Nulle part, ni en Angleterre, ni en Allemagne, ni en Espagne, ni en Italie, elle n'avait vu des bals plus étourdissants, des galas plus prodigieux. Aussi, disait-elle avec sa face tout allumée d'admiration, son choix était fait, maintenant: elle voulait être Française.

«Oh! des soldats! cria-t-elle, voyez donc, des soldats!».

Le coupé, qui avait suivi la rue de la Cité, se trouvait arrêté, au bout du pont Notre-Dame par un régiment défilant sur le quai. C'étaient des soldats de la ligne, de petits soldats marchant comme des moutons, un peu débandés par les arbres des trottoirs. Ils revenaient de faire la haie. Ils avaient sur la face tout l'éblouissement du grand soleil de l'après-midi, les pieds blancs, l'échine gonflée sous le poids du sac et du fusil. Et ils s'étaient tant ennuyés, au milieu des poussées de la foule, qu'ils en gardaient un air de bêtise ahurie.

«J'adore l'armée française», dit Clorinde ravie, se penchant pour mieux voir.

Rougon, comme réveillé, regardait lui aussi. C'était la force de l'Empire qui passait, dans la poussière de la chaussée. Tout un embarras d'équipages encombrait lentement le pont; mais les cochers, respectueux, attendaient; tandis que les personnages en grand costume mettaient la tête aux portières, la face vaguement souriante, couvant de leurs yeux attendris les petits soldats hébétés par leur longue faction. Les fusils, au soleil, illuminaient la fête.

«Et ceux-là, les derniers, les voyez-vous? reprit Clorinde. Il y en a tout un rang qui n'ont pas encore de barbe. Sont-ils gentils, hein!» Et, dans une rage de tendresse, elle envoya, du fond de la voiture, des baisers aux soldats, à deux mains. Elle se cachait un peu, pour qu'on ne la vît pas. C'était une joie, un amour de la force armée, dont elle se régalait seule. Rougon eut un sourire paternel; il venait également de goûter sa première jouissance de la journée.

«Qu'y a-t-il donc?» demanda-t-il, lorsque le coupé put enfin tourner le coin du quai.

Un rassemblement considérable s'était formé sur le trottoir et sur la chaussée. La voiture dut s'arrêter de nouveau. Une voix dit dans la foule:

«C'est un ivrogne qui a insulté les soldats. Les sergents de ville viennent de l'empoigner.»

Alors, le rassemblement s'étant ouvert, Rougon aperçut Gilquin, ivre mort, tenu au collet par deux sergents de ville. Son vêtement de coutil jaune, arraché, montrait des morceaux de sa peau. Mais il restait bon garçon, avec sa moustache pendante, dans sa face rouge. Il tutoyait les sergents de ville, il les appelait «mes agneaux». Et il leur expliquait qu'il avait passé l'après-midi bien tranquillement dans un café, en compagnie de gens très riches. On pouvait se renseigner au théâtre du Palais-Royal, où M. et Mme Charbonnel étaient allés voir jouer les Dragées du baptême: ils ne diraient pour sûr pas le contraire.

«Lâchez-moi donc, farceurs! cria-t-il en se roidissant brusquement. Le café est là, à côté, tonnerre! venez-y avec moi, si vous ne me croyez pas!... Les soldats m'ont manqué, comprenez bien! il y en a un petit qui riait.

Alors, je l'ai envoyé se faire moucher. Mais insulter l'armée française, jamais!... Parlez un peu à l'empereur de Théodore, vous verrez ce qu'il dira.... Ah! sacrebleu! vous seriez propres!» La foule, amusée, riait. Les deux sergents de ville, imperturbables, ne lâchaient pas prise, poussaient lentement Gilquin vers la rue Saint-Martin, dans laquelle on apercevait, au loin, la lanterne rouge d'un poste de police. Rougon s'était vivement rejeté au fond de la voiture. Mais, tout d'un coup, Gilquin le vit, en levant la tête. Alors, dans son ivresse, il devint goguenard et prudent. Il le regarda, clignant de l'œil, parlant pour lui.

«Suffit! les enfants, on pourrait faire du scandale, on n'en fera pas, parce qu'on a de la dignité... Hein? dites donc? vous ne mettriez pas la patte sur Théodore, s'il se trimbalait avec des princesses, comme un citoyen de ma connaissance. On a tout de même travaillé avec du beau monde, et délicatement, on s'en vante, sans demander des mille et des cents. On sait ce qu'on vaut.

