«Je n'oublie rien, je crois.... Non, il n'a pas d'enfant...
—Comment! il est marié!» s'écria Clorinde.
Elle eut un geste pour dire que M. Kahn ne l'intéressait plus. C'était un sournois; jamais il n'avait montré sa femme. Alors, Rougon lui expliqua que Mme Kahn vivait à Paris, très retirée. Puis, sans attendre une interrogation, il reprit:
«Voulez-vous la biographie de Béjuin, maintenant?
—Non, non», dit la jeune fille.
Mais il continua quand même:
«Il sort de l'École polytechnique. Il a écrit des brochures que personne n'a lues. Il dirige la cristallerie de Saint-Florent, à trois lieues de Bourges.... C'est le préfet du Cher qui l'a inventé...
—Taisez-vous donc! cria-t-elle.
—Un digne homme, votant bien, ne parlant jamais, très patient, attendant qu'on songe à lui, toujours là à vous regarder pour qu'on ne l'oublie pas.... Je l'ai fait nommer chevalier...» Elle dut lui mettre la main sur la bouche, se fâchant, disant:
«Eh! il est marié, aussi, celui-là! il n'est pas drôle!...
J'ai vu sa femme chez vous, un paquet! Elle m'a invitée à aller visiter leur cristallerie, à Bourges.» D'une bouchée, elle acheva sa première tartine. Puis, elle but une grande gorgée d'eau. Ses jambes pendaient, au bord de la table; et, un peu tassée sur les reins, le cou plié en arrière, elle les balançait, d'un mouvement machinal dont Rougon suivait le rythme. A chaque va-et-vient, les mollets se renflaient, sous la gaze.
«Et M. Du Poizat? demanda-t-elle, après un silence.
—Du Poizat a été sous-préfet», répondit-il simplement.
Elle le regarda, surprise de la brièveté de l'histoire.
«Je le sais bien, dit-elle. Ensuite?
—Ensuite, il sera préfet plus tard, et alors on le décorera.» Elle comprit qu'il ne voulait pas en dire davantage.
D'ailleurs, elle avait jeté le nom de Du Poizat négligemment. Maintenant, elle cherchait ces messieurs sur ses doigts; elle partait du pouce, elle murmurait:
«M. d'Escorailles: il n'est pas sérieux, il aime toutes les femmes.... M. La Rouquette: inutile, je le connais trop bien.... M. de Combelot: encore un qui est marié...» Et, comme elle s'arrêtait à l'annulaire, ne trouvant plus personne, Rougon lui dit, en la regardant fixement:
«Vous oubliez Delestang.
—Vous avez raison! cria-t-elle. Parlez-moi donc de celui-là!
—C'est un bel homme, reprit-il sans la quitter des yeux. Il est fort riche. Je lui ai toujours prédit un grand avenir.» Il continua sur ce ton, outrant les éloges, doublant les chiffres. La ferme-modèle de la Chamade valait deux millions. Delestang serait certainement ministre un jour. Mais elle gardait aux lèvres une moue dédaigneuse.
«Il est bien bête, finit-elle par murmurer.
—Dame!» dit Rougon avec un fin sourire.
Il paraissait ravi du mot qu'elle venait de laisser échapper. Alors, par un de ces sauts brusques qui lui étaient familiers, elle posa une nouvelle question, en le regardant à son tour fixement.
«Vous devez joliment connaître M. de Marsy?
—Oui, oui, nous nous connaissons», dit-il sans broncher comme amusé davantage par ce qu'elle lui demandait là.
Mais il redevint sérieux. Il fut très digne, très juste.
«C'est un homme d'une intelligence extraordinaire, expliqua-t-il. Je m'honore de l'avoir pour ennemi.... Il a touché à tout. A vingt-huit ans, il était colonel. Plus tard, on le trouve à la tête d'une grande usine. Puis, il s'est occupé successivement d'agriculture, de finance, de commerce. On assure même qu'il a peint des portraits et écrit des romans.» Clorinde, oubliant de manger, restait rêveuse.
«J'ai causé avec lui l'autre soir, dit-elle à demi-voix. Il est tout à fait bien.... Un fils de reine.
—Pour moi, poursuivit Rougon, l'esprit le gâte. J'ai une autre idée de la force. Je l'ai entendu faire des calembours dans une circonstance bien grave. Enfin, il a réussi, il règne autant que l'empereur. Tous ces bâtards ont de la chance!... Ce qu'il a de plus personnel, c'est la poigne, une main de fer, hardie, résolue, très fine et très déliée pourtant.» Malgré elle, la jeune fille avait baissé les yeux sur les grosses mains de Rougon. Il s'en aperçut, il reprit en souriant:
«Oh! moi, j'ai des pattes, n'est-ce pas? C'est pour cela que nous ne nous sommes jamais entendus avec Marsy. Lui, sabre galamment le monde, sans tacher ses gants blancs. Moi, j'assomme.» Il avait fermé les poings, des poings gras, velus aux phalanges, et il les balançait, heureux de les voir énormes. Clorinde prit la seconde tartine, dans laquelle elle enfonça les dents, toujours songeuse. Enfin, elle leva les yeux sur Rougon.
«Alors, vous? demanda-t-elle.
—C'est mon histoire que vous voulez? dit-il. Rien de plus facile à conter. Mon grand-père vendait des légumes. Moi, jusqu'à trente-huit ans, j'ai traîné mes savates de petit avocat au fond de ma province. J'étais un inconnu hier. Je n'ai pas comme notre ami Kahn usé mes épaules à soutenir les gouvernements. Je ne sors pas comme Béjuin de l'École polytechnique. Je ne porte ni le beau nom du petit Escorailles ni la belle figure de ce pauvre Combelot. Je ne suis pas aussi bien apparenté que La Rouquette qui doit son siège de député à sa sœur, la veuve du général de Llorentz, aujourd'hui dame du palais. Mon père ne m'a pas laissé comme à Delestang cinq millions de fortune, gagnés dans les vins. Je ne suis pas né sur les marches d'un trône, ainsi que le comte de Marsy, et je n'ai pas grandi pendu à la jupe d'une femme savante, sous les caresses de Talleyrand. Non, je suis un homme nouveau, je n'ai que mes poings...» Et il tapait ses poings l'un contre l'autre, riant très haut, tournant la chose plaisamment. Mais il s'était redressé, il semblait casser des pierres entre ses doigts fermés. Clorinde l'admirait.
«Je n'étais rien, je serai maintenant ce qu'il me plaira, continua-t-il, s'oubliant, causant pour lui. Je suis une force. Et ils me font hausser les épaules, les autres, quand ils protestent de leur dévouement à l'empire!
Est-ce qu'ils l'aiment? est-ce qu'ils le sentent? est-ce qu'ils ne s'accommoderaient pas de tous les gouvernements? Moi, j'ai poussé avec l'empire; je l'ai fait et il m'a fait.... J'ai été nommé chevalier après le 10 décembre, officier en janvier 52, commandeur le 15 août 54, grand officier il y a trois mois. Sous la présidence, j'ai eu un instant le portefeuille des travaux publics; plus tard, l'empereur m'a chargé d'une mission en Angleterre; puis, je suis entré au Conseil d'État et au Sénat...
—Et demain, où entrez-vous?» demanda Clorinde, avec un rire, sous lequel elle tâchait de cacher l'ardeur de sa curiosité.
Il la regarda, s'arrêta net.
«Vous êtes bien curieuse, mademoiselle Machiavel», dit-il.
Alors, elle balança ses jambes d'un mouvement plus vif. Il y eut un silence. Rougon, à la voir de nouveau perdue dans une grosse rêverie, crut le moment favorable pour la confesser.
«Les femmes...», commença-t-il.
Mais elle l'interrompit, les yeux vagues, souriant légèrement à ses pensées, murmurant à demi-voix:
«Oh! les femmes ont autre chose.» Ce fut son seul aveu. Elle acheva sa tartine, vida d'un trait le verre d'eau pure, et se mit debout sur la table, d'un saut qui attestait son habileté d'écuyère.
«Eh! Luigi!» cria-t-elle.
Le peintre, depuis un instant, mordant ses moustaches d'impatience, s'était levé, piétinant autour d'elle et de Rougon. Il revint s'asseoir avec un soupir, il reprit sa palette. Les trois minutes de grâce demandées par Clorinde, avaient duré un quart d'heure. Cependant, elle se tenait debout sur la table, toujours enveloppée du morceau de dentelle noire. Puis, quand elle eut retrouvé la pose, elle se découvrit d'un seul geste. Elle redevenait un marbre, elle n'avait plus de pudeur.
Dans les Champs-Élysées, les voitures roulaient plus rares. Le soleil couchant enfilait l'avenue d'une poussière de soleil qui poudrait les arbres, comme si les roues eussent soulevé ce nuage de lumière rousse. Sous le jour tombant des hautes baies vitrées, les épaules de Clorinde se moirèrent d'un reflet d'or. Et, lentement, le ciel pâlissait.
«Est-ce que le mariage de M. de Marsy avec cette princesse valaque est toujours décidé? demanda-t-elle au bout d'un instant.
