— Écoutez, il vaut mieux en finir tout de suite… Vous avez connu Honoré, je l'aimais, je n'ai toujours aimé que lui. Et il est mort, vous me l'avez tué, là-bas… Jamais plus je ne serai à vous. Jamais!

Elle avait levé la main, elle en faisait le serment, d'une telle voix de haine, qu'il resta un moment interdit, cessant de la tutoyer, murmurant:

— Oui, je savais, Honoré est mort. C'était un très gentil garçon. Seulement, que voulez-vous? Il y en a d'autres qui sont morts, c'est la guerre… Et puis, il me semblait que, du moment où il était mort, il n'y avait plus d'obstacle; car, enfin, Silvine, laissez-moi vous le rappeler, je n'ai pas été brutal, vous avez consenti…

Mais il n'acheva pas, tellement il la vit bouleversée, les mains au visage, prête à se déchirer elle-même.

— Oh! C'est bien ça, oui! C'est bien ça qui me rend folle. Pourquoi ai-je consenti, puisque je ne vous aimais point? … Je ne puis pas me souvenir, j'étais si triste, si malade du départ d'Honoré, et ç'a été peut-être parce que vous me parliez de lui et que vous aviez l'air de l'aimer… Mon Dieu! Que de nuits j'ai passées à pleurer toutes les larmes de mon corps, en songeant à ça! C'est abominable d'avoir fait une chose qu'on ne voulait pas faire, sans pouvoir s'expliquer ensuite pourquoi on l'a faite… Et il m'avait pardonné, il m'avait dit que, si ces cochons de Prussiens ne le tuaient pas, il m'épouserait tout de même, quand il rentrerait du service… Et vous croyez que je vais retourner avec vous? Ah! tenez! sous le couteau, je dirai non, non, jamais!

Cette fois, Goliath s'assombrit. Il l'avait connue soumise, il la sentait inébranlable, d'une résolution farouche. Tout bon enfant qu'il fût, il la voulait même par la force, maintenant qu'il était le maître; et, s'il n'imposait pas sa volonté violemment, c'était par une prudence innée, un instinct de ruse et de patience. Ce colosse, aux gros poings, n'aimait pas les coups. Aussi songea-t- il à un autre moyen de la soumettre.

— Bon! puisque vous ne voulez pas de moi, je vais prendre le petit.

— Comment, le petit?

Charlot, oublié, était resté dans les jupes de sa mère, se retenant pour ne pas éclater en sanglots, au milieu de la querelle. Et Goliath, qui avait enfin quitté sa chaise, s'approcha.

— N'est-ce pas? Tu es mon petit à moi, un petit Prussien…
Viens, que je t'emmène!

Mais, déjà, Silvine, frémissante, l'avait saisi dans ses bras, le serrait contre sa poitrine.

— Lui, un Prussien, non! Un Français, né en France!

— Un Français, Regardez-le donc, regardez-moi donc! C'est tout mon portrait. Est-ce qu'il vous ressemble, à vous?

Elle vit alors seulement ce grand gaillard blond, à la barbe et aux cheveux frisés, à l'épaisse face rose, dont les gros yeux bleus luisaient d'un éclat de faïence. Et c'était bien vrai, le petit avait la même tignasse jaune, les mêmes joues, les mêmes yeux clairs, toute la race de là-bas en lui. Elle-même se sentait autre, avec les mèches de ses cheveux noirs, qui glissaient de son chignon sur son épaule, dans son désordre.

— Je l'ai fait, il est à moi! reprit-elle furieusement. Un
Français qui ne saura jamais un mot de votre sale allemand, oui!
Un Français qui ira un jour vous tuer tous, pour venger ceux que
vous avez tués!

Charlot s'était mis à pleurer et à crier, cramponné à son cou.

— Maman, maman! J'ai peur, emmène-moi!

Alors, Goliath, qui ne voulait sans doute pas de scandale, recula, se contenta de déclarer, en reprenant le tutoiement, d'une voix dure:

— Retiens bien ce que je vais te dire, Silvine… Je sais tout ce qui se passe ici. Vous recevez les francs-tireurs des bois de Dieulet, ce Sambuc qui est le frère de votre garçon de ferme, un bandit que vous fournissez de pain. Et je sais que ce garçon, ce Prosper, est un chasseur d'Afrique, un déserteur, qui nous appartient; et je sais encore que vous cachez un blessé, un autre soldat qu'un mot de moi ferait conduire en Allemagne, dans une forteresse… Hein? Tu le vois, je suis bien renseigné…

Elle l'écoutait maintenant, muette, terrifiée, tandis que Charlot répétait dans son cou, de sa petite voix bégayante:

— Oh! Maman, maman, emmène-moi, j'ai peur!

— Eh bien! reprit Goliath, je ne suis certainement pas méchant, et je n'aime guère les querelles, tu peux le dire; mais je te jure que je les ferai tous arrêter, le père Fouchard et les autres, si tu ne me reçois pas dans ta chambre, lundi prochain… Et je prendrai le petit, je l'enverrai là-bas à ma mère qui sera très contente de l'avoir; car, du moment que tu veux rompre, il est à moi… N'est-ce pas? Tu entends bien, je n'aurai qu'à venir et à l'emporter, lorsqu'il n'y aura plus personne ici. Je suis le maître, je fais ce qui me plaît… Que décides-tu, voyons?

Mais elle ne répondait pas, elle serrait l'enfant plus fort, comme si elle eût craint qu'on ne le lui arrachât tout de suite; et, dans ses grands yeux, montait une exécration épouvantée.

— C'est bon, je t'accorde trois jours pour réfléchir… Tu laisseras ouverte la fenêtre de ta chambre, qui donne sur le verger… Si lundi soir, à sept heures, je ne trouve pas ouverte la fenêtre, je fais, le lendemain, arrêter tout ton monde, et je reviens prendre le petit… Au revoir, Silvine!

Il partit tranquillement, elle resta plantée à la même place, la tête bourdonnante d'idées si grosses, si terribles, qu'elle en était comme imbécile. Et, pendant la journée entière, ce fut ainsi une tempête en elle. D'abord, elle eut l'instinctive pensée d'emporter son enfant dans ses bras, de s'en aller droit devant elle, n'importe où; seulement, que devenir dès que la nuit tomberait, comment gagner sa vie pour lui et pour elle? Sans compter que les Prussiens qui battaient les routes, l'arrêteraient, la ramèneraient peut-être. Puis, le projet lui vint de parler à Jean, d'avertir Prosper et le père Fouchard lui- même; et, de nouveau, elle hésita, elle recula: était-elle assez sûre de l'amitié des gens, pour avoir la certitude qu'on ne la sacrifierait pas à la tranquillité de tous? Non, non! Elle ne dirait rien à personne, elle seule se tirerait du danger, puisque seule elle l'avait fait, par l'entêtement de son refus. Mais qu'imaginer, mon Dieu! De quelle façon empêcher le malheur? Car son honnêteté se révoltait, elle ne se serait pardonné de la vie, si, par sa faute, il était arrivé des catastrophes à tant de monde, à Jean surtout, qui se montrait si gentil pour Charlot.

Les heures se passèrent, la journée du lendemain s'écoula, sans qu'elle eût rien trouvé. Elle vaquait comme d'ordinaire à sa besogne, balayait la cuisine, soignait les vaches, faisait la soupe. Et, dans son absolu silence, l'effrayant silence qu'elle continuait à garder, ce qui montait et l'empoisonnait davantage d'heure en heure, c'était sa haine contre Goliath. Il était son péché, sa damnation. Sans lui, elle aurait attendu Honoré, et Honoré vivrait, et elle serait heureuse. De quel ton il avait fait savoir qu'il était le maître! D'ailleurs, c'était la vérité, il n'y avait plus de gendarmes, plus de juges à qui s'adresser, la force seule avait raison. Oh! être la plus forte, le prendre quand il viendrait, lui qui parlait de prendre les autres! En elle, il n'y avait que l'enfant, qui était sa chair. Ce père de hasard ne comptait pas, n'avait jamais compté. Elle n'était pas épouse, elle ne se sentait soulevée que d'une colère, d'une rancune de vaincue, quand elle pensait à lui. Plutôt que de le lui donner, elle aurait tué l'enfant, elle se serait tuée ensuite. Et elle le lui avait bien dit, cet enfant qu'il lui avait fait comme un cadeau de haine, elle l'aurait voulu grand déjà, capable de la défendre, elle le voyait plus tard, avec un fusil, leur trouant la peau à tous, là-bas. Ah! oui, un Français de plus, un Français tueur de Prussiens!

