«Qu'avez-vous donc à me regarder? demanda-t-il enfin, gêné par ces grands yeux ouverts sur lui. Est-ce que j'ai quelque chose qui vous déplaît?» Une pensée cachée venait de luire au fond des yeux de Clorinde, pendant que deux plis donnaient à sa bouche une grande dureté. Mais elle reprit aussitôt son rire adorable, soufflant sa fumée par minces filets, murmurant:

«Non, non, je vous trouve très bien.... Je pensais à une chose, mon cher. Savez-vous que vous avez une fière chance?

—Comment cela?

—Sans doute.... Vous voilà au sommet que vous vouliez atteindre. Tout le monde vous a poussé, les événements eux-mêmes vous ont servi.» Il allait répondre, lorsqu'on frappa à la porte. Clorinde, d'un mouvement instinctif, cacha sa cigarette derrière sa jupe. C'était un employé qui voulait communiquer à Son Excellence une dépêche très pressée.

Rougon, d'un air maussade, lut la dépêche, indiqua à l'employé le sens dans lequel il fallait rédiger la réponse. Puis il referma la porte violemment, et venant se rasseoir:

«Oui, j'ai eu des amis très dévoués. Je tâche de m'en souvenir.... Et vous avez raison, j'ai à remercier jusqu'aux événements. Les hommes ne peuvent souvent rien quand les faits ne les aident pas.» En disant ces paroles d'une voix lente, il la regardait, ses lourdes paupières baissées, cachant à demi le regard dont il l'étudiait. Pourquoi parlait-elle de sa chance? Que savait-elle au juste des événements favorables auxquels elle faisait allusion? Peut-être Du Poizat avait-il causé? Mais, à la voir souriante et songeuse, la face comme attendrie d'un ressouvenir sensuel, il sentait en elle une autre préoccupation; sûrement elle ignorait tout. Lui-même oubliait, préférait ne pas trop fouiller au fond de sa mémoire. Il y avait une heure dans sa vie qui finissait par lui sembler très confuse. Il en arrivait à croire qu'il devait réellement sa haute situation au dévouement de ses amis.

«Je ne voulais rien être, on m'a poussé malgré moi, continua-t-il. Enfin les choses ont tourné pour le mieux. Si je réussis à faire quelque bien, je serai satisfait.» Il acheva son café. Clorinde roulait une seconde cigarette.

«Vous vous rappelez? murmura-t-elle, il y a deux ans, quand vous avez quitté le conseil d'État, je vous questionnais, je vous demandais la raison de ce coup de tête. Faisiez-vous le sournois, dans ce temps-là! Mais, maintenant, vous pouvez parler.... Voyons, là, franchement, entre nous, aviez-vous un plan arrêté?

—On a toujours un plan, répondit-il finement. Je me sentais tomber, je préférais faire le saut moi-même.

—Et votre plan s'est-il exécuté, les choses ont-elles exactement marché comme vous l'aviez prévu?» Il eut un clignement d'yeux de compère qui se met à l'aise.

«Mais non, vous le savez bien, jamais les choses ne marchent ainsi.... Pourvu qu'on arrive!» Et il s'interrompit, lui offrant des liqueurs.

«Hein? du curaçao ou de la chartreuse?» Elle accepta un petit verre de chartreuse. Comme il versait, on frappa de nouveau. Elle cacha encore sa cigarette, avec un geste d'impatience. Lui, furieux, sans lâcher le carafon, se leva. Cette fois, c'était pour une lettre scellée d'un large cachet. Il la parcourut d'un regard, la fourra dans une poche de sa redingote, en disant:

«C'est bien! Et qu'on ne me dérange plus, n'est-ce pas?» Clorinde, quand il fut revenu en face d'elle, trempa ses lèvres dans la chartreuse, buvant goutte à goutte, le regardant en dessous, les yeux luisants. Elle était reprise par cet attendrissement qui lui noyait la face.

Elle dit très bas, les deux coudes posés sur la table:

«Non, mon cher, vous ne saurez jamais tout ce qu'on a fait pour vous.» Il s'approcha, posa à son tour ses deux coudes, en s'écriant vivement:

«Tiens, c'est vrai, vous allez me conter ça! Maintenant, il n'y a plus de cachotteries, n'est-ce pas?... Dites-moi ce que vous avez fait?» Elle répondit non du menton, longuement, en pinçant sa cigarette des lèvres.

«C'est donc terrible? Vous craignez que je ne puisse pas payer ma dette, peut-être?... Attendez, je vais tâcher de deviner.... Vous avez écrit au pape et vous avez mis tremper quelque bon Dieu dans mon pot à eau, sans que je m'en aperçoive?» Mais elle se fâcha de cette plaisanterie. Elle menaçait de s'en aller, s'il continuait.

«Ne riez pas de la religion, disait-elle. Ça vous porterait malheur.» Puis, calmée, chassant de la main la fumée qu'elle soufflait et qui semblait incommoder Rougon, elle reprit d'une voix particulière:

«J'ai vu beaucoup de monde. Je vous ai fait des amis.» Elle éprouvait un besoin mauvais de lui tout conter.

Elle voulait qu'il n'ignorât pas de quelle façon elle avait travaillé à sa fortune. Cet aveu était une première satisfaction, dans sa longue rancune si patiemment cachée.

S'il l'avait poussée, elle aurait donné des détails précis.

C'était ce retour en arrière qui la rendait rieuse, un peu folle, la peau chaude d'une moiteur dorée.

«Oui, oui, répéta-t-elle, des hommes très hostiles à vos idées, dont j'ai dû faire la conquête pour vous, mon cher.» Rougon était devenu très pâle. Il avait compris.

«Ah!» dit-il simplement.

Il cherchait à éviter ce sujet. Mais, effrontément, tranquillement, elle plantait dans ses yeux son large regard noir, riant d'un rire de gorge. Alors, il céda, il l'interrogea.

«M. de Marsy, n'est-ce pas?» Elle répondit oui d'un signe de tête, en rejetant derrière son épaule une bouffée de fumée.

«Le chevalier Rusconi?» Elle répondit encore oui.

«M. Lebeau, M. de Salneuve, M. Guyot-Laplanche?» Elle répondait toujours oui. Pourtant, au nom de M. de Plouguern, elle protesta. Celui-là, non. Et elle acheva son verre de chartreuse, à petits coups de langue, la mine triomphante.

Rougon s'était levé. Il alla au fond de la pièce, revint derrière elle, lui dit dans la nuque:

«Pourquoi pas avec moi, alors?» Elle se retourna brusquement, de peur qu'il ne lui baisât les cheveux.

«Avec vous? mais c'est inutile! Pour quoi faire, avec vous?... C'est bête, ce que vous dites là! Avec vous, je n'avais pas besoin de plaider votre cause.» Et, comme il la regardait, pris d'une colère blanche, elle partit d'un grand éclat de rire.

«Ah! l'innocent! on ne peut pas seulement plaisanter, il croit tout ce qu'on lui dit!... Voyons, mon cher, me pensez-vous capable de mener un pareil commerce? Et pour vos beaux yeux encore! D'ailleurs, si j'avais commis toutes ces vilenies, je ne vous les raconterais pas, bien sûr.... Non, vrai, vous êtes amusant!» Rougon resta un moment décontenancé. Mais la façon ironique dont elle se démentait, la rendait plus provocante, et toute sa personne, le rire de sa gorge, la flamme de ses yeux, répétait ses aveux, disait toujours oui. Il allongeait les bras pour la prendre par la taille, lorsqu'on frappa une troisième fois.

«Tant pis! murmura-t-elle, je garde ma cigarette.» Un huissier entra, tout essoufflé, balbutiant que Son Excellence le ministre de la Justice demandait à parler à Son Excellence; et il regardait du coin de l'œil cette dame qui fumait.

«Dites que je suis sorti! cria Rougon. Je n'y suis pour personne, entendez-vous!» Quand l'huissier se fut retiré à reculons, en saluant, il s'emporta, donna des coups de poing sur les meubles.

On ne le laissait plus respirer; la veille encore, on l'avait relancé jusque dans son cabinet de toilette, pendant qu'il se faisait la barbe. Clorinde, délibérément, marcha vers la porte.

«Attendez, dit-elle. On ne nous dérangera plus.» Elle prit les clefs, les mit en dedans, ferma à double tour.

«Là. On peut frapper, maintenant.» Et elle revint rouler une troisième cigarette, debout devant la fenêtre. Il crut à une heure d'abandon. Il s'approcha, lui dit dans le cou:

«Clorinde!»

Elle ne bougea pas, et il reprit d'une voix plus basse:

«Clorinde, pourquoi ne veux-tu pas?» Ce tutoiement la laissa calme. Elle dit non de la tête, mais faiblement, comme si elle avait voulu l'encourager, le pousser encore. Il n'osait la toucher, devenu tout d'un coup timide, demandant la permission en écolier que sa première bonne fortune paralyse. Pourtant, il finit par la baiser rudement sur la nuque, à la racine des cheveux. Alors, elle se tourna, toute méprisante, en s'écriant:

«Tiens, ça vous reprend donc, mon cher? Je croyais que ça vous avait passé... Quel drôle d'homme vous faites! Vous embrassez les femmes après dix-huit mois de réflexion.» Lui, la tête baissée, se ruant sur elle, avait saisi une de ses mains qu'il mangeait de baisers. Elle la lui abandonnait. Elle continuait à se moquer, sans se fâcher.