—Mais je le pense, répondit Rougon. Elle est fort riche. Marsy est toujours à court d'argent. D'ailleurs, on raconte qu'il en est fou.» Le silence ne fut plus troublé. Rougon était là, se croyant chez lui, ne songeant pas à s'en aller. Il réfléchissait, il reprenait sa promenade. Cette Clorinde était vraiment une fille très séduisante. Il pensait à elle, comme s'il l'avait déjà quittée depuis longtemps; et, les yeux sur le parquet, il descendait dans des pensées à demi formulées, fort douces, dont il goûtait le chatouillement intérieur. Il lui semblait sortir d'un bain tiède, avec une langueur de membres délicieuse. Une odeur particulière, d'une rudesse presque sucrée, le pénétrait. Cela lui aurait paru bon, de se coucher sur un des canapés et de s'y endormir, dans cette odeur.
Il fut brusquement réveillé par un bruit de voix. Un grand vieillard, qu'il n'avait pas vu entrer, baisait sur le front Clorinde, qui se penchait en souriant, au bord de la table.
«Bonjour, mignonne, disait-il. Comme tu es belle! Tu montres donc tout ce que tu as?» Il eut un léger ricanement, et comme Clorinde, confuse, ramassait son bout de dentelle noire:
«Non, non, reprit-il vivement, c'est très joli, tu peux tout montrer, va!... Ah! ma pauvre enfant, j'en ai vu bien d'autres!» Puis, se tournant vers Rougon qu'il traita de «cher collègue», il lui serra la main, en ajoutant:
«Une gamine qui s'est oubliée plus d'une fois sur mes genoux, quand elle était petite! Maintenant, ça vous a une poitrine qui vous éborgne!» C'était le vieux M. de Plouguern. Il avait soixante-dix ans. Sous Louis-Philippe, envoyé à la Chambre par le Finistère, il fut un des députés légitimistes qui firent le pèlerinage de Belgrave-Square; et il donna sa démission, à la suite du vote de flétrissure, dont ses compagnons et lui furent frappés. Plus tard, après les journées de février, il montra une tendresse soudaine pour la république, qu'il acclama vigoureusement sur les bancs de la Constituante. Maintenant, depuis que l'empereur lui avait assuré au Sénat une retraite méritée, il était bonapartiste. Seulement, il savait l'être en gentil-homme, son humilité grande se permettait parfois le ragoût d'une pointe d'opposition. L'ingratitude l'amusait. Sceptique jusqu'aux moelles, il défendait la religion et la famille. Il croyait devoir cela à son nom, un des plus illustres de la Bretagne. Certains jours, il trouvait l'empire immoral, et il le disait tout haut. Lui, avait vécu une vie d'aventures suspectes, très dissolu, très inventif, raffinant les jouissances; on racontait sur sa vieillesse des anecdotes qui faisaient rêver les jeunes gens. Ce fut pendant un voyage en Italie qu'il connut la comtesse Balbi, dont il resta l'amant près de trente ans; après des séparations qui duraient des années, ils se remettaient ensemble, pour trois nuits, dans les villes où ils se rencontraient. Une histoire voulait que Clorinde fût sa fille; mais ni lui ni la comtesse n'en savaient réellement rien; et, depuis que l'enfant devenait femme, grasse et désirable, il affirmait avoir beaucoup fréquenté son père, autrefois. Il la couvait de ses yeux restés vifs, et prenait avec elle des familiarités fort libres de vieil ami. M. de Plouguern, grand, sec, osseux, avait une ressemblance avec Voltaire, pour lequel il pratiquait une dévotion secrète.
«Parrain, tu ne regardes pas mon portrait?» cria Clorinde.
Elle l'appelait parrain, par amitié. Il s'était avancé derrière Luigi, clignant les yeux en connaisseur.
«Délicieux!» murmura-t-il.
Rougon s'approcha, Clorinde elle-même sauta de la table, pour voir. Et tous trois se pâmèrent. La peinture était très propre. Le peintre avait déjà couvert la toile entière d'un léger frottis rose, blanc, jaune, qui gardait des pâleurs d'aquarelle. Et la figure souriait d'un air joli de poupée, avec ses lèvres arquées, ses sourcils recourbés, ses joues frottées de vermillon tendre. C'était une Diane à mettre sur une boîte de pastilles.
«Oh! voyez donc là, près de l'œil, cette petite lentille, dit Clorinde en tapant les mains d'admiration. Ce Luigi, il n'oublie rien!» Rougon, que les tableaux ennuyaient d'ordinaire, était charmé. Il comprenait l'art, en ce moment. Il porta ce jugement, d'un ton très convaincu:
«C'est admirablement dessiné:
—Et la couleur est excellente, reprit M. de Plouguern. Ces épaules sont de la chair.... Très agréables, les seins. Celui de gauche surtout est d'une fraîcheur de rose.... Hein! quels bras! Cette mignonne vous a des bras étonnants! J'aime beaucoup le renflement au-dessus de la saignée; c'est d'un modelé parfait.» Et se tournant vers le peintre:
«Monsieur Pozzo, ajouta-t-il, tous mes compliments.
J'avais déjà vu une Baigneuse de vous. Mais ce portrait sera supérieur.... Pourquoi n'exposez-vous pas? J'ai connu un diplomate qui jouait merveilleusement du violon; cela ne l'a pas empêché de faire son chemin.»
Luigi, très flatté, s'inclinait. Cependant, le jour baissait, et comme il voulait finir une oreille, disait-il, il pria Clorinde de reprendre la pose pour dix minutes au plus. M. de Plouguern et Rougon continuèrent à causer peinture. Celui-ci avouait que des études spéciales l'avaient empêché de suivre le mouvement artistique des dernières années; mais il protestait de son admiration pour les belles œuvres. Il en vint à déclarer que la couleur le laissait assez froid; un beau dessin le satisfaisait pleinement, un dessin qui fût capable d'élever et d'inspirer de grandes pensées. Quant à M. de Plouguern, il n'aimait que les anciens; il avait visité tous les musées de l'Europe, il ne comprenait pas qu'on eût assez de hardiesse pour oser peindre encore. Pourtant, le mois précédent, il avait fait décorer un petit salon par un artiste que personne ne connaissait et qui avait vraiment bien du talent.
«Il m'a peint des petits Amours, des fleurs, des feuillages tout à fait extraordinaires, dit-il. Positivement, on cueillerait les fleurs. Et il y a là-dedans des insectes, papillons, mouches, hannetons, qu'on croirait vivants.
Enfin, c'est très gai.... Moi, j'aime la peinture gaie.
—L'art n'est pas fait pour ennuyer», conclut Rougon.
A ce moment, comme ils marchaient côte à côte, à petits pas, M. de Plouguern écrasa, sous le talon de sa bottine, quelque chose qui éclata avec le léger bruit d'un pois fulminant.
«Qu'est-ce donc?» cria-t-il.
Il ramassa un chapelet glissé d'un fauteuil, sur lequel Clorinde avait dû vider ses poches. Un des grains de verre, près de la croix, était pulvérisé; la croix elle-même, toute petite, en argent, avait un de ses bras replié et aplati. Le vieillard balança le chapelet, ricanant, disant:
«Mignonne, pourquoi donc laisses-tu traîner ces joujoux-là?» Mais Clorinde était devenue pourpre. Elle se précipita du haut de la table, les lèvres gonflées, les yeux brouillés par la colère, se couvrant les épaules à la hâte, balbutiant:
«Méchant! méchant! il a brisé mon chapelet!»
Et elle le lui arracha. Elle pleurait comme une enfant.
«Là, là, disait M. de Plouguern riant toujours. Voyez-vous ma dévote! L'autre matin, elle a failli me crever les yeux, parce qu'en apercevant un rameau de buis au fond de son alcôve, je lui demandais ce qu'elle balayait avec ce petit balai-là... Ne pleure plus, grosse bête! Je ne lui ai rien cassé, au Bon Dieu.
—Si, si cria-t-elle, vous lui avez fait du mal!» Elle ne le tutoyait plus. De ses mains tremblantes, elle achevait d'enlever la perle de verre. Puis, avec un redoublement de sanglots, elle voulut arranger la croix.
Elle l'essuyait du bout des doigts, comme si elle avait vu des gouttes de sang perler sur le métal. Elle murmurait:
«C'est le pape qui m'en a fait cadeau, la première fois que je suis allée le voir avec maman. Il me connaît bien, le pape; il m'appelle "son bel apôtre", parce que je lui ai dit un jour que je serais contente de mourir pour lui.... Un chapelet qui me portait bonheur. Maintenant, il n'aura plus de vertu, il attirera le diable...
—Voyons, donne-le-moi, interrompit M. de Plouguern. Tu vas t'abîmer les ongles, à vouloir raccommoder ça.... L'argent, c'est dur, mignonne.» Il avait repris le chapelet, il tâchait de déplier le bras de la croix, délicatement, de façon à ne pas le casser.
Clorinde ne pleurait plus, les yeux fixes, très attentive.
Rougon, lui aussi, avançait la tête, avec un sourire; il était d'une irréligion déplorable, à ce point que la jeune fille avait failli rompre deux fois avec lui pour des plaisanteries déplacées.
«Fichtre! disait à demi-voix M. de Plouguern, il n'est pas tendre, le Bon Dieu. C'est que j'ai peur de le couper en deux.... Tu aurais un Bon Dieu de rechange, petite.» Il fit un nouvel effort. La croix se rompit net.
«Ah! tant pis! s'écria-t-il. Cette fois, il est cassé.» Rougon s'était mis à rire. Alors, Clorinde, les yeux très noirs, la face convulsée, se recula, les regarda en face, puis de ses poings fermés les repoussa furieusement; comme si elle avait voulu les jeter à la porte. Elle les injuriait en italien, la tête perdue.
