Le lendemain du jour où s'étaient passées les scènes que nous venons de raconter, c'est-à-dire le 1er juin, à dix heures du matin, Geneviève était assise à sa place accoutumée, près de la fenêtre; elle se demandait pourquoi, depuis trois semaines, les jours se levaient si tristes pour elle, pourquoi ces jours se passaient si lentement, et enfin pourquoi, au lieu d'attendre le soir avec ardeur, elle l'attendait maintenant avec effroi.
Ses nuits, surtout, étaient tristes; ses nuits d'autrefois étaient si belles, ces nuits qui se passaient à rêver à la veille et au lendemain.
En ce moment, ses yeux tombèrent sur une magnifique caisse d'œillets tigrés et d'œillets rouges, que, depuis l'hiver, elle tirait de cette petite serre, où Maurice avait été retenu prisonnier, pour les faire éclore dans sa chambre.
Maurice lui avait appris à les cultiver dans cette plate-bande d'acajou, où ils étaient enfermés; elle les avait arrosés, émondés, palissés elle-même, tant que Maurice avait été là; car, lorsqu'il venait, le soir, elle se plaisait à lui montrer les progrès que, grâce à leurs soins fraternels, les charmantes fleurs avaient faits pendant la nuit. Mais, depuis que Maurice avait cessé de venir, les pauvres œillets avaient été négligés, et voilà que, faute de soins et de souvenir, les pauvres boutons alanguis étaient demeurés vides et se penchaient, jaunissants, hors de leur balustrade, sur laquelle ils retombaient, à demi fanés.
Geneviève comprit, par cette seule vue, la raison de sa tristesse à elle-même. Elle se dit qu'il en était des fleurs comme de certaines amitiés que l'on nourrit, que l'on cultive avec passion, et qui, alors, font épanouir le cœur; puis, un matin, un caprice ou un malheur coupe l'amitié par sa racine, et le cœur que cette amitié ravivait se resserre, languissant et flétri.
La jeune femme, alors, sentit l'angoisse affreuse de son cœur; le sentiment qu'elle avait voulu combattre, et qu'elle avait espéré vaincre, se débattait au fond de sa pensée, plus que jamais, criant qu'il ne mourrait qu'avec ce cœur; alors elle eut un moment de désespoir, car elle sentait que la lutte lui devenait de plus en plus impossible; elle pencha doucement la tête, baisa un de ces boutons flétris et pleura.
Son mari entra chez elle juste au moment où elle essuyait ses yeux.
Mais, de son côté, Dixmer était tellement préoccupé par ses propres pensées, qu'il ne devina point cette crise douloureuse que venait d'éprouver sa femme, et il ne fit point attention à la rougeur dénonciatrice de ses paupières.
Il est vrai que Geneviève, en apercevant son mari, se leva vivement, et, courant à lui de façon à tourner le dos à la fenêtre, dans la demi-teinte:
—Eh bien? dit-elle.
—Eh bien, rien de nouveau; impossible d'approcher d'ELLE, impossible de lui faire rien passer; impossible même de la voir.
—Quoi! s'écria Geneviève, avec tout ce bruit qu'il y a eu dans Paris?
—Eh! c'est justement ce bruit qui a redoublé la défiance des surveillants; on a craint qu'on ne profitât de l'agitation générale pour faire quelque tentative sur le Temple, et, au moment où Sa Majesté allait monter sur la plate-forme, l'ordre a été donné par Santerre de ne laisser sortir ni la reine, ni Madame Élisabeth, ni madame Royale.
—Pauvre chevalier, il a dû être bien contrarié?
—Il était au désespoir, quand il a vu cette chance nous échapper. Il a pâli au point que je l'ai entraîné de peur qu'il ne se trahît.
—Mais, demanda timidement Geneviève, il n'y avait donc au Temple aucun municipal de votre connaissance?
—Il devait y en avoir un, mais il n'est point venu.
—Lequel?
—Le citoyen Maurice Lindey, dit Dixmer d'un ton qu'il s'efforçait de rendre indifférent.
—Et pourquoi n'est-il pas venu? demanda Geneviève en faisant, de son côté, le même effort sur elle-même.
—Il était malade.
—Malade, lui?
—Oui, et assez gravement même. Patriote, comme vous le connaissez, il a été forcé de céder son tour à un autre.
—Oh! mon Dieu! y eût-il été, Geneviève, reprit Dixmer, vous comprenez, maintenant, que c'eût été la même chose.
Brouillés comme nous le sommes, peut-être eût-il évité de me parler.
—Je crois, mon ami, dit Geneviève, que vous vous exagérez la gravité de la situation. M. Maurice peut avoir le caprice de ne plus venir ici, quelques raisons futiles de ne plus nous voir; mais il n'est point, pour cela, notre ennemi. La froideur n'exclut pas la politesse, et, en vous voyant venir à lui, je suis certaine qu'il eût fait la moitié du chemin.
—Geneviève, dit Dixmer, pour ce que nous attendions de Maurice, il faudrait plus que de la politesse, et ce n'était point trop d'une amitié réelle et profonde. Cette amitié est brisée; il n'y a donc plus d'espoir de ce côté-là.
Et Dixmer poussa un profond soupir, tandis que son front, d'ordinaire si calme, se plissait tristement.
—Mais, dit timidement Geneviève, si vous croyez M. Maurice si nécessaire à vos projets...
—C'est-à-dire, répondit Dixmer, que je désespère de les voir réussir sans lui.
—Eh bien, alors, pourquoi ne tentez-vous pas une nouvelle démarche auprès du citoyen Lindey?
Il lui semblait qu'en appelant le jeune homme par son nom de famille, l'intonation de sa voix était moins tendre que lorsqu'elle l'appelait par son nom de baptême.
—Non, répondit Dixmer en secouant la tête, non, j'ai fait tout ce que je pouvais faire: une nouvelle démarche semblerait singulière et éveillerait nécessairement ses soupçons; non, et puis, voyez-vous, Geneviève, je vois plus loin que vous dans toute cette affaire: il y a une plaie au fond du cœur de Maurice.
—Une plaie? demanda Geneviève fort émue. Eh! mon Dieu! que voulez-vous dire? Parlez, mon ami.
—Je veux dire, et vous en êtes convaincue comme moi, Geneviève, qu'il y a dans notre rupture avec le citoyen Lindey plus qu'un caprice.
—Et à quoi donc alors attribuez-vous cette rupture?
—À l'orgueil, peut-être, dit vivement Dixmer.
—À l'orgueil?...
—Oui, il nous faisait honneur, à son avis du moins, ce bon bourgeois de Paris, ce demi-aristocrate de robe, conservant ses susceptibilités sous son patriotisme; il nous faisait honneur, ce républicain tout-puissant dans sa section, dans son club, dans sa municipalité, en accordant son amitié à des fabricants de pelleteries. Peut-être avons-nous fait trop peu d'avances, peut-être nous sommes-nous oubliés.
—Mais, reprit Geneviève, si nous lui avons fait trop peu d'avances, si nous nous sommes oubliés, il me semble que la démarche que vous avez faite rachetait tout cela.
—Oui, en supposant que le tort vînt de moi; mais si, au contraire, le tort venait de vous?
—De moi! Et comment voulez-vous, mon ami, que j'aie eu un tort envers M. Maurice? dit Geneviève étonnée.
—Eh! qui sait, avec un pareil caractère? Ne l'avez-vous pas vous-même, et la première, accusé de caprice? Tenez, j'en reviens à ma première idée, Geneviève, vous avez eu tort de ne pas écrire à Maurice.
—Moi! s'écria Geneviève, y pensez-vous?
—Non seulement j'y pense, dit Dixmer, mais encore, depuis trois semaines que dure cette rupture, j'y ai beaucoup pensé.
—Et...? demanda timidement Geneviève.
—Et je regarde cette démarche comme indispensable.
—Oh! s'écria Geneviève, non, non, Dixmer, n'exigez point cela de moi.
—Vous savez, Geneviève, que je n'exige jamais rien de vous; je vous prie seulement. Eh bien, entendez-vous? je vous prie d'écrire au citoyen Maurice.
—Mais..., fit Geneviève.
