Il entra. Comme nous l'avons dit, sa présence dilatait le cœur de Geneviève; elle l'accueillit radieuse.
—Ah! vous voilà, dit-elle en lui tendant la main; vous dînez avec nous, n'est-ce pas?
—Au contraire, citoyenne, dit Maurice d'un ton froid, je venais vous demander la permission de m'absenter.
—Vous absenter?
—Oui, les affaires de la section me réclament. J'ai craint que vous ne m'attendiez et que vous ne m'accusiez d'impolitesse; voilà pourquoi je suis venu.
Geneviève sentit son cœur, un instant à l'aise, se comprimer de nouveau.
—Oh! mon Dieu! dit-elle, et Dixmer qui ne dîne pas ici, Dixmer qui comptait vous retrouver à son retour et m'avait recommandé de vous retenir ici!
—Ah! alors je comprends votre insistance, madame. Il y avait un ordre de votre mari. Et moi qui ne devinais point cela! En vérité, je ne me corrigerai jamais de mes fatuités.
—Maurice!
—Mais c'est à moi, madame, de m'arrêter à vos actions plutôt qu'à vos paroles; c'est à moi de comprendre que, si Dixmer n'est point ici, raison de plus pour que je n'y reste pas. Son absence serait un surcroît de gêne pour vous.
—Pourquoi cela? demanda timidement Geneviève.
—Parce que, depuis mon retour, vous semblez prendre à tâche de m'éviter; parce que j'étais revenu, pour vous, pour vous seule, vous le savez, mon Dieu! et que, depuis que je suis revenu, j'ai sans cesse trouvé d'autres que vous.
—Allons, dit Geneviève, vous voilà encore fâché, mon ami, et cependant je fais de mon mieux.
—Non pas, Geneviève, vous pouvez mieux faire encore: c'est de me recevoir comme auparavant, ou de me chasser tout à fait.
—Voyons, Maurice, dit tendrement Geneviève, comprenez ma situation, devinez mes angoisses, et ne faites pas davantage le tyran avec moi.
Et la jeune femme s'approcha de lui, et le regarda avec tristesse. Maurice se tut.
—Mais que voulez-vous donc? continua-t-elle.
—Je veux vous aimer, Geneviève, puisque je sens que maintenant je ne puis vivre sans cet amour.
—Maurice, par pitié!
—Mais alors, madame, s'écria Maurice, il fallait me laisser mourir.
—Mourir?
—Oui, mourir ou oublier.
—Vous pouviez donc oublier, vous? s'écria Geneviève, dont les larmes jaillirent du cœur aux yeux.
—Oh! non, non, murmura Maurice en tombant à genoux, non, Geneviève, mourir peut-être, oublier jamais, jamais!
—Et cependant, reprit Geneviève avec fermeté, ce serait le mieux, Maurice, car cet amour est criminel.
—Avez-vous dit cela à M. Morand? dit Maurice, ramené à lui par cette froideur subite.
—M. Morand n'est point un fou comme vous, Maurice, et je n'ai jamais eu besoin de lui indiquer la manière dont il se devait conduire dans la maison d'un ami.
—Gageons, répondit Maurice en souriant avec ironie, gageons que, si Dixmer dîne dehors, Morand ne s'est pas absenté, lui. Ah! voilà ce qu'il faut m'opposer, Geneviève, pour m'empêcher de vous aimer; car tant que ce Morand sera là, à vos côtés, ne vous quittant pas d'une seconde, continua-t-il avec mépris, oh! non, non, je ne vous aimerai pas, ou, du moins, je ne m'avouerai pas que je vous aime.
—Et moi, s'écria Geneviève poussée à bout par cette éternelle suspicion, en étreignant le bras du jeune homme avec une sorte de frénésie, moi, je vous jure, entendez-vous bien, Maurice, et que cela soit dit une fois pour toutes, que cela soit dit pour n'y plus revenir jamais, je vous jure que Morand ne m'a jamais adressé un seul mot d'amour, que jamais Morand ne m'a aimée, que jamais Morand ne m'aimera; je vous le jure sur mon honneur, je vous le jure sur l'âme de ma mère.
—Hélas! hélas! s'écria Maurice, que je voudrais donc vous croire!
—Oh! croyez-moi, pauvre fou! dit-elle avec un sourire qui, pour tout autre qu'un jaloux, eût été un aveu charmant. Croyez-moi; d'ailleurs, en voulez-vous savoir davantage? Eh bien, Morand aime une femme devant laquelle s'effacent toutes les femmes de la terre, comme les fleurs des champs s'effacent devant les étoiles du ciel.
—Et quelle femme, demanda Maurice, peut donc effacer ainsi les autres femmes, quand au nombre de ces femmes se trouve Geneviève?
—Celle qu'on aime, reprit en souriant Geneviève, n'est-elle pas toujours, dites-moi, le chef-d'œuvre de la création?
—Alors, dit Maurice, si vous ne m'aimez pas, Geneviève.... La jeune femme attendit avec anxiété la fin de la phrase.
—Si vous ne m'aimez pas, continua Maurice, pouvez-vous me jurer au moins de n'en jamais aimer d'autre?
—Oh! pour cela, Maurice, je vous le jure et de grand cœur, s'écria Geneviève, enchantée que Maurice lui offrît lui-même cette transaction avec sa conscience.
Maurice saisit les deux mains que Geneviève élevait au ciel, et les couvrit de baisers ardents.
—Eh bien, à présent, dit-il, je serai bon, facile, confiant; à présent, je serai généreux. Je veux vous sourire, je veux être heureux.
—Et vous n'en demanderez point davantage?
—Je tâcherai.
—Maintenant, dit Geneviève, je pense qu'il est inutile qu'on vous tienne ce cheval en main. La section attendra.
—Oh! Geneviève, je voudrais que le monde tout entier attendît et pouvoir le faire attendre pour vous. On entendit des pas dans la cour.
—On vient nous annoncer que nous sommes servis, dit Geneviève. Ils se serrèrent la main furtivement. C'était Morand qui venait annoncer qu'on n'attendait, pour se mettre à table, que Maurice et Geneviève. Lui aussi s'était fait beau pour ce dîner du dimanche.
Morand, paré avec cette recherche, n'était point une petite curiosité pour Maurice.
Le muscadin le plus raffiné n'eût point trouvé un reproche à faire au nœud de sa cravate, aux plis de ses bottes, à la finesse de son linge.
Mais, il faut l'avouer, c'étaient toujours les mêmes cheveux et les mêmes lunettes.
Il sembla alors à Maurice, tant le serment de Geneviève l'avait rassuré, qu'il voyait pour la première fois ces cheveux et ces lunettes sous leur véritable jour.
—Du diable, se dit Maurice en allant à sa rencontre, du diable si jamais maintenant je suis jaloux de toi, excellent citoyen Morand! Mets, si tu veux, tous les jours ton habit gorge de pigeon des décadis, et fais-toi faire pour les décadis un habit de drap d'or. À compter d'aujourd'hui, je promets de ne plus voir que tes cheveux et tes lunettes, et surtout de ne plus t'accuser d'aimer Geneviève.
On comprend combien la poignée de main donnée au citoyen Morand, à la suite de ce soliloque, fut plus franche et plus cordiale que celle qu'il lui donnait habituellement.
Contre l'habitude, le dîner se passait en petit comité. Trois couverts seulement étaient mis à une table étroite.
Maurice comprit que, sous la table, il pourrait rencontrer le pied de Geneviève; le pied continuerait la phrase muette et amoureuse commencée par la main.
On s'assit. Maurice voyait Geneviève de biais; elle était entre le jour et lui; ses cheveux noirs avaient un reflet bleu comme l'aile du corbeau; son teint étincelait, son œil était humide d'amour.
Maurice chercha et rencontra le pied de Geneviève. Au premier contact dont il cherchait le reflet sur son visage, il la vit à la fois rougir et pâlir; mais le petit pied demeura paisiblement sous la table, endormi entre les deux siens.
