— Oui, je crois que les Prussiens lui ont fait son affaire… Je l'ai vu à moitié renversé sur un canon, la tête droite, avec un trou sous le coeur.
Il y eut un silence. Silvine avait blêmi affreusement, tandis que le père Fouchard, saisi, remettait sur la table son verre, où il avait achevé de vider la bouteille.
— Vous en êtes bien sûr? reprit-elle d'une voix étranglée.
— Dame! Aussi sûr qu'on peut l'être d'une chose qu'on a vue… C'était sur un petit monticule, à côté de trois arbres, et il me semble que j'irais, les yeux fermés.
En elle, c'était un écroulement. Ce garçon qui lui avait pardonné, qui s'était lié d'une promesse, qu'elle devait épouser, dès qu'il rentrerait du service, la campagne finie! Et on le lui avait tué, il était là-bas, avec un trou sous le coeur! Jamais elle n'avait senti qu'elle l'aimait si fort, tellement un besoin de le revoir, de l'avoir malgré tout à elle, même dans la terre, la soulevait, la jetait hors de sa passivité habituelle.
Elle posa rudement Charlot, elle s'écria:
— Bon! je ne croirai ça que lorsque j'aurai vu, moi aussi… Puisque vous savez où c'est, vous allez m'y conduire. Et, si c'est vrai, si nous le retrouvons, nous le ramènerons.
Des larmes l'étouffaient, elle s'affaissa sur la table, secouée de longs sanglots, pendant que le petit, stupéfait d'avoir été bousculé par sa mère, éclatait aussi en pleurs. Elle le reprit, le serra contre elle, avec des paroles éperdues, bégayées.
— Mon pauvre enfant! Mon pauvre enfant!
Le père Fouchard restait consterné. Il aimait tout de même son fils, à sa manière. Des souvenirs anciens durent lui revenir, de très loin, du temps où sa femme vivait, où Honoré allait encore à l'école; et deux grosses larmes parurent également dans ses yeux rouges, coulèrent le long du cuir tanné de ses joues. Depuis plus de dix ans, il n'avait pas pleuré. Des jurons lui échappaient, il finissait par se fâcher de ce fils qui était à lui, qu'il ne verrait plus jamais pourtant.
— Nom de Dieu! C'est vexant, de n'avoir qu'un garçon, et qu'on vous le prenne!
Mais, quand le calme fut un peu revenu, Fouchard fut très ennuyé d'entendre que Silvine parlait toujours d'aller chercher le corps d'Honoré, là-bas. Elle s'obstinait, sans cris maintenant, dans un silence désespéré et invincible; et il ne la reconnaissait plus, elle si docile, faisant toutes les besognes en fille résignée: ses grands yeux de soumission qui suffisaient à la beauté de son visage avaient pris une décision farouche, tandis que son front restait pâle, sous le flot de ses épais cheveux bruns. Elle venait d'arracher un fichu rouge qu'elle avait aux épaules, elle s'était mise toute en noir, comme une veuve. Vainement, il lui représenta la difficulté des recherches, les dangers qu'elle pouvait courir, le peu d'espoir qu'il y avait de retrouver le corps. Elle cessait même de répondre, il voyait bien qu'elle partirait seule, qu'elle ferait quelque folie, s'il ne s'en occupait pas, ce qui l'inquiétait plus encore, à cause des complications où cela pouvait le jeter avec les autorités Prussiennes. Aussi finit-il par se décider à se rendre chez le maire de Remilly, qui était un peu son cousin, et à eux deux ils arrangèrent une histoire: Silvine fut donnée pour la veuve véritable d'Honoré, Prosper devint son frère; de sorte que le colonel Bavarois, installé en bas du village, à l'hôtel de la croix de Malte, voulut bien délivrer un laissez-Passer pour le frère et la soeur, les autorisant à ramener le corps du mari, s'ils le découvraient. La nuit était venue, tout ce qu'on put obtenir de la jeune femme, ce fut qu'elle attendrait le jour pour se mettre en marche.
Le lendemain, jamais Fouchard ne voulut laisser atteler un de ses chevaux, dans la crainte de ne pas le revoir. Qui lui disait que les Prussiens ne confisqueraient pas la bête et la voiture? Enfin, il consentit de mauvaise grâce à prêter l'âne, un petit âne gris, dont l'étroite charrette était encore assez grande pour contenir un mort. Longuement, il donna des instructions à Prosper, qui avait bien dormi, mais que la pensée de l'expédition rendait soucieux, maintenant que, reposé, il tâchait de se souvenir. À la dernière minute, Silvine alla chercher la couverture de son propre lit, qu'elle plia au fond de la charrette. Et, comme elle partait, elle revint en courant embrasser Charlot.
— Père Fouchard, je vous le confie, veillez bien à ce qu'il ne joue pas avec les allumettes.
— Oui, oui! Sois tranquille!
Les préparatifs avaient traîné, il était près de sept heures, lorsque Silvine et Prosper, derrière l'étroite charrette que le petit âne gris tirait, la tête basse, descendirent les pentes raides de Remilly. Il avait plu abondamment pendant la nuit, les chemins se trouvaient changés en fleuves de boue; et de grandes nuées livides couraient dans le ciel, d'une tristesse morne.
Prosper, voulant couper au plus court, avait résolu de traverser Sedan. Mais, avant Pont-Maugis, un poste Prussien arrêta la charrette, la retint pendant plus d'une heure; et, lorsque le laissez-Passer eut circulé entre les mains de quatre ou cinq chefs, l'âne put reprendre sa marche, à la condition de faire le grand tour par Bazeilles, en s'engageant à gauche dans un chemin de traverse. Aucune raison ne fut donnée, sans doute craignait-on d'encombrer la ville davantage. Quand Silvine passa la Meuse sur le pont du chemin de fer, ce pont funeste qu'on n'avait pas fait sauter et qui du reste avait coûté si cher aux Bavarois, elle aperçut le cadavre d'un artilleur descendant d'un air de flânerie, au fil de l'eau. Une touffe d'herbe l'accrocha, il demeura un instant immobile, puis il tourna sur lui-même, il repartit.
Dans Bazeilles, que l'âne traversa au pas, d'un bout à l'autre, c'était la destruction, tout ce que la guerre peut faire d'abominables ruines, quand elle passe, dévastatrice, en furieux ouragan. Déjà, on avait relevé les morts, il n'y avait plus sur le pavé du village un seul cadavre; et la pluie lavait le sang, des flaques restaient rouges, avec des débris louches, des lambeaux où l'on croyait reconnaître encore des cheveux. Mais l'effroi qui serrait les coeurs, venait des décombres, de ce Bazeilles si riant trois jours plus tôt, avec ses gaies maisons au milieu de ses jardins, à cette heure effondré, anéanti, ne montrant que des pans de muraille noircis par les flammes. L'église brûlait toujours, un vaste bûcher de poutres fumantes, au milieu de la place, d'où s'élevait continuellement une grosse colonne de fumée noire, élargie au ciel en un panache de deuil. Des rues entières avaient disparu, plus rien d'un côté ni de l'autre, rien que des tas de moellons calcinés bordant les ruisseaux, dans un gâchis de suie et de cendre, une boue d'encre épaisse noyant tout. Aux quatre coins des carrefours, les maisons d'angle se trouvaient rasées, comme emportées par le vent de feu qui avait soufflé là. D'autres avaient moins souffert, une restait debout, isolée, tandis que celles de gauche et de droite semblaient hachées par la mitraille, dressant leurs carcasses pareilles à des squelettes vides. Et une insupportable odeur s'exhalait, la nausée de l'incendie, l'âcreté du pétrole surtout, versé à flots sur les parquets. Puis, c'était aussi la désolation muette de ce qu'on avait essayé de sauver, des pauvres meubles jetés par les fenêtres, écrasés sur le trottoir, les tables infirmes aux jambes cassées, les armoires aux flancs ouverts, à la poitrine fendue, du linge qui traînait, déchiré, souillé, toutes les tristes miettes du pillage en train de se fondre sous la pluie. Par une façade béante, à travers des planchers écroulés, on apercevait une pendule intacte, sur une cheminée, tout en haut d'un mur.
— Ah! les cochons! grognait Prosper, en qui le sang du soldat qu'il était encore l'avant-veille, s'échauffait, à voir une abomination semblable.
Il serrait les poings, il fallut que Silvine, très pâle, le calmât du regard, à chaque factionnaire qu'ils rencontraient, le long de la route. Les Bavarois avaient en effet posé des sentinelles près des maisons qui brûlaient encore; et ces hommes, le fusil chargé, la baïonnette au canon, semblaient garder les incendies, pour que la flamme achevât son oeuvre. D'un geste menaçant, d'un cri guttural, quand on s'entêtait, ils en écartaient les simples curieux, les intéressés aussi qui rôdaient aux alentours. Des groupes d'habitants, à distance, restaient muets, avec des frémissements de rage contenus. Une femme, toute jeune, les cheveux épars, la robe souillée de boue, s'obstinait devant le tas fumant d'une petite maison, dont elle voulait fouiller les braises ardentes, malgré le factionnaire qui en défendait l'approche. On disait que cette femme avait eu son enfant brûlé dans cette maison. Et, tout d'un coup, comme le Bavarois l'écartait d'une main brutale, elle se retourna, elle lui vomit à la face son furieux désespoir, des injures de sang et de fange, des mots immondes qui la soulageaient un peu, enfin. Il devait ne pas comprendre, il la regardait, inquiet, reculant. Trois camarades accoururent, le délivrèrent de la femme, qu'ils emmenèrent, hurlante. Devant les décombres d'une autre maison, un homme et deux fillettes, tous les trois tombés sur le sol de fatigue et de misère, sanglotaient, ne sachant où aller, ayant vu là s'envoler en cendre tout ce qu'ils possédaient. Mais une patrouille passa, qui dissipa les curieux, et la route redevint déserte, avec les seules sentinelles, mornes et dures, veillant d'un oeil oblique à faire respecter leur consigne scélérate.
