XLV

Les recherches

Nous ne pouvons laisser plus longtemps dans l'oubli un des personnages principaux de cette histoire, celui qui, pendant que s'accomplissaient les événements accumulés dans le précédent chapitre, a souffert le plus de tous, et dont les souffrances méritaient le plus d'éveiller la sympathie de nos lecteurs.

Il faisait grand soleil dans la rue de la Monnaie, et les commères devisaient sur les portes aussi joyeusement que si, depuis dix mois, un nuage de sang ne semblait pas s'être arrêté sur la ville, lorsque Maurice revint avec le cabriolet qu'il avait promis d'amener.

Il laissa la bride de son cheval aux mains d'un décrotteur du parvis Saint-Eustache, et monta, le cœur rempli de joie, les marches de son escalier.

C'est un sentiment vivifiant que l'amour: il sait animer des cœurs morts à toute sensation; il peuple les déserts, il suscite aux yeux le fantôme de l'objet aimé; il fait que la voix qui chante dans l'âme de l'amant lui montre la création tout entière éclairée par le jour lumineux de l'espérance et du bonheur, et, comme, en même temps que c'est un sentiment expansif, c'est encore un sentiment égoïste, il aveugle celui qui aime pour tout ce qui n'est pas l'objet aimé.

Maurice ne vit pas ces femmes, Maurice n'entendit pas leurs commentaires; il ne voyait que Geneviève faisant les préparatifs d'un départ qui allait leur donner un bonheur durable; il n'entendait que Geneviève chantonnant distraitement sa petite chanson habituelle, et cette petite chanson bourdonnait si gracieusement à son oreille, qu'il eût juré entendre les différentes modulations de sa voix mêlées au bruit d'une serrure que l'on ferme.

Sur le palier, Maurice s'arrêta; la porte était entr'ouverte: l'habitude était qu'elle fût constamment fermée, et cette circonstance étonna Maurice. Il regarda tout autour de lui pour voir s'il n'apercevrait pas Geneviève dans le corridor; Geneviève n'y était pas. Il entra, traversa l'antichambre, la salle à manger, le salon; il visita la chambre à coucher. Antichambre, salle à manger, salon, chambre à coucher étaient solitaires. Il appela, personne ne répondit.

L'officieux était sorti, comme on sait; Maurice pensa qu'en son absence Geneviève avait eu besoin de quelque corde pour ficeler ses malles, ou de quelques provisions de voyage pour garnir la voiture, et qu'elle était descendue acheter ces objets. L'imprudence lui parut forte; mais, quoique l'inquiétude commençât à le gagner, il ne se douta encore de rien.

Maurice attendit donc en se promenant de long en large, et en se penchant de temps en temps hors de la fenêtre, par l'entrebâillement de laquelle passaient des bouffées d'air chargées de pluie.

Bientôt Maurice crut entendre un pas dans l'escalier; il écouta; ce n'était pas celui de Geneviève; il ne courut pas moins jusqu'au palier, se pencha sur la rampe et reconnut l'officieux, qui montait les degrés avec l'insouciance habituelle aux domestiques.

—Scévola! s'écria-t-il. L'officieux leva la tête.

—Ah! c'est vous, citoyen!

—Oui, c'est moi: mais où est donc la citoyenne?

—La citoyenne? demanda Scévola étonné en montant toujours.

—Sans doute. L'as-tu vue en bas?

—Non.

—Alors, redescends. Demande au concierge et informe-toi chez les voisins.

—À l'instant même. Scévola redescendit.

—Plus vite, donc! plus vite! cria Maurice; ne vois-tu pas que je suis sur des charbons ardents?

Maurice attendit cinq ou six minutes sur l'escalier; puis, ne voyant point reparaître Scévola, il entra dans l'appartement et se pencha de nouveau hors de la fenêtre; il vit Scévola entrer dans deux ou trois boutiques et sortir sans avoir rien appris de nouveau.

Impatienté, il l'appela. L'officieux leva la tête et vit à la fenêtre son maître impatient. Maurice lui fit signe de remonter.

—C'est impossible qu'elle soit sortie, se dit Maurice. Et il appela de nouveau:

—Geneviève! Geneviève!

Tout était mort. La chambre solitaire semblait même n'avoir plus d'écho.

Scévola reparut.

—Eh bien, le concierge est le seul qui l'ait vue.

—Le concierge l'a vue?

—Oui; les voisins n'en ont pas entendu parler.

—Le concierge l'a vue, dis-tu? Comment cela?

—Il l'a vue sortir.

—Elle est donc sortie?

—Il paraît.

—Seule? Il est impossible que Geneviève soit sortie seule.

—Elle n'était pas seule, citoyen, elle était avec un homme.

—Comment! avec un homme?

—À ce que dit le citoyen concierge, du moins.

—Va le chercher, il faut que je sache quel est cet homme. Scévola fit deux pas vers la porte; puis, se retournant:

—Attendez donc, dit-il en paraissant réfléchir.

—Quoi? que veux-tu? Parle, tu me fais mourir.

—C'est peut-être avec l'homme qui a couru après moi.

—Un homme a couru après toi?

—Oui.

—Pourquoi faire?

—Pour me demander la clef de votre part.

—Quelle clef, malheureux? Mais parle donc, parle donc!

—La clef de l'appartement.

—Tu as donné la clef de l'appartement à un étranger? s'écria Maurice en saisissant des deux mains l'officieux au collet.

—Mais ce n'était pas un étranger, monsieur, puisque c'était un de vos amis.

—Ah! oui, un de mes amis? Bon, c'est Lorin, sans doute. C'est cela, elle sera sortie avec Lorin.

Et Maurice, souriant dans sa pâleur, passa son mouchoir sur son front mouillé de sueur.

—Non, non, non, monsieur, ce n'est pas lui, dit Scévola. Pardieu! je connais bien M. Lorin, peut-être.

—Mais qui est-ce donc, alors?

—Vous savez bien, citoyen, c'est cet homme, celui qui est venu un jour...

—Quel jour?

—Le jour où vous étiez si triste, qui vous a emmené et qu'ensuite vous êtes revenu si gai....

Scévola avait remarqué toutes ces choses. Maurice le regarda d'un air effaré; un frisson courut par tous ses membres; puis, après un long silence:

—Dixmer? s'écria-t-il.

—Ma foi, oui, je crois que c'est cela, citoyen, dit l'officieux. Maurice chancela et alla tomber à reculons sur un fauteuil. Ses yeux se voilèrent.

—Oh! mon Dieu! murmura-t-il.

Puis, en se rouvrant, ses yeux se portèrent sur le bouquet de violettes oublié, ou plutôt laissé par Geneviève.

Il se précipita dessus, le prit, le baisa; puis, remarquant l'endroit où il était déposé:

—Plus de doute, dit-il; ces violettes... c'est son dernier adieu!

Alors Maurice se retourna; et seulement alors il remarqua que la malle était à moitié pleine, que le reste du linge était à terre ou dans l'armoire entr'ouverte.

Sans doute le linge qui était à terre était tombé des mains de Geneviève à l'apparition de Dixmer.

De ce moment il s'expliqua tout. La scène surgit vivante et terrible à ses yeux, entre ces quatre murs témoins naguère de tant de bonheur.

Jusque-là, Maurice était resté abattu, écrasé. Le réveil fut affreux, la colère du jeune homme effrayante.

Il se leva, ferma la fenêtre restée entr'ouverte, prit sur le haut de son secrétaire deux pistolets tout chargés pour le voyage, en examina l'amorce, et, voyant que l'amorce était en bon état, il mit les pistolets dans sa poche.

Puis il glissa dans sa bourse deux rouleaux de louis, que, malgré son patriotisme, il avait jugé prudent de garder au fond d'un tiroir, et, prenant à la main son sabre dans le fourreau:

—Scévola, dit-il, tu m'es attaché, je crois; tu as servi mon père et moi depuis quinze ans.

—Oui, citoyen, reprit l'officieux saisi d'effroi à l'aspect de cette pâleur marbrée et de ce tremblement nerveux que jamais il n'avait remarqué dans son maître, qui passait à bon droit pour le plus intrépide et le plus vigoureux des hommes; oui, que m'ordonnez-vous?

—Écoute! si cette dame qui demeurait ici....

Il s'interrompit; sa voix tremblait si fort en prononçant ces mots, qu'il ne put continuer.

—Si elle revient, reprit-il au bout d'un instant, reçois-la; ferme la porte derrière elle; prends cette carabine, place-toi sur l'escalier, et, sur ta tête, sur ta vie, sur ton âme, ne laisse entrer personne; si l'on veut forcer la porte, défends-la; frappe! tue! tue! et ne crains rien, Scévola, je prends tout sur moi.

L'accent du jeune homme, sa véhémente confiance électrisèrent Scévola.

—Non seulement je tuerai, dit-il, mais encore je me ferai tuer pour la citoyenne Geneviève.

—Merci.... Maintenant, écoute. Cet appartement m'est odieux, et je ne veux pas remonter ici que je ne l'aie retrouvée. Si elle a pu s'échapper, si elle est revenue, place sur ta fenêtre le grand vase du Japon avec les reines-marguerites qu'elle aimait tant. Voilà pour le jour. La nuit, mets une lanterne. Chaque fois que je passerai au bout de la rue, je serai informé; tant que je ne verrai ni lanterne ni vase, je continuerai mes recherches.

—Oh! monsieur, soyez prudent! soyez prudent! s'écria Scévola.

Maurice ne répondit même pas; il s'élança hors de la chambre, descendit l'escalier comme s'il eût eu des ailes, et courut chez Lorin.

Il serait difficile d'exprimer la stupéfaction, la colère, la rage du digne poète lorsqu'il apprit cette nouvelle; autant vaudrait recommencer les touchantes élégies que devait inspirer Oreste à Pylade.

—Ainsi tu ne sais où elle est? ne cessait-il de répéter.

—Perdue, disparue! hurlait Maurice dans un paroxysme de désespoir; il l'a tuée, Lorin, il l'a tuée!

—Eh! non, mon cher ami; non, mon bon Maurice, il ne l'a pas tuée; non, ce n'est pas après tant de jours de réflexion qu'on assassine une femme comme Geneviève; non, s'il l'avait tuée, il l'eût tuée sur la place, et il eût, en signe de sa vengeance, laissé le corps chez toi. Non, vois-tu, il s'est enfui avec elle, trop heureux d'avoir retrouvé son trésor.

—Tu ne le connais pas, Lorin, tu ne le connais pas, disait Maurice; cet homme avait quelque chose de funeste dans le regard.

—Mais non, tu te trompes; il m'a toujours fait l'effet d'un brave homme, à moi. Il l'a prise pour la sacrifier. Il se fera arrêter avec elle; on les tuera ensemble. Ah! voilà où est le danger, disait Lorin.

Et ces paroles redoublaient le délire de Maurice.

—Je la retrouverai! je la retrouverai, ou je mourrai! s'écriait-il.

—Oh! quant à cela, il est certain que nous la retrouverons, dit Lorin; seulement, calme-toi. Voyons, Maurice, mon bon Maurice, crois-moi, on cherche mal quand on ne réfléchit pas; on réfléchit mal quand on s'agite comme tu fais.

—Adieu, Lorin, adieu!

—Que fais-tu donc?

—Je m'en vais.

—Tu me quittes? pourquoi cela?

—Parce que cela ne regarde que moi seul; parce que moi seul dois risquer ma vie pour sauver celle de Geneviève.

—Tu veux mourir?

—J'affronterai tout: je veux aller trouver le président du comité de surveillance, je veux parler à Hébert, à Danton, à Robespierre; j'avouerai tout, mais il faut qu'on me la rende.

—C'est bien, dit Lorin. Et, sans ajouter un mot, il se leva, ajusta son ceinturon, se coiffa du chapeau d'uniforme, et, comme avait fait Maurice, il prit deux pistolets chargés qu'il mit dans ses poches.

—Partons, ajouta-t-il simplement.

—Mais tu te compromets! s'écria Maurice.

—Eh bien, après?

Il faut, mon cher, quand la pièce est finie,
S'en retourner en bonne compagnie.

—Où allons-nous chercher d'abord? dit Maurice.

—Cherchons d'abord dans l'ancien quartier, tu sais? vieille rue Saint-Jacques; puis guettons le Maison-Rouge; où il sera, sera sans doute Dixmer; puis rapprochons-nous des maisons de la Vieille-Corderie. Tu sais que l'on parle de transférer Antoinette au Temple! Crois-moi, des hommes comme ceux-là ne perdront qu'au dernier moment l'espoir de la sauver.

—Oui, répéta Maurice, en effet, tu as raison.... Maison-Rouge, crois-tu donc qu'il soit à Paris?

—Dixmer y est bien.

—C'est vrai, c'est vrai; ils se sont réunis, dit Maurice, à qui de vagues lueurs venaient de rendre un peu de raison.

Alors, et à partir de ce moment, les deux amis se mirent à chercher; mais ce fut en vain. Paris est grand, et son ombre est épaisse. Jamais gouffre n'a su receler plus obscurément le secret que le crime ou le malheur lui confie.

Cent fois Lorin et Maurice passèrent sur la place de Grève, cent fois ils effleurèrent la petite maison dans laquelle vivait Geneviève, surveillée sans relâche par Dixmer, comme les prêtres d'autrefois surveillaient la victime destinée au sacrifice.

De son côté, se voyant destinée à périr, Geneviève, comme toutes les âmes généreuses, accepta le sacrifice et voulut mourir sans bruit; d'ailleurs, elle redoutait moins encore pour Dixmer que pour la cause de la reine une publicité que Maurice n'eût pas manqué de donner à sa vengeance.

Elle garda donc un silence aussi profond que si la mort eût déjà fermé sa bouche.

Cependant, sans en rien dire à Lorin, Maurice avait été supplier les membres du terrible comité de Salut public; et Lorin, sans en parler à Maurice, s'était, de son côté, dévoué aux mêmes démarches.

Aussi, le même jour, une croix rouge fut tracée par Fouquier-Tinville à côté de leurs noms, et le mot SUSPECTS les réunit dans une sanglante accolade.


XLVI

Le jugement

Le vingt-troisième jour du mois de l'an II de la République française une et indivisible, correspondant au 14 octobre 1793, vieux style, comme on disait alors, une foule curieuse envahissait dès le matin les tribunes de la salle où se tenaient les séances révolutionnaires.

Les couloirs du palais, les avenues de la Conciergerie débordaient de spectateurs avides et impatients, qui se transmettaient les uns aux autres les bruits et les passions, comme les flots se transmettent leurs mugissements et leur écume.

Malgré la curiosité avec laquelle chaque spectateur s'agitait, et peut-être même à cause de cette curiosité, chaque flot de cette mer, agité, pressé entre deux barrières, la barrière extérieure qui le poussait, la barrière intérieure qui le repoussait, gardait dans ce flux et ce reflux la même place à peu près qu'il avait prise. Mais aussi les mieux placés avaient compris qu'il fallait qu'ils se fissent pardonner leur bonheur; et ils tendaient à ce but en racontant à leurs voisins, moins bien placés qu'eux, lesquels transmettaient aux autres les paroles primitives, ce qu'ils voyaient et ce qu'ils entendaient.

Mais, près de la porte du tribunal, un groupe d'hommes entassés se disputaient rudement dix lignes d'espace en largeur ou en hauteur; car dix lignes en largeur, c'était assez pour voir entre deux épaules un coin de la salle et la figure des juges; car dix lignes en hauteur, c'était assez pour voir par-dessus une tête toute la salle et la figure de l'accusée.

Malheureusement, ce passage d'un couloir à la salle, ce défilé si étroit, un homme l'occupait presque entièrement avec ses larges épaules et ses bras disposés en arcs-boutants, qui étayaient toute la foule vacillante et prête à crouler dans la salle, si le rempart de chair était venu à lui manquer.

