—Comment! à parler comme tout le monde! mais je parle mieux que tout le monde, ce me semble. Je parle comme le citoyen Demoustier, en prose et en vers. Quant à ma poésie, mon cher! je sais une Émilie qui ne la trouve pas mauvaise; mais revenons à la tienne.

—À ma poésie?

—Non, à ton Émilie.

—Est-ce que j'ai une Émilie?

—Allons! allons! ta gazelle se sera faite tigresse et t'aura montré les dents; de sorte que tu es vexé, mais amoureux.

—Moi, amoureux dit Maurice en secouant la tête.

—Oui, toi, amoureux.

N'en fais pas un plus long mystère;
Les coups qui partent de Cythère
Frappent au cœur plus sûrement
Que ceux de Jupiter tonnant.

—Lorin, dit Maurice en s'armant d'une clef forée qui était sur sa table de nuit, je te déclare que tu ne diras plus un seul vers que je ne siffle.

—Alors, parlons politique. D'ailleurs, j'étais venu pour cela; sais-tu la nouvelle?

—Je sais que la veuve Capet a voulu s'évader.

—Bah! ce n'est rien que cela.

—Qu'y a-t-il donc de plus?

—Le fameux chevalier de Maison-Rouge est à Paris.

—En vérité! s'écria Maurice en se levant sur son séant.

—Lui-même en personne.

—Mais quand est-il entré?

—Hier au soir.

—Comment cela?

—Déguisé en chasseur de la garde nationale. Une femme, qu'on croit être une aristocrate déguisée en femme du peuple, lui a porté des habits à la barrière; puis un instant après, ils sont rentrés bras dessus bras dessous. Ce n'est que quand ils ont été passés que la sentinelle a eu quelques soupçons. Il avait vu passer la femme avec un paquet, il la voyait repasser avec une espèce de militaire sous le bras; c'était louche; il a donné l'éveil, on a couru après eux. Ils ont disparu dans un hôtel de la rue Saint-Honoré dont la porte s'est ouverte comme par enchantement. L'hôtel avait une seconde sortie sur les Champs-Élysées; bonsoir! le chevalier de Maison-Rouge et sa complice se sont évanouis. On démolira l'hôtel et l'on guillotinera le propriétaire; mais cela n'empêchera pas le chevalier de recommencer la tentative qui a déjà échoué, il y a quatre mois pour la première fois, et hier pour la seconde.

—Et il n'est point arrêté? demanda Maurice.

—Ah! bien oui, arrête Protée, mon cher, arrête donc Protée; tu sais le mal qu'a eu Aristide à en venir à bout.

Pastor Aristœus fugiens
Pencia Tempe...

—Prends garde, dit Maurice en portant sa clef à sa bouche.

—Prends garde toi-même, morbleu! car cette fois ce n'est pas moi que tu siffleras, c'est Virgile.

—C'est juste, et tant que tu ne le traduiras point, je n'ai rien à dire. Mais revenons au chevalier de Maison-Rouge.

—Oui, convenons que c'est un fier homme.

—Le fait est que, pour entreprendre de pareilles choses, il faut un grand courage.

—Ou un grand amour.

—Crois-tu donc à cet amour du chevalier pour la reine?

—Je n'y crois pas; je le dis comme tout le monde. D'ailleurs, elle en a rendu amoureux bien d'autres; qu'y aurait-il d'étonnant à ce qu'elle l'eût séduit? Elle a bien séduit Barnave, à ce qu'on dit.

—N'importe, il faut que le chevalier ait des intelligences dans le Temple même.

—C'est possible:

L'amour brise les grilles
Et se rit des verrous.

—Lorin!

—Ah! c'est vrai.

—Alors, tu crois cela comme les autres?

—Pourquoi pas?

—Parce qu'à ton compte la reine aurait eu deux cents amoureux.

—Deux cents, trois cents, quatre cents. Elle est assez belle pour cela. Je ne dis pas qu'elle les ait aimés; mais enfin, ils l'ont aimée, elle. Tout le monde voit le soleil, et le soleil ne voit pas tout le monde.

—Alors, tu dis donc que le chevalier de Maison-Rouge...?

—Je dis qu'on le traque un peu en ce moment-ci, et que s'il échappe aux limiers de la République, ce sera un fin renard.

—Et que fait la Commune dans tout cela?

—La Commune va rendre un arrêté par lequel chaque maison, comme un registre ouvert, laissera voir, sur sa façade, le nom des habitants et des habitantes. C'est la réalisation de ce rêve des anciens: Que n'existe-t-il une fenêtre au cœur de l'homme, pour que tout le monde puisse voir ce qui s'y passe!

—Oh! excellente idée! s'écria Maurice.

—De mettre une fenêtre au cœur des hommes?

—Non, mais de mettre une liste à la porte des maisons. En effet, Maurice songeait que ce lui serait un moyen de retrouver son inconnue, ou tout au moins quelque trace d'elle qui pût le mettre sur sa voie.

—N'est-ce pas? dit Lorin. J'ai déjà parlé que cette mesure nous donnerait une fournée de cinq cents aristocrates. À propos, nous avons reçu ce matin au club une députation des enrôlés volontaires; ils sont venus, conduits par nos adversaires de cette nuit, que je n'ai abandonnés qu'ivres morts; ils sont venus, dis-je, avec des guirlandes de fleurs et des couronnes d'immortelles.

—En vérité! répliqua Maurice en riant; et combien étaient-ils?

—Ils étaient trente; ils s'étaient fait raser et avaient des bouquets à la boutonnière. «Citoyens du club des Thermopyles, a dit l'orateur, en vrais patriotes que nous sommes, nous désirons que l'union des Français ne soit pas troublée par un malentendu, et nous venons fraterniser de nouveau.»

—Alors...?

—Alors, nous avons fraternisé derechef, et en réitérant, comme dit Diafoirus; on a fait un autel à la patrie avec la table du secrétaire et deux carafes dans lesquelles on a mis des bouquets. Comme tu étais le héros de la fête, on t'a appelé trois fois pour te couronner; et comme tu n'as pas répondu, attendu que tu n'y étais pas, et qu'il faut toujours que l'on couronne quelque chose, on a couronné le buste de Washington. Voilà l'ordre et la marche selon lesquels a eu lieu la cérémonie.

Comme Lorin achevait ce récit véridique, et qui, à cette époque, n'avait rien de burlesque, on entendit des rumeurs dans la rue, et des tambours, d'abord lointains, puis de plus en plus rapprochés, firent entendre le bruit si commun alors de la générale.

—Qu'est-ce que cela? demanda Maurice.

—C'est la proclamation de l'arrêté de la Commune, dit Lorin.

—Je cours à la section, dit Maurice en sautant à bas de son lit et en appelant son officieux pour le venir habiller.

—Et moi, je rentre me coucher, dit Lorin; je n'ai dormi que deux heures cette nuit, grâce à tes enragés volontaires. Si l'on ne se bat qu'un peu, tu me laisseras dormir; si l'on se bat beaucoup, tu viendras me chercher.

—Pourquoi donc t'es-tu fait si beau? demanda Maurice en jetant un coup d'œil sur Lorin, qui se levait pour se retirer.

—Parce que, pour venir chez toi, je suis forcé de passer rue Béthisy, et que, rue Béthisy, au troisième, il y a une fenêtre qui s'ouvre toujours quand je passe.

—Et tu ne crains pas qu'on te prenne pour un muscadin?

—Un muscadin, moi? Ah bien, oui, je suis connu, au contraire, pour un franc sans-culotte. Mais il faut bien faire quelque sacrifice au beau sexe. Le culte de la patrie n'exclut pas celui de l'amour; au contraire, l'un commande l'autre:

La République a décrété
Que des Grecs on suivrait les traces;
Et l'autel de la Liberté
Fait pendant à celui des Grâces.

Ose siffler celui-là, je te dénonce comme aristocrate, et je te fais raser de manière à ce que tu ne portes jamais perruque. Adieu, cher ami.

Lorin tendit cordialement à Maurice une main que le jeune secrétaire serra cordialement, et sortit en ruminant un bouquet à Chloris.