Avec son habit gorge de pigeon, Morand semblait avoir repris son esprit du décadi, cet esprit brillant que Maurice avait vu quelquefois jaillir des lèvres de cette homme étrange, et qu'eût si bien accompagné sans doute la flamme de ses yeux, si des lunettes vertes n'eussent point éteint cette flamme.
Il dit mille folies sans jamais rire: ce qui faisait la force de plaisanterie de Morand, ce qui donnait un charme étrange à ses saillies, c'était son imperturbable sérieux. Ce marchand qui avait tant voyagé pour le commerce de peaux de toute espèce, depuis les peaux de panthère jusqu'aux peaux de lapin, ce chimiste aux bras rouges connaissait l'Égypte comme Hérodote, l'Afrique comme Levaillant, et l'Opéra et les boudoirs comme un muscadin.
—Mais le diable m'emporte! citoyen Morand, dit Maurice, vous êtes non seulement un sachant, mais encore un savant.
—Oh! j'ai beaucoup vu et surtout beaucoup lu, dit Morand; puis ne faut-il pas que je me prépare un peu à la vie de plaisir que je compte embrasser dès que j'aurai fait ma fortune? Il est temps, citoyen Maurice, il est temps!
—Bah! dit Maurice, vous parlez comme un vieillard; quel âge avez-vous donc?
Morand se retourna en tressaillant à cette question, toute naturelle qu'elle était.
—J'ai trente-huit ans, dit-il. Ah! voilà ce que c'est que d'être un savant, comme vous dites, on n'a plus d'âge.
Geneviève se mit à rire; Maurice fit chorus; Morand se contenta de sourire.
—Alors vous avez beaucoup voyagé? demanda Maurice en resserrant entre les siens le pied de Geneviève, qui tendait imperceptiblement à se dégager.
—Une partie de ma jeunesse, répondit Morand, s'est écoulée à l'étranger.
—Beaucoup vu! pardon, c'est observé que je devrais dire, reprit Maurice; car un homme comme vous ne peut voir sans observer.
—Ma foi, oui, beaucoup vu, reprit Morand; je dirais presque que j'ai tout vu.
—Tout, citoyen, c'est beaucoup, reprit en riant Maurice, et, si vous cherchiez...
—Ah! oui, vous avez raison. Il y a deux choses que je n'ai jamais vues. Il est vrai que, de nos jours, ces deux choses se font de plus en plus rares.
—Qu'est-ce donc? demanda Maurice.
—La première, répondit gravement Morand, c'est un Dieu.
—Ah! dit Maurice, à défaut de Dieu, citoyen Morand, je pourrais vous faire voir une déesse.
—Comment cela? interrompit Geneviève.
—Oui, une déesse de création toute moderne: la déesse Raison. J'ai un ami dont vous m'avez quelquefois entendu parler, mon cher et brave Lorin, un cœur d'or, qui n'a qu'un seul défaut, celui de faire des quatrains et des calembours.
—Eh bien?
—Eh bien, il vient d'avantager la ville de Paris d'une déesse Raison, parfaitement conditionnée, et à laquelle on n'a rien trouvé à reprendre. C'est la citoyenne Arthémise, ex-danseuse de l'Opéra, et à présent parfumeuse, rue Martin. Sitôt qu'elle sera définitivement reçue déesse, je pourrai vous la montrer.
Morand remercia gravement Maurice de la tête, et continua:
—L'autre, dit-il, c'est un roi.
—Oh! cela, c'est plus difficile, dit Geneviève en s'efforçant de sourire; il n'y en a plus.
—Vous auriez dû voir le dernier, dit Maurice, c'eût été prudent.
—Il en résulte, dit Morand, que je ne me fais aucune idée d'un front couronné: ce doit être fort triste?
—Fort triste, en effet, dit Maurice; je vous en réponds, moi qui en vois un tous les mois à peu près.
—Un front couronné? demanda Geneviève.
—Ou du moins, reprit Maurice, qui a porté le lourd et douloureux fardeau d'une couronne.
—Ah! oui, la reine, dit Morand. Vous avez raison, monsieur Maurice, ce doit être un lugubre spectacle...
—Est-elle aussi belle et aussi fière qu'on le dit? demanda Geneviève.
—Ne l'avez-vous donc jamais vue, madame? demanda à son tour Maurice étonné.
—Moi? Jamais!... répliqua la jeune femme.
—En vérité, dit Maurice, c'est étrange!
—Et pourquoi étrange? dit Geneviève. Nous avons habité la province jusqu'en 91; depuis 91, j'habite la vieille rue Saint-Jacques, qui ressemble beaucoup à la province, si ce n'est que l'on n'a jamais de soleil, moins d'air et moins de fleurs. Vous connaissez ma vie, citoyen Maurice: elle a toujours été la même; comment voulez-vous que j'aie vu la reine? Jamais l'occasion ne s'en est présentée.
—Et je ne crois pas que vous profitiez de celle qui, malheureusement, se présentera peut-être, dit Maurice.
—Que voulez-vous dire? demanda Geneviève.
—Le citoyen Maurice, reprit Morand, fait allusion à une chose qui n'est plus un secret.
—À laquelle? demanda Geneviève.
—Mais à la condamnation probable de Marie-Antoinette et à sa mort sur le même échafaud où est mort son mari. Le citoyen dit, enfin, que vous ne profiterez point, pour la voir, du jour où elle sortira du Temple pour marcher à la place de la Révolution.
—Oh! certes, non, s'écria Geneviève, à ces paroles prononcées par Morand avec un sang-froid glacial.
—Alors, faites-en votre deuil, continua l'impassible chimiste; car l'Autrichienne est bien gardée, et la République est une fée qui rend invisible qui bon lui semble.
—J'avoue, dit Geneviève, que j'eusse cependant été bien curieuse de voir cette pauvre femme.
—Voyons, dit Maurice, ardent à recueillir tous les souhaits de Geneviève, en avez-vous bien réellement envie? Alors, dites un mot; la République est une fée, je l'accorde au citoyen Morand; mais moi, en qualité de municipal, je suis quelque peu enchanteur.
—Vous pourriez me faire voir la reine, vous, monsieur? s'écria Geneviève.
—Certainement que je le puis.
—Et comment cela? demanda Morand en échangeant avec Geneviève un rapide regard, qui passa inaperçu du jeune homme.
—Rien de plus simple, dit Maurice. Il y a certes des municipaux dont on se défie. Mais, moi, j'ai donné assez de preuves de mon dévouement à la cause de la liberté pour n'être point de ceux-là. D'ailleurs, les entrées au Temple dépendent conjointement et des municipaux et des chefs de poste. Or, le chef de poste est justement, ce jour-là, mon ami Lorin, qui me paraît être appelé à remplacer indubitablement le général Santerre, attendu qu'en trois mois, il est monté du grade de caporal à celui d'adjudant-major. Eh bien, venez me trouver au Temple le jour où je serai de garde, c'est-à-dire jeudi prochain.
—Eh bien, dit Morand, j'espère que vous êtes servie à souhait. Voyez donc comme cela se trouve?
—Oh! non, non, dit Geneviève, je ne veux pas.
—Et pourquoi cela? s'écria Maurice qui ne voyait dans cette visite au Temple qu'un moyen de voir Geneviève un jour où il comptait être privé de ce bonheur.
—Parce que, dit Geneviève, ce serait peut-être vous exposer, cher Maurice, à quelque conflit désagréable, et que, s'il vous arrivait, à vous, notre ami, un souci quelconque causé par la satisfaction d'un caprice à moi, je ne me le pardonnerais de ma vie.
—Voilà qui est parler sagement, Geneviève, dit Morand. Croyez-moi, les défiances sont grandes, les meilleurs patriotes sont suspects aujourd'hui; renoncez à ce projet, qui, pour vous, comme vous le dites, est un simple caprice de curiosité.
—On dirait que vous en parlez en jaloux, Morand, et que, n'ayant vu ni reine ni roi, vous ne voulez pas que les autres en voient. Voyons, ne discutez plus; soyez de la partie.
—Moi? Ma foi, non.
