Pitoyable en somme, Delaherche frémissait de compassion, lorsque l'entrée d'un landau, sous le porche, l'intéressa. On n'avait plus trouvé sans doute que cette voiture de maître, et l'on y avait entassé des blessés. Ils y tenaient huit, les uns sur les autres. Le fabricant eut un cri de surprise terrifiée, en reconnaissant, dans le dernier qu'on descendit, le capitaine Beaudoin.

— Oh! mon pauvre ami!… Attendez! Je vais appeler ma mère et ma femme.

Elles accoururent, laissant le soin de rouler des bandes à deux servantes. Les infirmiers qui avaient saisi le capitaine, l'emportaient dans la salle; et ils allaient le coucher en travers d'un tas de paille, lorsque Delaherche aperçut, sur un matelas, un soldat qui ne bougeait plus, la face terreuse, les yeux ouverts.

— Dites donc, mais il est mort, celui-là!

— Tiens! C'est vrai, murmura un infirmier. Pas la peine qu'il encombre!

Lui et un camarade prirent le corps, l'emportèrent au charnier qu'on avait établi derrière les cytises. Une douzaine de morts, déjà, s'y trouvaient rangés, raidis dans le dernier râle, les uns les pieds étirés, comme allongés par la souffrance, les autres déjetés, tordus en des postures atroces. Il y en avait qui ricanaient, les yeux blancs, les dents à nu sous les lèvres retroussées; tandis que plusieurs, la figure longue, affreusement triste, pleuraient encore de grosses larmes. Un, très jeune, petit et maigre, la tête à moitié emportée, serrait sur son coeur, de ses deux mains convulsives, une photographie de femme, une de ces pâles photographies de faubourg, éclaboussée de sang. Et, aux pieds des morts, pêle-mêle, des jambes et des bras coupés s'entassaient aussi, tout ce qu'on rognait, tout ce qu'on abattait sur les tables d'opération, le coup de balai de la boutique d'un boucher, poussant dans un coin les déchets, la chair et les os.

Devant le capitaine Beaudoin, Gilberte avait frémi. Mon Dieu! Qu'il était pâle, couché sur ce matelas, la face toute blanche sous la saleté qui la souillait! Et la pensée que, quelques heures auparavant, il l'avait tenue entre ses bras, plein de vie et sentant bon, la glaçait d'effroi. Elle s'était agenouillée.

— Quel malheur, mon ami! Mais ce n'est rien, n'est-ce pas?

Et, machinalement, elle avait tiré son mouchoir, elle lui en essuyait la figure, ne pouvant le tolérer ainsi, sali de sueur, de terre et de poudre. Il lui semblait qu'elle le soulageait, en le nettoyant un peu.

— N'est-ce pas? ce n'est rien, ce n'est que votre jambe.

Le capitaine, dans une sorte de somnolence, ouvrait les yeux, péniblement. Il avait reconnu ses amis, il s'efforçait de leur sourire.

— Oui, la jambe seulement… Je n'ai pas même senti le coup, j'ai cru que je faisais un faux pas et que je tombais…

Mais il parlait avec difficulté.

— Oh! J'ai soif, j'ai soif!

Alors, Madame Delaherche, penchée à l'autre bord du matelas, s'empressa. Elle courut chercher un verre et une carafe d'eau, dans laquelle on avait versé un peu de cognac. Et, lorsque le capitaine eut vidé le verre avidement, elle dut partager le reste de la carafe aux blessés voisins: toutes les mains se tendaient, des voix ardentes la suppliaient. Un zouave, qui ne put en avoir, sanglota.

Delaherche, cependant, tâchait de parler au major, afin d'obtenir, pour le capitaine, un tour de faveur. Bouroche venait d'entrer dans la salle, avec son tablier sanglant, sa large face en sueur, que sa crinière léonine semblait incendier; et, sur son passage, les hommes se soulevaient, voulaient l'arrêter, chacun brûlant de passer tout de suite, d'être secouru et de savoir: «à moi, monsieur le major, à moi!» des balbutiements de prière le suivaient, des doigts tâtonnants effleuraient ses vêtements. Mais lui, tout à son affaire, soufflant de lassitude, organisait son travail, sans écouter personne. Il se parlait à voix haute, il les comptait du doigt, leur donnait des numéros, les classait: celui- ci, celui-là, puis cet autre; un, deux, trois; une mâchoire, un bras, une cuisse; tandis que l'aide qui l'accompagnait, tendait l'oreille, pour tâcher de se souvenir.

— Monsieur le major, dit Delaherche, il y a là un capitaine, le capitaine Beaudoin…

Bouroche l'interrompit.

— Comment, Beaudoin est ici!… Ah! le pauvre bougre!

Il alla se planter devant le blessé. Mais, d'un coup d'oeil, il dut voir la gravité du cas, car il reprit aussitôt, sans même se baisser pour examiner la jambe atteinte:

— Bon! on va me l'apporter tout de suite, dès que j'aurai fait l'opération qu'on prépare.

Et il retourna sous le hangar, suivi par Delaherche, qui ne voulait pas le lâcher, de crainte qu'il n'oubliât sa promesse.

Cette fois, il s'agissait de la désarticulation d'une épaule, d'après la méthode de Lisfranc, ce que les chirurgiens appelaient une jolie opération, quelque chose d'élégant et de prompt, en tout quarante secondes à peine. Déjà, on chloroformait le patient, pendant qu'un aide lui saisissait l'épaule à deux mains, les quatre doigts sous l'aisselle, le pouce en dessus. Alors, Bouroche, armé du grand couteau long, après avoir crié: «asseyez- le!», empoigna le deltoïde, transperça le bras, trancha le muscle; puis, revenant en arrière, il détacha la jointure d'un seul coup; et le bras était tombé, abattu en trois mouvements. L'aide avait fait glisser ses pouces, pour boucher l'artère humérale. «Recouchez-le!» Bouroche eut un rire involontaire en procédant à la ligature, car il n'avait mis que trente-cinq secondes. Il ne restait plus qu'à rabattre le lambeau de chair sur la plaie, ainsi qu'une épaulette à plat. Cela était joli, à cause du danger, un homme pouvant se vider de tout son sang en trois minutes par l'artère humérale, sans compter qu'il y a péril de mort, chaque fois qu'on assoit un blessé, sous l'action du chloroforme.

Delaherche, glacé, aurait voulu fuir. Mais il n'en eut pas le temps, le bras était déjà sur la table. Le soldat amputé, une recrue, un paysan solide, qui sortait de sa torpeur, aperçut ce bras qu'un infirmier emportait, derrière les cytises. Il regarda vivement son épaule, la vit tranchée et saignante. Et il se fâcha, furieux.

— Ah! nom de Dieu! c'est bête, ce que vous avez fait là!

Bouroche, exténué, ne répondait point. Puis, l'air brave homme:

— J'ai fait pour le mieux, je ne voulais pas que tu claques, mon garçon… D'ailleurs, je t'ai consulté, tu m'as dit oui.

— J'ai dit oui, j'ai dit oui! est-ce que je savais, moi!

Et sa colère tomba, il se mit à pleurer à chaudes larmes.

— Qu'est-ce que vous voulez que je foute, maintenant?

On le remporta sur la paille, on lava violemment la toile cirée et la table; et les seaux d'eau rouge qu'on jeta de nouveau, à la volée, au travers de la pelouse, ensanglantèrent la corbeille blanche de marguerites.

Mais Delaherche s'étonnait d'entendre toujours le canon. Pourquoi donc ne se taisait-il pas? La nappe de Rose, maintenant, devait être hissée sur la citadelle. Et on aurait dit, au contraire, que le tir des batteries Prussiennes augmentait d'intensité. C'était un vacarme à ne pas s'entendre, un ébranlement secouant les moins nerveux de la tête aux pieds, dans une angoisse croissante. Cela ne devait guère être bon, pour les opérateurs et pour les opérés, ces secousses qui vous arrachaient le coeur. L'ambulance entière en était bousculée, enfiévrée, jusqu'à l'exaspération.

— C'était fini, qu'ont-ils donc à continuer? s'écria Delaherche, qui prêtait anxieusement l'oreille, croyant à chaque seconde entendre le dernier coup.

Puis, comme il revenait vers Bouroche, pour lui rappeler le capitaine, il eut l'étonnement de le trouver par terre, au milieu d'une botte de paille, couché sur le ventre, les deux bras nus jusqu'aux épaules, enfoncés dans deux seaux d'eau glacée. À bout de force morale et physique, le major se délassait là, anéanti, terrassé par une tristesse, une désolation immense, dans une de ces minutes d'agonie du praticien qui se sent impuissant. Celui-ci pourtant était un solide, une peau dure et un coeur ferme. Mais il venait d'être touché par l'»à quoi bon?» le sentiment qu'il ne ferait jamais tout, qu'il ne pouvait pas tout faire, l'avait brusquement paralysé. À quoi bon? Puisque la mort serait quand même la plus forte!