— Les cochons, les cochons! répéta Prosper sourdement. Ca ferait plaisir d'en étrangler un ou deux.
Silvine, de nouveau, le fit taire. Elle frissonna. Dans une remise épargnée par le feu, un chien, enfermé, oublié depuis deux jours, hurlait d'une plainte continue, si lamentable, qu'une terreur traversa le ciel bas, d'où une petite pluie grise venait de se mettre à tomber. Et ce fut à ce moment, devant le parc de Montivilliers, qu'ils firent une rencontre. Trois grands tombereaux étaient là, à la file, chargés de morts, de ces tombereaux de la salubrité, que l'on emplit à la pelle, le long des rues, chaque matin, de la desserte de la veille; et, de même, on venait de les emplir de cadavres, les arrêtant à chaque corps que l'on y jetait, repartant avec le gros bruit des roues pour s'arrêter plus loin, parcourant Bazeilles entier, jusqu'à ce que le tas débordât. Ils attendaient, immobiles sur la route, qu'on les conduisît à la décharge publique, au charnier voisin. Des pieds sortaient, dressés en l'air. Une tête retombait, à demi arrachée. Lorsque les trois tombereaux, de nouveau, s'ébranlèrent, cahotant dans les flaques, une main livide qui pendait, très longue, vint frotter contre une roue; et la main peu à peu s'usait, écorchée, mangée jusqu'à l'os.
Dans le village de Balan, la pluie cessa. Prosper décida Silvine à manger un morceau de pain qu'il avait eu la précaution d'emporter. Il était déjà onze heures. Mais, comme ils arrivaient près de Sedan, un poste Prussien les arrêta encore; et, cette fois, ce fut terrible, l'officier s'emportait, refusait même de rendre le laissez-Passer, qu'il déclarait faux, en un Français très correct, d'ailleurs. Des soldats, sur son ordre, avaient poussé l'âne et la petite charrette sous un hangar. Que faire? comment continuer la route? Silvine, qui se désespérait, eut alors une idée, en songeant au cousin Dubreuil, ce parent du père Fouchard, qu'elle connaissait et dont la propriété, l'ermitage, se trouvait à quelques cents pas, en haut des ruelles dominant le faubourg. Peut-être l'écouterait-on, lui, un bourgeois. Elle emmena Prosper, puisqu'on les laissait libres, à la condition de garder la charrette. Ils coururent, ils trouvèrent la grille de l'ermitage grande ouverte. Et, de loin, comme ils s'engageaient dans l'allée des ormes séculaires, un spectacle qu'ils aperçurent les étonna beaucoup.
— Fichtre! dit Prosper, en voilà qui se la coulent douce!
C'était, au bas du perron, sur le gravier fin de la terrasse, toute une réunion joyeuse. Autour d'un guéridon à tablette de marbre, des fauteuils et un canapé de satin bleu-Ciel formaient le cercle, étalant au plein air un salon étrange, que la pluie devait tremper depuis la veille. Deux zouaves, vautrés aux deux bouts du canapé, semblaient éclater de rire. Un petit fantassin, qui occupait un fauteuil, penché en avant, avait l'air de se tenir le ventre. Trois autres s'accoudaient nonchalamment aux bras de leurs sièges, tandis qu'un chasseur avançait la main, comme pour prendre un verre sur le guéridon. Évidemment, ils avaient vidé la cave et faisaient la fête.
— Comment peuvent-ils encore être là? murmurait Prosper, de plus en plus stupéfié, à mesure qu'il avançait. Les bougres, ils se fichent donc des Prussiens?
Mais Silvine, dont les yeux se dilataient, jeta un cri, eut un brusque geste d'horreur. Les soldats ne bougeaient pas, ils étaient morts. Les deux zouaves, raidis, les mains tordues, n'avaient plus de visage, le nez arraché, les yeux sautés des orbites. Le rire de celui qui se tenait le ventre venait de ce qu'une balle lui avait fendu les lèvres, en lui cassant les dents. Et cela était vraiment atroce, ces misérables qui causaient, dans leurs attitudes cassées de mannequins, les regards vitreux, les bouches ouvertes, tous glacés, immobiles à jamais. S'étaient-ils traînés à cette place, vivants encore, pour mourir ensemble? étaient-ce plutôt les Prussiens qui avaient fait la farce de les ramasser, puis de les asseoir en rond, par une moquerie de la vieille gaieté Française?
— Drôle de rigolade tout de même! reprit Prosper, pâlissant.
Et, regardant les autres morts, en travers de l'allée, au pied des arbres, dans les pelouses, cette trentaine de braves parmi lesquels le corps du lieutenant Rochas gisait, troué de blessures, enveloppé du drapeau, il ajouta d'un air sérieux de grand respect:
— On s'est joliment bûché par ici! ça m'étonnerait, si nous y trouvions le bourgeois que vous cherchez.
Déjà, Silvine entrait dans la maison, dont les fenêtres et les portes défoncées bâillaient à l'air humide. En effet, il n'y avait évidemment là personne, les maîtres devaient être partis avant la bataille. Puis, comme elle s'entêtait et qu'elle pénétrait dans la cuisine, elle laissa de nouveau échapper un cri d'effroi. Sous l'évier, deux corps avaient roulé, un zouave, un bel homme à barbe noire, et un Prussien énorme, les cheveux rouges, tous les deux enlacés furieusement. Les dents de l'un étaient entrées dans la joue de l'autre, les bras raidis n'avaient pas lâché prise, faisant encore craquer les colonnes vertébrales rompues, nouant les deux corps d'un tel noeud d'éternelle rage, qu'il allait falloir les enterrer ensemble.
Alors, Prosper se hâta d'emmener Silvine, puisqu'ils n'avaient rien à faire dans cette maison ouverte, habitée par la mort. Et, lorsque, désespérés, ils furent revenus au poste qui avait retenu l'âne et la charrette, ils eurent la chance de trouver, avec l'officier si rude, un général, en train de visiter le champ de bataille. Celui-ci voulut prendre connaissance du laissez-Passer, puis il le rendit à Silvine, il eut un geste de pitié, pour dire qu'on laissât aller cette pauvre femme, avec son âne, en quête du corps de son mari. Sans attendre, suivis de l'étroite charrette, elle et son compagnon remontèrent vers le fond de Givonne, obéissant à la défense nouvelle qui leur était faite de traverser Sedan.
Ensuite, ils tournèrent à gauche, pour gagner le plateau d'Illy, par la route qui traverse le bois de la Garenne. Mais, là encore, ils furent attardés, ils crurent vingt fois qu'ils ne pourraient franchir le bois, tellement les obstacles se multipliaient. À chaque pas, des arbres coupés par les obus, abattus tels que des géants, barraient la route. C'était la forêt bombardée, au travers de laquelle la canonnade avait tranché des existences séculaires, comme au travers d'un carré de la vieille garde, d'une solidité immobile de vétérans. De toutes parts, des troncs gisaient, dénudés, troués, fendus, ainsi que des poitrines; et cette destruction, ce massacre de branches pleurant leur sève, avait l'épouvante navrée d'un champ de bataille humain. Puis, c'étaient aussi des cadavres, des soldats tombés fraternellement avec les arbres. Un lieutenant, la bouche sanglante, avait encore les deux mains enfoncées dans la terre, arrachant des poignées d'herbe. Plus loin, un capitaine était mort sur le ventre, la tête soulevée, en train de hurler sa douleur. D'autres semblaient dormir parmi les broussailles, tandis qu'un zouave dont la ceinture bleue s'était enflammée, avait la barbe et les cheveux grillés complètement. Et il fallut, à plusieurs reprises, le long de cet étroit chemin forestier, écarter un corps, pour que l'âne pût continuer sa route.
Tout d'un coup, dans un petit vallon, l'horreur cessa. Sans doute, la bataille avait passé ailleurs, sans toucher à ce coin de nature délicieux. Pas un arbre n'était effleuré, pas une blessure n'avait saigné sur la mousse. Un ruisseau coulait parmi des lentilles d'eau, le sentier qui le suivait était ombragé de grands hêtres. C'était d'un charme pénétrant, d'une paix adorable, cette fraîcheur des eaux vives, ce silence frissonnant des verdures.
Prosper avait arrêté l'âne, pour le faire boire au ruisseau.
— Ah! qu'on est bien ici! dit-il, dans un cri involontaire de soulagement.
D'un oeil étonné, Silvine regarda autour d'elle, inquiète de se sentir, elle aussi, délassée et heureuse. Pourquoi donc le bonheur si paisible de ce coin perdu, lorsque, à l'entour, il n'y avait que deuil et souffrance? Elle eut un geste désespéré de hâte.
— Vite, vite, allons!… Où est-ce? Où êtes-vous certain d'avoir vu Honoré?