Cet homme inébranlable au seuil du tribunal était jeune et beau, et, à chaque secousse plus vive que lui imprimait la foule, il secouait comme une crinière son épaisse chevelure, sous laquelle brillait un regard sombre et résolu. Puis, lorsque, du regard et du mouvement, il avait repoussé la foule, dont il arrêtait, môle vivant, les opiniâtres attaques, il retombait dans son attentive immobilité.

Cent fois la masse compacte avait essayé de le renverser, car il était de haute taille, et derrière lui toute perspective devenait impossible; mais, comme nous l'avons dit, un rocher n'eût pas été plus inébranlable que lui.

Cependant, de l'autre extrémité de cette mer humaine, au milieu de la foule pressée, un autre homme s'était frayé un passage avec une persévérance qui tenait de la férocité; rien ne l'avait arrêté dans son infatigable progression, ni les coups de ceux qu'il laissait derrière lui, ni les imprécations de ceux qu'il étouffait en passant, ni les plaintes des femmes, car il y avait beaucoup de femmes dans cette foule.

Aux coups il répondait par des coups, aux imprécations par un regard devant lequel reculaient les plus braves, aux plaintes par une impassibilité qui ressemblait à du dédain.

Enfin, il arriva derrière le vigoureux jeune homme qui fermait, pour ainsi dire, l'entrée de la salle. Et au milieu de l'attente générale, car chacun voulait voir comment la chose se passerait entre ces deux rudes antagonistes; et au milieu, disons-nous, de l'attente générale, il essaya de sa méthode, qui consistait à introduire entre deux spectateurs ses coudes comme des coins et à fendre avec son corps les corps les plus soudés les uns aux autres.

C'était pourtant, celui-là, un jeune homme de petite taille, dont le visage pâle et les membres grêles annonçaient une constitution aussi chétive que ses yeux ardents renfermaient de volonté.

Mais à peine son coude eut-il effleuré les flancs du jeune homme placé devant lui, que celui-ci, étonné de l'agression, se retourna vivement et du même mouvement leva un poing qui menaçait, en s'abaissant, d'écraser le téméraire.

Les deux antagonistes se trouvèrent alors face à face, et un petit cri leur échappa en même temps.

Ils venaient de se reconnaître.

—Ah! citoyen Maurice, dit le frêle jeune homme avec un accent d'inexprimable douleur, laissez-moi passer: laissez-moi voir; je vous en supplie! vous me tuerez après!

Maurice, car c'était effectivement lui, se sentit pénétré d'attendrissement et d'admiration pour cet éternel dévouement, pour cette indestructible volonté.

—Vous! murmura-t-il; vous ici, imprudent!

—Oui, moi ici! mais je suis épuisé.... Oh! mon Dieu! elle parle! laissez-moi la voir! laissez-moi l'écouter!

Maurice s'effaça, et le jeune homme passa devant lui. Alors, comme Maurice était à la tête de la foule, rien ne gêna plus la vue de celui qui avait souffert tant de coups et de rebuffades pour arriver là.

Toute cette scène et les murmures qu'elle occasionna éveillèrent la curiosité des juges.

L'accusée aussi regarda de ce côté; alors, au premier rang, elle aperçut et reconnut le chevalier.

Quelque chose comme un frisson agita un moment la reine assise dans le fauteuil de fer.

L'interrogatoire, dirigé par le président Harmand, interprété par Fouquier-Tinville, et, discuté par Chauveau-Lagarde, défenseur de la reine, dura tant que le permirent les forces des juges et de l'accusée.

Pendant tout ce temps, Maurice resta immobile à sa place, tandis que plusieurs fois déjà les spectateurs s'étaient renouvelés dans la salle et dans les corridors.

Le chevalier avait trouvé un appui contre une colonne, et il était là non moins pâle que le stuc contre lequel il se tenait adossé.

Au jour avait succédé la nuit opaque: quelques bougies allumées sur les tables des jurés, quelques lampes qui fumaient aux parois de la salle, éclairaient d'un sinistre et rouge reflet le noble visage de cette femme, qui avait paru si belle aux splendides lumières des fêtes de Versailles.

Elle était là seule, répondant quelques brèves et dédaigneuses paroles aux interrogatoires du président, et se penchant parfois à l'oreille de son défenseur pour lui parler bas.

Son front blanc et poli n'avait rien perdu de sa fierté ordinaire; elle portait la robe à raies noires que, depuis la mort du roi, elle n'avait pas voulu quitter.

Les juges se levèrent pour aller aux opinions; la séance était finie.

—Me suis-je donc montrée trop dédaigneuse, monsieur? demanda-t-elle à Chauveau-Lagarde.

—Ah! madame, répondit celui-ci, vous serez toujours bien quand vous serez vous-même.

—Vois donc comme elle est fière! s'écria une femme dans l'auditoire, comme si une voix répondait à la question que la malheureuse reine venait de faire à son avocat.

La reine tourna la tête vers cette femme.

—Eh bien, oui, répéta la femme, je dis que tu es fière, Antoinette, et que c'est ta fierté qui t'a perdue. La reine rougit.

Le chevalier se tourna vers la femme qui avait prononcé ces paroles, et répliqua doucement:

—Elle était reine. Maurice lui saisit le poignet.

—Allons, lui dit-il tout bas, ayez le courage de ne pas vous perdre.

—Oh! monsieur Maurice, répliqua le chevalier, vous êtes un homme, et vous savez que vous parlez à un homme. Oh! dites-moi, est-ce que vous croyez qu'ils puissent la condamner?

—Je ne le crois pas, dit Maurice, j'en suis sûr.

—Oh! une femme! s'écria Maison-Rouge avec un sanglot.

—Non, une reine, répliqua Maurice. C'est vous-même qui venez de le lire.

Le chevalier saisit à son tour le poignet de Maurice, et, avec une force dont on aurait pu le croire incapable, il l'obligea à se pencher vers lui.

Il était trois heures et demie du matin, de grands vides se laissaient voir parmi les spectateurs. Quelques lumières s'éteignaient çà et là, jetant des parties de la salle dans l'obscurité.

Une des parties les plus obscures était celle où se trouvaient le chevalier et Maurice, écoutant ce qu'il allait lui dire.

—Pourquoi donc êtes-vous ici, et qu'y venez-vous faire, demanda le chevalier, vous, monsieur, qui n'avez pas un cœur de tigre?

—Hélas! dit Maurice, j'y suis pour savoir ce qu'est devenue une malheureuse femme.

—Oui, oui, dit Maison-Rouge, celle que son mari a poussée dans le cachot de la reine, n'est-ce pas? celle qui a été arrêtée sous mes yeux?

—Geneviève?

—Oui, Geneviève.

—Ainsi, Geneviève est prisonnière, sacrifiée par son mari, tuée par Dixmer?... Oh! je comprends tout, je comprends tout, maintenant. Chevalier, racontez-moi ce qui s'est passé, dites-moi où elle est, dites-moi où je puis la retrouver. Chevalier... cette femme, c'est ma vie, entendez-vous?

—Eh bien, je l'ai vue; j'étais là quand elle a été arrêtée. Moi aussi, je venais pour faire évader la reine! mais nos deux projets, que nous n'avions pu nous communiquer, se sont nuit au lieu de se servir.

—Et vous ne l'avez pas sauvée, au moins, elle, votre sœur, Geneviève?

—Le pouvais-je? Une grille de fer me séparait d'elle. Ah! si vous aviez été là, si vous aviez pu réunir vos forces aux miennes, le barreau maudit eût cédé, et nous les eussions sauvées toutes deux.

—Geneviève! Geneviève! murmura Maurice.

Puis regardant Maison-Rouge avec une indéfinissable expression de rage:

—Et Dixmer, qu'est-il devenu? demanda-t-il.

—Je ne sais. Il s'est sauvé de son côté, et moi du mien.

—Oh! dit Maurice les dents serrées, si je le rejoins jamais...

—Oui, je comprends. Mais rien n'est désespéré encore pour Geneviève, dit Maison-Rouge, tandis qu'ici, tandis que pour la reine.... Oh! tenez, Maurice, vous êtes un homme de cœur, un homme puissant; vous avez des amis.... Oh! je vous en prie, comme on prie Dieu.... Maurice, aidez-moi à sauver la reine.

—Y pensez-vous?

—Maurice, Geneviève vous en supplie par ma voix.

—Oh! ne prononcez pas ce nom, monsieur. Qui sait si, comme Dixmer, vous n'avez pas sacrifié la pauvre femme?

—Monsieur, répondit le chevalier avec fierté, je sais, quand je m'attache à une cause, ne sacrifier que moi seul.

En ce moment, la porte des délibérations se rouvrit; Maurice allait répondre.

—Silence, monsieur! dit le chevalier; silence! voici les juges qui rentrent.

Et Maurice sentit trembler la main que Maison-Rouge, pâle et chancelant, venait de poser sur son bras.

—Oh! murmura le chevalier; oh! le cœur me manque.

—Du courage, et contenez-vous, ou vous êtes perdu! dit Maurice. Le tribunal rentrait, en effet, et la nouvelle de sa rentrée se répandit dans les corridors et les galeries.

La foule se rua de nouveau dans la salle, et les lumières parurent se ranimer d'elles-mêmes pour ce moment décisif et solennel.

On venait de ramener la reine; elle se tenait droite, immobile, hautaine, les yeux fixes et les lèvres serrées.

On lui lut l'arrêt qui la condamnait à la peine de mort.

Elle écouta, sans pâlir, sans sourciller, sans qu'un muscle de son visage indiquât l'apparence de l'émotion.

Puis elle se retourna vers le chevalier, lui adressa un long et éloquent regard, comme pour remercier cet homme qu'elle n'avait jamais vu que comme la statue vivante du dévouement; et, s'appuyant sur le bras de l'officier de gendarmerie qui commandait la force armée, elle sortit calme et digne du tribunal.

Maurice poussa un long soupir.

—Dieu merci! dit-il, rien dans sa déclaration n'a compromis Geneviève, et il y a encore de l'espoir.

—Dieu merci! murmura de son côté le chevalier de Maison-Rouge, tout est fini et la lutte est terminée. Je n'avais pas la force d'aller plus loin.

—Du courage, monsieur! dit tout bas Maurice.

—J'en aurai, monsieur, répondit le chevalier. Et tous deux, après s'être serré la main, s'éloignèrent par deux issues différentes. La reine fut reconduite à la Conciergerie: quatre heures sonnaient à la grande horloge comme elle y rentrait.

Au débouché du Pont-Neuf, Maurice fut arrêté par les deux bras de Lorin.

—Halte-là, dit-il, on ne passe pas!

—Pourquoi cela?

—Où vas-tu, d'abord?

—Je vais chez moi. Justement, je puis rentrer maintenant, je sais ce qu'elle est devenue.

—Tant mieux; mais tu ne rentreras pas.

—La raison?

—La raison, la voici: il y a deux heures, les gendarmes sont venus pour t'arrêter.

—Ah! s'écria Maurice. Eh bien, raison de plus.

—Es-tu fou? et Geneviève?

—C'est vrai. Et où allons-nous?

—Chez moi, pardieu!

—Mais je te perds.

—Raison de plus; allons, arrive. Et il l'entraîna.


XLVII

Prêtre et bourreau

En sortant du tribunal, la reine avait été ramenée à la Conciergerie.

Arrivée dans sa chambre, elle avait pris des ciseaux, avait coupé ses longs et beaux cheveux, devenus plus beaux de l'absence de la poudre, abolie depuis un an; elle les avait enfermés dans un papier; puis elle avait écrit sur le papier: À partager entre mon fils et ma fille.

Alors elle s'était assise, ou plutôt elle était tombée sur une chaise, et, brisée de fatigue,—l'interrogatoire avait duré dix-huit heures,—elle s'était endormie.

À sept heures, le bruit du paravent que l'on dérangeait la réveilla en sursaut; elle se retourna et vit un homme qui lui était complètement inconnu.

—Que me veut-on? demanda-t-elle.

L'homme s'approcha d'elle, et, la saluant aussi poliment que si elle n'eût pas été reine:

—Je m'appelle Sanson, dit-il.

La reine frissonna légèrement et se leva. Ce nom seul en disait plus qu'un long discours.

—Vous venez de bien bonne heure, monsieur, dit-elle; ne pourriez-vous pas retarder un peu?

—Non, madame, répliqua Sanson; j'ai ordre de venir. Ces paroles dites, il fit encore un pas vers la reine. Tout dans cet homme, et dans ce moment, était expressif et terrible.

—Ah! je comprends, dit la prisonnière, vous voulez me couper les cheveux?

—C'est nécessaire, madame, répondit l'exécuteur.

—Je le savais, monsieur, dit la reine, et j'ai voulu vous épargner cette peine. Mes cheveux sont là, sur cette table. Sanson suivit la direction de la main de la reine.

—Seulement, continua-t-elle, je voudrais qu'ils fussent remis ce soir à mes enfants.

—Madame, dit Sanson, ce soin ne me regarde pas.

—Cependant, j'avais cru...

—Je n'ai à moi, reprit l'exécuteur, que la dépouille des... personnes... leurs habits, leurs bijoux, et encore lorsqu'elles me les donnent formellement; autrement tout cela va à la Salpêtrière, et appartient aux pauvres des hôpitaux; un arrêté du comité de Salut public a réglé les choses ainsi.

—Mais enfin, monsieur, demanda en insistant Marie-Antoinette, puis-je compter que mes cheveux seront remis à mes enfants?

Sanson resta muet.

—Je me charge de l'essayer, dit Gilbert.

La prisonnière jeta au gendarme un regard d'ineffable reconnaissance.

—Maintenant, dit Sanson, je venais pour vous couper les cheveux; mais, puisque cette besogne est faite, je puis, si vous le désirez, vous laisser un instant seule.

—Je vous en prie, monsieur, dit la reine; car j'ai besoin de me recueillir et de prier. Sanson s'inclina et sortit.

Alors la reine se trouva seule, car Gilbert n'avait fait que passer la tête pour prononcer les paroles que nous avons dites.

Tandis que la condamnée s'agenouillait sur une chaise plus basse que les autres, et qui lui servait de prie-Dieu, une scène non moins terrible que celle que nous venons de raconter se passait dans le presbytère de la petite église Saint-Landry, dans la Cité.

Le curé de cette paroisse venait de se lever; sa vieille gouvernante dressait son modeste déjeuner, quand tout à coup on heurta violemment à la porte du presbytère.

Même chez un prêtre de nos jours, une visite imprévue annonce toujours un événement: il s'agit d'un baptême, d'un mariage in extremis ou d'une confession suprême; mais, à cette époque, la visite d'un étranger pouvait annoncer quelque chose de plus grave encore. À cette époque, en effet, le prêtre n'était plus le mandataire de Dieu, et il devait rendre ses comptes aux hommes.

Cependant l'abbé Girard était du nombre de ceux qui devaient le moins craindre, car il avait prêté serment à la Constitution: en lui la conscience et la probité avaient parlé plus haut que l'amour-propre et l'esprit religieux. Sans doute, l'abbé Girard admettait la possibilité d'un progrès dans le gouvernement et regrettait tant d'abus commis au nom du pouvoir divin; il avait, tout en gardant son Dieu, accepté la fraternité du régime républicain.

—Allez voir, dame Jacinthe, dit-il; allez voir qui vient heurter à notre porte de si bon matin; et, si par hasard, ce n'est point un service pressé qu'on vient me demander, dites que j'ai été mandé ce matin à la Conciergerie, et que je suis forcé de m'y rendre dans un instant.

Dame Jacinthe s'appelait autrefois dame Madeleine; mais elle avait accepté un nom de fleur en échange de son nom, comme l'abbé Girard avait accepté le titre de citoyen en place de celui de curé.

Sur l'invitation de son maître, dame Jacinthe se hâta de descendre par les degrés du petit jardin sur lequel ouvrait la porte d'entrée: elle tira les verrous, et un jeune homme fort pâle, fort agité, mais d'une douce et honnête physionomie, se présenta.

—M. l'abbé Girard? dit-il. Jacinthe examina les habits en désordre, la barbe longue et le tremblement nerveux du nouveau venu: tout cela lui sembla de mauvais augure.

—Citoyen, dit-elle, il n'y a point ici de monsieur ni d'abbé.

—Pardon, madame, reprit le jeune homme, je veux dire le desservant de Saint-Landry.

Jacinthe, malgré son patriotisme, fut frappée de ce mot madame, qu'on n'eût point adressé à une impératrice; cependant elle répondit:

—On ne peut le voir, citoyen; il dit son bréviaire.

—En ce cas, j'attendrai, répliqua le jeune homme.

—Mais, reprit dame Jacinthe, à qui cette persistance redonnait les mauvaises idées qu'elle avait ressenties tout d'abord, vous attendrez inutilement, citoyen; car il est appelé à la Conciergerie et va partir à l'instant même.

Le jeune homme pâlit affreusement, ou plutôt, de pâle qu'il était, devint livide.

—C'est donc vrai! murmura-t-il. Puis, tout haut:

—Voilà justement, madame, dit-il, le sujet qui m'amène près du citoyen Girard.

Et, tout en parlant, il était entré, avait doucement, il est vrai, mais avec fermeté, poussé les verrous de la porte, et, malgré les instances et même les menaces de dame Jacinthe, il était entré dans la maison et avait pénétré jusqu'à la chambre de l'abbé.

Celui-ci, en l'apercevant, poussa une exclamation de surprise.

—Pardon, monsieur le curé, dit aussitôt le jeune homme, j'ai à vous entretenir d'une chose très grave; permettez que nous soyons seuls.

Le vieux prêtre savait par expérience comment s'expriment les grandes douleurs. Il lut une passion tout entière sur la figure bouleversée du jeune homme, une émotion suprême dans sa voix fiévreuse.

—Laissez-nous, dame Jacinthe, dit-il. Le jeune homme suivit des yeux avec impatience la gouvernante, qui, habituée à participer aux secrets de son maître, hésitait à se retirer; puis, lorsque, enfin, elle eut refermé la porte:

—Monsieur le curé, dit l'inconnu, vous allez me demander tout d'abord qui je suis. Je vais vous le dire; je suis un homme proscrit; je suis un homme condamné à mort, qui ne vit qu'à force d'audace; je suis le chevalier de Maison-Rouge.

L'abbé fit un soubresaut d'effroi sur son grand fauteuil.

—Oh! ne craignez rien, reprit le chevalier; nul ne m'a vu entrer ici, et ceux mêmes qui m'auraient vu ne me reconnaîtraient pas; j'ai beaucoup changé depuis deux mois.

—Mais, enfin, que voulez-vous, citoyen? demanda le curé.

—Vous allez ce matin à la Conciergerie, n'est-ce pas?

—Oui, j'y suis mandé par le concierge.

—Savez-vous pourquoi?

—Pour quelque malade, pour quelque moribond, pour quelque condamné, peut-être.

—Vous l'avez dit: oui, une personne condamnée vous attend. Le vieux prêtre regarda le chevalier avec étonnement.

—Mais savez-vous quelle est cette personne? reprit Maison-Rouge.

—Non... je ne sais.

—Eh bien, cette personne, c'est la reine! L'abbé poussa un cri de douleur.

—La reine? Oh! mon Dieu!

—Oui, monsieur, la reine! Je me suis informé pour savoir quel était le prêtre qu'on devait lui donner. J'ai appris que c'était vous, et j'accours.

—Que voulez-vous de moi? demanda le prêtre effrayé de l'accent fébrile du chevalier.

—Je veux... je ne veux pas, monsieur. Je viens vous implorer, vous prier, vous supplier.

—De quoi donc?

—De me faire entrer avec vous près de Sa Majesté.

—Oh! mais vous êtes fou! s'écria l'abbé; mais vous me perdez! mais vous vous perdez vous-même!

—Ne craignez rien.

—La pauvre femme est condamnée et c'en est fait d'elle.

—Je le sais; ce n'est pas pour tenter de la sauver que je veux la voir, c'est.... Mais, écoutez-moi, mon père, vous ne m'écoutez pas.

—Je ne vous écoute pas, parce que vous me demandez une chose impossible; je ne vous écoute pas, parce que vous agissez comme un homme en démence, dit le vieillard; je ne vous écoute pas, parce que vous m'épouvantez.

—Mon père, rassurez-vous, dit le jeune homme en essayant de se calmer lui-même; mon père, croyez-moi, j'ai toute ma raison. La reine est perdue, je le sais; mais que je puisse me prosterner à ses genoux, une seconde seulement, et cela me sauvera la vie; si je ne la vois pas, je me tue, et, comme vous serez la cause de mon désespoir, vous aurez tué à la fois le corps et l'âme.

—Mon fils, mon fils, dit le prêtre, vous me demandez le sacrifice de ma vie, songez-y; tout vieux que je suis, mon existence est encore nécessaire à bien des malheureux; tout vieux que je suis, aller moi-même au-devant de la mort, c'est commettre un suicide.

—Ne me refusez pas, mon père, répliqua le chevalier; écoutez, il vous faut un desservant, un acolyte: prenez-moi, emmenez-moi avec vous.

Le prêtre essaya de rappeler sa fermeté qui commençait à fléchir.

—Non, dit-il, non, ce serait manquer à mes devoirs; j'ai juré la Constitution, je l'ai jurée du fond du cœur, en mon âme et conscience. La femme condamnée est une reine coupable; j'accepterais de mourir si ma mort pouvait être utile à mon prochain; mais je ne veux pas manquer à mon devoir.

—Mais, s'écria le chevalier, quand je vous dis, quand je vous répète; quand je vous jure que je ne veux pas sauver la reine; tenez, sur cet Évangile, tenez, sur ce crucifix, je jure que je ne vais pas à la Conciergerie pour l'empêcher de mourir.

—Alors, que voulez-vous donc? demanda le vieillard ému par cet accent de désespoir que l'on n'imite point.

—Écoutez, dit le chevalier, dont l'âme semblait venir chercher un passage sur ses lèvres, elle fut ma bienfaitrice; elle a pour moi quelque attachement! me voir, à sa dernière heure, sera, j'en suis sûr, une consolation pour elle.

—C'est tout ce que vous voulez? demanda le prêtre ébranlé par cet accent irrésistible.

—Absolument tout.

—Vous ne tramez aucun complot pour essayer de délivrer la condamnée?

—Aucun. Je suis chrétien, mon père, et, s'il y a dans mon cœur une ombre de mensonge, si j'espère qu'elle vivra, si j'y travaille en quoi que ce soit, que Dieu me punisse de la damnation éternelle.

—Non! non! je ne puis rien vous promettre, dit le curé, à l'esprit de qui revenaient les dangers si grands et si nombreux d'une semblable imprudence.

—Écoutez, mon père, dit le chevalier avec l'accent d'une profonde douleur, je vous ai parlé en fils soumis, je ne vous ai entretenu que de sentiments chrétiens et charitables; pas une amère parole, pas une menace n'est sortie de ma bouche, et cependant ma tête fermente, cependant la fièvre brûle mon sang, cependant le désespoir me ronge le cœur, cependant je suis armé; voyez, j'ai un poignard.

Et le jeune homme tira de sa poitrine une lame brillante et fine qui jeta un reflet livide sur sa main tremblante. Le curé s'éloigna vivement.

—Ne craignez rien, dit le chevalier avec un triste sourire; d'autres, vous sachant si fidèle observateur de votre parole, eussent arraché un serment à votre frayeur. Non, je vous ai supplié et je vous supplie encore, les mains jointes, le front sur le carreau: faites que je la voie un seul moment; et tenez, voici pour votre garantie.

Et il tira de sa poche un billet qu'il présenta à l'abbé Girard; celui-ci le déplia et lut ces mots:

«Moi, René, chevalier de Maison-Rouge, déclare, sur Dieu et mon honneur, que j'ai, par menace de mort, contraint le digne curé de Saint-Landry à m'emmener à la Conciergerie malgré ses refus et ses vives répugnances. En foi de quoi, j'ai signé,

«MAISON-ROUGE.»