«Pourvu que vous ne me mordiez pas les doigts, c'est tout ce que je vous demande.... Ah! je n'aurais pas cru cela de vous! Vous étiez devenu si sage, quand j'allais vous voir rue Marbeuf! Et vous voilà de nouveau en folie, parce que je vous raconte des saletés, dont je n'ai jamais eu l'idée, Dieu merci! Eh bien, vous êtes propre, mon cher!... Moi, je ne brûle pas si longtemps. C'est de l'histoire ancienne. Vous n'avez pas voulu de moi, je ne veux plus de vous.

—Écoutez, tout ce que vous voudrez, murmura-t-il.

Je ferai tout, je donnerai tout.» Mais elle disait encore non, le punissant dans sa chair de ses anciens dédains, goûtant là une première vengeance. Elle l'avait souhaité tout-puissant pour le refuser et faire ainsi un affront à sa force d'homme.

«Jamais, jamais! répéta-t-elle à plusieurs reprises.

Vous ne vous souvenez donc pas? Jamais!» Alors, honteusement, Rougon se traîna à ses pieds. Il avait pris ses jupes entre ses bras, il baisait ses genoux à travers la soie. Ce n'était pas la robe molle de Mme Bouchard, mais un paquet d'étoffe d'une épaisseur irritante, et qui pourtant le grisait de son odeur.

Elle, avec un haussement d'épaules, lui abandonnait les jupes. Mais il s'enhardissait, ses mains descendaient, cherchaient les pieds, au bord du volant.

«Prenez garde!» dit-elle de sa voix paisible.

Et, comme il enfonçait les mains, elle lui posa sur le front le bout embrasé de sa cigarette. Il recula en poussant un cri, voulut de nouveau se précipiter sur elle.

Mais elle s'était échappée et tenait un cordon de sonnette, adossée contre le mur, près de la cheminée. Elle cria:

«Je sonne, je dis que c'est vous qui m'avez enfermée!» Il tourna sur lui-même, les poings aux tempes, le corps secoué d'un grand frisson. Et, pendant quelques secondes, il demeura immobile, avec la peur d'entendre sa tête éclater. Il se roidissait pour se calmer d'un coup, les oreilles bourdonnantes, les yeux aveuglés de flammes rouges.

«Je suis une brute, murmura-t-il. C'est stupide.» Clorinde riait d'un air de victoire, en lui faisant de la morale. Il avait tort de mépriser les femmes; plus tard, il reconnaîtrait qu'il existait des femmes très fortes.

Puis, elle retrouva son ton de bonne fille.

«Nous ne sommes pas fâchés, hein?... Voyez-vous, ne me demandez jamais ça. Je ne veux pas, ça ne me plaît pas.» Rougon se promenait, honteux de lui. Elle lâcha le cordon de sonnette, alla se rasseoir devant la table, où elle se fit un verre d'eau sucrée.

«J'ai donc reçu hier une lettre de mon mari, reprit-elle tranquillement. J'avais tant d'affaires ce matin, que je vous aurais peut-être manqué de parole pour le déjeuner, si je n'avais désiré vous la montrer. Tenez, la voici.... Il vous rappelle vos promesses.» Il prit la lettre, la lut en marchant, la rejeta sur la table, devant elle, avec un geste d'ennui.

«Eh bien?» demanda-t-elle.

Mais lui, ne parla pas tout de suite. Il gonflait le dos, il bâillait légèrement.

«Il est bête», finit-il par dire.

Elle fut très blessée. Depuis quelque temps, elle ne tolérait plus qu'on parût douter des capacités de son mari. Elle baissa un instant la tête, réprimant les petits mouvements de révolte dont ses mains étaient agitées.

Peu à peu, elle s'affranchissait de sa soumission d'écolière, semblait prendre à Rougon assez de sa force pour se poser en adversaire redoutable. «Si nous montrions cette lettre, ce serait un homme fini, dit le ministre, poussé à se venger sur le mari de la résistance de la femme. Ah! le bonhomme n'est pas facile à caser.

—Vous exagérez, mon cher, reprit-elle après un silence. Autrefois, vous juriez qu'il avait le plus bel avenir. Il possède des qualités très sérieuses et très solides.... Allez, ce ne sont pas les hommes vraiment forts qui vont le plus loin.» Rougon continuait sa promenade. Il haussait les épaules.

«Votre intérêt est qu'il entre au ministère. Vous y compterez un ami. Si réellement le ministre de l'Agriculture et du Commerce se retire pour des raisons de santé, comme on le dit, l'occasion est superbe. Mon mari est compétent, et sa mission en Italie le désigne au choix de l'empereur.... Vous savez que l'empereur l'aime beaucoup; Ils s'entendent très bien ensemble; Ils ont les mêmes idées.... Un mot de vous enlèverait l'affaire.» Il fit encore deux ou trois tours sans répondre. Puis, s'arrêtant devant elle:

«Je veux bien, après tout.... Il y en a de plus bêtes.... Mais je fais cela uniquement pour vous. Je désire vous désarmer. Hein! vous ne devez pas être bonne. N'est-ce pas, vous êtes très rancunière?» Il plaisantait. Elle se mit à rire également, en répétant:

«Oui, oui, très rancunière.... Je me souviens.» Puis, comme elle le quittait, il la retint un instant à la porte. A deux reprises, ils se serrèrent fortement les doigts, sans ajouter un mot.

Dès que Rougon fut seul, il retourna à son cabinet. La grande pièce était vide. Il s'assit devant le bureau, les coudes au bord du buvard, soufflant dans le silence. Ses paupières se baissaient, une somnolence rêveuse le tint assoupi pendant près de dix minutes. Mais il eut un sursaut, il s'étira les bras; et il sonna. Merle parut.

«M. le préfet de la somme attend toujours, n'est-ce pas?... Faites-le entrer.» Le préfet de la Somme entra, blême et souriant, en redressant sa petite taille. Il fit son compliment au ministre d'un air correct. Rougon, un peu alourdi, attendait. Il le pria de s'asseoir.

«Voici, monsieur le préfet, pourquoi je vous ai mandé. Certaines instructions doivent être données de vive voix.... Vous n'ignorez pas que le parti révolutionnaire relève la tête. Nous avons été à deux doigts d'une catastrophe épouvantable. Enfin, le pays demande à être rassuré, à sentir au-dessus de lui l'énergique protection du gouvernement. De son côté, Sa Majesté l'empereur est décidée à faire des exemples, car jusqu'à présent on a singulièrement abusé de sa bonté...» Il parlait lentement, renversé au fond de son fauteuil, jouant avec un gros cachet à manche d'agate. Le préfet approuvait chaque membre de phrase d'un vif mouvement de tête.

«Votre département, continua le ministre, est un des plus mauvais. La gangrène républicaine...

—Je fais tous mes efforts... voulut dire le préfet.

—Ne m'interrompez pas.... Il faut donc que la répression y soit éclatante. C'est pour m'entendre avec vous sur ce sujet que j'ai désiré vous voir.... Nous nous sommes occupés ici d'un travail, nous avons dressé une liste...» Et il cherchait parmi ses papiers. Il prit un dossier qu'il feuilleta.

«On a dû répartir sur toute la France le nombre d'arrestations jugées nécessaires. Le chiffre pour chaque département est proportionné au coup qu'il s'agit de porter.... Comprenez bien nos intentions. Ainsi, tenez, la Haute-Marne, où les républicains sont en infime minorité, trois arrestations seulement. La Meuse, au contraire, quinze arrestations.... Quant à votre département, la Somme, n'est-ce pas? nous disons la Somme...» Il tournait les feuillets, clignait ses grosses paupières.

Enfin, il leva la tête et regarda le fonctionnaire en face.

«Monsieur le préfet, vous avez douze arrestations à faire.» Le petit homme blême s'inclina, en répétant:

«Douze arrestations.... J'ai parfaitement compris Son Excellence.»

Mais il restait perplexe, pris d'un léger trouble qu'il ne voulait pas montrer. Après quelques minutes de conversation, comme le ministre le congédiait en se levant, il se décida à demander:

«Son Excellence pourrait-elle me désigner les personnes...?

—Oh! arrêtez qui vous voudrez!... Je ne puis pas m'occuper de ces détails. Je serais débordé. Et partez ce soir, procédez aux arrestations dès demain.... Ah! pourtant, je vous conseille de frapper haut. Vous avez bien là-bas des avocats, des négociants, des pharmaciens, qui s'occupent de politique. Coffrez-moi tout ce monde-là. Ça fait plus d'effet.» Le préfet se passa la main sur le front, d'un geste anxieux, fouillant déjà sa mémoire, cherchant des avocats, des négociants, des pharmaciens. Il hochait toujours la tête d'un air d'approbation. Mais Rougon ne fut sans doute pas satisfait de son attitude hésitante.

«Je ne vous cacherai pas, reprit-il, que Sa Majesté est très mécontente en ce moment du personnel administratif. Il pourrait y avoir bientôt un grand mouvement préfectoral. Nous avons besoin d'hommes très dévoués, dans les circonstances graves où nous sommes.» Ce fut comme un coup de fouet.

«Son Excellence peut compter sur moi, s'écria le préfet. J'ai déjà mes hommes; il y a un pharmacien à Péronne, un marchand de drap et un fabricant de papier à Doullens; quant aux avocats, ils ne manquent pas, c'est une peste.... Oh! j'assure à Son Excellence que je trouverai les douze.... Je suis un vieux serviteur de l'empire.» Il parla encore de sauver le pays, et s'en alla, en saluant très bas. Le ministre, derrière lui, balança son grand corps d'un air de doute, il ne croyait pas aux petits hommes. Sans se rasseoir, il barra la Somme d'un trait rouge sur la liste. Plus des deux tiers des départements se trouvaient déjà barrés. Le cabinet gardait le silence étouffé de ses tentures vertes mangées par la poussière, l'odeur grasse dont l'embonpoint de Rougon semblait l'emplir.

Quand il sonna Merle de nouveau, il s'irrita de voir que l'anti-chambre était toujours pleine. Il crut même reconnaître les deux dames, devant la table.

«Je vous avais dit de congédier tout le monde, cria-t-il. Je sors, je ne puis recevoir.

—M. le directeur du Vœu national est là», murmura l'huissier.

Rougon l'avait oublié. Il noua les poings derrière son dos et donna l'ordre de l'introduire. C'était un homme d'une quarantaine d'années, mis avec une grande recherche, la figure épaisse.

«Ah! vous voilà, monsieur, dit le ministre d'une voix rude. Il est impossible que les choses continuent sur un pareil pied, je vous en préviens!» Et, tout en marchant, il accabla la presse de gros mots. Elle désorganisait, elle démoralisait, elle poussait à tous les désordres. Il préférait aux journalistes les brigands qui assassinent sur les grandes routes; on guérit d'un coup de poignard, tandis que les coups de plume sont empoisonnés; et il trouva d'autres comparaisons encore plus saisissantes. Peu à peu, il se fouettait lui-même, il s'agitait furieusement, il roulait sa voix avec un fracas de tonnerre. Le directeur, resté debout, baissait la tête sous l'orage, la mine humble et consternée. Il finit par demander:

«Si Son Excellence daignait m'expliquer, je ne comprends pas bien pourquoi...

—Comment, pourquoi?» s'écria Rougon, exaspéré.

Il se précipita, étala le journal sur son bureau, en montra les colonnes toutes balafrées à coups de crayon rouge.

«Il n'y a pas dix lignes qui ne soient répréhensibles!

Dans votre article de tête, vous paraissez mettre en doute l'infaillibilité du gouvernement en matière de répression. Dans cet entrefilet à la seconde page, vous semblez faire une allusion à ma personne, en parlant des parvenus dont le triomphe est insolent. Dans vos faits divers, traînent des histoires ordurières, des attaques stupides contre les hautes classes.» Le directeur, épouvanté, joignait les mains, tâchait de placer un mot.

«Je jure à Son Excellence.... Je suis désespéré que Son Excellence ait pu supposer un instant.... Moi qui ai pour Son Excellence une si vive admiration...» Mais Rougon ne l'écoutait pas.

«Et le pis, monsieur, c'est que personne n'ignore les liens qui vous attachent à l'administration. Comment les autres feuilles peuvent-elles nous respecter, si les journaux que nous payons ne nous respectent pas?...

Depuis ce matin, tous mes amis me dénoncent ces abominations.» Alors, le directeur cria avec Rougon. Ces articles-là ne lui avaient point passé sous les yeux. Mais il allait flanquer tous ses rédacteurs à la porte. Si Son Excellence le voulait, il communiquerait chaque matin à Son Excellence une épreuve du numéro. Rougon, soulagé, refusa; il n'avait pas le temps. Et il poussait le directeur vers la porte, lorsqu'il se ravisa.

«J'oubliais. Votre feuilleton est odieux.... Cette femme bien élevée qui trompe son mari est un argument détestable contre la bonne éducation. On ne doit pas laisser dire qu'une femme comme il faut puisse commettre une faute.

—Le feuilleton a beaucoup de succès, murmura le directeur, inquiet de nouveau. Je l'ai lu, je l'ai trouvé très intéressant.

—Ah! vous l'avez lu.... Eh bien, cette malheureuse a-t-elle des remords à la fin?» Le directeur porta la main à son front, ahuri, cherchant à se souvenir.

«Des remords? non, je ne crois pas.» Rougon avait ouvert la porte. Il la referma sur lui, en criant:

«Il faut absolument qu'elle ait des remords!... Exigez de l'auteur qu'il lui donne des remords!»


X

Rougon avait écrit à Du Poizat et à M. Kahn, pour qu'on lui évitât l'ennui d'une réception officielle aux portes de Niort. Il arriva un samedi soir, vers sept heures, et descendit directement à la préfecture, avec l'idée de se reposer jusqu'au lendemain midi; il était très las. Mais après le dîner, quelques personnes vinrent. La nouvelle de la présence du ministre devait déjà courir la ville. On ouvrit la porte d'un petit salon, voisin de la salle à manger; un bout de soirée s'organisa. Rougon, debout entre les deux fenêtres, fut obligé d'étouffer ses bâillements et de répondre d'une façon aimable aux compliments de bienvenue.

Un député du département, cet avoué qui avait hérité de la candidature officielle de M. Kahn, parut le premier, effaré, en redingote et en pantalon de couleur; et il s'excusait, il expliquait qu'il rentrait à pied d'une de ses fermes, mais qu'il avait quand même voulu saluer tout de suite Son Excellence. Puis, un homme gros et court se montra, sanglé dans un habit noir un peu juste, ganté de blanc, l'air cérémonieux et désolé. C'était le premier adjoint. Il venait d'être prévenu par sa bonne. Il répéta que M. le maire serait désespéré; M. le maire, qui attendait Son Excellence le lendemain seulement, se trouvait à sa propriété des Varades, à dix kilomètres. Derrière l'adjoint, défilèrent encore six messieurs; grands pieds, grosses mains, larges figures massives; le préfet les présenta comme des membres distingués de la Société de statistique. Enfin, le proviseur du lycée amena sa femme, une délicieuse blonde de vingt-huit ans, une Parisienne dont les toilettes révolutionnaient Niort. Elle se plaignit de la province à Rougon, amèrement.

Cependant, M. Kahn, qui avait dîné avec le ministre et le préfet, était très questionné sur la solennité du lendemain. On devait se rendre à une lieue de la ville, dans le quartier dit des Moulins, devant l'entrée d'un tunnel projeté pour le chemin de fer de Niort à Angers; et là Son Excellence le ministre de l'Intérieur mettrait lui même le feu à la première mine. Cela parut touchant.

Rougon faisait le bonhomme. Il voulait simplement honorer l'entreprise si laborieuse d'un vieil ami. D'ailleurs, il se considérait comme le fils adoptif du département des Deux-Sèvres, qui l'avait autrefois envoyé à l'Assemblée législative. A la vérité, le but de son voyage, vivement conseillé par Du Poizat, était de le montrer dans toute sa puissance à ses anciens électeurs, afin d'assurer complètement sa candidature, s'il lui fallait jamais un jour entrer au Corps législatif.

Par les fenêtres du petit salon, on voyait la ville noire et endormie. Personne ne venait plus. On avait appris trop tard l'arrivée du ministre. Cela tournait au triomphe, pour les gens zélés qui se trouvaient là. Ils ne parlaient pas de quitter la place, ils se gonflaient dans la joie d'être les premiers à posséder Son Excellence en petit comité. L'adjoint répétait plus haut, d'une voix dolente, sous laquelle perçait une grande jubilation:

«Mon Dieu! que M. le maire va être contrarié!.., et M. le président! et M. le procureur impérial! et tous ces messieurs!» Vers neuf heures pourtant, on put croire que la ville était dans l'anti-chambre. Il y eut un bruit imposant de pas. Puis, un domestique vint dire que M. le commissaire central désirait présenter ses hommages à Son Excellence. Et ce fut Gilquin qui entra, Gilquin superbe, en habit, portant des gants paille et des bottines de chevreau. Du Poizat l'avait casé dans son département. Gilquin très convenable, ne gardait qu'un dandinement un peu osé des épaules et la manie de ne pas se séparer de son chapeau appuyé contre sa hanche, légèrement renversé, dans une pose étudiée sur quelque gravure de tailleur. Il s'inclina devant Rougon, en lui murmurant avec une humilité exagérée:

«Je me rappelle au bon souvenir de son Excellence, que j'ai eu l'honneur de rencontrer plusieurs fois à Paris.» Rougon sourit. Ils causèrent un instant. Gilquin passa ensuite dans la salle à manger, où l'on venait de servir le thé. Il y trouva M. Kahn, en train de revoir, sur un coin de la table, la liste des invitations pour le lendemain. Dans le petit salon, maintenant, on parlait de la grandeur du règne; Du Poizat, debout à côté de Rougon, exaltait l'empire; et tous deux échangeaient des saluts, comme s'ils s'étaient félicités d'une œuvre personnelle, en face des Niortais béants d'une admiration respectueuse.