Cependant, il ne lui restait qu'un jour, elle devait prendre un parti. Dès la première minute, une idée atroce avait bien passé, au travers du bouleversement de sa pauvre tête malade: avertir les francs-tireurs, donner à Sambuc le renseignement qu'il attendait. Mais l'idée était restée fuyante, imprécise, et elle l'avait écartée, comme monstrueuse, ne souffrant même pas la discussion: cet homme, après tout, n'était-il pas le père de son enfant? Elle ne pouvait le faire assassiner. Puis, l'idée était revenue, peu à peu enveloppante, pressante; et, maintenant, elle s'imposait, de toute la force victorieuse de sa simplicité et de son absolu. Goliath mort, Jean, Prosper, le père Fouchard, n'avaient plus rien à craindre. Elle-même gardait Charlot, que jamais plus personne ne lui disputait. Et c'était encore autre chose, une chose profonde, ignorée d'elle, qui montait du fond de son être: le besoin d'en finir, d'effacer la paternité en supprimant le père, la joie sauvage de se dire qu'elle en sortirait comme amputée de sa faute, mère et seule maîtresse de l'enfant, sans partage avec un mâle. Tout un jour encore, elle roula ce projet, n'ayant plus l'énergie de le repousser, ramenée quand même aux détails du guet-apens, prévoyant, combinant les moindres faits. C'était, à cette heure, l'idée fixe, l'idée qui a planté son clou, qu'on cesse de raisonner; et, lorsqu'elle finit par agir, par obéir à cette poussée de l'inévitable, elle marcha comme dans un rêve, sous la volonté d'une autre, de quelqu'un qu'elle n'avait jamais connu en elle.

Le dimanche, le père Fouchard, inquiet, avait fait savoir aux francs-tireurs qu'on leur porterait leur sac de pains dans les carrières de Boisville, un coin très solitaire, à deux kilomètres; et, Prosper se trouvant occupé, ce fut Silvine qu'il envoya, avec la brouette. N'était-ce point le sort qui décidait? Elle vit là un arrêt du destin, elle parla, donna le rendez-vous à Sambuc pour le lendemain soir, d'une voix nette, sans fièvre, comme si elle n'avait pu faire autrement. Le lendemain, il y eut encore des signes, des preuves certaines que les gens, que les choses mêmes voulaient le meurtre. D'abord, ce fut le père Fouchard, appelé brusquement à Raucourt, qui laissa l'ordre de dîner sans lui, prévoyant qu'il ne rentrerait guère avant huit heures. Ensuite, Henriette, dont le tour de veillée, à l'ambulance, ne revenait que le mardi, reçut l'avis, très tard, qu'elle aurait à remplacer le soir la personne de service, indisposée. Et, comme Jean ne quittait point sa chambre, quels que fussent les bruits, il ne restait donc que Prosper, dont on pouvait craindre l'intervention. Lui, n'était pas pour qu'on égorgeât ainsi un homme, à plusieurs. Mais, quand il vit arriver son frère avec ses deux lieutenants, le dégoût qu'il avait de ce vilain monde s'ajouta à son exécration des Prussiens: sûrement qu'il n'allait pas en sauver un, de ces sales bougres, même si on lui faisait son affaire d'une façon malpropre; et il aima mieux se coucher, enfoncer sa tête dans le traversin, pour ne pas entendre et n'être pas tenté de se conduire en soldat.

Il était sept heures moins un quart, et Charlot s'entêtait à ne point dormir. D'habitude, dès qu'il avait mangé sa soupe, il tombait, la tête sur la table.

— Voyons, dors, mon chéri, répétait Silvine, qui l'avait porté dans la chambre d'Henriette, tu vois comme tu es bien, sur le grand dodo à bonne amie!

Mais l'enfant, égayé justement par cette aubaine, gigotait, riait à s'étouffer.

— Non, non… Reste, petite mère… Joue, petite mère…

Elle patientait, elle se montrait très douce, répétant avec des caresses:

— Fais dodo, mon chéri… Fais dodo, pour me faire plaisir.

Et l'enfant finit par s'endormir, le rire aux lèvres. Elle n'avait pas pris la peine de le déshabiller, elle le couvrit chaudement et s'en alla, sans l'enfermer à clef, tellement, d'ordinaire, il dormait d'un gros sommeil.

Jamais Silvine ne s'était sentie si calme, d'esprit si net et si vif. Elle avait une promptitude de décision, une légèreté de mouvement, comme dégagée de son corps, agissant sous cette impulsion de l'autre, qu'elle ne connaissait point. Déjà, elle venait d'introduire Sambuc, avec Cabasse et Ducat, en leur recommandant la plus grande prudence; et elle les conduisit dans sa chambre, elle les posta à droite et à gauche de la fenêtre, qu'elle ouvrit, malgré le grand froid. Les ténèbres étaient profondes, la pièce ne se trouvait faiblement éclairée que par le reflet de la neige. Un silence de mort venait de la campagne, des minutes interminables s'écoulèrent. Enfin, à un petit bruit de pas qui s'approchaient, Silvine s'en alla, retourna s'asseoir dans la cuisine, où elle attendit, immobile, ses grands yeux fixés sur la flamme de la chandelle.

Et ce fut encore très long, Goliath rôda autour de la ferme, avant de se risquer. Il croyait bien connaître la jeune femme, aussi avait-il osé venir, simplement avec un revolver à sa ceinture. Mais un malaise l'avertissait, il poussa entièrement la fenêtre, allongea la tête, en appelant doucement:

— Silvine! Silvine!

Puisqu'il trouvait la fenêtre ouverte, c'était donc qu'elle avait réfléchi et qu'elle consentait. Cela lui causait un gros plaisir, bien qu'il eût préféré la voir là, l'accueillant, le rassurant. Sans doute, le père Fouchard venait de la rappeler, quelque besogne à finir. Il éleva un peu la voix.

— Silvine! Silvine!

Rien ne répondait, pas un souffle. Et il enjamba l'appui, il entra, avec l'idée de se fourrer dans le lit, de l'attendre sous les couvertures, tant il faisait froid.

Tout d'un coup, il y eut une furieuse bousculade, des piétinements, des glissements, au milieu de jurons étouffés et de râles. Sambuc et les deux autres s'étaient rués sur Goliath; et, malgré leur nombre, ils n'arrivaient pas à maîtriser le colosse, dont le danger décuplait les forces. Dans les ténèbres, on entendait les craquements des membres, l'effort haletant des étreintes. Heureusement, le revolver était tombé. Une voix, celle de Cabasse, bégaya, étranglée: «les cordes, les cordes!» tandis que Ducat passait à Sambuc le paquet de cordes dont ils avaient eu la précaution de se pourvoir. Alors, ce fut une opération sauvage, faite à coups de pied, à coups de poing, les jambes attachées d'abord, puis les bras liés aux flancs, puis le corps tout entier ficelé à tâtons, au hasard des soubresauts, avec un tel luxe de tours et de noeuds, que l'homme était comme pris en un filet dont les mailles lui entraient dans la chair. Il continuait de crier, la voix de Ducat répétait: «ferme donc ta gueule!» les cris cessèrent, Cabasse avait noué brutalement sur la bouche un vieux mouchoir bleu. Enfin, ils soufflèrent, ils l'emportèrent ainsi qu'un paquet dans la cuisine, où ils l'allongèrent sur la grande table, à côté de la chandelle.

— Ah! le salop de Prussien, jura Sambuc en s'épongeant le front, nous a-t-il donné du mal!… Dites, Silvine, allumez donc une seconde chandelle, pour qu'on le voie en plein, ce nom de Dieu de cochon-Là!

Les yeux élargis dans sa face pâle, Silvine s'était levée. Elle ne prononça pas une parole, elle alluma une chandelle, qu'elle vint poser de l'autre côté de la tête de Goliath, qui apparut, vivement éclairée, comme entre deux cierges. Et leurs regards, à ce moment, se rencontrèrent: il la suppliait, éperdu, envahi par la peur; mais elle ne parut pas comprendre, elle se recula jusqu'au buffet, resta là debout, de son air têtu et glacé.

— Le bougre m'a mangé la moitié d'un doigt, gronda Cabasse dont la main saignait. Faut que je lui casse quelque chose!

Déjà, il levait le revolver qu'il avait ramassé, lorsque Sambuc le désarma.

— Non, non! Pas de bêtises!… Nous ne sommes pas des brigands, nous autres, nous sommes des juges… Entends-tu, salop de Prussien, nous allons te juger; et n'aie pas peur, nous respectons les droits de la défense… Ce n'est pas toi qui te défendras, parce que toi, si nous t'enlevions ta muselière, tu nous casserais les oreilles. Mais, tout à l'heure, je te donnerai un avocat, et un fameux!

Il alla chercher trois chaises, les aligna, composa ce qu'il appelait le tribunal, lui au milieu, flanqué à droite et à gauche de ses deux lieutenants. Tous trois s'assirent, et il se releva, parla avec une lenteur goguenarde, qui peu à peu s'élargit, s'enfla d'une colère vengeresse.

— Moi, je suis à la fois le président et l'accusateur public. Ce n'est pas très correct, mais nous ne sommes pas assez de monde… Donc, je t'accuse d'être venu nous moucharder en France, payant ainsi par la plus sale trahison le pain mangé à nos tables. Car c'est toi la cause première du désastre, toi le traître qui, après le combat de Nouart, as conduit les Bavarois jusqu'à Beaumont, pendant la nuit, au travers des bois de Dieulet. Il fallait un homme qui eût longtemps habité le pays, pour connaître ainsi les moindres sentiers; et notre conviction est faite, on t'a rencontré guidant l'artillerie par les chemins abominables, changés en fleuves de boue, où l'on a dû atteler huit chevaux à chaque pièce. Quand on revoit ces chemins, c'est à ne pas croire, on se demande comment un corps d'armée a pu passer par là… Sans toi, sans ton crime de t'être gobergé chez nous et de nous avoir vendus, la surprise de Beaumont n'aurait pas eu lieu, nous ne serions pas allés à Sedan, peut-être aurions-nous fini par vous rosser! Et je ne parle pas du métier dégoûtant que tu continues à faire, du toupet avec lequel tu as reparu ici, triomphant, dénonçant et faisant trembler le pauvre monde… Tu es la plus ignoble des canailles, je demande la peine de mort.