Ça console des petitesses.... Tonnerre de Dieu! les amis ne sont donc plus les amis?...» Il s'attendrissait, la voix coupée de hoquets. Rougon appela discrètement de la main un homme boutonné dans un grand paletot, qu'il reconnut près du coupé; et, lui ayant parlé bas, il donna l'adresse de Gilquin, 17, rue Virginie, à Grenelle. L'homme s'approcha des sergents de ville, comme pour les aider à maintenir l'ivrogne qui se débattait. La foule resta toute surprise de voir les agents tourner à gauche, puis jeter Gilquin dans un fiacre, dont le cocher, sur un ordre, suivit le quai de la Mégisserie. Mais la tête de Gilquin, énorme, ébouriffée, crevant d'un rire triomphal, apparut une dernière fois à la portière, en hurlant:

«Vive la République!» Quand le rassemblement fut dissipé, les quais reprirent leur tranquillité large. Paris, las d'enthousiasme, était à table; les trois cent mille curieux qui s'étaient écrasés là, avaient envahi les restaurants du bord de l'eau et du quartier du Temple. Sur les trottoirs vides, des provinciaux traînaient seuls les pieds, éreintés, ne sachant où manger. En bas, aux deux bords du bateau, les laveuses achevaient de taper leur linge, à coups violents. Un rai de soleil dorait encore le haut des tours de Notre-Dame, muettes maintenant, au-dessus des maisons toutes noires d'ombre. Et, dans le léger brouillard qui montait de la Seine, là-bas, à la pointe de l'île Saint-Louis, on ne distinguait plus, au milieu du gris brouillé des façades, que la redingote géante, la réclame monumentale, accrochant, à quelque clou de l'horizon, la défroque bourgeoise d'un Titan, dont la foudre aurait mangé les membres.


V

Un matin, vers onze heures, Clorinde vint chez Rougon, rue Marbeuf. Elle rentrait du Bois; un domestique tenait son cheval, à la porte. Elle alla droit au jardin, tourna à gauche, et se planta devant une fenêtre grande ouverte du cabinet où travaillait le grand homme.

«Hein! je vous surprends!» dit-elle tout d'un coup.

Rougon leva vivement la tête. Elle riait dans le chaud soleil de juin. Son amazone de drap gros bleu, dont elle avait rejeté la longue traîne sur son bras gauche, la faisait plus grande; tandis que son corsage à gilet et à petites basques rondes, très collant, était comme une peau vivante qui gantait ses épaules, sa gorge, ses hanches. Elle avait des manchettes de toile, un col de toile, sous lequel se nouait une mince cravate de foulard bleu. Elle portait très crânement, sur ses cheveux roulés, son chapeau d'homme, autour duquel une gaze mettait un nuage bleuâtre, tout poudré de la poussière d'or du soleil.

«Comment! c'est vous! cria Rougon en accourant.

Mais entrez donc!

—Non, non, répondit-elle. Ne vous dérangez pas, je n'ai qu'un mot à vous dire.... Maman doit m'attendre pour déjeuner.» C'était la troisième fois qu'elle venait ainsi chez Rougon, contre toutes les convenances. Mais elle affectait de rester dans le jardin. D'ailleurs, les deux premières fois, elle était aussi en amazone, costume qui lui donnait une liberté de garçon, et dont la longue jupe devait lui sembler une protection suffisante.

«Vous savez, je viens en mendiante, reprit-elle. C'est pour des billets de loterie.... Nous avons organisé une loterie en faveur des jeunes filles pauvres.

—Eh bien, entrez, répéta Rougon. Vous m'expliquerez cela.».

Elle avait gardé sa cravache à la main, une cravache très fine, à petit manche d'argent. Elle se remit à rire, en tapant sa jupe à légers coups.

«C'est tout expliqué, pardi! Vous allez me prendre des billets. Je ne suis venue que pour ça.... Il y a trois jours que je vous cherche, sans pouvoir mettre la main sur vous, et la loterie se tire demain.» Alors, sortant un petit portefeuille de sa poche, elle demanda:

«Combien voulez-vous de billets?

—Pas un, si vous n'entrez pas!» cria-t-il.

Il ajouta sur un ton plaisant:

«Que diable! est-ce qu'on fait des affaires par les fenêtres! Je ne vais peut-être pas vous passer de l'argent comme à une pauvresse!

—Ça m'est égal, donnez toujours.» Mais il tint bon. Elle le regarda un instant, muette.