Deux infirmiers apportaient sur un brancard le capitaine Beaudoin.

— Monsieur le major, se permit de dire Delaherche, voici le capitaine.

Bouroche ouvrit les yeux, retira ses bras des deux seaux, les secoua, les essuya dans la paille. Puis, se soulevant sur les genoux:

— Ah! oui, foutre! à un autre… Voyons, voyons, la journée n'est pas finie.

Et il était debout, rafraîchi, secouant sa tête de lion aux cheveux fauves, remis d'aplomb par la pratique et par l'impérieuse discipline.

Gilberte et Madame Delaherche avaient suivi le brancard; et elles restèrent à quelques pas, lorsqu'on eut couché le capitaine sur le matelas, recouvert de la toile cirée.

— Bon! c'est au-dessus de la cheville droite, disait Bouroche, qui causait beaucoup, pour occuper le blessé. Pas mauvais, à cette place. On s'en tire très bien… Nous allons examiner ça.

Mais la torpeur où était Beaudoin, le préoccupait visiblement. Il regardait le pansement d'urgence, un simple lien, serré et maintenu sur le pantalon par un fourreau de baïonnette. Et, entre ses dents, il grognait, demandant quel était le salop qui avait fichu ça. Puis, tout d'un coup, il se tut. Il venait de comprendre: c'était sûrement pendant le transport, au fond du landau empli de blessés, que le bandage avait dû se détendre, glissant, ne comprimant plus la plaie, ce qui avait occasionné une très abondante hémorragie.

Violemment, Bouroche s'emporta contre un infirmier qui l'aidait.

— Bougre d'empoté, coupez donc vite!

L'infirmier coupa le pantalon et le caleçon, coupa le soulier et la chaussette. La jambe, puis le pied apparurent, d'une nudité blafarde, tachée de sang. Et il y avait là, au-dessus de la cheville, un trou affreux, dans lequel l'éclat d'obus avait enfoncé un lambeau de drap rouge. Un bourrelet de chair déchiquetée, la saillie du muscle, sortait en bouillie de la plaie.

Gilberte dut s'appuyer contre un des poteaux du hangar. Ah! cette chair, cette chair si blanche, cette chair sanglante maintenant, et massacrée! Malgré son effroi, elle ne pouvait en détourner les yeux.

— Fichtre! déclara Bouroche, ils vous ont bien arrangé!

Il tâtait le pied, le trouvait froid, n'y sentait plus battre le pouls. Son visage était devenu très grave, avec un pli de la lèvre, qui lui était particulier, en face des cas inquiétants.

— Fichtre! répéta-t-il, voilà un mauvais pied!

Le capitaine, que l'anxiété tirait de sa somnolence, le regardait, attendait; et il finit par dire:

— Vous trouvez, major?

Mais la tactique de Bouroche était de ne jamais demander directement à un blessé l'autorisation d'usage, quand la nécessité d'une amputation s'imposait. Il préférait que le blessé s'y résignât de lui-même.

— Mauvais pied, murmura-t-il, comme s'il eût pensé tout haut.
Nous ne le sauverons pas.

Nerveusement, Beaudoin reprit:

— Voyons, il faut en finir, major. Qu'en pensez-vous?

— Je pense que vous êtes un brave, capitaine, et que vous allez me laisser faire ce qu'il faut.

Les yeux du capitaine Beaudoin pâlirent, se troublèrent d'une sorte de petite fumée rousse. Il avait compris. Mais, malgré l'insupportable peur qui l'étranglait, il répondit simplement, avec bravoure:

— Faites, major.

Et les préparatifs ne furent pas longs. Déjà, l'aide tenait la serviette imbibée de chloroforme, qui fut tout de suite appliquée sous le nez du patient. Puis, au moment où la courte agitation qui précède l'anesthésie se produisait, deux infirmiers firent glisser le capitaine sur le matelas, de façon à avoir les jambes libres; et l'un d'eux garda la gauche, qu'il soutint; tandis qu'un aide, saisissant la droite, la serrait rudement des deux mains, à la racine de la cuisse, pour comprimer les artères.

Alors, quand elle vit Bouroche s'approcher avec le couteau mince,
Gilberte ne put en supporter davantage.

— Non, non, c'est affreux!

Et elle défaillait, elle s'appuya sur Madame Delaherche, qui avait dû avancer le bras pour l'empêcher de tomber.

— Mais pourquoi restez-vous?

Toutes deux, cependant, demeurèrent. Elles tournaient la tête, ne voulant plus voir, immobiles et tremblantes, serrées l'une contre l'autre, malgré leur peu de tendresse.

Ce fut sûrement à cette heure de la journée que le canon tonna le plus fort. Il était trois heures, et Delaherche, désappointé, exaspéré, déclarait n'y plus rien comprendre. Maintenant, il devenait hors de doute que, loin de se taire, les batteries Prussiennes redoublaient leur feu. Pourquoi? Que se passait-il? C'était un bombardement d'enfer, le sol tremblait, l'air s'embrasait. Autour de Sedan, la ceinture de bronze, les huit cents pièces des armées allemandes tiraient à la fois, foudroyaient les champs voisins d'un tonnerre continu; et ce feu convergent, toutes les hauteurs environnantes frappant au centre, aurait brûlé et pulvérisé la ville en deux heures. Le pis était que des obus recommençaient à tomber sur les maisons. Des fracas plus fréquents retentissaient. Il en éclata un rue des Voyards Un autre écorna une cheminée haute de la fabrique, et des gravats dégringolèrent devant le hangar.

Bouroche leva les yeux, grognant:

— Est-ce qu'ils vont nous achever nos blessés? … C'est insupportable, ce vacarme!

Cependant, l'infirmier tenait allongée la jambe du capitaine; et, d'une rapide incision circulaire, le major coupa la peau, au- dessous du genou, cinq centimètres plus bas que l'endroit où il comptait scier les os. Puis, vivement, à l'aide du même couteau mince, qu'il ne changeait pas pour aller vite, il détacha la peau, la releva tout autour, ainsi que l'écorce d'une orange qu'on pèle. Mais, comme il allait trancher les muscles, un infirmier s'approcha, lui parla à l'oreille.

— Le numéro deux vient de couler.

Dans l'effroyable bruit, le major n'entendit pas.

— Parlez donc plus haut, nom de Dieu! J'ai les oreilles en sang, avec leur sacré canon.

— Le numéro deux vient de couler.

— Qui ça, le numéro deux?

— Le bras.

— Ah! bon!… Eh bien! vous apporterez le trois, la mâchoire.

Et, avec une adresse extraordinaire, sans se reprendre, il trancha les muscles d'une seule entaille, jusqu'aux os. Il dénuda le tibia et le péroné, introduisit entre eux la compresse à trois chefs, pour les maintenir. Puis, d'un trait de scie unique, il les abattit. Et le pied resta aux mains de l'infirmier qui le tenait.

Peu de sang coula, grâce à la compression que l'aide exerçait plus haut, autour de la cuisse. La ligature des trois artères fut rapidement faite. Mais le major secouait la tête; et, quand l'aide eut enlevé ses doigts, il examina la plaie, en murmurant, certain que le patient ne pouvait encore l'entendre:

— C'est ennuyeux, les artérioles ne donnent pas de sang.

Puis, d'un geste, il acheva son diagnostic: encore un pauvre bougre de fichu! Et, sur son visage en sueur, la fatigue et la tristesse immenses avaient reparu, cette désespérance de l'»à quoi bon?», puisqu'on n'en sauvait pas quatre sur dix. Il s'essuya le front, il se mit à rabattre la peau et à faire les trois sutures d'approche.

Gilberte venait de se retourner. Delaherche lui avait dit que c'était fait, qu'elle pouvait voir. Pourtant, elle aperçut le pied du capitaine que l'infirmier emportait derrière les cytises. Le charnier s'augmentait toujours, deux nouveaux morts s'y allongeaient, l'un la bouche démesurément ouverte et noire, ayant l'air de hurler encore, l'autre rapetissé par une abominable agonie, redevenu à la taille d'un enfant chétif et contrefait. Le pis était que le tas des débris finissait par déborder dans l'allée voisine. Ne sachant où poser convenablement le pied du capitaine, l'infirmier hésita, se décida enfin à le jeter sur le tas.

— Eh bien! voilà qui est fait, dit le major à Beaudoin qu'on réveillait. Vous êtes hors d'affaire.

Mais le capitaine n'avait pas la joie du réveil, qui suit les opérations heureuses. Il se redressa un peu, retomba, bégayant d'une voix molle:

— Merci, major. J'aime mieux que ce soit fini.