Un silence régna. Il s'était assis de nouveau, il dit enfin:

— Je nomme d'office Ducat pour te défendre… Il a été huissier, il serait allé très loin, sans ses passions. Tu vois que je ne te refuse rien et que nous sommes gentils.

Goliath, qui ne pouvait remuer un doigt, tourna les yeux vers son défenseur improvisé. Il n'avait plus que les yeux de vivants, des yeux de supplication ardente, sous le front livide, que trempait une sueur d'angoisse, à grosses gouttes, malgré le froid.

— Messieurs, plaida Ducat en se levant, mon client est en effet la plus infecte des canailles, et je n'accepterais pas de le défendre, si je n'avais à faire remarquer, pour son excuse, qu'ils sont tous comme ça, dans son pays… Regardez-le, vous voyez bien, à ses yeux, qu'il est très étonné. Il ne comprend pas son crime. En France, nous ne touchons nos espions qu'avec des pincettes; tandis que, là-bas, l'espionnage est une carrière très honorée, une façon méritoire de servir son pays… Je me permettrai même de dire, messieurs, qu'ils n'ont peut-être pas tort. Nos nobles sentiments nous font honneur, mais le pis est qu'ils nous ont fait battre. Si j'ose m'exprimer ainsi, quos vult perdere Jupiter dementat… Vous apprécierez, messieurs.

Et il se rassit, tandis que Sambuc reprenait:

— Et toi, Cabasse, n'as-tu rien à dire contre ou pour l'accusé?

— J'ai à dire, cria le provençal, que c'est bien des histoires pour régler son compte à ce bougre-là… J'ai eu pas mal d'ennuis dans mon existence; mais je n'aime pas qu'on plaisante avec les choses de la justice, ça porte malheur… À mort! à mort!

Solennellement, Sambuc se remit debout.

— Ainsi, tel est bien votre arrêt à tous les deux… La mort?

— Oui, oui! La mort!

Les chaises furent repoussées, il s'approcha de Goliath, en disant:

— C'est jugé, tu vas mourir.

Les deux chandelles brûlaient, la mèche haute, comme des cierges, à droite et à gauche du visage décomposé de Goliath. Il faisait, pour crier grâce, pour hurler les mots dont il étouffait, un tel effort, que le mouchoir bleu, sur sa bouche, se trempait d'écume; et c'était terrible, cet homme réduit au silence, muet déjà comme un cadavre, qui allait mourir avec ce flot d'explications et de prières dans la gorge.

Cabasse armait le revolver.

— Faut-il lui casser la gueule? demanda-t-il.

— Ah! non, non! cria Sambuc, il serait trop content.

Et, revenant vers Goliath:

— Tu n'es pas un soldat, tu ne mérites pas l'honneur de t'en aller avec une balle dans la tête… Non! Tu vas crever comme un sale cochon d'espion que tu es.

Il se retourna, il demanda poliment:

— Silvine, sans vous commander, je voudrais bien avoir un baquet.

Pendant la scène du jugement, Silvine n'avait pas bougé. Elle attendait, la face rigide, absente d'elle-même, toute dans l'idée fixe qui la poussait depuis deux jours. Et, quand on lui demanda un baquet, elle obéit simplement, elle disparut une minute dans le cellier voisin, puis revint avec le grand baquet où elle lavait le linge de Charlot.

— Tenez! Posez-le sous la table, au bord.

Elle le posa, et comme elle se relevait, ses yeux de nouveau rencontrèrent ceux de Goliath. Ce fut, dans le regard du misérable, une supplication dernière, une révolte aussi de l'homme qui ne voulait pas mourir. Mais, en ce moment, il n'y avait plus en elle rien de la femme, rien que la volonté de cette mort, attendue comme une délivrance. Elle recula encore jusqu'au buffet, elle resta.

Sambuc, qui avait ouvert le tiroir de la table, venait d'y prendre un large couteau de cuisine, celui avec lequel on coupait le lard.

— Donc, puisque tu es un cochon, je vas te saigner comme un cochon.

Et il ne se pressa pas, discuta avec Cabasse et Ducat, pour que l'égorgement se fît d'une manière convenable. Même il y eut une querelle, parce que Cabasse disait que dans son pays, en Provence, on saignait les cochons la tête en bas, tandis que Ducat se récriait, indigné, estimant cette méthode barbare et incommode.

— Avancez-le bien au bord de la table, au-dessus du baquet, pour ne pas faire des taches.

Ils l'avancèrent, et Sambuc procéda tranquillement, proprement. D'un seul coup du grand couteau, il ouvrit la gorge, en travers. Tout de suite, de la carotide tranchée, le sang se mit à couler dans le baquet, avec un petit bruit de fontaine. Il avait ménagé la blessure, à peine quelques gouttes jaillirent-elles, sous la poussée du coeur. Si la mort en fut plus lente, on n'en vit même pas les convulsions, car les cordes étaient solides, l'immobilité du corps resta complète. Pas une secousse et pas un râle. On ne put suivre l'agonie que sur le visage, sur ce masque labouré par l'épouvante, d'où le sang se retirait goutte à goutte, la peau décolorée, d'une blancheur de linge. Et les yeux se vidaient, eux aussi. Ils se troublèrent et s'éteignirent.

— Dites donc, Silvine, faudra tout de même une éponge.

Mais elle ne répondit pas, les bras ramenés contre sa poitrine, dans un geste inconscient, clouée au carreau, serrée à la gorge comme par un collier de fer. Elle regardait. Puis, tout d'un coup, elle s'aperçut que Charlot était là, pendu à ses jupes. Sans doute, il s'était réveillé, il avait pu ouvrir les portes; et personne ne l'avait vu entrer à petits pas, en enfant curieux. Depuis combien de temps se trouvait-il ainsi, caché à demi derrière sa mère? Lui aussi regardait. De ses gros yeux bleus, sous sa tignasse jaune, il regardait couler le sang, la petite fontaine rouge qui emplissait le baquet peu à peu. Cela l'amusait peut-être. N'avait-il pas compris d'abord? Fut-il ensuite effleuré par un souffle de l'horrible, eut-il une instinctive conscience de l'abomination à laquelle il assistait? Il jeta un cri brusque, éperdu.

— Oh! Maman, oh! Maman, j'ai peur, emmène-moi!

Et Silvine en reçut une secousse, dont la violence l'ébranla toute. C'était trop, un écroulement se faisait en elle, l'horreur à la fin emportait cette force, cette exaltation de l'idée fixe qui la tenait debout depuis deux jours. La femme renaissait, elle éclata en larmes, elle eut un geste fou, en soulevant Charlot, en le serrant éperdument sur son coeur. Et elle se sauva avec lui, d'un galop terrifié, ne pouvant plus entendre, ne pouvant plus voir, n'ayant plus que le besoin d'aller s'anéantir n'importe où, dans le premier trou caché où elle tomberait.

À cette minute, Jean se décidait à ouvrir doucement sa porte. Bien qu'il ne s'inquiétât jamais des bruits de la ferme, il finissait par être surpris des allées et venues, des éclats de voix qu'il entendait. Et ce fut chez lui, dans sa chambre calme, que Silvine vint s'abattre, échevelée, sanglotante, secouée d'une telle crise de détresse, qu'il ne put saisir d'abord ses paroles bégayées, coupées entre ses dents. Toujours elle répétait le même geste, comme pour écarter l'atroce vision. Enfin, il comprit, il vit à son tour le guet-apens, l'égorgement, la mère debout, le petit dans ses jupes, en face du père saigné à la gorge, dont le sang coulait; et il en restait glacé, son coeur de paysan et de soldat chaviré d'angoisse. Ah! la guerre, l'abominable guerre qui changeait tout ce pauvre monde en bêtes féroces, qui semait ces haines affreuses, le fils éclaboussé par le sang du père, perpétuant la querelle des races, grandissant plus tard dans l'exécration de cette famille paternelle, qu'il irait peut-être un jour exterminer! Des semences scélérates pour d'effroyables moissons!

Tombée sur une chaise, couvrant de baisers égarés Charlot qui pleurait à son cou, Silvine répétait à l'infini la même phrase, le cri de son coeur saignant.

— Ah! mon pauvre petit, on ne dira plus que tu es un Prussien!…
Ah! mon pauvre petit, on ne dira plus que tu es un Prussien!

Dans la cuisine, le père Fouchard venait d'arriver. Il avait tapé en maître, on s'était décidé à lui ouvrir. Et, en vérité, il avait eu une peu agréable surprise, en trouvant ce mort sur sa table, avec le baquet plein de sang dessous. Naturellement, d'une nature peu endurante, il s'était fâché.