Puis elle reprit:

«Si j'entre, m'en prendrez-vous dix?... Ils sont à dix francs.» Et elle ne se décida pas tout de suite. Elle promena d'abord un rapide regard dans le jardin. Un jardinier, à genoux dans une allée, plantait une corbeille de géraniums. Elle eut un mince sourire, et se dirigea vers le petit perron de trois marches, sur lequel ouvrait la porte-fenêtre du cabinet. Rougon lui tendait déjà la main. Et, quand il l'eut amenée au milieu de la pièce:

«Vous avez donc peur que je ne vous mange? dit-il.

Vous savez bien que je suis le plus soumis de vos esclaves.... Que craignez-vous ici?» Elle tapait toujours sa jupe du bout de sa cravache, à légers coups.

«Moi, je ne crains rien», répondit-elle avec un bel aplomb de fille émancipée.

Puis, après avoir posé la cravache sur un canapé, elle fouilla de nouveau dans son portefeuille.

«Vous en prenez dix, n'est-ce pas?

—J'en prendrai vingt, si vous voulez, dit-il; mais, par grâce, asseyez-vous, causons un peu.... Vous n'allez pas vous sauver tout de suite, bien sûr?

—Alors, un billet par minute, hein?... Si je reste un quart d'heure, ça fera quinze billets; si je reste vingt minutes, ça fera vingt; et comme ça jusqu'à ce soir, moi je veux bien.... Est-ce entendu?» Ils s'égayèrent de cet arrangement. Clorinde finit par s'asseoir sur un fauteuil, dans l'embrasure même de la fenêtre restée ouverte. Rougon, pour ne pas l'effrayer, se remit à son bureau. Et ils causèrent, de la maison d'abord. Elle jetait des coups d'œil par la fenêtre, elle déclarait le jardin un peu petit, mais charmant, avec sa pelouse centrale et ses massifs d'arbres verts. Lui, indiquait un plan détaillé des lieux: en bas, au rez-de-chaussée, se trouvaient son cabinet, un grand salon, un petit salon et une très belle salle à manger; au premier étage, ainsi qu'au second, il y avait sept chambres. Tout cela quoique relativement petit, était bien trop vaste pour lui. Quand l'empereur lui avait fait cadeau de cet hôtel, il devait épouser une dame veuve, choisie par Sa Majesté elle-même. Mais la dame était morte. Maintenant, il resterait garçon.

«Pourquoi? demanda-t-elle, en le regardant carrément en face.

—Bah! répondit-il, j'ai bien autre chose à faire. A mon âge, on n'a plus besoin de femme.» Mais elle, haussant les épaules, dit simplement:

«Ne posez donc pas!» Ils en étaient arrivés à tenir entre eux des conversations très libres. Elle voulait qu'il fût de tempérament voluptueux. Lui, se défendait, et lui racontait sa jeunesse, des années passées dans des chambres nues, où les blanchisseuses n'entraient même pas, disait-il en riant. Alors, elle l'interrogeait sur ses maîtresses, avec une curiosité enfantine; il en avait bien eu quelques-unes; par exemple, il ne pouvait renier une dame, connue de tout Paris, qui s'était, en le quittant, installée en province. Mais il haussait les épaules. Les jupons ne le dérangeaient guère. Quand le sang lui montait à la tête, parbleu! il était comme tous les hommes, il aurait crevé une cloison d'un coup d'épaule, pour entrer dans une alcôve. Il n'aimait pas à s'attarder aux bagatelles de la porte. Puis, lorsque c'était fini, il redevenait bien tranquille.

«Non, non, pas de femme! répéta-t-il, les yeux déjà allumés par la pose abandonnée de Clorinde. Ça tient trop de place.» La jeune fille, renversée dans son fauteuil, souriait étrangement. Elle avait un visage pâmé, avec un lent battement de gorge. Elle exagérait son accent italien, la voix chantante.

«Laissez, mon cher, vous nous adorez, dit-elle. Voulez-vous parier que vous serez marié dans l'année?» Et elle était vraiment irritante, tant elle paraissait certaine de vaincre. Depuis quelque temps, elle s'offrait à Rougon, tranquillement. Elle ne prenait plus la peine de dissimuler sa lente séduction, ce travail savant dont elle l'avait entouré, avant de faire le siège de ses désirs.

Maintenant, elle le croyait assez conquis pour mener l'aventure à visage découvert. Un véritable duel s'engageait entre eux, à toute heure. S'ils ne posaient pas encore tout haut les conditions du combat, il y avait des aveux très francs sur leurs lèvres, dans leurs yeux.

Quand ils se regardaient, ils ne pouvaient s'empêcher de sourire; et ils se provoquaient. Clorinde faisait son prix, allait à son but, avec une hardiesse superbe, sûre de n'accorder jamais que ce qu'elle voudrait. Rougon, grisé, piqué au jeu, mettait de côté tout scrupule, rêvait simplement de faire sa maîtresse de cette belle fille, puis de l'abandonner, pour lui prouver sa supériorité sur elle. Leur orgueil se battait plus encore que leurs sens. «Chez nous, continuait-elle à voix presque basse, l'amour est la grande affaire. Les gamines de douze ans ont des amoureux.... Moi, je suis devenue un garçon parce que j'ai voyagé. Mais si vous aviez connu maman, quand elle était jeune! Elle ne quittait pas sa chambre.

Elle était si belle, qu'on venait la voir de loin. Un comte est resté exprès six mois à Milan, sans arriver à apercevoir le bout de ses nattes. C'est que les Italiennes ne sont pas comme les Françaises, qui bavardent et qui courent; elles restent au cou de l'homme qu'elles ont choisi.... Moi, j'ai voyagé, je ne sais pas si je me souviendrai. Il me semble pourtant que j'aimerai bien fort, oh! oui, bien fort, à en mourir...» Ses paupières s'étaient fermées peu à peu, sa face se noyait d'une extase voluptueuse. Rougon, pendant qu'elle parlait, avait quitté son bureau, les mains tremblantes, comme attiré par une force supérieure. Mais, lorsqu'il se fut approché, elle ouvrit les yeux tout grands, elle le regarda d'un air tranquille. Et montrant la pendule, souriante, elle reprit:

«Ça fait dix billets.

—Comment, dix billets?» balbutia-t-il, ne comprenant plus.

Quand il revint à lui, elle riait aux éclats. Elle se plaisait ainsi à l'affoler; puis, elle lui échappait d'un mot, lorsqu'il allait ouvrir les bras; cela paraissait l'amuser beaucoup. Rougon, redevenu tout d'un coup très pâle, la regarda furieusement, ce qui redoubla sa gaieté.

«Allons, je m'en vais, dit-elle: Vous n'êtes pas assez galant pour les dames.... Non, sérieusement, maman m'attend pour déjeuner.» Mais il avait repris son air paternel. Ses yeux gris, sous ses lourdes paupières, gardaient seuls une flamme, lorsqu'elle tournait la tête: et il l'enveloppait alors tout entière d'un regard, avec la rage d'un homme poussé à bout, résolu à en finir. Cependant, il disait qu'elle pouvait bien lui donner encore cinq minutes.

C'était si ennuyeux, le travail dans lequel elle l'avait trouvé, un rapport pour le Sénat, sur des pétitions! Et il lui parla de l'impératrice, à laquelle elle vouait un véritable culte. L'impératrice était à Biarritz depuis huit jours. Alors, la jeune fille se renversa de nouveau au fond de son fauteuil, dans un bavardage sans fin. Elle connaissait Biarritz, elle y avait passé une saison, autrefois, quand cette plage n'était pas encore à la mode. Elle se désespérait de ne pouvoir y retourner, pendant le séjour de la cour. Puis, elle en vint à raconter une séance de l'Académie, où M. de Plouguern l'avait menée, la veille. On recevait un écrivain, qu'elle plaisantait beaucoup, parce qu'il était chauve. Elle tenait, d'ailleurs, les livres en horreur. Dès qu'elle s'entêtait à lire, elle devait se mettre au lit, avec des crises de nerfs.

Elle ne comprenait pas ce qu'elle lisait. Quand Rougon lui eut dit que l'écrivain reçu la veille était un ennemi de l'empereur, et que son discours fourmillait d'allusions abominables, elle resta consternée.

«Il avait l'air bon homme pourtant», déclara-t-elle.

Rougon, à son tour, tonnait contre les livres. Il venait de paraître un roman, surtout, qui l'indignait: une œuvre de l'imagination la plus dépravée, affectant un souci de la vérité exacte, traînant le lecteur dans les débordements d'une femme hystérique. Ce mot d'«hystérie» parut lui plaire, car il le répéta trois fois. Clorinde lui en ayant demandé le sens, il refusa de le donner, pris d'une grande pudeur.