—Ce n'est plus la citoyenne Dixmer qui désire venir au Temple; c'est moi qui la prie, ainsi que vous, de venir distraire un pauvre prisonnier. Car, une fois la grande porte refermée sur moi, je suis, pour vingt-quatre heures, aussi prisonnier que le serait un roi, un prince du sang.
Et, pressant de ses deux pieds le pied de Geneviève:
—Venez donc, dit-il, je vous en supplie.
—Voyons, Morand, dit Geneviève, accompagnez-moi.
—C'est une journée perdue, dit Morand, et qui retardera d'autant celle où je me retirerai du commerce.
—Alors, je n'irai point, dit Geneviève.
—Et pourquoi cela? demanda Morand.
—Eh! mon Dieu, c'est bien simple, dit Geneviève, parce que je ne puis pas compter sur mon mari pour m'accompagner, et que, si vous ne m'accompagnez pas, vous, homme raisonnable, homme de trente-huit ans, je n'aurai pas la hardiesse d'aller affronter seule les postes de canonniers, de grenadiers et de chasseurs, en demandant à parler à un municipal qui n'est mon aîné que de trois ou quatre ans.
—Alors, dit Morand, puisque vous croyez ma présence indispensable, citoyenne...
—Allons, allons, citoyen savant, soyez galant, comme si vous étiez tout bonnement un homme ordinaire, dit Maurice, et sacrifiez la moitié de votre journée à la femme de votre ami.
—Soit! dit Morand.
—Maintenant, reprit Maurice, je ne vous demande qu'une chose, c'est de la discrétion. C'est une démarche suspecte qu'une visite au Temple, et un accident quelconque qui arriverait à la suite de cette visite nous ferait guillotiner tous. Les jacobins ne plaisantent pas, peste! Vous venez de voir comme ils ont traité les girondins.
—Diable! dit Morand, c'est à considérer, ce que dit le citoyen Maurice: ce serait une manière de me retirer du commerce qui ne m'irait point du tout.
—N'avez-vous pas entendu, reprit Geneviève en souriant, que le citoyen a dit tous?
—Eh bien, tous?
—Tous ensemble.
—Oui, sans doute, dit Morand, la compagnie est agréable; mais j'aime mieux, belle sentimentale, vivre dans votre compagnie que d'y mourir.
—Ah çà! où diable avais-je donc l'esprit, se demanda Maurice, quand je croyais que cet homme était amoureux de Geneviève?
—Alors, c'est dit, reprit Geneviève; Morand, vous, c'est à vous que je parle, à vous le distrait, à vous le rêveur; c'est pour jeudi prochain: n'allez pas, mercredi soir, commencer quelque expérience chimique qui vous retienne pour vingt-quatre heures, comme cela arrive quelquefois.
—Soyez tranquille, dit Morand; d'ailleurs, d'ici là, vous me le rappellerez.
Geneviève se leva de table, Maurice imita son exemple; Morand allait en faire autant, et les suivre peut-être, lorsque l'un des ouvriers apporta au chimiste une petite fiole de liqueur qui attira toute son attention.
—Dépêchons-nous, dit Maurice en entraînant Geneviève.
—Oh! soyez tranquille, dit celle-ci; il en a pour une bonne heure au moins.
Et la jeune femme lui abandonna sa main, qu'il serra tendrement dans les siennes. Elle avait remords de sa trahison, et elle lui payait ce remords en bonheur.
—Voyez-vous, lui dit-elle en traversant le jardin et en montrant à Maurice les œillets qu'on avait apportés à l'air dans une caisse d'acajou, pour les ressusciter, s'il était possible; voyez-vous, mes fleurs sont mortes.
—Qui les a tuées? Votre négligence, dit Maurice. Pauvres œillets!
—Ce n'est point ma négligence, c'est votre abandon, mon ami.
—Cependant elles demandaient bien peu de chose, Geneviève, un peu d'eau, voilà tout; et mon départ a dû vous laisser bien du temps.
—Ah! dit Geneviève, si les fleurs s'arrosaient avec des larmes, ces pauvre œillets, comme vous les appelez, ne seraient pas morts.
Maurice l'enveloppa de ses bras, la rapprocha vivement de lui, et, avant qu'elle eût eu le temps de se défendre, il appuya ses lèvres sur l'œil moitié souriant, moitié languissant, qui regardait la caisse ravagée.
Geneviève avait tant de choses à se reprocher, qu'elle fut indulgente. Dixmer revint tard, et, lorsqu'il revint, il trouva Morand, Geneviève et Maurice qui causaient botanique dans le jardin.
Enfin, ce fameux jeudi, jour de la garde de Maurice, arriva.
On entrait dans le mois de juin. Le ciel était d'un bleu foncé, et sur cette nappe d'indigo se détachait le blanc mat des maisons neuves. On commençait à pressentir l'arrivée de ce chien terrible que les anciens représentaient altéré d'une soif inextinguible, et qui, au dire des Parisiens de la plèbe, lèche si bien les pavés. Paris était net comme un tapis, et des parfums tombés de l'air, montant des arbres, émanant des fleurs, circulaient et enivraient, comme pour faire oublier un peu aux habitants de la capitale cette vapeur de sang qui fumait sans cesse sur le pavé de ses places.
Maurice devait entrer au Temple à neuf heures; ses deux collègues étaient Mercevault et Agricola. À huit heures, il était vieille rue Saint-Jacques, en grand costume de citoyen municipal, c'est-à-dire avec une écharpe tricolore serrant sa taille souple et nerveuse; il était venu, comme d'habitude, à cheval chez Geneviève, et, sur sa route, il avait pu recueillir les éloges et les approbations nullement dissimulées des bonnes patriotes qui le regardaient passer.
Geneviève était déjà prête: elle portait une simple robe de mousseline, une espèce de mante en taffetas léger, un petit bonnet orné de la cocarde tricolore. Dans ce simple appareil elle était d'une éblouissante beauté.
Morand, qui s'était, comme nous l'avons vu, beaucoup fait prier, avait, de peur d'être suspecté d'aristocratie sans doute, pris l'habit de tous les jours, cet habit moitié bourgeois, moitié artisan. Il venait de rentrer seulement, et son visage portait la trace d'une grande fatigue.
Il prétendit avoir travaillé toute la nuit pour achever une besogne pressée.
Dixmer était sorti aussitôt le retour de son ami Morand.
—Eh bien, demanda Geneviève, qu'avez-vous décidé, Maurice, et comment verrons-nous la reine?
—Écoutez, dit Maurice, mon plan est fait. J'arrive avec vous au Temple; je vous recommande à Lorin, mon ami, qui commande la garde; je prends mon poste, et, au moment favorable, je vais vous chercher.
—Mais, demanda Morand, où verrons-nous les prisonniers, et comment les verrons-nous?
—Pendant leur déjeuner ou leur dîner, si cela vous convient, à travers le vitrage des municipaux.
—Parfait! dit Morand. Maurice vit alors Morand s'approcher de l'armoire du fond de la salle à manger, et boire à la hâte un verre de vin pur. Cela le surprit. Morand était fort sobre et ne buvait ordinairement que de l'eau rougie.
Geneviève s'aperçut que Maurice regardait le buveur avec étonnement.
—Figurez-vous, dit-elle, qu'il se tue avec son travail, ce malheureux Morand, de sorte qu'il est capable de n'avoir rien pris depuis hier matin.
—Il n'a donc pas dîné ici? demanda Maurice.
—Non, il fait des expériences en ville. Geneviève prenait une précaution inutile. Maurice, en véritable amant, c'est-à-dire en égoïste, n'avait remarqué cette action de Morand qu'avec cette attention superficielle que l'homme amoureux accorde à tout ce qui n'est pas la femme qu'il aime.
À ce verre de vin, Morand ajouta une tranche de pain qu'il avala précipitamment.
—Et maintenant, dit le mangeur, je suis prêt, cher citoyen Maurice; quand vous voudrez, nous partirons.
