— Attention! dit la domestique à Jean, l'escalier est raide.

En effet, il butait dans une obscurité devenue profonde, quand une porte, vivement ouverte, éclaira les marches d'un coup de lumière. Et il entendit une voix douce qui disait:

— C'est lui.

— Madame Weiss, cria la domestique, voilà un soldat qui vous demande.

Il y eut un léger rire de contentement, et la voix douce répondit:

— Bon! bon! je sais qui c'est.

Puis, comme le caporal, gêné, étouffé, s'arrêtait sur le seuil.

— Entrez, monsieur Jean… Voici deux heures que Maurice est là et que nous vous attendons, oh! avec bien de l'impatience!

Alors, dans le jour pâle de la pièce, il la vit, d'une ressemblance frappante avec Maurice, de cette extraordinaire ressemblance des jumeaux qui est comme un dédoublement des visages. Pourtant, elle était plus petite, plus mince encore, d'apparence plus frêle, avec sa bouche un peu grande, ses traits menus, sous son admirable chevelure blonde, d'un blond clair d'avoine mûre. Et ce qui la différenciait surtout de lui, c'étaient ses yeux gris, calmes et braves, où revivait toute l'âme héroïque du grand-père, le héros de la grande armée. Elle parlait peu, marchait sans bruit, d'une activité si adroite, d'une douceur si riante, qu'on la sentait comme une caresse dans l'air où elle passait.

— Tenez, entrez par ici, monsieur Jean, répéta-t-elle.

Tout va être prêt.

Il balbutiait, ne trouvant pas même un remerciement, dans son émotion d'être si fraternellement reçu. D'ailleurs, ses paupières se fermaient, il ne l'apercevait qu'à travers le sommeil invincible dont il était pris, une sorte de brume où elle flottait, vague, détachée de terre. N'était-ce donc qu'une apparition charmante, cette jeune femme secourable, qui lui souriait avec tant de simplicité? Il lui sembla bien qu'elle touchait sa main, qu'il sentait la sienne, petite et ferme, d'une loyauté de vieil ami.

Et, à partir de ce moment, Jean perdit la conscience nette des choses. On était dans la salle à manger, il y avait du pain et de la viande sur la table; mais il n'aurait pas eu la force de porter les morceaux à sa bouche. Un homme était là, assis sur une chaise. Puis, il reconnut Weiss, qu'il avait vu à Mulhouse. Mais il ne comprenait pas ce que l'homme disait, d'un air de chagrin, avec des gestes ralentis. Dans un lit de sangle, dressé devant le poêle, Maurice dormait déjà, la face immobile, l'air mort. Et Henriette s'empressait autour d'un divan, sur lequel on avait jeté un matelas; elle apportait un traversin, un oreiller, des couvertures; elle mettait, les mains promptes et savantes, des draps blancs, d'admirables draps blancs, d'un blanc de neige.

Ah! ces draps blancs, ces draps si ardemment convoités, Jean ne voyait plus qu'eux! Il ne s'était pas déshabillé, il n'avait pas couché dans un lit depuis six semaines. C'était une gourmandise, une impatience d'enfant, une irrésistible passion, à se glisser dans cette blancheur, dans cette fraîcheur, et à s'y perdre. Dès qu'on l'eut laissé seul, il fut tout de suite pieds nus, en chemise, il se coucha, se contenta, avec un grognement de bête heureuse. Le jour pâle du matin entrait par la haute fenêtre; et, comme, déjà chaviré dans le sommeil, il rouvrait à demi les yeux, il eut encore une apparition d'Henriette, une Henriette plus indécise, immatérielle, qui rentrait sur la pointe des pieds, pour poser près de lui, sur la table, une carafe et un verre oubliés. Elle sembla rester là quelques secondes, à les regarder tous deux, son frère et lui, avec son tranquille sourire, d'une infinie bonté. Puis, elle se dissipa. Et il dormait dans les draps blancs, anéanti.

Des heures, des années coulèrent. Jean et Maurice n'étaient plus, sans un rêve, sans la conscience du petit battement de leurs veines. Dix ans ou dix minutes, le temps avait cessé de compter; et c'était comme la revanche du corps surmené, se satisfaisant dans la mort de tout leur être. Brusquement, secoués du même sursaut, tous deux s'éveillèrent. Quoi donc? Que se passait-il, depuis combien de temps dormaient-ils? La même clarté pâle tombait de la haute fenêtre. Ils étaient brisés, les jointures raidies, les membres plus las, la bouche plus amère qu'en se couchant. Heureusement qu'ils ne devaient avoir dormi qu'une heure. Et, sur la même chaise, ils ne s'étonnèrent pas d'apercevoir Weiss, qui semblait attendre leur réveil, dans la même attitude accablée.

— Fichtre! bégaya Jean, faut pourtant se lever et rejoindre le régiment avant midi.

Il sauta sur le carreau avec un léger cri de douleur, il s'habilla.

— Avant midi, répéta Weiss. Vous savez qu'il est sept heures du soir et que vous dormez depuis douze heures environ.

Sept heures, bon Dieu! Ce fut un effarement. Jean, déjà tout vêtu, voulait courir, tandis que Maurice, encore au lit, se lamentait de ne pouvoir plus remuer les jambes. Comment retrouver les camarades? L'armée n'avait-elle pas filé? Et tous deux se fâchaient, on n'aurait pas dû les laisser dormir si longtemps. Mais Weiss eut un geste de désespérance.

— Pour ce qu'on a fait, mon Dieu! vous avez aussi bien fait de rester couchés.

Lui, depuis le matin, battait Sedan et les environs. Il venait seulement de rentrer, désolé de l'inaction des troupes, de cette journée du 31, si précieuse, perdue dans une attente inexplicable. Une seule excuse était possible, la fatigue extrême des hommes, leur besoin absolu de repos; et encore ne comprenait-il pas que la retraite n'eût pas continué, après les quelques heures de sommeil nécessaire.

— Moi, reprit-il, je n'ai pas la prétention de m'y entendre, mais je sens, oui! je sens que l'armée est très mal plantée à Sedan… Le 12e corps se trouve à Bazeilles, où l'on s'est un peu battu, ce matin; le 1er est tout le long de la Givonne, du village de la Moncelle au bois de la Garenne; tandis que le 7e campe sur le plateau de Floing, et que le 5e, à moitié détruit, s'entasse sous les remparts mêmes, du côté du château… Et c'est cela qui me fait peur, de les savoir tous rangés ainsi autour de la ville, attendant les Prussiens. J'aurais filé, moi, oh! tout de suite, sur Mézières. Je connais le pays, il n'y a pas d'autre ligne de retraite, ou bien on sera culbuté en Belgique… Puis, tenez! venez voir quelque chose…

Il avait pris la main de Jean, il l'amenait devant la fenêtre.

— Regardez là-bas, sur la crête des coteaux.

Par-dessus les remparts, par-dessus les constructions voisines, la fenêtre s'ouvrait, au sud de Sedan, sur la vallée de la Meuse. C'était le fleuve se déroulant dans les vastes prairies, c'était Remilly à gauche, Pont-Maugis et Wadelincourt en face, Frénois à droite; et les coteaux étalaient leurs pentes vertes, d'abord le Liry, ensuite la Marfée et la Croix-Piau, avec leurs grands bois. Sous le jour finissant, l'immense horizon avait une douceur profonde, d'une limpidité de cristal.

— Vous ne voyez pas, là-bas, le long des sommets, ces lignes noires en marche, ces fourmis noires qui défilent?

Jean écarquillait les yeux, tandis que Maurice, à genoux sur son lit, tendait le cou.

— Ah! oui, crièrent-ils ensemble. En voici une ligne, en voici une autre, une autre, une autre! Il y en a partout.

— Eh bien! reprit Weiss, ce sont les Prussiens… Depuis ce matin, je les regarde, et il en passe, il en passe toujours! Ah! je vous promets que, si nos soldats les attendent, eux se dépêchent d'arriver!… Et tous les habitants de la ville les ont vus comme moi, il n'y a vraiment que les généraux qui ont les yeux bouchés. J'ai causé tout à l'heure avec un général, il a haussé les épaules, il m'a dit que le maréchal De Mac-Mahon était absolument convaincu d'avoir à peine soixante-dix mille hommes devant lui. Dieu veuille qu'il soit bien renseigné!… Mais, regardez-les donc! la terre en est couverte, elles viennent, elles viennent, les fourmis noires!

À ce moment, Maurice se rejeta dans son lit et éclata en gros sanglots. Henriette, de son air souriant de la veille, entrait. Vivement, elle s'approcha, alarmée.

— Quoi donc?

Mais lui, la repoussait du geste.

