Est-il vrai que la république seule puisse sauver la France?
Oui, je le crois fermement encore, mais une république constituée et réelle, consentie, défendue par une nation pénétrée de la grandeur de ses institutions, jalouse de maintenir son indépendance au dedans comme au dehors. Ce n'est pas là ce que nous avons. Nous acceptons, nous tolérons une dictature que je ne veux pas juger encore, qui répugne cependant à la majorité des citoyens, par ce seul fait qu'elle est trop prolongée et que le succès ne la justifie pas. Que faire pourtant? Paris assiégé ne doit pas changer son gouvernement, à moins que l'ennemi n'y consente, et je comprends qu'il en coûte de le lui demander tant qu'on espère se défendre.... Mais quand on ne l'espèrera plus?
On me crie qu'il ne faut pas supposer cela. Voici où l'exaltation me paraît funeste. Dans toute situation raisonnable, ne faut-il pas examiner le présent pour augurer de l'avenir? Les optimistes de parti pris et les pessimistes par nature sont également condamnés à se tromper toujours. Les solutions de la vie sont toujours imprévues, toujours mêlées de bien et de mal, toujours moins riantes et moins irréparables qu'on ne les a envisagées; quand on est sur la pente rapide d'un précipice, s'y jeter à corps perdu, que ce soit vertige de terreur ou de témérité, ne me paraît pas fort sage. Il vaudrait mieux tâcher de se retenir ou de couler doucement au fond. Paris est peut-être pris du vertige de l'audace à l'heure qu'il est. C'est beau, c'est généreux; mais n'est-ce pas la fière et mâle expiation d'une immense faute commise au début? Ne fallait-il pas, tout en acclamant la république à l'Hôtel-de-Ville, demander à la France de la proclamer? Elle l'eût fait en ce moment-là. Les membres ne sont pas si éloignés du coeur qu'ils résistent à son élan. On avait quelques jours encore à employer avant l'investissement, et on eût pu arrêter l'ennemi aux portes de Paris en lui faisant des propositions au nom de la France constituée. Il eût consenti à ce qu'elles fussent ratifiées par le vote des provinces envahies.
On n'avait pas le temps, dit-on; il fallait préparer la défense. Puisqu'on avait élu un gouvernement spécialement chargé de ce soin d'urgence extrême, il fallait laisser le pays légal aviser au soin de ses destinées. Il y aurait eu des formalités à abréger, des habitudes politiques à modifier. Qui sait si nous ne serons pas forcés plus tard de voter à plus court délai? Il ne serait pas mauvais, en tout état de cause, de corriger les mortelles lenteurs de nos installations parlementaires.
Nous voici donc livrés aux éventualités d'une dictature jusqu'ici indécise dans ses moyens d'action, mais qui peut devenir tyrannique et insupportable au gré des événements. Nous ne savons rien de ce que cette autorité sans consécration légale nous réserve. Nous sommes sans gouvernail dans la tempête, sans confiance par conséquent, et dans cette situation d'esprit où la foi aveugle est un héroïsme qui frise la folie.
On reproche aux républicains d'avoir fait de la politique au lieu de faire réellement de la défense. Ce serait de la bien mauvaise politique, même dans leur propre intérêt. Ils auraient, pour la vaine satisfaction de garder le pouvoir durant quelques semaines, compromis à jamais leur influence et sapé leur autorité par la base. Je ne les crois pas capables d'une telle ineptie; je crois simplement qu'ils ont été surpris par les événements, et que, dans une fièvre de patriotisme, le gouvernement de Paris s'est dévoué, sans espoir de vaincre, à la tâche de mourir.
Vous verrez, m'écrivent des pessimistes, que ces hommes voudront prolonger la lutte pour allonger leur rôle et occuper la scène à nos dépens. Non, cela n'est pas possible. Ce serait un crime, et je crois à leur honneur; mais j'avoue qu'en principe le rôle qu'ils ont accepté est un immense péril pour la liberté sans être une garantie pour la délivrance, et que, sous prétexte de guerre aux Prussiens, beaucoup de Français mauvais ou incapables peuvent satisfaire leurs passions personnelles, ou nous jeter dans les derniers périls. Du pouvoir personnel qui nous a perdus, nous pouvons tomber dans un pire; il suffirait qu'il fût égal en imprévoyance et en incapacité pour nous achever. Il y a un mot banal, insupportable, qui sort de toutes les bouches et qui est le cri de détresse de toutes les opinions:
—Où allons-nous?
On est las, on est irrité de l'entendre, et on se le dit à soi-même à chaque instant..
Cette anxiété augmente en moi quand je vois des personnes exaltées donner raison d'avance à toute usurpation de pouvoir qui nous conduirait à la victoire sur l'ennemi du dehors et sur celui du dedans. Sur le premier, soit; ici le succès justifierait tout, puisque le succès serait la preuve du génie d'organisation joint au courage moral et au patriotisme persévérant. Attendons, aidons, espérons!—Mais l'ennemi du dedans.... D'abord quel est-il aujourd'hui? Comme on ne s'entend pas là-dessus, il serait bien à propos de le définir.
Les uns me disent:
—L'ennemi de la république, c'est le parti rouge, ce sont les démagogues, les clubistes, les émeutiers.
Cela est très-vague. Parmi ces impatients, il doit y avoir, comme dans tout parti, des hommes généreux et braves, des bandits lâches et stupides. C'est au peuple d'épurer les champions de sa cause, de séparer le bon grain de l'ivraie; s'il ne le fait pas, si les honnêtes gens se laissent dominer par des exploiteurs, qu'on les contienne durant quelques jours, leur égarement ne sera pas de longue durée. Beaucoup d'entre eux ouvriront les yeux à l'évidence, et se déferont eux-mêmes de l'élément impur qui souillerait leur drapeau. Ils reviendront, s'ils ont des plaintes à formuler, aux moyens légaux ou aux manifestations dignes et calmes, qui seules font autorité vis-à-vis de l'opinion. Je me résoudrai difficilement à traiter d'ennemis ceux que la violence des réactions a qualifiés d'insurgés, de communistes, de partageux, selon la peur ou la passion du moment. Que ceux d'aujourd'hui se trompent ou non, s'ils sont sincères et humains, ils sont nos égaux, nos concitoyens, nos frères.
—Ils veulent piller et brûler, dites-vous?
—Prenez vos fusils et attendez-les; mais il y a vingt ans qu'on les attend, il ne s'est produit que des émeutes partielles où rien n'a été pillé ni brûlé pour cause politique. S'il y a des bandits qui exercent leur industrie sous le masque socialiste, je ne leur fais pas l'honneur de les traiter d'ennemis. Les malheureux qui au bagne expient des crimes envers l'humanité ne sont qualifiés d'ennemis politiques par aucun parti. Laissons donc aux enfants et aux bonnes femmes la peur des rouges; on est rouge, on est avancé, et on est paisible quand même. Si en dehors de cela on est assassin, voleur ou fou furieux, qu'on s'attende à se heurter contre des citoyens improvisés gendarmes. Il y en aura plus que de besoin, et, s'il est un parti à qui la peur soit permise, c'est justement ce parti rouge qui vous fait trembler, car dans les réactions vous avez bien vu les innocents payer par milliers pour les coupables en fuite ou pour les provocateurs en sûreté.—Honnêtes gens qui répétez cette banalité: Les rouges nous menacent! calmez-vous. Ils sont bien plus menacés que vous, et ils constituent en France une infime minorité dont on aura partout raison à un moment donné.
Pourquoi la république, disent les autres, ferait-elle cause commune avec un parti qu'elle appelle aussi l'ennemi? Ce parti-là, les républicains d'aujourd'hui l'appellent la réaction. Il faut bien se servir encore de ce vocabulaire suranné; quand donc, hélas! en serons-nous débarrassés? Les réactionnaires se composent des légitimistes, des orléanistes, des bonapartistes et des cléricaux, qui sont ou légitimistes, ou orléanistes ou bonapartistes, mais qui tiennent tous plus ou moins pour le principe d'autorité monarchique et religieuse. La prétendue réaction, c'est donc toute une France par le nombre, une majorité flottante entre les trois drapeaux et prête à se rallier autour de celui qui lui offrira plus de sécurité,—ce qui est prévoyant et rassis, commerçant, ouvrier, industriel, fonctionnaire, artiste, paysan. C'est ce qu'on appelle la masse des honnêtes gens, c'est ce qu'il ne faudrait qualifier ni d'honnête ni de malhonnête; c'est la race calme ou craintive dont à mes yeux le tort et le malheur sont de manquer d'idéal ou de s'y refuser de parti pris, car tout Français est idéaliste malgré lui. Dans le bien et le vrai, comme dans le faux et le mauvais, tout Français poursuit un rêve et aspire à un progrès approprié à sa nature; tout Français se lasse vite du possible immédiat et cherche vers l'inconnu une route plus sûre que celle qu'il a parcourue; tout Français veut être bien d'abord, mieux ensuite et toujours mieux.
Mais personne ne se connaît, et les innombrables tempéraments qui se rattachent au maintien de l'ordre à tout prix repoussent en principe les innovations qu'ils cherchent en fait. Pourquoi les traiter d'ennemis quand ils ne sont que des attardés? Si vous savez fonder une société qui contienne les mauvaises ambitions sans froisser les aspirations légitimes, vous rallierez à vous tout ce qui mérite d'être rallié; cela était possible au début de la révolution actuelle. Cet appel à tous au nom de la patrie en danger a été noble et sincère. Le grand nombre a marché, ne refusant ni sa bourse, ni son temps, ni sa vie; mais l'inquiétude nous gagne, les républiques sont soupçonneuses, et depuis la capitulation de Metz nous voyons partout des traîtres. C'est l'inévitable désespérance qui suit les désastres; nous cherchons l'ennemi chez nous, parmi nous. Il y est sans doute, car la république est fatalement entraînée à trouver des résistances chaque jour plus prononcées, si elle ne sauve pas le pays de l'invasion. Le pourra-t-elle? Dans tous les cas, accuser et soupçonner est un mauvais moyen. Il faudrait nous en défendre de notre mieux, nous en défendre le plus possible, ne pas nous constituer en parti exclusif, ne pas établir dans chaque groupe une petite église, ne pas faire de catégories de vainqueurs et de vaincus, car la victoire est capricieuse, et nous serons peut-être avant peu les vaincus de nos vaincus.
Est-ce que nous allons recommencer la guerre des personnalités quand nous en avons une autre si terrible à faire? Je vois avec regret le renouvellement des fonctionnaires et des magistrats prendre des proportions colossales. J'aurais compris certains changements nécessaires dont l'appréciation eût été facile à faire, mais tous! mais les colonnes du Moniteur remplies de noms nouveaux tous les jours depuis trois mois! Y avait-il donc tant d'hommes dangereux, incorrigibles, imméritants? Quoi! pas un seul n'était capable de servir son pays à l'heure du danger? Tous étaient résolus à le livrer à l'ennemi! Je ne suis pas pessimiste au point d'en être persuadée. J'en ai connu de très-honnêtes; en a-t-on mis partout de plus honnêtes à leur place? Hélas! non, on me cite des choix scandaleux, que les républicains eux-mêmes réprouvent en se voilant la face. Le gouvernement ne peut pas tout savoir, disent-ils; c'est possible, mais le gouvernement doit savoir ou s'abstenir.
Allons-nous donner raison à ceux qui disent que la république est le sauve qui peut de tous les nécessiteux intrigants et avides qui se font un droit au pouvoir des déceptions ou des misères qu'un autre pouvoir leur a infligées? Mon Dieu, mon Dieu! la république serait donc un parti, rien de plus qu'un parti! Ce n'est donc pas un idéal, une philosophie, une religion? O sainte doctrine de liberté sociale et d'égalité fraternelle, tu reparais toujours comme un rayon d'amour et de vérité dans la tempête! Tu es tellement le but de l'homme et la loi de l'avenir que tu es toujours le phare allumé sur le vaisseau en détresse, tu es tellement la nécessité du salut qu'à tes courtes heures de clarté pure tu rallies tous les coeurs dans une commotion d'enthousiasme et d'espérance; puis tout à coup tu t'éclipses, et le navire sombre: ceux qui le gouvernent sont pris de délire, ceux qui le suivent sont pris de méfiance, et nous périssons tous dans les vertiges de l'illusion ou dans les ténèbres du doute.
Samedi 5 novembre.
Il est très-malsain d'être réduit à se passer du vote. On s'habitue rapidement à oublier qu'il est la consécration inévitable de tous nos efforts pour le maintien de la république. Les esprits ardents et irréfléchis semblent se persuader que la campagne n'apportera plus son verdict suprême à toutes nos vaines agitations. Tu es pourtant là debout et silencieux, Jacques Bonhomme! Rien ne se fera sans toi, tu le sais bien, et ta solennelle tranquillité devrait nous faire réfléchir.
Nous n'avons pas compris, dès le principe, ce qu'il y avait de terrible et de colossal dans le suffrage universel. Pour mon compte, c'est avec regret que je l'ai vu s'établir en 1848 sans la condition obligatoire de l'instruction gratuite. Mon regret persiste, mais il s'est modifié depuis que j'ai vu le vote fonctionner en se modifiant lui-même d'une manière si rapide. J'ai appris à le respecter après l'avoir craint comme un grave échec à la civilisation. On pouvait croire et on croyait qu'une population rurale, ignorante, choisirait exclusivement dans son sein d'incapables représentants de ses intérêts de clocher. Elle fit tout le contraire, elle choisit d'incapables représentants de ses intérêts généraux. Elle a marché dans ce sens, tenant à son erreur, mais entendant quand même on ne peut mieux les questions qui lui étaient posées. Elle a toujours voté pour l'ordre, pour la paix, pour la garantie du travail. On l'a trompée, on lui a donné le contraire de ce qu'elle demandait; ce qu'elle croyait être un vote de paix a été un vote de guerre. Elle a cru à une savante organisation de ses forces, on ne lui a légué que le désordre et l'impuissance. Nous lui crions maintenant:
—C'est ta faute, Jacques Bonhomme, tu expies ton erreur et ton entêtement.
Si Jacques Bonhomme avait un organe fidèle de ses idées, voici ce qu'il répondrait:
—Je suis le peuple souverain de la première République et en même temps le peuple impérialiste du second Empire. Vous croyez que je suis changé, c'est vous qui l'êtes. Quand vous étiez avec moi, je vous défendais, même dans vos plus grandes fautes, même dans vos plus funestes erreurs, comme j'ai défendu Napoléon III jusqu'au bout. Nous nous sommes brouillés, vous et moi, au lendemain de 48; vous vous battiez, vous vous proscriviez les uns les autres. On nous a dit:
»—L'empire c'est la paix.
»Nous avons voté l'empire, c'est nous qui punissons les partis, quels qu'ils soient. Nous punissons brutalement, c'est possible. D'où nous sommes, nous ne voyons pas les nuances, et d'ailleurs nous ne sommes pas assez instruits pour comprendre les principes, nous n'apprécions que le fait. Arrangez-vous pour que le fait parle en votre faveur, nous retournerons à vous.
Le fait! le paysan ne croit pas à autre chose. Tandis que nous examinons en critiques et en artistes la vie particulière, le caractère, la physionomie des hommes historiques, il n'apprécie et ne juge que le résultat de leur action. Dix années de repos et de prospérité matérielle lui donnent la mesure d'un bon gouvernement. A travers les malheurs de la guerre, il n'apercevra pas les figures héroïques. Je l'ai vu lassé et dégoûté de ses grands généraux en 1813. S'il eût été le maître alors, l'histoire eût changé de face et suivi un autre courant. S'il est revenu à la désastreuse légende napoléonienne, qu'il avait oubliée, c'est qu'à ses yeux la république était devenue un fait désastreux en 48.
Et plus que jamais, hélas! notre idéal est devenu pour lui un fait accablant; ce que le paysan souffre à cette heure, nous ne voulons pas en tenir compte, nous ne voulons pas en avoir pitié.
—Paye le désastre, toi qui l'as voté.
Voilà toute la consolation que nous savons lui donner. Mon Dieu! puisqu'il faut qu'il porte le plus lourd fardeau, n'ayons pas la cruauté de lui reprocher sa ruine et son désespoir. La république n'est pas encore une chose à sa portée; qui donc la lui aurait enseignée jusqu'ici? Elle n'a fait que disputer, souffrir, lutter jusqu'à la mort sous ses yeux, et il est le juge sans oreilles qui veut palper des preuves. Il ne se paye pas de gloire, il ne croit pas aux promesses; il lui faut la liberté individuelle et la sécurité. Il se passe volontiers des secours et des encouragements de la science; il ne les repousse plus, mais il veut accomplir lui-même et avec lenteur son progrès relatif.
—Laissez-moi mon champ, dit-il, je ne vous demande rien.
Nul n'est plus facile à gouverner, nul n'est plus impossible à persuader. Il veut avoir le droit de se tromper, même de se nuire; il est têtu, étroit, probe et fier.
Son idéal, s'il en a un, c'est l'individualisme. Il le pousse à l'excès, et longtemps encore il en sera ainsi. Il est un obstacle vivant au progrès rapide, il le subira toujours plus qu'il ne le recevra; mais ce qui est démontré le saisit. Qu'il voie bien fonctionner, il croit et fonctionne: rien sans cela. Je comprends que ce corps, qui est le nôtre, le corps physiologique de la France, gêne notre âme ardente; mais, si nous nous crevons le ventre, il ne nous poussera pas pour cela des ailes. Il faut donc en prendre notre parti, il faut aimer et respecter le paysan quand même.
Guenille, si l'on veut, ma guenille m'est chère.
Nous devons à la brutalité de ses appétits la remarquable oblitération qui s'est faite, depuis vingt ans surtout, dans notre sens moral. Nous avons donc grand sujet de nous plaindre des immenses erreurs ou l'esprit de bien-être et de conservation nous a fourvoyés. De là, chez ceux qui protestaient en vain contre ce courant troublé, un grand mépris, une sorte de haine douloureuse, une protestation que je vois grandir contre le suffrage universel. Je ne sais si je me trompe, la république nouvelle aimerait à l'ajourner indéfiniment, elle songerait même à le restreindre; elle reviendrait à l'erreur funeste qui l'a laissée brisée et abandonnée après avoir provoqué le coup d'État; pouvait-il trouver un meilleur prétexte? Encore une fois, les républicains d'aujourd'hui n'ont-ils rien appris? sont-ils donc les mêmes qu'à la veille de décembre? Espérons qu'ils ne feront pas ce que je crains de voir tenter. Le suffrage universel est un géant sans intelligence encore, mais c'est un géant. Il vous semble un bloc inerte que vous pouvez franchir avec de l'adresse et du courage. Non: c'est un obstacle de chair et de sang; il porte en lui tous les germes d'avenir qui sont en vous. C'est quelque chose de précieux et d'irritant, de gênant et de sacré, comme est un enfant lourd et paresseux que l'on se voit forcé de porter jusqu'à ce qu'il sache ou veuille marcher. Le tuerez-vous pour vous débarrasser de lui? Mais sa mort entraînerait la vôtre. Il est immortel comme la création, et on se tue soi-même en s'attaquant à la vie universelle. Puisqu'en le portant avec patience et résignation vous devez arriver à lui apprendre à marcher seul, sachez donc subir le châtiment de votre imprudence; vous qui l'avez voulu contraindre à marcher dès le jour de sa naissance. C'est là où la politique proprement dite a égaré les chefs de parti. On s'est persuadé qu'en affranchissant la volonté humaine sans retard et sans précaution, on avait le peuple pour soi. Ç'a été le contraire. Retirer ce que vous avez donné serait lâche et de mauvaise foi, et puis le moyen?
—Essaye donc! dit tout bas Jacques Bonhomme.
C'est que Jacques Bonhomme sait voter à présent, et ce n'est pas nous qui avons eu l'art de le lui apprendre. On l'a enrégimenté par le honteux et coupable engin des candidatures officielles, et puis peu à peu il s'est passé de lisières; il ne marche peut-être pas du bon côté, mais il marche avec ensemble et comme il l'entend. Il votait d'abord avec son maître, à présent il se soucie fort peu de l'opinion de son maître. Il a la sienne, et fait ce qu'il veut. Ce sera un grand spectacle lorsque, sortant des voies trompeuses et ne se trompant plus sur la couleur des phares, il avancera vers le but qui est le sien comme le nôtre. Aucun peuple libre ne saura voter comme le peuple de France, car déjà il est plus indépendant et plus absolu dans l'exercice de son droit que tout autre.
L'instrument créé par nous pour nous mener au progrès social est donc solide; sa force est telle que nous ne pourrions plus y porter la main. Nous avons fait trop vite une grande chose; elle est encore redoutable, parfois nuisible, mais elle existe et sa destinée est tracée, elle doit servir la vérité. Née d'un grand élan de nos âmes, elle est une création impérissable, et le jour où cette lourde machine aura mordu dans le rail, elle sera une locomotive admirable de rectitude, comme elle est déjà admirable de puissance. C'est alors qu'elle jouera dans l'histoire des peuples un rôle splendide, et fermera l'âge des révolutions violentes et des usurpations iniques. Tandis que l'imagination exaltée et la profonde sensibilité de la France, éternelles et incorrigibles, je l'espère, ouvriront toujours de nouveaux horizons à son génie, Jacques Bonhomme, toujours patient, toujours prudent, s'approchant de l'urne avec son sourire de paternité narquoise, lui dira:
—C'est trop tôt, ou c'est trop de projets à la fois; nous verrons cela aux prochaines élections. Je ne dis pas non; mais il ne me plaît pas encore. Vous êtes le cheval qui combat, je suis le boeuf qui laboure.
Il pourrait dire aussi et il dira quand il saura parler:
—Vous êtes l'esprit, je suis le corps. Vous êtes le génie, la passion, l'avenir; je suis de tous les temps, moi; je suis le bon sens, la patience, la règle. Vouloir nous séparer, détruire l'un de nous au profit de l'autre, c'est nous tuer tous les deux. Où en seriez-vous, hommes de sentiment, représentants de l'idée, si vous parveniez à m'anéantir? Vous vous arracheriez le pouvoir les uns aux autres; vos républiques et vos monarchies seraient un enchaînement de guerres civiles où vous nous jetteriez avec vous, et où, sans la liberté du vote, nous serions encore les plus forts. Cette force irrégulière, ce serait la jacquerie. Nous ne voulons plus de ces déchirements! Grâce à notre droit de citoyens, nous nous sommes entendus d'un bout de la France à l'autre, nous ne voulons plus nous battre les uns contre les autres. Nous voulons être et nous sommes le frein social, le pouvoir qui enchaîne les passions et qui décrète l'apaisement.
Et cela est ainsi déjà lourdement, brutalement peut-être, mais providentiellement. Non, non! ne touchez pas au vote, ne regrettez pas d'avoir fondé la souveraine égalité. Le peuple, c'est votre incarnation! Vous vous êtes donné un compagnon qui vous contrarie, qui vous irrite, qui vous blesse: injuste encore, il méconnaît, il renie la république, sa mère; mais, si sa mère l'égorge, vaudra-t-elle mieux que lui? A présent d'ailleurs, elle l'essayerait en vain. L'enfant est devenu trop fort. Vous auriez la guerre du simple contre le lettré, du muet contre l'avocat, comme ils disent, une guerre atroce, universelle. Le vote est l'exutoire; fermez-le, tout éclate!
Nohant, 6 novembre.
Me voilà revenue au nid. Je me suis échappée, ne voulant pas encore amener la famille; je retournerai ce soir à La Châtre, et je reviendrai demain ici. J'en suis partie il y a deux mois par une chaleur écrasante, j'y reviens par un froid très-vif. Tout s'est fait brutalement cette année.—Pauvre vieux Nohant désert, silencieux, tu as l'air fâché de notre abandon. Mon chien ne me fait pas le moindre accueil, on dirait qu'il ne me reconnaît pas: que se passe-t-il dans sa tête? Il a eu froid ces jours-ci, il me boude d'avoir tant tardé à revenir. Il se presse contre mon feu et ne veut pas me suivre au jardin. Est-ce que les chiens eux-mêmes ne caressent plus ceux qui les négligent? Au fait, s'il est mécontent de moi, comment lui persuaderais-je qu'il ne doit pas l'être? J'attise le feu, je lui donne un coussin et je vais me promener sans lui. Peut-être me pardonnera-t-il.
Le jardin que j'ai laissé desséché a reverdi et refleuri comme s'il avait le temps de s'amuser avant les gelées. Il a repoussé des roses, des anémones d'automne, des mufliers panachés, des nigelles d'un bleu charmant, des soucis d'un jaune pourpre. Les plantes frileuses sont rangées dans leur chambre d'hiver. La volière est vide, la campagne muette. Y reviendrons-nous pour y rester? La maison sera-t-elle bientôt un pauvre tas de ruines comme tant d'autres sanctuaires de famille qui croyaient durer autant que la famille? Mes fleurs seront-elles piétinées par les grands chevaux du Mecklembourg? Mes vieux arbres seront-ils coupés pour chauffer les jolis pieds prussiens? Le major Boum ou le caporal Schlag coucheront-ils dans mon lit après avoir jeté au vent mes herbiers et mes paperasses? Eh bien! Nohant à qui je viens dire bonjour, silence et recueillement où j'ai passé au moins cinquante ans de ma vie, je te dirai peut-être bientôt adieu pour toujours. En d'autres circonstances, c'eût été un adieu déchirant; mais si tout succombe avec toi, le pays, les affections, l'avenir, je ne serai point lâche, je ne songerai ni à toi ni à moi en te quittant! J'aurai tant d'autres choses à pleurer!
Nohant, 7 novembre.
J'y reviens à midi. J'installe Fadet auprès du feu, et je me mets à écrire dans ma chambre sur mes genoux, il fait trop froid dans la bibliothèque. Il boude toujours, Fadet. Il me regarde d'un air triste; peut-être est-il mécontent de ce que je reviens seule, peut-être s'imagine-t-il que je ne veux pas ramener mes petites-filles, peut-être craint-il d'être abandonné aux Prussiens, si l'on s'en va encore! Il y a là un mystère; c'est la première fois qu'il ne me dévore pas de caresses après une absence. Il fait un froid noir, mes mains se roidissent en écrivant. Que de souffrances pour ceux qui couchent dehors! Les officiers peuvent se préserver un peu; mais le simple troupier, le mobile à peine vêtu! ils ont encore des habits de toile, et déjà ils n'ont plus de souliers. Pourquoi cette misère quand nous avons fait et au delà tous les frais de leur équipement?
En ce moment, on s'occupe à La Châtre de faire des gilets de laine pour les mobilisés. Les femmes quètent, cousent et donnent. On s'ingénie pour se procurer l'étoffe, on n'en trouve qu'avec des peines infinies, les chemins de fer se refusant, par ordre, au transport des denrées qui ne sont pas directement ordonnancées par le gouvernement, ou ne voulant répondre de rien; on manque de tout. La confiance dans les administrations militaires est telle qu'on donne ces vêtements aux mobilisés de la main à la main! Tant d'autres malheureux n'ont jamais reçu, nous dit-on, les secours qui leur étaient destinés!
Pas de nouvelles aujourd'hui, calme plat au milieu de la tempête. On est tout étonné quand un jour se passe sans apporter un malheur nouveau.
Mardi 8.
L'armistice est rejeté, c'est la guerre à mort. Préparons-nous à mourir.—Fadet me fait beaucoup d'amitiés aujourd'hui. Il sait l'heure à laquelle j'arrive, il m'attendait à la porte.—Tu es fou, mon pauvre chien, tout va plus mal que jamais. J'écris quinze lettres, et je retourne à la ville par un froid atroce.
Nohant, mercredi 9.
Je reviens au son de la cloche des morts. On enterre la vieille bonne de mon fils. Hier soir, un de nos domestiques a failli se tuer; il a la figure toute maculée. Il semble que tout soit comme entraîné à prendre fin en même temps. On n'entend parler que d'accidents effroyables, de maladies foudroyantes. On dirait que la raison de vivre n'existe plus et que tout se brise comme de soi-même. D'aucun point de l'horizon, le salut ne veut apparaître; quelles ténèbres!—Paris va donc braver plus que jamais les horreurs du siége, et l'espoir de le délivrer s'éloigne! Cette fois il a tort, ou il est indignement abusé.
Jeudi 10.
Notre impuissance semble s'accuser de plus en plus. Nous avons pourtant une armée sur la Loire, mais que fait-elle? est-ce bien une armée?—Il neige déjà! la terre est toute blanche, des arbres encore bien feuillus font des taches noires de place en place. La campagne est laide aujourd'hui, sans effet, sans moelleux, sans distances. La terre devient cruelle à l'homme.
Ah! voici enfin un fait: Orléans est repris par nous; l'ennemi en fuite, poursuivi jusqu'à Artenay. La garde mobile s'est bien battue, la ville s'est défendue bravement. Pourvu que tout cela soit vrai! Si nous pouvons lutter, l'honneur commande de lutter encore; mais je ne crois pas, moi, que nous puissions lutter pour autre chose. Nous sommes trop désorganisés, il y aura un moment où tout manquera à la fois. Ceux qui sont sur le théâtre ne savent donc pas que les dessous sont sapés et ne tiennent à rien? On se soupçonne, on s'accuse, on se hait en silence. La vie ne circule pas dans les artères. Nous avons encore de la fierté, nous n'avons plus de sang.
12.
La victoire se confirme, et, comme toujours, elle s'exagère. Le général d'Aurelle de Paladines, singulier nom, est au pinacle aujourd'hui. C'est, dit-on, un homme de fer. Pauvre général! s'il ne fait pas l'impossible, il sera vite déchu. Qu'ils sont malheureux, ces hommes de guerre! Était-il bien prudent de proclamer la trahison de Bazaine? Si elle est réelle, ne valait-il pas mieux la cacher ou nous laisser dans le doute?
Dimanche 13 novembre.
Nous voici tous revenus définitivement au bercail. Définitivement!... c'est un joli mot par le temps qui court. Mes petites sont ivres de joie de retrouver leurs chambres, leurs jouets, leur chien, leur jardin. A cet âge, un jour de joie, c'est toujours! Leur gaieté nous donne un instant de bonheur, nous n'en avons plus d'autre.
On se demande si l'on pourra supporter quelque temps encore ce désespoir général sans devenir fou, lâche ou méchant. Ceux qui sont fous, lâches ou méchants semblent moins à plaindre. Leur délire, leurs convoitises, leur passion, sont dans un état d'ébullition qui les soutient sur le flot; écumes en attendant qu'ils soient scories, ils flottent et croient qu'ils nagent!
Tout entier à l'horreur de la réflexion, celui qui aime l'humanité n'a plus le temps de s'aimer lui-même. Il n'a pas de but personnel, il n'a pas de part de butin à chercher dans les ruines, il souffre amèrement, et il s'attend à souffrir plus encore. Pauvre nature humaine, dans quel état d'épuisement ou d'exaspération vas-tu sortir de cette torture! Démence pour les uns, annihilement pour les autres.... Quand nous aurons repoussé ou payé l'ennemi du dehors, que serons-nous? où trouverons-nous l'équité calme, le pardon fraternel, le désir commun de reconstruire la société? Et si nous sommes forcés de procéder à ce travail sous la menace du canon allemand! Nous ne ferons certes rien de durable, et la république subira de si fortes dépressions qu'elle sera comme une terre ravagée de la veille par les éruptions volcaniques. Comme notre sol matériel, le sol politique et social sera souillé, stérilisé peut-être!
18 novembre.
M. de Girardin conseille d'élire en quatre jours un président par voie de plébiscite. Certes c'est une idée,—M. de Girardin n'en manque jamais,—mais, malgré mon très-grand respect pour le suffrage universel, je crois qu'il ne devrait être appelé à résoudre les questions par oui ou par non que sur la proposition des Assemblées élues par lui. Le travail de ces élections est chaque fois pour lui un moyen de connaître et de juger la situation. Ce sera son grand mode d'instruction et de progrès quand la classe éclairée sera vraiment en progrès elle-même; mais questionner les masses à l'improviste, c'est souvent leur tendre un piége. Le dernier plébiscite l'a surabondamment prouvé. En ce moment de doute et de désespoir, nous aurions un vote de dépit contre la république, car elle porte tout le poids des malheurs de la France; les votes de dépit ne peuvent être bons. Pourtant, s'il n'y avait pas d'autre moyen d'en finir avec une situation désespérée que l'on ne voudrait pas nous avouer, mieux vaudrait en venir là que de périr.
21 novembre.
Les journaux nous saturent de la question d'Orient. On y voit le point de départ d'une guerre européenne. Eh bien! l'Europe, qui nous abandonne, sera punie en attendant qu'elle punisse à son tour. C'est dans l'ordre.
25 novembre.
Temps très-doux et même chaud. Depuis quelques jours, les circulaires ministérielles nous entretiennent de petits combats où nous aurions constamment l'avantage. La rédaction est toujours la même.
—Les mobiles ont eu de l'entrain!
Singulière expression dans des cas si graves; on dirait qu'il s'agit de parties de plaisir.
—Nous avons subi des pertes sérieuses, l'ennemi en a fait de plus considérables.
Le plus clair, c'est que, pour empêcher l'ennemi d'envahir toute la France, on le laisse se fortifier autour de Paris, et que nous arriverons trop tard au secours de Paris, si nous arrivons! On vit au jour le jour sur les incidents de cette guerre de détails, c'est une sorte de calme relatif qu'on se reproche d'avoir, et qu'on ne peut pas goûter.
26 novembre.
Bonne lettre de Paris, c'est une joie en même temps qu'une douleur poignante. Ils demandent si nous allons à leur secours!... On dit qu'une action décisive est imminente. Il y a si longtemps qu'on le dit!
28.
Les insomnies sont dévorantes, on ne les compte plus. Après toutes mes veilles auprès de mes enfants malades au printemps, je pourrai me vanter de n'avoir guère dormi cette année. Tous ces bans qui se succèdent si rapidement me terrifient. On appelle les hommes mariés pour le 10 décembre. Plus on a de bras, plus on en demande; c'est donc que la situation s'aggrave au lieu de s'améliorer!
29.
Départ de nos mobilisés par un temps triste comme nos âmes. Nous les attendons sur la route. Toute la ville les accompagne. Ils sont très-décidés, très-patriotes, très-fiers. On s'embrasse, on rentre les larmes. Où vont-ils? que deviendront-ils? Ils ne le savent pas, ils sont prêts à tout. Il y a un reflux d'espoir et de dévouement. On croit que le salut est encore possible. Je ne sais pourquoi mon espoir est faible et de courte durée. Je n'étais plus habituée à cette sombre disposition. Je la combats de mon mieux, et, comme tout le monde, je saisis avec ardeur la moindre lueur qui se montre; mais quand elle s'efface, on retombe plus bas.
2 décembre.
Jour radieux au milieu de notre désespoir. Paris a fait, nous dit-on, une sortie magnifique, et l'armée de la Loire va vers Paris avec succès. On rêve déjà Paris débloqué, l'ennemi en déroute. Quel beau rêve! ne nous éveillons pas. Laissez-nous, discoureurs officiels! votre éloquence n'est pas à la hauteur des choses. C'est de la glace sur le feu. Il faudrait être si simple, au contraire! Nos petites-filles nous voient heureux, elles se réjouissent de la prochaine délivrance de Paris, qu'elles n'ont jamais vu, mais qui est pour elles comme une île enchantée que nos amis et nos enfants, partis hier, vont délivrer des ogres et des monstres de même sorte.
4 décembre, dimanche.
La joie n'est pas de longue durée! On nous dit que nous avons perdu toutes nos positions sur la Loire. On ne publie pas les dépêches, elles sont trop décourageantes. Il paraît qu'on avait exagéré beaucoup le succès, et nous avons encore été dupés! Pourquoi nous tromper après avoir tant crié contre les trompeurs du régime précédent?—Il fait atrocement froid. La neige épaisse et collante empêche de marcher. Cela ressemble à une campagne de Russie pour nos soldats.
5 décembre.
On nous cache une défaite sérieuse. On dit que l'armée se replie en bon ordre. Nous ne sommes pas si loin du théâtre des événements que nous ne sachions le contraire. On nous trompe, on nous trompe! comme si on pouvait tromper longtemps! Le gouvernement a le vertige.
6 décembre.
Encore plus froid, 20 degrés dans la nuit, et nos soldats couchent dans la neige! Nos mobilisés sont atrocement logés à Châteauroux dans une usine infecte, ouverte à tous les vents. Les chefs sont à l'abri et disent qu'il faut aguerrir ces enfants gâtés. Chaque nuit, il y en a une vingtaine qui ont les pieds gelés ou qui ne s'éveillent pas. Morts de froid littéralement! C'est infâme, et c'est comme cela partout! Avant de les mener à la mort, on leur fait subir les tortures de l'agonie.
7 décembre.
Ce soir, dépêche insensée! Je le sentais bien que le malheureux général qui a repris Orléans payerait cher sa courte gloire! Orléans est de nouveau aux Prussiens. Notre camp est abandonné; nous perdons un matériel immense, nos canons de marine, des munitions considérables; notre armée est en fuite. Selon le général, le ministre a manqué de savoir et de jugement; le camp était mal placé, impossible à garder, et les troupes, déclarées hier si vaillantes, ont plié et ne peuvent inspirer aucune confiance; tout cela est exposé par le ministre lui-même, mais sur un ton d'amour-propre blessé qui nous livre à tous les commentaires; il termine par cette phrase étrange:
Le public appréciera.
—Le public! c'est ainsi que ce jeune avocat parle à la France! Se croit-il sur un théâtre? Non, il a voulu dire:
La cour appréciera.
—Il se croit à l'audience! Est-ce là un langage sérieux quand on ne craint pas de tenir entre ses mains le sort de son pays? Si le général qui n'obéit pas est coupable, pourquoi ne pas insister pour qu'il obéisse? Si vous êtes certain qu'il se trompe, pourquoi lui envoyer un ordre qui l'autorise à se tromper? Mais si le camp qu'il faut abandonner d'une manière si désastreuse était dans une situation déplorable, à qui la faute? Si les armements qu'on y a accumulés avec tant de peine et de dépense tombent entre les mains de l'ennemi, quels conseils a donc pris ce jeune orateur, qui s'est imaginé apparemment, un beau matin, être le général Bonaparte? On a lieu de craindre qu'il ne soit que Napoléon IV.
Il s'en lave les mains, le public appréciera!—Il y aura donc un public seul compétent pour juger entre sa science militaire et celle d'un général qu'hier encore il nous donnait comme une trouvaille de son génie! Ou vous vous êtes cruellement trompé hier, ou vous vous trompez cruellement aujourd'hui. C'est un aveu d'ignorance ou d'étourderie que votre emphase ne vous empêche pas de faire ingénument. Je ne sais ce qu'en pensera le public, mais je sais que les familles en deuil ne vous jugeront pas avec indulgence. Général, vous seriez mis à la retraite par le chef du gouvernement; chef du gouvernement, vous vous conservez au pouvoir: voilà des inconséquences qui coûtent cher à la France!
Le résultat, c'est que deux cent mille hommes de notre armée sont en fuite,—on appelle cela maintenant se replier,—et que nous faisons une perte immense en matériel de guerre.
On parle d'une nouvelle victoire sous Paris; nous n'y croyons plus, on ne croit plus à rien, on devient fou. Nous sommes ici dans notre campagne muette, ensevelie sous la neige, comme des passagers pris dans les glaces du pôle. Nous attendons les ours blancs, mais nous n'avons pas un fusil pour les repousser. Bon public! tu es la part du diable.
8 décembre.
On ne parle plus de Paladines ni de son armée. Le gouvernement lance des accusations capitales, et, n'osant y donner suite, passe à d'autres exercices. Il nous annonce des succès sous toutes réserves, mais Rouen est pris; on dit qu'il s'est livré pour de l'argent. Eh bien! je n'en crois rien. Il y a un patriotisme furieux et insulteur qui n'a plus de prise sur moi. Si Rouen s'est livré, c'est qu'on ne l'a pas aidé à se défendre, c'est peut-être qu'on l'a indignement trompé.
De notre côté, l'ennemi revient sur Vierzon et sur Bourges; si ces villes ouvertes et dégarnies ne démontent pas les batteries prussiennes à coups de pierres, dira-t-on qu'elles se sont vendues?—Je commence à m'indigner, à me mettre en colère sérieusement, moi qui ai puisé dans la vieillesse une bonne dose de patience; je ne peux souffrir que, pour ne pas avouer les fautes de son parti, on calomnie son pays avec cette merveilleuse facilité. Étrange patriotisme que celui qui outrage la France devant l'ennemi!
Ce soir on décommande la levée des hommes mariés. Pourquoi l'avoir décrétée?
9 décembre.
Petite dépêche rendant compte d'un petit engagement à Bois-le-Duc. Le général d'Aurelle de Paladines a donné sa démission, ou on la lui a fait donner. On a nommé quatre généraux. Les Prussiens sont à Vierzon depuis hier; cela, on n'en parle pas, mais les passants qui fuient, entassés avec leurs meubles dans des omnibus, le disent sur la route.
10.
Grande panique. Des gens de Salbris et d'Issoudun passent devant notre porte, emmenant sur des charrettes leurs enfants, leurs meubles et leurs denrées. Ils disent qu'on se bat à Reuilly. Les restes de l'armée de la Loire sont ralliés, mais on ne sait où; Bourbaki est à Nevers pour se mettre à la tête de quatre-vingt mille hommes venant du Midi ou de cette déroute, on ne sait.
11 décembre.
Le ministre de la guerre va, dit-on, à l'armée de la Loire pour la commander en personne. J'espère que c'est une plaisanterie de ses ennemis; ce qu'il y a de certain, c'est que le gouvernement de Tours se sauve à Bordeaux: c'est le cinquième acte qui commence. Le public va bientôt apprécier; la panique continue. Maurice va aux nouvelles pour savoir s'il faut faire partir la famille. Nous avons des voisins qui font leurs paquets, mais c'est trop tôt; nos mobiles sont toujours à Châteauroux sans armes et sans aucun commencement d'instruction; on ne les y laisserait pas, si l'ennemi venait droit sur eux, à moins qu'on ne les oublie, ce qui est fort possible. Les nouvelles de Paris sont très-alarmantes, ils ont dû repasser la Marne; que peuvent-ils faire, si nous ne faisons rien?
12 décembre.
Dégel. Après tant de neige, c'est un océan de boue. Autre lit pour nos soldats!
13.
La panique reprend et redouble autour de nous. Depuis que nous sommes personnellement menacés, nous sommes moins agités, je ne sais pourquoi. Je tiens à achever un travail auquel je n'avais pas l'esprit ces jours-ci, et qui s'éclaircit à mesure que je compte les heures qui me restent. Tout le monde est soldat à sa manière; je suis, à la tête de mon encrier, de ma plume, de mon papier et de ma lampe, comme un pauvre caporal rassemblant ses quatre hommes à l'arrière-garde.—Les Prussiens ont occupé Vierzon sans faire de mal; ils y ont vendu des cochons volés; ils entendent le commerce. Le général Chanzy se bat vigoureusement du côté de Blois, cela paraît certain. Châteauroux est encombré de fuyards dans un état déplorable. Les Prussiens n'auraient fait que traverser Rouen. Le gouvernement est à Bordeaux.
14 décembre.
On dit que l'ennemi est en route en partie sur Bourges, et que de l'autre côté il bombarde Blois. Les Prussiens paraissent vouloir descendre la Loire jusqu'à Nevers, traverser le centre pour se reformer à Poitiers, c'est-à-dire envahir une nouvelle zone entre le Midi et Paris. Nous devons avoir eu encore une grosse défaite entre Vierzon et Issoudun; on n'en parle pas, mais il y a tant de fuyards et dans un tel état d'indiscipline qu'on suppose un nouveau malheur. Nous sommes sans journaux et sans dépêches; le gouvernement est en voyage. Ce soir, un journal nous arrive de Bordeaux; il ne nous parle que de l'installation de ces messieurs.
15.
Nous aurions repris Vierzon; mais qu'en sait-on? De Blois, on ne sait rien. Le général Chanzy donne encore de l'espérance. Il paraît être résolu, bien armé et avoir de bonnes troupes. Bourbaki serait à Bourges, occupé à rallier les fuyards du corps d'armée du centre de la Loire: On dit qu'ils ont tellement ravagé la campagne qu'il ne reste plus un arbre autour de Bourges. C'était un riche pays maraîcher; espaliers et légumes seraient rasés comme par le feu. On annonce ce soir que Bourbaki est reparti avec cette armée reformée à la hâte et sans résistance. Ils veulent bien se battre, ces pauvres troupiers, ils veulent surtout se battre. Ce qu'ils ne supportent pas, ce que les Prussiens les plus soumis ne supporteraient pas mieux, c'est la famine, la misère, la cruauté du régime qu'on leur impose.—Au lieu de se rapprocher de Paris, Bourbaki aurait l'intention d'aller couper la retraite aux Prussiens vers la frontière. Seraient-ils en retraite? Et on nous le cacherait! Il y a dans l'atroce drame qui se joue l'élément burlesque obligé.
Passage de M. Cathelineau à Châteauroux à la tête d'un beau corps de francs-tireurs qui disent leurs prières devant les populations, bien qu'ils ne soient ni Vendéens ni Bretons, et qu'ils ne se soient pas encore battus.
16.
Calme plat, silence absolu. Le repos est dans l'air. Le temps est rose et gris, les blés poussent à perte de vue. Il ne passe personne, on ne voit pas une poule dans les champs. Cette tranquillité extraordinaire nous frappe tellement que nous nous demandons si la guerre est finie, s'il y a eu guerre, si nous ne rêvons pas depuis quatre mois.—Nous serons peut-être envahis demain.
Ce soir, une petite dépêche. Romorantin a été traversé et rançonné. Nos mobiles ont donné dans une escarmouche et tiré quelques coups de fusil.
17 décembre.
Un mot d'Alexandre Dumas pour m'apprendre la mort de son père. Il était le génie de la vie, il n'a pas senti la mort. Il n'a peut-être pas su que l'ennemi était à sa porte et assistait à sa dernière heure, car on dit que Dieppe est occupé.—Absence totale de nouvelles. A la Châtre, on est consterné, on croit avoir entendu le canon hier dans la soirée. Dans la campagne, on l'a entendu aussi. Je crois que ç'a dû être un tonnerre sourd, le ciel était noir comme de l'encre. Il a passé dans la nuit environ trois mille déserteurs de toutes armes. Ils ont couché emmi les champs, jetant leurs fusils, leurs bidons, et envoyant paître leurs officiers.
18.
Même absence de nouvelles officielles. Le gouvernement s'installe à Bordeaux. Chanzy tenait encore il y a trois jours autour de Vendôme, battant fort bien les Prussiens, à ce qu'on assure et ceci paraît sérieux. Le sous-préfet d'Issoudun a fait savoir que Vierzon était occupé pour la troisième fois par l'ennemi. Bourbaki se serait replié sur Issoudun, renonçant à défendre le centre et se portant sur l'est. De toute façon, l'ennemi est fort près de nous. On s'y habitue, bien qu'on n'ait pas la consolation de pouvoir lui opposer la moindre résistance. Il passera ici comme un coup de vent sur un étang. Je regarde mon jardin en attendant qu'on mette les arbres la racine en l'air, je dîne en attendant que nous n'ayons plus de pain, je joue avec mes enfants en attendant que nous les emportions sur nos épaules, car on réquisitionne les chevaux, même les plus nécessaires, et je travaille en attendant que mes griffonnages allument les pipes de ces bons Prussiens.
19.
Le temps se remet au froid. Pas plus de nouvelles qu'auparavant. Un journal insinue qu'il se passe de grandes choses: c'est bien mauvais signe! Toute la Normandie est envahie. Ils ont ravagé le plus beau pays de France. La Touraine est de plus en plus menacée. Il est difficile de se persuader que tout aille bien.
26.
Même silence. Nous sommes si inquiets que nous lirions de l'officiel avec plaisir. Sommes-nous perdus, qu'on ne trouve rien à dire?
21 décembre.
On parle de nouveaux troubles à Paris. Le parti de la Commune songe-t-il encore à ses affaires au milieu de l'agonie de la France? Il paraît que sa doctrine est de s'emparer du pouvoir de vive force. La dictature est la furie du moment, et jamais la pitoyable impuissance des pouvoirs sans contrôle n'a été mieux démontrée. S'il nous faut en essayer de nouveaux, la France se fâchera; elle garde le silence sombre des explosions prochaines. Ce qui résulte des mouvements de Belleville,—on les appelle ainsi,—c'est qu'une école très-pressée de régner à son tour nous menace de nouvelles aventures. Ces expériences coûtent trop cher. La France n'en veut plus. Elle prouve, par une patience vraiment admirable, qu'elle réprouve la guerre civile: elle sait aussi qu'il n'y en aura pas, parce qu'elle ne le veut pas; mais aux premières élections elle brisera les républicains ambitieux, et peut-être, hélas! la république avec eux. En tout cas, elle n'admettra plus de gouvernement conquis à coups de fusil, pas plus de 2 décembre que de 31 octobre. C'est se faire trop d'illusions que de se croire maîtres d'une nation comme la nôtre parce qu'on a enfoncé par surprise les portes de l'Hôtel-de-Ville et insulté lâchement quelques hommes sans défense. Je ne connais pas les théories de la Commune moderne, je ne les vois exposées nulle part; mais si elles doivent s'imposer par un coup de main, fussent-elles la panacée sociale, je les condamne au nom de tout ce qui est humain, patient, indulgent même mais jaloux de liberté et résolu à mourir plutôt que d'être converti de force à une doctrine, quelle qu'elle soit.
Le mépris des masses, voilà le malheur et le crime du moment. Je ne puis guère me faire une opinion nette sur ce qui se passe aujourd'hui dans ce monde fermé qui s'appelle Paris; il nous paraît encore supérieur à la tourmente. Nous ignorons s'il est content de ses mandataires. Toutes les lettres que nous en recevons sont exclusivement patriotiques. Si quelque plainte s'échappe, c'est celle d'être gouverné trop mollement. C'est un malheur sans doute, mais on ne peut se défendre de respecter une dictature scrupuleuse, humaine et patiente. Il est si facile d'être absolu, si rare et si malaisé d'être doux dans une situation violente et menacée! Je crois encore ce gouvernement composé d'hommes de bien. Ont-ils l'habileté, la science pratique? On le saura plus tard; à présent nous ne voulons pas les juger, c'est un sentiment général. La crise atroce qu'ils subissent nous les rend sacrés. D'ailleurs il me semble qu'ils professent avec nous le respect de la volonté générale, puisque après l'émeute ils ont soumis leur réélection au plébiscite de Paris. C'est aller aussi loin que possible dans cette voie, c'est aller jusqu'au danger de sanctionner tous les autres plébiscites.
Le principe radicalement contraire semble gouverner l'esprit de la Commune, et, symptôme plus grave, plus inquiétant, gouverner l'esprit du parti républicain qui régit à cette heure le reste de la France, bien qu'il soit l'ennemi déclaré et très-irrité de la Commune.
Ce parti, que nous pouvons mieux juger, puisqu'il nous entoure, se sépare chaque jour ouvertement du peuple, dans les villes parce que l'ouvrier est plus ardent que lui, dans les campagnes parce que le paysan l'est moins. Il est donc forcé de réprimer l'émeute dans les centres industriels, de redouter et d'ajourner le vote dans toute la France agricole. Il est contraint à se défendre des deux côtés à la fois, sous peine de tomber et d'abandonner la tâche qu'il a assumée sur lui de sauver le territoire. Malheureuse République, c'est trop d'ennemis sur les bras! Dans quel jour d'ivresse nous t'avons saluée comme la force virile d'une nation en danger! Nous ne pouvions prévoir que tu essayerais de te passer de la sanction du peuple ou que tu te verrais forcée de t'en passer.—Ce qui est certain aujourd'hui, c'est que la délégation et ses amis personnels désirent s'en passer, et qu'ils y travailleront au lendemain de la pacification, quelle qu'elle soit.
Puissé-je faire un mauvais rêve! mais je vois reparaître sans modification les théories d'il y a vingt ans. Des théories qui ne cèdent rien à l'épreuve du temps et de l'expérience sont pleines de dangers. S'il est vrai que le progrès doive s'accomplir par l'initiative de quelques-uns, s'il est vrai qu'il parte infailliblement du sein des minorités, il n'en est pas moins vrai que la violence est le moyen le plus sauvage et le moins sûr pour l'imposer. Que les majorités soient généralement aveugles, nul n'en doute; mais qu'il faille les opprimer pour les empêcher d'être oppressives, c'est ce que je ne comprends plus. Outre que cela me paraît chimérique, je crois voir là un sophisme effrayant; tout ce que, depuis le commencement du rôle de la pensée dans l'histoire du monde, la liberté a inspiré à ses adeptes pour flétrir la tyrannie, on peut le retourner contre ce sophisme. Aucune tyrannie ne peut être légitime, pas même celle de l'idéal. On sait des gens qui se croient capables de gouverner le monde mieux que tout le monde, et qui ne craindraient pas de passer par-dessus un massacre pour s'emparer du pouvoir. Ils sont pourtant très-doux dans leurs moeurs et incapables de massacrer en personne, mais ils chauffent le tempérament irascible d'un groupe plus ou moins redoutable, et se tiennent prêts à profiter de son audace. Je ne parle pas de ceux qui sont poussés à jouer ce rôle par ambition, vengeance ou cupidité. De ceux-là, je ne m'occupe pas; mais de très-sincères théoriciens accepteraient les conséquences de ce dilemme: «la république ne pouvant s'établir que par la dictature, tous les moyens sont bons pour s'emparer de la dictature quand on veut avec passion fonder ou sauver la république.»
—C'est une passion sainte, ajoutent-ils, c'est le feu sacré, c'est le patriotisme, c'est la volonté féconde sans laquelle l'humanité se traînera éternellement dans toutes les erreurs, dans toutes les iniquités, dans toutes les bassesses. Le salut est dans nos mains; périsse la liberté du moment pour assurer l'égalité et la fraternité dans l'avenir! Égorgeons notre mère pour lui infuser un nouveau sang!
Cela est très-beau selon vous, gens de tête et main, mais cela répugnera toujours aux gens de coeur; en outre cela est impraticable. On ne fait pas revivre ce qu'on a tué, et le peuple d'aujourd'hui, fils de la liberté, n'est pas disposé à laisser consommer le parricide. D'ailleurs cette théorie n'est pas neuve; elle a servi, elle peut toujours servir à tous les prétendants: il ne s'agit que de changer certains mots et d'invoquer comme but suprême le bonheur et la gloire des peuples; mais, comme malgré tout le seul prétendant légitime, c'est la république, que n'eussions-nous pas donné pour qu'elle fût le sauveur! Il y avait bien des chances pour qu'elle le fût en s'appuyant sur le vote de la France. La France dira un jour à ces hommes malheureux qu'ils ont eu tort de douter d'elle, et qu'il eût fallu saisir son heure. Ils l'ont condamnée sans l'entendre, ils l'ont blessée; s'ils succombent, elle les abandonnera, peut-être avec un excès d'ingratitude: les revers ont toujours engendré l'injustice.
Mon appréciation n'est sans doute pas sans réplique. Quand l'histoire de ces jours confus se fera, peut-être verrons-nous que la république a subi une fatalité plutôt qu'obéi à une théorie. L'absence de communication matérielle entre Paris et la France nous a interdit aux uns et aux autres de nous mettre en communication d'idées; probablement le gouvernement de Paris a été mal renseigné par celui de Tours, parce que celui de Tours a été mal éclairé par son entourage. En septembre, on était très-patriote dans la région intermédiaire de l'opinion, et c'est toujours là qu'est le nombre. Malheureusement autour des pouvoirs nouveaux il y a toujours un attroupement d'ambitions personnelles et de prétendues capacités qui obstrue l'air et la lumière. Le parti républicain est spécialement exposé aux illusions d'un entourage qui dégénère vite en camaraderie bruyante, et tout d'un coup la bohème y pénètre et l'envahit. La bohème n'a pas d'intérêt à voir s'organiser la défense; elle n'a pas d'avenir, elle n'est point pillarde par nature, elle profite du moment, ne met rien dans ses poches, mais gaspille le temps et trouble la lucidité des hommes d'action.
Que l'ajournement indéfini du vote soit une faute volontaire ou inévitable, la théorie qui consiste à s'en passer ou à le mutiler règne en fait et subsiste en réalité. Sera-t-elle exposée catégoriquement quand nous aurons repris possession de nous-mêmes? Professée dans des clubs qui souvent sont des coteries, elle n'a pas de valeur, il lui faut la grande lumière; sera-t-elle posée dans des journaux, discutée dans des assemblées?—Il faudra bien l'aborder d'une manière ou de l'autre, ou elle doit s'attendre à être persécutée comme une doctrine ésotérique, et si elle a des adeptes de valeur, ils se devront à eux-mêmes de ne pas la tenir secrète. Peut-être des journaux de Paris qu'il ne nous est pas donné de lire ont-ils déjà démasqué leurs batteries.
Qui répondra à l'attaque? Les partisans du droit divin plaideront-ils la cause du droit populaire? Ils en sont bien capables, mais l'oseront-ils? Les orléanistes, qui sont en grande force par leur tenue, leur entente et leur patiente habileté, accepteront-ils cette épreuve du suffrage universel pour base de leurs projets, eux qui ont été renversés par la théorie du droit sans restriction et sans catégories? On verra alors s'ils ont marché avec le temps. Malheureusement, s'ils sont conséquents avec eux-mêmes, ils devront vouloir épurer le régime parlementaire et rétablir le cens électoral. Les républicains qui placent leur principe au-dessus du consentement des nations se trouveraient donc donner la main aux orléanistes et aux cléricaux? Le principe contraire serait donc confié à la défense des bonapartistes exclusivement? Il ne faudrait pourtant pas qu'il en fût ainsi, car le bonapartisme a abusé du peuple après l'avoir abusé, et c'est à lui le premier qu'était réservé le châtiment inévitable de s'égarer lui-même après avoir égaré les autres. Il pouvait fonder sur la presque unanimité des suffrages une société nouvelle vraiment grande. Il a fait fausse route dès le début, la France l'a suivi, elle s'est brisée. Serait-elle assez aveugle pour recommencer?
Ceux qui croient la France radicalement souillée pensent qu'on peut la ressaisir par la corruption. J'ai meilleure opinion de la France, et si je me méfiais d'elle à ce point, je ne voudrais pas lui faire l'honneur de lui offrir la république. J'ai entendu dire par des hommes prêts à accepter des fonctions républicaines:
—Nous sommes une nation pourrie. Il faut que l'invasion passe sur nous, que nous soyons écrasés, ruinés, anéantis dans tous nos intérêts, dans toutes nos affections; nous nous relèverons alors! le désespoir nous aura retrempés, nous chasserons l'étranger et nous créerons chez nous l'idéal.
C'était le cri de douleur d'hommes très-généreux, mais quand cette conviction passe à l'état de doctrine, elle fait frissonner. C'est toujours le projet d'égorger la mère pour la rajeunir. Grâce au ciel, le fanatisme ne sauve rien, et l'alchimie politique ne persuade personne. Non, la France n'est pas méprisable parce que vous la méprisez; vous devriez croire en elle, y croire fermement, vous qui prétendez diriger ses forces. Vous vous présentez comme médecins, et vous crachez sur le malade avant même de lui avoir tâté le pouls. Tout cela, c'est le vertige de la chute. Il y a bien de quoi égarer les cerveaux les plus solides, mais tâchons de nous défendre et de nous ressaisir. Républicains, n'abandonnons pas aux partisans de l'Empire la défense du principe d'affranchissement proclamé par nous, exploité par eux; ne maudissons pas l'enfant que nous avons mis au monde, parce qu'il a agi en enfant. Redressez ses erreurs, faites-les lui comprendre, vous qui avez le don de la parole, la science des faits, le sens de la vie pratique. Ce n'est pas aux artistes et aux rêveurs de vous dire comment on influence ses contemporains dans le sens politique. Les rêveurs et les artistes n'ont à vous offrir que l'impressionnabilité de leur nature, certaine délicatesse d'oreille qui se révolte quand vous touchez à faux l'instrument qui parle aux âmes. Nous n'espérons pas renverser des théories qui ne sont pas les nôtres, qui se piquent d'être mieux établies; mais nous nous croyons en rapport, à travers le temps et l'espace, avec une foule de bonnes volontés qui interrogent leur conscience et qui cherchent sincèrement à se mettre d'accord avec elle. Ces volontés-là défendront la cause du peuple, le suffrage universel; elles chercheront avec vous le moyen de l'éclairer, de lui faire comprendre que l'intérêt de tous ne se sépare pas de l'intérêt de chacun. N'y a-t-il pas des moyens efficaces et prompts pour arriver à ce but? Certes vous eussiez dû commencer par donner l'éducation, mais peut-être l'ignorant l'eût-il refusée. Il ne tenait pas à son vote alors, et quand on lui disait qu'il en serait privé s'il ne faisait pas instruire ses enfants, il répondait:
—Peu m'importe.
Aujourd'hui ce n'est plus de même, le dernier paysan est jaloux de son droit et dit:
—Si on nous refuse le vote, nous refuserons l'impôt.
C'est un grand pas de fait. Donnez-lui l'instruction, il est temps. Fondez une véritable république, une liberté sincère, sans arrière-pensée, sans récrimination surtout. Ne mettez aucun genre d'entrave à la pensée, décrétez en quelque sorte l'idéal, dites sans crainte qu'il est au-dessus de tout; mais entendez-vous bien sur ce mot au-dessus, et ne lui donnez pas un sens arbitraire. La république est au-dessus du suffrage universel uniquement pour l'inspirer; elle doit être la région pure où s'élabore le progrès, elle doit avoir pour moyens d'application le respect de la liberté et l'amour de l'égalité, elle n'en peut avouer d'autres, elle n'en doit pas admettre d'autres. Si elle cherche dans la conspiration, dans la surprise, dans le coup d'Etat ou le coup de main, dans la guerre civile en un mot, l'instrument de son triomphe, elle va disparaître pour longtemps encore, et les hommes égarés qui l'auront perdue ne la relèveront jamais.
Il en coûte à l'orgueil des sectaires de se soumettre au contrôle du gros bon sens populaire. Ils ont généralement l'imagination vive, l'espérance obstinée. Ils ont généralement autour d'eux une coterie ou une petite église qu'ils prennent pour l'univers, et qui ne leur permet pas de voir et d'entendre ce qui se passe, ce qui se dit et se pense de l'autre côté de leur mur. La plaie qui ronge les cours, la courtisanerie les porte fatalement à une sorte d'insanité mentale. L'enthousiasme prédomine, et le jugement se trouble. Cette courtisanerie est d'autant plus funeste qu'elle est la plupart du temps désintéressée et sincère. J'ai travaillé toute ma vie à être modeste; je déclare que je ne voudrais pas vivre quinze jours entourée de quinze personnes persuadées que je ne peux pas me tromper. J'arriverais peut-être à me le persuader à moi-même.
La contradiction est donc nécessaire à la raison humaine, et quand une de nos facultés étouffe les autres, il n'y a qu'un remède pour nous, remettre en équilibre, c'est qu'au nom d'une faculté opposée nous soyons contenus, corrigés au besoin. La grandeur, la beauté, le charme de la France, c'est l'imagination; c'est par conséquent son plus grand péril, la cause de ses excès, de ses déchirements et de ses chutes. Quand nous avons demandé avec passion le suffrage universel, qui est vraiment un idéal d'égalité, nous avons obéi à l'imagination, nous avons acclamé cet idéal sans rien prévoir des lourdes réalités qui allaient le tourner contre nos doctrines; ce fut notre nuit du 4 août. Il s'est mis tout d'un coup à représenter l'égoïsme et la peur; il a proclamé l'empire pour se débarrasser de l'anarchie dont nos dissentiments le menaçaient. Il n'a pas voulu limiter le pouvoir auquel il se livrait; tout au contraire il l'a exagéré jusqu'à lui donner un blanc-seing pour toutes les erreurs où il pourrait tomber. Cet aveuglement qui vous irrite aujourd'hui, c'est pourtant la preuve d'une docilité que la république sera heureuse de rencontrer quand elle sera dans le vrai.
Avons-nous d'ailleurs le droit de dire que les masses veulent toujours, obstinément et sans exception, le repos à tout prix? La guerre d'Italie, cette généreuse aventure que nous payons si cher aujourd'hui, ne l'a-t-il pas consentie sans hésitation, n'a-t-il pas donné des flots de sang pour la délivrance de ce peuple qui ne peut nous en récompenser, et qui d'ailleurs ne s'en soucie pas? Les masses qui, par confiance ou par engouement, font de pareils sacrifices, de si coûteuses imprudences, ne sont donc pas si abruties et si rebelles à l'enthousiasme. Ce reste d'attachement légendaire pour une dynastie dont le chef lui avait donné tant de fausse gloire et fait tant de mal réel n'est-il pas encore une preuve de la bonté et de la générosité du peuple? Maudire le peuple, c'est vraiment blasphémer. Il vaut mieux que nous.
En ce moment, j'en conviens, il ne représente pas l'héroïsme, il aspire à la paix; il voit sans illusion les chances d'une guerre où nous paraissons devoir succomber. Il n'est pas en train de comprendre la gloire; sur quelques points, il trahit même le patriotisme. Il aurait bien des excuses à faire valoir là où l'indiscipline des troupes et les exactions des corps francs lui ont rendu la défense aussi préjudiciable et plus irritante que l'invasion. Entre deux fléaux, le malheureux paysan a dû chercher quelquefois le moindre sans le trouver.
Généralement il blâme l'obstination que nous mettons à sauver l'honneur; il voudrait que Paris eût déjà capitulé, il voit dans le patriotisme l'obstacle à la paix. Si nous étions aussi foulés, aussi à bout de ressources que lui, le patriotisme nous serait peut-être passablement difficile. Là où l'honneur résiste à des épreuves pareilles à celles du paysan, il est sublime.
Pauvre Jacques Bonhomme! à cette heure de détresse et d'épuisement, tu es certainement en révolte contre l'enthousiasme, et, si l'on t'appelait à voter aujourd'hui, tu ne voterais ni pour l'empire, qui a entamé la guerre, ni pour la république, qui l'a prolongée. T'accuse et te méprise qui voudra. Je te plains, moi, et en dépit de tes fautes je t'aimerai toujours! Je n'oublierai jamais mon enfance endormie sur tes épaules, cette enfance qui te fut pour ainsi dire abandonnée et qui te suivit partout, aux champs, à l'étable, à la chaumière. Ils sont tous morts, ces bons vieux qui m'ont portée dans leurs bras, mais je me les rappelle bien, et j'apprécie aujourd'hui jusqu'au moindre détail la chasteté, la douceur, la patience, l'enjouement, la poésie, qui présidèrent à cette éducation rustique au milieu de désastres semblables à ceux que nous subissons aujourd'hui. J'ai trouvé plus tard, dans des circonstances difficiles, de la sécheresse et de l'ingratitude. J'en ai trouvé partout ailleurs et plus choquantes, moins pardonnables! J'ai pardonné à tous et toujours. Pourquoi donc bouderais-je le paysan parce qu'il ne sent pas et ne pense pas comme moi sur certaines choses? Il en est d'autres essentielles sur lesquelles on est toujours d'accord avec lui, la probité et la charité, deux vertus qu'autour de moi je n'ai jamais vues s'obscurcir que rarement et très-exceptionnellement. Et quand il en serait autrement, quand au fond de nos campagnes, où la corruption n'a guère pénétré, le paysan mériterait tous les reproches qu'une aristocratie intellectuelle trop exigeante lui adresse, ne serait-il pas innocenté par l'état d'enfance où on l'a systématiquement tenu? Quand on compare le budget de la guerre à celui de l'instruction publique, on n'a vraiment pas le droit de se plaindre du paysan, quoi qu'il fasse.
22 décembre.
Froid, neige et verglas, c'est-à-dire torture ou mort pour ceux qui n'ont pas d'abri, peut-être pour les pauvres de Paris, car on dit que le combustible va manquer.—On déménage Bourges de son matériel.—Petits combats dans la Bourgogne. Garibaldi est là et annonce sa démission. Je m'étonne qu'il ne l'ait pas déjà donnée, car, s'il y a des héros dans ces corps de volontaires, il y a aussi, et malheureusement en grand nombre, d'insignes bandits qui sont la honte et le scandale de cette guerre.—Toujours sans nouvelles de nos armées, tranquillité mortelle!
23, 24 décembre.
Depuis deux jours, bonnes nouvelles de Paris, de l'armée du Nord et de celle de la Loire. On est si malheureux, on voit un si effroyable gaspillage d'hommes et d'argent, qu'on doute de ce qui devrait réjouir. Quelle triste veillée de Noël! Je fais des robes de poupée et des jouets pour le réveil de mes petites-filles. On n'a plus le moyen de leur faire de brillantes surprises, et l'arbre de Noël des autres années exige une fraîcheur de gaieté que nous n'avons plus. Je taille et je couds toute la nuit pour que le père Noël ne passe pas sur leur sommeil de minuit les mains vides. Nous étions encore si heureux l'année dernière! Nos meilleurs amis étaient là, on soupait ensemble, on riait, on s'aimait. Si quelqu'un eût pu lire dans un avenir si proche et le prédire, c'eût été comme la foudre tombant sur la table.
25, dimanche.
La neige tombe à flots. Ma nièce et son fils aîné viennent dîner, on tâche de se distraire, puisque les bonnes nouvelles ne sont pas encore démenties ou suivies de malheurs nouveaux; mais on retombe toujours dans l'effroi du lendemain.
26.
Les communications sont rétablies entre Vierzon et Châteauroux. On saura peut-être enfin ce qui s'est passé par là.
27.
On ne le sait pas. Le froid augmente.
28.
Lettre de Paris du 22. Ils disent qu'ils peuvent manger du cheval pendant quarante-cinq jours encore.
29 décembre.
Il paraît; on assure, on nous annonce sous toutes réserves,—c'est toujours la même chose. Les journaux en disent trop ou pas assez. Ils ne nous rassurent pas, et ce qu'ils donnent à entendre suffit pour mettre l'ennemi au courant de tous nos mouvements. Le combat de Nuits a été sérieux, sans résultats importants,—comme tous les autres!
30.
Les dépêches sont plus affirmatives que jamais. L'ennemi paraît reculer; je crois qu'il se concentre sur Paris. Il est évident que, sur plusieurs points, malgré nos atroces souffrances, nous nous battons bien. Là où le courage peut quelque chose, nous pouvons beaucoup; mais en dehors des nouvelles officielles il y a l'histoire intime qui se communique de bouche en bouche, et qui nous révèle des dilapidations épouvantables au préjudice de nos troupes. Il est impossible que nous triomphions, impossible!
Savoir cela, le sentir jusqu'à l'évidence, et apprendre que les Prussiens vont peut-être bombarder Paris! Ils ont, dit-on, démasqué des batteries sur l'enceinte—avec pertes considérables, dit succinctement la dépêche. Pertes pour qui?
31 décembre 1870.
Toujours froid glacial. Nous sommes surpris par la visite de notre ami Sigismond avec son fils. Ils n'ont pas plus d'illusions que nous, et nous nous quittons en disant:
—Tout est perdu!
A minuit, j'embrasse mes enfants. Nous sommes encore vivants, encore ensemble. L'exécrable année est finie; mais, selon toute apparence, nous entrons dans une pire.