Et, à cinquante pas de là, comme ils débouchaient enfin sur le plateau d'Illy, la plaine rase se déroula brusquement devant eux. Cette fois, c'était le vrai champ de bataille, les terrains nus s'étalant jusqu'à l'horizon, sous le grand ciel blafard, d'où ruisselaient de continuelles averses. Les morts n'y étaient pas entassés, tous les Prussiens déjà avaient dû être ensevelis, car il n'en restait pas un, parmi les cadavres épars des Français, semés le long des routes, dans les chaumes, au fond des creux, selon les hasards de la lutte. Contre une haie, le premier qu'ils rencontrèrent était un sergent, un homme superbe, jeune et fort, qui semblait sourire de ses lèvres entr'ouvertes, le visage calme. Mais, cent pas plus loin, en travers de la route, ils en virent un autre, mutilé affreusement, la tête à demi emportée, les épaules couvertes des éclaboussures de la cervelle. Puis, après les corps isolés, çà et là, il y avait de petits groupes, ils en aperçurent sept à la file, le genou en terre, l'arme à l'épaule, frappés comme ils tiraient; tandis que, près d'eux, un sous-Officier était tombé aussi, dans l'attitude du commandement. La route ensuite filait le long d'un étroit ravin, et ce fut là que l'horreur les reprit, en face de cette sorte de fossé où toute une compagnie semblait avoir culbuté, sous la mitraille: des cadavres l'emplissaient, un écroulement, une dégringolade d'hommes, enchevêtrés, cassés, dont les mains tordues avaient écorché la terre jaune, sans pouvoir se retenir. Et un vol noir de corbeaux s'envola avec des croassements; et, déjà, des essaims de mouches bourdonnaient au-dessus des corps, revenaient obstinément, par milliers, boire le sang frais des blessures.
— Où est-ce donc? répéta Silvine.
Ils longeaient alors une terre labourée entièrement couverte de sacs. Quelque régiment avait dû se débarrasser là, serré de trop près, dans un coup de panique. Les débris dont le sol était semé disaient les épisodes de la lutte. Dans un champ de betteraves, des képis épars, semblables à de larges coquelicots, des lambeaux d'uniformes, des épaulettes, des ceinturons, racontaient un contact farouche, un des rares corps à corps du formidable duel d'artillerie qui avait duré douze heures. Mais, surtout, ce qu'on heurtait à chaque pas, c'étaient des débris d'armes, des sabres, des baïonnettes, des chassepots, en si grand nombre, qu'ils semblaient être une végétation de la terre, une moisson qui aurait poussé, en un jour abominable. Des gamelles, des bidons également jonchaient les chemins, tout ce qui s'était échappé des sacs éventrés, du riz, des brosses, des cartouches. Et les terres se succédaient au travers d'une dévastation immense, les clôtures arrachées, les arbres comme brûlés dans un incendie, le sol lui- même creusé par les obus, piétiné, durci sous le galop des foules, si ravagé, qu'il paraissait devoir rester à jamais stérile. La pluie noyait tout de son humidité blafarde, une odeur se dégageait, persistante, cette odeur des champs de bataille qui sentent la paille fermentée, le drap brûlé, un mélange de pourriture et de poudre.
Silvine, lasse de ces champs de mort, où elle croyait marcher depuis des lieues, regardait autour d'elle, avec une angoisse croissante.
— Où est-ce? Où est-ce donc?
Mais Prosper ne répondait pas, devenait inquiet. Lui, ce qui le bouleversait, plus encore que les cadavres des camarades, c'étaient les corps des chevaux, les pauvres chevaux sur le flanc, qu'on rencontrait en grand nombre. Il y en avait vraiment de lamentables, dans des attitudes affreuses, la tête arrachée, les flancs crevés, laissant couler les entrailles. Beaucoup, sur le dos, le ventre énorme, dressaient en l'air leurs quatre jambes raidies, pareilles à des pieux de détresse. La plaine sans bornes en était bossuée. Quelques-uns n'étaient pas morts, après une agonie de deux jours; et ils levaient au moindre bruit leur tête souffrante, la balançaient à droite, à gauche, la laissaient retomber; tandis que d'autres, immobiles, jetaient par instants un grand cri, cette plainte du cheval mourant, si particulière, si effroyablement douloureuse, que l'air en tremblait. Et Prosper, le coeur meurtri, songeait à Zéphir, avec l'idée qu'il allait peut- être le revoir.
Brusquement, il sentit le sol frémir sous le galop d'une charge enragée. Il se retourna, il n'eut que le temps de crier à sa compagne:
— Les chevaux, les chevaux!… Jetez-vous derrière ce mur!
Du haut d'une pente voisine, une centaine de chevaux, libres, sans cavaliers, quelques-uns encore portant tout un paquetage, dévalaient, roulaient vers eux, d'un train d'enfer. C'étaient les bêtes perdues, restées sur le champ de bataille, qui se réunissaient ainsi en troupe, par un instinct. Sans foin ni avoine, depuis l'avant-veille, elles avaient tondu l'herbe rare, entamé les haies, rongé l'écorce des arbres. Et, quand la faim les cinglait au ventre comme à coups d'éperon, elles partaient toutes ensemble d'un galop fou, elles chargeaient au travers de la campagne vide et muette, écrasant les morts, achevant les blessés.
La trombe approchait, Silvine n'eut que le temps de tirer l'âne et la charrette à l'abri du petit mur.
— Mon Dieu! Ils vont tout briser!
Mais les chevaux avaient sauté l'obstacle, il n'y eut qu'un roulement de foudre, et déjà ils galopaient de l'autre côté, s'engouffrant dans un chemin creux, jusqu'à la corne d'un bois, derrière lequel ils disparurent.
Lorsque Silvine eut ramené l'âne dans le chemin, elle exigea que
Prosper lui répondît.
— Voyons, où est-ce?
Lui, debout, jetait des regards aux quatre points de l'horizon.
— Il y avait trois arbres, il faut que je retrouve les trois arbres… Ah! dame! on ne voit pas très clair, quand on se bat, et ce n'est guère commode de savoir ensuite les chemins qu'on a pris!
Puis, apercevant du monde à sa gauche, deux hommes et une femme, il eut l'idée de les questionner. Mais, à son approche, la femme s'enfuit, les hommes l'écartèrent du geste, menaçants; et il en vit d'autres, et tous l'évitaient, filaient entre les broussailles, comme des bêtes rampantes et sournoises, vêtus sordidement, d'une saleté sans nom, avec des faces louches de bandits. Alors, en remarquant que les morts, derrière ce vilain monde, n'avaient plus de souliers, les pieds nus et blêmes, il finit par comprendre que c'étaient là de ces rôdeurs qui suivaient les armées allemandes, des détrousseurs de cadavres, toute une basse juiverie de proie, venue à la suite de l'invasion. Un grand maigre fila devant lui en galopant, les épaules chargées d'un sac, les poches sonnantes des montres et des pièces blanches volées dans les goussets.
Pourtant, un garçon de treize à quatorze ans laissa Prosper l'approcher, et comme celui-ci, en reconnaissant un Français, le couvrait d'injures, ce garçon protesta. Quoi donc! est-ce qu'on ne pouvait plus gagner sa vie? Il ramassait les chassepots, on lui donnait cinq sous par chassepot qu'il retrouvait. Le matin, ayant fui de son village, le ventre vide depuis la veille, il s'était laissé embaucher par un entrepreneur luxembourgeois, qui avait traité avec les Prussiens, pour cette récolte des fusils sur le champ de bataille. Ceux-ci, en effet, craignaient que les armes, si elles étaient recueillies par les paysans de la frontière, ne fussent portées en Belgique, pour rentrer de là en France. Et toute une nuée de pauvres diables étaient à la chasse des fusils, cherchant des cinq sous, fouillant les herbes, pareils à ces femmes qui, la taille ployée, vont cueillir des pissenlits dans les prés.
— Fichue besogne! grogna Prosper.
— Dame! Faut bien manger, répondit le garçon. Je ne vole personne.
Puis, comme il n'était pas du pays et qu'il ne pouvait donner aucun renseignement, il se contenta de montrer de la main une petite ferme voisine, où il avait vu du monde.
Prosper le remerciait et s'éloignait pour rejoindre Silvine, lorsqu'il aperçut un chassepot à moitié enterré dans un sillon. D'abord, il se garda bien de l'indiquer. Et, brusquement, il revint, il cria comme malgré lui:
— Tiens! Il y en a un là, ça te fera cinq sous de plus!
Silvine, en approchant de la ferme, remarqua d'autres paysans, en train de creuser à la pioche de longues tranchées. Mais ceux-là étaient sous les ordres directs d'officiers Prussiens, qui, une simple badine aux doigts, raides et muets, surveillaient l'ouvrage. On avait ainsi réquisitionné les habitants des villages pour enterrer les morts, dans la crainte que le temps pluvieux ne hâtât la décomposition. Deux chariots de cadavres étaient là, une équipe les déchargeait, les couchait rapidement côte à côte, en un rang pressé, sans les fouiller ni même les regarder au visage; tandis que trois hommes, armés de grandes pelles, suivaient, recouvraient le rang d'une couche de terre si mince, que déjà, sous les averses, des gerçures fendillaient le sol. Avant quinze jours, tant ce travail était hâtif, la peste soufflerait par toutes ces fentes. Et Silvine ne put s'empêcher de s'arrêter au bord de la fosse, de les dévisager, à mesure qu'on les apportait, ces misérables morts. Elle frémissait d'une horrible crainte, avec l'idée, à chaque visage sanglant, qu'elle reconnaissait Honoré. N'était-ce pas ce malheureux dont l'oeil gauche manquait? Ou celui-ci peut-être qui avait les mâchoires fendues? Si elle ne se hâtait pas de le découvrir, sur ce plateau vague et sans fin, certainement qu'on allait le lui prendre et l'enfouir dans le tas, parmi les autres.