V

Quel homme c'était que le citoyen Maurice Lindey

Tandis que Maurice Lindey, après s'être habillé précipitamment, se rend à la section de la rue Lepelletier, dont il est, comme on le sait, secrétaire, essayons de retracer aux yeux du public les antécédents de cet homme, qui s'est produit sur la scène par un de ces élans de cœur, familiers aux puissantes et généreuses natures.

Le jeune homme avait dit la vérité pleine et entière, lorsque la veille, en répondant de l'inconnue, il avait dit qu'il se nommait Maurice Lindey, demeurant rue du Roule. Il aurait pu ajouter qu'il était enfant de cette demi-aristocratie accordée aux gens de robe. Ses aïeux avaient marqué, depuis deux cents ans, par cette éternelle opposition parlementaire qui a illustré les noms des Molé et des Maupeou. Son père, le bonhomme Lindey, qui avait passé toute sa vie à gémir contre le despotisme, lorsque, le 14 juillet 89, la Bastille était tombé aux mains du peuple, était mort de saisissement et d'épouvante de voir le despotisme remplacé par une liberté militante, laissant son fils unique, indépendant par sa fortune et républicain par sentiment.

La Révolution, qui avait suivi de si près ce grand événement, avait donc trouvé Maurice dans toutes les conditions de vigueur et de maturité virile qui conviennent à l'athlète prêt à entrer en lice, éducation républicaine fortifiée par l'assiduité aux clubs et la lecture de tous les pamphlets de l'époque. Dieu sait combien Maurice avait dû en lire. Mépris profond et raisonné de la hiérarchie, pondération philosophique des éléments qui composent le corps, négation absolue de toute noblesse qui n'est pas personnelle, appréciation impartiale du passé, ardeur pour les idées nouvelles, sympathie pour le peuple, mêlée à la plus aristocratique des organisations, tel était au moral, non pas celui que nous avons choisi, mais celui que le journal où nous puisons ce sujet nous a donné pour héros de cette histoire.

Au physique, Maurice Lindey était un homme de cinq pieds huit pouces, âgé de vingt-cinq ou de vingt-six ans, musculeux comme Hercule, beau de cette beauté française qui accuse dans un Franc une race particulière, c'est-à-dire un front pur, des yeux bleus, des cheveux châtains et bouclés, des joues roses et des dents d'ivoire.

Après le portrait de l'homme, la position du citoyen.

Maurice, sinon riche, du moins indépendant, Maurice portant un nom respecté et surtout populaire, Maurice connu par son éducation libérale et pour ses principes plus libéraux encore que son éducation, Maurice s'était placé pour ainsi dire à la tête d'un parti composé de tous les jeunes bourgeois patriotes. Peut-être bien, près des sans-culottes passait-il pour un peu tiède, et près des sectionnaires pour un peu parfumé. Mais il se faisait pardonner sa tiédeur par les sans-culottes, en brisant comme des roseaux fragiles les gourdins les plus noueux, et son élégance par les sectionnaires, en les envoyant rouler à vingt pas d'un coup de poing entre les deux yeux, quand ces deux yeux regardaient Maurice d'une façon qui ne lui convenait pas.

Maintenant, pour le physique, pour le moral et pour le civisme combinés, Maurice avait assisté à la prise de la Bastille; il avait été de l'expédition de Versailles; il avait combattu comme un lion au 10 août, et, dans cette mémorable journée, c'était une justice à lui rendre, il avait tué autant de patriotes que de Suisses: car il n'avait pas plus voulu souffrir l'assassin sous la carmagnole que l'ennemi de la République sous l'habit rouge.

C'était lui qui, pour exhorter les défenseurs du château à se rendre et pour empêcher le sang de couler, s'était jeté sur la bouche d'un canon auquel un artilleur parisien allait mettre le feu; c'était lui qui était entré le premier au Louvre par une fenêtre, malgré la fusillade de cinquante Suisses et d'autant de gentilshommes embusqués; et déjà, lorsqu'il aperçut les signaux de capitulation, son terrible sabre avait entamé plus de dix uniformes; alors, voyant ses amis massacrer à loisir des prisonniers qui jetaient leurs armes, qui tendaient leurs mains suppliantes et qui demandaient la vie, il s'était mis à hacher furieusement ses amis, ce qui lui avait fait une réputation digne des beaux jours de Rome et de la Grèce.

La guerre déclarée, Maurice s'enrôla et partit pour la frontière, en qualité de lieutenant, avec les quinze cents premiers volontaires que la ville envoyait contre les envahisseurs, et qui chaque jour devaient être suivis de quinze cents autres.

À la première bataille à laquelle il assista, c'est-à-dire à Jemmapes, il reçut une balle qui, après avoir divisé les muscles d'acier de son épaule, alla s'aplatir sur l'os. Le représentant du peuple connaissait Maurice, il le renvoya à Paris pour qu'il se guérît. Un mois entier Maurice, dévoré par la fièvre, se roula sur son lit de douleur; mais janvier le trouva sur pied et commandant, sinon de nom, du moins de fait, le club des Thermopyles, c'est-à-dire cent jeunes gens de la bourgeoisie parisienne, armés pour s'opposer à toute tentative en faveur du tyran Capet; il y a plus: Maurice, le sourcil froncé par une sombre colère, l'œil dilaté, le front pâle, le cœur étreint par un singulier mélange de haine morale et de pitié physique, assista le sabre au poing à l'exécution du roi, et, seul peut-être dans toute cette foule, demeura muet, lorsque tomba la tête de ce fils de saint Louis, dont l'âme montait au ciel; seulement, lorsque cette tête fut tombée, il leva en l'air son redoutable sabre, et tous ses amis crièrent: «Vive la liberté!» sans remarquer que, cette fois par exception, sa voix ne s'était pas mêlée aux leurs.

Voilà quel était l'homme qui s'acheminait, le matin du 11 mars, vers la rue Lepelletier, et auquel notre histoire va donner plus de relief dans les détails d'une vie orageuse, comme on la menait à cette époque.

Vers dix heures, Maurice arriva à la section dont il était le secrétaire.

L'émoi était grand. Il s'agissait de voter une adresse à la Convention pour réprimer les complots des girondins. On attendait impatiemment Maurice.

Il n'était question que du retour du chevalier de Maison-Rouge, de l'audace avec laquelle cet acharné conspirateur était rentré pour la deuxième fois dans Paris, où sa tête, il le savait cependant, était mise à prix. On rattachait à cette rentrée la tentative faite la veille au Temple, et chacun exprimait sa haine et son indignation contre les traîtres et les aristocrates.

Mais, contre l'attente générale, Maurice fut mou et silencieux, rédigea habilement la proclamation, termina en trois heures toute sa besogne, demanda si la séance était levée, et, sur la réponse affirmative, prit son chapeau, sortit et s'achemina vers la rue Saint-Honoré.

Arrivé là, Paris lui sembla tout nouveau. Il revit le coin de la rue du Coq, où, pendant la nuit, la belle inconnue lui était apparue se débattant aux mains des soldats. Alors il suivit, depuis la rue du Coq jusqu'au pont Marie, le même chemin qu'il avait parcouru à ses côtés, s'arrêtant où les différentes patrouilles les avaient arrêtés, répétant aux endroits qui le lui rendaient, comme s'ils avaient conservé un écho de leurs paroles, le dialogue qu'ils avaient échangé; seulement, il était une heure de l'après-midi, et le soleil, qui éclairait toute cette promenade, rendait saillants à chaque pas les souvenirs de la nuit.

Maurice traversa les ponts et arriva bientôt dans la rue Victor, comme on l'appelait alors.

—Pauvre femme! murmura Maurice, qui n'a pas réfléchi hier que la nuit ne dure que douze heures et que son secret ne durerait probablement pas plus que la nuit. À la clarté du soleil, je vais retrouver la porte par laquelle elle s'est glissée, et qui sait si je ne l'apercevrai pas elle-même à quelque fenêtre?

Il entra alors dans la vieille rue Saint-Jacques, se plaça comme l'inconnue l'avait placé la veille. Un instant il ferma les yeux, croyant peut-être, le pauvre fou! que le baiser de la veille allait une seconde fois brûler ses lèvres. Mais il n'en ressentit que le souvenir. Il est vrai que le souvenir brûlait encore.