Maurice, qui effeuillait les pistils flétris d'un des œillets morts qu'il avait cueillis en passant, présenta son bras à Geneviève en disant:
—Partons. Ils partirent en effet. Maurice était si heureux que sa poitrine ne pouvait contenir son bonheur; il eût crié de joie s'il ne se fût retenu. En effet, que pouvait-il désirer de plus? Non seulement on n'aimait point Morand, il en avait la certitude, mais encore on l'aimait, lui, il en avait l'espérance. Dieu envoyait un beau soleil sur la terre, le bras de Geneviève frémissait sous le sien; et les crieurs publics, hurlant à pleine tête le triomphe des jacobins et la chute de Brissot et de ses complices, annonçaient que la patrie était sauvée.
Il y a vraiment des instants dans la vie où le cœur de l'homme est trop petit pour contenir la joie ou la douleur qui s'y concentre.
—Oh! le beau jour! s'écria Morand. Maurice se retourna avec étonnement; c'était le premier élan qui sortait devant lui de cet esprit toujours distrait ou comprimé.
—Oh! oui, oui, bien beau, dit Geneviève en se laissant peser au bras de Maurice; puisse-t-il demeurer jusqu'au soir pur et sans nuages, comme il est en ce moment?
Maurice s'appliqua ce mot, et son bonheur en redoubla. Morand regarda Geneviève à travers ses lunettes vertes, avec une expression particulière de reconnaissance; peut-être, lui aussi, s'était-il appliqué ce mot. On traversa ainsi le Petit-Pont, la rue de la Juiverie et le pont Notre-Dame, puis on prit la place de l'Hôtel-de-Ville, la rue Barre-du-Bec et la rue Sainte-Avoye. À mesure qu'on avançait, le pas de Maurice devenait plus léger, tandis qu'au contraire le pas de sa compagne et celui de son compagnon se ralentissaient de plus en plus. On était arrivé ainsi au coin de la rue des Vieilles-Audriettes, lorsque, tout à coup, une bouquetière barra le passage à nos promeneurs en leur présentant son éventaire chargé de fleurs.
—Oh! les magnifiques œillets! s'écria Maurice.
—Oh! oui, bien beaux, dit Geneviève; il paraît que ceux qui les cultivaient n'avaient point d'autres préoccupations, car ils ne sont pas morts, ceux-là.
Ce mot retentit bien doucement au cœur du jeune homme.
—Ah! mon beau municipal, dit la bouquetière, achète un bouquet à la citoyenne. Elle est habillée de blanc, voilà des œillets rouges superbes; blanc et pourpre vont bien ensemble; elle mettra le bouquet sur son cœur, et, comme son cœur est bien près de ton habit bleu, vous aurez là les couleurs nationales.
La bouquetière était jeune et jolie; elle débitait son petit compliment avec une grâce toute particulière; son compliment, d'ailleurs, était admirablement choisi, et eût-il été fait exprès, qu'il ne se fût pas mieux appliqué à la circonstance. En outre, les fleurs étaient presque symboliques. C'étaient des œillets pareils à ceux qui étaient morts dans la caisse d'acajou.
—Oui, dit Maurice, je t'en achète, parce que ce sont des œillets, entends-tu bien? Toutes les autres fleurs, je les déteste.
—Oh! Maurice, dit Geneviève, c'est bien inutile; nous en avons tant dans le jardin! Et, malgré ce refus des lèvres, les yeux de Geneviève disaient qu'elle mourait d'envie d'avoir ce bouquet.
Maurice prit le plus beau de tous les bouquets; c'était, d'ailleurs, celui que lui présentait la jolie marchande de fleurs.
Il se composait d'une vingtaine d'œillets ponceau, à l'odeur à la fois âcre et suave. Au milieu de tous et dominant comme un roi, sortait un œillet énorme.
—Tiens, dit Maurice à la marchande, en lui jetant sur son éventaire un assignat de cinq livres; tiens, voilà pour toi.
—Merci, mon beau municipal, dit la bouquetière; cinq fois merci!
Et elle alla vers un autre couple de citoyens, dans l'espérance qu'une journée qui commençait si magnifiquement serait une bonne journée. Pendant cette scène, bien simple en apparence, et qui avait duré quelques secondes à peine, Morand, chancelant sur ses jambes, s'essuyait le front, et Geneviève était pâle et tremblante. Elle prit, en crispant sa main charmante, le bouquet que lui présentait Maurice, et le porta à son visage, moins pour en respirer l'odeur que pour cacher son émotion.
Le reste du chemin se fit gaiement, quant à Maurice du moins. Pour Geneviève, sa gaieté à elle était contrainte. Quant à Morand, la sienne se faisait jour d'une façon bizarre, c'est-à-dire par des soupirs étouffés, par des rires éclatants et par des plaisanteries formidables, tombant sur les passants comme un feu de file.
À neuf heures, on arrivait au Temple. Santerre faisait l'appel des municipaux.
—Me voici, dit Maurice en laissant Geneviève sous la garde de Morand.
—Ah! sois le bienvenu, dit Santerre en tendant la main au jeune homme.
Maurice se garda bien de refuser la main qui lui était offerte. L'amitié de Santerre était certainement une des plus précieuses de l'époque.
En voyant cet homme qui avait commandé le fameux roulement de tambours, Geneviève frissonna et Morand pâlit.
—Qui donc est cette belle citoyenne, demanda Santerre à Maurice, et que vient-elle faire ici?
—C'est la femme du brave citoyen Dixmer; il n'est point que tu n'aies entendu parler de ce brave patriote, citoyen général?
—Oui, oui, reprit Santerre, un chef de tannerie, capitaine aux chasseurs de la légion Victor.
—C'est cela même.
—Bon! bon! elle est ma foi jolie. Et cette espèce de magot qui lui donne le bras?
—C'est le citoyen Morand, l'associé de son mari, chasseur dans la compagnie Dixmer. Santerre s'approcha de Geneviève.
—Bonjour, citoyenne, dit-il. Geneviève fit un effort.
—Bonjour, citoyen général, répondit-elle en souriant. Santerre fut à la fois flatté du sourire et du titre.
—Et que viens-tu faire ici, belle patriote? continua Santerre.
—La citoyenne, reprit Maurice, n'a jamais vu la veuve Capet, et elle voudrait la voir.
—Oui, dit Santerre, avant que.... Et il fit un geste atroce.
—Précisément, répondit froidement Maurice.
—Bien, dit Santerre; tâche seulement qu'on ne la voie pas entrer au donjon; ce serait un mauvais exemple; d'ailleurs, je m'en fie bien à toi.
Santerre serra de nouveau la main de Maurice, fit de la tête un geste amical et protecteur à Geneviève et alla vaquer à ses autres fonctions.
Après bon nombre d'évolutions de grenadiers et de chasseurs, après quelques manœuvres de canon dont on pensait que les sourds retentissements jetaient aux environs une intimidation salutaire, Maurice reprit le bras de Geneviève, et, suivi par Morand, s'avança vers le poste à la porte duquel Lorin s'égosillait, en commandant la manœuvre à son bataillon.
—Bon! s'écria-t-il, voilà Maurice; peste! avec une femme qui me paraît un peu agréable. Est-ce que le sournois voudrait faire concurrence à ma déesse Raison? S'il en était ainsi, pauvre Arthémise!
—Eh bien, citoyen adjudant? dit le capitaine.
—Ah! c'est juste; attention! cria Lorin. Par file à gauche, gauche.... Bonjour, Maurice. Pas accéléré... marche! Les tambours roulèrent; les compagnies allèrent prendre leur poste, et, quand chacune fut au sien, Lorin accourut. Les premiers compliments s'échangèrent.
Maurice présenta Lorin à Geneviève et à Morand. Puis les explications commencèrent.
—Oui, oui, je comprends, dit Lorin; tu veux que le citoyen et la citoyenne puissent entrer au donjon: c'est chose facile; je vais faire placer les factionnaires et leur dire qu'ils peuvent te laisser passer avec ta société.
Dix minutes après, Geneviève et Morand entraient à la suite des trois municipaux et prenaient place derrière le vitrage.
