L'impératrice, qui venait de quitter le salon de famille, s'efforçait, avec une bonne grâce charmante, de combattre l'ennui grandissant des invités. Elle avait proposé de jouer aux petits papiers; mais il était déjà trop tard, on préféra danser. Toutes les dames se trouvaient alors réunies dans la galerie des Cartes. On envoya au fumoir chercher les hommes qui s'y cachaient. Et comme on se mettait en place pour un quadrille, M. de Combelot s'assit obligeamment devant le piano. C'était un piano mécanique, avec une petite manivelle, à droite du clavier. Le chambellan, d'un mouvement continu du bras, tournait, l'air sérieux.

«Monsieur Rougon, disait l'empereur, on m'a parlé d'un travail, un parallèle entre la Constitution anglaise et la nôtre.... Je pourrai peut-être vous fournir des documents.

—Votre Majesté est trop bonne.... Mais je nourris un autre projet, un vaste projet.» Et Rougon, voyant le souverain si affectueux, voulut profiter de l'occasion. Il expliqua son affaire tout au long, son rêve de grande culture dans un coin des Landes, le défrichement de plusieurs lieues carrées, la fondation d'une ville, la conquête d'une nouvelle terre.

Pendant qu'il parlait, l'empereur levait sur lui ses yeux mornes, où une lueur s'allumait. Il ne disait rien, il hochait la tête par moments. Puis, quand l'autre se tut:

«Sans doute... on pourrait voir...»

Et, se tournant vers un groupe voisin, composé de Clorinde, de son mari et de M. de Plouguern:

«Monsieur Delestang, donnez-nous donc votre avis.... J'ai gardé le meilleur de ma visite à votre ferme-modèle de la Chamade.» Delestang s'approcha. Mais le cercle qui se formait autour de l'empereur dut reculer jusque dans l'embrasure d'une fenêtre. Mme de Combelot, en valsant, à demi pâmée entre les bras de M. La Rouquette, venait d'envelopper, d'un frôlement de sa longue traîne, les bas de soie de Sa Majesté. Au piano, M. de Combelot goûtait la musique qu'il faisait; il tournait plus vite, il balançait sa belle tête correcte; et, par moments, il abaissait un regard sur la caisse de l'instrument, comme surpris des sons graves, que certains tours de la manivelle ramenaient.

«J'ai eu le bonheur d'obtenir des veaux superbes cette année, grâce à un nouveau croisement de races, expliquait Delestang. Malheureusement, quand Votre Majesté est venue, les parcs étaient en réparation.» Et l'empereur parla culture, élevage, engrais, lentement, par monosyllabes. Depuis sa visite à la Chamade, il tenait Delestang en grande estime. Il louait surtout celui-ci d'avoir tenté pour le personnel de sa ferme un essai de vie en commun, avec tout un système de partage de certains bénéfices et de caisse de retraite.

Lorsqu'ils causaient ensemble, ils avaient des communautés d'idées, des coins d'humanitairerie qui les faisaient se comprendre à demi-mot.

«M. Rougon vous a parlé de son projet? demanda l'empereur.

—Oh! un projet superbe, répondit Delestang. On pourrait tenter en grand des expériences...» Il montra un véritable enthousiasme. La race porcine le préoccupait; les beaux types se perdaient en France.

Puis, il laissa entendre qu'il étudiait un nouvel aménagement des prairies artificielles. Mais il faudrait d'immenses terrains. Si Rougon réussissait, il irait là-bas appliquer son procédé. Et, brusquement, il s'arrêta: il venait d'apercevoir sa femme qui le regardait d'un air fixe. Depuis qu'il approuvait le projet de Rougon, elle pinçait les lèvres, furieuse, toute pâle.

«Mon ami», murmura-t-elle, en lui montrant le piano.

M. de Combelot, les doigts rompus, ouvrait la main, qu'il refermait ensuite doucement, pour se délasser. Il allait attaquer une polka, avec le sourire complaisant d'un martyr, lorsque Delestang courut lui offrir de le remplacer; ce qu'il accepta d'un air poli, comme s'il cédait une place d'honneur. Et Delestang, attaquant la polka, se mit à tourner la manivelle. Mais c'était autre chose. Il n'avait pas le jeu souple, le tour de poignet facile et moelleux du chambellan.

Rougon, pourtant, voulait obtenir un mot décisif de l'Empereur. Celui-ci, très séduit, lui demandait maintenant s'il ne comptait pas établir là-bas de vastes cités ouvrières; il serait aisé d'accorder à chaque famille un bout de terrain, une petite concession d'eau, des outils; et il promettait même de lui communiquer des plans, le projet d'une de ces cités qu'il avait jeté lui-même sur le papier, avec des maisons uniformes, où tous les besoins étaient prévus.

«Certainement, j'entre tout à fait dans les idées de Votre Majesté, répondit Rougon, que le socialisme nuageux du souverain impatientait. Nous ne pourrons rien faire sans elle.... Ainsi, il faudra sans doute exproprier certaines communes. L'utilité publique devra être déclarée. Enfin, j'aurai à m'occuper de la formation d'une société... Un mot de votre Majesté est nécessaire...» L'œil de l'empereur s'éteignit. Il continuait à hocher la tête. Puis, sourdement, d'une voix à peine distincte, il répéta:

«Nous verrons... nous en causerons...» Et il s'éloigna, traversant de sa marche alourdie la figure d'un quadrille. Rougon fit bonne contenance, comme s'il avait eu la certitude d'une réponse favorable. Clorinde était radieuse. Peu après, parmi les hommes graves qui ne dansaient pas, la nouvelle courut que Rougon quittait Paris, qu'il allait se mettre à la tête d'une grande entreprise, dans le Midi. Alors, on vint le féliciter. On lui souriait d'un bout de galerie à l'autre. Il ne restait plus trace de l'hostilité du premier moment. Puisqu'il s'exilait de lui-même, on pouvait lui serrer la main, sans courir le risque de se compromettre. Ce fut un véritable soulagement pour beaucoup d'invités. M. La Rouquette, quittant la danse, en parla au chevalier Rusconi, d'un air enchanté d'homme mis à l'aise.

«Il fait bien; il accomplira de grandes choses là-bas, dit-il, Rougon est un homme très fort; mais, voyez-vous, il manque de tact politique.» Ensuite, il s'attendrit sur la bonté de l'empereur, qui, selon son expression, «aimait ses vieux serviteurs comme on aime d'anciennes maîtresses». Il s'acoquinait à eux, il éprouvait des regains de tendresse, après les ruptures les plus éclatantes. S'il avait invité Rougon à Compiègne, c'était sûrement par quelque muette lâcheté de cœur. Et le jeune député cita d'autres faits à l'honneur des bons sentiments de Sa Majesté: quatre cent mille francs donnés pour payer les dettes d'un général ruiné par une danseuse, huit cent mille francs offerts en cadeau de noce à un de ses anciens complices de Strasbourg et de Boulogne, près d'un million dépensé en faveur de la veuve d'un grand fonctionnaire.

«Sa cassette est au pillage, dit-il en terminant. Il ne s'est laissé nommer empereur que pour enrichir ses amis.... Je hausse les épaules, quand j'entends les républicains lui reprocher sa liste civile. Il épuiserait dix listes civiles à faire le bien. C'est un argent qui retourne à la France.» Tout en parlant à demi-voix, M. La Rouquette et le chevalier Rusconi suivaient des yeux l'empereur.

Celui-ci achevait de faire le tour de la galerie. Il manœuvrait prudemment au milieu des danseuses, s'avançant muet et seul, dans le vide que le respect ouvrait devant lui. Quand il passait derrière les épaules nues d'une dame assise, il allongeait un peu le cou, les paupières pincées, avec un regard oblique et plongeant.

«Et une intelligence! dit à voix plus basse le chevalier Rusconi. Un homme extraordinaire!» L'empereur était arrivé près d'eux. Il resta là une minute, morne et hésitant. Puis il parut vouloir s'approcher de Clorinde, très gaie, en ce moment, très belle; mais elle le regarda hardiment, elle dut l'effrayer. Il se remit à marcher, la main gauche rejetée et appuyée sur les reins, roulant de l'autre main les bouts cirés de ses moustaches. Et, comme M. Beulin-d'orchère se trouvait en face de lui, il fit un détour, se rapprocha de biais, en disant:

«Vous ne dansez donc pas, monsieur le président?» Le magistrat avoua qu'il ne savait pas danser, qu'il n'avait jamais dansé de sa vie. Alors, l'empereur reprit, d'une voix encourageante:

«Ça ne fait rien, on danse tout de même.» Ce fut son dernier mot. Il gagna doucement la porte, il disparut.

«N'est-ce pas un homme extraordinaire? disait M. La Rouquette, qui répétait le mot du chevalier Rusconi. Hein? à l'étranger, on se préoccupe énormément de lui?» Le chevalier, en diplomate discret, répondit par de vagues signes de tête. Pourtant, il convint que toute l'Europe avait les yeux fixés sur l'empereur. Une parole prononcée aux Tuileries ébranlait les trônes voisins.

«C'est un prince qui sait se taire», ajouta-t-il, avec un sourire dont la fine ironie échappa qu jeune député.

Tous deux retournèrent galamment auprès des dames. Ils firent des invitations pour le prochain quadrille. Un aide de camp tournait depuis un quart d'heure la manivelle du piano. Delestang et M. de Combelot se précipitèrent, offrant de le remplacer.

Mais les dames crièrent:

«Monsieur de Combelot, monsieur de Combelot.... Il tourne beaucoup mieux!» Le chambellan remercia d'un salut aimable, et tourna, avec une ampleur vraiment magistrale. Ce fut le dernier quadrille. On venait de servir le thé, dans le salon de famille. Néro, qui sortit de derrière un canapé, fut bourré de sandwiches. De petits groupes se formaient, causant d'une façon intime. M. de Plouguern avait emporté une brioche sur le coin d'une console; il mangeait, buvant de légères gorgées de thé, expliquant à Delestang, avec lequel il partageait sa brioche, comment il avait fini par accepter des invitations à Compiègne, lui dont on connaissait les opinions légitimistes. Mon Dieu! c'était bien simple: il croyait ne pas pouvoir refuser son concours à un gouvernement qui sauvait la France de l'anarchie. Il s'interrompit pour dire:

«Elle est excellente, cette brioche.... Moi, j'avais assez mal dîné, ce soir.» A Compiègne, d'ailleurs, sa verve méchante était toujours en éveil. Il parla de la plupart des femmes présentes, avec une crudité de paroles dont Delestang rougissait. Il ne respectait que l'impératrice, une sainte; elle montrait une dévotion exemplaire, elle était légitimiste et aurait sûrement rappelé Henri V, si elle avait pu disposer librement du trône. Pendant un instant, il célébra les douceurs de la religion. Puis, comme il entamait de nouveau une anecdote graveleuse, l'impératrice justement rentra dans ses appartements, suivie de Mme de Llorentz. Sur le seuil de la porte, elle fit une grande révérence à l'assemblée. Tout le monde, silencieusement, s'inclina.

Les salons se vidèrent. On causait plus fort. Des poignées de main s'échangeaient. Quand Delestang chercha sa femme pour monter à leur chambre, il ne la trouva plus. Enfin Rougon, qui l'aidait, finit par la découvrir, assise à côté de M. de Marsy, sur un étroit canapé, au fond de ce petit salon, où Mme de Llorentz avait fait au comte une si terrible scène de jalousie, après le dîner. Clorinde riait très haut. Elle se leva, en apercevant son mari. Elle dit, sans cesser de rire:

«Bonsoir, monsieur le comte.... Vous verrez demain, pendant la chasse, si je tiens mon pari.» Rougon la suivit des yeux, tandis que Delestang l'emmenait à son bras. Il aurait voulu les accompagner jusqu'à leur porte, pour lui demander quel était ce pari dont elle parlait; mais il dut rester là, retenu par M. de Marsy, qui le traitait avec un redoublement de politesse. Quand il fut libre, au lieu de monter se coucher, il profita d'une porte ouverte, il descendit dans le parc. La nuit était très sombre, une nuit d'octobre, sans une étoile, sans un souffle, noire et morte. Au loin, les hautes futaies mettaient des promontoires de ténèbres.

Il avait peine à distinguer devant lui la pâleur des allées. A cent pas de la terrasse, il s'arrêta. Son chapeau à la main, debout dans la nuit, il reçut un instant au visage toute la fraîcheur qui tombait. Ce fut un soulagement, comme un bain de force. Et il s'oublia à regarder sur la façade, à gauche, une fenêtre vivement éclairée; les autres fenêtres s'éteignaient, elle troua bientôt seule de son flamboiement la masse endormie du château.

L'empereur veillait. Brusquement, il crut voir son ombre, une tête énorme, traversée par des bouts de moustaches; puis deux autres ombres passèrent, l'une très grêle, l'autre forte, si large qu'elle bouchait toute la clarté. Il reconnut nettement, dans cette dernière, la colossale silhouette d'un agent de la police secrète, avec lequel Sa Majesté s'enfermait pendant des heures, par goût; et l'ombre grêle ayant passé de nouveau, il supposa qu'elle pouvait bien être une ombre de femme.

Tout disparut, la fenêtre reprit son éclat tranquille, la fixité de son regard de flamme, perdu dans les profondeurs mystérieuses du parc. Peut-être, maintenant, l'empereur songeait-il au défrichement d'un coin des Landes, à la fondation d'une ville ouvrière, où l'extinction du paupérisme serait tentée en grand. Souvent, il se décidait la nuit. C'était la nuit qu'il signait des décrets, écrivait des manifestes, destituait des ministres. Cependant, peu à peu, Rougon souriait; il se rappelait invinciblement une anecdote, l'empereur en tablier bleu, coiffé d'un bonnet de police fait d'un morceau de journal, collant du papier à trois francs le rouleau dans une pièce de Trianon, pour y loger une maîtresse; et il se l'imaginait, à cette heure, dans la solitude de son cabinet, au milieu du solennel silence, découpant des images qu'il collait à l'aide d'un petit pinceau, très proprement.

Alors, Rougon, levant les bras, se surprit à dire tout haut:

«Sa bande l'a fait, lui!» Il se hâta de rentrer. Le froid le prenait, surtout aux jambes, que sa culotte découvrait jusqu'aux genoux.

Le lendemain, vers neuf heures, Clorinde lui envoya Antonia qu'elle avait amenée, pour demander s'ils pouvaient, son mari et elle, venir déjeuner chez lui. Il s'était fait monter une tasse de chocolat. Il les attendit. Antonia les précéda, apportant le large plateau d'argent sur lequel on leur avait servi, dans leur chambre, deux tasses de café.

«Hein? ce sera plus gai, dit Clorinde en entrant.

Vous avez le soleil, de ce côté-ci.... Oh! vous êtes beaucoup mieux que nous!» Et elle visita l'appartement. Il se composait d'une antichambre, dans laquelle se trouvait, à droite, la porte d'un cabinet de domestique; au fond, était la chambre à coucher, une vaste pièce tendue d'une cretonne écrue à grosses fleurs rouges, avec un grand lit d'acajou carré et une immense cheminée, où flambaient des troncs d'arbre.

«Parbleu! criait Rougon, il fallait réclamer! Moi, je n'aurais pas accepté un appartement sur la cour! Ah! si l'on courbe l'échine!... Je l'ai dit hier soir à Delestang.» La jeune femme haussa les épaules, en murmurant:

«Lui! il tolérerait qu'on me logeât dans les greniers!» Elle voulut voir jusqu'au cabinet de toilette, dont toute la garniture était en porcelaine de Sèvres, blanc et or, marquée du chiffre impérial. Puis, elle vint devant la fenêtre. Un léger cri de surprise et d'admiration lui échappa. En face d'elle, à des lieues, la forêt de Compiègne emplissait l'horizon de la mer roulante de ses hautes futaies; des cimes monstrueuses moutonnaient, se perdaient dans un balancement ralenti de houle; et, sous le soleil blond de cette matinée d'octobre, c'étaient des mares d'or, des mares de pourpre, une richesse de manteau galonné traînant d'un bord du ciel à l'autre.

«Voyons, déjeunons», dit Clorinde.

Ils débarrassèrent une table, sur laquelle se trouvaient un encrier et un buvard. Ils trouvèrent piquant de se passer de leurs domestiques. La jeune femme, très rieuse, répétait qu'il lui avait semblé le matin se réveiller à l'auberge, une auberge tenue par un prince, au bout d'un long voyage fait en rêve. Ce déjeuner de hasard, sur des plateaux d'argent, la ravissait comme une aventure qui lui serait arrivée dans quelque pays inconnu, tout là-bas, disait-elle. Cependant, Delestang s'émerveillait sur la quantité de bois brûlant dans la cheminée. Il finit par murmurer, les yeux sur les flammes, d'un air absorbé:

«Je me suis laissé conter qu'on brûle pour quinze cents francs de bois par jour au château.... Quinze cents francs! Hein? Rougon, le chiffre ne vous paraît pas un peu fort?» Rougon, qui buvait lentement son chocolat, se contenta de hocher la tête. Il était très préoccupé par la gaieté vive de Clorinde. Ce matin-là, elle semblait s'être levée avec une fièvre extraordinaire de beauté; elle avait ses grands yeux luisants de combat.

«Quel est donc ce pari dont vous parliez hier soir?» lui demanda-t-il brusquement.

Elle se mit à rire, sans répondre. Et comme il insistait:

«Vous verrez bien», dit-elle. Alors, peu à peu, il se fâcha, il la traita durement. Ce fut une véritable scène de jalousie, avec des allusions d'abord voilées, qui devinrent bientôt des accusations toutes crues: elle s'était donnée en spectacle, elle avait laissé ses doigts dans ceux de M. de Marsy pendant plus de deux minutes. Delestang, d'un air tranquille, trempait de longues mouillettes dans son café au lait.

«Ah! si j'étais votre mari!» cria Rougon.

Clorinde s'était levée. Elle se tenait debout derrière Delestang, les deux mains appuyées sur ses épaules.

«Eh bien, quoi? si vous étiez mon mari», demanda-t-elle.

Et se penchant vers Delestang, parlant dans ses cheveux, qu'elle soulevait d'un souffle tiède:

«N'est-ce pas, mon ami, il serait bien sage, aussi sage que toi?» Pour toute réponse, il plia le cou et baisa la main appuyée sur son épaule gauche. Il regardait Rougon, la face émue et embarrassée, clignant les yeux, voulant lui faire entendre qu'il allait peut-être un peu loin. Rougon faillit l'appeler imbécile. Mais Clorinde ayant fait un signe par-dessus la tête de son mari, il la suivit à la fenêtre où elle s'accouda. Un instant, elle resta muette, les yeux perdus sur l'immense horizon. Puis elle dit, sans transition:

«Pourquoi voulez-vous quitter Paris? Vous ne m'aimez donc plus?... Écoutez, je serai raisonnable, je suivrai vos conseils, si vous renoncez à vous exiler là-bas dans votre abominable pays.» Lui, à ce marché, devint grave. Il mit en avant les grands intérêts auxquels il obéissait. Maintenant, il était impossible qu'il reculât. Et, pendant qu'il parlait, Clorinde cherchait vainement à lire la vérité vraie sur son visage; il semblait très décidé à partir.

«C'est bon, vous ne m'aimez plus, reprit-elle. Alors, je suis bien maîtresse d'agir à ma guise.... Vous verrez.» Elle quitta la fenêtre sans contrariété, retrouvant son rire. Delestang, que le feu continuait à intéresser, cherchait à déterminer le nombre approximatif des cheminées du château. Mais elle l'interrompit, car elle avait tout juste le temps de s'habiller, si elle ne voulait pas manquer la chasse. Rougon les accompagna jusque dans le corridor, un large couloir de couvent, garni d'une moquette verte. Clorinde, en s'en allant, s'amusa à lire de porte en porte les noms des invités, écrits sur de petites pancartes encadrées de minces filets de bois.

Puis, tout au bout, elle se retourna; et, croyant voir Rougon perplexe, comme près de la rappeler, elle s'arrêta, attendit quelques secondes, l'air souriant. Il rentra chez lui, il ferma sa porte d'une main brutale.

Le déjeuner fut avancé, ce matin-là. Dans la galerie des Cartes, on causa beaucoup du temps, qui était excellent pour une chasse à courre: une poussière diffuse de soleil, un air blond et vif, immobile comme une eau dormante. Les voitures de la cour partirent du château un peu avant midi. Le rendez-vous était au Puits-du-Roi, vaste carrefour en pleine forêt. La vénerie impériale attendait là depuis une heure, les piqueurs à cheval, en culotte de drap rouge, avec le grand chapeau galonné en bataille, les valets de chiens, chaussés de souliers noirs à boucles d'argent, pour courir à l'aise au milieu des taillis; et les voitures des invités venus des châteaux voisins, alignées correctement, formaient un demi-cercle, en face de la meute tenue par les valets; tandis que des groupes de dames et de chasseurs en uniforme faisaient au centre un sujet de tableau ancien, une chasse sous Louis XV, ressuscitée dans l'air blond.

L'empereur et l'impératrice ne suivirent pas la chasse.

Aussitôt après l'attaque, leurs chars à bancs tournèrent dans une allée et revinrent au château. Beaucoup de personnes les imitèrent. Rougon avait d'abord essayé d'accompagner Clorinde; mais elle lançait son cheval si follement, qu'il perdit du terrain et se décida à rentrer de dépit, furieux de la voir galoper côte à côte avec M. de Marsy, au fond d'une allée, très loin.

Vers cinq heures et demie, Rougon fut prié de descendre prendre le thé, dans les petits appartements de l'impératrice. C'était une faveur accordée d'ordinaire aux hommes spirituels. Il y avait déjà là M. Beulin d'Orchère et M. de Plouguern; et ce dernier conta, en termes délicats, une farce très grosse, qui eut un grand succès de rire. Cependant, les chasseurs rentraient à peine. Mme de Combelot arriva, en affectant une lassitude extrême. Et, comme on lui demandait des nouvelles, elle répondit avec des mots techniques:

«Oh! l'animal s'est fait battre pendant plus de quatre heures.... Imaginez qu'il a débouché un instant en plaine.

Il avait repris un peu d'air.... Enfin, il est allé se laisser prendre à la mare Rouge. Un hallali superbe!» Le chevalier Rusconi donna un autre détail, d'un air inquiet.

«Le cheval de Mme Delestang s'est emporté... Elle a disparu du côté de la route de Pierrefonds. On n'a pas encore de ses nouvelles.» Alors, on l'accabla de questions. L'impératrice paraissait désolée. Il raconta que Clorinde avait suivi tout le temps un train d'enfer. Son allure enthousiasmait les veneurs les plus accomplis. Puis, brusquement, son cheval s'était dérobé dans une allée latérale.

«Oui, ajouta M. La Rouquette, qui brûlait de placer un mot, elle avait cravaché cette pauvre bête avec une violence!... M. de Marsy s'est élancé derrière elle pour lui porter secours. Il n'a pas reparu non plus.» Mme de Llorentz, assise derrière Sa Majesté, se leva.

Elle crut qu'on la regardait en souriant. Elle devint toute blême. Maintenant, la conversation roulait sur les dangers qu'on courait à la chasse. Un jour, le cerf, réfugié dans la cour d'une ferme, s'était retourné si terriblement contre les chiens, qu'une dame avait eu une jambe cassée, au milieu de la bagarre. Puis, on fit des suppositions. Si M. de Marsy était parvenu à maîtriser le cheval de Mme Delestang, peut-être avaient-ils mis pied à terre, tous les deux, pour se reposer quelques minutes; les abris, des huttes, des hangars, des pavillons abondaient dans la forêt. Et il sembla à Mme de Llorentz que les sourires redoublaient, tandis qu'on guettait du coin de l'œil sa fureur jalouse. Rougon se taisait, battant fiévreusement une marche sur ses genoux, du bout des doigts.

«Bah! quand ils passeraient la nuit dehors!» dit entre ses dents M. de Plouguern.

L'impératrice avait donné des ordres pour que Clorinde fût invitée à venir prendre le thé, si elle rentrait.

Tout d'un coup, il y eut de légères exclamations. La jeune femme était sur le seuil de la porte, le teint vif, souriante, triomphante. Elle remercia Sa Majesté de l'intérêt qu'elle lui témoignait. Et, d'un air tranquille:

«Mon Dieu! je suis désolée. On a eu tort de s'inquiéter.... J'avais fait avec M. de Marsy le pari d'arriver la première à la mort du cerf. Sans ce maudit cheval...» Puis, elle ajouta gaiement:

«Nous n'avons perdu ni l'un ni l'autre, voilà tout.» Mais elle dut raconter l'aventure plus au long. Elle n'éprouva pas la moindre gêne. Après dix minutes d'un galop furieux, son cheval s'était abattu, sans qu'elle eût aucun mal. Alors, comme elle chancelait d'émotion, M. de Marsy l'avait fait entrer un instant sous un hangar. «Nous avions deviné! cria M. La Rouquette. Vous dites sous un hangar?... Moi, j'avais dit dans un pavillon.

—Vous deviez être bien mal là-dessous», ajouta méchamment M. de Plouguern.

Clorinde, sans cesser de sourire, répondit avec une lenteur heureuse:

«Non, je vous assure. Il y avait de la paille. Je me suis assise. Un grand hangar plein de toiles d'araignée. La nuit tombait. C'était très drôle.» Et, regardant en face Mme de Llorentz, elle continua, d'une voix plus traînante encore, qui donnait aux mots une valeur particulière:

«M. de Marsy a été très bon pour moi.» Depuis que la jeune femme racontait son accident, Mme de Llorentz appuyait violemment deux doigts de sa main contre ses lèvres. Aux derniers détails, elle ferma les yeux, comme prise d'un vertige de colère. Elle resta là encore une minute; puis, ne se contenant plus, elle sortit. M. de Plouguern, très intrigué, se glissa derrière elle. Clorinde, qui la guettait, eut un geste involontaire de victoire.

La conversation changea. M. Beulin-d'orchère parlait d'un procès scandaleux dont l'opinion se préoccupait beaucoup; il s'agissait d'une demande en séparation, fondée sur l'impuissance du mari; et il rapportait certains faits avec des phrases si décentes de magistrat, que Mme de Combelot, ne comprenant pas, demandait des explications. Le chevalier Rusconi plut énormément en chantant à demi-voix des chansons populaires du Piémont, des vers d'amour, dont il donnait ensuite la traduction française. Au milieu d'une de ces chansons, Delestang entra; il revenait de la forêt, où il battait les routes depuis deux heures, à la recherche de sa femme; on sourit de l'étrange figure qu'il avait.

Cependant, l'impératrice semblait prise tout d'un coup d'une vive amitié pour Clorinde. Elle l'avait fait asseoir à son côté, elle causait chevaux avec elle. Pyrame, le cheval monté par la jeune femme pendant la chasse, était d'un galop très dur; et elle disait que, le lendemain, elle lui ferait donner César.

Rougon, dès l'arrivée de Clorinde, s'était approché d'une fenêtre, en affectant d'être intéressé par des lumières qui s'allumaient au loin, à gauche du parc.

Personne ainsi ne put voir les légers tressaillements de sa face. Il demeura longtemps debout, devant la nuit.

Enfin il se retournait, l'air impassible, lorsque M. de Plouguern, qui rentrait, s'approcha de lui, souffla à son oreille d'une voix enfiévrée de curieux satisfait:

«Oh! une scène épouvantable.... Vous avez vu, je l'ai suivie. Elle a justement rencontré Marsy au bout des couloirs. Ils sont entrés dans une chambre. Là, j'ai entendu Marsy lui dire carrément qu'elle l'assommait.... Elle est repartie comme une folle, en se dirigeant vers le cabinet de l'empereur.... Ma foi, oui, je crois qu'elle est allée mettre sur le bureau de l'empereur les fameuses lettres...» A ce moment, Mme de Llorentz reparut. Elle était toute blanche, les cheveux envolés sur les tempes, l'haleine courte. Elle reprit sa place derrière l'impératrice, avec le calme désespéré d'un patient qui vient de pratiquer sur lui-même quelque terrible opération dont il peut mourir.

«Pour sûr, elle a lâché les lettres», répéta M. de Plouguern, en l'examinant.

Et, comme Rougon semblait ne pas comprendre, il alla se pencher derrière Clorinde, lui racontant l'histoire. Elle l'écoutait ravie, les yeux allumés d'une joie luisante. Ce fut seulement au sortir des petits appartements de l'impératrice, quand vint l'heure du dîner, que Clorinde parut apercevoir Rougon. Elle lui prit le bras, elle lui dit, tandis que Delestang marchait derrière eux:

«Eh bien, vous avez vu.... Si vous aviez été gentil ce matin, je n'aurais pas failli me casser les jambes.» Le soir, il y eut une curée froide aux flambeaux, dans la cour du palais. En quittant la salle à manger, le cortège des invités, au lieu de revenir immédiatement à la galerie des Cartes, se dispersa dans les salons de la façade, dont les fenêtres furent ouvertes toutes grandes.

L'empereur prit place sur le balcon central, où une vingtaine de personnes purent le suivre.

En bas, de la grille au vestibule, deux files de valets de pied en grande livrée, les cheveux poudrés, ménageaient une large allée. Chacun d'eux tenait une longue pique, au bout de laquelle flambaient des étoupes, dans des gobelets remplis d'esprit-de-vin. Ces hautes flammes vertes dansaient en l'air, comme flottantes et suspendues, tachant la nuit sans l'éclairer, ne tirant du noir que la double rangée de gilets écarlates qu'elle rendait violâtres. Des deux côtés de la cour, une foule s'entassait, des bourgeois de Compiègne, avec leurs dames, des visages blafards grouillant dans l'ombre, d'où par moments un reflet des étoupes faisait sortir quelque tête abominable, une face vert-de-grisée de petit rentier. Puis, au milieu, devant le perron, les débris du cerf, en tas sur le pavé, étaient recouverts de la peau de l'animal, étalée, la tête en avant; tandis que, à l'autre bout, contre la grille, la meute attendait, entourée des piqueurs. Là, des valets de chiens en habit vert, avec de grands bas de coton blanc, agitaient des torches. Une vive clarté rougeâtre, traversée de fumées dont la suie roulait vers la ville, mettait, dans une lueur de fournaise, les chiens serrés les uns contre les autres, soufflant fortement, les gueules ouvertes.

L'empereur resta debout. Par instant, un éclat brusque des torches montrait sa face vague, impénétrable. Clorinde, pendant tout le dîner, avait épié chacun de ses gestes, sans surprendre en lui qu'une fatigue morne, l'humeur chagrine d'un malade souffrant en silence. Une seule fois, elle crut le voir regarder M. de Marsy obliquement, de son regard gris que ses paupières éteignaient. Au bord du balcon, il demeurait maussade, un peu voûté, tordant sa moustache; pendant que, derrière lui, les invités se haussaient, pour voir.

«Allez, Firmin!» dit-il, comme impatienté.

Les piqueurs sonnaient la Royale. Les chiens donnaient de la voix, hurlaient, le cou tendu, dressés à demi sur leurs pattes de derrière, dans un élan d'effroyable vacarme. Tout d'un coup, au moment où un valet montrait la tête du cerf à la meute affolée, Firmin, le maître d'équipage, placé sur le perron, abaissa son fouet; et la meute, qui attendait ce signal, traversa la cour en trois bonds, les flancs haletant d'une rage d'appétit. Mais Firmin avait relevé son fouet. Les chiens, arrêtés à quelque distance du cerf, s'aplatirent un instant sur le pavé, l'échine secouée de frissons, la gueule cassée d'aboiements de désir. Et ils durent reculer, ils retournèrent se ranger à l'autre bout, près de la grille. «Oh! les pauvres bêtes! dit Mme de Combelot, d'un air de compassion langoureuse.

—Superbe!» cria M. La Rouquette.

Le chevalier Rusconi applaudissait. Des dames se penchaient, très excitées, avec de petits battements aux coins des lèvres, le cœur tout gonflé du besoin de voir les chiens manger. On ne leur donnait pas leurs os tout de suite; c'était très émotionnant.

«Non, non, pas encore», murmuraient des voix grasses.

Cependant, Firmin, à deux reprises, avait levé et baissé son fouet. La meute écumait, exaspérée. A la troisième fois, le maître d'équipage ne releva pas le fouet. Le valet s'était sauvé, en emportant la peau et la tête du cerf. Les chiens se ruèrent, se vautrèrent sur les débris; leurs abois furieux s'apaisaient dans un grognement sourd, un tremblement convulsif de jouissance.

Des os craquaient. Alors, sur le balcon, aux fenêtres, ce fut une satisfaction; les dames avaient des sourires aigus, en serrant leurs dents blanches; les hommes soufflaient, les yeux vifs, les doigts occupés à tordre quelque cure-dent apporté de la salle à manger. Dans la cour, il y eut une soudaine apothéose; les piqueurs sonnaient des fanfares; les valets de chiens secouaient les torches; des flammes de Bengale brûlaient, sanglantes, incendiant la nuit, baignant les têtes placides des bourgeois de Compiègne, entassés sur les côtés, d'une pluie rouge, à larges gouttes.

L'empereur, tout de suite, tourna le dos. Et comme Rougon se trouvait à côté de lui, il parut sortir de la profonde rêverie qui le tenait maussade depuis le dîner.

«Monsieur Rougon, dit-il, j'ai songé à votre affaire.... Il y a des obstacles, beaucoup d'obstacles.» Il s'arrêta, il ouvrit les lèvres, les referma. Puis, s'en allant, il dit encore:

«Il faut rester à Paris, monsieur Rougon.» Clorinde, qui entendit, eut un geste vif de triomphe.

Le mot de l'empereur ayant couru, tous les visages redevinrent graves et anxieux, pendant que Rougon traversait lentement les groupes, se dirigeant vers la galerie des Cartes.

Et, en bas, les chiens achevaient leurs os. Ils se coulaient furieusement les uns sous les autres, pour arriver au milieu du tas. C'était une nappe d'échines mouvantes, les blanches, les noires, se poussant, s'allongeant, s'étalant comme une mare vivante, dans un ronflement vorace. Les mâchoires se hâtaient, mangeaient vite, avec la fièvre de tout manger. De courtes querelles se terminaient par un hurlement. Un gros braque, une bête superbe, fâché d'être trop au bord, recula et s'élança d'un bond au milieu de la bande. Il fit son trou, il but un lambeau des entrailles du cerf.


VIII

Des semaines se passèrent. Rougon avait repris sa vie de lassitude et d'ennui. Jamais il ne faisait allusion à l'ordre que l'empereur lui avait donné de rester à Paris.

Il parlait seulement de son échec, des prétendus obstacles qui s'opposaient à son défrichement d'un coin des Landes; et, sur ce sujet, il ne tarissait pas. Quels pouvaient être ces obstacles? Lui, n'en voyait aucun. Il allait jusqu'à s'emporter contre l'empereur, dont il était impossible, disait-il, de tirer une explication quelconque. Peut-être Sa Majesté avait-elle craint d'être obligée de subventionner l'affaire?

Cependant, à mesure que les jours coulaient, Clorinde multipliait ses visites rue Marbeuf. Chaque après-midi, elle semblait attendre de Rougon quelque nouvelle, elle le regardait d'un air de surprise, en le voyant rester muet. Depuis son séjour à Compiègne, elle vivait dans l'espoir d'un brusque triomphe; elle avait imaginé tout un drame, une colère furieuse de l'empereur, une chute retentissante de M. de Marsy, une rentrée immédiate du grand homme au pouvoir.

Ce plan de femme lui semblait d'un succès certain.

Aussi, au bout d'un mois, son étonnement fut-il immense, lorsqu'elle vit le comte rester au ministère.

Et elle conçut un dédain pour l'empereur, qui ne savait pas se venger. Elle, à sa place, aurait eu la passion de sa rancune. A quoi songeait-il donc, dans l'éternel silence qu'il gardait?

Clorinde, toutefois, ne désespérait pas encore. Elle flairait la victoire, quelque coup de grâce imprévu.

M. de Marsy était ébranlé. Rougon avait pour elle des attentions de mari qui craint d'être trompé. Depuis ses accès d'étrange jalousie à Compiègne, il la surveillait d'une façon plus paternelle, la noyait de morale, voulait la voir tous les jours. La jeune femme souriait, certaine maintenant qu'il ne quitterait pas Paris. Pourtant, vers le milieu de décembre, après des semaines d'une paix endormie, il recommença à parler de sa grande affaire.

Il avait vu des banquiers, il rêvait de se passer de l'appui de l'empereur. Et, de nouveau, on le trouva perdu au milieu de cartes, de plans, d'ouvrages spéciaux. Gilquin, disait-il, avait déjà racolé plus de cinq cents ouvriers, qui consentaient à s'en aller là-bas; c'était la première poignée d'hommes d'un peuple. Alors, Clorinde, s'enrageant à sa besogne, mit en branle toute la bande des amis.

Ce fut un travail énorme. Chacun prit un rôle.

L'entente eut lieu à demi-mots, chez Rougon lui-même, dans les coins, le dimanche et le jeudi. On se partageait les missions difficiles. On se lançait tous les jours au milieu de Paris, avec la volonté entêtée de conquérir une influence. On ne dédaignait rien; les plus petits succès comptaient. On profitait de tout, on tirait ce qu'on pouvait des moindres événements, on utilisait la journée entière, depuis le bonjour du matin jusqu'à la dernière poignée de main du soir. Les amis des amis devinrent complices, et encore les amis de ceux-là.

Paris entier fut pris dans cette intrigue. Au fond des quartiers perdus, il y avait des gens qui soupiraient après le triomphe de Rougon, sans savoir au juste pourquoi. La bande, dix à douze personnes, tenait la ville.

«Nous sommes le gouvernement de demain», disait sérieusement Du Poizat.

Il établissait des parallèles entre eux et les hommes qui avaient fait le Second Empire. Il ajoutait:

«Je serai le Marsy de Rougon.» Un prétendant n'était qu'un nom. Il fallait une bande pour faire un gouvernement. Vingt gaillards qui ont de gros appétits sont plus forts qu'un principe! et quand ils peuvent mettre avec eux le prétexte d'un principe, ils deviennent invincibles. Lui, battait le pavé, allait dans les journaux, où il fumait des cigares, en minant sourdement M. de Marsy; il savait toujours des histoires délicates sur son compte; il l'accusait d'ingratitude et d'égoïsme. Puis, lorsqu'il avait amené le nom de Rougon, il laissait échapper des demi-mots, élargissant des horizons extraordinaires de vagues promesses: celui-là, s'il pouvait seulement ouvrir les mains un jour, ferait tomber sur tout le monde une pluie de récompenses, de cadeaux, de subventions. Il entretenait ainsi la presse de renseignements, de citations, d'anecdotes, qui occupaient continuellement le public de la personnalité du grand homme; deux petites feuilles publièrent le récit d'une visite à l'hôtel de la rue Marbeuf; d'autres parlèrent du fameux ouvrage sur la constitution anglaise et la constitution de 52. La popularité semblait venir, après un silence hostile de deux années; un sourd murmure d'éloges montait. Et Du Poizat se livrait à d'autres besognes, des maquignonnages inavouables, l'achat de certains appuis, un jeu de Bourse passionné sur l'entrée plus ou moins sûre de Rougon au ministère.

«Ne songeons qu'à lui, répétait-il souvent, avec cette liberté de parole qui gênait les hommes gourmés de la bande. Plus tard, il songera à nous.»

M. Beulin-d'Orchère avait l'intrigue lourde; il évoqua contre M. de, Marsy une affaire scandaleuse, qu'on se hâta d'étouffer. Il se montrait plus adroit, en laissant dire qu'il pourrait bien être garde des sceaux un jour, si son beau-frère remontait au pouvoir; ce qui mettait à sa dévotion les magistrats ses collègues. M. Kahn menait également une troupe à l'attaque, des financiers, des députés, des fonctionnaires, grossissant les rangs de tous les mécontents rencontrés en chemin; il s'était fait un lieutenant docile de M. Béjuin; il employait même M. de Combelot et M. La Rouquette, sans que ceux-ci se doutassent le moins du monde des travaux auxquels il les poussait. Lui, agissait dans le monde officiel, très haut, étendant sa propagande jusqu'aux Tuileries, travaillant souterrainement pendant plusieurs jours, pour qu'un mot, de bouche en bouche, fût enfin répété à l'empereur.

Mais ce furent surtout les femmes qui s'employèrent avec passion. Il y eut là des dessous terribles, une complication d'aventures dont on ignora toujours au juste la portée. Mme Correur n'appelait plus la jolie Mme Bouchard que «ma petite chatte». Elle l'emmenait à la campagne, disait-elle; et, pendant une semaine, M. Bouchard vivait en garçon, M. d'Escorailles lui-même était réduit à passer ses soirées dans les petits théâtres. Un jour, Du Poizat avait rencontré ces dames avec des messieurs décorés; ce dont il s'était bien gardé de parler. Mme Correur habitait maintenant deux appartements, l'un rue Blanche, l'autre rue Mazarine; ce dernier était très coquet; Mme Bouchard y venait l'après-midi, prenait la clef chez la concierge. On racontait aussi la conquête d'un grand fonctionnaire, faite par la jeune femme un matin de pluie, comme elle traversait le Pont-Royal, en retroussant ses jupons.

Puis, le fretin des amis s'agitait, s'utilisait le plus possible. Le colonel Jobelin se rendait dans un café des boulevards pour voir d'anciens amis, des officiers; il les catéchisait, entre deux parties de piquet; et quand il en avait embauché une demi-douzaine, il se frottait les mains, le soir, en répétant que «toute l'armée était pour la bonne cause». M. Bouchard se livrait, au ministère à un racolage semblable; peu à peu, il avait soufflé aux employés une haine féroce contre M. de Marsy; il gagnait jusqu'aux garçons de bureau, il faisait soupirer tout ce monde dans l'attente d'un âge d'or, dont il parlait à l'oreille de ses intimes. M. d'Escorailles agissait sur la jeunesse riche, auprès de laquelle il vantait les idées larges de Rougon, sa tolérance pour certaines fautes, son amour de l'audace et de la force. Enfin, les Charbonnel eux-mêmes, sur les bancs du Luxembourg, où Ils allaient attendre, chaque après-midi, l'issue de leur interminable procès, trouvaient moyen d'enrégimenter les petits rentiers du quartier de l'Odéon.

Quant à Clorinde, elle ne se contentait pas d'avoir la haute main sur toute la bande. Elle menait des opérations très compliquées, dont elle n'ouvrait la bouche à personne. Jamais on ne l'avait rencontrée, le matin, dans des peignoirs aussi mal agrafés, traînant plus passionnément, au fond de quartiers louches, son portefeuille de ministre, crevé aux coutures, sanglé de bouts de corde. Elle donnait à son mari des commissions extraordinaires, que celui-ci faisait avec une douceur de mouton, sans comprendre. Elle envoyait Luigi Pozzo porter des lettres; elle demandait à M. de Plouguern de l'accompagner, puis le laissait pendant une heure, sur un trottoir, à attendre. Un instant, la pensée dut lui venir de faire agir le gouvernement italien en faveur de Rougon. Sa correspondance avec sa mère, toujours fixée à Turin, prit une activité folle. Elle rêvait de bouleverser l'Europe, et allait jusqu'à deux fois par jour chez le chevalier Rusconi, pour y rencontrer des diplomates.

Souvent, maintenant, dans cette campagne si étrangement conduite, elle semblait se souvenir de sa beauté.

Alors, certains après-midi, elle sortait débarbouillée, peignée, superbe. Et, quand ses amis, surpris eux mêmes, lui disaient qu'elle était belle:

«Il le faut bien!» répondait-elle, avec un singulier air de lassitude résignée.

Elle se gardait comme un argument irrésistible. Pour elle, se donner ne tirait pas à conséquence. Elle y mettait si peu de plaisir, que cela devenait une affaire pareille aux autres, un peu plus ennuyeuse peut-être.

Lorsqu'elle était revenue de Compiègne, Du Poizat, qui connaissait l'aventure de la chasse à courre, avait voulu savoir dans quels termes elle restait avec M. de Marsy.

Vaguement, il songeait à trahir Rougon pour le comte, si Clorinde arrivait à être la maîtresse toute-puissante de ce dernier. Mais elle s'était presque fâchée, en niant énergiquement toute l'histoire. Il la jugeait donc bien sotte, pour la soupçonner d'une liaison semblable? Et, oubliant son démenti, elle avait laissé entendre qu'elle ne reverrait même pas M. de Marsy. Autrefois encore, elle aurait pu rêver de l'épouser. Jamais un homme d'esprit, selon elle, ne travaillait sérieusement à la fortune d'une maîtresse. D'ailleurs, elle mûrissait un autre plan.

«Voyez-vous, disait-elle parfois, il y a souvent plusieurs façons d'arriver où l'on veut; mais, de toutes ces façons, il n'y en a jamais qu'une qui fasse plaisir.... Moi, j'ai des choses à contenter.» Elle couvait toujours Rougon des yeux, elle le voulait grand, comme si elle eût rêvé de l'engraisser de puissance, pour quelque régal futur. Elle gardait sa soumission de disciple, se mettait dans son ombre avec une humilité pleine de cajolerie. Lui, au milieu de l'agitation continue de la bande, semblait ne rien voir. Dans son salon, le jeudi et le dimanche, il faisait des réussites, pesamment, le nez sur les cartes, sans paraître entendre les chuchotements, derrière son dos. La bande causait de l'affaire, s'adressait des signes par-dessus sa tête, complotait au coin de son feu, comme s'il n'eût pas été là, tant il semblait bonhomme; il demeurait impassible, détaché de tout, si éloigné des choses dont on parlait à voix basse, qu'on finissait par hausser la voix, en s'égayant de ses distractions. Lorsqu'on mettait la conversation sur sa rentrée au pouvoir, il s'emportait, il jurait de ne jamais bouger, quand même un triomphe l'attendrait au bout de sa rue; et, en effet, il s'enfermait de plus en plus étroitement chez lui, affectant une ignorance absolue des événements extérieurs. Le petit hôtel de la rue Marbeuf, d'où rayonnait une telle fièvre de propagande, était un lieu de silence et de sommeil, au seuil duquel les familiers se jetaient des coups d'œil d'intelligence, pour laisser dehors l'odeur de bataille qu'ils apportaient dans leurs vêtements.

«Allons donc! criait Du Poizat, il nous fait tous poser! il nous entend très bien. Regardez ses oreilles, le soir; on les voit s'élargir.» A dix heures et demie, lorsqu'ils se retiraient tous ensemble, c'était le sujet de conversation habituel. Il n'était pas possible que le grand homme ignorât le dévouement de ses amis. Il jouait au Bon Dieu, disait encore l'ancien sous-préfet. Ce diable de Rougon vivait comme une idole indoue, assoupi dans la satisfaction de lui-même, les mains croisées sur le ventre, souriant et béat au milieu d'une foule de fidèles, qui l'adoraient en se coupant les entrailles en quatre. On déclarait cette comparaison très juste.

«Je le surveillerai, vous verrez», concluait Du Poizat.

Mais on eut beau étudier le visage de Rougon, on le trouva toujours fermé, paisible, presque naïf. Peut-être était-il de bonne foi. D'ailleurs, Clorinde préférait qu'il ne se mêlât de rien. Elle redoutait de le voir se mettre en travers de ses plans, si on le forçait un jour à ouvrir les yeux. C'était comme malgré lui qu'on travaillait à sa fortune. Il s'agissait de le pousser quand même, de l'asseoir à quelque sommet, violemment. Ensuite, on compterait.

Cependant, peu à peu, les choses marchant, avec trop de lenteur, la bande finit par s'impatienter. Les aigreurs de Du Poizat l'emportèrent. On ne reprocha pas nettement à Rougon tout ce qu'on faisait pour lui; mais on le larda d'allusions, de mots amers à double entente.

Maintenant, le colonel venait quelquefois aux soirées, les pieds blancs de poussière; il n'avait pas eu le temps de passer chez lui, il s'était éreinté à courir tout l'après-midi; des courses bêtes dont on ne lui aurait sans doute jamais de reconnaissance. D'autres soirs, c'était M. Kahn, les yeux gros de fatigue, qui se plaignait de veiller trop tard, depuis un mois; il allait beaucoup dans le monde, non que cela l'amusât, grand Dieu; mais il y rencontrait certaines gens pour certaines affaires. Ou bien Mme Correur racontait des histoires attendrissantes, l'histoire d'une pauvre jeune femme, une veuve très recommandable, à laquelle elle allait tenir compagnie; et elle regrettait de n'avoir aucune puissance, elle disait que, si elle était le gouvernement, elle empêcherait bien des injustices. Puis, tous ses amis étalaient leur propre misère; chacun se lamentait, disait quelle serait sa situation, s'il ne s'était pas montré trop bête; doléances sans fin que des regards jetés sur Rougon soulignaient clairement. On l'éperonnait au sang, on allait jusqu'à vanter M. de Marsy. Lui, d'abord, avait conservé sa belle tranquillité. Il ne comprenait toujours pas. Mais, au bout de quelques soirées, de légers tressaillements passèrent sur sa face, à certaines phrases prononcées dans son salon. Il ne se fâchait point, il serrait un peu les lèvres, comme sous d'invisibles piqûres d'aiguille. Et, à la longue, il devint si nerveux, qu'il abandonna ses réussites; elles ne réussissaient plus, il préférait se promener à petits pas, causant, quittant brusquement les gens, quand les reproches déguisés commençaient. Par moments, des fureurs blanches le prenaient, il semblait serrer avec force les mains derrière le dos, pour ne pas céder à l'envie de jeter à la rue tout ce monde.

«Mes enfants, dit un soir le colonel, moi, je ne reviens pas de quinze jours.... Il faut le bouder. Nous verrons s'il s'amusera tout seul.» Alors, Rougon, qui rêvait de fermer sa porte, fut très blessé de l'abandon où on le laissait. Le colonel avait tenu parole; d'autres l'imitaient; le salon était presque vide, il manquait toujours cinq ou six amis. Lorsqu'un d'eux reparaissait après une absence, et que le grand homme lui demandait s'il n'avait pas été malade, il répondait non d'un air surpris, et il ne donnait aucune explication. Un jeudi, il ne vint personne. Rougon passa la soirée seul, à se promener dans la vaste pièce, les mains derrière le dos, la tête basse. Il sentait pour la première fois la force du lien qui l'attachait à sa bande.

Des haussements d'épaules disaient son mépris, quand il songeait à la bêtise des Charbonnel, à la rage envieuse de Du Poizat, aux douceurs louches de Mme Correur.

Pourtant ces familiers, qu'il tenait en si médiocre estime, il avait le besoin de les voir, de régner sur eux; un besoin de maître jaloux, pleurant en secret les moindres infidélités. Même, au fond de son cœur, il était attendri par leur sottise, il aimait leurs vices. Ils semblaient à présent faire partie de son être, ou plutôt c'était lui qui se trouvait lentement absorbé; à ce point qu'il restait comme diminué les jours où ils s'écartaient de sa personne. Aussi, finit-il par leur écrire, lorsque leur absence se prolongeait. Il allait jusqu'à les voir chez eux, pour faire la paix, après les bouderies sérieuses. Maintenant, on vivait en continuelle querelle, rue Marbeuf avec cette fièvre de ruptures et de raccommodements des ménages dont l'amour s'aigrit.

Dans les derniers jours de décembre, il y eut une débandade particulièrement grave. Un soir, sans qu'on sût pourquoi, les mots amenant les mots, on s'était dévoré entre soi, à dents aiguës. Pendant près de trois semaines, on ne se revit pas. La vérité était que la bande commençait à désespérer. Les efforts les plus savants n'aboutissaient à aucun résultat appréciable. La situation ne semblait pas devoir changer de longtemps, la bande abandonnait le rêve de quelque catastrophe imprévue qui aurait rendu Rougon nécessaire. Elle avait attendu l'ouverture de la session du Corps législatif; mais la vérification des pouvoirs s'était faite sans amener autre chose qu'un refus de serment de deux députés républicains. A cette heure, M. Kahn lui-même, l'homme souple et profond du groupe, ne comptait plus voir tourner à leur profit la politique générale. Rougon, exaspéré, s'occupait de son affaire des Landes avec un redoublement de passion, comme pour cacher les tressaillements de sa face, qu'il ne parvenait plus à endormir.

«Je ne me sens pas bien, disait-il parfois. Vous voyez, mes mains tremblent.... Mon médecin m'a ordonné de faire de l'exercice. Je suis toute la journée dehors.» En effet, il sortait beaucoup. On le rencontrait, les mains ballantes, la tête haute, distrait. Quand on l'arrêtait, il racontait des choses interminables. Un matin, comme il rentrait déjeuner, après une promenade du côté de Chaillot, il trouva une carte de visite à tranche dorée, sur laquelle s'étalait le nom de Gilquin, écrit à la main, en belle anglaise; la carte était très sale, toute marquée de doigts gras. Il sonna son domestique.

«La personne qui vous a remis cette carte n'a rien dit?» demanda-t-il.

Le domestique, nouveau dans la maison, eut un sourire.

«C'est un monsieur en paletot vert. Il a l'air bien aimable, il m'a offert un cigare.... Il a dit seulement qu'il était un de vos amis.» Et il se retirait, lorsqu'il se ravisa.

«Je crois qu'il y a quelque chose d'écrit derrière.» Rougon retourna la carte et lut ces mots au crayon:

«Impossible d'attendre. Je passerai dans la soirée. C'est très pressé, une drôle d'affaire.» Il eut un geste d'insouciance. Mais, après son déjeuner, la phrase: «C'est très pressé, une drôle d'affaire», lui revint à l'esprit, s'imposa, finit par l'impatienter. Quelle pouvait être cette affaire que Gilquin trouvait drôle? Depuis qu'il avait chargé l'ancien commis voyageur de besognes obscures et compliquées, il le voyait régulièrement une fois par semaine, le soir; jamais celui-ci ne s'était présenté le matin. Il s'agissait donc d'une chose extraordinaire. Rougon, à bout de suppositions, pris d'une impatience qu'il trouvait lui-même ridicule, se décida à sortir, à tenter de voir Gilquin avant la soirée.

«Quelque histoire d'ivrogne, pensait-il en descendant les Champs-Élysées. Enfin, je serai tranquille.» Il allait à pied, voulant suivre l'ordonnance de son médecin. La journée était superbe, un clair soleil de janvier dans un ciel blanc. Gilquin ne demeurait plus passage Guttin, aux Batignolles. Sa carte portait: rue Guisarde, faubourg Saint-Germain.

Rougon eut toutes les peines du monde à découvrir cette rue abominablement sale, située près de Saint-Sulpice. Il trouva, au fond d'une allée noire, une concierge couchée, qui lui cria de son lit, d'une voix cassée par la fièvre:

«M. Gilquin!... Ah! je ne sais pas. Voyez au quatrième, tout en haut, la porte à gauche.» Au quatrième étage, le nom de Gilquin était écrit sur la porte, entouré d'arabesques représentant des cœurs enflammés percés de flèches. Mais il eut beau frapper, il n'entendit, derrière le bois, que le tic-tac d'un coucou et le miaulement d'une chatte, très doux dans le silence.

A l'avance, il se doutait qu'il faisait une course inutile; cela le soulagea pourtant d'être venu. Il redescendit, calmé, en se disant qu'il pouvait bien attendre le soir.

Puis, dehors, il ralentit le pas; il traversa le marché Saint-Germain, suivit la rue de Seine, sans but, un peu las déjà, décidé cependant à rentrer à pied. Et, comme il arrivait à la hauteur de la rue Jacob, il songea aux Charbonnel. Depuis dix jours, il ne les avait pas vus. Ils le boudaient. Alors, il résolut de monter un instant chez eux pour leur tendre la main. Cet après-midi, le temps était si tiède, qu'il se sentait tout attendri.

La chambre des Charbonnel, à l'hôtel du Périgord, donnait sur la cour, un puits sombre, d'où montait une odeur d'évier mal lavé. Elle était noire, grande, avec un mobilier d'acajou éclopé et des rideaux de damas rouge déteint. Lorsque Rougon entra, Mme Charbonnel pliait ses robes, quelle mettait au fond d'une grande malle, tandis que M. Charbonnel, suant, les bras raidis, ficelait une autre malle, plus petite.

«Eh bien, vous partez? demanda-t-il en souriant.

—Oh! oui, répondit Mme Charbonnel avec un profond soupir; cette fois, c'est bien fini.» Cependant, ils s'empressèrent, très flattés de le voir chez eux. Toutes les chaises étaient encombrées par des vêtements, des paquets de linge, des paniers dont les flancs crevaient. Il s'assit sur le bord du lit, en reprenant de son air bonhomme:

«Laissez donc! je suis très bien là... Continuez ce que vous faisiez, je ne veux pas vous déranger.... C'est par le train de huit heures que vous partez?

—Oui, par le train de huit heures, dit M. Charbonnel. Ça nous fait encore six heures à passer dans ce Paris.... Ah! nous nous en souviendrons longtemps, monsieur Rougon.» Et lui qui parlait peu d'ordinaire, lâcha des choses terribles, alla jusqu'à monter le poing à la fenêtre, en disant qu'il fallait venir dans une ville pareille, pour ne pas voir clair chez soi, à deux heures de l'après-midi. Ce jour sale tombant du puits étroit de la cour, c'était Paris. Mais, Dieu merci! il allait retrouver le soleil, dans son jardin de Plassans. Et il regardait autour de lui s'il n'oubliait rien. Le matin, il avait acheté un Indicateur des chemins de fer. Sur la cheminée, dans un papier taché de graisse, il montra un poulet qu'ils emportaient pour manger en route.

«Ma bonne, répétait-il, as-tu bien vidé tous les tiroirs?... J'avais des pantoufles dans la table de nuit.... Je crois que des papiers sont tombés derrière la commode...» Rougon, au bord du lit, regardait avec un serrement de cœur les préparatifs de ces vieilles gens, dont les mains tremblaient en faisant leurs paquets. Il sentait un muet reproche dans leur émotion. C'était lui qui les avait retenus à Paris; et cela aboutissait à un échec absolu, à une véritable fuite.

«Vous avez tort», murmura-t-il.

Mme Charbonnel eut un geste de supplication, comme pour le faire taire. Elle dit vivement:

«Écoutez, monsieur Rougon, ne nous promettez rien. Notre malheur recommencerait.... Quand je pense que depuis deux ans et demi nous vivons ici! Deux ans et demi, mon Dieu, au fond de ce trou!... Je garderai pour le restant de mes jours des douleurs dans la jambe gauche; c'est moi qui couchais du côté de la ruelle, et le mur, là, derrière vous, pisse l'eau.... Non, je ne puis pas tout vous dire. Ça serait trop long. Nous avons mangé un argent fou. Tenez, hier, j'ai dû acheter cette malle pour emporter ce que nous avons usé à Paris, des vêtements mal cousus qu'on nous a vendus les yeux de la tête, du linge qui me revenait en loques de la blanchisseuse...Ah! ce sont vos blanchisseuses que je ne regretterai pas, par exemple! Elles brûlent tout avec leurs acides.» Et elle jeta un tas de chiffons dans la malle, en criant: «Non, non, nous partons. Voyez-vous, une heure de plus, et j'en mourrais.» Mais Rougon, avec entêtement, reparla de leur affaire. Ils avaient donc appris de bien mauvaises nouvelles? Alors, les Charbonnel, presque en pleurant, lui contèrent que l'héritage de leur petit-cousin Chevassu allait décidément leur échapper. Le Conseil d'État était sur le point d'autoriser les sœurs de la Sainte-Famille à accepter le legs de cinq cent mille francs. Et ce qui avait achevé de leur ôter tout espoir, c'était qu'on leur avait appris la présence de monseigneur Rochart à Paris, où il venait une seconde fois pour enlever l'affaire.

Tout d'un coup, M. Charbonnel, pris d'un brusque emportement, cessa de s'acharner sur la petite malle et se tordit les bras, en répétant d'une voix brisée:

«Cinq cent mille francs! Cinq cent mille francs!» Le cœur manqua à tous deux. Ils s'assirent, le mari sur la malle, la femme sur un paquet de linge, au milieu du bouleversement de la pièce. Et, avec des paroles longues et molles, ils se plaignirent; quand l'un se taisait, l'autre recommençait. Ils rappelaient leur tendresse pour le petit-cousin Chevassu. Comme Ils l'avaient aimé! La vérité était qu'ils ne le voyaient plus depuis dix-sept ans, lorsqu'ils avaient appris sa mort.

Mais, en ce moment, ils s'attendrissaient de très bonne foi, ils croyaient l'avoir entouré de toutes sortes d'attentions pendant sa maladie. Puis, ils accusèrent les sœurs de la Sainte-Famille de manœuvres honteuses; elles avaient capté la confiance de leur parent, écartant de lui ses amis, exerçant une pression de toutes les heures sur sa volonté affaiblie de malade. Mme Charbonnel, qui était pourtant dévote, alla jusqu'à conter une histoire abominable, par laquelle leur petit-cousin Chevassu serait mort de peur, après avoir écrit son testament sous la dictée d'un prêtre, qui lui avait montré le diable, au pied de son lit. Quant à l'évêque de Faverolles, Mgr Rochart, il faisait là un vilain métier, en dépouillant de leur bien de braves gens, connus de tout Plassans pour l'honnêteté avec laquelle ils s'étaient amassé une petite aisance, dans les huiles.

«Mais tout n'est peut-être pas perdu, dit Rougon qui les voyait faiblir. Mgr Rochart n'est pas le Bon Dieu.... Je n'ai pu m'occuper de vous. J'ai tant d'affaires! Laissez-moi voir où en sont les choses. Je ne veux pas qu'on vous mange.» Les Charbonnel se regardèrent avec un léger haussement d'épaules. Le mari murmura:

«Ce n'est pas la peine, monsieur Rougon.» Et comme Rougon insistait, en jurant qu'il allait faire tous ses efforts, qu'il n'entendait pas les voir partir ainsi:

«Ce n'est pas la peine, bien sûr, répéta la femme.

Vous vous donneriez du mal pour rien.... Nous avons causé de vous avec notre avocat.. Il s'est mis à rire, il nous a dit que vous n'étiez pas de force en ce moment contre Mgr Rochart.

—Quand on n'est pas de force, que voulez-vous? dit à son tour M. Charbonnel. Il vaut mieux céder.» Rougon avait baissé la tête. Les phrases de ces vieilles gens l'atteignaient comme des soufflets. Jamais il n'avait souffert plus cruellement de son impuissance.

Cependant, Mme Charbonnel continuait:

«Nous allons retourner à Plassans. C'est beaucoup plus sage.... Oh! nous ne nous quittons pas fâchés, monsieur Rougon. Quand nous verrons là-bas Mme Félicité votre mère, nous lui dirons que vous vous êtes mis en quatre pour nous. Et si d'autres nous questionnent, n'ayez pas peur, ce n'est jamais nous qui vous nuirons.

On n'est point tenu de faire plus qu'on ne peut, n'est-ce pas?» C'était le comble. Il s'imaginait les Charbonnel débarquant au fond de sa province. Dès le soir, toute la petite ville clabaudait. C'était pour lui un échec personnel, une défaite dont il mettrait des années à se relever.

«Restez! cria-t-il, je veux que vous restiez!... Nous verrons si Mgr Rochart m'avale d'une bouchée!» Il riait d'un rire inquiétant, qui effraya les Charbonnel. Pourtant ils résistaient toujours. Enfin, ils consentirent à demeurer quelque temps encore à Paris, huit jours, pas plus. Le mari dénouait laborieusement les cordes dont il avait ficelé la petite malle; la femme, bien qu'il fût à peine trois heures, venait d'allumer une bougie, pour replacer le linge et les vêtements dans les tiroirs. Quand il les quitta, Rougon leur serra affectueusement la main, en renouvelant ses promesses.

Dans la rue, au bout de dix pas, il se repentit. Pourquoi avait-il retenu ces Charbonnel, qui s'entêtaient à vouloir partir? C'était une excellente occasion pour se débarrasser d'eux. Maintenant, il se trouvait plus que jamais engagé à leur faire gagner leur procès. Et il était surtout irrité contre lui-même, en s'avouant les motifs de vanité auxquels il avait obéi. Cela lui semblait indigne de sa force. Enfin, il avait promis, il aviserait. Il descendit la rue Bonaparte, suivit le quai et traversa le pont des Saints-Pères.

Le temps restait doux. Sur la rivière, cependant, un vent très vif soufflait. Il se trouvait au milieu du pont, boutonnant son paletot, lorsqu'il aperçut devant lui une grosse dame chargée de fourrures, qui lui barrait le trottoir. A la voix, il reconnut Mme Correur.

«Ah! c'est vous, disait-elle d'un air dolent. Il faut que je vous rencontre pour consentir à vous serrer la main.... Je ne serais pas allée chez vous de huit jours. Non, vous n'êtes pas assez obligeant.» Et elle lui reprocha de n'avoir pas fait une démarche qu'elle lui demandait depuis des mois. Il s'agissait toujours de cette demoiselle Herminie Billecoq, une ancienne élève de Saint-Denis, que son séducteur, un officier, consentait à épouser, si quelque âme honnête voulait bien avancer la dot réglementaire. D'ailleurs, toutes ces dames la persécutaient; Mme veuve Leturc attendait son bureau de tabac; les autres, Mme Chardon, Mme Testanière, Mme Jalaguier, venaient tous les jours pleurer misère chez elle et lui rappeler les engagements qu'elle avait cru pouvoir prendre.

«Moi, je comptais sur vous, dit-elle, en terminant.

Oh! vous m'avez laissée dans un joli pétrin!... Tenez, de ce pas, je vais au ministère de l'Instruction publique, pour la bourse du petit Jalaguier. Vous me l'aviez promise, cette bourse.»

Elle soupira, elle murmura encore:

«Enfin, nous sommes bien forcés de trotter, puisque vous refusez d'être notre Bon Dieu à tous.» Rougon, que le vent incommodait, gonflait le dos en regardant, au bas du pont, le port Saint-Nicolas, qui mettait là un coin de ville marchande. Tout en écoutant Mme Correur, il s'intéressait à une péniche chargée de pains de sucre; des hommes la déchargeaient, en faisant glisser les pains le long d'une rigole formée de deux planches. Trois cents personnes, du haut des quais, suivaient cette manœuvre.

«Je ne suis rien, je ne peux rien, répondit-il. Vous avez tort de me garder rancune.» Mais elle reprit d'un ton superbe:

«Laissez donc; je vous connais, moi! Quand vous voudrez, vous serez tout.... Ne faites pas le finaud, Eugène!» Il ne put retenir un sourire. La familiarité de Mme Mélanie, comme il la nommait autrefois, réveillait en lui le souvenir de l'hôtel Vaneau, lorsqu'il n'avait pas de bottes aux pieds et qu'il conquérait la France. Il oublia les reproches qu'il venait de s'adresser, en sortant de chez les Charbonnel.

«Voyons, dit-il d'un air bon enfant, qu'avez-vous à me conter?... Mais, je vous en prie, ne restons pas en place. On gèle ici. Puisque vous allez rue de Grenelle, je vous accompagne jusqu'au bout du pont.» Alors, il retourna sur ses pas, marchant à côté de Mme Correur, sans lui donner le bras. Celle-ci, longuement, disait ses chagrins.

«Les autres, après tout, je m'en moque! Ces dames attendront.... Je ne vous tourmenterais pas, je serais gaie comme autrefois, vous vous rappelez, si je n'avais moi-même de gros ennuis. Que voulez-vous! on finit par s'aigrir.... Mon Dieu! il s'agit toujours de mon frère.

Ce pauvre Martineau! sa femme l'a rendu complètement fou. Il n'a plus d'entrailles.» Et elle entra dans de minutieux détails sur une nouvelle tentative de raccommodement qu'elle avait faite, la semaine précédente. Pour connaître au juste les dispositions de son frère à son égard, elle s'était avisée d'envoyer là-bas, à Coulonges, une de ses amies, cette demoiselle Herminie Billecoq, dont elle mûrissait le mariage depuis deux ans.

«Son voyage m'a coûté cent dix-sept francs, continua-t-elle. Eh bien, savez-vous comment on l'a reçue? Mme Martineau s'est jetée entre elle et mon frère, furieuse, l'écume à la bouche, en criant que si j'envoyais des gourgandines, elle les ferait arrêter par les gendarmes.... Ma bonne Herminie était encore si tremblante, quand je suis allée la chercher à la gare Montparnasse, que nous avons dû entrer dans un café pour prendre quelque chose.» Ils étaient arrivés au bout du pont. Les passants les coudoyaient. Rougon tâchait de la consoler, cherchait de bonnes paroles.

«Cela est bien fâcheux. Mais votre frère reviendra à vous, vous verrez. Le temps arrange tout.» Puis, comme elle le tenait là, au coin du trottoir, dans le vacarme des voitures qui tournaient, il se remit à marcher, il revint sur le pont, à petits pas. Elle le suivait, elle répétait:

«Le jour où Martineau mourra, elle est capable de tout brûler, s'il laisse un testament.... Le pauvre cher homme n'a plus que les os et la peau, Herminie lui a trouvé une bien mauvaise mine.... Enfin, je suis très tourmentée.

—On ne peut rien faire, il faut attendre», dit Rougon avec un geste vague.

Elle s'arrêta de nouveau au milieu du pont, et baissant la voix:

«Herminie m'a appris une singulière chose. Il paraît que Martineau s'est fourré dans la politique maintenant. Il est républicain. Aux dernières élections, il avait bouleversé le pays.... Ça m'a porté un coup. Hein? on pourrait l'inquiéter?» Il y eut un silence. Elle le regardait fixement. Lui, suivit des yeux un landau qui passait, comme s'il avait voulu éviter son regard. Il reprit, d'un air innocent:

«Tranquillisez-vous. Vous avez des amis, n'est-ce pas? Eh bien, comptez sur eux.

—Je ne compte que sur vous, Eugène», dit-elle tendrement, très bas.

Alors, il sembla touché. Il la regarda à son tour en face, et il la trouva attendrissante, avec son cou gras, son masque plâtré de belle femme qui ne voulait pas vieillir. Elle était toute sa jeunesse.

«Oui, comptez sur moi, répondit-il en lui serrant les mains. Vous savez bien que j'épouse toutes vos querelles.» Il la reconduisit encore jusqu'au quai Voltaire. Quand elle l'eut quitté, il traversa enfin le pont, ralentissant sa marche, s'intéressant de nouveau aux pains de sucre qu'on déchargeait sur le port Saint-Nicolas. Il s'accouda même un instant au parapet. Mais les pains qui coulaient dans les rigoles, l'eau verte dont le flot continu entrait sous les arches, les badauds, les maisons, tout se brouilla bientôt, se noya au fond d'une rêverie invincible. Il songeait à des choses confuses, il descendait avec Mme Correur dans des profondeurs noires. Et il n'avait plus de regrets; son rêve était de devenir très grand, très puissant, afin de satisfaire ceux qui l'entouraient, au-delà du naturel et du possible.

Un frisson le tira de son immobilité. Il grelottait. La nuit tombait, les souffles de la rivière soulevaient sur les quais de petites poussières blanches. Comme il suivait le quai des Tuileries, il se sentit très las. Le courage lui manqua tout d'un coup pour rentrer à pied. Mais il ne passait que des fiacres pleins, et il allait renoncer à trouver une voiture, lorsqu'il vit un cocher arrêter son cheval en face de lui. Une tête sortait de la portière.

C'était M. Kahn qui criait: «J'allais chez vous. Montez donc! Je vous reconduirai, et nous pourrons causer.» Rougon monta. Il était à peine assis, que l'ancien député éclata en paroles violentes, dans les cahots du fiacre, dont le cheval avait repris son trot endormi.

«Ah! mon ami, on vient de me proposer une chose.... Jamais vous ne devineriez. J'étouffe.» Et baissant la glace d'une portière:

«Vous permettez, n'est-ce pas?» Rougon s'enfonça dans un coin, regardant, par la glace ouverte, filer la muraille grise du jardin des Tuileries. M. Kahn, très rouge, continuait, avec des gestes saccadés:

«Vous le savez, j'ai suivi vos conseils.... Depuis deux ans, je lutte opiniâtrement. J'ai vu l'empereur trois fois, j'en suis à mon quatrième mémoire sur la question. Si je n'ai pas obtenu la concession de mon chemin de fer, j'ai toujours empêché que Marsy ne la fasse donner à la Compagnie de l'Ouest.... Enfin, j'ai manœuvré de façon à attendre que nous fussions les plus forts, comme vous m'aviez dit.».

Il se tut un instant, sa voix se perdant dans le tapage abominable d'une charrette chargée de fer qui longeait le quai. Puis, quand le fiacre eut dépassé la charrette:

«Eh bien, tout à l'heure, dans mon cabinet, un monsieur que je ne connais pas, un gros entrepreneur, paraît-il, est venu tranquillement m'offrir, au nom de Marsy et du directeur de la Compagnie de l'Ouest, de me faire accorder la concession, si je voulais bien compter à ces messieurs un million en actions.... Qu'en dites-vous?

—C'est un peu cher», murmura Rougon en souriant.

Monsieur Kahn hochait la tête, les bras croisés.

«Non, vous ne vous faites pas une idée de l'aplomb de ces gens-là!... Il faudrait vous raconter ma conversation tout entière avec l'entrepreneur. Marsy, moyennant le million, s'engage à m'appuyer et à faire aboutir ma demande dans un délai d'un mois. C'est sa part qu'il réclame, rien de plus.... Et comme je parlais de l'empereur, notre homme s'est mis à rire. Il m'a dit en propres termes que j'étais fichu si j'avais l'empereur pour moi.» Le fiacre débouchait sur la place de la Concorde.

Rougon sortit de son coin, comme réchauffé, le sang aux joues.