— Dites donc, espèces de salops que vous êtes, est-ce que vous n'auriez pas pu faire vos saletés dehors? Hein! Vous prenez donc ma maison pour un fumier, que vous venez y gâter les meubles, avec des coups pareils?

Puis, comme Sambuc s'excusait, expliquait les choses, le vieux continua, gagné par la peur, s'irritant davantage:

— Et qu'est-ce que vous voulez que j'en foute, moi, de votre mort? Croyez-vous que c'est gentil, de coller comme ça un mort chez quelqu'un, sans se demander ce qu'il en fera? … Une supposition qu'une patrouille entre, je serais propre! Vous vous en fichez, vous autres, vous ne vous êtes pas demandé si je n'y laisserais pas la peau… Eh bien! Nom de Dieu, vous aurez affaire à moi, si vous n'emportez pas votre mort tout de suite! Vous entendez, prenez-le par la tête, par les pattes, par ce que vous voudrez, mais que ça ne traîne pas et qu'il n'en reste pas seulement un cheveu dans trois minutes d'ici!

Enfin, Sambuc obtint du père Fouchard un sac, bien que le coeur de ce dernier saignât de donner encore quelque chose. Il le choisit parmi les plus mauvais, en disant qu'un sac troué, c'était trop bon pour un Prussien. Mais Cabasse et Ducat eurent toutes les peines du monde à faire entrer Goliath dans ce sac: le corps était trop gros, trop long, et les pieds dépassèrent. Puis, on le sortit, on le chargea sur la brouette qui servait à charrier le pain.

— Je vous donne ma parole d'honneur, déclara Sambuc, que nous allons le foutre à la Meuse!

— Surtout, insista Fouchard, collez-lui deux bons cailloux aux pattes, que le bougre ne remonte pas!

Et, dans la nuit très noire, sur la neige pâle, le petit cortège s'en alla, disparut, sans autre bruit qu'un léger cri plaintif de la brouette.

Sambuc jura toujours sur la tête de son père qu'il avait bien mis les deux bons cailloux aux pattes. Pourtant, le corps remonta, les Prussiens le découvrirent trois jours plus tard, à Pont-Maugis, dans de grandes herbes; et leur fureur fut extrême, lorsqu'ils eurent tiré du sac ce mort, saigné au cou comme un pourceau. Il y eut des menaces terribles, des vexations, des perquisitions. Sans doute, quelques habitants durent trop causer, car on vint un soir arrêter le maire de Remilly et le père Fouchard, coupables d'entretenir de bons rapports avec les francs-tireurs, qu'on accusait d'avoir fait le coup. Et le père Fouchard, dans cette circonstance extrême, fut vraiment très beau, avec son impassibilité de vieux paysan qui connaissait la force invincible du calme et du silence. Il marcha, sans s'effarer, sans même demander d'explications. On allait bien voir. Dans le pays, on disait tout bas qu'il avait déjà tiré des Prussiens une grosse fortune, des sacs d'écus enfouis quelque part, un à un, à mesure qu'il les gagnait.

Henriette, quand elle connut toutes ces histoires, fut terriblement inquiète. De nouveau, redoutant de compromettre ses hôtes, Jean voulait partir, bien que le docteur le trouvât trop faible encore; et elle tenait à ce qu'il attendît une quinzaine de jours, envahie elle-même d'un redoublement de tristesse, devant la nécessité prochaine de la séparation. Lors de l'arrestation du père Fouchard, Jean avait pu s'échapper, en se cachant au fond de la grange; mais ne restait-il pas en danger d'être pris et emmené d'une heure à l'autre, dans le cas possible de nouvelles recherches? D'ailleurs, elle tremblait aussi sur le sort de l'oncle. Elle résolut donc d'aller un matin, à Sedan, voir les Delaherche, qui logeaient chez eux, affirmait-on, un officier Prussien très puissant.

— Silvine, dit-elle en partant, soignez bien notre malade, donnez-lui son bouillon à midi et sa potion à quatre heures.

La servante, toute à ses besognes accoutumées, était redevenue la fille courageuse et soumise, dirigeant la ferme maintenant, en l'absence du maître, pendant que Charlot sautait et riait autour d'elle.

— N'ayez pas peur, madame, il ne lui manquera rien… Je suis là pour le dorloter.

VI

À Sedan, rue Maqua, chez les Delaherche, la vie avait repris, après les terribles secousses de la bataille et de la capitulation; et, depuis bientôt quatre mois, les jours suivaient les jours, sous le morne écrasement de l'occupation Prussienne.

Mais un coin des vastes bâtiments de la fabrique, surtout, restait clos, comme inhabité: c'était sur la rue, à l'extrémité des appartements de maître, la chambre que le colonel De Vineuil habitait toujours. Tandis que les autres fenêtres s'ouvraient, laissaient passer tout un va-et-vient, tout un bruit de vie, celles de cette pièce semblaient mortes, avec leurs persiennes obstinément fermées. Le colonel s'était plaint de ses yeux, dont la grande lumière avivait les souffrances, disait-il; et l'on ne savait s'il mentait, on entretenait près de lui une lampe, nuit et jour, pour le contenter. Pendant deux longs mois, il avait dû garder le lit, bien que le major Bouroche n'eût diagnostiqué qu'une fêlure de la cheville: la plaie ne se fermait pas, toutes sortes de complications étaient survenues. Maintenant, il se levait, mais dans un tel accablement moral, en proie à un mal indéfini, si têtu, si envahissant, qu'il vivait ses journées étendu sur une chaise longue, devant un grand feu de bois. Il maigrissait, devenait une ombre, sans que le médecin qui le soignait, très surpris, pût trouver une lésion, la cause de cette mort lente. Ainsi qu'une flamme, il s'éteignait.

Et Madame Delaherche, la mère, s'était enfermée avec lui, dès le lendemain de l'occupation. Sans doute ils avaient dû s'entendre, en quelques mots, une fois pour toutes, sur leur formel désir de se cloîtrer ensemble au fond de cette pièce, tant que des Prussiens logeraient dans la maison. Beaucoup y avaient passé deux ou trois nuits, un capitaine, M de Gartlauben, y couchait encore, à demeure. Du reste, jamais plus ni le colonel ni la vieille dame n'avaient reparlé de ces choses. Malgré ses soixante-dix-huit ans, elle se levait dès l'aube, venait s'installer dans un fauteuil, en face de son ami, à l'autre coin de la cheminée; et, sous la lumière immobile de la lampe, elle se mettait à tricoter des bas pour les petits pauvres, tandis que lui, les yeux fixés sur les tisons, ne faisait jamais rien, ne semblait vivre et mourir que d'une pensée, dans une stupeur croissante. Ils n'échangeaient sûrement pas vingt paroles en une journée, il l'avait arrêtée du geste, chaque fois que, sans le vouloir, elle qui allait et venait par la maison, laissait échapper quelque nouvelle du dehors; de sorte que désormais, il ne pénétrait plus rien là de la vie extérieure, et que rien n'était entré du siège de Paris, des défaites de la Loire, des quotidiennes douleurs de l'invasion. Mais, dans cette tombe volontaire, le colonel avait beau refuser la lumière du jour, se boucher les deux oreilles, tout l'effroyable désastre, tout le deuil mortel devait lui arriver par les fentes, avec l'air qu'il respirait; car, d'heure en heure, il était comme empoisonné quand même, il se mourait davantage.

Pendant ce temps, au très grand jour, lui, et dans son besoin de vivre, Delaherche s'agitait, tâchait de rouvrir sa fabrique. Il n'avait pu encore que remettre en marche quelques métiers, au milieu du désarroi des ouvriers et des clients. Alors, afin d'occuper ses tristes loisirs, il lui était venu une idée, celle de dresser un inventaire total de sa maison et d'y étudier certains perfectionnements, depuis longtemps rêvés. Justement, il avait sous la main, pour l'aider dans ce travail, un jeune homme, échoué chez lui à la suite de la bataille, le fils d'un de ses clients. Edmond Lagarde, grandi à Passy, dans la petite boutique de nouveautés de son père, sergent au 5e de ligne, à peine âgé de vingt-trois ans, et n'en paraissant guère que dix-huit, avait fait le coup de feu en héros, avec un tel acharnement, qu'il était rentré, le bras gauche cassé par une des dernières balles, vers cinq heures, à la porte du Ménil; et Delaherche, depuis qu'on avait évacué les blessés de ses hangars, le gardait, par bonhomie. C'était de la sorte qu'Edmond faisait partie de la famille, mangeant, couchant, vivant là, guéri à cette heure, servant de secrétaire au fabricant de drap, en attendant de pouvoir rentrer à Paris. Grâce à la protection de ce dernier, et sur sa formelle promesse de ne pas fuir, les autorités Prussiennes le laissaient tranquille. Il était blond, avec des yeux bleus, joli comme une femme, d'ailleurs d'une timidité si délicate, qu'il rougissait au moindre mot. Sa mère l'avait élevé, s'était saignée, mettant à payer ses années de collège les bénéfices de leur étroit commerce. Et il adorait Paris, et il le regrettait passionnément devant Gilberte, ce chérubin blessé, que la jeune femme avait soigné en camarade.