Aussi courut-elle pour rejoindre Prosper, qui avait marché jusqu'à la porte de la ferme, avec l'âne.
— Mon Dieu! Où est-ce donc? … Demandez, interrogez!
Dans la ferme, il n'y avait que des Prussiens, en compagnie d'une servante et de son enfant, revenus des bois, où ils avaient failli mourir de faim et de soif. C'était un coin de patriarcale bonhomie, d'honnête repos, après les fatigues des jours précédents. Des soldats brossaient soigneusement leurs uniformes, étendus sur les cordes à sécher le linge. Un autre achevait une habile reprise à son pantalon, tandis que le cuisinier du poste, au milieu de la cour, avait allumé un grand feu, sur lequel bouillait la soupe, une grosse marmite qui exhalait une bonne odeur de choux et de lard. Déjà, la conquête s'organisait avec une tranquillité, une discipline parfaites. On aurait dit des bourgeois rentrés chez eux, fumant leurs longues pipes. Sur un banc, à la porte, un gros homme roux avait pris dans ses bras l'enfant de la servante, un bambin de cinq à six ans; et il le faisait sauter, il lui disait en allemand des mots de caresse, très amusé de voir l'enfant rire de cette langue étrangère, aux rudes syllabes, qu'il ne comprenait pas.
Tout de suite, Prosper tourna le dos, dans la crainte de quelque nouvelle mésaventure. Mais ces Prussiens-là étaient décidément du brave monde. Ils souriaient au petit âne, ils ne se dérangèrent même pas pour demander à voir le laissez-Passer.
Alors, ce fut une marche folle. Entre deux nuages, le soleil apparut un instant, déjà bas sur l'horizon. Est-ce que la nuit allait tomber et les surprendre, dans ce charnier sans fin? Une nouvelle averse noya le soleil, il ne resta autour d'eux que l'infini blafard de la pluie, une poussière d'eau qui effaçait tout, les routes, les champs, les arbres. Lui, ne savait plus, était perdu, et il l'avoua. À leur suite, l'âne trottait du même train, la tête basse, traînant la petite charrette de son pas résigné de bête docile. Ils montèrent au nord, ils revinrent vers Sedan. Toute direction leur échappait, ils rebroussèrent chemin à deux reprises, en s'apercevant qu'ils passaient par les mêmes endroits. Sans doute ils tournaient en cercle, et ils finirent, désespérés, épuisés, par s'arrêter à l'angle de trois routes, flagellés de pluie, sans force pour chercher davantage.
Mais des plaintes les surprirent, ils poussèrent jusqu'à une petite maison isolée, sur leur gauche, où ils trouvèrent deux blessés, au fond d'une chambre. Les portes étaient grandes ouvertes; et, depuis deux jours qu'ils grelottaient la fièvre, sans être pansés seulement, ceux-ci n'avaient vu personne, pas une âme. La soif surtout les dévorait, au milieu du ruissellement des averses qui battaient les vitres. Ils ne pouvaient bouger, ils jetèrent tout de suite le cri: «à boire, à boire!» ce cri d'avidité douloureuse, dont les blessés poursuivent les passants, au moindre bruit de pas qui les tire de leur somnolence.
Lorsque Silvine leur eut apporté de l'eau, Prosper qui, dans le plus maltraité, avait reconnu un camarade, un chasseur d'Afrique de son régiment, comprit qu'on ne devait pourtant pas être loin des terrains où la division Margueritte avait chargé. Le blessé finit par avoir un geste vague: oui, c'était par là, en tournant à gauche, après avoir passé un grand champ de luzerne. Et, sans attendre, Silvine voulut repartir, avec ce renseignement. Elle venait d'appeler, au secours des deux blessés, une équipe qui passait, ramassant les morts. Elle avait déjà repris la bride de l'âne, elle le traînait par les terres glissantes, avec la hâte d'être là-bas, au delà des luzernes.
Prosper, brusquement, s'arrêta.
— Ca doit être par ici. Tenez! à droite, voilà les trois arbres… Voyez-vous la trace des roues?
Là-bas, il y a un caisson brisé… Enfin, nous y sommes!
Frémissante, Silvine s'était précipitée, et elle regardait au visage deux morts, deux artilleurs tombés sur le bord du chemin.
— Mais il n'y est pas, il n'y est pas!… Vous aurez mal vu… Oui! Une idée comme ça, une idée fausse qui vous aura passé par les yeux!
Peu à peu, un espoir fou, une joie délirante l'envahissait.
— Si vous vous étiez trompé, s'il vivait! Et bien sûr qu'il vit, puisqu'il n'est pas là!
Tout à coup, elle jeta un cri sourd. Elle venait de se retourner, elle se trouvait sur l'emplacement même de la batterie. C'était effroyable, le sol bouleversé comme par un tremblement de terre, des débris traînant partout, des morts renversés en tous sens, dans d'atroces postures, les bras tordus, les jambes repliées, la tête déjetée, hurlant de leur bouche aux dents blanches, grande ouverte. Un brigadier était mort, les deux mains sur les paupières, en une crispation épouvantée, comme pour ne pas voir. Des pièces d'or, qu'un lieutenant portait dans une ceinture, avaient coulé avec son sang, éparses parmi ses entrailles. L'un sur l'autre, le ménage, Adolphe le conducteur et le pointeur Louis, avec leurs yeux sortis des orbites, restaient farouchement embrassés, mariés jusque dans la mort. Et c'était enfin Honoré, couché sur sa pièce bancale, ainsi que sur un lit d'honneur, foudroyé au flanc et à l'épaule, la face intacte et belle de colère, regardant toujours, là-bas, vers les batteries Prussiennes.
— Oh! Mon ami, sanglota Silvine, mon ami…
Elle était tombée à genoux, sur la terre détrempée, les mains jointes, dans un élan de folle douleur. Ce mot d'ami, qu'elle trouvait seul, disait la tendresse qu'elle venait de perdre, cet homme si bon qui lui avait pardonné, qui consentait à faire d'elle sa femme, malgré tout. Maintenant, c'était la fin de son espoir, elle ne vivrait plus. Jamais elle n'en avait aimé un autre, et elle l'aimerait toujours. La pluie cessait, un vol de corbeaux qui tournoyait en croassant au-dessus des trois arbres, l'inquiétait comme une menace. Est-ce qu'on voulait le lui reprendre, ce cher mort si péniblement retrouvé? Elle s'était traînée sur les genoux, elle chassait, d'une main tremblante, les mouches voraces bourdonnant au-dessus des deux yeux grands ouverts, dont elle cherchait encore le regard.
Mais, entre les doigts crispés d'Honoré, elle aperçut un papier, taché de sang. Alors, elle s'inquiéta, tâcha d'avoir ce papier, à petites secousses. Le mort ne voulait pas le rendre, le retenait, si étroitement, qu'on ne l'aurait arraché qu'en morceaux. C'était la lettre qu'elle lui avait écrite, la lettre gardée par lui entre sa peau et sa chemise, serrée ainsi comme pour un adieu, dans la convulsion dernière de l'agonie. Et, lorsqu'elle l'eut reconnue, elle fut pénétrée d'une joie profonde, au milieu de sa douleur, toute bouleversée de voir qu'il était mort en pensant à elle. Ah! certes, oui! elle la lui laisserait, la chère lettre! Elle ne la reprendrait pas, puisqu'il tenait si obstinément à l'emporter dans la terre. Une nouvelle crise de larmes la soulagea, des larmes tièdes et douces maintenant. Elle s'était relevée, elle lui baisait les mains, elle lui baisa le front, en ne répétant toujours que ce mot d'infinie caresse:
— Mon ami…, mon ami…
Cependant, le soleil baissait, Prosper était allé chercher la couverture. Et tous deux, avec une pieuse lenteur, soulevèrent le corps d'Honoré, le couchèrent sur cette couverture, étalée par terre; puis, après l'avoir enveloppé, ils le portèrent dans la charrette. La pluie menaçait de reprendre, ils se remettaient en marche, avec l'âne, petit cortège morne, au travers de la plaine scélérate, lorsqu'un lointain roulement de foudre se fit entendre.
Prosper, de nouveau, cria:
— Les chevaux! Les chevaux!
C'était encore une charge des chevaux errants, libres et affamés. Ils arrivaient cette fois par un vaste chaume plat, en une masse profonde, les crinières au vent, les naseaux couverts d'écume; et un rayon oblique du rouge soleil projetait à l'autre bout du plateau le vol frénétique de leur course. Tout de suite, Silvine s'était jetée devant la charrette, les deux bras en l'air, comme pour les arrêter, d'un geste de furieuse épouvante. Heureusement, ils dévièrent à gauche, détournés par une pente du terrain. Ils auraient tout broyé. La terre tremblait, leurs sabots lancèrent une pluie de cailloux, une grêle de mitraille qui blessa l'âne à la tête. Et ils disparurent, au fond d'un ravin.
— C'est la faim qui les galope, dit Prosper. Pauvres bêtes!
Silvine, après avoir bandé l'oreille de l'âne avec son mouchoir, venait de reprendre la bride. Et le petit cortège lugubre retraversa le plateau, en sens contraire, pour refaire les deux lieues qui le séparaient de Remilly. À chaque pas, Prosper s'arrêtait, regardait les chevaux morts, le coeur gros de s'éloigner ainsi, sans avoir revu Zéphir.
Un peu au-dessous du bois de la Garenne, comme ils tournaient à gauche, pour reprendre la route du matin, un poste allemand exigea leur laissez-Passer. Et, au lieu de les écarter de Sedan, ce poste-ci leur ordonna de passer par la ville, sous peine d'être arrêtés. Il n'y avait pas à répondre, c'étaient les ordres nouveaux. D'ailleurs, leur retour allait en être raccourci de deux kilomètres, et ils en étaient heureux, brisés de fatigue.
Mais, dans Sedan, leur marche fut singulièrement entravée. Dès qu'ils eurent franchi les fortifications, une puanteur les enveloppa, un lit de fumier leur monta aux genoux. C'était la ville immonde, un cloaque où, depuis trois jours, s'entassaient les déjections et les excréments de cent mille hommes. Toutes sortes de détritus avaient épaissi cette litière humaine, de la paille, du foin, que faisait fermenter le crottin des bêtes. Et, surtout, les carcasses des chevaux, abattus et dépecés en pleins carrefours, empoisonnaient l'air. Les entrailles se pourrissaient au soleil, les têtes, les os traînaient sur le pavé, grouillants de mouches. Certainement, la peste allait souffler, si l'on ne se hâtait pas de balayer à l'égout cette couche d'effroyable ordure, qui, rue du Ménil, rue Maqua, même sur la place Turenne, atteignait jusqu'à vingt centimètres. Des affiches blanches, du reste, posées par les autorités Prussiennes, réquisitionnaient les habitants pour le lendemain, ordonnant à tous, quels qu'ils fussent, ouvriers, marchands, bourgeois, magistrats, de se mettre à la besogne, armés de balais et de pelles, sous la menace des peines les plus sévères, si la ville n'était pas propre le soir; et, déjà, l'on pouvait voir, devant sa porte, le président du tribunal qui raclait le pavé, jetant les immondices dans une brouette, avec une pelle à feu.
Silvine et Prosper, qui avaient pris par la Grande-Rue, ne purent avancer qu'à petits pas, au milieu de cette boue fétide. Puis, toute une agitation emplissait la ville, leur barrait le chemin à chaque minute. C'était le moment où les Prussiens fouillaient les maisons, pour en faire sortir les soldats cachés, qui s'obstinaient à ne pas se rendre. La veille, lorsque, vers deux heures, le général de Wimpffen était revenu du château de Bellevue, après y avoir signé la capitulation, le bruit avait circulé tout de suite que l'armée prisonnière allait être enfermée dans la presqu'île d'Iges, en attendant qu'on organisât des convois pour la conduire en Allemagne. Quelques rares officiers comptaient profiter de la clause qui les faisait libres, à la condition de s'engager par écrit à ne plus servir. Seul, un général, disait-on, le général Bourgain-Desfeuilles, prétextant ses rhumatismes, venait de prendre cet engagement; et, le matin même, des huées avaient salué son départ, quand il était monté en voiture, devant l'hôtel de la croix d'or. Depuis le petit jour, le désarmement s'opérait, les soldats devaient défiler sur la place Turenne, pour jeter chacun ses armes, les fusils, les baïonnettes, au tas qui grandissait, pareil à un écroulement de ferraille, dans un angle de la place. Il y avait là un détachement Prussien, commandé par un jeune officier, un grand garçon pâle, en tunique bleu-Ciel, coiffé d'une toque à plume de coq, qui surveillait ce désarmement, d'un air de correction hautaine, les mains gantées de blanc. Un zouave ayant, d'un mouvement de révolte, refusé son chassepot, l'officier l'avait fait emmener, en disant, sans le moindre accent: «qu'on me fusille cet homme-là!» les autres, mornes, continuaient à défiler, jetaient leurs fusils d'un geste mécanique, dans leur hâte d'en finir. Mais combien, déjà, étaient désarmés, ceux dont les chassepots traînaient là-bas, par la campagne! Et combien, depuis la veille, se cachaient, faisaient le rêve de disparaître, au milieu de l'inexprimable confusion! Les maisons, envahies, en restaient pleines, de ces entêtés qui ne répondaient pas, qui se terraient dans les coins. Les patrouilles allemandes, fouillant la ville, en trouvaient de blottis jusque sous des meubles. Et, comme beaucoup, même découverts, s'obstinaient à ne pas sortir des caves, elles s'étaient décidées à tirer des coups de feu par les soupiraux. C'était une chasse à l'homme, toute une battue abominable.
Au pont de Meuse, l'âne fut arrêté par un encombrement de foule. Le chef du poste qui gardait le pont, méfiant, croyant à quelque commerce de pain ou de viande, voulut s'assurer du contenu de la charrette; et, lorsqu'il eut écarté la couverture, il regarda un instant le cadavre, d'un air saisi; puis, d'un geste, il livra le passage. Mais on ne pouvait toujours pas avancer, l'encombrement augmentait, c'était un des premiers convois de prisonniers, qu'un détachement Prussien conduisait à la presqu'île d'Iges. Le troupeau ne cessait pas, des hommes se bousculaient, se marchaient sur les talons, dans leurs uniformes en lambeaux, la tête basse, les regards obliques, avec le dos rond et les bras ballants des vaincus qui n'ont même plus de couteau pour s'ouvrir la gorge. La voix rude de leur gardien les poussait comme à coups de fouet, au travers de la débandade silencieuse, où l'on n'entendait que le clapotement des gros souliers dans la boue épaisse. Une ondée venait de tomber encore, et rien n'était plus lamentable, sous la pluie, que ce troupeau de soldats déchus, pareils aux vagabonds et aux mendiants des grandes routes.
Brusquement, Prosper, dont le coeur de vieux chasseur d'Afrique battait à se rompre, de rage étouffée, poussa du coude Silvine, en lui montrant deux soldats qui passaient. Il avait reconnu Maurice et Jean, emmenés avec les camarades, marchant fraternellement côte à côte; et, la petite charrette, enfin, ayant repris sa marche derrière le convoi, il put les suivre du regard jusqu'au faubourg De Torcy, sur cette route plate qui conduit à Iges, au milieu des jardins et des cultures maraîchères.
— Ah! murmura Silvine, les yeux vers le corps d'Honoré, bouleversée de ce qu'elle voyait, les morts peut-être sont plus heureux!
La nuit, qui les surprit à Wadelincourt, était noire depuis longtemps, lorsqu'ils rentrèrent à Remilly. Devant le cadavre de son fils, le père Fouchard resta stupéfait, car il était convaincu qu'on ne le retrouverait pas. Lui, venait d'occuper sa journée à conclure une bonne affaire. Les chevaux des officiers, volés sur le champ de bataille, se vendaient couramment vingt francs pièce; et il en avait acheté trois pour quarante-cinq francs.
Au moment où la colonne de prisonniers sortait de Torcy, il y eut une telle bousculade, que Maurice fut séparé de Jean. Il eut beau courir ensuite, il s'égara davantage. Et, lorsqu'il arriva enfin au pont, jeté sur le canal qui coupe la presqu'île d'Iges à sa base, il se trouva mêlé à des chasseurs d'Afrique, il ne put rejoindre son régiment.
Deux canons, tournés vers l'intérieur de la presqu'île, défendaient le passage du pont. Tout de suite après le canal, dans une maison bourgeoise, l'état-major Prussien avait installé un poste, sous les ordres d'un commandant, chargé de la réception et de la garde des prisonniers. Du reste, les formalités étaient brèves, on comptait simplement comme des moutons les hommes qui entraient, au petit bonheur de la cohue, sans trop s'inquiéter des uniformes ni des numéros; et les troupeaux s'engouffraient, allaient camper où les poussait le hasard des routes.
Maurice crut pouvoir s'adresser à un officier Bavarois, qui fumait, tranquillement assis à califourchon sur une chaise.
— Le 106e de ligne, monsieur, par où faut-il passer?
L'officier, par exception, ne comprenait-il pas le Français? S'amusa-t-il à égarer un pauvre diable de soldat? Il eut un sourire, il leva la main, fit le signe d'aller tout droit.
Bien que Maurice fût du pays, il n'était jamais venu dans la presqu'île, il marcha dès lors à la découverte, comme jeté par un coup de vent au fond d'une île lointaine. D'abord, à gauche, il longea la tour à Glaire, une belle propriété, dont le petit parc avait un charme infini, ainsi planté sur le bord de la Meuse. La route suivait ensuite la rivière, qui coulait à droite, au bas de hautes berges escarpées. Peu à peu, elle montait avec de lents circuits, pour contourner le monticule qui occupait le milieu de la presqu'île; et il y avait là d'anciennes carrières, des excavations, où se perdaient d'étroits sentiers. Plus loin, au fil de l'eau, se trouvait un moulin. Puis, la route obliquait, redescendait jusqu'au village d'Iges, bâti sur la pente, et qu'un bac reliait à l'autre rive, devant la filature de Saint-Albert. Enfin, des terres labourées, des prairies s'élargissaient, toute une étendue de vastes terrains plats et sans arbres, qu'enfermait la boucle arrondie de la rivière. Vainement, Maurice avait fouillé des yeux le versant accidenté du coteau: il ne voyait là que de la cavalerie et de l'artillerie, en train de s'installer. Il questionna de nouveau, s'adressa à un brigadier de chasseurs d'Afrique, qui ne savait rien. La nuit commençait à se faire, il s'assit un instant sur une borne de la route, les jambes lasses.
Alors, dans le brusque désespoir qui le saisissait, il aperçut, en face, de l'autre côté de la Meuse, les champs maudits où il s'était battu l'avant-veille. C'était, sous le jour finissant de cette journée de pluie, une évocation livide, le morne déroulement d'un horizon noyé de boue. Le défilé de Saint-Albert, l'étroit chemin par lequel les Prussiens étaient venus, filait le long de la boucle, jusqu'à un éboulis blanchâtre de carrières. Au delà de la montée du Seugnon, moutonnaient les cimes du bois de la Falizette. Mais, droit devant lui, un peu sur la gauche, c'était surtout Saint-Menges, dont le chemin descendant aboutissait au bac; c'était le mamelon du Hattoy au milieu, Illy très loin, au fond, Fleigneux enfoncé derrière un pli de terrain, Floing plus rapproché, à droite. Il reconnaissait le champ dans lequel il avait attendu des heures, couché parmi les choux, le plateau que l'artillerie de réserve avait essayé de défendre, la crête où il avait vu Honoré mourir sur sa pièce fracassée. Et l'abomination du désastre renaissait, l'abreuvait de souffrance et de dégoût, jusqu'au vomissement.
Cependant, la crainte d'être surpris par la nuit noire, lui fit reprendre ses recherches. Peut-être le 106e campait-il dans les parties basses, au delà du village. Il n'y découvrit que des rôdeurs, il se décida à faire le tour de la presqu'île, en suivant la boucle. Comme il traversait un champ de pommes de terre, il eut la précaution d'en déterrer quelques pieds et de s'emplir les poches: elles n'étaient pas mûres encore, mais il n'avait rien autre chose, Jean ayant voulu, pour comble de malchance, se charger des deux pains que Delaherche leur avait remis, au départ. Ce qui le frappait maintenant, c'était la quantité considérable de chevaux qu'il rencontrait, parmi les terres nues dont la pente douce descendait du monticule central à la Meuse, vers Donchery. Pourquoi avoir amené toutes ces bêtes? Comment allait-on les nourrir? Et la nuit noire s'était faite, lorsqu'il atteignit un petit bois, au bord de l'eau, dans lequel il fut surpris de trouver les cent-gardes de l'escorte de l'empereur, installés déjà, se séchant devant de grands feux. Ces messieurs, ainsi campés à l'écart, avaient de bonnes tentes, des marmites qui bouillaient, une vache attachée à un arbre. Tout de suite, il sentit qu'on le regardait de travers, dans son lamentable abandon de fantassin en lambeaux, couvert de boue. Pourtant, on lui permit de faire cuire ses pommes de terre sous la cendre, et il se retira au pied d'un arbre, à une centaine de mètres, pour les manger. Il ne pleuvait plus, le ciel s'était découvert, des étoiles luisaient très vives, au fond des ténèbres bleues. Alors, il comprit qu'il passerait la nuit là, quitte à continuer ses recherches, le lendemain matin. Il était brisé de fatigue, l'arbre le protégerait toujours un peu, si la pluie recommençait.
Mais il ne put s'endormir, hanté par la pensée de cette prison vaste, ouverte au plein air de la nuit, dans laquelle il se sentait enfermé. Les Prussiens avaient eu une idée d'une intelligence vraiment singulière, en poussant là les quatre-vingt mille hommes qui restaient de l'armée de Châlons. La presqu'île pouvait mesurer une lieue de long sur un kilomètre et demi de large, de quoi parquer à l'aise l'immense troupeau débandé des vaincus. Et il se rendait parfaitement compte de l'eau ininterrompue qui les entourait, la boucle de la Meuse sur trois côtés, puis le canal de dérivation à la base, unissant les deux lits rapprochés de la rivière. Là seulement, se trouvait une porte, le pont, que les deux canons défendaient. Aussi rien n'allait-il être plus facile que de garder ce camp, malgré son étendue. Déjà, il avait remarqué, à l'autre bord, le cordon des sentinelles allemandes, un soldat tous les cinquante pas, planté près de l'eau, avec l'ordre de tirer sur tout homme qui tenterait de s'échapper à la nage. Des uhlans galopaient derrière, reliaient les différents postes; tandis que, plus loin, éparses dans la vaste campagne, on aurait pu compter les lignes noires des régiments Prussiens, une triple enceinte vivante et mouvante qui murait l'armée prisonnière.
Maintenant, d'ailleurs, les yeux grands ouverts par l'insomnie, Maurice ne voyait plus que les ténèbres, où s'allumaient les feux des bivouacs. Pourtant, au delà du ruban pâle de la Meuse, il distinguait encore les silhouettes immobiles des sentinelles. Sous la clarté des étoiles, elles restaient droites et noires; et, à des intervalles réguliers, leur cri guttural lui arrivait, un cri de veille menaçante qui se perdait au loin dans le gros bouillonnement de la rivière. Tout le cauchemar de l'avant-veille renaissait en lui, à ces dures syllabes étrangères traversant une belle nuit étoilée de France, tout ce qu'il avait revu une heure plus tôt, le plateau d'Illy encore encombré de morts, cette banlieue scélérate de Sedan où venait de crouler un monde. La tête appuyée contre une racine, dans l'humidité de cette lisière de bois, il retomba au désespoir qui l'avait saisi la veille, sur le canapé de Delaherche; et ce qui, aggravant les souffrances de son orgueil, le torturait maintenant, c'était la question du lendemain, le besoin de mesurer la chute, de savoir au milieu de quelles ruines ce monde d'hier avait croulé. Puisque l'empereur avait rendu son épée au roi Guillaume, cette abominable guerre n'était-elle pas finie? Mais il se rappelait ce que lui avaient répondu deux soldats Bavarois, qui conduisaient les prisonniers à Iges: «nous tous en France, nous tous à Paris!» dans son demi- sommeil, il eut la vision brusque de ce qui se passait, l'empire balayé, emporté, sous le coup de l'exécration universelle, la république proclamée au milieu d'une explosion de fièvre patriotique, tandis que la légende de 92 faisait défiler des ombres, les soldats de la levée en masse, les armées de volontaires purgeant de l'étranger le sol de la patrie. Et tout se confondait dans sa pauvre tête malade, les exigences des vainqueurs, l'âpreté de la conquête, l'obstination des vaincus à donner jusqu'à leur dernière goutte de sang, la captivité pour les quatre-vingt mille hommes qui étaient là, cette presqu'île d'abord, les forteresses de l'Allemagne ensuite, pendant des semaines, des mois, des années peut-être. Tout craquait, s'effondrait, à jamais, au fond d'un malheur sans bornes.
Le cri des sentinelles, grandi peu à peu, éclata devant lui, alla se perdre au loin. Il s'était réveillé, il se retournait sur la terre dure, lorsqu'un coup de feu déchira le grand silence. Un râle de mort, tout de suite, avait traversé la nuit noire; et il y eut un éclaboussement d'eau, la courte lutte d'un corps qui coule à pic. Sans doute quelque malheureux qui venait de recevoir une balle en pleine poitrine, comme il tentait de se sauver, en passant la Meuse à la nage.
Le lendemain, dès le lever du soleil, Maurice fut debout. Le ciel restait clair, il avait une hâte de rejoindre Jean et les camarades de la compagnie. Un instant, il eut l'idée de fouiller de nouveau l'intérieur de la presqu'île; puis, il résolut d'en achever le tour. Et, comme il se retrouvait au bord du canal, il aperçut les débris du 106e, un millier d'hommes campés sur la berge, que protégeait seule une file maigre de peupliers. La veille, s'il avait tourné à gauche, au lieu de marcher droit devant lui, il aurait rattrapé tout de suite son régiment. Presque tous les régiments de ligne s'étaient entassés là, le long de cette berge qui va de la tour à Glaire au château de Villette, une autre propriété bourgeoise, entourée de quelques masures, du côté de Donchery; tous bivouaquaient près du pont, près de l'issue unique, dans cet instinct de la liberté qui fait s'écraser les grands troupeaux, au seuil des bergeries, contre la porte.
Jean eut un cri de joie.
— Ah! c'est toi enfin! Je t'ai cru dans la rivière!