«Sont-ils forts, ces mâtins-là!» murmura Gilquin, qui suivait la scène par la porte grande ouverte.

Et, tout en versant du rhum dans son thé, il poussa le coude de M. Kahn. Du Poizat, maigre et ardent, avec ses dents blanches mal rangées et sa face d'enfant fiévreux, où le triomphe avait mis une flamme, faisait rire d'aise Gilquin, qui le trouvait «très réussi».

«Hein? Vous ne l'avez pas vu arriver dans le département? continua-t-il à voix basse. Moi, j'étais avec lui. Il tapait les pieds d'un air rageur en marchant. Allez, il devait en avoir gros sur le cœur contre les gens d'ici.

Depuis qu'il est dans sa préfecture, il se régale à se venger de son enfance. Et les bourgeois qui l'ont connu pauvre diable autrefois n'ont pas envie aujourd'hui de sourire, quand il passe, je vous en réponds! Oh! c'est un préfet solide, un homme tout à son affaire. Il ne ressemble guère à ce Langlade que nous avons remplacé, un garçon à bonnes fortunes, blond comme une fille.... Nous avons trouvé des photographies de dames très décolletées jusque dans les dossiers du cabinet.» Gilquin se tut un instant. Il croyait s'apercevoir que, d'un angle du petit salon, la femme du proviseur ne le quittait pas des yeux. Alors, voulant développer les grâces de son buste, il se plia pour dire de nouveau à M. Kahn:

«Vous a-t-on raconté l'entrevue de Du Poizat avec son père? Oh! l'aventure la plus amusante du monde!...

Vous savez que le vieux est un ancien huissier qui a amassé un magot en prêtant à la petite semaine, et qui vit maintenant comme un loup, au fond d'une vieille maison en ruine, avec des fusils chargés dans son vestibule.... Or, Du Poizat, auquel il a prédit vingt fois l'échafaud, rêvait depuis longtemps de l'écraser. Ça entrait pour une bonne moitié dans son désir d'être préfet ici.... Un matin donc, Du Poizat endosse son plus bel uniforme, et, sous le prétexte de faire une tournée, va frapper à la porte du vieux. On parlemente un bon quart d'heure. Enfin le vieux ouvre. Un petit vieillard blême qui regarde d'un air hébété les broderies de l'uniforme.

Et savez-vous ce qu'il a dit, dès la seconde phrase, quand il a su que son fils était préfet? "Hein! Léopold, n'envoie plus toucher les contributions!" Au demeurant, ni émotion, ni surprise.... Lorsque Du Poizat est revenu, il pinçait les lèvres, la face blanche comme un linge. Cette tranquillité de son père l'exaspérait. En voilà un sur le dos duquel il ne montera jamais!»

M. Kahn hochait discrètement la tête. Il avait remis la liste des invitations dans sa poche, il prenait à son tour une tasse de thé, en jetant des coups d'œil dans le salon voisin.

«Rougon dort debout, dit-il. Ces imbéciles devraient bien le laisser aller se coucher. Il faut qu'il soit solide pour demain. Je ne l'avais pas revu, reprit Gilquin. Il a engraissé.» Puis, il baissa encore la voix, il répéta:

«Très forts, ces gaillards!... Ils ont manigancé je ne sais quoi, au moment du grand coup. Moi, je les avais avertis. Le lendemain, patatras! la danse a eu lieu tout de même. Rougon prétend qu'il est allé à la préfecture, où personne n'a voulu le croire. Enfin, ça le regarde, on n'a pas besoin d'en causer.... Cet animal de Du Poizat m'avait payé un fameux déjeuner dans un café des boulevards. Oh! quelle journée! Nous avons dû passer la soirée au théâtre; je ne me souviens plus bien, j'ai dormi deux jours.» Sans doute M. Kahn trouvait les confidences de Gilquin inquiétantes. Il quitta la salle à manger. Alors, Gilquin, resté seul, se persuada que la femme du proviseur le regardait décidément. Il rentra dans le salon, s'empressa auprès d'elle, finit par lui apporter du thé, des petits fours, de la brioche. Il était vraiment fort bien; il ressemblait à un homme comme il faut mal élevé, ce qui paraissait attendrir un peu la belle blonde.

Cependant, le député démontrait la nécessité d'une nouvelle église à Niort, l'adjoint demandait un pont, le proviseur parlait d'agrandir les bâtiments du lycée, tandis que les six membres de la Société de statistique, muets, approuvaient tout de la tête.

«Nous verrons demain, messieurs, répondit Rougon, les paupières à demi fermées. Je suis ici pour connaître vos besoins et faire droit à vos requêtes.» Dix heures sonnaient, lorsqu'un domestique vint dire un mot au préfet, qui se pencha aussitôt à l'oreille du ministre. Celui-ci se hâta de sortir. Mme Correur l'attendait, dans une pièce voisine. Elle était avec une fille grande et mince, la figure fade, toute salie de taches de rousseur.

«Comment, vous êtes à Niort! s'écria Rougon.

—Depuis cet après-midi seulement, dit Mme Correur. Nous sommes descendus là, en face, place de la Préfecture, à l'hôtel de Paris.» Et elle expliqua qu'elle arrivait de Coulonges, où elle avait passé deux jours. Puis, s'interrompant pour montrer la grande fille.

«Mademoiselle Herminie Billecoq, qui a bien voulu m'accompagner.» Herminie Billecoq fit une révérence cérémonieuse.

Mme Correur continua:

«Je ne vous ai pas parlé de ce voyage, parce que vous m'auriez peut-être blâmée; mais c'était plus fort que moi, je voulais voir mon frère.... Quand j'ai appris votre voyage à Niort, je suis accourue. Nous vous guettions, nous vous avons regardé entrer à la préfecture; seulement nous avons jugé préférable de nous présenter très tard. Ces petites villes sont si méchantes!» Rougon approuva de la tête. Mme Correur, en effet, grasse, peinte en rose, habillée de jaune, lui semblait compromettante en province.

«Et vous avez vu votre frère? demanda-t-il.

—Oui, murmura-t-elle, les dents serrées, je l'ai vu.

Mme Martineau n'a pas osé me mettre à la porte. Elle avait pris la pelle, elle faisait brûler du sucre.... Ce pauvre frère! Je savais qu'il était malade, mais ça m'a donné un coup tout de même de le voir si décharné. Il m'a promis de ne pas me déshériter; cela serait contraire à ses principes. Le testament est fait, la fortune doit être partagée entre moi et Mme Martineau.... N'est-ce pas, Herminie?

—La fortune doit être partagée, affirma la grande fille. Il l'a dit quand vous êtes entrée, il l'a répété quand il vous a montré la porte. Oh! c'est sûr, je l'ai entendu.»

Cependant, Rougon poussait les deux femmes, en disant:

«Eh bien, je suis enchanté! Vous êtes plus tranquille maintenant. Mon Dieu, les querelles de famille, ça finit toujours par s'arranger.... Allons, bonsoir. Je vais me coucher.» Mais Mme Correur l'arrêta. Elle avait tiré son mouchoir de la poche, elle se tamponnait les yeux, prise d'une crise brusque de désespoir.

«Ce pauvre Martineau!... Il a été si bon, il m'a pardonné avec tant de simplicité!... Si vous saviez, mon ami.... C'est pour lui que je suis accourue, c'est pour vous supplier en sa faveur...» Les larmes lui coupèrent la voix. Elle sanglotait. Rougon, étonné, ne comprenant pas, regardait les deux femmes. Mlle Herminie Billecoq, elle aussi, pleurait, mais plus discrètement; elle était très sensible, elle avait l'attendrissement contagieux. Ce fut elle qui put balbutier la première:

«M. Martineau s'est compromis dans la politique.» Alors, Mme Correur se mit à parler avec volubilité.