Maurice rouvrit les yeux, vit les deux ruelles, l'une à sa droite et l'autre à sa gauche. Elles étaient fangeuses, mal pavées, garnies de barrières, coupées de petits ponts jetés sur un ruisseau. On y voyait des arcades en poutres, des recoins, vingt portes mal assurées, pourries. C'était le travail grossier dans toute sa misère, la misère dans toute sa hideur. Çà et là un jardin, fermé tantôt par des haies, tantôt par des palissades en échalas, quelques-uns par des murs; des peaux séchant sous des hangars et répandant cette odieuse odeur de tannerie qui soulève le cœur. Maurice chercha, combina pendant deux heures et ne trouva rien, ne devina rien; dix fois il revint sur ses pas pour s'orienter. Mais toutes ses tentatives furent inutiles, toutes ses recherches infructueuses. Les traces de la jeune femme semblaient avoir été effacées par le brouillard et la pluie.

—Allons, se dit Maurice, j'ai rêvé. Ce cloaque ne peut avoir un instant servi de retraite à ma belle fée de cette nuit.

Il y avait dans ce républicain farouche une poésie bien autrement réelle que dans son ami aux quatrains anacréontiques, puisqu'il rentra sur cette idée, pour ne pas ternir l'auréole qui éclairait la tête de son inconnue. Il est vrai qu'il rentra désespéré.

—Adieu! dit-il, belle mystérieuse: tu m'as traité en sot ou en enfant. En effet, serait-elle venue ici avec moi si elle y demeurait? Non! elle n'a fait qu'y passer, comme un cygne sur un marais infect. Et, comme celle de l'oiseau dans l'air, sa trace est invisible.


VI

Le temple

Ce même jour, à la même heure où Maurice, douloureusement désappointé, repassait le pont de la Tournelle, plusieurs municipaux, accompagnés de Santerre, commandant de la garde nationale parisienne, faisaient une visite sévère dans la tour du Temple, transformée en prison depuis le 13 août 1792.

Cette visite s'exerçait particulièrement dans l'appartement du troisième étage, composé d'une antichambre et de trois pièces.

Une de ces chambres était occupée par deux femmes, une jeune fille et un enfant de neuf ans, tous vêtus de deuil.

L'aînée de ces femmes pouvait avoir trente-sept à trente-huit ans. Elle était assise et lisait près d'une table.

La seconde était assise et travaillait à un ouvrage de tapisserie: elle pouvait être âgée de vingt-huit à vingt-neuf ans.

La jeune fille en avait quatorze et se tenait près de l'enfant, qui, malade et couché, fermait les yeux comme s'il dormait, quoique évidemment il fût impossible de dormir au bruit que faisaient les municipaux.

Les uns remuaient les lits, les autres déployaient les pièces de linge; d'autres enfin, qui avaient fini leurs recherches, regardaient avec une fixité insolente les malheureuses prisonnières, qui se tenaient les yeux obstinément baissés, l'une sur son livre, l'autre sur sa tapisserie, la troisième sur son frère.

L'aînée de ces femmes était grande, pâle et belle; celle qui lisait paraissait surtout concentrer son attention sur son livre, quoique, selon toute probabilité, ce fussent ses yeux qui lussent et non son esprit.

Alors, un des municipaux s'approcha d'elle, saisit brutalement le livre qu'elle tenait et le jeta au milieu de la chambre.

La prisonnière allongea la main vers la table, prit un second volume et continua de lire.

Le montagnard fit un geste furieux pour arracher ce second volume, comme il avait fait du premier. Mais, à ce geste, qui fit tressaillir la prisonnière qui brodait près de la fenêtre, la jeune fille s'élança, entoura de ses bras la tête de la lectrice et murmura en pleurant:

—Ah! pauvre mère! Puis elle l'embrassa. Alors la prisonnière, à son tour, colla la bouche sur l'oreille de la jeune fille, comme pour l'embrasser aussi, et lui dit:

—Marie, il y a un billet caché dans la bouche du poêle; ôtez-le.

—Allons, allons! dit le municipal en tirant brutalement la jeune fille à lui et en la séparant de sa mère. Aurez-vous bientôt fini de vous embrasser?

—Monsieur, dit la jeune fille, la Convention a-t-elle décrété que les enfants ne pourront plus embrasser leur mère?

—Non; mais elle a décrété qu'on punirait les traîtres, les aristocrates et les ci-devant, et c'est pourquoi nous sommes ici pour interroger. Voyons, Antoinette, réponds.

Celle qu'on interpellait aussi grossièrement ne daigna pas même regarder son interrogateur. Elle détourna la tête, au contraire, et une légère rougeur passa sur ses joues pâlies par la douleur et sillonnées par les larmes.

—Il est impossible, continua cet homme, que tu aies ignoré la tentative de cette nuit. D'où vient-elle? Même silence de la part de la prisonnière.

—Répondez, Antoinette, dit alors Santerre en s'approchant, sans remarquer le frisson d'horreur qui avait saisi la jeune femme à l'aspect de cet homme, qui, le 21 janvier au matin, était venu prendre au Temple Louis XVI pour le conduire à l'échafaud. Répondez. On a conspiré cette nuit contre la République et essayé de vous soustraire à la captivité que, en attendant la punition de vos crimes, vous inflige la volonté du peuple. Le saviez-vous, dites, que l'on conspirait?

Marie-Antoinette tressaillit au contact de cette voix qu'elle sembla fuir, en se reculant le plus qu'elle put sur sa chaise. Mais elle ne répondit pas plus à cette question qu'aux deux autres, pas plus à Santerre qu'au municipal.

—Vous ne voulez donc pas répondre? dit Santerre en frappant violemment du pied. La prisonnière prit sur la table un troisième volume.

Santerre se retourna; la brutale puissance de cet homme, qui commandait à 80, 000 hommes, qui n'avait eu besoin que d'un geste pour couvrir la voix de Louis XVI mourant, se brisait contre la dignité d'une pauvre prisonnière, dont il pouvait faire tomber la tête à son tour, mais qu'il ne pouvait pas faire plier.

—Et vous, Élisabeth, dit-il à l'autre personne, qui avait un instant interrompu sa tapisserie pour joindre les mains et prier, non pas ces hommes, mais Dieu,—répondrez-vous?

—Je ne sais ce que vous demandez, dit-elle; je ne puis donc vous répondre.

—Eh! morbleu! citoyenne Capet, dit Santerre en s'impatientant, c'est pourtant clair, ce que je dis là. Je dis qu'on a fait hier une tentative pour vous faire évader et que vous devez connaître les coupables.

—Nous n'avons aucune communication avec le dehors, monsieur; nous ne pouvons donc savoir ni ce qu'on fait pour nous, ni ce qu'on fait contre nous.

—C'est bien, dit le municipal; nous allons savoir alors ce que va dire ton neveu.

Et il s'approcha du lit du dauphin. À cette menace, Marie-Antoinette se leva tout à coup.

—Monsieur, dit-elle, mon fils est malade et dort.... Ne le réveillez pas.

—Réponds, alors.

—Je ne sais rien.

Le municipal alla droit au lit du petit prisonnier, qui feignait, comme nous l'avons dit, de dormir.

—Allons, allons, réveille-toi, Capet, dit-il en le secouant rudement. L'enfant ouvrit les yeux et sourit. Les municipaux alors entourèrent le lit.

La reine, agitée de douleur et de crainte, fit un signe à sa fille, qui profita de ce moment, se glissa dans la chambre voisine, ouvrit une des bouches du poêle, en tira le billet, le brûla, puis aussitôt rentra dans la chambre, et, d'un regard, rassura sa mère.

—Que me voulez-vous? demanda l'enfant.

—Savoir si tu n'as rien entendu cette nuit?

—Non, j'ai dormi.

—Tu aimes fort à dormir, à ce qu'il paraît?

—Oui, parce que quand je dors, je rêve.

—Et que rêves-tu?

—Que je revois mon père que vous avez tué.

—Ainsi, tu n'as rien entendu? dit vivement Santerre.

—Rien.

—Ces louveteaux sont, en vérité, bien d'accord avec la louve, dit le municipal furieux; et, cependant, il y a eu un complot.

La reine sourit.

—Elle nous nargue, l'Autrichienne, s'écria le municipal. Eh bien, puisqu'il en est ainsi, exécutons dans toute sa rigueur le décret de la Commune. Lève-toi, Capet.

—Que voulez-vous faire? s'écria la reine s'oubliant elle-même. Ne voyez-vous pas que mon fils est malade, qu'il a la fièvre? Voulez-vous donc le faire mourir?

—Ton fils, dit le municipal, est un sujet d'alarmes continuel pour le conseil du Temple. C'est lui qui est le point de mire de tous les conspirateurs. On se flatte de vous enlever tous ensemble. Eh bien, qu'on y vienne.—Tison!...—Appelez Tison.

Tison était une espèce de journalier chargé des gros ouvrages du ménage dans la prison. Il arriva.

C'était un homme d'une quarantaine d'années, au teint basané, au visage rude et sauvage, aux cheveux noirs et crépus descendant jusqu'aux sourcils.

—Tison, dit Santerre, qui est venu, hier, apporter des vivres aux détenus? Tison cita un nom.

—Et leur linge, qui le leur a apporté?

—Ma fille.

—Ta fille est donc blanchisseuse?

—Certainement.

—Et tu lui as donné la pratique des prisonniers?

—Pourquoi pas? autant qu'elle gagne cela qu'une autre. Ce n'est plus l'argent des tyrans, c'est l'argent de la nation, puisque la nation paye pour eux.

—On t'a dit d'examiner le linge avec attention.

—Eh bien, est-ce que je ne m'acquitte pas de mon devoir? à preuve qu'il y avait hier un mouchoir auquel on avait fait deux nœuds, que je l'ai été porter au conseil, qui a ordonné à ma femme de le dénouer, de le repasser, et de le remettre à madame Capet sans lui rien dire.

À cette indication de deux nœuds faits à un mouchoir, la reine tressaillit, ses prunelles se dilatèrent, et Madame Élisabeth et elles échangèrent un regard.

—Tison, dit Santerre, ta fille est une citoyenne dont personne ne soupçonne le patriotisme; mais, à partir d'aujourd'hui, elle n'entrera plus au Temple.

—Oh! mon Dieu! dit Tison effrayé, que me dites-vous donc là, vous autres? Comment! je ne reverrais plus ma fille que lorsque je sortirais?

—Tu ne sortiras plus, dit Santerre.

Tison regarda autour de lui sans arrêter sur aucun objet son œil hagard; et soudain:

—Je ne sortirai plus! s'écria-t-il. Ah! c'est comme cela? Eh bien! je veux sortir pour tout à fait, moi. Je donne ma démission; je ne suis pas un traître, un aristocrate, moi, pour qu'on me retienne en prison. Je vous dis que je veux sortir.

—Citoyen, dit Santerre, obéis aux ordres de la Commune, et tais-toi, ou tu pourrais mal t'en trouver, c'est moi qui te le dis. Reste ici et surveille ce qui s'y passe. On a l'œil sur toi, je t'en préviens.

Pendant ce temps, la reine, qui se croyait oubliée, se rassérénait peu à peu et replaçait son fils dans son lit.

—Fais monter ta femme, dit le municipal à Tison. Celui-ci obéit, sans mot dire. Les menaces de Santerre l'avaient rendu doux comme un agneau. La femme Tison monta.

—Viens ici, citoyenne, dit Santerre; nous allons passer dans l'antichambre, et pendant ce temps, tu fouilleras les détenues.

—Dis donc, femme, dit Tison, ils ne veulent plus laisser venir notre fille au Temple.

—Comment! ils ne veulent plus laisser venir notre fille?

Mais nous ne la verrons donc plus, notre fille? Tison secoua la tête.

—Qu'est-ce que vous dites donc là?

—Je dis que nous ferons un rapport au conseil du Temple et que le conseil décidera. En attendant...

—En attendant, dit la femme, je veux revoir ma fille.

—Silence! dit Santerre; on t'a fait venir ici pour fouiller les prisonnières, fouille-les, et puis après nous verrons...

—Mais... cependant!...

—Oh! oh! dit Santerre en fronçant les sourcils; cela se gâte, ce me semble.

—Fais ce que dit le citoyen général! fais, femme; après, tu vois bien qu'il dit que nous verrons. Et Tison regarda Santerre avec un humble sourire.

—C'est bien, dit la femme; allez-vous-en, je suis prête à les fouiller. Ces hommes sortirent.

—Ma chère madame Tison, dit la reine, croyez bien...

—Je ne crois rien, citoyenne Capet, dit l'horrible femme en grinçant des dents, si ce n'est que, c'est toi qui es cause de tous les malheurs du peuple. Aussi, que je trouve quelque chose de suspect sur toi, et tu verras.

Quatre hommes restèrent à la porte pour prêter main-forte à la femme Tison, si la reine résistait. On commença par la reine.

On trouva sur elle un mouchoir noué de trois nœuds, qui semblait malheureusement une réponse préparée à celui dont avait parlé Tison, un crayon, un scapulaire et de la cire à cacheter.

—Ah! je le savais bien, dit la femme Tison; je l'avais bien dit aux municipaux, qu'elle écrivait, l'Autrichienne! L'autre jour, j'avais trouvé une goutte de cire sur la bobèche du chandelier.

—Oh! madame, dit la reine avec un accent suppliant, ne montrez que le scapulaire.

—Ah bien, oui, dit la femme, de la pitié pour toi!... Est-ce qu'on en a pour moi, de la pitié?... On me prend ma fille. Madame Élisabeth et madame Royale n'avaient rien sur elles.

La femme Tison rappela les municipaux, qui rentrèrent, Santerre à leur tête; elle leur remit les objets trouvés sur la reine, qui passèrent de main en main et furent l'objet d'un nombre infini de conjectures: le mouchoir noué de trois nœuds, surtout, exerça longuement l'imagination des persécuteurs de la race royale.

—Maintenant, dit Santerre, nous allons te lire l'arrêté de la Convention.

—Quel arrêté? demanda la reine.

—L'arrêté qui ordonne que tu seras séparée de ton fils.

—Mais c'est donc vrai que cet arrêté existe?

—Oui. La Convention a trop grand souci d'un enfant confié à sa garde par la nation, pour le laisser en compagnie d'une mère aussi dépravée que toi....

Les yeux de la reine jetèrent des éclairs.

—Mais formulez une accusation, au moins, tigres que vous êtes!

—Ce n'est parbleu pas difficile, dit un municipal, voilà....

Et il prononça une de ces accusations infâmes, comme Suétone en porte contre Agrippine.

—Oh! s'écria la reine, debout, pâle et superbe d'indignation, j'en appelle au cœur de toutes les mères.

—Allons! allons! dit le municipal, tout cela est bel et bien; mais nous sommes déjà ici depuis deux heures, et nous ne pouvons pas perdre toute la journée; lève-toi, Capet, et suis-nous.

—Jamais! jamais! s'écria la reine s'élançant entre les municipaux et le jeune Louis, et s'apprêtant à défendre l'approche du lit, comme une tigresse fait de sa tanière; jamais je ne me laisserai enlever mon enfant!

—Oh! messieurs, dit Madame Élisabeth en joignant les mains avec une admirable expression de prière; messieurs, au nom du ciel! ayez pitié de deux mères!

—Parlez, dit Santerre, dites les noms, avouez le projet de vos complices, expliquez ce que voulaient dire ces nœuds faits au mouchoir apporté avec votre linge par la fille Tison, et ceux faits au mouchoir trouvé dans votre poche; alors on vous laissera votre fils.

Un regard de Madame Élisabeth sembla supplier la reine de faire ce sacrifice terrible. Mais celle-ci, essuyant fièrement une larme qui brillait comme un diamant, au coin de sa paupière:

—Adieu, mon fils, dit-elle. N'oubliez jamais votre père qui est au ciel, votre mère qui ira bientôt le rejoindre; redites, tous les soirs et tous les matins, la prière que je vous ai apprise. Adieu, mon fils.