«Elle nous bat, elle nous bat, répéta gaiement M. de Plouguern.
—Voilà les fruits de la superstition», dit Rougon entre ses dents.
Le vieillard cessa de plaisanter, la mine subitement grave; et, comme le grand homme continuait à lancer des phrases toutes faites sur l'influence détestable du clergé, sur l'éducation déplorable des femmes catholiques, sur l'abaissement de l'Italie livrée aux prêtres, il déclara de sa voix sèche:
«La religion fait la grandeur des États.
—Quand elle ne les ronge pas comme un ulcère, répliqua Rougon. L'histoire est là. Que l'empereur ne tienne pas les évêques en respect, il les aura bientôt tous sur les bras.» Alors, M. de Plouguern se fâcha à son tour. Il défendit Rome. Il parla des convictions de toute sa vie. Sans religion, les hommes retournaient à l'état de brutes. Et il en vint à plaider la grande cause de la famille. L'époque tournait à l'abomination: jamais le vice ne s'était étalé plus impudemment, jamais l'impiété n'avait jeté un pareil trouble dans les consciences.
«Ne me parlez pas de votre empire! finit-il par crier.
C'est un fils bâtard de la révolution.... Oh! nous le savons, votre empire rêve l'humiliation de l'Église. Mais nous sommes là, nous ne nous laisserons pas égorger comme des moutons.... Essayez un peu, mon cher monsieur Rougon, d'avouer vos doctrines au Sénat.
—Eh! ne lui répondez plus, dit Clorinde. Si vous le poussiez, il finirait par cracher sur le Christ. C'est un damné.» Rougon, accablé, s'inclina. Il y eut un silence. La jeune fille cherchait sur le parquet le petit fragment détaché de la croix: quand elle l'eut trouvé, elle le plia soigneusement avec le chapelet, dans un morceau de journal. Elle se calmait.
«Ah! çà, mignonne, reprit tout d'un coup M. de Plouguern, je ne t'ai pas encore dit pourquoi je suis monté.
J'ai une loge au Palais-Royal ce soir, et je vous emmène.
—Ce parrain! s'écria Clorinde, redevenue toute rose de plaisir. On va réveiller maman.».
Elle l'embrassa «pour la peine», disait-elle. Elle se tourna vers Rougon, souriante, la main tendue, en disant avec une moue exquise:
«Vous ne m'en voulez pas, vous! Ne me faites donc plus enrager avec vos idées de païen.... Je deviens bête, lorsqu'on me taquine sur la religion. Je compromettrais mes meilleures amitiés.» Luigi, cependant, avait poussé son chevalet dans un coin, voyant qu'il ne pourrait finir l'oreille, ce jour-là. Il prit son chapeau, il vint toucher la jeune fille à l'épaule, pour l'avertir qu'il partait. Et elle l'accompagna jusque sur le palier, elle tira elle-même la porte sur eux; mais ils se firent leurs adieux si bruyamment, qu'on entendit un léger cri de Clorinde, qui se perdit dans un rire étouffé. Quand elle rentra, elle dit:
«Je vais me déshabiller, à moins que parrain ne veuille m'emmener comme ça au Palais-Royal.» Et Ils s'égayèrent tous les trois, à cette idée. Le crépuscule était tombé. Quand Rougon se retira, Clorinde descendit avec lui, laissant M. de Plouguern seul un instant, le temps de passer une robe. Il faisait déjà tout noir dans l'escalier. Elle marchait la première, sans dire un mot, si lentement, qu'il sentait le frôlement de sa tunique de gaze sur ses genoux. Puis, arrivée devant la porte de la chambre, elle entra; elle fit deux pas, avant de se retourner. Lui, l'avait suivie. Là, les deux fenêtres éclairaient d'une poussière blanche le lit défait, la cuvette oubliée, le chat toujours endormi sur le paquet de vêtements.
«Vous ne m'en voulez pas?» répéta-t-elle à voix presque basse, en lui tendant les mains.
Il jura que non. Il avait pris ses mains, il remonta le long des bras jusqu'au-dessus des coudes, fouillant doucement dans a dentelle noire, pour que ses gros doigts pussent passer sans rien déchirer. Elle haussait légèrement les bras, comme désireuse de lui faciliter cette besogne. Ils étaient dans l'ombre du paravent, ils ne se voyaient point la face. Et lui, au milieu de cette chambre dont l'air renfermé le suffoquait un peu, retrouvait l'odeur d'une rudesse presque sucrée qui l'avait déjà grisé. Mais, dès qu'il eut dépassé les coudes, ses mains devenant brutales, il sentit Clorinde lui échapper, et il l'entendit crier, par la porte restée ouverte derrière eux:
«Antonia! de la lumière, et donne-moi ma robe grise!»
Quand Rougon se trouva sur l'avenue des Champs-Élysées, il demeura un moment étourdi, à respirer l'air frais qui soufflait des hauteurs de l'Arc de Triomphe.
L'avenue, vide de voitures, allumait un à un ses becs de gaz, dont les clartés brusques piquaient l'ombre d'une traînée d'étincelles vives. Il venait d'avoir comme un coup de sang, il se passait les mains sur la face.
«Ah! non, dit-il tout haut, ce serait trop bête!»
Le cortège du baptême devait partir du pavillon de l'Horloge, à cinq heures. L'itinéraire était la grande allée du jardin des Tuileries, la place de la Concorde, la rue de Rivoli, la place de l'Hôtel-de-Ville, le pont d'Arcole, la rue d'Arcole et la place du Parvis.
Dès quatre heures, la foule fut immense au pont d'Arcole. Là, dans la trouée que la rivière faisait au milieu de la ville, un peuple pouvait tenir. C'était un élargissement brusque de l'horizon, avec la pointe de l'île Saint-Louis au loin, barrée par la ligne noire du pont Louis-Philippe; à gauche, le petit bras se perdait au fond d'un étranglement de constructions basses; à droite, le grand bras ouvrait un lointain noyé dans une fumée violâtre, où l'on distinguait la tache verte des arbres du Port-aux-Vins. Puis, des deux côtés, du quai Saint-Paul au quai de la Mégisserie, du quai Napoléon au quai de l'Horloge, les trottoirs allongeaient des grandes routes; tandis que la place de l'Hôtel-de-Ville, en face du pont, étendait une plaine. Et, sur ces vastes espaces, le ciel, un ciel de juin d'une pureté chaude, mettait un pan énorme de son infini bleu.
Quand la demie sonna, il y avait du monde partout.
Le long des trottoirs, des files interminables de curieux, écrasés contre les parapets, stationnaient. Une mer de têtes humaines, aux flots toujours montants, emplissait la place de l'Hôtel-de-Ville. En face, les vieilles maisons du quai Napoléon, dans les vides noirs de leurs fenêtres grandes ouvertes, entassaient des visages; et même, du fond des ruelles sombres bâillant sur la rivière, la rue Colombe, la rue Saint-Landry, la rue Glatigny, des bonnets de femme se penchaient, avec leurs brides envolées par le vent. Le pont Notre-Dame envahi montrait une rangée de spectateurs, les coudes appuyés sur la pierre, comme sur le velours d'une tribune colossale. A l'autre bout, tout là-bas, le pont Louis-Philippe s'animait d'un grouillement de points noirs; pendant que les croisées les plus lointaines, les petites raies qui trouaient régulièrement les façades jaunes et grises du cap de maisons, à la pointe de l'île, s'éclairaient par instants de la tache claire d'une robe. Il y avait des hommes debout sur les toits, parmi les cheminées. Des gens qu'on ne voyait pas, regardaient dans des lunettes, du haut de leurs terrasses, quai de la Tournelle. Et le soleil oblique, largement épandu, semblait le frisson même de cette foule; il roulait le rire ému de la houle des têtes; des ombrelles voyantes, tendues comme des miroirs, mettaient des rondeurs d'astre, au milieu du bariolage des jupes et des paletots.
Mais ce qu'on apercevait de toute part, des quais, des ponts, des fenêtres, c'était, à l'horizon, sur la muraille nue d'une maison à six étages, dans l'île Saint-Louis, une redingote grise géante, peinte à fresque, de profil, avec sa manche gauche pliée au coude, comme si le vêtement eût gardé l'attitude et le gonflement d'un corps, à cette heure disparu. Cette réclame monumentale prenait, dans le soleil, au-dessus de la fourmilière des promeneurs, une extraordinaire importance.
Cependant, une double haie ménageait le passage du cortège, au milieu de la foule. A droite, s'alignaient des gardes nationaux; à gauche, des soldats de la ligne. Un bout de cette double haie se perdait dans la rue d'Arcole, pavoisée de drapeaux, tendue aux fenêtres d'étoffes riches, qui battaient mollement, le long des maisons noires. Le pont, laissé vide, était la seule bande de terre nue, au milieu de l'envahissement des moindres coins; et il faisait un étrange effet, désert, léger, avec son unique arche de fer, d'une courbe si molle. Mais, en bas, sur les berges de la rivière, l'écrasement recommençait; des bourgeois endimanchés avaient étalé leurs mouchoirs, s'étaient assis là, à côté de leurs femmes, attendant, se reposant de tout un après-midi de flânerie. Au-delà du pont, au milieu de la nappe élargie de la rivière, très bleue, moirée de vert à la rencontre des deux bras, une équipe de canotiers en vareuses rouges ramaient, pour maintenir leur canot à la hauteur du Port-aux-Fruits. Il y avait encore, contre le quai de Gesvres, un grand lavoir, avec ses charpentes verdies par l'eau, dans lequel on entendait les rires et les coups de battoir des blanchisseuses. Et ce peuple entassé, ces trois à quatre cent mille têtes, par moments, se levaient, regardaient les tours de Notre-Dame, qui dressaient de biais leur masse carrée, au dessus des maisons du quai Napoléon. Les tours, dorées par le soleil couchant, couleur de rouille sur le ciel clair, vibraient dans l'air, toutes sonores d'un carillon formidable.
