Il bondit hors de sa chambre, descendit les quatre étages comme s'il eût eu des ailes et courut chez la déesse Raison qui brodait des étoiles d'or sur une robe de gaze bleue.
C'était sa robe de divinité.
—Trêve d'étoiles, chère amie, dit Lorin. On a arrêté Maurice ce matin, et probablement je serai arrêté ce soir.
—Maurice arrêté?
—Eh! mon Dieu, oui. Dans ce temps-ci, rien de plus commun que les grands événements; on n'y fait pas attention parce qu'ils vont par troupes, voilà tout. Or, presque tous ces grands événements arrivent à propos de futilités. Ne négligeons pas les futilités. Quelle était cette bouquetière que nous avons rencontrée ce matin, chère amie?
Arthémise tressaillit.
—Quelle bouquetière?
—Eh! pardieu! celle qui jetait avec tant de prodigalité ses fleurs dans la Seine.
—Eh! mon Dieu! dit Arthémise, cet événement est-il donc si grave que vous y reveniez avec une pareille insistance?
—Si grave, chère amie, que je vous prie de répondre à l'instant même à ma question.
—Mon ami, je ne le puis.
—Déesse, rien ne vous est impossible.
—Je suis engagée d'honneur à garder le silence.
—Et moi, je suis engagé d'honneur à vous faire parler.
—Mais pourquoi insistez-vous ainsi?
—Pour que... corbleu! pour que Maurice n'ait pas le cou coupé.
—Ah! mon Dieu! Maurice guillotiné! s'écria la jeune femme effrayée.
—Sans vous parler de moi, qui, en vérité, n'ose pas répondre d'avoir encore ma tête sur mes épaules.
—Oh! non, non, dit Arthémise, ce serait la perdre infailliblement.
En ce moment, l'officieux de Lorin se précipita dans la chambre d'Arthémise.
—Ah! citoyen, s'écria-t-il, sauve-toi, sauve-toi!
—Et pourquoi cela? demanda Lorin.
—Parce que les gendarmes se sont présentés chez toi, et que, tandis qu'ils enfonçaient la porte, j'ai gagné la maison voisine par les toits, et j'accours te prévenir.
Arthémise jeta un cri terrible. Elle aimait réellement Lorin.
—Arthémise, dit Lorin en se posant, mettez-vous la vie d'une bouquetière en comparaison avec celle de Maurice et celle de votre amant? S'il en est ainsi, je vous déclare que je cesse de vous tenir pour la déesse Raison, et que je vous proclame la déesse Folie.
—Pauvre Héloïse! s'écria l'ex-danseuse de l'Opéra, ce n'est point ma faute si je te trahis.
—Bien! bien! chère amie, dit Lorin en présentant un papier à Arthémise. Vous m'avez déjà gratifié du nom de baptême; donnez-moi maintenant le nom de famille et l'adresse.
—Oh! l'écrire, jamais, jamais! s'écria Arthémise; vous le dire, à la bonne heure.
—Dites-le donc, et soyez tranquille, je ne l'oublierai pas. Et Arthémise donna de vive voix le nom et l'adresse de la fausse bouquetière à Lorin. Elle s'appelait Héloïse Tison et demeurait rue des Nonandières, 24.
À ce nom, Lorin jeta un cri et s'enfuit à toutes jambes.
Il n'était pas au bout de la rue, qu'une lettre arrivait chez Arthémise. Cette lettre ne contenait que ces trois lignes:
«Pas un mot sur moi, chère amie; la révélation de mon nom me perdrait infailliblement.... Attends à demain pour me nommer, car ce soir j'aurai quitté Paris.
«Ton HÉLOÏSE.»
—Oh! mon Dieu! s'écria la future déesse, si j'avais pu deviner cela, j'eusse attendu jusqu'à demain.
Et elle s'élança vers la fenêtre pour rappeler Lorin, s'il était encore temps; mais il avait disparu.
Nous avons déjà dit qu'en quelques heures la nouvelle de cet événement s'était répandue dans tout Paris. En effet, il y avait à cette époque des indiscrétions bien faciles à comprendre de la part d'un gouvernement dont la politique se nouait et se dénouait dans la rue.
La rumeur gagna donc, terrible et menaçante, la vieille rue Saint-Jacques, et, deux heures après l'arrestation de Maurice, on y apprenait cette arrestation.
Grâce à l'activité de Simon, les détails du complot avaient promptement jailli hors du Temple; seulement, comme chacun brodait sur le fond, la vérité arriva quelque peu altérée chez le maître tanneur; il s'agissait, disait-on, d'une fleur empoisonnée qu'on aurait fait passer à la reine, et à l'aide de laquelle l'Autrichienne devait endormir ses gardes pour sortir du Temple; en outre, à ces bruits s'étaient joints certains soupçons sur la fidélité du bataillon congédié la veille par Santerre; de sorte qu'il y avait déjà plusieurs victimes désignées à la haine du peuple.
Mais, vieille rue Saint-Jacques, on ne se trompait point, et pour cause, sur la nature de l'événement, et Morand d'un côté, et Dixmer de l'autre, sortirent aussitôt, laissant Geneviève en proie au plus violent désespoir.
En effet, s'il arrivait malheur à Maurice, c'était Geneviève qui était la cause de ce malheur. C'était elle qui avait conduit par la main l'aveugle jeune homme jusque dans le cachot où il était renfermé et duquel il ne sortirait, selon toute probabilité, que pour marcher à l'échafaud.
Mais, en tout cas, Maurice ne payerait pas de sa tête son dévouement au caprice de Geneviève. Si Maurice était condamné, Geneviève allait s'accuser elle-même au tribunal, elle avouait tout. Elle assumait la responsabilité sur elle, bien entendu, et, aux dépens de sa vie, elle sauvait Maurice.
Geneviève, au lieu de frémir à cette pensée de mourir pour Maurice, y trouvait, au contraire, une amère félicité.
Elle aimait le jeune homme, elle l'aimait plus qu'il ne convenait à une femme qui ne s'appartenait pas. C'était pour elle un moyen de reporter à Dieu son âme pure et sans tache comme elle l'avait reçue de lui.
En sortant de la maison, Morand et Dixmer s'étaient séparés. Dixmer s'achemina vers la rue de la Corderie, et Morand courut à la rue des Nonandières. En arrivant au bout du pont Marie, ce dernier aperçut cette foule d'oisifs et de curieux qui stationnent à Paris pendant ou après un événement sur la place où cet événement a eu lieu, comme les corbeaux stationnent sur un champ de bataille.
À cette vue, Morand s'arrêta tout court; les jambes lui manquaient, il fut forcé de s'appuyer au parapet du pont.
Enfin il reprit, après quelques secondes, cette puissance merveilleuse que, dans les grandes circonstances, il avait sur lui-même, se mêla aux groupes, interrogea et apprit que, dix minutes auparavant, on venait d'enlever, rue des Nonandières, 24, une jeune femme coupable bien certainement du crime dont elle avait été accusée, puisqu'on l'avait surprise occupée à faire ses paquets.
Morand s'informa du club dans lequel la pauvre fille devait être interrogée. Il apprit que c'était devant la section mère qu'elle avait été conduite, et il s'y rendit aussitôt.
Le club regorgeait de monde. Cependant, à force de coups de coude et de coups de poing, Morand parvint à se glisser dans une tribune. La première chose qu'il aperçut, fut la haute taille, la noble figure, la mine dédaigneuse de Maurice, debout au banc des accusés, et écrasant de son regard Simon, qui pérorait.
—Oui, citoyens, criait Simon, oui, la citoyenne Tison accuse le citoyen Lindey et le citoyen Lorin. Le citoyen Lindey parle d'une bouquetière sur laquelle il veut rejeter son crime; mais je vous en préviens d'avance, la bouquetière ne se retrouvera point; c'est un complot formé par une société d'aristocrates qui se rejettent la balle les uns aux autres, comme des lâches qu'ils sont. Vous avez bien vu que le citoyen Lorin avait décampé de chez lui quand on s'y est présenté. Eh bien, il ne se rencontrera pas plus que la bouquetière.
—Tu en as menti, Simon, dit une voix furieuse; il se retrouvera, car le voici. Et Lorin fit irruption dans la salle.
—Place à moi! cria-t-il en bousculant les spectateurs; place! Et il alla se ranger auprès de Maurice.
Cette entrée de Lorin, faite tout naturellement, sans manières, sans emphase, mais avec toute la franchise et toute la vigueur inhérentes au caractère du jeune homme, produisit le plus grand effet sur les tribunes, qui se mirent à applaudir et à crier bravo!
Maurice se contenta de sourire et de tendre la main à son ami, en homme qui s'était dit à lui-même: «Je suis sûr de ne pas demeurer longtemps seul au banc des accusés.»
Les spectateurs regardaient avec un intérêt visible ces deux beaux jeunes gens, qu'accusait, comme un démon jaloux de la jeunesse et de la beauté, l'immonde cordonnier du Temple.
Celui-ci s'aperçut de la mauvaise impression qui commençait à s'appesantir sur lui. Il résolut de frapper le dernier coup.
—Citoyens, hurla-t-il, je demande que la généreuse citoyenne Tison soit entendue, je demande qu'elle parle, je demande qu'elle accuse.
—Citoyens, dit Lorin, je demande qu'auparavant, la jeune bouquetière qui vient d'être arrêtée et qu'on va sans doute amener devant vous, soit entendue.
—Non, dit Simon, c'est encore quelque faux témoin, quelque partisan des aristocrates; d'ailleurs, la citoyenne Tison brûle du désir d'éclairer la justice.
Pendant ce temps, Morin parlait à Maurice.
—Oui, crièrent les tribunes, oui, la déposition de la femme Tison; oui, oui, qu'elle dépose!
—La citoyenne Tison est-elle dans la salle? demanda le président.
—Sans doute qu'elle y est, s'écria Simon. Citoyenne Tison, dis donc que tu es là.
—Me voilà, mon président, dit la geôlière; mais, si je dépose, me rendra-t-on ma fille?
—Ta fille n'a rien à voir dans l'affaire qui nous occupe, dit le président; dépose d'abord, et puis ensuite adresse-toi à la Commune pour redemander ton enfant.
—Entends-tu? le citoyen président t'ordonne de déposer, cria Simon; dépose donc tout de suite.
—Un instant, dit, en se retournant vers Maurice, le président étonné du calme de cet homme ordinairement si fougueux, un instant! Citoyen municipal, n'as-tu rien à dire d'abord?
—Non, citoyen président; sinon qu'avant d'appeler lâche et traître un homme tel que moi, Simon aurait mieux fait d'attendre qu'il fût mieux instruit.
—Tu dis, tu dis? répéta Simon avec cet accent railleur de l'homme du peuple particulier à la plèbe parisienne.
—Je dis, Simon, reprit Maurice avec plus de tristesse que de colère, que tu seras cruellement puni tout à l'heure quand tu vas voir ce qui va arriver.
—Et que va-t-il donc arriver? demanda Simon.
—Citoyen président, reprit Maurice sans répondre à son hideux accusateur, je me joins à mon ami Lorin pour te demander que la jeune fille qui vient d'être arrêtée soit entendue avant qu'on fasse parler cette pauvre femme, à qui l'on a sans doute soufflé sa déposition.
—Entends-tu, citoyenne, cria Simon, entends-tu? on dit là-bas que tu es un faux témoin!
—Moi, un faux témoin? dit la femme Tison. Ah! tu vas voir; attends, attends.
—Citoyen, dit Maurice, ordonne à cette malheureuse de se taire.
—Ah! tu as peur, cria Simon, tu as peur! Citoyen président, je requiers la déposition de la citoyenne Tison.
—Oui, oui, la déposition! crièrent les tribunes.
—Silence! cria le président; voici la Commune qui revient. En ce moment, en entendit une voiture qui roulait au dehors, avec un grand bruit d'armes et de hurlements. Simon se retourna inquiet vers la porte.
—Quitte la tribune, lui dit le président, tu n'as plus la parole. Simon descendit.
En ce moment, des gendarmes entrèrent avec un flot de curieux, bientôt refoulé, et une femme fut poussée vers le prétoire.
—Est-ce elle? demanda Lorin à Maurice.
—Oui, oui, c'est elle, dit celui-ci. Oh! la malheureuse femme, elle est perdue!
—La bouquetière! la bouquetière! murmurait-on des tribunes, que la curiosité agitait; c'est la bouquetière.
—Je demande, avant toute chose, la déposition de la femme Tison, hurla le cordonnier; tu lui avais ordonné de déposer, président, et tu vois qu'elle ne dépose pas.
La femme Tison fut appelée et entama une dénonciation terrible, circonstanciée. Selon elle, la bouquetière était coupable, il est vrai; mais Maurice et Lorin étaient ses complices.
Cette dénonciation produisit un effet visible sur le public. Cependant Simon triomphait.
—Gendarmes, amenez la bouquetière, cria le président.
—Oh! c'est affreux! murmura Morand en cachant sa tête entre ses deux mains.
La bouquetière fut appelée, et se plaça au bas de la tribune, vis-à-vis de la femme Tison, dont le témoignage venait de rendre capital le crime dont on l'accusait.
Alors elle releva son voile.
—Héloïse! s'écria la femme Tison; ma fille... toi ici?...
—Oui, ma mère, répondit doucement la jeune femme.
—Et pourquoi es-tu entre deux gendarmes?
—Parce que je suis accusée, ma mère.
—Toi... accusée? s'écria la femme Tison avec angoisse; et par qui?
—Par vous, ma mère. Un silence effrayant, silence de mort, vint s'abattre tout à coup sur ces masses bruyantes, et le sentiment douloureux de cette horrible scène étreignit tous les cœurs.
—Sa fille! chuchotèrent des voix basses et comme dans le lointain, sa fille, la malheureuse!
Maurice et Lorin regardaient l'accusatrice et l'accusée avec un sentiment de profonde commisération et de douleur respectueuse.
Simon, tout en désirant voir la fin de cette scène, dans laquelle il espérait que Maurice et Lorin demeureraient compromis, essayait de se soustraire aux regards de la femme Tison, qui roulait autour d'elle un œil égaré.
—Comment t'appelles-tu, citoyenne? dit le président, ému lui-même, à la jeune fille calme et résignée.
—Héloïse Tison, citoyen.
—Quel âge as-tu?
—Dix-neuf ans.
—Où demeures-tu?
—Rue des Nonandières, n° 24.
—Est-ce toi qui as vendu au citoyen municipal Lindey, que voici sur ce banc, un bouquet d'œillets ce matin?
La fille Tison se tourna vers Maurice, et, après l'avoir regardé:
—Oui, citoyen, c'est moi, dit-elle.
La femme Tison regardait elle-même sa fille avec des yeux dilatés par l'épouvante.
—Sais-tu que chacun de ces œillets contenait un billet adressé à la veuve Capet?
—Je le sais, répondit l'accusée.
Un mouvement d'horreur et d'admiration se répandit dans la salle.
—Pourquoi offrais-tu ces œillets au citoyen Maurice?
—Parce que je lui voyais l'écharpe municipale, et que je me doutais qu'il allait au Temple.
—Quels sont tes complices?
—Je n'en ai pas.
—Comment! tu as fait le complot à toi toute seule?
—Si c'est un complot, je l'ai fait à moi toute seule.
—Mais le citoyen Maurice savait-il...?
—Que ces fleurs continssent des billets?
—Oui.
—Le citoyen Maurice est municipal; le citoyen Maurice pouvait voir la reine en tête à tête, à toute heure du jour et de la nuit. Le citoyen Maurice, s'il eût eu quelque chose à dire à la reine, n'avait pas besoin d'écrire, puisqu'il pouvait parler.
—Et tu ne connaissais pas le citoyen Maurice?
—Je l'avais vu venir au Temple au temps où j'y étais avec ma pauvre mère; mais je ne le connaissais pas autrement que de vue!
—Vois-tu, misérable! s'écria Lorin en menaçant du poing Simon, qui, baissant la tête, atterré de la tournure que prenaient les affaires, essayait de fuir inaperçu. Vois-tu ce que tu as fait?
Tous les regards se tournèrent vers Simon avec un sentiment de parfaite indignation. Le président continua:
—Puisque c'est toi qui as remis le bouquet, puisque tu savais que chaque fleur contenait un papier, tu dois savoir aussi ce qu'il y avait d'écrit sur ce papier!
—Sans doute, je le sais.
—Eh bien, alors, dis-nous ce qu'il y avait sur ce papier?
—Citoyen, dit avec fermeté la jeune fille, j'ai dit tout ce que je pouvais et surtout tout ce que je voulais dire.
—Et tu refuses de répondre?
—Oui.
—Tu sais à quoi tu t'exposes?
—Oui.
—Tu espères peut-être en ta jeunesse, en ta beauté?
—Je n'espère qu'en Dieu.
—Citoyen Maurice Lindey, dit le président, citoyen Hyacinthe Lorin, vous êtes libres; la Commune reconnaît votre innocence et rend justice à votre civisme. Gendarmes, conduisez la citoyenne Héloïse à la prison de la section.
À ces paroles, la femme Tison sembla se réveiller, jeta un effroyable cri, et voulut se précipiter pour embrasser une fois encore sa fille; mais les gendarmes l'en empêchèrent.
—Je vous pardonne, ma mère, cria la jeune fille pendant qu'on l'entraînait.
La femme Tison poussa un rugissement sauvage, et tomba comme morte.
—Noble fille! murmura Morand avec une douloureuse émotion.
À la suite des événements que nous venons de raconter, une dernière scène vint se joindre comme complément de ce drame qui commençait à se dérouler dans ces sombres péripéties.
La femme Tison, foudroyée par ce qui venait de se passer, abandonnée de ceux qui l'avaient escortée, car il y a quelque chose d'odieux, même dans le crime involontaire, et c'est un crime bien grand que celui d'une mère qui tue son enfant, fût-ce même par excès de zèle patriotique, la femme Tison, après être demeurée quelque temps dans une immobilité absolue, releva la tête, regarda autour d'elle, égarée, et, se voyant seule, poussa un cri et s'élança vers la porte.
À la porte, quelques curieux, plus acharnés que les autres, stationnaient encore; ils s'écartèrent dès qu'ils la virent, en se la montrant du doigt et en se disant les uns aux autres:
—Vois-tu cette femme? C'est celle qui a dénoncé sa fille. La femme Tison poussa un cri de désespoir et s'élança dans la direction du Temple. Mais, arrivée au tiers de la rue Michel-le-Comte, un homme vint se placer devant elle, et, lui barrant le chemin en se cachant la figure dans son manteau:
—Tu es contente, lui dit-il, tu as tué ton enfant.
—Tué mon enfant? tué mon enfant? s'écria la pauvre mère. Non, non, il n'est pas possible.
—Cela est ainsi, cependant, car ta fille est arrêtée.
—Et où l'a-t-on conduite?
—À la Conciergerie; de là, elle partira pour le tribunal révolutionnaire, et tu sais ce que deviennent ceux qui y vont.
—Rangez-vous, dit la femme Tison, et laissez-moi passer.
—Où vas-tu?
—À la Conciergerie.
—Qu'y vas-tu faire?
—La voir encore.
—On ne te laissera pas entrer.
—On me laissera bien coucher sur la porte, vivre là, dormir là. J'y resterai jusqu'à ce qu'elle sorte, et je la verrai au moins encore une fois.
—Si quelqu'un te promettait de te rendre ta fille?
—Que dites-vous?
—Je te demande, en supposant qu'un homme te promît de te rendre ta fille, si tu ferais ce que cet homme te dirait de faire?
—Tout pour ma fille! tout pour mon Héloïse! s'écria la femme en se tordant les bras avec désespoir. Tout, tout, tout!
—Écoute, reprit l'inconnu, c'est Dieu qui te punit.
—Et de quoi?
—Des tortures que tu as infligées à une pauvre mère comme toi.
—De qui voulez-vous parler? Que voulez-vous dire?
—Tu as souvent conduit la prisonnière à deux doigts du désespoir où tu marches toi-même en ce moment, par tes révélations et tes brutalités, Dieu te punit en conduisant à la mort cette fille que tu aimais tant.
—Vous avez dit qu'il y avait un homme qui pouvait la sauver; où est cet homme? que veut-il? que demande-t-il?
—Cet homme veut que tu cesses de persécuter la reine, que tu lui demandes pardon des outrages que tu lui as faits, et qui, si tu t'aperçois que cette femme, qui, elle aussi, est une mère qui souffre, qui pleure, qui se désespère, par une circonstance impossible, par quelque miracle du ciel, est sur le point de se sauver, au lieu de t'opposer à sa fuite, tu y aides de tout ton pouvoir.
—Écoute, citoyen, dit la femme Tison, c'est toi, n'est-ce pas, qui es cet homme?
—Eh bien?
—C'est toi qui promets de sauver ma fille? L'inconnu se tut.
—Me le promets-tu? t'y engages-tu? me le jures-tu? Réponds!
—Écoute. Tout ce qu'un homme peut faire pour sauver une femme, je le ferai pour sauver ton enfant.
—Il ne peut pas la sauver! s'écria la femme Tison en poussant des hurlements; il ne peut pas la sauver. Il mentait lorsqu'il promettait de la sauver.
—Fais ce que tu pourras pour la reine, je ferai ce que je pourrai pour ta fille.
—Que m'importe la reine, à moi? C'est une mère qui a une fille, voilà tout. Mais, si l'on coupe le cou à quelqu'un, ce ne sera pas à sa fille, ce sera à elle. Qu'on me coupe le cou, et qu'on sauve ma fille. Qu'on me mène à la guillotine, à la condition qu'il ne tombera pas un seul cheveu de sa tête, et j'irai à la guillotine en chantant:
Ah! ça ira, ça ira, ça ira,
Les aristocrates à la lanterne...
Et la femme Tison se mit à chanter avec une voix effrayante; puis, tout à coup, elle interrompit son chant par un grand éclat de rire.
L'homme au manteau parut lui-même effrayé de ce commencement de folie et fit un pas en arrière.
—Oh! tu ne t'éloigneras pas comme cela, dit la femme Tison au désespoir, et en le retenant par son manteau; on ne vient pas dire à une mère: «Fais cela et je sauverai ton enfant», pour lui dire après cela: «Peut-être.» La sauveras-tu?
—Oui.
—Quand cela?
—Le jour où on la conduira de la Conciergerie à l'échafaud.
—Pourquoi attendre? pourquoi pas cette nuit, ce soir, à l'instant même?
—Parce que je ne puis pas.
—Ah! tu vois bien, tu vois bien, s'écria la femme Tison, tu vois bien que tu ne peux pas; mais, moi, je peux.
—Que peux-tu?
—Je peux persécuter la prisonnière, comme tu l'appelles; je peux surveiller la reine, comme tu dis, aristocrate que tu es! je puis entrer à toute heure, jour et nuit, dans la prison, et je ferai tout cela. Quant à ce qu'elle se sauve, nous verrons. Ah! nous verrons bien, puisqu'on ne veut pas sauver ma fille, si elle doit se sauver, elle. Tête pour tête, veux-tu? Madame Veto a été reine, je le sais bien; Héloïse Tison n'est qu'une pauvre fille, je le sais bien; mais sur la guillotine nous sommes tous égaux.
—Eh bien, soit! dit l'homme au manteau; sauve-la, je la sauverai.
—Jure.
—Je le jure.
—Sur quoi?
—Sur ce que tu voudras.
—As-tu une fille?
—Non.
—Eh bien, dit la femme Tison en laissant tomber ses deux bras avec découragement, sur quoi veux-tu jurer alors?
—Écoute, je te jure sur Dieu.
—Bah! répondit la femme Tison; tu sais bien qu'ils ont défait l'ancien, et qu'ils n'ont pas encore fait le nouveau.
—Je te jure sur la tombe de mon père.
—Ne jure pas par une tombe, cela lui porterait malheur.... Oh! mon Dieu, mon Dieu! quand je pense que, dans trois jours peut-être, moi aussi, je jurerai par la tombe de ma fille! Ma fille! ma pauvre Héloïse! s'écria la femme Tison avec un tel éclat, qu'à sa voix, déjà retentissante, plusieurs fenêtres s'ouvrirent.
À la vue de ces fenêtres qui s'ouvraient, un autre homme sembla se détacher de la muraille et s'avança vers le premier.
—Il n'y a rien à faire avec cette femme, dit le premier au second, elle est folle.
—Non, elle est mère, dit celui-ci. Et il entraîna son compagnon. En les voyant s'éloigner, la femme Tison sembla revenir à elle.
—Où allez-vous? s'écria-t-elle; allez-vous sauver Héloïse? Attendez-moi, alors, je vais avec vous. Attendez-moi, mais attendez-moi donc!
Et la pauvre mère les poursuivit en hurlant; mais, au coin de la rue la plus proche, elle les perdit de vue. Et ne sachant plus de quel côté tourner, elle demeura un instant indécise, regardant de tous côtés; et se voyant seule dans la nuit et dans le silence, ce double symbole de la mort, elle poussa un cri déchirant et tomba sans connaissance sur le pavé.
Dix heures sonnèrent. Pendant ce temps, et comme cette même heure retentissait à l'horloge du Temple, la reine, assise dans cette chambre que nous connaissons, près d'une lampe fumeuse, entre sa sœur et sa fille, et cachée aux regards des municipaux par madame Royale, qui, faisant semblant de l'embrasser, relisait un petit billet écrit sur le papier le plus mince qu'on avait pu trouver, avec une écriture si fine qu'à peine si ses yeux, brûlés par les larmes, avaient conservé la force de la déchiffrer. Le billet contenait ce qui suit:
«Demain, mardi, demandez à descendre au jardin, ce que l'on vous accordera sans difficulté aucune, attendu que l'ordre est donné de vous accorder cette faveur aussitôt que vous la demanderez. Après avoir fait trois ou quatre tours, feignez d'être fatiguée, approchez-vous de la cantine, et demandez à la femme Plumeau la permission de vous asseoir chez elle. Là, au bout d'un instant, feignez de vous trouver plus mal et de vous évanouir. Alors on fermera les portes pour qu'on puisse vous porter du secours, et vous resterez avec Madame Élisabeth et madame Royale. Aussitôt la trappe de la cave s'ouvrira; précipitez-vous, avec votre sœur et votre fille, par cette ouverture, et vous êtes sauvées toutes trois.»
—Mon Dieu! dit madame Royale, notre malheureuse destinée se lasserait-elle?
—Ou ce billet ne serait-il qu'un piège? reprit Madame Élisabeth.
—Non, non, dit la reine; ces caractères m'ont toujours révélé la présence d'un ami mystérieux, mais bien brave et bien fidèle.
—C'est du chevalier? demanda madame Royale.
—De lui-même, répondit la reine. Madame Élisabeth joignit les mains.
—Relisons le billet chacune de notre côté tout bas, reprit la reine, afin que, si l'une de nous oubliait une chose, l'autre s'en souvînt.
Et toutes trois relurent des yeux; mais, comme elles achevaient cette lecture, elles entendirent la porte de leur chambre rouler sur ses gonds. Les deux princesses se retournèrent: la reine seule resta comme elle était; seulement, par un mouvement presque insensible, elle porta le petit billet à ses cheveux et le glissa dans sa coiffure.
C'était un des municipaux qui ouvrait la porte.
—Que voulez-vous, monsieur? demandèrent ensemble Madame Élisabeth et madame Royale.
—Hum! dit le municipal, il me semble que vous vous couchez bien tard ce soir...
—Y a-t-il donc, dit la reine en se retournant avec sa dignité ordinaire, un nouvel arrêté de la Commune qui décide à quelle heure je me mettrai au lit?
—Non, citoyenne, dit le municipal; mais, si c'est nécessaire, on en fera un.
—En attendant, monsieur, dit Marie-Antoinette, respectez, je ne vous dirai pas la chambre d'une reine, mais celle d'une femme.
—En vérité, grommela le municipal, ces aristocrates parlent toujours comme s'ils étaient quelque chose.
Mais, en attendant, soumis par cette dignité hautaine dans la prospérité, mais que trois ans de souffrance avaient faite calme, il se retira.
Un instant après, la lampe s'éteignit, et, comme d'habitude, les trois femmes se déshabillèrent dans les ténèbres, faisant de l'obscurité un voile à leur pudeur.
Le lendemain, à neuf heures du matin, la reine, après avoir relu, enfermée dans les rideaux de son lit, le billet de la veille, afin de ne s'écarter en rien des instructions qui y étaient portées, après l'avoir déchiré et réduit en morceaux presque impalpables, s'habilla dans ses rideaux, et, réveillant sa sœur, passa chez sa fille.
Un instant après, elle sortit et appela les municipaux de garde.
—Que veux-tu, citoyenne? demanda l'un d'eux paraissant sur la porte, tandis que l'autre ne se dérangeait pas même de son déjeuner pour répondre à l'appel royal.
—Monsieur, dit Marie-Antoinette, je sors de la chambre de ma fille, et la pauvre enfant est, en vérité, bien malade. Ses jambes sont enflées et douloureuses, car elle fait trop peu d'exercice. Or, vous le savez, monsieur, c'est moi qui l'ai condamnée à cette inaction; j'étais autorisée à descendre me promener au jardin; mais, comme il me fallait passer devant la porte de la chambre que mon mari habitait de son vivant, au moment de passer devant cette porte, le cœur m'a failli, je n'ai pas eu la force et je suis remontée, me bornant à la promenade de la terrasse.
«Maintenant cette promenade est insuffisante à la santé de ma pauvre enfant. Je vous prie donc, citoyen municipal, de réclamer en mon nom, auprès du général Santerre, l'usage de cette liberté qui m'avait été accordée; je vous en serai reconnaissante.
La reine avait prononcé ces mots avec un accent si doux et si digne à la fois, elle avait si bien évité toute qualification qui pouvait blesser la pruderie républicaine de son interlocuteur, que celui-ci, qui s'était présenté à elle couvert, comme c'était l'habitude de la plupart de ces hommes, souleva peu à peu son bonnet rouge de dessus sa tête, et, lorsqu'elle eut achevé, la salua en disant:
—Soyez tranquille, madame, on demandera au citoyen général la permission que vous désirez.
Puis, en se retirant, comme pour se convaincre lui-même qu'il cédait à l'équité et non à la faiblesse:
—C'est juste, répéta-t-il; au bout du compte, c'est juste.
—Qu'est-ce qui est juste? demanda l'autre municipal.
—Que cette femme promène sa fille qui est malade.
—Après?... que demande-t-elle?
—Elle demande à descendre et à se promener une heure dans le jardin.
—Bah! dit l'autre, qu'elle demande à aller à pied du Temple à la place de la Révolution, ça la promènera.
La reine entendit ces mots et pâlit; mais elle puisa dans ces mots un nouveau courage pour le grand événement qui se préparait.
Le municipal acheva son déjeuner et descendit. De son côté, la reine demanda à faire le sien dans la chambre de sa fille, ce qui lui fut accordé.
Madame Royale, pour confirmer le bruit de sa maladie, resta couchée, et Madame Élisabeth et la reine demeurèrent près de son lit.
À onze heures, Santerre arriva. Son arrivée fut, comme à l'ordinaire, annoncée par les tambours qui battirent aux champs, et par l'entrée du nouveau bataillon et des nouveaux municipaux qui venaient relever ceux dont la garde finissait.
Quand Santerre eut inspecté le bataillon sortant et le bataillon entrant, lorsqu'il eut fait parader son lourd cheval aux membres trapus dans la cour du Temple, il s'arrêta un instant: c'était le moment où ceux qui avaient à lui parler lui adressaient leurs réclamations, leur dénonciations ou leurs demandes.
Le municipal profita de cette halte pour s'approcher de lui.
—Que veux-tu? lui dit brusquement Santerre.
—Citoyen, dit le municipal, je viens te dire de la part de la reine...
—Qu'est-ce que cela, la reine? demanda Santerre.
—Ah! c'est vrai, dit le municipal, étonné lui-même de s'être laissé entraîner.
—Qu'est-ce que je dis donc là, moi? Est-ce que je suis fou? Je viens te dire de la part de madame Veto...
—À la bonne heure, dit Santerre, comme cela je comprends. Eh bien, que viens-tu me dire? Voyons.
—Je viens te dire que la petite Veto est malade, à ce qu'il paraît, faute d'air et de mouvement.
—Eh bien, faut-il encore s'en prendre de cela à la nation? La nation lui avait permis la promenade dans le jardin, elle l'a refusée; bonsoir!
—C'est justement cela, elle se repent maintenant, et elle demande si tu veux permettre qu'elle descende.
—Il n'y a pas de difficulté à cela. Vous entendez, vous autres, dit Santerre en s'adressant à tout le bataillon, la veuve Capet va descendre pour se promener dans le jardin. La chose lui est accordée par la nation; mais prenez garde qu'elle ne se sauve par-dessus les murs, car, si cela arrive, je vous fais couper la tête à tous.
Un éclat de rire homérique accueillit la plaisanterie du citoyen général.
—Et maintenant que vous voilà prévenus, dit Santerre, adieu. Je vais à la Commune. Il paraît qu'on vient de rejoindre Roland et Barbaroux, et qu'il s'agit de leur délivrer un passeport pour l'autre monde.
C'était cette nouvelle qui mettait le citoyen général de si plaisante humeur.
Santerre partit au galop.
Le bataillon qui descendait la garde sortait derrière lui.
Enfin, les municipaux cédèrent la place aux nouveaux venus, lesquels avaient reçu les instructions de Santerre relativement à la reine.
L'un des municipaux monta près de Marie-Antoinette, et lui annonça que le général faisait droit à sa demande.
«Oh! pensa-t-elle en regardant le ciel à travers sa fenêtre, votre colère se reposerait-elle, Seigneur, et votre droite terrible serait-elle lasse de s'appesantir sur nous?»
—Merci, monsieur, dit-elle au municipal avec ce charmant sourire qui perdit Barnave et rendit tant d'hommes insensés, merci!
Puis, se retournant vers son petit chien, qui sautait après elle tout en marchant sur les pattes de derrière, car il comprenait aux regards de sa maîtresse qu'il se passait quelque chose d'extraordinaire:
—Allons, Black, dit-elle, nous allons nous promener. Le petit chien se mit à japper et à bondir, et, après avoir bien regardé le municipal, comprenant sans doute que c'était de cet homme que venait la nouvelle qui rendait sa maîtresse joyeuse, il s'approcha de lui tout en rampant, en faisant frétiller sa longue queue soyeuse, et se hasarda jusqu'à le caresser.
Cet homme, qui, peut-être, fût resté insensible aux prières de la reine, se sentit tout ému aux caresses du chien.
—Rien que pour cette petite bête, citoyenne Capet, vous eussiez dû sortir plus souvent, dit-il. L'humanité commande que l'on ait soin de toutes les créatures.
—À quelle heure sortirons-nous, monsieur? demanda la reine. Ne pensez-vous pas que le grand soleil nous ferait du bien?
—Vous sortirez quand vous voudrez, dit le municipal; il n'y a pas de recommandation particulière à ce sujet. Cependant, si vous voulez sortir à midi, comme c'est le moment où l'on change les factionnaires, cela fera moins de mouvement dans la tour.
—Eh bien, à midi, soit, dit la reine en appuyant la main sur son cœur pour en comprimer les battements.
Et elle regarda cet homme qui semblait moins dur que ses confrères, et qui, peut-être, pour prix de sa condescendance aux désirs de la prisonnière, allait perdre la vie dans la lutte que méditaient les conjurés.
Mais aussi, en ce moment où une certaine compassion allait amollir le cœur de la femme, l'âme de la reine se réveilla. Elle songea au 10 août et aux cadavres de ses amis jonchant les tapis de son palais; elle songea au 2 septembre et à la tête de la princesse de Lamballe surgissant au bout d'une pique devant ses fenêtres; elle songea au 21 janvier et à son mari mourant sur un échafaud, au bruit des tambours qui éteignaient sa voix; enfin, elle songea à son fils, pauvre enfant dont plus d'une fois elle avait, sans pouvoir lui porter secours, entendu de sa chambre les cris de douleur, et son cœur s'endurcit.
—Hélas! murmura-t-elle, le malheur est comme le sang des hydres antiques: il féconde des moissons de nouveaux malheurs!
Le municipal sortit pour appeler ses collègues et prendre lecture du procès-verbal laissé par les municipaux sortants.
La reine resta seule avec sa sœur et sa fille.
Toutes trois se regardèrent.
Madame Royale se jeta dans les bras de la reine et la tint embrassée.
Madame Élisabeth s'approcha de sa sœur et lui tendit la main.
—Prions Dieu, dit la reine; mais prions bas, afin que personne ne se doute que nous prions.
Il y a des époques fatales où la prière, cet hymne naturel que Dieu a mis au fond du cœur de l'homme, devient suspecte aux yeux des hommes, car la prière est un acte d'espoir ou de reconnaissance. Or, aux yeux de ses gardiens, l'espoir ou la reconnaissance était une cause d'inquiétude, puisque la reine ne pouvait espérer qu'une seule chose, la fuite; puisque la reine ne pouvait remercier Dieu que d'une seule chose, de lui en avoir donné les moyens.
Cette prière mentale achevée, toutes trois demeurèrent sans prononcer une parole. Onze heures sonnèrent, puis midi.
Au moment où le dernier coup retentissait sur le timbre de bronze, un bruit d'armes commença d'emplir l'escalier en spirale et de monter jusqu'à la reine.
—Ce sont les sentinelles qu'on relève, dit-elle. On va venir nous chercher. Elle vit que sa sœur et sa fille pâlissaient.
—Courage! dit-elle en pâlissant elle-même.
—Il est midi, cria-t-on d'en bas; faites descendre les prisonnières.
—Nous voici, messieurs, répondit la reine, qui, avec un sentiment presque mêlé de regret, embrassa d'un dernier coup d'œil et salua d'un dernier regard les murs noirs et les meubles, sinon grossiers, du moins bien simples, compagnons de sa captivité.
Le premier guichet s'ouvrit: il donnait sur le corridor. Le corridor était sombre, et, dans cette obscurité, les trois captives pouvaient dissimuler leur émotion. En avant, courait le petit Black; mais, lorsqu'on fut arrivé au second guichet, c'est-à-dire à cette porte dont Marie-Antoinette essayait de détourner les yeux, le fidèle animal vint coller son museau sur les clous à large tête, et, à la suite de plusieurs petits cris plaintifs, fit entendre un gémissement douloureux et prolongé. La reine passa vite sans avoir la force de rappeler son chien, et en cherchant le mur pour s'appuyer.
Après avoir fait quelques pas, les jambes manquèrent à la reine, et elle fut forcée de s'arrêter. Sa sœur et sa fille se rapprochèrent d'elle, et, un instant, les trois femmes demeurèrent immobiles, formant un groupe douloureux, la mère tenant son front appuyé sur la tête de madame Royale.
Le petit Black vint la rejoindre.
—Eh bien, cria la voix, descend-elle ou ne descend-elle pas?
—Nous voici, dit le municipal, qui était resté debout, respectant cette douleur si grande dans sa simplicité.
—Allons! dit la reine. Et elle acheva de descendre. Lorsque les prisonnières furent arrivées au bas de l'escalier tournant, en face de la dernière porte sous laquelle le soleil traçait de larges bandes de lumière dorée, le tambour fit entendre un roulement qui appelait la garde, puis il y eut un grand silence provoqué par la curiosité, et la lourde porte s'ouvrit lentement en roulant sur ses gonds criards.
Une femme était assise à terre, ou plutôt couchée dans l'angle de la borne contiguë à cette porte. C'était la femme Tison, que la reine n'avait pas vue depuis vingt-quatre heures, absence qui, plusieurs fois dans la soirée de la veille et dans la matinée du jour où l'on se trouvait, avait suscité son étonnement.
La reine voyait déjà le jour, les arbres, le jardin, et, au delà de la barrière qui fermait ce jardin, son œil avide allait chercher la petite hutte de la cantine où ses amis l'attendaient sans doute, lorsque, au bruit de ses pas, la femme Tison écarta ses mains, et la reine vit un visage pâle et brisé sous ses cheveux grisonnants.
Le changement était si grand, que la reine s'arrêta étonnée.
Alors, avec cette lenteur des gens chez lesquels la raison est absente, elle vint s'agenouiller devant cette porte, fermant le passage à Marie-Antoinette.
—Que voulez-vous, bonne femme? demanda la reine.
—Il a dit qu'il fallait que vous me pardonniez.
—Qui cela? demanda la reine.
—L'homme au manteau, répliqua la femme Tison.
La reine regarda Madame Élisabeth et sa fille avec étonnement.
—Allez, allez, dit le municipal, laissez passer la veuve Capet; elle a la permission de se promener dans le jardin.
—Je le sais bien, dit la vieille; c'est pour cela que je suis venue l'attendre ici: puisqu'on n'a pas voulu me laisser monter, et que je devais lui demander pardon, il fallait bien que je l'attendisse.
—Pourquoi donc n'a-t-on pas voulu vous laisser monter? demanda la reine. La femme Tison se mit à rire.
—Parce qu'ils prétendent que je suis folle! dit-elle. La reine la regarda, et elle vit, en effet, dans les yeux égarés de cette malheureuse reluire un reflet étrange, cette lueur vague qui indique l'absence de la pensée.
—Oh! mon Dieu! dit-elle, pauvre femme! que vous est-il donc arrivé?
—Il m'est arrivé... vous ne savez donc pas? dit la femme; mais si... vous le savez bien, puisque c'est pour vous qu'elle est condamnée...
—Qui?
—Héloïse.
—Votre fille?
—Oui, elle... ma pauvre fille!
—Condamnée... mais par qui? comment? pourquoi?
—Parce que c'est elle qui a vendu le bouquet...
—Quel bouquet?
—Le bouquet d'œillets.... Elle n'est pourtant pas bouquetière, reprit la femme Tison, comme si elle cherchait à rappeler ses souvenirs; comment a-t-elle donc pu vendre ce bouquet?
La reine frémit. Un lien invisible rattachait cette scène à la situation présente; elle comprit qu'il ne fallait point perdre de temps dans un dialogue inutile.
—Ma bonne femme, dit-elle, je vous en prie, laissez-moi passer; plus tard, vous me conterez tout cela.
—Non, tout de suite; il faut que vous me pardonniez; il faut que je vous aide à fuir pour qu'il sauve ma fille. La reine devint pâle comme une morte.
—Mon Dieu! murmura-t-elle en levant les yeux au ciel. Puis, se retournant vers le municipal:
—Monsieur, dit-elle, ayez la bonté d'écarter cette femme; vous voyez bien qu'elle est folle.
—Allons, allons, la mère, dit le municipal, décampons. Mais la femme Tison se cramponna à la muraille.
—Non, reprit-elle, il faut qu'elle me pardonne pour qu'il sauve ma fille.
—Mais qui cela?
—L'homme au manteau.
—Ma sœur, dit Madame Élisabeth, adressez-lui quelques paroles de consolation.
—Oh! bien volontiers, dit la reine. En effet, je crois que ce sera le plus court. Puis, se retournant vers la folle:
—Bonne femme, que désirez-vous? Dites.
—Je désire que vous me pardonniez tout ce que je vous ai fait souffrir par les injures que je vous ai dites, par les dénonciations que j'ai faites, et que, quand vous verrez l'homme au manteau, vous lui ordonniez de sauver ma fille, puisqu'il fait tout ce que vous voulez.
—Je ne sais ce que vous entendez dire par l'homme au manteau, répondit la reine; mais, s'il ne s'agit, pour tranquilliser votre conscience, que d'obtenir de moi le pardon des offenses que vous croyez m'avoir faites, oh! du fond du cœur, pauvre femme! je vous pardonne bien sincèrement; et puissent ceux que j'ai offensés me pardonner de même!
—Oh! s'écria la femme Tison avec un intraduisible accent de joie, il sauvera donc ma fille, puisque vous m'avez pardonné. Votre main, madame, votre main.
La reine, étonnée, tendit, sans y rien comprendre, sa main, que la femme Tison saisit avec ardeur, et sur laquelle elle appuya ses lèvres.
En ce moment, la voix enrouée d'un colporteur se fit entendre dans la rue du Temple.
—Voilà, cria-t-il, le jugement et l'arrêt qui condamnent la fille Héloïse Tison à la peine de mort pour crime de conspiration!
À peine ces paroles eurent-elles frappé les oreilles de la femme Tison, que sa figure se décomposa, qu'elle se releva sur un genou et qu'elle étendit les bras pour fermer le passage à la reine.
—Oh! mon Dieu! murmura la reine, qui n'avait pas perdu un mot de la terrible annonce.
—Condamnée à la peine de mort? s'écria la mère; ma fille condamnée? mon Héloïse perdue? Il ne l'a donc pas sauvée et ne peut donc pas la sauver? il est donc trop tard?... Ah!...
—Pauvre femme, dit la reine, croyez que je vous plains.
—Toi? dit-elle, et ses yeux s'injectèrent de sang. Toi, tu me plains? Jamais! jamais!
—Vous vous trompez, je vous plains de tout mon cœur; mais laissez-moi passer.
—Te laisser passer! La femme Tison éclata de rire.
—Non, non! je te laissais fuir parce qu'il m'avait dit que, si je te demandais pardon et que si je te laissais fuir, ma fille serait sauvée; mais, puisque ma fille va mourir, tu ne te sauveras pas.
—À moi, messieurs! venez à mon aide, s'écria la reine. Mon Dieu! mon Dieu! mais vous voyez bien que cette femme est folle.
—Non, je ne suis pas folle, non; je sais ce que je dis, s'écria la femme Tison. Voyez-vous, c'est vrai, il y avait une conspiration; c'est Simon qui l'a découverte, c'est ma fille, ma pauvre fille, qui a vendu le bouquet. Elle l'a avoué devant le tribunal révolutionnaire... un bouquet d'œillets... il y avait des papiers dedans.
—Madame, dit la reine, au nom du ciel! On entendit de nouveau la voix du crieur qui répétait:
—Voilà le jugement et l'arrêt qui condamnent la fille Héloïse Tison à la peine de mort pour crime de conspiration!
—L'entends-tu? hurla la folle, autour de laquelle se groupaient les gardes nationaux; l'entends-tu, condamnée à mort? C'est pour toi, pour toi, qu'on va tuer ma fille, entends-tu, pour toi, l'Autrichienne?
—Messieurs, dit la reine, au nom du ciel! si vous ne voulez pas me débarrasser de cette pauvre folle, laissez-moi du moins remonter; je ne puis supporter les reproches de cette femme: tout injustes qu'ils sont, ils me brisent.
Et la reine détourna la tête en laissant échapper un douloureux sanglot.
—Oui, oui, pleure, hypocrite! cria la folle; ton bouquet lui coûte cher.... D'ailleurs, elle devait s'en douter; c'est ainsi que meurent tous ceux qui te servent. Tu portes malheur, l'Autrichienne: on a tué tes amis, ton mari, tes défenseurs; enfin, on tue ma fille. Quand donc te tuera-t-on à ton tour pour que personne ne meure plus pour toi?
Et la malheureuse hurla ces dernières paroles en les accompagnant d'un geste de menace.
—Malheureuse! hasarda Madame Élisabeth, oublies-tu que celle à qui tu parles est la reine?
—La reine, elle?... la reine? répéta la femme Tison, dont la démence s'exaltait d'instant en instant; si c'est la reine, qu'elle défende aux bourreaux de tuer ma fille... qu'elle fasse grâce à ma pauvre Héloïse... les rois font grâce.... Allons, rends-moi mon enfant, et je te reconnaîtrai pour la reine.... Jusque-là, tu n'es qu'une femme, et une femme qui porte malheur, une femme qui tue!...
—Ah! par pitié, madame, s'écria Marie-Antoinette, voyez ma douleur, voyez mes larmes.
Et Marie-Antoinette essaya de passer, non plus dans l'espérance de fuir, mais machinalement, mais pour échapper à cette effroyable obsession.
—Oh! tu ne passeras pas, hurla la vieille; tu veux fuir, madame Veto... je le sais bien, l'homme au manteau me l'a dit; tu veux aller rejoindre les Prussiens... mais tu ne fuiras pas, continua-t-elle en se cramponnant à la robe de la reine; je t'en empêcherai, moi! À la lanterne, madame Veto! Aux armes, citoyens! Marchons... qu'un sang impur....
Et, les bras tordus, les cheveux gris épars, le visage pourpre, les yeux noyés dans le sang, la malheureuse tomba renversée en déchirant le lambeau de la robe à laquelle elle était cramponnée.
La reine, éperdue, mais débarrassée au moins de l'insensée, allait fuir du côté du jardin, quand, tout à coup, un cri terrible, mêlé d'aboiements et accompagné d'une rumeur étrange, vint tirer de leur stupeur les gardes nationaux qui, attirés par cette scène, entouraient Marie-Antoinette.
—Aux armes! aux armes! trahison! criait un homme que la reine reconnut à sa voix pour le cordonnier Simon.
Près de cet homme qui, le sabre en main, gardait le seuil de la hutte, le petit Black aboyait avec fureur.
—Aux armes, tout le poste! cria Simon; nous sommes trahis; faites entrer l'Autrichienne. Aux armes! aux armes!
Un officier accourut. Simon lui parla, lui montrant, avec des yeux enflammés, l'intérieur de la cabine. L'officier cria à son tour:
—Aux armes!
—Black! Black! appela la reine en faisant quelques pas en avant. Mais le chien ne lui répondit pas et continua d'aboyer avec fureur.
Les gardes nationaux coururent aux armes, et se précipitèrent vers la cabine, tandis que les municipaux s'emparaient de la reine, de sa sœur et de sa fille, et forçaient les prisonnières à repasser le guichet, qui se referma derrière elles.
—Apprêtez vos armes! crièrent les municipaux aux sentinelles. Et l'on entendit le bruit des fusils qu'on armait.
—C'est là, c'est là, sous la trappe, criait Simon. J'ai vu remuer la trappe, j'en suis sûr. D'ailleurs, le chien de l'Autrichienne, un bon petit chien qui n'était pas du complot, lui, a jappé contre les conspirateurs, qui sont probablement dans la cave. Eh! tenez, il jappe encore.
En effet, Black, animé par les cris de Simon, redoubla ses aboiements.
L'officier saisit l'anneau de la trappe. Deux grenadiers des plus vigoureux, voyant qu'il ne pouvait venir à bout de la soulever, l'y aidèrent, mais sans plus de succès.
—Vous voyez bien qu'ils retiennent la trappe en dedans, dit Simon. Feu! à travers la trappe, mes amis! feu!
—Eh! cria madame Plumeau, vous allez casser mes bouteilles.
—Feu! répéta Simon, feu!
—Tais-toi, braillard! dit l'officier. Et vous, apportez des haches et entamez les planches. Maintenant, qu'un peloton se tienne prêt. Attention! et feu dans la trappe aussitôt qu'elle sera ouverte.
Un gémissement des ais et un soubresaut subit annoncèrent aux gardes nationaux qu'un mouvement intérieur venait de s'opérer. Bientôt après, on entendit un bruit souterrain qui ressemblait à une herse de fer qui se ferme.
—Courage! dit l'officier aux sapeurs qui accouraient. La hache entama les planches. Vingt canons de fusil s'abaissèrent dans la direction de l'ouverture, qui s'élargissait de seconde en seconde. Mais, par l'ouverture, on ne vit personne. L'officier alluma une torche et la jeta dans la cave; la cave était vide.
On souleva la trappe, qui, cette fois, céda sans présenter la moindre résistance.
—Suivez-moi, s'écria l'officier en se précipitant bravement dans l'escalier.
—En avant! en avant! crièrent les gardes nationaux en s'élançant à la suite de leur officier.
—Ah! femme Plumeau, dit Tison, tu prêtes ta cave aux aristocrates!
Le mur était défoncé. Des pas nombreux avaient foulé le sol humide, et un conduit de trois pieds de large et de cinq pieds de haut, pareil au boyau d'une tranchée, s'enfonçait dans la direction de la rue de la Corderie.
L'officier s'aventura dans cette ouverture, décidé à poursuivre les aristocrates jusque dans les entrailles de la terre; mais, à peine eut-il fait trois ou quatre pas, qu'il fut arrêté par une grille de fer.
—Halte! dit-il à ceux qui le poussaient par derrière, on ne peut pas aller plus loin, il y a empêchement physique.
—Eh bien, dirent les municipaux, qui, après avoir renfermé les prisonnières, accouraient pour avoir des nouvelles, qu'y a-t-il? Voyons?
—Parbleu! dit l'officier en reparaissant, il y a conspiration; les aristocrates voulaient enlever la reine pendant sa promenade, et probablement qu'elle était de connivence avec eux.
—Peste! cria le municipal. Que l'on coure après le citoyen Santerre, et qu'on prévienne la Commune.
—Soldats, dit l'officier, restez dans cette cave, et tuez tout ce qui se présentera.
Et l'officier, après avoir donné cet ordre, remonta pour faire son rapport.
—Ah! ah! criait Simon en se frottant les mains. Ah! ah! dira-t-on encore que je suis fou? Brave Black! Black est un fameux patriote, Black a sauvé la République. Viens ici, Black, viens!
Et le brigand, qui avait fait les yeux doux au pauvre chien, lui lança, quand il fut proche de lui, un coup de pied qui l'envoya à vingt pas.
—Oh! je t'aime, Black! dit-il; tu feras couper le cou à ta maîtresse. Viens ici, Black, viens!
Mais, au lieu d'obéir, cette fois, Black reprit en criant le chemin du donjon.
Il y avait deux heures, à peu près, que les événements que nous venons de raconter étaient accomplis.
Lorin se promenait dans la chambre de Maurice, tandis qu'Agésilas cirait les bottes de son maître dans l'antichambre; seulement, pour la plus grande commodité de la conversation, la porte était demeurée ouverte, et, dans le parcours qu'il accomplissait, Lorin s'arrêtait devant cette porte et adressait des questions à l'officieux.
—Et tu dis, citoyen Agésilas, que ton maître est parti ce matin?
—Oh! mon Dieu, oui.
—À son heure ordinaire?
—Dix minutes plus tôt, dix minutes plus tard, je ne saurais trop dire.
—Et tu ne l'as pas revu depuis?
—Non, citoyen.
Lorin reprit sa promenade et fit en silence trois à quatre tours, puis s'arrêtant de nouveau:
—Avait-il son sabre? demanda-t-il.
—Oh! quand il va à la section, il l'a toujours.
—Et tu es sûr que c'est à la section qu'il est allé?
—Il me l'a dit du moins.
—En ce cas, je vais le rejoindre, dit Lorin. Si nous nous croisions, tu lui diras que je suis venu et que je vais revenir.
—Attendez, dit Agésilas.
—Quoi?
—J'entends son pas dans l'escalier.
—Tu crois?
—J'en suis sûr. En effet, presque au même instant, la porte de l'escalier s'ouvrit et Maurice entra.
Lorin jeta sur celui-ci un coup d'œil rapide, et voyant que rien en lui ne paraissait extraordinaire:
—Ah! te voilà enfin! dit Lorin; je t'attends depuis deux heures.
—Tant mieux, dit Maurice en souriant, cela t'aura donné du temps pour préparer les distiques et les quatrains.
—Ah! mon cher Maurice, dit l'improvisateur, je n'en fais plus.
—De distiques et de quatrains?
—Non.
—Bah! mais le monde va donc finir?
—Maurice, mon ami, je suis triste.
—Toi, triste?
—Je suis malheureux.
—Toi, malheureux?
—Oui, que veux-tu? j'ai des remords.
—Des remords?
—Eh! mon Dieu, oui, dit Lorin, toi ou elle, mon cher, il n'y avait pas de milieu. Toi ou elle, tu sens bien que je n'ai pas hésité; mais, vois-tu, Arthémise est au désespoir, c'était son amie.
—Pauvre fille!
—Et comme c'est elle qui m'a donné son adresse...
—Tu aurais infiniment mieux fait de laisser les choses suivre leur cours.
—Oui, et c'est toi qui, à cette heure, serais condamné à sa place. Puissamment raisonné, cher ami. Et moi qui venais te demander un conseil! Je te croyais plus fort que cela.
—Voyons, n'importe, demande toujours.
—Eh bien, comprends-tu? Pauvre fille, je voudrais tenter quelque chose pour la sauver. Si je donnais ou si je recevais pour elle quelque bonne torgnole, il me semble que cela me ferait du bien.
—Tu es fou, Lorin, dit Maurice en haussant les épaules.
—Voyons, si je faisais une démarche auprès du tribunal révolutionnaire?
—Il est trop tard, elle est condamnée.
—En vérité, dit Lorin, c'est affreux de voir périr ainsi cette jeune femme.
—D'autant plus affreux que c'est mon salut qui a entraîné sa mort. Mais, après tout, Lorin, ce qui doit nous consoler, c'est qu'elle conspirait.
—Eh! mon Dieu, est-ce que tout le monde ne conspire pas, peu ou beaucoup, par le temps qui court? Elle a fait comme tout le monde. Pauvre femme!
—Ne la plains pas trop, ami, et surtout ne la plains pas trop haut, dit Maurice, car nous portons une partie de sa peine. Crois-moi, nous ne sommes pas si bien lavés de l'accusation de complicité qu'elle n'ait fait tache. Aujourd'hui, à la section, j'ai été appelé girondin par le capitaine des chasseurs de Saint-Leu, et tout à l'heure, il m'a fallu lui donner un coup de sabre pour lui prouver qu'il se trompait.
—C'est donc pour cela que tu rentres si tard?
—Justement.
—Mais pourquoi ne m'as-tu pas averti?
—Parce que, dans ces sortes d'affaires, tu ne peux te contenir; il fallait que cela se terminât tout de suite, afin que la chose ne fît pas de bruit. Nous avons pris chacun de notre côté ceux que nous avions sous la main.
—Et cette canaille-là t'avait appelé girondin, toi, Maurice, un pur?...
—Eh! mordieu! oui; c'est ce qui te prouve, mon cher, qu'encore une aventure pareille et nous sommes impopulaires; car, tu sais, Lorin, quel est, aux jours où nous vivons, le synonyme d'impopulaire: c'est suspect.
—Je sais bien, dit Lorin, et ce mot-là fait frissonner les plus braves; n'importe... il me répugne de laisser aller la pauvre Héloïse à la guillotine sans lui demander pardon.
—Enfin, que veux-tu?
—Je voudrais que tu restasses ici, Maurice, toi qui n'as rien à te reprocher à son égard. Moi, vois-tu, c'est autre chose; puisque je ne puis rien de plus pour elle, j'irai sur son passage, je veux y aller, ami Maurice, tu me comprends, et pourvu qu'elle me tende la main!...
—Je t'accompagnerai alors, dit Maurice.
—Impossible, mon ami, réfléchis donc: tu es municipal, tu es secrétaire de section, tu as été mis en cause, tandis que, moi, je n'ai été que ton défenseur; on te croirait coupable, reste donc; moi, c'est autre chose, je ne risque rien et j'y vais.
Tout ce que disait Lorin était si juste, qu'il n'y avait rien à répondre. Maurice, échangeant un seul signe avec la fille Tison marchant à l'échafaud, dénonçait lui-même sa complicité.
—Va donc, lui dit-il, mais sois prudent. Lorin sourit, serra la main de Maurice et partit. Maurice ouvrit sa fenêtre et lui envoya un triste adieu. Mais, avant que Lorin eût tourné le coin de la rue, plus d'une fois il s'y était remis pour le regarder encore, et, chaque fois, attiré par une espèce de sympathie magnétique, Lorin se retourna pour le regarder en souriant. Enfin, lorsqu'il eut disparu au coin du quai, Maurice referma la fenêtre, se jeta dans un fauteuil, et tomba dans une de ces somnolences qui, chez les caractères forts et pour les organisations nerveuses, sont les pressentiments de grands malheurs, car ils ressemblent au calme précurseur de la tempête. Il ne fut tiré de cette rêverie, ou plutôt de cet assoupissement, que par l'officieux, qui, au retour d'une commission faite à l'extérieur, rentra avec cet air éveillé des domestiques qui brûlent de débiter au maître les nouvelles qu'ils viennent de recueillir.
Mais, voyant Maurice préoccupé, il n'osa le distraire, et se contenta de passer et repasser sans motifs, mais avec obstination devant lui.
—Qu'y a-t-il donc? demanda Maurice négligemment; parle, si tu as quelque chose à me dire.
—Ah! citoyen, encore une fameuse conspiration, allez! Maurice fit un mouvement d'épaules.
—Une conspiration qui fait dresser les cheveux sur la tête, continua Agésilas.
—Vraiment! répondit Maurice en homme accoutumé aux trente conspirations quotidiennes de cette époque.
—Oui, citoyen, reprit Agésilas; c'est à faire frémir, voyez-vous! Rien que d'y penser, cela donne la chair de poule aux bons patriotes.
—Voyons cette conspiration? dit Maurice.
—L'Autrichienne a manqué de s'enfuir.
—Bah! dit Maurice commençant à prêter une attention plus réelle.
—Il paraît, dit Agésilas, que la veuve Capet avait des ramifications avec la fille Tison, que l'on va guillotiner aujourd'hui. Elle ne l'a pas volé; la malheureuse!
—Et comment la reine avait-elle des relations avec cette fille? demanda Maurice, qui sentait perler la sueur sur son front.
—Par un œillet. Imaginez-vous, citoyen, qu'on lui a fait passer le plan de la chose dans un œillet.
—Dans un œillet!... Et qui cela?
—M. le chevalier... de... attendez donc... c'est pourtant un nom fièrement connu... mais, moi, j'oublie tous ces noms....
Un chevalier de Château... que je suis bête! il n'y a plus de châteaux... un chevalier de Maison...
—Maison-Rouge?
—C'est cela.
—Impossible.
—Comment, impossible? Puisque je vous dis qu'on a trouvé une trappe, un souterrain, des carrosses.
—Mais non, c'est qu'au contraire tu n'as rien dit encore de tout cela.