«Et vous avez flanqué ce monsieur à la porte?» demanda-t-il.

L'ancien député, l'air très surpris, le regarda un instant sans répondre. Sa colère était brusquement tombée. Il s'enfonça à son tour dans un coin de la voiture, s'abandonnant mollement aux cahots, murmurant:

«Ah! non, on ne flanque pas les gens à la porte comme ça, sans réfléchir.... Je voulais avoir votre avis, d'ailleurs. Moi, je l'avoue, j'ai envie d'accepter.

—Jamais, Kahn! cria Rougon furieux. Jamais!» Et ils discutèrent. M. Kahn donnait des chiffres; sans doute un pot-de-vin d'un million était énorme; mais il prouvait qu'on boucherait aisément ce trou, à l'aide de certaines opérations. Rougon n'écoutait pas, refusait d'entendre, de la main. Lui, se moquait de l'argent. Il ne voulait pas que Marsy empochât un million, parce que laisser donner ce million, c'était avouer son impuissance, se reconnaître vaincu, estimer l'influence de son rival à un prix exorbitant, qui la grandissait encore en face de la sienne.

«Vous voyez bien qu'il se fatigue, dit-il. Il met les pouces.... Attendez encore. Nous aurons la concession pour rien.» Et il ajouta d'un ton presque menaçant:

«Nous nous fâcherions, je vous en préviens. Je ne peux pas admettre qu'un de mes amis soit rançonné de cette façon.» Il se fit un silence. Le fiacre montait les Champs-Elysées. Les deux hommes, songeurs, semblaient compter attentivement les arbres, dans les contre allées. Ce fut M. Kahn qui reprit le premier, à demi-voix; «Écoutez, moi, je ne demanderais pas mieux, je voudrais rester avec vous; mais avouez que depuis bientôt deux ans...» Il n'acheva pas, il tourna autrement sa phrase.

«Enfin, ce n'est pas votre faute, vous avez les mains liées en ce moment.... Donnons le million, croyez-moi.

—Jamais! répéta Rougon avec force. Dans quinze jours, vous aurez votre concession, entendez-vous!» Le fiacre venait de s'arrêter devant le petit hôtel de la rue Marbeuf. Alors, sans descendre, la portière fermée, ils causèrent là encore un instant, comme s'ils s'étaient trouvés dans leur cabinet, très à l'aise. Rougon avait le soir à dîner M. Bouchard et le colonel Jobelin, et il voulait retenir M. Kahn, qui refusait, à son grand regret, étant déjà invité ailleurs. Maintenant, le grand homme se passionnait pour l'affaire de la concession. Quand il fut enfin descendu du fiacre, il referma amicalement la portière, en échangeant un dernier signe de tête avec l'ancien député.

«A demain jeudi, n'est-ce pas?» cria celui-ci, qui allongea le cou, pendant que la voiture l'emportait.

Rougon rentra avec une légère fièvre. Il ne put même lire les journaux du soir. Bien qu'il fût à peine cinq heures, il passa au salon où il attendit ses invités, en se promenant de long en large. Le premier soleil de l'année, ce pâle soleil de janvier, lui avait donné un commencement de migraine. Il gardait de son après-midi une sensation très vive. Toute la bande était là, les amis qu'il subissait, ceux dont il avait peur, ceux pour lesquels il éprouvait une véritable affection, le poussant, l'acculant à un dénouement immédiat. Et cela ne lui déplaisait pas; il donnait raison à leur impatience, il sentait monter en lui une colère faite de leurs colères.

C'était comme si, peu à peu, on eût rétréci l'espace devant ses pas. L'heure venait où il lui faudrait faire quelque saut formidable.

Brusquement, il songea à Gilquin, qu'il avait complètement oublié. Il sonna pour demander si «le monsieur au paletot vert» était revenu, pendant son absence. Le domestique n'avait vu personne. Alors, il donna l'ordre, s'il se présentait le soir, de l'introduire dans son cabinet.

«Et vous me préviendrez tout de suite, ajouta-t-il, même si nous sommes à table.» Puis, sa curiosité réveillée, il alla chercher la carte de Gilquin. Il relut à plusieurs reprises: «C'est pressé, une drôle d'affaire», sans en apprendre davantage. Quand M. Bouchard et le colonel arrivèrent, il glissa la carte dans sa poche, troublé, irrité par cette phrase, qui se plantait de nouveau dans sa cervelle.

Le dîner fut très simple. M. Bouchard était garçon depuis deux jours, sa femme ayant dû partir auprès d'une tante malade, dont elle parlait d'ailleurs pour la première fois. Quant au colonel, qui trouvait toujours son couvert mis chez Rougon, il avait amené ce soir-là son fils Auguste, alors en congé. Mme Rougon fit les honneurs de la table, avec sa bonne grâce silencieuse.

Le service s'opérait sous ses yeux, lentement, minutieusement, sans qu'on entendît le moindre bruit de vaisselle. On causa des études dans les lycées. Le chef de bureau cita des vers d'Horace, rappela les prix qu'il avait remportés aux concours généraux, vers 1813. Le colonel aurait voulu une discipline plus militaire; et il dit pourquoi Auguste s'était fait refuser au baccalauréat, en novembre: l'enfant avait une intelligence si vive, qu'il allait toujours au-delà des questions des professeurs, ce qui mécontentait ces messieurs. Pendant que son père expliquait ainsi son échec, Auguste mangeait un blanc de volaille, avec un sourire en dessous de cancre réjoui.

Au dessert, un coup de sonnette, dans le vestibule, parut émotionner Rougon, jusque-là distrait. Il crut que c'était Gilquin, il leva vivement les yeux vers la porte, pliant déjà machinalement sa serviette, en attendant d'être prévenu. Mais ce fut Du Poizat qui entra.

L'ancien sous-préfet s'assit à deux pas de la table, en familier de la maison. Il venait souvent le soir de bonne heure, tout de suite après son repas, qu'il prenait dans une petite pension du faubourg Saint-Honoré.

«Je suis éreinté, murmura-t-il sans donner aucun détail sur ses besognes compliquées de l'après-midi. Je serais allé me coucher, si je n'avais eu l'idée de venir jeter un coup d'œil sur les journaux.... Ils sont dans votre cabinet, n'est-ce pas, Rougon?» Il resta là pourtant, il accepta une poire avec deux doigts de vin. La conversation s'était mise sur la cherté des vivres; tout, depuis vingt ans, se trouvait doublé; M. Bouchard se souvenait d'avoir vu les pigeons à quinze sous la paire, dans sa jeunesse. Cependant, dès que le café et les liqueurs furent servis, Mme Rougon se retira discrètement. On retourna au salon sans elle; on était comme en famille. Le colonel et le chef de bureau apportèrent eux-mêmes la table de jeu devant la cheminée; et ils battirent les cartes, absorbés, perdus déjà dans de profondes combinaisons. Auguste, sur un guéridon, feuilletait la collection d'un journal illustré. Du Poizat avait disparu.

«Voyez donc ce jeu, dit brusquement le colonel. Il est extraordinaire, hein?» Rougon s'approcha, hocha la tête. Puis, comme il revenait s'asseoir dans le silence, prenant les pincettes pour relever les bûches, le domestique, qui était entré doucement, vint lui dire à l'oreille:

«Le monsieur de ce matin est là.» Il tressaillit. Il n'avait pas entendu le coup de sonnette. Dans son cabinet, il trouva Gilquin debout, un rotin sous le bras, examinant avec des clignements d'yeux d'artiste une mauvaise gravure représentant Napoléon à Sainte-Hélène. Il restait boutonné jusqu'au menton, au fond de son grand paletot vert, la tête couverte d'un chapeau de soie noir presque neuf, fortement incliné sur l'oreille.

«Eh bien?» demanda vivement Rougon.

Mais Gilquin ne se pressait pas. Il branla la tête, il dit en regardant la gravure:

«C'est touché tout de même!... Il a l'air de joliment s'embêter, là-dessus!» Le cabinet se trouvait éclairé par une seule lampe, posée sur un coin de bureau. A l'entrée de Rougon, un petit bruit, un frémissement de papier, était parti d'un fauteuil à dossier énorme, placé devant la cheminée; puis, un tel silence avait régné, qu'on eût pu croire au craquement d'un tison à demi éteint. Gilquin, d'ailleurs, refusait de s'asseoir. Les deux hommes demeurèrent près de la porte, dans un pan d'ombre que jetait un corps de bibliothèque.

«Eh bien?» répétait Rougon.

Et il dit avoir passé rue Guisarde, l'après-midi. Alors, l'autre parla de sa concierge, une excellente femme, qui s'en allait de la poitrine, à cause de la maison, dont le rez-de-chaussée était humide.

«Mais cette affaire pressée.... Qu'est-ce donc?