Deux ou trois fausses alertes avaient déjà causé de profondes bousculades dans la foule.
«Je vous assure qu'ils ne passeront pas avant cinq heures et demie», disait un grand diable assis devant un café du quai de Gesvres, en compagnie de M. et de Mme Charbonnel.
C'était Gilquin, Théodore Gilquin, l'ancien locataire de Mme Mélanie Correur, le terrible ami de Rougon. Ce jour-là, il était tout habillé de coutil jaune, un vêtement complet à vingt-neuf francs, fripé, taché, éclaté aux coutures; et il avait des bottes crevées, des gants havane, un large chapeau de paille sans ruban.
Quand il mettait des gants, Gilquin était habillé. Depuis midi, il pilotait les Charbonnel, dont il avait fait la connaissance, un soir, chez Rougon, dans la cuisine.
«Vous verrez tout, mes enfants, répétait-il en essuyant de la main les longues moustaches qui balafraient de noir sa face d'ivrogne. Vous vous êtes remis entre mes mains, n'est-ce pas? eh bien, laissez-moi régler l'ordre et la marche de la petite fête.» Gilquin avait déjà bu trois verres de cognac et cinq chopes. Depuis deux grandes heures, il tenait là les Charbonnel, sous prétexte qu'il fallait arriver les premiers. C'était un petit café qu'il connaissait, où l'on était parfaitement bien, disait-il; et il tutoyait le garçon.
Les Charbonnel, résignés, l'écoutaient, très surpris de l'abondance et de la variété de sa conversation; Mme Charbonnel n'avait voulu qu'un verre d'eau sucrée; M. Charbonnel prenait un verre d'anisette, ainsi que cela lui arrivait parfois, au cercle du Commerce, à Plassans. Cependant, Gilquin leur parlait du baptême, comme s'il avait passé le matin aux Tuileries, pour avoir des renseignements.
«L'impératrice est bien contente, disait-il. Elle a eu des couches superbes. Oh! c'est une gaillarde! Vous allez voir quelle prestance elle a.... L'empereur, lui, est revenu avant-hier de Nantes, où il était allé à cause des inondations.... Hein! quel malheur que ces inondations!» Mme Charbonnel recula sa chaise. Elle avait une légère peur de la foule, qui coulait devant elle, de plus en plus compacte.
«Que de monde! murmura-t-elle.
—Pardi! cria Gilquin, il y a plus de trois cent mille étrangers dans Paris. Depuis huit jours, les trains de plaisir amènent ici toute la province.... Tenez, voilà des Normands là-bas, et voilà des Gascons, et voilà des Francs-Comtois. Oh! je les flaire tout de suite, moi! J'ai joliment roulé ma bosse.» Puis, il dit que les tribunaux chômaient, que la Bourse était fermée, que toutes les administrations avaient donné congé à leurs employés. La capitale entière fêtait le baptême. Et il en vint à citer des chiffres, à calculer ce que coûteraient la cérémonie et les fêtes. Le Corps législatif avait voté quatre cent mille francs; mais c'était une misère, car un palefrenier des Tuileries lui avait affirmé, la veille, que le cortège seul coûterait près de deux cent mille francs. Si l'empereur n'ajoutait qu'un million pris sur la liste civile, il devrait s'estimer heureux. La layette à elle seule était de cent mille francs.
«Cent mille francs! répéta Mme Charbonnel abasourdie. Mais en quoi donc est-elle? qu'est-ce qu'on a donc mis après?» Gilquin eut un rire complaisant. Il y avait des dentelles si chères! Lui, autrefois, avait voyagé pour les dentelles. Et il continua ses calculs: cinquante mille francs étaient alloués en secours aux parents des enfants légitimes, nés le même jour que le petit prince, et dont l'empereur et l'impératrice avaient voulu être parrain et marraine; quatre-vingt-cinq mille francs devaient être dépensés en achat de médailles pour les auteurs des cantates chantées dans les théâtres. Enfin, il donna des détails sur les cent vingt mille médailles commémoratives distribuées aux collégiens, aux enfants des écoles primaires et des salles d'asile, aux sous-officiers et aux soldats de l'armée de Paris. Il en avait une il la montra. C'était une médaille de la grandeur d'une pièce de dix sous, portant d'un côté les profils de l'empereur et de l'impératrice, de l'autre celui du prince impérial, avec la date du baptême: 14 juin 1856.
«Voulez-vous me la céder?» demanda M. Charbonnel.
Gilquin consentit. Mais, comme le bonhomme, embarrassé pour le prix, lui donnait une pièce de vingt sous, il refusa grandement, il dit que cela ne devait valoir que dix sous. Cependant, Mme Charbonnel regardait les profils du couple impérial. Elle s'attendrissait.
«Ils ont l'air bien bon, disait-elle. Ils sont là-dessus, l'un contre l'autre, comme de braves gens.... Voyez donc, monsieur Charbonnel, on dirait deux têtes sur le même traversin, quand on regarde la pièce de cette façon.» Alors, Gilquin revint à l'impératrice, dont il exalta la charité. Au neuvième mois de sa grossesse, elle avait donné des après-midi entiers à la création d'une maison d'éducation pour les jeunes filles pauvres, tout en haut du faubourg Saint-Antoine. Elle venait de refuser quatre-vingt mille francs, recueillis cinq sous par cinq sous dans le peuple, pour offrir un cadeau au petit prince, et cette somme allait, d'après son désir, servir à l'apprentissage d'une centaine d'orphelins. Gilquin, légèrement gris déjà, ouvrait des yeux terribles en cherchant des inflexions tendres, des expressions alliant le respect du sujet à l'admiration passionnée de l'homme.
Il déclarait qu'il ferait volontiers le sacrifice de sa vie, aux pieds de cette noble femme. Mais, autour de lui, personne ne protestait. Le brouhaha de la foule était au loin comme l'écho de ses éloges, s'élargissant en une clameur continue. Et les cloches de Notre-Dame, à toute volée, roulaient par-dessus les maisons l'écroulement de leur joie énorme.
«Il serait peut-être temps d'aller nous placer», dit timidement M. Charbonnel, qui s'ennuyait d'être assis.
Mme Charbonnel s'était levée, ramenant son châle jaune sur son cou.
«Sans doute, murmura-t-elle. Vous vouliez arriver des premiers, et nous restons là, à laisser passer tout le monde devant nous.» Mais Gilquin se fâcha. Il jura, en tapant de son poing la petite table de zinc. Est-ce qu'il ne connaissait pas son Paris? Et, pendant que Mme Charbonnel, intimidée, retombait sur sa chaise, il cria au garçon de café:
«Jules, une absinthe et des cigares!» Puis, quand il eut trempé ses grosses moustaches dans son absinthe, il le rappela furieusement.
«Est-ce que tu te fiches de moi? Veux-tu bien m'emporter cette drogue et me servir l'autre bouteille, celle de vendredi!... J'ai voyagé pour les liqueurs, mon vieux. On ne met pas dedans Théodore.» Il se calma, lorsque le garçon, qui semblait avoir peur de lui, lui eut apporté la bouteille. Alors, il donna des tapes amicales sur les épaules des Charbonnel, il les appela papa et maman.
«Quoi donc! maman, les petons vous démangent?
Allez, vous avez le temps de les user, d'ici à ce soir!...
«Voyons, que diable! mon gros père, est-ce que nous ne sommes pas bien, devant ce café? Nous sommes assis, nous regardons passer le monde.... Je vous dis que nous avons le temps. Faites-vous servir quelque chose.
—Merci, nous avons notre suffisance», déclara M. Charbonnel. Gilquin venait d'allumer un cigare. Il se renversait, les pouces aux entournures de son gilet, bombant sa poitrine, se dandinant sur sa chaise. Une béatitude noyait ses yeux. Tout d'un coup, il eut une idée.
«Vous ne savez pas? cria-t-il, eh bien, demain matin, à sept heures, je suis chez vous et je vous emmène, je vous fais voir toute la fête. Hein! voilà qui est gentil.» Les Charbonnel se regardaient, très inquiets. Mais, lui, expliquait le programme tout au long. Il avait une voix de montreur d'ours faisant un boniment. Le matin, déjeuner au Palais-Royal et promenade dans la ville.
L'après-midi, à l'esplanade des Invalides, représentations militaires, mâts de cocagne, trois cents ballons perdus emportant des cornets de bonbons, grand ballon avec pluie de dragées. Le soir, dîner chez un marchand de vin du quai Debilly qu'il connaissait, feu d'artifice dont la pièce principale devait représenter un baptistère, flânerie au milieu des illuminations. Et il leur parla de la croix de feu qu'on hissait sur l'hôtel de la Légion d'honneur, du palais féerique de la place de la Concorde qui nécessitait l'emploi de neuf cent cinquante mille verres de couleur, de la tour Saint-Jacques dont la statue, en l'air, semblait une torche allumée.