La reine venait de se lever seulement. Malade depuis deux ou trois jours, elle restait au lit plus longtemps que d'habitude. Seulement, ayant appris de sa sœur que le soleil s'était levé, magnifique, elle avait fait un effort, et avait, pour faire prendre l'air à sa fille, demandé à se promener sur la terrasse, ce qui lui avait été accordé sans difficulté.
Et puis une autre raison la déterminait. Une fois, une seule, il est vrai, elle avait du haut de la tour aperçu le dauphin dans le jardin. Mais, au premier geste qu'avaient échangé le fils et la mère, Simon était intervenu et avait fait rentrer l'enfant.
N'importe, elle l'avait aperçu, et c'était beaucoup. Il est vrai que le pauvre petit prisonnier était bien pâle et bien changé. Puis il était vêtu, comme un enfant du peuple, d'une carmagnole et d'un gros pantalon. Mais on lui avait laissé ses beaux cheveux blonds bouclés, qui lui faisaient une auréole que Dieu a sans doute voulu que l'enfant martyr gardât au ciel.
Si elle pouvait le revoir une fois encore seulement, quelle fête pour ce cœur de mère!
Puis enfin il y avait encore autre chose.
—Ma sœur, lui avait dit Madame Élisabeth, vous savez que nous avons trouvé dans le corridor un fétu de paille dressé dans l'angle du mur. Dans la langue de nos signaux, cela veut dire de faire attention autour de nous et qu'un ami s'approche.
—C'est vrai, avait répondu la reine, qui, regardant sa sœur et sa fille en pitié, s'encourageait elle-même à ne point désespérer de leur salut.
Les exigences du service étant accomplies, Maurice était alors d'autant plus le maître, dans le donjon du Temple, que le hasard l'avait désigné pour la garde du jour, en faisant des municipaux Agricola et Mercevault les veilleurs de nuit.
Les municipaux sortants étaient partis, après avoir laissé leur procès-verbal au conseil du Temple.
—Eh bien, citoyen municipal, dit la femme Tison en venant saluer Maurice, vous amenez donc de la société pour voir nos pigeons? Il n'y a que moi qui suis condamnée à ne plus voir ma pauvre Sophie.
—Ce sont des amis à moi, dit Maurice, qui n'ont jamais vu la femme Capet.
—Eh bien, ils seront à merveille derrière le vitrage.
—Assurément, dit Morand.
—Seulement, dit Geneviève, nous allons avoir l'air de ces curieux cruels qui viennent, de l'autre côté d'une grille, jouir des tourments d'un prisonnier.
—Eh bien, que ne les avez-vous conduits sur le chemin de la tour, vos amis, puisque la femme Capet s'y promène aujourd'hui avec sa sœur et sa fille; car ils lui ont laissé sa fille, à elle, tandis que moi, qui ne suis pas coupable, ils m'ont ôté la mienne. Oh! les aristocrates! il y aura toujours, quoi qu'on fasse, des faveurs pour eux, citoyen Maurice.
—Mais ils lui ont ôté son fils, répondit celui-ci.
—Ah! si j'avais un fils, murmura la geôlière, je crois que je regretterais moins ma fille.
Geneviève avait pendant ce temps-là échangé quelques regards avec Morand.
—Mon ami, dit la jeune femme à Maurice, la citoyenne a raison. Si vous vouliez, d'une façon quelconque, me placer sur le passage de Marie-Antoinette, cela me répugnerait moins que de la regarder d'ici. Il me semble que cette manière de voir les personnes est humiliante à la fois pour elles et pour nous.
—Bonne Geneviève, dit Maurice, vous avez donc toutes les délicatesses?
—Ah! pardieu! citoyenne, s'écria un des deux collègues de Maurice, qui déjeunait dans l'antichambre avec du pain et des saucisses, si vous étiez prisonnière et que la veuve Capet fût curieuse de vous voir, elle ne ferait pas tant de façons pour se passer cette fantaisie, la coquine.
Geneviève, par un mouvement plus rapide que l'éclair, tourna ses yeux vers Morand pour observer sur lui l'effet de ces injures. En effet, Morand tressaillit; une lueur étrange, phosphorescente pour ainsi dire, jaillit de ses paupières, ses poings se crispèrent un moment; mais tous ces signes furent si rapides, qu'ils passèrent inaperçus.
—Comment s'appelle ce municipal? demanda-t-elle à Maurice.
—C'est le citoyen Mercevault, répondit le jeune homme.
Puis il ajouta, comme pour excuser sa grossièreté:
—Un tailleur de pierres. Mercevault entendit et jeta un regard de côté sur Maurice.
—Allons, allons, dit la femme Tison, achève ta saucisse et ta demi-bouteille, que je desserve.
—Ce n'est pas la faute de l'Autrichienne si je les achève à cette heure, grommela le municipal; si elle avait pu me faire tuer au 10 août, elle l'eût certainement fait; aussi, le jour où elle éternuera dans le sac, je serai au premier rang, solide au poste.
Morand devint pâle comme un mort.
—Allons, allons, citoyen Maurice, dit Geneviève, allons où vous avez promis de me mener; ici, il me semble que je suis prisonnière, j'étouffe.
Maurice fit sortir Morand et Geneviève; et les sentinelles, prévenues par Lorin, les laissèrent passer sans aucune difficulté.
Il les installa dans un petit couloir de l'étage supérieur, de sorte qu'au moment où la reine, Madame Élisabeth et madame Royale devaient monter à la galerie, les augustes prisonnières ne pouvaient faire autrement que de passer devant eux.
Comme la promenade était fixée pour dix heures, et qu'il n'y avait plus que quelques minutes à attendre, Maurice, non seulement ne quitta point ses amis, mais encore, afin que le plus léger soupçon ne planât point sur cette démarche tant soit peu illégale, ayant rencontré le citoyen Agricola, il l'avait pris avec lui.
Dix heures sonnèrent.
—Ouvrez! cria du bas de la tour une voix que Maurice reconnut pour celle du général Santerre.
Aussitôt la garde prit les armes, on ferma les grilles, les factionnaires apprêtèrent leurs armes. Il y eut alors dans toute la cour un bruit de fer, de pierres et de pas qui impressionna vivement Morand et Geneviève, car Maurice les vit pâlir tous deux.
—Que de précautions pour garder trois femmes! murmura Geneviève.
—Oui, dit Morand en essayant de rire. Si ceux qui tentent de les faire évader étaient à notre place et voyaient ce que nous voyons, cela les dégoûterait du métier.
—En effet, dit Geneviève, je commence à croire qu'elles ne se sauveront pas.
—Et moi, je l'espère, répondit Maurice. Et, se penchant à ces mots sur la rampe de l'escalier:
—Attention, dit-il, voici les prisonnières.
—Nommez-les-moi, dit Geneviève, car je ne les connais pas.
—Les deux premières qui montent sont la sœur et la fille de Capet. La dernière, qui est précédée d'un petit chien, est Marie-Antoinette.
Geneviève fit un pas en avant. Mais, au contraire, Morand, au lieu de regarder, se colla contre le mur. Ses lèvres étaient plus livides et plus terreuses que la pierre du donjon. Geneviève, avec sa robe blanche et ses beaux yeux purs, semblait un ange attendant les prisonniers pour éclairer la route amère qu'ils parcouraient, et leur mettre en passant un peu de joie au cœur.
Madame Élisabeth et madame Royale passèrent après avoir jeté un regard étonné sur les étrangers; sans doute la première eut l'idée que c'étaient ceux que leur annonçaient les signes, car elle se retourna vivement vers madame Royale et lui serra la main, tout en laissant tomber son mouchoir comme pour prévenir la reine.
—Faites attention, ma sœur, dit-elle, j'ai laissé échapper mon mouchoir. Et elle continua de monter avec la jeune princesse.
La reine, dont un souffle haletant et une petite toux sèche indiquaient le malaise, se baissa pour ramasser le mouchoir qui était tombé à ses pieds; mais, plus prompt qu'elle, son petit chien s'en empara et courut le porter à Madame Élisabeth. La reine continua donc de monter, et, après quelques marches, se trouva à son tour devant Geneviève, Morand et le jeune municipal.