—Attends! Je suis venu pour ça. Nous allons causer.... Et tu es monté, tu as entendu la chatte? Imagine toi, c'est une chatte qui est venue par les gouttières. Une nuit, comme ma fenêtre était restée ouverte, je l'ai trouvée couchée avec moi. Elle me léchait la barbe. Ça m'a semblé une farce, et je l'ai gardée.» Enfin, il se décida à parler de l'affaire. Mais l'histoire fut longue. Il commença par conter ses amours avec une repasseuse, dont il s'était fait aimer, un soir, à la sortie de l'Ambigu. Cette pauvre Eulalie venait d'être obligée de laisser ses meubles à son propriétaire, parce qu'un amant l'avait quittée, juste au moment où elle devait cinq termes. Alors, depuis dix jours, elle habitait un hôtel de la rue Montmartre, près de son atelier; et c'était chez elle qu'il avait couché toute la semaine, au deuxième, la porte au fond du couloir, dans une petite chambre noire qui donnait sur la cour.

Rougon, résigné, l'écoutait.

«Il y a trois jours donc, continua Gilquin, j'avais apporté un gâteau et une bouteille de vin.... Nous avons mangé ça dans le lit, tu comprends. Nous nous couchons de bonne heure.... Eulalie s'est levée un peu avant minuit, pour secouer les miettes. Puis, la voilà qui dort à poings fermés. Une vraie souche, cette fille!... Moi, je ne dormais pas. J'avais soufflé la bougie, je regardais en l'air, lorsqu'une dispute s'est élevée dans la chambre voisine. Il faut te dire que les deux chambres communiquaient par une porte aujourd'hui condamnée.

Les voix restaient basses; la paix parut se faire; mais j'entendis des bruits si singuliers, que, ma foi, j'allai coller mon œil contre une fente de la porte.... Non, tu ne devinerais jamais...» Il s'arrêta, les yeux arrondis, jouissant de l'effet qu'il pensait produire.

«Eh bien, ils étaient deux, un jeune de vingt-cinq ans, assez gentil, et un vieux qui doit avoir dépassé la cinquantaine, petit, maigre, maladif.... Les gaillards examinaient des pistolets, des poignards, des épées, toutes sortes d'armes neuves dont l'acier luisait.... Ils parlaient dans un jargon à eux, que je ne comprenais pas d'abord. Mais, à certains mots, j'ai reconnu de l'italien.

Tu sais, j'ai voyagé en Italie, pour les pâtes. Alors, je me suis appliqué, et j'ai compris, mon bon.... Ce sont des messieurs qui sont venus à Paris pour assassiner l'empereur. Voilà!» Et il croisa les bras, serrant sa canne sur sa poitrine, tandis qu'il répétait à plusieurs reprises:

«Hein? elle est drôle!» C'était là l'affaire que Gilquin trouvait drôle. Rougon haussa les épaules; vingt fois on lui avait dénoncé des complots. Mais l'ancien commis voyageur précisait:

«Tu m'as dit de venir te répéter les cancans du quartier. Moi, je veux bien te rendre service, je te répète tout, n'est-ce pas? Tu as tort de branler la tête.... Crois-tu que si j'étais allé à la préfecture, on ne m'aurait pas lâché un joli pourboire? Seulement, j'aime mieux en faire profiter un ami. Entends-tu, c'est sérieux! Va conter la chose à l'empereur, qui t'embrassera, parbleu!»

Depuis trois jours, il surveillait les jolis messieurs, comme il les nommait. Dans la journée, il en venait deux autres, un jeune et un d'âge mûr, très beau, avec une face pâle, de longs cheveux noirs, qui semblait être le chef. Tout ce monde-là rentrait éreinté, discutait à mots couverts, brièvement. La veille, il les avait vus charger des «petites machines» en fer, qu'il croyait être des bombes. Il s'était fait donner la clef d'Eulalie; il restait dans la chambre, sans souliers, l'oreille tendue.

Et, dès neuf heures, le soir, il s'arrangeait de façon à ce qu'Eulalie ronflât, pour tranquilliser les voisins. Selon lui, il ne fallait jamais mettre les femmes dans les affaires politiques. A mesure que Gilquin parlait, Rougon devenait grave.

Il croyait. Sous la légère ivresse de l'ancien commis voyageur, au milieu des détails étranges dont le récit se trouvait coupé, il sentait une vérité se dégager et s'imposer. Puis, toute son attente de la journée, sa curiosité anxieuse, le frappaient maintenant comme un pressentiment. Et il était repris par ce tremblement intérieur qui le tenait depuis le matin, une émotion involontaire d'homme fort dont le sort va se jouer sur un coup de carte.

«Des imbéciles qui doivent avoir toute la préfecture à leurs trousses», murmura-t-il en affectant une grande indifférence.

Gilquin se mit à ricaner. Il mâchait entre ses dents:

«La préfecture fera bien de se presser, en ce cas.» Et il se tut, riant toujours, donnant une tape amicale à son chapeau. Le grand homme comprit qu'il n'avait pas tout dit. Il le regarda en face. Mais l'autre rouvrait la porte, en reprenant:

«Enfin, te voilà prévenu.... Moi, je vais dîner, mon bon. Je n'ai pas encore dîné, tel que tu me vois. J'ai filé mes individus tout l'après-midi.... Et j'ai une faim!» Rougon l'arrêta, offrit de lui faire servir un morceau de viande froide; et il donna tout de suite l'ordre de mettre un couvert dans la salle à manger. Gilquin parut très touché. Il referma la porte du cabinet, baissa le ton, pour que le domestique n'entendît pas.

«Tu es un bon garçon... Écoute bien. Je ne veux pas te mentir. Si tu m'avais mal reçu, j'allais à la préfecture.... Mais à présent tu sauras tout. C'est de l'honnêteté, hein? Tu te souviendras de ce service-là, j'espère.

Les amis sont toujours les amis, on a beau dire...» Alors, il se pencha, il ajouta d'une voix sifflante:

«C'est pour demain soir.... On doit nettoyer Badinguet devant l'Opéra, à son entrée au théâtre. La voiture, les aides de camp, la clique, tout sera balayé du coup.» Pendant que Gilquin s'attablait dans la salle à manger, Rougon resta au milieu de son cabinet, immobile, la face terreuse. Il réfléchissait, il hésitait. Enfin, il s'assit à son bureau, prit une feuille de papier; mais il la repoussa presque aussitôt. Un instant, il parut vouloir se diriger vivement vers la porte, comme sur le point de donner un ordre. Et il revint lentement, il s'absorba de nouveau dans une pensée qui noyait son visage d'ombre.

A ce moment, devant la cheminée, le fauteuil à dossier énorme eut une secousse brusque. Du Poizat se dressa, pliant un journal d'un air tranquille.

«Comment! vous étiez là, vous! dit Rougon rudement.

—Mais sans doute, je lisais les journaux, répondit l'ancien sous-préfet, avec un sourire qui montrait ses dents blanches mal rangées. Vous le saviez bien, vous m'avez vu en entrant.» Ce mensonge effronté coupa court à toute explication. Les deux hommes se regardèrent quelques secondes, en silence. Et comme Rougon semblait le consulter, perplexe, s'approchant une seconde fois de son bureau, Du Poizat eut un petit geste qui signifiait clairement: «Attendez donc, rien ne presse, il faut voir.» Pas un mot ne fut échangé entre eux: Ils retournèrent au salon.

Ce soir-là, une telle querelle avait éclaté entre le colonel et M. Bouchard, à propos des princes d'Orléans et du comte de Chambord, qu'ils venaient de jeter les cartes, jurant de ne plus jamais jouer ensemble. Ils s'étaient assis aux deux côtés de la cheminée, les yeux gros de menaces. Quand Rougon entra, ils se réconciliaient, en faisant de lui un éloge extraordinaire.

«Oh! je ne me gêne pas, je le dis devant lui, poursuivit le colonel. Il n'y a personne de sa taille à cette heure.

—Nous disons du mal de vous, vous entendez», reprit Bouchard d'un air fin.

Et la conversation continua.

«Une intelligence hors ligne!

—Un homme d'action qui a le coup d'œil des conquérants!

—Ah! nous aurions bien besoin qu'il s'occupât un peu de nos affaires!

—Oui, le gâchis serait moins grand. Lui seul peut sauver l'Empire.» Rougon gonflait ses grosses épaules, en affectant un air maussade, par modestie. Ces coups d'encensoir en pleine figure lui étaient extrêmement agréables. Jamais sa vanité ne se trouvait si délicieusement chatouillée, que lorsque le colonel et M. Bouchard, pendant des soirées entières, se renvoyaient ainsi des phrases admiratives. Leur bêtise s'étalait, leurs visages prenaient des expressions gravement bouffonnes; et plus il les sentait plats, plus il jouissait de leur voix monotone, qui le célébrait à faux, d'une façon continue. Parfois, il en plaisantait, quand les deux cousins n'étaient pas là; mais il n'y contentait pas moins tous ses appétits d'orgueil et de domination. C'était un fumier d'éloges, assez vaste pour qu'il pût y vautrer à l'aise son grand corps.

«Non, non, je suis un pauvre homme, dit-il en hochant la tête. Ah! si j'étais réellement aussi fort que vous le croyez...» Il n'acheva pas. Il s'était assis devant la table de jeu, et machinalement il faisait une réussite, ce qui ne lui arrivait plus que très rarement. M. Bouchard et le colonel allaient toujours; ils le déclaraient grand orateur, grand administrateur, grand financier, grand politique.