Comme les Charbonnel hésitaient toujours, il se pencha, il baissa la voix.
«Puis, en rentrant, nous nous arrêterons dans une crémerie de la rue de Seine, où l'on mange de la soupe au fromage épatante.» Alors, les Charbonnel n'osèrent plus refuser. Leurs yeux arrondis exprimaient à la fois une curiosité et une épouvante d'enfant. Ils se sentaient devenir la chose de ce terrible homme. Mme Charbonnel se contenta de murmurer:
«Ah! ce Paris, ce Paris!... Enfin, puisque nous y sommes, il faut bien tout voir. Mais si vous saviez, monsieur Gilquin, comme nous étions tranquilles à Plassans! J'ai là-bas des conserves qui se perdent, des confitures, des cerises à l'eau-de-vie, des cornichons.
—N'aie donc pas peur, maman! dit Gilquin qui s'égayait jusqu'à la tutoyer. Tu gagnes ton procès et tu m'invites, hein! Nous allons tous là-bas rafler les conserves.» Il se versa un nouveau verre d'absinthe. Il était complètement gris. Pendant un moment, il couva les Charbonnel d'un regard attendri. Lui, voulait qu'on eût le cœur sur la main. Brusquement, il se mit debout, il agita ses longs bras, poussant des psit! des hé! là-bas!
C'était Mme Mélanie Correur, en robe de soie gorge-de-pigeon, qui passait sur le trottoir, en face. Elle tourna la tête, elle parut très ennuyée d'apercevoir Gilquin.
Cependant, elle traversa la chaussée, en balançant ses hanches d'un air de princesse. Et quand elle fut debout devant la table, elle se fit longtemps prier pour accepter quelque chose.
«Voyons, un petit verre de cassis, dit Gilquin. Vous l'aimez... vous vous souvenez, rue Vaneau? Était-ce assez farce, dans ce temps-là! Ah! cette grosse bête de Correur!».
Elle finissait par s'asseoir, lorsqu'une immense acclamation courut dans la foule. Les promeneurs, comme soulevés par un coup de vent, s'emportaient, avec un piétinement de troupeau débandé. Les Charbonnel, instinctivement, s'étaient levés pour prendre leur course.
Mais la lourde main de Gilquin les recolla sur leur chaise. Il était pourpre.
«Ne bougez donc pas, sacrebleu! Attendez le commandement... vous voyez bien que tous ces imbéciles ont le nez cassé. Il n'est que cinq heures, n'est-ce pas? C'est le cardinal-légat qui arrive. Nous nous en moquons, hein! du cardinal-légat. Moi, je trouve blessant que le pape ne soit pas venu en personne. On est parrain ou on ne l'est pas, il me semble!... Je vous jure que le mioche ne passera pas avant une demi-heure.» Peu à peu, l'ivresse lui ôtait de son respect. Il avait retourné sa chaise, il fumait dans le nez de tout le monde, envoyant des clignements d'yeux aux femmes, regardant les hommes d'un air provocant. Au pont Notre-Dame, à quelques pas, il se produisit des embarras de voitures; les chevaux piaffaient d'impatience, des uniformes de hauts fonctionnaires et d'officiers supérieurs, brodés d'or, constellés de décorations, se montraient aux portières.
«En voilà de la quincaillerie!» murmura Gilquin, avec un sourire d'homme supérieur.
Mais, comme un coupé arrivait sur le quai de la Mégisserie, il faillit d'un saut renverser la table, il s'écria:
«Tiens! Rougon!» Et, debout, de sa main gantée, il saluait. Puis, craignant de ne pas être vu, il prit son chapeau de paille, il l'agita. Rougon, dont le costume de sénateur était très regardé, se renfonça vite dans un coin du coupé. Alors, Gilquin l'appela, en se faisant un porte-voix de son poing à demi-fermé. En face, sur le trottoir, la foule s'attroupait, se retournait, pour voir à qui en avait ce grand diable, habillé de coutil jaune. Enfin, le cocher put fouetter son cheval, le coupé s'engagea sur le pont Notre-Dame.
«Taisez-vous donc!» dit à voix étouffée Mme Correur, en saisissant l'un des bras de Gilquin.
Il ne voulut pas s'asseoir tout de suite. Il se haussait, pour suivre le coupé, au milieu des autres voitures. Et il lança une dernière phrase, derrière les roues qui fuyaient.
«Ah! le lâcheur, c'est parce qu'il a de l'or sur son paletot, maintenant! Ça n'empêche pas, mon gros, que tu aies emprunté plus d'une fois les bottes de Théodore!» Autour de lui, aux sept ou huit tables du petit café, des bourgeois avec leurs dames ouvraient des yeux énormes; il y avait surtout, à la table voisine, une famille, le père, la mère et trois enfants, qui l'écoutaient, d'un air profondément intéressé. Lui, se gonflait, ravi d'avoir un public. Il promena lentement un regard sur les consommateurs, et dit très haut, en se rasseyant:
«Rougon! c'est moi qui l'ai fait!» Mme Correur ayant tenté de l'interrompre, il la prit à témoin. Elle savait bien tout, elle! Ça s'était passé chez elle, rue Vaneau, hôtel Vaneau. Elle ne démentirait peut-être pas qu'il lui avait prêté ses bottes vingt fois, pour aller chez des gens comme il faut se mêler à un tas de trafics, auxquels personne ne comprenait rien. Rougon, dans ce temps-là, n'avait qu'une paire de vieilles savates éculées, dont un chiffonnier n'aurait pas voulu.
Et, se penchant d'un air victorieux vers la table voisine, mêlant la famille à la conversation, il s'écria:
«Parbleu! elle ne dira pas non. C'est elle, à Paris, qui lui a payé sa première paire de bottes neuves.» Mme Correur tourna sa chaise, pour ne plus paraître faire partie de la société de Gilquin. Les Charbonnel restaient tout pâles de la façon dont ils entendaient traiter un homme qui devait leur mettre en poche cinq cent mille francs. Mais Gilquin était lancé, il raconta, avec des détails interminables, les commencements de Rougon. Lui, se disait philosophe; il riait maintenant, il prenait à partie les consommateurs les uns après les autres, fumant, crachant, buvant, leur expliquant qu'il était accoutumé à l'ingratitude des hommes; il lui suffisait d'avoir sa propre estime. Et il répétait qu'il avait fait Rougon. A cette époque, il voyageait pour la parfumerie; mais le commerce n'allait pas, à cause de la république. Tous les deux, ils crevaient de faim sur le même palier. Alors, lui, avait eu l'idée de pousser Rougon à se faire envoyer de l'huile d'olive par un propriétaire de Plassans; et Ils s'étaient mis en campagne, chacun de son côté, battant le pavé de Paris jusqu'à des dix heures du soir, avec des échantillons d'huile dans leurs poches. Rougon n'était pas fort; pourtant il rapportait parfois de belles commandes, prises chez les grands personnages où il allait en soirée. Ah! ce gredin de Rougon! plus bête qu'une oie sur toutes sortes de choses, et malin avec cela! Comme il avait fait trimer Théodore, plus tard, pour sa politique! Ici, Gilquin baissa un peu la voix, cligna les yeux; car, enfin, lui aussi avait fait partie de la bande. Il courait les bastringues de barrière, où il criait: vive la république! Dame, il fallait bien être républicain, pour racoler du monde. L'Empire lui devait un beau cierge. Eh bien, l'Empire ne lui disait pas même merci. Tandis que Rougon et sa clique se partageaient le gâteau, on le flanquait à la porte, comme un chien galeux. Il préférait ça, il aimait mieux rester indépendant. Seulement, il éprouvait un regret, celui de n'être pas allé jusqu'au bout avec les républicains, pour balayer à coups de fusil toute cette crapule-là.
«C'est comme le petit Du Poizat, qui a l'air de ne plus me reconnaître! dit-il en terminant. Un gringalet dont j'ai bourré plus d'une fois la pipe!... Du Poizat! sous-préfet! Je l'ai vu en chemise avec la grande Amélie qui le jetait d'une claque à la porte, quand il n'était pas sage.» Il se tut un instant, subitement attendri, les yeux noyés d'ivresse. Puis, il reprit, en interrogeant les consommateurs à la ronde:
«Enfin, vous venez de voir Rougon.... Je suis aussi grand que lui. J'ai son âge. Je me flatte d'avoir une tête un peu moins canaille que la sienne. Eh bien, est-ce que je ne ferais pas mieux que ce gros cochon dans une voiture, avec des machines dorées plein le corps?» Mais, à ce moment, une telle clameur s'éleva de la place de l'Hôtel-de-Ville, que les consommateurs ne songèrent guère à répondre. La foule s'emporta de nouveau, on ne voyait que des jambes d'homme en l'air, tandis que les femmes se retroussaient jusqu'aux genoux, montrant leurs bas blancs, pour mieux courir.
Et, comme la clameur approchait, s'élargissait en un glapissement de plus en plus distinct, Gilquin cria:
«Houp! c'est le mioche!... Payez vite, papa Charbonnel, et suivez-moi tous.» Mme Correur avait saisi un pan de son paletot de coutil jaune, afin de ne pas le perdre. Mme Charbonnel venait ensuite essoufflée. On faillit laisser en chemin M. Charbonnel. Gilquin s'était jeté en plein tas, résolument, jouant des coudes, ouvrant un sillon; et il manœuvrait avec une telle autorité, que les rangs les plus serrés s'écartaient devant lui. Quand il fut parvenu au parapet du quai, il plaça son monde. D'un effort, il souleva ces dames, les assit sur le parapet, les jambes du côté de la rivière, malgré les petits cris d'effroi qu'elles poussaient. Lui et M. Charbonnel restèrent debout derrière elles.
«Hein! mes petites chattes, vous êtes aux premières loges, leur dit-il pour les calmer. N'ayez pas peur! Nous allons vous prendre par la taille.»
Il glissa ses deux bras autour du bel embonpoint de Mme Correur, qui lui sourit. On ne pouvait se fâcher avec ce gaillard-là. Cependant, on ne voyait rien. Du côté de la place de l'Hôtel-de-Ville, il y avait comme un clapotement de têtes, une marée de vivats qui montaient; des chapeaux, au loin, agités par des mains qu'on ne distinguait pas, mettaient au-dessus de la foule une large vague noire, dont le flot gagnait lentement de proche en proche. Puis, ce furent les maisons du quai Napoléon, situées en face de la place, qui s'émurent les premières; aux fenêtres, les gens se haussèrent, se bousculèrent, avec des visages ravis, des bras tendus montrant quelque chose, à gauche, du côté de la rue de Rivoli. Et, pendant trois éternelles minutes, le pont resta encore vide. Les cloches de Notre-Dame, comme prises d'une fureur d'allégresse, sonnaient plus fort.
Tout d'un coup, au milieu de la multitude anxieuse, des trompettes parurent, sur le pont désert. Un immense soupir roula et se perdit. Derrière les trompettes et le corps de musique qui les suivait, venait un général accompagné de son état-major, à cheval.
Ensuite, après des escadrons de carabiniers, de dragons et de guides, commençaient les voitures de gala. Il y en avait d'abord huit, attelées de six chevaux. Les premières contenaient des dames du palais, des chambellans, des officiers de la maison de l'empereur et de l'impératrice, des dames d'honneur de la grande-duchesse de Bade, chargée de représenter la marraine.
Et Gilquin, sans lâcher Mme Correur, lui expliquait dans le dos que la marraine, la reine de Suède, n'avait, pas plus que le parrain, pris la peine de se déranger.
Puis, lorsque passèrent la septième voiture et la huitième, il nomma les personnages, avec une familiarité qui le montrait très au courant des choses de la cour.
Ces deux dames, c'étaient la princesse Mathilde et la princesse Marie. Ces trois messieurs, c'étaient le roi Jérôme, le prince Napoléon et le prince de Suède; ils avaient avec eux la grande-duchesse de Bade. Le cortège avançait lentement. Aux portières, des écuyers, des aides de camp, des chevaliers d'honneur, tenaient les brides très courtes, pour maintenir leurs chevaux au pas.
«Où donc est le petit? demanda Mme Charbonnel impatiente.
—Pardi! on ne l'a pas mis sous une banquette, dit Gilquin en riant. Attendez, il va venir.» Il serra plus amoureusement Mme Correur, qui s'abandonnait, parce qu'elle avait peur de tomber, disait-elle. Et, gagné par l'admiration, les yeux luisants, il murmura encore:
«N'importe, c'est vraiment beau! Se gobergent-ils ces mâtins-là, dans leurs boîtes de satin.... Quand on pense que j'ai travaillé à tout ça!» Il se gonflait; le cortège, la foule, l'horizon entier était à lui. Mais, dans le court recueillement causé par l'apparition des premières voitures, un brouhaha formidable arrivait; maintenant, c'était sur le quai même que les chapeaux volaient au-dessus des têtes moutonnantes. Au milieu du pont, six piqueurs de l'empereur passaient, avec leur livrée verte, leurs calottes rondes autour desquelles retombaient les brins dorés d'un large gland. Et la voiture de l'impératrice se montra enfin; elle était traînée par huit chevaux; elle avait quatre lanternes, très riches, plantées aux quatre coins de la caisse; et, toute en glaces, vaste, arrondie, elle ressemblait à un grand coffret de cristal, enrichi de galeries d'or, monté sur des roues d'or. A l'intérieur, on distinguait nettement, dans un nuage de dentelles blanches, la tache rose du prince impérial, tenu sur les genoux de la gouvernante des Enfants de France; auprès d'elle, était la nourrice, une Bourguignonne, belle femme à forte poitrine. Puis à quelque distance, après un groupe de garçons d'attelage à pied et d'écuyers à cheval, venait la voiture de l'empereur, attelée également de huit chevaux d'une richesse aussi grande, dans laquelle l'empereur et l'impératrice saluaient. Aux portières des deux voitures, des maréchaux recevaient sans un geste, sur les broderies de leurs uniformes, la poussière des roues.
«Si le pont venait à casser!» dit en ricanant Gilquin, qui avait le goût des imaginations atroces.
Mme Correur, effrayée, le fit taire. Mais lui, insistait, disait que ces ponts de fer n'étaient jamais bien solides; et, quand les deux voitures furent au milieu du pont, il affirma qu'il voyait le tablier danser. Quel plongeon, tonnerre! le papa, la maman, l'enfant, ils auraient tous bu un fameux coup! Les voitures roulaient doucement, sans bruit; le tablier était si léger, avec sa longue courbe molle, qu'elles étaient comme suspendues, au-dessus du grand vide de la rivière; en bas, dans la nappe bleue, elles se reflétaient, pareilles à d'étranges poissons d'or, qui auraient nagé entre deux eaux.
L'empereur et l'impératrice, un peu las, avaient posé la tête sur le satin capitonné, heureux d'échapper un instant à la foule et de n'avoir plus à saluer. La gouvernante des Enfants de France, elle aussi, profitait des trottoirs déserts, pour relever le petit prince glissé de ses genoux; tandis que la nourrice, penchée, l'amusait d'un sourire. Et le cortège entier baignait dans le soleil; les uniformes, les toilettes, les harnais flambaient; les voitures, toutes braisillantes, emplies d'une lueur d'astre, envoyaient des reflets de glace qui dansaient sur les maisons noires du quai Napoléon. Au loin, au-dessus du pont, se dressait, comme fond à ce tableau, la réclame monumentale peinte sur le mur d'une maison à six étages de l'île Saint-Louis, la redingote grise géante, vide de corps, que le soleil battait d'un rayonnement d'apothéose.
Gilquin remarqua la redingote, au moment où elle dominait les deux voitures. Il cria:
«Tiens! l'oncle, là-bas!» Un rire courut dans la foule, autour de lui. M. Charbonnel, qui n'avait pas compris, voulut se faire donner des explications. Mais on ne s'entendait plus, un vivat assourdissant montait, les trois cent mille personnes qui s'écrasaient là battaient des mains. Quand le petit prince était arrivé au milieu du pont, et qu'on avait vu paraître derrière lui l'empereur et l'impératrice, dans ce large espace découvert où rien ne gênait la vue, une émotion extraordinaire s'était emparée des curieux. Il y avait eu un de ces enthousiasmes populaires, tout nerveux, roulant les têtes comme sous un coup de vent, d'un bout d'une ville à l'autre. Les hommes se haussaient, mettaient des bambins ébahis à califourchon sur leur cou; les femmes pleuraient, balbutiaient des paroles de tendresse pour «le cher petit», partageant avec des mots du cœur la joie bourgeoise du couple impérial. Une tempête de cris continuait à sortir de la place de l'Hôtel-de-Ville; sur les quais, des deux côtés, en amont, en aval, aussi loin que le regard pouvait aller, on apercevait une forêt de bras tendus, s'agitant, saluant. Aux fenêtres, des mouchoirs volaient, des corps se penchaient, le visage allumé, avec le trou noir de la bouche grande ouverte. Et, tout là-bas, les fenêtres de l'île Saint-Louis, étroites comme des minces traits de fusain, s'animaient d'un pétillement de lueurs blanches, d'une vie qu'on ne distinguait pas nettement.
Cependant, l'équipe des canotiers en vareuses rouges, debout au milieu de la Seine qui les emportait, vociféraient à pleine gorge; pendant que les blanchisseuses, à demi sorties des vitrages du bateau, les bras nus, débraillées, affolées, voulant se faire entendre, tapaient furieusement leurs battoirs, à les casser.
«C'est fini, allons-nous-en», dit Gilquin.
Mais les Charbonnel voulurent voir jusqu'au bout. La queue du cortège, des escadrons de cent-gardes, de cuirassiers et de carabiniers, s'enfonçaient dans la rue d'Arcole. Puis, il se produisit un tumulte épouvantable; la double haie des gardes nationaux et des soldats de la ligne fut rompue en plusieurs endroits; des femmes criaient.
«Allons-nous-en, répéta Gilquin. On va s'écraser.» Et, quand il eut posé ces dames sur le trottoir, il leur fit traverser la chaussée, malgré la foule. Mme Correur et les Charbonnel étaient d'avis de suivre le parapet, pour prendre le pont Notre-Dame et aller voir ce qui se passait sur la place du Parvis. Mais il ne les écoutait pas, il les entraînait. Lorsqu'ils furent de nouveau devant le petit café, il les poussa brusquement, les assit à la table qu'ils venaient de quitter.