Elle lui donna un dernier baiser; et, se relevant froide et inflexible:

—Je ne sais rien, messieurs, dit-elle; faites ce que vous voudrez.

Mais il eût fallu à cette reine plus de force que n'en contenait le cœur d'une femme, et surtout le cœur d'une mère. Elle retomba anéantie sur une chaise, tandis qu'on emportait l'enfant, dont les larmes coulaient et qui lui tendait les bras, mais sans jeter un cri.

La porte se referma derrière les municipaux qui emportaient l'enfant royal, et les trois femmes demeurèrent seules.

Il y eut un moment de silence désespéré, interrompu seulement par quelques sanglots. La reine le rompit la première.

—Ma fille, dit-elle, et ce billet?

—Je l'ai brûlé, comme vous me l'avez dit, ma mère.

—Sans le lire?

—Sans le lire.

—Adieu donc, dernière lueur, suprême espérance! murmura Madame Élisabeth.

—Oh! vous avez raison, vous avez raison, ma sœur, c'est trop souffrir! Puis, se retournant vers sa fille:

—Mais vous avez vu l'écriture, du moins, Marie?

—Oui, ma mère, un moment.

La reine se leva, alla regarder à la porte pour voir si elle n'était point observée, et, tirant une épingle de ses cheveux, elle s'approcha de la muraille, fit sortir d'une fente un petit papier plié en forme de billet, et, montrant ce billet à madame Royale:

—Rappelez tous vos souvenirs avant de me répondre, ma fille, dit-elle; l'écriture était-elle la même que celle-ci?

—Oui, oui, ma mère, s'écria la princesse; oui, je la reconnais!

—Dieu soit loué! s'écria la reine en tombant à genoux avec ferveur. S'il a pu écrire, depuis ce matin, c'est qu'il est sauvé, alors. Merci, mon Dieu! merci! un si noble ami méritait bien un de tes miracles.

—De qui parlez-vous donc, ma mère? demanda madame Royale. Quel est cet ami? Dites-moi son nom, que je le recommande à Dieu dans mes prières.

—Oui, vous avez raison ma fille; ne l'oubliez jamais, ce nom, car c'est le nom d'un gentilhomme plein d'honneur et de bravoure; celui-là n'est pas dévoué par ambition, car il ne s'est révélé qu'aux jours du malheur. Il n'a jamais vu la reine de France, ou plutôt la reine de France ne l'a jamais vu, et il voue sa vie à la défendre. Peut-être sera-t-il récompensé, comme on récompense aujourd'hui toute vertu, par une mort terrible.... Mais... s'il meurt... oh! là-haut! là-haut! je le remercierai.... Il s'appelle....

La reine regarda avec inquiétude autour d'elle et baissa la voix:

—Il s'appelle le chevalier de Maison-Rouge.... Priez pour lui!


VII

Serment de joueur

La tentative d'enlèvement, si contestable qu'elle fût, puisqu'elle n'avait eu aucun commencement d'exécution, avait excité la colère des uns et l'intérêt des autres. Ce qui corroborait, d'ailleurs, cet événement, de probabilité presque matérielle, c'est que le comité de sûreté générale apprit que, depuis trois semaines ou un mois, une foule d'émigrés étaient rentrés en France par différents points de la frontière. Il était évident que des gens qui risquaient ainsi leur tête ne la risquaient pas sans dessein, et que ce dessein était, selon toute probabilité, de concourir à l'enlèvement de la famille royale.

Déjà, sur la proposition du conventionnel Osselin, avait été promulgué le décret terrible qui condamnait à mort tout émigré convaincu d'avoir remis le pied en France, tout Français convaincu d'avoir eu des projets d'émigration; tout particulier convaincu d'avoir aidé dans sa fuite, ou dans son retour, un émigré ou un émigrant, enfin tout citoyen convaincu d'avoir donné asile à un émigré.

Cette terrible loi inaugurait la Terreur. Il ne manquait plus que la loi des suspects.

Le chevalier de Maison-Rouge était un ennemi trop actif et trop audacieux pour que sa rentrée dans Paris et son apparition au Temple n'entraînassent point les plus graves mesures. Des perquisitions, plus sévères qu'elles ne l'avaient jamais été, furent exécutées dans une foule de maisons suspectes. Mais, hormis la découverte de quelques femmes émigrées qui se laissèrent prendre, et de quelques vieillards qui ne se soucièrent pas de disputer aux bourreaux le peu de jours qui leur restaient, les recherches n'aboutirent à aucun résultat.

Les sections, comme on le pense bien, furent, à la suite de cet événement, fort occupées pendant plusieurs jours, et, par conséquent, le secrétaire de la section Lepelletier, l'une des plus influentes de Paris, eut peu de temps pour penser à son inconnue.

D'abord, et comme il l'avait résolu en quittant la rue vieille Saint-Jacques, il avait tenté d'oublier; mais, comme lui avait dit son ami Lorin:

En songeant qu'il faut qu'on oublie,
On se souvient.

Maurice, cependant, n'avait rien dit ni rien avoué. Il avait renfermé dans son cœur tous les détails de cette aventure qui avaient pu échapper à l'investigation de son ami. Mais celui-ci, qui connaissait Maurice pour une joyeuse et expansive nature, et qui le voyait maintenant sans cesse rêveur et cherchant la solitude, se doutait bien, comme il le disait, que ce coquin de Cupidon avait passé par là.

Il est à remarquer que, parmi ses dix-huit siècles de monarchie, la France a eu peu d'années aussi mythologiques que l'an de grâce 1793.

Cependant, le chevalier n'était pas pris; on n'entendait plus parler de lui. La reine, veuve de son mari et orpheline de son enfant, se contentait de pleurer, quand elle était seule, entre sa fille et sa sœur.

Le jeune dauphin commençait, aux mains du cordonnier Simon, ce martyre qui devait, en deux ans, le réunir à son père et à sa mère. Il y eut un instant de calme.

Le volcan montagnard se reposait avant de dévorer les girondins.

Maurice sentit le poids de ce calme, comme on sent la lourdeur de l'atmosphère en temps d'orage, et, ne sachant que faire d'un loisir qui le livrait tout entier à l'ardeur d'un sentiment qui, s'il n'était pas l'amour, lui ressemblait fort, il relut la lettre, baisa son beau saphir, et résolut, malgré le serment qu'il avait fait, d'essayer d'une dernière tentative, se promettant bien que celle-là serait la dernière.

Le jeune homme avait bien pensé à une chose: c'était de s'en aller à la section du Jardin des Plantes, et là, de demander des renseignements au secrétaire, son collègue. Mais cette première idée, et nous pourrions même dire cette seule idée qu'il avait eue que sa belle inconnue était mêlée à quelque trame politique, le retint; l'idée qu'une indiscrétion de sa part pouvait conduire cette femme charmante à la place de la Révolution, et faire tomber cette tête d'ange sur l'échafaud, faisait passer un horrible frisson dans les veines de Maurice.

Il se décida donc à tenter l'aventure seul et sans aucun renseignement. Son plan, d'ailleurs, était bien simple. Les listes placées sur chaque porte devaient lui donner les premiers indices; puis des interrogatoires aux concierges devaient achever d'éclaircir ce mystère. En sa qualité de secrétaire de la section Lepelletier, il avait plein et entier droit d'interrogatoire.

D'ailleurs, Maurice ignorait le nom de son inconnue, mais il devait être conduit par les analogies. Il était impossible qu'une si charmante créature n'eût pas un nom en harmonie avec sa forme: quelque nom de sylphide, de fée ou d'ange; car, à son arrivée sur la terre, on avait dû saluer sa venue comme celle d'un être supérieur et surnaturel.

Le nom le guiderait donc infailliblement. Maurice revêtit une carmagnole de gros drap brun, se coiffa du bonnet rouge des grands jours, et partit, pour son exploration, sans prévenir personne.

Il avait à la main un de ces gourdins noueux qu'on appelait une constitution, et, emmanchée à son poignet vigoureux, cette arme avait la valeur de la massue d'Hercule. Il avait dans sa poche sa commission de secrétaire de la section Lepelletier. C'était à la fois sa sûreté physique et sa garantie morale.

Il se mit donc à parcourir de nouveau la rue Saint-Victor, la rue vieille Saint-Jacques, lisant, à la lueur du jour défaillant, tous ces noms écrits d'une main plus ou moins exercée sur le panneau de chaque porte.

Maurice en était à sa centième maison, et par conséquent à sa centième liste, sans que rien eût pu lui faire croire encore qu'il fût le moins du monde sur la trace de son inconnue, qu'il ne voulait reconnaître qu'à la condition que s'ouvrirait à ses yeux un nom dans le genre de celui qu'il avait rêvé, lorsqu'un brave cordonnier, voyant l'impatience répandue sur la figure du lecteur, ouvrit sa porte, sortit avec sa courroie de cuir et son poinçon, et, regardant Maurice par-dessus ses lunettes:

—Veux-tu avoir quelque renseignement sur les locataires de cette maison? dit-il. En ce cas, parle, je suis prêt à te répondre.

—Merci, citoyen, balbutia Maurice, mais je cherchais le nom d'un ami.

—Dis ce nom, citoyen, je connais tout le monde dans ce quartier. Où demeurait cet ami?

—Il demeurait, je crois, vieille rue Saint-Jacques; mais j'ai peur qu'il n'ait déménagé.

—Mais comment se nommait-il? Il faut que je sache son nom.

Maurice surpris resta un instant hésitant; puis il prononça le premier nom qui se présenta à sa mémoire.

—René, dit-il.

—Et son état? Maurice était entouré de tanneries.

—Garçon tanneur, dit-il.

—Dans ce cas, dit un bourgeois qui venait de s'arrêter là et qui regardait Maurice avec une certaine bonhomie, qui n'était pas exempte de défiance, il faudrait s'adresser au maître.

—C'est juste, ça, dit le portier, c'est très juste; les maîtres savent les noms de leurs ouvriers, et voilà le citoyen Dixmer, tiens, qui est directeur de tannerie et qui a plus de cinquante ouvriers dans sa tannerie, il peut te renseigner, lui.

Maurice se retourna et vit un bon bourgeois d'une taille élevée, d'un visage placide, d'une richesse de costume qui annonçait l'industriel opulent.

—Seulement, comme l'a dit le citoyen portier, continua le bourgeois, il faudrait savoir le nom de famille.

—Je l'ai dit: René.

—René n'est qu'un nom de baptême, et c'est le nom de famille que je demande. Tous les ouvriers inscrits chez moi le sont sous leur nom de famille.

—Ma foi, dit Maurice que cette espèce d'interrogatoire commençait à impatienter, le nom de famille, je ne le sais pas.

—Comment! dit le bourgeois avec un sourire dans lequel Maurice crut remarquer plus d'ironie qu'il n'en voulait laisser paraître, comment, citoyen, tu ne sais pas le nom de famille de ton ami?

—Non.

—En ce cas, il est probable que tu ne le retrouveras pas. Et le bourgeois, saluant gracieusement Maurice, fit quelques pas et entra dans une maison de la vieille rue Saint-Jacques.

—Le fait est que, si tu ne sais pas son nom de famille..., dit le portier.

—Eh bien, non, je ne le sais pas, dit Maurice, qui n'aurait pas été fâché, pour avoir une occasion de faire déborder sa mauvaise humeur, qu'on lui cherchât querelle, et même, il faut le dire, qui n'était pas éloigné d'en chercher une exprès. Qu'as-tu à dire à cela?

—Rien, citoyen, rien du tout; seulement, si tu ne sais pas le nom de ton ami, il est probable, comme te l'a dit le citoyen Dixmer, il est probable que tu ne le retrouveras point.

Et le citoyen portier rentra dans sa loge en haussant les épaules.

Maurice avait bonne envie de rosser le citoyen portier, mais ce dernier était vieux: sa faiblesse le sauva. Vingt ans de moins, et Maurice eût donné le spectacle scandaleux de l'égalité devant la loi, mais de l'inégalité devant la force.

D'ailleurs, la nuit allait tomber, et Maurice n'avait plus que quelques minutes de jour.

Il en profita pour s'engager d'abord dans la première ruelle, ensuite dans la seconde; il en examina chaque porte, il en sonda chaque recoin, regarda par-dessus chaque palissade, se hissa au-dessus de chaque mur, lança un coup d'œil dans l'intérieur de chaque grille, par le trou de chaque serrure, heurta à quelques magasins déserts sans avoir de réponse, enfin consuma près de deux heures dans cette recherche inutile.

Neuf heures du soir sonnèrent. Il faisait nuit close: on n'entendait plus aucun bruit, on n'apercevait plus aucun mouvement dans ce quartier désert, d'où la vie semblait s'être retirée avec le jour.

Maurice, désespéré, allait faire un mouvement rétrograde, quand tout à coup, au détour d'une étroite allée, il vit briller une lumière. Il s'aventura dans le passage sombre, sans remarquer qu'au moment même où il s'y enfonçait, une tête curieuse qui, depuis un quart d'heure, du milieu d'un massif d'arbres s'élevant au-dessus de la muraille, suivait tous ses mouvements, venait de disparaître avec précipitation derrière cette muraille.

Quelques secondes après que la tête eut disparu, trois hommes, sortant par une petite porte percée dans cette même muraille, allèrent se jeter dans l'allée où venait de se perdre Maurice, tandis qu'un quatrième, pour plus grande précaution, fermait la porte de cette allée.

Maurice, au bout de l'allée, avait trouvé une cour; c'était de l'autre côté de cette cour que brillait la lumière. Il frappa à la porte d'une maison pauvre et solitaire; mais au premier coup qu'il frappa, la lumière s'éteignit.

Maurice redoubla, mais nul ne répondit à son appel; il vit que c'était un parti pris de ne pas répondre. Il comprit qu'il perdait inutilement son temps à frapper, traversa la cour et rentra sous l'allée.

En même temps, la porte de la maison tourna doucement sur ses gonds; trois hommes en sortirent et un coup de sifflet retentit.

Maurice se retourna et vit trois ombres à la distance de deux longueurs de son bâton.

Dans les ténèbres, à la lueur de cette espèce de lumière qui existe toujours pour les yeux depuis longtemps habitués à l'obscurité, reluisaient trois lames aux reflets fauves.

Maurice comprit qu'il était cerné. Il voulut faire le moulinet avec son bâton; mais l'allée était si étroite que son bâton toucha les deux murs. Au même instant, un violent coup, porté sur la tête, l'étourdit. C'était une agression imprévue faite par les quatre hommes qui étaient sortis de la muraille. Sept hommes se jetèrent à la fois sur Maurice, et, malgré une résistance désespérée, le terrassèrent, lui lièrent les mains et lui bandèrent les yeux.

Maurice n'avait pas jeté un cri, n'avait pas appelé à l'aide. La force et le courage veulent toujours se suffire à eux-mêmes et semblent avoir honte d'un secours étranger.

D'ailleurs, Maurice eût appelé que, dans ce quartier désert, personne ne fût venu.

Maurice fut donc lié et garrotté sans, comme nous l'avons dit, qu'il eût poussé une plainte.

Il avait réfléchi, au reste, que si on lui bandait les yeux, ce n'était pas pour le tuer tout de suite. À l'âge de Maurice, tout répit est un espoir.

Il recueillit donc toute sa présence d'esprit et attendit.

—Qui es-tu? demanda une voix encore animée par la lutte.

—Je suis un homme que l'on assassine, répondit Maurice.

—Il y a plus, tu es un homme mort, si tu parles haut, que tu appelles ou que tu cries.

—Si j'eusse dû crier, je n'eusse point attendu jusqu'à présent.

—Es-tu prêt à répondre à mes questions?

—Questionnez d'abord, je verrai après si je dois répondre.

—Qui t'envoie ici?

—Personne.

—Tu y viens donc de ton propre mouvement?

—Oui.

—Tu mens.

Maurice fit un mouvement terrible pour dégager ses mains; la chose était impossible.

—Je ne mens jamais! dit-il.

—En tout cas, que tu viennes de ton propre mouvement, ou que tu sois envoyé, tu es un espion.

—Et vous des lâches!

—Des lâches, nous?

—Oui, vous êtes sept ou huit contre un homme garrotté, et vous insultez cet homme. Lâches! lâches! lâches!

Cette violence de Maurice, au lieu d'aigrir ses adversaires, parut les calmer: cette violence même était la preuve que le jeune homme n'était pas ce dont on l'accusait; un véritable espion eût tremblé et demandé grâce.

—Il n'y a pas d'insulte là, dit une voix plus douce, mais en même temps plus impérieuse qu'aucune de celles qui avaient parlé. Dans le temps où nous vivons, on peut être espion sans être malhonnête homme: seulement, on risque sa vie.

—Soyez le bienvenu, vous qui avez prononcé cette parole; j'y répondrai loyalement.

—Qu'êtes-vous venu faire dans ce quartier?

—Y chercher une femme.

Un murmure d'incrédulité accueillit cette excuse. Ce murmure grossit et devint un orage.

—Tu mens! reprit la même voix. Il n'y a point de femme, et nous savons ce que nous entendons par femme, il n'y a point de femme à poursuivre dans ce quartier; avoue ton projet, ou tu mourras.

—Allons donc, dit Maurice. Vous ne me tueriez pas pour le plaisir de me tuer, à moins que vous ne soyez de véritables brigands.

Et Maurice fit un second effort plus violent et plus inattendu encore que le premier pour dégager ses mains de la corde qui les liait; mais soudain un froid douloureux et aigu lui déchira la poitrine.

Maurice fit malgré lui un mouvement en arrière.

—Ah! tu sens cela, dit un des hommes. Eh bien, il y a encore huit pouces pareils au pouce avec lequel tu viens de faire connaissance.

—Alors, achevez, dit Maurice avec résignation. Ce sera fini tout de suite, au moins.

—Qui es-tu? Voyons! dit la voix douce et impérieuse à la fois.

—C'est mon nom que vous voulez savoir?

—Oui, ton nom?

—Je suis Maurice Lindey.

—Quoi! s'écria une voix, Maurice Lindey, le revoluti... le patriote? Maurice Lindey, secrétaire de la section Lepelletier?

Ces paroles furent prononcées avec tant de chaleur, que Maurice vit bien qu'elles étaient décisives. Y répondre, c'était, d'une façon ou de l'autre, fixer invariablement son sort.

Maurice était incapable d'une lâcheté. Il se redressa en vrai Spartiate, et dit d'une voix ferme:

—Oui, Maurice Lindey; oui, Maurice Lindey, le secrétaire de la section Lepelletier; oui, Maurice Lindey, le patriote, le révolutionnaire, le jacobin; Maurice Lindey enfin, dont le plus beau jour sera celui où il mourra pour la liberté.

Un silence de mort accueillit cette réponse.

Maurice Lindey présentait sa poitrine, attendant d'un moment à l'autre que la lame, dont il avait senti la pointe seulement, se plongeât tout entière dans son cœur.

—Est-ce bien vrai? dit après quelques secondes une voix qui trahissait quelque émotion. Voyons, jeune homme, ne mens pas.

—Fouillez dans ma poche, dit Maurice, et vous trouverez ma commission. Regardez sur ma poitrine, et si mon sang ne les a pas effacées, vous trouverez mes initiales, un M et un L brodés sur ma chemise.

Aussitôt Maurice se sentit enlever par des bras vigoureux. Il fut porté pendant un espace assez court. Il entendit, ouvrir une première porte, puis une seconde. Seulement, la seconde était plus étroite que la première, car à peine si les hommes qui le portaient y purent passer avec lui.

Les murmures et les chuchotements continuaient.

—Je suis perdu, se dit à lui-même Maurice; ils vont me mettre une pierre au cou et me jeter dans quelque trou de la Bièvre.

Mais, au bout d'un instant, il sentit que ceux qui le portaient montaient quelques marches. Un air plus tiède frappa son visage, et on le déposa sur un siège. Il entendit fermer une porte à double tour, des pas s'éloignèrent. Il crut sentir qu'on le laissait seul. Il prêta l'oreille avec autant d'attention que peut le faire un homme dont la vie dépend d'un mot, et il crut entendre que cette même voix, qui avait déjà frappé son oreille par un mélange de fermeté et de douceur, disait aux autres:

—Délibérons.


VIII

Geneviève

Un quart d'heure s'écoula qui parut un siècle à Maurice. Rien de plus naturel: jeune, beau, vigoureux, soutenu dans sa force par cent amis dévoués, avec lesquels il rêvait parfois l'accomplissement de grandes choses, il se sentait tout à coup, sans préparation aucune, exposé à perdre la vie dans un guet-apens ignoble.

Il comprenait qu'on l'avait renfermé dans une chambre quelconque; mais était-il surveillé?

Il essaya un nouvel effort pour rompre ses liens. Ses muscles d'acier se gonflèrent et se roidirent, la corde lui entra dans les chairs, mais ne se rompit pas.

Le plus terrible, c'est qu'il avait les mains liées derrière le dos et qu'il ne pouvait arracher son bandeau. S'il avait pu voir, peut-être eût-il pu fuir.

Cependant, ces diverses tentatives s'étaient accomplies sans que personne s'y opposât, sans que rien bougeât autour de lui; il en augura qu'il était seul.

Ses pieds foulaient quelque chose de moelleux et de sourd, du sable, de la terre grasse, peut-être. Une odeur âcre et pénétrante frappait son odorat et dénonçait la présence de substances végétales, Maurice pensa qu'il était dans une serre ou dans quelque chose de pareil. Il fit quelques pas, heurta un mur, se retourna pour tâter avec ses mains, sentit des instruments aratoires, et poussa une exclamation de joie.

Avec des efforts inouïs, il parvint à explorer tous ces instruments les uns après les autres. Sa fuite devenait alors une question de temps: si le hasard ou la Providence lui donnait cinq minutes, et si parmi ces ustensiles il trouvait un instrument tranchant, il était sauvé.

Il trouva une bêche.

Ce fut, par la manière dont Maurice était lié, toute une lutte pour retourner cette bêche, de façon à ce que le fer fût en haut. Sur ce fer, qu'il maintenait contre le mur avec ses reins, il coupa ou plutôt il usa la corde qui lui liait les poignets. L'opération était longue, le fer de la bêche tranchait lentement. La sueur lui coulait sur le front; il entendit comme un bruit de pas qui se rapprochait. Il fit un dernier effort, violent, inouï, suprême; la corde, à moitié usée, se rompit.

Cette fois, ce fut un cri de joie qu'il poussa; il était sûr du moins de mourir en se défendant.

Maurice arracha le bandeau de dessus ses yeux.

Il ne s'était pas trompé; il était dans une espèce, non pas de serre, mais de pavillon où l'on avait serré quelques-unes de ces plantes grasses qui ne peuvent passer la mauvaise saison en plein air. Dans un coin, étaient ces instruments de jardinage dont l'un lui avait rendu un si grand service. En face de lui était une fenêtre; il s'élança vers la fenêtre; elle était grillée, et un homme armé d'une carabine était placé en sentinelle devant.

De l'autre côté du jardin, à trente pas de distance à peu près, s'élevait un petit kiosque qui faisait pendant à celui où était Maurice. Une jalousie était baissée, mais à travers cette jalousie brillait une lumière.

Il s'approcha de la porte et écouta: une autre sentinelle passait et repassait devant la porte. C'étaient ses pas qu'il avait entendus.

Mais au fond du corridor retentissaient des voix confuses; la délibération avait visiblement dégénéré en discussion. Maurice ne pouvait entendre avec suite ce qui se disait. Cependant quelques mots pénétraient jusqu'à lui, et parmi ces mots, comme si pour ceux-là seuls la distance était moins grande, il entendait les mots espion, poignard, mort.

Maurice redoubla d'attention. Une porte s'ouvrit, et il entendit plus distinctement.

—Oui, disait une voix, oui, c'est un espion, il a découvert quelque chose, et il est certainement envoyé pour surprendre nos secrets. En le délivrant, nous courons risque qu'il nous dénonce.

—Mais sa parole? dit une voix.

—Sa parole, il la donnera, puis il la trahira. Est-ce qu'il est gentilhomme pour qu'on se fie à sa parole?

Maurice grinça des dents à cette idée que quelques gens avaient encore la prétention qu'il fallût être gentilhomme pour garder la foi jurée.

—Mais nous connaît-il pour nous dénoncer?

—Non, certes, il ne nous connaît pas, il ne sait pas ce que nous faisons; mais il sait l'adresse, il reviendra bien accompagné.

L'argument parut péremptoire.

—Eh bien, dit la voix qui déjà plusieurs fois avait frappé Maurice comme devant être celle du chef, c'est donc décidé?

—Mais oui, cent fois oui; je ne vous comprends pas avec votre magnanimité, mon cher; si le comité de salut public nous tenait, vous verriez s'il ferait toutes ces façons.

—Ainsi donc vous persistez dans votre décision, messieurs?

—Sans doute, et vous n'allez pas, j'espère, vous y opposer.

—Je n'ai qu'une voix, messieurs, elle a été pour qu'on lui rendît la liberté. Vous en avez six, elles ont été toutes six pour la mort. Va donc pour la mort.

La sueur qui coulait sur le front de Maurice se glaça tout à coup.

—Il va crier, hurler, dit la voix. Avez-vous au moins éloigné madame Dixmer?

—Elle ne sait rien; elle est dans le pavillon en face.

—Madame Dixmer, murmura Maurice; je commence à comprendre. Je suis chez ce maître tanneur qui m'a parlé dans la vieille rue Saint-Jacques, et qui s'est éloigné en se riant de moi, quand je n'ai pas pu lui dire le nom de mon ami. Mais quel diable d'intérêt un maître tanneur peut-il avoir à m'assassiner?

—En tout cas, dit-il, avant qu'on m'assassine, j'en tuerai plus d'un. Et il bondit vers l'instrument inoffensif qui, dans sa main, allait devenir une arme terrible.

Puis il revint derrière la porte et se plaça de façon à ce qu'en se déployant elle le couvrît.

Son cœur palpitait à briser sa poitrine, et dans le silence on entendait le bruit de ses palpitations.

Tout à coup Maurice frissonna de la tête aux pieds; une voix avait dit:

—Si vous m'en croyez, vous casserez tout bonnement une vitre, et à travers les barreaux vous le tuerez d'un coup de carabine.

—Oh! non, non, pas d'explosion, dit une autre voix; une explosion peut nous trahir. Ah! vous voilà, Dixmer; et votre femme?

—Je viens de regarder à travers la jalousie; elle ne se doute de rien, elle lit.

—Dixmer, vous allez nous fixer. Êtes-vous pour un coup de carabine? êtes-vous pour un coup de poignard?

—Soit, pour le poignard. Allons!

—Allons! répétèrent ensemble les cinq ou six voix. Maurice était un enfant de la Révolution, un cœur de bronze, une âme athée, comme il y en avait beaucoup à cette époque-là. Mais à ce mot allons! prononcé derrière cette porte qui, seule, le séparait de la mort, il se rappela le signe de la croix que sa mère lui avait appris lorsque, tout enfant, elle lui faisait dire ses prières à genoux. Les pas se rapprochèrent, mais ils s'arrêtèrent, puis la clef grinça dans la serrure, et la porte s'ouvrit lentement. Pendant cette minute qui venait de s'écouler, Maurice s'était dit: «Si je perds mon temps à frapper, je serai tué. En me précipitant sur les assassins, je les surprends; je gagne le jardin, la ruelle, je me sauve peut-être.»

Aussitôt, prenant un élan de lion, en jetant un cri sauvage où il y avait encore plus de menace que d'effroi, il renversa les deux premiers hommes, qui le croyant lié et les yeux bandés, étaient loin de s'attendre à une pareille agression, écarta les autres, franchit, grâce à ses jarrets d'acier, dix toises en une seconde, vit au bout du corridor une porte donnant sur le jardin toute grande ouverte, s'élança, sauta dix marches, se trouva dans le jardin, et, s'orientant du mieux qu'il lui était possible, courut vers la porte.

La porte était fermée à deux verrous et à la serrure. Maurice tira les deux verrous, voulut ouvrir la serrure; il n'y avait pas de clef.

Pendant ce temps, ceux qui le poursuivaient étaient arrivés au perron: ils l'aperçurent.

—Le voilà, crièrent-ils, tirez dessus, Dixmer, tirez dessus; tuez! tuez!

Maurice poussa un rugissement: il était enfermé dans le jardin; il mesura de l'œil les murailles; elles avaient dix pieds de haut.

Tout cela fut rapide comme une seconde.

Les assassins s'élancèrent à sa poursuite.

Maurice avait trente pas d'avance à peu près sur eux; il regarda tout autour de lui avec ce regard du condamné qui demande l'ombre d'une chance de salut pour en faire une réalité.

Il aperçut le kiosque, la jalousie, derrière la jalousie la lumière. Il ne fit qu'un bond, un bond de dix pieds, saisit la jalousie, l'arracha, passa au travers de la fenêtre en la brisant et tomba dans une chambre éclairée où lisait une femme assise près du feu.

Cette femme se leva épouvantée en criant au secours.

—Range-toi, Geneviève, range-toi, cria la voix de Dixmer; range-toi, que je le tue! Et Maurice vit s'abaisser à dix pas de lui le canon de la carabine.

Mais à peine la femme l'eût-elle regardé qu'elle jeta un cri terrible, et qu'au lieu de se ranger comme le lui ordonnait son mari, elle se jeta entre lui et le canon du fusil.

Ce mouvement concentra toute l'attention de Maurice sur la généreuse créature dont le premier mouvement était de le protéger.

À son tour, il jeta un cri. C'était son inconnue tant cherchée.

—Vous!... Vous!... s'écria-t-il.

—Silence! dit-elle.

Puis, se retournant vers les assassins, qui, différentes armes à la main, s'étaient rapprochés de la fenêtre:

—Oh! vous ne le tuerez pas! s'écria-t-elle.

—C'est un espion, s'écria Dixmer, dont la figure douce et placide avait pris une expression de résolution implacable; c'est un espion, et il doit mourir.

—Un espion! lui? dit Geneviève; lui, un espion? Venez ici, Dixmer. Je n'ai qu'un mot à vous dire pour vous prouver que vous vous trompez étrangement.

Dixmer s'approcha de la fenêtre: Geneviève s'approcha de lui, et, se penchant à son oreille, elle lui dit quelques mots tout bas.

Le maître tanneur releva la tête.

—Lui? dit-il.

—Lui-même, répondit Geneviève.

—Vous en êtes sûre? La jeune femme ne répondit point cette fois: mais elle se retourna vers Maurice et lui tendit la main en souriant. Les traits de Dixmer reprirent alors une expression singulière de mansuétude et de froideur. Il posa la crosse de sa carabine à terre.

—Alors, c'est autre chose, dit-il. Puis, faisant signe à ses compagnons de le suivre, il s'écarta avec eux et leur dit quelques mots, après lesquels ils s'éloignèrent.

—Cachez cette bague, murmura Geneviève pendant ce temps; tout le monde la connaît ici. Maurice ôta vivement la bague de son doigt et la glissa dans la poche de son gilet.

Un instant après, la porte du pavillon s'ouvrit, et Dixmer, sans arme, s'avança vers Maurice.

—Pardon, citoyen, lui dit-il; que n'ai-je su plus tôt les obligations que je vous avais! Ma femme, tout en se souvenant du service que vous lui aviez rendu dans la soirée du 10 mars, avait oublié votre nom. Nous ignorions donc complètement à qui nous avions à faire; sans cela, croyez-le bien, nous n'eussions pas un instant suspecté votre honneur ni soupçonné vos intentions. Ainsi donc, pardon, encore une fois!

Maurice était stupéfait; il se tenait debout par un miracle d'équilibre; il sentait que la tête lui tournait, il était près de tomber.

Il s'appuya à la cheminée.

—Mais enfin, dit-il, pourquoi vouliez-vous donc me tuer?