Le 23 août, un mardi, à six heures du matin, le camp fut levé, les cent mille hommes de l'armée de Châlons s'ébranlèrent, coulèrent bientôt en un ruissellement immense, comme un fleuve d'hommes, un instant épandu en lac, qui reprend son cours; et, malgré les rumeurs qui avaient couru la veille, ce fut une grande surprise pour beaucoup, de voir qu'au lieu de continuer le mouvement de retraite, on tournait le dos à Paris, allant là-bas, vers l'est, à l'inconnu.
À cinq heures du matin, le 7e corps n'avait pas encore de cartouches. Depuis deux jours, les artilleurs s'épuisaient, pour débarquer les chevaux et le matériel, dans la gare encombrée des approvisionnements qui refluaient de Metz. Et ce fut au dernier moment que des wagons chargés de cartouches furent découverts parmi l'inextricable pêle-mêle des trains, et qu'une compagnie de corvée, dont Jean faisait partie, put en rapporter deux cent quarante mille, sur des voitures réquisitionnées à la hâte. Jean distribua les cent cartouches réglementaires à chacun des hommes de son escouade, au moment même où Gaude, le clairon de la compagnie, sonnait le départ.
Le 106e ne devait pas traverser Reims, l'ordre de marche était de tourner la ville, pour rejoindre la grande route de Châlons. Mais, cette fois encore, on avait négligé d'échelonner les heures, de sorte que les quatre corps d'armée étant partis ensemble, il se produisit une extrême confusion, à l'entrée des premiers tronçons de routes communes. L'artillerie, la cavalerie, à chaque instant, coupaient et arrêtaient les lignes de fantassins. Des brigades entières durent attendre pendant une heure, l'arme au pied. Et le pis, ce fut qu'un épouvantable orage éclata, dix minutes à peine après le départ, une pluie diluvienne qui trempa les hommes jusqu'aux os, alourdissant sur leurs épaules le sac et la capote. Le 106e, pourtant, avait pu se remettre en marche, comme la pluie cessait; tandis que, dans un champ voisin, des zouaves, forcés d'attendre encore, avaient trouvé, pour prendre patience, le petit jeu de se battre à coups de boules de terre, des paquets de boue dont l'éclaboussement, sur les uniformes, soulevait des tempêtes de rire.
Presque aussitôt, le soleil reparut, un soleil triomphal, dans la chaude matinée d'août. Et la gaieté revint, les hommes fumaient comme une lessive, étendue au grand air: très vite ils furent secs, pareils à des chiens crottés, retirés d'une mare, plaisantant des sonnettes de fange durcie qu'ils emportaient à leurs pantalons rouges. À chaque carrefour, il fallait s'arrêter encore. Tout au bout d'un faubourg de Reims, il y eut une dernière halte, devant un débit de boissons qui ne désemplissait pas.
Alors, Maurice eut l'idée de régaler l'escouade, comme souhait de bonne chance à tous.
— Caporal, si vous le permettez…
Jean, après une courte hésitation, accepta un petit verre. Et il y avait là Loubet et Chouteau, ce dernier sournoisement respectueux, depuis que le caporal faisait sentir sa poigne; et il y avait également Pache et Lapoulle, deux braves garçons, lorsqu'on ne leur montait pas la tête.
— À votre santé, caporal! dit Chouteau d'une voix de bon apôtre.
— À la vôtre, et que chacun tâche de rapporter sa tête et ses pieds! Répondit Jean avec politesse, au milieu d'un rire approbateur.
Mais on partait, le capitaine Beaudoin s'était approché d'un air choqué, pendant que le lieutenant Rochas affectait de tourner la tête, indulgent à la soif de ses hommes. Déjà, l'on filait sur la route de Châlons, un interminable ruban, bordé d'arbres, allant d'un trait, tout droit, parmi l'immense plaine, des chaumes à l'infini, que bossuaient çà et là de hautes meules et des moulins de bois, agitant leurs ailes. Plus au nord, des files de poteaux télégraphiques indiquaient d'autres routes, où l'on reconnaissait les lignes sombres d'autres régiments en marche. Beaucoup même coupaient à travers champs, en masses profondes. Une brigade de cavalerie, en avant, sur la gauche, trottait dans un éblouissement de soleil. Et tout l'horizon désert, d'un vide triste et sans bornes, s'animait, se peuplait ainsi de ces ruisseaux d'hommes débordant de partout, de ces coulées intarissables de fourmilière géante.
Vers neuf heures, le 106e quitta la route de Châlons, pour prendre, à gauche, celle de Suippe, un autre ruban tout droit, à l'infini. On marchait par deux files espacées, laissant le milieu de la route libre. Les officiers s'y avançaient à l'aise, seuls; et Maurice avait remarqué leur air soucieux, qui contrastait avec la belle humeur, la satisfaction gaillarde des soldats, heureux comme des enfants de marcher enfin. Même, l'escouade se trouvant presque en tête, il apercevait de loin le colonel, M De Vineuil, dont l'allure sombre, la grande taille raidie, balancée au pas du cheval, le frappait. On avait relégué la musique à l'arrière, avec les cantines du régiment. Puis, accompagnant la division, venaient les ambulances et le train des équipages, que suivait le convoi du corps tout entier, un immense convoi, des fourragères, des fourgons fermés pour les provisions, des chariots pour les bagages, un défilé de voitures de toutes sortes, qui tenait plus de cinq kilomètres, et dont, aux rares coudes de la route, on apercevait l'interminable queue. Enfin, à l'extrême bout, des troupeaux fermaient la colonne, une débandade de grands boeufs piétinant dans un flot de poussière, la viande encore sur pied, poussée à coups de fouet, d'une peuplade guerrière en migration.
Cependant, Lapoulle, de temps à autre, remontait son sac, d'un haussement d'épaule. Sous le prétexte qu'il était le plus fort, on le chargeait des ustensiles communs à toute l'escouade, la grande marmite et le bidon, pour la provision d'eau. Cette fois même, on lui avait confié la pelle de la compagnie, en lui persuadant que c'était un honneur. Et il ne se plaignait pas, il riait d'une chanson dont Loubet, le ténor de l'escouade, charmait la longueur de la route. Loubet, lui, avait un sac célèbre, dans lequel on trouvait de tout: du linge, des souliers de rechange, de la mercerie, des brosses, du chocolat, un couvert et une timbale, sans compter les vivres réglementaires, des biscuits, du café; et, bien que les cartouches y fussent aussi, qu'il y eût encore, sur le sac, la couverture roulée, la tente-abri et ses piquets, tout cela paraissait léger, tellement il savait, selon son mot, bien faire sa malle.
— Foutu pays tout de même! répétait de loin en loin Chouteau, en jetant un regard de mépris sur ces plaines mornes de la Champagne pouilleuse.
Les vastes étendues de terre crayeuse continuaient, se succédaient sans fin. Pas une ferme, pas une âme, rien que des vols de corbeaux tachant de noir l'immensité grise. À gauche, très loin, des bois de pin, d'une verdure sombre, couronnaient les lentes ondulations qui bornaient le ciel; tandis que, sur la droite, on devinait le cours de la Vesle, à une ligne d'arbres continue. Et là, derrière les coteaux, on voyait, depuis une lieue, monter une fumée énorme, dont les flots amassés finissaient par barrer l'horizon d'une effrayante nuée d'incendie.
— Qu'est-ce qui brûle donc, là-bas? demandaient des voix de tous côtés.
Mais l'explication courut d'un bout à l'autre de la colonne. C'était le camp de Châlons qui flambait depuis deux jours, incendié par ordre de l'empereur, pour sauver des mains des Prussiens les richesses entassées. La cavalerie d'arrière-garde avait, disait-on, été chargée de mettre le feu à un grand baraquement, appelé le magasin jaune, plein de tentes, de piquets, de nattes, et au magasin neuf, un immense hangar fermé, où s'empilaient des gamelles, des souliers, des couvertures, de quoi équiper cent autres mille hommes. Des meules de fourrage, allumées elles aussi, fumaient comme des torches gigantesques. Et, à ce spectacle, devant ces tourbillons livides qui débordaient des collines lointaines, emplissant le ciel d'un irréparable deuil, l'armée, en marche par la grande plaine triste, était tombée dans un lourd silence. Sous le soleil, on n'entendait plus que la cadence des pas, tandis que les têtes, malgré elles, se tournaient toujours vers les fumées grossissantes, dont la nuée de désastre sembla suivre la colonne pendant toute une lieue encore.
La gaieté revint à la grande halte, dans un chaume, où les soldats purent s'asseoir sur leurs sacs, pour manger un morceau. Les gros biscuits, carrés, servaient à tremper la soupe; mais les petits, ronds, croquants et légers, étaient une vraie friandise, qui avait le seul défaut de donner une soif terrible. Invité, Pache à son tour chanta un cantique, que toute l'escouade reprit en choeur. Jean, bon enfant, souriait, laissait faire, tandis que Maurice reprenait confiance, à voir l'entrain de tous, le bel ordre et la belle humeur de cette première journée de marche. Et le reste de l'étape fut franchi du même pas gaillard. Pourtant, les huit derniers kilomètres semblèrent durs. On venait de laisser à droite le village de Prosnes, on avait quitté la grand'route pour couper à travers des terrains incultes, des landes sablonneuses plantées de petits bois de pins; et la division entière, suivie de l'interminable convoi, tournait au milieu de ces bois, dans ce sable, où l'on enfonçait jusqu'à la cheville. Le désert s'était encore élargi, on ne rencontra qu'un maigre troupeau de moutons, gardé par un grand chien noir.
