—Geneviève! Geneviève! Mais Geneviève ne répondit point, la chambre était bien réellement vide. Alors Maurice, à son tour, se mit à fouiller la maison avec une espèce de frénésie. Serres, hangars, dépendances, il visita tout, mais inutilement. Soudain l'on entendit un grand bruit; une troupe d'hommes armés se présenta à la porte, échangea le mot de passe avec la sentinelle, envahit le jardin et se répandit dans la maison. À la tête de ce renfort brillait le panache enfumé de Santerre.
—Eh bien! dit-il à Lorin, où est le conspirateur?
—Comment! où est le conspirateur?
—Oui. Je vous demande ce que vous en avez fait?
—Je vous le demanderai à vous-même: votre détachement, s'il a bien gardé les issues, doit l'avoir arrêté, puisqu'il n'était plus dans la maison quand nous y sommes entrés.
—Que dites-vous là? s'écria le général furieux, vous l'avez donc laissé échapper?
—Nous n'avons pu le laisser échapper, puisque nous ne l'avons jamais tenu.
—Alors, je n'y comprends plus rien, dit Santerre.
—À quoi?
—À ce que vous m'avez fait dire par votre envoyé.
—Nous vous avons envoyé quelqu'un, nous?
—Sans doute. Cet homme à habit brun, à cheveux noirs, à lunettes vertes, qui est venu nous prévenir de votre part que vous étiez sur le point de vous emparer de Maison-Rouge, mais qu'il se défendait comme un lion; sur quoi, je suis accouru.
—Un homme à habit brun, à cheveux noirs, à lunettes vertes? répéta Lorin.
—Sans doute, tenant une femme au bras.
—Jeune, jolie? s'écria Maurice en s'élançant vers le général.
—Oui, jeune et jolie.
—C'était lui et la citoyenne Dixmer.
—Qui lui?
—Maison-Rouge.... Oh! misérable que je suis de ne pas les avoir tués tous les deux!
—Allons, allons, citoyen Lindey, dit Santerre, on les rattrapera.
—Mais comment diable les avez-vous laissés passer? demanda Lorin.
—Pardieu! dit Santerre, je les ai laissés passer parce qu'ils avaient le mot de passe.
—Ils avaient le mot de passe! s'écria Lorin; mais il y a donc un traître parmi nous?
—Non, non, citoyen Lorin, dit Santerre, on vous connaît, et l'on sait bien qu'il n'y a pas de traîtres parmi vous. Lorin regarda tout autour de lui, comme pour chercher ce traître dont il venait de proclamer la présence. Il rencontra le front sombre et l'œil vacillant de Maurice.
—Oh! murmura-t-il, que veut dire ceci?
—Cet homme ne peut être bien loin, dit Santerre; fouillons les environs; peut-être sera-t-il tombé dans quelque patrouille qui aura été plus habile que nous et qui ne s'y sera point laissé prendre.
—Oui, oui, cherchons, dit Lorin.
Et il saisit Maurice par le bras; et, sous prétexte de chercher, il l'entraîna hors du jardin.
—Oui, cherchons, dirent les soldats; mais, avant de chercher....
Et l'un d'eux jeta sa torche sous un hangar tout bourré de fagots et de plantes sèches.
—Viens, dit Lorin, viens. Maurice n'opposa aucune résistance. Il suivit Lorin comme un enfant; tous deux coururent jusqu'au pont sans se parler davantage; là, ils s'arrêtèrent, Maurice se retourna.
Le ciel était rouge à l'horizon du faubourg, et l'on voyait monter au-dessus des maisons de nombreuses étincelles.
Maurice frissonna, il étendit la main vers la rue Saint-Jacques.
—Le feu! dit-il, le feu!
—Eh bien! oui, dit Lorin, le feu; après?
—Oh! mon Dieu! mon Dieu! si elle était revenue?
—Qui cela?
—Geneviève.
—Geneviève, c'est madame Dixmer, n'est-ce pas?
—Oui, c'est elle.
—Il n'y a point de danger qu'elle soit revenue, elle n'était point partie pour cela.
—Lorin, il faut que je la retrouve, il faut que je me venge.
—Oh! oh! dit Lorin.
—Tu m'aideras à la retrouver, n'est-ce pas, Lorin?
—Pardieu! ce ne sera pas difficile.
—Et comment?
—Sans doute, si tu t'intéresses, autant que je puis le croire, au sort de la citoyenne Dixmer; tu dois la connaître, et la connaissant, tu dois savoir quels sont ses amis les plus familiers; elle n'aura pas quitté Paris, ils ont tous la rage d'y rester; elle s'est réfugiée chez quelque confidente, et demain matin tu recevras par quelque Rose ou quelque Marton un petit billet à peu près conçu en ces termes:
Amour, tyran des dieux et des mortels,
Ce n'est plus de l'encens qu'il faut sur tes autels.
Si Mars veut revoir Cythérée,
Qu'il emprunte à la Nuit son écharpe azurée.
Et qu'il se présente chez le concierge, telle rue, tel numéro, en demandant madame Trois-Étoiles; voilà. Maurice haussa les épaules; il savait bien que Geneviève n'avait personne chez qui se réfugier.
—Nous ne la retrouverons pas, murmura-t-il.
—Permets-moi de te dire une chose, Maurice, dit Lorin.
—Laquelle?
—C'est que ce ne serait peut-être pas un si grand malheur que nous ne la retrouvassions pas.
—Si nous ne la retrouvons pas, Lorin, dit Maurice, j'en mourrai.
—Ah diable! dit le jeune homme, c'est donc de cet amour là que tu as failli mourir?
—Oui, répondit Maurice. Lorin réfléchit un instant.
—Maurice, dit-il, il est quelque chose comme onze heures, le quartier est désert, voici là un banc de pierre qui semble placé exprès pour recevoir deux amis. Accorde-moi la faveur d'un entretien particulier, comme on disait sous l'ancien régime. Je te donne ma parole que je ne parlerai qu'en prose. Maurice regarda autour de lui et alla s'asseoir auprès de son ami.
—Parle, dit Maurice, en laissant tomber dans sa main son front alourdi.
—Écoute, cher ami, sans exorde, sans périphrase, sans commentaire, je te dirai une chose, c'est que nous nous perdons, ou plutôt que tu nous perds.
—Comment cela? demanda Maurice.
—Il y a, tendre ami, reprit Lorin, certain arrêté du comité de Salut public qui déclare traître à la patrie quiconque entretient des relations avec les ennemis de ladite patrie. Hein! connais-tu cet arrêté?
—Sans doute, répondit Maurice.
—Tu le connais?
—Oui.
—Eh bien! il me semble que tu n'es pas mal traître à la patrie. Qu'en dis-tu? comme dit Manlius.
—Lorin!
—Sans doute; à moins que tu ne regardes toutefois comme idolâtrant la patrie ceux qui donnent le logement, la table et le lit à M. le chevalier de Maison-Rouge, lequel n'est pas un exalté républicain, à ce que je suppose, et n'est point accusé pour le moment d'avoir fait les journées de Septembre.
—Ah! Lorin! fit Maurice en poussant un soupir.
—Ce qui fait, continua le moraliste, que tu me parais avoir été ou être encore un peu trop ami de l'ennemi de la patrie. Allons, allons, ne te révolte pas, cher ami; tu es comme feu Encelades, et tu remuerais une montagne quand tu te retournes. Je te le répète donc, ne te révolte pas, et avoue tout bonnement que tu n'es plus un zélé.
Lorin avait prononcé ces mots avec toute la douceur dont il était capable, et en glissant dessus avec un artifice tout à fait cicéronien.
Maurice se contenta de protester par un geste.
Mais le geste fut déclaré comme non avenu, et Lorin continua:
—Oh! si nous vivions dans une de ces températures de serre chaude, température honnête, où, selon les règles de la botanique, le baromètre marque invariablement seize degrés, je te dirais, mon cher Maurice, c'est élégant, c'est comme il faut; soyons un peu aristocrates, de temps en temps, cela fait bien et cela sent bon; mais nous cuisons aujourd'hui dans trente-cinq à quarante degrés de chaleur! la nappe brûle, de sorte que l'on n'est que tiède; par cette chaleur-là on semble froid; lorsqu'on est froid on est suspect; tu sais cela, Maurice; et quand on est suspect, tu as trop d'intelligence, mon cher Maurice, pour ne pas savoir ce qu'on est bientôt, ou plutôt ce qu'on n'est plus.
—Eh bien! donc, alors qu'on me tue et que cela finisse, s'écria Maurice; aussi bien je suis las de la vie.
—Depuis un quart d'heure, dit Lorin; en vérité, il n'y a pas encore assez longtemps pour que je te laisse faire sur ce point-là à ta volonté; et puis, lorsqu'on meurt aujourd'hui, tu comprends, il faut mourir républicain, tandis que toi tu mourrais aristocrate.
—Oh! oh! s'écria Maurice dont le sang commençait à s'enflammer par l'impatiente douleur qui résultait de la conscience de sa culpabilité; oh! oh! tu vas trop loin, mon ami.
—J'irai plus loin encore, car je te préviens que si tu te fais aristocrate...
—Tu me dénonceras?
—Fi donc! non, je t'enfermerai dans une cave, et je te ferai chercher au son du tambour comme un objet égaré; puis je proclamerai que les aristocrates, sachant ce que tu leur réservais, t'ont séquestré, martyrisé, affamé; de sorte que, comme le prévôt Élie de Beaumont, M. Latude et autres, lorsqu'on te retrouvera tu seras couronné publiquement de fleurs par les dames de la Halle et les chiffonniers de la section Victor. Dépêche-toi donc de redevenir un Aristide, ou ton affaire est claire.
—Lorin, Lorin, je sens que tu as raison, mais je suis entraîné, je glisse sur la pente. M'en veux-tu donc parce que la fatalité m'entraîne?
—Je ne t'en veux pas, mais je te querelle. Rappelle-toi un peu les scènes que Pylade faisait journellement à Oreste, scènes qui prouvent victorieusement que l'amitié n'est qu'un paradoxe, puisque ces modèles des amis se disputaient du matin au soir.
—Abandonne-moi, Lorin, tu feras mieux.
—Jamais!
—Alors, laisse-moi aimer, être fou à mon aise, être criminel peut-être, car, si je la revois, je sens que je la tuerai.
—Ou que tu tomberas à ses genoux. Ah! Maurice! Maurice amoureux d'une aristocrate, jamais je n'eusse cru cela. Te voilà comme ce pauvre Osselin avec la marquise de Charny.
—Assez, Lorin, je t'en supplie!
—Maurice, je te guérirai, ou le diable m'emporte. Je ne veux pas que tu gagnes à la loterie de sainte guillotine, moi, comme dit l'épicier de la rue des Lombards. Prends garde, Maurice, tu vas m'exaspérer. Maurice, tu vas faire de moi un buveur de sang. Maurice, j'éprouve le besoin de mettre le feu à l'île Saint-Louis; une torche, un brandon!
Mais non, ma peine est inutile.
À quoi bon demander une torche, un flambeau?
Ton feu, Maurice, est assez beau
Pour embraser ton âme, et ces lieux, et la ville.
Maurice sourit malgré lui.
—Tu sais qu'il était convenu que nous ne parlerions qu'en prose? dit-il.
—Mais c'est qu'aussi tu m'exaspères avec ta folie, dit Lorin; c'est qu'aussi.... Tiens, viens boire, Maurice; devenons ivrognes, faisons des motions, étudions l'économie politique; mais, pour l'amour de Jupiter, ne soyons pas amoureux, n'aimons que la liberté.
—Ou la Raison.
—Ah! c'est vrai, la déesse te dit bien des choses, et te trouve un charmant mortel.
—Et tu n'es pas jaloux?
—Maurice, pour sauver un ami, je me sens capable de tous les sacrifices.
—Merci, mon pauvre Lorin, et j'apprécie ton dévouement; mais le meilleur moyen de me consoler, vois-tu, c'est de me saturer de ma douleur. Adieu, Lorin; va voir Arthémise.
—Et toi, où vas-tu?
—Je rentre chez moi. Et Maurice fit quelques pas vers le pont.
—Tu demeures donc du côté de la rue vieille Saint-Jacques, maintenant?
—Non, mais il me plaît de prendre par là.
—Pour revoir encore une fois le lieu qu'habitait ton inhumaine?
—Pour voir si elle n'est pas revenue où elle sait que je l'attends. Ô Geneviève! Geneviève! je ne t'aurais pas crue capable d'une pareille trahison!
—Maurice, un tyran qui connaissait bien le beau sexe, puisqu'il est mort pour l'avoir trop aimé, disait:
Souvent femme varie,
Bien fol est qui s'y fie.
Maurice poussa un soupir, et les deux amis reprirent le chemin de la vieille rue Saint-Jacques.
À mesure que les deux amis approchaient, ils distinguaient un grand bruit, ils voyaient s'augmenter la lumière, ils entendaient ces chants patriotiques, qui, au grand jour, en plein soleil, dans l'atmosphère du combat, semblaient des hymnes héroïques, mais qui, la nuit, à la lueur de l'incendie, prenaient l'accent lugubre d'une ivresse de cannibale.
—Oh! mon Dieu! mon Dieu! disait Maurice oubliant que Dieu était aboli.
Et il allait toujours, la sueur au front. Lorin le regardait aller, et murmurait entre ses dents:
Amour, amour, quand tu nous tiens:
On peut bien dire adieu prudence.
Tout Paris semblait se porter vers le théâtre des événements que nous venons de raconter. Maurice fut obligé de traverser une haie de grenadiers, les rangs des sectionnaires, puis les bandes pressées de cette populace toujours furieuse, toujours éveillée, qui, à cette époque, courait en hurlant de spectacle en spectacle.
À mesure qu'il approchait, Maurice, dans son impatience furieuse, hâtait le pas. Lorin le suivait avec peine, mais il l'aimait trop pour le laisser seul en pareil moment.
Tout était presque fini: le feu s'était communiqué du hangar, où le soldat avait jeté sa torche enflammée, aux ateliers construits en planches assemblées de façon à laisser de grands jours pour la circulation de l'air; les marchandises avaient brûlé; la maison commençait à brûler elle-même.
—Oh! mon Dieu! se dit Maurice, si elle était revenue, si elle se trouvait dans quelque chambre enveloppée par le cercle de flammes, m'attendant, m'appelant....
Et Maurice, à demi insensé de douleur, aimant mieux croire à la folie de celle qu'il aimait qu'à sa trahison, Maurice donna tête baissée au milieu de la porte qu'il entrevoyait dans la fumée.
Lorin le suivait toujours: il l'eût suivi en enfer.
Le toit brûlait, le feu commençait à se communiquer à l'escalier.
Maurice, haletant, visita tout le premier, le salon, la chambre de Geneviève, la chambre du chevalier de Maison-Rouge, les corridors, appelant d'une voix étranglée:
—Geneviève! Geneviève! Personne ne répondit. En revenant dans la première pièce, les deux amis virent des bouffées de flammes qui commençaient à entrer par la porte. Malgré les cris de Lorin, qui lui montrait la fenêtre, Maurice passa au milieu de la flamme.
Puis il courut à la maison, traversa sans s'arrêter à rien la cour jonchée de meubles brisés, retrouva la salle à manger, le salon de Dixmer, le cabinet du chimiste Morand; tout cela plein de fumée, de débris, de vitres cassées; le feu venait d'atteindre aussi cette partie de la maison, et commençait à la dévorer.
Maurice fit comme il venait de faire du pavillon. Il ne laissa pas une chambre sans l'avoir visitée, un corridor sans l'avoir parcouru. Il descendit jusqu'aux caves. Peut-être Geneviève, pour fuir l'incendie, s'était-elle réfugiée là.
Personne.
—Morbleu! dit Lorin, tu vois bien que personne ne tiendrait ici, à l'exception des salamandres, et ce n'est point cet animal fabuleux que tu cherches. Allons, viens; nous demanderons, nous nous informerons aux assistants; quelqu'un peut-être l'a-t-il vue.
Il eût fallu bien des forces réunies pour conduire Maurice hors de la maison; l'Espérance l'entraîna par un de ses cheveux.
Alors commencèrent les investigations; ils visitèrent les environs, arrêtant les femmes qui passaient, fouillant les allées, mais sans résultat. Il était une heure du matin; Maurice, malgré sa vigueur athlétique, était brisé de fatigue: il renonça enfin à ses courses, à ses ascensions, à ses conflits perpétuels avec la foule.
Un fiacre passait; Lorin l'arrêta.
—Mon cher, dit-il à Maurice, nous avons fait tout ce qu'il était humainement possible de faire pour retrouver ta Geneviève; nous nous sommes éreintés; nous nous sommes roussis; nous nous sommes gourmés pour elle. Cupidon, si exigeant qu'il soit, ne peut exiger davantage d'un homme qui est amoureux, et surtout d'un homme qui ne l'est pas; montons en fiacre, et rentrons chacun chez nous.
Maurice ne répondit point et se laissa faire. On arriva à la porte de Maurice sans que les deux amis eussent échangé une seule parole.
Au moment où Maurice descendait, on entendit une fenêtre de l'appartement de Maurice se refermer.
—Ah! bon! dit Lorin, on t'attendait, me voilà plus tranquille. Frappe maintenant. Maurice frappa, la porte s'ouvrit.
—Bonsoir! dit Lorin, demain matin attends-moi pour sortir.
—Bonsoir! dit machinalement Maurice. Et la porte se referma derrière lui.
Sur les premières marches de l'escalier il rencontra son officieux.
—Oh! citoyen Lindey, s'écria celui-ci, quelle inquiétude vous nous avez donnée! Le mot nous frappa Maurice.
—À vous? dit-il.
—Oui, à moi et à la petite dame qui vous attend.
—La petite dame! répéta Maurice, trouvant le moment mal choisi pour correspondre au souvenir que lui donnait sans doute quelqu'une de ses anciennes amies; tu fais bien de me dire cela, je vais coucher chez Lorin.
—Oh! impossible; elle était à la fenêtre, elle vous a vu descendre, et s'est écriée: «Le voilà!»
—Eh! que m'importe qu'elle sache que c'est moi; je n'ai pas le cœur à l'amour. Remonte, et dis à cette femme qu'elle s'est trompée.
L'officieux fit un mouvement pour obéir, mais il s'arrêta.
—Ah! citoyen, dit-il, vous avez tort: la petite dame était déjà bien triste, ma réponse va la mettre au désespoir.
—Mais enfin, dit Maurice, quelle est cette femme?
—Citoyen, je n'ai pas vu son visage; elle est enveloppée d'une mante, et elle pleure; voilà ce que je sais.
—Elle pleure! dit Maurice.
—Oui, mais bien doucement, en étouffant ses sanglots.
—Elle pleure, répéta Maurice. Il y a donc quelqu'un au monde qui m'aime assez pour s'inquiéter à ce point de mon absence?
Et il monta lentement derrière l'officieux.
—Le voici, citoyenne, le voici! cria celui-ci en se précipitant dans la chambre. Maurice entra derrière lui.
Il vit alors dans le coin du salon une forme palpitante qui se cachait le visage sous des coussins, une femme qu'on eût cru morte sans le gémissement convulsif qui la faisait tressaillir.
Il fit signe à l'officieux de sortir. Celui-ci obéit et referma la porte. Alors Maurice courut à la jeune femme, qui releva la tête.
—Geneviève! s'écria le jeune homme, Geneviève chez moi! suis-je donc fou, mon Dieu?
—Non, vous avez toute votre raison, mon ami, répondit la jeune femme. Je vous ai promis d'être à vous si vous sauviez le chevalier de Maison-Rouge. Vous l'avez sauvé, me voici! Je vous attendais.
Maurice se méprit au sens de ces paroles; il recula d'un pas et, regardant tristement la jeune femme:
—Geneviève, dit-il doucement, Geneviève, vous ne m'aimez donc pas?
Le regard de Geneviève se voila de larmes; elle détourna la tête et, s'appuyant sur le dossier du sofa, elle éclata en sanglots.
—Hélas! dit Maurice, vous voyez bien que vous ne m'aimez plus, et non seulement vous ne m'aimez plus, Geneviève, mais il faut que vous éprouviez une espèce de haine contre moi pour vous désespérer ainsi.
Maurice avait mis tant d'exaltation et de douleur dans ces derniers mots, que Geneviève se redressa et lui prit la main.
—Mon Dieu, dit-elle, celui qu'on croyait le meilleur sera donc toujours égoïste!
—Égoïste, Geneviève, que voulez-vous dire?
—Mais vous ne comprenez donc pas ce que je souffre? Mon mari en fuite, mon frère proscrit, ma maison en flammes, tout cela dans une nuit, et puis cette horrible scène entre vous et le chevalier!
Maurice l'écoutait avec ravissement, car il était impossible, même à la passion la plus folle, de ne pas admettre que de telles émotions accumulées puissent amener à l'état de douleur où Geneviève se trouvait.
—Ainsi vous êtes venue, vous voilà, je vous tiens, vous ne me quitterez plus! Geneviève tressaillit.
—Où serais-je allée? répondit-elle avec amertume. Ai-je un asile, un abri, un protecteur autre que celui qui a mis un prix à sa protection? oh! furieuse et folle, j'ai franchi le pont Neuf, Maurice, et en passant je me suis arrêtée pour voir l'eau sombre bruire à l'angle des arches, cela m'attirait, me fascinait. Là, pour toi, me disais-je, pauvre femme, là est un abri; là est un repos inviolable; là est l'oubli.
—Geneviève, Geneviève! s'écria Maurice, vous avez dit cela?... Mais vous ne m'aimez donc pas?
—Je l'ai dit, répondit Geneviève à voix basse; je l'ai dit et je suis venue. Maurice respira et se laissa glisser à ses pieds.
—Geneviève, murmura-t-il, ne pleurez plus. Geneviève, consolez-vous de tous vos malheurs, puisque vous m'aimez. Geneviève, au nom du ciel, dites-moi que ce n'est point la violence de mes menaces qui vous a amenée ici. Dites-moi que, quand même vous ne m'eussiez pas vu ce soir, en vous trouvant seule, isolée, sans asile, vous y fussiez venue, et acceptez le serment que je vous fais de vous délier du serment que je vous ai forcée de faire.
Geneviève abaissa sur le jeune homme un regard empreint d'une ineffable reconnaissance.
—Généreux! dit-elle. Oh! mon Dieu, je vous remercie, il est généreux!
—Écoutez, Geneviève, dit Maurice, Dieu que l'on chasse ici de ses temples, mais que l'on ne peut chasser de nos cœurs où il a mis l'amour, Dieu a fait cette soirée lugubre en apparence, mais étincelante au fond de joies et de félicités. Dieu vous a conduite à moi, Geneviève, il vous a mise entre mes bras, il vous parle par mon souffle. Dieu, enfin, Dieu veut récompenser ainsi tant de souffrances que nous avons endurées, tant de vertus que nous avons déployées en combattant cet amour qui semblait illégitime, comme si un sentiment si longtemps pur et toujours si profond pouvait être un crime. Ne pleurez donc plus, Geneviève! Geneviève, donnez-moi votre main. Voulez-vous être chez un frère, voulez-vous que ce frère baise avec respect le bas de votre robe, s'éloigne les mains jointes et franchisse le seuil sans retourner la tête? Eh bien! dites un mot, faites un signe, et vous allez me voir m'éloigner, et vous serez seule, libre et en sûreté comme une vierge dans une église. Mais au contraire, ma Geneviève adorée, voulez-vous vous souvenir que je vous ai tant aimée que j'ai failli en mourir, que pour cet amour que vous pouvez faire fatal ou heureux, j'ai trahi les miens, que je me suis rendu odieux et vil à moi-même; voulez-vous songer à tout ce que l'avenir nous garde de bonheur; à la force et à l'énergie qu'il y a dans notre jeunesse et dans notre amour pour défendre ce bonheur qui commence contre quiconque voudrait l'attaquer! Oh! Geneviève, toi, tu es un ange de bonté, veux-tu, dis? veux-tu rendre un homme si heureux qu'il ne regrette plus la vie et qu'il ne désire plus le bonheur éternel? Alors, au lieu de me repousser, souris-moi, ma Geneviève, laisse-moi appuyer ta main sur mon cœur, penche-toi vers celui qui t'aspire de toute sa puissance, de tous ses vœux, de toute son âme; Geneviève, mon amour, ma vie, Geneviève, ne reprends pas ton serment!