Enfin, la maison se trouvait encore augmentée du nouvel hôte, M de Gartlauben, capitaine de la landwehr, dont le régiment avait remplacé à Sedan les troupes actives. Malgré son grade modeste, c'était là un puissant personnage, car il avait pour oncle le gouverneur général installé à Reims, qui exerçait sur toute la région un pouvoir absolu. Lui aussi se piquait d'aimer Paris, de l'avoir habité, de n'en ignorer ni les politesses ni les raffinements; et, en effet, il affectait toute une correction d'homme bien élevé, cachant sous ce vernis sa rudesse native. Toujours sanglé dans son uniforme, il était grand et gros, mentant sur son âge, désespéré de ses quarante-cinq ans. Avec plus d'intelligence, il aurait pu être terrible; mais sa vanité outrée le mettait dans une continuelle satisfaction, car jamais il n'en venait à croire qu'on pouvait se moquer de lui.

Plus tard, il fut pour Delaherche un véritable sauveur. Mais, dans les premiers temps, après la capitulation, quelles lamentables journées! Sedan, envahi, peuplé de soldats allemands, tremblait, craignait le pillage. Puis, les troupes victorieuses refluèrent vers la vallée de la Seine, il ne resta qu'une garnison, et la ville tomba à une paix morte de nécropole: les maisons toujours closes, les boutiques fermées, les rues désertes dès le crépuscule, avec les pas lourds et les cris rauques des patrouilles. Aucun journal, aucune lettre n'arrivait plus. C'était le cachot muré, la brusque amputation, dans l'ignorance et l'angoisse des désastres nouveaux dont on sentait l'approche. Pour comble de misère, la disette devenait menaçante. Un matin, on s'était réveillé sans pain, sans viande, le pays ruiné, comme mangé par un vol de sauterelles, depuis une semaine que des centaines de mille hommes y roulaient leur flot débordé. La ville ne possédait plus que pour deux jours de vivres, et l'on avait dû s'adresser à la Belgique, tout venait maintenant de la terre voisine, à travers la frontière ouverte, d'où la douane avait disparu, emportée elle aussi dans la catastrophe. Enfin, c'étaient les vexations continuelles, la lutte qui recommençait chaque matin, entre la commandature Prussienne installée à la Sous- Préfecture, et le conseil municipal siégeant en permanence à l'Hôtel de Ville. Ce dernier, héroïque dans sa résistance administrative, avait beau discuter, ne céder que pied à pied, les habitants succombaient sous les exigences toujours croissantes, sous la fantaisie et la fréquence excessive des réquisitions.

D'abord, Delaherche souffrit beaucoup des soldats et des officiers qu'il eut à loger. Toutes les nationalités défilaient chez lui, la pipe aux dents. Chaque jour, il tombait sur la ville, à l'improviste, deux mille hommes, trois mille hommes, des fantassins, des cavaliers, des artilleurs; et, bien que ces hommes n'eussent droit qu'au toit et au feu, il fallait souvent courir, se procurer des provisions. Les chambres où ils séjournaient, restaient d'une saleté repoussante. Souvent, les officiers rentraient ivres, se rendaient plus insupportables que leurs soldats. Pourtant, la discipline les tenait, si impérieuse, que les faits de violence et de pillage étaient rares. Dans tout Sedan, on ne citait que deux femmes outragées. Ce fut plus tard seulement, lorsque Paris résista, qu'ils firent sentir durement leur domination, exaspérés de voir que la lutte s'éternisait, inquiets de l'attitude de la province, craignant toujours le soulèvement en masse, cette guerre de loups que leur avaient déclarée les francs-tireurs.

Delaherche venait justement de loger un commandant de cuirassiers, qui couchait avec ses bottes, et qui, en partant, avait laissé de l'ordure jusque sur la cheminée, lorsque, dans la seconde quinzaine de septembre, le capitaine de Gartlauben tomba chez lui, un soir de pluie diluvienne. La première heure fut assez rude. Il parlait haut, exigeait la plus belle chambre, faisait sonner son sabre sur les marches de l'escalier. Mais, ayant aperçu Gilberte, il devint correct, s'enferma, passa d'un air raide, en saluant poliment. Il était très adulé, car on n'ignorait pas qu'un mot de lui au colonel, qui commandait à Sedan, suffisait pour faire adoucir une réquisition ou relâcher un homme. Récemment, son oncle, le gouverneur général, à Reims, avait lancé une proclamation froidement féroce, décrétant l'état de siège et punissant de la peine de mort toute personne qui servirait l'ennemi, soit comme espion, soit en égarant les troupes allemandes qu'elles seraient chargées de conduire, soit en détruisant les ponts et les canons, en endommageant les lignes télégraphiques et les chemins de fer. L'ennemi, c'étaient les Français; et le coeur des habitants bondissait, en lisant la grande affiche blanche, collée à la porte de la commandature, qui leur faisait un crime de leur angoisse et de leurs voeux. Il était si dur déjà d'apprendre les nouvelles victoires des armées allemandes par les hourras de la garnison! Chaque journée amenait ainsi son deuil, les soldats allumaient de grands feux, chantaient, se grisaient, la nuit entière, tandis que les habitants, forcés désormais de rentrer à neuf heures, écoutaient du fond de leurs maisons noires, éperdus d'incertitude, devinant un nouveau malheur. Ce fut même dans une de ces circonstances, vers le milieu d'octobre, que M de Gartlauben fit, pour la première fois, preuve de quelque délicatesse. Depuis le matin, Sedan renaissait à l'espérance, le bruit courait d'un grand succès de l'armée de la Loire, en marche pour délivrer Paris. Mais, tant de fois déjà, les meilleures nouvelles s'étaient changées en messagères de désastres! Et, dès le soir, en effet, on apprenait que l'armée Bavaroise s'était emparée d'Orléans. Rue Maqua, dans une maison qui faisait face à la fabrique, des soldats braillèrent si fort, que le capitaine, ayant vu Gilberte très émue, alla les faire taire, en trouvant lui-même ce tapage déplacé.

Le mois s'écoula, M de Gartlauben fut encore amené à rendre quelques petits services. Les autorités Prussiennes avaient réorganisé les services administratifs, on venait d'installer un sous-préfet allemand, ce qui n'empêchait pas d'ailleurs les vexations de continuer, bien que celui-ci se montrât relativement raisonnable. Dans les continuelles difficultés qui renaissaient entre la commandature et le conseil municipal, une des plus fréquentes était la réquisition des voitures; et toute une grosse affaire éclata, un matin que Delaherche n'avait pu envoyer, devant la Sous-Préfecture, sa calèche attelée de deux chevaux: le maire fut un moment arrêté, lui-même serait allé le rejoindre à la citadelle, sans M de Gartlauben, qui apaisa, d'une simple démarche, cette grande colère. Un autre jour, son intervention fit accorder un sursis à la ville, condamnée à payer trente mille francs d'amende, pour la punir des prétendus retards apportés à la reconstruction du pont de Villette, un pont détruit par les Prussiens, toute une déplorable histoire qui ruina et bouleversa Sedan. Mais ce fut surtout après la reddition de Metz que Delaherche dut une véritable reconnaissance à son hôte. L'affreuse nouvelle avait été pour les habitants comme un coup de foudre, l'anéantissement de leurs derniers espoirs; et, dès la semaine suivante, des passages écrasants de troupes s'étaient de nouveau produits, le torrent d'hommes descendu de Metz, l'armée du prince Frédéric-Charles se dirigeant sur la Loire, celle du général Manteuffel marchant sur Amiens et sur Rouen, d'autres corps allant renforcer les assiégeants, autour de Paris. Pendant plusieurs jours, les maisons regorgèrent de soldats, les boulangeries et les boucheries furent balayées jusqu'à la dernière miette, jusqu'au dernier os, le pavé des rues garda une odeur de suint, comme après le passage des grands troupeaux migrateurs. Seule, la fabrique de la rue Maqua n'eut pas à souffrir de ce débordement de bétail humain, préservée par une main amie, désignée simplement pour héberger quelques chefs de bonne éducation.

Aussi Delaherche finit-il par se départir de son attitude froide. Les familles bourgeoises s'étaient enfermées au fond de leurs appartements, évitant tout rapport avec les officiers qu'elles logeaient. Mais lui, agité de son continuel besoin de parler, de plaire, de jouir de la vie, souffrait beaucoup de ce rôle de vaincu boudeur. Sa grande maison silencieuse et glacée, où chacun vivait à part, dans une raideur de rancune, lui pesait terriblement aux épaules. Aussi commença-t-il, un jour, par arrêter M de Gartlauben dans l'escalier, pour le remercier de ses services. Et, peu à peu, l'habitude fut prise, les deux hommes échangèrent quelques paroles, quand ils se rencontrèrent; de sorte qu'un soir le capitaine Prussien se trouva assis, dans le cabinet du fabricant, au coin de la cheminée où brûlaient d'énormes bûches de chêne, fumant un cigare, causant en ami des nouvelles récentes. Pendant les premiers quinze jours, Gilberte ne parut pas, il affecta d'ignorer son existence, bien qu'au moindre bruit il tournât vivement les yeux vers la porte de la chambre voisine. Il semblait vouloir faire oublier sa situation de vainqueur, se montrait d'esprit dégagé et large, plaisantait volontiers certaines réquisitions qui prêtaient à rire. Ainsi, un jour qu'on avait réquisitionné un cercueil et un bandage, ce bandage et ce cercueil l'amusèrent beaucoup. Pour le reste, le charbon de terre, l'huile, le lait, le sucre, le beurre, le pain, la viande, sans compter des vêtements, des poêles, des lampes, enfin tout ce qui se mange et tout ce qui sert à la vie quotidienne, il avait un haussement d'épaules: mon Dieu! Que voulez-vous? C'était vexatoire sans doute, il convenait même qu'on demandait trop; seulement, c'était la guerre, il fallait bien vivre en pays ennemi. Delaherche, qu'irritaient ces réquisitions incessantes, gardait son franc parler, les épluchait chaque soir, comme s'il eût examiné le livre de sa cuisine. Pourtant, ils n'eurent qu'une discussion vive, au sujet de la contribution d'un million, dont le préfet Prussien De Rethel venait de frapper le département des Ardennes, sous le prétexte de compenser les pertes causées à l'Allemagne par les vaisseaux de guerre Français et par l'expulsion des allemands domiciliés en France. Dans la répartition, Sedan devait payer quarante-deux mille francs. Et il s'épuisa à faire comprendre à son hôte que cela était inique, que la situation de la ville se trouvait exceptionnelle, qu'elle avait déjà trop souffert pour être ainsi frappée. D'ailleurs, tous deux sortaient plus intimes de ces explications, lui enchanté de s'être étourdi du flot de sa parole, le Prussien content d'avoir fait preuve d'une urbanité toute parisienne.

Un soir, de son air gai d'étourderie, Gilberte entra. Elle s'arrêta, en jouant la surprise. M de Gartlauben s'était levé, et il eut la discrétion de se retirer presque tout de suite. Mais, le lendemain, il trouva Gilberte installée, il reprit sa place au coin du feu. Alors, commencèrent des soirées charmantes, que l'on passait dans ce cabinet de travail, et non dans le salon, ce qui établissait une distinction subtile. Même, plus tard, lorsque la jeune femme eut consenti à faire de la musique à son hôte, qui l'adorait, elle se rendait seule dans le salon voisin, en laissait simplement la porte ouverte. Par ce rude hiver, les vieux chênes des Ardennes brûlaient à grande flamme, au fond de la haute cheminée, on prenait vers dix heures une tasse de thé, on causait dans la bonne chaleur de la vaste pièce. Et M de Gartlauben était visiblement tombé amoureux fou de cette jeune femme si rieuse, qui coquetait avec lui comme elle faisait autrefois, à Charleville, avec les amis du capitaine Beaudoin. Il se soignait davantage, se montrait d'une galanterie outrée, se contentait de la moindre faveur, tourmenté de l'unique souci de n'être pas pris pour un barbare, un soldat grossier violentant les femmes.

Et la vie se trouva ainsi comme dédoublée, dans la vaste maison noire de la rue Maqua. Tandis qu'aux repas Edmond, avec sa jolie figure de chérubin blessé, répondait par monosyllabes au bavardage ininterrompu de Delaherche, en rougissant dès que Gilberte le priait de lui passer le sel, tandis que le soir M de Gartlauben, les yeux pâmés, assis dans le cabinet de travail, écoutait une sonate de Mozart que la jeune femme jouait pour lui au fond du salon, la pièce voisine où vivaient le colonel De Vineuil et Madame Delaherche restait silencieuse, les persiennes closes, la lampe éternellement allumée, ainsi qu'un tombeau éclairé par un cierge. Décembre avait enseveli la ville sous la neige, les nouvelles désespérées s'y étouffaient dans le grand froid. Après la défaite du général Ducrot à Champigny, après la perte d'Orléans, il ne restait plus qu'un sombre espoir, celui que la terre de France devînt la terre vengeresse, la terre exterminatrice, dévorant les vainqueurs. Que la neige tombât donc à flocons plus épais, que le sol se fendît sous les morsures de la gelée, pour que l'Allemagne entière y trouvât son tombeau! Et une angoisse nouvelle serrait le coeur de Madame Delaherche. Une nuit que son fils était absent, appelé en Belgique par ses affaires, elle avait entendu, en passant devant la chambre de Gilberte, un léger bruit de voix, des baisers étouffés, mêlés de rires. Saisie, elle était rentrée chez elle, dans l'épouvante de l'abomination qu'elle soupçonnait: ce ne pouvait être que le Prussien qui se trouvait là, elle croyait bien avoir remarqué déjà des regards d'intelligence, elle restait écrasée sous cette honte dernière. Ah! cette femme que son fils avait amenée, malgré elle, dans la maison, cette femme de plaisir, à qui elle avait déjà pardonné une fois, en ne parlant pas, après la mort du capitaine Beaudoin! Et cela recommençait, et c'était cette fois la pire infamie! Qu'allait-elle faire? Une telle monstruosité ne pouvait continuer sous son toit. Le deuil de la réclusion où elle vivait en était accru, elle avait des journées d'affreux combat. Les jours où elle rentrait chez le colonel, plus sombre, muette pendant des heures, avec des larmes dans les yeux, il la regardait, il s'imaginait que la France venait de subir une défaite de plus.

Ce fut à ce moment qu'Henriette tomba un matin rue Maqua, pour intéresser les Delaherche au sort de l'oncle Fouchard. Elle avait entendu parler avec des sourires de l'influence toute-puissante que Gilberte possédait sur M de Gartlauben. Aussi resta-t-elle un peu gênée, devant Madame Delaherche, qu'elle rencontra la première, dans l'escalier, remontant chez le colonel, et à qui elle crut devoir expliquer le but de sa visite.

— Oh! Madame, que vous seriez bonne d'intervenir!… Mon oncle est dans une position terrible, on parle de l'envoyer en Allemagne.

La vieille dame, qui l'aimait pourtant, eut un geste de colère.

— Mais, ma chère enfant, je n'ai aucun pouvoir… Il ne faut pas s'adresser à moi…

Puis, malgré l'émotion où elle la voyait:

— Vous arrivez très mal, mon fils part ce soir pour Bruxelles… D'ailleurs, il est comme moi, sans puissance aucune… Adressez- vous donc à ma belle-fille, qui peut tout.

Et elle laissa Henriette interdite, convaincue maintenant qu'elle tombait dans un drame de famille. Depuis la veille, Madame Delaherche avait pris la résolution de tout dire à son fils, avant le départ de celui-ci pour la Belgique, où il allait traiter un achat important de houille, dans l'espoir de remettre en marche les métiers de sa fabrique. Jamais elle ne tolérerait que l'abomination recommençât, à côté d'elle, pendant cette nouvelle absence. Elle attendait donc pour parler d'être certaine qu'il ne renverrait pas son départ à un autre jour, comme il le faisait depuis une semaine. C'était l'écroulement de la maison, le Prussien chassé, la femme elle aussi jetée à la rue, son nom affiché ignominieusement contre les murs, ainsi qu'on avait menacé de le faire, pour toute Française qui se livrerait à un allemand.

Lorsque Gilberte aperçut Henriette, elle poussa un cri de joie.

— Ah! que je suis heureuse de te voir!… Il me semble qu'il y a si longtemps, et l'on vieillit si vite, au milieu de ces vilaines histoires!

Elle l'avait entraînée dans sa chambre, elle la fit asseoir sur la chaise longue, se serra contre elle.

— Voyons, tu vas déjeuner avec nous… Mais, auparavant, causons. Tu dois avoir tant de choses à me dire!… Je sais que tu es sans nouvelles de ton frère. Hein? Ce pauvre Maurice, comme je le plains, dans ce Paris sans gaz, sans bois, sans pain peut-être!… Et ce garçon que tu soignes, l'ami de ton frère? Tu vois qu'on m'a déjà fait des bavardages… Est-ce que c'est pour lui que tu viens?

Henriette tardait à répondre, prise d'un grand trouble intérieur. N'était-ce pas, au fond, pour Jean qu'elle venait, pour être certaine que, l'oncle relâché, on n'inquiéterait plus son cher malade? Cela l'avait emplie de confusion, d'entendre Gilberte parler de lui, et elle n'osait plus dire le motif véritable de sa visite, la conscience désormais souffrante, répugnant à employer l'influence louche qu'elle lui croyait.

— Alors, répéta Gilberte, d'un air de malignité, c'est pour ce garçon que tu as besoin de nous?

Et, comme Henriette, acculée, parlait enfin de l'arrestation du père Fouchard:

— Mais, c'est vrai! Suis-je assez sotte! Moi qui en causais encore ce matin!… Oh! Ma chère, tu as bien fait de venir, il faut s'occuper de ton oncle tout de suite, parce que les derniers renseignements que j'ai eus ne sont pas bons. Ils veulent faire un exemple.

— Oui, j'ai songé à vous autres, continua Henriette d'une voix hésitante. J'ai pensé que tu me donnerais un bon conseil, que tu pourrais peut-être agir…

La jeune femme eut un bel éclat de rire.

— Es-tu bête, je vais faire relâcher ton oncle avant trois jours!… On ne t'a donc pas dit que j'ai ici, dans la maison, un capitaine Prussien qui fait tout ce que je veux? … Tu entends, ma chère, il n'a rien à me refuser!

