«Mais, je le répète, continua Rougon d'une voix particulière, je me retire de mon plein gré. Si l'on vous interroge, vous qui êtes de mes amis, affirmez qu'hier soir encore j'étais libre de reprendre ma démission.... Démentez aussi les commérages qui circulent à propos de cette affaire Rodriguez, dont on fait, paraît-il, tout un roman. J'ai pu me trouver, sur cette affaire, en désaccord avec la majorité du conseil d'État, et il y a eu certainement là des froissements qui ont hâté ma retraite. Mais j'avais des raisons plus anciennes et plus sérieuses. J'étais résolu depuis longtemps à abandonner la haute situation que je devais à la bienveillance de l'empereur.» Il dit toute cette tirade en l'accompagnant d'un geste de la main droite, dont il abusait, lorsqu'il parlait à la chambre ces explications étaient évidemment destinées au public. M. Kahn et Du Poizat, qui connaissaient leur Rougon, tâchèrent par des phrases habiles de savoir la vérité vraie. Le grand homme, comme ils le nommaient familièrement entre eux, devait jouer quelque jeu formidable. Ils mirent la conversation sur la politique en général. Rougon plaisantait le régime parlementaire, qu'il appelait «le fumier des médiocrités».

La Chambre, selon lui, jouissait encore d'une liberté absurde. On y parlait beaucoup trop. La France devait être gouvernée par une machine bien montée, l'empereur au sommet, les grands corps et les fonctionnaires au-dessous, réduits à l'état de rouages. Il riait, sa poitrine sautait, pendant qu'il outrait son système, avec une rage de mépris contre les imbéciles qui demandent des gouvernements forts.

«Mais, interrompit M. Kahn, l'empereur en haut, tous les autres en bas, ce n'est gai que pour l'empereur, cela!

—Quand on s'ennuie, on s'en va», dit tranquillement Rougon.

Il sourit, puis il ajouta:

«On attend que cela soit amusant, et l'on revient.» Il y eut un long silence. M. Kahn se mit à frotter son collier de barbe, satisfait, sachant ce qu'il voulait savoir. La veille, à la Chambre, il avait deviné juste, quand il insinuait que Rougon, voyant son crédit ébranlé aux Tuileries, était allé de lui-même au-devant d'une disgrâce, pour faire peau neuve; l'affaire Rodriguez lui offrait une superbe occasion de tomber en honnête homme.

«Et que dit-on? demanda Rougon pour rompre le silence.

—Moi, j'arrive, répondit Du Poizat. Cependant, tout à l'heure, dans un café, j'ai entendu un monsieur décoré qui approuvait vivement votre retraite.

—Hier, Béjuin était très affecté, déclara à son tour M. Kahn; Béjuin vous aime beaucoup. C'est un garçon un peu éteint, mais d'une grande solidité... Le petit La Rouquette lui-même m'a paru très convenable. Il parle de vous en excellents termes.» Et la conversation continua sur les uns et sur les autres. Rougon, sans le moindre embarras, posait des questions, se faisait faire un rapport exact par le député, qui lui donna complaisamment les notes les plus précises sur l'attitude du Corps législatif à son égard.

«Cet après-midi, interrompit Du Poizat, qui souffrait de n'avoir aucun renseignement à fournir, je me promènerai dans Paris, et demain matin, au saut du lit, j'en aurai long à vous conter.

—A propos, s'écria M. Kahn en riant, j'oubliais de vous parler de Combelot!... Non, jamais je n'ai vu un homme plus gêné...» Mais il s'arrêta devant un clignement d'yeux de Rougon, qui lui montrait le dos de Delestang, en ce moment monté sur une chaise et occupé à débarrasser le dessus d'une bibliothèque où des journaux s'entassaient. M. de Combelot avait épousé une sœur de Delestang. Ce dernier, depuis la disgrâce de Rougon, souffrait un peu de sa parenté avec un chambellan; aussi voulut-il montrer quelque crânerie. Il se tourna, il dit avec un sourire:

«Pourquoi ne continuez-vous pas?... Combelot est un sot. Hein? voilà le mot lâché!» Cette exécution aisée d'un beau-frère égaya beaucoup ces messieurs. Delestang, voyant son succès, poussa les choses jusqu'à se moquer de la barbe de Combelot, cette fameuse barbe noire, si célèbre parmi les dames.

Puis, sans transition, il prononça gravement ces paroles, en jetant un paquet de journaux sur le tapis:

«Ce qui fait la tristesse des uns fait la joie des autres.» Cette vérité ramena dans la conversation le nom de M. de Marsy. Rougon, le nez baissé, comme perdu au fond d'un portefeuille dont il examinait chaque poche, laissa ses amis se soulager. Ils parlaient de Marsy avec un emportement d'hommes politiques se ruant sur un adversaire. Les mots grossiers, les accusations abominables, les histoires vraies exagérées jusqu'au mensonge, pleuvaient dru. Du Poizat, qui avait connu Marsy autrefois, avant l'empire, affirmait qu'il était alors entretenu par sa maîtresse, une baronne dont il avait mangé les diamants en trois mois. M. Kahn prétendait que pas une affaire véreuse ne traînait sur la place de Paris, sans qu'on trouvât dedans la main de Marsy. Et ils s'échauffaient l'un l'autre, ils se renvoyaient des faits de plus en plus forts: dans une entreprise de mine, Marsy avait touché un pot-de-vin de quinze cent mille francs; il venait d'offrir, le mois dernier, un hôtel, à la petite Florence, des Bouffes, une bagatelle de six cent mille francs, sa part d'un trafic sur les actions des chemins de fer du Maroc; il n'y avait pas huit jours enfin, la grande affaire des canaux égyptiens, lancée par des créatures à lui, s'était écroulée avec un immense scandale, les actionnaires ayant su que pas un coup de pioche n'avait été donné, depuis deux ans qu'ils opéraient des versements. Puis, ils se jetèrent sur sa personne elle-même, s'efforçant de rapetisser sa haute mine d'aventurier élégant, parlant de maladies anciennes qui lui joueraient plus tard un mauvais tour, allant jusqu'à attaquer la galerie de tableaux qu'il réunissait alors.

«C'est un bandit tombé dans la peau d'un vaudevilliste», finit par dire Du Poizat.

Rougon releva lentement la tête. Il regarda les deux hommes de ses gros yeux.

«Vous voilà bien avancés, dit-il. Marsy fait ses affaires, parbleu! comme vous voulez faire les vôtres.... Nous ne nous entendons guère. Si je puis même lui casser les reins quelque jour, je les lui casserai volontiers.

Mais tout ce que vous racontez là n'empêche pas que Marsy soit d'une jolie force. Si la fantaisie l'en prenait, il ne ferait qu'une bouchée de vous deux, je vous en préviens.».

Et il quitta son fauteuil, las d'être assis, étirant ses membres. Puis, il ajouta, dans un gros bâillement:

«D'autant plus, mes bons amis, que maintenant je ne pourrais plus me mettre en travers.

—Oh! si vous vouliez, murmura Du Poizat avec un sourire mince, vous mèneriez Marsy fort loin. Vous avez bien ici quelques papiers qu'il achèterait cher.

Tenez, là-bas, le dossier Lardenois, cette aventure dans laquelle il a joué un singulier rôle. Je reconnais une lettre de lui, très curieuse, que je vous ai apportée moi-même, dans le temps.» Rougon était allé jeter dans la cheminée les papiers dont il avait peu à peu empli la corbeille. La coupe de bronze ne suffisait plus.

«On s'assomme, on ne s'égratigne pas, dit-il en haussant dédaigneusement les épaules. Tout le monde a de ces lettres bêtes qui traînent chez les autres.» Et il prit la lettre, l'enflamma à la bougie, s'en servit comme d'une allumette pour mettre le feu au tas de papiers, dans la cheminée. Il resta là un instant, accroupi, énorme, à surveiller les feuilles embrasées qui roulaient jusque sur le tapis. Certains gros papiers administratifs noircissaient, se tordaient comme des lames de plomb; des billets, des chiffons salis de vilaines écritures, brûlaient avec des petites langues bleues; tandis que, dans le brasier ardent, au milieu d'un pullulement d'étincelles, des fragments consumés restaient intacts, lisibles encore.

A ce moment, la porte s'ouvrit, toute grande. Une voix disait en riant:

«Bien, bien, je vous excuserai, Merle.... Je suis de la maison. Si vous m'empêchiez d'entrer par ici, je ferais le tour par la salle des séances, parbleu!» C'était M. d'Escorailles, que Rougon, depuis six mois, avait fait nommer auditeur au Conseil d'État. Il amenait à son bras la jolie Mme Bouchard, toute fraîche dans une toilette claire de printemps. «Allons, bon! des femmes, maintenant!» murmura Rougon.

Il ne quitta pas la cheminée tout de suite. Il demeura par terre, tenant la pelle, sous laquelle il étouffait la flamme, de peur d'incendie. Et il levait sa large face, l'air maussade. M. d'Escorailles ne se déconcerta pas.

Lui et la jeune femme, dès le seuil, avaient cessé de se sourire, pour prendre une figure de circonstance.

«Cher maître, dit-il, je vous amène une de vos amies qui tenait absolument à vous apporter ses regrets.... Nous avons lu le Moniteur ce matin...

—Vous avez lu le Moniteur, vous autres», gronda Rougon qui se décida enfin à se mettre debout.

Mais il aperçut une personne qu'il n'avait pas encore vue. Il murmura, après avoir cligné les yeux:

«Ah! monsieur Bouchard.» C'était le mari, en effet. Il venait d'entrer, derrière les jupes de sa femme, silencieux et digne. M. Bouchard avait soixante ans, la tête toute blanche, l'œil éteint, la face comme usée par ses vingt-cinq années de service administratif. Lui, ne prononça pas une parole. Il prit d'un air pénétré la main de Rougon, qu'il secoua trois fois, de haut en bas, énergiquement.

«Eh bien, dit ce dernier, vous êtes très gentils d'être tous venus me voir; seulement, vous allez diablement me gêner.... Enfin, mettez-vous de ce côté-là... Du Poizat, donnez votre fauteuil à madame.» Il se tournait, lorsqu'il se trouva en face du colonel Jobelin.

«Vous aussi, colonel!» cria-t-il.

La porte était restée ouverte, Merle n'avait pu s'opposer à l'entrée du colonel, qui montait l'escalier derrière les talons des Bouchard. Il tenait son fils par la main, un grand galopin de quinze ans, alors élève de troisième au lycée Louis-le-Grand.

«J'ai voulu vous amener Auguste, dit-il. C'est dans le malheur que se révèlent les vrais amis.... Auguste, donne une poignée de main.» Mais Rougon s'élançait vers l'anti-chambre, en criant:

«Fermez donc la porte, Merle! A quoi pensez-vous! Tout Paris va entrer.» L'huissier montra sa face calme, en disant:

«C'est qu'ils vous ont vu, monsieur le président.» Et il dut s'effacer pour laisser passer les Charbonnel.

Ils arrivaient sur une même ligne, sans se donner le bras, soufflant, désolés, ahuris. Ils parlèrent en même temps.

«Nous venons de voir le Moniteur.... Ah! quelle nouvelle! comme votre pauvre mère va être désolée! Et nous, dans quelle triste position cela nous met!» Ceux-là, plus naïfs que les autres, allaient tout de suite exposer leurs petites affaires. Rougon les fit taire.

Il poussa un verrou caché sous la serrure de la porte, en murmurant qu'on pouvait l'enfoncer, maintenant. Puis, voyant que pas un de ses amis ne semblait décidé à quitter la place, il se résigna, il tâcha d'achever sa besogne, au milieu des neuf personnes qui emplissaient le cabinet. Le déménagement des papiers avait fini par bouleverser la pièce. Sur le tapis, une débandade de dossiers traînait, si bien que le colonel et M. Bouchard, qui voulurent gagner l'embrasure d'une fenêtre, durent prendre les plus grandes précautions pour ne pas écraser en chemin quelque affaire importante. Tous les sièges étaient encombrés de paquets ficelés; Mme Bouchard seule avait pu s'asseoir sur un fauteuil resté libre; et elle souriait aux galanteries de Du Poizat et de M. Kahn, pendant que, M. d'Escorailles, ne trouvant plus de tabouret, lui glissait sous les pieds une épaisse chemise bleue bourrée de lettres. Les tiroirs du bureau, culbutés dans un coin, permirent aux Charbonnel de s'accroupir un instant, pour reprendre haleine; tandis que le jeune Auguste, ravi de tomber dans ce remue ménage, furetait, disparaissait derrière la montagne de cartons, au milieu de laquelle Delestang semblait se retrancher. Ce dernier faisait beaucoup de poussière, en jetant de haut les journaux de la bibliothèque.

Mme Bouchard eut une légère toux.

«Vous avez tort de rester dans cette saleté», dit Rougon, occupé à vider les cartons qu'il avait prié Delestang de ne point toucher.

Mais la jeune femme, toute rose d'avoir toussé, lui assura qu'elle était très bien, que son chapeau ne craignait pas la poussière. Et la bande se lança dans les condoléances. L'empereur, vraiment, ne se souciait guère des intérêts du pays, pour se laisser circonvenir par des personnages si peu dignes de sa confiance. La France faisait une perte. D'ailleurs, c'était toujours ainsi: une grande intelligence devait liguer contre elle toutes les médiocrités.

«Les gouvernements sont ingrats, déclara M. Kahn.

—Tant pis pour eux! dit le colonel. Ils se frappent en frappant leurs serviteurs.» Mais M. Kahn voulut avoir le dernier mot. Il se tourna vers Rougon.

«Quand un homme comme vous tombe, c'est un deuil public.» La bande approuva:

«Oui, oui, un deuil public!» Sous la brutalité de ces éloges, Rougon leva la tête.

Ses joues grises s'allumaient d'une lueur, sa face entière avait un sourire contenu de jouissance. Il était coquet de sa force, comme une femme l'est de sa grâce; et il aimait recevoir les flatteries à bout portant, dans sa large poitrine, assez solide pour n'être écrasée par aucun pavé. Cependant, il devenait évident que ses amis se gênaient les uns les autres; ils se guettaient du regard, cherchant à s'évincer, ne voulant pas parler haut. A présent que le grand homme paraissait dompté, l'heure pressait d'en arracher une bonne parole. Et ce fut le colonel qui prit un parti le premier. Il emmena dans une embrasure Rougon, qui le suivit docilement, un carton sous le bras.

«Avez-vous songé à moi? lui demanda-t-il tout bas, avec un sourire aimable.

—Parfaitement. Votre nomination de commandeur m'a encore été promise il y a quatre jours. Seulement, vous sentez qu'aujourd'hui, il m'est impossible de rien affirmer.... Je crains, je vous l'avoue, que mes amis ne reçoivent le contrecoup de ma disgrâce.» Les lèvres du colonel tremblèrent d'émotion. Il balbutia qu'il fallait lutter, qu'il lutterait lui-même. Puis, brusquement, il se tourna, il appela:

«Auguste!» Le galopin était à quatre pattes sous le bureau, en train de lire les titres des dossiers, ce qui lui permettait de jeter des coups d'œil luisants sur les petites bottines de Mme Bouchard. Il accourut.

«Voilà mon gaillard! reprit le colonel à demi-voix.

Vous savez qu'il faudra me caser cette vermine-là, un de ces jours. Je compte sur vous. J'hésite encore entre la magistrature et l'administration.... Donne une poignée de main, Auguste, pour que ton bon ami se souvienne de toi.» Pendant ce temps, Mme Bouchard, qui mordillait son gant d'impatience, s'était levée et avait gagné la fenêtre de gauche, en ordonnant d'un regard à M. d'Escorailles de la suivre. Le mari se trouvait déjà là, les coudes sur la barre d'appui, à regarder le paysage. En face, les grands marronniers des Tuileries avaient un frisson de feuilles, dans le soleil chaud; tandis que la Seine, du pont Royal au pont de la Concorde, roulait des eaux bleues, toutes pailletées de lumière.

Mme Bouchard se tourna tout d'un coup, en criant:

«Oh! monsieur Rougon, venez donc voir!» Et, comme Rougon se hâtait de quitter le colonel pour obéir, Du Poizat, qui avait suivi la jeune femme, se retira discrètement, alla rejoindre M. Kahn à la fenêtre du milieu.

«Tenez, ce bateau chargé de briques, qui a failli sombrer», racontait Mme Bouchard.

Rougon resta là complaisamment, au soleil, jusqu'à ce que M. d'Escorailles, sur un nouveau regard de la jeune femme, lui dît:

«M. Bouchard veut donner sa démission. Nous l'avons amené pour que vous le raisonniez.» Alors, M. Bouchard expliqua que les injustices le révoltaient.

«Oui, monsieur Rougon, j'ai commencé par être expéditionnaire à l'Intérieur, et je suis arrivé au poste de chef de bureau, sans rien devoir à la faveur ni à l'intrigue.... Je suis chef de bureau depuis 47. Eh bien, le poste de chef de division a déjà été cinq fois vacant, quatre fois sous la république, et une fois sous l'empire, sans que le ministre ait songé à moi, qui avais des droits hiérarchiques.... Maintenant vous n'allez plus être là pour tenir la promesse que vous m'aviez faite, et j'aime mieux me retirer.» Rougon dut le calmer. La place n'était toujours pas donnée à un autre; si elle lui échappait cette fois encore, ce ne serait qu'une occasion perdue, une occasion qui se retrouverait certainement. Puis, il prit les mains de Mme Bouchard, en la complimentant d'un air paternel. La maison du chef de bureau était la première qui l'eût accueilli, lors de son arrivée à Paris. C'était là qu'il avait rencontré le colonel, cousin germain du chef de bureau. Plus tard, lorsque M. Bouchard hérita de son père, à cinquante-quatre ans, et se trouva tout d'un coup mordu du désir de se marier, Rougon servit de témoin à Mme Bouchard, née Adèle Desvignes, une demoiselle très bien élevée, d'une honorable famille de Rambouillet. Le chef de bureau avait voulu une jeune fille de province, parce qu'il tenait à l'honnêteté. Adèle, blonde, petite, adorable, avec la naïveté un peu fade de ses yeux bleus, en était à son troisième amant, au bout de quatre ans de mariage.

«Là, ne vous tourmentez pas, dit Rougon qui lui serrait toujours les poignets dans ses grosses mains. Vous savez bien qu'on fait tout ce que vous voulez.... Jules vous dira ces jours-ci où nous en sommes.» Et il prit à part M. d'Escorailles, pour lui annoncer qu'il avait écrit le matin à son père, afin de le tranquilliser. Le jeune auditeur devait conserver tranquillement sa situation. La famille d'Escorailles était une des plus anciennes familles de Plassans, où elle jouissait de la vénération publique. Aussi Rougon, qui autrefois avait traîné des souliers éculés devant l'hôtel du vieux marquis, père de Jules, mettait-il son orgueil à protéger le jeune homme. La famille gardait un culte dévot pour Henri V, tout en permettant que l'enfant se ralliât à l'empire. C'était un résultat de l'abomination des temps.

A la fenêtre du milieu, qu'ils avaient ouverte pour mieux s'isoler, M. Kahn et Du Poizat causaient, en regardant au loin les toits des Tuileries, qui bleuissaient dans une poussière de soleil. Ils se tâtaient, ils lâchaient des mots coupés par de grands silences. Rougon était trop vif. Il n'aurait pas dû se fâcher, à propos de cette affaire Rodriguez, si facile à arranger. Puis, les yeux perdus, M. Kahn murmura, comme se parlant à lui-même:

«On sait que l'on tombe, on ne sait jamais si l'on se relèvera.» Du Poizat feignit de n'avoir pas entendu. Et, longtemps après, il dit:

«Oh! c'est un garçon très fort.» Alors, le député se tourna brusquement, lui parla très vite, dans la figure.

«Là, entre nous, j'ai peur pour lui. Il joue avec le feu.... Certes, nous sommes ses amis, et il n'est pas question de l'abandonner. Je tiens à constater seulement qu'il n'a guère songé à nous, dans tout ceci.... Ainsi moi, par exemple, j'ai entre les mains des intérêts énormes qu'il vient de compromettre par son coup de tête. Il n'aurait pas le droit de m'en vouloir, n'est-ce pas? si j'allais maintenant frapper à une autre porte: car, enfin, ce n'est pas seulement moi qui souffre, ce sont aussi les populations.

—Il faut frapper à une autre porte», répéta Du Poizat avec un sourire.

Mais l'autre, pris d'une colère subite, lâcha la vérité.

«Est-ce que c'est possible!... Ce diable d'homme vous fâche avec tout le monde. Quand on est de sa bande, on a une affiche dans le dos.» Il se calma, soupirant, regardant du côté de l'Arc de Triomphe, dont le bloc de pierre grisâtre émergeait de la nappe verte des Champs-Élysées. Il reprit doucement:

«Que voulez-vous? moi, je suis d'une fidélité bête.» Le colonel, depuis un instant, se tenait debout derrière ces messieurs.

«La fidélité est le chemin de l'honneur», dit-il de sa voix militaire.

Du Poizat et M. Kahn s'écartèrent pour faire place au colonel, qui continua:

«Rougon contracte aujourd'hui une dette envers nous. Rougon ne s'appartient plus.» Ce mot eut un succès énorme. Non, certes, Rougon ne s'appartenait plus. Et il fallait le lui dire nettement, pour qu'il comprît ses devoirs. Tous trois baissèrent la voix, complotant, se distribuant des espérances. Parfois, ils se retournaient, ils jetaient un coup d'œil dans la vaste pièce, pour voir si quelque ami n'accaparait pas trop longtemps le grand homme.

Maintenant, le grand homme ramassait les dossiers, tout en continuant de causer avec Mme Bouchard.

Cependant, dans le coin où ils étaient restés silencieux et gênés jusque-là, les Charbonnel se disputaient. A deux reprises, ils avaient tenté de s'emparer de Rougon, qui s'était laissé enlever par le colonel et la jeune femme. M. Charbonnel finit par pousser Mme Charbonnel vers lui.

«Ce matin, balbutia-t-elle, nous avons reçu une lettre de votre mère...» Il ne la laissa pas achever. Il emmena lui-même les Charbonnel dans l'embrasure de droite, lâchant une fois encore les dossiers, sans trop d'impatience.

«Nous avons reçu une lettre de votre mère», répéta Mme Charbonnel.

Et elle allait lire la lettre, lorsqu'il la lui prit pour la parcourir d'un regard. Les Charbonnel, anciens marchands d'huile de Plassans, étaient les protégés de Mme Félicité, comme on nommait dans sa petite ville la mère de Rougon. Elle les lui avait adressés à l'occasion d'une requête qu'ils présentaient au conseil d'État.

Un de leurs petits-cousins, un sieur Chevassu, avoué à Faverolles, le chef-lieu d'un département voisin, était mort en laissant une fortune de cinq cent mille francs aux sœurs de la Sainte-Famille. Les Charbonnel, qui n'avaient jamais compté sur l'héritage, devenus brusquement héritiers par la mort d'un frère du défunt, crièrent alors à la captation; et comme la communauté demandait au conseil d'État d'être autorisée à accepter le legs, ils quittèrent leur vieille demeure de Plassans, ils accoururent à Paris se loger rue Jacob, hôtel du Périgord, pour suivre leur affaire de près. Et l'affaire traînait depuis six mois.

«Nous sommes bien tristes, soupirait Mme Charbonnel, pendant que Rougon lisait la lettre. Moi, je ne voulais pas entendre parler de ce procès, mais M. Charbonnel répétait qu'avec vous c'était tout argent gagné, que vous n'aviez qu'un mot à dire pour nous mettre les cinq cent mille francs dans la poche.... N'est-ce pas, monsieur Charbonnel?» L'ancien marchand d'huile branla désespérément la tête.

«C'était un chiffre, continua la femme, ça valait la peine de bouleverser son existence.... Ah! oui, elle est bouleversée, notre existence! Savez-vous, monsieur Rougon qu'hier encore la bonne de l'hôtel a refusé de changer nos serviettes sales! Moi qui, à Plassans, ai cinq armoires de linge!» Et elle continua à se plaindre amèrement de Paris qu'elle abominait. Ils y étaient venus pour huit jours.

Puis, espérant partir toutes les semaines, ils ne s'étaient rien fait envoyer. Maintenant que cela n'en finissait plus, ils s'entêtaient dans leur chambre garnie, mangeant ce que la bonne voulait bien leur servir, sans linge, presque sans vêtements. Ils n'avaient pas même une brosse, et Mme Charbonnel faisait sa toilette avec un peigne cassé. Parfois, ils s'asseyaient sur leur petite malle, ils y pleuraient de lassitude et de rage.

«Et cet hôtel est si mal fréquenté! murmura M. Charbonnel avec de gros yeux pudibonds. Il y a un jeune homme à côté de nous. On entend des choses...» Rougon repliait la lettre.

«Ma mère, dit-il, vous donne l'excellent conseil de patienter. Je ne puis que vous engager à faire une nouvelle provision de courage.... Votre affaire me paraît bonne; mais me voilà parti et je n'ose plus rien vous promettre.

—Nous quittons Paris demain!» cria Mme Charbonnel dans un élan de désespoir.

Mais, ce cri à peine lâché, elle devint toute pâle.

M. Charbonnel dut la soutenir. Et ils restèrent un moment sans voix, les lèvres tremblantes, à se regarder, avec une grosse envie de pleurer. Ils faiblissaient, ils avaient une douleur, comme si, brusquement, les cinq cent mille francs se fussent écroulés devant eux.

Rougon continuait affectueusement:

«Vous avez affaire à forte partie. Mgr Rochart, l'évêque de Faverolles, est venu en personne à Paris pour appuyer la demande des sœurs de la Sainte Famille. Sans son intervention, il y a longtemps que vous auriez gain de cause. Le clergé est malheureusement très puissant aujourd'hui.... Mais je laisse ici des amis, j'espère pouvoir agir sans me mettre en avant.

Vous avez attendu si longtemps que, si vous partez demain.... «Nous resterons, nous resterons, se hâta de balbutier Mme Charbonnel. Ah! monsieur Rougon, voilà un héritage qui nous aura coûté bien cher!» Rougon revint vivement à ses papiers. Il promena un regard de satisfaction autour de la pièce, soulagé, ne voyant plus personne qui pût l'emmener encore dans une embrasure de fenêtre; toute la bande était repue.

En quelques minutes, il avança fort sa besogne. Il avait une gaieté à lui, brutale, se moquant des gens, se vengeant des ennuis qu'on lui imposait. Pendant un quart d'heure, il fut terrible pour ses amis, dont il venait d'écouter les histoires avec tant de complaisance. Il alla si loin, il se montra si dur pour la jolie Mme Bouchard, que les yeux de la jeune femme s'emplirent de larmes, sans qu'elle cessât de sourire. Les amis riaient, accoutumés à ces coups de massue. Jamais leurs affaires n'allaient mieux qu'aux heures où Rougon s'exerçait les poings sur leur nuque.

A ce moment, on frappa un coup discret à la porte.

«Non, non, n'ouvrez pas, cria-t-il à Delestang qui se dérangeait. Est-ce qu'on se moque de moi! J'ai déjà la tête cassée.» Et, comme on ébranlait la porte plus violemment:

«Ah! si je restais, dit-il entre ses dents, comme je flanquerais ce Merle dehors!» On ne frappa plus. Mais, tout d'un coup, dans un angle du cabinet, une petite porte s'ouvrit, donnant passage à une énorme jupe de soie bleue, qui entra à reculons. Et cette jupe, très claire, très ornée de nœuds de ruban, demeura là un instant, à moitié dans la pièce, sans qu'on vît autre chose. Une voix de femme, toute fluette, parlait vivement au-dehors.

«Monsieur Rougon!» appela la dame, en montrant enfin son visage.

C'était Mme Correur, avec un chapeau garni d'une botte de roses. Rougon, qui s'avançait, les poings fermés, furieux, plia les épaules et vint serrer la main de la nouvelle venue, en faisant le gros dos.

«Je demandais à Merle comment il se trouvait ici, dit Mme Correur, en couvant d'un regard tendre le grand diable d'huissier, debout et souriant devant elle. Et vous, monsieur Rougon, êtes-vous content de lui?

—Mais oui, certainement», répondit Rougon d'une façon aimable.

Merle gardait son sourire béat, les yeux fixés sur le cou gras de Mme Correur. Elle se rengorgeait, elle ramenait de la main les frisures de ses tempes.

«Voilà qui va bien, mon garçon, reprit-elle. Quand je place quelqu'un, j'aime que tout le monde soit satisfait.... Et si vous aviez besoin de quelque conseil, venez me voir le matin, vous savez, de huit à neuf. Allons, soyez sage.» Et elle entra dans le cabinet, en disant à Rougon:

«Il n'y a rien qui vaille les anciens militaires.» Puis, elle ne le lâcha pas, elle lui fit traverser toute la pièce, le menant à petits pas devant la fenêtre, à l'autre bout. Elle le grondait de n'avoir point ouvert. Si Merle n'avait pas consenti à l'introduire par la petite porte, elle serait donc restée dehors? Dieu savait pourtant si elle avait besoin de le voir! car, enfin, il ne pouvait pas s'en aller ainsi, sans lui dire où en étaient ses pétitions.

Elle sortit de sa poche un petit carnet, très riche, recouvert de moire rose.

«Je n'ai vu le Moniteur qu'après mon déjeuner, dit-elle. J'ai pris tout de suite un fiacre... voyons, où en est l'affaire de Mme Leturc, la veuve du capitaine, qui demande un bureau de tabac. Je lui ai promis un résultat pour la semaine prochaine.... Et l'affaire de cette demoiselle, vous savez, Herminie Billecoq, une ancienne élève de Saint-Denis, que son séducteur, un officier, consent à épouser, si quelque âme honnête veut bien avancer la dot réglementaire. Nous avions pensé à l'impératrice.... Et toutes ces dames, Mme Chardon, Mme Testanière, Mme Jalaguier, qui attendent depuis des mois?» Rougon, paisiblement, donnait des réponses, expliquant les retards, descendait dans les détails les plus minutieux. Il fit pourtant comprendre à Mme Correur qu'elle devait à présent compter beaucoup moins sur lui. Alors, elle se désola. Elle était si heureuse de rendre service! Qu'allait-elle devenir, avec toutes ces dames?

Et elle en arriva à parler de ses affaires personnelles, que Rougon connaissait bien. Elle répétait qu'elle était une Martineau, des Martineau de Coulonges, une bonne famille de Vendée, où l'on pouvait citer jusqu'à sept notaires de père en fils. Jamais elle ne s'expliquait nettement sur son nom de Correur. A l'âge de vingt-quatre ans, elle s'était enfuie avec un garçon boucher, à la suite de tout un été de rendez-vous, sous un hangar.

Son père avait agonisé pendant six mois sous le coup de ce scandale, une monstruosité dont le pays s'entretenait toujours. Depuis ce temps, elle vivait à Paris, comme morte pour sa famille. Dix fois, elle avait écrit à son frère, maintenant à la tête de l'étude, sans pouvoir obtenir de lui une réponse; et elle accusait de ce silence sa belle-sœur, «une femme à curés, qui menait par le bout du nez cet imbécile de Martineau», disait-elle. Une de ses idées fixes était de retourner là-bas, comme Du Poizat, pour s'y montrer en femme cossue et respectée.

«J'ai encore écrit, il y a huit jours, murmura-t-elle; je parie qu'elle jette mes lettres au feu.... Pourtant, si Martineau mourait, il faudrait bien qu'elle m'ouvrît la maison toute grande. Ils n'ont pas d'enfant, j'aurais des affaires d'intérêt à régler.... Martineau a quinze ans de plus que moi, et il est goutteux, m'a-t-on dit.» Puis, elle changea brusquement de voix, elle reprit:

«Enfin, ne pensons pas à tout cela.... C'est pour vous qu'il s'agit de travailler à cette heure, n'est-ce pas, Eugène? On travaillera, vous verrez. Il faut bien que vous soyez tout, pour que nous soyons quelque chose... vous vous souvenez, en 51?» Rougon sourit. Et, comme elle lui serrait maternellement les deux mains, il se pencha à son oreille et murmura:

«Si vous voyez Gilquin, dites-lui donc d'être raisonnable. Est-ce qu'il ne s'est pas avisé, l'autre semaine, après s'être fait mettre au poste, de donner mon nom pour que j'aille le réclamer!» Mme Correur promit de parler à Gilquin, un de ses anciens locataires, du temps où Rougon logeait à l'hôtel Vaneau, garçon précieux à l'occasion, mais d'un débraillé très compromettant.

«J'ai un fiacre en bas, je me sauve», dit-elle avec un sourire, tout haut, en gagnant le milieu du cabinet.

Et elle resta pourtant quelques minutes encore, désireuse de voir la bande s'en aller en même temps qu'elle.

Pour décider le mouvement de retraite, elle offrit même de prendre quelqu'un avec elle, dans son fiacre. Ce fut le colonel qui accepta, et il fut convenu que le petit Auguste monterait à côté du cocher. Alors, commença une grande distribution de poignées de main. Rougon s'était mis près de la porte, ouverte toute grande. En passant devant lui, chacun avait une dernière phrase de condoléance. M. Kahn, Du Poizat et le colonel allongèrent le cou, lui lâchèrent tout bas un mot dans l'oreille, pour qu'il ne les oubliât pas. Les Charbonnel étaient déjà sur la première marche de l'escalier, et Mme Correur causait avec Merle, au fond de l'anti-chambre, pendant que Mme Bouchard, attendue à quelques pas par son mari et par M. d'Escorailles, s'attardait encore devant Rougon, très gracieuse, très douce, lui demandant à quelle heure elle pourrait le voir, rue Marbeuf, tout seul, parce qu'elle était trop bête quand il y avait du monde. Mais le colonel, en l'entendant demander cela, revint brusquement; les autres le suivirent, il y eut une rentrée générale.

«Nous irons tous vous voir, criait le colonel.

—Il ne faut pas que vous vous enterriez», disaient plusieurs voix.

M. Kahn réclama du geste le silence. Puis, il lança la fameuse phrase:

«Vous ne vous appartenez pas, vous appartenez à vos amis et à la France.» Et ils partirent enfin. Rougon put refermer la porte. Il eut un gros soupir de soulagement. Delestang, qu'il avait oublié, sortit alors de derrière le tas de cartons, à l'abri duquel il venait d'achever le classement des papiers, en ami consciencieux. Il était un peu fier de sa besogne. Lui, agissait, pendant que les autres parlaient.

Aussi reçut-il avec une véritable jouissance les remerciements très vifs du grand homme. Il n'y avait que lui pour rendre service; il possédait un esprit d'ordre, une méthode de travail qui le mèneraient loin; et Rougon trouva encore plusieurs autres choses flatteuses, sans qu'on pût savoir s'il ne se moquait pas. Puis, se tournant, jetant un coup d'œil dans tous les coins:

«Mais voilà qui est fini, je crois, grâce à vous.... Il n'y a plus qu'à donner l'ordre à Merle de me faire porter ces paquets-là chez moi.» Il appela l'huissier, lui indiqua ses papiers personnels. A toutes les recommandations, l'huissier répondait:

«Oui, monsieur le président.

—Eh! animal, finit par crier Rougon agacé, ne m'appelez donc plus président, puisque je ne le suis plus.» Merle s'inclina, fit un pas vers la porte, et resta là, à hésiter. Il revint, disant:

«Il y a en bas une dame à cheval qui demande monsieur.... Elle a dit en riant qu'elle monterait bien avec le cheval, si l'escalier était assez large.... C'est seulement pour serrer la main à monsieur.» Rougon fermait déjà les poings, croyant à une plaisanterie. Mais Delestang, qui était allé regarder par une fenêtre du palier, accourut en murmurant, l'air très ému:

«Mademoiselle Clorinde!» Alors, Rougon fit répondre qu'il descendait. Puis, comme Delestang et lui prenaient leurs chapeaux, il le regarda, les sourcils froncés, d'un air soupçonneux, frappé de son émotion. «Méfiez-vous des femmes», répéta-t-il.

Et, sur le seuil, il donna un dernier regard au cabinet.

Par les trois fenêtres, laissées ouvertes, le plein jour entrait, éclairant crûment les cartonniers éventrés, les tiroirs épars, les paquets ficelés et entassés au milieu du tapis. Le cabinet semblait tout grand, tout triste. Au fond de la cheminée, les tas de papiers brûlés, à poignées, ne laissaient qu'une petite pelletée de cendre noire. Comme il fermait la porte, la bougie, oubliée sur un coin du bureau, s'éteignit en faisant éclater la bobèche de cristal, dans le silence de la pièce vide.


III

C'était l'après-midi, vers quatre heures, que Rougon allait parfois passer un instant chez la comtesse Balbi.

Il s'y rendait en voisin, à pied. La comtesse habitait un petit hôtel, à quelques pas de la rue Marbeuf, sur l'avenue des Champs-Elysées. D'ailleurs, elle était rarement chez elle; et, quand elle s'y trouvait par hasard, elle était couchée, elle se faisait excuser. Cela n'empêchait pas l'escalier du petit hôtel d'être plein d'un vacarme de visiteurs bruyants, ni les portes des salons de battre à toute volée. Sa fille Clorinde recevait dans une galerie, une sorte d'atelier de peintre, donnant sur l'avenue par de larges baies vitrées.

Pendant près de trois mois, Rougon, avec sa brutalité d'homme chaste, avait fort mal répondu aux avances de ces dames, qui s'étaient fait présenter à lui, dans un bal, au ministère des Affaires étrangères. Il les rencontrait partout, souriant l'une et l'autre du même sourire engageant, la mère toujours muette, la fille parlant haut, lui plantant son regard droit dans les yeux. Et il tenait bon, il les évitait, battait des paupières pour ne pas les voir, refusait les invitations qu'elles lui adressaient. Puis, obsédé, poursuivi jusque dans sa maison, devant laquelle Clorinde affectait de passer à cheval, il prit des renseignements avant de se risquer chez elles.

A la légation d'Italie, on lui parla de ces dames en termes très favorables: le comte Balbi avait réellement existé; la comtesse conservait de grandes relations à Turin; la fille, enfin, était encore sur le point, l'année précédente, d'épouser un petit prince allemand. Mais, chez la duchesse Sanquirino, à laquelle il s'adressa ensuite, les histoires changèrent. Là, on lui affirma que Clorinde était née deux ans après la mort du comte; d'ailleurs, il courait une légende très compliquée sur le ménage Balbi, le mari et la femme ayant passé par une foule d'aventures, des débordements mutuels, un divorce prononcé en France, un raccommodement survenu en Italie, qui les avait fait vivre dans une sorte de concubinage. Un jeune attaché d'ambassade, très au courant de ce qui se passait à la cour du roi Emmanuel-Victor, fut plus net encore: selon lui, si la comtesse gardait là-bas de l'influence, elle la devait à une ancienne liaison avec un très haut personnage; et il laissait entendre qu'elle serait restée à Turin, sans certain scandale énorme, sur lequel il ne put s'expliquer. Rougon, gagné peu à peu par l'intérêt de cette enquête, alla jusqu'à la préfecture de police, où il ne trouva rien de précis; les dossiers des deux étrangères les donnaient simplement comme des femmes menant un grand train, sans qu'on leur connût une fortune solide. Elles disaient posséder des biens en Piémont. La vérité était qu'il se produisait parfois des trous brusques dans leur luxe; alors, elles disparaissaient tout d'un coup, pour reparaître bientôt avec une splendeur nouvelle. En somme, on ne savait rien sur leur compte, on préférait ne rien savoir. Elles fréquentaient le meilleur monde, leur maison était acceptée comme un terrain neutre, où l'on tolérait l'excentricité de Clorinde, à titre de fleur étrangère. Rougon se décida à voir ces dames.

A la troisième visite, la curiosité du grand homme avait grandi. Il était de sens épais, très longs à s'éveiller.

Ce qui l'attira d'abord dans Clorinde, ce fut cette pointe d'inconnu, toute une vie passée, toute une idée fixe d'avenir, qu'il croyait lire au fond de ses larges yeux de jeune déesse. On lui avait conté bien des anecdotes abominables, une première faiblesse pour un cocher, et plus tard un marché passé avec un banquier, qui aurait payé la fausse virginité de la demoiselle du petit hôtel des Champs-Élysées. Mais, à certaines heures, elle lui semblait si enfant, qu'il doutait, se promettant de la confesser, revenant pour avoir le mot de cette étrange fille, dont l'énigme vivante finissait par l'occuper autant qu'un problème délicat de haute politique. Il avait vécu jusque-là dans le dédain des femmes, et la première sur laquelle il tombait, était certes la machine la plus compliquée qu'on pût imaginer.

Le lendemain du jour où Clorinde était allée, au trot de son cheval de louage, lui porter une poignée de main de condoléance, à la porte du Conseil d'État, Rougon lui rendit une visite, qu'elle avait d'ailleurs exigée solennellement. Elle devait, disait-elle, lui montrer quelque chose qui le tirerait de ses humeurs noires. Il l'appelait en riant «son vice»; il s'oubliait volontiers chez elle, amusé, chatouillé, l'esprit en éveil, d'autant plus qu'il l'épelait encore, aussi peu avancé que le premier jour.

Comme il tournait le coin de la rue Marbeuf, il jeta un coup d'œil dans la rue du Colisée, sur l'hôtel habité par Delestang, qu'il croyait avoir déjà surpris plusieurs fois le visage entre les persiennes entrebâillées de son cabinet, à guetter, de l'autre côté de l'avenue, les fenêtres de Clorinde; mais les persiennes étaient closes, Delestang devait être parti le matin pour sa ferme-modèle de la Chamade.

La porte de l'hôtel Balbi était toujours grande ouverte. Rougon, au bas de l'escalier, rencontra une petite femme noire, mal coiffée, traînant une robe jaune en loques, qui mordait dans une orange comme dans une pomme.

«Antonia, est-ce que votre maîtresse est chez elle?» lui demanda-t-il.

Elle ne répondit pas, la bouche pleine, agitant la tête violemment, avec un rire. Elle avait les lèvres toutes barbouillées du jus de l'orange; elle rapetissait ses petits yeux, pareils à deux gouttes d'encre sur sa peau brune..

Rougon monta, habitué déjà au service débraillé de la maison. Dans l'escalier, il croisa un grand diable de domestique, à mine de bandit, à longue barbe noire, qui le regarda tranquillement, sans lui céder le côté de la rampe. Puis, sur le palier du premier étage, il se trouva seul, en face de trois portes ouvertes. Celle de gauche donnait dans la chambre de Clorinde. Il eut la curiosité d'allonger la tête. Bien qu'il fût quatre heures, la chambre n'était pas encore faite; un paravent, devant le lit, en cachait à demi les couvertures pendantes; et, jetés sur le paravent, les jupons de la veille séchaient, tout crottés par le bas. Devant la fenêtre, la cuvette, pleine d'eau savonneuse, traînait à terre, tandis que le chat de la maison, un chat gris, dormait pelotonné au milieu d'un tas de vêtements.

C'était au second étage que Clorinde se tenait habituellement, dans cette galerie dont elle avait fait successivement un atelier, un fumoir, une serre chaude et un salon d'été. A mesure que Rougon montait, il entendait grandir un vacarme de voix, de rires aigus, de meubles renversés. Et, quand il fut devant la porte, il finit par distinguer qu'un piano poitrinaire menait le tapage, pendant qu'une voix chantait. Il frappa à deux reprises, sans recevoir de réponse. Alors, il se décida à entrer.

«Ah! bravo, bravo, le voilà!» cria Clorinde en frappant dans ses mains.

Lui, difficile d'ordinaire à décontenancer, resta un instant sur le seuil, timidement. Devant le vieux piano, qu'il tapait avec furie, pour en tirer des sons moins grêles, se tenait le chevalier Rusconi, le légat d'Italie, un beau brun, diplomate grave à ses heures. Au milieu de la pièce, le député La Rouquette valsait avec une chaise, dont il serrait amoureusement le dossier entre ses bras, si emporté par son élan, qu'il avait jonché le parquet des sièges culbutés. Et, dans la lumière crue d'une des baies, en face d'un jeune homme qui la dessinait au fusain sur une toile blanche Clorinde, debout au milieu d'une table, posait en Diane chasseresse, les cuisses nues, les bras nus, la gorge nue, toute nue, l'air tranquille. Sur un canapé, trois messieurs très sérieux fumaient de gros cigares en la regardant, les jambes croisées, sans rien dire.

«Attendez, ne bougez pas! cria le chevalier Rusconi à Clorinde qui allait sauter de la table. Je vais faire les présentations.» Et, suivi de Rougon, il dit plaisamment, en passant devant M. La Rouquette, tombé hors d'haleine dans un fauteuil:

«M. La Rouquette, que vous connaissez. Un futur ministre.»

Puis, s'approchant du peintre, il continua:

«M. Luigi Pozzo, mon secrétaire. Diplomate, peintre, musicien et amoureux.» Il oubliait les trois messieurs sur le canapé. Mais, en se tournant, il les aperçut; et il quitta son ton plaisant, il s'inclina de leur côté, en murmurant d'une voix cérémonieuse:

«M. Brambilla, M. Staderino, M. Viscardi, tous trois réfugiés politiques.» Les trois Vénitiens, sans lâcher leurs cigares, saluèrent. Le chevalier Rusconi retournait au piano, lorsque Clorinde l'interpella vivement, en lui reprochant d'être un mauvais maître de cérémonie. Et, à son tour, montrant Rougon, elle dit simplement, avec une intonation particulière, très flatteuse:

«M. Eugène Rougon.» On se salua de nouveau. Rougon, qui avait eu peur, un moment, de quelque plaisanterie compromettante, fut surpris du tact et de la dignité brusques de cette grande fille, à demi nue dans son costume de gaze. Il s'assit, il demanda des nouvelles de la comtesse Balbi, comme il le faisait d'habitude; il affectait même, à chaque visite, d'être venu pour la mère, ce qui lui semblait plus convenable.

«J'aurais été très heureux de lui présenter mes compliments, ajouta-t-il, selon la formule qu'il avait adoptée pour la circonstance.

—Mais maman est là!» dit Clorinde en montrant un coin de la pièce, du bout de son arc en bois doré.

Et la comtesse, en effet, était là, derrière des meubles, renversée dans un large fauteuil. Ce fut un étonnement.

Les trois réfugiés politiques devaient, eux aussi, ignorer sa présence; ils se levèrent et saluèrent. Rougon alla lui serrer la main. Il se tenait debout, et elle, toujours allongée, répondait par monosyllabes, avec ce continuel sourire qui ne la quittait pas, même lorsqu'elle souffrait. Puis, elle retomba dans son silence, distraite, jetant des coups d'œil de côté sur l'avenue, où un fleuve de voitures coulait. Elle s'était sans doute assise là pour voir passer le monde. Rougon la quitta.

Cependant, le chevalier Rusconi, assis de nouveau devant le piano, cherchait un air, tapant doucement les touches, chantonnant à demi-voix des paroles italiennes. M. La Rouquette s'éventait avec son mouchoir.

Clorinde, très sérieuse, avait repris sa pose. Et Rougon, dans le recueillement subit qui s'était fait, marchait à petits pas, de long en large, regardant les murs. La galerie se trouvait encombrée d'une étonnante débandade d'objets; des meubles, un secrétaire, un bahut, plusieurs tables, poussés au milieu, établissaient un labyrinthe d'étroits sentiers; à une extrémité, des plantes de serre chaude, reléguées, culbutées les unes contre les autres, agonisaient, avec leurs palmes vertes pendantes, déjà toutes mangées de rouille; tandis que, à l'autre bout, s'amoncelait un gros tas de terre glaise séchée, dans lequel on reconnaissait encore les bras et les jambes émiettés d'une statue que Clorinde avait ébauchée, mordue un beau jour du caprice d'être une artiste. La galerie, très vaste, n'avait en réalité de libre qu'un espace restreint devant une des baies, sorte de vide carré transformé en petit salon par deux canapés et trois fauteuils dépareillés. «Vous pouvez fumer», dit Clorinde à Rougon.

Il remercia; il ne fumait jamais. Elle, sans se retourner, cria: «Chevalier, faites-moi donc une cigarette. Vous devez avoir du tabac devant vous, sur le piano.» Et, pendant que le chevalier faisait la cigarette, le silence recommença. Rougon, contrarié de trouver là tout ce monde, allait prendre son chapeau. Il revint pourtant devant Clorinde, la tête levée, souriant:

«Ne m'avez-vous pas prié de passer pour me montrer quelque chose?» demanda-t-il.

Elle ne répondit pas tout de suite, très grave, tout à la pose. Il dut insister:

«Qu'est-ce donc, ce que vous vouliez me montrer?

—Moi!» dit-elle.

Elle dit cela d'une voix souveraine, sans un geste, campée sur la table, dans sa pose de déesse. Rougon, très sérieux à son tour, recula d'un pas, la regarda lentement. Et elle était vraiment superbe, avec son profil pur, son cou délié, qu'une ligne tombante attachait à ses épaules. Elle avait surtout cette beauté royale, la beauté du buste. Ses bras ronds, ses jambes rondes, gardaient un luisant de marbre. Sa hanche gauche, légèrement avancée, la ployait un peu, la main droite en l'air, découvrant de l'aisselle au talon une longue ligne puissante et souple, creusée à la taille, renflée à la cuisse. Elle s'appuyait de l'autre main sur son arc, de l'air tranquillement fort de la chasseresse antique, insoucieuse de sa nudité, dédaigneuse de l'amour des hommes, froide, hautaine, immortelle.

«Très joli, très joli», murmura Rougon, ne sachant que dire.

La vérité était qu'il la trouvait gênante, avec son immobilité de statue. Elle semblait si victorieuse, si certaine d'être classiquement belle, que, s'il avait osé, il l'aurait critiquée comme un marbre dont certaines puissances blessaient ses yeux bourgeois; il aurait préféré une taille plus mince, des hanches moins larges, une poitrine placée moins bas. Puis, une envie d'homme brutal lui vint, celle de la prendre au mollet. Il dut s'éloigner davantage, pour ne pas céder à cette envie.

«Vous avez assez vu? demanda Clorinde, toujours sérieuse et convaincue. Attendez, voici autre chose.» Et, brusquement, elle ne fut plus Diane. Elle laissa tomber son arc, elle fut Vénus. Les mains rejetées derrière la tête, nouées dans son chignon, le buste renversé à demi, haussant les pointes des seins, elle souriait, ouvrait à demi les lèvres, égarait son regard, la face comme noyée tout d'un coup dans du soleil. Elle paraissait plus petite, avec des membres plus gras, toute dorée d'un frisson de désir, dont il semblait voir passer les moires chaudes sur sa peau de satin. Elle était pelotonnée, s'offrant, se faisant désirable, d'un air d'amante soumise qui veut être prise entière dans un embrassement.

M. Brambilla, M. Staderino et M. Viscardi, sans quitter leur raideur noire de conspirateurs, l'applaudirent gravement.

«Brava! brava! brava!»

M. La Rouquette éclatait d'enthousiasme, tandis que le chevalier Rusconi, qui s'était rapproché de la table, pour tendre la cigarette à la jeune fille, restait là, le regard pâmé, avec un léger balancement de la tête, comme s'il battait le rythme de son admiration.

Rougon ne dit rien. Il noua si fortement ses mains, que les doigts craquèrent. Un léger frisson venait de lui courir de la nuque aux talons. Alors, il ne songea plus à s'en aller, il s'installa. Mais elle, déjà, avait repris son grand corps libre, riant très fort, fumant sa cigarette, avec un retroussement cavalier des lèvres. Elle racontait qu'elle aurait adoré jouer la comédie; elle aurait tout su rendre, la colère, la tendresse, la pudeur, l'effroi; et, d'une attitude, d'un jeu de physionomie, elle indiquait des personnages. Puis tout d'un coup:

«Monsieur Rougon, voulez-vous que je vous fasse, lorsque vous parlez à la Chambre?» Elle se gonfla, se rengorgea, en soufflant, en lançant les poings en avant, avec une mimique si drôle, si vraie dans la charge, que tout le monde se pâma. Rougon riait comme un enfant; il la trouvait adorable, très fine et très inquiétante.

«Clorinda, Clorinda», murmura Luigi, en tapant de petits coups d'appui-main sur son chevalet.

Elle remuait tellement, qu'il ne pouvait plus travailler. Il avait lâché le fusain, pour étaler de minces couleurs sur la toile, d'un air appliqué d'écolier. Il restait grave, au milieu des rires, levant des yeux de flamme sur la jeune fille, regardant d'un air terrible les hommes avec lesquels elle plaisantait. C'était lui qui avait eu l'idée de la peindre vêtue de ce costume de Diane chasseresse, dont tout Paris causait, depuis le dernier bal de la légation. Il se disait son cousin, parce qu'ils étaient nés dans la même rue, à Florence.

«Clorinda! répéta-t-il d'un ton de colère.

—Luigi a raison, dit-elle. Vous n'êtes pas raisonnables, messieurs; vous faites un bruit!... Travaillons, travaillons.» Et elle se campa de nouveau dans sa pose olympienne. Elle redevint un beau marbre. Ces messieurs restèrent à leur place, immobiles, comme cloués. M. La Rouquette hasardait seul, sur le bras de son fauteuil, un roulement de tambour discret, du bout des doigts. Rougon, le dos renversé, regardait Clorinde, peu à peu songeur, envahi d'une rêverie, dans laquelle la jeune fille grandissait démesurément. C'était, tout de même, une étrange mécanique qu'une femme. Jamais il n'avait eu l'idée d'étudier cela. Il commençait à entrevoir des complications extraordinaires. Un instant, il eut l'intuition très nette de la puissance de ces épaules nues, capables d'ébranler un monde. Clorinde, dans ses regards brouillés, s'élargissait toujours, lui bouchait toute la baie, de sa taille de statue géante. Mais il battit des paupières, il la retrouva, bien moins grosse que lui, sur la table. Alors, il eut un sourire; s'il l'avait voulu, il l'aurait fouettée comme une petite fille; et il resta surpris d'en avoir eu peur un moment.

Cependant, à l'autre bout de la galerie, un petit bruit de voix montait. Rougon prêta l'oreille par habitude, mais il n'entendit qu'un murmuré rapide de syllabes italiennes. Le chevalier Rusconi, qui venait de se glisser derrière les meubles, s'appuyait d'une main au dossier du fauteuil de la comtesse, penché respectueusement vers elle, paraissant lui conter quelque affaire avec de longs détails. La comtesse se contentait d'approuver de la tête. Une fois, pourtant, elle eut un signe violent de dénégation, et le chevalier se pencha davantage, l'apaisa de sa voix chantante, qui coulait avec un gazouillis d'oiseau. Rougon, grâce à sa connaissance du provençal, finit par surprendre quelques mots qui le rendirent grave.

«Maman, cria brusquement Clorinde, est-ce que tu as montré au chevalier la dépêche d'hier soir?

—Une dépêche!» répéta tout haut le chevalier.

La comtesse avait tiré d'une de ses poches un paquet de lettres, dans lequel elle chercha longtemps. Enfin elle lui remit un bout de papier bleu, très chiffonné. Dès qu'il l'eut parcouru, il eut un geste d'étonnement et de colère:

«Comment! s'écria-t-il en français, oubliant le monde qui était là, vous savez cela depuis hier! Mais je n'ai eu la nouvelle que ce matin, moi!» Clorinde éclata d'un beau rire, ce qui acheva de le fâcher.

«Et madame la comtesse me laisse lui conter l'affaire tout au long, comme si elle l'ignorait!... Allons, puisque le siège de la légation est ici, je viendrai chaque jour y dépouiller la correspondance.»

La comtesse souriait. Elle fouilla encore dans son paquet de lettres; elle prit un second papier, qu'elle lui fit lire. Cette fois, il parut très satisfait. Et la conversation à voix basse recommença. Il avait retrouvé son sourire respectueux. En quittant la comtesse, il lui baisa la main.

«Voilà les affaires sérieuses terminées», dit-il à demi-voix, en venant se rasseoir devant le piano.

Il tapa à tour de bras une ronde canaille, très populaire cette année-là. Puis, tout d'un coup, ayant regardé l'heure, il courut prendre son chapeau.

«Vous partez?» demanda Clorinde.

Elle l'appela du geste, s'appuya sur son épaule, pour lui parler à l'oreille. Il hochait la tête, en riant. Il murmurait:

«Très fort, très fort.... J'écrirai ça là-bas.» Et il sortit, après avoir salué. Luigi, d'un coup d'appui-main, avait fait relever Clorinde, accroupie sur la table. Sans doute le fleuve de voitures coulant le long de l'avenue finissait par ennuyer la comtesse, car elle tira un cordon de sonnette, derrière elle, dès qu'elle eut perdu de vue le coupé du chevalier, noyé au milieu des landaus descendant du Bois. Ce fut le grand diable de domestique, à figure de bandit, qui entra, en laissant la porte ouverte. La comtesse s'abandonna à son bras, traversa lentement la pièce, au milieu de ces messieurs, debout, inclinés devant elle. Elle répondait de la tête, avec son sourire. Puis, sur le seuil, elle se tourna, elle dit à Clorinde:

«J'ai ma migraine, je vais me coucher un peu.

—Flaminio, cria la jeune fille au domestique qui emportait sa mère, mettez-lui un fer chaud aux pieds!» Les trois réfugiés politiques ne se rassirent pas. Ils demeurèrent encore là, un instant, sur une même ligne, achevant de mâchonner leurs cigares, qu'ils jetèrent dans un coin, derrière le tas de terre glaise, du même geste correct et précis. Et ils défilèrent devant Clorinde, ils s'en allèrent, en procession.

«Mon Dieu! disait M. La Rouquette, qui venait d'entamer une conversation sérieuse avec Rougon, je sais bien que cette question des sucres est très importante. Il s'agit de toute une branche de l'industrie française. Le malheur est que personne, à la Chambre, ne me paraît avoir étudié la matière à fond.» Rougon, qu'il ennuyait, ne répondait plus que par des hochements de tête. Le jeune député se rapprocha, continua, en donnant à sa figure poupine une subite gravité.

«Moi, j'ai un oncle dans les sucres. Il a une des plus riches raffineries de Marseille.... Eh bien, je suis allé passer trois mois chez lui. J'ai pris des notes, oh! beaucoup de notes. Je causais avec les ouvriers, je me mettais au courant, enfin!... Vous comprenez, je voulais parler à la Chambre...» Il posait devant Rougon, il se donnait un mal énorme pour entretenir celui-ci des seuls objets qu'il croyait devoir l'intéresser, très désireux d'ailleurs de se montrer à lui sous un jour d'homme politique solide.

«Et vous n'avez pas parlé? interrompit Clorinde, que la présence de M. La Rouquette semblait impatienter.

—Non, je n'ai pas parlé, reprit-il d'une voix ralentie, j'ai cru devoir ne pas parler.... Au dernier moment, j'ai eu peur que mes chiffres ne fussent pas bien exacts.» Rougon le regarda entre les deux yeux, en disant gravement: «Savez-vous le nombre de morceaux de sucre que l'on consomme par jour, au café Anglais?»

M. La Rouquette resta un moment ahuri, les yeux écarquillés. Puis, il partit d'un éclat de rire:

«Ah! très joli! très joli! cria-t-il. Je comprends, vous plaisantez.... Mais c'est la question du sucre, cela; moi, je parlais de la question des sucres.... Très joli! Vous me permettez de répéter le mot, n'est-ce pas?» Il avait de légers bonds de jouissance, au fond de son fauteuil. Il reprit sa figure rose, mis à l'aise, cherchant des mots légers. Mais Clorinde l'attaqua sur les femmes. Elle l'avait encore vu l'avant-veille, aux Variétés, avec une petite blonde, très laide, ébouriffée comme un caniche. D'abord, il nia. Vexé ensuite de la façon cruelle dont elle traitait «le petit caniche», il s'oublia, il défendit cette dame, une personne très comme il faut, qui n'était pas si mal que cela; et il lui parla de ses cheveux, de sa taille, de sa jambe. Clorinde devint terrible. M. La Rouquette finit par crier:

«Elle m'attend, et j'y vais.» Alors, quand il eut refermé la porte, la jeune fille battit des mains, triomphante, répétant:

«Le voilà parti, bon voyage!» Et elle sauta vivement de la table, elle courut à Rougon, auquel elle donna ses deux mains. Elle se faisait très douce, elle était bien contrariée qu'il ne l'eût pas trouvée seule. Comme elle avait eu de la peine à renvoyer tout ce monde! Les gens ne comprenaient pas, vraiment! Ce La Rouquette, avec ses sucres, était-il assez ridicule! Mais maintenant, peut-être, on n'allait plus les déranger, ils pourraient causer: Elle devait avoir tant de choses à lui dire! Tout en parlant, elle le conduisait vers un canapé. Il s'était assis, sans lui lâcher les mains, lorsque Luigi donna des coups secs d'appui-main, en répétant sur un ton fâché:

«Clorinda! Clorinda!

—Tiens! c'est vrai, le portrait!» dit-elle en riant.

Elle échappa à Rougon, alla se pencher derrière le peintre, d'un air souple de caresse. Oh! que c'était joli, ce qu'il avait fait! Cela venait très bien. Mais, réellement, elle était un peu fatiguée; et elle demandait un quart d'heure de repos. D'ailleurs, il pouvait faire le costume; elle n'avait pas besoin de poser pour le costume.

Luigi jetait des regards luisants sur Rougon, continuait à murmurer des paroles maussades. Alors, très vite, elle lui parla en italien, les sourcils froncés, sans cesser de sourire. Et il se tut, il promena de nouveau son pinceau, maigrement.

«Je ne mens pas, reprit-elle en revenant s'asseoir près de Rougon, j'ai la jambe gauche tout engourdie.» Elle se donna des tapes sur la jambe gauche, pour faire circuler le sang, disait-elle sous la gaze, on voyait la tache rose des genoux. Cependant, elle avait oublié qu'elle était nue. Elle se penchait vers lui, sérieuse, s'éraflant la peau de l'épaule contre le gros drap de son paletot. Mais, tout d'un coup, un bouton qu'elle rencontra, lui fit passer un grand frisson sur la gorge. Elle se regarda, devint très rouge. Et, vivement, elle alla prendre un lambeau de dentelle noire, dans lequel elle s'enveloppa.

«J'ai un peu froid», dit-elle, après avoir roulé devant Rougon un fauteuil, dans lequel elle s'assit.

Elle ne montrait plus sous la dentelle que les bouts de ses poignets nus. Elle s'était noué le lambeau au cou, de façon à s'en faire une énorme cravate, au fond de laquelle elle enfonçait le menton. Là-dedans, le buste entièrement noyé, elle restait toute noire, avec son visage redevenu pâle et grave.

«Enfin, que vous est-il arrivé? demanda-t-elle.

Racontez-moi tout.» Et elle le questionna sur sa disgrâce, avec une franchise de curiosité filiale. Elle était étrangère, elle se faisait répéter jusqu'à trois reprises des détails qu'elle disait ne pas comprendre. Elle l'interrompait par des exclamations en langue italienne; tandis que, dans ses yeux noirs, il pouvait suivre toute l'émotion de son récit. Pourquoi s'était-il fâché avec l'empereur? comment avait-il pu renoncer à une situation si haute? quels étaient donc ses ennemis, pour qu'il se fût laissé battre ainsi? Et quand il hésitait, quand elle l'acculait à quelque aveu qu'il ne voulait pas faire, elle le regardait avec une candeur si affectueuse, qu'il s'abandonnait, lui racontant les histoires jusqu'au bout. Bientôt, elle sut sans doute tout ce qu'elle désirait savoir. Elle lança encore quelques questions, très éloignées du sujet, et dont la singularité surprit Rougon. Puis, les mains jointes, elle se tut. Elle avait fermé les yeux. Elle réfléchissait profondément.

«Eh bien? demanda-t-il en souriant.

—Rien, murmura-t-elle; ça m'a fait de la peine.» Il fut touché. Il chercha à lui reprendre les mains; mais elle les enfouit dans la dentelle, et le silence continua. Au bout de deux grandes minutes, elle rouvrit les paupières, en disant:

«Alors, vous avez des projets?» Lui, la regarda fixement. Un soupçon l'effleurait.

Mais elle était si adorable maintenant, renversée au fond du fauteuil, dans une pose languissante, comme si les chagrins de son «bon ami» l'eussent brisée, qu'il ne s'arrêta pas au léger froid qui venait de passer sur sa nuque. Elle le flatta beaucoup. Certes, il ne resterait pas longtemps à l'écart, il redeviendrait le maître quelque jour. Elle était sûre qu'il devait nourrir de grandes pensées et avoir confiance en son étoile, car cela se lisait sur son front. Pourquoi ne la prenait-il pas pour confidente? elle était si discrète, elle serait si heureuse d'être de moitié dans son avenir? Rougon, grisé, cherchant toujours à rattraper les petites mains qui s'enfonçaient dans la dentelle, parla encore, parla toujours, à ce point qu'il lâcha tout, ses espérances, ses certitudes. Elle ne le poussait plus, le laissant aller, sans un geste, de peur de l'arrêter. Elle l'examinait, le détaillait membre à membre, sondant son crâne, pesant ses épaules, mesurant sa poitrine. C'était décidément un homme solide, qui toute forte qu'elle était, l'aurait jetée d'un tour de poignet sur son dos, et emportée ainsi sans se gêner, aussi haut qu'elle aurait voulu.

Elle s'était soulevée, ouvrant les bras, laissant glisser la dentelle. Alors, elle reparut, plus nue, tendant la gorge, coulant ses épaules hors de la gaze, d'un mouvement si souple de chatte amoureuse, qu'elle sembla jaillir de son corsage. Ce fut une vision brusque, comme une récompense et une promesse accordées à Rougon.

Et n'était-ce pas le morceau de dentelle qui avait glissé?

Elle le ramenait déjà, elle le nouait plus étroitement.

«Chut! murmura-t-elle, Luigi gronde.» Et elle courut auprès du peintre, se pencha une seconde fois, lui parlant très vite, dans le cou. Rougon, quand elle ne fut plus là, toute vibrante, frotta rudement ses mains, énervé, presque fâché. Elle lui causait à fleur de peau une irritation extraordinaire. Et il s'injuriait. A vingt ans, il n'aurait pas été plus bête. Elle venait de le confesser comme un enfant, lui qui depuis deux mois cherchait à la faire parler, sans tirer d'elle autre chose que de beaux rires. Elle n'avait eu qu'à lui refuser un instant ses poignets; il s'était oublié jusqu'à tout dire, pour qu'elle les lui rendît. Maintenant, cela devenait clair, elle le conquérait, elle discutait s'il valait encore la peine d'être séduit.

Rougon eut un sourire d'homme fort. Il la briserait quand il voudrait. N'était-ce pas elle qui le provoquait?

Et des pensées malhonnêtes lui venaient, tout un projet de séduction, dans lequel il la plantait là, après avoir été son maître. En vérité, il ne pouvait jouer le rôle d'un imbécile avec cette grande fille qui lui montrait ainsi ses épaules. Pourtant, il n'était plus bien sûr que la dentelle ne se fût pas dénouée toute seule.

«Est-ce que vous trouvez que j'ai les yeux gris, vous?» demanda Clorinde, en se rapprochant.

Il se leva, la regarda de tout près, sans troubler le calme limpide de ses yeux. Mais, comme il avançait les mains, elle lui donna une tape. Il n'avait pas besoin de toucher. Elle était très froide, à présent. Elle s'enveloppait dans son chiffon, avec une pudeur qui s'alarmait des moindres trous. Il eut beau la plaisanter, la taquiner; faire mine d'employer la force, elle se couvrait davantage, poussait de petits cris, quand il effleurait la dentelle. D'ailleurs, elle ne voulut plus se rasseoir. «J'aime mieux marcher un peu, disait-elle; ça me dérouille les jambes.» Alors, il la suivit, ils marchèrent ensemble, de long en large. Il tâcha de la confesser à son tour. D'ordinaire, elle ne répondait pas aux questions. Elle avait une causerie à sauts brusques, coupée d'exclamations, entremêlée d'histoires qu'elle ne finissait jamais. Comme il l'interrogeait habilement sur une absence de quinze jours qu'elle avait faite avec sa mère, le mois précédent, elle enfila une suite interminable d'anecdotes sur ses voyages. Elle était allée partout, en Angleterre, en Espagne, en Allemagne; elle avait tout vu. Puis, c'était une pluie de petites observations puériles sur la nourriture, sur les modes, sur le temps qu'il faisait. Quelquefois, elle commençait un récit dans lequel elle se mettait en scène, avec des personnages connus qu'elle nommait; Rougon tendait l'oreille, croyant qu'elle allait enfin laisser échapper une confidence; mais le récit tournait à l'enfantillage, ou bien restait sans dénouement. Ce jour-là encore, il n'apprit rien. Elle avait sur la face son rire qui la masquait. Elle demeurait impénétrable, au milieu de son expansion bavarde. Rougon, assourdi par ces renseignements stupéfiants dont les uns démentaient les autres, en arrivait à ne plus savoir s'il avait auprès de lui une bambine de douze ans, innocente jusqu'à la bêtise, ou quelque femme très savante, retourne à la naïveté par un raffinement.

Clorinde interrompit une aventure qui lui était arrivée dans une petite ville d'Espagne, la galanterie d'un voyageur dont elle avait dû accepter le lit, pendant qu'il dormait sur une chaise.

«Il ne faut pas retourner aux Tuileries, dit-elle sans transition aucune. Faites-vous regretter.

—Merci bien, mademoiselle Machiavel», répondit-il en riant.

Elle rit plus fort que lui. Mais elle ne continua pas moins à lui donner des conseils excellents. Et comme il tentait encore de lui pincer les bras, en manière de jeu, elle se fâcha, elle cria qu'on ne pouvait causer deux minutes sérieusement. Ah! si elle était un homme! comme elle saurait faire son chemin! Les hommes avaient si peu de tête!

«Voyons, racontez-moi les histoires de vos amis», reprit-elle, en s'asseyant sur le bord de la table, tandis que Rougon restait debout devant elle.

Luigi, qui ne les quittait pas du regard, ferma violemment sa boîte à couleurs.

«Je m'en vais», dit-il.

Mais Clorinde courut à lui, le ramena, en jurant qu'elle allait reprendre la pose. Elle devait avoir peur de rester seule avec Rougon. Et, comme Luigi cédait, elle cherchait à gagner du temps.

«Vous me laisserez bien manger quelque chose. J'ai une faim! Oh! deux bouchées seulement.» Elle ouvrit la porte en criant:

«Antonia! Antonia!» Et elle donna un ordre en italien. Elle venait de se rasseoir au bord de la table, lorsque Antonia entra, tenant sur chacune de ses mains ouvertes une tartine de beurre. La servante les lui tendit, comme sur un plateau, avec son rire de bête qu'on chatouille, un rire qui fendait sa bouche rouge dans sa face noire. Puis, elle s'en alla, en essuyant ses mains contre sa jupe. Clorinde la rappela pour lui demander un verre d'eau.

«Voulez-vous partager? dit-elle à Rougon. C'est très bon, le beurre. Quelquefois, j'y mets du sucre. Mais il ne faut pas toujours être gourmande.».

Elle ne l'était guère, en effet. Rougon l'avait surprise, un matin, en train de manger pour déjeuner un morceau d'omelette froide, cuite de la veille. Il la soupçonnait d'avarice, un vice italien.

«Trois minutes, n'est-ce pas, Luigi?» cria-t-elle en mordant à la première tartine.

Et revenant à Rougon, toujours debout devant elle, elle demanda:

«Voyons, M. Kahn, par exemple, quelle est son histoire, comment est-il député?» Rougon se prêta à ce nouvel interrogatoire, espérant tirer d'elle quelque confidence forcée. Il la savait très curieuse de la vie de chacun, l'oreille tendue à toutes les indiscrétions, sans cesse aux aguets des intrigues compliquées au milieu desquelles elle vivait. Elle avait le souci des grandes fortunes.

«Oh! répondit-il en riant, Kahn est né député. Il a dû faire ses dents sur les bancs de la Chambre. Sous Louis-Philippe, il siégeait déjà au centre droit, et il soutenait la monarchie constitutionnelle avec une passion juvénile. Après 48, il est passé au centre gauche, toujours très passionné, d'ailleurs; il avait écrit une profession de foi républicaine d'un style superbe. Aujourd'hui, il est revenu au centre droit, il défend passionnément l'empire.... Au demeurant, est fils d'un banquier juif de Bordeaux, dirige des hauts fourneaux près de Bressuire, s'est taillé une spécialité dans les questions financières et industrielles, vit assez médiocrement en attendant la grosse fortune qu'il fera un jour, a été promu au grade d'officier le 15 août dernier...» Et Rougon cherchait, les regards perdus.