—Tout.... J'oubliais: voici une dénonciation.

—Toujours! tu veux donc me surcharger de besogne?

—Il faut servir la patrie. Et Simon présenta un morceau de papier aussi noir que l'un de ces cuirs dont il parlait tout à l'heure mais moins souple assurément. Fouquier le prit et le lut.

—Encore ton citoyen Lorin; tu hais donc bien cet homme?

—Je le trouve toujours en hostilité avec la loi. Il a dit: «Adieu madame», à une femme qui le saluait d'une fenêtre, hier au soir.... Demain, j'espère te donner quelques mots sur un autre suspect: ce Maurice, qui était municipal au Temple lors de l'œillet rouge.

—Précise! précise! dit Fouquier en souriant à Simon.

Il lui tendit la main, et tourna le dos avec un empressement qui témoignait peu en faveur du cordonnier.

—Que diable veux-tu que je précise? On en a guillotiné qui en avaient fait moins.

—Eh! patience, répondit Fouquier avec tranquillité; on ne peut pas tout faire à la fois.

Et il rentra d'un pas rapide sous les guichets. Simon chercha des yeux son citoyen Théodore, pour se consoler avec lui. Il ne le vit plus dans la salle.

Il franchissait à peine la grille de l'ouest, que Théodore reparut à l'angle d'une cahute d'écrivain. L'habitant de la cahute l'accompagnait.

—À quelle heure ferme-t-on les grilles? dit Théodore à cet homme.

—À cinq heures.

—Et ensuite, que se fait-il ici?

—Rien; la salle est vide jusqu'au lendemain.

—Pas de rondes, pas de visites?

—Non, monsieur, nos baraques ferment à clef.

Ce mot de monsieur fit froncer le sourcil à Théodore, qui regarda aussitôt avec défiance autour de lui.

—La pince et les pistolets sont dans la baraque? dit-il.

—Oui, sous le tapis.

—Retourne chez nous... À propos, montre-moi encore la chambre de ce tribunal dont la fenêtre n'est pas grillée, et qui donne sur une cour près la place Dauphine.

—À gauche entre les piliers, sous la lanterne.

—Bien. Va-t'en et tiens les chevaux à l'endroit désigné!

—Oh! bonne chance, monsieur, bonne chance!... Comptez sur moi!

—Voici le bon moment... personne ne regarde... ouvre ta baraque.

—C'est fait, monsieur; je prierai pour vous!

—Ce n'est pas pour moi qu'il faut prier! Adieu. Et le citoyen Théodore, après un éloquent regard, se glissa si adroitement sous le petit toit de la baraque, qu'il disparut comme eût fait l'ombre de l'écrivain qui fermait la porte. Ce digne scribe retira sa clef de la serrure, prit des papiers sous son bras, et sortit de la vaste salle avec les rares employés que le coup de cinq heures faisait sortir des greffes comme une arrière-garde d'abeilles attardées.


XXXVI

Le citoyen Théodore

La nuit avait enveloppé de son grand voile grisâtre cette salle immense dont les malheureux échos ont pour tâche de répéter l'aigre parole des avocats et les paroles suppliantes des plaideurs.

De loin en loin, au milieu de l'obscurité, droite et immobile, une colonne blanche semblait veiller au milieu de la salle comme un fantôme protecteur de ce lieu sacré.

Le seul bruit qui se fît entendre dans cette obscurité était le grignotement et le galop quadruple des rats qui rongeaient les paperasses renfermées dans les cahutes des écrivains après avoir commencé par en ronger le bois.

On entendait bien parfois aussi le bruit d'une voiture pénétrant jusqu'à ce sanctuaire de Thémis, comme dirait un académicien, et de vagues cliquetis de clefs qui semblaient sortir de dessous terre; mais tout cela bruissait dans le lointain, et rien ne fait ressortir comme un bruit éloigné l'opacité du silence, de même que rien ne fait ressortir l'obscurité comme l'apparition d'une lumière lointaine.

Certes, il eût été saisi d'une vertigineuse terreur, celui qui, à cette heure, se fût hasardé dans la vaste salle du Palais, dont les murs étaient encore à l'extérieur rouges du sang des victimes de Septembre, dont les escaliers avaient vu, le jour même, passer vingt-cinq condamnés à mort, et dont une épaisseur de quelques pieds seulement séparait les dalles des cachots de la Conciergerie peuplés de squelettes blanchis.

Cependant, au milieu de cette nuit effrayante, au milieu de ce silence presque solennel, un faible grincement se fit entendre: la porte d'une cahute d'écrivain roula sur ses gonds criards, et une ombre, plus noire que l'ombre de la nuit, se glissa avec précaution hors de la baraque.

Alors ce patriote enragé, qu'on appelait tout bas monsieur, et qui prétendait bien haut se nommer Théodore, frôla d'un pas léger les dalles raboteuses.

Il tenait à la main droite une lourde pince de fer, et, de la gauche, il assurait dans sa ceinture un pistolet à deux coups.

—J'ai compté douze dalles à partir de l'échoppe, murmura-t-il; voyons, voici l'extrémité de la première.

Et, tout en calculant, il tâtait de la pointe du pied cette fente que le temps rend plus sensible entre chaque jointure de pierre.

—Voyons, murmura-t-il en s'arrêtant, ai-je bien pris mes mesures? serai-je assez fort, et elle, aura-t-elle assez de courage? Oh! oui, car son courage m'est assez connu. Oh! mon Dieu! quand je prendrai sa main, quand je lui dirai: «Madame, vous êtes sauvée!...»

Il s'arrêta comme écrasé sous le poids d'une pareille espérance.

—Oh! reprit-il, projet téméraire, insensé! diront les autres en s'enfonçant sous leurs couvertures, ou en se contentant d'aller rôder vêtus en laquais autour de la Conciergerie; mais c'est qu'ils n'ont pas ce que j'ai pour oser, c'est que je veux sauver non seulement la reine, mais encore et surtout la femme.

«Allons, à l'œuvre, et récapitulons.

«Lever la dalle, ce n'est rien; la laisser ouverte, là est le danger, car une ronde peut venir.... Mais jamais il ne vient de rondes. On n'a pas de soupçons, car je n'ai pas de complices, et puis que faut-il de temps à une ardeur comme la mienne pour franchir le couloir sombre? En trois minutes je suis sous sa chambre; en cinq autres minutes, je lève la pierre qui sert de foyer à la cheminée; elle m'entendra travailler, mais elle a tant de fermeté, qu'elle ne s'effrayera point! au contraire, elle comprendra que c'est un libérateur qui s'avance.... Elle est gardée par deux hommes; sans doute ces deux hommes accourront....

«Eh bien, après tout, deux hommes, dit le patriote avec un sombre sourire et regardant tour à tour l'arme qu'il avait à sa ceinture et celle qu'il tenait à sa main, deux hommes, c'est un double coup de ce pistolet, ou deux coups de cette barre de fer. Pauvres gens!... Oh! il en est mort bien d'autres, et qui n'étaient pas plus coupables.

«Allons!»

Et le citoyen Théodore appuya résolument sa pince entre la jointure des deux dalles.

Au même moment, une vive lumière glissa comme un sillon d'or sur les dalles, et un bruit répété par l'écho de la voûte fit tourner la tête au conspirateur, qui, d'un seul bond, revint se tapir dans l'échoppe.

Bientôt, des voix, affaiblies par l'éloignement, affaiblies par l'émotion que tous les hommes ressentent la nuit dans un vaste édifice, arrivèrent à l'oreille de Théodore.

Il se baissa, et, par une ouverture de l'échoppe, il aperçut d'abord un homme en costume militaire dont le grand sabre, résonnant sur les dalles, était un des bruits qui avaient attiré son attention; puis un homme en habit pistache, tenant une règle à la main et des rouleaux de papier sous le bras; puis un troisième, en grosse veste de ratine et en bonnet fourré; puis enfin un quatrième, en sabots et en carmagnole.

La grille des Merciers grinça sur ses gonds, sonores, et vint claquer sur la chaîne de fer destinée à la tenir ouverte le jour.

Les quatre hommes entrèrent.

—Une ronde, murmura Théodore. Dieu soit béni! dix minutes plus tard, j'étais perdu. Puis, avec une attention profonde, il s'appliqua à reconnaître les personnes qui composaient cette ronde.

Il en reconnut trois en effet. Celui qui marchait en tête, vêtu d'un costume de général, était Santerre; l'homme à la veste de ratine et au bonnet fourré était le concierge Richard; l'homme en sabots et en carmagnole était probablement le guichetier.

Mais il n'avait jamais vu l'homme à l'habit pistache, qui tenait une règle à la main et des papiers sous son bras.

Quel pouvait être cet homme, et que venaient faire à dix heures du soir, dans la salle des Pas-Perdus, le général de la Commune, le gardien de la Conciergerie, un guichetier et cet homme inconnu?

Le citoyen Théodore s'appuya sur un genou, tenant d'une main son pistolet tout armé, et, de l'autre, arrangeant son bonnet sur ses cheveux, que le mouvement précipité qu'il venait de faire avait beaucoup trop dérangés à leur base pour qu'ils fussent naturels.

Jusque-là, les quatre visiteurs nocturnes avaient gardé le silence, ou, du moins, les paroles qu'ils avaient prononcées n'étaient parvenues aux oreilles du conspirateur que comme un vain bruit.

Mais, à dix pas de la cachette, Santerre parla, et sa voix arriva distincte jusqu'au citoyen Théodore.

—Voyons, dit-il, nous voici dans la salle des Pas-Perdus. C'est à toi de nous guider maintenant, citoyen architecte, et de tâcher surtout que ta révélation ne soit pas une baliverne; car, vois-tu, la Révolution a fait justice de toutes ces bêtises là, et nous ne croyons pas plus aux souterrains qu'aux esprits. Qu'en dis-tu, citoyen Richard? ajouta Santerre en se tournant vers l'homme au bonnet fourré et à la veste de ratine.

—Je n'ai jamais dit qu'il n'y eût point de souterrain sous la Conciergerie, répondit celui-ci; et voici Gracchus, qui est guichetier depuis dix ans, qui, par conséquent, connaît la Conciergerie comme sa poche, et qui cependant ignore l'existence du souterrain dont parle le citoyen Giraud; cependant, comme le citoyen Giraud est architecte de la ville, il doit savoir ça mieux que nous, puisque c'est son état.

Théodore frissonna des pieds à la tête en entendant ces paroles.

—Heureusement, murmura-t-il, la salle est grande, et, avant de trouver ce qu'ils cherchent, ils chercheront deux jours au moins.

Mais l'architecte ouvrit son grand rouleau de papier, mit ses lunettes et s'agenouilla devant un plan qu'il examina aux tremblotantes clartés de la lanterne que tenait Gracchus.

—J'ai peur, dit Santerre en goguenardant, que le citoyen Giraud n'ait rêvé.

—Tu vas voir, citoyen général, dit l'architecte, tu vas voir si je suis un rêveur; attends, attends.

—Tu vois, nous attendons, dit Santerre.

—Bien, dit l'architecte. Puis calculant:

—Douze et quatre font seize, dit-il, et huit vingt-quatre, qui, divisés par six, donnent quatre; après quoi, il nous reste une demie; c'est cela, je tiens mon endroit, et, si je me trompe d'un pied, dites que je suis un ignare.

L'architecte prononça ces paroles avec une assurance qui glaça de terreur le citoyen Théodore. Santerre regardait le plan avec une sorte de respect; on voyait qu'il admirait d'autant plus qu'il ne comprenait rien.

—Suivez bien ce que je vais dire.

—Où cela? demanda Santerre.

—Sur cette carte que j'ai dressée, pardieu! Y êtes-vous? À treize pieds du mur, une dalle mobile, je l'ai marquée A. La voyez-vous?

—Certainement je vois un A, dit Santerre. Est-ce que tu crois que je ne sais pas lire?

—Sous cette dalle est un escalier, continua l'architecte; voyez, je l'ai marqué B.

—B, répéta Santerre. Je vois le B, mais je ne vois pas l'escalier. Et le général se mit à rire bruyamment de la facétie.

—Une fois la dalle levée, une fois le pied sur la dernière marche, reprit l'architecte, comptez cinquante pas de trois pieds et regardez en l'air, vous vous trouverez juste au greffe, où ce souterrain aboutit en passant sous le cachot de la reine.

—De la veuve Capet, tu veux dire, citoyen Giraud, riposta Santerre en fronçant le sourcil.

—Eh! oui, de la veuve Capet.

—C'est que tu avais dit de la reine.

—Vieille habitude.

Et vous dites donc qu'on se trouvera sous le greffe? demanda Richard.

—Non seulement sous le greffe, mais je vous dirai dans quelle partie du greffe on se trouvera: sous le poêle.

—Tiens, c'est curieux, dit Gracchus; en effet, chaque fois que je laisse tomber une bûche en cet endroit-là, la pierre résonne.

—En vérité, si nous trouvons ce que tu dis là, citoyen architecte, j'avouerai que la géométrie est une belle chose.

—Eh bien, avoue, citoyen Santerre, car je vais te conduire à l'endroit désigné par la lettre A. Le citoyen Théodore s'enfonçait les ongles dans la chair.

—Quand j'aurai vu, quand j'aurai vu, dit Santerre; je suis comme saint Thomas, moi.

—Ah! tu dis saint Thomas?

Ma foi, oui, comme tu as dit la reine, par habitude; mais on ne m'accusera pas de conspirer pour saint Thomas.

—Ni moi pour la reine.

Et, sur cette réponse, l'architecte prit délicatement sa règle, compta les toises, et, une fois arrêté, après qu'il parut avoir bien calculé toutes ses distances, il frappa sur une dalle.

Cette dalle était précisément la même qu'avait frappée le citoyen Théodore, dans sa furieuse colère.

—C'est ici, citoyen général, dit l'architecte.

—Tu crois, citoyen Giraud? Le patriote de l'échoppe s'oublia jusqu'à frapper violemment sa cuisse de son poing fermé, en poussant un sourd rugissement.

—J'en suis sûr, reprit Giraud; et votre expertise, combinée avec mon rapport, prouvera à la Convention que je ne me trompais pas. Oui, citoyen général, continua l'architecte avec emphase, cette dalle ouvre sur un souterrain qui aboutit au greffe, en passant sous le cachot de la veuve Capet. Levons cette dalle, descendez dans le souterrain avec moi, et je vous prouverai que deux hommes, qu'un seul même, pouvait en une nuit l'enlever, sans que personne s'en doutât.

Un murmure de frayeur et d'admiration arraché par les paroles de l'architecte parcourut tout le groupe, et vint mourir à l'oreille du citoyen Théodore, qui semblait changé en statue.

—Voilà le danger que nous courions, reprit Giraud. Eh bien, maintenant, avec une grille que je place dans le couloir souterrain, et qui le coupe par la moitié, avant qu'il arrive au cachot de la veuve Capet, je sauve la patrie.

—Oh! fit Santerre, citoyen Giraud, tu as eu là une idée sublime.

—Que l'enfer te confonde, triple sot! grommela le patriote avec un redoublement de fureur.

—Maintenant, lève la dalle, dit l'architecte au citoyen Gracchus, qui, outre sa lanterne, portait encore une pince. Le citoyen Gracchus se mit à l'œuvre, et au bout d'un instant la dalle fut levée.

Alors le souterrain apparut béant, avec l'escalier qui se perdait dans ses profondeurs, et une bouffée d'air moisi s'en échappa, épaisse comme une vapeur.

—Encore une tentative avortée! murmura le citoyen Théodore. Oh! le ciel ne veut donc pas qu'elle en échappe, et sa cause est donc une cause maudite!


XXXVII

Le citoyen Gracchus

Un instant le groupe des trois hommes resta immobile à l'orifice du souterrain, pendant que le guichetier plongeait dans l'ouverture sa lanterne, qui ne pouvait en éclairer les profondeurs.

L'architecte triomphant dominait ses trois compagnons de toute la hauteur de son génie.

—Eh bien? dit-il au bout d'un instant.

—Ma foi, oui! répondit Santerre, voilà bien le souterrain, c'est incontestable. Seulement, reste à savoir où il conduit.

—Oui, répéta Richard, reste à savoir cela.

—Eh bien, descends, citoyen Richard, et tu verras toi-même si j'ai dit la vérité.

—Il y a quelque chose de mieux à faire que d'entrer par là, dit le concierge. Nous allons retourner avec toi et le général à la Conciergerie. Là, tu lèveras la dalle du poêle, et nous verrons.

—Très bien! dit Santerre. Allons!

—Mais prends garde, reprit l'architecte, la dalle demeurée ouverte peut donner ici des idées à quelqu'un.

—Qui diable veux-tu qui vienne ici à cette heure? dit Santerre.

—D'ailleurs, reprit Richard, cette salle est déserte, et, en y laissant Gracchus, cela suffira. Reste ici, citoyen Gracchus, et nous viendrons te rejoindre par l'autre côté du souterrain.

—Soit, dit Gracchus.

—Es-tu armé? demanda Santerre.

—J'ai mon sabre et cette pince, citoyen général.

—À merveille! fais bonne garde. Dans dix minutes, nous sommes à toi.

Et tous trois, après avoir fermé la grille, s'en allèrent par la galerie des Merciers retrouver l'entrée particulière de la Conciergerie.

Le guichetier les avait regardés s'éloigner; il les avait suivis des yeux tant qu'il avait pu les voir; il les avait écoutés tant qu'il avait pu les entendre; puis, enfin, tout étant rentré dans la solitude, il posa sa lanterne à terre, s'assit les jambes pendantes dans les profondeurs du souterrain et se mit à rêver.

Les guichetiers rêvent aussi parfois; seulement, en général, on ne se donne pas la peine de chercher ce à quoi ils rêvent.

Tout à coup, et comme il était au plus profond de sa rêverie, il sentit une main s'appesantir sur son épaule.

Il se retourna, vit une figure inconnue et voulut crier; mais à l'instant même un pistolet s'appuya glacé sur son front.

Sa voix s'arrêta dans sa gorge, ses bras retombèrent inertes, ses yeux prirent l'expression la plus suppliante qu'ils purent trouver.

—Pas un mot, dit le nouveau venu, ou tu es mort.

—Que voulez-vous, monsieur? balbutia le guichetier.

Même en 93, il y avait, comme on le voit, des moments où l'on ne se tutoyait pas et où l'on oubliait de s'appeler citoyen.

—Je veux, répondit le citoyen Théodore, que tu me laisses entrer là dedans.

—Pourquoi faire?

—Que t'importe? Le guichetier regarda avec le plus profond étonnement celui qui lui faisait cette demande. Cependant, au fond de ce regard, son interlocuteur crut remarquer un éclair d'intelligence. Il abaissa son arme.

—Refuserais-tu de faire ta fortune?

—Je ne sais pas; personne ne m'a jamais fait de proposition à ce sujet.

—Eh bien, je commencerai, moi.

—Vous m'offrez de faire ma fortune, à moi?

—Oui.

—Qu'entendez-vous par une fortune?

—Cinquante mille livres en or, par exemple: l'argent est rare, et cinquante mille livres en or aujourd'hui valent un million. Eh bien, je t'offre cinquante mille livres.

—Pour vous laisser entrer là dedans?

—Oui; mais à la condition que tu y viendras avec moi et que tu m'aideras dans ce que j'y veux faire.

—Mais qu'y ferez-vous? Dans cinq minutes, ce souterrain sera rempli de soldats qui vous arrêteront.

Le citoyen Théodore fut frappé de la gravité de ces paroles.

—Peux-tu empêcher que ces soldats n'y descendent?

—Je n'ai aucun moyen; je n'en connais pas; j'en cherche inutilement.

Et l'on voyait que le guichetier réunissait toutes les perspicacités de son esprit pour trouver ce moyen, qui devait lui valoir cinquante mille livres.

—Mais demain, demanda le citoyen Théodore, pourrons-nous y entrer?

—Oui, sans doute; mais, d'ici à demain, on va poser dans ce souterrain une grille de fer qui prendra toute sa largeur, et, pour plus grande sûreté, il est convenu que cette grille sera pleine, solide, et n'aura point de porte.

—Alors il faut trouver autre chose, dit le citoyen Théodore.

—Oui, il faut trouver autre chose, dit le guichetier. Cherchons.

Comme on le voit par la façon collective dont s'exprimait le citoyen Gracchus, il y avait déjà alliance entre lui et le citoyen Théodore.

—Cela me regarde, dit Théodore. Que fais-tu à la Conciergerie?

—Je suis guichetier.

—C'est-à-dire?

—Que j'ouvre des portes et que j'en ferme.

—Tu y couches?

—Oui, monsieur.

—Tu y manges?

—Pas toujours. J'ai mes heures de récréation.

—Et alors?

—J'en profite.

—Pour quoi faire?

—Pour aller faire la cour à la maîtresse du cabaret du Puits-de-Noé, qui m'a promis de m'épouser quand je posséderais douze cents francs.

—Où est situé le cabaret du Puits-de-Noé?

—Près de la rue de la Vieille-Draperie.

—Fort bien.

—Chut, monsieur! Le patriote prêta l'oreille.

—Ah! ah! dit-il.

—Entendez-vous?

—Oui... des pas, des pas.

—Ils reviennent. Vous voyez bien que nous n'aurions pas eu le temps. Ce nous devenait de plus en plus concluant.

—C'est vrai. Tu es un brave garçon, citoyen, et tu me fais l'effet d'être prédestiné.

—À quoi?

—À être riche un jour.

—Dieu vous entende!

—Tu crois donc en Dieu?

—Quelquefois, par-ci par-là. Aujourd'hui, par exemple...

—Eh bien?

—J'y croirais volontiers.

—Crois-y donc, dit le citoyen Théodore en mettant dix louis dans la main du guichetier.

—Diable! dit celui-ci en regardant l'or à la lueur de sa lanterne. C'est donc sérieux?

—On ne peut plus sérieux.

—Que faut-il faire?

—Trouve-toi demain au Puits-de-Noé, je te dirai ce que je veux de toi. Comment t'appelles-tu?

—Gracchus.

—Eh bien, citoyen Gracchus, d'ici à demain, fais-toi chasser par le concierge Richard.

—Chasser! Et ma place?

—Comptes-tu rester guichetier avec cinquante mille francs à toi?

—Non; mais, étant guichetier et pauvre, je suis sûr de ne pas être guillotiné.

—Sûr?

—Ou à peu près; tandis qu'étant libre et riche...

—Tu cacheras ton argent et tu feras la cour à une tricoteuse, au lieu de la faire à la maîtresse du Puits-de-Noé.

—Eh bien, c'est dit.

—Demain, au cabaret.

—À quelle heure?

—À six heures du soir.

—Envolez-vous vite, les voilà.... Je dis envolez-vous, parce que je présume que vous êtes descendu à travers les voûtes.

—À demain, répéta Théodore en s'enfuyant.

En effet, il était temps; le bruit des pas et des voix se rapprochait. On voyait déjà dans le souterrain obscur briller la lueur des lumières qui s'approchaient.

Théodore courut à la porte que lui avait montrée l'écrivain dont il avait pris la cahute; il en fit sauter la serrure avec sa pince, gagna la fenêtre indiquée, l'ouvrit, se laissa glisser dans la rue, et se retrouva sur le pavé de la République.

Mais, avant d'avoir quitté la salle des Pas-Perdus, il put encore entendre le citoyen Gracchus interroger Richard, et celui-ci lui répondre:

—Le citoyen architecte avait parfaitement raison: le souterrain passe sous la chambre de la veuve Capet; c'était dangereux.

—Je le crois bien! dit Gracchus, lequel avait la conscience de dire une haute vérité. Santerre reparut à l'orifice de l'escalier.

—Et tes ouvriers, citoyen architecte? demanda-t-il à Giraud.

—Avant le jour, ils seront ici, et, séance tenante, la grille sera posée, répondit une voix qui semblait sortir des profondeurs de la terre.

—Et tu auras sauvé la patrie! dit Santerre, moitié railleur, moitié sérieux.

—Tu ne crois pas dire si juste, citoyen général, murmura Gracchus.


XXXVIII

L'enfant royal

Cependant le procès de la reine avait commencé à s'instruire, comme on a pu le voir dans le chapitre précédent.

Déjà on laissait entrevoir que, par le sacrifice de cette tête illustre, la haine populaire, grondante depuis si longtemps, serait enfin assouvie.

Les moyens ne manquaient pas pour faire tomber cette tête, et cependant Fouquier-Tinville, l'accusateur mortel, avait résolu de ne pas négliger les nouveaux moyens d'accusation que Simon avait promis de mettre à sa disposition.

Le lendemain du jour où Simon et lui s'étaient rencontrés dans la salle des Pas-Perdus, le bruit des armes vint encore faire tressaillir, dans le Temple, les prisonniers qui avaient continué de l'habiter.

Ces prisonniers étaient Madame Élisabeth, madame Royale, et l'enfant qui, après avoir été appelé Majesté au berceau, n'était plus appelé que le petit Louis Capet.

Le général Hanriot, avec son panache tricolore, son gros cheval et son grand sabre, entra, suivi de plusieurs gardes nationaux, dans le donjon où languissait l'enfant royal.

À côté du général marchait un greffier de mauvaise mine, chargé d'une écritoire, d'un rouleau de papier, et s'escrimant avec une plume démesurément longue.

Derrière le scribe venait l'accusateur public. Nous avons vu, nous connaissons et nous retrouverons encore plus tard cet homme sec, jaune et froid, dont l'œil sanglant faisait frissonner le farouche Santerre lui-même dans son harnois de guerre.

Quelques gardes nationaux et un lieutenant les suivaient.

Simon, souriant d'un air faux et tenant d'une main son bonnet d'ourson et de l'autre son tire-pied, monta devant pour indiquer le chemin à la commission.

Ils arrivèrent à une chambre assez noire, spacieuse et nue, au fond de laquelle, assis sur son lit, se tenait le jeune Louis, dans un état d'immobilité parfaite.

Quand nous avons vu le pauvre enfant fuyant devant la brutale colère de Simon, il y avait encore en lui une espèce de vitalité réagissant contre les indignes traitements du cordonnier du Temple: il fuyait, il criait, il pleurait; donc, il avait peur; donc, il souffrait; donc, il espérait.

Aujourd'hui, crainte et espoir avaient disparu; sans doute la souffrance existait encore; mais, si elle existait, l'enfant martyr à qui l'on faisait, d'une façon si cruelle, payer les fautes de ses parents, l'enfant martyr la cachait au plus profond de son cœur et la voilait sous les apparences d'une complète insensibilité.

Il ne leva pas même la tête lorsque les commissaires marchèrent à lui.

Eux, sans autre préambule, prirent des sièges et s'installèrent. L'accusateur public au chevet du lit, Simon au pied, le greffier près de la fenêtre, les gardes nationaux et leur lieutenant sur le côté et un peu dans l'ombre.

Ceux d'entre les assistants qui regardaient le petit prisonnier avec quelque intérêt ou même quelque curiosité, remarquèrent la pâleur de l'enfant, son embonpoint singulier, qui n'était que de la bouffissure, et le fléchissement de ses jambes, dont les articulations commençaient à se tuméfier.

—Cet enfant est bien malade, dit le lieutenant avec une assurance qui fit retourner Fouquier-Tinville, déjà assis et prêt à interroger.

Le petit Capet leva les yeux et chercha dans la pénombre celui qui avait prononcé ces paroles, et il reconnut le même jeune homme qui, une fois déjà, avait, dans la cour du Temple, empêché Simon de le battre. Un rayonnement doux et intelligent circula dans ses prunelles d'un bleu foncé, mais ce fut tout.

—Ah! ah! c'est toi, citoyen Lorin, dit Simon appelant ainsi l'attention de Fouquier-Tinville sur l'ami de Maurice.

—Moi-même, citoyen Simon, répliqua Lorin avec son imperturbable aplomb.

Et, comme Lorin, quoique toujours prêt à faire face au danger, n'était point homme à le chercher inutilement, il profita de la circonstance pour saluer Fouquier-Tinville, qui lui rendit poliment son salut.

—Tu fais observer, je crois, citoyen, dit alors l'accusateur public, que l'enfant est malade; es-tu médecin?

—J'ai étudié la médecine, au moins, si je ne suis pas docteur.

—Eh bien, que lui trouves-tu?

—Comme symptôme de maladie? demanda Lorin.

—Oui.

—Je lui trouve les joues et les yeux bouffis, les mains pâles et maigres, les genoux tuméfiés; et, si je lui tâtais le pouls, je constaterais, j'en suis sûr, un mouvement de quatre-vingt-cinq à quatre-vingt-dix pulsations à la minute.

L'enfant parut insensible à l'énumération de ses souffrances.

—Et à quoi la science peut-elle attribuer l'état du prisonnier? demanda l'accusateur public. Lorin se gratta le bout du nez en murmurant:

Philis veut me faire parler,
Je n'en ai pas la moindre envie.

Puis, tout haut:

—Ma foi, citoyen, répliqua-t-il, je ne connais pas assez le régime du petit Capet pour te répondre.... Cependant....

Simon prêtait une oreille attentive, et riait sous cape de voir son ennemi tout près de se compromettre.

—Cependant, continua Lorin, je crois qu'il ne prend pas assez d'exercice.

—Je crois bien, le petit gueux! dit Simon, il ne veut plus marcher. L'enfant resta insensible à l'apostrophe du cordonnier.

Fouquier-Tinville se leva, vint à Lorin, et lui parla tout bas.

Personne n'entendit les paroles de l'accusateur public; mais il était évident que ces paroles avaient la forme de l'interrogation.

—Oh! oh! crois-tu cela, citoyen? C'est bien grave pour une mère...

—En tout cas, nous allons le savoir, dit Fouquier; Simon prétend le lui avoir entendu dire à lui-même, et s'est engagé à le lui faire avouer.

—Ce serait hideux, dit Lorin; mais enfin cela est possible: l'Autrichienne n'est pas exempte de péché; et, à tort ou à raison, cela ne me regarde pas.... On en a fait une Messaline; mais ne pas se contenter de cela et vouloir en faire une Agrippine, cela me parait un peu fort, je l'avoue.

—Voilà ce qui a été rapporté par Simon, dit Fouquier impassible.

—Je ne doute pas que Simon n'ait dit cela... il y a des hommes qu'aucune accusation n'effraye, même les accusations impossibles.... Mais ne trouves-tu pas, continua Lorin en regardant fixement Fouquier, ne trouves-tu pas, toi qui es un homme intelligent et probe, toi qui es un homme fort enfin, que demander à un enfant de pareils détails sur celle que les lois les plus naturelles et les plus sacrées de la nature lui ordonnent de respecter, c'est presque insulter à l'humanité tout entière dans la personne de cet enfant?

L'accusateur ne sourcilla point; il tira une note de sa poche et la fit voir à Lorin.

—La Convention m'ordonne d'informer, dit-il; le reste ne me regarde pas, j'informe.

—C'est juste, dit Lorin; et j'avoue que, si cet enfant avouait....

Et le jeune homme secoua la tête avec dégoût.

—D'ailleurs, continua Fouquier, ce n'est pas sur la seule dénonciation de Simon que nous procédons; tiens, l'accusation est publique.

Et Fouquier tira un second papier de sa poche. Celui-là, c'était un numéro de la feuille qu'on appelait le Père Duchesne, et qui, comme on le sait, était rédigée par Hébert. L'accusation, en effet, y était formulée en toutes lettres.

—C'est écrit, c'est même imprimé, dit Lorin; mais n'importe, jusqu'à ce que j'aie entendu une pareille accusation sortir de la bouche de l'enfant, je m'entends, sortir volontairement, librement, sans menaces... eh bien...

—Eh bien?...

—Eh bien, malgré Simon et Hébert, je douterais comme tu doutes toi-même.

Simon guettait impatiemment l'issue de cette conversation; le misérable ignorait le pouvoir qu'exerce sur l'homme intelligent le regard qu'il démêle dans la foule: c'est un attrait tout de sympathie ou une impression de haine subite. Parfois c'est une puissance qui repousse, parfois c'est une force qui attire, qui fait découler la pensée et dériver la personne même de l'homme jusqu'à cet autre homme de force égale ou de force supérieure qu'il reconnaît dans la foule.

Mais Fouquier avait senti le poids du regard de Lorin, et voulait être compris de cet observateur.

—L'interrogatoire va commencer, dit l'accusateur public; greffier, prends la plume.

Celui-ci venait d'écrire les préliminaires d'un procès-verbal, et attendait, comme Simon, comme Hanriot, comme tous enfin, que le colloque de Fouquier-Tinville et de Lorin eût cessé.

L'enfant seul paraissait complètement étranger à la scène dont il était le principal acteur, et avait repris ce regard atone qu'avait un instant illuminé l'éclair d'une suprême intelligence.

—Silence! dit Hanriot, le citoyen Fouquier-Tinville va interroger l'enfant.

—Capet, dit l'accusateur, sais-tu ce qu'est devenue ta mère? Le petit Louis passa d'une pâleur de marbre à une rougeur brûlante. Mais il ne répondit pas.

—M'as-tu entendu, Capet? reprit l'accusateur. Même silence.

—Oh! il entend bien, dit Simon; mais il est comme les singes, il ne veut pas répondre, de peur qu'on ne le prenne pour un homme et qu'on ne le fasse travailler.

—Réponds, Capet, dit Hanriot; c'est la commission de la Convention qui t'interroge, et tu dois obéissance aux lois. L'enfant pâlit, mais ne répondit pas.

Simon fit un geste de rage; chez ces natures brutales et stupides, la fureur est une ivresse accompagnée des hideux symptômes de l'ivresse du vin.

—Veux-tu répondre, louveteau! dit-il en lui montrant le poing.

—Tais-toi, Simon, dit Fouquier-Tinville, tu n'as pas la parole.

Ce mot, dont il avait pris l'habitude au tribunal révolutionnaire, lui échappa.

—Entends-tu, Simon, dit Lorin, tu n'as pas la parole; c'est la seconde fois qu'on te dit cela devant moi; la première, c'était quand tu accusais la fille de la mère Tison, à laquelle tu as eu le plaisir de faire couper le cou.

Simon se tut.

—Ta mère t'aimait-elle, Capet? demanda Fouquier. Même silence.

—On dit que non, continua l'accusateur.

Quelque chose comme un pâle sourire passa sur les lèvres de l'enfant.

—Mais quand je vous dis, hurla Simon, qu'il m'a dit à moi qu'elle l'aimait trop.

—Regarde, Simon, comme c'est fâcheux que le petit Capet, si bavard dans le tête-à-tête, devienne muet devant le monde, dit Lorin.

—Oh! si nous étions seuls! dit Simon.

—Oui, si vous étiez seuls, mais vous n'êtes pas seuls malheureusement. Oh! si vous étiez seuls, brave Simon, excellent patriote, comme tu rosserais le pauvre enfant, hein? Mais tu n'es pas seul, et tu n'oses pas, être infâme! devant nous autres, honnêtes gens, qui savons que les anciens, sur lesquels nous essayons de nous modeler, respectaient tout ce qui était faible; tu n'oses pas, car tu n'es pas seul, et tu n'es pas vaillant, mon digne homme, quand tu as des enfants de cinq pieds six pouces à combattre.

—Oh!... murmura Simon en grinçant des dents.

—Capet, reprit Fouquier, as-tu fait quelque confidence à Simon?

Le regard de l'enfant prit, sans se détourner, une expression d'ironie impossible à décrire.

—Sur ta mère? continua l'accusateur. Un éclair de mépris passa dans le regard.

—Réponds oui ou non, s'écria Hanriot.

—Réponds oui! hurla Simon en levant son tire-pied sur l'enfant. L'enfant frissonna, mais ne fit aucun mouvement pour éviter le coup. Les assistants poussèrent une espèce de cri de répulsion.

Lorin fit mieux, il s'élança, et, avant que le bras de Simon se fût abaissé, il le saisit par le poignet.

—Veux-tu me lâcher? vociféra Simon devenant pourpre de rage.

—Voyons, dit Fouquier, il n'y a point de mal à ce qu'une mère aime son enfant; dis-nous de quelle manière ta mère t'aimait, Capet. Cela peut lui être utile.

Le jeune prisonnier tressaillit à cette idée qu'il pouvait être utile à sa mère.

—Elle m'aimait comme une mère aime son fils, monsieur, dit-il; il n'y a pas deux manières pour les mères d'aimer leurs enfants, ni pour les enfants d'aimer leur mère.

—Et moi, petit serpent, je soutiens que tu m'as dit que ta mère...

—Tu auras rêvé cela, interrompit tranquillement Lorin; tu dois avoir souvent le cauchemar, Simon.

—Lorin! Lorin! grinça Simon.

—Eh bien, oui, Lorin; après! Il n'y a pas moyen de le battre, Lorin: c'est lui qui bat les autres quand ils sont méchants; il n'y a pas moyen de le dénoncer, car ce qu'il vient de faire en arrêtant ton bras, il l'a fait devant le général Hanriot et le citoyen Fouquier-Tinville, qui l'approuvent, et ils ne sont pas des tièdes, ceux-là! Il n'y a donc pas moyen de le faire guillotiner un peu, comme Héloïse Tison; c'est fâcheux, c'est même enrageant, mais c'est comme cela, mon pauvre Simon!

—Plus tard! plus tard! répondit le cordonnier avec son ricanement d'hyène.

—Oui, cher ami, dit Lorin; mais j'espère, avec l'aide de l'Être suprême!... ah! tu t'attendais que j'allais dire avec l'aide de Dieu? mais j'espère, avec l'aide de l'Être suprême et de mon sabre, t'avoir éventré auparavant; mais range-toi, Simon, tu m'empêches de voir.

—Brigand!

—Tais-toi! tu m'empêches d'entendre. Et Lorin écrasa Simon de son regard. Simon crispait ses poings, dont les noires bigarrures le rendaient fier; mais comme l'avait dit Lorin, il lui fallait se borner là.

—Maintenant qu'il a commencé à parler, dit Hanriot, il continuera sans doute; continue, citoyen Fouquier.

—Veux-tu répondre maintenant? demanda Fouquier. L'enfant rentra dans son silence.

—Tu vois, citoyen, tu vois! dit Simon.

—L'obstination de cet enfant est étrange, dit Hanriot, troublé malgré lui par cette fermeté toute royale.

—Il est mal conseillé, dit Lorin.

—Par qui? demanda Hanriot.

—Dame, par son patron.

—Tu m'accuses? s'écria Simon; tu me dénonces?... Ah! c'est curieux...

—Prenons-le par la douceur, dit Fouquier.

Se retournant alors vers l'enfant, qu'on eût dit complètement insensible:

—Voyons, mon enfant, dit-il, répondez à la commission nationale; n'aggravez pas votre situation en refusant des éclaircissements utiles; vous avez parlé au citoyen Simon des caresses que vous faisait votre mère, de la façon dont elle vous faisait ces caresses, de sa façon de vous aimer.

Louis promena sur l'assemblée un regard qui devint haineux en s'arrêtant sur Simon, mais il ne répondit pas.

—Vous trouvez-vous malheureux? demanda l'accusateur; vous trouvez-vous mal logé, mal nourri, mal traité? voulez-vous plus de liberté, un autre ordinaire, une autre prison, un autre gardien? voulez-vous un cheval pour vous promener? voulez-vous qu'on vous accorde la société d'enfants de votre âge?

Louis reprit le profond silence dont il n'était sorti que pour défendre sa mère.

La commission demeura interdite d'étonnement; tant de fermeté, tant d'intelligence étaient incroyables dans un enfant.

—Hein! ces rois, dit Hanriot à voix basse, quelle race! c'est comme les tigres; tout petits, ils ont de la méchanceté.

—Comment rédiger le procès-verbal? demanda le greffier embarrassé.

—Il n'y a qu'à en charger Simon, dit Lorin; il n'y a rien à écrire, cela fera son affaire à merveille.

Simon montra le poing à son implacable ennemi. Lorin se mit à rire.

—Tu ne riras point comme cela le jour où tu éternueras dans le sac, dit Simon ivre de fureur.

—Je ne sais si je te précéderai ou si je te suivrai dans la petite cérémonie dont tu me menaces, dit Lorin; mais ce que je sais, c'est que beaucoup riront le jour où ce sera ton tour. Dieux!... j'ai dit dieux au pluriel... dieux! seras-tu laid ce jour-là, Simon! tu seras hideux.

Et Lorin se retira derrière la commission avec un franc éclat de rire.

La commission n'avait plus rien à faire, elle sortit.

Quant à l'enfant, une fois délivré de ses interrogateurs, il se mit à chantonner sur son lit un petit refrain mélancolique qui était la chanson favorite de son père.


XXXIX

Le bouquet de violettes

La paix, comme on a dû le prévoir, ne pouvait habiter longtemps cette demeure si heureuse qui renfermait Geneviève et Maurice.

Dans les tempêtes qui déchaînent le vent et la foudre, le nid des colombes est agité avec l'arbre qui les recèle.

Geneviève tomba d'un effroi dans un autre; elle ne craignait plus pour Maison-Rouge, elle trembla pour Maurice.

Elle connaissait assez son mari pour savoir que, du moment où il avait disparu, il était sauvé; sûre de son salut, elle trembla pour elle-même.

Elle n'osait confier ses douleurs à l'homme le moins timide de cette époque où personne n'avait peur; mais elles apparaissaient manifestes dans ses yeux rougis et sur ses lèvres pâlissantes.

Un jour, Maurice entra doucement et sans que Geneviève, plongée dans une rêverie profonde, l'entendît entrer. Maurice s'arrêta sur le seuil, et vit Geneviève assise, immobile, les yeux fixes, ses bras inertes étendus sur ses genoux, sa tête pensive inclinée sur sa poitrine.

Il la regarda un instant avec une profonde tristesse; car tout ce qui se passait dans le cœur de la jeune femme lui fut révélé comme s'il eût pu y lire jusqu'à sa dernière pensée.

Puis, faisant un pas vers elle:

—Vous n'aimez plus la France, Geneviève, lui dit-il, avouez-le-moi. Vous fuyez jusqu'à l'air qu'on y respire, et ce n'est pas sans répugnance que vous vous approchez de la fenêtre.

—Hélas! dit Geneviève, je sais bien que je ne puis vous cacher ma pensée; vous avez deviné juste, Maurice.

—C'est pourtant un beau pays! dit le jeune homme, la vie y est importante et bien remplie aujourd'hui: cette activité bruyante de la tribune, des clubs, des conspirations, rend bien douces les heures du foyer. On aime si ardemment quand on rentre chez soi avec la crainte de ne plus aimer le lendemain, parce que le lendemain on aura cessé de vivre!

Geneviève secoua la tête.

—Pays ingrat à servir! dit-elle.

—Comment cela?

—Oui, vous qui avez tant fait pour sa liberté, n'êtes-vous pas aujourd'hui à moitié suspect?

—Mais vous, chère Geneviève, dit Maurice avec un regard ivre d'amour, vous, l'ennemie jurée de cette liberté, vous qui avez fait tant contre elle, vous dormez paisible et inviolable sous le toit du républicain; il y a compensation, comme vous voyez.

—Oui, dit Geneviève, oui; mais cela ne durera point longtemps, car ce qui est injuste ne peut durer.

—Que voulez-vous dire?

—Je veux dire que moi, c'est-à-dire une aristocrate, moi qui rêve sournoisement la défaite de votre parti et la ruine de vos idées, moi qui conspire jusque dans votre maison le retour de l'ancien régime, moi qui, reconnue, vous condamne à la mort et à la honte, selon vos opinions, du moins; moi, Maurice, je ne resterai pas ici comme le mauvais génie de la maison; je ne vous entraînerai pas à l'échafaud.

—Et où irez-vous, Geneviève?

—Où j'irai? Un jour que vous serez sorti, Maurice, j'irai me dénoncer moi-même sans dire d'où je viens.

—Oh! cria Maurice atteint jusqu'au fond du cœur, de l'ingratitude, déjà!

—Non, répondit la jeune femme en jetant ses bras au cou de Maurice; non, mon ami, de l'amour, et de l'amour le plus dévoué, je vous le jure. Je n'ai pas voulu que mon frère fût pris et tué comme un rebelle; je ne veux pas que mon amant soit pris et tué comme un traître.

—Vous ferez cela, Geneviève? s'écria Maurice.

—Aussi vrai qu'il y a un Dieu au ciel! répondit la jeune femme. D'ailleurs, ce n'est rien que d'avoir la crainte, j'ai le remords.

Et elle inclina sa tête comme si le remords était trop lourd à porter.

—Oh! Geneviève! dit Maurice.

—Vous comprenez bien ce que je dis et surtout ce que j'éprouve, Maurice, continua Geneviève, car ce remords, vous l'avez aussi.... Vous savez, Maurice, que je me suis donnée sans m'appartenir; que vous m'avez prise sans que j'eusse le droit de me donner.

—Assez! dit Maurice, assez!

Son front se plissa, et une sombre résolution brilla dans ses yeux si purs.

—Je vous montrerai, Geneviève, continua le jeune homme, que je vous aime uniquement. Je vous donnerai la preuve que nul sacrifice n'est au-dessus de mon amour. Vous haïssez, la France, eh bien, soit, nous quitterons la France.

Geneviève joignit les mains, et regarda son amant avec une expression d'admiration enthousiaste.

—Vous ne me trompez pas, Maurice? balbutia-t-elle.

—Quand vous ai-je trompée? demanda Maurice; est-ce le jour où je me suis déshonoré pour vous acquérir?

Geneviève rapprocha ses lèvres des lèvres de Maurice, et resta, pour ainsi dire, suspendue au cou de son amant.

—Oui, tu as raison, Maurice, dit-elle, et c'est moi qui me trompais. Ce que j'éprouve, ce n'est plus du remords; peut-être est-ce une dégradation de mon âme; mais toi, du moins, tu la comprendras, je t'aime trop pour éprouver un autre sentiment que la frayeur de te perdre. Allons bien loin, mon ami; allons là où personne ne pourra nous atteindre.

—Oh! merci! dit Maurice transporté de joie.

—Mais comment fuir? dit Geneviève tressaillant à cette horrible pensée. On n'échappe pas facilement aujourd'hui au poignard des assassins du 2 septembre, ou à la hache des bourreaux du 21 janvier.

—Geneviève! dit Maurice, Dieu nous protège. Écoute, une bonne action que j'ai voulu faire à propos de ce 2 septembre dont tu parlais tout à l'heure va porter sa récompense aujourd'hui. J'avais le désir de sauver un pauvre prêtre qui avait étudié avec moi. J'allai trouver Danton, et, sur sa demande, le comité de Salut public a signé un passeport pour ce malheureux et pour sa sœur. Ce passeport, Danton me le remit; mais le malheureux prêtre, au lieu de venir le chercher chez moi comme je le lui avais recommandé, a été s'enfermer aux Carmes: il y est mort.

—Et ce passeport? dit Geneviève.

—Je l'ai toujours; il vaut un million aujourd'hui; il vaut plus que cela, Geneviève, il vaut la vie, il vaut le bonheur!

—Oh! mon Dieu! mon Dieu! s'écria la jeune femme, soyez béni!

—Maintenant, ma fortune consiste, tu le sais, en une terre que régit un vieux serviteur de la famille, patriote pur, âme loyale dans laquelle nous pouvons nous confier. Il m'en fera passer les revenus où je voudrai. En gagnant Boulogne, nous passerons chez lui.

—Où demeure-t-il donc?

—Près d'Abbeville.

—Quand partirons-nous, Maurice?

—Dans une heure.

—Il ne faut pas qu'on sache que nous partons.

—Personne ne le saura. Je cours chez Lorin; il a un cabriolet sans cheval! moi, j'ai un cheval sans voiture; nous partirons aussitôt que je serai revenu. Toi, reste ici, Geneviève, et prépare toutes choses pour ce départ. Nous avons besoin de peu de bagages: nous rachèterons ce qui nous manquera en Angleterre. Je vais donner à Scévola une commission qui l'éloigne. Lorin lui expliquera ce soir notre départ: et ce soir nous serons déjà loin.

—Mais, en route, si l'on nous arrête?

—N'avons-nous point notre passeport? Nous allons chez Hubert, c'est le nom de cet intendant. Hubert fait partie de la municipalité d'Abbeville; d'Abbeville à Boulogne, il nous accompagne et nous sauvegarde; à Boulogne, nous achèterons ou nous fréterons une barque. Je puis, d'ailleurs, passer au comité et me faire donner une mission pour Abbeville. Mais non, pas de supercherie, n'est-ce pas, Geneviève? Gagnons notre bonheur en risquant notre vie.

—Oui, oui, mon ami, et nous réussirons. Mais comme tu es parfumé ce matin, mon ami! dit la jeune femme en cachant son visage dans la poitrine de Maurice.

—C'est vrai; j'avais acheté un bouquet de violettes à ton intention, ce matin, en passant devant le Palais-Égalité; mais, en entrant ici, en te voyant si triste, je n'ai plus pensé qu'à te demander les causes de cette tristesse.

—Oh! donne-le-moi, je te le rendrai. Geneviève respira l'odeur du bouquet avec cette espèce de fanatisme que les organisations nerveuses ont presque toujours pour les parfums. Tout à coup ses yeux se mouillèrent de larmes.

—Qu'as-tu? demanda Maurice.

—Pauvre Héloïse! murmura Geneviève.

—Ah! oui, fit Maurice avec un soupir. Mais, pensons à nous, chère amie, et laissons les morts, de quelque parti qu'ils soient, dormir dans la tombe que le dévouement leur a creusée. Adieu! je pars.

—Reviens bien vite.

—En moins d'une demi-heure je suis ici.

—Mais si Lorin n'était pas chez lui?

—Qu'importe! son domestique me connaît; ne puis-je prendre chez lui tout ce qu'il me plaît, même en son absence, comme lui ferait ici?

—Bien! bien!

—Toi, ma Geneviève, prépare tout, en te bornant, comme je te le dis, au strict nécessaire; il ne faut pas que notre départ ait l'air d'un déménagement.

—Sois tranquille. Le jeune homme fit un pas vers la porte.

—Maurice! dit Geneviève.

Il se retourna, et vit la jeune femme les bras étendus vers lui.

—Au revoir! au revoir! dit-il, mon amour, et bon courage! dans une demi-heure je suis de retour ici. Geneviève demeura seule chargée, comme nous l'avons dit, des préparatifs du départ.

Ces préparatifs, elle les accomplissait avec une espèce de fièvre. Tant qu'elle resterait à Paris, elle se faisait à elle-même l'effet d'être doublement coupable. Une fois hors de France, une fois à l'étranger, il lui semblait que son crime, crime qui était plutôt celui de la fatalité que le sien, il lui semblait que son crime lui pèserait moins.

Elle allait même jusqu'à espérer que, dans la solitude et l'isolement, elle finirait par oublier qu'il existât d'autre homme que Maurice.

Ils devaient fuir en Angleterre, c'était une chose convenue. Ils auraient là une petite maison, un petit cottage bien seul, bien isolé, bien fermé à tous les yeux; ils changeraient de nom, et, de leurs deux noms, ils en feraient un seul.

Là, ils prendraient deux serviteurs qui ignoreraient complètement leur passé. Le hasard voulait que Maurice et Geneviève parlassent tous deux anglais.

Ni l'un ni l'autre ne laissait rien en France qu'il eût à regretter, si ce n'est cette mère que l'on regrette toujours, fût-elle une marâtre, et qu'on appelle la patrie.

Geneviève commença donc à disposer les objets qui étaient indispensables à leur voyage ou plutôt à leur fuite.

Elle éprouvait un plaisir indicible à distinguer des autres, parmi ces objets, ceux qui avaient la prédilection de Maurice: l'habit qui lui prenait le mieux la taille, la cravate qui seyait le mieux à son teint, les livres qu'il avait feuilletés le plus souvent.

Elle avait déjà fait son choix; déjà, dans l'attente des coffres qui devaient les renfermer, habits, linge, volumes couvraient les chaises, les canapés, le piano.

Soudain elle entendit la clef grincer dans la serrure.

—Bon! dit-elle, c'est Scévola qui rentre. Maurice ne l'aurait-il pas rencontré? Elle continua sa besogne. Les portes du salon étaient ouvertes; elle entendit l'officieux remuer dans l'antichambre.

Justement elle tenait un rouleau de musique et cherchait un lien pour l'assujettir.

—Scévola! ajouta-t-elle.

Un pas, qui allait se rapprochant, retentit dans la pièce voisine.

—Scévola! répéta Geneviève, venez, je vous prie.

—Me voici! dit une voix.

À l'accent de cette voix, Geneviève se retourna brusquement et poussa un cri terrible.

—Mon mari! s'écria-t-elle.

—Moi-même, dit avec calme Dixmer. Geneviève était sur une chaise, élevant les bras pour chercher dans une armoire un lien quelconque; elle sentit que la tête lui tournait, elle étendit les bras et se laissa aller à la renverse, souhaitant de trouver un abîme au-dessous d'elle pour s'y précipiter.

Dixmer la retint dans ses bras, et la porta sur un canapé où il l'assit.

—Eh bien, qu'avez-vous donc, ma chère? et qu'y a-t-il? demanda Dixmer; ma présence produit-elle donc sur vous un si désagréable effet?

—Je me meurs! balbutia Geneviève en se renversant en arrière et en appuyant ses deux mains sur ses yeux, pour ne pas voir la terrible apparition.

—Bon! dit Dixmer, me croyiez-vous déjà trépassé, ma chère? et vous fais-je l'effet d'un fantôme?

Geneviève regarda autour d'elle d'un air égaré, et, apercevant le portrait de Maurice, elle se laissa glisser du canapé, tomba à genoux comme pour demander assistance à cette impuissante et insensible image qui continuait de sourire.

La pauvre femme comprenait tout ce que Dixmer cachait de menaces sous le calme qu'il affectait.

—Oui, ma chère enfant, continua le tanneur, c'est bien moi; peut-être me croyiez-vous bien loin de Paris; mais non, j'y suis resté. Le lendemain du jour où j'avais quitté la maison, j'y suis retourné et j'ai vu à sa place un fort beau tas de cendres. Je me suis informé de vous, personne ne vous avait vue. Je me suis mis à votre recherche et j'ai eu beaucoup de peine à vous trouver. J'avoue que je ne vous croyais pas ici; cependant, j'en eus soupçon, puisque, comme vous le voyez, je suis venu. Mais le principal est que me voici et que vous voilà. Comment se porte Maurice? En vérité, je suis sûr que vous avez beaucoup souffert, vous si bonne royaliste, d'avoir été forcée de vivre sous le même toit qu'un républicain si fanatique.

—Mon Dieu! murmura Geneviève, mon Dieu! ayez pitié de moi!

—Après cela, continua Dixmer en regardant autour de lui, ce qui me console, ma chère, c'est que vous êtes très bien logée ici et que vous ne me paraissez pas avoir beaucoup souffert de la proscription. Moi, depuis l'incendie de notre maison et la ruine de notre fortune, j'ai erré assez à l'aventure, habitant le fond des caves, la cale des bateaux, quelquefois même les cloaques qui aboutissent à la Seine.

—Monsieur! fit Geneviève.

—Vous avez là de forts beaux fruits; moi, j'ai dû souvent me passer de dessert, étant forcé de me passer de dîner. Geneviève cacha en sanglotant sa tête dans ses mains.

—Non pas, continua Dixmer, que je manquasse d'argent; j'ai, Dieu merci, emporté sur moi une trentaine de mille francs en or, ce qui vaut aujourd'hui cinq cent mille francs; mais le moyen qu'un charbonnier, un pêcheur, ou un chiffonnier tire des louis de sa poche pour acheter un morceau de fromage ou un saucisson! Eh! mon Dieu, oui, madame; j'ai successivement adopté ces trois costumes. Aujourd'hui, pour mieux me déguiser, je suis en patriote, en exagéré, en Marseillais. Je grasseye et je jure. Dame! un proscrit ne circule pas dans Paris aussi facilement qu'une jeune et jolie femme, et je n'avais pas le bonheur de connaître une républicaine ardente qui pût me cacher à tous les yeux.

—Monsieur, monsieur, s'écria Geneviève, ayez pitié de moi! vous voyez bien que je meurs!

—D'inquiétude, je comprends cela; vous avez été fort inquiète de moi; mais, consolez-vous, me voilà; je reviens et nous ne nous quitterons plus, madame.

—Oh! vous allez me tuer! s'écria Geneviève. Dixmer la regarda avec un sourire effrayant.

—Tuer une femme innocente! Oh! madame, que dites-vous donc là? Il faut que le chagrin que vous a inspiré mon absence vous ait fait perdre l'esprit.

—Monsieur, s'écria Geneviève, monsieur, je vous demande à mains jointes de me tuer plutôt que de me torturer par de si cruelles railleries. Non, je ne suis pas innocente; oui, je suis criminelle; oui, je mérite la mort. Tuez-moi, monsieur, tuez-moi!...

—Alors, vous avouez que vous méritez la mort?

—Oui, oui.

—Et que, pour expier je ne sais quel crime dont vous vous accusez, vous subirez cette mort sans vous plaindre?

—Frappez, monsieur, je ne pousserai pas un cri; et, au lieu de la maudire, je bénirai la main qui me frappera.

—Non, madame, je ne veux pas vous frapper; cependant vous mourrez, c'est probable. Seulement, votre mort, au lieu d'être ignominieuse, comme vous pourriez le craindre, sera glorieuse à l'égal des plus belles morts. Remerciez-moi, madame, je vous punirai en vous immortalisant.

—Monsieur, que ferez-vous donc?

—Vous poursuivrez le but vers lequel nous tendions quand nous avons été interrompus dans notre route. Pour vous et pour moi, vous tomberez coupable; pour tous, vous mourrez martyre.

—Oh! mon Dieu! vous me rendez folle en me parlant ainsi. Où me conduisez-vous? où m'entraînez-vous?

—À la mort, probablement.

—Laissez-moi faire une prière alors.

—Votre prière?

—Oui.

—À qui?

—Peu vous importe! du moment que vous me tuez, je paye ma dette, et, si j'ai payé, je ne vous dois rien.

—C'est juste, dit Dixmer en se retirant dans l'autre chambre; je vous attends. Il sortit du salon.

Geneviève alla s'agenouiller devant le portrait, en serrant de ses deux mains son cœur prêt à se briser.

—Maurice, dit-elle tout bas, pardonne-moi. Je ne m'attendais pas à être heureuse, mais j'espérais pouvoir te rendre heureux. Maurice, je t'enlève un bonheur qui faisait ta vie; pardonne-moi ta mort, mon bien-aimé!

Et, coupant une boucle de ses longs cheveux, elle la noua autour du bouquet de violettes et le déposa au bas du portrait, qui parut prendre, tout insensible qu'était cette toile muette, une expression douloureuse pour la voir partir.

Du moins cela parut ainsi à Geneviève à travers ses larmes.

—Eh bien, êtes-vous prête, madame? demanda Dixmer.

—Déjà! murmura Geneviève.

—Oh! prenez votre temps, madame!... répliqua Dixmer; je ne suis pas pressé, moi! D'ailleurs, Maurice ne tardera probablement pas à rentrer, et je serais charmé de le remercier de l'hospitalité qu'il vous a donnée.

Geneviève tressaillit de terreur à cette idée que son amant et son mari pouvaient se rencontrer. Elle se releva comme mue par un ressort.

—C'est fini, monsieur, dit-elle, je suis prête! Dixmer passa le premier. La tremblante Geneviève le suivit, les yeux à moitié fermés, la tête renversée en arrière; ils montèrent dans un fiacre qui attendait à la porte; la voiture roula. Comme l'avait dit Geneviève, c'était fini.