—C'est bien, dit le prêtre; mais jurez-moi encore que vous ne ferez pas d'imprudence; ce n'est point assez que ma vie soit sauve, je réponds aussi de la vôtre.

—Oh! ne songeons pas à cela, dit le chevalier; vous consentez?

—Il le faut bien, puisque vous le voulez absolument. Vous m'attendrez en bas, et, lorsqu'elle passera dans le greffe, alors, vous la verrez....

Le chevalier saisit la main du vieillard et la baisa avec autant de respect et d'ardeur qu'il eût baisé le crucifix.

—Oh! murmura le chevalier, elle mourra du moins comme une reine, et la main du bourreau ne la touchera point!


XLVIII

La charrette

Aussitôt après qu'il eut obtenu cette permission du curé de Saint-Landry, Maison-Rouge s'élança dans un cabinet entr'ouvert qu'il avait reconnu pour le cabinet de toilette de l'abbé.

Là, en un tour de main, sa barbe et ses moustaches tombèrent sous le rasoir, et ce fut alors seulement que lui-même put voir sa pâleur; elle était effrayante.

Il rentra calme en apparence; il semblait, d'ailleurs, avoir complètement oublié que, malgré la chute de sa barbe et de ses moustaches, il pouvait être reconnu à la Conciergerie.

Il suivit l'abbé, que pendant sa retraite d'un instant deux fonctionnaires étaient venus chercher, et, avec cette audace qui éloigne tout soupçon, avec ce gonflement de la fièvre qui défigure, il entra par la grille donnant à cette époque dans la cour du Palais.

Il était, comme l'abbé Girard, vêtu d'un habit noir, les habits sacerdotaux étant abolis.

Dans le greffe, ils trouvèrent plus de cinquante personnes, soit employés à la prison, soit députés, soit commissaires, se préparant à voir passer la reine, soit en mandataires, soit en curieux.

Son cœur battit si violemment, quand il se trouva en face du guichet, qu'il n'entendit plus les pourparlers de l'abbé avec les gendarmes et le concierge.

Seulement un homme qui tenait à la main des ciseaux et un morceau d'étoffe fraîchement coupé heurta Maison-Rouge sur le seuil.

Maison-Rouge se retourna et reconnut l'exécuteur.

—Que veux-tu, citoyen? demanda Sanson.

Le chevalier essaya de réprimer le frisson qui malgré lui courait dans ses veines.

—Moi? dit-il. Tu le vois bien, citoyen Sanson, j'accompagne le curé de Saint-Landry.

—Ah! bien, répliqua l'exécuteur. Et il se rangea de côté, donnant des ordres à son aide. Pendant ce temps, Maison-Rouge pénétra dans l'intérieur du greffe; puis, du greffe, il passa dans le compartiment où se tenaient les deux gendarmes.

Ces braves gens étaient consternés; aussi digne et fière qu'elle avait été avec les autres, aussi bonne et douce la condamnée avait été avec eux: ils semblaient plutôt ses serviteurs que ses gardiens.

Mais, d'où il était, le chevalier ne pouvait apercevoir la reine: le paravent était fermé. Le paravent s'était ouvert pour donner passage au curé, mais il s'était refermé derrière lui. Lorsque le chevalier entra, la conversation était déjà engagée.

—Monsieur, disait la reine de sa voix stridente et fière, puisque vous avez fait serment à la République, au nom de qui on me met à mort, je ne saurais avoir confiance en vous. Nous n'adorons plus le même Dieu!

—Madame, répondit Girard fort ému de cette dédaigneuse profession de foi, une chrétienne qui va mourir doit mourir sans haine dans le cœur, et elle ne doit pas repousser son Dieu, sous quelque forme qu'il se présente à elle.

Maison-Rouge fit un pas pour entr'ouvrir le paravent, espérant que lorsqu'elle l'apercevrait, que lorsqu'elle saurait la cause qui l'amenait, elle changerait d'avis à l'endroit du curé; mais les deux gendarmes firent un mouvement.

—Mais, dit Maison-Rouge, puisque je suis l'acolyte du curé...

—Puisqu'elle refuse le curé, répondit Duchesne, elle n'a pas besoin de son acolyte.

—Mais elle acceptera peut-être, dit le chevalier en haussant la voix; il est impossible qu'elle n'accepte pas.

Mais Marie-Antoinette était trop entièrement au sentiment qui l'agitait pour entendre et reconnaître la voix du chevalier.

—Allez, monsieur, continua-t-elle s'adressant toujours à Girard, allez et laissez-moi: puisque nous vivons à cette heure en France sous un régime de liberté, je réclame celle de mourir à ma fantaisie.

Girard essaya de résister.

—Laissez-moi, monsieur, dit-elle, je vous dis de me laisser. Girard essaya d'ajouter un mot.

—Je le veux, dit la reine avec un geste de Marie-Thérèse. Girard sortit.

Maison-Rouge essaya de plonger son regard dans l'intervalle du paravent, mais la prisonnière tournait le dos.

L'aide de l'exécuteur croisa le curé; il entrait tenant des cordes à la main.

Les deux gendarmes repoussèrent le chevalier jusqu'à la porte, avant que, ébloui, désespéré, étourdi, il eût pu articuler un cri ou faire un mouvement pour accomplir son dessein.

Il se retrouva donc avec Girard dans le corridor du guichet. Du corridor, on les refoula jusqu'au greffe, où la nouvelle du refus de la reine s'était déjà répandue, et où la fierté autrichienne de Marie-Antoinette était pour quelques-uns le texte de grossières invectives, et pour d'autres un sujet de secrète admiration.

—Allez, dit Richard à l'abbé, retournez chez vous, puisqu'elle vous chasse, et qu'elle meure comme elle voudra.

—Tiens, dit la femme Richard, elle a raison, et je ferais comme elle.

—Et vous auriez tort, citoyenne, dit l'abbé.

—Tais-toi, femme, murmura le concierge en faisant les gros yeux; est-ce que cela te regarde? Allez, l'abbé, allez.

—Non, répéta Girard, non, je l'accompagnerai malgré elle; un mot, ne fût-ce qu'un mot, si elle l'entend, lui rappellera ses devoirs; d'ailleurs, la Commune m'a donné une mission... et je dois obéir à la Commune.

—Soit; mais renvoie ton sacristain, alors, dit brutalement l'adjudant-major commandant la force armée.

C'était un ancien acteur de la Comédie-Française nommé Grammont.

Les yeux du chevalier lancèrent un double éclair, et il plongea machinalement sa main dans sa poitrine.

Girard savait que, sous son gilet, il y avait un poignard. Il l'arrêta d'un regard suppliant.

—Épargnez ma vie, dit-il tout bas; vous voyez que tout est perdu pour vous, ne vous perdez pas avec elle; je lui parlerai de vous en route, je vous le jure; je lui dirai ce que vous avez risqué pour la voir une dernière fois.

Ces mots calmèrent l'effervescence du jeune homme; d'ailleurs, la réaction ordinaire s'opérait, toute son organisation subissait un affaissement étrange. Cet homme d'une volonté héroïque, d'une puissance merveilleuse, était arrivé au bout de sa force et de sa volonté; il flottait irrésolu, ou plutôt fatigué, vaincu, dans une espèce de somnolence qu'on eût prise pour l'avant-courrière de la mort.

—Oui, dit-il, ce devait être ainsi: la croix pour Jésus, l'échafaud pour elle; les dieux et les rois boivent jusqu'à la lie le calice que leur présentent les hommes.

Il résulta de cette pensée toute résignée, tout inerte, que le jeune homme se laissa repousser, sans autre défense qu'une espèce de gémissement involontaire, jusqu'à la porte extérieure et sans faire plus de résistance que n'en faisait Ophélia, dévouée à la mort, lorsqu'elle se voyait emportée par les flots.

Au pied des grilles et aux portes de la Conciergerie, se pressait une de ces foules effrayantes comme on ne peut se les figurer sans les avoir vues au moins une fois.

L'impatience dominait toutes les passions, et toutes les passions parlaient haut leur langage, qui, en se confondant, formait une rumeur immense et prolongée, comme si tout le bruit et toute la population de Paris s'étaient concentrés dans le quartier du palais de justice.

Au-devant de cette foule campait une armée tout entière, avec des canons destinés à protéger la fête et à la rendre sûre à ceux qui venaient en jouir.

On eût en vain essayé de percer ce rempart profond, grossi peu à peu, depuis que la condamnation était connue hors de Paris, par les patriotes des faubourgs.

Maison-Rouge, repoussé hors de la Conciergerie, se trouva naturellement au premier rang des soldats.

Les soldats lui demandèrent qui il était.

Il répondit qu'il était le vicaire de l'abbé Girard; mais que, assermenté comme son curé, il avait, comme son curé, été refusé par la reine.

Les soldats le repoussèrent à leur tour jusqu'au premier rang des spectateurs.

Là, force lui fut de répéter ce qu'il avait dit aux soldats.

Alors, ce cri s'éleva:

—Il la quitte.... Il l'a vue.... Qu'a-t-elle dit?... Que fait-elle?... Est-elle fière toujours?... Est-elle abattue?... Pleure-t-elle?...

Le chevalier répondit à toutes ces questions d'une voix à la fois faible, douce et affable, comme si cette voix était la dernière manifestation de la vie suspendue à ses lèvres.

Sa réponse était la vérité pure et simple; seulement, cette vérité était un éloge de la fermeté d'Antoinette, et ce qu'il dit avec la simplicité et la foi d'un évangéliste jeta le trouble et le remords dans plus d'un cœur.

Lorsqu'il parla du petit dauphin et de madame Royale, de cette reine sans trône, de cette épouse sans époux, de cette mère sans enfants, de cette femme enfin seule et abandonnée, sans un ami au milieu des bourreaux, plus d'un front, çà et là, se voila de tristesse, plus d'une larme apparut, furtive et brûlante, en des yeux naguère animés de haine.

Onze heures sonnèrent à l'horloge du Palais, toute rumeur cessa à l'instant même. Cent mille personnes comptaient l'heure qui sonnait et à laquelle répondaient les battements de leur cœur.

Puis la vibration de la dernière heure éteinte dans l'espace, il se fit un grand bruit derrière les portes, en même temps qu'une charrette, venant du côté du quai aux Fleurs, fendait la foule du peuple, puis les gardes, et venait se placer au bas des degrés.

Bientôt la reine apparut au haut de l'immense perron. Toutes les passions se concentrèrent dans les yeux; les respirations demeurèrent haletantes et suspendues.

Ses cheveux étaient coupés courts, la plupart avaient blanchi pendant sa captivité, et cette nuance argentée rendait plus délicate encore la pâleur nacrée qui faisait presque céleste, en ce moment suprême, la beauté de la fille des Césars.

Elle était vêtue d'une robe blanche, et ses mains étaient liées derrière son dos.

Lorsqu'elle se montra en haut des marches ayant à sa droite l'abbé Girard, qui l'accompagnait malgré elle, et à sa gauche l'exécuteur, tous deux vêtus de noir, ce fut dans toute cette foule un murmure que Dieu seul, qui lit au fond des cœurs, put comprendre et résumer dans une vérité.

Un homme alors passa entre l'exécuteur et Marie-Antoinette.

C'était Grammont. Il passait ainsi pour lui montrer l'ignoble charrette.

La reine recula malgré elle d'un pas.

—Montez, dit Grammont. Tout le monde entendit ce mot, car l'émotion tenait tout murmure suspendu aux lèvres des spectateurs. Alors on vit le sang monter aux joues de la reine et gagner la racine de ses cheveux; puis presque aussitôt son visage redevint d'une pâleur mortelle. Ses lèvres blêmissantes s'entr'ouvrirent.

—Pourquoi une charrette à moi, dit-elle, quand le roi a été à l'échafaud dans sa voiture?

L'abbé Girard lui dit alors tout bas quelques mots. Sans doute il combattait chez la condamnée ce dernier cri de l'orgueil royal.

La reine se tut et chancela.

Sanson avança les deux bras pour la soutenir: mais elle se redressa avant même qu'il l'eût touchée.

Elle descendit les escaliers, tandis que l'aide affermissait un marchepied de bois derrière la charrette.

La reine y monta, l'abbé monta derrière elle.

Sanson les fit asseoir tous deux.

Lorsque la charrette commença à s'ébranler, il se fit un grand mouvement dans le peuple. Mais, en même temps, comme les soldats ignoraient dans quelle intention était accompli le mouvement, ils réunirent tous leurs efforts pour repousser la foule; il se fit, en conséquence, un grand espace vide entre la charrette et les premiers rangs.

Dans cet espace retentit un hurlement lugubre.

La reine tressaillit et se leva tout debout, regardant autour d'elle.

Elle vit alors son chien, perdu depuis deux mois; son chien, qui n'avait pu pénétrer avec elle dans la Conciergerie, qui, malgré les cris, les coups, les bourrades, s'élançait vers la charrette; mais presque aussitôt le pauvre Black, exténué, maigre, brisé, disparut sous les pieds des chevaux.

La reine le suivit des yeux; elle ne pouvait parler, car sa voix était couverte par le bruit; elle ne pouvait le montrer du doigt, car ses mains étaient liées; d'ailleurs, eût-elle pu le montrer, eût-on pu l'entendre, elle l'eût sans doute demandé inutilement.

Mais, après l'avoir perdu un instant des yeux, elle le revit.

Il était au bras d'un pâle jeune homme qui dominait la foule, debout sur un canon, et qui, grandi par une exaltation indicible, la saluait en lui montrant le ciel.

Marie-Antoinette aussi regarda le ciel et sourit doucement.

Le chevalier de Maison-Rouge poussa un gémissement, comme si ce sourire lui avait fait une blessure au cœur, et, comme la charrette tournait vers le pont au Change, il retomba dans la foule et disparut.


XLIX

L'échafaud

Sur la place de la Révolution, adossés à un réverbère, deux hommes attendaient.

Ce qu'ils attendaient avec la foule, dont une partie s'était portée à la place du Palais, dont une autre partie s'était portée à la place de la Révolution, dont le reste s'était répandu, tumultueuse et pressée, sur tout le chemin qui séparait ces deux places, c'est que la reine arrivât jusqu'à l'instrument du supplice, qui, usé par la pluie et le soleil, usé par la main du bourreau, usé, chose horrible! par le contact des victimes, dominait avec une fierté sinistre toutes ces têtes subjacentes, comme une reine domine son peuple.

Ces deux hommes, aux bras entrelacés, aux lèvres pâles, aux sourcils froncés, parlant bas et par saccades, c'étaient Lorin et Maurice.

Perdus parmi les spectateurs, et cependant de manière à faire envie à tous, ils continuaient à voix basse une conversation qui n'était pas la moins intéressante de toutes ces conversations serpentant dans les groupes qui, pareils à une chaîne électrique, s'agitaient, mer vivante, depuis le pont au Change jusqu'au pont de la Révolution.

L'idée que nous avons exprimée à propos de l'échafaud dominant toutes les têtes les avait frappés tous deux.

—Vois, disait Maurice, comme le monstre hideux lève ses bras rouges; ne dirait-on pas qu'il nous appelle et qu'il sourit par son guichet comme par une bouche effroyable?

—Ah! ma foi, dit Lorin, je ne suis pas, je l'avoue, de cette école de poésie qui voit tout en rouge. Je les vois en rose, moi, et, au pied de cette hideuse machine, je chanterais et j'espérerais encore. Dum spiro, spero.

Tu espères quand on tue les femmes?

—Ah! Maurice, dit Lorin, fils de la Révolution, ne renie pas ta mère. Ah! Maurice, demeure un bon et loyal patriote. Maurice, celle qui va mourir, ce n'est pas une femme comme toutes les autres femmes; celle qui va mourir, c'est le mauvais génie de la France.

—Oh! ce n'est pas elle que je regrette; ce n'est pas elle que je pleure! s'écria Maurice.

—Oui, je comprends, c'est Geneviève.

—Ah! dit Maurice, vois-tu, il y a une pensée qui me rend fou: c'est que Geneviève est aux mains des pourvoyeurs de guillotine qu'on appelle Hébert et Fouquier-Tinville; aux mains des hommes qui ont envoyé ici la pauvre Héloïse et qui y envoient la fière Marie-Antoinette.

—Eh bien, dit Lorin, voilà justement ce qui fait que j'espère, moi: quand la colère du peuple aura fait ce large repas de deux tyrans, elle sera rassasiée, pour quelque temps du moins, comme le boa qui met trois mois à digérer ce qu'il dévore. Alors elle n'engloutira plus personne, et, comme disent les prophètes du faubourg, alors les plus petits morceaux lui feront peur.

—Lorin, Lorin, dit Maurice, moi, je suis plus positif que toi, et je te le dis tout bas, prêt à te le répéter tout haut: Lorin, je hais la reine nouvelle, celle qui me paraît destinée à succéder à l'Autrichienne qu'elle va détruire. C'est une triste reine que celle dont la pourpre est faite d'un sang quotidien, et qui a Sanson pour premier ministre.

—Bah! nous lui échapperons!

—Je n'en crois rien, dit Maurice en secouant la tête; tu vois que, pour n'être pas arrêtés chez nous, nous n'avons d'autre ressource que de demeurer dans la rue.

—Bah! nous pouvons quitter Paris, rien ne nous en empêche. Ne nous plaignons donc pas. Mon oncle nous attend à Saint-Omer; argent, passeport, rien ne nous manque. Et ce n'est pas un gendarme qui nous arrêterait; qu'en penses-tu? Nous restons parce que nous le voulons bien.

—Non, ce que tu dis là n'est pas juste, excellent ami, cœur dévoué que tu es.... Tu restes parce que je veux rester.

—Et tu veux rester pour retrouver Geneviève. Eh bien, quoi de plus simple, de plus juste et de plus naturel? Tu penses qu'elle est en prison, c'est plus que probable. Tu veux veiller sur elle, et, pour cela, il ne faut pas quitter Paris.

Maurice poussa un soupir; il était évident que sa pensée divergeait.

—Te rappelles-tu la mort de Louis XVI? dit-il. Je me vois encore pâle d'émotion et d'orgueil. J'étais un des chefs de cette foule dans les plis de laquelle je me cache aujourd'hui. J'étais plus grand au pied de cet échafaud que ne l'avait jamais été le roi qui montait dessus. Quel changement, Lorin! et lorsqu'on pense que neuf mois ont suffi pour amener cette terrible réaction!

—Neuf mois d'amour, Maurice!... Amour, tu perdis Troie!

Maurice soupira; sa pensée vagabonde prenait une autre route et envisageait un autre horizon.

—Ce pauvre Maison-Rouge, murmura-t-il, voilà un triste jour pour lui.

—Hélas! dit Lorin, ce que je vois de plus triste dans les révolutions, Maurice, veux-tu que je te le dise?

—Oui.

—C'est que l'on a souvent pour ennemis des gens qu'on voudrait avoir pour amis, et pour amis des gens...

—J'ai peine à croire une chose, interrompit Maurice.

—Laquelle?

—C'est qu'il n'inventera pas quelque projet, fût-il insensé, pour sauver la reine.

—Un homme plus fort que cent mille?

—Je te dis: fût-il insensé.... Moi, je sais que, pour sauver Geneviève.... Lorin fronça le sourcil.

—Je te le redis, Maurice, reprit-il, tu t'égares; non, même s'il fallait que tu sauvasses Geneviève, tu ne deviendrais pas mauvais citoyen. Mais assez là-dessus, Maurice, on nous écoute. Tiens, voici les têtes qui ondulent; tiens, voici le valet du citoyen Sanson qui se lève de dessus son panier, et qui regarde au loin. L'Autrichienne arrive.

En effet, comme pour accompagner cette ondulation qu'avait remarquée Lorin, un frémissement prolongé et croissant envahissait la foule. C'était comme une de ces rafales qui commencent par siffler et qui finissent par mugir.

Maurice, élevant encore sa grande taille à l'aide des poteaux du réverbère, regarda vers la rue Saint-Honoré.

—Oui, dit-il en frissonnant, la voilà! En effet, on commençait à voir apparaître une autre machine presque aussi hideuse que la guillotine, c'était la charrette. À droite et à gauche reluisaient les armes de l'escorte, et devant elle Grammont répondait avec les flamboiements de son sabre aux cris poussés par quelques fanatiques. Mais, à mesure que la charrette s'avançait, ces cris s'éteignaient subitement sous le regard froid et sombre de la condamnée. Jamais physionomie n'imposa plus énergiquement le respect; jamais Marie-Antoinette n'avait été plus grande et plus reine. Elle poussa l'orgueil de son courage jusqu'à imprimer aux assistants des idées de terreur. Indifférente aux exhortations de l'abbé Girard, qui l'avait accompagnée malgré elle, son front n'oscillait ni à droite ni à gauche; la pensée vivante au fond de son cerveau semblait immuable comme son regard; le mouvement saccadé de la charrette sur le pavé inégal faisait, par sa violence même, ressortir la rigidité de son maintien; on eût dit une de ces statues de marbre qui cheminent sur un chariot; seulement, la statue royale avait l'œil lumineux, et ses cheveux s'agitaient au vent. Un silence pareil à celui du désert s'abattit soudain sur les trois cent mille spectateurs de cette scène, que le ciel voyait pour la première fois à la clarté de son soleil. Bientôt, de l'endroit où se tenaient Maurice et Lorin, on entendit crier l'essieu de la charrette et souffler les chevaux des gardes. La charrette s'arrêta au pied de l'échafaud.

La reine, qui, sans doute, ne songeait pas à ce moment, se réveilla et comprit: elle étendit son regard hautain sur la foule, et le même jeune homme pâle qu'elle avait vu debout sur un canon lui apparut de nouveau debout sur une borne.

De cette borne, il lui envoya le même salut respectueux qu'il lui avait déjà adressé au moment où elle sortait de la Conciergerie; puis aussitôt il sauta à bas de la borne.

Plusieurs personnes le virent, et, comme il était vêtu de noir, de là le bruit se répandit qu'un prêtre avait attendu Marie-Antoinette afin de lui envoyer l'absolution au moment où elle monterait sur l'échafaud. Au reste, personne n'inquiéta le chevalier. Il y a dans les moments suprêmes un suprême respect pour certaines choses.

La reine descendit avec précaution les trois degrés du marchepied; elle était soutenue par Sanson, qui, jusqu'au dernier moment, tout en accomplissant la tâche à laquelle il semblait lui-même condamné, lui témoigna les plus grands égards.

Pendant qu'elle marchait vers les degrés de l'échafaud, quelques chevaux se cabrèrent, quelques gardes à pied, quelques soldats, semblèrent osciller et perdre l'équilibre; puis on vit comme une ombre se glisser sous l'échafaud; mais le calme se rétablit presque à l'instant même: personne ne voulait quitter sa place dans ce moment solennel, personne ne voulait perdre le moindre détail du grand drame qui allait s'accomplir; tous les yeux se portèrent vers la condamnée.

La reine était déjà sur la plate-forme de l'échafaud. Le prêtre lui parlait toujours; un aide la poussait doucement par derrière; un autre dénouait le fichu qui couvrait ses épaules.

Marie-Antoinette sentit cette main infâme qui effleurait son cou, elle fit un brusque mouvement et marcha sur le pied de Sanson, qui, sans qu'elle le vît, était occupé à l'attacher à la planche fatale.

Sanson retira son pied.

—Excusez-moi, monsieur, dit la reine, je ne l'ai point fait exprès. Ce furent les dernières paroles que prononça la fille des Césars, la reine de France, la veuve de Louis XVI.