«Vous vous souvenez, je vous ai témoigné des craintes, un jour. J'avais un pressentiment.... Martineau devenait républicain. Aux dernières élections, il s'était exalté et avait fait une propagande acharnée pour le candidat de l'opposition. Je connaissais des détails que je ne veux pas dire. Enfin, tout cela devait mal tourner.... Dès mon arrivée à Coulonges, au Lion d'Or, où nous avons pris une chambre, j'ai questionné les gens, j'en ai appris encore plus long. Martineau a fait toutes les bêtises. Ça n'étonnerait personne dans le pays, s'il était arrêté. On s'attend à voir les gendarmes l'emmener d'un jour à l'autre.... Vous pensez quelle secousse pour moi! Et j'ai songé à vous, mon ami...» De nouveau, sa voix s'éteignit dans des sanglots. Rougon cherchait à la rassurer. Il parlerait de l'affaire à Du Poizat, il arrêterait les poursuites, si elles étaient commencées. Même il laissa échapper cette parole:

«Je suis le maître, allez dormir tranquille.» Mme Correur hochait la tête, en roulant son mouchoir, les yeux séchés. Elle finit par reprendre, à demi-voix:

«Non, non, vous ne savez pas. C'est plus grave que vous ne croyez.... Il mène Mme Martineau à la messe et reste à la porte, en affectant de ne jamais mettre le pied dans l'église, ce qui est un sujet de scandale chaque dimanche. Il fréquente un ancien avocat retiré là-bas, un homme de 48, avec lequel on l'entend pendant des heures parler de choses terribles. On a souvent aperçu des hommes de mauvaise mine se glisser la nuit dans son jardin, sans doute pour venir prendre un mot d'ordre.» A chaque détail, Rougon haussait les épaules; mais Mlle Herminie Billecoq ajouta vivement, comme fâchée d'une telle tolérance:

«Et les lettres qu'il reçoit de tous les pays, avec des cachets rouges; c'est le facteur qui nous a dit cela. Il ne voulait pas parler, il était tout pâle. Nous avons dû lui donner vingt sous.... Et son dernier voyage, il y a un mois. Il est resté huit jours dehors, sans que personne dans le pays puisse encore savoir aujourd'hui où il est allé. La dame du Lion d'Or nous a assuré qu'il n'avait pas même emporté de malle.

—Herminie, je vous en prie! dit Mme Correur d'un air inquiet. Martineau est dans d'assez vilains draps. Ce n'est pas à nous de le charger.» Rougon maintenant écoutait, en examinant tour à tour les deux femmes. Il devenait très grave.

«S'il est si compromis que cela...», murmura-t-il.

Il crut voir une flamme s'allumer dans les yeux troublés de Mme Correur. Il continua:

«Je ferai mon possible, mais je ne promets rien.

—Ah! il est perdu, il est bien perdu! s'écria Mme Correur. Je le sens, voyez-vous.... Nous ne voulons rien dire. Si nous vous disions tout...» Elle s'interrompit pour mordre son mouchoir.

«Moi qui ne l'avais pas vu depuis vingt ans! Et je le retrouve pour ne le revoir jamais peut-être!... Il a été si bon, si bon!» Herminie eut un léger hochement des épaules. Elle faisait à Rougon des signes pour lui donner à entendre qu'il fallait pardonner au désespoir d'une sœur, mais que le vieux notaire était le pire des gredins.

«A votre place, reprit-elle, je dirais tout. Ça vaudrait mieux.»

Alors, Mme Correur parut se décider à un grand effort. Elle baissa encore la voix.

«Vous vous rappelez les Te Dem» qu'on a chantés partout, quand l'empereur a été si miraculeusement sauvé, devant l'Opéra.... Eh bien, le jour où l'on a chanté le Te Deum» à Coulonges, un voisin a demandé à Martineau s'il n'allait pas à l'église, et ce malheureux a répondu: "Pour quoi faire, à l'église? Je me moque bien de l'empereur!"

—"Je me moque bien de l'empereur!" répéta Mlle Herminie Billecoq d'un air consterné.

—Comprenez-vous mes craintes maintenant? continua l'ancienne maîtresse d'hôtel. Je vous l'ai dit, ça n'étonnerait personne dans le pays s'il était arrêté.» En prononçant cette phrase, elle regardait Rougon fixement. Celui-ci ne parla pas tout de suite. Il semblait interroger une dernière fois cette grosse face molle, où des yeux pâles clignotaient sous les rares poils blonds des sourcils. Il s'arrêta un instant au cou gras et blanc.

Puis, il ouvrit les bras, il s'écria:

«Je ne puis rien, je vous assure. Je ne suis pas le maître.» Et il donna des raisons. Il se faisait un scrupule, disait-il, d'intervenir dans ces sortes d'affaires. Si la justice se trouvait saisie, les choses devaient avoir leur cours. Il aurait préféré ne pas connaître Mme Correur, parce que son amitié pour elle allait lui lier les mains; il s'était juré de ne jamais rendre certains services à ses amis. Enfin, il se renseignerait. Et il cherchait à la consoler déjà, comme si son frère était déjà en route pour quelque colonie. Elle baissait la tête, elle avait de petits hoquets qui secouaient l'énorme paquet de cheveux blonds dont elle chargeait sa nuque. Pourtant, elle se calmait. Comme elle prenait congé, elle poussa Herminie devant elle, en disant:

«Mademoiselle Herminie Billecoq.... Je vous l'ai présentée, je crois. Pardonnez, j'ai la tête si malade!... C'est cette demoiselle que nous sommes parvenus à doter.

L'officier, son séducteur, n'a pu encore l'épouser, à cause des formalités qui sont interminables.... Remerciez Son Excellence, ma chère.» La grande fille remercia en rougissant, avec la mine d'une innocente devant laquelle on a lâché un gros mot.

Mme Correur la laissa sortir la première; puis, serrant fortement la main de Rougon, se penchant vers lui, elle ajouta:

«Je compte sur vous, Eugène.» Quand le ministre revint dans le petit salon, il le trouva vide. Du Poizat avait réussi à congédier le député, le premier adjoint et les six membres de la Société de statistique. M. Kahn lui-même était parti, après avoir pris rendez-vous pour le lendemain, à dix heures. Il ne restait dans la salle à manger que la femme du proviseur et Gilquin, qui mangeaient des petits fours, en causant de Paris; Gilquin roulait des yeux tendres, parlait des courses, du Salon de peinture, d'une première représentation à la Comédie-Française, avec l'aisance d'un homme auquel tous les mondes étaient familiers. Pendant ce temps, le proviseur donnait à voix basse au préfet des renseignements sur un professeur de quatrième soupçonné d'être républicain.

Il était onze heures. On se leva, on salua Son Excellence; et Gilquin se retirait avec le proviseur et sa femme, en offrant son bras à cette dernière, lorsque Rougon le retint.

«Monsieur le commissaire central, un mot, je vous prie.».

Puis, lorsqu'ils furent seuls, il s'adressa à la fois au commissaire et au préfet.

«Qu'est-ce donc que l'affaire Martineau?... Cet homme est-il réellement très compromis?» Gilquin eut un sourire. Du Poizat fournit quelques renseignements.

«Mon Dieu, je ne pensais pas à lui. On l'a dénoncé.

J'ai reçu des lettres.... Il est certain qu'il s'occupe de politique. Mais il y a déjà eu quatre arrestations dans le département. J'aurais préféré, pour arriver au nombre de cinq que vous m'avez fixé, faire coffrer un professeur de quatrième qui lit à ses élèves des livres révolutionnaires.

—J'ai appris des faits bien graves, dit sévèrement Rougon. Les larmes de sa sœur ne doivent pas sauver ce Martineau, s'il est vraiment si dangereux. Il y a là une question de salut public.»

Et se tournant vers Gilquin:

«Qu'en pensez-vous?

—Je procéderai demain à l'arrestation, répondit celui-ci. Je connais toute l'affaire. J'ai vu Mme Correur à l'hôtel de Paris, où je dîne d'habitude.» Du Poizat ne fit aucune objection. Il tira un petit carnet de sa poche, biffa un nom pour en écrire un autre au-dessus, tout en recommandant au commissaire central de faire surveiller quand même le professeur de quatrième. Rougon accompagna Gilquin jusqu'à la porte. Il reprit:

«Ce Martineau est un peu souffrant, je crois. Allez en personne à Coulonges. Soyez très doux.» Mais Gilquin se redressa d'un air blessé. Il oublia tout respect, il tutoya Son Excellence.

«Me prends-tu pour un sale mouchard! s'écria-t-il.

Demande à Du Poizat l'histoire de ce pharmacien que j'ai arrêté au lit, avant-hier. Il y avait, dans le lit, la femme d'un huissier. Personne n'a rien su.... J'agis toujours en homme du monde.» Rougon dormit neuf heures d'un sommeil profond.

Quand il ouvrit les yeux le lendemain, vers huit heures et demie, il fit appeler Du Poizat, qui arriva, un cigare aux dents, l'air très gai. Ils causèrent, ils plaisantèrent comme autrefois, lorsqu'ils habitaient chez Mme Mélanie Correur, et qu'ils allaient se réveiller, le matin, avec des tapes sur leurs cuisses nues. Tout en se débarbouillant, le ministre demanda au préfet des détails sur le pays, les histoires des fonctionnaires, les besoins des uns, les vanités des autres. Il voulait pouvoir trouver pour chacun une phrase aimable.

«N'ayez pas peur, je vous soufflerai!» dit Du Poizat en riant.

Et, en quelques mots, il le mit au courant, il le renseigna sur les personnages qui l'approcheraient. Rougon, parfois, lui faisait répéter un fait pour le mieux caser dans sa mémoire. A dix heures, M. Kahn arriva.

Ils déjeunèrent tous les trois, en arrêtant les derniers détails de la solennité. Le préfet ferait un discours; M. Kahn aussi. Rougon prendrait la parole le dernier.

Mais il serait bon de provoquer un quatrième discours.

Un instant, ils songèrent au maire; seulement Du Poizat le trouvait trop bête, et il conseilla de choisir l'ingénieur en chef des ponts et chaussées, qui se trouvait naturellement désigné, mais dont M. Kahn craignait l'esprit critique. Enfin, ce dernier, en sortant de table, emmena le ministre à l'écart, pour lui indiquer les points sur lesquels il serait heureux de le voir insister, dans son discours.

