— Nom de Dieu! Qu'il a les os durs!… Tenez-le donc, que je le crève!
Jean et Maurice, glacés, n'entendaient pas les appels de Chouteau, restaient les bras ballants, sans se décider à intervenir.
Et Pache, brusquement, dans un élan instinctif de religieuse pitié, tomba sur la terre à deux genoux, joignit les mains, se mit à bégayer des prières, comme on en dit au chevet des agonisants.
— Seigneur, prenez pitié de lui…
Une fois encore, Lapoulle frappa à faux, n'enleva qu'une oreille au misérable cheval, qui se renversa, avec un grand cri.
— Attends, attends! gronda Chouteau. Il faut en finir, il nous ferait pincer… Ne le lâche pas, Loubet!
Dans sa poche, il venait de prendre son couteau, un petit couteau dont la lame n'était guère plus longue que le doigt. Et, vautré sur le corps de la bête, un bras passé à son cou, il enfonça cette lame, fouilla dans cette chair vivante, tailla des morceaux jusqu'à ce qu'il eût trouvé et tranché l'artère. D'un bond, il s'était jeté de côté, le sang jaillissait, se dégorgeait comme du canon d'une fontaine, tandis que les pieds s'agitaient et que de grands frissons convulsifs couraient sur la peau. Il fallut près de cinq minutes au cheval pour mourir. Ses grands yeux élargis, pleins d'une épouvante triste, s'étaient fixés sur les hommes hagards qui attendaient qu'il fût mort. Ils se troublèrent et s'éteignirent.
— Mon Dieu, bégayait Pache toujours à genoux, secourez-le, ayez- le en votre sainte garde…
Ensuite, quand il ne remua plus, ce fut un gros embarras, pour en tirer un bon morceau. Loubet, qui avait fait tous les métiers, indiquait bien comment il fallait s'y prendre, si l'on voulait avoir le filet. Mais, boucher maladroit, n'ayant d'ailleurs que le petit couteau, il se perdit dans cette chair toute chaude, encore palpitante de vie. Et Lapoulle, impatient, s'étant mis à l'aider en ouvrant le ventre, sans nécessité aucune, le carnage devint abominable. Une hâte féroce dans le sang et les entrailles répandues, des loups qui fouillaient à pleins crocs la carcasse d'une proie.
— Je ne sais pas bien quel morceau ça peut être, dit enfin Loubet en se relevant, les bras chargés d'un lambeau énorme de viande. Mais voilà tout de même de quoi nous en mettre par-dessus les yeux.
Jean et Maurice, saisis d'horreur, avaient détourné la tête. Cependant, la faim les pressait, ils suivirent la bande, quand elle galopa, pour ne point se faire surprendre près du cheval entamé. Chouteau venait de faire une trouvaille, trois grosses betteraves, oubliées, qu'il emportait. Loubet, pour se décharger les bras, avait jeté la viande sur les épaules de Lapoulle; tandis que Pache portait la marmite de l'escouade, qu'ils traînaient avec eux, en cas de chasse heureuse. Et les six galopaient, galopaient, sans reprendre haleine, comme poursuivis.
Tout d'un coup, Loubet arrêta les autres.
— C'est bête, faudrait savoir où nous allons faire cuire ça.
Jean, qui se calmait, proposa les carrières. Elles n'étaient pas à plus de trois cents mètres, il y avait là des trous cachés, où l'on pouvait allumer du feu, sans être vu. Mais, quand ils y furent, toutes sortes de difficultés se présentèrent. D'abord, la question du bois; et heureusement qu'ils découvrirent la brouette d'un cantonnier, dont Lapoulle fendit les planches, à coups de talon. Ensuite, ce fut l'eau potable qui manquait absolument. Dans la journée, le grand soleil avait séché les petits réservoirs naturels d'eau de pluie. Il existait bien une pompe, mais elle était trop loin, au château de la tour à Glaire, et l'on y faisait queue jusqu'à minuit, heureux encore lorsqu'un camarade, dans la bousculade, ne renversait pas du coude votre gamelle. Quant aux quelques puits du voisinage, ils étaient taris depuis deux jours, on n'en tirait plus que de la boue. Restait seulement l'eau de la Meuse, dont la berge se trouvait de l'autre côté de la route.
— J'y vas avec la marmite, proposa Jean.
Tous se récrièrent.
— Ah! non! nous ne voulons pas être empoisonnés, c'est plein de morts!
La Meuse, en effet, roulait des cadavres d'hommes et de chevaux. On en voyait, à chaque minute, passer, le ventre ballonné, déjà verdâtres, en décomposition. Beaucoup s'étaient arrêtés dans les herbes, sur les bords, empestant l'air, agités par le courant d'un frémissement continu. Et presque tous les soldats qui avaient bu de cette eau abominable, s'étaient trouvés pris de nausées et de dysenterie, à la suite d'affreuses coliques.
Il fallait se résigner pourtant. Maurice expliqua que l'eau, après avoir bouilli, ne serait plus dangereuse.
— Alors, j'y vas, répéta Jean, qui emmena Lapoulle.
Lorsque la marmite fut enfin au feu, pleine d'eau, avec la viande dedans, la nuit noire était venue. Loubet avait épluché les betteraves, pour les faire cuire dans le bouillon, un vrai fricot de l'autre monde, comme il disait; et tous activaient la flamme, en poussant sous la marmite les débris de la brouette. Leurs grandes ombres dansaient bizarrement, au fond de ce trou de roches. Puis, il leur devint impossible d'attendre davantage, ils se jetèrent sur le bouillon immonde, ils se partagèrent la viande avec leurs doigts égarés et tremblants, sans prendre le temps d'employer le couteau. Mais, malgré eux, leur coeur se soulevait. Ils souffraient surtout du manque de sel, leur estomac se refusait à garder cette bouillie fade des betteraves, ces morceaux de chair à moitié cuite, gluante, d'un goût d'argile. Presque tout de suite, des vomissements se déclarèrent. Pache ne put continuer, Chouteau et Loubet injurièrent cette satanée rosse de cheval, qu'ils avaient eu tant de peine à mettre en pot-au-feu, et qui leur fichait la colique. Seul, Lapoulle dîna copieusement; mais il faillit en crever, la nuit, lorsqu'il fut retourné avec les trois autres, sous les peupliers du canal, pour y dormir.
En chemin, Maurice, sans une parole, saisissant le bras de Jean, l'avait entraîné par un sentier de traverse. Les camarades lui causaient une sorte de dégoût furieux, il venait de faire un projet, celui d'aller coucher dans le petit bois, où il avait passé la première nuit. C'était une bonne idée, que Jean approuva beaucoup, lorsqu'il se fut allongé sur le sol en pente, très sec, abrité par d'épais feuillages. Ils y restèrent jusqu'au grand jour, ils y dormirent même d'un profond sommeil, ce qui leur rendit quelque force.
Le lendemain était un jeudi. Mais ils ne savaient plus comment ils vivaient, ils furent simplement heureux de ce que le beau temps semblait se rétablir. Jean décida Maurice, malgré sa répugnance, à retourner au bord du canal, pour voir si leur régiment ne devait pas partir ce jour-là. Chaque jour, maintenant, il y avait des départs de prisonniers, des colonnes de mille à douze cents hommes, qu'on dirigeait sur les forteresses de l'Allemagne. L'avant-veille, ils avaient vu, devant le poste Prussien, un convoi d'officiers et de généraux qui allaient, à Pont-à-Mousson, prendre le chemin de fer. C'était, chez tous, une fièvre, une furieuse envie de quitter cet effroyable camp de la misère. Ah! si leur tour pouvait être venu! Et, quand ils retrouvèrent le 106e toujours campé sur la berge, dans le désordre croissant de tant de souffrances, ils en eurent un véritable désespoir.
Pourtant, ce jour-là, Jean et Maurice crurent qu'ils mangeraient. Depuis le matin, tout un commerce s'était établi entre les prisonniers et les Bavarois, par-dessus le canal: on leur jetait de l'argent dans un mouchoir, et ils renvoyaient le mouchoir avec du gros pain bis ou du tabac grossier, à peine sec. Même des soldats qui n'avaient pas d'argent, étaient arrivés à faire des affaires, en leur lançant des gants blancs d'ordonnance, dont ils semblaient friands. Pendant deux heures, le long du canal, ce moyen barbare d'échange fit voler les paquets. Mais, Maurice ayant envoyé une pièce de cent sous dans sa cravate, le Bavarois qui lui renvoyait un pain, le jeta de telle sorte, soit maladresse, soit farce méchante, que le pain tomba à l'eau. Alors, parmi les allemands, ce furent des rires énormes. Deux fois, Maurice s'entêta, et deux fois le pain fit un plongeon. Puis, attirés par les rires, des officiers accoururent, qui défendirent à leurs hommes de rien vendre aux prisonniers, sous peine de punitions sévères. Le commerce cessa, Jean dut calmer Maurice qui montrait les deux poings à ces voleurs, en leur criant de lui renvoyer ses pièces de cent sous.