Du Poizat, resté debout, approuvait de la tête. Il dit enfin, sans regarder Rougon, comme s'il n'eût pas été là:

«Mon Dieu! un événement suffirait.... L'empereur est très bien disposé pour Rougon. Que demain une catastrophe éclate, qu'il sente le besoin d'un bras énergique, et après-demain Rougon est ministre.... Mon Dieu! oui.» Le grand homme leva lentement les yeux. Il se laissa aller au fond de son fauteuil, sans terminer sa réussite, la face de nouveau toute grise d'ombre. Mais, dans sa songerie, les voix flatteuses et infatigables du colonel et de M. Bouchard semblaient le bercer, le pousser à quelque résolution, devant laquelle il hésitait encore. Il finissait par sourire, lorsque le jeune Auguste, qui venait d'achever la réussite interrompue, s'écria:

«Elle a réussi, monsieur Rougon.

—Parbleu! dit Du Poizat, répétant le mot habituel du grand homme, ça réussit toujours!» A ce moment, un domestique vint dire à Rougon qu'un monsieur et une dame le demandaient; et il lui remit une carte, qui lui fit pousser un léger cri.

«Comment! ils sont à Paris!» C'étaient le marquis et la marquise d'Escorailles. Il se hâta de les recevoir dans son cabinet. Ils s'excusèrent de venir si tard. Puis, dans leur conversation, ils laissèrent entendre qu'ils se trouvaient à Paris depuis deux jours, mais que la peur de voir mal interpréter leur visite chez un personnage tenant de près au gouvernement leur avait fait remettre cette visite à l'heure indue où ils se présentaient. Cette explication ne blessa nullement Rougon. La présence du marquis et de la marquise dans sa maison était pour lui un honneur inespéré. L'empereur en personne aurait frappé à sa porte, qu'il eût éprouvé une satisfaction de vanité moins grande. Ces vieilles gens venant en solliciteurs, c'était tout Plassans qui lui rendait hommage, le Plassans aristocratique, froid, guindé, dont il avait gardé, du fond de sa jeunesse, une idée d'Olympe inaccessible; et il satisfaisait enfin un rêve d'ambition ancienne, il se sentait vengé des dédains de sa petite ville, lorsqu'il y traînait ses souliers éculés d'avocat sans causes.

«Nous n'avons pas trouvé Jules, dit la marquise.

Nous nous faisions un plaisir de le surprendre.... Il a dû aller à Orléans, pour une affaire, paraît-il.» Rougon ignorait l'absence du jeune homme. Mais il comprit, en se souvenant que la tante auprès de laquelle se trouvait Mme Bouchard, habitait Orléans.

Et il excusa Jules, il expliqua même l'affaire grave, un travail sur une question d'abus de pouvoir, qui avait nécessité son voyage. Il le donna comme un garçon intelligent, dont la carrière serait belle.

«Il a besoin de faire son chemin, dit le marquis, sans appuyer sur cette allusion à la ruine de la famille. Nous nous sommes séparés de lui avec un grand déchirement.» Et, discrètement, le père et la mère déplorèrent les nécessités de notre abominable époque qui empêchent les fils de grandir dans la religion de leurs parents. Eux, n'avaient pas remis les pieds à Paris, depuis la chute de Charles X. Ils n'y seraient certes jamais revenus, s'il ne s'était agi de l'avenir de Jules. Depuis que le cher enfant, sur leurs conseils secrets, servait l'empire, ils feignaient bien devant le monde de le renier, mais ils travaillaient à son avancement d'une façon sourde et continue.

«Nous ne nous cachons pas avec vous, monsieur Rougon, reprit le marquis d'un ton de familiarité charmante. Nous aimons notre enfant, c'est bien légitime.... Oh! vous avez beaucoup fait, et nous vous remercions.

Mais il faut que vous fassiez plus encore. Nous sommes des amis et des compatriotes, n'est-ce pas?» Rougon, très ému, s'inclinait. L'attitude humble de ces deux vieillards qu'il avait connus si majestueux, quand ils se rendaient, le dimanche, à l'église Saint-Marc, lui causait un grandissement de sa propre personne. Il leur fit des promesses formelles.

Lorsqu'ils se retirèrent, après vingt minutes de conversation intime, la marquise lui prit une main, qu'elle garda dans la sienne, en murmurant:

«Alors, c'est entendu, cher monsieur Rougon. Nous sommes venus exprès de Plassans. Nous nous impatientions, que voulez-vous, à notre âge! Maintenant, nous nous en retournerons bien joyeux.... On nous disait que vous ne pouviez plus rien.» Rougon eut un sourire. Il prononça ces derniers mots d'un air de décision qui semblait répondre en lui à des pensées secrètes:

«On peut ce qu'on veut.... Comptez sur moi.» Cependant, quand ils ne furent plus là, l'ombre d'un regret lui passa encore sur le visage. Il s'arrêta au milieu de l'anti-chambre, lorsqu'il aperçut, respectueusement debout, dans un coin, un individu proprement mis, balançant entre ses doigts un petit chapeau de feutre rond.

«Qu'est-ce que vous voulez?» lui demanda-t-il d'un ton brusque.

L'individu, très grand, très fort, murmura, en baissant les yeux:

«Monsieur ne me reconnaît pas?» Et comme Rougon disait non, brutalement:

«Je suis Merle, l'ancien huissier de monsieur au Conseil d'État.» Rougon se radoucit un peu.

«Ah! très bien. Vous portez toute votre barbe, maintenant.... Eh bien, qu'est-ce que vous voulez, mon garçon?» Alors, Merle expliqua, avec des manières polies d'homme comme il faut. Il avait rencontré Mme Correur, l'après-midi; c'était elle qui lui avait conseillé d'aller voir monsieur le soir même; sans cela, il ne se serait jamais permis de déranger monsieur à pareille heure.

«Mme Correur est bien bonne», répéta-t-il à plusieurs reprises.

Puis, il dit enfin qu'il se trouvait sans place. S'il portait toute sa barbe, c'était qu'il avait quitté le Conseil d'État depuis environ six mois. Et quand Rougon l'interrogea sur les motifs de son renvoi, il n'avoua pas avoir été mis à la porte pour sa mauvaise conduite. Il pinça les lèvres, il répondit d'un air discret:

«On savait combien j'étais dévoué à monsieur.

Depuis le départ de monsieur, on me faisait toutes sortes de misères, parce que je n'ai jamais su cacher mes sentiments.... Un jour, j'ai failli donner un soufflet à un camarade, qui disait des choses inconvenantes.... Et ils m'ont renvoyé.».

Rougon le regardait fixement.

«Alors, mon garçon, c'est à cause de moi que vous voilà sur le pavé?» Merle eut un petit sourire.

«Et je vous dois une place, n'est-ce pas? Il faut que je vous case quelque part?» Il sourit de nouveau, en disant simplement:

«Monsieur serait bien bon.» Un court silence régna. Rougon tapait légèrement ses mains l'une contre l'autre, d'un mouvement machinal et nerveux. Il se mit à rire, résolu, soulagé. Il avait trop de dettes, il voulait payer tout.

«Je songerai à vous, vous aurez votre place, reprit-il.

Vous avez bien fait de venir, mon garçon.» Et il le congédia. Cette fois, il n'hésitait plus. Il entra dans la salle à manger, où Gilquin achevait un pot de confitures, après avoir mangé une tranche de pâté, une cuisse de poulet et des pommes de terre froides. Du Poizat, qui était venu rejoindre ce dernier, causait avec lui, à califourchon sur une chaise. Ils parlaient des femmes, de la façon de se faire aimer, très crûment.

Gilquin avait gardé son chapeau sur la tête; et il se renversait, il se dandinait sur sa chaise, un cure-dent aux lèvres, pour avoir bon genre. «Allons, je file, dit-il, en vidant son verre plein, avec un claquement de langue. Je vais rue Montmartre voir ce que deviennent mes oiseaux.» Mais Rougon, qui semblait très gai, le plaisanta.

Est-ce qu'il croyait toujours à son histoire de conspirateurs, maintenant qu'il avait dîné? Du Poizat, lui aussi, affectait l'incrédulité la plus grande. Il prit rendez-vous pour le lendemain avec Gilquin, auquel il devait un déjeuner, disait-il. Gilquin, sa canne sous le bras, répétait, dès qu'il pouvait placer un mot:

«Alors, vous n'allez pas prévenir...

—Eh! si, finit par répondre Rougon. On se moquera de moi, voilà tout.... Rien ne presse. Demain matin.» L'ancien commis voyageur tenait déjà le bouton de la porte. Il revint en ricanant.

«Vous savez, dit-il, on peut faire sauter Badinguet, je m'en fiche, moi! Ça serait même plus drôle.

—Oh! reprit le grand homme d'un air convaincu, presque religieux, l'empereur ne craint rien, même si l'histoire est vraie. Ces coups-là ne réussissent jamais.... Il y a une Providence.» Ce mot fut le dernier prononcé. Du Poizat s'en alla avec Gilquin, qu'il tutoyait amicalement. Et lorsque, une heure plus tard, à dix heures et demie, Rougon donna une poignée de main à M. Bouchard et au colonel qui partaient, il s'étira les bras, il bailla, comme il faisait parfois, en disant: «Je suis éreinté. Je vais joliment dormir, cette nuit.»

Le lendemain soir, trois bombes éclataient sous la voiture de l'empereur, devant l'Opéra. Une épouvantable panique s'emparait de la foule entassée dans la rue Le Peletier. Plus de cinquante personnes étaient frappées. Une femme en robe de soie bleue, tuée roide, barrait le ruisseau. Deux soldats agonisaient sur le pavé. Un aide de camp, blessé à la nuque, laissait derrière lui des gouttes de sang. Et, sous la lueur crue du gaz, au milieu de la fumée, l'empereur descendu sain et sauf de la voiture criblée de projectiles, saluait. Son chapeau seul était troué d'un éclat de bombe.

Rougon avait passé la journée tranquillement chez lui. Le matin, pourtant, il était un peu agité, et avait, à deux reprises, témoigné l'envie de sortir. Mais, comme il achevait de déjeuner, Clorinde arriva. Alors, il s'oublia avec elle, jusqu'au soir, dans son cabinet. Elle venait pour le consulter sur une affaire compliquée, et elle se montrait découragée, elle n'arrivait à rien, disait-elle. Lui, alors, la consola, très touché de sa tristesse, montrant beaucoup d'espoir, donnant à entendre que tout allait changer. Il n'ignorait pas le dévouement et la propagande de ses amis; il récompenserait jusqu'aux plus humbles d'entre eux. Quand elle le quitta, il l'embrassa au front. Puis, après son dîner, il éprouva un besoin irrésistible de marcher. Il sortit, il prit le chemin le plus direct pour arriver sur les quais, étouffant, cherchant l'air vif de la rivière. Cette soirée d'hiver était très douce, avec un ciel nuageux et bas, qui semblait peser sur la ville, dans un silence noir. Au loin, le grondement des grandes voies se mourait. Il suivit les trottoirs déserts, d'un pas égal, toujours devant lui, frôlant de son paletot la pierre du parapet; des lumières à l'infini, dans l'enfoncement des ténèbres, pareilles à des étoiles marquant les bornes d'un ciel éteint, lui donnaient une sensation élargie, immense, de ces places et de ces rues dont il ne voyait plus les maisons; et, à mesure qu'il avançait, il trouvait Paris grandi, fait à sa taille, ayant assez d'air pour sa poitrine. L'eau couleur d'encre, moirée d'écailles d'or vivantes, avait une respiration grosse et douce de colosse endormi, qui accompagnait l'énormité de son rêve. Comme il arrivait en face du Palais de justice, une horloge sonna neuf heures. Il eut un tressaillement, il se tourna, prêta l'oreille; il lui semblait entendre passer sur les toits une panique soudaine, des bruits lointains d'explosions, des cris d'épouvante.

Paris, tout d'un coup, lui parut dans la stupeur de quelque grand crime. Et il se rappela alors de cet après-midi de juin, l'après-midi clair et triomphant du baptême, les cloches sonnant dans le soleil chaud, les quais emplis d'un écrasement de foule, toute cette gloire de l'empire à son apogée, sous laquelle il s'était senti un instant écrasé, au point de jalouser l'empereur. A cette heure, c'était sa revanche, un ciel sans lune, la ville terrifiée et muette, les quais vides, traversés d'un frisson qui effarait les becs de gaz, avec quelque chose de louche embusqué au fond de la nuit. Lui, respirant à longs soupirs, aimait ce Paris coupe-gorge, dans l'ombre effrayante duquel il ramassait la toute-puissance.

Dix jours plus tard, Rougon remplaça au ministère de l'Intérieur M. de Marsy, qui fut nommé président du Corps législatif.


IX

Un matin de mars, au ministère de l'Intérieur, Rougon était dans son cabinet, très occupé à rédiger une circulaire confidentielle que les préfets devaient recevoir le lendemain. Il s'arrêtait, soufflait, écrasait la plume sur le papier.

«Jules, donnez-moi donc un synonyme à autorité, dit-il. C'est bête, cette langue!... Je mets autorité à toutes les lignes.

—Mais pouvoir, gouvernement, empire», répondit le jeune homme en souriant.

M. Jules d'Escorailles, qu'il avait pris pour secrétaire, dépouillait la correspondance, sur un coin du bureau. Il ouvrait soigneusement les enveloppes avec un canif, parcourait les lettres d'un coup d'œil, les classait.

Devant la cheminée où brûlait un grand feu, le colonel, M. Kahn et M. Béjuin se trouvaient assis. Tous trois très à l'aise, allongés, chauffaient leurs semelles, sans dire un mot. Ils étaient chez eux. M. Kahn lisait un journal. Les deux autres, béatement renversés, tournaient leurs pouces, en regardant la flamme.

Rougon se leva, versa un verre d'eau sur une console, et le but d'un trait.

«Je ne sais ce que j'ai mangé hier, murmura-t-il.

J'avalerais la Seine, ce matin.» Et il ne se rassit pas tout de suite. Il fit le tour du cabinet, déhanchant son grand corps. Son pas ébranlait sourdement le parquet, sous l'épais tapis. Il alla écarter les rideaux de velours vert, pour avoir plus de jour.

Puis, au milieu de la vaste pièce, d'un luxe noir et fané de palais garni, il s'étira les bras, les mains nouées derrière la nuque, jouissant, comme pâmé par l'odeur administrative, l'odeur de puissance satisfaite, qu'il respirait là. Un rire lui venait malgré lui; et il riait tout seul, les côtes chatouillées, d'un rire de plus en plus fort où sonnait le triomphe. Le colonel et ces messieurs, en entendant cette gaieté, se tournèrent, lui adressèrent un hochement de tête silencieux.

«Ah! c'est bon tout de même!» dit-il simplement.

Comme il reprenait sa place devant l'énorme bureau de palissandre, Merle entra. L'huissier était correct, en habit noir et en cravate blanche. Il n'avait plus un poil de barbe, rasé de près, la face digne.

«Je demande pardon à Son Excellence, murmura-t-il, il y a là le préfet de la Somme...

—Qu'il aille au diable! je travaille, répondit brutalement Rougon. Il est incroyable que je ne puisse avoir un moment à moi.» Merle ne se déconcerta pas. Il continua:

«M. le préfet assure que Son Excellence l'attend.... Il y a aussi les préfets de la Nièvre, du Cher et du Jura.

—Eh bien, qu'ils attendent, ils sont faits pour ça!» reprit Rougon très haut.

L'huissier sortit. M. d'Escorailles avait eu un sourire.

Les trois autres, qui se chauffaient, s'allongèrent davantage, très amusés également par la réponse du ministre.

Celui-ci fut flatté de son succès.

«C'est vrai, je suis dans les préfets depuis un mois.... Il a fallu que je les fasse tous venir. Un joli défilé, allez! il y en a de stupides. Enfin, ils sont obéissants. Mais je commence à en avoir assez.... D'ailleurs, je travaille pour eux, ce matin.» Et il se remit à sa circulaire. On n'entendit plus, dans l'air chaud de la pièce, que le bruit de sa plume d'oie et le léger froissement des enveloppes ouvertes par M. d'Escorailles. M. Kahn avait pris un autre journal; le colonel et M. Béjuin sommeillaient à demi. Au-dehors, la France, peureuse, se taisait. L'empereur, en appelant Rougon au pouvoir, voulait des exemples. Il connaissait sa poigne de fer; il lui avait dit, au lendemain de l'attentat, dans la colère de l'homme sauvé: «Pas de modération! il faut qu'on vous craigne!» Et il venait de l'armer de cette terrible loi de sûreté générale, qui autorisait l'internement en Algérie ou l'expulsion hors de l'Empire de tout individu condamné pour un fait politique. Bien qu'aucune main française n'eût trempé dans le crime de la rue Le Peletier, les républicains allaient être traqués et déportés; c'était le coup de balai des dix mille suspects, oubliés le 2 décembre. On parlait d'un mouvement préparé par le parti révolutionnaire; on avait, disait-on, saisi des armes et des papiers. Dès le milieu de mars, trois cent quatre-vingts internés étaient embarqués à Toulon.

Maintenant, tous les huit jours, un convoi partait. Le pays tremblait, dans la terreur qui sortait, comme une fumée d'orage, du cabinet de velours vert, où Rougon riait tout seul, en s'étirant les bras.

Jamais le grand homme n'avait goûté de pareils contentements. Il se portait bien, il engraissait; la santé lui était revenue avec le pouvoir. Quand il marchait, il enfonçait son tapis à coups de talon, pour qu'on entendît la lourdeur de son pas aux quatre coins de la France son désir était de ne pouvoir poser son verre vide sur une console, jeter sa plume, faire un mouvement, sans donner une secousse au pays. Cela l'amusait d'être une épouvante, de forger la foudre, au milieu de la béatitude de ses amis, d'assommer un peuple avec ses poings enflés de bourgeois parvenu. Il avait écrit dans une circulaire: «C'est aux bons à se rassurer, aux méchants seuls à trembler.» Et il jouait son rôle de Dieu, damnant les uns, sauvant les autres, d'une main jalouse. Un immense orgueil lui venait, l'idolâtrie de sa force et de son intelligence se changeait en un culte réglé. Il se donnait à lui-même des régals de jouissance surhumaine.

Dans la poussée des hommes du Second Empire, Rougon affichait depuis longtemps des opinions autoritaires. Son nom signifiait répression à outrance; refus de toutes les libertés, gouvernement absolu. Aussi personne ne se trompait-il, en le voyant au ministère.

Cependant, à ses intimes, il faisait des aveux; il avait des besoins plutôt que des opinions; il trouvait le pouvoir trop désirable, trop nécessaire à ses appétits de domination, pour ne pas l'accepter, sous quelque condition qu'il se présentât. Gouverner, mettre son pied sur la nuque de la foule, c'était là son ambition immédiate; le reste offrait simplement des particularités secondaires, dont il s'accommoderait toujours. Il avait l'unique passion d'être supérieur. Seulement, à cette heure, les circonstances dans lesquelles il rentrait aux affaires, doublaient pour lui la joie du succès; il tenait de l'empereur une entière liberté d'action, il réalisait son ancien désir de mener les hommes à coups de fouet, comme un troupeau. Rien ne l'épanouissait davantage que de se sentir détesté. Puis, parfois, quand on lui collait le nom de tyran entre les épaules, il souriait, il disait ces paroles profondes:

«Si je deviens libéral un jour, ils diront que j'ai changé.» Mais la plus grande volupté de Rougon était encore de triompher devant sa bande. Il oubliait la France, les fonctionnaires à ses genoux, le peuple de solliciteurs assiégeant sa porte, pour vivre dans l'admiration continue des dix à quinze familiers de son entourage. Il leur ouvrait à toute heure son cabinet, les faisait régner là, sur les fauteuils, à son bureau même, se disait heureux d'en rencontrer sans cesse entre ses jambes, ainsi que des animaux fidèles. Le ministre, ce n'était pas seulement lui, mais eux tous, qui étaient comme des dépendances de sa personne. Dans la victoire, un travail sourd se faisait, les liens se resserraient, il se prenait à les aimer d'une amitié jalouse, mettant sa force à ne pas être seul, se sentant la poitrine élargie par leurs ambitions. Il oubliait ses mépris secrets, en arrivait à les trouver très intelligents, très forts, à son image. Il voulait surtout qu'on le respectât en eux, il les défendait avec emportement, comme il aurait défendu les dix doigts de ses mains. Leurs querelles étaient les siennes.

Même il finissait par s'imaginer leur devoir beaucoup, soudant au souvenir de leur longue propagande. Et, sans besoins lui-même, il taillait à la bande de belles proies, il goûtait à la combler la joie personnelle d'agrandir autour de lui l'éclat de sa fortune.

Cependant, la vaste pièce gardait son silence tiède.

M. d'Escorailles, après avoir examiné la suscription d'une des lettres qu'il dépouillait, la tendit à Rougon, sans l'ouvrir.

«Une lettre de mon père», dit-il.

Le marquis, avec une humilité outrée, remerciait le ministre d'avoir pris Jules dans son cabinet. Rougon lut lentement les deux pages de fine écriture. Il plia la lettre, la glissa dans sa poche. Puis, avant de se remettre au travail, il demanda:

«Du Poizat n'a pas écrit?

—Si, monsieur, répondit le secrétaire en cherchant une lettre parmi les autres. Il commence à se reconnaître dans sa préfecture. Il dit que les Deux Sèvres, et en particulier la ville de Niort, ont besoin d'être menées par une main solide.» Rougon parcourait la lettre. Quand il l'eut achevée:

«Sans doute, murmura-t-il, il aura les pleins pouvoirs qu'il demande.... Ne lui répondez pas, c'est inutile.

Ma circulaire lui est destinée.» Il reprit la plume, cherchant les dernières phrases.

Du Poizat avait voulu être préfet à Niort, dans son pays; et le ministre, à chaque décision grave, se préoccupait surtout des Deux-Sèvres, gouvernant la France d'après les avis et les besoins de son ancien compagnon de misère. Il terminait enfin sa lettre confidentielle aux préfets, lorsque M. Kahn, brusquement, se fâcha.

«Mais c'est abominable!» cria-t-il.

Et tapant de la main le journal qu'il tenait, s'adressant à Rougon:

«Avez-vous lu ça?... Il y a, en tête, un article qui fait appel aux plus mauvaises passions. Tenez, écoutez cette phrase: "La main qui punit doit être impeccable, car si la justice vient à se tromper, le lien social lui même se dénoue. Comprenez-vous?... Et dans les faits divers, donc! Je trouve là l'histoire d'une comtesse enlevée par le fils d'un marchand de grains. On ne devrait pas laisser passer des anecdotes pareilles. Ça détruit le respect du peuple pour les hautes classes.» M. d'Escorailles intervint.

«Le feuilleton est encore plus odieux. Il s'agit d'une femme bien élevée qui trompe son mari. Le romancier ne lui donne pas même des remords.» Rougon eut un geste terrible.

«Oui, oui, on m'a déjà signalé ce numéro, dit-il. Vous devez voir que j'ai marqué les passages au crayon rouge.... Un journal qui est à nous, pourtant! Tous les jours, je suis obligé de l'éplucher ligne par ligne. Ah! le meilleur ne vaut rien, il faudrait leur couper le cou à tous!» Il ajouta plus bas, en pinçant les lèvres:

«J'ai envoyé chercher le directeur. Je l'attends.» Le colonel avait pris le journal des mains de M. Kahn. Il s'indigna et le passa à M. Béjuin, qui, à son tour, parut écœuré. Rougon, les coudes sur le bureau, songeait, les paupières à demi closes.

«A propos, dit-il en se tournant vers son secrétaire, ce pauvre Huguenin est mort hier. Voilà une place d'inspecteur vacante. Il faudra nommer quelqu'un.» Et comme les trois amis, devant la cheminée, levaient vivement la tête, il continua:

«Oh! une place sans importance. Six mille francs. Il est vrai qu'il n'y a absolument rien à faire.» Mais il fut interrompu. La porte d'un cabinet voisin s'était ouverte.

«Entrez, entrez, monsieur Bouchard! cria-t-il.

J'allais vous faire appeler.»

M. Bouchard, chef de division depuis huit jours, apportait un travail sur les maires et les préfets qui sollicitaient des croix de chevalier et d'officier. Rougon avait vingt-cinq croix à distribuer aux plus méritants. Il prit le travail, examina la liste des noms, feuilleta les dossiers. Pendant ce temps, le chef de division, s'approchant de la cheminée, donnait des poignées de main à ces messieurs. Il s'adossa, releva les pans de sa redingote, pour présenter ses cuisses à la flamme.

«Hein? vilaine pluie, murmura-t-il. Le printemps sera tardif.

—Une pluie du tonnerre de Dieu! dit le colonel. Je sens une attaque, j'ai eu des élancements dans le pied gauche toute la nuit.» Puis, après un silence:

«Et madame? demanda M. Kahn.

—Je vous remercie, elle se porte bien, répondit

M. Bouchard. Elle doit venir ce matin, je crois.» Il y eut un nouveau silence. Rougon feuilletait toujours les papiers. Il s'arrêta à un nom.

«Isidore Gaudibert.... Est-ce qu'il n'a pas fait des vers, celui-là?

—Parfaitement! dit M. Bouchard. Il est maire de Barbeville depuis 1852. A chaque heureux événement, pour le mariage de l'empereur, pour les couches de l'impératrice, pour le baptême du prince impérial, il a envoyé à Leurs Majestés des odes pleines de goût.» Le ministre faisait une moue méprisante. Mais le colonel affirma avoir lu les odes; lui, les trouvait spirituelles. Il en citait particulièrement une, dans laquelle l'empereur était comparé à un feu d'artifice. Et, sans transition, à demi-voix, par satisfaction personnelle sans doute, ces messieurs se mirent à dire le plus grand bien de l'empereur. Maintenant, toute la bande était bonapartiste avec passion. Les deux cousins, le colonel et M. Bouchard, réconciliés, ne se jetant plus à la tête les princes d'Orléans et le comte de Chambord, luttaient désormais à qui ferait l'éloge du souverain en meilleurs termes.

«Ah! non, pas celui-là! cria tout à coup Rougon. Ce Jusselin est une créature de Marsy. Je n'ai pas besoin de récompenser les amis de mon prédécesseur.» Et, d'un trait de plume qui écorcha le papier, il biffa le nom.

«Seulement, reprit-il, il faut trouver quelqu'un.... C'est une croix d'officier.» Ces messieurs ne bougeaient pas. M. d'Escorailles, malgré sa grande jeunesse, avait reçu la croix de chevalier huit jours auparavant; M. Kahn et M. Bouchard étaient officiers; le colonel venait enfin d'être nommé commandeur.

«Voyons, nous disons une croix d'officier», répétait Rougon, en fouillant de nouveau dans les dossiers.

Mais il s'interrompit, comme frappé d'une idée subite.

«Est-ce que vous n'êtes pas maire quelque part, monsieur Béjuin?» demanda-t-il.

M. Béjuin se contenta d'incliner la tête à deux reprises. Ce fut M. Kahn qui répondit pour lui.

«Sans doute, il est maire de Saint-Florent, la petite commune où se trouve sa cristallerie.

—Cela va tout seul, alors! dit le ministre, ravi de cette occasion de pousser un des siens. Il n'est justement que chevalier.... Monsieur Béjuin, vous ne demandez jamais rien. Il faut toujours que je songe à vous.»

M. Béjuin eut un sourire et remercia. Il ne demandait jamais rien, en effet. Mais il était sans cesse là, silencieux, modeste, attendant les miettes; et il ramassait tout.

«Léon Béjuin, n'est-ce pas? à la place de Pierre François Jusselin, reprit Rougon en opérant le changement de nom.

—Béjuin, Jusselin, ça rime», fit remarquer le colonel. Cette observation parut une plaisanterie très fine. On en rit beaucoup. Enfin, M. Bouchard remporta les pièces signées. Rougon s'était levé; il avait des inquiétudes dans les jambes, disait-il; les jours de pluie l'agitaient.

Cependant, la matinée s'avançait, les bureaux bourdonnaient au loin; des pas rapides traversaient les pièces voisines; des portes s'ouvraient, se fermaient; tandis que des chuchotements couraient, étouffés par les tentures. Plusieurs employés vinrent encore présenter des pièces à la signature du ministre. C'était un va-et-vient continu, la machine administrative en travail, avec une dépense extraordinaire de papiers promenés de bureau en bureau. Et, au milieu de cette agitation, derrière la porte, dans l'anti-chambre, on entendait le gros silence résigné des vingt et quelques personnes qui s'assoupissaient sous les regards de Merle, en attendant que Son Excellence voulût bien les recevoir. Rougon, pris comme d'une fièvre d'activité, se débattait parmi tout ce monde, donnait des ordres à demi-voix dans un coin de son cabinet, éclatait brusquement en paroles violentes contre quelque chef de service, taillait la besogne, tranchait les affaires d'un mot, énorme, insolent, le cou gonflé, la face crevant de force.

Merle entra, avec sa tranquille dignité que les rebuffades ne pouvaient entamer.

«M. le préfet de la Somme... commença-t-il.

—Encore!» interrompit furieusement Rougon.

L'huissier s'inclina, attendit de pouvoir parler.

«M. le préfet de la Somme m'a prié de demander à Son Excellence si elle le recevrait ce matin. Dans le cas contraire, Son Excellence serait bien bonne de lui fixer une heure pour demain.

—Je le recevrai ce matin.... Qu'il ait un peu de patience, que diable!» La porte du cabinet était restée ouverte, et l'on apercevait l'anti-chambre, par l'entrebâillement, une vaste pièce, avec une grande table au milieu, et un cordon de fauteuils de velours rouge, le long des murs. Tous les fauteuils étaient occupés; même deux dames se tenaient debout, devant la table. Les têtes se tournaient discrètement, des regards se glissaient dans le cabinet du ministre, suppliants, tout allumés du désir d'entrer.

Près de la porte, le préfet de la Somme, un petit homme blême, causait avec ses deux collègues du Jura et du Cher. Et comme il faisait le mouvement de se lever, croyant sans doute qu'il allait enfin être admis, Rougon reprit, en s'adressant à Merle:

«Dans dix minutes, entendez-vous.... Je ne puis absolument recevoir personne en ce moment.» Mais il parlait encore qu'il vit M. Beulin-d'orchère traverser l'anti-chambre. Il alla vivement à sa rencontre, l'attira d'une poignée de main dans son cabinet, en criant:

«Eh! entrez donc, cher ami! Vous arrivez, n'est-ce pas? Vous n'avez pas attendu?... Quoi de nouveau?» La porte fut refermée sur le silence consterné de l'anti-chambre. Rougon et M. Beulin-d'orchère eurent un entretien à voix basse, devant une des fenêtres; le magistrat, nommé récemment premier président de la Cour de Paris, ambitionnait les sceaux; mais l'empereur, tâté à son égard, était resté impénétrable.

«Bien, bien, dit le ministre en haussant la voix. Le renseignement est excellent. J'agirai, je vous le promets.» Il venait de le faire sortir par ses appartements, lorsque Merle parut, en annonçant:

«Monsieur La Rouquette.

—Non, non, je suis occupé, il m'embête!» dit Rougon, en faisant un geste énergique pour que l'huissier refermât la porte.

M. La Rouquette entendit parfaitement. Il n'en pénétra pas moins dans le cabinet, souriant, la main tendue:

«Comment va Votre Excellence? C'est ma sœur qui m'envoie. Hier, vous aviez l'air un peu fatigué, aux Tuileries.... Vous savez qu'on doit jouer un proverbe dans les appartements de l'impératrice, lundi prochain. Ma sœur a un rôle. Combelot a dessiné les costumes. Vous viendrez, n'est-ce pas?» Et il demeura là un grand quart d'heure, souple et caressant, cajolant Rougon, qu'il appelait tantôt «Votre Excellence» et tantôt «cher maître». Il plaça quelques anecdotes sur les petits théâtres, recommanda une danseuse, demanda un mot pour le directeur de la manufacture des tabacs, afin d'avoir de bons cigares. Et il finit par dire un mal épouvantable de M. de Marsy, en plaisantant.

«Il est gentil tout de même, déclara Rougon, quand le jeune député ne fut plus là. Voyons, je vais me tremper la figure dans ma cuvette, moi. J'ai les joues qui éclatent.» Il disparut un instant derrière une portière. On entendit un grand barbotement d'eau. Il reniflait, il soufflait.

Cependant, M. d'Escorailles, ayant fini de classer la correspondance, venait de tirer de sa poche une petite lime à manche d'écaille et se travaillait les ongles, délicatement. M. Béjuin et le colonel regardaient le plafond, si enfoncés dans leurs fauteuils, qu'ils semblaient ne plus jamais devoir les quitter. Un moment, M. Kahn fouilla le tas des journaux à côté de lui, sur une table. Il les retournait, regardait les titres, les rejetait. Puis, il se leva. «Vous partez? demanda Rougon, qui reparut, s'épongeant la figure dans une serviette.

—Oui, répondit M. Kahn, j'ai lu les journaux, je m'en vais.» Mais il lui dit d'attendre. Et il le prit à son tour à l'écart, il lui annonça qu'il se rendrait sans doute dans les Deux-Sèvres, la semaine suivante, pour l'ouverture des travaux du chemin de fer de Niort à Angers. Plusieurs motifs le poussaient à faire un voyage là-bas.

M. Kahn se montra enchanté. Il avait enfin obtenu la concession, dès les premiers jours de mars. Seulement, il s'agissait maintenant de lancer l'affaire, et il sentait toute la solennité que la présence du ministre donnerait à la mise en scène, dont il soignait déjà les détails.

«Alors, c'est entendu, je compte sur vous pour le premier coup de mine», dit-il en s'en allant.

Rougon s'était remis devant son bureau. Il consultait une liste de noms. Derrière la porte, dans l'anti-chambre, l'attente grandissait.

«J'ai à peine un quart d'heure, murmura-t-il. Enfin, je recevrai ceux que je pourrai.» Il sonna et dit à Merle:

«Faites entrer M. le préfet de la somme.» Mais il reprit aussitôt, la liste sous les yeux:

«Attendez donc!... Est-ce que M. et Mme Charbonnel sont là? Faites-les entrer.» On entendit la voix de l'huissier appelant: «Monsieur et madame Charbonnel!» Et les deux bourgeois de Plassans parurent, suivis par les regards étonnés de toute l'anti-chambre. M. Charbonnel était en habit, un habit à queue carrée, qui avait un collet de velours; Mme Charbonnel portait une robe de soie puce, avec un chapeau à rubans jaunes. Depuis deux heures, ils attendaient, patiemment.

«Il fallait me faire passer votre carte, dit Rougon.

Merle vous connaît.» Puis, sans leur laisser balbutier des phrases où les mots: «Votre Excellence» revenaient sans cesse, il cria gaiement:

«Victoire! Le Conseil d'État a rendu son arrêt. Nous avons battu notre terrible évêque.» L'émotion de la vieille dame fut si forte qu'elle dut s'asseoir. Le mari s'appuya au dossier d'un fauteuil.

«J'ai su cette bonne nouvelle hier soir, continuait le ministre. Comme je tenais à vous l'apprendre moi même, je vous ai fait prier de venir ce matin!... Hein! voilà une jolie tuile, cinq cent mille francs!» Il plaisantait, heureux de leurs visages bouleversés.

Mme Charbonnel put enfin demander d'une voix étranglée et timide:

«C'est fini, bien sûr?... On ne recommencera plus le procès?

—Non, non, soyez tranquilles. L'héritage est à vous.» Et il donna quelques détails. Le Conseil d'État n'avait pas autorisé les sœurs de la Sainte-Famille à accepter le legs, en se basant sur l'existence d'héritiers naturels, et en cassant le testament qui ne paraissait pas avoir tous les caractères d'authenticité désirables. Mgr Rochart était exaspéré. Rougon, qui l'avait rencontré la veille chez son collègue le ministre de l'Instruction publique, riait encore de ses regards furibonds. Son triomphe sur le prélat l'égayait beaucoup.

«Vous voyez bien qu'il ne m'a pas mangé, dit-il encore. Je suis trop gros.... Oh! tout n'est pas terminé entre nous. J'ai vu ça à la couleur de ses yeux. C'est un homme qui ne doit rien oublier. Mais ceci me regarde.» Les Charbonnel se confondaient en remerciements, avec des révérences. Ils dirent qu'ils partiraient le soir même. Maintenant, ils étaient pris d'une vive inquiétude, la maison de leur cousin Chevassu, à Faverolles, se trouvait gardée par une vieille domestique dévote, très dévouée aux sœurs de la Sainte-Famille; peut-être, en apprenant l'issue du procès, allait-on dévaliser la maison. Ces religieuses devaient être capables de tout.

«Oui, partez ce soir, reprit le ministre. Si quelque chose clochait là-bas, écrivez-moi.» Il les reconduisait. Quand la porte fut ouverte, il remarqua l'étonnement des figures, dans l'anti-chambre; le préfet de la Somme échangeait un sourire avec ses collègues du Jura et du Cher; les deux dames, devant la table, avaient aux lèvres un léger pli de dédain. Alors, il haussa la voix, rudement: «Écrivez-moi, n'est-ce pas? Vous savez combien je vous suis dévoué... Et quand vous serez à Plassans, dites à ma mère que je me porte bien.» Il traversa l'anti-chambre, les accompagna jusqu'à l'autre porte, pour les imposer à tout ce monde, sans aucune honte d'eux, tirant un grand orgueil d'être parti de leur petite ville et de pouvoir aujourd'hui les mettre aussi haut qu'il lui plaisait. Et les solliciteurs, les fonctionnaires, inclinés sur leur passage, saluaient la robe de soie puce et l'habit à queue carrée des Charbonnel.

Quand il rentra dans son cabinet, il trouva le colonel debout.

«A ce soir, dit ce dernier. Il commence à faire trop chaud chez vous.» Et il se pencha pour lui murmurer quelques paroles à l'oreille. Il s'agissait de son fils Auguste, qu'il allait retirer du collège, désespérant de lui voir jamais passer son baccalauréat. Rougon avait promis de le prendre dans son ministère, bien que le diplôme de bachelier fût exigé de tous les employés.

«Eh bien, c'est cela, amenez-le, répondit-il. Je passerai par-dessus les formalités. Je chercherai un biais.... Et il gagnera quelque chose tout de suite, puisque vous y tenez.»

M. Béjuin resta seul devant la cheminée. Il roula son fauteuil, s'installa au milieu, sans paraître s'apercevoir que la pièce se vidait. Il demeurait toujours le dernier, attendait encore quand les autres n'étaient plus là, dans l'espoir de se faire offrir quelque part oubliée.

Merle, de nouveau, reçut l'ordre d'introduire le préfet de la Somme. Mais, au lieu de se diriger vers la porte, il s'approcha du bureau, en disant avec un sourire aimable:

«Si Son Excellence daigne le permettre, je vais m'acquitter d'une toute petite commission.» Rougon posa les deux coudes sur son buvard, pour écouter.

«C'est cette pauvre Mme Correur.... Je suis allé chez elle ce matin. Elle est couchée, elle a un clou bien mal placé, et très gros! oh! plus gros que la moitié du poing.

Ça n'a rien de dangereux, mais ça la fait beaucoup souffrir, parce qu'elle a la peau très fine...

—Alors? demanda le ministre.

—J'ai même aidé la bonne à la retourner. Mais j'ai mon service, moi.... Alors, elle est très inquiète, elle aurait voulu voir Son Excellence pour les réponses qu'elle attend. Je m'en allais, quand elle m'a rappelé, en me disant que je serais bien gentil, si je pouvais ce soir lui rapporter es réponses, après mon travail.., son Excellence serait-elle assez obligeante...?» Le ministre se tourna tranquillement.

«Monsieur d'Escorailles, donnez-moi donc ce dossier là-bas, dans cette armoire.» C'était le dossier de Mme Correur, une énorme chemise grise crevant de papiers. Il y avait là des lettres, des projets, des pétitions de toutes les écritures et de toutes les orthographes: demandes de bureaux de tabac, demandes de bureaux de timbres, demandes de secours, de subventions, de pensions, d'allocations.

Toutes les feuilles volantes portaient en marge l'apostille de Mme Correur, cinq ou six lignes suivies d'une grosse signature masculine.

Rougon feuilletait le dossier et regardait, au bas des lettres, de petites notes écrites de sa main au crayon rouge.

«La pension de Mme Jalaguier est portée à dix-huit cents francs. Mme Leturc a son bureau de tabac.... Les fournitures de Mme Chardon sont acceptées.... Rien encore pour Mme Testanière.... Ah! vous direz aussi que j'ai réussi pour Mlle Herminie Billecoq. J'ai parlé d'elle, des dames donneront la dot nécessaire à son mariage avec l'officier qui l'a séduite.

—Je remercie mille fois Son Excellence», dit Merle en s'inclinant.

Il sortait, lorsqu'une adorable tête blonde, coiffée d'un chapeau rose, parut à la porte.

«Puis-je entrer?» demanda une voix flûtée.

Et Mme Bouchard, sans attendre la réponse, entra.

Elle n'avait pas vu l'huissier dans l'anti-chambre, elle était allée droit devant elle. Rougon, qui l'appelait «ma chère enfant», la fit asseoir, après avoir gardé un instant entre les siennes ses petites mains gantées.

«Est-ce pour quelque chose de sérieux? demanda-t-il.

—Oui, oui, très sérieux», répondit-elle avec un sourire.

Alors, il recommanda à Merle de n'introduire personne. M. d'Escorailles, qui avait fini la toilette de ses ongles, était venu saluer Mme Bouchard. Elle lui fit signe de se pencher, lui parla tout bas, vivement. Le jeune homme approuva de la tête. Et il alla prendre son chapeau, en disant à Rougon:

«Je vais déjeuner, je ne vois rien d'important.... Il n'y a que cette place d'inspecteur. Il faudrait nommer quelqu'un.» Le ministre restait perplexe, secouait la tête.

«Oui, sans doute, il faut nommer quelqu'un.... On m'a proposé déjà un tas de monde. Ça m'ennuie de nommer des gens que je ne connais pas.» Et il regardait autour de lui, dans les coins de la pièce, comme pour trouver. Son regard brusquement tomba sur M. Béjuin, allongé devant la cheminée, silencieux, béat.

«Monsieur Béjuin», appela-t-il.

Celui-ci ouvrit doucement les yeux, sans bouger.

«Voulez-vous être inspecteur? Je vous expliquerai: une place de six mille francs, où l'on n'a rien à faire, et qui est très compatible avec vos fonctions de député.»

M. Béjuin dodelina de la tête. Oui, oui, il acceptait. Et quand l'affaire fut entendue, il resta encore là deux minutes à flairer l'air. Mais il sentit sans doute qu'il n'y aurait plus rien à ramasser ce matin-là, car il se retira lentement, en traînant les pieds, derrière M. d'Escorailles.

«Nous voilà seuls.... Voyons, qu'y a-t-il, ma chère enfant?» demanda Rougon à la jolie Mme Bouchard.

Il avait roulé un fauteuil, et s'était assis devant elle, au milieu du cabinet. Alors, il remarqua sa toilette, une robe de cachemire de l'Inde rose pâle, d'une grande douceur, qui la drapait comme un peignoir. Elle était habillée sans l'être. Sur ses bras, sur sa gorge, l'étoffe souple vivait; tandis que, dans la mollesse de la jupe, de larges plis marquaient la rondeur de ses jambes. Il y avait là une nudité très savante, une séduction calculée jusque dans la taille placée un peu haut, dégageant les hanches. Et pas un bout de jupon ne se montrait, elle semblait sans linge, délicieusement mise pourtant.

«Voyons, qu'y a-t-il?» répéta Rougon.

Elle souriait, ne parlant pas encore. Elle se renversait, les cheveux frisés sous son chapeau rose, montrant la blancheur mouillée de ses dents, entre ses lèvres ouvertes. Sa petite figure avait un abandon câlin, un air de prière ardent et soumis.

«C'est quelque chose que j'ai à vous demander», murmura-t-elle enfin.

Puis, elle ajouta vivement:

«Dites d'abord que vous me l'accordez.» Mais il ne promit rien. Il voulait savoir auparavant. Il se défiait des dames. Et, comme elle se penchait tout près de lui, il l'interrogea:

«C'est donc bien gros, que vous n'osez parler. Il faut que je vous confesse, n'est-ce pas?... Procédons par ordre. Est-ce pour votre mari?» Elle répondait non de la tête, sans cesser de sourire.

«Diable!... Pour M. d'Escorailles alors? Vous complotiez quelque chose à voix basse, tout à l'heure.» Elle répondait toujours non. Elle avait une légère moue, signifiant clairement qu'il avait bien fallu renvoyer M. d'Escorailles. Puis, Rougon cherchant avec quelque surprise, elle rapprocha encore son fauteuil, se trouva dans ses jambes.

«Écoutez.... Vous ne me gronderez pas? vous m'aimez bien un peu?... C'est pour un jeune homme.