—Écoutez, reprit Dixmer en l'interrompant: ou il y a entre vous et Maurice de graves sujets de querelle, car, quant à moi, il ne s'est jamais plaint de mes procédés, ou votre brouille avec lui résulte de quelque enfantillage.
Geneviève ne répondit point.
—Si cette brouille est causée par un enfantillage, ce serait folie à vous de l'éterniser; si elle a pour cause un motif sérieux, au point où nous en sommes, nous ne devons plus, comprenez bien cela, compter avec notre dignité, ni même avec notre amour-propre. Ne mettons donc point en balance, croyez-moi, une querelle de jeunes gens avec d'immenses intérêts. Faites un effort sur vous-même, écrivez un mot au citoyen Maurice Lindey et il reviendra.
Geneviève réfléchit un instant.
—Mais, dit-elle, ne saurait-on trouver un moyen, moins compromettant, de ramener la bonne intelligence entre vous et M. Maurice?
—Compromettant, dites-vous? Mais, au contraire, c'est un moyen tout naturel, ce me semble.
—Non, pas pour moi, mon ami.
—Vous êtes bien opiniâtre, Geneviève.
—Accordez-moi de dire que c'est la première fois, au moins, que vous vous en apercevez.
Dixmer, qui froissait son mouchoir entre ses mains, depuis quelques instants, essuya son front couvert de sueur.
—Oui, dit-il, et c'est pour cela que mon étonnement s'en augmente.
—Mon Dieu! dit Geneviève, est-il possible, Dixmer, que vous ne compreniez point les causes de ma résistance et que vous vouliez me forcer à parler?
Et elle laissa, faible et comme poussée à bout, tomber sa tête sur sa poitrine, et ses bras à ses côtés.
Dixmer parut faire un violent effort sur lui-même, prit la main de Geneviève, la força de relever la tête, et, la regardant entre les yeux, se mit à rire avec un éclat qui eût paru bien forcé à Geneviève si elle-même eût été moins agitée en ce moment.
—Je vois ce que c'est, dit-il; en vérité, vous avez raison. J'étais aveugle. Avec tout votre esprit, ma chère Geneviève, avec toute votre distinction, vous vous êtes laissé prendre à une banalité, vous avez eu peur que Maurice ne devînt amoureux de vous.
Geneviève sentit comme un froid mortel pénétrer jusqu'à son cœur. Cette ironie de son mari, à propos de l'amour que Maurice avait pour elle, amour dont, d'après la connaissance qu'elle avait du caractère du jeune homme, elle pouvait estimer toute la violence, amour enfin que, sans se l'avouer autrement que par de sourds remords, elle partageait elle-même au fond du cœur, cette ironie la pétrifia. Elle n'eut point la force de regarder. Elle sentit qu'il lui serait impossible de répondre.
—J'ai deviné, n'est-ce pas? reprit Dixmer. Eh bien, rassurez-vous, Geneviève, je connais Maurice; c'est un farouche républicain qui n'a point dans le cœur d'autre amour que l'amour de la patrie.
—Monsieur, s'écria Geneviève, êtes-vous bien sûr de ce que vous dites?
—Eh! sans doute, reprit Dixmer; si Maurice vous aimait, au lieu de se brouiller avec moi, il eût redoublé de soins et de prévenances pour celui qu'il avait intérêt à tromper. Si Maurice vous aimait, il n'eût point si facilement renoncé à ce titre d'ami de la maison, à l'aide duquel, d'ordinaire, on couvre ces sortes de trahisons.
—En honneur, s'écria Geneviève, ne plaisantez point, je vous prie, sur de pareilles choses!
—Je ne plaisante point, madame; je vous dis que Maurice ne vous aime pas, voilà tout.
—Et moi, moi, s'écria Geneviève en rougissant, moi, je vous dis que vous vous trompez.
—En ce cas, reprit Dixmer, Maurice, qui a eu la force de s'éloigner plutôt que de tromper la confiance de son hôte, est un honnête homme; or, les honnêtes gens sont rares, Geneviève, et l'on ne peut trop faire pour les ramener à soi quand ils se sont écartés. Geneviève, vous écrirez à Maurice, n'est-ce pas?
—Oh! mon Dieu! dit la jeune femme.
Et elle laissa tomber sa tête entre ses deux mains; car celui sur lequel elle comptait s'appuyer au moment du danger lui manquait tout à coup et la précipitait au lieu de la retenir.
Dixmer la regarda un instant; puis, s'efforçant de sourire:
—Allons, chère amie, dit-il, point d'amour-propre de femme; si Maurice veut recommencer à vous faire quelque bonne déclaration, riez de la seconde, comme vous avez fait de la première. Je vous connais, Geneviève, vous êtes un digne et noble cœur. Je suis sûr de vous.
—Oh! s'écria Geneviève en se laissant glisser de façon à ce qu'un de ses genoux touchât la terre, oh! mon Dieu! qui peut être sûr des autres quand nul n'est sûr de soi?
Dixmer devint pâle, comme si tout son sang se retirait vers son cœur.
—Geneviève, dit-il, j'ai eu tort de vous faire passer par toutes les angoisses que vous venez d'éprouver. J'aurais dû vous dire tout de suite: Geneviève, nous sommes dans l'époque des grands dévouements; Geneviève, j'ai dévoué à la reine, notre bienfaitrice, non seulement mon bras, non seulement ma tête, mais encore ma félicité; d'autres lui donneront leur vie. Je ferai plus que de lui donner ma vie, moi, je risquerai mon honneur; et mon honneur, s'il périt, ne sera qu'une larme de plus tombant dans cet océan de douleurs qui s'apprête à engloutir la France. Mais mon honneur ne risque rien, quand il est sous la garde d'une femme comme ma Geneviève.
Pour la première fois Dixmer venait de se révéler tout entier.
Geneviève redressa la tête, fixa sur lui ses beaux yeux pleins d'admiration, se releva lentement, lui donna son front à baiser.
—Vous le voulez? dit-elle. Dixmer fit un signe affirmatif.
—Dictez alors. Et elle prit une plume.
—Non point, dit Dixmer; c'est assez d'user, d'abuser peut-être de ce digne jeune homme; et, puisqu'il se réconciliera avec nous, à la suite d'une lettre qu'il aura reçue de Geneviève, que cette lettre soit bien de Geneviève et non de M. Dixmer.
Et Dixmer baisa une seconde fois sa femme au front, la remercia et sortit. Alors Geneviève tremblante écrivit:
«Citoyen Maurice, «Vous saviez combien mon mari vous aimait. Trois semaines de séparation, qui nous ont paru un siècle, vous l'ont-elles fait oublier? Venez; nous vous attendons; votre retour sera une véritable fête. «GENEVIÈVE.»
Comme Maurice l'avait fait dire la veille au général Santerre, il était sérieusement malade.
Depuis qu'il gardait la chambre, Lorin était venu régulièrement le voir, et avait fait tout ce qu'il avait pu pour le déterminer à prendre quelque distraction. Mais Maurice avait tenu bon. Il y a des maladies dont on ne veut pas guérir.
Le 1er juin, il arriva vers une heure.
—Qu'y a-t-il donc de particulier aujourd'hui? demanda Maurice. Tu es superbe.
En effet, Lorin avait le costume de rigueur: le bonnet rouge, la carmagnole et la ceinture tricolore ornée de ces deux instruments, qu'on appelait alors les burettes de l'abbé Maury, et qu'auparavant et depuis, on appela tout bonnement des pistolets.
—D'abord, dit Lorin, il y a généralement la débâcle de la gironde qui est en train de s'exécuter, mais tambour battant; dans ce moment-ci, par exemple, on chauffe les boulets rouges sur la place du Carrousel. Puis, particulièrement parlant, il y a une grande solennité à laquelle je t'invite pour après-demain.
—Mais, pour aujourd'hui, qu'y a-t-il donc? Tu viens me chercher, dis-tu?
—Oui; aujourd'hui nous avons la répétition.
—Quelle répétition?
—La répétition de la grande solennité.
—Mon cher, dit Maurice, tu sais que, depuis huit jours, je ne sors plus; par conséquent, je ne suis plus au courant de rien, et j'ai le plus grand besoin d'être renseigné.
—Comment! je ne te l'ai donc pas dit?
—Tu ne m'as rien dit.
—D'abord, mon cher, tu savais déjà que nous avions supprimé Dieu pour quelque temps, et que nous l'avons remplacé par l'Être suprême.
—Oui, je sais cela.
—Eh bien, il paraît qu'on s'est aperçu d'une chose, c'est que l'Être suprême était un modéré, un rolandiste, un girondin.
—Lorin, pas de plaisanteries sur les choses saintes; je n'aime point cela, tu le sais.
—Que veux-tu, mon cher! il faut être de son siècle. Moi aussi, j'aimais assez l'ancien Dieu, d'abord parce que j'y étais habitué. Quant à l'Être suprême, il paraît qu'il a réellement des torts, et que, depuis qu'il est là-haut, tout va de travers; enfin nos législateurs ont décrété sa déchéance....
Maurice haussa les épaules.
—Hausse les épaules tant que tu voudras, dit Lorin.
De par la philosophie,
Nous, grands suppôts de Momus,
Ordonnons que la folie
Ait son culte in partibus.
Si bien, continua Lorin, que nous allons un peu adorer la déesse Raison.
—Et tu te fourres dans toutes ces mascarades? dit Maurice.
—Ah! mon ami, si tu connaissais la déesse Raison comme je la connais, tu serais un de ses plus chauds partisans. Écoute, je veux te la faire connaître, je te présenterai à elle.
—Laisse-moi tranquille avec toutes tes folies; je suis triste, tu le sais bien.
—Raison de plus, morbleu! elle t'égayera, c'est une bonne fille.... Eh! mais tu la connais, l'austère déesse que les Parisiens vont couronner de lauriers et promener sur un char de papier doré! C'est... devine...
—Comment veux-tu que je devine?
—C'est Arthémise.
—Arthémise? dit Maurice en cherchant dans sa mémoire, sans que ce nom lui rappelât aucun souvenir.
—Oui, une grande brune, dont j'ai fait connaissance, l'année dernière... au bal de l'Opéra, à telles enseignes que tu vins souper avec nous et que tu la grisas.
—Ah! oui, c'est vrai, répondit Maurice, je me souviens maintenant; et c'est elle?
—C'est elle qui a le plus de chances. Je l'ai présentée au concours: tous les Thermopyles m'ont promis leurs voix. Dans trois jours, l'élection générale. Aujourd'hui, repas préparatoire; aujourd'hui, nous répandons le vin de Champagne; peut-être, après-demain, répandrons-nous le sang! Mais qu'on répande ce que l'on voudra, Arthémise sera déesse, ou que le diable m'emporte! Allons, viens; nous lui ferons mettre sa tunique.
—Merci. J'ai toujours eu de la répugnance pour ces sortes de choses.
—Pour habiller les déesses? Peste! mon cher! tu es difficile. Eh bien, voyons, si cela peut te distraire, je la lui mettrai, sa tunique, et toi, tu la lui ôteras.
—Lorin, je suis malade, et non seulement je n'ai plus de gaieté, mais encore la gaieté des autres me fait mal.
—Ah çà! tu m'effrayes, Maurice: tu ne te bats plus, tu ne ris plus; est-ce que tu conspires, par hasard?
—Moi! plût à Dieu!
—Tu veux dire: plût à la déesse Raison!
—Laisse-moi, Lorin, je ne puis, je ne veux pas sortir; je suis au lit et j'y reste. Lorin se gratta l'oreille.
—Bon! dit-il, je vois ce que c'est.
—Et que vois-tu?
—Je vois que tu attends la déesse Raison.
—Corbleu! s'écria Maurice, les amis spirituels sont bien gênants; va-t'en, ou je te charge d'imprécations, toi et ta déesse.
—Charge, charge.... Maurice levait la main pour maudire, lorsqu'il fut interrompu par son officieux, qui entrait en ce moment, tenant une lettre pour le citoyen son frère.
—Citoyen Agésilas, dit Lorin, tu entres dans un mauvais moment; ton maître allait être superbe.
Maurice laissa retomber sa main, qu'il étendit nonchalamment vers la lettre; mais à peine l'eût-il touchée qu'il tressaillit, et, l'approchant avidement de ses yeux, dévora du regard l'écriture et le cachet, et, tout en blêmissant, comme s'il allait se trouver mal, rompit le cachet.
—Oh! oh! murmura Lorin, voici notre intérêt qui s'éveille, à ce qu'il paraît.
Maurice n'écoutait plus, il lisait avec toute son âme les quelques lignes de Geneviève. Après les avoir lues, il les relut deux, trois, quatre fois; puis il s'essuya le front et laissa retomber ses mains, regardant Lorin comme un homme hébété.
—Diable! dit Lorin, il paraît que voilà une lettre qui renferme de fières nouvelles.
Maurice relut la lettre pour la cinquième fois, et un vermillon nouveau colora son visage. Ses yeux desséchés s'humectèrent, et un profond soupir dilata sa poitrine; puis, oubliant tout à coup sa maladie et la faiblesse qui en était la suite, il sauta hors de son lit.
—Mes habits! s'écria-t-il à l'officieux stupéfait; mes habits, mon cher Agésilas! Ah! mon pauvre Lorin, mon bon Lorin, je l'attendais tous les jours, mais, en vérité, je ne l'espérais pas. Çà, une culotte blanche, une chemise à jabot; qu'on me coiffe et qu'on me rase sur-le-champ!
L'officieux se hâta d'exécuter les ordres de Maurice, le coiffa et le rasa en un tour de main.
—Oh! la revoir! la revoir! s'écria le jeune homme, Lorin, en vérité, je n'ai pas su jusqu'à présent ce que c'était que le bonheur.
—Mon pauvre Maurice, dit Lorin, je crois que tu as besoin de la visite que je te conseillais.
—Oh! cher ami, s'écria Maurice, pardonne-moi; mais, en vérité, je n'ai plus ma raison.
—Alors je t'offre la mienne, dit Lorin en riant de cet affreux calembour. Ce qu'il y eut de plus étonnant, c'est que Maurice en rit aussi.
Le bonheur l'avait rendu facile en matière d'esprit. Ce ne fut point tout.
—Tiens, dit-il en coupant un oranger couvert de fleurs, offre de ma part ce bouquet à la digne veuve de Mausole.
—À la bonne heure! s'écria Lorin, voilà de la belle galanterie! Aussi, je te pardonne. Et puis, il me semble que décidément tu es bien amoureux, et j'ai toujours eu le plus profond respect pour les grandes infortunes.
—Eh bien, oui, je suis amoureux, s'écria Maurice, dont le cœur éclatait de joie; je suis amoureux, et maintenant je puis l'avouer puisqu'elle m'aime; car, puisqu'elle me rappelle, c'est qu'elle m'aime, n'est-ce pas, Lorin?
—Sans doute, répondit complaisamment l'adorateur de la déesse Raison; mais prends garde, Maurice; la façon dont tu prends la chose fait peur...
Souvent l'amour d'une Égérie
N'est rien moins qu'une trahison
Du tyran nommé Cupidon:
Près de la plus sage on s'oublie.
Aime ainsi que moi la Raison,
Tu ne feras pas de folie.
—Bravo! bravo! cria Maurice en battant des mains. Et, prenant ses jambes à son cou, il descendit les escaliers, quatre à quatre, gagna le quai, et s'élança dans la direction si connue de la vieille rue Saint-Jacques.
—Je crois qu'il m'a applaudi, Agésilas? demanda Lorin.
—Oui, certainement, citoyen, et il n'y a rien d'étonnant, car c'était bien joli, ce que vous avez dit là.
—Alors, il est plus malade que je ne croyais, dit Lorin. Et, à son tour, il descendit l'escalier, mais d'un pas plus calme. Arthémise n'était pas Geneviève. À peine Lorin fut-il dans la rue Saint-Honoré, lui et son oranger en fleurs, qu'une foule de jeunes citoyens, auxquels il avait pris, selon la disposition d'esprit où il se trouvait, l'habitude de distribuer des décimes ou des coups de pied au-dessous de la carmagnole, le suivirent respectueusement, le prenant sans doute pour un de ces hommes vertueux, auxquels Saint-Just avait proposé que l'on offrît un habit blanc et un bouquet de fleurs d'oranger. Comme le cortège allait sans cesse grossissant, tant, même à cette époque, un homme vertueux était chose rare à voir, il y avait bien plusieurs milliers de jeunes citoyens, lorsque le bouquet fut offert à Arthémise; hommage dont plusieurs autres Raisons, qui se mettaient sur les rangs, furent malades jusqu'à la migraine.