Et elle riait plus fort, simplement écervelée dans son triomphe de coquette, tenant les deux mains de son amie, qu'elle caressait, et qui ne trouvait pas de remerciements, pleine de malaise, tourmentée de la crainte que ce ne fût là un aveu. Quelle sérénité, quelle gaieté fraîche pourtant!

— Laisse-moi faire, je te renverrai contente ce soir.

Lorsqu'on passa dans la salle à manger, Henriette resta surprise de la délicate beauté d'Edmond, qu'elle ne connaissait pas. Il la ravissait comme une jolie chose. Était-ce possible que ce garçon se fût battu et qu'on eût osé lui casser le bras? La légende de sa grande bravoure achevait de le rendre charmant, et Delaherche, qui avait accueilli Henriette en homme heureux de voir une figure nouvelle, ne cessa, pendant qu'on servait des côtelettes et des pommes de terre en robe de chambre, de faire l'éloge de son secrétaire, aussi actif et bien élevé qu'il était beau. Le déjeuner, ainsi à quatre, dans la salle à manger bien chaude, prit le tour d'une intimité délicieuse.

— Et c'est pour nous intéresser au sort du père Fouchard que vous êtes venue? reprit le fabricant. Çà m'ennuie beaucoup d'être forcé de partir ce soir… Mais ma femme va vous arranger ça, elle est irrésistible, elle obtient tout ce qu'elle veut.

Il riait, il disait ces choses avec une bonhomie parfaite, simplement flatté de ce pouvoir dont il tirait lui-même quelque orgueil. Puis, brusquement:

— À propos, ma chère, Edmond ne t'a pas dit sa trouvaille?

— Non, quelle trouvaille? demanda gaiement Gilberte, en tournant vers le jeune sergent ses jolis yeux de caresse.

Mais celui-ci rougissait, comme sous l'excès du plaisir, chaque fois qu'une femme le regardait de la sorte.

— Mon Dieu! Madame, il ne s'agit simplement que de la vieille dentelle, que vous regrettiez de ne pas avoir, pour garnir votre peignoir mauve… J'ai eu hier la chance de découvrir cinq mètres d'ancien point de Bruges, vraiment très beau, et à bon compte. La marchande viendra vous les montrer tout à l'heure.

Elle fut ravie, elle l'aurait embrassé.

— Oh! Que vous êtes gentil, je vous récompenserai!

Puis, comme on servait encore une terrine de foies gras, achetée en Belgique, la conversation tourna, s'arrêta un instant au poisson de la Meuse qui mourait empoisonné, finit par tomber sur le danger de peste qui menaçait Sedan, au prochain dégel. En novembre, des cas d'épidémie s'étaient déjà déclarés. On avait eu beau, après la bataille, dépenser six mille francs pour balayer la ville, brûler en tas les sacs, les gibernes, tous les débris louches: les campagnes environnantes n'en soufflaient pas moins des odeurs nauséabondes, à la moindre humidité, tellement elles étaient gorgées de cadavres, à peine enfouis, mal recouverts de quelques centimètres de terre. Partout, des tombes bossuaient les champs, le sol se fendait sous la poussée intérieure, la putréfaction suintait et s'exhalait. Et l'on venait, les jours précédents, de découvrir un autre foyer d'infection, la Meuse, d'où l'on avait pourtant retiré déjà plus de douze cents corps de chevaux. L'opinion générale était qu'il n'y restait plus un cadavre humain, lorsqu'un garde champêtre, en regardant avec attention, à plus de deux mètres de profondeur, avait aperçu sous l'eau des blancheurs, qu'on aurait pris pour des pierres: c'étaient des lits de cadavres, des corps éventrés que le ballonnement, rendu impossible, n'avait pu ramener à la surface. Depuis près de quatre mois, ils séjournaient là, dans cette eau, parmi les herbes. Les coups de croc ramenaient des bras, des jambes, des têtes. Rien que la force du courant détachait et emportait parfois une main. L'eau se troublait, de grosses bulles de gaz montaient, crevaient à la surface, empestant l'air d'une odeur infecte.

— Cela va bien qu'il gèle, fit remarquer Delaherche. Mais, dès que la neige disparaîtra, il va falloir procéder à des recherches, désinfecter tout ça, autrement nous y resterions tous.

Et, sa femme l'ayant supplié en riant de passer à des sujets plus propres, pendant qu'on mangeait, il conclut simplement:

— Dame! Voilà le poisson de la Meuse compromis pour longtemps.

Mais on avait fini, on servait le café, quand la femme de chambre annonça que M de Gartlauben demandait la faveur d'entrer un instant. Ce fut un émoi, car il n'était jamais venu à cette heure, en plein jour. Tout de suite, Delaherche avait dit de l'introduire, voyant là une circonstance heureuse qui allait permettre de lui présenter Henriette. Et le capitaine, lorsqu'il aperçut une autre jeune femme, outra encore sa politesse. Il accepta même une tasse de café, qu'il buvait sans sucre, comme il avait vu beaucoup de personnes le boire, à Paris. D'ailleurs, s'il avait insisté pour être reçu, c'était uniquement dans le désir d'apprendre tout de suite à madame qu'il venait d'obtenir la grâce d'un de ses protégés, un malheureux ouvrier de la fabrique, emprisonné à la suite d'une rixe avec un soldat Prussien.

Alors, Gilberte profita de l'occasion pour parler du père
Fouchard.

— Capitaine, je vous présente une de mes plus chères amies… Elle désire se mettre sous votre protection, elle est la nièce du fermier qu'on a arrêté à Remilly, vous savez bien, à la suite de cette histoire de francs-tireurs.

— Ah! oui, l'affaire de l'espion, le malheureux qu'on a trouvé dans un sac… Oh! C'est grave, très grave! Je crains bien de ne rien pouvoir.

— Capitaine, vous me feriez tant de plaisir!

Elle le regardait de ses yeux de caresse, il eut une satisfaction béate, s'inclina d'un air de galante obéissance. Tout ce qu'elle voudrait!

— Monsieur, je vous en serai bien reconnaissante, articula avec peine Henriette, prise d'un insurmontable malaise, à la pensée soudaine de son mari, de son pauvre Weiss, fusillé là-bas, à Bazeilles.

Mais Edmond, qui s'en était allé discrètement, dès l'arrivée du capitaine, venait de reparaître, pour dire un mot à l'oreille de Gilberte. Elle se leva avec vivacité, conta l'histoire de la dentelle, que la marchande apportait; et elle suivit le jeune homme, en s'excusant. Alors, restée seule en compagnie des deux hommes, Henriette put s'isoler, assise dans une embrasure de fenêtre, tandis qu'ils continuaient de causer très haut.

— Capitaine, vous accepterez bien un petit verre… Voyez-vous, je ne me gêne pas, je vous dis tout ce que je pense, parce que je connais la largeur de votre esprit. Eh bien! Je vous assure que votre préfet a tort de vouloir saigner encore la ville de ces quarante-deux mille francs… Songez donc au total de nos sacrifices, depuis le commencement. D'abord, à la veille de la bataille, toute une armée Française, épuisée, affamée. Ensuite, vous autres, qui aviez les dents longues aussi. Rien que les passages de ces troupes, les réquisitions, les réparations, les dépenses de toute sorte nous ont coûté un million et demi. Mettez- en autant pour les ruines occasionnées par la bataille, les destructions, les incendies: ça fait trois millions. Enfin, j'évalue bien à deux millions la perte éprouvée par l'industrie et le commerce… Hein? Qu'est-ce que vous en dites? Nous voilà au chiffre de cinq millions, pour une ville de treize mille habitants! Et vous nous demandez encore quarante-deux mille francs de contribution, je ne sais sous quel prétexte! Est-ce que c'est juste, est-ce que c'est raisonnable?

M de Gartlauben hochait la tête, se contentait de répondre:

— Que voulez-vous? C'est la guerre, c'est la guerre!

Et l'attente se prolongeait, les oreilles d'Henriette bourdonnaient, toutes sortes de vagues et tristes pensées l'assoupissaient à demi, dans l'embrasure de la fenêtre, pendant que Delaherche donnait sa parole d'honneur que jamais Sedan n'aurait pu faire face à la crise, dans le manque total du numéraire, sans l'heureuse création d'une monnaie fiduciaire locale, du papier-Monnaie de la caisse du crédit industriel, qui avait sauvé la ville d'un désastre financier.

— Capitaine, vous reprendrez bien un petit verre de cognac.

Et il sauta à un autre sujet.

— Ce n'est pas la France qui a fait la guerre, c'est l'empire… Ah! l'empereur m'a bien trompé. Tout est fini avec lui, nous nous laisserions démembrer plutôt… Tenez! Un seul homme a vu clair en juillet, oui! Monsieur Thiers, dont le voyage actuel, au travers des capitales de l'Europe, est encore un grand acte de sagesse et de patriotisme. Tous les voeux des gens raisonnables l'accompagnent, puisse-t-il réussir!

D'un geste, il acheva sa pensée, car il eût jugé malséant, devant un Prussien, même sympathique, d'exprimer un désir de paix. Mais ce désir, il était ardemment en lui, comme au fond de toute l'ancienne bourgeoisie plébiscitaire et conservatrice. On allait être à bout de sang et d'argent, il fallait se rendre; et une sourde rancune contre Paris qui s'entêtait dans sa résistance, montait de toutes les provinces occupées. Aussi conclut-il à voix plus basse, faisant allusion aux proclamations enflammées de Gambetta:

— Non, non! Nous ne pouvons pas être avec les fous furieux. Ca devient du massacre… Moi, je suis avec Monsieur Thiers, qui veut les élections; et, quant à leur république, mon Dieu! Ce n'est pas elle qui me gêne, on la gardera s'il le faut, en attendant mieux.

Très poliment, M de Gartlauben continuait à hocher la tête d'un air d'approbation, en répétant:

— Sans doute, sans doute…

Henriette, dont le malaise avait grandi, ne put rester davantage. C'était, en elle, une irritation sans cause précise, un besoin de ne plus être là; et elle se leva doucement, elle sortit, à la recherche de Gilberte, qui se faisait si longtemps attendre.

Mais, comme elle entrait dans la chambre à coucher, elle resta stupéfaite, en apercevant, étendue sur la chaise longue, son amie en larmes, bouleversée par une émotion extraordinaire.

— Eh bien! Quoi donc? Que t'arrive-t-il?

Les pleurs de la jeune femme redoublèrent, elle se refusait à parler, envahie maintenant d'une confusion qui lui jetait tout le sang de son coeur au visage. Et, enfin, balbutiante, se cachant dans les bras grands ouverts, tendus vers elle:

— Oh! Ma chérie, si tu savais… Jamais je n'oserais te dire… Et pourtant je n'ai que toi, tu peux seule me donner peut-être un bon conseil…

Elle eut un frémissement, elle bégaya davantage.

— J'étais avec Edmond… Alors, à l'instant, Madame Delaherche vient de me surprendre…

— Comment, de te surprendre?

— Oui, nous étions là, il me tenait, il m'embrassait…

Et, baisant Henriette, la serrant dans ses bras tremblants, elle lui dit tout.

— Oh! Ma chérie, ne me juge pas trop mal, ça me ferait tant de peine!… Je sais bien, je t'avais juré que ça ne recommencerait jamais. Mais tu as vu Edmond, il est si brave, et il est si joli! Puis, songe donc, ce pauvre jeune homme, blessé, malade, loin de sa mère! Avec ça, il n'a jamais été riche, on a tout mangé chez lui, pour le faire instruire… Je t'assure, je n'ai pas pu refuser.

Henriette l'écoutait, effarée, ne revenant pas de sa surprise.

— Comment! C'était avec le petit sergent!… Mais, ma chère, tout le monde te croit la maîtresse du Prussien!

Du coup, Gilberte se releva, s'essuya les yeux, protestant.

— La maîtresse du Prussien… Ah! non, par exemple! Il est affreux, il me répugne… Pour qui me prend-On? comment peut-on me croire capable d'une pareille infamie? Non, non, jamais! j'aimerais mieux mourir!

Dans sa révolte, elle était devenue grave, d'une beauté douloureuse et irritée qui la transfigurait. Et, brusquement, sa gaieté coquette, son insoucieuse légèreté revinrent, au milieu d'un invincible rire.

— Ca, c'est vrai, je m'amuse de lui. Il m'adore, et je n'ai qu'à le regarder, pour qu'il obéisse… Si tu savais comme c'est drôle, de se moquer ainsi de ce gros homme, qui a toujours l'air de croire qu'on va enfin le récompenser!

— Mais c'est un jeu très dangereux, dit sérieusement Henriette.

— Crois-tu? Qu'est-ce que je risque? Lorsqu'il s'apercevra qu'il ne doit compter sur rien, il ne pourra que se fâcher et s'en aller… Et puis, non! jamais il ne s'en apercevra! Tu ne connais pas l'homme, il est de ceux avec lesquels les femmes vont aussi loin qu'elles veulent, sans danger. Pour ça, vois-tu, j'ai un sens qui m'a toujours avertie. Il a bien trop de vanité, jamais il n'admettra que je me sois moquée de lui… Et tout ce que je lui permettrai, ce sera d'emporter mon souvenir, avec la consolation de se dire qu'il a agi correctement, en galant homme qui a longtemps habité Paris.

Elle s'égayait, elle ajouta:

— En attendant, il va faire remettre en liberté l'oncle Fouchard, et il n'aura pour sa peine qu'une tasse de thé, sucrée de ma main.

Mais, tout d'un coup, elle revint à ses craintes, à l'effroi d'avoir été surprise. Des larmes reparurent au bord de ses paupières.

— Mon Dieu! Et Madame Delaherche? … Que va-t-il se passer? Elle ne m'aime guère, elle est capable de tout dire à mon mari.

Henriette avait fini par se remettre. Elle essuya les yeux de son amie, elle la força de réparer le désordre de ses vêtements.

— Écoute, ma chère, je n'ai pas la force de te gronder, et pourtant tu sais si je te blâme! Mais on m'avait fait une telle peur avec ton Prussien, j'ai redouté des choses si laides, que l'autre histoire, ma foi! Est un soulagement… Calme-toi, tout peut s'arranger.

C'était fort sage, d'autant plus que Delaherche, presque aussitôt, entra avec sa mère. Il expliqua qu'il venait d'envoyer chercher la voiture qui devait le conduire en Belgique, décidé à prendre le train pour Bruxelles, le soir même. Il voulait donc faire ses adieux à sa femme. Puis, se tournant vers Henriette:

— Soyez tranquille, Monsieur de Gartlauben, en me quittant, m'a promis de s'occuper de votre oncle; et, quand je ne serai plus là, ma femme fera le reste.

Depuis que Madame Delaherche était entrée, Gilberte ne la quittait pas des yeux, le coeur serré d'angoisse. Allait-elle parler, dire ce qu'elle venait de voir, empêcher son fils de partir? La vieille dame, silencieuse, avait, dès la porte, fixé, elle aussi, les regards sur sa belle-fille. Dans son rigorisme, elle éprouvait sans doute le soulagement qui avait rendu Henriette tolérante. Mon Dieu! Puisque c'était avec ce jeune homme, ce Français qui s'était battu si bravement, ne devait-elle pas pardonner, comme elle avait pardonné déjà pour le capitaine Beaudoin? Ses yeux s'adoucirent, elle détourna la tête. Son fils pouvait s'absenter, Edmond protégerait Gilberte contre le Prussien. Elle eut même un faible sourire, elle qui ne s'était pas égayée depuis la bonne nouvelle de Coulmiers.

— Au revoir, dit-elle en embrassant Delaherche. Fais tes affaires et reviens-nous vite.

Et elle s'en alla, elle rentra lentement, de l'autre côté du palier, dans la chambre murée, où le colonel, de son air de stupeur, regardait l'ombre, en dehors du pâle rond de clarté qui tombait de la lampe.

Le soir même, Henriette retourna à Remilly; et, trois jours plus tard, elle eut la joie de voir, un matin, le père Fouchard rentrer à la ferme tranquillement, comme s'il revenait à pied de conclure un marché dans le voisinage. Il s'assit, il mangea un morceau de pain, avec du fromage. Puis, à toutes les questions, il répondit sans hâte, de l'air d'un homme qui n'avait jamais eu peur. Pourquoi donc l'aurait-on retenu? Il n'avait rien fait de mal. Ce n'était pas lui qui avait tué le Prussien, n'est-ce pas? Alors, il s'était contenté de dire aux autorités: «cherchez, moi je ne sais rien.» et il avait bien fallu le lâcher, ainsi que le maire, puisqu'on n'avait pas de preuves contre eux. Mais ses yeux de paysan rusé et goguenard luisaient, dans sa joie muette d'avoir roulé tous ces sales bougres, dont il commençait à avoir assez, à présent qu'ils le chicanaient sur la qualité de sa viande.

Décembre s'acheva, Jean voulut partir. Maintenant, sa jambe était solide, le docteur déclarait qu'il pouvait aller se battre. Et ce fut, pour Henriette, une grande peine, qu'elle s'efforça de cacher. Depuis la désastreuse bataille de Champigny, aucune nouvelle de Paris ne leur était venue. Ils savaient simplement que le régiment de Maurice, exposé à un feu terrible, avait perdu beaucoup d'hommes. Puis, toujours ce grand silence, aucune lettre, jamais la moindre ligne pour eux, lorsqu'il savait que des familles de Raucourt et de Sedan avaient reçu des dépêches, par des voies détournées. Peut-être le pigeon qui portait les nouvelles si ardemment attendues, avait-il rencontré quelque épervier vorace; ou peut-être était-il tombé, à la lisière d'un bois, traversé par la balle d'un Prussien. Mais, surtout, ce qui les hantait, c'était la crainte que Maurice ne fût mort. Ce silence de la grande ville, là-bas, muette sous l'étreinte de l'investissement, était devenu, dans l'angoisse de leur attente, un silence de tombe. Ils avaient perdu l'espoir de rien apprendre, et, lorsque Jean exprima sa volonté formelle de partir, Henriette n'eut que cette plainte sourde: