«On était très heureux sous Louis-Philippe, continua-t-il, en voyant le silence qui accueillait ses regrets. Croyez-vous que, si nous avions un cabinet responsable, notre ami ne serait pas à la tête de l'État avant six mois? Nous compterions bientôt un grand orateur de plus.» Mais M. Bouchard donnait des signes d'impatience.
Lui, se disait légitimiste; son grand-père avait approché la cour, autrefois. Aussi, à chaque soirée, des querelles terribles s'engageaient-elles entre lui et son cousin sur la politique.
«Laissez donc! murmura-t-il; votre monarchie de Juillet a toujours vécu d'expédients. Il n'y a qu'un principe, vous le savez bien.» Alors, ils se traitèrent très vertement. Ils faisaient table rase de l'Empire, ils installaient chacun le gouvernement de son choix. Est-ce que les Orléans avaient jamais marchandé une décoration à un vieux soldat?
Est-ce que les rois légitimes auraient commis des passe-droits comme on en voyait chaque jour dans les bureaux? Quand ils en furent venus à se traiter sourdement d'imbéciles, le colonel cria, en prenant furieusement ses cartes:
«Fichez-moi la paix! entendez-vous, Bouchard!...
J'ai un quatorze de dix et une quatrième au valet. Est-ce bon?» Delestang, tiré de sa rêverie par la dispute, crut devoir défendre l'Empire. Mon Dieu! ce n'était pas que l'Empire le contentât absolument. Il aurait voulu un gouvernement plus largement humain. Et il tâcha d'expliquer ses aspirations, une conception socialiste très compliquée, l'extinction du paupérisme, l'association de tous les travailleurs, quelque chose comme sa ferme-modèle de la Chamade, en grand. Du Poizat disait d'ordinaire qu'il avait trop fréquenté les bêtes.
Pendant que son mari parlait en hochant sa tête superbe de personnage officiel, Clorinde le regardait, avec une légère moue des lèvres.
«Oui, je suis bonapartiste, dit-il à plusieurs reprises; je suis, si vous voulez, bonapartiste libéral.
—Et vous, Béjuin? demanda brusquement M. Kahn.
—Mais moi aussi, répondit M. Béjuin, la bouche tout empâtée par ses longs silences; c'est-à-dire, il y a des nuances, certainement.... Enfin, je suis bonapartiste.» Du Poizat eut un rire aigu.
«Parbleu!» cria-t-il.
Et, comme on le pressait de s'expliquer, il continua crûment:
«Je vous trouve bons, vous autres! On ne vous a pas lâchés. Delestang est toujours au Conseil d'État. Béjuin vient d'être réélu.
—Ça s'est fait tout naturellement, interrompit celui-ci. C'est le préfet du Cher...
—Oh! vous n'y êtes pour rien, je ne vous accuse pas.
Nous savons comment les choses se passent.... Combelot aussi est réélu, La Rouquette aussi.... L'Empire est superbe!»
M. d'Escorailles, qui continuait à éventer la jolie Mme Bouchard, voulut intervenir. Lui, défendait l'Empire à un autre point de vue; il s'était rallié, parce que l'empereur lui paraissait avoir une mission à remplir; le salut de la France avant tout.
«Vous avez gardé votre situation d'auditeur, n'est-ce pas? reprit Du Poizat en élevant la voix; eh bien, vos opinions sont connues.... Que diable! ce que je dis là semble vous scandaliser tous. C'est simple pourtant.... Kahn et moi nous ne sommes plus payés pour être aveugles, voilà!» On se fâcha. C'était abominable, cette façon d'envisager la politique. Il y avait, dans la politique, autre chose que des intérêts personnels. Le colonel lui-même et M. Bouchard, bien qu'ils ne fussent pas bonapartistes, reconnaissaient qu'il pouvait exister des bonapartistes de bonne foi; et ils parlaient de leurs propres convictions, avec un redoublement de chaleur, comme si on avait voulu les leur arracher de vive force. Quant à Delestang, il était très blessé; il répétait qu'on ne l'avait pas compris, il indiquait par quels points considérables il s'éloignait des partisans aveugles de l'Empire; ce qui l'entraîna dans de nouvelles explications sur les développements démocratiques dont le gouvernement de l'empereur lui paraissait susceptible. M. Béjuin, lui non plus, pas plus d'ailleurs que M. d'Escorailles, n'acceptèrent d'être des bonapartistes tout court; ils établissaient des nuances énormes, se cantonnaient chacun dans des opinions particulières, difficiles à définir; si bien qu'au bout de dix minutes toute la société était passée à l'opposition. Les voix se haussaient, des discussions partielles s'engageaient, les mots de légitimiste, d'orléaniste, de républicain, volaient, au milieu des professions de foi vingt fois répétées. Mme Rougon se montra un instant, sur le seuil d'une porte, l'air inquiet; puis, doucement, elle disparut de nouveau.
Rougon, cependant, venait de finir la réussite des trèfles. Clorinde se pencha, pour lui demander dans le vacarme:
«Elle a réussi?
—Mais sans doute», répondit-il avec son sourire calme.
Et, comme s'il se fût aperçu seulement alors de l'éclat des voix, il agita la main, en reprenant:
«Vous faites bien du bruit!» Ils se turent, croyant qu'il voulait parler. Un grand silence se fit. Tous, un peu las, attendaient. Rougon, d'un coup de pouce, avait élargi sur la table un éventail de treize cartes. Il compta, il dit au milieu du recueillement:
«Trois dames, signe de querelle.... Une nouvelle à la nuit. Une femme brune dont il faudra se méfier...» Mais Du Poizat, impatienté, l'interrompit:
«Et vous, Rougon, qu'est-ce que vous pensez?» Le grand homme se renversa dans son fauteuil, s'allongea, en étouffant de la main un léger bâillement.
Il haussait le menton, comme si le cou lui avait fait du mal.
«Oh! moi, murmura-t-il, les yeux au plafond, je suis autoritaire, vous le savez bien. On apporte ça en naissant. Ce n'est pas une opinion, c'est un besoin.... Vous êtes bêtes de vous disputer. En France, dès qu'il y a cinq messieurs dans un salon, il y a cinq gouvernements en présence. Ça n'empêche personne de servir le gouvernement reconnu. Hein, n'est-ce pas? c'est histoire de causer.» Il baissa le menton et leur jeta un lent regard à la ronde.
«Marsy a très bien conduit les élections. Vous avez tort de blâmer ses circulaires. La dernière surtout était d'une jolie force. Quant à la presse, elle est déjà trop libre. Où en serions-nous, si le premier venu pouvait écrire ce qu'il pense? Moi, d'ailleurs, j'aurais comme Marsy refusé à Kahn l'autorisation de fonder un journal. Il est toujours inutile de fournir une arme à ses adversaires.... Voyez-vous, les empires qui s'attendrissent sont des empires perdus. La France demande une main de fer. Quand on l'étrangle un peu, cela n'en va pas plus mal.» Delestang voulut protester. Il commença une phrase:
«Cependant, il y a une certaine somme de libertés nécessaires...».
Mais Clorinde lui imposa silence. Elle approuvait tout ce que disait Rougon, d'un hochement de tête exagéré. Elle se penchait pour qu'il la vît mieux, soumise devant lui, convaincue. Aussi fut-ce à elle qu'il adressa un coup d'œil, en s'écriant:
«Ah! oui, les libertés nécessaires, je m'attendais à les voir arriver!... Écoutez, si l'empereur me consultait, il n'accorderait jamais une liberté.».
Et comme Delestang de nouveau s'agitait, sa femme le fit tenir tranquille d'un froncement terrible de ses beaux sourcils.
«Jamais!» répéta Rougon avec force.
Il s'était soulevé de son fauteuil, d'un air si formidable, que personne ne souffla mot. Mais il se laissa retomber, les membres mous, comme détendu, murmurant:
«Voilà que vous me faites crier, moi aussi.... Je suis un bon bourgeois, maintenant. Je n'ai pas à me mêler de tout ça, et j'en suis ravi. Dieu veuille que l'empereur n'ait plus besoin de moi!» A ce moment, la porte du salon s'ouvrait. Il mit un doigt sur sa bouche, il souffla très bas:
«Chut!» C'était M. La Rouquette qui entrait. Rougon le soupçonnait d'être envoyé par sa sœur, Mme de Llorentz, pour espionner ce qu'on disait chez lui. M. de Marsy, bien que marié depuis six mois à peine, venait de renouer avec cette dame, qu'il avait gardée comme maîtresse pendant près de deux ans. Aussi, dès l'arrivée du jeune député, cessa-t-on de parler politique. Le salon reprit son air discret. Rougon alla lui-même chercher un grand abat-jour, qu'il posa sur la lampe; et l'on ne vit plus, dans le cercle étroit de clarté jaune, que les mains sèches du colonel et de M. Bouchard, jetant régulièrement les cartes. Devant la fenêtre, Mme Charbonnel, à demi-voix, contait ses soucis à Mme Correur, pendant que M. Charbonnel accentuait chaque détail d'un gros soupir; il y avait bientôt deux ans qu'ils étaient à Paris, et leur maudit procès n'en finissait pas; la veille encore, ils avaient dû se résigner à acheter six chemises chacun, en apprenant une nouvelle remise de l'affaire. Un peu en arrière, près d'un rideau, Mme Bouchard semblait dormir, assoupie par la chaleur.
M. d'Escorailles était venu la retrouver. Puis, comme personne ne les regardait, il eut la tranquille audace de poser un long baiser silencieux sur ses lèvres à demi closes. Elle ouvrit les yeux tout grands, sans bouger, très sérieuse.
«Mon Dieu! non, disait M. La Rouquette, juste à ce moment, je ne suis pas allé aux Variétés. J'ai vu la répétition générale de la pièce. Oh! un succès fou, une musique d'une gaieté! Ça fera courir tout Paris.... J'avais un travail à terminer. Je prépare quelque chose.» Il avait serré la main de ces messieurs et baisé galamment le poignet de Clorinde, au-dessus du gant. Il se tenait debout, appuyé au dossier d'un fauteuil, souriant, mis avec une correction irréprochable. Dans la façon dont sa redingote était boutonnée, perçait toutefois une prétention de haute gravité.
«A propos, reprit-il en s'adressant au maître de la maison, j'ai un document à vous signaler, pour votre grand travail, une étude sur la constitution anglaise, très curieuse, ma foi, qui a paru dans une revue de Vienne.... Et avancez-vous?
—Oh! lentement, répondit Rougon. J'en suis à un chapitre qui me donne beaucoup de mal.» D'ordinaire, il trouvait piquant de faire causer le jeune député. Il savait par lui tout ce qui se passait aux Tuileries. Persuadé, ce soir-là, qu'on l'envoyait pour connaître son opinion sur le triomphe des candidatures officielles, il réussit, sans hasarder une seule phrase digne d'être répétée, à tirer de lui une foule de renseignements. Il commença par le complimenter de sa réélection. Puis, de son air bonhomme, il entretint la conversation par de simples hochements de tête.
L'autre, charmé de tenir la parole, ne s'arrêta plus. La cour était dans la joie. L'empereur avait appris le résultat des élections à Plombières; on racontait qu'à la réception de la dépêche, il s'était assis, les jambes coupées par l'émotion. Cependant, une grosse inquiétude dominait toute cette victoire: Paris venait de voter en monstre d'ingratitude.
«Bah! on musellera Paris», murmura Rougon, qui étouffa un nouveau bâillement, comme ennuyé de ne rien trouver d'intéressant, dans le flot de paroles de M. La Rouquette.
Dix heures sonnèrent. Mme Rougon, poussant un guéridon au milieu de la pièce, servit le thé. C'était l'heure où des groupes isolés se formaient dans les coins. M. Kahn, une tasse à la main, debout devant Delestang, qui ne prenait jamais de thé, parce que ça l'agitait, entrait dans de nouveaux détails sur son voyage en Vendée, sa grande affaire de la concession d'une voie ferrée de Niort à Angers en était toujours au même point; cette canaille de Langlade, le préfet des Deux-Sèvres, avait osé se servir de son projet comme de manœuvre électorale en faveur du nouveau candidat officiel. M. La Rouquette, maintenant, passant derrière les dames, leur glissait dans la nuque des mots qui les faisaient sourire. Derrière un rempart de fauteuils, Mme Correur causait vivement avec Du Poizat; elle lui demandait des nouvelles de son frère Martineau, le notaire de Coulonges; et Du Poizat disait l'avoir vu, un instant, devant l'église, toujours le même, avec sa figure froide, son air grave. Puis, comme elle entamait ses récriminations habituelles, il lui conseilla méchamment de ne jamais remettre les pieds là-bas, car Martineau avait juré de la jeter à la porte. Mme Correur acheva son thé, toute suffoquée.
«Voyons, mes enfants, il faut aller se coucher», dit paternellement Rougon.
Il était dix heures vingt-cinq, et il accorda cinq minutes. Des gens partaient. Il accompagna M. Kahn et M. Béjuin, que Mme Rougon chargeait toujours de compliments pour leurs femmes, bien qu'elle vît ces dames au plus deux fois par an. Il poussa doucement vers la porte les Charbonnel toujours très embarrassés pour s'en aller. Puis, comme la jolie Mme Bouchard sortait entre M. d'Escorailles et M. La Rouquette, il se tourna vers la table de jeu, en criant:
«Eh! monsieur Bouchard, voilà qu'on vous prend votre femme!» Mais le chef de bureau, sans entendre, annonçait son jeu.
«Une quinte majeure en trèfle, hein! elle est bonne celle-là!... Trois rois, ils sont bons aussi...»
Rougon, de ses grosses mains, enleva les cartes.
«C'est fini, allez-vous-en, dit-il. Vous n'êtes pas honteux, de vous acharner comme ça!... Voyons, colonel, soyez raisonnable.» C'était ainsi tous les jeudis et tous les dimanches. Il devait les interrompre au beau milieu d'une partie, ou quelquefois même éteindre la lampe, pour les décider à quitter le jeu. Et ils se retiraient furieux, en se querellant.
Delestang et Clorinde restèrent les derniers. Celle-ci, pendant que son mari cherchait partout son éventail, dit doucement à Rougon:
«Vous avez tort de ne pas faire un peu d'exercice, vous tomberez malade.» Il eut un geste à la fois indifférent et résigné.
Mme Rougon rangeait déjà les tasses et les petites cuillers. Puis, comme les Delestang lui serraient la main, il bâilla franchement, à pleine bouche. Et il dit par politesse, pour ne pas laisser croire que c'était l'ennui de la soirée qui venait de lui monter à la gorge:
«Ah! sacrebleu! je vais joliment dormir, cette nuit!» Les soirées se passaient toutes ainsi. Il pleuvait du gris dans le salon de Rougon, selon le mot de Du Poizat, qui trouvait aussi que, maintenant, «ça sentait trop la dévote». Clorinde se montrait filiale. Souvent, l'après-midi, elle arrivait seule, rue Marbeuf, avec quelque commission dont elle s'était chargée. Elle disait gaiement à Mme Rougon qu'elle venait faire la cour à son mari; et celle-ci, souriant de ses lèvres pâles, les laissait ensemble, pendant des heures. Ils causaient affectueusement, sans paraître se souvenir du passé; ils se donnaient des poignées de main de camarades, dans ce même cabinet où, l'année précédente, il piétinait devant elle de désir. Aussi, ne songeant plus à ça, s'abandonnaient-ils tous les deux à une tranquille familiarité. Il lui ramenait sur les tempes les mèches folles de ses cheveux, qu'elle avait toujours au vent, ou bien l'aidait à retrouver au milieu des fauteuils, la traîne de sa robe d'une longueur exagérée. Un jour, comme ils traversaient le jardin, elle eut la curiosité de pousser la porte de l'écurie. Elle entra, en le regardant, avec un léger rire. Lui, les mains dans les poches, se contenta de murmurer, souriant aussi:
«Hein! est-on bête, parfois!» Puis, à chaque visite, il lui donnait d'excellents conseils. Il plaidait la cause de Delestang, qui en somme était un bon mari. Elle, sagement, répondait qu'elle l'estimait; à l'entendre, il n'avait pas encore contre elle un seul sujet de plainte. Elle disait ne pas être seulement coquette, ce qui était vrai. Dans ses moindres paroles perçait une grande indifférence, presque un mépris pour les hommes. Quand on parlait de quelque femme dont on ne comptait plus les amants, elle ouvrait de grands yeux d'enfant, des yeux surpris, en demandant: «Ça l'amuse donc!» Elle oubliait sa beauté pendant des semaines, ne s'en souvenait que dans quelque besoin; et alors elle s'en servait terriblement, comme d'une arme. Aussi, lorsque Rougon, avec une insistance singulière, revenait à ce sujet, lui conseillait de rester fidèle à Delestang, finissait-elle par se fâcher, criant:
«Mais laissez-moi tranquille! Je songe bien à tout ça.... Vous êtes blessant, à la fin!» Un jour, elle lui répondit carrément:
«Eh bien, si ça arrivait, qu'est-ce que ça pourrait vous faire?... Vous n'avez rien à y perdre, vous!» Il rougit, cessa pendant quelque temps de lui parler de ses devoirs, du monde, des convenances. Ce frisson persistant de jalousie était tout ce qui restait dans sa chair de son ancienne passion. Il poussait les choses jusqu'à la faire surveiller, dans les salons où elle se rendait. S'il s'était aperçu de la moindre intrigue, il eût peut-être averti le mari. D'ailleurs, quand il voyait celui-ci en particulier, il le mettait en garde, lui parlait de l'extraordinaire beauté de sa femme. Mais Delestang riait d'un air de confiance et de fatuité; si bien que, dans le ménage, c'était Rougon qui avait tous les tourments de l'homme trompé.
Ses autres conseils, très pratiques, montraient sa grande amitié pour Clorinde. Ce fut lui qui l'amena doucement à renvoyer sa mère en Italie. La comtesse Balbi, seule maintenant dans le petit hôtel des Champs-Élysées, y menait une étrange vie d'insouciance, dont on causait. Il se chargea de régler avec elle la délicate question d'une pension viagère. On vendit l'hôtel, le passé de la jeune femme fut comme effacé. Puis, il entreprit de la guérir de ses excentricités; mais là il se heurta à une naïveté absolue, à un entêtement de femme obtuse. Clorinde, mariée, riche, vivait dans un incroyable gâchis d'argent, avec des accès brusques d'une avarice honteuse. Elle avait gardé sa petite bonne, cette noiraude d'Antonia qui suçait des oranges du matin au soir. A elles deux, elles salissaient abominablement l'appartement de madame, tout un coin du vaste hôtel de la rue du Colisée. Quand Rougon allait la voir, il trouvait des assiettes sales sur les fauteuils, des litres de sirop à terre, le long des murs. Il devinait sous les meubles un entassement de choses malpropres, fourrées là, à l'annonce de sa visite. Et, au milieu des tentures graisseuses, des boiseries grises de poussière, elle continuait à avoir des caprices stupéfiants. Souvent, elle le recevait à demi nue, entortillée dans une couverture, allongée sur un canapé, se plaignant de maux inconnus, d'un chien qui lui mangeait les pieds, ou bien d'une épingle avalée par mégarde et dont la pointe devait sortir par sa cuisse gauche. D'autres fois, elle fermait les persiennes à trois heures, allumait toutes les bougies, puis dansait avec sa bonne, l'une en face de l'autre, en riant si fort, que, lorsqu'il entrait, la bonne restait cinq grandes minutes à souffler contre la porte, avant de pouvoir s'en aller. Un jour, elle ne voulut pas se laisser voir; elle avait cousu les rideaux de son lit de haut en bas, elle se tint assise sur le traversin, dans cette cage d'étoffe, causant tranquillement avec lui pendant plus d'une heure, comme s'ils s'étaient trouvés aux deux coins d'une cheminée. Ces choses-là lui semblaient toutes naturelles. Quand il la grondait, elle s'étonnait, elle disait qu'elle ne faisait pas de mal. Il avait beau prêcher les convenances, promettre de la rendre en un mois la femme la plus séduisante de Paris, elle s'emportait, répétant:
«Je suis comme ça, je vis comme ça.... Qu'est-ce que ça peut faire aux autres?» Parfois, elle se mettait à sourire.
«On m'aime tout de même, allez!» murmurait-elle.
Et, à la vérité, Delestang l'adorait. Elle restait sa maîtresse, d'autant plus puissante, qu'elle semblait moins sa femme. Il fermait les yeux sur ses caprices, pris de la peur terrible qu'elle ne le plantât là, comme elle l'en avait menacé un jour. Au fond de sa soumission, peut-être la sentait-il vaguement supérieure, assez forte pour faire de lui ce qu'il lui plairait. Devant le monde, il la traitait en enfant, parlait d'elle avec une tendresse complaisante d'homme grave. Dans l'intimité, ce grand bel homme à tête superbe pleurait, les nuits où elle ne voulait pas lui ouvrir la porte de sa chambre. Il enlevait seulement les clefs des appartements du premier étage pour sauver son grand salon des taches de graisse.
Rougon pourtant obtint de Clorinde qu'elle s'habillât à peu près comme tout le monde. Elle était très fine, d'ailleurs, de cette finesse des fous lucides qui se font raisonnables en présence des étrangers. Il la rencontrait dans certaines maisons, l'air réservé, laissant son mari se mettre en avant, tout à fait convenable au milieu de l'admiration soulevée par sa grande beauté.
Chez elle, il trouvait souvent M. de Plouguern; et elle plaisantait entre eux deux, sous le déluge de leur morale, tandis que le vieux sénateur, plus familier, lui tapotait les joues, au grand ennui de Rougon; mais il n'osa jamais dire son sentiment à ce sujet. Il fut plus hardi à l'égard de Luigi Pozzo, le secrétaire du chevalier Rusconi. Il l'avait aperçu plusieurs fois sortant de chez elle à des heures singulières. Quand il laissa entendre à la jeune femme combien cela pouvait la compromettre, elle leva sur lui un de ses beaux regards de surprise; puis, elle éclata de rire. Elle se moquait pas mal de l'opinion! En Italie les femmes recevaient les hommes qui leur plaisaient, personne ne songeait à de vilaines choses. Du reste, Luigi ne comptait pas; c'était un cousin; il lui apportait des petits gâteaux de Milan, qu'il achetait dans le passage Colbert.
Mais la politique restait la grosse préoccupation de Clorinde. Depuis qu'elle avait épousé Delestang, toute son intelligence s'employait à des affaires louches et compliquées, dont personne ne connaissait au juste l'importance. Elle contentait là son besoin d'intrigue, si longtemps satisfait dans ses campagnes de séduction contre les hommes de grand avenir; et elle semblait s'être ainsi préparée à quelque besogne plus vaste en tendant jusqu'à vingt-deux ans ses pièges de fille à marier. Maintenant, elle entretenait une correspondance très suivie avec sa mère, fixée à Turin. Elle allait presque chaque jour à la légation d'Italie, où le chevalier Rusconi l'emmenait dans les coins, causant rapidement, à voix basse. Puis, c'étaient des courses incompréhensibles aux quatre coins de Paris, des visites faites furtivement à de hauts personnages, des rendez-vous donnés au fond de quartiers perdus. Tous les réfugiés vénitiens, les Brambilla, les Staderino, les Viscardi la voyaient en secret, lui passaient des bouts de papier couverts de notes. Elle avait acheté une serviette de maroquin rouge, un portefeuille monumental à serrure d'acier, digne d'un ministre, dans lequel elle promenait un monde de dossiers. En voiture, elle le tenait sur ses genoux, comme un manchon; partout où elle montait, elle l'emportait avec elle sous son bras, d'un geste familier; même, à des heures matinales, on la rencontrait à pied, le serrant des deux mains contre sa poitrine, les poignets meurtris. Bientôt le portefeuille se râpa, éclata aux coutures. Alors, elle le boucla avec des sangles. Et, dans ses robes voyantes à longue traîne, toujours chargée de ce sac de cuir informe que des liasses de papier crevaient, elle ressemblait à quelque avocat véreux courant les justices de paix pour gagner cent sous.
Plusieurs fois, Rougon avait tâché de connaître les grandes affaires de Clorinde. Un jour, étant resté un instant seul avec le fameux portefeuille, il ne s'était fait aucun scrupule de tirer à lui les lettres dont les coins passaient par les fentes. Mais ce qu'il apprenait d'une façon ou d'une autre lui paraissait si incohérent, si plein de trous, qu'il souriait des prétentions politiques de la jeune femme. Elle lui expliqua, un après-midi, d'un air tranquille, tout un vaste projet: elle était en train de travailler à une alliance entre l'Italie et la France, en vue d'une prochaine campagne contre l'Autriche. Rougon, un moment très frappé, finit par hausser les épaules, devant les choses folles mêlées à son plan. Pour lui, elle avait simplement trouvé là une originalité de haut goût. Il tenait à ne pas modifier son opinion sur les femmes. Clorinde, d'ailleurs, acceptait volontiers le rôle de disciple. Lorsqu'elle venait le voir rue Marbeuf, elle se faisait très humble, très soumise, le questionnait, l'écoutait avec une ardeur de néophyte désireux de s'instruire. Et lui, souvent, oubliait à qui il parlait, exposait son système de gouvernement, s'engageait dans les aveux les plus nets. Peu à peu, ces conversations devinrent une habitude; il la prit pour confidente, se soulagea du silence qu'il observait avec ses meilleurs amis, la traita en élève discrète dont la respectueuse admiration le charmait.
Pendant les mois d'août et de septembre, Clorinde multiplia ses visites. Elle venait maintenant jusqu'à trois et quatre fois par semaine. Jamais elle n'avait montré une telle tendresse de disciple. Elle flattait beaucoup Rougon, s'extasiait sur son génie, regrettait les grandes choses qu'il aurait accomplies s'il ne s'était pas mis à l'écart un jour, dans une minute de lucidité, il lui demanda en riant:
. «Vous avez donc bien besoin de moi?
—Oui», répondit-elle hardiment.
Mais elle se hâta de reprendre son air d'extase émerveillée. La politique l'amusait plus qu'un roman, disait-elle. Et, quand il tournait le dos, elle ouvrait tout grands ses yeux, où brûlait une courte flamme, quelque ancienne pensée de rancune toujours vivante souvent, elle laissait ses mains dans les siennes, comme si elle se fût sentie trop faible encore; et, les poignets frémissants, elle semblait attendre de lui avoir volé assez de sa force pour l'étrangler.
Ce qui inquiétait surtout Clorinde, c'était la lassitude croissante de Rougon. Elle le voyait s'endormir au fond de son ennui. D'abord, elle avait parfaitement distingué ce qu'il pouvait y avoir de joué dans son attitude. Mais, à présent, malgré toute sa finesse, elle commençait à le croire vraiment découragé. Ses gestes s'alourdissaient, sa voix devenait molle; et, certains jours, il se montrait d'une telle indifférence, d'une si grande bonhomie, que la jeune femme, épouvantée, se demandait s'il n'allait pas finir par accepter tranquillement sa retraite au Sénat d'homme politique fourbu.
Vers la fin de septembre, Rougon parut très préoccupé. Puis, dans une de leurs causeries habituelles, il lui avoua qu'il nourrissait un grand projet: Il s'ennuyait à Paris, il avait besoin d'air. Et, tout d'un trait, il parla:
c'était un vaste plan de vie nouvelle, un exil volontaire dans les Landes, le défrichement de plusieurs lieues carrées de terrain, la fondation d'une ville au milieu de la contrée conquise. Clorinde, toute pâle, l'écoutait.
«Mais votre situation ici, vos espérances!» cria-t-elle.
Il eut un geste de dédain, en murmurant:
«Bah! des châteaux en Espagne!... Voyez-vous, décidément, je ne suis pas fait pour la politique.» Et il reprit son rêve caressé d'être un grand propriétaire, avec des troupeaux de bêtes sur lesquels il régnerait. Mais, dans les Landes, son ambition grandissait; il devenait le roi conquérant d'une terre nouvelle; il avait un peuple. Ce furent des détails interminables. Depuis quinze jours, sans rien dire, il lisait des ouvrages spéciaux. Il desséchait des marais, combattait avec des machines puissantes l'empierrement du sol, arrêtait la marche des dunes par des plantations de pins, dotait la France d'un coin de fertilité miraculeux. Toute son activité endormie, toute sa force de géant inoccupé, se réveillaient dans cette création; ses poings serrés semblaient déjà fendre les cailloux rebelles; ses bras retournaient le sol d'un seul effort; ses épaules portaient des maisons toutes bâties, qu'il plantait à sa guise au bord d'une rivière, dont il creusait le lit d'un seul coup de pied. Rien de plus aisé que tout cela. Il trouverait là de l'ouvrage tant qu'il voudrait. L'empereur l'aimait sans doute assez encore pour lui donner un département à arranger. Debout, une flamme aux joues, grandi par le redressement brusque de ses gros membres, il éclata d'un rire superbe.
«Hein! c'est une idée! dit-il. Je laisse mon nom à la ville, je fonde un petit empire, moi aussi!» Clorinde crut à quelque caprice, à une imagination née du profond ennui dans lequel il se débattait. Mais, les jours suivants, il lui reparla de son projet, avec plus d'enthousiasme encore. A chaque visite, elle le trouvait perdu au milieu de cartes étalées sur le bureau, sur les sièges, sur le tapis. Un après-midi, elle ne put le voir, il était en conférence avec deux ingénieurs. Alors, elle commença à éprouver une peur véritable. Allait-il donc la planter là, pour bâtir sa ville, au fond d'un désert?
N'était-ce pas plutôt quelque nouvelle combinaison qu'il mettait en œuvre? Elle renonça à la vérité vraie, elle crut prudent de jeter l'alarme dans la bande.
Ce fut une consternation. Du Poizat s'emporta; depuis plus d'un an, il battait le pavé; à son dernier voyage en Vendée, son père avait sorti un pistolet d'un tiroir, quand il s'était risqué à lui demander dix mille francs, pour monter une affaire superbe; et, maintenant, il recommençait à crever la faim comme en 48.
M. Kahn se montra tout aussi furieux: ses hauts fourneaux de Bressuire étaient menacés d'une faillite prochaine, il se sentait perdu, s'il n'obtenait pas avant six mois la concession de son chemin de fer. Les autres, M. Béjuin, le colonel, les Bouchard, les Charbonnel, se répandirent également en doléances. Ça ne pouvait pas finir ainsi. Rougon, véritablement, n'était pas raisonnable. On lui parlerait.
Cependant, quinze jours s'écoulèrent. Clorinde, très écoutée de toute la bande, avait décidé qu'il serait mauvais d'attaquer le grand homme en face. On attendait une occasion. Un dimanche soir, vers le milieu d'octobre, comme les amis se trouvaient réunis au complet dans le salon de la rue Marbeuf, Rougon dit en souriant:
«Vous ne savez pas ce que j'ai reçu aujourd'hui?» Et il prit derrière la pendule une carte rose, qu'il montra.
«Une invitation à Compiègne.» A ce moment, le valet de chambre ouvrit discrètement la porte. L'homme que monsieur attendait était là. Rougon s'excusa et sortit. Clorinde s'était levée, écoutant. Puis, dans le silence, elle dit avec énergie:
«Il faut qu'il aille à Compiègne!» Les amis, prudemment, regardèrent autour d'eux; mais ils étaient bien seuls, Mme Rougon avait disparu depuis quelques minutes. Alors, à demi-voix, tout en guettant les portes, ils parlèrent librement. Les dames faisaient un cercle devant la cheminée, où un gros tison se consumait en braise; M. Bouchard et le colonel jouaient leur éternel piquet: tandis que les hommes avaient roulé leurs fauteuils, dans un coin, pour s'isoler. Clorinde, debout au milieu de la pièce, la tête penchée, réfléchissait profondément.
«Il attendait donc quelqu'un? demanda Du Poizat.
Qui ça peut-il être?» Les autres haussèrent les épaules, voulant dire qu'ils ne savaient pas.
«Encore pour sa grande bête d'affaire peut-être! continua-t-il. Moi je suis à bout. Un de ces soirs, vous verrez, je lui flanquerai à la figure tout ce que je pense.
—Chut!» dit Kahn, en posant un doigt sur ses lèvres.
L'ancien sous-préfet avait haussé la voix d'une façon inquiétante. Tous prêtèrent un moment l'oreille. Puis, ce fut M. Kahn lui-même qui recommença, très bas:
«Sans doute, il a pris des engagements envers nous.
—Dites qu'il a contracté une dette, ajouta le colonel, en posant ses cartes.
—Oui, oui, une dette, c'est le mot, déclara M. Bouchard. Nous ne le lui avons pas mâché, le dernier jour au Conseil d'État.» Et les autres appuyaient vivement de la tête. Il y eut une lamentation générale. Rougon les avait tous ruinés.
M. Bouchard ajoutait que, sans sa fidélité au malheur, il serait chef de bureau depuis longtemps. A entendre le colonel, on était venu lui offrir la croix de commandeur et une situation pour son fils Auguste, de la part du comte de Marsy; mais il avait refusé, par amitié pour Rougon. Le père et la mère de M. d'Escorailles, disait la jolie Mme Bouchard, se trouvaient très froissés de voir leur fils rester auditeur, quand ils attendaient depuis six mois déjà sa nomination de maître des requêtes. Et même ceux qui ne disaient rien, Delestang, M. Béjuin, Mme Correur, les Charbonnel, pinçaient les lèvres, levaient les yeux au ciel, d'un air de martyrs auxquels la patience commence à manquer.
«Enfin, nous sommes volés, reprit Du Poizat. Mais il ne partira pas, je vous en réponds! Est-ce qu'il y a du bon sens à aller se battre avec des cailloux, dans je ne sais quel trou perdu, lorsqu'on a des intérêts si graves à Paris?... Voulez-vous que je lui parle, moi?» Clorinde sortait de sa rêverie. Elle lui imposa silence d'un geste; puis, quand elle eut entrouvert la porte pour voir si personne n'était là, elle répéta:
«Entendez-vous, il faut qu'il aille à Compiègne!» Et, comme toutes les faces se tendaient vers elle, d'un nouveau geste elle arrêta les questions.
«Chut! pas ici!» Pourtant, elle dit encore que son mari et elle étaient aussi invités à Compiègne; et elle laissa échapper les noms de M. de Marsy et de Mme de Llorentz, sans vouloir s'expliquer davantage. On pousserait le grand homme au pouvoir malgré lui, on le compromettrait, s'il le fallait. M. Beulin-d'orchère et toute la magistrature l'appuyaient sourdement. L'empereur, avouait M. La Rouquette, au milieu de la haine de son entourage contre Rougon, gardait un silence absolu; dès qu'on le nommait en sa présence, il devenait grave, l'œil voilé, la bouche noyée dans l'ombre des moustaches.
«Il ne s'agit pas de nous, finit par déclarer M. Kahn.
Si nous réussissons, le pays nous devra des remerciements.» Alors, tout haut, on continua, en faisant un grand éloge du maître de la maison. Dans la pièce voisine, un bruit de voix venait de s'élever. Du Poizat, mordu par la curiosité, poussa la porte comme s'il allait sortir puis la referma assez lentement pour apercevoir l'homme qui se trouvait avec Rougon. C'était Gilquin, en gros paletot, presque propre, tenant à la main une forte canne à pomme de cuivre. Il disait, sans baisser la voix, avec une familiarité exagérée:
«Tu sais, n'envoie plus maintenant rue Virginie, à Grenelle. J'ai eu des histoires; je reste au fond des Batignolles, passage Guttin.... Enfin, tu peux compter sur moi. A bientôt.» Et il donna une poignée de main à Rougon. Quand celui-ci rentra dans le salon, il s'excusa, en regardant Du Poizat fixement.
«Un brave garçon que vous connaissez, n'est-ce pas, Du Poizat?... Il va me racoler des colons pour mon nouveau monde, là-bas, au fond des Landes.... A propos, je vous emmène tous; vous pouvez faire vos paquets.
Kahn sera mon premier ministre. Delestang et sa femme auront le portefeuille des affaires étrangères.
Béjuin se chargera des postes. Et je n'oublie pas les dames, Mme Bouchard, qui tiendra le sceptre de la beauté, et Mme Charbonnel, à laquelle je confierai les clefs de nos greniers.» Il plaisantait, tandis que les amis, mal à l'aise, se demandaient s'il ne les avait pas entendus, par quelque fente du mur. Lorsqu'il décora le colonel de tous ses ordres, celui-ci faillit se fâcher. Cependant, Clorinde regardait l'invitation à Compiègne, qu'elle avait prise sur la cheminée.
«Est-ce que vous irez? dit-elle négligemment.
—Mais sans doute, répondit Rougon étonné. Je compte bien profiter de l'occasion pour me faire donner mon département par l'empereur.» Dix heures sonnaient. Mme Rougon reparut et servit le thé.
Vers sept heures, le soir de son arrivée à Compiègne, Clorinde causait avec M. de Plouguern, près d'une fenêtre de la galerie des Cartes. On attendait l'empereur et l'impératrice pour passer dans la salle à manger. La seconde série d'invités de la saison se trouvait au château depuis trois heures à peine; et, tout le monde n'étant pas encore descendu, la jeune femme s'occupait à juger d'un mot chaque personne qui entrait. Les dames, décolletées, avec des fleurs dans les cheveux, souriaient dès le seuil d'un air doux; les hommes restaient graves, en cravate blanche et en culotte courte, le mollet tendu sous le bas de soie.
«Ah! voici le chevalier, murmura Clorinde. Il est très bien, lui.... Mais vois donc, parrain, M. Beulin d'Orchère, si l'on ne dirait pas qu'il va aboyer; et quelles jambes, bon Dieu!»
M. de Plouguern ricanait, heureux de ces médisances. Le chevalier Rusconi vint saluer Clorinde, avec sa galanterie langoureuse de bel Italien; puis, il fit le tour des dames en se balançant, dans une suite de révérences rythmées, du plus tendre effet. A quelques pas, Delestang, très sérieux, regardait les immenses cartes de la forêt de Compiègne, qui couvraient les murs de la galerie.
«Dans quel wagon es-tu donc monté? reprit Clorinde. Je t'ai cherché pour faire le voyage avec toi. Imagine-toi que je me suis fourrée avec un tas d'hommes...» Mais elle s'interrompit, étouffant un rire entre ses doigts.
«M. La Rouquette a l'air en sucre.
—Oui, un déjeuner de pensionnaire», dit méchamment le sénateur.
A ce moment, il y eut à la porte un grand froissement d'étoffes; le battant s'ouvrit très large, et une entra, vêtue d'une robe si chargée de nœuds, de fleurs et de dentelles, qu'elle dut presser la jupe à deux mains pour pouvoir passer. C'était Mme de Combelot, la belle sœur de Clorinde. Celle-ci la dévisagea, en murmurant:
«S'il est permis!» Et comme M. de Plouguern la regardait elle-même, dans sa robe de tarlatane toute simple, passée sur un dessous de faille rose mal taillé, elle continua, d'un ton de parfaite insouciance:
«Oh! moi, la toilette, tu sais, parrain! On me prend telle que je suis.» Cependant, Delestang s'était décidé à quitter les cartes, pour aller au-devant de sa sœur, qu'il amena à sa femme. Elles ne s'aimaient guère toutes deux. Elles échangèrent un compliment aigre-doux. Et Mme de Combelot s'éloigna, traînant une queue de satin, pareille à un coin de parterre, au milieu des hommes muets, qui reculaient discrètement de deux ou trois pas, devant le flot débordant de ses volants de dentelle.
Clorinde, dès qu'elle fut de nouveau seule avec M. de Plouguern, plaisanta, en faisant allusion à la grande passion que la dame éprouvait pour l'empereur. Puis, comme le sénateur racontait la belle résistance de ce dernier:
«Il n'a pas beaucoup de mérite, elle est si maigre! J'ai entendu des hommes la trouver jolie, je ne sais pas pourquoi. Elle a une figure de rien du tout.»
Tout en causant, elle continuait à surveiller la porte, préoccupée.
«Ah! cette fois, dit-elle, ça doit être M. Rougon.» Mais elle reprit aussitôt, avec une courte flamme dans les yeux:
«Tiens! non, c'est M. de Marsy.» Le ministre, très correct dans son habit noir et sa culotte courte, s'avança en souriant vers Mme de Combelot; et, pendant qu'il la complimentait, il regardait les invités, les yeux vagues et voilés, comme s'il n'eût reconnu personne. Alors, à mesure qu'on le salua, il inclina la tête, avec une grande amabilité. Plusieurs hommes s'approchèrent. Bientôt il devint le centre d'un groupe. Sa figure pâle, fine et méchante, dominait les épaules qui moutonnaient autour de lui.
«A propos, reprit Clorinde en poussant M. de Plouguern au fond de l'embrasure, j'ai compté sur toi pour me donner des détails.... Que sais-tu au sujet des fameuses lettres de Mme de Llorentz?
—Mais ce que tout le monde sait», répondit-il.
Et il parla des trois lettres, écrites, disait-on, par le comte de Marsy à Mme de Llorentz, il y avait près de cinq ans, un peu avant le mariage de l'empereur. Cette dame, qui venait de perdre son mari, un général d'origine espagnole, se trouvait alors à Madrid, où elle réglait des affaires d'intérêt. C'était le beau temps de leur liaison. Le comte, pour l'égayer, cédant aussi à son esprit de vaudevilliste, lui avait envoyé des détails extrêmement piquants sur certaines personnes augustes, dans l'intimité desquelles il vivait. Et l'on racontait que, depuis ce temps, Mme de Llorentz, belle femme extrêmement jalouse, gardait ces lettres, qu'elle tenait suspendues sur la tête de M. de Marsy, comme une vengeance toujours prête.
«Elle s'est laissé convaincre, quand il dû épouser une princesse valaque, dit le sénateur en terminant. Mais, après avoir consenti à un mois de lune de miel, elle lui a signifié que, s'il ne revenait se mettre à ses pieds, elle déposerait un beau matin les trois terribles lettres sur le bureau de l'empereur; et il a repris sa chaîne.... Il la comble de douceurs pour se faire rendre cette maudite correspondance.»
Clorinde riait beaucoup. L'histoire lui paraissait très drôle. Et elle multiplia ses questions. Alors, si le comte trompait Mme de Llorentz, celle-ci était capable d'exécuter sa menace? Ces trois lettres, où les tenait-elle? dans son corsage, cousues entre deux rubans de satin, à ce qu'elle avait entendu dire. Mais M. de Plouguern n'en savait pas davantage. Personne n'avait lu les lettres. Il connaissait un jeune homme qui, pour en prendre une copie, s'était fait inutilement, pendant près de six mois, l'humble esclave de Mme de Llorentz.
«Diable! ajouta-t-il, il ne te quitte pas des yeux, petite. Eh! j'oubliais en effet: tu as fait sa conquête!...
Est-il vrai qu'à sa dernière soirée, au ministère, il a causé avec toi près d'une heure?» La jeune femme ne répondit pas. Elle n'écoutait plus, elle restait immobile et superbe, sous le regard fixe de M. de Marsy. Puis, levant lentement la tête, le regardant à son tour, elle attendit son salut. Il s'approcha d'elle, s'inclina. Et elle lui sourit alors, très doucement. Ils n'échangèrent pas un mot. Le comte retourna au milieu d'un groupe, où M. La Rouquette parlait très haut, en le nommant à chaque phrase «Son Excellence».
Peu à peu, pourtant, la galerie s'était remplie. Il y avait là près de cent personnes, de hauts fonctionnaires, des généraux, des diplomates étrangers, cinq députés, trois préfets, deux peintres, un romancier, deux académiciens, sans compter les officiers du palais, chambellans, aides de camp et écuyers. Le discret murmure des voix montait dans la lumière des lustres.
Les familiers du château se promenaient à petits pas, tandis que les nouveaux invités, debout, n'osaient se risquer au milieu des dames. Cette première heure de gêne, entre des personnes dont plusieurs ne se connaissaient pas, et qui se trouvaient tout d'un coup réunies à la porte de la salle à manger impériale, donnait aux visages un air de dignité maussade. Par moments de brusques silences se faisaient, des têtes se tournaient, vaguement anxieuses. Et le mobilier empire de la vaste pièce, les consoles à pieds droits, les fauteuils carrés semblaient augmenter encore la solennité de l'attente.
«Le voici enfin!» murmura Clorinde.
Rougon venait d'entrer. Il s'arrêta un moment à deux pas de la porte. Il avait pris son allure épaisse de bonhomme, le dos un peu gonflé, la face endormie. D'un regard, il vit le léger frisson d'hostilité que sa présence produisait, au milieu de certains groupes. Puis, tranquillement, tout en distribuant quelques poignées de main, il manœuvra de façon à se trouver en face de M. de Marsy. Ils se saluèrent, parurent charmés de se rencontrer. Et, les yeux dans les yeux, en ennemis qui ont le respect de leur force, ils causèrent amicalement.
Autour d'eux, un vide s'était fait. Les dames suivaient leurs moindres gestes; tandis que les hommes, affectant une grande discrétion, regardaient ailleurs, en glissant de leur côté des coups d'œil furtifs. Des chuchotements couraient dans un coin. Quel était donc le secret dessein de l'empereur? pourquoi mettait-il ainsi ces deux personnages en présence? M. La Rouquette, très perplexe, crut flairer un événement grave. Il vint questionner M. de Plouguern, qui s'amusa à lui répondre:
«Dame! Rougon va peut-être culbuter Marsy, et l'on fera bien de le ménager.... A moins pourtant que l'empereur n'ait pas songé à mal. Ça lui arrive quelquefois.... Peut-être aussi a-t-il voulu prendre seulement le plaisir de les voir ensemble, en espérant qu'ils seraient drôles.» Mais les chuchotements cessèrent, un grand mouvement eut lieu. Deux officiers du palais allaient de groupe en groupe, en murmurant une phrase à demi-voix. Et les invités, redevenus subitement graves, se dirigèrent vers la porte de gauche, où ils formèrent une double haie, les hommes d'un côté, les femmes de l'autre. Près de la porte se plaça M. de Marsy, qui garda Rougon à son côté; puis, les autres personnages s'échelonnèrent, selon leur rang ou leur grade. Là, on attendit encore trois minutes, dans un grand recueillement.
La porte s'ouvrit à deux battants. L'empereur, en habit, la poitrine barrée par la tache rouge du grand cordon, entra le premier, suivi du chambellan de service, M. de Combelot. Il eut un faible sourire, en s'arrêtant devant M. de Marsy et Rougon; il tordait sa longue moustache d'une main lente, avec un balancement de tout son corps. Puis, d'une voix embarrassée, il murmura:
«Vous direz à Mme Rougon toute la peine que nous avons éprouvée en la sachant malade.... Nous aurions vivement désiré la voir avec vous.... Enfin, ce ne sera rien, il faut l'espérer. Il y a beaucoup de rhumes en ce moment.» Et il passa. Deux pas plus loin, il serra la main d'un général, auquel il demanda des nouvelles de son fils, qu'il appelait «mon petit ami Gaston»; Gaston avait l'âge du prince impérial, mais il était déjà beaucoup plus fort. La haie s'inclinait à mesure qu'il avançait.
Enfin, tout au bout, M. de Combelot lui présenta l'un des deux académiciens, qui venait à la cour pour la première fois; et l'empereur parla d'une œuvre récente de l'écrivain, dont il avait lu certains passages avec le plus grand plaisir, disait-il.
Cependant, l'impératrice était entrée, accompagnée de Mme de Llorentz. Elle portait une toilette très modeste, une robe de soie bleue, recouverte d'une tunique de dentelle blanche. A petits pas, souriante, pliant gracieusement son cou nu, où un simple velours attachait un cœur de diamants, elle descendait, le long de la haie formée par les dames. Des révérences, sur son passage, étalaient de larges froissements de jupes, d'où montaient des odeurs musquées. Mme de Llorentz lui présenta une jeune femme, qui paraissait très émue.
Mme de Combelot affecta une familiarité attendrie.
Puis, quand les souverains furent au bout de la double haie, ils revinrent sur leurs pas, l'empereur en passant à son tour devant les dames, l'impératrice en remontant devant les hommes. Il y eut de nouvelles présentations. Personne ne parlait encore, un embarras respectueux tenait les invités muets, en face les uns des autres. Mais les rangs se rompirent; des mots furent échangés à demi-voix, et des rires clairs s'élevaient, lorsque l'adjudant général du palais vint dire que le dîner était servi.
«Hein! tu n'as plus besoin de moi!» dit gaiement M. de Plouguern à l'oreille de Clorinde.
Elle lui sourit. Elle était restée devant M. de Marsy, pour le forcer à lui offrir son bras, ce qu'il fit d'ailleurs d'un air galant. Une légère confusion régnait. L'empereur et l'impératrice passèrent les premiers, suivis des personnes désignées pour s'asseoir à leur droite et à leur gauche; c'étaient, ce jour-là, deux diplomates étrangers, une jeune Américaine et la femme d'un ministre. Derrière, venaient les autres invités, à leur guise, chacun tenant à son bras la dame qu'il lui avait plu de choisir. Et, lentement, le défilé s'organisa.
L'entrée dans la salle à manger fut d'une grande pompe. Cinq lustres flambaient au-dessus de la longue table, allumant les pièces d'argenterie du surtout, des scènes de chasse, avec le cerf au départ, les cors sonnant l'hallali, les chiens arrivant à la curée. La vaisselle plate mettait au bord de la nappe un cordon de lunes d'argent; tandis que les flancs des réchauds où se reflétait la braise des bougies, les cristaux ruisselants de gouttes de flammes, les corbeilles de fruits et les vases de fleurs d'un rose vif faisaient du couvert impérial une splendeur dont la clarté flottante emplissait l'immense pièce. Par la porte ouverte à deux battants, le cortège débouchait, après avoir traversé la salle des gardes, d'un pas ralenti. Les hommes se penchaient, disaient un mot, puis se redressaient, dans le secret chatouillement de vanité de cette marche triomphale; les dames, les épaules nues, trempées de clartés, avaient une douceur ravie; et, sur les tapis, les jupes traînantes, espaçant les couples, donnaient une majesté de plus au défilé, qu'elles accompagnaient de leur murmure d'étoffes riches. C'était une approche presque tendre, une arrivée gourmande dans un milieu de luxe, de lumière et de tiédeur, comme un bain sensuel où les odeurs musquées des toilettes se mêlaient à un léger fumet de gibier, relevé d'un filet de citron. Lorsque, sur le seuil, en face du développement superbe de la table, une musique militaire, cachée au fond d'une galerie voisine, les accueillait d'une fanfare, pareille au signal de quelque gala de féerie, les invités, un peu gênés par leurs culottes courtes, serraient les bras des dames, involontairement, un sourire aux lèvres.
Alors, l'impératrice descendit à droite et se tint debout au milieu de la table, pendant que l'empereur, passant à gauche, venait prendre place en face d'elle.
Puis, lorsque les personnes désignées se furent assises à la droite et à la gauche de Leurs Majestés, les autres couples tournèrent un instant, choisissant leur voisinage, s'arrêtant à leur guise. Ce soir-là il y avait quatre vingt-sept couverts. Près de trois minutes s'écoulèrent, avant que tout le monde fût entré et placé. La moire satinée des épaules, les fleurs voyantes des toilettes, les diamants des hautes coiffures donnaient comme un rire vivant à la grande lumière des lustres. Enfin, les valets de pied prirent les chapeaux, que les hommes avaient gardés à la main. Et l'on s'assit.
M. de Plouguern avait suivi Rougon. Après le potage, il lui poussa le coude, en demandant:
«Est-ce que vous avez chargé Clorinde de vous raccommoder avec Marsy?» Et, du coin de l'œil, il lui montrait la jeune femme, assise de l'autre côté de la table, auprès du comte, avec lequel elle causait d'une façon tendre. Rougon, l'air très contrarié, se contenta de hausser les épaules; puis, il affecta de ne plus regarder en face de lui. Mais, malgré son effort d'indifférence, il revenait à Clorinde, il s'intéressait à ses moindres gestes, aux mouvements de ses lèvres, comme s'il avait voulu voir les mots qu'elle prononçait.
«Monsieur Rougon, dit en se penchant Mme de Combelot, qui s'était mise le plus près possible de l'empereur, vous vous souvenez de cet accident-là?
C'est vous qui m'avez trouvé un fiacre. Tout un volant de ma robe était arraché.» Elle se rendait intéressante, en racontant que sa voiture avait failli un jour être coupée en deux par le landau d'un prince russe. Et il dut répondre. Pendant un moment, on causa de ça, au milieu de la table. On cita toutes sortes de malheurs, entre autres la chute de cheval qu'une parfumeuse du passage des Panoramas avait faite, la semaine précédente, et dans laquelle elle s'était cassé un bras. L'impératrice eut un léger cri de commisération. L'empereur ne disait rien, écoutant d'un air profond, mangeant lentement.
«Où donc s'est fourré Delestang?» demanda à son tour Rougon à M. de Plouguern.
Ils le cherchèrent. Enfin, le sénateur l'aperçut au bout de la table. Il était à côté de M. de Combelot, parmi toute une rangée d'hommes, l'oreille tendue à des propos très libres que le brouhaha des voix couvrait. M. La Rouquette avait entamé l'histoire gaillarde d'une blanchisseuse de son pays; le chevalier Rusconi donnait des appréciations personnelles sur les Parisiennes; tandis que l'un des deux peintres et le romancier, plus bas, jugeaient avec des mots crus les dames dont les bras trop gras ou trop maigres les faisaient ricaner. Et Rougon, furieusement, reportait ses regards de Clorinde, de plus en plus aimable pour le comte, à son imbécile de mari, aveugle là-bas, souriant dignement des choses un peu fortes qu'il entendait.
«Pourquoi ne s'est-il pas mis avec nous? murmura-t-il.
—Eh! je ne le plains pas, dit M. de Plouguern. On a l'air de s'amuser, dans ce bout-là.» Puis, il continua à son oreille:
«Je crois qu'ils arrangent Mme de Llorentz. Avez-vous remarqué comme elle est décolletée?... Il y en a un qui va sortir, pour sûr. Hein? celui de gauche?» Mais, comme il se penchait pour mieux voir Mme de Llorentz, assise du même côté que lui, à cinq places de distance, il devint subitement grave. Cette dame, une belle blonde un peu forte, avait en ce moment un visage terrible, tout pâle d'une rage froide, avec des yeux bleus qui tournaient au noir, fixés ardemment sur M. de Marsy et sur Clorinde. Et il dit entre ses dents, si bas, que Rougon lui-même ne put comprendre:
«Diable! ça va se gâter.» La musique jouait toujours, une musique lointaine qui semblait venir du plafond. A certains éclats de cuivre, les convives levaient la tête, cherchaient l'air dont ils étaient poursuivis. Puis, ils n'entendaient plus; le chant léger des clarinettes, au fond de la galerie voisine, se confondait avec les bruits argentins de la vaisselle plate qu'on apportait par piles énormes. De grands plats avaient des sonneries étouffées de cymbales.
Autour de la table, c'était un empressement silencieux, tout un peuple de domestiques s'agitant sans une parole, les huissiers en habit et en culotte bleu clair, avec l'épée et le tricorne, les valets de pied, cheveux poudrés, portant l'habit vert de grande livrée, galonné d'or. Les mets arrivaient, les vins circulaient, régulièrement; tandis que les chefs de service, les contrôleurs, le premier officier tranchant, le chef de l'argenterie, debout, surveillaient cette manœuvre compliquée, cette confusion où le rôle du dernier valet était réglé à l'avance. Derrière l'empereur et l'impératrice, les valets de chambre particuliers de Leurs Majestés servaient, avec une dignité correcte.
Quand les rôtis arrivèrent et que les grands vins de Bourgogne furent versés, le tapage des voix s'éleva.
Maintenant, dans le coin des hommes, au bout de la table, M. La Rouquette causait cuisine, discutant le degré de cuisson d'un quartier de chevreuil à la broche, qu'on venait de servir. Il y avait eu un potage à la Crécy, un saumon au bleu, un filet de bœuf sauce échalote, des poulardes à la financière, des perdrix aux choux montées, de petits pâtés aux huîtres.
«Je parie que nous allons avoir des cardons au jus et des concombres à la crème! dit le jeune député.
—J'ai vu des écrevisses», déclara poliment Delestang.
Mais comme les cardons au jus et les concombres à la crème apparaissaient, M. La Rouquette triompha bruyamment. Il ajouta qu'il connaissait les goûts de l'impératrice. Cependant, le romancier regardait le peintre, avec un léger claquement de langue.
«Hein? cuisine médiocre?» murmura-t-il.
Le peintre eut une moue approbative. Puis, après avoir bu, il dit à son tour:
«Les vins sont exquis.» A ce moment, un rire brusque de l'impératrice sonna si haut, que tout le monde se tut. Des têtes s'allongeaient, pour savoir. L'impératrice causait avec l'ambassadeur d'Allemagne, placé à sa droite; elle riait toujours, en prononçant des mots entrecoupés, qu'on n'entendait pas. Dans le silence curieux qui s'était fait, un cornet à pistons, accompagné en sourdine par des basses, jouait un solo, une phrase mélodique de romance sentimentale. Et, peu à peu, le brouhaha grandit de nouveau. Les chaises se tournaient à demi, les coudes se posaient au bord de la nappe, des conversations intimes s'engageaient, au milieu d'une liberté de table d'hôte princière.
«Voulez-vous un petit four?» demanda M. de Plouguern.
Rougon refusa de la tête. Depuis un instant, il ne mangeait plus. On avait remplacé la vaisselle plate par de la porcelaine de Sèvres, décorée de fines peintures bleues et roses. Tout le dessert défila devant lui, sans qu'il acceptât autre chose qu'un peu de camembert. Il ne se contraignait plus, il regardait Clorinde et M. de Marsy en face, largement, espérant sans doute intimider la jeune femme. Mais celle-ci affectait une familiarité telle avec le comte, qu'elle semblait oublier où elle se trouvait, se croire au fond d'un étroit salon, à quelque souper fin de deux couverts. Sa grande beauté avait un éclat de tendresse extraordinaire. Et elle croquait des sucreries que le comte lui passait, elle le conquérait de son sourire continu, d'une façon impudemment tranquille. Des chuchotements s'élevaient autour d'eux.
La conversation étant tombée sur la mode, M. de Plouguern, par malice, interpella Clorinde au sujet de la nouvelle forme des chapeaux. Puis, comme elle feignait de n'avoir pas entendu, il se pencha pour adresser la même question à Mme de Llorentz. Mais il n'osa pas, tant cette dernière lui parut formidable, avec ses dents serrées, son masque tragique de fureur jalouse. Clorinde, justement, venait d'abandonner sa main gauche à M. de Marsy, sous prétexte de lui montrer un camée antique, qu'elle avait au doigt; et elle laissa sa main, le comte prit la bague, la remit; ce fut presque indécent.
Mme de Llorentz, qui jouait nerveusement avec une cuiller, cassa son verre à bordeaux, dont un domestique enleva vivement les éclats.
«Elles se prendront au chignon, c'est certain, dit le sénateur à l'oreille de Rougon. Les avez-vous surveillées?... Mais du diable si je comprends le jeu de Clorinde! Hein? que veut-elle?» Et, comme il levait les yeux sur son voisin, il fut très surpris de l'altération de ses traits.
«Qu'avez-vous donc? vous souffrez?
—Non, répondit Rougon, j'étouffe un peu. Ces dîners durent trop longtemps. Puis, il y a une odeur de musc, ici!» C'était la fin. Quelques dames mangeaient encore un biscuit, à demi renversées sur leurs chaises. Cependant, personne ne bougeait. L'empereur, muet jusque-là, venait de hausser la voix; et, aux deux bouts de la table, les convives, qui avaient complètement oublié la présence de Sa Majesté, tendaient tout d'un coup l'oreille, d'un air de grande complaisance. Le souverain répondait à une dissertation de M. Beulin-d'orchère contre le divorce. Puis, s'interrompant, il jeta un coup d'œil sur le corsage très ouvert de la jeune dame américaine, assise à sa gauche, en disant de sa voix pâteuse:
«En Amérique, je n'ai jamais vu divorcer que les femmes laides.» Un rire courut parmi les convives. Cela parut un mot d'esprit très fin, si délicat même, que M. La Rouquette s'ingénia à en découvrir les sens cachés. La jeune dame américaine crut sans doute y voir un compliment, car elle remercia en inclinant la tête, confuse. L'empereur et l'impératrice s'étaient levés. Il y eut un grand bruissement de jupes, un piétinement autour de la table, pendant que les huissiers et les valets de pied, rangés gravement contre les murs, restaient seuls corrects, au milieu de cette débandade de gens ayant bien dîné. Et le défilé s'organisa de nouveau. Leurs Majestés en tête, les invités venant à la file, espacés par les longues traînes, traversant la salle des gardes avec une solennité un peu essoufflée. Derrière eux, dans le plein jour des lustres, au-dessus du désordre encore tiède de la nappe, retentissaient les coups de grosse caisse de la musique militaire, achevant la dernière figure d'un quadrille.
Le café fut servi, ce soir-là, dans la galerie des Cartes.
Un préfet du palais apporta la tasse de l'empereur sur un plateau de vermeil. Cependant, plusieurs invités étaient déjà montés au fumoir. L'impératrice venait de se retirer avec quelques dames dans le salon de famille, à gauche de la galerie. On se disait à l'oreille qu'elle avait témoigné un vif mécontentement de l'étrange attitude de Clorinde, pendant le dîner. Elle s'efforçait d'introduire à la cour, pendant le séjour à Compiègne, une décence bourgeoise, un amour des jeux innocents et des plaisirs champêtres. Elle montrait une haine personnelle, comme une rancune, contre certaines extravagances.
M. de Plouguern avait emmené Clorinde à l'écart, pour lui faire un bout de morale. A la vérité, il voulait la confesser. Mais elle jouait une grande surprise. Où prenait-on qu'elle se fût compromise avec le comte de Marsy? Ils avaient plaisanté ensemble, rien de plus.
«Tiens, regarde!» murmura le vieux sénateur.
Et, poussant la porte entrebâillée d'un petit salon voisin, il lui montra Mme de Llorentz faisant une scène abominable à M. de Marsy. Il les avait vus entrer. La belle blonde, affolée, se soulageait avec des mots très gros, perdant toute mesure, oubliant que les éclats de sa voix pouvaient amener un affreux scandale. Le comte, un peu pâle, souriant, la calmait en parlant rapidement, doucement, à voix basse. Le bruit de la querelle étant parvenu dans la galerie des Cartes, les invités qui entendirent, s'en allèrent du voisinage du petit salon, par prudence.
«Tu veux donc qu'elle affiche les fameuses lettres aux quatre coins du château? demanda M. de Plouguern, qui s'était remis à marcher, après avoir donné le bras à la jeune femme.
—Eh! ce serait drôle!» dit-elle en riant.
Alors, tout en serrant son bras nu avec une ardeur de jeune galant, il recommença à prêcher. Il fallait laisser à Mme de Combelot les allures excentriques. Puis, il lui assura que Sa Majesté paraissait fort irritée contre elle.
Clorinde, qui nourrissait un culte pour l'impératrice, resta très étonnée. En quoi avait-elle pu déplaire? Et comme ils arrivaient en face du salon de famille, ils s'arrêtèrent un instant, regardant par la porte laissée ouverte. Tout un cercle de dames entouraient une vaste table. L'impératrice, assise au milieu d'elles, leur apprenait patiemment le jeu du baguenaudier, tandis que quelques hommes, derrière les fauteuils, suivaient la leçon avec gravité.
Rougon, pendant ce temps, querellait Delestang, au bout de la galerie. Il n'avait pas osé lui parler de sa femme; il le maltraitait à propos de la résignation qu'il mettait à accepter un appartement donnant sur la cour du château; et il voulait le forcer à réclamer un appartement sur le parc. Mais Clorinde s'avançait au bras de M. de Plouguern. Elle disait, de façon à être entendue:
«Laissez-moi donc tranquille avec votre Marsy! Je ne lui reparlerai de la soirée. Là, êtes-vous content?» Cette parole calma tout le monde. Justement, M. de Marsy sortait du petit salon, l'air très gai; il plaisanta un moment avec le chevalier Rusconi, puis entra dans le salon de famille, où l'on entendit bientôt l'impératrice et les dames rire aux éclats d'une histoire qu'il leur contait. Dix minutes plus tard, Mme de Llorentz reparut à son tour; elle semblait lasse, elle avait gardé un tremblement des mains; et, voyant des regards curieux épier ses moindres gestes, elle resta là, bravement, à causer au milieu des groupes.
Un ennui respectueux faisait étouffer sous les mouchoirs de légers bâillements. La soirée était l'instant pénible de la journée. Les nouveaux invités, ne sachant pas à quoi se distraire, s'approchaient des fenêtres, regardaient la nuit. M. Beulin-d'orchère continuait dans un coin sa dissertation contre le divorce. Le romancier, qui trouvait ça «crevant», demandait tout bas à l'un des académiciens s'il n'était pas permis d'aller se coucher. Cependant, l'empereur apparaissait de temps à autre, traversant la galerie en traînant les pieds, une cigarette aux lèvres.
«Il a été impossible de rien organiser pour ce soir, expliquait M. de Combelot au petit groupe formé par Rougon et ses amis. Demain, après la chasse à courre, il y aura une curée froide aux flambeaux. Après-demain, les artistes de la Comédie-Française doivent venir jouer Les Plaideurs. On parle aussi de tableaux vivants et d'une charade, qu'on représenterait vers la fin de la semaine.» Et il fournit des détails. Sa femme devait avoir un rôle. Les répétitions allaient commencer. Puis, il conta longuement une promenade faite l'avant-veille par la cour à la Pierre-qui-tourne, un monolithe druidique, autour duquel on pratiquait alors des fouilles. L'impératrice avait tenu à descendre dans l'excavation.
«Imaginez-vous, continua le chambellan d'une voix émue, que les ouvriers ont eu le bonheur de découvrir deux crânes devant Sa Majesté. Personne ne s'y attendait. On a été très content.» Il caressait sa superbe barbe noire, qui lui valait tant de succès parmi les dames; sa figure de bel homme vaniteux avait une douceur niaise; et il zézayait en parlant, par excès de politesse.
«Mais, dit Clorinde, on m'avait assuré que les acteurs du Vaudeville donneraient une représentation de la pièce nouvelle.... Les femmes ont des toilettes prodigieuses. Et l'on rit à se tordre, paraît-il.»
M. de Combelot prit un air pincé.
«Oui, oui, murmura-t-il, il en a été question un instant.
—Eh bien?
—On a abandonné ce projet.... L'impératrice n'aime guère ce genre de pièce.» A ce moment, il y eut un grand mouvement dans la galerie. Tous les hommes étaient redescendus du fumoir. L'empereur allait faire sa partie de palets.
Mme de Combelot, qui se piquait d'une jolie force à ce jeu, venait de lui demander une revanche, car elle se rappelait avoir été battue par lui, l'autre saison; et elle prenait une humilité tendre, elle s'offrait toujours, avec un sourire si net, que Sa Majesté, gênée, intimidée, devait souvent détourner les yeux.
La partie s'engagea. Un grand nombre d'invités firent cercle, jugeant les coups, s'émerveillant. La jeune femme, devant la longue table recouverte d'un drap vert, lança son premier palet, qu'elle plaça près du but, figuré par un point blanc. Mais l'empereur, montrant plus d'adresse encore, le délogea et prit la place. On applaudit doucement. Ce fut pourtant Mme de Combelot qui gagna.
«Sire, qu'est-ce que nous avons joué?» demanda-t-elle avec hardiesse.
Il sourit, il ne répondit pas. Puis, se tournant, il dit:
«Monsieur Rougon, voulez-vous faire une partie avec moi.» Rougon s'inclina et prit les palets, tout en parlant de sa maladresse.
Un frémissement avait couru, parmi les personnes rangées aux deux bords de la table. Est-ce que Rougon, décidément, rentrait en grâce? Et l'hostilité sourde dans laquelle il marchait depuis son arrivée, se fondait, des têtes s'avançaient pour suivre ses palets d'un air de sympathie. M. La Rouquette, plus perplexe encore qu'avant le dîner, emmena sa sœur à l'écart, afin de savoir à quoi s'en tenir; mais elle ne put sans doute lui fournir aucune explication satisfaisante, car il revint avec un geste d'incertitude.
«Ah! très bien!» murmura Clorinde, à un coup délicatement joué par Rougon.
Et elle jeta des regards significatifs aux amis du grand homme qui se trouvaient là. L'heure était bonne pour le pousser dans l'amitié de l'empereur. Elle mena l'attaque. Ce fut, pendant un instant, une pluie d'éloges.
«Diable! laissa échapper Delestang, qui ne put trouver autre chose, sous l'ordre muet des yeux de sa femme.
—Et vous vous prétendiez maladroit! dit le chevalier Rusconi avec ravissement. Ah! sire, je vous en prie, ne jouez pas la France avec lui!
—Mais M. Rougon se conduirait très bien à l'égard de la France, j'en suis sûr», ajouta M. Beulin d'Orchère, en donnant un air fin à sa face de dogue.
Le mot était direct. L'empereur daignait sourire. Et il rit de bon cœur lorsque Rougon, embarrassé de ces compliments, répondit par cette explication, d'un air modeste:
»Mon Dieu! j'ai joué au bouchon, quand j'étais gamin.» En entendant rire Sa Majesté, toute la galerie éclata.
Ce fut, pendant un moment, une gaieté extraordinaire.
Clorinde, avec son flair de femme adroite, avait compris qu'en admirant Rougon, joueur très médiocre en somme, on flattait surtout l'empereur, qui montrait une supériorité incontestable. Cependant, M. de Plouguern ne s'était pas exécuté, jalousant ce succès. Elle vint le heurter légèrement du coude, comme par mégarde. Il comprit et s'extasia au premier palet lancé par son collègue. Alors, M. La Rouquette, emporté, risquant tout, s'écria:
«Très joli! le coup est d'un moelleux!» L'empereur ayant gagné, Rougon demanda une revanche. Les palets glissaient de nouveau sur le tapis de drap vert, avec un petit bruissement de feuille sèche, lorsqu'une gouvernante parut à la porte du salon de famille, tenant sur ses bras le prince impérial. L'enfant, âgé d'une vingtaine de mois, avait une robe blanche très simple, les cheveux ébouriffés, les yeux enflés de sommeil. D'ordinaire, lorsqu'il s'éveillait ainsi, le soir, on l'apportait un instant à l'impératrice, pour qu'elle l'embrassât. Il regardait la lumière de cet air profondément sérieux des petits garçons.
Un vieillard, un grand dignitaire, s'était précipité, traînant ses jambes goutteuses. Et se penchant, avec un tremblement sénile de la tête, il avait pris la petite main molle du prince, qu'il baisait, en murmurant de sa voix cassée:
«Monseigneur, monseigneur...» L'enfant, effrayé par l'approche de ce visage parcheminé, se rejeta vivement en arrière, poussa des cris terribles. Mais le vieillard ne le lâchait pas. Il protestait de son dévouement. On dut arracher à son adoration la petite main molle collée sur ses lèvres.
«Retirez-vous emportez-le», dit l'empereur impatienté à la gouvernante.
Le souverain venait de perdre la seconde partie. La belle commença. Rougon, prenant les éloges au sérieux, s'appliquait. Maintenant, Clorinde trouvait qu'il jouait trop bien. Elle lui souffla à l'oreille, au moment où il allait ramasser ses palets:
«J'espère que vous n'allez pas gagner.» Il sourit. Mais, brusquement, des abois violents se firent entendre. C'était Néro, le braque favori de l'empereur, qui, profitant d'une porte entrouverte, venait de s'élancer dans la galerie. Sa Majesté donnait l'ordre de l'emmener, et un huissier tenait déjà le chien par le collier, quand le vieillard, le grand dignitaire, se précipita de nouveau, en s'écriant: «Mon beau Néro, mon beau Néro...» Et il s'agenouilla presque sur le tapis, pour le prendre entre ses bras tremblants. Il lui serrait le museau contre sa poitrine, il lui posait de gros baisers sur la tête, répétant:
«Je vous en prie, sire, ne le renvoyez pas.... Il est si beau!»
L'empereur consentit à ce qu'il restât. Alors, le vieillard eut un redoublement de caresses. Le chien ne s'épouvanta pas, ne grogna pas. Il lécha les mains sèches qui le flattaient.
Rougon, pendant ce temps, faisait des fautes. Il avait lancé un palet avec une telle gaucherie, que la rondelle de plomb garnie de drap était sautée dans le corsage d'une dame, qui la retira du milieu de ses dentelles, en rougissant. L'empereur gagna. Alors, délicatement, on lui laissa entendre qu'il avait remporté là une victoire sérieuse. Il en conçut une sorte d'attendrissement. Il s'en alla avec Rougon, causant, comme s'il croyait devoir le consoler. Ils marchèrent jusqu'au bout de la galerie, abandonnant la largeur de la pièce à un petit bal, qu'on organisait.