Enfin, vers quatre heures, le 106e s'arrêta à Dontrien, un village bâti au bord de la Suippe. La petite rivière court parmi des bouquets d'arbres, la vieille église est au milieu du cimetière, qu'un marronnier immense couvre tout entier de son ombre. Et ce fut sur la rive gauche, dans un pré en pente, que le régiment dressa ses tentes. Les officiers disaient que les quatre corps d'armée, ce soir-là, allaient bivouaquer sur la ligne de la Suippe, d'Auberive à Heutrégiville, en passant par Dontrien, Béthiniville et Pont-Faverger, un front de bandière qui avait près de cinq lieues.
Tout de suite, Gaude sonna à la distribution, et Jean dut courir, car le caporal était le grand pourvoyeur, toujours en alerte. Il avait emmené Lapoulle, ils revinrent au bout d'une demi-heure, chargés d'une côte de boeuf saignante et d'un fagot de bois. On avait déjà, sous un chêne, abattu et dépecé trois bêtes du troupeau qui suivait. Lapoulle dut retourner chercher le pain, qu'on cuisait à Dontrien même, depuis midi, dans les fours du village. Et, ce premier jour, tout fut vraiment en abondance, sauf le vin et le tabac, dont jamais d'ailleurs aucune distribution ne devait être faite.
Comme Jean était de retour, il trouva Chouteau en train de dresser la tente, aidé de Pache. Il les regarda un instant, en ancien soldat d'expérience, qui n'aurait pas donné quatre sous de leur besogne.
— Ca va bien qu'il fera beau cette nuit, dit-il enfin. Autrement, s'il ventait, nous irions nous promener dans la rivière… Faudra que je vous apprenne.
Et il voulut envoyer Maurice à la provision d'eau, avec le grand bidon. Mais celui-ci, assis dans l'herbe, s'était déchaussé, pour examiner son pied droit.
— Tiens! Qu'est-ce que vous avez donc?
— C'est le contrefort qui m'a écorché le talon… Mes autres souliers s'en allaient, et j'ai eu la bêtise, à Reims, d'acheter ceux-ci, qui me chaussaient bien. J'aurais dû choisir des bateaux.
Jean s'était mis à genoux et avait pris le pied, qu'il retournait avec précaution, comme un pied d'enfant, en hochant la tête.
— Vous savez, ce n'est pas drôle, ça… Faites attention. Un soldat qui n'a plus ses pieds, ça n'est bon qu'à être fichu au tas de cailloux. Mon capitaine, en Italie, disait toujours qu'on gagne les batailles avec ses jambes.
Aussi commanda-t-il à Pache d'aller chercher l'eau. Du reste, la rivière coulait à cinquante mètres. Et Loubet, pendant ce temps, ayant allumé le bois au fond du trou qu'il venait de creuser en terre, put tout de suite installer le pot-au-feu, la grande marmite remplie d'eau, dans laquelle il plongea la viande artistement ficelée. Dès lors, ce fut une béatitude, à regarder bouillir la soupe. L'escouade entière, libérée des corvées, s'était allongée sur l'herbe, autour du feu, en famille, pleine d'une sollicitude attendrie pour cette viande qui cuisait; tandis que Loubet, gravement, avec sa cuiller, écumait le pot. Ainsi que les enfants et les sauvages, ils n'avaient d'autre instinct que de manger et de dormir, dans cette course à l'inconnu, sans lendemain.
Mais Maurice venait de trouver dans son sac un journal acheté à
Reims, et Chouteau demanda:
— Y a-t-il des nouvelles des Prussiens? Faut nous lire ça!
On faisait bon ménage, sous l'autorité grandissante de Jean. Maurice, complaisamment, lut les nouvelles intéressantes, pendant que Pache, la couturière de l'escouade, lui raccommodait sa capote, et que Lapoulle nettoyait son fusil. D'abord, ce fut une grande victoire de Bazaine, qui avait culbuté tout un corps Prussien dans les carrières de Jaumont; et ce récit imaginaire était accompagné de circonstances dramatiques, les hommes et les chevaux s'écrasant parmi les roches, un anéantissement complet, pas même des cadavres entiers à mettre en terre. Ensuite, c'étaient des détails copieux sur le pitoyable état des armées allemandes, depuis qu'elles se trouvaient en France: les soldats, mal nourris, mal équipés, tombés à l'absolu dénuement, mouraient en masse, le long des chemins, frappés d'affreuses maladies. Un autre article disait que le roi de Prusse avait la diarrhée et que Bismarck s'était cassé la jambe, en sautant par la fenêtre d'une auberge, dans laquelle des zouaves avaient failli le prendre. Bon, tout cela! Lapoulle en riait à se fendre les mâchoires, pendant que Chouteau et les autres, sans émettre l'ombre d'un doute, crânaient à l'idée de ramasser bientôt les Prussiens, comme des moineaux dans un champ, après la grêle. Et surtout on se tordait de la culbute de Bismarck. Oh! Les zouaves et les turcos, c'en étaient des braves, ceux-là! Toutes sortes de légendes circulaient, l'Allemagne tremblait et se fâchait, en disant qu'il était indigne d'une nation civilisée de se faire défendre ainsi par des sauvages. Bien que décimés déjà à Froeschwiller, ils semblaient encore intacts et invincibles.
Six heures sonnèrent au petit clocher de Dontrien, et Loubet cria:
— À la soupe!
L'escouade, religieusement, fit le rond. Au dernier moment, Loubet avait découvert des légumes, chez un paysan voisin. Régal complet, une soupe qui embaumait la carotte et le poireau, quelque chose de doux à l'estomac comme du velours. Les cuillers tapaient dur dans les petites gamelles. Puis, Jean, qui distribuait les portions, dut partager le boeuf, ce jour-là, avec la justice la plus stricte, car les yeux s'étaient allumés, il y aurait eu des grognements, si un morceau avait paru plus gros que l'autre. On torcha tout, on s'en mit jusqu'aux yeux.
— Ah! nom de Dieu! Déclara Chouteau, en se renversant sur le dos, quand il eut fini, ça vaut tout de même mieux qu'un coup de pied au derrière!
Et Maurice était très plein et très heureux, lui aussi, ne songeant plus à son pied dont la cuisson se calmait. Il acceptait maintenant ce compagnonnage brutal, redescendu à une égalité bon enfant, devant les besoins physiques de la vie en commun. La nuit, également, il dormit du profond sommeil de ses cinq camarades de tente, tous en tas, contents d'avoir chaud, sous l'abondante rosée qui tombait. Il faut dire que, poussé par Loubet, Lapoulle était allé prendre, à une meule voisine, de grandes brassées de paille, dans lesquelles les six gaillards ronflèrent comme dans de la plume. Et, sous la nuit claire, d'Auberive à Heutrégiville, le long des rives aimables de la Suippe, lente parmi les saules, les feux des cent mille hommes endormis éclairaient les cinq lieues de plaine, comme une traînée d'étoiles.
Au soleil levant, on fit le café, les grains pilés dans une gamelle avec la crosse du fusil, et jetés dans l'eau bouillante, puis le marc précipité au fond, à l'aide d'une goutte d'eau froide. Ce matin-là, le lever de l'astre était d'une magnificence royale, au milieu de grandes nuées de pourpre et d'or; mais Maurice lui-même ne voyait plus ces spectacles des horizons et du ciel, et Jean seul, en paysan réfléchi, regardait d'un air inquiet l'aube rouge qui annonçait de la pluie. Aussi, avant le départ, comme on venait de distribuer le pain cuit la veille, et que l'escouade avait reçu trois pains longs, il blâma fortement Loubet et Pache de les avoir attachés sur leurs sacs. Les tentes étaient pliées, les sacs ficelés, on ne l'écouta point. Six heures sonnaient à tous les clochers des villages, lorsque l'armée entière s'ébranla, reprenant gaillardement sa marche en avant, dans l'espoir matinal de cette journée nouvelle.