«Vous êtes encore de jolis cocos! leur criait-il. Est-ce que vous croyez que j'ai envie de me faire casser les pattes par ce tas de badauds?... Nous allons boire quelque chose, parbleu? Nous sommes mieux là qu'au milieu de la foule. Hein! nous en avons assez, de la fête! Ça finit par être bête.... Voyons, qu'est-ce que vous prenez, maman?» Les Charbonnel, qu'il couvait de ses yeux inquiétants, élevèrent de timides objections. Ils auraient bien voulu voir la sortie de l'église. Alors, il leur expliqua qu'il fallait laisser les curieux s'écouler; dans un quart d'heure, il les conduirait, s'il n'y avait pas trop de monde pourtant. Mme Correur, pendant qu'il redemandait à Jules des cigares et de la bière, s'échappa prudemment.
«Eh bien, c'est ça, reposez-vous, dit-elle aux Charbonnel. Vous me trouverez là-bas.» Elle prit le pont Notre-Dame et s'engagea dans la rue de la Cité. Mais l'écrasement y était tel, qu'elle mit un grand quart d'heure pour atteindre la rue de Constantine. Elle dut se décider à couper par la rue de la Licorne et la rue des Trois-Canettes. Enfin, elle déboucha sur la place du Parvis, après avoir laissé à un soupirail de maison suspecte tout un volant de sa robe gorge-de-pigeon. La place, sablée, jonchée de fleurs, était plantée de mâts portant des bannières aux armes impériales. Devant l'église, un porche colossal, en forme de tente, drapait sur la nudité de la pierre des rideaux de velours rouge, à franges et à glands d'or.
Là, Mme Correur fut arrêtée par une haie de soldats qui maintenait la foule. Au milieu du vaste carré laissé libre, des valets de pied se promenaient à petits pas, le long des voitures rangées sur cinq files; tandis que les cochers, solennels, restaient sur leurs sièges, les guides aux mains. Et comme elle allongeait le cou, cherchant quelque fente pour pénétrer, elle aperçut Du Poizat qui fumait tranquillement un cigare, dans un angle de la place, au milieu des valets de pied.
«Est-ce que vous ne pouvez pas me faire entrer?» lui demanda-t-elle, quand elle eut réussi à l'appeler, en agitant son mouchoir.
Il parla à un officier, il l'emmena devant l'église.
«Si vous m'en croyez, vous resterez ici avec moi, dit-il. C'est plein à crever, là-dedans. J'étouffais, je suis sorti.... Tenez, voici le colonel et M. Bouchard qui ont renoncé à trouver des places.» Ces messieurs, en effet, étaient là, à gauche, du côté de la rue du Cloître-Notre-Dame. M. Bouchard racontait qu'il venait de confier sa femme à M. d'Escorailles, qui avait un fauteuil excellent pour une dame.
Quant au colonel, il regrettait de ne pouvoir expliquer la cérémonie à son fils Auguste.
«J'aurais voulu lui montrer le fameux vase, dit-il.
C'est, comme vous le savez, le propre vase de Saint-Louis, un vase de cuivre damasquiné et niellé, du plus beau style persan, une antiquité du temps des croisades, qui a servi au baptême de tous nos rois.
—Vous avez vu les honneurs? demanda M-Bouchard à Du Poizat.
—Oui, répondit celui-ci. C'est Mme de Llorentz qui portait le chrémeau.» Il dut donner des détails. Le chrémeau était le bonnet de baptême. Ni l'un ni l'autre de ces messieurs ne savaient cela; ils se récrièrent. Du Poizat énuméra alors les honneurs du prince impérial, le chrémeau, le cierge, la salière, et les honneurs du parrain et de la marraine, le bassin, l'aiguière, la serviette; tous ces objets étaient portés par des dames du palais. Et il y avait encore le manteau du petit prince, un manteau superbe, extraordinaire, étalé près des fonts, sur un fauteuil.
«Comment! il n'y a pas une toute petite place?» s'écria Mme Correur, à laquelle ces détails donnaient une fièvre de curiosité.
Alors, ils lui citèrent tous les grands corps, toutes les autorités, toutes les délégations qu'ils avaient vus passer. C'était un défilé interminable: le Corps diplomatique, le Sénat, le Corps législatif, le Conseil d'État, la Cour de cassation, la Cour des comptes, la Cour impériale, les Tribunaux de commerce et de première instance, sans compter les ministres, les préfets, les maires et leurs adjoints, les académiciens, les officiers supérieurs, jusqu'à des délégués du consistoire israélite et du consistoire protestant. Et il y en avait encore, et il y en avait toujours.
«Mon Dieu! que ça doit être beau!» laissa échapper Mme Correur avec un soupir.
Du Poizat haussa les épaules. Il était d'une humeur détestable. Tout ce monde «l'embêtait». Et il semblait agacé par la longueur de la cérémonie. Est-ce qu'ils n'auraient pas bientôt fini? Ils avaient chanté le veni creator; ils s'étaient encensés, promenés, salués. Le petit devait être baptisé, maintenant. M. Bouchard et le colonel, plus patients, regardaient les fenêtres pavoisées de la place; puis, ils renversèrent la tête, à un brusque carillon qui secoua les tours; et ils eurent un léger frisson, inquiets du voisinage énorme de l'église, dont ils n'apercevaient pas le bout, dans le ciel. Cependant, Auguste s'était glissé vers le porche. Mme Correur le suivit. Mais comme elle arrivait en face de la grand-porte, ouverte à deux battants, un spectacle extraordinaire la planta net sur les pavés.
Entre les deux larges rideaux, l'église se creusait, immense, dans une vision surhumaine de tabernacle.
Les voûtes, d'un bleu tendre, étaient semées d'étoiles.
Les verrières étalaient, autour de ce firmament, des astres mystiques, attisant les petites flammes vives d'une braise de pierreries. Partout, des hautes colonnes, tombait une draperie de velours rouge, qui mangeait le peu de jour traînant sous la nef; et, dans cette nuit rouge, brûlait seul, au milieu, un ardent foyer de cierges, des milliers de cierges en tas, plantés si près les uns des autres, qu'il y avait là comme un soleil unique, flambant dans une pluie d'étincelles. C'était au centre de la croisée, sur une estrade, l'autel qui s'embrasait. A gauche, à droite, s'élevaient des trônes. Un large dais de velours doublé d'hermine mettait, au-dessus du trône le plus élevé, un oiseau géant, au ventre de neige, aux ailes de pourpre. Et toute une foule riche, moirée d'or, allumée d'un pétillement de bijoux, emplissait l'église: près de l'autel, au fond, le clergé, les évêques crossés et mitrés, faisaient une gloire, un de ces resplendissements qui ouvrent une trouée sur le ciel; autour de l'estrade, des princes, des princesses, de grands dignitaires étaient rangés avec une pompe souveraine; puis des deux côtés, dans les bras de la croisée, des gradins montaient, le Corps diplomatique et le Sénat à droite, le Corps législatif et le Conseil d'État à gauche; tandis que les délégations de toutes sortes s'entassaient dans le reste de la nef, et que les dames, en haut, au bord des tribunes, étalaient les vives panachures de leurs étoffes claires. Une grande buée saignante flottait. Les têtes étagées au fond, à droite, à gauche, gardaient des tons roses de porcelaine peinte. Les costumes, le satin, la soie, le velours avaient des reflets d'un éclat sombre, comme près de s'enflammer. Des rangs entiers, tout d'un coup, prenaient feu. L'église profonde se chauffait d'un luxe inouï de fournaise.
Alors, Mme Correur vit s'avancer, au milieu du chœur, un aide des cérémonies, qui cria trois fois, furieusement:
«Vive le prince impérial! vive le prince impérial! vive le prince impérial!» Et, dans l'immense acclamation dont les voûtes tremblèrent, Mme Correur aperçut, au bord de l'estrade, l'empereur debout, dominant la foule. Il se détachait en noir sur le flamboiement d'or, que les évêques allumaient derrière lui. Il présentait au peuple le prince impérial, un paquet de dentelles blanches, qu'il tenait très haut, de ses deux bras levés.
Mais, brusquement, un suisse écarta d'un geste Mme Correur. Elle recula de deux pas, elle n'eut plus devant elle, tout près, qu'un des rideaux du porche. La vision avait disparu. Alors elle se retrouva dans le plein jour, et elle resta ahurie, croyant avoir vu quelque vieux tableau, pareil à ceux du Louvre, cuit par l'âge, empourpré et doré, avec des personnages anciens comme on n'en rencontre pas sur les trottoirs.
«Ne restez pas là», lui dit Du Poizat, en la ramenant près du colonel et de M. Bouchard.
Ces messieurs, maintenant, causaient des inondations. Les ravages étaient épouvantables, dans les vallées du Rhône et de la Loire. Des milliers de familles se trouvaient sans abri. Les souscriptions, ouvertes de tous les côtés, ne suffisaient pas au soulagement de tant de misères. Mais l'empereur se montrait d'un courage et d'une générosité admirables: à Lyon, on l'avait vu traverser à gué les quartiers bas de la ville, recouverts par les eaux; à Tours, il s'était promené en canot, pendant trois heures, au milieu des rues inondées. Et partout, il semait les aumônes sans compter.
«Écoutez donc!» interrompit le colonel.
Les orgues ronflaient dans l'église. Un chant large sortait par l'ouverture béante du porche, dont les draperies battaient sous cette haleine énorme.