Ce fut ce soir-là même que se répandit dans Paris la fameuse cantate:
Vive la déesse Raison!
Flamme pure, douce lumière.
Et, comme elle est parvenue jusqu'à nous sans nom d'auteur, ce qui a fort exercé la sagacité des archéologues révolutionnaires, nous aurions presque l'audace d'affirmer qu'elle fut faite pour la belle Arthémise par notre ami Hyacinthe Lorin.
Maurice n'eût pas été plus vite, quand il eût eu des ailes.
Les rues étaient pleines de monde, mais Maurice ne remarquait cette foule que parce qu'elle retardait sa course; on disait dans les groupes que la Convention était assiégée, que la majesté du peuple était offensée dans ses représentants, qu'on empêchait de sortir; et cela avait bien quelque probabilité, car on entendait tinter le tocsin et tonner le canon d'alarme.
Mais qu'importaient en ce moment à Maurice le canon d'alarme et le tocsin? Que lui faisait que les députés pussent ou ne pussent point sortir, puisque la défense ne s'étendait point jusqu'à lui? Il courait, voilà tout.
Tout en courant, il se figurait que Geneviève l'attendait à la petite fenêtre donnant sur le jardin, afin de lui envoyer, du plus loin qu'elle l'apercevrait, son plus charmant sourire.
Dixmer, aussi, était prévenu, sans doute, de cet heureux retour, et il allait tendre à Maurice sa bonne grosse main, si franche et si loyale en ses étreintes.
Il aimait Dixmer, ce jour-là; il aimait jusqu'à Morand et ses cheveux noirs, et ses lunettes vertes, sous lesquelles il avait cru voir jusqu'alors briller un œil sournois.
Il aimait la création tout entière, car il était heureux; il eût volontiers jeté des fleurs sur la tête de tous les hommes afin que tous les hommes fussent heureux comme lui.
Toutefois, il se trompait dans ses espérances, le pauvre Maurice, il se trompait, comme il arrive dix-neuf fois sur vingt à l'homme qui compte avec son cœur et d'après son cœur.
Au lieu de ce doux sourire qu'attendait Maurice, et qui devait l'accueillir du plus loin qu'il serait aperçu, Geneviève s'était promis de ne montrer à Maurice qu'une politesse froide, faible rempart qu'elle opposait au torrent qui menaçait d'envahir son cœur.
Elle s'était retirée dans sa chambre du premier et ne devait descendre au rez-de-chaussée, que lorsqu'elle serait appelée.
Hélas! elle aussi se trompait.
Il n'y avait que Dixmer qui ne se trompât point; il guettait Maurice à travers un grillage et souriait ironiquement.
Le citoyen Morand teignait flegmatiquement en noir de petites queues qu'on devait appliquer sur des peaux de chat blanc pour en faire de l'hermine.
Maurice poussa la petite porte de l'allée pour entrer familièrement par le jardin; comme autrefois, la porte fit entendre sa sonnette de cette certaine façon qui indiquait que c'était Maurice qui ouvrait la porte.
Geneviève, qui se tenait debout devant sa fenêtre fermée, tressaillit.
Elle laissa tomber le rideau qu'elle avait entr'ouvert.
La première sensation qu'éprouva Maurice en rentrant chez son hôte, fut donc un désappointement; non seulement Geneviève ne l'attendait pas à sa fenêtre du rez-de-chaussée, mais, en entrant dans ce petit salon où il avait pris congé d'elle, il ne la vit point et fut forcé de se faire annoncer, comme si, pendant ces trois semaines d'absence, il fût devenu un étranger.
Son cœur se serra.
Ce fut Dixmer que Maurice vit le premier; Dixmer accourut et pressa Maurice dans ses bras, avec des cris de joie.
Alors, Geneviève descendit; elle s'était frappé les joues avec son couteau de nacre pour y rappeler le sang, mais elle n'avait pas descendu les vingt marches que ce carmin forcé avait disparu, refluant vers le cœur.
Maurice vit apparaître Geneviève dans la pénombre de la porte; il s'avança vers elle en souriant pour lui baiser la main. Il s'aperçut alors seulement combien elle était changée.
Elle, de son côté, remarqua avec effroi la maigreur de Maurice, ainsi que la lumière éclatante et fiévreuse de son regard.
—Vous voilà donc, monsieur? lui dit-elle d'une voix dont elle ne put maîtriser l'émotion. Elle s'était promis de lui dire d'une voix indifférente: «Bonjour, citoyen Maurice; pourquoi donc vous faites-vous si rare?»
La variante parut encore froide à Maurice, et, cependant, quelle nuance!
Dixmer coupa court aux examens prolongés et aux récriminations réciproques. Il fit servir le dîner; car il était près de deux heures.
En passant dans la salle à manger, Maurice s'aperçut que son couvert était mis.
Alors le citoyen Morand arriva, vêtu du même habit marron et de la même veste. Il avait toujours ses lunettes vertes, ses grandes mèches noires et son jabot blanc. Maurice fut aussi affectueux qu'il put pour tout cet ensemble qui, lorsqu'il l'avait sous les yeux, lui inspirait infiniment moins de crainte que lorsqu'il était éloigné.
En effet, quelle probabilité que Geneviève aimât ce petit chimiste? Il fallait être bien amoureux, et, par conséquent, bien fou pour se mettre de pareilles billevesées en tête.
D'ailleurs, le moment eût été mal choisi pour être jaloux. Maurice avait dans la poche de sa veste la lettre de Geneviève, et son cœur, bondissant de joie, battait dessous.
Geneviève avait repris sa sérénité. Il y a cela de particulier, dans l'organisation des femmes, que le présent peut presque toujours effacer chez elles les traces du passé et les menaces de l'avenir.
Geneviève, se trouvant heureuse, redevint maîtresse d'elle-même, c'est-à-dire calme et froide, quoique affectueuse; autre nuance que Maurice n'était pas assez fort pour comprendre. Lorin en eût trouvé l'explication dans Parny, dans Bertin ou dans Gentil-Bernard.
La conversation tomba sur la déesse Raison; la chute des girondins et le nouveau culte qui faisait tomber l'héritage du ciel en quenouille, étaient les deux événements du jour. Dixmer prétendit qu'il n'eût pas été fâché de voir cet inappréciable honneur offert à Geneviève. Maurice voulut en rire. Mais Geneviève se rangea à l'opinion de son mari, et Maurice les regarda tous deux, étonné que le patriotisme pût, à ce point, égarer un esprit aussi raisonnable que l'était celui de Dixmer, et une nature aussi poétique que l'était celle de Geneviève.
Morand développa une théorie de la femme politique, en montant de Théroigne de Méricourt, l'héroïne du 10 août, à madame Roland, cette âme de la gironde. Puis, en passant, il lança quelques mots contre les tricoteuses. Ces mots firent sourire Maurice. C'étaient, pourtant, de cruelles railleries contre ces patriotes femelles, que l'on appela, plus tard, du nom hideux de lécheuses de guillotine.
—Ah! citoyen Morand, dit Dixmer, respectons le patriotisme, même lorsqu'il s'égare.
—Quant à moi, dit Maurice, en fait de patriotisme, je trouve que les femmes sont toujours assez patriotes, quand elles ne sont point trop aristocrates.
—Vous avez bien raison, dit Morand; moi, j'avoue franchement que je trouve une femme aussi méprisable, quand elle affecte des allures d'homme, qu'un homme est lâche lorsqu'il insulte une femme, cette femme fût-elle sa plus cruelle ennemie.
Morand venait tout naturellement d'attirer Maurice sur un terrain délicat. Maurice avait, à son tour, répondu par un signe affirmatif; la lice était ouverte. Dixmer alors, comme un héraut qui sonne, ajouta:
—Un moment, un moment, citoyen Morand; vous en exceptez, j'espère, les femmes ennemies de la nation.
Un silence de quelques secondes suivit cette riposte à la réponse de Morand et au signe de Maurice.
Ce silence, ce fut Maurice qui le rompit.