Le 106e, pour aller rejoindre la route de Reims à Vouziers, coupa presque tout de suite par des chemins de traverse, monta à travers des chaumes, pendant plus d'une heure. En bas, vers le nord, on apercevait parmi des arbres Béthiniville, où l'on disait que l'empereur avait couché. Et, lorsqu'on fut sur la route de Vouziers, les plaines de la veille recommencèrent, la Champagne pouilleuse acheva de dérouler ses champs pauvres, d'une désespérante monotonie. Maintenant, c'était l'Arne, un maigre ruisseau, qui coulait à gauche, tandis que les terres nues s'étendaient à droite, à l'infini, prolongeant l'horizon de leurs lignes plates. On traversa des villages, Saint-Clément, dont l'unique rue serpente aux deux bords de la route, Saint-Pierre, gros bourg de richards qui avaient barricadé leurs portes et leurs fenêtres. La grande halte eut lieu, vers dix heures, près d'un autre village, Saint-Etienne, où les soldats eurent la joie de trouver encore du tabac. Le 7e corps s'était divisé en plusieurs colonnes, le 106e marchait seul, n'ayant derrière lui qu'un bataillon de chasseurs et que l'artillerie de réserve; et, vainement, Maurice se retournait, aux coudes des routes, pour revoir l'immense convoi qui l'avait intéressé la veille: les troupeaux s'en étaient allés, il n'y avait plus que des canons roulant, grandis par ces plaines rases, comme des sauterelles sombres et hautes sur pattes. Mais, après Saint-Etienne, le chemin devint abominable, un chemin qui montait par ondulations lentes, au milieu de vastes champs stériles, dans lesquels ne poussaient que les éternels bois de pins, à la verdure noire, si triste au milieu des terres blanches. On n'avait pas encore traversé une pareille désolation. Mal empierré, détrempé par les dernières pluies, le chemin était un véritable lit de boue, de l'argile grise délayée, où les pieds se collaient comme dans de la poix. La fatigue fut extrême, les hommes n'avançaient plus, épuisés. Et, pour comble d'ennui, des averses brusques se mirent à tomber, d'une violence terrible. L'artillerie, embourbée, faillit rester en route.
Chouteau, qui portait le riz de l'escouade, hors d'haleine, furieux de la charge dont il était écrasé, jeta le paquet, croyant n'être vu de personne. Loubet l'avait aperçu.
— T'as tort, c'est pas à faire, ces coups-là, parce qu'ensuite les camarades se brossent le ventre.
— Ah! ouiche! répondit Chouteau, puisqu'on a de tout, on nous en donnera d'autre, à l'étape.
Et Loubet, qui portait le lard, convaincu par le raisonnement, se débarrassa à son tour.
Maurice, lui, souffrait de plus en plus de son pied, dont le talon devait s'être enflammé de nouveau. Il traînait la jambe, si douloureusement, que Jean céda à une sollicitude grandissante.
— Hein! ça ne va pas, ça recommence?
Puis, comme on faisait une courte halte pour laisser souffler les hommes, il lui donna un bon conseil.
— Déchaussez-vous, marchez le pied nu, la boue fraîche calmera la brûlure.
En effet, Maurice put de cette façon continuer à suivre, sans trop de peine; et un profond sentiment de reconnaissance l'envahit. C'était une véritable chance, pour une escouade, d'avoir un caporal pareil, ayant servi, sachant les tours du métier: un paysan mal dégrossi, évidemment; mais tout de même un brave homme.
On n'arriva que tard à Contreuve, où l'on devait bivouaquer, après avoir traversé la route de Châlons à Vouziers et être descendu, par une côte raide, dans le ravin de Semide. Le pays changeait, c'étaient déjà les Ardennes.
Et, des vastes coteaux nus, choisis pour le campement du 7e corps, dominant le village, on apercevait au loin la vallée de l'Aisne, perdue dans la fumée pâle des averses.
À six heures, Gaude n'avait pas encore sonné à la distribution. Alors, Jean, pour s'occuper, inquiet d'ailleurs du grand vent qui se levait, voulut en personne planter la tente. Il montra à ses hommes comment il fallait choisir un terrain en pente légère, enfoncer les piquets de biais, creuser une rigole autour de la toile, pour l'écoulement des eaux. Maurice, à cause de son pied, se trouvait exempté de toute corvée; et il regardait, surpris de l'adresse intelligente de ce gros garçon, d'allure si lourde. Lui, était brisé de fatigue, mais soutenu par l'espoir qui rentrait dans tous les coeurs. On avait rudement marché depuis Reims, soixante kilomètres en deux étapes. Si l'on continuait de ce train, et toujours droit devant soi, nul doute qu'on ne culbutât la deuxième armée allemande, pour donner la main à Bazaine, avant que la troisième, celle du prince royal de Prusse, qu'on disait à Vitry-Le-François, eût trouvé le temps de remonter sur Verdun.
— Ah çà! est-ce qu'on va nous laisser crever de faim? demanda Chouteau, en constatant, à sept heures, qu'aucune distribution n'était encore faite.
Prudemment, Jean avait toujours commandé à Loubet d'allumer du feu, puis de mettre dessus la marmite pleine d'eau; et, comme on n'avait pas de bois, il avait dû fermer les yeux, lorsque celui- ci, pour s'en procurer, s'était contenté d'arracher les treillages d'un jardin voisin. Mais, quand il parla de faire du riz au lard, il fallut bien lui avouer que le riz et le lard étaient restés dans la boue du chemin de Saint-Etienne. Chouteau mentait effrontément, jurait que le paquet devait s'être détaché de son sac, sans qu'il s'en aperçût.
— Vous êtes des cochons! cria Jean, furieux. Jeter du manger, quand il y a tant de pauvres bougres qui ont le ventre vide!
C'était comme pour les trois pains, attachés sur les sacs: on ne l'avait pas écouté, les averses venaient de les détremper, à tel point qu'ils s'étaient fondus, une vraie bouillie, impossible à se mettre sous la dent.
— Nous sommes propres! répétait-il. Nous qui avions de tout, nous voilà sans une croûte… Ah! vous êtes de rudes cochons!
Justement, on sonnait au sergent, pour un service d'ordre, et le sergent Sapin, de son air mélancolique, vint avertir les hommes de sa section que, toute distribution étant impossible, ils eussent à se suffire avec leurs vivres de campagne. Le convoi, disait-on, était resté en route, à cause du mauvais temps. Quant au troupeau, il devait s'être égaré, à la suite d'ordres contraires. Plus tard, on sut que le 5e et le 12e corps étant remontés, ce jour-là, du côté de Rethel, où allait s'installer le quartier général, toutes les provisions des villages avaient reflué vers cette ville, ainsi que les populations, enfiévrées du désir de voir l'empereur; de sorte que, devant le 7e corps, le pays s'était vidé: plus de viande, plus de pain, plus même d'habitants. Et, pour comble de misère, un malentendu avait envoyé les approvisionnements de l'intendance sur le Chesne-Populeux. Pendant la campagne entière, ce fut le continuel désespoir des misérables intendants, contre lesquels tous les soldats criaient, et dont la faute n'était souvent que d'être exacts à des rendez-vous donnés, où les troupes n'arrivaient pas.
— Sales cochons, répéta Jean hors de lui, c'est bien fait pour vous! Et vous ne méritez pas la peine que je vais avoir à vous déterrer quelque chose, parce que, tout de même, mon devoir est de ne pas vous laisser claquer en route!
Il partit à la découverte, comme tout bon caporal devait le faire, emmenant avec lui Pache, qu'il aimait pour sa douceur, bien qu'il le trouvât trop enfoncé dans les curés.
Mais, depuis un instant, Loubet avait avisé, à deux ou trois cents mètres, une petite ferme, une des dernières habitations de Contreuve, où il lui avait semblé distinguer tout un gros commerce. Il appela Chouteau et Lapoulle, en disant:
— Filons de notre côté. J'ai idée qu'il y a du fourbi, là-bas.
Et Maurice fut laissé à la garde de la marmite d'eau qui bouillait, avec l'ordre d'entretenir le feu. Il s'était assis sur sa couverture, le pied déchaussé, pour que la plaie séchât. La vue du camp l'intéressait, toutes les escouades en l'air, depuis qu'elles n'attendaient plus les distributions. Cette vérité se faisait en lui que certaines manquaient toujours de tout, tandis que d'autres vivaient dans une continuelle abondance, selon la prévoyance et l'adresse du caporal et des hommes. Au milieu de l'énorme agitation qui l'entourait, à travers les faisceaux et les tentes, il en remarquait qui n'avaient pas même pu allumer leur feu, d'autres résignées déjà, couchées pour la nuit, d'autres, au contraire, en train de manger de grand appétit, on ne savait quoi, de bonnes choses. Et ce qui le frappait d'autre part, c'était le bel ordre de l'artillerie de réserve, campée au-dessus de lui, sur le coteau. À son coucher, le soleil parut entre deux nuages, embrasa les canons, que les artilleurs avaient déjà lavés de la boue des chemins.
Cependant, dans la petite ferme que Loubet et les camarades guignaient, le chef de leur brigade, le général Bourgain- Desfeuilles, venait de s'installer commodément. Il avait trouvé un lit possible, il était attablé devant une omelette et un poulet rôti, ce qui le rendait d'une humeur charmante; et, comme le colonel De Vineuil s'était trouvé là, pour un détail de service, il l'avait invité à dîner. Tous deux mangeaient donc, servis par un grand diable blond, au service du fermier depuis trois jours seulement, et qui se disait Alsacien, un expatrié emporté dans la débâcle de Froeschwiller. Le général parlait librement devant cet homme, commentait la marche de l'armée, puis l'interrogeait sur la route et les distances, oubliant qu'il n'était point des Ardennes. L'ignorance absolue que montraient les questions, finit par émouvoir le colonel. Lui, avait habité Mézières. Il donna quelques indications précises, qui arrachèrent ce cri au général:
— C'est idiot tout de même! Comment voulez-vous qu'on se batte dans un pays qu'on ne connaît pas!
Le colonel eut un vague geste désespéré. Il savait que, dès la déclaration de guerre, on avait distribué à tous les officiers des cartes d'Allemagne, tandis que pas un, certainement, ne possédait une carte de France. Depuis un mois, ce qu'il voyait et ce qu'il entendait l'anéantissait. Il ne lui restait que son courage, dans son autorité de chef un peu faible et borné, qui le faisait aimer plutôt que craindre de son régiment.