—Oh! des fleurs! dit-elle; il y a bien longtemps que je n'en ai vu. Que cela sent bon, et que vous êtes heureuse d'avoir des fleurs, madame!
Prompte comme la pensée qui venait de se formuler par ces paroles douloureuses, Geneviève étendit la main pour offrir son bouquet à la reine. Alors Marie-Antoinette leva la tête, la regarda, et une imperceptible rougeur parut sur son front décoloré.
Mais, par une sorte de mouvement naturel, par cette habitude d'obéissance passive au règlement, Maurice étendit la main pour arrêter le bras de Geneviève.
La reine alors demeura hésitante, et, regardant Maurice, elle le reconnut pour le jeune municipal qui avait l'habitude de lui parler avec fermeté, mais en même temps avec respect.
—Est-ce défendu, monsieur? dit-elle.
—Non, non, madame, dit Maurice. Geneviève, vous pouvez offrir votre bouquet.
—Oh! merci, merci, monsieur! s'écria la reine avec une vive reconnaissance.
Et, saluant avec une gracieuse affabilité Geneviève, Marie-Antoinette avança une main amaigrie, et cueillit au hasard un œillet dans la masse des fleurs.
—Mais prenez tout, madame, prenez, dit timidement Geneviève.
—Non, dit la reine avec un sourire charmant; ce bouquet vient peut-être d'une personne que vous aimez, et je ne veux point vous en priver.
Geneviève rougit, et cette rougeur fit sourire la reine.
—Allons, allons, citoyenne Capet, dit Agricola, il faut continuer votre chemin.
La reine salua et continua de monter; mais, avant de disparaître, elle se retourna encore en murmurant:
—Que cet œillet sent bon et que cette femme est jolie!
—Elle ne m'a pas vu, murmura Morand, qui, presque agenouillé dans la pénombre du corridor, n'avait effectivement point frappé les regards de la reine.
—Mais, vous, vous l'avez bien vue, n'est-ce pas, Morand? n'est-ce pas, Geneviève? dit Maurice doublement heureux, d'abord du spectacle qu'il avait procuré à ses amis, et ensuite du plaisir qu'il venait de faire à si peu de frais à la malheureuse prisonnière.
—Oh! oui, oui, dit Geneviève, je l'ai bien vue, et, maintenant, quand je vivrais cent ans, je la verrais toujours.
—Et comment la trouvez-vous?
—Bien belle.
—Et vous, Morand? Morand joignit les mains sans répondre.
—Dites donc, demanda tout bas et en riant Maurice à Geneviève, est-ce que ce serait de la reine que Morand est amoureux?
Geneviève tressaillit; mais, se remettant aussitôt:
—Ma foi, répondit-elle en riant à son tour, cela en a en vérité l'air.
—Eh bien, vous ne me dites pas comment vous l'avez trouvée, Morand, insista Maurice.
—Je l'ai trouvée bien pâle, répondit-il. Maurice reprit le bras de Geneviève et la fit descendre vers la cour. Dans l'escalier sombre, il lui sembla que Geneviève lui baisait la main.
—Eh bien, dit Maurice, que veut dire cela, Geneviève?
—Cela veut dire, Maurice, que je n'oublierai jamais que, pour un caprice de moi, vous avez risqué votre tête.
—Oh! dit Maurice, voilà de l'exagération, Geneviève. De vous à moi, vous savez que la reconnaissance n'est pas le sentiment que j'ambitionne.
Geneviève lui pressa doucement le bras. Morand suivait en trébuchant.
On arriva dans la cour. Lorin vint reconnaître les deux visiteurs et les fit sortir du Temple. Mais, avant de le quitter. Geneviève fit promettre à Maurice de venir dîner vieille rue Saint-Jacques, le lendemain.
Maurice s'en revint à son poste le cœur tout plein d'une joie presque céleste: il trouva la femme Tison qui pleurait.
—Et qu'avez-vous donc encore, la mère? demanda-t-il.
—J'ai que je suis furieuse, répondit la geôlière.
—Et pourquoi?
—Parce que tout est injustice pour les pauvres gens dans ce monde.
—Mais enfin?...
—Vous êtes riche, vous; vous êtes bourgeois; vous venez ici pour un jour seulement, et l'on vous permet de vous y faire visiter par de jolies femmes qui donnent des bouquets à l'Autrichienne; et moi qui niche perpétuellement dans le colombier, on me défend de voir ma pauvre Sophie.
Maurice lui prit la main et y glissa un assignat de dix livres.
—Tenez, bonne Tison, lui dit-il, prenez cela et ayez courage. Eh! mon Dieu! l'Autrichienne ne durera pas toujours.
—Un assignat de dix livres, fit la geôlière, c'est gentil de votre part; mais j'aimerais mieux une papillote qui eût enveloppé les cheveux de ma pauvre fille.
Elle achevait ces mots quand Simon, qui montait, les entendit, et vit la geôlière serrer dans sa poche l'assignat que lui avait donné Maurice.
Disons dans quelle disposition d'esprit était Simon.
Simon venait de la cour, où il avait rencontré Lorin. Il y avait décidément antipathie entre ces deux hommes.
Cette antipathie était beaucoup moins motivée par la scène violente que nous avons déjà mise sous les yeux de nos lecteurs, que par la différence des races, source éternelle de ces inimitiés ou de ces penchants que l'on appelle les mystères, et qui cependant s'expliquent si bien.
Simon était laid, Lorin était beau; Simon était sale, Lorin sentait bon; Simon était républicain fanfaron, Lorin était un de ces patriotes ardents qui, pour la Révolution, n'avaient fait que des sacrifices; et puis, s'il eût fallu en venir aux coups, Simon sentait instinctivement que le poing du muscadin lui eût, non moins élégamment que Maurice, décerné un châtiment plébéien.
Simon, en apercevant Lorin, s'était arrêté court et avait pâli.
—C'est donc encore ce bataillon-là qui monte la garde? grogna-t-il.
—Eh bien, après? répondit un grenadier à qui l'apostrophe déplut. Il me semble qu'il en vaut bien un autre.
Simon tira un crayon de la poche de sa carmagnole et feignit de prendre une note sur une feuille de papier presque aussi noire que ses mains.
—Eh! dit Lorin, tu sais donc écrire, Simon, depuis que tu es le précepteur de Capet? Voyez, citoyens; ma parole d'honneur, il note; c'est Simon le censeur.
Et un éclat de rire universel, parti des rangs des jeunes gardes nationaux, presque tous jeunes gens lettrés, hébéta pour ainsi dire le misérable savetier.
—Bon, bon, dit-il, en grinçant des dents et en blêmissant de colère; on dit que tu as laissé entrer des étrangers dans le donjon, et cela sans permission de la Commune. Bon, bon, je vais faire dresser procès-verbal par le municipal.
—Au moins celui-là sait écrire, répondit Lorin; c'est Maurice, Maurice poing de fer, connais-tu? En ce moment justement, Morand et Geneviève sortaient.
À cette vue, Simon s'élança dans le donjon, juste au moment où, comme nous l'avons dit, Maurice donnait à la femme Tison un assignat de dix livres comme consolation.
Maurice ne fit pas attention à la présence de ce misérable, dont il s'éloignait d'ailleurs par instinct toutes les fois qu'il le trouvait sur sa route, comme on s'éloigne d'un reptile venimeux ou dégoûtant.
—Ah çà! dit Simon à la femme Tison, qui s'essuyait les yeux avec son tablier, tu veux donc absolument te faire guillotiner, citoyenne?
—Moi! dit la femme Tison; et pourquoi cela?
—Comment! tu reçois de l'argent des municipaux pour faire entrer les aristocrates chez l'Autrichienne!
—Moi? dit la femme Tison. Tais-toi, tu es fou.
—Ce sera consigné au procès-verbal, dit Simon avec emphase.
—Allons donc, ce sont les amis du municipal Maurice, un des meilleurs patriotes qui existent.
—Des conspirateurs, te dis-je; la Commune sera informée d'ailleurs, elle jugera.
—Allons, tu vas me dénoncer, espion de police?