Vous ne le connaissez pas; je vous dirai son nom tout à l'heure, quand vous lui aurez donné la place.... Oh! une place sans importance. Vous n'aurez qu'un mot à dire, et nous vous serons bien reconnaissants.

—Un de vos parents peut-être?» demanda-t-il de nouveau.

Elle eut un soupir, le regarda avec des yeux mourants, laissa glisser ses mains pour qu'il les reprît dans les siennes. Et elle dit très bas:

«Non, un ami.... Mon Dieu, je suis bien malheureuse!» Elle s'abandonnait, elle se livrait à lui par cet aveu.

C'était une attaque très voluptueuse, d'un art supérieur, savamment calculée pour lui enlever ses moindres scrupules. Un instant, il crut même qu'elle inventait cette histoire par un raffinement de séduction, afin de se faire désirer davantage, au sortir des bras d'un autre.

«Mais c'est très mal!» s'écria-t-il.

Alors, d'un geste prompt et familier, elle lui mit sa main dégantée sur la bouche. Elle s'était allongée tout contre lui. Ses yeux se fermaient dans son visage pâmé.

L'un de ses genoux relevait sa jupe molle, qui la couvrait à peine du fin tissu d'une longue chemise de nuit.

L'étoffe tendue du corsage avait les émotions de sa gorge. Pendant quelques secondes, il la sentit comme nue entre ses bras. Et il la saisit brutalement par la taille, il la planta debout au milieu du cabinet, se fâchant, jurant.

«Tonnerre de Dieu! soyez donc raisonnable!» Elle, les lèvres blanches, resta devant lui, avec des regards en dessous.

«Oui, c'est très mal, c'est indigne! M. Bouchard est un excellent homme. Il vous adore, il a une confiance aveugle en vous.... Non, certes, je ne vous aiderai pas à le tromper. Je refuse, entendez-vous, je refuse absolument! Et je vous dis ce que je pense, je ne mâche pas mes paroles, ma belle enfant.... On peut être indulgent.

Ainsi, par exemple, passe encore...» Il s'arrêta, il allait laisser échapper qu'il lui tolérait M. d'Escorailles. Peu à peu, il se calmait, une grande dignité lui venait. Il la fit asseoir, en la voyant prise d'un petit tremblement; lui resta debout, la chapitra d'importance. Ce fut un sermon en forme, avec de très belles paroles. Elle offensait toutes les lois divines et humaines; elle marchait sur un abîme, déshonorait le foyer domestique, se préparait à une vieillesse de remords; et, comme il crut deviner un léger sourire aux coins de ses lèvres, il fit même le tableau de cette vieillesse, la beauté dévastée, le cœur à jamais vide, la rougeur du front sous les cheveux blancs. Puis, il examina sa faute au point de vue de la société; là, surtout, il se montra sévère, car si elle avait pour elle l'excuse de sa nature sensible, le mauvais exemple qu'elle donnait devait rester sans pardon; ce qui l'amena à tonner contre le dévergondage moderne, les débordements abominables de l'époque. Enfin, il fit un retour sur lui-même. Il était le gardien des lois. Il ne pouvait abuser de son pouvoir pour encourager le vice. Sans la vertu, un gouvernement lui semblait impossible. Et il termina en mettant ses adversaires au défi de trouver dans son administration un seul acte de népotisme, une seule faveur due à l'intrigue.

La jolie Mme Bouchard l'écoutait, la tête basse, pelotonnée, montrant son cou délicat sous le bavolet de son chapeau rose. Quand il se fut soulagé, elle se leva, se dirigea vers la porte, sans dire un mot. Mais comme elle sortait, la main sur le bouton, elle leva la tête, et se remit à sourire, en murmurant:

«Il s'appelle Georges Duchesne. Il est commis principal dans la division de mon mari, et veut être sous-chef...

—Non, non!» cria Rougon.

Alors, elle s'en alla, en l'enveloppant d'un long regard méprisant de femme dédaignée. Elle s'attardait, elle traînait sa jupe avec langueur, désireuse de laisser derrière elle le regret de sa possession.

Le ministre entra dans son cabinet d'un air de fatigue. Il avait fait un signe à Merle qui le suivit. La porte était restée entrouverte.

«M. le directeur du Vœu national, que Son Excellence a fait demander, vient d'arriver, dit l'huissier à demi-voix.

—Très bien! répondit Rougon. Mais je recevrai auparavant les fonctionnaires qui sont là depuis longtemps.» A ce moment, un valet de chambre parut à la porte conduisant aux appartements particuliers. Il annonça que le déjeuner était prêt et que Mme Delestang attendait Son Excellence au salon. Le ministre s'était avancé vivement.

«Dites qu'on serve! Tant pis! je recevrai plus tard. Je crève de faim.»

Il allongea le cou pour jeter un coup d'œil l'anti-chambre était toujours pleine. Pas un fonctionnaire, pas un solliciteur, n'avait bougé. Les trois préfets causaient dans leur coin; les deux dames, devant la table, s'appuyaient du bout de leurs doigts, un peu lasses; les mêmes têtes, aux mêmes places, demeuraient fixes et muettes, le long des murs, contre les dossiers de velours rouge. Alors, il quitta son cabinet, en donnant à Merle l'ordre de retenir le préfet de la Somme et le directeur du Vœu national.

Mme Rougon, un peu souffrante, était partie la veille pour le Midi, où elle devait passer un mois; elle avait un oncle du côté de Pau. Delestang, chargé d'une mission très importante au sujet d'une question agricole, se trouvait en Italie depuis six semaines. Et c'était ainsi que le ministre, avec lequel Clorinde voulait causer longuement, l'avait invitée à venir déjeuner au ministère, en garçons.

Elle l'attendait patiemment, en feuilletant un traité de droit administratif, qui traînait sur une table.

«Vous devez avoir l'estomac dans les talons, lui dit-il gaiement. J'ai été débordé, ce matin.» Et il lui offrit le bras, il la conduisit à la salle à manger, une pièce immense, dans laquelle les deux couverts, mis sur une petite table devant la fenêtre, étaient comme perdus. Deux grands laquais servaient. Rougon et Clorinde, très sobres tous les deux, mangèrent vite: quelques radis, une tranche de saumon froid, des côtelettes à la purée et un peu de fromage. Ils ne touchèrent pas au vin. Rougon, le matin, ne buvait que de l'eau. A peine échangèrent-ils dix paroles. Puis, quand les deux laquais, après avoir desservi, eurent apporté le café et les liqueurs, la jeune femme lui adressa un léger mouvement des sourcils, qu'il comprit parfaitement.

«C'est bien, dit-il, laissez-nous. Je sonnerai.» Les laquais sortirent. Alors, elle se leva, en donnant des tapes sur sa jupe pour faire tomber les miettes. Elle portait une robe de soie noire, trop grande, chargée de volants, si compliquée, qu'elle y était empaquetée, sans qu'on pût distinguer où se trouvaient ses hanches et sa gorge.

«Quelle halle! murmurait-elle, en allant au fond de la pièce. C'est un salon pour noces et repas de corps, votre salle à manger!» Et elle revint, ajoutant:

«Je voudrais bien fumer ma cigarette, moi!

—Diable! dit Rougon, c'est qu'il n'y a pas de tabac.

Je ne fume jamais.» Mais elle cligna les yeux, elle sortit de sa poche une petite blague en soie rouge brodée d'or, guère plus grosse qu'une bourse. Du bout de ses doigts minces, elle roula une cigarette. Puis, comme ils ne voulaient pas sonner, ce fut une chasse aux allumettes dans toute la pièce. Enfin, sur le coin d'un dressoir, ils trouvèrent trois allumettes, qu'elle emporta soigneusement. Et, la cigarette aux lèvres, allongée de nouveau sur sa chaise, elle se mit à boire son café par petites gorgées, en regardant Rougon bien en face, avec un sourire.

«Eh bien, je suis tout à vous, dit celui-ci, qui souriait également. Vous aviez à causer, causons.» Elle eut un geste d'insouciance.

«Oui. J'ai reçu une lettre de mon mari. Il s'ennuie à Turin. Il est très heureux d'avoir obtenu cette mission, grâce à vous; seulement, il ne veut pas qu'on l'oublie là-bas.... Mais nous parlerons de cela tout à l'heure. Rien ne presse.» Elle se remit à fumer et à le regarder avec son irritant sourire. Rougon, peu à peu, s'était accoutumé à la voir, sans se poser les questions qui, autrefois, piquaient si vivement sa curiosité. Elle avait fini par entrer dans ses habitudes, il l'acceptait maintenant comme une figure classée, connue, dont les étrangetés ne lui causaient plus un sursaut de surprise. Mais, à la vérité, il ne savait toujours rien de précis sur elle, il l'ignorait toujours autant qu'aux premiers jours. Elle restait multiple, puérile et profonde, bête le plus souvent, singulièrement fine parfois, très douce et très méchante. Quand elle le surprenait encore par un geste, un mot dont il ne trouvait pas l'explication, il avait des haussements d'épaules d'homme fort, il disait que toutes les femmes étaient ainsi. Et il croyait par là témoigner un grand mépris pour les femmes, ce qui aiguisait le sourire de Clorinde, un sourire discret et cruel, montrant le bout des dents, entre les lèvres rouges.