— Non, non! laisse-moi, abandonne-moi, je ne t'ai jamais fait que du chagrin. Quand je pense que tu te privais de robes, et que j'étais au collège, moi! Ah! oui, une instruction dont j'ai profité joliment!… Et puis, j'ai failli déshonorer notre nom, je ne sais pas où je serais à cette heure, si tu ne t'étais saignée aux quatre membres, pour réparer mes sottises.

Elle s'était remise à sourire.

— Vraiment, mon pauvre ami, tu n'as pas le réveil gai… Mais puisque tout cela est effacé, oublié! Ne fais-tu pas maintenant ton devoir de bon Français? Depuis que tu t'es engagé, je suis très fière de toi, je t'assure.

Comme pour le prier de venir à son aide, elle s'était tournée vers Jean. Celui-ci la regardait, un peu surpris de la trouver moins belle que la veille, plus mince, plus pâle, à présent qu'il ne la voyait plus au travers de la demi-hallucination de sa fatigue. Ce qui restait frappant, c'était sa ressemblance avec son frère; et, cependant, toute la différence de leurs natures s'accusait profonde, à cette minute: lui, d'une nervosité de femme, ébranlé par la maladie de l'époque, subissant la crise historique et sociale de la race, capable d'un instant à l'autre des enthousiasmes les plus nobles et des pires découragements; elle, si chétive, dans son effacement de cendrillon, avec son air résigné de petite ménagère, le front solide, les yeux braves, du bois sacré dont on fait les martyrs.

— Fière de moi! s'écria Maurice, il n'y a pas de quoi, vraiment!
Voilà un mois que nous fuyons comme des lâches que nous sommes.

— Dame! dit Jean, avec son bon sens, nous ne sommes pas les seuls, nous faisons ce qu'on nous fait faire.

Mais la crise du jeune homme éclata, plus violente.

— Justement, j'en ai assez!… Est-ce que ce n'est pas à pleurer des larmes de sang, ces défaites continuelles, ces chefs imbéciles, ces soldats qu'on mène stupidement à l'abattoir comme des troupeaux? … Maintenant, nous voilà au fond d'une impasse. Vous voyez bien que les Prussiens arrivent de toutes parts; et nous allons être écrasés, l'armée est perdue… Non, non! je reste ici, je préfère qu'on me fusille comme déserteur… Jean, tu peux partir sans moi. Non! je n'y retourne pas, je reste ici.

Un nouvel accès de larmes l'avait abattu sur l'oreiller. C'était une détente nerveuse irrésistible, qui emportait tout, une de ces chutes soudaines dans le désespoir, le mépris du monde entier et de lui-même, auxquelles il était si fréquemment sujet. Sa soeur, le connaissant bien, demeurait placide.

— Ce serait très mal, mon bon Maurice, si tu désertais ton poste, au moment du danger.

D'une secousse, il se mit sur son séant.

— Eh bien! donne-moi mon fusil, je vais me casser la tête, ce sera plus tôt fait.

Puis, le bras tendu, montrant Weiss, immobile et silencieux:

— Tiens! il n'y a que lui de raisonnable, oui! lui seul a vu clair… Tu te souviens, Jean, de ce qu'il me disait, devant Mulhouse, il y a un mois?

— C'est bien vrai, confirma le caporal, monsieur a dit que nous serions battus.

Et la scène s'évoquait, la nuit anxieuse, l'attente pleine d'angoisse, tout le désastre de Froeschwiller passant déjà dans le ciel morne, tandis que Weiss disait ses craintes, l'Allemagne prête, mieux commandée, mieux armée, soulevée par un grand élan de patriotisme, la France effarée, livrée au désordre, attardée et pervertie, n'ayant ni les chefs, ni les hommes, ni les armes nécessaires. Et l'affreuse prédiction se réalisait.

Weiss leva ses mains tremblantes. Sa face de bon chien exprimait une douleur profonde.

— Ah! je ne triomphe guère, d'avoir eu raison, murmura-t-il. Je suis une bête, mais c'était tellement clair, quand on savait les choses!… Seulement, si l'on est battu, on peut en tuer tout de même, de ces Prussiens de malheur. C'est la consolation, je crois encore que nous allons y rester, et je voudrais qu'il y restât aussi des Prussiens, des tas de Prussiens, tenez! de quoi couvrir la terre, là-bas!

Il s'était mis debout, il montrait du geste la vallée de la Meuse. Toute une flamme allumait ses gros yeux de myope qui l'avaient empêché de servir.

— Tonnerre de Dieu! oui, je me battrais, moi, si j'étais libre… Je ne sais pas si c'est parce qu'ils sont maintenant en maîtres dans mon pays, cette Alsace où les cosaques avaient déjà fait tant de mal, mais je ne puis penser à eux, les voir en imagination chez nous, dans nos maisons, sans qu'aussitôt une furieuse envie me saisisse d'en saigner une douzaine… Ah! si je n'avais pas été réformé, si j'étais soldat!

Puis, après un court silence:

— Et, d'ailleurs, qui sait?

C'était l'espérance, le besoin de croire la victoire toujours possible, même chez les plus désabusés. Et Maurice, honteux déjà de ses larmes, l'écoutait, se raccrochait à ce rêve. En effet, la veille, le bruit n'avait-il pas couru que Bazaine était à Verdun? La fortune devait bien un miracle à cette France qu'elle avait faite si longtemps glorieuse. Henriette, muette, venait de disparaître; et, quand elle rentra, elle ne s'étonna point de trouver son frère vêtu, debout, prêt au départ. Elle voulut absolument les voir manger, Jean et lui. Ils durent s'attabler, mais les bouchées les étouffaient, des nausées leur soulevaient le coeur, alourdis encore de leur gros sommeil. En homme de précaution, Jean coupa un pain en deux, en mit une moitié dans le sac de Maurice, l'autre moitié dans le sien. Le jour baissait, il fallait partir. Et Henriette qui s'était arrêtée devant la fenêtre, regardant au loin, sur la Marfée, les troupes Prussiennes, les fourmis noires défilant sans cesse, peu à peu perdues au fond de l'ombre croissante, laissa échapper une involontaire plainte.

— Oh! la guerre, l'atroce guerre!

Du coup, Maurice la plaisanta, prenant sa revanche.

— Quoi donc? petite soeur, c'est toi qui veux qu'on se batte, et tu injuries la guerre!

Elle se retourna, elle répondit de face, avec sa vaillance:

— C'est vrai, je l'exècre, je la trouve injuste et abominable… Peut-être, simplement, est-ce parce que je suis femme. Ces tueries me révoltent. Pourquoi ne pas s'expliquer et s'entendre?

Jean, brave garçon, l'approuvait d'un hochement de tête. Rien également ne semblait plus facile, à lui illettré, que de tomber tous d'accord, si l'on s'était donné de bonnes raisons. Mais, repris par sa science, Maurice songeait à la guerre nécessaire, la guerre qui est la vie même, la loi du monde. N'est-ce pas l'homme pitoyable qui a introduit l'idée de justice et de paix, lorsque l'impassible nature n'est qu'un continuel champ de massacre?

— S'entendre! s'écria-t-il, oui! dans des siècles. Si tous les peuples ne formaient plus qu'un peuple, on pourrait concevoir à la rigueur l'avènement de cet âge d'or; et encore la fin de la guerre ne serait-elle pas la fin de l'humanité? … J'étais imbécile tout à l'heure, il faut se battre, puisque c'est la loi.

Il souriait à son tour, il répéta le mot de Weiss.

— Et puis, qui sait?

De nouveau, l'illusion vivace le tenait, tout un besoin d'aveuglement, dans l'exagération maladive de sa sensibilité nerveuse.

— À propos, reprit-il gaiement, et le cousin Gunther?

— Le cousin Gunther, dit Henriette, mais il appartient à la garde
Prussienne… Est-ce que la garde est par ici?

Weiss eut un geste d'ignorance, que les deux soldats imitèrent, ne pouvant répondre, puisque les généraux eux-mêmes ne savaient pas quels ennemis ils avaient devant eux.

— Partons, je vais vous conduire, déclara-t-il. J'ai appris tout à l'heure où campait le 106e.

Alors, il dit à sa femme qu'il ne rentrerait pas, qu'il irait coucher à Bazeilles. Il venait d'acheter là une petite maison, qu'il achevait justement d'installer, pour l'habiter jusqu'aux froids. Elle se trouvait voisine d'une teinturerie, appartenant à M Delaherche. Et il se montrait inquiet des provisions qu'il avait déjà mises à la cave, un tonneau de vin, deux sacs de pommes de terre, certain, disait-il, que des maraudeurs pilleraient la maison si elle restait vide, tandis qu'il la préserverait sans doute en l'occupant cette nuit-là. Sa femme, pendant qu'il parlait, le regardait fixement.

— Sois tranquille, ajouta-t-il avec un sourire, je n'ai pas d'autre idée que de veiller sur nos quatre meubles. Et je te promets, si le village est attaqué, s'il y a un danger quelconque, de revenir tout de suite.