Cependant, il sentit la cuisson du pansement à l'alcool. Et, comme on approchait le brancard pour le remporter, une terrible détonation ébranla la fabrique entière: c'était un obus qui venait d'éclater en arrière du hangar, dans la petite cour où se trouvait la pompe. Des vitres volèrent en éclats, tandis qu'une épaisse fumée envahissait l'ambulance. Dans la salle, une panique avait soulevé les blessés de leur couche de paille, et tous criaient d'épouvante, et tous voulaient fuir.

Delaherche se précipita, affolé, pour juger des dégâts. Est-ce qu'on allait lui démolir, lui incendier sa maison, à présent? Que se passait-il donc? Puisque l'empereur voulait qu'on cessât, pourquoi avait-on recommencé?

— Nom de Dieu! remuez-vous! cria Bouroche aux infirmiers figés de terreur. Lavez-moi la table, apportez-moi le numéro trois!

On lava la table, on jeta une fois encore les seaux d'eau rouge à la volée, au travers de la pelouse. La corbeille de marguerites n'était plus qu'une bouillie sanglante, de la verdure et des fleurs hachées dans du sang. Et le major, à qui on avait apporté le numéro trois, se mit, pour se délasser un peu, à chercher une balle qui, après avoir fracassé le maxillaire inférieur, devait s'être logée sous la langue. Beaucoup de sang coulait et lui engluait les doigts.

Dans la salle, le capitaine Beaudoin était de nouveau couché sur son matelas. Gilberte et Madame Delaherche avaient suivi le brancard. Delaherche lui-même, malgré son agitation, vint causer un moment.

— Reposez-vous, capitaine. Nous allons faire préparer une chambre, nous vous prendrons chez nous.

Mais, dans sa prostration, le blessé eut un réveil, une minute de lucidité.

— Non, je crois bien que je vais mourir.

Et il les regardait tous les trois, les yeux élargis, pleins de l'épouvante de la mort.

— Oh! Capitaine, qu'est-ce que vous dites là? murmura Gilberte en s'efforçant de sourire, toute glacée. Vous serez debout dans un mois.

Il secouait la tête, il ne regardait plus qu'elle, avec un immense regret de la vie dans les yeux, une lâcheté de s'en aller ainsi, trop jeune, sans avoir épuisé la joie d'être.

— Je vais mourir, je vais mourir… Ah! c'est affreux…

Puis, tout d'un coup, il aperçut son uniforme souillé et déchiré, ses mains noires, et il parut souffrir de son état, devant des femmes. Une honte lui vint de s'abandonner ainsi, la pensée qu'il manquait de correction acheva de lui rendre toute une bravoure. Il réussit à reprendre d'une voix gaie:

— Seulement, si je meurs, je voudrais mourir les mains propres… Madame, vous seriez bien aimable de mouiller une serviette et de me la donner.

Gilberte courut, revint avec la serviette, voulut lui en frotter les mains elle-même. À partir de ce moment, il montra un très grand courage, soucieux de finir en homme de bonne compagnie. Delaherche l'encourageait, aidait sa femme à l'arranger d'une façon convenable. Et la vieille Madame Delaherche, devant ce mourant, lorsqu'elle vit le ménage s'empresser ainsi, sentit s'en aller sa rancune. Une fois encore elle se tairait, elle qui savait et qui s'était juré de tout dire à son fils. À quoi bon désoler la maison, puisque la mort emportait la faute?

Ce fut fini presque tout de suite. Le capitaine Beaudoin, qui s'affaiblissait, retomba dans son accablement. Une sueur glacée lui inondait le front et le cou. Il rouvrit un instant les yeux, tâtonna comme s'il eût cherché une couverture imaginaire, qu'il se mit à remonter jusqu'à son menton, les mains tordues, d'un mouvement doux et entêté.

— Oh! j'ai froid, j'ai bien froid.

Et il passa, il s'éteignit, sans hoquet, et son visage tranquille, aminci, garda une expression d'infinie tristesse.

Delaherche veilla à ce que le corps, au lieu d'être porté au charnier, fût déposé dans une remise voisine. Il voulait forcer Gilberte, toute bouleversée et pleurante, à se retirer chez elle. Mais elle déclara qu'elle aurait trop peur maintenant, seule, et qu'elle préférait rester avec sa belle-mère, dans l'agitation de l'ambulance, où elle s'étourdissait. Déjà, elle courait donner à boire à un chasseur d'Afrique que la fièvre faisait délirer, elle aidait un infirmier à panser la main d'un petit soldat, une recrue de vingt ans, qui était venu, à pied, du champ de bataille, le pouce emporté; et, comme il était gentil et drôle, plaisantant sa blessure d'un air insouciant de parisien farceur, elle finit par s'égayer avec lui.

Pendant l'agonie du capitaine, la canonnade semblait avoir augmenté encore, un deuxième obus était tombé dans le jardin, brisant un des arbres centenaires. Des gens affolés criaient que tout Sedan brûlait, un incendie considérable s'étant déclaré dans le faubourg de la cassine. C'était la fin de tout, si ce bombardement continuait longtemps avec une pareille violence.

— Ce n'est pas possible, j'y retourne! dit Delaherche hors de lui.

— Où donc? demanda Bouroche.

— Mais à la Sous-Préfecture, pour savoir si l'empereur se moque de nous, quand il parle de faire hisser le drapeau blanc.

Le major resta quelques secondes étourdi par cette idée du drapeau blanc, de la défaite, de la capitulation, qui tombait au milieu de son impuissance à sauver tous les pauvres bougres en bouillie, qu'on lui amenait. Il eut un geste de furieuse désespérance.

— Allez au diable! Nous n'en sommes pas moins tous foutus!

Dehors, Delaherche éprouva une difficulté plus grande à se frayer un passage parmi les groupes qui avaient grossi. Les rues, de minute en minute, s'emplissaient davantage, du flot des soldats débandés. Il questionna plusieurs des officiers qu'il rencontra: aucun n'avait aperçu le drapeau blanc sur la citadelle. Enfin, un colonel déclara l'avoir entrevu un instant, le temps de le hisser et de l'abattre. Cela aurait tout expliqué, soit que les allemands n'eussent pu le voir, soit que, l'ayant vu apparaître et disparaître, ils eussent redoublé leur feu, en comprenant que l'agonie était proche. Même une histoire circulait déjà, la folle colère d'un général, qui s'était précipité, à l'apparition du drapeau blanc, l'avait arraché de ses mains, brisant la hampe, foulant le linge. Et les batteries Prussiennes tiraient toujours, les projectiles pleuvaient sur les toits et dans les rues, des maisons brûlaient, une femme venait d'avoir la tête broyée, au coin de la place Turenne.

À la Sous-Préfecture, Delaherche ne trouva pas Rose dans la loge du concierge. Toutes les portes étaient ouvertes, la déroute commençait. Alors, il monta, ne se heurtant que dans des gens effarés, sans que personne lui adressât la moindre question. Au premier étage, comme il hésitait, il rencontra la jeune fille.

— Oh! Monsieur Delaherche, ça se gâte… Tenez! Regardez vite, si vous voulez voir l'empereur.

En effet, à gauche, une porte, mal fermée, bâillait; et, par cette fente, on apercevait l'empereur, qui avait repris sa marche chancelante, de la cheminée à la fenêtre. Il piétinait, ne s'arrêtait pas, malgré d'intolérables souffrances.

Un aide de camp venait d'entrer, celui qui avait si mal refermé la porte, et l'on entendit l'empereur qui lui demandait, d'une voix énervée de désolation:

— Mais enfin, monsieur, pourquoi tire-t-on toujours, puisque j'ai fait hisser le drapeau blanc?

C'était son tourment devenu insupportable, ce canon qui ne cessait pas, qui augmentait de violence, à chaque minute. Il ne pouvait s'approcher de la fenêtre, sans en être frappé au coeur. Encore du sang, encore des vies humaines fauchées par sa faute! Chaque minute entassait d'autres morts, inutilement. Et, dans sa révolte de rêveur attendri, il avait déjà, à plus de dix reprises, adressé sa question désespérée aux personnes qui entraient.

— Mais enfin, pourquoi tire-t-on toujours, puisque j'ai fait hisser le drapeau blanc?

L'aide de camp murmura une réponse, que Delaherche ne put saisir. Du reste, l'empereur ne s'était pas arrêté, cédant quand même à son besoin de retourner devant cette fenêtre, où il défaillait, dans le tonnerre continu de la canonnade. Sa pâleur avait grandi encore, sa longue face, morne et tirée, mal essuyée du fard du matin, disait son agonie.

À ce moment, un petit homme vif, l'uniforme poussiéreux, dans lequel Delaherche reconnut le général Lebrun, traversa le palier, poussa la porte, sans se faire annoncer. Et, tout de suite, une fois de plus, on distingua la voix anxieuse de l'empereur.

— Mais enfin, général, pourquoi tire-t-on toujours, puisque j'ai fait hisser le drapeau blanc?

L'aide de camp sortait, la porte fut refermée, et Delaherche ne put même entendre la réponse du général. Tout avait disparu.

— Ah! répéta Rose, ça se gâte, je le comprends bien, à la mine de ces messieurs. C'est comme ma nappe, je ne la reverrai pas, il y en a qui disent qu'on l'a déchirée… Dans tout ça, c'est l'empereur qui me fait de la peine, car il est plus malade que le maréchal, il serait mieux dans son lit que dans cette pièce, où il se ronge à toujours marcher.

Elle était très émue, sa jolie figure blonde exprimait une pitié sincère. Aussi Delaherche, dont la ferveur bonapartiste se refroidissait singulièrement depuis deux jours, la trouva-t-il un peu sotte. En bas, pourtant, il resta encore un instant avec elle, guettant le départ du général Lebrun. Et, quand celui-ci reparut, il le suivit.

Le général Lebrun avait expliqué à l'empereur que, si l'on voulait demander un armistice, il fallait qu'une lettre, signée du commandant en chef de l'armée Française, fût remise au commandant en chef des armées allemandes. Puis, il s'était offert pour écrire cette lettre et pour se mettre à la recherche du général de Wimpffen, qui la signerait. Il emportait la lettre, il n'avait que la crainte de ne pas trouver ce dernier, ignorant sur quel point du champ de bataille il pouvait être. Dans Sedan, d'ailleurs, la cohue devenait telle, qu'il dut marcher au pas de son cheval; ce qui permit à Delaherche de l'accompagner jusqu'à la porte du Ménil.

Mais, sur la route, le général Lebrun prit le galop, et il eut la chance, comme il arrivait à Balan, d'apercevoir le général de Wimpffen. Celui-ci, quelques minutes plus tôt, avait écrit à l'empereur: «sire, venez vous mettre à la tête de vos troupes, elles tiendront à honneur de vous ouvrir un passage à travers les lignes ennemies.» aussi entra-t-il dans une furieuse colère, au seul mot d'armistice. Non, non! Il ne signerait rien, il voulait se battre! Il était trois heures et demie. Et ce fut peu de temps après qu'eut lieu la tentative héroïque et désespérée, cette poussée dernière, pour ouvrir une trouée au travers des Bavarois, en marchant une fois encore sur Bazeilles. Par les rues de Sedan, par les champs voisins, afin de rendre du coeur aux troupes, on mentait, on criait: «Bazaine arrive! Bazaine arrive!» depuis le matin, c'était le rêve de beaucoup, on croyait entendre le canon de l'armée de Metz, à chaque batterie nouvelle que démasquaient les allemands. Douze cents hommes environ furent réunis, des soldats débandés de tous les corps, où toutes les armes se mêlaient; et la petite colonne se lança glorieusement, sur la route balayée de mitraille, au pas de course. D'abord, ce fut superbe, les hommes qui tombaient n'arrêtaient pas l'élan des autres, on parcourut près de cinq cents mètres avec une véritable furie de courage. Mais, bientôt, les rangs s'éclaircirent, les plus braves se replièrent. Que faire contre l'écrasement du nombre? Il n'y avait là que la témérité folle d'un chef d'armée qui ne voulait pas être vaincu. Et le général de Wimpffen finit par se trouver seul avec le général Lebrun, sur cette route de Balan et de Bazeilles, qu'ils durent définitivement abandonner. Il ne restait qu'à battre en retraite sous les murs de Sedan.

Delaherche, dès qu'il avait perdu de vue le général, s'était hâté de retourner à la fabrique, possédé d'une idée unique, celle de monter de nouveau à son observatoire, pour suivre au loin les événements. Mais, comme il arrivait, il fut un instant arrêté, en se heurtant, sous le porche, au colonel De Vineuil, qu'on amenait, avec sa botte sanglante, à moitié évanoui sur du foin, au fond d'une carriole de maraîcher. Le colonel s'était obstiné à vouloir rallier les débris de son régiment, jusqu'au moment où il était tombé de cheval. Tout de suite, on le monta dans une chambre du premier étage, et Bouroche qui accourut, n'ayant trouvé qu'une fêlure de la cheville, se contenta de panser la plaie, après en avoir retiré des morceaux de cuir de la botte. Il était débordé, exaspéré, il redescendit en criant qu'il aimerait mieux se couper une jambe à lui-même, que de continuer à faire son métier si salement, sans le matériel convenable ni les aides nécessaires. En bas, en effet, on ne savait plus où mettre les blessés, on s'était décidé à les coucher sur la pelouse, dans l'herbe. Déjà, il y en avait deux rangées, attendant, se lamentant au plein air, sous les obus qui continuaient à pleuvoir. Le nombre des hommes amenés à l'ambulance, depuis midi, dépassait quatre cents, et le major avait fait demander des chirurgiens, sans qu'on lui envoyât autre chose qu'un jeune médecin de la ville. Il ne pouvait suffire, il sondait, taillait, sciait, recousait, hors de lui, désolé de voir qu'on lui apportait toujours plus de besogne qu'il n'en faisait. Gilberte, ivre d'horreur, prise de la nausée de tant de sang et de larmes, était restée près de son oncle, le colonel, laissant en bas Madame Delaherche donner à boire aux fiévreux et essuyer les visages moites des agonisants.

Sur la terrasse, vivement, Delaherche tâcha de se rendre compte de la situation. La ville avait moins souffert qu'on ne croyait, un seul incendie jetait une grosse fumée noire, dans le faubourg de la cassine. Le fort du Palatinat ne tirait plus, faute sans doute de munitions. Seules, les pièces de la porte de Paris lâchaient encore un coup, de loin en loin. Et, tout de suite, ce qui l'intéressa, ce fut de constater qu'on avait de nouveau hissé un drapeau blanc sur le donjon; mais on ne devait pas l'apercevoir du champ de bataille, car le feu continuait, aussi intense. Des toitures voisines lui cachaient la route de Balan, il ne put y suivre le mouvement des troupes. D'ailleurs, ayant mis son oeil à la lunette qui était restée braquée, il venait de retomber sur l'état-major allemand, qu'il avait déjà vu à cette place, dès midi. Le maître, le minuscule soldat de plomb, haut comme la moitié du petit doigt, dans lequel il croyait avoir reconnu le roi de Prusse, se trouvait toujours debout, avec son uniforme sombre, en avant des autres officiers, la plupart couchés sur l'herbe, étincelants de broderies. Il y avait là des officiers étrangers, des aides de camp, des généraux, des maréchaux de cour, des princes, tous pourvus de lorgnettes, suivant depuis le matin l'agonie de l'armée Française, comme au spectacle. Et le drame formidable s'achevait.

De cette hauteur boisée de la Marfée, le roi Guillaume venait d'assister à la jonction de ses troupes. C'en était fait, la troisième armée, sous les ordres de son fils, le prince royal de Prusse, qui avait cheminé par Saint-Menges et Fleigneux, prenait possession du plateau d'Illy; tandis que la quatrième, que commandait le prince royal de Saxe, arrivait de son côté au rendez-vous, par Daigny et Givonne, en tournant le bois de la Garenne. Le XIe corps et le Ve donnaient ainsi la main au XIIe corps et à la garde. Et l'effort suprême pour briser le cercle, au moment où il se fermait, l'inutile et glorieuse charge de la division Margueritte avait arraché au roi un cri d'admiration: «ah! les braves gens!» maintenant, l'enveloppement mathématique, inexorable, se terminait, les mâchoires de l'étau s'étaient rejointes, il pouvait embrasser d'un coup d'oeil l'immense muraille d'hommes et de canons qui enveloppait l'armée vaincue. Au nord, l'étreinte devenait de plus en plus étroite, refoulait les fuyards dans Sedan, sous le feu redoublé des batteries, dont la ligne ininterrompue bordait l'horizon. Au midi, Bazeilles conquis, vide et morne, finissait de brûler, jetant de gros tourbillons de fumée et d'étincelles; pendant que les Bavarois, maîtres de Balan, braquaient des canons, à trois cents mètres des portes de la ville. Et les autres batteries, celles de la rive gauche, installées à Pont-Maugis, à Noyers, à Frénois, à Wadelincourt, qui tiraient sans un arrêt depuis bientôt douze heures, tonnaient plus haut, complétaient l'infranchissable ceinture de flammes, jusque sous les pieds du roi.

Mais le roi Guillaume, fatigué, lâcha un instant sa lorgnette; et il continua de regarder à l'oeil nu. Le soleil oblique descendait vers les bois, allait se coucher dans un ciel d'une pureté sans tache. Toute la vaste campagne en était dorée, baignée d'une lumière si limpide, que les moindres détails prenaient une netteté singulière. Il distinguait les maisons de Sedan, avec les petites barres noires des fenêtres, les remparts, la forteresse, ce système compliqué de défense dont les arêtes se découpaient d'un trait vif. Puis, alentour, épars au milieu des terres, c'étaient les villages, frais et vernis, pareils aux fermes des boîtes de jouets, Donchery à gauche, au bord de sa plaine rase, Douzy et Carignan à droite, dans les prairies. Il semblait qu'on aurait compté les arbres de la forêt des Ardennes, dont l'océan de verdure se perdait jusqu'à la frontière. La Meuse, aux lents détours, n'était plus, sous cette lumière frisante, qu'une rivière d'or fin. Et la bataille atroce, souillée de sang, devenait une peinture délicate, vue de si haut, sous l'adieu du soleil: des cavaliers morts, des chevaux éventrés semaient le plateau de Floing de taches gaies; vers la droite, du côté de Givonne, les dernières bousculades de la retraite amusaient l'oeil du tourbillon de ces points noirs, courant, se culbutant; tandis que, dans la presqu'île d'Iges, à gauche, une batterie Bavaroise, avec ses canons gros comme des allumettes, avait l'air d'être une pièce mécanique bien montée, tellement la manoeuvre pouvait se suivre, d'une régularité d'horlogerie. C'était la victoire, inespérée, foudroyante, et le roi n'avait pas de remords, devant ces cadavres si petits, ces milliers d'hommes qui tenaient moins de place que la poussière des routes, cette vallée immense où les incendies de Bazeilles, les massacres d'Illy, les angoisses de Sedan, n'empêchaient pas l'impassible nature d'être belle, à cette fin sereine d'un beau jour.

Mais, tout d'un coup, Delaherche aperçut, gravissant les pentes de la Marfée, un général Français, vêtu d'une tunique bleue, monté sur un cheval noir, et que précédait un hussard, avec un drapeau blanc. C'était le général Reille, chargé par l'empereur de porter au roi de Prusse cette lettre: «Monsieur mon Frère, n'ayant pu mourir au milieu de mes troupes, il ne me reste qu'à remettre mon épée entre les mains de Votre Majesté. Je suis, de Votre Majesté, le bon Frère, Napoléon.» dans sa hâte d'arrêter la tuerie, puisqu'il n'était plus le maître, l'empereur se livrait, espérant attendrir le vainqueur. Et Delaherche vit le général Reille s'arrêter à dix pas du roi, descendre de cheval, puis s'avancer pour remettre la lettre, sans arme, n'ayant aux doigts qu'une cravache. Le soleil se couchait dans une grande lueur rose, le roi s'assit sur une chaise, s'appuya au dossier d'une autre chaise, que tenait un secrétaire, et répondit qu'il acceptait l'épée en attendant l'envoi d'un officier, qui pourrait traiter de la capitulation.

VII

À cette heure, autour de Sedan, de toutes les positions perdues, de Floing, du plateau d'Illy, du bois de la Garenne, de la vallée de la Givonne, de la route de Bazeilles, un flot épouvanté d'hommes, de chevaux et de canons refluait, roulait vers la ville. Cette place forte, sur laquelle on avait eu l'idée désastreuse de s'appuyer, devenait une tentation funeste, l'abri qui s'offrait aux fuyards, le salut où se laissaient entraîner les plus braves, dans la démoralisation et la panique de tous. Derrière les remparts, là-bas, on s'imaginait qu'on échapperait enfin à cette terrible artillerie, grondant depuis bientôt douze heures; et il n'y avait plus de conscience, plus de raisonnement, la bête emportait l'homme, c'était la folie de l'instinct galopant, cherchant le trou, pour se terrer et dormir.

Au pied du petit mur, lorsque Maurice, qui baignait d'eau fraîche le visage de Jean, vit qu'il rouvrait les yeux, il eut une exclamation de joie.

— Ah! mon pauvre bougre, je t'ai cru fichu!… Et ce n'est pas pour te le reprocher, mais ce que tu es lourd!

Étourdi encore, Jean semblait s'éveiller d'un songe. Puis, il dut comprendre, se souvenir, car deux grosses larmes roulèrent sur ses joues. Ce Maurice si frêle, qu'il aimait, qu'il soignait comme un enfant, il avait donc trouvé, dans l'exaltation de son amitié, des bras assez forts, pour l'apporter jusque-là!

— Attends que je voie un peu ta caboche.

La blessure n'était presque rien, une simple éraflure du cuir chevelu, qui avait saigné beaucoup. Les cheveux, que le sang collait à présent, avaient formé tampon. Aussi se garda-t-il bien de les mouiller, pour ne pas rouvrir la plaie.

— Là, tu es débarbouillé, tu as repris figure humaine… Attends encore, que je te coiffe.

Et, ramassant, à côté, le képi d'un soldat mort, il le lui posa avec précaution sur la tête.

— C'est juste ta pointure… Maintenant, si tu peux marcher, nous voilà de beaux garçons.

Jean se mit debout, secoua la tête, pour s'assurer qu'elle était solide. Il n'avait plus que le crâne un peu lourd. Ca irait très bien. Et il fut saisi d'un attendrissement d'homme simple, il empoigna Maurice, l'étouffa sur son coeur, en ne trouvant que ces mots:

— Ah! mon cher petit, mon cher petit!

Mais les Prussiens arrivaient, il s'agissait de ne pas flâner derrière le mur. Déjà, le lieutenant Rochas battait en retraite, avec ses quelques hommes, protégeant le drapeau, que le sous- lieutenant portait toujours sous son bras, roulé autour de la hampe. Lapoulle, très grand, pouvait se hausser, lâchait encore des coups de feu, par-dessus le chaperon; tandis que Pache avait remis son chassepot en bandoulière, jugeant sans doute que c'était assez, qu'il aurait fallu maintenant manger et dormir. Jean et Maurice, courbés en deux, se hâtèrent de les rejoindre. Ce n'étaient ni les fusils ni les cartouches qui manquaient: il suffisait de se baisser. De nouveau, ils s'armèrent, ayant tout abandonné là-bas, le sac et le reste, quand l'un avait dû charger l'autre sur ses épaules. Le mur s'étendait jusqu'au bois de la Garenne, et la petite bande, se croyant sauvée, se jeta vivement derrière une ferme, puis de là gagna les arbres.

— Ah! dit Rochas, qui gardait sa belle confiance inébranlable, nous allons souffler un moment ici, avant de reprendre l'offensive.

Dès les premiers pas, tous sentirent qu'ils entraient dans un enfer; mais ils ne pouvaient reculer, il fallait quand même traverser le bois, leur seule ligne de retraite. À cette heure, c'était un bois effroyable, le bois de la désespérance et de la mort. Comprenant que des troupes se repliaient par là, les Prussiens le criblaient de balles, le couvraient d'obus. Et il était comme flagellé d'une tempête, tout agité et hurlant, dans le fracassement de ses branches. Les obus coupaient les arbres, les balles faisaient pleuvoir les feuilles, des voix de plainte semblaient sortir des troncs fendus, des sanglots tombaient avec les ramures trempées de sève. On aurait dit la détresse d'une cohue enchaînée, la terreur et les cris de milliers d'êtres cloués au sol, qui ne pouvaient fuir, sous cette mitraille. Jamais angoisse n'a soufflé plus grande que dans la forêt bombardée.

Tout de suite, Maurice et Jean, qui avaient rejoint leurs compagnons, s'épouvantèrent. Ils marchaient alors sous une haute futaie, ils pouvaient courir. Mais les balles sifflaient, se croisaient, impossible d'en comprendre la direction, de manière à se garantir, en filant d'arbre en arbre. Deux hommes furent tués, frappés dans le dos, frappés à la face. Devant Maurice, un chêne séculaire, le tronc broyé par un obus, s'abattit, avec la majesté tragique d'un héros, écrasant tout à son entour. Et, au moment où le jeune homme sautait en arrière, un hêtre colossal, à sa gauche, qu'un autre obus venait de découronner, se brisait, s'effondrait, ainsi qu'une charpente de cathédrale. Où fuir? De quel côté tourner ses pas? Ce n'étaient, de toutes parts, que des chutes de branches, comme dans un édifice immense qui menacerait ruine et dont les salles se succéderaient sous des plafonds croulants. Puis, lorsqu'ils eurent sauté dans un taillis pour échapper à cet écrasement des grands arbres, ce fut Jean qui manqua d'être coupé en deux par un projectile, qui heureusement n'éclata pas. Maintenant, ils ne pouvaient plus avancer, au milieu de la foule inextricable des arbustes. Les tiges minces les liaient aux épaules; les hautes herbes se nouaient à leurs chevilles; des murs brusques de broussailles les immobilisaient, pendant que les feuillages volaient autour d'eux, sous la faux géante qui fauchait le bois. À côté d'eux, un autre homme, foudroyé d'une balle au front, resta debout, serré entre deux jeunes bouleaux. Vingt fois, prisonniers de ce taillis, ils sentirent passer la mort.

— Sacré bon Dieu! dit Maurice, nous n'en sortirons pas.

Il était livide, un frisson le reprenait; et Jean, si brave, qui le matin l'avait réconforté, pâlissait lui aussi, envahi d'un froid de glace. C'était la peur, l'horrible peur, contagieuse, irrésistible. De nouveau, une grande soif les brûlait, une insupportable sécheresse de la bouche, une contraction de la gorge, d'une violence douloureuse d'étranglement. Cela s'accompagnait de malaises, de nausées au creux de l'estomac; tandis que des pointes d'aiguille lardaient leurs jambes. Et, dans cette souffrance toute physique de la peur, la tête serrée, ils voyaient filer des milliers de points noirs, comme s'ils avaient pu, au passage, distinguer la nuée volante des balles.

— Ah! fichu sort! bégaya Jean, c'est vexant tout de même d'être là, à se faire casser la gueule pour les autres, quand les autres sont quelque part, à fumer tranquillement leur pipe!

Maurice, éperdu, hagard, ajouta:

— Oui, pourquoi est-ce moi plutôt qu'un autre?

C'était la révolte du moi, l'enragement égoïste de l'individu qui ne veut pas se sacrifier pour l'espèce et finir.

— Et encore, reprit Jean, si l'on savait la raison, si ça devait servir à quelque chose!

Puis, levant les yeux, regardant le ciel:

— Avec ça, ce cochon de soleil qui ne se décide pas à foutre le camp! Quand il sera couché et qu'il fera nuit, on ne se battra plus peut-être!

Depuis longtemps déjà, ne pouvant savoir l'heure, n'ayant même pas conscience du temps, il guettait ainsi la chute lente du soleil, qui lui semblait ne plus marcher, arrêté là-bas, au-dessus des bois de la rive gauche. Et ce n'était même pas lâcheté, c'était un besoin impérieux, grandissant, de ne plus entendre les obus ni les balles, de s'en aller ailleurs, de s'enfoncer en terre, pour s'y anéantir. Sans le respect humain, la gloriole de faire son devoir devant les camarades, on perdrait la tête, on filerait malgré soi, au galop.

Cependant, Maurice et Jean, de nouveau, s'accoutumaient; et, dans l'excès de leur affolement, venait une sorte d'inconscience et de griserie, qui était de la bravoure. Ils finissaient par ne plus même se hâter, au travers du bois maudit. L'horreur s'était encore accrue, parmi ce peuple d'arbres bombardés, tués à leur poste, s'abattant de tous côtés comme des soldats immobiles et géants. Sous les frondaisons, dans le délicieux demi-jour verdâtre, au fond des asiles mystérieux, tapissés de mousse, soufflait la mort brutale. Les sources solitaires étaient violées, des mourants râlaient jusque dans les coins perdus, où des amoureux seuls s'étaient égarés jusque-là. Un homme, la poitrine traversée d'une balle, avait eu le temps de crier «touché!» en tombant sur la face, mort. Un autre qui venait d'avoir les deux jambes brisées par un obus, continuait à rire, inconscient de sa blessure, croyant simplement s'être heurté contre une racine. D'autres, les membres troués, atteints mortellement, parlaient et couraient encore, pendant plusieurs mètres, avant de culbuter, dans une convulsion brusque. Au premier moment, les plaies les plus profondes se sentaient à peine, et plus tard seulement les effroyables souffrances commençaient, jaillissaient en cris et en larmes.

Ah! le bois scélérat, la forêt massacrée, qui, au milieu du sanglot des arbres expirants, s'emplissait peu à peu de la détresse hurlante des blessés! Au pied d'un chêne, Maurice et Jean aperçurent un zouave qui poussait un cri continu de bête égorgée, les entrailles ouvertes. Plus loin, un autre était en feu: sa ceinture bleue brûlait, la flamme gagnait et grillait sa barbe; tandis que, les reins cassés sans doute, ne pouvant bouger, il pleurait à chaudes larmes. Puis, c'était un capitaine, le bras gauche arraché, le flanc droit percé jusqu'à la cuisse, étalé sur le ventre, qui se traînait sur les coudes, en demandant qu'on l'achevât, d'une voix aiguë, effrayante de supplication. D'autres, d'autres encore souffraient abominablement, semaient les sentiers herbus en si grand nombre, qu'il fallait prendre garde, pour ne pas les écraser au passage. Mais les blessés, les morts ne comptaient plus. Le camarade qui tombait, était abandonné, oublié. Pas même un regard en arrière. C'était le sort. À un autre, à soi peut-être!

Tout d'un coup, comme on atteignait la lisière du bois, un cri d'appel retentit.

— À moi!

C'était le sous-lieutenant, porteur du drapeau, qui venait de recevoir une balle dans le poumon gauche. Il était tombé, crachant le sang à pleine bouche. Et, voyant que personne ne s'arrêtait, il eut la force de se reprendre et de crier:

— Au drapeau!

D'un bond, Rochas, revenu sur ses pas, prit le drapeau, dont la hampe s'était brisée; tandis que le sous-lieutenant murmurait, les mots empâtés d'une écume sanglante:

— Moi, j'ai mon compte, je m'en fous!… Sauvez le drapeau!

Et il resta seul, à se tordre sur la mousse, dans ce coin délicieux du bois, arrachant les herbes de ses mains crispées, la poitrine soulevée par un râle qui dura pendant des heures.

Enfin, on était hors de ce bois d'épouvante. Avec Maurice et Jean, il ne restait de la petite bande que le lieutenant Rochas, Pache et Lapoulle. Gaude, qu'on avait perdu, sortit à son tour d'un fourré, galopa pour rejoindre les camarades, son clairon pendu à l'épaule. Et c'était un vrai soulagement, de se retrouver en rase campagne, respirant à l'aise. Le sifflement des balles avait cessé, les obus ne tombaient pas, de ce côté du vallon.

Tout de suite, devant la porte charretière d'une ferme, ils entendirent des jurons, ils aperçurent un général qui se fâchait, monté sur un cheval fumant de sueur. C'était le général Bourgain- Desfeuilles, le chef de leur brigade, couvert lui-même de poussière et l'air brisé de fatigue. Sa grosse figure colorée de bon vivant exprimait l'exaspération où le jetait le désastre, qu'il regardait comme une malchance personnelle. Depuis le matin, ses soldats ne l'avaient plus revu. Sans doute il s'était égaré sur le champ de bataille, courant après les débris de sa brigade, très capable de se faire tuer, dans sa colère contre ces batteries Prussiennes qui balayaient l'empire et sa fortune d'officier aimé des Tuileries.

— Tonnerre de Dieu! criait-il, il n'y a donc plus personne, on ne peut donc pas avoir un renseignement, dans ce fichu pays!

Les habitants de la ferme devaient s'être enfuis au fond des bois. Enfin, une femme très vieille parut sur la porte, quelque servante oubliée, que ses mauvaises jambes avaient clouée là.

— Eh! la mère, par ici!… Où est-ce, la Belgique?

Elle le regardait, hébétée, n'ayant pas l'air de comprendre. Alors, il perdit toute mesure, oublia qu'il s'adressait à une paysanne, gueulant qu'il n'avait pas envie de se faire prendre au piège comme un serin, en rentrant à Sedan, qu'il allait foutre le camp à l'étranger, lui, et raide! Des soldats s'étaient approchés, qui l'écoutaient.

— Mais, mon général, dit un sergent, on ne peut plus passer, il y a des Prussiens partout… C'était bon ce matin, de filer.

Des histoires, en effet, circulaient déjà, des compagnies séparées de leurs régiments, qui, sans le vouloir, avaient passé la frontière, d'autres qui, plus tard, étaient même parvenues à percer bravement les lignes ennemies, avant la jonction complète.

Le général, hors de lui, haussait les épaules.

— Voyons, avec des bons bougres comme vous, est-ce qu'on ne passe pas où l'on veut? … Je trouverai bien cinquante bons bougres pour se faire encore casser la gueule.

Puis, se retournant vers la vieille paysanne:

— Eh! tonnerre de Dieu! la mère, répondez donc!… La Belgique, où est-ce?

Cette fois, elle avait compris. Elle tendit vers les grands bois sa main décharnée.

— Là-bas, là-bas!

— Hein? Qu'est-ce que vous dites? … Ces maisons qu'on aperçoit, au bout des champs?

— Oh! plus loin, beaucoup plus loin!… Là-bas, tout là-bas!

Du coup, le général étouffa de rage.

— Mais, c'est dégoûtant, un sacré pays pareil! On ne sait jamais comment il est fait… La Belgique était là, on craignait de sauter dedans, sans le vouloir; et, maintenant qu'on veut y aller, elle n'y est plus… Non, non! C'est trop à la fin! Qu'ils me prennent, qu'ils fassent de moi ce qu'ils voudront, je vais me coucher!

Et, poussant son cheval, sautant sur la selle comme une outre gonflée d'un vent de colère, il galopa du côté de Sedan.

Le chemin tournait, et l'on descendait dans le fond de Givonne, un faubourg encaissé entre des coteaux, où la route qui montait vers les bois, était bordée de petites maisons et de jardins. Un tel flot de fuyards l'encombrait à ce moment, que le lieutenant Rochas se trouva comme bloqué, avec Pache, Lapoulle et Gaude, contre une auberge, à l'angle d'un carrefour. Jean et Maurice eurent de la peine à les rejoindre. Et tous furent surpris d'entendre une voix épaisse d'ivrogne qui les interpellait.

— Tiens! cette rencontre!… Ohé, la coterie!… Ah! c'est une vraie rencontre tout de même!

Ils reconnurent Chouteau, dans l'auberge, accoudé à une des fenêtres du rez-de-chaussée. Très ivre, il continua, entre deux hoquets:

— Dites donc, vous gênez pas, si vous avez soif… Y en a encore pour les camarades…

D'un geste vacillant, par-dessus son épaule, il appelait quelqu'un, resté au fond de la salle.

— Arrive, feignant… Donne à boire à ces messieurs…

Ce fut Loubet qui parut à son tour, tenant dans chaque main une bouteille pleine, qu'il agitait en rigolant. Il était moins ivre que l'autre, il cria de sa voix de blague parisienne, avec le nasillement des marchands de coco, un jour de fête publique:

— À la fraîche, à la fraîche, qui veut boire!

On ne les avait pas revus, depuis qu'ils s'en étaient allés, sous le prétexte de porter à l'ambulance le sergent Sapin. Sans doute, ils avaient erré ensuite, flânant, évitant les coins où tombaient les obus. Et ils venaient d'échouer là, dans cette auberge mise au pillage.

Le lieutenant Rochas fut indigné.

— Attendez, bandits, je vas vous faire siroter, pendant que nous tous, nous crevons à la peine!

Mais Chouteau n'accepta pas la réprimande.

— Ah! tu sais, espèce de vieux toqué, il n'y a plus de lieutenant, il n'y a que des hommes libres… Les Prussiens ne t'en ont donc pas fichu assez, que tu veux t'en faire coller encore? Il fallut retenir Rochas, qui parlait de lui casser la tête. D'ailleurs, Loubet lui-même, avec ses bouteilles dans les bras, s'efforçait de mettre la paix.

— Laissez donc! faut pas se manger, on est tous frères!

Et, avisant Lapoulle et Pache, les deux camarades de l'escouade:

— Faites pas les serins, entrez, vous autres, qu'on vous rince le gosier!

Un instant, Lapoulle hésita, dans l'obscure conscience que ce serait mal, de faire la fête, lorsque tant de pauvres bougres avalaient leur langue. Mais il était si éreinté, si épuisé de faim et de soif! Tout d'un coup, il se décida, entra dans l'auberge d'un saut, sans une parole, en poussant devant lui Pache, également silencieux et tenté, qui s'abandonnait. Et ils ne reparurent pas.

— Tas de brigands! répétait Rochas. On devrait tous les fusiller!

Maintenant, il n'avait plus avec lui que Jean, Maurice et Gaude, et tous quatre étaient peu à peu dérivés, malgré leur résistance, dans le torrent des fuyards qui coulait à plein chemin. Déjà, ils se trouvaient loin de l'auberge. C'était la déroute roulant vers les fossés de Sedan, en un flot bourbeux, pareil à l'amas de terres et de cailloux qu'un orage, battant les hauteurs, entraîne au fond des vallées. De tous les plateaux environnants, par toutes les pentes, par tous les plis de terrain, par la route de Floing, par Pierremont, par le cimetière, par le Champ de Mars, aussi bien que par le fond de Givonne, la même cohue ruisselait en un galop de panique sans cesse accru. Et que reprocher à ces misérables hommes, qui, depuis douze heures, attendaient immobiles, sous la foudroyante artillerie d'un ennemi invisible, contre lequel ils ne pouvaient rien? à présent, les batteries les prenaient de face, de flanc et de dos, les feux convergeaient de plus en plus, à mesure que l'armée battait en retraite sur la ville, c'était l'écrasement en plein tas, la bouillie humaine au fond du trou scélérat, où l'on était balayé. Quelques régiments du 7e corps, surtout du côté de Floing, se repliaient en assez bon ordre. Mais, dans le fond de Givonne, il n'y avait plus ni rangs, ni chefs, les troupes se bousculaient, éperdues, faites de tous les débris, de zouaves, de turcos, de chasseurs, de fantassins, le plus grand nombre sans armes, les uniformes souillés et déchirés, les mains noires, les visages noirs, avec des yeux sanglants qui sortaient des orbites, des bouches enflées, tuméfiées d'avoir hurlé des gros mots. Par moments, un cheval sans cavalier se ruait, galopait, renversant des soldats, trouant la foule d'un long remous d'effroi. Puis, des canons passaient d'un train de folie, des batteries débandées, dont les artilleurs, comme emportés par l'ivresse, sans crier gare, écrasaient tout. Et le piétinement de troupeau ne cessait pas, un défilé compact, flanc contre flanc, une fuite en masse où tout de suite les vides se comblaient, dans la hâte instinctive d'être là-bas, à l'abri, derrière un mur.

Jean, de nouveau, leva la tête, se tourna vers le couchant. Au travers de l'épaisse poussière que les pieds soulevaient, les rayons de l'astre brûlaient encore les faces en sueur. Il faisait très beau, le ciel était d'un bleu admirable.

— C'est crevant tout de même, répéta-t-il, ce cochon de soleil qui ne se décide pas à foutre le camp!

Soudain, Maurice, dans une jeune femme qu'il regardait, collée contre une maison, sur le point d'y être écrasée par le flot, eut la stupeur de reconnaître sa soeur Henriette. Depuis près d'une minute, il la voyait, restait béant. Et ce fut elle qui parla la première, sans paraître surprise.

— Ils l'ont fusillé à Bazeilles… Oui, j'étais là… Alors, comme je veux que le corps me soit rendu, j'ai eu une idée…

Elle ne nommait ni les Prussiens, ni Weiss. Tout le monde devait comprendre. Maurice, en effet, comprit. Il l'adorait, il eut un sanglot.

— Ma pauvre chérie!

Vers deux heures, lorsqu'elle était revenue à elle, Henriette s'était trouvée, à Balan, dans la cuisine de gens qu'elle ne connaissait pas, la tête tombée sur une table, pleurant. Mais ses larmes cessèrent. Chez cette silencieuse, si frêle, déjà l'héroïne se réveillait. Elle ne craignait rien, elle avait une âme ferme, invincible. Dans sa douleur, elle ne songeait plus qu'à ravoir le corps de son mari, pour l'ensevelir. Son premier projet fut, simplement, de retourner à Bazeilles. Tout le monde l'en détourna, lui en démontra l'impossibilité absolue. Aussi finit-elle par chercher quelqu'un, un homme qui l'accompagnerait, ou qui se chargerait des démarches nécessaires. Son choix tomba sur un cousin à elle, autrefois sous-Directeur de la raffinerie générale, au Chesne, à l'époque où Weiss y était employé. Il avait beaucoup aimé son mari, il ne lui refuserait pas son assistance. Depuis deux ans, à la suite d'un héritage fait par sa femme, il s'était retiré dans une belle propriété, l'ermitage, dont les terrasses s'étageaient près de Sedan, de l'autre côté du fond de Givonne. Et c'était à l'ermitage qu'elle se rendait, au milieu des obstacles, arrêtée à chaque pas, en continuel danger d'être piétinée et tuée.

Maurice, à qui elle expliquait brièvement son projet, l'approuva.

— Le cousin Dubreuil a toujours été bon pour nous… Il te sera utile…

Puis, une idée lui vint à lui-même. Le lieutenant Rochas voulait sauver le drapeau. Déjà, l'on avait proposé de le couper, d'en emporter chacun un morceau sous sa chemise, ou bien de l'enfouir au pied d'un arbre, en prenant des points de repère, qui auraient permis de l'exhumer plus tard. Mais ce drapeau lacéré, ce drapeau enterré comme un mort, leur serrait trop le coeur. Ils auraient voulu trouver autre chose.

Aussi, lorsque Maurice leur proposa de remettre le drapeau à quelqu'un de sûr, qui le cacherait, le défendrait au besoin, jusqu'au jour où il le rendrait intact, tous acceptèrent.

— Eh bien! reprit le jeune homme en s'adressant à sa soeur, nous allons avec toi voir si Dubreuil est à l'ermitage… D'ailleurs, je ne veux plus te quitter.

Ce n'était pas facile de se dégager de la cohue. Ils y parvinrent, se jetèrent dans un chemin creux qui montait vers la gauche. Alors, ils tombèrent au milieu d'un véritable dédale de sentiers et de ruelles, tout un faubourg fait de cultures maraîchères, de jardins, de maisons de plaisance, de petites propriétés enchevêtrées les unes dans les autres; et ces sentiers, ces ruelles, filaient entre des murs, tournaient à angles brusques, aboutissaient à des impasses: un merveilleux camp retranché pour la guerre d'embuscade, des coins que dix hommes pouvaient défendre pendant des heures contre un régiment. Déjà, des coups de feu y pétillaient, car le faubourg dominait Sedan, et la garde Prussienne arrivait, de l'autre côté du vallon.

Lorsque Maurice et Henriette, que suivaient les autres, eurent tourné à gauche, puis à droite, entre deux interminables murailles, ils débouchèrent tout d'un coup devant la porte grande ouverte de l'ermitage. La propriété, avec son petit parc, s'étageait en trois larges terrasses; et c'était sur une de ces terrasses que le corps de logis se dressait, une grande maison carrée, à laquelle conduisait une allée d'ormes séculaires. En face, séparées par l'étroit vallon, profondément encaissé, se trouvaient d'autres propriétés, à la lisière d'un bois.

Henriette s'inquiéta de cette porte brutalement ouverte.

— Ils n'y sont plus, ils auront dû partir.

En effet, Dubreuil s'était résigné, la veille, à emmener sa femme et ses enfants à Bouillon, dans la certitude du désastre qu'il prévoyait. Pourtant, la maison n'était pas vide, une agitation s'y faisait remarquer de loin, à travers les arbres. Comme la jeune femme se hasardait dans la grande allée, elle recula, devant le cadavre d'un soldat Prussien.

— Fichtre! s'écria Rochas, on s'est donc cogné déjà par ici!

Tous alors voulurent savoir, poussèrent jusqu'à l'habitation; et ce qu'ils virent les renseigna: les portes et les fenêtres du rez- de-chaussée avaient dû être enfoncées à coups de crosse, les ouvertures bâillaient sur les pièces mises à sac, tandis que des meubles, jetés dehors, gisaient sur le gravier de la terrasse, au bas du perron. Il y avait surtout là tout un meuble de salon bleu- Ciel, le canapé et les douze fauteuils, rangés au petit bonheur, pêle-mêle, autour d'un grand guéridon, dont le marbre blanc s'était fendu. Et des zouaves, des chasseurs, des soldats de la ligne, d'autres appartenant à l'infanterie de marine, couraient derrière les bâtiments et dans l'allée, lâchant des coups de feu sur le petit bois d'en face, par-dessus le vallon.

— Mon lieutenant, expliqua un zouave à Rochas, ce sont des salops de Prussiens, que nous avons trouvés en train de tout saccager ici. Vous voyez, nous leur avons réglé leur compte… Seulement, les salops reviennent dix contre un, ça ne va pas être commode.

Trois autres cadavres de soldats Prussiens s'allongeaient sur la terrasse. Comme Henriette, cette fois, les regardait fixement, sans doute avec la pensée de son mari, qui lui aussi dormait là- bas, défiguré dans le sang et la poussière, une balle, près de sa tête, frappa un arbre qui se trouvait derrière elle. Jean s'était précipité.

— Ne restez pas là!… Vite, vite, cachez-vous dans la maison!

Depuis qu'il l'avait revue, si changée, si éperdue de détresse, il la regardait d'un coeur crevé de pitié, en se la rappelant telle qu'elle lui était apparue, la veille, avec son sourire de bonne ménagère. D'abord, il n'avait rien trouvé à lui dire, ne sachant même pas si elle le reconnaissait. Il aurait voulu se dévouer pour elle, lui rendre de la tranquillité et de la joie.

— Attendez-nous dans la maison… Dès qu'il y aura du danger, nous trouverons bien à vous faire sauver par là-haut.

Mais elle eut un geste d'indifférence.

— À quoi bon?

Cependant, son frère la poussait lui aussi, et elle dut monter les marches, rester un instant au fond du vestibule, d'où son regard enfilait l'allée. Dès lors, elle assista au combat.

Derrière un des premiers ormes, se tenaient Maurice et Jean. Les troncs centenaires, d'une ampleur géante, pouvaient aisément abriter deux hommes. Plus loin, le clairon Gaude avait rejoint le lieutenant Rochas, qui s'obstinait à garder le drapeau, puisqu'il ne pouvait le confier à personne; et il l'avait posé près de lui, contre l'arbre, pendant qu'il faisait le coup de feu. Chaque tronc, d'ailleurs, était habité. Les zouaves, les chasseurs, les soldats de l'infanterie de marine, d'un bout de l'allée à l'autre, s'effaçaient, n'allongeaient la tête que pour tirer.

En face, dans le petit bois, le nombre des Prussiens devait augmenter sans cesse, car la fusillade devenait plus vive. On ne voyait personne, à peine le profil rapide d'un homme, par instants, qui sautait d'un arbre à un autre. Une maison de campagne, aux volets verts, se trouvait également occupée par des tirailleurs, dont les coups de feu partaient des fenêtres entr'ouvertes du rez-de-chaussée. Il était environ quatre heures, le bruit du canon se ralentissait, se taisait peu à peu; et l'on était là, à se tuer encore, comme pour une querelle personnelle, au fond de ce trou écarté, d'où l'on ne pouvait apercevoir le drapeau blanc, hissé sur le donjon. Jusqu'à la nuit noire, malgré l'armistice, il y eut ainsi des coins de bataille qui s'entêtèrent, on entendit la fusillade persister dans le faubourg du fond de Givonne et dans les jardins du Petit-Pont.

Longtemps, on continua de la sorte à se cribler de balles, d'un bord du vallon à l'autre. De temps en temps, dès qu'il avait l'imprudence de se découvrir, un homme tombait, la poitrine trouée. Dans l'allée, il y avait trois nouveaux morts. Un blessé, étendu sur la face, râlait affreusement, sans que personne songeât à l'aller retourner, pour lui adoucir l'agonie.

Soudain, comme Jean levait les yeux, il vit Henriette, qui était tranquillement revenue, glisser un sac sous la tête du misérable, en guise d'oreiller, après l'avoir couché sur le dos. Il courut, la ramena violemment derrière l'arbre, où il s'abritait avec Maurice.

— Vous voulez donc vous faire tuer?

Elle parut ne pas avoir conscience de sa témérité folle.

— Mais non… C'est que j'ai peur, toute seule dans ce vestibule… J'aime bien mieux être dehors.

Et elle resta avec eux. Ils la firent asseoir à leurs pieds, contre le tronc, tandis qu'ils continuaient à tirer leurs dernières cartouches, à droite, à gauche, dans un enragement tel, que la fatigue et la peur s'en étaient allées. Une inconscience complète leur venait, ils n'agissaient plus que machinalement, la tête vide, ayant perdu jusqu'à l'instinct de la conservation.

— Regarde donc, Maurice, dit brusquement Henriette, est-ce que ce n'est pas un soldat de la garde Prussienne, ce mort, devant nous?

Depuis un instant, elle examinait un des corps que l'ennemi avait laissés là, un garçon trapu, aux fortes moustaches, couché sur le flanc, dans le gravier de la terrasse. Le casque à pointe avait roulé à quelques pas, la jugulaire rompue. Et le cadavre portait en effet l'uniforme de la garde: le pantalon gris foncé, la tunique bleue, aux galons blancs, le manteau roulé, noué en bandoulière.

— Je t'assure, c'est de la garde… J'ai une image, chez nous…
Et puis, la photographie que nous a envoyée le cousin Gunther…

Elle s'interrompit, s'en alla de son air paisible jusqu'au mort, avant même qu'on pût l'en empêcher. Elle s'était penchée.

— La patte est rouge, cria-t-elle, ah! je l'aurais parié. Et elle revint, pendant qu'une grêle de balles sifflait à ses oreilles.

— Oui, la patte est rouge, c'était fatal… Le régiment du cousin
Gunther.

Dès lors, ni Maurice ni Jean n'obtinrent qu'elle se tînt à l'abri, immobile. Elle se remuait, avançait la tête, voulait quand même regarder vers le petit bois, dans une préoccupation constante. Eux, tiraient toujours, la repoussaient du genou, quand elle se découvrait trop. Sans doute, les Prussiens commençaient à s'estimer en nombre suffisant, prêts à l'attaque, car ils se montraient, un flot moutonnait et débordait entre les arbres; et ils subissaient des pertes terribles, toutes les balles Françaises portaient, culbutaient des hommes.