«C'est le Te Deum», dit M. Bouchard.
Du Poizat eut un soupir de soulagement. Ils allaient donc avoir fini! Mais M. Bouchard lui expliqua que les actes n'étaient pas encore signés. Ensuite, le cardinal légat devait donner la bénédiction pontificale. Du monde, pourtant, commença bientôt à sortir. Rougon, un des premiers, parut, ayant au bras une femme maigre, à figure jaune, mise très simplement. Un magistrat, en costume de président de la cour d'appel, les accompagnait.
«Qui est-ce?» demanda Mme Correur.
Du Poizat lui nomma les deux personnes. M. Beulin d'Orchère avait connu Rougon un peu avant le coup d'État, et il lui témoignait depuis cette époque une estime particulière, sans chercher pourtant à établir entre eux des rapports suivis. Mlle Véronique, sa sœur, habitait avec lui un hôtel de la me Garancière, qu'elle ne quittait guère que pour assister aux messes basses de Saint-Sulpice. «Tenez, dit le colonel en baissant la voix, voilà la femme qu'il faudrait à Rougon.
—Parfaitement, approuva M. Bouchard. Fortune convenable, bonne famille, femme d'ordre et d'expérience. Il ne trouvera pas mieux.» Mais Du Poizat se récria. La demoiselle était mûre comme une nèfle qu'on a oubliée sur de la paille. Elle avait au moins trente-six ans et elle en paraissait bien quarante. Un joli manche à balai à mettre dans un lit!
Une dévote qui portait des bandeaux plats! une tête si usée, si fade, qu'elle semblait avoir trempé pendant six mois dans de l'eau bénite!
«Vous êtes jeune, déclara gravement le chef de bureau. Rougon doit faire un mariage de raison.... Moi j'ai fait un mariage d'amour; mais ça ne réussit pas à tout le monde.
—Eh! je me moque de la fille, en somme, finit par avouer Du Poizat. C'est la mine du Beulin-d'orchère qui me fait peur. Ce gaillard-là a une mâchoire de dogue.... Regardez-le donc, avec son lourd museau et sa forêt de cheveux crépus, où pas un fil blanc ne se montre, malgré ses cinquante ans! Est-ce qu'on sait ce qu'il pense! Dites-moi un peu pour quoi il continue à pousser sa sœur dans les bras de Rougon, maintenant que Rougon est par terre?»
M. Bouchard et le colonel gardèrent le silence, en échangeant un regard inquiet. Le «dogue», comme l'appelait l'ancien sous-préfet, allait-il donc à lui tout seul dévorer Rougon? Mais Mme Correur dit lentement:
«C'est très bon d'avoir la magistrature avec soi.» Cependant, Rougon avait conduit Mlle Véronique jusqu'à sa voiture; et là, avant qu'elle fût montée, il la saluait. Juste à ce moment, la belle Clorinde sortait de l'église, au bras de Delestang. Elle devint grave, elle enveloppa d'un regard de flamme cette grande fille jaune, sur laquelle Rougon avait la galanterie de refermer la portière, malgré son habit de sénateur. Alors, pendant que la voiture s'éloignait, elle marcha droit à lui, lâchant le bras de Delestang, retrouvant son rire de grande enfant. Toute la bande la suivit.
«J'ai perdu maman! lui cria-t-elle gaiement. On m'a enlevé maman, au milieu de la foule.... Vous m'offrez un petit coin dans votre coupé, hein?» Delestang, qui allait lui proposer de la reconduire chez elle, parut très contrarié. Elle portait une robe de soie orange, brochée de fleurs si voyantes, que les valets de pied la regardaient. Rougon s'était incliné, mais ils durent attendre le coupé, pendant près de dix minutes.
Tous restèrent là, même Delestang, dont la voiture était sur le premier rang, à deux pas. L'église continuait à se vider lentement. M. Kahn et M. Béjuin, qui passaient, accoururent se joindre à la bande. Et comme le grand homme avait de molles poignées de main, l'air maussade, M. Kahn lui demanda, avec une vivacité inquiète:
«Est-ce que vous êtes souffrant?
—Non, répondit-il. Ce sont toutes ces lumières, là-dedans, qui m'ont fatigué.» Il se tut, puis il reprit, à demi-voix:
«C'était très grand.... Je n'ai jamais vu une pareille joie sur la figure d'un homme.» Il parlait de l'empereur. Il avait ouvert les bras, dans un geste large, avec une lente majesté comme pour se rappeler la scène de l'église; et il n'ajouta rien. Ses amis, autour de lui, se taisaient également. Ils faisaient dans un coin de la place, un tout petit groupe. Devant eux, le défilé grossissait, les magistrats en robe, les officiers en grande tenue, les fonctionnaires en uniforme, une foule galonnée, chamarrée, décorée, qui piétinait les fleurs dont la place était couverte, au milieu des appels des valets de pied et des roulements brusques des équipages. La gloire de l'Empire à son apogée flottait dans la pourpre du soleil couchant, tandis que les tours de Notre-Dame, toutes roses, toutes sonores, semblaient porter très haut, à un sommet de paix et de grandeur, le règne futur de l'enfant baptisé sous leurs voûtes. Mais eux, mécontents, ne sentaient qu'une immense convoitise leur venir de la splendeur de la cérémonie, des cloches sonnantes, des bannières déployées, de la ville enthousiaste, de ce monde officiel épanoui. Rougon, qui pour la première fois, éprouvait le froid de sa disgrâce, avait la face très pâle; et, rêvant, il jalousait l'empereur.
«Bonsoir, je m'en vais, c'est assommant, dit Du Poizat, après avoir serré la main aux autres.
—Qu'avez-vous donc, aujourd'hui? lui demanda le colonel. Vous êtes bien féroce.» Et le sous-préfet répondit tranquillement, en s'en allant: «Tiens! pourquoi voulez-vous que je sois gai!... J'ai lu ce matin, au Moniteur, la nomination de cet imbécile de Campenon à la préfecture qu'on m'avait promise.» Les autres se regardèrent. Du Poizat avait raison. Ils n'étaient pas de la fête. Rougon, dès la naissance du prince, leur avait promis toute une pluie de cadeaux pour le jour du baptême: M. Kahn devait avoir sa concession; le colonel, la croix de commandeur; Mme Correur, les cinq ou six bureaux de tabac qu'elle sollicitait. Et Ils étaient tous là, en un petit tas, dans un coin de la place, les mains vides. Ils levèrent alors sur Rougon un regard si désolé, si plein de reproches, que celui-ci eut un haussement d'épaules terrible. Comme son coupé arrivait enfin, il y poussa brusquement Clorinde, il s'y enferma sans dire un mot, en faisant claquer la portière avec violence.
«Voilà Marsy sous le porche, murmura M. Kahn qui entraînait M. Béjuin. A-t-il l'air superbe, cette canaille!... tournez donc la tête. Il n'aurait qu'à ne pas nous rendre notre salut.» Delestang s'était hâté de monter dans sa voiture, pour suivre le coupé. M. Bouchard attendit sa femme; puis, quand l'église fut vide, il demeura très surpris, il s'en alla avec le colonel, las également de chercher son fils Auguste. Quant à Mme Correur, elle venait d'accepter le bras d'un lieutenant de dragons, un pays à elle, qui lui devait un peu son épaulette.
Cependant, dans le coupé, Clorinde parlait avec ravissement de la cérémonie, tandis que Rougon, renversé, le visage ensommeillé, l'écoutait. Elle avait vu les fêtes de Pâques à Rome: ce n'était pas plus grandiose.
Et elle expliquait que la religion, pour elle, était un coin du paradis entrouvert, avec Dieu le Père assis sur son trône ainsi qu'un soleil, au milieu de la pompe des anges rangés autour de lui, en un large cercle de beaux jeunes gens vêtus d'or. Puis, tout d'un coup, elle s'interrompit, elle demanda:
«Viendrez-vous ce soir au banquet que la Ville offre à Leurs Majestés? Ce sera magnifique» Elle était invitée. Elle aurait une toilette rose, toute semée de myosotis. C'était M. de Plouguern qui devait la conduire, parce que sa mère ne voulait plus sortir le soir, à cause de ses migraines. Elle s'interrompit encore, elle posa une nouvelle question, brusquement:
«Quel est donc le magistrat avec lequel vous étiez tout à l'heure?» Rougon leva le menton, récita tout d'une haleine:
«M. Beulin-d'orchère, cinquante ans, d'une famille de robe, a été substitut à Montbrison, procureur du roi à Orléans, avocat général à Rouen, a fait partie d'une commission mixte en 52, est venu ensuite à Paris comme conseiller de la cour d'appel, enfin est aujourd'hui président de cette cour.... Ah! j'oubliais! il a approuvé le décret du 22 janvier 1852, confisquant les biens de la famille d'Orléans... Êtes-vous contente?» Clorinde s'était mise à rire. Il se moquait d'elle, parce qu'elle voulait s'instruire; mais c'était bien permis de connaître les gens avec lesquels on pouvait se rencontrer. Et elle ne lui ouvrit pas la bouche de Mlle Beulin-d'orchère. Elle reparlait du banquet de l'Hôtel-de-Ville; la galerie des Fêtes devait être décorée avec un luxe inouï: un orchestre jouerait des airs pendant tout le temps du dîner. Ah! la France était un grand pays!