La journée, malgré son grand soleil, fut terrible encore. Il y eut deux alertes, deux appels de clairon, qui firent courir Jean devant le hangar, où les distributions étaient censées avoir lieu. Mais, les deux fois, il ne reçut que des coups de coude, dans la bousculade. Les Prussiens, si remarquablement organisés, continuaient à montrer une incurie brutale à l'égard de l'armée vaincue. Sur les réclamations des généraux Douay et Lebrun, ils avaient bien fait amener quelques moutons, ainsi que des voitures de pains; seulement, les précautions étaient si mal prises, que les moutons se trouvaient enlevés, les voitures pillées, dès le pont, de sorte que les troupes campées à plus de cent mètres, ne recevaient toujours rien. Il n'y avait guère que les rôdeurs, les détrousseurs de convois, qui mangeaient. Aussi Jean, comprenant le truc, comme il disait, finit-il par amener Maurice près du pont, pour guetter eux aussi la nourriture.
Il était quatre heures déjà, ils n'avaient rien mangé encore, par ce beau jeudi ensoleillé, lorsqu'ils eurent la joie, tout d'un coup, d'apercevoir Delaherche. Quelques bourgeois de Sedan obtenaient ainsi, à grand-peine, l'autorisation d'aller voir les prisonniers, auxquels ils portaient des provisions; et Maurice, plusieurs fois déjà, avait dit sa surprise de n'avoir aucune nouvelle de sa soeur. Dès qu'ils reconnurent de loin Delaherche, chargé d'un panier, ayant un pain sous chaque bras, ils se ruèrent; mais ils arrivèrent encore trop tard, une telle poussée s'était produite, que le panier et un des pains venaient d'y rester, enlevés, disparus, sans que le fabricant de drap eût pu lui-même se rendre compte de cet arrachement.
— Ah! mes pauvres amis! Balbutia-t-il, stupéfait, bouleversé, lui qui arrivait le sourire aux lèvres, l'air bonhomme et pas fier, dans son désir de popularité.
Jean s'était emparé du dernier pain, le défendait; et, tandis que Maurice et lui, assis au bord de la route, le dévoraient à grosses bouchées, Delaherche donnait des nouvelles. Sa femme, Dieu merci! Allait très bien. Seulement, il avait des inquiétudes pour le colonel, qui était tombé dans un grand accablement, bien que sa mère continuât à lui tenir compagnie du matin au soir.
— Et ma soeur? demanda Maurice.
— Votre soeur, c'est vrai!… Elle m'accompagnait, c'était elle qui portait les deux pains. Seulement, elle a dû rester là-bas, de l'autre côté du canal. Jamais le poste n'a consenti à la laisser passer… Vous savez que les Prussiens ont rigoureusement interdit aux femmes l'entrée de la presqu'île.
Alors, il parla d'Henriette, de ses tentatives vaines pour voir son frère et lui venir en aide. Un hasard l'avait mise, dans Sedan, face à face avec le cousin Gunther, le capitaine de la garde Prussienne. Il passait de son air sec et dur, en affectant de ne pas la reconnaître. Elle-même, le coeur soulevé, comme devant un des assassins de son mari, avait d'abord hâté le pas. Puis, dans un brusque revirement, qu'elle ne s'expliquait point, elle était revenue, lui avait tout dit, la mort de Weiss, d'une voix rude de reproche. Et il n'avait eu qu'un geste vague, en apprenant cette mort affreuse d'un parent: c'était le sort de la guerre, lui aussi aurait pu être tué. Sur son visage de soldat, à peine un frémissement avait-il couru. Ensuite, lorsqu'elle lui avait parlé de son frère prisonnier, en le suppliant d'intervenir, pour qu'elle pût le voir, il s'était refusé à toute démarche. La consigne était formelle, il parlait de la volonté allemande comme d'une religion. En le quittant, elle avait eu la sensation nette qu'il se croyait en France comme un justicier, avec l'intolérance et la morgue de l'ennemi héréditaire, grandi dans la haine de la race qu'il châtiait.
— Enfin, conclut Delaherche, vous aurez toujours mangé, ce soir; et ce qui me désespère, c'est que je crains bien de ne pouvoir obtenir une autre permission.
Il leur demanda s'ils n'avaient pas de commissions à lui donner, il se chargea obligeamment de lettres écrites au crayon, que d'autres soldats lui confièrent, car on avait vu des Bavarois allumer leur pipe, en riant, avec les lettres qu'ils avaient promis de faire parvenir.
Puis, comme Maurice et Jean l'accompagnaient jusqu'au pont,
Delaherche s'écria:
— Mais, tenez! La voici là-bas, Henriette!… Vous la voyez bien qui agite son mouchoir.
Au delà de la ligne des sentinelles, en effet, parmi la foule, on distinguait une petite figure mince, un point blanc qui palpitait dans le soleil. Et tous deux, très émus, les yeux humides, levèrent les bras, répondirent d'un furieux branle de la main.
Ce fut le lendemain, un vendredi, que Maurice passa la plus abominable des journées. Pourtant, après une nouvelle nuit tranquille dans le petit bois, il avait eu la chance de manger encore du pain, Jean ayant découvert, au château de Villette, une femme qui en vendait, à dix francs la livre. Mais, ce jour-là, ils assistèrent à une effrayante scène, dont le cauchemar les hanta longtemps.
La veille, Chouteau avait remarqué que Pache ne se plaignait plus, l'air étourdi et content, comme un homme qui aurait dîné à sa faim. Tout de suite, il eut l'idée que le sournois devait avoir une cachette quelque part, d'autant plus que, ce matin-là, il venait de le voir s'éloigner pendant près d'une heure, puis reparaître, avec un sourire en dessous la bouche pleine. Sûrement, une aubaine lui était tombée, des provisions ramassées dans quelque bagarre. Et Chouteau exaspérait Loubet et Lapoulle, ce dernier surtout. Hein? Quel sale individu, s'il avait à manger, de ne pas partager avec les camarades!
— Vous ne savez pas, ce soir, nous allons le suivre… Nous verrons s'il ose s'emplir tout seul, quand de pauvres bougres crèvent à côté de lui.
— Oui, oui! C'est ça, nous le suivrons! répéta violemment
Lapoulle. Nous verrons bien!
Il serrait les poings, le seul espoir de manger enfin le rendait fou. Son gros appétit le torturait plus que les autres, son tourment devenait tel, qu'il avait essayé de mâcher de l'herbe. Depuis l'avant-veille, depuis la nuit où la viande de cheval aux betteraves lui avait donné une dysenterie affreuse, il était à jeun, si maladroit de son grand corps, malgré sa force, que, dans la bousculade du pillage des vivres, il n'attrapait jamais rien. Il aurait payé de son sang une livre de pain.
Comme la nuit tombait, Pache se glissa parmi les arbres de la tour à Glaire, et les trois autres, prudemment, filèrent derrière lui.
— Faut pas qu'il se doute, répétait Chouteau. Méfiez-vous, s'il se retourne.
Mais, cent pas plus loin, Pache, évidemment, se crut seul, car il se mit à marcher d'un pas rapide, sans même jeter un regard en arrière. Et ils purent aisément le suivre jusque dans les carrières voisines, ils arrivèrent sur son dos, comme il dérangeait deux grosses pierres, pour prendre une moitié de pain dessous. C'était la fin de ses provisions, il avait encore de quoi faire un repas.
— Nom de Dieu de cafard! Hurla Lapoulle, voilà donc pourquoi tu te caches!… Tu vas me donner ça, c'est ma part!
Donner son pain, pourquoi donc? Si chétif qu'il fût, une colère le redressa, tandis qu'il serrait le morceau de toutes ses forces sur son coeur. Lui aussi avait faim.
— Fiche-moi la paix, entends-tu! C'est à moi!
Puis, devant le poing levé de Lapoulle, il prit sa course, galopant, dévalant des carrières dans les terres nues, du côté de Donchery. Les trois autres le poursuivaient, haletants, à toutes jambes. Mais il gagnait du terrain, plus léger, pris d'une telle peur, si entêté à garder son bien, qu'il semblait emporté par le vent. Il avait franchi près d'un kilomètre, il approchait du petit bois, au bord de l'eau, lorsqu'il rencontra Jean et Maurice, qui revenaient à leur gîte de la nuit. Au passage, il leur jeta un cri de détresse, tandis que ceux-ci, étonnés de cette chasse à l'homme, dont l'enragé galop passait devant eux, restaient plantés au bord d'un champ. Et ce fut ainsi qu'ils virent tout.
Le malheur voulut que Pache, buttant contre une pierre, s'abattit. Déjà les trois autres arrivaient, jurant, hurlant, fouettés par la course, pareils à des loups lâchés sur une proie.
— Donne ça, nom de Dieu! cria Lapoulle, ou je te fais ton affaire!
Et il levait de nouveau le poing, lorsque Chouteau lui passa, grand ouvert, le couteau mince, qui lui avait servi à saigner le cheval.
— Tiens! Le couteau!