Le rendez-vous était pour dix heures et demie, à la préfecture. Le maire et le premier adjoint se présentèrent ensemble; le maire balbutiait, était au désespoir de ne s'être pas trouvé à Niort, la veille; tandis que le premier adjoint affectait de demander à Son Excellence si elle avait passé une bonne nuit, si elle se sentait remise de sa fatigue. Ensuite, parurent le président du tribunal civil, le procureur impérial et ses deux substituts, l'ingénieur en chef des ponts et chaussées, que suivirent à la file le receveur général, le directeur des contributions directes et le conservateur des hypothèques. Plusieurs de ces messieurs étaient avec leurs dames, la femme du proviseur, la jolie blonde, vêtue d'une toilette bleu ciel du plus piquant effet, causa une grosse émotion; elle pria Son Excellence d'excuser son mari, retenu au lycée par une attaque de goutte, qui l'avait pris la veille au soir en rentrant. Cependant, d'autres personnages arrivaient: le colonel du 78e de ligne caserné à Niort, le président du tribunal de commerce, les deux juges de paix de la ville, le conservateur des eaux et forêts accompagné de ses trois demoiselles, des conseillers municipaux, des délégués de la Chambre consultative des arts et manufactures, de la Société de statistique et du Conseil des prud'hommes.

La réception avait lieu dans un grand salon de la préfecture. Du Poizat faisait les présentations. Et le ministre, souriant, plié en deux, accueillait chaque personne en vieille connaissance. Il savait des particularités étonnantes sur chacune d'elles. Il parla au procureur impérial, très élogieusement, d'un réquisitoire prononcé dernièrement par lui dans une affaire d'adultère; il demanda d'une voix émue au directeur des contributions directes des nouvelles de madame, alitée depuis deux mois; il retint un instant le colonel du 78e de ligne, pour lui montrer qu'il n'ignorait pas les brillantes études de son fils à Saint-Cyr; il causa chaussures avec un conseiller municipal qui possédait de grands ateliers de cordonnerie, et entama avec le conservateur des hypothèques, archéologue passionné, une discussion sur une pierre druidique découverte la semaine précédente. Quand il hésitait, cherchant sa phrase, Du Poizat venait à son aide d'un mot habilement soufflé. D'ailleurs, il gardait un aplomb superbe.

Comme le président du tribunal de commerce entrait et s'inclinait devant lui, il s'écria d'une voix affable:

«Vous êtes seul, monsieur le président? J'espère bien que vous amènerez madame au banquet, ce soir...» Il s'arrêta, en voyant autour de lui l'embarras des figures. Du Poizat le poussait légèrement du coude.

Alors, il se souvint que le président du tribunal de commerce vivait séparé de sa femme, à la suite de certains faits scandaleux. Il s'était trompé, il avait cru parler à l'autre président, au président du tribunal civil. Cela ne troubla en rien son aplomb. Souriant toujours, sans chercher à revenir sur sa maladresse, il reprit d'un air fin:

«J'ai une bonne nouvelle à vous annoncer, monsieur.

Je sais que mon collègue le garde des Sceaux vous a porté pour la décoration.... C'est une indiscrétion. Gardez-moi le secret.» Le président du tribunal de commerce devint très rouge. Il suffoquait de joie. Autour de lui, on s'empressait, on le félicitait; pendant que Rougon prenait note mentalement de cette croix donnée avec tant d'à-propos, pour ne pas oublier d'avertir son collègue. C'était le mari trompé qu'il décorait. Du Poizat eut un sourire d'admiration.

Cependant, il y avait une cinquantaine de personnes dans le grand salon. On attendait toujours, les visages muets, les regards gênés.

«L'heure avance, on pourrait partir», murmura le ministre.

Mais le préfet se pencha, lui expliqua que le député, l'ancien adversaire de M. Kahn, n'était pas encore là.

Enfin celui-ci entra, tout suant; sa montre avait dû s'arrêter, il n'y comprenait rien. Puis, voulant rappeler devant tous sa visite de la veille, il commença une phrase:

«Comme je le disais hier soir à Votre Excellence...» Et il marcha à côté de Rougon, en lui annonçant qu'il retournerait le lendemain matin à Paris. Le congé de Pâques avait pris fin le mardi, la session était rouverte.

Mais il avait cru devoir rester quelques jours de plus à Niort, pour faire les honneurs du département à Son Excellence.

Tous les invités étaient descendus dans la cour de la préfecture, où une dizaine de voitures, rangées des deux côtés du perron, attendaient. Le ministre monta avec le député, le préfet et le maire, dans une calèche qui prit la tête. Le reste des invités s'empila le plus hiérarchiquement possible; il y avait là deux autres calèches, trois victorias et des chars à bancs à six et à huit places. Dans la rue de la Préfecture, le défilé s'organisa. On partit au petit trot. Les rubans des dames s'envolaient, tandis que leurs jupes débordaient par-dessus les portières. Les chapeaux noirs des messieurs miroitaient au soleil. Il fallut traverser tout un bout de la ville. Le long des rues étroites, le pavé aigu secouait rudement les voitures qui passaient avec un bruit de ferraille. Et à toutes les fenêtres, sur toutes les portes, les Niortais saluaient sans un cri, cherchant Son Excellence, très surpris de voir la redingote bourgeoise du ministre à côté de l'habit brodé du préfet.

Au sortir de la ville, on roula sur une large promenade plantée d'arbres magnifiques. Il faisait très doux; une belle journée d'avril, un ciel clair, tout blond de soleil. La route, droite et unie, s'enfonçait au milieu de jardins pleins de lilas et d'abricotiers en fleur. Puis les champs s'élargirent en vastes cultures, coupées de loin en loin, par un bouquet d'arbres. Dans les voitures, on causait.

«Voilà une filature, n'est-ce pas?» dit Rougon, à l'oreille duquel le préfet se penchait.

Et s'adressant au maire, lui montrant le bâtiment de briques rouges, au bord de l'eau:

«Une filature qui vous appartient, je crois.... On m'a parlé de votre nouveau système de cardage pour les laines. Je tâcherai de trouver un instant afin de visiter toutes ces merveilles.» Il demanda des détails sur la puissance motrice de la rivière. Selon lui, les moteurs hydrauliques dans de bonnes conditions, avaient d'énormes avantages. Et il émerveilla le maire par ses connaissances techniques.

Les autres voitures suivaient, un peu débandées. Des conversations arrivaient, hérissées de chiffres, au milieu du trot assourdi des chevaux. Un rire perlé sonna, qui fit tourner toutes les têtes: c'était la femme du proviseur, dont l'ombrelle venait de s'envoler sur un tas de cailloux.

«Vous possédez une ferme par ici, reprit Rougon en souriant au député. La voilà, sur ce coteau, si je ne me trompe.... Des prairies superbes! Je sais, d'ailleurs, que vous vous occupez d'élevage, et que vous avez eu des vaches couronnées, aux derniers comices agricoles.» Alors, ils parlèrent bestiaux. Les prairies, trempées de soleil, avaient une douceur de velours vert. Toute une nappe de fleurs y naissaient. Des rideaux de grands peupliers ménageaient des échappées d'horizon, des coins de paysage adorables. Une vieille femme qui conduisait un âne dut arrêter la bête au bord du chemin, pour laisser passer le cortège. Et l'âne se mit à braire, effaré par cette procession de voitures, dont les panneaux vernis luisaient dans la campagne. Les dames en toilette, les hommes gantés, tinrent leur sérieux.

On monta, à gauche, une légère pente; puis, on redescendit. On était arrivé. C'était un creux dans les terres, le cul-de-sac d'un étroit vallon, une sorte de trou étranglé entre trois coteaux qui faisaient muraille. De la campagne environnante, en levant les yeux, on ne voyait, sur le ciel noir, que les carcasses crevées de deux moulins en ruine. Là, au fond, au milieu d'un carré d'herbe, une tente était dressée, de la toile grise bordée d'un large galon rouge, avec des trophées de drapeaux, sur les quatre faces. Un millier de curieux venus à pied, des bourgeois, des dames, des paysans du quartier, s'étageaient à droite, du côté de l'ombre, le long de l'amphithéâtre formé par un des coteaux. Devant la tente, un détachement du 78e de ligne se trouvait sous les armes, en face des pompiers de Niort, dont le bel ordre était très remarqué; tandis que, au bord de la pelouse, une équipe d'ouvriers, en blouses neuves, attendaient, ayant à leur tête des ingénieurs boutonnés dans leurs redingotes. Dès que les voitures se montrèrent, la Société philharmonique de la ville, une société composée d'instrumentistes amateurs, se mit à jouer l'ouverture de La Dame blanche.

«Vive Son Excellence!» crièrent quelques voix, que le bruit des instruments étouffa.

Rougon descendit de voiture. Il levait les yeux, il regardait le trou au fond duquel il se trouvait, fâché de cet étranglement de l'horizon, qui lui semblait rapetisser la solennité. Et il resta là un instant dans l'herbe, attendant un compliment de bienvenue. Enfin, M. Kahn accourut. Il s'était échappé de la préfecture aussitôt après le déjeuner; seulement il venait, par prudence, d'examiner la mine à laquelle Son Excellence devait mettre le feu. Ce fut lui qui conduisit le ministre jusqu'à la tente. Les invités suivaient. Il y eut un moment de confusion. Rougon demandait des renseignements.

«Alors, c'est dans cette tranchée que doit s'ouvrir le tunnel?

—Parfaitement, répondit M. Kahn. La première mine est creusée dans ce rocher rougeâtre, où Votre Excellence voit un drapeau.» Le coteau du fond, entamé à la pioche, montrait le roc. Des arbustes déracinés pendaient parmi les déblais. On avait semé de feuillages le sol de la tranchée. M. Kahn indiqua encore de la main le tracé de la voie ferrée, que marquait une double file de jalons, alignant des bouts de papier blanc, au milieu des sentiers, des herbes, des buissons. C'était un coin paisible de nature à éventrer.

Pourtant, les autorités avaient fini par se caser sous la tente. Les curieux, derrière, se penchaient, pour voir entre les toiles. La Société philharmonique achevait l'ouverture de La Dame blanche.

«Monsieur le ministre, dit tout à coup une voix aiguë qui vibra dans le silence, je tiens à remercier le premier Votre Excellence d'avoir bien voulu accepter l'invitation que nous nous sommes permis de lui adresser. Le département des Deux-Sèvres gardera un éternel souvenir...» C'était Du Poizat qui venait de prendre la parole. Il se tenait à trois pas de Rougon, debout tous les deux; et, à certaines chutes de phrases cadencées, ils inclinaient légèrement la tête l'un vers l'autre. Il parla ainsi un quart d'heure, rappelant au ministre la façon brillante dont il avait représenté le département à l'Assemblée législative; la ville de Niort avait inscrit son nom dans ses annales comme celui d'un bienfaiteur, et brûlait de lui témoigner sa reconnaissance en toute occasion. Du Poizat s'était chargé de la partie politique et pratique.

Par moments, sa voix se perdait dans le plein air. Alors, on ne voyait plus que ses gestes, un mouvement régulier de son bras droit; et le millier de curieux étagés sur le coteau s'intéressaient aux broderies de sa manche, dont l'or luisait dans un coup de soleil.

Ensuite, M. Kahn s'avança au milieu de la tente. Lui, avait la voix très grosse. Il aboyait certains mots. Le fond du vallon formait écho et renvoyait les fins de phrase sur lesquelles il appuyait trop complaisamment.

Il conta ses longs efforts, les études, les démarches qu'il avait dû faire pendant près de quatre ans, pour doter le pays d'une nouvelle voie ferrée. Maintenant, toutes les prospérités allaient pleuvoir sur le département; les champs seraient fertilisés, les usines doubleraient leur fabrication, la vie commerciale pénétrerait jusque dans les plus humbles villages; et il semblait, à l'entendre, que les Deux-Sèvres devenaient, sous ses mains élargies, une contrée de cocagne, avec des ruisseaux de lait et des bosquets enchantés, où des tables chargées de bonnes choses attendaient les passants. Puis, brusquement, il affecta une modestie outrée. On ne lui devait aucune gratitude, il n'aurait jamais mené à bien un aussi vaste projet, sans le haut patronage dont il était fier. Et, tourné vers Rougon, il l'appela «l'illustre ministre, le défenseur de toutes les idées nobles et utiles». En terminant, il célébra les avantages financiers de l'affaire. A la Bourse, on s'arrachait les actions.

Heureux les rentiers qui avaient pu placer leur argent dans une entreprise à laquelle Son Excellence le ministre de l'Intérieur voulait attacher son nom!

«Très bien, très bien!» murmurèrent quelques invités.

Le maire et plusieurs représentants de l'autorité serrèrent la main de M. Kahn qui affectait d'être très ému.

Au-dehors, des applaudissements éclataient. La Société philharmonique crut devoir attaquer un pas redoublé; mais le premier adjoint se précipita, envoya un pompier pour faire taire la musique. Pendant ce temps, sous la tente, l'ingénieur en chef des ponts et chaussées hésitait, disait qu'il n'avait rien préparé. L'insistance du préfet le décida. M. Kahn, très inquiet, murmura à l'oreille de ce dernier:

«Vous avez eu tort. Il est mauvais comme la gale.» L'ingénieur en chef était un homme long et maigre, qui avait de grandes prétentions à l'ironie. Il parlait lentement, en tordant le coin de sa bouche, toutes les fois qu'il voulait lancer une épigramme. Il commença par écraser M. Kahn sous les éloges. Puis, les allusions méchantes arrivèrent. Il jugea en quelques mots le projet de chemin de fer, avec ce dédain des ingénieurs du gouvernement pour les travaux des ingénieurs civils. Il rappela le contre-projet de la Compagnie de l'Ouest, qui devait passer par Thouars, et insista, sans paraître y mettre de malice, sur le coude du tracé de M. Kahn, desservant les hauts fourneaux de Bressuire. Le tout sans brutalité aucune, mêlé de phrases aimables, procédant par coups d'épingle, sentis des seuls initiés. Il fut plus cruel encore en finissant. Il parut regretter que «l'illustre ministre» vînt se compromettre dans une affaire dont le côté financier donnait des inquiétudes à tous les hommes d'expérience. Il faudrait des sommes énormes; la plus grande honnêteté, le plus grand désintéressement seraient nécessaires. Et il laissa tomber cette dernière phrase, la bouche tordue:

«Ces inquiétudes sont chimériques, nous sommes complètement rassurés en voyant, à la tête de l'entreprise, un homme dont la belle situation de fortune et la haute probité commerciale sont bien connues dans le département.» Un murmure d'approbation courut. Seules quelques personnes regardaient M. Kahn, qui s'efforçait de sourire, les lèvres blanches. Rougon avait écouté en fermant les yeux à demi, comme gêné par la grande lumière. Quand il les rouvrit, ses yeux pâles étaient devenus noirs. Il comptait d'abord parler très brièvement. Mais il avait maintenant un des siens à défendre.

Il fit trois pas, se trouva au bord de la tente; et là, avec un geste dont l'ampleur semblait s'adresser à toute la France attentive, il commença.

«Messieurs, permettez-moi de franchir ces coteaux par la pensée, d'embrasser l'empire tout entier d'un coup d'œil, et d'élargir ainsi la solennité qui nous rassemble, pour en faire la fête du labeur industriel et commercial. Au moment même où je vous parle, du nord au midi, on creuse des canaux, on construit des voies ferrées, on perce des montagnes, on élève des ponts...» Un profond silence s'était fait. Entre les phrases, on entendait des souffles dans les branches, puis la voix haute d'une écluse, au loin. Les pompiers, qui luttaient de belle tenue avec les soldats, sous le soleil ardent, jetaient des regards obliques, pour voir parler le ministre, sans tourner le cou. Sur le coteau, les spectateurs avaient fini par se mettre à leur aise; les dames s'étaient accroupies, après avoir étalé leur mouchoir à terre; deux messieurs, que le soleil gagnait, venaient d'ouvrir les ombrelles de leurs femmes. Et la voix de Rougon montait peu à peu. Il paraissait gêné au fond de ce trou, comme si le vallon n'eût pas été assez vaste pour ses gestes. De ses mains brusquement jetées en avant, il semblait vouloir déblayer l'horizon, autour de lui. A deux reprises, il chercha l'espace; mais il ne rencontra en haut, au bord du ciel, que les moulins dont les carcasses éventrées craquaient au soleil.

L'orateur avait repris le thème de M. Kahn, en l'agrandissant. Ce n'était plus le département des Deux-Sèvres seulement qui entrait dans une ère de prospérité miraculeuse, mais la France entière, grâce à l'embranchement de Niort à Angers. Pendant dix minutes, il énuméra les bienfaits sans nombre dont les populations seraient comblées. Il poussa les choses jusqu'à parler de la main de Dieu. Puis, il répondit à l'ingénieur en chef; il ne discutait pas son discours, il n'y faisait aucune allusion; il disait simplement le contraire de ce qu'il avait dit, insistant sur le dévouement de M. Kahn, le montrant modeste, désintéressé, grandiose. Le côté financier de l'entreprise le laissait plein de sérénité. Il soudait, il entassait d'un geste rapide des monceaux d'or. Alors, les bravos lui coupèrent la voix.

«Messieurs, un dernier mot», dit-il après s'être essuyé les lèvres avec son mouchoir.

Le dernier mot dura un quart d'heure. Il se grisait, il s'engageait plus qu'il n'aurait voulu. Même, à la péroraison, comme il en était à la grandeur du règne, célébrant la haute intelligence de l'empereur, il laissa entendre que Sa Majesté patronnait d'une façon particulière l'embranchement de Niort à Angers. L'entreprise devenait une affaire d'État.

Trois salves d'applaudissements retentirent. Un vol de corbeaux, volant dans le ciel pur, à une grande hauteur, s'effaroucha, avec des croassements prolongés.

Dès la dernière phrase du discours, la Société philharmonique s'était mise à jouer, sur un signal parti de la tente; tandis que les dames, serrant leurs jupes, se relevaient vivement, désireuses de ne rien perdre du spectacle. Cependant, autour de Rougon, les invités souriaient d'un air ravi. Le maire, le procureur impérial, le colonel du 78e de ligne hochaient la tête, en écoutant le député s'émerveiller à demi-voix, de façon à être entendu du ministre. Mais le plus enthousiaste était sûrement l'ingénieur en chef des ponts et chaussées; il affecta une servilité extraordinaire, la bouche tordue, comme foudroyé par les magnifiques paroles du grand homme.

«Si Son Excellence veut bien me suivre», dit M. Kahn, dont la grosse face suait de joie.

C'était la fin. Son Excellence allait mettre le feu à la première mine. Des ordres venaient d'être donnés à l'équipe d'ouvriers en blouses neuves. Ces hommes précédèrent le ministre et M. Kahn dans la tranchée, et se rangèrent au fond, sur deux lignes. Un contremaître tenait un bout de corde allumée, qu'il présenta à Rougon. Les autorités, restées sous la tente, allongeaient le cou. Le public anxieux attendait. La Société philharmonique jouait toujours.

«Est-ce que ça va faire beaucoup de bruit? demanda avec un sourire inquiet la femme du proviseur à l'un des deux substituts.

—C'est selon la nature de la roche, se hâta de répondre le président du tribunal de commerce, qui entra dans des explications minéralogiques.

—Moi, je me bouche les oreilles», murmura l'aînée des trois filles du conservateur des eaux et forêts.

Rougon, la corde allumée à la main, au milieu de tout ce monde, se sentait ridicule. En haut, sur la crête des coteaux, les carcasses des moulins craquaient plus fort.

Alors, il se hâta, mit le feu à la mèche dont le contremaître lui indiqua le bout, entre deux pierres. Aussitôt un ouvrier souffla dans une trompe, longuement. Toute l'équipe s'écarta, M. Kahn avait vivement ramené Son Excellence sous la tente, en montrant une sollicitude inquiète.

«Eh bien, ça ne part donc pas?» balbutia le conservateur des hypothéqués, qui clignait les yeux d'anxiété, avec une envie folle de se boucher les oreilles, comme les dames.

L'explosion n'eut lieu qu'au bout de deux minutes.

On avait mis la mèche très longue, par prudence.

L'attente des spectateurs tournait à l'angoisse; tous les yeux, fixés sur la roche rouge, s'imaginaient la voir remuer; des personnes nerveuses dirent que ça leur cassait la poitrine. Enfin il y eut un ébranlement sourd, la roche se fendit, pendant qu'un jet de fragments, gros comme les deux poings, montait dans la fumée. Et tout le monde s'en alla. On entendait ces mots, cent fois répétés:

«Sentez-vous la poudre?» Le soir, le préfet donna un dîner, auquel les autorités assistèrent. Il avait lancé cinq cents invitations pour le bal qui suivit. Ce bal fut splendide. Le grand salon était décoré de plantes vertes, et l'on avait ajouté, aux quatre coins, quatre petits lustres, dont les bougies, jointes à celles du lustre central, jetaient une clarté extraordinaire. Niort ne se souvenait pas d'un tel éclat. Le flamboiement des six fenêtres éclairait la place de la Préfecture, où plus de deux mille curieux se pressaient, les yeux en l'air, pour voir les danses. Même l'orchestre s'entendait si distinctement, que des gamins, en bas, organisaient des galops sur les trottoirs. Dès neuf heures, les dames s'éventaient, les rafraîchissements circulaient, les quadrilles succédaient aux valses et aux polkas. Près de la porte, Du Poizat, très cérémonieux, recevait les retardataires avec un sourire.

«Votre Excellence ne danse donc pas?» demanda hardiment à Rougon la femme du proviseur, qui venait d'entrer, vêtue d'une robe de tarlatane semée d'étoiles d'or.

Rougon s'excusa en souriant. Il était debout devant une fenêtre, au milieu d'un groupe. Et, tout en soutenant une conversation sur la révision du cadastre, il jetait au-dehors de rapides coups d'œil. De l'autre côté de la place, dans la vive lueur dont les lustres éclairaient les façades, il venait d'apercevoir, à une des croisées de l'hôtel de Paris, Mme Correur et Mlle Herminie Billecoq. Elles restaient là, regardant la fête, accoudées à la barre d'appui comme à la rampe d'une loge. Elles avaient des visages luisants, des cous nus et gonflés de légers rires, à certaines bouffées chaudes de la fête.

Cependant, la femme du proviseur achevait le tour du grand salon, distraite, insensible à l'admiration que l'ampleur de sa longue jupe soulevait parmi les tout jeunes gens. Elle cherchait quelqu'un du regard, sans cesser de sourire, d'un air languissant.

«M. le commissaire central n'est donc pas venu? finit-elle par demander à Du Poizat, qui la questionnait sur la santé de son mari. Je lui ai promis une valse.

—Mais il devrait être là, répondit le préfet; je suis surpris de ne pas le voir.... Il a eu une mission à remplir aujourd'hui. Seulement il m'avait promis d'être de retour à six heures.» C'était vers midi, après le déjeuner, que Gilquin avait quitté Niort à cheval, pour aller arrêter le notaire Martineau. Coulonges se trouvait à cinq lieues. Il comptait y être à deux heures et pouvoir repartir vers les quatre heures au plus tard, ce qui lui permettrait de ne pas manquer le banquet, auquel il était invité. Aussi ne pressa-t-il pas l'allure de son cheval, se dandinant sur sa selle, se promettant d'être très entreprenant, le soir, au bal, avec cette personne blonde, qu'il jugeait seulement un peu maigre. Gilquin aimait les femmes grasses. A Coulonges, il descendit à l'hôtel du Lion d'Or, où un brigadier et deux gendarmes devaient l'attendre. De cette façon, son arrivée ne serait pas remarquée; on louerait une voiture, on «emballerait» le notaire, sans qu'une voisine se mît sur sa porte. Mais les gendarmes n'étaient pas au rendez-vous. Jusqu'à cinq heures, Gilquin les attendit, jurant, buvant des grogs, regardant sa montre tous les quarts d'heure. Jamais il ne serait à Niort pour le dîner. Il faisait seller son cheval, lorsque enfin le brigadier parut, suivi de ses deux hommes. Il y avait eu malentendu.

«Bon, bon, ne vous excusez pas, nous n'avons pas le temps, cria furieusement le commissaire central. Il est déjà cinq heures un quart.... Empoignons notre individu, et que ça ne traîne pas! Il faut que nous roulions dans dix minutes.» D'ordinaire, Gilquin était bon homme. Il se piquait, dans ses fonctions, d'une urbanité parfaite. Ce jour-là, il avait même arrêté un plan compliqué, afin d'éviter les émotions trop fortes au frère de Mme Correur; ainsi il devait entrer seul, pendant que les gendarmes se tiendraient, avec la voiture, à la porte du jardin, dans une ruelle donnant sur la campagne. Mais ses trois heures d'attente au Lion d'Or l'avaient tellement exaspéré, qu'il oublia toutes ces belles précautions. Il traversa le village et alla sonner rudement chez le notaire, à la porte de la rue. Un gendarme fut laissé devant cette porte; l'autre fit le tour, pour surveiller les murs du jardin. Le commissaire était entré avec le brigadier. Dix à douze curieux effarés regardaient de loin.

A la vue des uniformes, la servante qui avait ouvert, prise d'une terreur d'enfant, disparut en criant ce seul mot, de toutes ses forces:

«Madame! madame! madame!» Une femme petite et grasse, dont la face gardait un grand calme, descendit lentement l'escalier.

«Madame Martineau, sans doute? fit Gilquin d'une voix rapide. Mon Dieu! madame, j'ai une triste mission à remplir.... Je viens arrêter votre mari.» Elle joignit ses mains courtes, tandis que ses lèvres décolorées tremblaient. Mais elle ne poussa pas un cri.

Elle resta sur la dernière marche, bouchant l'escalier avec ses jupes. Elle voulut voir le mandat d'amener, demanda des explications, traîna les choses.

«Attention! le particulier va nous filer entre les doigts», murmura le brigadier à l'oreille du commissaire.

Sans doute elle entendit. Elle les regarda, de son air calme, en disant:

«Montez, messieurs.» Et elle monta la première. Elle les introduisit dans un cabinet, au milieu duquel M. Martineau se tenait debout, en robe de chambre. Les cris de la bonne venaient de lui faire quitter son fauteuil où il passait ses journées. Très grand, les mains comme mortes, le visage d'une pâleur de cire, il n'avait plus que les yeux de vivants, des yeux noirs, doux et énergiques.

Mme Martineau le montra d'un geste silencieux.

«Mon Dieu! monsieur, commença Gilquin, j'ai une triste mission à remplir...» Quand il eut terminé, le notaire hocha la tête, sans parler. Un léger frisson agitait la robe de chambre drapée sur ses membres maigres. Il dit enfin, avec une grande politesse: