d'enfoncer la porte d'une maison située de l'autre côté de la fontaine du Lion et faisant l'angle de la rue, un des caractères distinctifs de la population napolitaine étant la répugnance qu'elle éprouve instinctivement à porter secours à son semblable, fût-il en danger de mort.

Mais, à l'ordre de l'officier, et surtout devant les coups de crosse de fusil des soldats, la porte finit par s'ouvrir, et Cirillo entendit deux ou trois voix qui demandaient où l'on pouvait trouver un chirurgien.

Son devoir et sa curiosité le poussaient doublement à s'offrir.

—Je suis médecin et non chirurgien, dit-il; mais, peu importe, je puis au besoin faire de la chirurgie.

—Ah! monsieur le docteur, dit le blessé que l'on apportait et qui avait entendu les paroles de Cirillo, j'ai peur que vous n'ayez en moi une mauvaise pratique.

—Bon! dit Cirillo, la voix ne me paraît pas mauvaise, cependant.

—Il n'y a plus que la langue qui remue, dit le blessé, et, ma foi, j'en use.

Pendant ce temps, on avait tiré un matelas du lit, on l'avait posé sur une table au milieu de la chambre; on y coucha le blessé.

—Des coussins, des coussins sous la tête, dit Cirillo; la tête d'un blessé doit toujours être haute.

—Merci, docteur, merci! dit le sbire; je vous aurai la même reconnaissance que si vous réussissiez.

—Et qui vous dit que je ne réussirai pas?

—Hum! je me connais en blessures, allez! Celle-là va à fond.

Il fit signe à Cirillo de s'approcher. Cirillo pencha son oreille vers la bouche du blessé.

—Ce n'est pas que je doute de votre science; mais vous feriez bien, je crois, comme si cela venait de vous, d'envoyer chercher un prêtre.

—Déshabillez cet homme avec les plus grandes précautions, dit Cirillo.

Puis, s'adressant au maître de la maison, qui, avec sa femme et ses deux enfants, regardaient curieusement le blessé:

—Envoyez un de vos deux bambins à l'église de Santa-Maria-di-Porto-Salvo et faites demander don Michelangelo Ciccone.

—Ah! nous le connaissons. Cours, Tore, cours—tu as entendu ce que dit M. le docteur.

—J'y vais, dit l'enfant.

Et il s'élança hors de la maison.

—Il y a une pharmacie à dix pas d'ici, lui cria Cirillo; réveille en passant le pharmacien et dis-lui que le docteur Cirillo va lui envoyer une ordonnance. Qu'il ouvre sa porte et qu'il attende.

—Ah çà! quel diable d'intérêt avez-vous donc à ce que je vive? demanda le blessé au docteur.

—Moi, mon ami? répondit Cirillo. Aucun; l'humanité.

—Oh! le drôle de mot! dit le sbire avec un ricanement douloureux; c'est la première fois que je l'entends prononcer... Ah! Madonna del Carmine!

—Qu'y a-t-il? demanda Cirillo.

—Il y a qu'ils me font mal en me déshabillant.

Cirillo tira sa trousse, y prit un bistouri et fendit la culotte, la veste et la chemise du sbire, de manière à mettre à découvert tout son flanc gauche.

—A la bonne heure! dit le blessé, voilà un valet de chambre qui s'y entend. Si vous savez aussi bien recoudre que couper, vous êtes un habile homme, docteur!

Puis, montrant la plaie qui s'ouvrait entre les fausses côtes:

—Tenez, c'est là, dit-il.

—Je vois bien, dit le docteur.

—Mauvais endroit, n'est-ce pas?

—Lavez-moi cette blessure-là avec de l'eau fraîche, et le plus doucement que vous pourrez, dit le docteur à la maîtresse de la maison. Avez-vous du linge bien doux?

—Pas trop, dit celle-ci.

—Tenez, voilà mon mouchoir; pendant ce temps-là, on ira chez le pharmacien chercher l'ordonnance que voici.

Et, au crayon, il écrivit en effet une potion cordiale calmante, composée d'eau simple, d'acétate d'ammoniaque et de sirop de cédrat.

—Et qui payera? demanda la femme tout en lavant la plaie avec le mouchoir du docteur.

—Pardieu! moi, dit Cirillo.

Et il mit une pièce de monnaie dans l'ordonnance, en disant au second bambin:

—Cours vite! le reste de la monnaie sera pour toi.

—Docteur, dit le sbire, si j'en reviens, je me fais moine et je passe ma vie à prier pour vous.

Le docteur, pendant ce temps, avait tiré de sa trousse une sonde d'argent; il s'approcha du blessé.

—Ah cà! lui dit-il, mon brave, il s'agit d'être homme.

—Vous allez sonder ma blessure?

—Il le faut bien, pour savoir à quoi s'en tenir.

—Est-il permis de jurer?