—Parfaitement, à moins que tu ne dénonces toi-même.
—Mais quoi dénoncer? que veux-tu que je dénonce?
—Ce qui s'est passé, donc.
—Mais puisqu'il ne s'est rien passé.
—Où étaient-ils, les aristocrates?
—Là, sur l'escalier.
—Quand la veuve Capet est montée à la tour?
—Oui.
—Et ils se sont parlé?
—Ils se sont dit deux mots.
—Deux mots, tu vois; d'ailleurs, ça sent l'aristocrate, ici.
—C'est-à-dire que ça sent l'œillet.
—L'œillet! pourquoi l'œillet?
—Parce que la citoyenne en avait un bouquet qui embaumait.
—Quelle citoyenne?
—Celle qui regardait passer la reine.
—Tu vois bien, tu dis la reine, femme Tison; la fréquentation des aristocrates te perd. Eh bien, sur quoi donc est-ce que je marche là? continua Simon en se baissant.
—Eh! justement, dit la femme Tison, c'est une fleur... un œillet; il sera tombé des mains de la citoyenne Dixmer, quand Marie-Antoinette en a pris un dans son bouquet.
—La femme Capet a pris une fleur dans le bouquet de la citoyenne Dixmer? dit Simon.
—Oui, et c'est moi-même qui le lui ai donné, entends-tu? dit d'une voix menaçante Maurice, qui écoutait ce colloque depuis quelques instants et que ce colloque impatientait.
—C'est bien, c'est bien, on voit ce qu'on voit, et on sait ce qu'on dit, grogna Simon, qui tenait toujours à la main l'œillet froissé par son large pied.
—Et moi, reprit Maurice, je sais une chose et je vais te la dire, c'est que tu n'as rien à faire dans le donjon et que ton poste de bourreau est là-bas près du petit Capet, que tu ne battras pas cependant aujourd'hui, attendu que je suis là et que je te le défends.
—Ah! tu menaces et tu m'appelles bourreau! s'écria Simon en écrasant la fleur entre ses doigts; ah! nous verrons s'il est permis aux aristocrates.... Eh bien, qu'est-ce donc que cela?
—Quoi? demanda Maurice.
—Ce que je sens dans l'œillet, donc! Ah! ah! Et, aux yeux de Maurice stupéfait, Simon tira du calice de la fleur un petit papier roulé avec un soin exquis et qui avait été artistement introduit au centre de son épais panache.
—Oh! s'écria Maurice à son tour, qu'est-ce que cela, mon Dieu?
—Nous le saurons, nous le saurons, dit Simon en s'approchant de la lucarne. Ah! ton ami Lorin dit que je ne sais pas lire? Eh bien, tu vas voir.
Lorin avait calomnié Simon; il savait lire l'imprimé dans tous les caractères, et l'écriture quand elle était d'une certaine grosseur. Mais le billet était minuté si fin, que Simon fut obligé de recourir à ses lunettes. Il posa en conséquence le billet sur la lucarne et se mit à faire l'inventaire de ses poches; mais comme il était au milieu de ce travail, le citoyen Agricola ouvrit la porte de l'antichambre qui était juste en face de la petite fenêtre, et un courant d'air s'établit qui enleva le papier léger comme une plume; de sorte que, quand Simon, après une exploration d'un instant, eut découvert ses lunettes, et, après les avoir mises sur son nez, se retourna, il chercha inutilement le papier; le papier avait disparu.
Simon poussa un rugissement.
—Il y avait un papier, s'écria-t-il; il y avait un papier; mais gare à toi, citoyen municipal, car il faudra bien qu'il se retrouve.
Et il descendit rapidement, laissant Maurice abasourdi. Dix minutes après, trois membres de la Commune entraient dans le donjon. La reine était encore sur la terrasse, et l'ordre avait été donné de la laisser dans la plus parfaite ignorance de ce qui venait de se passer. Les membres de la Commune se firent conduire près d'elle. Le premier objet qui frappa leurs yeux fut l'œillet rouge qu'elle tenait encore à la main. Ils se regardèrent surpris, et, s'approchant d'elle:
—Donnez-nous cette fleur, dit le président de la députation.
La reine, qui ne s'attendait pas à cette irruption, tressaillit et hésita.
—Rendez cette fleur, madame, s'écria Maurice avec une sorte de terreur, je vous en prie.
La reine tendit l'œillet demandé. Le président le prit et se retira, suivi de ses collègues, dans une salle voisine pour faire la perquisition et dresser le procès-verbal. On ouvrit la fleur, elle était vide. Maurice respira.
—Un moment, un moment, dit l'un des membres, le cœur de l'œillet a été enlevé. L'alvéole est vide, c'est vrai; mais dans cette alvéole un billet bien certainement a été renfermé.
—Je suis prêt, dit Maurice, à fournir toutes les explications nécessaires; mais, avant tout, je demande à être arrêté.
—Nous prenons acte de ta proposition, dit le président, mais nous n'y faisons pas droit. Tu es connu pour un bon patriote, citoyen Lindey.
—Et je réponds, sur ma vie, des amis que j'ai eu l'imprudence d'amener avec moi.
—Ne réponds de personne, dit le procureur. On entendit un grand remue-ménage dans les cours. C'était Simon, qui, après avoir cherché inutilement le petit billet enlevé par le vent, était allé trouver Santerre et lui avait raconté la tentative d'enlèvement de la reine avec tous les accessoires que pouvaient prêter à un pareil enlèvement les charmes de son imagination. Santerre était accouru; on investissait le Temple et l'on changeait la garde, au grand dépit de Lorin, qui protestait contre cette offense faite à son bataillon.
—Ah! méchant savetier, dit-il à Simon en le menaçant de son sabre, c'est à toi que je dois cette plaisanterie; mais, sois tranquille, je te la revaudrai.
—Je crois plutôt que c'est toi qui payeras tout ensemble à la nation, dit le cordonnier en se frottant les mains.
—Citoyen Maurice, dit Santerre, tiens-toi à la disposition de la Commune, qui t'interrogera.
—Je suis à tes ordres, commandant; mais j'ai déjà demandé à être arrêté et je le demande encore.
—Attends, attends, murmura sournoisement Simon; puisque tu y tiens si fort, nous allons tâcher de faire ton affaire.
Et il alla retrouver la femme Tison.
On chercha pendant toute la journée dans la cour, dans le jardin et dans les environs le petit papier qui causait toute cette rumeur et qui, on n'en doutait plus, renfermait tout un complot.
On interrogea la reine après l'avoir séparée de sa sœur et de sa fille; mais elle ne répondit rien, sinon qu'elle avait, sur l'escalier, rencontré une jeune femme portant un bouquet, et qu'elle s'était contentée d'y cueillir une fleur.
Encore n'avait-elle cueilli cette fleur que du consentement du municipal Maurice.
Elle n'avait rien autre chose à dire, c'était la vérité dans toute sa simplicité et dans toute sa force.
Tout fut rapporté à Maurice lorsque son tour vint, et il appuya la déposition de la reine comme franche et exacte.
—Mais, dit le président, il y avait un complot, alors?
—C'est impossible, dit Maurice; c'est moi, qui en dînant chez madame Dixmer, lui avais proposé de lui faire voir la prisonnière, qu'elle n'avait jamais vue. Mais il n'y avait rien de fixé pour le jour ni pour le moyen.
—Mais on s'était muni de fleurs, dit le président; ce bouquet avait été fait d'avance?
—Pas du tout, c'est moi-même qui ai acheté ces fleurs à une bouquetière qui est venue nous les offrir au coin de la rue des Vieilles-Audriettes.
—Mais, au moins, cette bouquetière t'a présenté le bouquet?
—Non, citoyen, je l'ai choisi moi-même entre dix ou douze; il est vrai que j'ai choisi le plus beau.
—Mais on a pu, pendant le chemin, y glisser ce billet?
—Impossible, citoyen. Je n'ai pas quitté une minute madame Dixmer, et, pour faire l'opération que vous dites dans chacune des fleurs, car remarquez que chacune des fleurs, à ce que dit Simon, devait renfermer un billet pareil, il eût fallu au moins une demi-journée.
—Mais enfin, ne peut-on avoir glissé parmi ces fleurs deux billets préparés?
—C'est devant moi que la prisonnière en a pris un au hasard, après avoir refusé tout le bouquet.
—Alors, à ton avis, citoyen Lindey, il n'y a donc pas de complot?
—Si fait, il y a complot, reprit Maurice, et je suis le premier, non seulement à le croire, mais à l'affirmer; seulement, ce complot ne vient point de mes amis. Cependant, comme il ne faut pas que la nation soit exposée à aucune crainte, j'offre une caution et je me constitue prisonnier.
—Pas du tout, répondit Santerre; est-ce qu'on agit ainsi avec des éprouvés comme toi? Si tu te constituais prisonnier pour répondre de tes amis, je me constituerais prisonnier pour répondre de toi. Ainsi la chose est simple, il n'y a pas de dénonciation positive, n'est-ce pas? Nul ne saura ce qui s'est passé. Redoublons de surveillance, toi surtout, et nous arriverons à connaître le fond des choses en évitant la publicité.
—Merci, commandant, dit Maurice, mais je vous répondrai ce que vous répondriez à ma place. Nous ne devons pas en rester là et il nous faut retrouver la bouquetière.
—La bouquetière est loin; mais, sois tranquille, on la cherchera. Toi, surveille tes amis; moi, je surveillerai les correspondances de la prison.
On n'avait point songé à Simon, mais Simon avait son projet.
Il arriva sur la fin de la séance que vous venons de raconter, pour demander des nouvelles, et il apprit la décision de la Commune.
—Ah! il ne faut qu'une dénonciation en règle, dit-il, pour faire l'affaire; attendez cinq minutes et je l'apporte.
—Qu'est-ce donc? demanda le président.
—C'est, répondit le prisonnier, la courageuse citoyenne Tison qui dénonce les menées sourdes du partisan de l'aristocratie, Maurice, et les ramifications d'un autre faux patriote de ses amis nommé Lorin.
—Prends garde, prends garde, Simon! Ton zèle pour la nation t'égare peut-être, dit le président; Maurice Lindey et Hyacinthe Lorin sont des éprouvés.
—On verra ça au tribunal, répliqua Simon.
—Songez-y bien, Simon, ce sera un procès scandaleux pour tous les bons patriotes.
—Scandaleux ou non, qu'est-ce que ça me fait, à moi? Est-ce que je crains le scandale, moi? On saura au moins toute la vérité sur ceux qui trahissent.
—Ainsi tu persistes à dénoncer au nom de la femme Tison?
—Je dénoncerai moi-même ce soir aux Cordeliers, et toi-même avec les autres, citoyen président, si tu ne veux pas décréter d'arrestation le traître Maurice.
—Eh bien, soit, dit le président, qui, selon l'habitude de ce malheureux temps, tremblait devant celui qui criait le plus haut. Eh bien, soit, on l'arrêtera.
Pendant que cette décision était rendue contre lui, Maurice était retourné au Temple où l'attendait un billet ainsi conçu:
«Notre garde étant violemment interrompue, je ne pourrai, selon toute probabilité, te revoir que demain matin: viens déjeuner avec moi; tu me mettras au courant, en déjeunant, des trames et des conspirations découvertes par maître Simon.
On prétend que Simon dépose
Que tout le mal vient d'un œillet;
De mon côté, sur ce méfait,
Je vais interroger la rose.
Et demain, à mon tour, je te dirai ce qu'Arthémise m'aura répondu.
«Ton ami,
«LORIN.»
«Rien de nouveau, répondit Maurice; dors en paix cette nuit et déjeune sans moi demain, attendu que, vu les incidents de la journée, je ne sortirai probablement pas avant midi.
«Je voudrais être le zéphyr pour avoir le droit d'envoyer un baiser à la rose dont tu parles.
«Je te permets de siffler ma prose comme je siffle tes vers.
«Ton ami,
«MAURICE.
«P.-S.—Je crois, au reste, que la conspiration n'était qu'une fausse alarme.»
Lorin était, en effet, sorti vers onze heures, avant tout son bataillon, grâce à la motion brutale du cordonnier.
Il s'était consolé de cette humiliation avec un quatrain, et, ainsi qu'il le disait dans ce quatrain, il était allé chez Arthémise.
Arthémise fut enchantée de voir arriver Lorin. Le temps était magnifique, comme nous l'avons dit; elle proposa, le long des quais, une promenade qui fut acceptée.
Ils avaient suivi le port au charbon tout en causant politique, Lorin racontant son expulsion du Temple et cherchant à deviner quelles circonstances avaient pu la provoquer, quand, en arrivant à la hauteur de la rue des Barres, ils aperçurent une bouquetière qui, comme eux, remontait la rive droite de la Seine.
—Ah! citoyen Lorin, dit Arthémise, tu vas, je l'espère bien, me donner un bouquet.
—Comment donc! dit Lorin, deux si la chose vous est agréable.
Et tous deux doublèrent le pas pour joindre la bouquetière, qui elle-même suivait son chemin d'un pas fort rapide.
En arrivant au pont Marie, la jeune fille s'arrêta et, se penchant au-dessus du parapet, vida sa corbeille dans la rivière.
Les fleurs, séparées, tourbillonnèrent un instant dans l'air. Les bouquets, entraînés par leur pesanteur, tombèrent plus rapidement; puis bouquets et fleurs, surnageant à la surface, suivirent le cours de l'eau.
—Tiens! dit Arthémise en regardant la bouquetière qui faisait un si étrange commerce, on dirait... mais oui... mais non... mais si.... Ah! que c'est bizarre!
La bouquetière mit un doigt sur ses lèvres comme pour prier Arthémise de garder le silence et disparut.
—Qu'est-ce donc? dit Lorin; connaissez-vous cette mortelle, déesse?
—Non. J'avais cru d'abord.... Mais certainement je me suis trompée.
—Cependant elle vous a fait signe, insista Lorin.
—Pourquoi donc est-elle bouquetière ce matin? se demanda Arthémise en s'interrogeant elle-même.
—Vous avouez donc que vous la connaissez, Arthémise? demanda Lorin.
—Oui, répondit Arthémise, c'est une bouquetière à laquelle j'achète quelquefois.
—Dans tous les cas, dit Lorin, cette bouquetière a de singulières façons de débiter sa marchandise.
Et tous deux, après avoir regardé une dernière fois les fleurs, qui avaient déjà atteint le pont de bois et reçu une nouvelle impulsion du bras de la rivière qui passe sous ses arches, continuèrent leur route vers la Rapée, où ils comptaient dîner en tête à tête.
L'incident n'eut point de suite pour le moment. Seulement, comme il était étrange et présentait un certain caractère mystérieux, il se grava dans l'imagination poétique de Lorin.
Cependant la dénonciation de la femme Tison, dénonciation portée contre Maurice et Lorin, soulevait un grand bruit au club des Jacobins, et Maurice reçut au Temple l'avis de la Commune que sa liberté était menacée par l'indignation publique. C'était une invitation au jeune municipal de se cacher s'il était coupable. Mais, fort de sa conscience, Maurice resta au Temple, et on le trouva à son poste lorsqu'on vint pour l'arrêter.
À l'instant même, Maurice fut interrogé. Tout en demeurant dans la ferme résolution de ne mettre en cause aucun des amis dont il était sûr, Maurice, qui n'était pas homme à se sacrifier ridiculement par le silence comme un héros de roman, demanda la mise en cause de la bouquetière. Il était cinq heures du soir lorsque Lorin rentra chez lui; il apprit à l'instant même l'arrestation de Maurice et la demande que celui-ci avait faite.
La bouquetière du pont Marie jetant ses fleurs dans la Seine lui revint aussitôt à l'esprit: ce fut une révélation subite. Cette bouquetière étrange, cette coïncidence des quartiers, ce demi-aveu d'Arthémise, tout lui criait instinctivement que là était l'explication du mystère dont Maurice demandait la révélation.