Mais Jean s'était précipité, pour empêcher un malheur, perdant la tête lui aussi, parlant de les fourrer tous au bloc; ce qui le fit traiter par Loubet de Prussien, avec un mauvais rire, puisqu'il n'y avait plus de chefs et que les Prussiens seuls commandaient.
— Tonnerre de Dieu! répétait Lapoulle, veux-tu me donner ça!
Malgré la terreur dont il était blême, Pache serra davantage le pain contre sa poitrine, dans son obstination de paysan affamé qui ne lâche rien de ce qui est à lui.
— Non!
Alors, ce fut fini, la brute lui planta le couteau dans la gorge, si violemment, que le misérable ne cria même pas. Ses bras se détendirent, le morceau de pain roula par terre, dans le sang qui avait jailli.
Devant ce meurtre imbécile et fou, Maurice, immobile jusque-là, parut lui-même être pris brusquement de folie. Il menaçait les trois hommes du geste, il les traitait d'assassins, avec une telle véhémence, que tout son corps en tremblait. Mais Lapoulle ne semblait même pas l'entendre. Resté par terre, accroupi près du corps, il dévorait le pain, éclaboussé de gouttes rouges; il avait un air de stupidité farouche, comme étourdi par le gros bruit de ses mâchoires; tandis que Chouteau et Loubet, à le voir si terrible dans son assouvissement, n'osaient pas même lui réclamer leur part.
La nuit était complètement venue, une nuit claire, au beau ciel étoilé; et Maurice et Jean, qui avaient gagné leur petit bois, ne virent bientôt plus que Lapoulle, rôdant le long de la Meuse. Les deux autres avaient disparu, retournés sans doute au bord du canal, inquiets de ce corps qu'ils laissaient derrière eux. Lui, au contraire, semblait craindre d'aller là-bas, rejoindre les camarades. Après l'étourdissement du meurtre, alourdi par la digestion du gros morceau de pain avalé trop vite, il était évidemment saisi d'une angoisse, qui le faisait s'agiter, n'osant reprendre la route que barrait le cadavre, piétinant sans fin sur la berge, d'un pas vacillant d'irrésolution. Le remords s'éveillait-il, au fond de cette âme obscure? Ou bien n'était-ce que la terreur d'être découvert? Il allait et venait ainsi qu'une bête devant les barreaux de sa cage, avec un besoin subit et grandissant de fuir, un besoin douloureux comme un mal physique, dont il sentait qu'il mourrait, s'il ne le contentait pas. Au galop, au galop, il lui fallait sortir tout de suite de cette prison où il venait de tuer. Pourtant, il s'affaissa, il resta longtemps vautré parmi les herbes de la rive.
Dans sa révolte, Maurice, lui aussi, disait à Jean:
— Écoute, je ne puis plus rester. Je t'assure que je vais devenir fou… Ca m'étonne que le corps ait résisté, je ne me porte pas trop mal. Mais la tête déménage, oui! Elle déménage, c'est certain. Si tu me laisses encore un jour dans cet enfer, je suis perdu… Je t'en prie, partons, partons tout de suite!
Et il se mit à lui expliquer des plans extravagants d'évasion. Ils allaient traverser la Meuse à la nage, se jeter sur les sentinelles, les étrangler avec un bout de corde qu'il avait dans sa poche; ou encore ils les assommeraient à coups de pierre; ou encore ils les achèteraient à prix d'argent, revêtiraient leurs uniformes, pour franchir les lignes Prussiennes.
— Mon petit, tais-toi! répétait Jean désespéré, ça me fait peur de t'entendre dire des bêtises. Est-ce que c'est raisonnable, est- ce que c'est possible, tout ça? … Demain, nous verrons. Tais- toi!
Lui, bien qu'il eût également le coeur abreuvé de colère et de dégoût, gardait son bon sens, dans l'affaiblissement de la faim, parmi les cauchemars de cette vie qui touchait le fond de la misère humaine. Et, comme son compagnon s'affolait davantage, voulait se jeter à la Meuse, il dut le retenir, le violenter même, les yeux pleins de larmes, suppliant et grondant. Puis, tout d'un coup:
— Tiens! Regarde!
Un clapotement d'eau venait de se faire entendre. Ils virent Lapoulle, qui s'était décidé à se laisser glisser dans la rivière, après avoir enlevé sa capote, pour qu'elle ne gênât pas ses mouvements; et la tache de sa chemise faisait une blancheur très visible, au fil du courant mouvant et noir. Il nageait, il remontait doucement, guettant sans doute le point où il pourrait aborder; tandis que, sur l'autre berge, on distinguait très bien les minces silhouettes des sentinelles immobiles. Déchirant la nuit, il y eut un brusque éclair, un coup de feu qui alla rouler jusqu'aux roches de Montimont. L'eau, simplement, bouillonna, comme sous le choc de deux rames affolées qui l'auraient battue. Et ce fut tout, le corps de Lapoulle, la tache blanche se mit à descendre, abandonnée et molle dans le courant.
Le lendemain, un samedi, dès l'aube, Jean ramena Maurice au campement du 106e, avec le nouvel espoir qu'on partirait ce jour- là. Mais il n'y avait pas d'ordre, le régiment semblait comme oublié. Beaucoup étaient partis, la presqu'île se vidait, et ceux qu'on laissait là tombaient à une maladie noire. Depuis huit grands jours, la démence germait et montait dans cet enfer. La cessation des pluies, le lourd soleil de plomb n'avait fait que changer le supplice. Des chaleurs excessives achevaient d'épuiser les hommes, donnaient aux cas de dysenterie un caractère épidémique inquiétant. Les déjections, les excréments de toute cette armée malade empoisonnaient l'air d'émanations infectes. On ne pouvait plus longer la Meuse ni le canal, tellement la puanteur des chevaux et des soldats noyés, pourrissant parmi les herbes, était forte. Et, dans les champs, les chevaux morts d'inanition se décomposaient, soufflaient si violemment la peste, que les Prussiens, qui commençaient à craindre pour eux, avaient apporté des pioches et des pelles, en forçant les prisonniers à enterrer les corps.
Ce samedi-là, d'ailleurs, la disette cessa. Comme on était moins nombreux et que des vivres arrivaient de toutes parts, on passa d'un coup de l'extrême dénuement à l'abondance la plus large. On eut à volonté du pain, de la viande, du vin même, on mangea du lever au coucher du soleil, à en mourir. La nuit tomba, qu'on mangeait encore, et l'on mangea jusqu'au lendemain matin. Beaucoup en crevèrent.
Pendant la journée, Jean n'avait eu que la préoccupation de surveiller Maurice, qu'il sentait capable de toutes les extravagances. Il avait bu, il parlait de souffleter un officier allemand, pour qu'on l'emmenât. Et, le soir, Jean, ayant découvert, dans les dépendances de la tour à Glaire, un coin de cave libre, il crut sage d'y venir coucher avec son compagnon, qu'une bonne nuit calmerait peut-être. Mais ce fut la nuit la plus affreuse de leur séjour, une nuit d'épouvantement, durant laquelle ils ne purent fermer les yeux. D'autres soldats emplissaient la cave, deux étaient allongés dans le même coin, qui se mouraient, vidés par la dysenterie; et, dès que l'obscurité fut complète, ils ne cessèrent plus, des plaintes sourdes, des cris inarticulés, une agonie dont le râle allait en grandissant. Au fond des ténèbres, ce râle prenait une telle abomination, que les autres hommes couchés à côté, voulant dormir, se fâchaient, criaient aux mourants de se taire. Ceux-ci n'entendaient pas, le râle continuait, revenait, emportait tout; pendant que, du dehors, arrivait la clameur d'ivresse des camarades qui mangeaient encore, sans pouvoir se rassasier.
Alors, la détresse commença pour Maurice. Il avait tâché de fuir cette plainte d'horrible douleur qui lui mettait à la peau une sueur d'angoisse; mais, comme il se levait, à tâtons, il avait marché sur des membres, il était retombé par terre, muré avec ces mourants. Et il n'essayait même plus de s'échapper. Tout l'effroyable désastre s'évoquait, depuis le départ de Reims, jusqu'à l'écrasement de Sedan. Il lui semblait que la passion de l'armée de Châlons s'achevait seulement cette nuit-là, dans la nuit d'encre de cette cave, où râlaient deux soldats, qui empêchaient les camarades de dormir. L'armée de la désespérance, le troupeau expiatoire, envoyé en holocauste, avait payé les fautes de tous du flot rouge de son sang, à chacune de ses stations. Et, maintenant, égorgée sans gloire, couverte de crachats, elle tombait au martyre, sous ce châtiment qu'elle n'avait pas mérité si rude. C'était trop, il en était soulevé de colère, affamé de justice, dans un besoin brûlant de se venger du destin.
Lorsque l'aube parut, l'un des soldats était mort, l'autre râlait toujours.
— Allons, viens, mon petit, dit Jean avec douceur. Nous allons prendre l'air, ça vaudra mieux.
Mais, dehors, par la belle matinée déjà chaude, lorsque tous deux eurent suivi la berge et se trouvèrent près du village d'Iges, Maurice s'exalta davantage, le poing tendu, là-bas, vers le vaste horizon ensoleillé du champ de bataille, le plateau d'Illy en face, Saint-Menges à gauche, le bois de la Garenne à droite.
— Non, non! Je ne peux plus, je ne peux plus voir ça! C'est d'avoir ça devant moi qui me troue le coeur et me fend le crâne… Emmène-moi, emmène-moi tout de suite!
Ce jour-là était encore un dimanche, des volées de cloche venaient de Sedan, tandis qu'on entendait déjà au loin une musique allemande. Mais le 106e n'avait toujours pas d'ordre, et Jean, effrayé du délire croissant de Maurice, se décida à tenter un moyen qu'il mûrissait depuis la veille. Devant le poste Prussien, sur la route, un départ se préparait, celui d'un autre régiment, le 5e de ligne. Une grande confusion régnait dans la colonne, dont un officier, parlant mal le Français, n'arrivait pas à faire le recensement. Et, tous deux alors, ayant arraché de leur uniforme le collet et les boutons, pour n'être pas trahis par le numéro, filèrent au milieu de la cohue, passèrent le pont, se trouvèrent dehors. Sans doute, Chouteau et Loubet avaient eu la même idée, car ils les aperçurent derrière eux, avec leurs regards inquiets d'assassin.
Ah! quel soulagement, à cette première minute heureuse! Dehors, il semblait que ce fût une résurrection, la lumière vivante, l'air sans bornes, le réveil fleuri de toutes les espérances. Quel que pût être leur malheur à présent, ils ne le redoutaient plus, ils en riaient, au sortir de cet effrayant cauchemar du camp de la misère.
Pour la dernière fois, le matin, Jean et Maurice venaient d'entendre les sonneries si gaies des clairons Français; et ils marchaient maintenant, en route pour l'Allemagne, parmi le troupeau des prisonniers, que précédaient et suivaient des pelotons de soldats Prussiens, tandis que d'autres les surveillaient, à gauche et à droite, la baïonnette au fusil. On n'entendait plus, à chaque poste, que les trompettes allemandes, aux notes aigres et tristes.
Maurice fut heureux de constater que la colonne tournait à gauche et qu'elle traverserait Sedan. Peut-être aurait-il la chance d'apercevoir une fois encore sa soeur Henriette. Mais les cinq kilomètres qui séparaient la presqu'île d'Iges de la ville, suffirent pour gâter sa joie de se sentir hors du cloaque, où il avait agonisé pendant neuf jours. C'était un autre supplice, ce convoi pitoyable de prisonniers, des soldats sans armes, les mains ballantes, menés comme des moutons, dans un piétinement hâtif et peureux. Vêtus de loques, souillés d'avoir été abandonnés dans leur ordure, amaigris par un jeûne d'une grande semaine, ils ne ressemblaient plus qu'à des vagabonds, des rôdeurs louches, que des gendarmes auraient ramassés par les routes, d'un coup de filet. Dès le faubourg De Torcy, comme des hommes s'arrêtaient et que des femmes se mettaient sur les portes, d'un air de sombre commisération, un flot de honte étouffa Maurice, il baissa la tête, la bouche amère.
Jean, d'esprit pratique et de peau plus dure, ne songeait qu'à leur sottise, de n'avoir pas emporté chacun un pain. Dans l'effarement de leur départ, ils s'en étaient même allés à jeun; et la faim, une fois encore, leur cassait les jambes. D'autres prisonniers devaient être dans le même cas, car plusieurs tendaient de l'argent, suppliaient qu'on leur vendît quelque chose. Il y en avait un, très grand, l'air très malade, qui agitait une pièce d'or, l'offrant au bout de son long bras, par- dessus la tête des soldats de l'escorte, avec le désespoir de ne rien trouver à acheter. Et ce fut alors que Jean, qui guettait, aperçut de loin, devant une boulangerie, une douzaine de pains en tas. Tout de suite, avant les autres, il jeta cent sous, voulut prendre deux de ces pains. Puis, comme le Prussien qui se trouvait près de lui, le repoussait brutalement, il s'entêta à ramasser au moins sa pièce. Mais, déjà, le capitaine, auquel la surveillance de la colonne était confiée, un petit chauve, de figure insolente, accourait. Il leva sur Jean la crosse de son revolver, il jura qu'il fendrait la tête au premier qui oserait bouger. Et tous avaient plié les épaules, baissé les yeux, tandis que la marche continuait, avec le sourd roulement des pieds, dans cette soumission frémissante du troupeau.
— Oh! Le gifler, celui-là! murmura ardemment Maurice, le gifler, lui casser les dents d'un revers de main!
Dès lors, la vue de ce capitaine, de cette méprisante figure à gifles, lui devint insupportable. D'ailleurs, on entrait dans Sedan, on passait sur le pont de Meuse; et les scènes de brutalité se renouvelaient, se multipliaient. Une femme, une mère sans doute, qui voulait embrasser un sergent tout jeune, venait d'être écartée d'un coup de crosse, si violemment, qu'elle en était tombée à terre. Sur la place Turenne, ce furent des bourgeois qu'on bouscula, parce qu'ils jetaient des provisions aux prisonniers. Dans la Grande-Rue, un de ceux-ci, ayant glissé en prenant une bouteille qu'une dame lui offrait, fut relevé à coups de botte. Sedan, qui depuis huit jours voyait ainsi passer ce misérable bétail de la défaite, conduit au bâton, ne s'y accoutumait pas, était agité, à chaque défilé nouveau, d'une fièvre sourde de pitié et de révolte.
Cependant, Jean, lui aussi, songeait à Henriette; et brusquement, l'idée de Delaherche lui vint. Il poussa du coude son ami.
— Hein? Tout à l'heure, ouvre l'oeil, si nous passons dans la rue!
En effet, dès qu'ils entrèrent dans la rue Maqua, ils aperçurent de loin plusieurs têtes, penchées à une des fenêtres monumentales de la fabrique. Puis, ils reconnurent Delaherche et sa femme Gilberte, accoudés, ayant, derrière eux, debout, la haute figure sévère de Madame Delaherche. Ils avaient des pains, le fabricant les lançait aux affamés qui tendaient des mains tremblantes, implorantes.
Maurice, tout de suite, avait remarqué que sa soeur n'était pas là; tandis que Jean, inquiet de voir les pains voler, craignit qu'il n'en restât pas un pour eux. Il agita le bras, criant:
— À nous! à nous!
Ce fut, chez les Delaherche, une surprise presque joyeuse. Leur visage, pâli de pitié, s'éclaira, tandis que des gestes, heureux de la rencontre, leur échappaient. Et Gilberte tint à jeter elle- même le dernier pain dans les bras de Jean, ce qu'elle fit avec une si aimable maladresse, qu'elle en éclata d'un joli rire.
Ne pouvant s'arrêter, Maurice se retourna, demandant à la volée, d'un ton inquiet d'interrogation:
— Et Henriette? Henriette?
Alors, Delaherche répondit par une longue phrase. Mais sa voix se perdit, au milieu du roulement des pieds. Il dut comprendre que le jeune homme ne l'avait pas entendu, car il multiplia les signes, il en répéta un surtout, là-bas, vers le sud. Déjà, la colonne s'engageait dans la rue du Ménil, la façade de la fabrique disparut, avec les trois têtes qui se penchaient, tandis qu'une main agitait un mouchoir.
— Qu'est-ce qu'il a dit? demanda Jean.
Maurice, tourmenté, regardait en arrière, vainement.
— Je ne sais pas, je n'ai pas compris… Me voilà dans l'inquiétude, tant que je n'aurai pas de nouvelles.
Et le piétinement continuait, les Prussiens hâtaient encore la marche avec leur brutalité de vainqueurs, le troupeau sortit de Sedan par la porte du Ménil, allongé en une file étroite qui galopait, comme dans la peur des chiens.
Lorsqu'ils traversèrent Bazeilles, Jean et Maurice songèrent à Weiss, cherchèrent les cendres de la petite maison, si vaillamment défendue. On leur avait conté, au camp de la misère, la dévastation du village, les incendies, les massacres; et ce qu'ils voyaient dépassait les abominations rêvées. Après douze jours, les tas de décombres fumaient encore. Des murs croulants s'étaient abattus, il ne restait pas dix maisons intactes. Mais ce qui les consola un peu, ce fut de rencontrer des brouettes, des charrettes pleines de casques et de fusils Bavarois, ramassés après la lutte. Cette preuve qu'on en avait tué beaucoup, de ces égorgeurs et de ces incendiaires, les soulageait.
C'était à Douzy que devait avoir lieu la grande halte, pour permettre aux hommes de déjeuner. On n'y arriva point sans souffrance. Très vite, les prisonniers se fatiguaient, épuisés par leur jeûne. Ceux qui, la veille, s'étaient gorgés de nourriture, avaient des vertiges, alourdis, les jambes cassées; car cette gloutonnerie, loin de réparer leurs forces perdues, n'avait fait que les affaiblir davantage. Aussi, lorsqu'on s'arrêta dans un pré, à gauche du village, les malheureux se laissèrent-ils tomber sur l'herbe, sans courage pour manger. Le vin manquait, des femmes charitables qui voulurent s'approcher avec des bouteilles, furent chassées par les sentinelles. Une d'elles, prise de peur, tomba, se démit le pied; et il y eut des cris, des larmes, toute une scène révoltante, pendant que les Prussiens, qui avaient confisqué les bouteilles, les buvaient. Cette tendresse pitoyable des paysans pour les pauvres soldats emmenés en captivité, se manifestait ainsi à chaque pas, tandis qu'on les disait d'une rudesse farouche envers les généraux. À Douzy même, quelques jours auparavant, les habitants avaient hué un convoi de généraux qui se rendaient, sur parole, à Pont-à-Mousson. Les routes n'étaient pas sûres pour les officiers: des hommes en blouse, des soldats évadés, des déserteurs peut-être, sautaient sur eux avec des fourches, voulaient les massacrer, ainsi que des lâches et des vendus, dans cette légende de la trahison, qui, vingt ans plus tard, devait encore vouer à l'exécration de ces campagnes tous les chefs ayant porté l'épaulette.
Maurice et Jean mangèrent la moitié de leur pain, qu'ils eurent la chance d'arroser de quelques gorgées d'eau-de-vie, un brave fermier étant parvenu à emplir leur gourde. Mais, ce qui fut terrible ensuite, ce fut de se remettre en route. On devait coucher à Mouzon, et bien que l'étape se trouvât courte, l'effort à faire paraissait excessif. Les hommes ne purent se relever sans crier, tellement leurs membres las se raidissaient au moindre repos. Beaucoup, dont les pieds saignaient, se déchaussèrent, pour continuer la marche. La dysenterie les ravageait toujours, il en tomba un, dès le premier kilomètre, qu'on dut pousser contre un talus. Deux autres, plus loin, s'affaissèrent au pied d'une haie, où une vieille femme ne les ramassa que le soir. Tous chancelaient, en s'appuyant sur des cannes, que les Prussiens, par dérision peut-être, leur avaient permis de couper, à la lisière d'un petit bois. Ce n'était plus qu'une débandade de gueux, couverts de plaies, hâves et sans souffle. Et les violences se renouvelaient, ceux qui s'écartaient, même pour quelque besoin naturel, étaient ramenés à coups de bâton. À la queue, le peloton formant l'escorte avait l'ordre de pousser les traînards, la baïonnette dans les reins. Un sergent ayant refusé d'aller plus loin, le capitaine commanda à deux hommes de le prendre sous les bras, de le traîner, jusqu'à ce que le misérable consentît à marcher de nouveau. Et c'était surtout le supplice, cette figure à gifles, ce petit officier chauve, qui abusait de ce qu'il parlait très correctement le Français, pour injurier les prisonniers dans leur langue, en phrases sèches et cinglantes comme des coups de cravache.
— Oh! répétait rageusement Maurice, le tenir, celui-là, et lui tirer tout son sang, goutte à goutte!
Il était à bout de force, plus malade encore de colère rentrée que d'épuisement. Tout l'exaspérait, jusqu'à ces sonneries aigres des trompettes Prussiennes, qui l'auraient fait hurler comme une bête, dans l'énervement de sa chair. Jamais il n'arriverait à la fin du cruel voyage, sans se faire casser la tête. Déjà, lorsqu'on traversait le moindre des hameaux, il souffrait affreusement, en voyant les femmes qui le regardaient d'un air de grande pitié. Que serait-ce, quand on entrerait en Allemagne, que les populations des villes se bousculeraient, pour l'accueillir, au passage, d'un rire insultant? Et il évoquait les wagons à bestiaux où l'on allait les entasser, les dégoûts et les tortures de la route, la triste existence des forteresses, sous le ciel d'hiver, chargé de neige. Non, non! Plutôt la mort tout de suite, plutôt risquer de laisser sa peau au détour d'un chemin, sur la terre de France, que de pourrir là-bas, au fond d'une casemate noire, pendant des mois peut-être!
— Écoute, dit-il tout bas à Jean, qui marchait près de lui, nous allons attendre de passer le long d'un bois, et d'un saut nous filerons parmi les arbres… La frontière belge n'est pas loin, nous trouverons bien quelqu'un pour nous y conduire.
Jean eut un frémissement, d'esprit plus net et plus froid, malgré la révolte qui finissait par le faire rêver aussi d'évasion.
— Es-tu fou! Ils tireront, nous y resterons tous les deux.
Mais, d'un geste, Maurice disait qu'il y avait des chances pour qu'on les manquât, et puis, après tout, que, s'ils y restaient, ce serait tant pis!
— Bon! continua Jean, mais Qu'est-ce que nous deviendrons, ensuite, avec nos uniformes? Tu vois bien que la campagne est pleine de postes Prussiens. Il faudrait au moins d'autres vêtements… C'est trop dangereux, mon petit, jamais je ne te laisserai faire une pareille folie.
Et il dut le retenir, il lui avait pris le bras, il le serrait contre lui, comme s'ils se fussent soutenus mutuellement, pendant qu'il continuait à le calmer, de son air bourru et tendre.
Derrière leur dos, à ce moment, des voix chuchotantes leur firent tourner la tête. C'étaient Chouteau et Loubet, partis le matin, en même temps qu'eux, de la presqu'île d'Iges, et qu'ils avaient évités jusque-là. Maintenant, les deux gaillards marchaient sur leurs talons. Chouteau devait avoir entendu les paroles de Maurice, son plan de fuite au travers d'un taillis, car il le reprenait pour son compte. Il murmurait dans leur cou:
— Dites donc, nous en sommes. C'est une riche idée, de foutre le camp. Déjà, des camarades sont partis, nous n'allons bien sûr pas nous laisser traîner comme des chiens jusque dans le pays à ces cochons… Hein? à nous quatre, ça va-t-il, de prendre un courant d'air?
Maurice s'enfiévrait de nouveau, et Jean dut se retourner, pour dire au tentateur:
— Si tu es pressé, cours devant… Qu'est-ce que tu espères donc?
Devant le clair regard du caporal, Chouteau se troubla un peu. Il lâcha la raison vraie de son insistance.
— Dame! Si nous sommes quatre, ça sera plus commode… Y en aura toujours bien un ou deux qui passeront.
Alors, d'un signe énergique de la tête, Jean refusa tout à fait. Il se méfiait du monsieur, comme il disait, il craignait quelque traîtrise. Et il lui fallut employer toute son autorité sur Maurice, pour l'empêcher de céder, car une occasion se présentait justement, on longeait un petit bois très touffu, qu'un champ obstrué de broussailles séparait seul de la route. Traverser ce champ au galop, disparaître dans le fourré, n'était-ce pas le salut?
Jusque-là, Loubet n'avait rien dit. Son nez inquiet flairait le vent, ses yeux vifs de garçon adroit guettaient la minute favorable, dans sa résolution bien arrêtée de ne pas aller moisir en Allemagne. Il devait se fier à ses jambes et à sa malignité, qui l'avaient toujours tiré d'affaire. Et, brusquement, il se décida.
— Ah! zut! j'en ai assez, je file!
D'un bond, il s'était jeté dans le champ voisin, lorsque Chouteau l'imita, galopant à son côté. Tout de suite, deux Prussiens de l'escorte se mirent à leur poursuite, sans qu'aucun autre songeât à les arrêter d'une balle. Et la scène fut si brève, qu'on ne put d'abord s'en rendre compte. Loubet, faisant des crochets parmi les broussailles, allait s'échapper sûrement, tandis que Chouteau, moins agile, était déjà sur le point d'être pris. Mais, d'un suprême effort, celui-ci regagna du terrain, se jeta entre les jambes du camarade, qu'il culbuta; et, pendant que les deux Prussiens se précipitaient sur l'homme à terre, pour le maintenir, l'autre sauta dans le bois, disparut. Quelques coups de feu partirent, on se souvenait des fusils. Il y eut même, parmi les arbres, une tentative de battue, inutile.
À terre, cependant, les deux soldats assommaient Loubet. Hors de lui, le capitaine s'était précipité, parlant de faire un exemple; et, devant cet encouragement, les coups de pied, les coups de crosse continuaient de pleuvoir, si bien que, lorsqu'on releva le malheureux, il avait un bras cassé et la tête fendue. Il expira, avant d'arriver à Mouzon, dans la petite charrette d'un paysan, qui avait bien voulu le prendre.
— Tu vois, se contenta de murmurer Jean à l'oreille de Maurice.
D'un regard, là-bas, vers le bois impénétrable, tous deux disaient leur colère contre le bandit qui galopait, libre maintenant; tandis qu'ils finissaient par se sentir pleins de pitié pour le pauvre diable, sa victime, un fricoteur qui ne valait sûrement pas cher, mais tout de même un garçon gai, débrouillard et pas bête. Voilà comment il se faisait que, si malin qu'on fût, on se laissait tout de même manger un jour!
À Mouzon, malgré cette leçon terrible, Maurice fut de nouveau hanté par son idée fixe de fuir. On était arrivé dans un tel état de lassitude, que les Prussiens durent aider les prisonniers, pour dresser les quelques tentes mises à leur disposition. Le campement se trouvait, près de la ville, dans un terrain bas et marécageux; et le pis était qu'un autre convoi y ayant campé la veille, le sol disparaissait sous l'ordure: un véritable cloaque, d'une saleté immonde. Il fallut, pour se protéger, étaler à terre de larges pierres plates, qu'on eut la chance de découvrir près de là. La soirée, d'ailleurs, fut moins dure, la surveillance des Prussiens se relâchait un peu, depuis que le capitaine avait disparu, installé sans doute dans quelque auberge. D'abord, les sentinelles tolérèrent que des enfants jetassent aux prisonniers des fruits, des pommes et des poires, par-dessus leurs têtes. Ensuite, elles laissèrent les habitants du voisinage envahir le campement, de sorte qu'il y eut bientôt une foule de marchands improvisés, des hommes et des femmes qui débitaient du pain, du vin, même des cigares. Tous ceux qui avaient de l'argent, mangèrent, burent, fumèrent. Sous le pâle crépuscule, cela mettait comme un coin de marché forain, d'une bruyante animation.
Mais, derrière leur tente, Maurice s'exaltait, répétait à Jean:
— Je ne peux plus, je filerai, dès que la nuit va être noire… Demain, nous nous éloignerons de la frontière, il ne sera plus temps.
— Eh bien! Filons, finit par dire Jean, à bout de résistance, cédant lui aussi à cette hantise de la fuite. Nous le verrons, si nous y laissons la peau.
Seulement, il dévisagea dès lors les vendeurs, autour de lui. Des camarades venaient de se procurer des blouses et des pantalons, le bruit courait que des habitants charitables avaient créé de véritables magasins de vêtements, pour faciliter les évasions de prisonniers. Et, presque tout de suite, son attention fut attirée par une belle fille, une grande blonde de seize ans, aux yeux superbes, qui tenait à son bras trois pains dans un panier. Elle ne criait pas sa marchandise comme les autres, elle avait un sourire engageant et inquiet, la démarche hésitante. Lui, la regarda fixement, et leurs regards se rencontrèrent, restèrent un instant l'un dans l'autre. Alors, elle s'approcha, avec son sourire embarrassé de belle fille qui s'offrait.
— Voulez-vous du pain?
Il ne répondit pas, l'interrogea d'un petit signe. Puis, comme elle disait oui, de la tête, il se hasarda, à voix très basse.
— Il y a des vêtements?
— Oui, sous les pains.
Et, très haut, elle se décida à crier sa marchandise: «du pain! Du pain! Qui achète du pain?» Mais, quand Maurice voulut lui glisser vingt francs, elle retira la main d'un geste brusque, elle se sauva, après leur avoir laissé le panier. Ils la virent pourtant qui se retournait encore, qui leur jetait le rire tendre et ému de ses beaux yeux.
Lorsqu'ils eurent le panier, Jean et Maurice tombèrent dans un trouble extrême. Ils s'étaient écartés de leur tente, et jamais ils ne purent la retrouver, tellement ils s'effaraient. Où se mettre? Comment changer de vêtements? Ce panier, que Jean portait d'un air gauche, il leur semblait que tout le monde le fouillait des yeux, en voyait au grand jour le contenu. Enfin, ils se décidèrent, entrèrent dans la première tente vide, où, éperdument, ils passèrent chacun un pantalon et une blouse, après avoir remis sous les pains leurs effets d'uniforme. Et ils abandonnèrent le tout. Mais ils n'avaient trouvé qu'une casquette de laine, dont Jean avait forcé Maurice à se coiffer. Lui, nu-tête, exagérant le péril, se croyait perdu. Aussi s'attardait-il, en quête d'une coiffure quelconque, lorsque l'idée lui vint d'acheter son chapeau à un vieil homme très sale qui vendait des cigares.
— À trois sous pièce, à cinq sous les deux, les cigares de
Bruxelles!
Depuis la bataille de Sedan, il n'y avait plus de douane, tout le flot belge entrait librement; et le vieil homme en guenilles venait de réaliser de très beaux bénéfices, ce qui ne l'empêcha pas d'avoir de grosses prétentions, lorsqu'il eut compris pourquoi l'on voulait acheter son chapeau, un feutre graisseux, troué de part en part. Il ne le lâcha que contre deux pièces de cent sous, en geignant qu'il allait sûrement s'enrhumer.
Jean, d'ailleurs, venait d'avoir une autre idée, celle de lui acheter aussi son fonds de magasin, les trois douzaines de cigares qu'il promenait encore. Et, sans attendre, le chapeau enfoncé sur les yeux, il cria, d'une voix traînante:
— À trois sous les deux, à trois sous les deux, les cigares de
Bruxelles!
Cette fois, c'était le salut. Il fit signe à Maurice de le précéder. Celui-ci avait eu la chance de ramasser par terre un parapluie; et, comme il tombait quelques gouttes d'eau, il l'ouvrit tranquillement, pour traverser la ligne des sentinelles.
— À trois sous les deux, à trois sous les deux, les cigares de
Bruxelles!
En quelques minutes, Jean fut débarrassé de sa marchandise. On se pressait, on riait: en voilà donc un qui était raisonnable, qui ne volait pas le pauvre monde! Attirés par le bon marché, des Prussiens s'approchèrent aussi, et il dut faire du commerce avec eux. Il avait manoeuvré de façon à franchir l'enceinte gardée, il vendit ses deux derniers cigares à un gros sergent barbu, qui ne parlait pas un mot de Français.
— Ne marche donc pas si vite, sacré bon Dieu! répétait Jean dans le dos de Maurice. Tu vas nous faire reprendre.
Leurs jambes, malgré eux, les emportaient. Il leur fallut un effort immense pour s'arrêter un instant à l'angle de deux routes, parmi des groupes qui stationnaient devant une auberge. Des bourgeois causaient là, l'air paisible, avec des soldats allemands; et ils affectèrent d'écouter, ils risquèrent même quelques mots, sur la pluie qui pourrait bien se remettre à tomber toute la nuit. Un homme, un monsieur gras, qui les regardait avec persistance, les faisait trembler.
Puis, comme il souriait d'un air très bon, ils se risquèrent, tout bas.
— Monsieur, le chemin pour aller en Belgique est-il gardé?
— Oui, mais traversez d'abord ce bois, puis prenez à gauche, à travers champs.
Dans le bois, dans le grand silence noir des arbres immobiles, quand ils n'entendirent plus rien, que plus rien ne remua et qu'ils se crurent sauvés, une émotion extraordinaire les jeta aux bras l'un de l'autre. Maurice pleurait à gros sanglots, tandis que des larmes lentes ruisselaient sur les joues de Jean. C'était la détente de leur long tourment, la joie de se dire que la douleur allait peut-être avoir pitié d'eux. Et ils se serraient d'une étreinte éperdue, dans la fraternité de tout ce qu'ils venaient de souffrir ensemble; et le baiser qu'ils échangèrent alors leur parut le plus doux et le plus fort de leur vie, un baiser tel qu'ils n'en recevraient jamais d'une femme, l'immortelle amitié, l'absolue certitude que leurs deux coeurs n'en faisaient plus qu'un, pour toujours.
— Mon petit, reprit Jean d'une voix tremblante, quand ils se furent dégagés, c'est déjà très bon d'être ici, mais nous ne sommes pas au bout… Faudrait s'orienter un peu.
Maurice, bien qu'il ne connût pas ce point de la frontière, jura qu'il suffisait de marcher devant soi. Tous deux alors, l'un derrière l'autre, se glissèrent, filèrent avec précaution, jusqu'à la lisière des taillis. Là, se rappelant l'indication du bourgeois obligeant, ils voulurent tourner à gauche, pour couper à travers des chaumes. Mais, comme ils rencontraient une route, bordée de peupliers, ils aperçurent le feu d'un poste Prussien, qui barrait le passage. La baïonnette d'une sentinelle luisait, des soldats achevaient leur soupe en causant. Et ils rebroussèrent chemin, se rejetèrent au fond du bois, avec la terreur d'être poursuivis. Ils croyaient entendre des voix, des pas, ils battirent ainsi les fourrés pendant près d'une heure, perdant toute direction, tournant sur eux-mêmes, emportés parfois dans un galop, comme des bêtes fuyant sous les broussailles, parfois immobilisés, suant l'angoisse, devant des chênes immobiles qu'ils prenaient pour des Prussiens. Enfin, ils débouchèrent de nouveau sur le chemin bordé de peupliers, à dix pas de la sentinelle, près des soldats, en train de se chauffer tranquillement.
— Pas de chance! gronda Maurice, c'est un bois enchanté.
Mais, cette fois, on les avait entendus. Des branches s'étaient cassées, des pierres roulaient. Et, comme au qui vive de la sentinelle, ils se mirent à galoper, sans répondre, le poste prit les armes, des coups de feu partirent, criblant de balles le taillis.
— Nom de Dieu! Jura d'une voix sourde Jean, qui retint un cri de douleur.
Il venait de recevoir dans le mollet gauche un coup de fouet, dont la violence l'avait culbuté contre un arbre.
— Touché? demanda Maurice, anxieux.
— Oui, à la jambe, c'est foutu!
Tous deux écoutaient encore, haletants, avec l'épouvante d'entendre un tumulte de poursuite, sur leurs talons. Mais les coups de feu avaient cessé, et rien ne bougeait plus, dans le grand silence frissonnant qui retombait. Le poste, évidemment, ne se souciait pas de s'engager parmi les arbres.
Jean, qui s'efforçait de se remettre debout, étouffa une plainte.
Et Maurice le soutint.
— Tu ne peux plus marcher?
— Je crois bien que non!
Une colère l'envahit, lui si calme. Il serrait les poings, il se serait battu.
— Ah! bon Dieu de bon Dieu! Si ce n'est pas une malchance! Se laisser abîmer la patte, lorsqu'on a tant besoin de courir! Ma parole, c'est à se ficher au fumier!… File tout seul, toi!
Gaiement, Maurice se contenta de répondre:
— Tu es bête!
Il lui avait pris le bras, il l'aidait, tous les deux ayant la hâte de s'éloigner. Au bout de quelques pas, faits péniblement, d'un héroïque effort, ils s'arrêtèrent, de nouveau inquiets, en apercevant devant eux une maison, une sorte de petite ferme, à la lisière du bois. Pas une lumière ne luisait aux fenêtres, la porte de la cour était grande ouverte, sur le bâtiment vide et noir. Et, quand ils se furent enhardis jusqu'à pénétrer dans cette cour, ils s'étonnèrent d'y trouver un cheval tout sellé, sans que rien indiquât pourquoi ni comment il était là. Peut-être le maître allait-il revenir, peut-être gisait-il derrière quelque buisson, la tête trouée. Jamais ils ne le surent.
Mais un projet brusque était né chez Maurice, qui en parut tout ragaillardi.
— Écoute, la frontière est trop loin, et puis, décidément, il faudrait un guide… Tandis que, si nous allions à Remilly, chez l'oncle Fouchard, je serais certain de t'y conduire les yeux fermés, tellement je connais les moindres chemins de traverse… Hein? C'est une idée, je vais te hisser sur ce cheval, et l'oncle Fouchard nous prendra bien toujours.
D'abord, il voulut lui examiner la jambe. Il y avait deux trous, la balle devait être ressortie après avoir cassé le tibia. L'hémorragie était faible, il se contenta de bander fortement le mollet avec son mouchoir.
— File donc tout seul! répétait Jean.
— Tais-toi, tu es bête!
Lorsque Jean fut solidement installé sur la selle, Maurice prit la bride du cheval, et l'on partit. Il devait être près de onze heures, il comptait bien faire en trois heures le trajet, même si l'on ne marchait qu'au pas. Mais la pensée d'une difficulté imprévue le désespéra un instant: comment allaient-ils traverser la Meuse, pour passer sur la rive gauche? Le pont de Mouzon était certainement gardé. Enfin, il se rappela qu'il y avait un bac, en aval, à Villers; et, au petit bonheur, comptant que la chance leur serait enfin favorable, il se dirigea vers ce village, à travers les prairies et les labours de la rive droite. Tout se présenta assez bien d'abord, ils n'eurent qu'à éviter une patrouille de cavalerie, ils restèrent près d'un quart d'heure immobiles, dans l'ombre d'un mur. La pluie s'était remise à tomber, la marche devenait seulement très pénible pour lui, forcé de piétiner parmi les terres détrempées, à côté du cheval, heureusement un brave homme de cheval, fort docile. À Villers, la chance fut en effet pour eux: le bac, qui venait justement, à cette heure de nuit, de passer un officier Bavarois, put les prendre tout de suite, les déposer sur l'autre rive, sans encombre. Et les dangers, les fatigues terribles ne commencèrent qu'au village, où ils faillirent rester entre les mains des sentinelles, échelonnées tout le long de la route de Remilly. De nouveau, ils se rejetèrent dans les champs, au hasard des petits chemins creux, des sentiers étroits, à peine frayés. Les moindres obstacles les obligeaient à des détours énormes. Ils franchissaient les haies et les fossés, s'ouvraient un passage au coeur des taillis impénétrables. Jean, pris par la fièvre, sous la pluie fine, s'était affaissé en travers de la selle, à moitié évanoui, cramponné des deux mains à la crinière du cheval; tandis que Maurice, qui avait passé la bride dans son bras droit, devait lui soutenir les jambes, pour qu'il ne glissât pas. Pendant plus d'une lieue, pendant près de deux heures encore, cette marche épuisante s'éternisa, au milieu des cahots, des glissements brusques, des pertes d'équilibre, dans lesquelles, à chaque instant, la bête et les deux hommes manquaient de s'effondrer. Ils n'étaient plus qu'un convoi d'extrême misère, couverts de boue, le cheval tremblant sur les pieds, l'homme qu'il portait inerte, comme expiré dans un dernier hoquet, l'autre, éperdu, hagard, allant toujours, par l'unique effort de sa charité fraternelle. Le jour se levait, il pouvait être cinq heures, lorsqu'ils arrivèrent enfin à Remilly.
Dans la cour de sa petite ferme, qui dominait le village, au sortir du défilé d'Haraucourt, le père Fouchard chargeait sa carriole de deux moutons tués la veille. La vue de son neveu, dans un si triste équipage, le bouscula à un tel point, qu'il s'écria brutalement, après les premières explications:
— Que je vous garde, toi et ton ami? … Pour avoir des histoires avec les Prussiens, ah! non, par exemple! J'aimerais mieux crever tout de suite!
Pourtant, il n'osa empêcher Maurice et Prosper de descendre Jean de cheval et de l'allonger sur la grande table de la cuisine. Silvine courut chercher son propre traversin, qu'elle glissa sous la tête du blessé, toujours évanoui. Mais le vieux grondait, exaspéré de voir cet homme sur sa table, disant qu'il y était fort mal, demandant pourquoi on ne le portait pas tout de suite à l'ambulance, puisqu'on avait la chance d'avoir une ambulance à Remilly, près de l'église, dans l'ancienne maison d'école, un reste de couvent, où se trouvait une grande salle très commode.
— À l'ambulance! Se récria Maurice à son tour, pour que les Prussiens l'envoient en Allemagne, après sa guérison, puisque tout blessé leur appartient!… Est-ce que vous vous fichez de moi, l'oncle? Je ne l'ai pas amené jusqu'ici pour le leur rendre.
Les choses se gâtaient, l'oncle parlait de les flanquer à la porte, lorsque le nom d'Henriette fut prononcé.
— Comment, Henriette? demanda le jeune homme.
Et il finit par savoir que sa soeur était à Remilly depuis l'avant-veille, si mortellement triste de son deuil, que le séjour de Sedan, où elle avait vécu heureuse, lui était devenu intolérable. Une rencontre avec le docteur Dalichamp, de Raucourt, qu'elle connaissait, l'avait décidée à venir s'installer chez le père Fouchard, dans une petite chambre, pour se donner tout entière aux blessés de l'ambulance voisine. Cela seul, disait- elle, la distrairait. Elle payait sa pension, elle était, à la ferme, la source de mille douceurs qui la faisaient regarder par le vieux d'un oeil de complaisance. Quand il gagnait, c'était toujours beau.
— Ah! ma soeur est ici! répétait Maurice. C'est donc ça que Monsieur Delaherche voulait me dire, avec son grand geste que je ne comprenais pas!… Eh bien! Si elle est ici, ça va tout seul, nous restons.
Tout de suite, il voulut aller lui-même, malgré sa fatigue, la chercher à l'ambulance, où elle avait passé la nuit; tandis que l'oncle se fâchait maintenant de ne pouvoir filer avec sa carriole et ses deux moutons, pour son commerce de boucher ambulant, au travers des villages, tant que cette sacrée affaire de blessé qui lui tombait sur les bras, ne serait pas finie.
Lorsque Maurice ramena Henriette, ils surprirent le père Fouchard en train d'examiner soigneusement le cheval, que Prosper venait de conduire à l'écurie. Une bête fatiguée, mais diablement solide, et qui lui plaisait! En riant, le jeune homme dit qu'il lui en faisait cadeau. Henriette, de son côté, le prit à part, lui expliqua que Jean payerait, qu'elle-même se chargeait de lui, qu'elle le soignerait dans la petite chambre, derrière l'étable, où certes pas un Prussien n'irait le chercher. Et le père Fouchard, maussade, mal convaincu encore qu'il trouverait au fond de tout ça un vrai bénéfice, finit cependant par monter dans sa carriole et par s'en aller, en la laissant libre d'agir à sa guise.
Alors, en quelques minutes, aidée de Silvine et de Prosper, Henriette organisa la chambre, y fit porter Jean, que l'on coucha dans un lit tout frais, sans qu'il donnât d'autres signes de vie que des balbutiements vagues. Il ouvrait les yeux, regardait, ne semblait voir personne. Maurice achevait de boire un verre de vin et de manger un reste de viande, tout d'un coup anéanti, dans la détente de sa fatigue, lorsque le docteur Dalichamp arriva, comme tous les matins, pour sa visite à l'ambulance; et le jeune homme trouva encore la force de le suivre, avec sa soeur, au chevet du blessé, anxieux de savoir.
Le docteur était un homme court, à la grosse tête ronde, dont le collier de barbe et les cheveux grisonnaient. Son visage coloré s'était durci, pareil à ceux des paysans, dans sa continuelle vie au grand air, toujours en marche pour le soulagement de quelque souffrance; tandis que ses yeux vifs, son nez têtu, ses lèvres bonnes disaient son existence entière de brave homme charitable, un peu braque parfois, médecin sans génie, dont une longue pratique avait fait un excellent guérisseur.
Lorsqu'il eut examiné Jean, toujours assoupi, il murmura:
— Je crains bien que l'amputation ne devienne nécessaire.
Ce fut un chagrin pour Maurice et Henriette.
Pourtant, il ajouta:
— Peut-être pourra-t-on lui conserver sa jambe, mais il faudra de grands soins, et ce sera très long… En ce moment, il est sous le coup d'une telle dépression physique et morale, que l'unique chose à faire est de le laisser dormir… Nous verrons demain.
Puis, quand il l'eut pansé, il s'intéressa à Maurice, qu'il avait connu enfant, autrefois.
— Et vous, mon brave, vous seriez mieux dans un lit que sur cette chaise.
Comme s'il n'entendait pas, le jeune homme regardait fixement devant lui, les yeux perdus. Dans l'ivresse de sa fatigue, une fièvre remontait, une surexcitation nerveuse extraordinaire, toutes les souffrances, toutes les révoltes amassées depuis le commencement de la campagne. La vue de son ami agonisant, le sentiment de sa propre défaite, nu, sans armes, bon à rien, la pensée que tant d'héroïques efforts avaient abouti à une pareille détresse, le jetaient dans un besoin frénétique de rébellion contre le destin. Enfin, il parla.
— Non, non! Ce n'est pas fini, non! Il faut que je m'en aille… Non! Puisque lui, maintenant, en a pour des semaines, pour des mois peut-être, à être là, je ne puis pas rester, je veux m'en aller tout de suite… N'est-ce pas? Docteur, vous m'aiderez, vous me donnerez bien les moyens de m'échapper et de rentrer à Paris.
Tremblante, Henriette l'avait saisi entre ses bras.
— Que dis-tu? Affaibli comme tu l'es, ayant tant souffert! Mais je te garde, jamais je ne te permettrai de partir!… Est-ce que tu n'as pas payé ta dette? Songe à moi aussi, que tu laisserais seule, et qui n'ai plus que toi désormais.
Leurs larmes se confondirent. Ils s'embrassèrent éperdument, dans leur adoration, cette tendresse des jumeaux, plus étroite, comme venue de par delà la naissance. Mais il s'exaltait davantage.
— Je t'assure, il faut que je parte… On m'attend, je mourrais d'angoisse, si je ne partais pas… Tu ne peux t'imaginer ce qui bouillonne en moi, à l'idée de me tenir tranquille. Je te dis que ça ne peut pas finir ainsi, qu'il faut nous venger, contre qui, contre quoi? Ah! je ne sais pas, mais nous venger enfin de tant de malheur, pour que nous ayons encore le courage de vivre!
D'un signe, le docteur Dalichamp qui suivait la scène avec un vif intérêt, empêcha Henriette de répondre. Quand Maurice aurait dormi, il serait sans doute plus calme; et il dormit toute la journée, toute la nuit suivante, pendant plus de vingt heures, sans remuer un doigt. Seulement, à son réveil, le lendemain matin, sa résolution de partir reparut, inébranlable. Il n'avait plus la fièvre, il était sombre, inquiet, pressé d'échapper à toutes les tentations de calme qu'il sentait autour de lui. Sa soeur en larmes comprit qu'elle ne devait pas insister. Et le docteur Dalichamp, lors de sa visite, promit de faciliter la fuite, grâce aux papiers d'un aide ambulancier qui venait de mourir à Raucourt. Maurice prendrait la blouse grise, le brassard à croix rouge, et il passerait par la Belgique, pour se rabattre ensuite sur Paris, qui était ouvert encore.
Ce jour-là, il ne quitta pas la ferme, se cachant, attendant la nuit. Il ouvrit à peine la bouche, il tenta seulement d'emmener Prosper.
— Dites donc, ça ne vous tente pas, de retourner voir les
Prussiens?
L'ancien chasseur d'Afrique, qui achevait une tartine de fromage, leva son couteau en l'air.
— Ah! pour ce qu'on nous les a montrés, ça ne vaut guère la peine!… Puisque ça n'est plus bon à rien, la cavalerie, qu'à se faire tuer quand tout est fini, pourquoi voulez-vous que je retourne là-bas? … Ma foi, non! ils m'ont trop embêté, à ne rien me faire faire de propre!
Il y eut un silence, et il reprit, sans doute pour étouffer le malaise de son coeur de soldat:
— Puis, il y a trop de travail ici, maintenant. Voilà les grands labours qui viennent, ensuite ce seront les semailles. Faut aussi songer à la terre, n'est-ce pas? Parce que ça va bien de se battre, mais Qu'est-ce qu'on deviendrait, si l'on ne labourait plus? … Vous comprenez, je ne peux pas lâcher l'ouvrage. Ce n'est pas que le père Fouchard soit raisonnable, car je me doute que je ne verrai guère la couleur de son argent; mais les bêtes commencent à m'aimer, et ma foi! Ce matin, pendant que j'étais, là-haut, dans la pièce du Vieux-Clos, je regardais au loin ce sacré Sedan, je me sentais quand même tout réconforté, d'être tout seul, au grand soleil, avec mes bêtes, à pousser ma charrue!
Dès la nuit tombée, le docteur Dalichamp fut là, avec son cabriolet. Il voulait lui-même conduire Maurice jusqu'à la frontière. Le père Fouchard, content d'en voir filer au moins un, descendit faire le guet sur la route, pour être certain qu'aucune patrouille ne rôdait; tandis que Silvine achevait de recoudre la vieille blouse d'ambulancier, garnie, sur la manche, du brassard à croix rouge. Avant de partir, le docteur, qui examina de nouveau la jambe de Jean, ne put encore promettre de la lui conserver. Le blessé était toujours dans une somnolence invincible, ne reconnaissant personne, ne parlant pas. Et Maurice allait s'éloigner, sans lui avoir dit adieu, lorsque, s'étant penché pour l'embrasser, il le vit ouvrir les yeux très grands, les lèvres remuantes, parlant d'une voix faible.
— Tu t'en vas?
Puis, comme on s'étonnait:
— Oui, je vous ai entendus, pendant que je ne pouvais pas bouger… Alors, prends tout l'argent. Fouille dans la poche de mon pantalon.
Sur l'argent du trésor, qu'ils avaient partagé, il leur restait à peu près à chacun deux cents francs.
— L'argent! se récria Maurice, mais tu en as plus besoin que moi, qui ai mes deux jambes! Avec deux cents francs, j'ai de quoi rentrer à Paris, et pour me faire casser la tête ensuite, ça ne me coûtera rien… Au revoir tout de même, mon vieux, et merci de ce que tu as fait de raisonnable et de bon, car, sans toi, je serais sûrement resté au bord de quelque champ, comme un chien crevé.
D'un geste, Jean le fit taire.
— Tu ne me dois rien, nous sommes quittes… C'est moi que les Prussiens auraient ramassé, là-bas, si tu ne m'avais pas emporté sur ton dos. Et, hier encore, tu m'as arraché de leurs pattes… Tu as payé deux fois, ce serait à mon tour de donner ma vie… Ah! que je vais être inquiet de n'être plus avec toi!
Sa voix tremblait, des larmes parurent dans ses yeux.
— Embrasse-moi, mon petit.
Et ils se baisèrent, et comme dans le bois, la veille, il y avait, au fond de ce baiser, la fraternité des dangers courus ensemble, ces quelques semaines d'héroïque vie commune qui les avaient unis, plus étroitement que des années d'ordinaire amitié n'auraient pu le faire. Les jours sans pain, les nuits sans sommeil, les fatigues excessives, la mort toujours présente, passaient dans leur attendrissement. Est-ce que jamais deux coeurs peuvent se reprendre, quand le don de soi-même les a de la sorte fondus l'un dans l'autre? Mais le baiser, échangé sous les ténèbres des arbres, était plein de l'espoir nouveau que la fuite leur ouvrait; tandis que ce baiser, à cette heure, restait frissonnant des angoisses de l'adieu. Se reverrait-on, un jour? Et comment, dans quelles circonstances de douleur ou de joie?