—Oui; seulement, on vous écoute et l'on vous regarde. Si vous criez trop, on dira que vous êtes douillet; si vous jurez trop, on dira que vous êtes impie.

—Docteur, vous avez parlé d'un cordial. Je ne serais pas fâché d'en prendre une cuillerée avant l'opération.

L'enfant rentra tout essoufflé, tenant une petite bouteille à la main.

—Mère, dit-il, il y a eu six grains pour moi.

Cirillo lui prit la bouteille des mains.

—Une cuiller, dit-il.

On lui donna une cuiller; il y versa ce qu'elle pouvait contenir du cordial et le fit boire au blessé.

—Tiens! dit celui-ci après un instant, cela me fait du bien.

—C'est pour cela que je vous le donne.

Puis, après quelques secondes:

—Maintenant, dit gravement Cirillo, êtes-vous prêt?

—Oui, docteur, dit le blessé; allez, je tâcherai de vous faire honneur.

Le docteur enfonça lentement, mais d'une main ferme, la sonde dans la blessure. Au fur à mesure que l'instrument disparaissait dans la plaie, le visage du patient se décomposait; mais il ne poussa pas une plainte. La souffrance et le courage étaient si visibles, qu'au moment où le docteur retira sa sonde, un murmure d'encouragement sortit de la bouche des soldats qui assistaient curieusement à ce sombre et émouvant spectacle.

—Est-ce cela, docteur? demanda le sbire tout orgueilleux de lui-même.

—C'est plus que je n'attendais du courage d'un homme, mon ami, répondit Cirillo en essuyant avec la manche de son habit la sueur de son front.

—Eh bien, donnez-moi à boire, ou je vais me trouver mal, dit le blessé d'une voix éteinte.

Cirillo lui donna une seconde cuillerée du cordial.

Non-seulement la blessure était grave; mais, comme l'avait jugé le blessé lui-même, elle était mortelle.

La pointe du sabre avait pénétré entre les fausses côtes, avait touché l'aorte thoracique et traversé le diaphragme; tous les secours de l'art, en diminuant l'hémorrhagie par la compression, devaient se borner à prolonger de quelques instants la vie, voilà tout.

—Donnez-moi du linge, dit Cirillo en regardant autour de lui.

—Du linge? dit l'homme. Nous n'en avons pas.

Cirillo ouvrit une armoire, y prit une chemise et la déchira par petits morceaux.

—Eh bien, que faites-vous donc? cria l'homme. Vous déchirez mes chemises, vous!

Cirillo tira deux piastres de sa poche et les lui donna.

—Oh! à ce prix-là, dit l'homme, vous pouvez les déchirer toutes.

—Dites donc, docteur, fit le blessé, si vous avez beaucoup de pratiques comme moi, vous ne devez pas vous enrichir.

Avec une partie de la chemise, Cirillo fit un tampon; avec l'autre, une bande.

—Maintenant, vous sentez-vous mieux? demanda-t-il au blessé.

Celui-ci respira longuement et avec hésitation.

—Oui, dit-il.

—Alors, dit l'officier, vous pouvez répondre à mes questions?

—A vos questions? Pour quoi faire?

—J'ai mon procès-verbal à rédiger.

—Ah! dit le blessé, votre procès-verbal, je vais vous le dicter en quatre mots. Docteur, une cuillerée de votre affaire.

Le sbire but une cuillerée de cordial et reprit:

—Moi, sixième, nous attendions un jeune homme pour l'assassiner; il a tué l'un de nous, il en a blessé trois, et je suis l'un des trois blessés: voilà tout.

On comprend avec quelle attention Cirillo avait écouté la déclaration du mourant; ses soupçons étaient donc fondés: ce jeune homme que les sbires attendaient pour l'assassiner, sans aucun doute c'était Salvato Palmieri; d'ailleurs, quel autre que lui pouvait mettre hors de combat quatre hommes sur six?

—Et quels sont les noms de vos compagnons? demanda l'officier.

Le blessé fit une grimace qui ressemblait à un sourire.

—Ah! pour cela, dit-il, vous êtes trop curieux, mon bon ami. Si vous les savez par quelqu'un, ce ne sera point par moi; puis, quand je vous les dirais, cela ne vous servirait pas à grand'chose.

—Cela me servirait à les faire arrêter.

—Croyez-vous? Eh bien, je vais vous dire quelqu'un qui les sait, leurs noms; libre à vous d'aller les lui demander.

—Et quel est ce quelqu'un?

—Pasquale de Simone. Voulez-vous son adresse? Basso-Porto, au coin de la rue Catalana.

—Le sbire de la reine! murmurèrent à demi-voix les assistants.

—Merci, mon ami, dit l'officier; mon procès-verbal est fait.

Puis, s'adressant à la patrouille:

—Allons, en route! dit-il; depuis une heure, nous perdons notre temps ici.

Et on entendit le froissement des armes et le bruit mesuré des pas qui s'éloignaient.

Cirillo resta debout près du blessé.