— On ne peut pas manger tranquille! cria brusquement le général. Qu'est-ce qu'ils ont à brailler comme ça? … Allez donc voir, l'Alsacien!
Mais le fermier parut, exaspéré, gesticulant, sanglotant. On le pillait, des chasseurs et des zouaves mettaient sa maison à sac. D'abord, il avait eu la faiblesse d'ouvrir boutique, étant le seul du village qui eût des oeufs, des pommes de terre, des lapins. Il vendait sans trop voler, empochait l'argent, livrait la marchandise; si bien que les acheteurs, toujours plus nombreux, le débordant, l'étourdissant, avaient fini par le bousculer et par tout prendre, en ne payant plus. Pendant la campagne, si bien des paysans cachèrent tout, refusèrent un verre d'eau, ce fut dans cette peur des poussées lentes et irrésistibles de la marée d'hommes qui les jetait hors de chez eux et emportait la maison.
— Eh! Mon brave, fichez-moi la paix! Répondit le général contrarié. Il faudrait en fusiller une douzaine par jour, de ces coquins! est-ce qu'on peut?
Et il fit fermer la porte, pour ne pas être obligé de sévir, pendant que le colonel expliquait qu'il n'y avait pas eu de distributions et que les hommes avaient faim.
Dehors, Loubet venait d'apercevoir un champ de pommes de terre, et il s'y était rué avec Lapoulle, fouillant des deux mains, arrachant, s'emplissant les poches. Mais Chouteau, en train de regarder par-dessus un petit mur, eut un sifflement d'appel, qui les fit accourir et s'exclamer: c'était un troupeau d'oies, une dizaine d'oies magnifiques, se promenant majestueusement dans une étroite cour. Tout de suite, il y eut conseil, et l'on poussa Lapoulle, on le décida à enjamber la muraille. Le combat fut terrible, l'oie qu'il avait prise faillit lui couper le nez dans la dure cisaille de son bec. Alors, il lui empoigna le cou, voulut l'étrangler, tandis qu'elle lui labourait les bras et le ventre de ses fortes pattes. Il dut lui écraser la tête du poing, et elle se débattait encore, et il se hâta de filer, poursuivi par le reste du troupeau, qui lui déchirait les jambes.
Lorsque tous les trois revinrent, cachant la bête dans un sac, avec les pommes de terre, ils trouvèrent Jean et Pache, qui rentraient, heureux également de leur expédition, chargés de quatre pains frais et d'un fromage, achetés chez une vieille brave femme.
— L'eau bout, nous allons faire du café, dit le caporal. Nous avons du fromage et du pain, c'est une vraie noce!
Mais, brusquement, il aperçut l'oie, étalée à ses pieds, et il ne put s'empêcher de rire. Il la tâta, en connaisseur, saisi d'admiration.
— Ah! nom de Dieu, la belle bête! ça pèse dans les vingt livres.
— C'est un oiseau que nous avons rencontré, expliqua Loubet de sa voix de loustic, et qui a voulu faire notre connaissance.
Jean, d'un geste, déclara qu'il ne demandait pas à en savoir davantage. Il fallait bien vivre. Et puis, mon Dieu! Pourquoi pas ce régal à de pauvres bougres qui avaient perdu le goût de la volaille?
Déjà, Loubet allumait un brasier. Pache et Lapoulle plumaient l'oie, violemment. Chouteau, qui était allé chercher en courant un bout de ficelle chez les artilleurs, revint la pendre entre deux baïonnettes, devant le grand feu; et Maurice fut chargé de la faire tourner de temps à autre, d'une pichenette. En dessous, la graisse tombait dans la gamelle de l'escouade. Ce fut le triomphe du rôtissage à la ficelle. Tout le régiment, attiré par la bonne odeur, vint faire le cercle. Et quel festin! De l'oie rôtie, des pommes de terre bouillies, du pain, du fromage! Lorsque Jean eut découpé l'oie, l'escouade s'en mit jusqu'aux yeux. Il n'y avait plus de portions, chacun s'en fourrait tant qu'il pouvait en contenir. Même, on en porta un morceau à l'artillerie qui avait donné la ficelle. Or, ce soir-là, les officiers du régiment jeûnaient. Par une erreur de direction, le fourgon du cantinier s'était égaré, à la suite du grand convoi sans doute. Si les soldats souffraient, quand les distributions n'avaient pas lieu, ils finissaient le plus souvent par trouver quelque nourriture, ils s'entr'aidaient, les hommes de chaque escouade mettaient en commun leurs ressources; tandis que l'officier, livré à lui-même, isolé, crevait de faim, sans lutte possible, dès que la cantine faisait défaut.
Aussi Chouteau, qui avait entendu le capitaine Beaudoin s'emporter contre la disparition du fourgon des vivres, ricana-t-il, enfoncé dans la carcasse de l'oie, en le voyant passer de son air raide et fier. Et il le montrait du coin de l'oeil.
— Regardez-le donc! Son nez remue… Il donnerait cent sous du croupion.
Tous rigolèrent de la faim du capitaine, qui n'avait pas su se faire aimer de ses hommes, trop jeune et trop dur, un pète-sec, comme ils l'appelaient. Un instant, il parut sur le point d'interpeller l'escouade, au sujet du scandale qu'elle soulevait, avec sa volaille. Mais la crainte de montrer sa faim, sans doute, le fit s'éloigner, la tête haute, comme s'il n'avait rien vu.
Quant au lieutenant Rochas, galopé également d'une terrible fringale, il tournait, avec un rire de brave homme, autour de la bienheureuse escouade. Lui, ses hommes l'adoraient, d'abord parce qu'il exécrait le capitaine, ce freluquet sorti de Saint-Cyr, et ensuite parce qu'il avait porté le sac, comme eux tous. Il n'était pas toujours commode pourtant, d'une grossièreté parfois à lui ficher des gifles.
Jean, qui, d'un coup d'oeil, avait consulté les camarades, se leva, se fit suivre par Rochas derrière la tente.
— Dites donc, mon lieutenant, sans vous offenser, si ça pouvait vous être agréable…
Et il lui passa un quartier de pain et une gamelle, où il y avait une cuisse de l'oie, sur six grosses pommes de terre.
La nuit, de nouveau, on n'eut pas besoin de les bercer. Les six digérèrent la bête, à poings fermés. Et ils eurent à remercier le caporal de la façon solide dont il avait planté la tente, car ils ne s'aperçurent même pas d'un violent coup de vent qui souffla vers deux heures, accompagné d'une rafale de pluie: des tentes furent emportées, des hommes réveillés en sursaut, trempés, forcés de courir au milieu des ténèbres; tandis que la leur résistait et qu'ils étaient bien à couvert, sans une goutte d'eau, grâce aux rigoles où ruisselait l'averse.
Au jour, Maurice se réveilla, et comme on ne devait se remettre en marche qu'à huit heures, il eut l'idée de monter sur le coteau, jusqu'au campement de l'artillerie de réserve, pour serrer la main du cousin Honoré. Son pied, reposé par la bonne nuit de sommeil, le faisait moins souffrir. C'était encore pour lui un émerveillement, le parc si bien dressé, les six pièces d'une batterie correctement en ligne, suivies des caissons, des prolonges, des fourragères, des forges. Plus loin, les chevaux, à la corde, hennissaient, les naseaux tournés vers le soleil levant. Et, tout de suite, il trouva la tente d'Honoré, grâce à l'ordre parfait qui assigne à tous les hommes d'une même pièce une file de tentes, de sorte que l'aspect seul d'un camp indique le nombre des canons.
Quand Maurice arriva, les artilleurs, déjà debout, prenaient le café; et il y avait une querelle entre le conducteur de devant, Adolphe, et le pointeur, Louis, son compagnon. Depuis trois ans qu'ils étaient mariés ensemble, selon l'usage qui appareillait un conducteur et un servant, ils faisaient bon ménage, sauf quand on mangeait. Louis, plus instruit, fort intelligent, acceptait la dépendance où tout homme de cheval tient l'homme à pied, dressait la tente, allait à la corvée, soignait la soupe, pendant qu'Adolphe s'occupait de ses deux chevaux, d'un air d'absolue supériorité. Seulement, le premier, noir et maigre, affligé d'un appétit excessif, se révoltait, quand l'autre, très grand, avec ses grosses moustaches blondes, voulait se servir en maître. Ce matin-là, la querelle venait de ce que Louis, qui avait fait le café, accusait Adolphe de tout boire. Il fallut les réconcilier.
Dès le réveil, chaque matin, Honoré allait voir sa pièce, la faisait, sous ses yeux, essuyer de la rosée de la nuit, comme s'il eût bouchonné une bête aimée, par crainte des rhumes qu'elle pourrait prendre. Et il était là, paternellement, à la regarder luire dans l'air frais de l'aube, lorsqu'il reconnut Maurice.
— Tiens! Je savais le 106e dans le voisinage, j'ai reçu une lettre de Remilly, hier, et je voulais descendre… Allons donc boire le vin blanc.
Pour être seuls tous deux, il l'emmena vers la petite ferme, que les soldats avaient pillée la veille, et où le paysan, incorrigible, âpre au gain quand même, venait d'installer une sorte de buvette, en mettant en perce un tonneau de vin blanc. Devant la porte, sur une planche, il distribuait sa marchandise, à quatre sous le verre, aidé par le garçon qu'il avait engagé depuis trois jours, le colosse blond, l'Alsacien.
Déjà, Honoré trinquait avec Maurice, lorsque ses yeux tombèrent sur cet homme. Il le dévisagea un instant, stupéfait. Puis, il eut un juron terrible.
— Tonnerre de Dieu! Goliath!
Et il s'élança, il voulut le prendre à la gorge. Mais le paysan, s'imaginant qu'on allait de nouveau mettre sa maison à sac, sauta en arrière, se barricada. Il y eut un moment de confusion, tous les soldats présents se ruaient, pendant que le maréchal des logis, furieux, s'étranglait à crier:
— Ouvrez donc, ouvrez donc, foutue bête!… C'est un espion, je vous dis que c'est un espion!
Maintenant, Maurice n'en doutait plus. Il venait de reconnaître parfaitement l'homme qu'on avait relâché au camp de Mulhouse, faute de preuves; et cet homme, c'était Goliath, l'ancien garçon de ferme du père Fouchard, à Remilly. Lorsque le paysan, enfin, consentit à ouvrir sa porte, on eut beau fouiller partout, l'Alsacien avait disparu, le colosse blond, à la bonne figure, que le général Bourgain-Desfeuilles avait inutilement interrogé la veille, et devant lequel, en dînant, il s'était confessé lui-même, en toute insouciance. Sans doute, le gaillard avait sauté par une fenêtre de derrière, qu'on trouva ouverte; mais on battit vainement les environs, lui si grand s'était évanoui, ainsi qu'une fumée.
Maurice dut emmener à l'écart Honoré, dont le désespoir allait en dire trop long aux camarades, qui n'avaient pas besoin d'entrer dans ces tristes affaires de famille.
— Tonnerre de Dieu! Je l'aurais étranglé de si bon coeur!… Justement, ça m'avait enragé contre lui, cette lettre que j'ai reçue!
Et, comme tous deux venaient, à quelques pas de la ferme, de s'asseoir contre une meule, il remit la lettre à son cousin.
La commune histoire, que cet amour contrarié d'Honoré Fouchard et de Silvine Morange. Elle, une fille brune aux beaux yeux de soumission, avait perdu toute jeune sa mère, une ouvrière séduite, qui travaillait dans une usine de Raucourt; et c'était le docteur Dalichamp, son parrain d'occasion, un brave homme toujours prêt à adopter les enfants des malheureuses qu'il accouchait, qui avait eu l'idée de la placer comme petite servante chez le père Fouchard. Certes, le vieux paysan, devenu boucher par un besoin de lucre, promenant sa viande dans vingt communes des environs, était d'une avarice noire, d'une impitoyable dureté; mais il surveillerait la petite, elle aurait un sort, si elle travaillait. En tout cas, elle serait sauvée de la débauche de l'usine. Et il arriva naturellement que, chez le père Fouchard, le fils de la maison et la petite servante s'aimèrent. Honoré avait eu seize ans, quand Silvine en avait douze, et comme elle en avait seize, il en eut vingt, il tira au sort, ravi d'amener un bon numéro, résolu à l'épouser. Par une honnêteté rare, qui tenait à la nature réfléchie et calme du garçon, rien ne s'était passé entre eux que de grandes embrassades dans la grange. Mais, quand il parla de ce mariage au père, celui-ci exaspéré, têtu, déclara qu'il faudrait le tuer d'abord; et il garda la fille, tranquillement, espérant qu'ils se contenteraient ensemble, que ça se passerait. Pendant près de dix-huit mois encore, les jeunes gens s'adorèrent, se voulurent, sans se toucher. Puis, à la suite d'une scène abominable entre les deux hommes, le fils, ne pouvant rester davantage, s'engagea, fut envoyé en Afrique, pendant que le vieux s'obstinait à garder sa servante, dont il était content. Alors, ce fut l'affreuse chose: Silvine, qui avait juré d'attendre, se trouva un soir, quinze jours plus tard, dans les bras d'un garçon de ferme engagé depuis quelques mois, ce Goliath Steinberg, le Prussien comme on le nommait, un grand bon enfant aux petits cheveux blonds, à la large face rose toujours souriante, qui était le camarade, le confident d'Honoré. Le père Fouchard, sournoisement, avait-il poussé à cette aventure? Silvine s'était- elle donnée dans une minute d'inconscience ou avait-elle été à demi violentée, malade de chagrin, affaiblie encore par les larmes de la séparation? Elle ne savait plus elle-même, comme foudroyée, devenue enceinte, acceptant maintenant la nécessité d'un mariage avec Goliath. Lui, d'ailleurs, toujours souriant, ne disait pas non, reculait simplement la formalité jusqu'à la naissance du petit. Puis, brusquement, à la veille des couches, il disparut. On raconta plus tard qu'il était allé servir dans une autre ferme, du côté de Beaumont. Il y avait trois ans de cela, et personne à cette heure ne doutait que ce Goliath si bon homme, qui faisait si à l'aise des enfants aux filles, était un de ces espions dont l'Allemagne peuplait nos provinces de l'est. En Afrique, lorsque Honoré avait su cette histoire, il était resté trois mois à l'hôpital, comme si le grand soleil de là-bas l'avait assommé, d'un coup de tison à la nuque; et jamais il n'avait voulu profiter d'un congé pour revenir au pays, de crainte d'y revoir Silvine et l'enfant.
Tandis que Maurice lisait la lettre, les mains de l'artilleur tremblaient. C'était une lettre de Silvine, la première, la seule qu'elle lui eût jamais écrite. À quel sentiment avait-elle obéi, cette soumise, cette silencieuse, dont les beaux yeux noirs prenaient parfois une fixité de résolution extraordinaire, dans son continuel servage? Elle disait simplement qu'elle le savait à la guerre et que, si elle ne devait pas le revoir, cela lui faisait trop de peine de penser qu'il pouvait mourir, en croyant qu'elle ne l'aimait plus. Elle l'aimait toujours, jamais elle n'avait aimé que lui; et elle répétait cela pendant quatre pages, en phrases qui revenaient pareilles, sans chercher d'excuses, sans tâcher même d'expliquer ce qui s'était passé. Et pas un mot de l'enfant, et rien qu'un adieu d'une infinie tendresse.
Cette lettre toucha beaucoup Maurice, que son cousin, autrefois, avait pris pour confident. Il leva les yeux, le vit en larmes, l'embrassa fraternellement.
— Mon pauvre Honoré!
Mais déjà le maréchal des logis renfonçait son émotion. Il remit soigneusement la lettre sur sa poitrine, reboutonna sa veste.
— Oui, ce sont des choses qui vous retournent… Ah! le bandit, si j'avais pu l'étrangler!… Enfin, on verra.
Les clairons sonnaient la levée du camp, et ils durent courir pour regagner chacun sa tente. D'ailleurs, les préparatifs du départ traînèrent, les troupes, sac au dos, attendirent jusqu'à près de neuf heures. Une incertitude semblait avoir pris les chefs, ce n'était déjà plus la belle résolution des deux premiers jours, ces soixante kilomètres que le 7e corps avait franchis en deux étapes. Et une nouvelle singulière, inquiétante, circulait depuis le matin: la marche vers le nord des trois autres corps d'armée, le 1er à Juniville, le 5e et le 12e à Rethel, marche illogique, que l'on expliquait par des besoins d'approvisionnements. On ne se dirigeait donc plus sur Verdun? Pourquoi cette journée perdue? Le pis était que les Prussiens ne devaient pas être loin, maintenant, car les officiers venaient d'avertir leurs hommes de ne pas s'attarder, tout traînard pouvant être enlevé par les reconnaissances de la cavalerie ennemie.
On était au 25 août, et Maurice, plus tard, en se rappelant la disparition de Goliath, demeura convaincu que cet homme était un de ceux qui renseignèrent le grand état-major allemand sur la marche exacte de l'armée de Châlons, et qui décidèrent le changement de front de la troisième armée. Dès le lendemain, le prince royal de Prusse quittait Revigny, l'évolution commençait, cette attaque de flanc, cet enveloppement gigantesque à marches forcées et dans un ordre admirable, au travers de la Champagne et des Ardennes. Pendant que les Français allaient hésiter et osciller sur place, comme frappés de paralysie brusque, les Prussiens faisaient jusqu'à quarante kilomètres par jour, dans leur cercle immense de rabatteurs, poussant le troupeau d'hommes qu'ils traquaient, vers les forêts de la frontière.
Enfin, on partit, et ce jour-là, en effet, l'armée pivota sur sa gauche, le 7e corps ne parcourut que les deux petites lieues qui séparent Contreuve de Vouziers, tandis que le 5e et le 12e corps restaient immobiles à Rethel, et que le 1er s'arrêtait à Attigny. De Contreuve à la vallée de l'Aisne, les plaines recommençaient, se dénudaient encore; la route, en approchant de Vouziers, tournait parmi des terres grises, des mamelons désolés, sans un arbre, sans une maison, d'une mélancolie de désert; et l'étape, si courte, fut franchie d'un pas de fatigue et d'ennui, qui sembla l'allonger terriblement. Dès midi, on fit halte sur la rive gauche de l'Aisne, bivouaquant parmi les terres nues dont les derniers épaulements dominaient la vallée, surveillant de là la route de Monthois qui longe la rivière et par laquelle on attendait l'ennemi.
Et ce fut, pour Maurice, une véritable stupéfaction, lorsqu'il vit arriver, par cette route de Monthois, la division Margueritte, toute cette cavalerie de réserve, chargée de soutenir le 7e corps et d'éclairer le flanc gauche de l'armée. Le bruit courut qu'elle remontait vers le Chesne-Populeux. Pourquoi dégarnissait-on ainsi l'aile qui seule était menacée? Pourquoi faisait-on passer au centre, où ils devaient être d'une inutilité absolue, ces deux mille cavaliers, qu'on aurait dû lancer en éclaireurs, à des lieues de distance? Le pis était que, tombant au milieu des mouvements du 7e corps, ils avaient failli en couper les colonnes, dans un inextricable embarras d'hommes, de canons et de chevaux. Des chasseurs d'Afrique durent attendre pendant près de deux heures, à la porte de Vouziers.
Un hasard fit alors que Maurice reconnut Prosper, qui avait poussé son cheval au bord d'une mare; et ils purent causer un instant. Le chasseur paraissait étourdi, hébété, ne sachant rien, n'ayant rien vu depuis Reims: si pourtant, il avait vu deux uhlans encore, des bougres qui apparaissaient, qui disparaissaient, sans qu'on sût d'où ils sortaient ni où ils rentraient. Déjà, on contait des histoires, quatre uhlans entrant au galop dans une ville, le revolver au poing, la traversant, la conquérant, à vingt kilomètres de leur corps d'armée. Ils étaient partout, ils précédaient les colonnes d'un bourdonnement d'abeilles, mouvant rideau derrière lequel l'infanterie dissimulait ses mouvements, marchait en toute sécurité, comme en temps de paix. Et Maurice eut un grand serrement au coeur, en regardant la route encombrée de chasseurs et de hussards, qu'on utilisait si mal.
— Allons, au revoir, dit-il en serrant la main de Prosper. Peut- être tout de même qu'on a besoin de vous, là-haut.
Mais le chasseur paraissait exaspéré du métier qu'on lui faisait faire. Il caressait Zéphir d'une main désolée, et il répondit:
— Ah! ouiche! on tue les bêtes, on ne fait rien des hommes…
C'est dégoûtant!
Le soir, quand Maurice voulut enlever son soulier pour voir son talon qui battait d'une grosse fièvre, il arracha la peau. Le sang jaillit, il eut un cri de douleur. Et, comme Jean se trouvait là, il parut pris d'une grande pitié inquiète.
— Dites donc, ça devient grave, vous allez rester sur le flanc…
Faut soigner ça. Laissez-moi faire.
Agenouillé, il lava lui-même la plaie, la pansa avec du linge propre qu'il prit dans son sac. Et il avait des gestes maternels, toute une douceur d'homme expérimenté, dont les gros doigts savent être délicats à l'occasion.
Un attendrissement invincible envahissait Maurice, ses yeux se troublaient, le tutoiement monta de son coeur à ses lèvres, dans un besoin immense d'affection, comme s'il retrouvait son frère chez ce paysan exécré autrefois, dédaigné encore la veille.
— Tu es un brave homme, toi… Merci, mon vieux.
Et Jean, l'air très heureux, le tutoya aussi, avec son tranquille sourire.
— Maintenant, mon petit, j'ai encore du tabac, veux-tu une cigarette?
Le lendemain, le 26, Maurice se leva courbaturé, les épaules brisées, de sa nuit sous la tente. Il ne s'était pas habitué encore à la terre dure; et, comme, la veille, on avait défendu aux hommes d'ôter leurs souliers, et que les sergents étaient passés, tâtant dans l'ombre, s'assurant que tous étaient bien chaussés et guêtrés, son pied n'allait guère mieux, endolori, brûlant de fièvre; sans compter qu'il devait avoir pris un coup de froid aux jambes, ayant eu l'imprudence de les allonger hors des toiles, pour les détendre.
Jean lui dit tout de suite:
— Mon petit, si l'on doit marcher aujourd'hui, tu ferais bien de voir le major et de te faire coller dans une voiture.
Mais on ne savait rien, les bruits les plus contraires circulaient. On crut un moment qu'on se remettait en route, le camp fut levé, tout le corps d'armée s'ébranla et traversa Vouziers, en ne laissant sur la rive gauche de l'Aisne qu'une brigade de la deuxième division, pour continuer à surveiller la route de Monthois. Puis, brusquement, de l'autre côté de la ville, sur la rive droite, on s'arrêta, les faisceaux furent formés dans les champs et dans les prairies qui s'étendent aux deux bords de la route de Grand-Pré. Et, à ce moment, le départ du 4e hussards, s'éloignant au grand trot par cette route, fit faire toutes sortes de conjectures.
— Si l'on attend ici, je reste, déclara Maurice, à qui répugnait l'idée du major et de la voiture d'ambulance.
Bientôt, en effet, on sut qu'on camperait là, jusqu'à ce que le général Douay se fût procuré des renseignements certains sur la marche de l'ennemi. Depuis la veille, depuis le moment où il avait vu la division Margueritte remonter vers le Chesne, il était dans une anxiété grandissante, sachant qu'il ne se trouvait plus couvert, que plus un homme ne gardait les défilés de l'Argonne, si bien qu'il pouvait être attaqué d'un instant à l'autre. Et il venait d'envoyer le 4e hussards en reconnaissance, jusqu'aux défilés de Grand-Pré et de la Croix-Aux-Bois, avec l'ordre de lui rapporter des nouvelles à tout prix.
La veille, grâce à l'activité du maire de Vouziers, il y avait eu une distribution de pain, de viande et de fourrage; et, vers dix heures, ce matin-là, on venait d'autoriser les hommes à faire la soupe, dans la crainte qu'ils n'en eussent ensuite plus le temps, lorsqu'un second départ de troupes, le départ de la brigade Bordas, qui prenait le chemin suivi par les hussards, occupa de nouveau toutes les têtes. Quoi donc? est-ce qu'on partait? est-ce qu'on n'allait pas les laisser manger tranquilles, maintenant que la marmite était au feu? Mais les officiers expliquèrent que la brigade Bordas avait la mission d'occuper Buzancy, à quelques kilomètres de là. D'autres, à la vérité, disaient que les hussards s'étaient heurtés à un grand nombre d'escadrons ennemis, et qu'on envoyait la brigade afin de les dégager.
Ce furent quelques heures délicieuses de repos pour Maurice. Il s'était allongé dans le champ à mi-côte, où bivouaquait le régiment; et, engourdi de fatigue, il regardait cette verte vallée de l'Aisne, ces prairies plantées de bouquets d'arbres, au milieu desquels la rivière coule, paresseuse. Devant lui, fermant la vallée, Vouziers se dressait en amphithéâtre, étageant ses toits, que dominait l'église avec sa flèche mince et sa tour coiffée d'un dôme. En bas, près du pont, les cheminées hautes des tanneries fumaient; tandis que, à l'autre bout, les bâtiments d'un grand moulin se montraient, enfarinés, parmi les verdures du bord de l'eau. Et cet horizon de petite ville, perdu dans les herbes, lui apparaissait plein d'un charme doux, comme s'il eût retrouvé ses yeux de sensitif et de rêveur. C'était sa jeunesse qui revenait, les voyages qu'il avait faits autrefois à Vouziers, quand il habitait le Chesne, son bourg natal. Pendant une heure, il oublia tout.
Depuis longtemps, la soupe était mangée, l'attente continuait, lorsque, vers deux heures et demie, une sourde agitation, peu à peu croissante, gagna le camp entier. Des ordres coururent, on fit évacuer les prairies, toutes les troupes montèrent, se rangèrent sur les coteaux, entre deux villages, Chestres et Falaise, distants de quatre à cinq kilomètres. Déjà, le génie creusait des tranchées, établissait des épaulements; pendant que, sur la gauche, l'artillerie de réserve couronnait un mamelon. Et le bruit se répandit que le général Bordas venait d'envoyer une estafette pour dire qu'ayant rencontré à Grand-Pré des forces supérieures, il était forcé de se replier sur Buzancy, ce qui faisait craindre que sa ligne de retraite sur Vouziers ne fût bientôt coupée. Aussi, le commandant du 7e corps, croyant à une attaque immédiate, avait-il fait prendre à ses hommes des positions de combat, afin de soutenir le premier choc, en attendant que le reste de l'armée vînt le soutenir; et un de ses aides de camp était parti avec une lettre pour le maréchal, l'avertissant de la situation, demandant du secours. Enfin, comme il redoutait l'embarras de l'interminable convoi de vivres, qui avait rallié le corps pendant la nuit, et qu'il traînait de nouveau à sa suite, il le fit remettre en branle sur-le-champ, il le dirigea au petit bonheur, du côté de Chagny. C'était la bataille.
— Alors, mon lieutenant, c'est sérieux, ce coup-ci?
Se permit de demander Maurice à Rochas.
— Ah! oui, foutre! répondit le lieutenant en agitant ses grands bras. Vous verrez s'il fait chaud, tout à l'heure!
Tous les soldats en étaient enchantés. Depuis que la ligne de bataille se formait, de Chestres à Falaise, l'animation du camp avait grandi encore, une fièvre d'impatience s'emparait des hommes. Enfin, on allait donc les voir, ces Prussiens que les journaux disaient si éreintés de marches, si épuisés de maladies, affamés et vêtus de haillons! Et l'espoir de les culbuter au premier heurt, relevait tous les courages.
— Ce n'est pas malheureux qu'on se retrouve, déclarait Jean. Il y a assez longtemps qu'on joue à cache-cache, depuis qu'on s'est perdu, là-bas, à la frontière, après leur bataille… Seulement, est-ce que ce sont ceux-là qui ont battu Mac-Mahon?
Maurice ne put lui répondre, hésitant. D'après ce qu'il avait lu à Reims, il lui semblait difficile que la troisième armée, commandée par le prince royal de Prusse, fût à Vouziers, lorsque, l'avant- veille encore, elle devait camper à peine du côté de Vitry-Le- François. On avait bien parlé d'une quatrième armée, mise sous les ordres du prince de Saxe, qui allait opérer sur la Meuse: c'était celle-ci sans doute, quoique l'occupation si prompte de Grand-Pré l'étonnât, à cause des distances. Mais ce qui acheva de brouiller ses idées, ce fut sa stupeur d'entendre le général Bourgain- Desfeuilles questionner un paysan de Falaise pour savoir si la Meuse ne passait pas à Buzancy et s'il n'y avait pas là des ponts solides. D'ailleurs, dans la sérénité de son ignorance, le général déclarait qu'on allait être attaqué par une colonne de cent mille hommes venant de Grand-Pré, tandis qu'une autre de soixante mille arrivait par Sainte-Menehould.
— Et ton pied? demanda Jean à Maurice.
— Je ne le sens plus, répondit celui-ci en riant. Si l'on se bat, ça ira toujours.
C'était vrai, une telle excitation nerveuse le tenait debout, qu'il était comme soulevé de terre. Dire que, de toute la campagne, il n'avait pas encore brûlé une cartouche! Il était allé à la frontière, il avait passé devant Mulhouse la terrible nuit d'angoisse, sans voir un Prussien, sans lâcher un coup de fusil; et il avait dû battre en retraite jusqu'à Belfort, jusqu'à Reims, et de nouveau il marchait à l'ennemi depuis cinq jours, son chassepot toujours vierge, inutile. Un besoin grandissant, une rage lente le prenait d'épauler, de tirer au moins, pour soulager ses nerfs. Depuis six semaines bientôt qu'il s'était engagé, dans une crise d'enthousiasme, rêvant de combat pour le lendemain, il n'avait fait qu'user ses pauvres pieds d'homme délicat à fuir et à piétiner, loin des champs de bataille. Aussi, dans l'attente fébrile de tous, était-il un de ceux qui interrogeaient avec le plus d'impatience cette route de Grand-Pré, filant toute droite, à l'infini, entre de beaux arbres. Au-dessous de lui, la vallée se déroulait, l'Aisne mettait comme un ruban d'argent parmi les saules et les peupliers; et ses regards revenaient invinciblement à la route, là-bas.
Vers quatre heures, on eut une alerte. Le 4e hussards rentrait, après un long détour; et, grossies de proche en proche, des histoires de combats avec les uhlans circulèrent, ce qui confirma tout le monde dans la certitude où l'on était d'une attaque imminente. Deux heures plus tard, une nouvelle estafette arriva, effarée, expliquant que le général Bordas n'osait plus quitter Grand-Pré, convaincu que la route de Vouziers était coupée. Il n'en était rien encore, puisque l'estafette venait de passer librement. Mais, d'une minute à l'autre, le fait pouvait se produire, et le général Dumont, commandant la division, partit tout de suite, avec la brigade qui lui restait, pour dégager son autre brigade, demeurée en détresse. Le soleil se couchait derrière Vouziers, dont la ligne des toits se détachait en noir, sur un grand nuage rouge. Longtemps, entre la double rangée des arbres, on put suivre la brigade, qui finit par se perdre dans l'ombre naissante.
Le colonel De Vineuil vint s'assurer de la bonne position de son régiment, pour la nuit. Il s'étonna de ne pas trouver à son poste le capitaine Beaudoin; et, comme celui-ci rentrait de Vouziers à cette minute même, donnant l'excuse qu'il y avait déjeuné, chez la baronne De Ladicourt, il reçut une rude réprimande, qu'il écouta d'ailleurs en silence, de son air correct de bel officier.
— Mes enfants, répétait le colonel en passant parmi ses hommes, nous serons sans doute attaqués cette nuit, ou sûrement demain matin à la pointe du jour… Tenez-vous prêts et rappelez-vous que le 106e n'a jamais reculé.
Tous l'acclamaient, tous préféraient un «coup de torchon», pour en finir, dans la fatigue et le découragement qui les envahissaient depuis le départ. On visita les fusils, on changea les aiguilles. Comme on avait mangé la soupe, le matin, on se contenta de café et de biscuit. Ordre était donné de ne pas se coucher. Des grand'gardes furent envoyées à quinze cents mètres, des sentinelles furent détachées jusqu'au bord de l'Aisne. Tous les officiers veillèrent autour des feux de bivouac. Et, contre un petit mur, on distinguait par moments, aux lueurs dansantes d'un de ces feux, les uniformes chamarrés du général en chef et de son état-major, dont les ombres s'agitaient, anxieuses, courant vers la route, guettant le pas des chevaux, dans la mortelle inquiétude où l'on était du sort de la troisième division.
Vers une heure du matin, Maurice fut posé en sentinelle perdue, à la lisière d'un champ de pruniers, entre la route et la rivière. La nuit était d'un noir d'encre. Dès qu'il se trouva seul, dans l'écrasant silence de la campagne endormie, il se sentit envahir par un sentiment de peur, d'une affreuse peur qu'il ne connaissait pas, qu'il ne pouvait vaincre, pris d'un tremblement de colère et de honte. Il s'était retourné, pour se rassurer en voyant les feux du camp; mais un petit bois devait les lui cacher, il n'avait derrière lui qu'une mer de ténèbres; seules, très lointaines, quelques lumières brûlaient toujours à Vouziers, dont les habitants, prévenus sans doute, frissonnant à l'idée de la bataille, ne se couchaient pas. Ce qui acheva de le glacer, ce fut, en épaulant, de constater qu'il n'apercevait même pas la mire de son fusil. Alors commença l'attente la plus cruelle, toutes les forces de son être bandées dans l'ouïe seule, les oreilles ouvertes aux bruits imperceptibles, finissant par s'emplir d'une rumeur de tonnerre. Un ruissellement d'eau lointaine, un remuement léger de feuilles, le saut d'un insecte, devenaient énormes de retentissement. N'était-ce point un galop de chevaux, un roulement sans fin d'artillerie, qui arrivait de là-bas, droit à lui? Sur sa gauche, n'avait-il pas entendu un chuchotement discret, des voix étouffées, une avant-garde rampant dans l'ombre, préparant une surprise? Trois fois, il fut sur le point de lâcher son coup de feu, pour donner l'alarme. La crainte de se tromper, d'être ridicule, augmentait son malaise. Il s'était agenouillé, l'épaule gauche contre un arbre; il lui semblait qu'il était ainsi depuis des heures, qu'on l'avait oublié là, que l'armée devait s'en être allée sans lui. Et, brusquement, il n'eut plus peur, il distingua très nettement, sur la route qu'il savait à deux cents mètres, le pas cadencé de soldats en marche. Tout de suite, il avait eu la certitude que c'étaient les troupes en détresse, si impatiemment attendues, le général Dumont ramenant la brigade Bordas. À ce moment, on venait de le relever, sa faction avait à peine duré l'heure réglementaire.
C'était bien la troisième division qui rentrait au camp. Le soulagement fut immense. Mais on redoubla de précautions, car les renseignements rapportés confirmaient tout ce qu'on croyait savoir sur l'approche de l'ennemi. Quelques prisonniers qu'on ramenait, des uhlans sombres, drapés de leurs grands manteaux, refusèrent de parler. Et le petit jour, une aube livide de matinée pluvieuse, se leva, dans l'attente qui continuait, énervée d'impatience. Depuis quatorze heures bientôt, les hommes n'osaient dormir. Vers sept heures, le lieutenant Rochas raconta que Mac-Mahon arrivait avec toute l'armée. La vérité était que le général Douay avait reçu, en réponse à sa dépêche de la veille annonçant la lutte inévitable sous Vouziers, une lettre du maréchal qui lui disait de tenir bon, jusqu'à ce qu'il pût le faire soutenir: le mouvement en avant était arrêté, le 1er corps se portait sur Terron, le 5e sur Buzancy, tandis que le 12e resterait au Chesne, en seconde ligne. Alors, l'attente s'élargit encore, ce n'était plus un simple combat qu'on allait livrer, mais une grande bataille, où donnerait toute cette armée, détournée de la Meuse, en marche désormais vers le sud, dans la vallée de l'Aisne. Et l'on n'osa toujours pas faire la soupe, on dut se contenter encore de café et de biscuits, car le «coup de torchon» était pour midi, tous le répétaient, sans savoir pourquoi. Un aide de camp venait d'être envoyé au maréchal, afin de hâter l'arrivée des secours, l'approche des deux armées ennemies devenant de plus en plus certaine. Trois heures plus tard, un second officier partit au galop pour le Chesne, où se trouvait le grand quartier général, dont il devait rapporter les ordres immédiats, tellement l'inquiétude avait grandi, à la suite des nouvelles données par un maire de campagne, qui prétendait avoir vu cent mille hommes à Grand-Pré, tandis que cent autres mille montaient par Buzancy.
À midi, toujours pas un seul Prussien. À une heure, à deux heures, rien encore. Et la lassitude arrivait, le doute aussi. Des voix goguenardes commençaient à blaguer les généraux. Peut-être bien qu'ils avaient vu leur ombre sur le mur. On leur votait des lunettes. De jolis farceurs, si rien ne venait, d'avoir ainsi dérangé tout le monde!
Un loustic cria:
— C'est donc comme là-bas, à Mulhouse?
À cette parole, le coeur de Maurice s'était serré, dans l'angoisse du souvenir. Il se rappelait cette fuite imbécile, cette panique qui avait emporté le 7e corps, sans qu'un allemand eût paru, à dix lieues de là. Et l'aventure recommençait, il en avait maintenant la sensation nette, la certitude. Pour que l'ennemi ne les eût pas attaqués, vingt-quatre heures après l'escarmouche de Grand-Pré, il fallait que le 4e hussards s'y fût heurté simplement à quelque reconnaissance de cavalerie. Les colonnes devaient être loin encore, peut-être à deux journées de marche. Tout d'un coup, cette pensée le terrifia, lorsqu'il réfléchit au temps qu'on venait de perdre. En trois jours, on n'avait pas fait deux lieues, de Contreuve à Vouziers. Le 25 et le 26, les autres corps d'armée étaient montés au nord, sous prétexte de se ravitailler; tandis que, maintenant, le 27, les voilà qui descendaient au midi, pour accepter une bataille que personne ne leur offrait. À la suite du 4e hussards, vers les défilés de l'Argonne abandonnés, la brigade Bordas s'était crue perdue, entraînant à son secours toute la division, puis le 7e corps, puis l'armée entière, inutilement. Et Maurice, songeait au prix inestimable de chaque heure, dans ce projet fou de donner la main à Bazaine, un plan que, seul, un général de génie aurait pu exécuter, avec des soldats solides, à la condition d'aller en tempête, droit devant lui, au travers des obstacles.
— Nous sommes fichus! dit-il à Jean, pris de désespoir, dans une soudaine et courte lucidité.
Puis, comme ce dernier élargissait les yeux, ne pouvant comprendre, il continua à demi-voix, pour lui, parlant des chefs:
— Plus bêtes que méchants, c'est certain, et pas de chance! Ils ne savent rien, ils ne prévoient rien, ils n'ont ni plan, ni idées, ni hasards heureux… Allons, tout est contre nous, nous sommes fichus!
Et ce découragement, que Maurice raisonnait en garçon intelligent et instruit, il grandissait, il pesait peu à peu sur toutes les troupes, immobilisées sans raison, dévorées par l'attente. Obscurément, le doute, le pressentiment de la situation vraie faisaient leur travail, dans ces cervelles épaisses; et il n'était plus un homme, si borné fût-il, qui n'éprouvât le malaise d'être mal conduit, attardé à tort, poussé au hasard dans la plus désastreuse des aventures. Qu'est-ce qu'on fichait là, bon Dieu! Puisque les Prussiens ne venaient pas? Ou se battre tout de suite, ou s'en aller quelque part dormir tranquille. Ils en avaient assez. Depuis que le dernier aide de camp était parti pour rapporter des ordres, l'anxiété croissait ainsi de minute en minute, des groupes s'étaient formés, parlant haut, discutant. Les officiers, gagnés par cette agitation, ne savaient que répondre aux soldats qui osaient les interroger. Aussi, à cinq heures, lorsque le bruit se répandit que l'aide de camp était de retour et qu'on allait se replier, y eut-il un allègement dans toutes les poitrines, un soupir de profonde joie.
Enfin, c'était donc le parti de la sagesse qui l'emportait! L'empereur et le maréchal, qui n'avaient jamais été pour cette marche sur Verdun, inquiets d'apprendre qu'ils étaient de nouveau gagnés de vitesse et qu'ils allaient avoir contre eux l'armée du prince royal de Saxe et celle du prince royal de Prusse, renonçaient à l'improbable jonction avec Bazaine, pour battre en retraite par les places fortes du nord, de façon à se replier ensuite sur Paris. Le 7e corps recevait l'ordre de remonter sur Chagny, par le Chesne, tandis que le 5e corps devait marcher sur Poix, le 1er et le 12e, sur Vendresse. Alors, puisqu'on reculait, pourquoi s'être avancé jusqu'à l'Aisne, pourquoi tant de journées perdues et tant de fatigues, lorsque, de Reims, il était si facile, si logique d'aller prendre tout de suite de fortes positions dans la vallée de la Marne? Il n'y avait donc ni direction, ni talent militaire, ni simple bon sens? Mais on ne s'interrogeait plus, on pardonnait, dans l'allégresse de cette décision si raisonnable, la seule bonne pour se tirer du guêpier où l'on s'était mis. Des généraux aux simples soldats, tous avaient cette sensation qu'on redeviendrait fort, qu'on serait invincible sous Paris, et que c'était là, nécessairement, qu'on battrait les Prussiens. Mais il fallait évacuer Vouziers dès la pointe du jour, de façon à être en marche vers le Chesne, avant d'avoir été attaqué; et, immédiatement, le camp s'emplit d'une animation extraordinaire, les clairons sonnaient, des ordres se croisaient; tandis que, déjà, les bagages et le convoi d'administration partaient en avant, pour ne pas alourdir l'arrière-garde.
Maurice était ravi. Puis, comme il tâchait d'expliquer à Jean le mouvement de retraite qu'on allait exécuter, un cri de douleur lui échappa: son excitation était tombée, il retrouvait son pied, lourd comme du plomb, au bout de sa jambe.
— Quoi donc? ça recommence? demanda le caporal, désolé.
Et ce fut lui, avec son esprit pratique, qui eut une idée.
— Écoute, mon petit, tu m'as dit hier que tu connaissais du monde, là, dans la ville. Tu devrais obtenir la permission du major et te faire conduire en voiture au Chesne, où tu passerais une bonne nuit dans un bon lit. Demain, si tu marches mieux, nous te reprendrons, en passant… Hein? ça va-t-il?
Dans Falaise même, le village près duquel on était campé, Maurice venait de retrouver un ancien ami de son père, un petit fermier, qui justement allait conduire sa fille au Chesne, près d'une tante, et dont le cheval, attelé à une légère carriole, attendait.
Mais, avec le major Bouroche, dès les premiers mots, les choses faillirent mal tourner.
— C'est mon pied qui s'est écorché, monsieur le docteur… Du coup, Bouroche, secouant sa tête puissante, au mufle de lion, rugit:
— Je ne suis pas monsieur le docteur… Qui est-ce qui m'a foutu un soldat pareil?
Et, comme Maurice, effaré, bégayait une excuse, il reprit:
— Je suis le major, entendez-vous, brute!
Puis, s'apercevant à qui il avait affaire, il dut éprouver quelque honte, il s'emporta davantage.
— Votre pied, la belle histoire!… Oui, oui, je vous autorise. Montez en voiture, montez en ballon. Nous avons assez de traîne- la-patte et de fricoteurs!
Lorsque Jean aida Maurice à se hisser dans la carriole, ce dernier se retourna pour le remercier; et les deux hommes tombèrent aux bras l'un de l'autre, comme s'ils n'avaient jamais dû se revoir. Est-ce qu'on savait, au milieu du branle de la retraite, avec ces Prussiens qui étaient là? Maurice resta surpris de la grande tendresse qui l'attachait déjà à ce garçon. Et, deux fois encore, il se retourna, pour lui dire au revoir de la main; et il quitta le camp, où l'on se préparait à allumer de grands feux, afin de tromper l'ennemi, pendant que l'on partirait, dans le plus grand silence, avant la pointe du jour.
En chemin, le petit fermier ne cessa de gémir sur l'abomination des temps. Il n'avait pas eu le courage de rester à Falaise; et il regrettait déjà de ne plus y être, répétant qu'il était ruiné, si l'ennemi brûlait sa maison. Sa fille, une grande créature pâle, pleurait. Mais, ivre de fatigue, Maurice n'entendait pas, dormait assis, bercé par le trot vif du petit cheval, qui, en moins d'une heure et demie, franchit les quatre lieues, de Vouziers au Chesne. Il n'était pas sept heures, le crépuscule tombait à peine, lorsque le jeune homme, étonné et frissonnant, descendit au pont du canal, sur la place, en face de l'étroite maison jaune où il était né, où il avait passé vingt ans de son existence. C'était là qu'il se rendait machinalement, bien que la maison, depuis dix-huit mois, fût vendue à un vétérinaire. Et, au fermier qui le questionnait, il répondit qu'il savait parfaitement où il allait, il le remercia mille fois de son obligeance.