Il était là, avec ce qui restait de l'escouade, Pache et Lapoulle, Loubet et Chouteau. Ceux-ci, après avoir dormi sous une porte de Sedan, s'étaient trouvés réunis de nouveau par le grand coup de balai. Dans la compagnie, d'ailleurs, ils n'avaient plus d'autre chef que le caporal, la mort ayant fauché le sergent Sapin, le lieutenant Rochas et le capitaine Beaudoin. Et, bien que les vainqueurs eussent aboli les grades, en décidant que les prisonniers ne devaient obéissance qu'aux officiers allemands, tous les quatre ne s'en étaient pas moins serrés autour de lui, le sachant prudent et expérimenté, bon à suivre dans les circonstances difficiles. Aussi, ce matin-là, la concorde et la belle humeur régnaient-elles, malgré la bêtise des uns et la mauvaise tête des autres. Pour la nuit, d'abord, il leur avait trouvé un endroit à peu près sec, entre deux rigoles, où ils s'étaient allongés, n'ayant plus, à eux tous, qu'une toile. Ensuite, il venait de se procurer du bois et une marmite, dans laquelle Loubet leur avait fait du café, dont la bonne chaleur les ragaillardissait. La pluie ne tombait plus, la journée s'annonçait superbe, on avait encore un peu de biscuit et de lard; et puis, comme disait Chouteau, ça faisait plaisir, de ne plus obéir à personne, de flâner à sa fantaisie. On avait beau être enfermé, il y avait de la place. Du reste, dans deux ou trois jours, on serait parti. Si bien que cette première journée, la journée du 4, qui était un dimanche, se passa gaiement.
Maurice lui-même, raffermi depuis qu'il avait rejoint les camarades, ne souffrit guère que des musiques Prussiennes, qui jouèrent toute l'après-midi, de l'autre côté du canal. Vers le soir, il y eut des choeurs. On voyait, au delà du cordon des sentinelles, les soldats se promenant par petits groupes, chantant d'une voix lente et haute, pour célébrer le dimanche.
— Ah! ces musiques! Finit par crier Maurice exaspéré. Elles m'entrent dans la peau!
Moins nerveux, Jean haussa les épaules.
— Dame! Ils ont des raisons pour être contents. Et puis, peut- être qu'ils croient nous distraire… La journée n'a pas été mauvaise, ne nous plaignons pas.
Mais, à la tombée du jour, la pluie recommença. C'était un désastre. Quelques soldats avaient envahi les rares maisons abandonnées de la presqu'île. Quelques autres étaient parvenus à dresser des tentes. Le plus grand nombre, sans abri d'aucune sorte, sans couverture même, durent passer la nuit, au plein air, sous cette pluie diluvienne.
Vers une heure du matin, Maurice que la fatigue avait assoupi, se réveilla au milieu d'un véritable lac. Les rigoles, enflées par les averses, venaient de déborder, submergeant le terrain où il s'était étendu. Chouteau et Loubet juraient de colère, tandis que Pache secouait Lapoulle, qui dormait quand même à poings fermés, dans cette noyade. Alors, Jean, ayant songé aux peupliers plantés le long du canal, courut s'y abriter, avec ses hommes, qui achevèrent là cette nuit affreuse, à demi ployés, le dos contre l'écorce, les jambes ramenées sous eux, pour les garer des grosses gouttes.
Et la journée du lendemain, et la journée du surlendemain, furent vraiment abominables, sous les continuelles ondées, si drues et si fréquentes, que les vêtements n'avaient pas le temps de sécher sur le corps. La famine commençait, il ne restait plus un biscuit, plus de lard ni de café. Pendant ces deux jours, le lundi et le mardi, on vécut de pommes de terre volées dans les champs voisins; et encore, vers la fin du deuxième jour, se faisaient-elles si rares, que les soldats ayant de l'argent les achetaient jusqu'à cinq sous pièce. Des clairons sonnaient bien à la distribution, le caporal s'était même hâté de se rendre devant un grand hangar de la tour à Glaire, où le bruit courait qu'on délivrait des rations de pain. Mais, une première fois, il avait attendu là, pendant trois heures, inutilement; puis, une seconde, il s'était pris de querelle avec un Bavarois. Si les officiers Français ne pouvaient rien, dans l'impuissance où ils étaient d'agir, l'état-major allemand avait-il donc parqué l'armée vaincue sous la pluie, avec l'intention de la laisser crever de faim? Pas une précaution ne semblait avoir été prise, pas un effort n'était fait pour nourrir les quatre-vingt mille hommes dont l'agonie commençait, dans cet enfer effroyable que les soldats allaient nommer le camp de la misère, un nom de détresse dont les plus braves devaient garder le frisson.
Au retour de ses longues stations inutiles devant le hangar, Jean, malgré son calme habituel, s'emportait.
— Est-ce qu'ils se fichent de nous, à sonner, quand il n'y a rien? Du tonnerre de Dieu si je me dérange encore!
Pourtant, au moindre appel, il se hâtait de nouveau. C'était inhumain, ces sonneries réglementaires; et elles avaient un autre effet, qui crevait le coeur de Maurice. Chaque fois que sonnaient les clairons, les chevaux Français, abandonnés et libres de l'autre côté du canal, accouraient, se jetaient dans l'eau pour rejoindre leurs régiments, affolés par ces fanfares connues qui leur arrivaient ainsi que des coups d'éperon. Mais, épuisés, entraînés, bien peu atteignaient la berge. Ils se débattaient, lamentables, se noyaient en si grand nombre, que leurs corps déjà, enflés et surnageant, encombraient le canal. Quant à ceux qui abordaient, ils étaient comme pris de folie, galopaient, se perdaient au travers des champs vides de la presqu'île.
— Encore de la viande pour les corbeaux! Disait douloureusement Maurice, qui se rappelait la quantité inquiétante de chevaux, rencontrée par lui. Si nous restons quelques jours, nous allons tous nous dévorer… Ah! les pauvres bêtes!
La nuit du mardi au mercredi fut surtout terrible. Et Jean qui commençait à s'inquiéter sérieusement de l'état fébrile de Maurice, l'obligea à s'envelopper dans un lambeau de couverture, qu'ils avaient acheté dix francs à un zouave; tandis que lui, dans sa capote trempée comme une éponge, recevait le déluge qui ne cessa point, cette nuit-là. Sous les peupliers, la position devenait intenable: un fleuve de boue coulait, la terre gorgée gardait l'eau en flaques profondes. Le pis était qu'on avait l'estomac vide, le repas du soir ayant consisté en deux betteraves pour les six hommes, qu'ils n'avaient même pu faire cuire, faute de bois sec, et dont la fraîcheur sucrée s'était changée bientôt en une intolérable sensation de brûlure. Sans compter que la dysenterie se déclarait, causée par la fatigue, la mauvaise nourriture, l'humidité persistante. À plus de dix reprises, Jean, adossé contre le tronc du même arbre, les jambes sous l'eau, avait allongé la main, pour tâter si Maurice ne s'était pas découvert, dans l'agitation de son sommeil. Depuis que, sur le plateau d'Illy, son compagnon l'avait sauvé des Prussiens, en l'emportant entre ses bras, il payait sa dette au centuple. C'était, sans qu'il le raisonnât, le don entier de sa personne, l'oubli total de lui-même pour l'amour de l'autre; et cela obscur et vivace, chez ce paysan resté près de la terre, qui ne trouvait pas de mots pour exprimer ce qu'il sentait. Déjà, il s'était retiré les morceaux de la bouche, comme disaient les hommes de l'escouade; maintenant, il aurait donné sa peau pour en revêtir l'autre, lui abriter les épaules, lui réchauffer les pieds. Et, au milieu du sauvage égoïsme qui les entourait, de ce coin d'humanité souffrante dont la faim enrageait les appétits, il devait peut-être à cette complète abnégation de lui-même ce bénéfice imprévu de conserver sa tranquille humeur et sa belle santé; car lui seul, solide encore, ne perdait pas trop la tête.
Aussi, après cette nuit affreuse, Jean mit-il à exécution une idée qui le hantait.
— Écoute, mon petit, puisqu'on ne nous donne rien à manger et qu'on nous oublie dans ce sacré trou, faut pourtant se remuer un peu, si l'on ne veut pas crever comme des chiens… As-tu encore des jambes?
Heureusement, le soleil avait reparu, et Maurice en était tout réchauffé.
— Mais oui, j'ai des jambes!
— Alors, nous allons partir à la découverte… Nous avons de l'argent, c'est bien le diable si nous ne trouvons pas quelque chose à acheter. Et ne nous embarrassons pas des autres, ils ne sont pas assez gentils, qu'ils se débrouillent!
En effet, Loubet et Chouteau le révoltaient par leur égoïsme sournois, volant ce qu'ils pouvaient, ne partageant jamais avec les camarades; de même qu'il n'y avait rien à tirer de bon de Lapoulle, la brute, ni de Pache, le cafard.
Tous les deux donc, Jean et Maurice, s'en allèrent par le chemin que ce dernier avait suivi déjà, le long de la Meuse. Le parc de la tour à Glaire et la maison d'habitation étaient dévastés, pillés, les pelouses ravinées comme par un orage, les arbres abattus, les bâtiments envahis. Une foule en guenilles, des soldats couverts de boue, les joues creuses, les yeux luisants de fièvre, y campaient en bohémiens, vivaient en loups dans les chambres souillées, n'osant sortir, de peur de perdre leur place pour la nuit. Et, plus loin, sur les pentes, ils traversèrent la cavalerie et l'artillerie, si correctes jusque-là, déchues elles aussi, se désorganisant sous cette torture de la faim, qui affolait les chevaux et jetait les hommes à travers champs, en bandes dévastatrices. À droite, ils virent, devant le moulin, une queue interminable d'artilleurs et de chasseurs d'Afrique défilant avec lenteur: le meunier leur vendait de la farine, deux poignées dans leur mouchoir pour un franc. Mais la crainte de trop attendre les fit passer outre, avec l'espoir de trouver mieux, dans le village d'Iges; et ce fut une consternation, lorsqu'ils l'eurent visité, nu et morne, pareil à un village d'Algérie, après un passage de sauterelles: plus une miette de vivres, ni pain, ni légumes, ni viande, les misérables maisons comme raclées avec les ongles. On disait que le général Lebrun était descendu chez le maire. Vainement, il s'était efforcé d'organiser un service de bons, payables après la campagne, de façon à faciliter l'approvisionnement des troupes. Il n'y avait plus rien, l'argent devenait inutile. La veille encore, on payait un biscuit deux francs, une bouteille de vin sept francs, un petit verre d'eau-de- vie vingt sous, une pipe de tabac dix sous. Et, maintenant, des officiers devaient garder la maison du général, ainsi que les masures voisines, le sabre au poing, car de continuelles bandes de rôdeurs enfonçaient les portes, volaient jusqu'à l'huile des lampes pour la boire.
Trois zouaves appelèrent Maurice et Jean. À cinq, on ferait de la besogne.
— Venez donc… Y a des chevaux qui claquent, et si on avait seulement du bois sec…
Puis, ils se ruèrent sur une maison de paysan, cassèrent les portes des armoires, arrachèrent le chaume de la toiture. Des officiers qui arrivaient au pas de course, en les menaçant de leurs revolvers, les mirent en fuite.
Jean, quand il vit les quelques habitants restés à Iges aussi misérables et affamés que les soldats, regretta d'avoir dédaigné la farine, au moulin.
— Faut retourner, peut-être qu'il y en a encore.
Mais Maurice commençait à être si las, si épuisé d'inanition, que Jean le laissa dans un trou des carrières, assis sur une roche, en face du large horizon de Sedan. Lui, après une queue de trois quarts d'heure, revint enfin avec un torchon plein de farine. Et ils ne trouvèrent rien autre chose que de la manger ainsi, à poignées. Ce n'était pas mauvais, ça ne sentait rien, un goût fade de pâte. Pourtant, ce déjeuner les réconforta un peu. Ils eurent même la chance de trouver, dans la roche, un réservoir naturel d'eau de pluie, assez pure, auquel ils se désaltérèrent avec délices.
Puis, comme Jean proposait de rester là l'après-midi, Maurice eut un geste violent.
— Non, non, pas là!… J'en tomberais malade, d'avoir ça longtemps sous les yeux…
De sa main tremblante, il indiquait l'horizon immense, le Hattoy, les plateaux de Floing et d'Illy, le bois de la Garenne, ces champs exécrables du massacre et de la défaite.
— Tout à l'heure, pendant que je t'attendais, j'ai dû me décider à tourner le dos, car j'aurais fini par hurler de rage, oui! Hurler comme un chien qu'on exaspère… Tu ne peux t'imaginer le mal que ça me fait, ça me rend fou!
Jean le regardait, étonné de cet orgueil saignant, inquiet de surprendre de nouveau dans ses yeux cet égarement de folie qu'il avait remarqué déjà. Il affecta de plaisanter.
— Bon! c'est facile, nous allons changer de pays.
Alors, ils errèrent jusqu'à la fin du jour, au hasard des sentiers. Ils visitèrent la partie plate de la presqu'île, dans l'espérance d'y trouver des pommes de terre encore; mais les artilleurs, ayant pris les charrues, avaient retourné les champs, glanant, ramassant tout. Ils revinrent sur leurs pas, ils traversèrent de nouveau des foules désoeuvrées et mourantes, des soldats promenant leur faim, semant le sol de leurs corps engourdis, tombés d'épuisement par centaines, au grand soleil. Eux-mêmes, à chaque heure, succombaient, devaient s'asseoir. Puis, une sourde exaspération les remettait debout, ils recommençaient à rôder, comme aiguillonnés par l'instinct de l'animal qui cherche sa nourriture. Cela semblait durer depuis des mois, et les minutes coulaient pourtant, rapides. Dans l'intérieur des terres, du côté de Donchery, ils eurent peur des chevaux, ils durent s'abriter derrière un mur, ils restèrent là longtemps, à bout de forces, regardant de leurs yeux vagues ces galops de bêtes folles passer sur le ciel rouge du couchant.
Ainsi que Maurice l'avait prévu, les milliers de chevaux emprisonnés avec l'armée, et qu'on ne pouvait nourrir, étaient un danger qui croissait de jour en jour. D'abord, ils avaient mangé l'écorce des arbres, ensuite ils s'étaient attaqués aux treillages, aux palissades, à toutes les planches qu'ils rencontraient, et maintenant ils se dévoraient entre eux. On les voyait se jeter les uns sur les autres, pour s'arracher les crins de la queue, qu'ils mâchaient furieusement, au milieu d'un flot d'écume. Mais, la nuit surtout, ils devenaient terribles, comme si l'obscurité les eût hantés de cauchemars. Ils se réunissaient, se ruaient sur les rares tentes debout, attirés par la paille. Vainement, les hommes, pour les écarter, avaient allumé de grands feux, qui semblaient les exciter davantage. Leurs hennissements étaient si lamentables, si effrayants, qu'on aurait dit des rugissements de bêtes fauves. On les chassait, ils revenaient plus nombreux et plus féroces. Et, à chaque instant, dans les ténèbres, on entendait le long cri d'agonie de quelque soldat perdu, que l'enragé galop venait d'écraser.
Le soleil était encore sur l'horizon, lorsque Jean et Maurice, en route pour retourner au campement, eurent la surprise de rencontrer les quatre hommes de l'escouade, terrés dans un fossé, ayant l'air de comploter là quelque mauvais coup. Loubet, tout de suite, les appela, et Chouteau leur dit:
— C'est par rapport au dîner de ce soir… Nous allons crever, voici trente-six heures que nous ne nous sommes rien mis dans le ventre… Alors, comme il y a là des chevaux, et que ce n'est pas mauvais, la viande des chevaux…
— N'est-ce pas? Caporal, vous en êtes, continua Loubet, parce que plus nous serons, mieux ça vaudra, avec une si grosse bête… Tenez! Il y en a un, là-bas, que nous guettons depuis une heure, ce grand rouge qui a l'air malade. Ce sera plus facile de l'achever.
Et il montrait un cheval que la faim venait d'abattre, au bord d'un champ ravagé de betteraves. Tombé sur le flanc, il relevait par moments la tête, promenait ses yeux mornes, avec un grand souffle triste.
— Ah! comme c'est long! grogna Lapoulle, que son gros appétit torturait. Je vas l'assommer, voulez-vous?
Mais Loubet l'arrêta. Merci! Pour se faire une sale histoire avec les Prussiens, qui avaient défendu, sous peine de mort, de tuer un seul cheval, dans la crainte que la carcasse abandonnée n'engendrât la peste. Il fallait attendre la nuit close. Et c'était pourquoi, tous les quatre, ils étaient dans le fossé, à guetter, les yeux luisants, ne quittant pas la bête.
— Caporal, demanda Pache, d'une voix un peu tremblante, vous qui avez de l'idée, si vous pouviez le tuer sans lui faire du mal?
D'un geste de révolte, Jean refusa la cruelle besogne. Cette pauvre bête agonisante, oh! Non, non! Son premier mouvement venait d'être de fuir, d'emmener Maurice, pour ne prendre part ni l'un ni l'autre à l'affreuse boucherie. Mais, en voyant son compagnon si pâle, il se gronda ensuite de sa sensibilité. Après tout, mon Dieu! Les bêtes, c'était fait pour nourrir les gens. On ne pouvait pas se laisser mourir de faim, quand il y avait là de la viande. Et il fut content de voir Maurice se ragaillardir un peu à l'espoir qu'on dînerait, il dit lui-même de son air de bonne humeur:
— Ma foi, non, je n'ai pas d'idée, et s'il faut le tuer, sans lui faire du mal…
— Oh! Moi, je m'en fiche, interrompit Lapoulle. Vous allez voir!
Quand les deux nouveaux venus se furent assis dans le fossé, l'attente recommença. De temps à autre, un des hommes se levait, s'assurait que le cheval était bien toujours là, tendant le cou vers les souffles frais de la Meuse, vers le soleil couchant, pour en boire encore toute la vie. Puis, enfin, lorsque le crépuscule vint lentement, les six furent debout, dans ce guet sauvage, impatients de la nuit si paresseuse, regardant de toutes parts, avec une inquiétude effarée, si personne ne les voyait.
— Ah! zut! cria Chouteau, c'est le moment!
La campagne restait claire, d'une clarté louche d'entre chien et loup. Et Lapoulle courut le premier, suivi des cinq autres. Il avait pris dans le fossé une grosse pierre ronde, il se rua sur le cheval, se mit à lui défoncer le crâne, de ses deux bras raidis, comme avec une massue. Mais, dès le second coup, le cheval fit un effort pour se remettre debout. Chouteau et Loubet s'étaient jetés en travers de ses jambes, tâchaient de le maintenir, criaient aux autres de les aider. Il hennissait d'une voix presque humaine, éperdue et douloureuse, se débattait, les aurait cassés comme verre, s'il n'avait pas été déjà à demi mort d'inanition. Cependant, sa tête remuait trop, les coups ne portaient plus, Lapoulle ne pouvait le finir.