— Va, dit-elle. Mais reviens, ou je vais te chercher.

À la porte, Henriette embrassa tendrement Maurice. Puis, elle tendit la main à Jean, garda la sienne quelques secondes, dans une étreinte amicale.

— Je vous confie encore mon frère… Oui, il m'a conté combien vous avez été gentil pour lui, et je vous aime beaucoup.

Il fut si troublé, qu'il se contenta de serrer, lui aussi, cette petite main frêle et solide. Et il retrouvait son impression de l'arrivée, cette Henriette aux cheveux d'avoine mûre, si légère, si riante dans son effacement, qu'elle emplissait l'air, autour d'elle, comme d'une caresse.

En bas, ils retombèrent dans le Sedan assombri du matin. Le crépuscule noyait déjà les rues étroites, toute une agitation confuse obstruait le pavé. La plupart des boutiques s'étaient fermées, les maisons semblaient mortes, tandis que, dehors, on s'écrasait. Cependant, sans trop de peine, ils avaient atteint la place de l'Hôtel-de-Ville, lorsqu'ils firent la rencontre de Delaherche, flânant là, en curieux. Tout de suite, il s'exclama, parut enchanté de reconnaître Maurice, raconta qu'il venait justement de reconduire le capitaine Beaudoin, du côté de Floing, où était le régiment; et son habituelle satisfaction augmenta encore, lorsqu'il sut que Weiss allait coucher à Bazeilles; car lui-même, comme il le disait à l'instant au capitaine, avait résolu de passer également la nuit à sa teinturerie, pour voir.

— Weiss, nous partirons ensemble… Mais, en attendant, allons donc jusqu'à la Sous-Préfecture, nous apercevrons peut-être l'empereur.

Depuis qu'il avait failli lui parler, à la ferme de Baybel, il ne se préoccupait que de Napoléon III; et il finit par entraîner les deux soldats eux-mêmes. Quelques groupes seulement stationnaient, en chuchotant, sur la place de la Sous-Préfecture; tandis que, de temps à autre, des officiers se précipitaient, effarés. Une ombre mélancolique décolorait déjà les arbres, on entendait le gros bruit de la Meuse, coulant à droite, au pied des maisons. Et, dans la foule, on racontait comment l'empereur, qui s'était décidé avec peine à quitter Carignan, la veille, vers onze heures du soir, avait absolument refusé de pousser jusqu'à Mézières, pour rester au danger et ne pas démoraliser les troupes. D'autres disaient qu'il n'était plus là, qu'il avait fui, laissant, en guise de mannequin, un de ses lieutenants, vêtu de son uniforme, et dont une ressemblance frappante abusait l'armée. D'autres donnaient leur parole d'honneur qu'ils avaient vu entrer, dans le jardin de la Sous-Préfecture, des voitures chargées du trésor impérial, cent millions en or, en pièces de vingt francs neuves. Ce n'était, à la vérité, que le matériel de la maison de l'empereur, le char à bancs, les deux calèches, les douze fourgons, dont le passage avait révolutionné les villages, Courcelles, le Chêne, Raucourt, grandissant dans les imaginations, devenant une queue immense dont l'encombrement arrêtait l'armée, et qui venaient enfin d'échouer là, maudits et honteux, cachés à tous les regards derrière les lilas du sous-préfet.

Près de Delaherche, qui se haussait, examinant les fenêtres du rez-de-chaussée, une vieille femme, quelque pauvre journalière du voisinage, à la taille déviée, aux mains tordues, mangées par le travail, mâchonnait entre ses dents:

— Un empereur… Je voudrais pourtant bien en voir un… Oui, pour voir…

Brusquement, Delaherche s'exclama, en saisissant le bras de
Maurice.

— Tenez! c'est lui… Là, regardez, à la fenêtre de gauche… Oh! Je ne me trompe pas, je l'ai vu hier de très près, je le reconnais bien… Il a soulevé le rideau, oui, cette figure pâle, contre la vitre.

La vieille femme, qui avait entendu, restait béante. C'était, en effet, contre la vitre, une apparition de face cadavéreuse, les yeux éteints, les traits décomposés, les moustaches blêmies, dans cette angoisse dernière. Et la vieille, stupéfaite, tourna tout de suite le dos, s'en alla, avec un geste d'immense dédain.

— Ca, un empereur! en voilà une bête!

Un zouave était là, un de ces soldats débandés qui ne se pressaient pas de rallier leurs corps.

Il agitait son chassepot, jurant, crachant des menaces; et il dit à un camarade:

— Attends, que je lui foute une balle dans la tête!

Delaherche, indigné, intervint. Mais, déjà, l'empereur avait disparu. Le gros bruit de la Meuse continuait, une plainte d'infinie tristesse semblait avoir passé dans l'ombre croissante. D'autres clameurs éparses grondaient au loin. Était-ce le: marche! Marche! L'ordre terrible crié de Paris, qui avait poussé cet homme d'étape en étape, traînant par les chemins de la défaite l'ironie de son impériale escorte, acculé maintenant à l'effroyable désastre qu'il prévoyait et qu'il était venu chercher? Que de braves gens allaient mourir par sa faute, et quel bouleversement de tout l'être, chez ce malade, ce rêveur sentimental, silencieux dans la morne attente de la destinée!

Weiss et Delaherche accompagnèrent les deux soldats jusqu'au plateau de Floing.

— Adieu! dit Maurice, en embrassant son beau-frère.

— Non, non! au revoir, que diable! s'écria gaiement le fabricant.

Jean, tout de suite, avec son flair, trouva le 106e, dont les tentes s'alignaient sur la pente du plateau, derrière le cimetière. La nuit était presque tombée; mais on distinguait encore, par grandes masses, l'amas sombre des toitures de la ville, puis, au delà, Balan et Bazeilles, dans les prairies qui se déroulaient jusqu'à la ligne des coteaux, de Remilly à Frénois; tandis que, sur la gauche, s'étendait la tache noire du bois de la Garenne, et que, sur la droite, en bas, luisait le large ruban pâle de la Meuse. Un instant, Maurice regarda cet immense horizon s'anéantir dans les ténèbres.

— Ah! voici le caporal! dit Chouteau. Est-ce qu'il revient de la distribution?

Il y eut une rumeur. Toute la journée, des hommes s'étaient ralliés, les uns seuls, les autres par petits groupes, dans une telle bousculade, que les chefs avaient renoncé même à demander des explications. Ils fermaient les yeux, heureux encore d'accepter ceux qui voulaient bien revenir. Le capitaine Beaudoin, d'ailleurs, arrivait à peine, et le lieutenant Rochas n'avait ramené que vers deux heures la compagnie débandée, réduite des deux tiers. Maintenant, elle se retrouvait à peu près au complet. Quelques soldats étaient ivres, d'autres restaient à jeun, n'ayant pu se procurer un morceau de pain; et les distributions, une fois de plus, venaient de manquer. Loubet, pourtant, s'était ingénié à faire cuire des choux, arrachés dans un jardin du voisinage; mais il n'avait ni sel ni graisse, les estomacs continuaient à crier famine.

— Voyons, mon caporal, vous qui êtes un malin! répétait Chouteau goguenard. Oh! ce n'est pas pour moi, j'ai très bien déjeuné avec Loubet, chez une dame.

Des faces anxieuses se tournaient vers Jean, l'escouade l'avait attendu, Lapoulle et Pache surtout, malchanceux, n'ayant rien attrapé, comptant sur lui, qui aurait tiré de la farine des pierres, comme ils disaient. Et Jean, apitoyé, la conscience bourrelée d'avoir abandonné ses hommes, leur partagea la moitié de pain qu'il avait dans son sac.

— Nom de Dieu! nom de Dieu! répéta Lapoulle dévorant, ne trouvant pas d'autre mot, dans le grognement de sa satisfaction, tandis que Pache disait tout bas un pater et un ave, pour être certain que le ciel, le lendemain, lui enverrait encore sa nourriture.

Le clairon Gaude venait de sonner l'appel, à toute fanfare. Mais il n'y eut point de retraite, le camp tout de suite tomba dans un grand silence. Et ce fut, lorsqu'il eut constaté que sa demi- section était au complet, que le sergent Sapin, avec sa mince figure maladive et son nez pincé, dit doucement:

— Demain soir, il en manquera.

Puis, comme Jean le regardait, il ajouta avec une tranquille certitude, les yeux au loin dans l'ombre:

— Oh! moi, demain, je serai tué.

Il était neuf heures, la nuit menaçait d'être glaciale, car des brumes étaient montées de la Meuse, cachant les étoiles. Et Maurice, couché près de Jean, au pied d'une haie, frissonna, en disant qu'on ferait bien d'aller s'allonger sous la tente. Mais, brisés, plus courbaturés encore, depuis le repos qu'ils avaient pris, ni l'un ni l'autre ne pouvait dormir. À côté d'eux, ils enviaient le lieutenant Rochas, qui, dédaigneux de tout abri, simplement enveloppé d'une couverture, ronflait en héros, sur la terre humide. Longtemps, ensuite, ils s'intéressèrent à la petite flamme d'une bougie, qui brûlait dans une grande tente, où veillaient le colonel et quelques officiers. Toute la soirée, M De Vineuil avait paru très inquiet de ne pas recevoir d'ordre, pour le lendemain matin. Il sentait son régiment en l'air, trop en avant, bien qu'il eût reculé déjà, abandonnant le poste avancé, occupé le matin. Le général Bourgain-Desfeuilles n'avait pas paru, malade, disait-on, couché à l'hôtel de la croix d'or; et le colonel dut se décider à lui envoyer un officier, pour l'avertir que la nouvelle position paraissait dangereuse, dans l'éparpillement du 7e corps, forcé de défendre une ligne trop étendue, de la boucle de la Meuse au bois de la Garenne. Certainement, dès le jour, la bataille serait livrée. On n'avait plus devant soi que sept ou huit heures de ce grand calme noir. Maurice fut tout étonné, comme la petite clarté s'éteignait dans la tente du colonel, de voir le capitaine Beaudoin passer près de lui, le long de la haie, d'un pas furtif, et disparaître vers Sedan.

De plus en plus, la nuit s'épaississait, les grandes vapeurs, montées du fleuve, l'obscurcissaient toute d'un morne brouillard.

— Dors-tu, Jean?

Jean dormait, et Maurice resta seul. L'idée d'aller rejoindre Lapoulle et les autres, sous la tente, lui causait une lassitude. Il écoutait leurs ronflements répondre à ceux de Rochas, il les jalousait. Peut-être que, si les grands capitaines dorment bien, la veille d'une bataille, c'est simplement qu'ils sont fatigués. Du camp immense, noyé de ténèbres, il n'entendait s'exhaler que cette grosse haleine du sommeil, un souffle énorme et doux. Plus rien n'était, il savait seulement que le 5e corps devait camper par là, sous les remparts, que le 1er s'étendait du bois de la Garenne au village de la Moncelle, tandis que le 12e, de l'autre côté de la ville, occupait Bazeilles; et tout dormait, la lente palpitation venait des premières aux dernières tentes, du fond vague de l'ombre, à plus d'une lieue. Puis, au delà, c'était un autre inconnu, dont les bruits lui parvenaient aussi par moments, si lointains, si légers, qu'il aurait pu croire à un simple bourdonnement de ses oreilles: galop perdu de cavalerie, roulement affaibli de canons, surtout marche pesante d'hommes, le défilé sur les hauteurs de la noire fourmilière humaine, cet envahissement, cet enveloppement que la nuit elle-même n'avait pu arrêter. Et, là-bas, n'étaient-ce pas encore des feux brusques qui s'éteignaient, des voix éparses jetant des cris, toute une angoisse grandissant, emplissant cette nuit dernière, dans l'attente épouvantée du jour?

Maurice, d'une main tâtonnante, avait pris la main de Jean. Alors, seulement, rassuré, il s'endormit. Il n'y eut, au loin, plus qu'un clocher de Sedan, dont les heures tombèrent une à une.

Deuxième partie

I

À Bazeilles, dans la petite chambre noire, un brusque ébranlement fit sauter Weiss de son lit. Il écouta, c'était le canon. D'une main tâtonnante, il dut allumer la bougie, pour regarder l'heure à sa montre: quatre heures, le jour naissait à peine. Vivement, il prit son binocle, enfila d'un coup d'oeil la grande rue, la route de Douzy qui traverse le village; mais une sorte de poussière épaisse l'emplissait, on ne distinguait rien. Alors, il passa dans l'autre chambre, dont la fenêtre ouvrait sur les prés, vers la Meuse; et, là, il comprit que des vapeurs matinales montaient du fleuve, noyant l'horizon. Le canon tonnait plus fort, là-bas, derrière ce voile, de l'autre côté de l'eau. Tout d'un coup, une batterie Française répondit, si voisine et d'un tel fracas, que les murs de la petite maison tremblèrent.

La maison des Weiss se trouvait vers le milieu de Bazeilles, à droite, avant d'arriver à la place de l'église. La façade, un peu en retrait, donnait sur la route, un seul étage de trois fenêtres, surmonté d'un grenier; mais, derrière, il y avait un jardin assez vaste, dont la pente descendait vers les prairies, et d'où l'on découvrait l'immense panorama des coteaux, depuis Remilly jusqu'à Frénois. Et Weiss, dans sa ferveur de nouveau propriétaire, ne s'était guère couché que vers deux heures du matin, après avoir enfoui dans sa cave toutes les provisions et s'être ingénié à protéger les meubles autant que possible contre les balles, en garnissant les fenêtres de matelas. Une colère montait en lui, à l'idée que les Prussiens pouvaient venir saccager cette maison si désirée, si difficilement acquise et dont il avait encore joui si peu.

Mais une voix l'appelait, sur la route.

— Dites donc, Weiss, vous entendez?

En bas, il trouva Delaherche, qui avait voulu également coucher à sa teinturerie, un grand bâtiment de briques, dont le mur était mitoyen. Du reste, tous les ouvriers avaient fui à travers bois, gagnant la Belgique; et il ne restait là, comme gardienne, que la concierge, la veuve d'un maçon, nommée Françoise Quittard. Encore, tremblante, éperdue, aurait-elle filé avec les autres, si elle n'avait pas eu son garçon, le petit Auguste, un gamin de dix ans, si malade d'une fièvre typhoïde, qu'il n'était pas transportable.

— Dites donc, répéta Delaherche, vous entendez, ça commence bien… Il serait sage de rentrer tout de suite à Sedan.

Weiss avait formellement promis à sa femme de quitter Bazeilles au premier danger sérieux, et il était alors très résolu à tenir sa promesse. Mais ce n'était encore là qu'un combat d'artillerie, à grande portée et un peu au hasard, dans les brumes du petit jour.

— Attendons, que diable! Répondit-il. Rien ne presse.

D'ailleurs, la curiosité de Delaherche était si vive, si agitée, qu'il en devenait brave. Lui, n'avait pas fermé l'oeil, très intéressé par les préparatifs de défense. Prévenu qu'il serait attaqué dès l'aube, le général Lebrun, qui commandait le 12e corps, venait d'employer la nuit à se retrancher dans Bazeilles, dont il avait l'ordre d'empêcher à tout prix l'occupation. Des barricades barraient la route et les rues; des garnisons de quelques hommes occupaient toutes les maisons; chaque ruelle, chaque jardin se trouvait transformé en forteresse. Et, dès trois heures, dans la nuit d'encre, les troupes, éveillées sans bruit, étaient à leurs postes de combat, les chassepots fraîchement graissés, les cartouchières emplies des quatre-vingt-Dix cartouches réglementaires. Aussi, le premier coup de canon de l'ennemi n'avait-il surpris personne, et les batteries Françaises, établies en arrière, entre Balan et Bazeilles, s'étaient-elles mises aussitôt à répondre, pour faire acte de présence, car elles tiraient simplement au jugé, dans le brouillard.

— Vous savez, reprit Delaherche, que la teinturerie sera vigoureusement défendue… J'ai toute une section. Venez donc voir.

On avait, en effet, posté là quarante et quelques soldats de l'infanterie de marine, à la tête desquels était un lieutenant, un grand garçon blond, fort jeune, l'air énergique et têtu. Déjà, ses hommes avaient pris possession du bâtiment, les uns pratiquant des meurtrières dans les volets du premier étage, sur la rue, les autres crénelant le mur bas de la cour, qui dominait les prairies, par derrière.

Et ce fut au milieu de cette cour que Delaherche et Weiss trouvèrent le lieutenant, regardant, s'efforçant de voir au loin, dans la brume matinale.

— Le fichu brouillard! murmura-t-il. On ne va pas pouvoir se battre à tâtons.

Puis, après un silence, sans transition apparente:

— Quel jour sommes-nous donc, aujourd'hui?

— Jeudi, répondit Weiss.

— Jeudi, c'est vrai… Le diable m'emporte! On vit sans savoir, comme si le monde n'existait plus!

Mais, à ce moment, dans le grondement du canon qui ne cessait pas, éclata une vive fusillade, au bord des prairies mêmes, à cinq ou six cents mètres. Et il y eut comme un coup de théâtre: le soleil se levait, les vapeurs de la Meuse s'envolèrent en lambeaux de fine mousseline, le ciel bleu apparut, se dégagea, d'une limpidité sans tache. C'était l'exquise matinée d'une admirable journée d'été.

— Ah! cria Delaherche, ils passent le pont du chemin de fer. Les voyez-vous qui cherchent à gagner, le long de la ligne… Mais c'est stupide, de ne pas avoir fait sauter le pont!

Le lieutenant eut un geste de muette colère. Les fourneaux de mine étaient chargés, raconta-t-il; seulement, la veille, après s'être battu quatre heures pour reprendre le pont, on avait oublié d'y mettre le feu.

— C'est notre chance, dit-il de sa voix brève.

Weiss regardait, essayait de se rendre compte. Les Français occupaient, dans Bazeilles, une position très forte. Bâti aux deux bords de la route de Douzy, le village dominait la plaine; et il n'y avait, pour s'y rendre, que cette route, tournant à gauche, passant devant le château, tandis qu'une autre, à droite, qui conduisait au pont du chemin de fer, bifurquait à la place de l'église. Les allemands devaient donc traverser les prairies, les terres de labour, dont les vastes espaces découverts bordaient la Meuse et la ligne ferrée. Leur prudence habituelle étant bien connue, il semblait peu probable que la véritable attaque se produisît de ce côté. Cependant, des masses profondes arrivaient toujours par le pont, malgré le massacre que des mitrailleuses, installées à l'entrée de Bazeilles, faisaient dans les rangs; et, tout de suite, ceux qui avaient passé, se jetaient en tirailleurs parmi les quelques saules, des colonnes se reformaient et s'avançaient. C'était de là que partait la fusillade croissante.

— Tiens! fit remarquer Weiss, ce sont des Bavarois. Je distingue parfaitement leurs casques à chenille.

Mais il crut comprendre que d'autres colonnes, à demi cachées derrière la ligne du chemin de fer, filaient vers leur droite, en tâchant de gagner les arbres lointains, de façon à se rabattre ensuite sur Bazeilles par un mouvement oblique. Si elles réussissaient de la sorte à s'abriter dans le parc de Montivilliers, le village pouvait être pris. Il en eut la rapide et vague sensation. Puis, comme l'attaque de front s'aggravait, elle s'effaça.

Brusquement, il s'était tourné vers les hauteurs de Floing, qu'on apercevait, au nord, par-dessus la ville de Sedan. Une batterie venait d'y ouvrir le feu, des fumées montaient dans le clair soleil, tandis que les détonations arrivaient très nettes.

Il pouvait être cinq heures.

— Allons, murmura-t-il, la danse va être complète.

Le lieutenant d'infanterie de marine, qui regardait lui aussi, eut un geste d'absolue certitude, en disant:

— Oh! Bazeilles est le point important. C'est ici que le sort de la bataille se décidera.

— Croyez-vous? s'écria Weiss.

— Il n'y a pas à en douter. C'est à coup sûr l'idée du maréchal, qui est venu, cette nuit, nous dire de nous faire tuer jusqu'au dernier, plutôt que de laisser occuper le village.

Weiss hocha la tête, jeta un regard autour de l'horizon; puis, d'une voix hésitante, comme se parlant à lui-même:

— Eh bien! non, eh bien! non, ce n'est pas ça… J'ai peur d'autre chose, oui! Je n'ose pas dire au juste…

Et il se tut. Il avait simplement ouvert les bras très grands, pareils aux branches d'un étau; et, tourné vers le nord, il rejoignait les mains, comme si les mâchoires de l'étau se fussent tout d'un coup resserrées.

Depuis la veille, c'était sa crainte, à lui qui connaissait le pays et qui s'était rendu compte de la marche des deux armées. À cette heure encore, maintenant que la vaste plaine s'élargissait dans la radieuse lumière, ses regards se reportaient sur les coteaux de la rive gauche, où, durant tout un jour et toute une nuit, avait défilé un si noir fourmillement de troupes allemandes. Du haut de Remilly, une batterie tirait. Une autre, dont on commençait à recevoir les obus, avait pris position à Pont-Maugis, au bord du fleuve. Il doubla son binocle, appliqua l'un des verres sur l'autre, pour mieux fouiller les pentes boisées; mais il ne voyait que les petites fumées pâles des pièces, dont les hauteurs, de minute en minute, se couronnaient: où donc se massait à présent le flot d'hommes qui avait coulé là-bas? Au-dessus de Noyers et de Frénois, sur la Marfée, il finit seulement par distinguer, à l'angle d'un bois de pins, un groupe d'uniformes et de chevaux, des officiers sans doute, quelque état-major. Et la boucle de la Meuse était plus loin, barrant l'ouest, et il n'y avait, de ce côté, d'autre voie de retraite sur Mézières qu'une étroite route, qui suivait le défilé de Saint-Albert, entre le fleuve et la forêt des Ardennes. Aussi, la veille, avait-il osé parler de cette ligne unique de retraite à un général, rencontré par hasard dans un chemin creux de la vallée de Givonne, et qu'il avait su ensuite être le général Ducrot, commandant le 1er corps. Si l'armée ne se retirait pas tout de suite par cette route, si elle attendait que les Prussiens vinssent lui couper le passage, après avoir traversé la Meuse à Donchery, elle allait sûrement être immobilisée, acculée à la frontière. Déjà, le soir, il n'était plus temps, on affirmait que des uhlans occupaient le pont, un pont encore qu'on n'avait pas fait sauter, faute, cette fois, d'avoir songé à apporter de la poudre. Et, désespérément, Weiss se disait que le flot d'hommes, le fourmillement noir devait être dans la plaine de Donchery, en marche vers le défilé de Saint-Albert, lançant son avant-garde sur Saint-Menges et sur Floing, où il avait conduit la veille Jean et Maurice. Dans l'éclatant soleil, le clocher de Floing lui apparaissait très loin, comme une fine aiguille blanche.

Puis, à l'est, il y avait l'autre branche de l'étau. S'il apercevait, au nord, du plateau d'Illy à celui de Floing, la ligne de bataille du 7e corps, mal soutenu par le 5e, qu'on avait placé en réserve sous les remparts, il lui était impossible de savoir ce qui se passait à l'est, le long de la vallée de la Givonne, où le 1er corps se trouvait rangé, du bois de la Garenne au village de Daigny. Mais le canon tonnait aussi de ce côté, la lutte devait être engagée dans le bois Chevalier, en avant du village. Et son inquiétude venait de ce que des paysans avaient signalé, dès la veille, l'arrivée des Prussiens à Francheval; de sorte que le mouvement qui se produisait à l'ouest, par Donchery, avait lieu également à l'est, par Francheval, et que les mâchoires de l'étau réussiraient à se rejoindre, là-bas, au nord, au calvaire d'Illy, si la double marche d'enveloppement n'était pas arrêtée. Il ne savait rien en science militaire, il n'avait que son bon sens, et il tremblait, à voir cet immense triangle dont la Meuse faisait un des côtés, et dont les deux autres étaient représentés, au nord, par le 7e corps, à l'est, par le 1er, tandis que le 12e, au sud, à Bazeilles, occupait l'angle extrême, tous les trois se tournant le dos, attendant on ne savait pourquoi ni comment un ennemi qui arrivait de toutes parts. Au milieu, comme au fond d'une basse- fosse, la ville de Sedan était là, armée de canons hors d'usage, sans munitions et sans vivres.

— Comprenez donc, disait Weiss, en répétant son geste, ses deux bras élargis et ses deux mains rejointes, ça va être comme ça, si vos généraux n'y prennent pas garde… On vous amuse à Bazeilles…

Mais il s'expliquait mal, confusément, et le lieutenant, qui ne connaissait pas le pays, ne pouvait le comprendre. Aussi haussait- il les épaules, pris d'impatience, plein de dédain pour ce bourgeois en paletot et en lunettes, qui voulait en savoir plus long que le maréchal. Irrité de l'entendre redire que l'attaque de Bazeilles n'avait peut-être d'autre but que de faire une diversion et de cacher le plan véritable, il finit par s'écrier:

— Fichez-nous la paix!… Nous allons les flanquer à la Meuse, vos Bavarois, et ils verront comment on nous amuse!

Depuis un instant, les tirailleurs ennemis semblaient s'être rapprochés, des balles arrivaient, avec un bruit mat, dans les briques de la teinturerie; et, abrités derrière le petit mur de la cour, les soldats maintenant ripostaient. C'était, à chaque seconde, une détonation de chassepot, sèche et claire.

— Les flanquer à la Meuse, oui, sans doute! murmura Weiss, et leur passer sur le ventre pour reprendre le chemin de Carignan, ce serait très bien!

Puis, s'adressant à Delaherche, qui s'était caché derrière la pompe, afin d'éviter les balles:

— N'importe, le vrai plan était de filer hier soir sur Mézières; et, à leur place, j'aimerais mieux être là-bas… Enfin, il faut se battre, puisque, désormais, la retraite est impossible.

— Venez-vous? demanda Delaherche, qui, malgré son ardente curiosité, commençait à blêmir. Si nous tardons encore, nous ne pourrons plus rentrer à Sedan.

— Oui, une minute, et je vous suis.

Malgré le danger, il se haussait, il s'entêtait à vouloir se rendre compte. Sur la droite, les prairies inondées par ordre du gouverneur, le vaste lac qui s'étendait de Torcy à Balan, protégeait la ville: une nappe immobile, d'un bleu délicat au soleil matinal. Mais l'eau cessait à l'entrée de Bazeilles, et les Bavarois s'étaient en effet avancés, au travers des herbes, profitant des moindres fossés, des moindres arbres. Ils pouvaient être à cinq cents mètres; et ce qui le frappait, c'était la lenteur de leurs mouvements, la patience avec laquelle ils gagnaient du terrain, en s'exposant le moins possible. D'ailleurs, une puissante artillerie les soutenait, l'air frais et pur s'emplissait de sifflements d'obus. Il leva les yeux, il vit que la batterie de Pont-Maugis n'était pas la seule à tirer sur Bazeilles: deux autres, installées à mi-côte du Liry, avaient ouvert leur feu, battant le village, balayant même au delà les terrains nus de la Moncelle, où étaient les réserves du 12e corps, et jusqu'aux pentes boisées de Daigny, qu'une division du 1er corps occupait. Toutes les crêtes de la rive gauche, du reste, s'enflammaient. Les canons semblaient pousser du sol, c'était comme une ceinture sans cesse allongée: une batterie à Noyers qui tirait sur Balan, une batterie à Wadelincourt qui tirait sur Sedan, une batterie à Frénois, en dessous de la Marfée, une formidable batterie, dont les obus passaient par-dessus la ville, pour aller éclater parmi les troupes du 7e corps, sur le plateau de Floing. Ces coteaux qu'il aimait, cette suite de mamelons qu'il avait toujours crus là pour le plaisir de la vue, fermant au loin la vallée d'une verdure si gaie, Weiss ne les regardait plus qu'avec une angoisse terrifiée, devenus tout d'un coup l'effrayante et gigantesque forteresse, en train d'écraser les inutiles fortifications de Sedan.

Une légère chute de plâtras lui fit lever la tête. C'était une balle qui venait d'écorner sa maison, dont il apercevait la façade, par-dessus le mur mitoyen. Il en fut très contrarié, il gronda:

— Est-ce qu'ils vont me la démolir, ces brigands!

Mais, derrière lui, un autre petit bruit mou l'étonna. Et, comme il se retournait, il vit un soldat, frappé en plein coeur, qui tombait sur le dos. Les jambes eurent une courte convulsion, la face resta jeune et tranquille, foudroyée. C'était le premier mort, et il fut surtout bouleversé par le fracas du chassepot, rebondissant sur le pavé de la cour.

— Ah! non, je file, moi! Bégaya Delaherche. Si vous ne venez pas, je file tout seul.

Le lieutenant, qu'ils énervaient, intervint.

— Certainement, messieurs, vous feriez mieux de vous en aller…
Nous pouvons être attaqués d'un moment à l'autre.

Alors, après avoir jeté un regard vers les prés, où les Bavarois gagnaient du terrain, Weiss se décida à suivre Delaherche. Mais, de l'autre côté, dans la rue, il voulut fermer sa maison à double tour; et il rejoignait enfin son compagnon, lorsqu'un nouveau spectacle les immobilisa tous les deux.

Au bout de la route, à trois cents mètres environ, la place de l'église était en ce moment attaquée par une forte colonne Bavaroise, qui débouchait du chemin de Douzy. Le régiment d'infanterie de marine chargé de défendre la place parut un instant ralentir le feu, comme pour la laisser s'avancer. Puis, tout d'un coup, quand elle fut massée bien en face, il y eut une manoeuvre extraordinaire et imprévue: les soldats s'étaient rejetés aux deux bords de la route, beaucoup se couchaient par terre; et, dans le brusque espace qui s'ouvrait ainsi, les mitrailleuses, mises en batterie à l'autre bout, vomirent une grêle de balles. La colonne ennemie en fut comme balayée. Les soldats s'étaient relevés d'un bond, couraient à la baïonnette sur les Bavarois épars, achevaient de les pousser et de les culbuter. Deux fois, la manoeuvre recommença, avec le même succès. À l'angle d'une ruelle, dans une petite maison, trois femmes étaient restées; et, tranquillement, à une des fenêtres, elles riaient, elles applaudissaient, l'air amusé d'être au spectacle.

— Ah! fichtre! dit soudain Weiss, j'ai oublié de fermer la porte de la cave et de prendre la clef… Attendez-moi, j'en ai pour une minute.

Cette première attaque semblait repoussée, et Delaherche, que l'envie de voir reprenait, avait moins de hâte. Il était debout devant la teinturerie, il causait avec la concierge, sortie un instant sur le seuil de la pièce qu'elle occupait, au rez-de- chaussée.

— Ma pauvre Françoise, vous devriez venir avec nous. Une femme seule, c'est terrible, au milieu de ces abominations!

Elle leva ses bras tremblants.

— Ah! Monsieur, bien sûr que j'aurais filé, sans la maladie de mon petit Auguste… Entrez donc, monsieur, vous le verrez.

Il n'entra pas, mais il allongea le cou et il hocha la tête, en apercevant le gamin dans un lit très blanc, la face empourprée de fièvre, et qui regardait fixement sa mère de ses yeux de flamme.

— Eh bien! mais, reprit-il, pourquoi ne l'emportez-vous pas? Je vous installerai à Sedan… Enveloppez-le dans une couverture chaude et venez avec nous.

— Oh! non, monsieur, ce n'est pas possible. Le médecin a bien dit que je le tuerais… Si encore son pauvre père était en vie! Mais nous ne sommes plus que tous les deux, il faut que nous nous conservions l'un pour l'autre… Et puis, ces Prussiens, ils ne vont peut-être pas faire du mal à une femme seule et à un enfant malade.

Weiss, à cet instant, reparut, satisfait d'avoir tout barricadé chez lui.

— Là, pour entrer, il faudra casser tout… Maintenant, en route! et ça ne va guère être commode, filons contre les maisons, si nous voulons ne rien attraper.

En effet, l'ennemi devait préparer une nouvelle attaque, car la fusillade redoublait et le sifflement des obus ne cessait plus. Deux déjà étaient tombés sur la route, à une centaine de mètres; un autre venait de s'enfoncer dans la terre molle du jardin voisin, sans éclater.

— Ah! dites donc, Françoise, reprit-il, je veux l'embrasser, votre petit Auguste… Mais il n'est pas si mal que ça, encore une couple de jours, et il sera hors de danger… Ayez bon courage, surtout rentrez vite, ne montrez plus votre nez.

Les deux hommes, enfin, partaient.

— Au revoir, Françoise.

— Au revoir, messieurs.

Et, à cette seconde même, il y eut un épouvantable fracas. C'était un obus qui, après avoir démoli une cheminée de la maison de Weiss, tombait sur le trottoir, où il éclata avec une telle détonation, que toutes les vitres voisines furent brisées. Une poussière épaisse, une fumée lourde empêchèrent d'abord de voir. Puis, la façade reparut, éventrée; et, là, sur le seuil, Françoise était jetée en travers, morte, les reins cassés, la tête broyée, une loque humaine, toute rouge, affreuse.

Weiss, furieusement, accourut. Il bégayait, il ne trouvait plus que des jurons.

— Nom de Dieu! nom de Dieu!

Oui, elle était bien morte. Il s'était baissé, il lui tâtait les mains; et, en se relevant, il rencontra le visage empourpré du petit Auguste, qui avait soulevé la tête pour regarder sa mère. Il ne disait rien, il ne pleurait pas, il avait seulement ses grands yeux de fièvre élargis démesurément, devant cet effroyable corps qu'il ne reconnaissait plus.

— Nom de Dieu! put enfin crier Weiss, les voilà maintenant qui tuent les femmes!

Il s'était remis debout, il montrait le poing aux Bavarois, dont les casques commençaient à reparaître, du côté de l'église. Et la vue du toit de sa maison à moitié crevé par la chute de la cheminée, acheva de le jeter dans une exaspération folle.

— Sales bougres! vous tuez les femmes et vous démolissez ma maison!… Non, non! ce n'est pas possible, je ne peux pas m'en aller comme ça, je reste!

Il s'élança, revint d'un bond, avec le chassepot et les cartouches du soldat mort. Pour les grandes occasions lorsqu'il voulait voir très clair, il avait toujours sur lui une paire de lunettes, qu'il ne portait pas d'habitude, par une gêne coquette et touchante, à l'égard de sa jeune femme. D'une main prompte, il arracha le binocle, le remplaça par les lunettes; et ce gros bourgeois en paletot, à la bonne face ronde que la colère transfigurait, presque comique et superbe d'héroïsme, se mit à faire le coup de feu, tirant dans le tas des Bavarois, au fond de la rue. Il avait ça dans le sang, disait-il, ça le démangeait d'en descendre quelques-uns, depuis les récits de 1814, dont on avait bercé son enfance, là-bas, en Alsace.

— Ah! sales bougres, sales bougres!

Et il tirait toujours, si rapidement, que le canon de son chassepot finissait par lui brûler les doigts.

L'attaque s'annonçait terrible. Du côté des prairies, la fusillade avait cessé. Maîtres d'un ruisseau étroit, bordé de peupliers et de saules, les Bavarois s'apprêtaient à donner l'assaut aux maisons qui défendaient la place de l'église; et leurs tirailleurs s'étaient prudemment repliés, le soleil seul dormait en nappe d'or sur le déroulement immense des herbes, que tachaient quelques masses noires, les corps des soldats tués. Aussi le lieutenant venait-il de quitter la cour de la teinturerie, en y laissant une sentinelle, comprenant que, désormais, le danger allait être du côté de la rue. Vivement, il rangea ses hommes le long du trottoir, avec l'ordre, si l'ennemi s'emparait de la place, de se barricader au premier étage du bâtiment, et de s'y défendre, jusqu'à la dernière cartouche. Couchés par terre, abrités derrière les bornes, profitant des moindres saillies, les hommes tiraient à volonté; et c'était, le long de cette large voie, ensoleillée et déserte, un ouragan de plomb, des rayures de fumée, comme une averse de grêle chassée par un grand vent. On vit une jeune fille traverser la chaussée d'une course éperdue, sans être atteinte. Puis, un vieillard, un paysan vêtu d'une blouse, qui s'obstinait à faire rentrer son cheval à l'écurie, reçut une balle en plein front, et d'un tel choc, qu'il en fut projeté au milieu de la route. La toiture de l'église venait d'être défoncée par la chute d'un obus. Deux autres avaient incendié des maisons, qui flambaient dans la lumière vive, avec des craquements de charpente. Et cette misérable Françoise broyée près de son enfant malade, ce paysan avec une balle dans le crâne, ces démolitions et ces incendies achevaient d'exaspérer les habitants qui avaient mieux aimé mourir là que de se sauver en Belgique. Des bourgeois, des ouvriers, des gens en paletot et en bourgeron, tiraient rageusement par les fenêtres.

— Ah! les bandits! cria Weiss, ils ont fait le tour… Je les voyais bien qui filaient le long du chemin de fer… Tenez! les entendez-vous, là-bas, à gauche?

En effet, une fusillade venait d'éclater, derrière le parc de Montivilliers, dont les arbres bordaient la route. Si l'ennemi s'emparait de ce parc, Bazeilles était pris. Mais la violence même du feu prouvait que le commandant du 12e corps avait prévu le mouvement et que le parc se trouvait défendu.

— Prenez donc garde, maladroit! cria le lieutenant, en forçant
Weiss à se coller contre le mur, vous allez être coupé en deux!

Ce gros homme, si brave, avec ses lunettes, avait fini par l'intéresser, tout en le faisant sourire; et, comme il entendait venir un obus, il l'avait fraternellement écarté. Le projectile tomba à une dizaine de pas, éclata en les couvrant tous les deux de mitraille. Le bourgeois restait debout, sans une égratignure, tandis que le lieutenant avait eu les deux jambes brisées.

— Allons, bon! murmura-t-il, c'est moi qui ai mon compte!

Renversé sur le trottoir, il se fit adosser contre la porte, près de la femme qui gisait déjà en travers du seuil. Et sa jeune figure gardait son air énergique et têtu.

— Ca ne fait rien, mes enfants, écoutez-moi bien… Tirez à votre aise, ne vous pressez pas. Je vous le dirai, quand il faudra tomber sur eux à la baïonnette.

Et il continua de les commander, la tête droite, surveillant au loin l'ennemi. Une autre maison, en face, avait pris feu. Le pétillement de la fusillade, les détonations des obus déchiraient l'air, qui s'emplissait de poussières et de fumées.

Des soldats culbutaient au coin de chaque ruelle, des morts, les uns isolés, les autres en tas, faisaient des taches sombres, éclaboussées de rouge. Et, au-dessus du village, grandissait une effrayante clameur, la menace de milliers d'hommes se ruant sur quelques centaines de braves, résolus à mourir.

Alors, Delaherche, qui n'avait cessé d'appeler Weiss, demanda une dernière fois:

— Vous ne venez pas? … Tant pis! je vous lâche, adieu!

Il était environ sept heures, et il avait trop tardé. Tant qu'il put marcher le long des maisons, il profita des portes, des bouts de muraille, se collant dans les moindres encoignures, à chaque décharge. Jamais il ne se serait cru si jeune ni si agile, tellement il s'allongeait avec des souplesses de couleuvre. Mais, au bout de Bazeilles, lorsqu'il lui fallut suivre pendant près de trois cents mètres la route déserte et nue, que balayaient les batteries du Liry, il se sentit grelotter, bien qu'il fût trempé de sueur. Un moment encore, il s'avança courbé en deux, dans un fossé. Puis, il prit sa course follement, il galopa droit devant lui, les oreilles pleines de détonations, pareilles à des coups de tonnerre. Ses yeux brûlaient, il croyait marcher dans des flammes. Cela dura une éternité. Subitement, il aperçut une petite maison, sur la gauche; et il se précipita, il s'abrita, la poitrine soulagée d'un poids énorme. Du monde l'entourait, des hommes, des chevaux. D'abord, il n'avait distingué personne. Ensuite, ce qu'il vit l'étonna.

N'était-ce point l'empereur, avec tout un état-major? Il hésitait, bien qu'il se vantât de le connaître, depuis qu'il avait failli lui parler, à Baybel; puis, il resta béant. C'était bien Napoléon III, qui lui apparaissait plus grand, à cheval, et les moustaches si fortement cirées, les joues si colorées, qu'il le jugea tout de suite rajeuni, fardé comme un acteur. Sûrement, il s'était fait peindre, pour ne pas promener, parmi son armée, l'effroi de son masque blême, décomposé par la souffrance, au nez aminci, aux yeux troubles. Et, averti dès cinq heures qu'on se battait à Bazeilles, il était venu, de son air silencieux et morne de fantôme, aux chairs ravivées de vermillon.

Une briqueterie était là, offrant un refuge. De l'autre côté, une pluie de balles en criblait les murs, et des obus, à chaque seconde, s'abattaient sur la route. Toute l'escorte s'était arrêtée.

— Sire, murmura une voix, il y a vraiment danger…

Mais l'empereur se tourna, commanda du geste à son état-major de se ranger dans l'étroite ruelle qui longeait la briqueterie. Là, hommes et bêtes seraient cachés complètement.

— En vérité, sire, c'est de la folie… Sire, nous vous en supplions…

Il répéta simplement son geste, comme pour dire que l'apparition d'un groupe d'uniformes, sur cette route nue, attirerait certainement l'attention des batteries de la rive gauche. Et, tout seul, il s'avança, au milieu des balles et des obus, sans hâte, de sa même allure morne et indifférente, allant à son destin. Sans doute, il entendait derrière lui la voix implacable qui le jetait en avant, la voix criant de Paris: «marche! Marche! Meurs en héros sur les cadavres entassés de ton peuple, frappe le monde entier d'une admiration émue, pour que ton fils règne!» il marchait, il poussait son cheval à petits pas. Pendant une centaine de mètres, il marcha encore. Puis, il s'arrêta, attendant la fin qu'il était venu chercher. Les balles sifflaient comme un vent d'équinoxe, un obus avait éclaté, en le couvrant de terre. Il continua d'attendre. Les crins de son cheval se hérissaient, toute sa peau tremblait, dans un instinctif recul, devant la mort qui, à chaque seconde, passait, sans vouloir de la bête ni de l'homme. Alors, après cette attente infinie, l'empereur, avec son fatalisme résigné, comprenant que son destin n'était pas là, revint tranquillement, comme s'il n'avait désiré que reconnaître l'exacte position des batteries allemandes.

— Sire, que de courage!… De grâce, ne vous exposez plus…

Mais, d'un geste encore, il invita son état-major à le suivre, sans l'épargner cette fois, pas plus qu'il ne s'épargnait lui- même; et il monta vers la Moncelle, à travers champs, par les terrains nus de la Rapaille. Un capitaine fut tué, deux chevaux s'abattirent. Les régiments du 12e corps, devant lesquels il passait, le regardaient venir et disparaître comme un spectre, sans un salut, sans une acclamation.

Delaherche avait assisté à ces choses. Et il en frémissait, surtout en pensant que, dès qu'il aurait quitté la briqueterie, lui aussi allait se retrouver en plein sous les projectiles. Il s'attardait, il écoutait maintenant des officiers démontés qui étaient restés là.

— Je vous dis qu'il a été tué net, un obus qui l'a coupé en deux.

— Mais non, je l'ai vu emporter… Une simple blessure, un éclat dans la fesse…

— À quelle heure?

— Vers six heures et demie, il y a une heure… Là-haut, près de la Moncelle, dans un chemin creux…

— Alors, il est rentré à Sedan?

— Certainement, il est à Sedan.

De qui parlaient-ils donc? Brusquement, Delaherche comprit qu'ils parlaient du maréchal De Mac-Mahon, blessé en allant aux avant- postes. Le maréchal blessé! c'était notre chance, comme avait dit le lieutenant d'infanterie de marine. Et il réfléchissait aux conséquences de l'accident, lorsque, à toutes brides, une estafette passa, criant à un camarade qu'elle venait de reconnaître:

— Le général Ducrot est commandant en chef!… Toute l'armée va se concentrer à Illy, pour battre en retraite sur Mézières!

Déjà, l'estafette galopait au loin, entrait dans Bazeilles, sous le redoublement du feu; tandis que Delaherche, effaré des nouvelles extraordinaires, ainsi apprises coup sur coup, menacé de se trouver pris dans la retraite des troupes, se décidait et courait de son côté jusqu'à Balan, d'où il regagnait Sedan enfin, sans trop de peine.

Dans Bazeilles, l'estafette galopait toujours, cherchant les chefs pour leur donner les ordres. Et les nouvelles galopaient aussi, le maréchal De Mac-Mahon blessé, le général Ducrot nommé commandant en chef, toute l'armée se repliant sur Illy.

— Quoi? Que dit-on? Cria Weiss, déjà noir de poudre. Battre en retraite sur Mézières à cette heure! Mais c'est insensé, jamais on ne passera!

Il se désespérait, pris du remords d'avoir conseillé cela, la veille, justement à ce général Ducrot, investi maintenant du commandement suprême. Certes, oui, la veille, il n'y avait pas d'autre plan à suivre: la retraite, la retraite immédiate, par le défilé Saint-Albert. Mais, à présent, la route devait être barrée, tout le fourmillement noir des Prussiens s'en était allé là-bas, dans la plaine de Donchery. Et, folie pour folie, il n'y en avait plus qu'une de désespérée et de brave, celle de jeter les Bavarois à la Meuse et de passer sur eux pour reprendre le chemin de Carignan.

Weiss, qui, d'un petit coup sec, remontait ses lunettes à chaque seconde, expliquait la position au lieutenant, toujours assis contre la porte, avec ses deux jambes coupées, très pâle et agonisant du sang qu'il perdait.

— Mon lieutenant, je vous assure que j'ai raison… Dites à vos hommes de ne pas lâcher. Vous voyez bien que nous sommes victorieux. Encore un effort, et nous les flanquons à la Meuse!

En effet, la deuxième attaque des Bavarois venait d'être repoussée. Les mitrailleuses avaient de nouveau balayé la place de l'église, des entassements de cadavres y barraient le pavé, au grand soleil; et, de toutes les ruelles, à la baïonnette, on rejetait l'ennemi dans les prés, une débandade, une fuite vers le fleuve, qui se serait à coup sûr changée en déroute, si des troupes fraîches avaient soutenu les marins, déjà exténués et décimés. D'autre part, dans le parc de Montivilliers, la fusillade n'avançait guère, ce qui indiquait que, de ce côté aussi, des renforts auraient dégagé le bois.

— Dites à vos hommes, mon lieutenant… À la baïonnette! à la baïonnette!

D'une blancheur de cire, la voix mourante, le lieutenant eut encore la force de murmurer:

— Vous entendez, mes enfants, à la baïonnette!

Et ce fut son dernier souffle, il expira, la face droite et têtue, les yeux ouverts, regardant toujours la bataille. Des mouches déjà volaient et se posaient sur la tête broyée de Françoise; tandis que le petit Auguste, dans son lit, pris du délire de la fièvre, appelait, demandait à boire, d'une voix basse et suppliante.

— Mère, réveille-toi, relève-toi… J'ai soif, j'ai bien soif…

Mais les ordres étaient formels, les officiers durent commander la retraite, désolés de ne pouvoir tirer profit de l'avantage qu'ils venaient de remporter. Évidemment, le général Ducrot, hanté par la crainte du mouvement tournant de l'ennemi, sacrifiait tout à la tentative folle d'échapper à son étreinte. La place de l'église fut évacuée, les troupes se replièrent de ruelle en ruelle, bientôt la route se vida. Des cris et des sanglots de femmes s'élevaient, des hommes juraient, brandissaient les poings, dans la colère de se voir ainsi abandonnés. Beaucoup s'enfermaient chez eux, résolus à s'y défendre et à mourir.

— Eh bien! moi, je ne fiche pas le camp! criait Weiss, hors de lui. Non! j'aime mieux y laisser la peau… Qu'ils viennent donc casser mes meubles et boire mon vin!

Plus rien n'existait que sa rage, cette fureur inextinguible de la lutte, à l'idée que l'étranger entrerait chez lui, s'assoirait sur sa chaise, boirait dans son verre. Cela soulevait tout son être, emportait son existence accoutumée, sa femme, ses affaires, sa prudence de petit bourgeois raisonnable. Et il s'enferma dans sa maison, s'y barricada, y tourna comme une bête en cage, passant d'une pièce dans une autre, s'assurant que toutes les ouvertures étaient bien bouchées. Il compta ses cartouches, il en avait encore une quarantaine.

Puis, comme il allait donner un dernier coup d'oeil vers la Meuse, pour s'assurer qu'aucune attaque n'était à craindre par les prairies, la vue des coteaux de la rive gauche l'arrêta de nouveau un instant. Des envolements de fumée indiquaient nettement les positions des batteries Prussiennes. Et, dominant la formidable batterie de Frénois, à l'angle d'un petit bois de la Marfée, il retrouva le groupe d'uniformes, plus nombreux, d'un tel éclat au grand soleil, qu'en mettant son binocle par-dessus ses lunettes, il distinguait l'or des épaulettes et des casques.

— Sales bougres, sales bougres! répéta-t-il, le poing tendu.

Là-haut, sur la Marfée, c'était le roi Guillaume et son état- major. Dès sept heures, il était venu de Vendresse, où il avait couché, et il se trouvait là-haut, à l'abri de tout péril, ayant devant lui la vallée de la Meuse, le déroulement sans bornes du champ de bataille. L'immense plan en relief allait d'un bord du ciel à l'autre; tandis que, debout sur la colline, comme du trône réservé de cette gigantesque loge de gala, il regardait.

Au milieu, sur le fond sombre de la forêt des Ardennes, drapée à l'horizon ainsi qu'un rideau d'antique verdure, Sedan se détachait, avec les lignes géométriques de ses fortifications, que les prés inondés et le fleuve noyaient au sud et à l'ouest. Dans Bazeilles, des maisons flambaient déjà, une poussière de bataille embrumait le village. Puis, à l'est, de la Moncelle à Givonne, on ne voyait, pareils à des lignes d'insectes, traversant les chaumes, que quelques régiments du 12e corps et du 1er, qui disparaissaient par moments dans l'étroit vallon, où les hameaux étaient cachés; et, en face, l'autre revers apparaissait, des champs pâles, que le bois Chevalier tachait de sa masse verte. Mais surtout, au nord, le 7e corps était bien en vue, occupant de ses mouvants points noirs le plateau de Floing, une large bande de terres rougeâtres qui descendait du petit bois de la Garenne aux herbages du bord de l'eau. Au delà, c'était encore Floing, Saint- Menges, Fleigneux, Illy, des villages perdus parmi la houle des terrains, toute une région tourmentée, coupée d'escarpements. Et c'était aussi, à gauche, la boucle de la Meuse, les eaux lentes, d'argent neuf au clair soleil, enfermant la presqu'île d'Iges de son vaste et paresseux détour, barrant tout chemin vers Mézières, ne laissant, entre la berge extrême et les inextricables forêts, que la porte unique du défilé de Saint-Albert.

Les cent mille hommes et les cinq cents canons de l'armée Française étaient là, entassés et traqués dans ce triangle; et, lorsque le roi de Prusse se tournait vers l'ouest, il apercevait une autre plaine, celle de Donchery, des champs vides s'élargissant vers Briancourt, Marancourt et Vrignes-Aux-Bois, tout un infini de terres grises, poudroyant sous le ciel bleu; et, lorsqu'il se tournait vers l'est, c'était aussi, en face des lignes Françaises si resserrées, une immensité libre, un pullulement de villages, Douzy et Carignan d'abord, ensuite en remontant Rubécourt, Pourru-Aux-Bois, Francheval, Villers-Cernay, jusqu'à La Chapelle, près de la frontière. Tout autour, la terre lui appartenait, il poussait à son gré les deux cent cinquante mille hommes et les huit cents canons de ses armées, il embrassait d'un seul regard leur marche envahissante.