—N'exceptons personne, dit-il tristement; hélas! les femmes qui ont été les ennemies de la nation en sont bien punies aujourd'hui, ce me semble.
—Vous voulez parler des prisonnières du Temple, de l'Autrichienne, de la sœur et de la fille de Capet, s'écria Dixmer avec une volubilité, qui ôtait toute expression à ses paroles.
Morand pâlit en attendant la réponse du jeune municipal, et l'on eût dit, si l'on eût pu les voir, que ses ongles allaient tracer un sillon sur sa poitrine, tant ils s'y appliquaient profondément.
—Justement, dit Maurice, c'est d'elles que je parle.
—Quoi! dit Morand d'une voix étranglée, ce que l'on dit est-il vrai, citoyen Maurice?
—Et que dit-on? demanda le jeune homme.
—Que les prisonnières sont cruellement maltraitées, parfois, par ceux-là mêmes dont le devoir serait de les protéger.
—Il y a des hommes, dit Maurice, qui ne méritent pas le nom d'hommes. Il y a des lâches qui n'ont point combattu, et qui ont besoin de torturer les vaincus pour se persuader à eux-mêmes qu'ils sont vainqueurs.
—Oh! vous n'êtes point de ces hommes-là, vous, Maurice, et j'en suis bien certaine, s'écria Geneviève.
—Madame, répondit Maurice, moi qui vous parle, j'ai monté la garde auprès de l'échafaud sur lequel a péri le feu roi. J'avais le sabre à la main, et j'étais là pour tuer de ma main quiconque eût voulu le sauver. Cependant, lorsqu'il est arrivé près de moi, j'ai, malgré moi, ôté mon chapeau, et, me retournant vers mes hommes:
«—Citoyens, leur ai-je dit, je vous préviens que je passe mon sabre au travers du corps du premier qui insultera le ci-devant roi.
«Oh! je défie qui que ce soit de dire qu'un seul cri soit parti de ma compagnie. C'est encore moi qui avais écrit de ma main le premier des dix mille écriteaux qui furent affichés dans Paris, lorsque le roi revint de Varennes:
«Quiconque saluera le roi sera battu; quiconque l'insultera sera pendu.»
«Eh bien, continua Maurice sans remarquer le terrible effet que ses paroles produisaient dans l'assemblée, eh bien, j'ai donc prouvé que je suis un bon et franc patriote, que je déteste les rois et leurs partisans. Eh bien, je le déclare, malgré mes opinions, qui ne sont rien autre chose que des convictions profondes, malgré la certitude que j'ai que l'Autrichienne est, pour sa bonne part, dans les malheurs qui désolent la France, jamais, jamais un homme, quel qu'il soit, fût-ce Santerre lui-même, n'insultera l'ex-reine en ma présence.
—Citoyen, interrompit Dixmer, secouant la tête en homme qui désapprouve une telle hardiesse, savez-vous qu'il faut que vous soyez bien sûr de nous pour dire de pareilles choses devant nous?
—Devant vous, comme devant tous, Dixmer; et j'ajouterai: elle périra peut-être sur l'échafaud de son mari, mais je ne suis pas de ceux à qui une femme fait peur, et je respecterai toujours tout ce qui est plus faible que moi.
—Et la reine, demanda timidement Geneviève, vous a-t-elle témoigné parfois, monsieur Maurice, qu'elle fût sensible à cette délicatesse, à laquelle elle est loin d'être accoutumée?
—La prisonnière m'a remercié plusieurs fois de mes égards pour elle, madame.
—Alors, elle doit voir revenir votre tour de garde avec plaisir?
—Je le crois, répondit Maurice.
—Alors, dit Morand tremblant comme une femme, puisque vous avouez ce que personne n'avoue plus maintenant, c'est-à-dire un cœur généreux, vous ne persécutez pas non plus les enfants?
—Moi? dit Maurice. Demandez à l'infâme Simon ce que pèse le bras du municipal devant lequel il a eu l'audace de battre le petit Capet.
Cette réponse produisit un mouvement spontané à la table de Dixmer, tous les convives se levèrent respectueusement. Maurice seul était resté assis et ne se doutait pas qu'il causait cet élan d'admiration.
—Eh bien, qu'y a-t-il donc? demanda-t-il avec étonnement.
—J'avais cru qu'on avait appelé de l'atelier, répondit Dixmer.
—Non, non, dit Geneviève. Je l'avais cru d'abord aussi; mais nous nous sommes trompés. Et chacun reprit sa place.
—Ah! c'est donc vous, citoyen Maurice, dit Morand d'une voix tremblante, qui êtes le municipal dont on a tant parlé, et qui a si noblement défendu un enfant?
—On en a parlé? dit Maurice avec une naïveté presque sublime.
—Oh! voilà un noble cœur, dit Morand en se levant de table, pour ne point éclater, et en se retirant dans l'atelier, comme si un travail pressé le réclamait.
—Oui, citoyen, répondit Dixmer, oui, on en a parlé; et l'on doit dire que tous les gens de cœur et de courage vous ont loué sans vous connaître.
—Et laissons-le inconnu, dit Geneviève; la gloire que nous lui donnerions serait une gloire trop dangereuse.
Ainsi, dans cette conversation singulière, chacun, sans le savoir, avait placé son mot d'héroïsme, de dévouement et de sensibilité.
Il y avait eu jusqu'au cri de l'amour.
Au moment où l'on sortait de table, Dixmer fut prévenu que son notaire l'attendait dans son cabinet; il s'excusa près de Maurice, qu'il avait d'ailleurs l'habitude de quitter ainsi, et se rendit où l'attendait son tabellion.
Il s'agissait de l'achat d'une petite maison rue de la Corderie, en face du jardin du Temple. C'était plutôt, du reste, un emplacement qu'une maison qu'achetait Dixmer, car la bâtisse actuelle tombait en ruine; mais il avait l'intention de la faire relever.
Aussi le marché n'avait-il point traîné avec le propriétaire; le matin même, le notaire l'avait vu et était tombé d'accord à dix-neuf mille cinq cents livres. Il venait faire signer le contrat et toucher la somme en échange de cette bâtisse; le propriétaire devait complètement débarrasser, dans la journée même, la maison, où les ouvriers devaient être mis le lendemain.
Le contrat signé, Dixmer et Morand se rendirent avec le notaire rue de la Corderie, pour voir à l'instant même la nouvelle acquisition, car elle était achetée sauf visite.
C'était une maison située à peu près où est aujourd'hui le numéro 20, s'élevant à une hauteur de trois étages, et surmontée d'une mansarde. Le bas avait été loué autrefois à un marchand de vin, et possédait des caves magnifiques.
Le propriétaire vanta surtout les caves; c'était la partie remarquable de la maison. Dixmer et Morand parurent attacher un médiocre intérêt à ces caves, et cependant tous deux, comme par complaisance, descendirent dans ce que le propriétaire appelait ses souterrains.
Contre l'habitude des propriétaires, celui-là n'avait point menti; les caves étaient superbes: l'une d'elles s'étendait jusque sous la rue de la Corderie, et l'on entendait de cette cave rouler les voitures au-dessus de la tête.
Dixmer et Morand parurent médiocrement apprécier cet avantage, et parlèrent même de faire combler les caveaux, qui, excellents pour un marchand de vin, devenaient inutiles à de bons bourgeois qui comptaient occuper toute la maison.
Après les caves, on visita le premier, puis le second, puis le troisième: du troisième, on plongeait complètement dans le jardin du Temple; il était, comme d'habitude, envahi par la garde nationale, qui en avait la jouissance depuis que la reine ne s'y promenait plus.
Dixmer et Morand reconnurent leur amie, la veuve Plumeau, faisant, avec son activité ordinaire, les honneurs de sa cantine. Mais, sans doute, leur désir d'être à leur tour reconnus par elle n'était pas grand, car ils se tinrent cachés derrière le propriétaire, qui leur faisait remarquer les avantages de cette vue aussi variée qu'agréable.
L'acquéreur demanda alors à voir les mansardes.
Le propriétaire ne s'était sans doute pas attendu à cette exigence, car il n'avait pas la clef; mais, attendri par la liasse d'assignats qu'on lui avait montrée, il descendit aussitôt la chercher.
—Je ne m'étais pas trompé, dit Morand, et cette maison fait à merveille notre affaire.
—Et la cave, qu'en dites-vous?
—Que c'est un secours de la Providence, qui nous épargnera deux jours de travail.
—Croyez-vous qu'elle soit dans la direction de la cantine?
—Elle incline un peu à gauche, mais n'importe.
—Mais, demanda Dixmer, comment pourrez-vous suivre votre ligne souterraine avec certitude d'aboutir où vous voulez?
—Soyez tranquille, cher ami, cela me regarde.
—Si nous donnions toujours d'ici le signal que nous veillons?
—Mais, de la plate-forme, la reine ne pourrait point le voir; car les mansardes seules, je crois, sont à la hauteur de la plate-forme, et encore j'en doute.
—N'importe, dit Dixmer; ou Toulan, ou Mauny peuvent le voir d'une ouverture quelconque, et ils préviendront Sa Majesté.
Et Dixmer fit des nœuds au bas d'un rideau de calicot blanc, et fit passer le rideau par la fenêtre, comme si le vent l'avait poussé.
Puis tous deux, comme impatients de visiter les mansardes, allèrent attendre le propriétaire sur l'escalier, après avoir tiré la porte du troisième afin qu'il ne prit pas l'idée au digne homme de faire rentrer son rideau flottant.
Les mansardes, comme l'avait prévu Morand, n'atteignaient pas encore la hauteur du sommet de la tour. C'était à la fois une difficulté et un avantage: une difficulté, parce qu'on ne pouvait point communiquer par signes avec la reine; un avantage, parce que cette impossibilité écartait toute suspicion.
Les maisons hautes étaient naturellement les plus surveillées.
Il faudrait, par Mauny, Toulan ou la fille Tison, trouver un moyen de lui faire dire de se tenir sur ses gardes, murmura Dixmer.
—Je songerai à cela, répondit Morand.
On descendit; le notaire attendait au salon avec le contrat tout signé.
—C'est bien, dit Dixmer; la maison me convient. Comptez au citoyen les dix-neuf mille cinq cents livres convenues, et faites-le signer.
Le propriétaire compta scrupuleusement la somme et signa.
—Tu sais, citoyen, dit Dixmer, que la clause principale est que la maison me sera remise ce soir même, afin que je puisse, dès demain, y mettre les ouvriers.
—Et je m'y conformerai, citoyen; tu peux en emporter les clefs; ce soir, à huit heures, elle sera parfaitement libre.
—Ah! pardon, fit Dixmer, ne m'as-tu pas dit, citoyen notaire, qu'il y avait une sortie dans la rue Porte-Foin?
—Oui, citoyen, dit le propriétaire; mais je l'ai fait fermer, car, n'ayant qu'un officieux, le pauvre diable avait trop de fatigue, forcé qu'il était de veiller à deux portes. Au reste, la sortie est pratiquée de manière qu'on puisse la pratiquer de nouveau avec un travail de deux heures à peine. Voulez-vous vous en assurer, citoyens?
—Merci, c'est inutile, reprit Dixmer; je n'attache aucune importance à cette sortie.
Et tous deux se retirèrent après avoir fait, pour la troisième fois, renouveler au propriétaire sa promesse de laisser l'appartement vide pour huit heures du soir.
À neuf heures, tous deux revinrent, suivis à distance par cinq ou six hommes, auxquels, au milieu de la confusion qui régnait dans Paris, nul ne fit attention.
Ils entrèrent d'abord tous deux: le propriétaire avait tenu parole, la maison était complètement vide.
On ferma les contrevents avec le plus grand soin; on battit le briquet et l'on alluma des bougies que Morand avait apportées dans sa poche.
Les uns après les autres, les cinq ou six hommes entrèrent. C'étaient les convives ordinaires du maître tanneur, les mêmes contrebandiers qui, un soir, avaient voulu tuer Maurice, et qui, depuis, étaient devenus ses amis.
On ferma les portes et l'on descendit à la cave. Cette cave, tant méprisée dans la journée, était devenue, le soir, la partie importante de la maison. On boucha d'abord toutes les ouvertures par lesquelles un regard curieux pouvait plonger dans l'intérieur. Puis Morand dressa sur-le-champ un tonneau vide, et sur un papier se mit à tracer au crayon des lignes géométriques. Pendant qu'il traçait ces lignes, ses compagnons, conduits par Dixmer, sortaient de la maison, suivaient la rue de la Corderie, et, au coin de la rue de Beauce, s'arrêtaient devant une voiture couverte.
Dans cette voiture était un homme qui distribua silencieusement à chacun un instrument de pionnier: à l'un, une bêche; à l'autre, une pioche; à celui-ci, un levier; à celui-là, un hoyau. Chacun cacha l'instrument qu'on lui avait remis, soit sous sa houppelande, soit sous son manteau. Les mineurs reprirent le chemin de la petite maison, et la voiture disparut.
Morand avait fini son travail.
Il alla droit à un angle de la cave.
—Là, dit-il, creusez. Et les ouvriers de délivrance se mirent immédiatement à l'ouvrage. La situation des prisonniers au Temple était devenue de plus en plus grave, et surtout de plus en plus douloureuse. Un instant, la reine, Madame Élisabeth et madame Royale avaient repris quelque espoir. Des municipaux, Toulan et Lepître, touchés de compassion pour les augustes prisonnières, leur avaient témoigné leur intérêt. D'abord, peu habituées à ces marques de sympathie, les pauvres femmes s'étaient défiées: mais on ne se défie pas quand on espère. D'ailleurs, que pouvait-il arriver à la reine, séparée de son fils par la prison, séparée de son mari par la mort? d'aller à l'échafaud comme lui? C'était un sort qu'elle avait envisagé depuis longtemps en face, et auquel elle avait fini par s'habituer. La première fois que le tour de Toulan et de Lepître revint, la reine leur demanda s'il était vrai qu'ils s'intéressaient à son sort, de lui raconter les détails de la mort du roi. C'était une triste épreuve à laquelle on soumettait leur sympathie. Lepître avait assisté à l'exécution, il obéit à l'ordre de la reine.
La reine demanda les journaux qui rapportaient l'exécution. Lepître promit de les apporter à la prochaine garde; le tour de garde revenait de trois semaines en trois semaines.
Au temps du roi, il y avait au Temple quatre municipaux. Le roi mort, il n'y en eut plus que trois: un qui veillait le jour, deux qui veillaient la nuit. Toulan et Lepître inventèrent alors une ruse pour être toujours de garde la nuit ensemble.
Les heures de garde se tiraient au sort; on écrivait sur un bulletin: jour, et sur deux autres: nuit. Chacun tirait son bulletin dans un chapeau; le hasard assortissait les gardiens de nuit.
Chaque fois que Lepître et Toulan étaient de garde, ils écrivaient: jour, sur les trois bulletins, et présentaient le chapeau au municipal qu'ils voulaient évincer. Celui-ci plongeait la main dans l'urne improvisée et en tirait, nécessairement, un bulletin sur lequel était écrit le mot jour. Toulan et Lepître détruisaient les deux autres, en murmurant contre le hasard qui leur donnait toujours la corvée la plus ennuyeuse, c'est-à-dire celle de nuit.
Quand la reine fut sûre de ses deux surveillants, elle les mit en relations avec le chevalier de Maison-Rouge. Alors, une tentative d'évasion fut arrêtée. La reine et Madame Élisabeth devaient fuir, déguisées en officiers municipaux, avec des cartes qui leur seraient procurées. Quant aux deux enfants, c'est-à-dire à madame Royale et au jeune dauphin, on avait remarqué que l'homme qui allumait les quinquets au Temple amenait toujours avec lui deux enfants du même âge que la princesse et le prince. Il fut arrêté que Turgy, dont nous avons parlé, revêtirait le costume de l'allumeur et enlèverait madame Royale et le dauphin.
Disons, en deux mots, ce que c'était que Turgy.
Turgy était un ancien garçon servant de la bouche du roi, amené au Temple avec une partie de la maison des Tuileries, car le roi eut d'abord un service de table assez bien organisé. Le premier mois, ce service coûta trente ou quarante mille francs à la nation.
Mais, comme on le comprend bien, une pareille prodigalité ne pouvait durer. La Commune y mit ordre. On renvoya chefs, cuisiniers et marmitons. Un seul garçon servant fut maintenu; ce garçon servant était Turgy.
Turgy était donc un intermédiaire tout naturel entre les deux prisonnières et leurs partisans, car Turgy pouvait sortir, et, par conséquent, porter des billets et rapporter les réponses.
En général, ces billets étaient roulés en bouchon sur les carafes de lait d'amande qu'on faisait passer à la reine et à Madame Élisabeth. Ils étaient écrits avec du citron, et les lettres en demeuraient invisibles jusqu'à ce qu'on les approchât du feu.
Tout était prêt pour l'évasion, lorsqu'un jour Tison alluma sa pipe avec le bouchon d'une des carafes. À mesure que le papier brûlait, il vit apparaître des caractères. Il éteignit le papier à moitié brûlé, porta le fragment au conseil du Temple; là, il fut approché du feu; mais on ne put lire que quelques mots sans suite; l'autre moitié était réduite en cendres.
Seulement, on reconnut l'écriture de la reine. Tison, interrogé, raconta quelques complaisances qu'il avait cru remarquer, de la part de Lepître et de Toulan, pour les prisonnières. Les deux commissaires furent dénoncés à la municipalité, et ne purent plus entrer au Temple.
Restait Turgy.
Mais la défiance fut éveillée au plus haut degré; jamais on ne le laissait seul auprès des princesses. Toute communication avec l'extérieur était donc devenue impossible.
Cependant, un jour, Madame Élisabeth avait présenté à Turgy, pour qu'il le nettoyât, un petit couteau à lame d'or dont elle se servait pour couper ses fruits. Turgy s'était douté de quelque chose, et, tout en l'essuyant, il en avait tiré le manche. Le manche contenait un billet.
Ce billet était tout un alphabet de signes.
Turgy rendit le couteau à Madame Élisabeth; mais un municipal, qui était là, le lui arracha des mains et visita le couteau, dont, à son tour, il sépara la lame du manche; heureusement, le billet n'y était plus. Le municipal n'en confisqua pas moins le couteau.
C'est alors que l'infatigable chevalier de Maison-Rouge avait rêvé cette seconde tentative, que l'on allait exécuter au moyen de la maison que venait d'acheter Dixmer.
Cependant, peu à peu, les prisonnières avaient perdu tout espoir. Ce jour-là, la reine, épouvantée des cris de la rue qui parvenaient jusqu'à elle, et apprenant par ses cris qu'il était question de la mise en accusation des girondins, les derniers soutiens du modérantisme, avait été d'une tristesse mortelle.
Les girondins morts, la famille royale n'avait à la Convention aucun défenseur.
À sept heures, on servit le souper. Les municipaux examinèrent chaque plat comme d'habitude, déplièrent, les unes après les autres, toutes les serviettes, sondèrent le pain, l'un avec une fourchette, l'autre avec ses doigts, firent briser les macarons et les noix, le tout, de peur qu'un billet ne parvînt aux prisonnières; puis, ces précautions prises, invitèrent la reine et les princesses à se mettre à table par ces simples paroles:
—Veuve Capet, tu peux manger. La reine secoua la tête en signe qu'elle n'avait pas faim. Mais, en ce moment, madame Royale vint, comme si elle voulait embrasser sa mère, et lui dit tout bas:
—Mettez-vous à table, madame, je crois que Turgy vous fait signe.
La reine tressaillit et releva la tête. Turgy était en face d'elle, la serviette posée sur son bras gauche, et touchant son œil de la main droite.
Elle se leva aussitôt sans faire aucune difficulté, et alla prendre à table sa place accoutumée.
Les deux municipaux assistaient au repas; il leur était défendu de laisser les princesses un instant seules avec Turgy.
Les pieds de la reine et de Madame Élisabeth s'étaient rencontrés sous la table et se pressaient. Comme la reine était placée en face de Turgy, aucun des gestes du garçon servant ne lui échappait. D'ailleurs, tous ses gestes étaient si naturels, qu'ils ne pouvaient inspirer et n'inspirèrent aucune défiance aux municipaux.
Après le souper, on desservit avec les mêmes précautions qu'on avait prises pour servir: les moindres bribes de pain furent ramassées et examinées; après quoi, Turgy sortit le premier, puis les municipaux; mais la femme Tison resta.
Cette femme était devenue féroce depuis qu'elle était séparée de sa fille, dont elle ignorait complètement le sort. Toutes les fois que la reine embrassait madame Royale, elle entrait dans des accès de rage qui ressemblaient à de la folie; aussi, la reine, dont le cœur maternel comprenait ces douleurs de mère, s'arrêtait-elle souvent au moment où elle allait se donner cette consolation, la seule qui lui restât, de presser sa fille contre son cœur.
Tison vint chercher sa femme; mais celle-ci déclara d'abord qu'elle ne se retirerait que lorsque la veuve Capet serait couchée.
Madame Élisabeth prit alors congé de la reine et passa dans sa chambre.
La reine se déshabilla et se coucha, ainsi que madame Royale; alors la femme Tison prit la bougie et sortit.
Les municipaux étaient déjà couchés sur leurs lits de sangle dans le corridor.
La lune, cette pâle visiteuse des pensionnaires, glissait par l'ouverture de l'auvent un rayon diagonal qui allait de la fenêtre au pied du lit de la reine.
Un instant tout resta calme et silencieux dans la chambre.
Puis une porte roula doucement sur ses gonds, une ombre passa dans le rayon de lumière et vint s'approcher du chevet du lit. C'était Madame Élisabeth.
—Avez-vous vu? dit-elle à voix basse.
—Oui, répondit la reine.
—Et vous avez compris?
—Si bien que je n'y puis croire.
—Voyons, répétons les signes.
—D'abord il a touché à son œil pour nous indiquer qu'il y avait quelque chose de nouveau.
—Puis il a passé sa serviette de son bras gauche à son bras droit, ce qui veut dire qu'on s'occupe de notre délivrance.
—Puis il a porté la main à son front, en signe que l'aide qu'il nous annonce vient de l'intérieur et non de l'étranger.
—Puis, quand vous lui avez demandé de ne point oublier demain votre lait d'amandes, il a fait deux nœuds à son mouchoir.
—Ainsi, c'est encore le chevalier de Maison-Rouge. Noble cœur!
—C'est lui, dit Madame Élisabeth.
—Dormez-vous, ma fille? demanda la reine.
—Non, ma mère, répondit madame Royale.
—Alors, priez pour qui vous savez. Madame Élisabeth regagna sans bruit sa chambre, et pendant cinq minutes on entendit la voix de la jeune princesse qui parlait à Dieu dans le silence de la nuit.
C'était juste au moment où, sur l'indication de Morand, les premiers coups de pioche étaient donnés dans la petite maison de la rue de la Corderie.
À part l'enivrement des premiers regards, Maurice s'était trouvé au-dessous de son attente dans la réception que lui avait faite Geneviève, et il comptait sur la solitude pour regagner le chemin qu'il avait perdu, ou du moins qu'il paraissait avoir perdu dans la route de ses affections.
Mais Geneviève avait son plan arrêté; elle comptait bien ne pas lui fournir l'occasion d'un tête-à-tête, d'autant plus qu'elle se rappelait par leur douceur même combien ces tête-à-tête étaient dangereux.
Maurice comptait sur le lendemain; une parente, sans doute prévenue à l'avance, était venue faire une visite, et Geneviève l'avait retenue. Cette fois-là, il n'y avait rien à dire; car il pouvait n'y avoir pas de la faute de Geneviève.
En s'en allant, Maurice fut chargé de reconduire la parente, qui demeurait rue des Fossés-Saint-Victor.
Maurice s'éloigna en faisant la moue; mais Geneviève lui sourit, et Maurice prit ce sourire pour une promesse.
Hélas! Maurice se trompait. Le lendemain 2 juin, jour terrible qui vit la chute des girondins, Maurice congédia son ami Lorin, qui voulait absolument l'emmener à la Convention, et mit à part toutes choses pour aller voir son amie. La déesse de la liberté avait une terrible rivale en Geneviève.
Maurice trouva Geneviève dans son petit salon, Geneviève pleine de grâce et de prévenances; mais près d'elle était une jeune femme de chambre, à la cocarde tricolore, qui marquait des mouchoirs dans l'angle de la fenêtre, et qui ne quitta point sa place.
Maurice fronça le sourcil: Geneviève s'aperçut que l'Olympien était de mauvaise humeur; elle redoubla de prévenances; mais, comme elle ne poussa point l'amabilité jusqu'à congédier la jeune officieuse, Maurice s'impatienta et partit une heure plus tôt que d'habitude.
Tout cela pouvait être du hasard. Maurice prit patience. Ce soir-là, d'ailleurs, la situation était si terrible, que, bien que Maurice, depuis quelque temps, vécût en dehors de la politique, le bruit arriva jusqu'à lui. Il ne fallait pas moins que la chute d'un parti qui avait régné dix mois en France, pour le distraire un instant de son amour.
Le lendemain, même manège de la part de Geneviève. Maurice avait, dans la prévoyance de ce système, arrêté son plan: dix minutes après son arrivée, Maurice, voyant qu'après avoir marqué une douzaine de mouchoirs, la femme de chambre entamait six douzaines de serviettes, Maurice, disons-nous, tira sa montre, se leva, salua Geneviève et partit sans dire un seul mot.
Il y eut plus: en partant, il ne se retourna point une seule fois.
Geneviève, qui s'était levée pour le suivre des yeux à travers le jardin, resta un instant sans pensée, pâle et nerveuse, et retomba sur sa chaise, toute consternée de l'effet de sa diplomatie.
En ce moment, Dixmer entra.
—Maurice est parti? s'écria-t-il avec étonnement.
—Oui, balbutia Geneviève.
—Mais il arrivait seulement?
—Il y avait un quart d'heure à peu près.
—Alors il reviendra?
—J'en doute.
—Laissez-nous, Muguet, fit Dixmer. La femme de chambre avait pris ce nom de fleur en haine du nom de Marie, qu'elle avait le malheur de porter comme l'Autrichienne. Sur l'invitation de son maître, elle se leva et sortit.
—Eh bien, chère Geneviève, demanda Dixmer, la paix est-elle faite avec Maurice?
—Tout au contraire, mon ami, je crois que nous sommes à cette heure plus en froid que jamais.
—Et cette fois, qui a tort? demanda Dixmer.
—Maurice, sans aucun doute.
—Voyons, faites-moi juge.
—Comment! dit Geneviève en rougissant, vous ne devinez pas?
—Pourquoi il s'est fâché? Non.
—Il a pris Muguet en grippe, à ce qu'il paraît.
—Bah! vraiment? Alors il faut renvoyer cette fille. Je ne me priverai pas pour une femme de chambre d'un ami comme Maurice.
—Oh! dit Geneviève, je crois qu'il n'irait pas jusqu'à exiger qu'on l'exilât de la maison, et qu'il lui suffirait...
—Quoi?
—Qu'on l'exilât de ma chambre.
—Et Maurice a raison, dit Dixmer. C'est à vous et non à Muguet que Maurice vient rendre visite; il est donc inutile que Muguet soit là, à demeure, quand il vient.
Geneviève regarda son mari avec étonnement.
—Mais, mon ami..., dit-elle.
—Geneviève, reprit Dixmer, je croyais avoir en vous un allié qui rendrait plus facile la tâche que je me suis imposée, et voilà, au contraire, que vos craintes redoublent nos difficultés. Il y a quatre jours que je croyais tout arrêté entre nous, et voilà que tout est à refaire. Geneviève, ne vous ai-je pas dit que je me fiais en vous, en votre honneur? ne vous ai-je pas dit qu'il fallait enfin que Maurice redevînt notre ami plus intime et moins défiant que jamais? Oh! mon Dieu! que les femmes sont un éternel obstacle à nos projets!
—Mais, mon ami, n'avez-vous pas quelque autre moyen? Pour nous tous, je l'ai déjà dit, mieux vaudrait que M. Maurice fût éloigné.
—Oui, pour nous tous, peut-être: mais, pour celle qui est au-dessus de nous tous, pour celle à qui nous avons juré de sacrifier notre fortune, notre vie, notre honneur même, il faut que ce jeune homme revienne. Savez-vous que l'on a des soupçons sur Turgy, et qu'on parle de donner un autre serviteur aux princesses?
—C'est bien, je renverrai Muguet.
—Eh! mon Dieu, Geneviève, dit Dixmer avec un de ces mouvements d'impatience si rares chez lui, pourquoi me parler de cela? pourquoi souffler le feu de ma pensée avec la vôtre? pourquoi me créer des difficultés dans la difficulté même? Geneviève, faites, en femme honnête, dévouée, ce que vous croirez devoir faire, voilà ce que je vous dis; demain, je serai sorti; demain, je remplace Morand dans ses travaux d'ingénieur. Je ne dînerai point avec vous, mais lui y dînera; il a quelque chose à demander à Maurice, il vous expliquera ce que c'est. Ce qu'il a à lui demander, songez-y, Geneviève, c'est la chose importante; c'est, non pas le but auquel nous marchons, mais le moyen; c'est le dernier espoir de cet homme si bon, si noble, si dévoué; de ce protecteur de vous et de moi, pour qui nous devons donner notre vie.
—Et pour qui je donnerais la mienne! s'écria Geneviève avec enthousiasme.
—Eh bien, cet homme, Geneviève, je ne sais comment cela s'est fait, vous n'avez pas su le faire aimer à Maurice, de qui il était important surtout qu'il fût aimé. En sorte qu'aujourd'hui, dans la mauvaise disposition d'esprit où vous l'avez mis, Maurice refusera peut-être à Morand ce qu'il lui demandera, et ce qu'il faut à tout prix que nous obtenions. Voulez-vous maintenant que je vous dise, Geneviève, où mèneront Morand toutes vos délicatesses et toutes vos sentimentalités?
—Oh! monsieur, s'écria Geneviève en joignant les mains et en pâlissant, monsieur, ne parlons jamais de cela.
—Eh bien, donc, reprit Dixmer en posant ses lèvres sur le front de sa femme, soyez forte et réfléchissez. Et il sortit.
—Oh! mon Dieu, mon Dieu! murmura Geneviève avec angoisse, que de violences ils me font pour que j'accepte cet amour vers lequel vole toute mon âme!...
Le lendemain, comme nous l'avons dit déjà, était un décadi.
Il y avait un usage fondé dans la famille Dixmer, comme dans toutes les familles bourgeoises de l'époque: c'était un dîner plus long et plus cérémonieux le dimanche que les autres jours. Depuis son intimité, Maurice, invité à ce dîner une fois pour toutes, n'y avait jamais manqué. Ce jour-là, quoiqu'on ne se mît d'habitude à table qu'à deux heures, Maurice arrivait à midi.
À la manière dont il était parti, Geneviève désespéra presque de le voir.
En effet, midi sonna sans qu'on aperçût Maurice; puis midi et demi, puis une heure.
Il serait impossible d'exprimer ce qui se passait, pendant cette attente, dans le cœur de Geneviève.
Elle s'était d'abord habillée le plus simplement possible; puis, voyant qu'il tardait à venir, par ce sentiment de coquetterie naturelle au cœur de la femme, elle avait mis une fleur à son côté, une fleur dans ses cheveux, et elle avait attendu encore en sentant son cœur se serrer de plus en plus. On en était arrivé ainsi presque au moment de se mettre à table, et Maurice ne paraissait pas.
À deux heures moins dix minutes, Geneviève entendit le pas du cheval de Maurice, ce pas qu'elle connaissait si bien.
—Oh! le voici, s'écria-t-elle; son orgueil n'a pu lutter contre son amour. Il m'aime! il m'aime!
Maurice sauta à bas de son cheval qu'il remit aux mains du garçon jardinier, mais en lui ordonnant de l'attendre où il était. Geneviève le regardait descendre et vit avec inquiétude que le jardinier ne conduisait point le cheval à l'écurie.
Maurice entra. Il était ce jour-là d'une beauté resplendissante. Le large habit noir carré à grands revers, le gilet blanc, la culotte de peau de chamois dessinant des jambes moulées sur celles de l'Apollon; le col de batiste blanche et ses beaux cheveux, découvrant un front large et poli, en faisaient un type d'élégante et vigoureuse nature.