Le cœur de la jeune femme se gonflait à ces douces paroles: la langueur de l'amour, la fatigue de ses souffrances passées épuisaient ses forces; les larmes ne revenaient plus à ses yeux, et cependant les sanglots soulevaient encore sa poitrine brûlante.
Maurice comprit qu'elle n'avait plus de courage pour résister, il la saisit dans ses bras. Alors elle laissa tomber sa tête sur son épaule, et ses longs cheveux se dénouèrent sur les joues ardentes de son amant.
En même temps Maurice sentit bondir sa poitrine, soulevée encore comme les vagues après l'orage.
—Oh! tu pleures, Geneviève, lui dit-il avec une profonde tristesse, tu pleures. Oh! rassure-toi. Non, non, jamais je n'imposerai l'amour à une douleur dédaigneuse. Jamais mes lèvres ne se souilleront d'un baiser qu'empoisonnera une seule larme de regret.
Et il desserra l'anneau vivant de ses bras, il écarta son front de celui de Geneviève et se détourna lentement.
Mais aussitôt, par une de ces réactions si naturelles à la femme qui se défend et qui désire tout en se défendant, Geneviève jeta au cou de Maurice ses bras tremblants, l'étreignit avec violence et colla sa joue glacée et humide encore des larmes qui venaient de se tarir sur la joue ardente du jeune homme.
—Oh! murmura-t-elle, ne m'abandonne pas, Maurice, car je n'ai plus que toi au monde.
Un beau soleil venait, à travers les persiennes vertes, dorer les feuilles de trois grands rosiers placés dans des caisses de bois sur la fenêtre de Maurice.
Ces fleurs, d'autant plus précieuses à la vue que la saison commençait à fuir, embaumaient une petite salle à manger dallée, reluisante de propreté, dans laquelle, à une table servie sans profusion, mais élégamment, venaient de s'asseoir Geneviève et Maurice.
La porte était fermée, car la table supportait tout ce dont les convives avaient besoin. On comprenait qu'ils s'étaient dit:
—Nous nous servirons nous-mêmes. On entendait dans la pièce voisine remuer l'officieux, empressé comme l'ardélion de Phèdre. La chaleur et la vie des derniers beaux jours entraient par les lames entrebâillées de la jalousie, et faisaient briller comme de l'or et de l'émeraude les feuilles des rosiers caressées par le soleil. Geneviève laissa tomber de ses doigts sur son assiette le fruit doré qu'elle tenait, et, rêveuse, souriant des lèvres seulement, tandis que ses grands yeux languissaient dans la mélancolie, elle demeura ainsi silencieuse, inerte, engourdie, bien que vivante et heureuse au soleil de l'amour, comme l'étaient ces belles fleurs au soleil du ciel.
Bientôt ses yeux cherchèrent ceux de Maurice, et ils les rencontrèrent fixés sur elle: lui aussi la regardait et rêvait.
Alors elle posa son bras si doux et si blanc sur l'épaule du jeune homme, qui tressaillit; puis elle y appuya sa tête avec cette confiance et cet abandon qui sont bien plus que l'amour.
Geneviève le regardait sans lui parler et rougissait en le regardant.
Maurice n'avait qu'à incliner légèrement la tête pour appuyer ses lèvres sur les lèvres entr'ouvertes de sa maîtresse.
Il inclina la tête; Geneviève pâlit, et ses yeux se fermèrent comme les pétales de la fleur qui cache son calice aux rayons de la lumière.
Ils demeuraient ainsi endormis dans cette félicité inaccoutumée, quand le bruit aigu de la sonnette les fit tressaillir.
Ils se détachèrent l'un de l'autre.
L'officieux entra et referma mystérieusement la porte.
—C'est le citoyen Lorin, dit-il.
—Ah! ce cher Lorin, dit Maurice; je vais aller le congédier. Pardon, Geneviève. Geneviève l'arrêta.
—Congédier votre ami, Maurice! dit-elle; un ami, un ami qui vous a consolé, aidé, soutenu? Non, je ne veux pas plus chasser un tel ami de votre maison que de votre cœur; qu'il entre, Maurice, qu'il entre.
—Comment, vous permettez?... dit Maurice.
—Je le veux, dit Geneviève.
—Oh! mais vous trouvez donc que je ne vous aime pas assez, s'écria Maurice ravi de cette délicatesse, et c'est de l'idolâtrie qu'il vous faut?
Geneviève tendit son front rougissant au jeune homme; Maurice ouvrit la porte, et Lorin entra, beau comme le jour dans son costume de demi-muscadin. En apercevant Geneviève, il manifesta une surprise à laquelle succéda aussitôt un respectueux salut.
—Viens, Lorin, viens, dit Maurice, et regarde madame. Tu es détrôné, Lorin; il y a maintenant quelqu'un que je te préfère. J'eusse donné ma vie pour toi; pour elle, je ne t'apprends rien de nouveau, Lorin, pour elle, j'ai donné mon honneur.
—Madame, dit Lorin avec un sérieux qui accusait en lui une émotion bien profonde, je tâcherai d'aimer plus que vous Maurice, pour que lui ne cesse pas de m'aimer tout à fait.
—Asseyez-vous, monsieur, dit en souriant Geneviève.
—Oui, assieds-toi, dit Maurice, qui, ayant serré à droite la main de son ami, à gauche celle de sa maîtresse, venait de s'emplir le cœur de toute la félicité qu'un homme peut ambitionner sur la terre.
—Alors tu ne veux donc plus mourir? tu ne veux donc plus te faire tuer?
—Comment cela? demanda Geneviève.
—Oh! mon Dieu, dit Lorin, que l'homme est un animal versatile, et que les philosophes ont bien raison de mépriser sa légèreté! En voilà un, croiriez-vous cela, madame? qui voulait, hier au soir, se jeter à l'eau, qui déclarait qu'il n'y avait plus de félicité possible pour lui en ce monde; et voilà que je le retrouve ce matin gai, joyeux, le sourire sur les lèvres, le bonheur sur le front, la vie dans le cœur, en face d'une table bien servie; il est vrai qu'il ne mange pas, mais cela ne prouve pas qu'il en soit plus malheureux.
—Comment, dit Geneviève, il voulait faire tout cela?
—Tout cela, et bien d'autres choses encore; je vous le raconterai plus tard; mais pour le moment j'ai très faim; c'est la faute de Maurice, qui m'a fait courir tout le quartier Saint-Jacques hier au soir. Permettez que j'entame votre déjeuner, auquel vous n'avez touché ni l'un ni l'autre.
—Tiens, il a raison! s'écria Maurice avec une joie d'enfant; déjeunons. Je n'ai pas mangé, ni vous non plus, Geneviève.
Il guettait l'œil de Lorin à ce nom; mais Lorin ne sourcilla point.
—Ah çà! mais tu avais donc deviné que c'était elle! lui demanda Maurice.
—Parbleu! répondit Lorin en se coupant une large tranche de jambon blanc et rose.
—J'ai faim aussi, dit Geneviève en tendant son assiette.
—Lorin, dit Maurice, j'étais malade hier au soir.
—Tu étais plus que malade, tu étais fou.
—Eh bien! je crois que c'est toi qui es souffrant, ce matin.
—Comment cela?
—Tu n'as pas encore fait de vers.
—J'y songeais à l'instant même, dit Lorin.
Lorsqu'il siège au milieu des Grâces,
Phébus tient sa lyre à la main;
Mais de Vénus s'il suit des traces,
Phébus perd sa lyre en chemin.
—Bon! voilà toujours un quatrain, dit Maurice en riant.
—Et il faudra que tu t'en contentes, vu que nous allons causer de choses moins gaies.
—Qu'y a-t-il encore? demanda Maurice avec inquiétude.
—Il y a que je suis prochainement de garde à la Conciergerie.
—À la Conciergerie! dit Geneviève; près de la reine?
—Près de la reine... je crois que oui, madame. Geneviève pâlit; Maurice fronça le sourcil et fit un signe à Lorin. Celui-ci se coupa une nouvelle tranche de jambon, double de la première.
La reine avait, en effet, été conduite à la conciergerie, où nous allons la suivre.
À l'angle du pont au Change et du quai aux Fleurs s'élèvent les restes du vieux palais de saint Louis, qui s'appelait, par excellence, le Palais, comme Rome s'appelait la Ville, et qui continue à garder ce nom souverain depuis que les seuls rois qui l'habitent sont les greffiers, les juges et les plaideurs.
C'est une grande et sombre maison que celle de la justice, et qui fait plus craindre qu'aimer la rude déesse. On y voit tout l'attirail et toutes les attributions de la vengeance humaine réunis en un étroit espace. Ici, les salles où l'on garde les prévenus; plus loin, celles où on les juge; plus bas, les cachots où on les enferme quand ils sont condamnés; à la porte, la petite place où on les marque du fer rouge et infamant; à cent cinquante pas de la première, l'autre place, plus grande, où on les tue, c'est-à-dire la Grève, où on achève ce qui a été ébauché au Palais.
La justice, comme on le voit, a tout sous la main. Toute cette partie d'édifices, accolés les uns aux autres, mornes, gris, percés de petites fenêtres grillées, où les voûtes béantes ressemblent à des antres grillés qui longent le quai des Lunettes, c'est la Conciergerie.
Cette prison a des cachots que l'eau de la Seine vient humecter de son noir limon; elle a des issues mystérieuses qui conduisaient autrefois au fleuve les victimes qu'on avait intérêt à faire disparaître.
Vue en 1793, la Conciergerie, pourvoyeuse infatigable de l'échafaud, la Conciergerie, disons-nous, regorgeait de prisonniers dont on faisait en une heure des condamnés. À cette époque, la vieille prison de saint Louis était bien réellement l'hôtellerie de la mort.
Sous les voûtes des portes, se balançait, la nuit, une lanterne au feu rouge, sinistre enseigne de ce lieu de douleurs.
La veille de ce jour où Maurice, Lorin et Geneviève déjeunaient ensemble, un sourd roulement avait ébranlé le pavé du quai et les vitres de la prison; puis le roulement avait cessé en face de la porte ogive; des gendarmes avaient frappé à cette porte avec la poignée de leur sabre, cette porte s'était ouverte, la voiture était entrée dans la cour, et, quand les gonds avaient tourné derrière elle, quand les verrous avaient grincé, une femme en était descendue.
Aussitôt le guichet béant devant elle l'engloutit. Trois ou quatre têtes curieuses, qui s'étaient avancées à la lueur des flambeaux pour considérer la prisonnière, et qui étaient apparues dans la demi-teinte, se plongèrent dans l'obscurité; puis on entendit quelques rires vulgaires et quelques adieux grossiers échangés entre les hommes qui s'éloignaient et qu'on entendait sans les voir.
Celle qu'on amenait ainsi était restée en dedans du premier guichet avec ses gendarmes; elle vit qu'il fallait en franchir un second; mais elle oublia que, pour passer un guichet, on doit à la fois hausser le pied et baisser la tête, car on trouve en bas une marche qui monte, et en haut une marche qui descend.
La prisonnière, encore mal habituée sans doute à l'architecture des prisons, malgré le long séjour qu'elle y avait déjà fait, oublia de baisser son front et se heurta violemment à la barre de fer.
—Vous êtes-vous fait mal, citoyenne? demanda un des gendarmes.
—Rien ne me fait plus mal à présent, répondit-elle tranquillement.
Et elle passa sans proférer aucune plainte, quoique l'on vît au-dessus du sourcil la trace presque sanglante qu'y avait laissée le contact de la barre de fer.
Bientôt on aperçut le fauteuil du concierge, fauteuil plus vénérable aux yeux des prisonniers que ne l'est aux yeux des courtisans le trône d'un roi, car le concierge d'une prison est le dispensateur des grâce, et toute grâce est importante pour un prisonnier; souvent la moindre faveur change son ciel sombre en un firmament lumineux.
Le concierge Richard, installé dans son fauteuil, que, bien convaincu de son importance, il n'avait pas quitté malgré le bruit des grilles et le roulement de la voiture qui lui annonçait un nouvel hôte, le concierge Richard prit son tabac, regarda la prisonnière, ouvrit un registre fort gros, et chercha une plume dans le petit encrier de bois noir où l'encre, pétrifiée sur les bords, conservait encore au milieu un peu de bourbeuse humidité, comme, au milieu du cratère d'un volcan, il reste toujours un peu de matière en fusion.
—Citoyen concierge, dit le chef de l'escorte, fais-nous l'écrou et vivement, car on nous attend avec impatience à la Commune.
—Oh! ce ne sera pas long, dit le concierge en versant dans son encrier quelques gouttes de vin qui restaient au fond d'un verre; on a la main faite à cela, Dieu merci! Tes noms et prénoms, citoyenne?
Et, trempant sa plume dans l'encre improvisée, il s'apprêta à écrire au bas de la page, déjà pleine aux sept huitièmes, l'écrou de la nouvelle venue; tandis que, debout derrière son fauteuil, la citoyenne Richard, femme aux regards bienveillants, contemplait, avec un étonnement presque respectueux, cette femme à l'aspect à la fois si triste, si noble et si fier, que son mari interrogeait.
—Marie-Antoinette-Jeanne-Josèphe de Lorraine, répondit la prisonnière, archiduchesse d'Autriche, reine de France.
—Reine de France? répéta le concierge en se soulevant étonné sur le bras de son fauteuil.
—Reine de France, répéta la prisonnière du même ton.
—Autrement dit, veuve Capet, dit le chef de l'escorte.
—Sous lequel de ces deux noms dois-je l'inscrire? demanda le concierge.
—Sous celui des deux que tu voudras, pourvu que tu l'inscrives vite, dit le chef de l'escorte.
Le concierge retomba sur son fauteuil, et, avec un léger tremblement, il écrivit sur son registre les prénoms, le nom et le titre que s'était donnés la prisonnière, inscriptions dont l'encre apparaît encore rougeâtre aujourd'hui sur ce registre, dont les rats de la conciergerie révolutionnaire ont grignoté la feuille à l'endroit le plus précieux.
La femme Richard se tenait toujours debout derrière le fauteuil de son mari; seulement, un sentiment de religieuse commisération lui avait fait joindre les mains.
—Votre âge? continua le concierge.
—Trente-sept ans et neuf mois, répondit la reine.
Richard se remit à écrire, puis détailla le signalement, et termina par les formules et les notes particulières.
—Bien, dit-il, c'est fait.
—Où conduit-on la prisonnière? demanda le chef de l'escorte.
Richard prit une seconde prise de tabac et regarda sa femme.
—Dame! dit celle-ci, nous n'étions pas prévenus, de sorte que nous ne savons guère...
—Cherche! dit le brigadier.
—Il y a la chambre du conseil, reprit la femme.
—Hum! c'est bien grand, murmura Richard.
—Tant mieux! si elle est grande, on pourra plus facilement y placer des gardes.
—Va pour la chambre du conseil, dit Richard; mais elle est inhabitable pour le moment, car il n'y a pas de lit.
—C'est vrai, répondit la femme, je n'y avais pas songé.
—Bah! dit un des gendarmes, on y mettra un lit demain, et demain sera bientôt venu.
—D'ailleurs, la citoyenne peut passer cette nuit, dans notre chambre; n'est-ce pas, notre homme? dit la femme Richard.
—Eh bien, et nous, donc? dit le concierge.
—Nous ne nous coucherons pas; comme l'a dit le citoyen gendarme, une nuit est bientôt passée.
—Alors, dit Richard, conduisez la citoyenne dans ma chambre.
—Pendant ce temps-là, vous préparerez notre reçu, n'est-ce pas?
—Vous le trouverez en revenant. La femme Richard prit une chandelle qui brûlait sur la table, et marcha la première. Marie-Antoinette la suivit sans mot dire, calme et pâle, comme toujours; deux guichetiers, auxquels la femme Richard fit un signe, fermèrent la marche. On montra à la reine un lit auquel la femme Richard s'empressa de mettre des draps blancs. Les guichetiers s'installèrent aux issues; puis la porte fut refermée à double tour, et Marie-Antoinette se trouva seule. Comment elle passa cette nuit, nul le sait, puisqu'elle la passa face à face avec Dieu. Ce fut le lendemain seulement que la reine fut conduite dans la chambre du conseil, quadrilatère allongé dont le guichet d'entrée donne sur un corridor de la Conciergerie, et que l'on avait coupé dans toute sa longueur par une cloison qui n'atteignait pas à la hauteur du plafond.
L'un des compartiments était la chambre des hommes de garde.
L'autre était celle de la reine.
Une fenêtre grillée de barreaux épais éclairait chacune de ces deux cellules.
Un paravent, substitué à une porte, isolait la reine de ses gardiens, et fermait l'ouverture du milieu.
La totalité de cette chambre était carrelée de briques sur champ.
Enfin les murs avaient été décorés autrefois d'un cadre de bois doré d'où pendaient encore des lambeaux de papier fleurdelisé.
Un lit dressé en face de la fenêtre, une chaise placée près du jour, tel était l'ameublement de la prison royale.
En y entrant, la reine demanda qu'on lui apportât ses livres et son ouvrage.
On lui apporta les Révolutions d'Angleterre, qu'elle avait commencées au Temple, le Voyage du jeune Anarcharsis, et sa tapisserie.
De leur côté, les gendarmes s'établirent dans la cellule voisine. L'histoire a conservé leurs noms, comme elle fait des êtres les plus infimes que la fatalité associe aux grandes catastrophes, et qui voient refléter sur eux un fragment de cette lumière que jette la foudre en brisant, soit les trônes des rois, soit les rois eux-mêmes.
Ils s'appelaient Duchesne et Gilbert.
La Commune avait désigné ces deux hommes, qu'elle connaissait pour bons patriotes, et ils devaient rester à poste fixe dans leur cellule jusqu'au jugement de Marie-Antoinette: on espérait éviter par ce moyen les irrégularités presque inévitables d'un service qui change plusieurs fois le jour, et l'on conférait une responsabilité terrible aux gardiens.
La reine fut, dès ce jour même, par la conversation de ces deux hommes, dont toutes les paroles arrivaient jusqu'à elles, lorsque aucun motif ne les forçait à baisser la voix, la reine, disons-nous, fut instruite de cette mesure; elle en ressentit à la fois de la joie et de l'inquiétude; car, si, d'un côté, elle se disait que ces hommes devaient être bien sûrs, puisqu'on les avait choisis entre tant d'hommes, d'un autre côté, elle réfléchissait que ses amis trouveraient bien plus d'occasions de corrompre deux gardiens connus et à poste fixe que cent inconnus désignés par le hasard et passant auprès d'elle à l'improviste et pour un seul jour.
La première nuit, avant de se coucher, un des deux gendarmes avait fumé selon son habitude; la vapeur du tabac glissa par les ouvertures de la cloison et vint assiéger la malheureuse reine, dont l'infortune avait irrité toutes les délicatesses au lieu de les émousser.
Bientôt elle se sentit prise de vapeurs et de nausées: sa tête s'embarrassa des pesanteurs de l'asphyxie; mais, fidèle à son système d'indomptable fierté, elle ne se plaignit point.
Tandis qu'elle veillait de cette veille douloureuse et que rien ne troublait le silence de la nuit, elle crut entendre comme un gémissement qui venait du dehors; ce gémissement était lugubre et prolongé, c'était quelque chose de sinistre et de perçant comme les bruits du vent dans les corridors déserts, quand la tempête emprunte une voix humaine pour donner la vie aux passions des éléments.
Bientôt elle reconnut que ce bruit qui l'avait fait tressaillir d'abord, que ce cri douloureux et persévérant était la plainte lugubre d'un chien hurlant sur le quai. Elle pensa aussitôt à son pauvre Black, auquel elle n'avait pas songé au moment où elle avait été enlevée du Temple, et dont elle crut reconnaître la voix. En effet, le pauvre animal, qui, par trop de vigilance, avait perdu sa maîtresse, était descendu invisible derrière elle, avait suivi sa voiture jusqu'aux grilles de la Conciergerie, et ne s'en était éloigné que parce qu'il avait failli être coupé en deux par la double lame de fer qui s'était refermée derrière elle.
Mais bientôt le pauvre animal était revenu, et, comprenant que sa maîtresse était renfermée dans ce grand tombeau de pierre, il l'appelait en hurlant, et attendait, à dix pas de la sentinelle, la caresse d'une réponse.
La reine répondit par un soupir qui fit dresser l'oreille à ses gardiens.
Mais, comme ce soupir fut le seul, et qu'aucun bruit ne lui succéda dans la chambre de Marie-Antoinette, ses gardiens se rassurèrent bientôt et retombèrent dans leur assoupissement.
Le lendemain, au point du jour, la reine était levée et habillée. Assise près de la fenêtre grillée, dont le jour, tamisé par les barreaux, descendait bleuâtre sur ses mains amaigries, elle lisait en apparence, mais sa pensée était bien loin du livre.
Le gendarme Gilbert entr'ouvrit le paravent et la regarda en silence. Marie-Antoinette entendit le cri du meuble qui se repliait sur lui-même en frôlant le parquet, mais elle ne leva point la tête.
Elle était placée de manière à ce que les gendarmes pussent voir sa tête entièrement baignée de cette lumière matinale.
Le gendarme Gilbert fit signe à son camarade de venir regarder avec lui par l'ouverture.
Duchesne se rapprocha.
—Vois donc, dit Gilbert à voix basse, comme elle est pâle; c'est effrayant! Ses yeux bordés de rouge annoncent qu'elle souffre; on dirait qu'elle a pleuré.
—Tu sais bien, dit Duchesne, que la veuve Capet ne pleure jamais; elle est trop fière pour cela.
—Alors, c'est qu'elle est malade, dit Gilbert. Puis, haussant la voix:
—Dis donc, citoyenne Capet, demanda-t-il, est-ce que tu es malade?
La reine leva lentement les yeux, et son regard se fixa clair et interrogateur sur ces deux hommes.
—Est-ce que c'est à moi que vous parlez, messieurs? demanda-t-elle d'une voix pleine de douceur, car elle avait cru remarquer une nuance d'intérêt dans l'accent de celui qui lui avait adressé la parole.
—Oui, citoyenne, c'est à toi, reprit Gilbert, et nous te demandons si tu es malade.
—Pourquoi cela?
—Parce que tu as les yeux bien rouges.
—Et que tu es bien pâle en même temps, ajouta Duchesne.
—Merci, messieurs. Non, je ne suis point malade; seulement, j'ai beaucoup souffert cette nuit.
—Ah! oui, tes chagrins.
—Non, messieurs, mes chagrins étant toujours les mêmes, et la religion m'ayant appris à les mettre aux pieds de la croix, mes chagrins ne me rendent pas plus souffrante un jour que l'autre; non, je suis malade parce que je n'ai pas beaucoup dormi cette nuit.
—Ah! la nouveauté du logement, le changement de lit, dit Duchesne.
—Et puis le logement n'est pas beau, ajouta Gilbert.
—Ce n'est pas non plus cela, messieurs, dit la reine en secouant la tête. Laide ou belle, ma demeure m'est indifférente.
—Qu'est-ce donc, alors?
—Ce que c'est?
—Oui.
—Je vous demande pardon de vous le dire; mais j'ai été fort incommodée de cette odeur de tabac que monsieur exhale encore en ce moment.
En effet, Gilbert fumait, ce qui, au reste, était sa plus habituelle occupation.
—Ah! mon Dieu! s'écria-t-il tout troublé de la douceur avec laquelle la reine lui parlait. C'est cela! que ne le disais-tu, citoyenne?
—Parce que je ne me suis pas cru le droit de vous gêner dans vos habitudes, monsieur.
—Ah bien, tu ne seras plus incommodée, par moi du moins, dit Gilbert en jetant sa pipe, qui alla se briser sur le carreau; car je ne fumerai plus.
Et il se retourna, emmenant son compagnon, et refermant le paravent.
—Possible qu'on lui coupe la tête, c'est l'affaire de la nation, cela; mais à quoi bon la faire souffrir, cette femme?
Nous sommes des soldats et non pas des bourreaux comme Simon.
—C'est un peu aristocrate, ce que tu fais là, compagnon, dit Duchesne en secouant la tête.
—Qu'appelles-tu aristocrate? Voyons, explique-moi un peu cela.
—J'appelle aristocrate tout ce qui vexe la nation et qui fait plaisir à ses ennemis.
—Ainsi, selon toi, dit Gilbert, je vexe la nation parce que je ne continue pas d'enfumer la veuve Capet? Allons donc! vois-tu, moi, continua le brave homme, je me rappelle mon serment à la patrie et la consigne de mon brigadier, voilà tout. Or, ma consigne, je la sais par cœur: «Ne pas laisser évader la prisonnière, ne laisser pénétrer personne auprès d'elle, écarter toute correspondance qu'elle voudrait nouer ou entretenir et mourir à mon poste.» Voilà ce que j'ai promis et je le tiendrai. Vive la nation!
—Ce que je t'en dis, reprit Duchesne, n'est pas que je t'en veuille, au contraire; mais cela me ferait de la peine que tu te compromisses.
—Chut! voilà quelqu'un. La reine n'avait pas perdu un mot de cette conversation, quoiqu'elle eût été faite à voix basse. La captivité double l'acuité des sens. Le bruit qui avait attiré l'attention des deux gardiens était celui de plusieurs personnes qui s'approchaient de la porte. Elle s'ouvrit. Deux municipaux entrèrent suivis du concierge et de quelques guichetiers.
—Eh bien, demandèrent-ils, la prisonnière?
—Elle est là, répondirent les deux gendarmes.
—Comment est-elle logée?
—Voyez. Et Gilbert alla heurter au paravent.
—Que voulez-vous? demanda la reine.
—C'est la visite de la Commune, citoyenne Capet.
«Cet homme est bon, pensa Marie-Antoinette, et si mes amis le veulent bien...»
—C'est bon, c'est bon, dirent les municipaux en écartant Gilbert et en entrant chez la reine; il n'est pas besoin de tant de façons.
La reine ne leva point la tête, et l'on eût pu croire, à son impassibilité, qu'elle n'avait ni vu ni entendu ce qui venait de se passer, et qu'elle se croyait toujours seule.
Les délégués de la Commune observèrent curieusement tous les détails de la chambre, sondèrent les boiseries, le lit, les barreaux de la fenêtre qui donnait sur la cour des femmes, et, après avoir recommandé la plus minutieuse vigilance aux gendarmes, sortirent sans avoir adressé la parole à Marie-Antoinette et sans que celle-ci eût paru s'apercevoir de leur présence.
Vers la fin de cette même journée où nous avons vu les municipaux visiter avec un soin si minutieux la prison de la reine, un homme, vêtu d'une carmagnole grise, la tête couverte d'épais cheveux noirs, et, par-dessus ces cheveux noirs, d'un de ces bonnets à poil qui distinguaient alors parmi le peuple les patriotes exagérés, se promenait dans la grande salle si philosophiquement appelée la salle des Pas-Perdus, et semblait fort attentif à regarder les allants et les venants qui forment la population ordinaire de cette salle, population fort augmentée à cette époque, où les procès avaient acquis une importance majeure et où l'on ne plaidait plus guère que pour disputer sa tête aux bourreaux et au citoyen Fouquier-Tinville, leur infatigable pourvoyeur.
C'était une attitude de fort bon goût que celle qu'avait prise l'homme dont nous venons d'esquisser le portrait. La société, à cette époque, était divisée en deux classes, les moutons et les loups; les uns devaient naturellement faire peur aux autres, puisque la moitié de la société dévorait l'autre moitié.
Notre farouche promeneur était de petite taille; il brandissait d'une main noire et sale un de ces gourdins qu'on appelait constitution; il est vrai que la main qui faisait voltiger cette arme terrible eût paru bien petite à quiconque se fût amusé à jouer vis-à-vis de l'étrange personnage le rôle d'inquisiteur qu'il s'était arrogé à l'égard des autres; mais personne n'eût osé contrôler, en quelque chose que ce fût, un homme d'un aspect aussi terrible.
En effet, ainsi posé, l'homme au gourdin causait une grave inquiétude à certains groupes de scribes à cahutes qui dissertaient sur la chose publique, laquelle, à cette époque, commençait à aller de mal en pis, ou de mieux en mieux, selon qu'on examinera la question au point de vue conservateur ou révolutionnaire. Ces braves gens examinaient du coin de l'œil sa longue barbe noire, son œil verdâtre enchâssé dans des sourcils touffus comme des brosses, et frémissaient à chaque fois que la promenade du terrible patriote, promenade qui comprenait la salle des Pas-Perdus dans toute sa longueur, le rapprochait d'eux.
Cette terreur leur était surtout venue de ce que, chaque fois qu'ils s'étaient avisés de s'approcher de lui ou même de le regarder trop attentivement, l'homme au gourdin avait fait retentir sur les dalles son arme pesante, qui arrachait aux pierres sur lesquelles elle retombait un son tantôt mat et sourd, tantôt éclatant et sonore. Mais ce n'étaient pas seulement les braves gens à cahutes dont nous avons parlé, et qu'on désigne généralement sous le nom de rats du Palais, qui éprouvaient cette formidable impression: c'étaient encore les différents individus qui entraient dans la salle des Pas-Perdus par sa large porte ou par quelqu'un de ses étroits vomitoires, et qui passaient avec précipitation en apercevant l'homme au gourdin, lequel continuait à faire obstinément son trajet d'un bout à l'autre de la salle, trouvant à chaque moment un prétexte de faire résonner son gourdin sur les dalles.
Si les écrivains eussent été moins effrayés et les promeneurs plus clairvoyants, ils eussent sans doute découvert que notre patriote, capricieux comme toutes les natures excentriques ou extrêmes, semblait avoir des préférences pour certaines dalles, celles, par exemple, qui, situées à peu de distance du mur de droite, et au milieu de la salle, à peu près, rendaient les sons les plus purs et les plus bruyants.
Il finit même par concentrer sa colère sur quelques dalles seulement, et c'était surtout sur les dalles du centre. Un instant même, il s'oublia jusqu'à s'arrêter pour mesurer de l'œil quelque chose comme une distance.
Il est vrai que cette absence dura peu, et qu'il reprit aussitôt la farouche expression de son regard, qu'un éclair de joie avait remplacée.
Presque au même instant, un autre patriote,—à cette époque chacun avait son opinion écrite sur son front, ou plutôt sur ses habits;—presque au même instant, disons-nous, un autre patriote entrait par la porte de la galerie, et, sans paraître partager le moins du monde l'impression générale de terreur qu'inspirait le premier occupant, venait croiser sa promenade d'un pas à peu près égal au sien; de sorte qu'à moitié de la salle, ils se rencontrèrent.
Le nouveau venu avait, comme l'autre, un bonnet à poil, une carmagnole grise, des mains sales et un gourdin; il avait, en outre, de plus que l'autre, un grand sabre qui lui battait les mollets; mais, ce qui faisait surtout le second plus à craindre que le premier, c'est qu'autant le premier avait l'air terrible, autant le second avait l'air faux, haineux et bas.
Aussi, quoique ces deux hommes parussent appartenir à la même cause et partager la même opinion, les assistants risquèrent-ils un œil pour voir ce qui résulterait, non pas de leur rencontre, car ils ne marchaient pas précisément sur la même ligne, mais de leur rapprochement. Au premier tour, leur attente fut déçue: les deux patriotes se contentèrent d'échanger un regard, et même ce regard fit légèrement pâlir le plus petit des deux; seulement, au mouvement involontaire de ses lèvres, il était visible que cette pâleur était occasionnée, non point par un sentiment de crainte, mais de dégoût.
Et cependant, au second tour, comme si le patriote eût fait un violent effort, sa figure, si rébarbative jusque-là, s'éclaircit; quelque chose comme un sourire qui essayait d'être gracieux passa sur ses lèvres, et il appuya légèrement sa promenade à gauche, dans le but évident d'arrêter le second patriote dans la sienne.
À peu près au centre, ils se joignirent.
—Eh pardieu! c'est le citoyen Simon! dit le premier patriote.
—Lui-même! Mais que lui veux-tu, au citoyen Simon? et qui es-tu, d'abord?
—Fais donc semblant de ne me pas reconnaître!
—Je ne te reconnais pas du tout, par une excellente raison, c'est que je ne t'ai jamais vu.
—Allons donc! tu ne reconnaîtrais pas celui qui a eu l'honneur de porter la tête de la Lamballe?
Et ces mots, prononcés avec une sourde fureur, s'élancèrent brûlants de la bouche du patriote à carmagnole. Simon tressaillit.
—Toi? fit-il; toi?
—Eh bien, cela t'étonne? Ah! citoyen, je te croyais plus connaisseur en ami, en fidèles!... Tu me fais de la peine.
—C'est fort bien, ce que tu as fait, dit Simon; mais je ne te connaissais pas.
—Il y a plus d'avantage à garder le petit Capet, on est plus en vue; car, moi, je te connais, et je t'estime.
—Ah! merci.
—Il n'y a pas de quoi.... Donc, tu te promènes?
—Oui, j'attends quelqu'un.... Et toi?
—Moi aussi.
—Comment donc t'appelles-tu? Je parlerai de toi au club.
—Je m'appelle Théodore.
—Et puis?
—Et puis, c'est tout; ça ne te suffit pas?
—Oh! parfaitement.... Qui attends-tu, citoyen Théodore?
—Un ami auquel je veux faire une bonne petite dénonciation.
—En vérité! Conte-moi cela.
—Une couvée d'aristocrates.
—Qui s'appellent?
—Non, vrai, je ne peux dire cela qu'à mon ami.
—Tu as tort; car voici le mien qui s'avance vers nous, et il me semble que celui-là connaît assez la procédure pour arranger tout de suite ton affaire, hein?
—Fouquier-Tinville! s'écria le premier patriote.
—Rien que cela, cher ami.
—Eh bien, c'est bon.
—Eh! oui, c'est bon.... Bonjour, citoyen Fouquier. Fouquier-Tinville, pâle, calme, ouvrant, selon son habitude, des yeux noirs enfoncés sous d'épais sourcils, venait de déboucher d'une porte latérale de la salle, son registre à la main, ses liasses sous le bras.
—Bonjour, Simon, dit-il; quoi de nouveau?
—Beaucoup de choses. D'abord, une dénonciation du citoyen Théodore, qui a porté la tête de la Lamballe. Je te le présente.
Fouquier attacha son regard intelligent sur le patriote, que cet examen troubla, malgré la tension courageuse de ses nerfs.
—Théodore, dit-il. Qui est ce Théodore?
—Moi, dit l'homme à la carmagnole.
—Tu as porté la tête de la Lamballe, toi? fit l'accusateur public avec une expression très prononcée de doute.
—Moi, rue Saint-Antoine.
—Mais j'en connais un qui s'en vante, dit Fouquier.
—Moi, j'en connais dix, reprit courageusement le citoyen Théodore; mais enfin, comme ceux-là demandent quelque chose, et que, moi, je ne demande rien, j'espère avoir la préférence.
Ce trait fit rire Simon et dérida Fouquier.
—Tu as raison, dit-il, et, si tu ne l'as pas fait, tu aurais dû le faire. Laisse-nous, je te prie; Simon a quelque chose à me dire.
Théodore s'éloigna, fort peu blessé de la franchise du citoyen accusateur public.
—Un moment, cria Simon, ne le renvoie pas comme cela; entends d'abord la dénonciation qu'il nous apporte.
—Ah! fit d'un air distrait Fouquier-Tinville, une dénonciation?
—Oui, une couvée, ajouta Simon.
—À la bonne heure, parle; de quoi s'agit-il?
—Oh! presque rien: le citoyen Maison-Rouge et quelques amis.
Fouquier fit un bond en arrière, Simon leva les bras au ciel.
—En vérité? dirent-ils tous deux ensemble.
—Pure vérité; voulez-vous les prendre?
—Tout de suite; où sont-ils?
—J'ai rencontré le Maison-Rouge rue de la Grande-Truanderie.
—Tu te trompes, il n'est pas à Paris, répliqua Fouquier.
—Je l'ai vu, te dis-je.
—Impossible. On a mis cent hommes à sa poursuite; ce n'est pas lui qui se montrerait dans les rues.
—Lui, lui, lui, fit le patriote, un grand brun, fort comme trois forts, et barbu comme un ours. Fouquier haussa les épaules avec dédain.
—Encore une sottise, dit-il; Maison-Rouge est petit, maigre, et n'a pas un poil de barbe. Le patriote laissa retomber ses bras d'un air consterné.
—N'importe, la bonne intention est réputée pour le fait. Eh bien, Simon, à nous deux; hâte-toi, l'on m'attend au greffe, voici l'heure des charrettes.
—Eh bien, rien de nouveau; l'enfant va bien.
Le patriote tournait le dos de façon à ne pas paraître indiscret, mais de façon à entendre.
—Je m'en vais si je vous gêne, dit-il.
—Adieu, dit Simon.
—Bonjour, fit Fouquier.
—Dis à ton ami que tu t'es trompé, ajouta Simon.
—Bien, je l'attends. Et Théodore s'écarta un peu et s'appuya sur son gourdin.
—Ah! le petit va bien, dit alors Fouquier; mais le moral?
—Je le pétris à volonté.
—Il parle donc?
—Quand je veux.
—Tu crois qu'il pourrait témoigner dans le procès d'Antoinette?
—Je ne le crois pas, j'en suis sûr. Théodore s'adossa au pilier, l'œil tourné vers les portes; mais cet œil était vague, tandis que les oreilles du citoyen venaient d'apparaître nues et dressées sous le vaste bonnet à poil. Peut-être ne voyait-il rien; mais, à coup sûr, il entendait quelque chose.
—Réfléchis bien, dit Fouquier, ne fais pas faire à la commission ce qu'on appelle un pas de clerc. Tu es sûr que Capet parlera?
—Il dira tout ce que je voudrai.
—Il t'a dit, à toi, ce que nous allons lui demander?
—Il me l'a dit.
—C'est important, citoyen Simon, ce que tu promets là. Cet aveu de l'enfant est mortel pour la mère.
—J'y compte, pardieu!
—On n'aura pas encore vu pareille chose, depuis les confidences que Néron faisait à Narcisse, murmura Fouquier d'une voix sombre. Encore une fois, réfléchis, Simon.
—On dirait, citoyen, que tu me prends pour une brute; tu me répètes toujours la même chose. Voyons, écoute cette comparaison; quand je mets un cuir dans l'eau, devient-il souple?
—Mais... je ne sais pas, répliqua Fouquier.
—Il devient souple. Eh bien, le petit Capet devient en mes mains aussi souple que le cuir le plus mou. J'ai mes procédés pour cela.
—Soit, balbutia Fouquier. Voilà tout ce que tu voulais dire?