«Tout peut se dire, continua-t-il; seulement, il y a une façon de tout dire.... Ainsi, dans l'administration, on est souvent obligé d'aborder les sujets les plus délicats.

J'ai lu des rapports sur certaines femmes, par exemple, vous me comprenez? eh bien, des détails très précis s'y trouvaient consignés, dans un style clair, simple, honnête. Cela restait chaste, enfin!... Tandis que les romanciers de nos jours ont adopté un style lubrique, une façon de dire les choses qui les font vivre devant vous.

Ils appellent ça de l'art. C'est de l'inconvenance, voilà tout.»

Il prononça encore le mot «pornographie», et alla jusqu'à nommer le marquis de Sade, qu'il n'avait jamais lu, d'ailleurs. Pourtant, tout en parlant, il manœuvrait avec une grande habileté pour passer derrière le fauteuil de Clorinde, sans qu'elle le remarquât. Celle-ci, les yeux perdus, murmurait:

«Oh! moi, les romans, je n'en ai jamais ouvert un seul. C'est bête, tous ces mensonges.... Vous ne connaissez pas Léonora la bohémienne. Ça, c'est gentil. J'ai lu ça en italien, quand j'étais petite. On y parle d'une jeune fille qui épouse un seigneur à la fin. Elle est prise d'abord par des brigands...» Mais un léger grincement, derrière elle, lui fit vivement tourner la tête, comme éveillée en sursaut.

«Que faites-vous donc là? demanda-t-elle.

—Je baisse le store, répondit Rougon. Le soleil doit vous incommoder.» Elle se trouvait, en effet, dans une nappe de soleil, dont les poussières volantes doraient d'un duvet lumineux le drap tendu de son amazone.

«Voulez-vous bien laisser le store! cria-t-elle. J'aime le soleil, moi! Je suis comme dans un bain.» Et, très inquiète, elle se souleva à demi, elle jeta un regard dans le jardin, pour voir si le jardinier était toujours là. Quand elle l'eut retrouvé, de l'autre côté de la corbeille, accroupi, ne montrant que le dos rond de son bourgeron bleu, elle se rassit, tranquillisée, souriante.

Rougon, qui avait suivi la direction de son regard, lâcha le store, pendant qu'elle le plaisantait. Il était donc comme les hiboux, il cherchait l'ombre. Mais il ne se fâchait pas, il marchait au milieu du cabinet, sans montrer le moindre dépit. Son grand corps avait des mouvements ralentis d'ours rêvant quelque traîtrise.

Puis, comme il se trouvait à l'autre extrémité de la pièce, près d'un large canapé au-dessus duquel une grande photographie était pendue, il l'appela:

«Venez donc voir, dit-il. Vous ne connaissez pas mon dernier portrait?» Elle s'allongea davantage dans le fauteuil, elle répondit, sans cesser de sourire:

«Je le vois très bien d'ici.... Vous me l'avez déjà montré, d'ailleurs.» Il ne se découragea pas. Il était allé fermer le store de l'autre fenêtre, et il inventa encore deux ou trois prétextes, pour l'attirer dans ce coin d'ombre discrète, où il faisait très bon, disait-il. Elle, dédaignant ce piège grossier, ne répondait même plus, se contentait de refuser de la tête. Alors, voyant qu'elle avait compris, il revint se planter devant elle, les mains nouées, cessant de ruser, la provoquant en face.

«J'oubliais!... Je veux vous montrer Monarque, mon nouveau cheval. Vous savez que j'ai fait un échange.... Vous me donnerez votre opinion sur lui, vous qui aimez les chevaux.» Elle refusa encore. Mais il insista; l'écurie n'était qu'à deux pas; cela demanderait cinq minutes au plus. Puis, comme elle disait toujours non, il laissa échapper à demi-voix, d'un accent presque méprisant: «Ah! vous n'êtes pas brave!» Ce fut comme un coup de fouet. Elle se mit debout, sérieuse, un peu pâle.

«Allons voir Monarque», dit-elle simplement.

Elle rejetait déjà la traîne de son amazone sur son bras gauche. Elle lui avait planté ses yeux droit dans les yeux. Pendant un instant, ils se regardèrent si profondément, qu'ils lisaient leurs pensées. C'était un défi offert et accepté, sans ménagement aucun. Et elle descendit le perron la première, tandis qu'il boutonnait, d'un geste machinal, le veston d'appartement dont il était vêtu. Mais elle n'avait pas fait trois pas dans l'allée, qu'elle s'arrêta.

«Attendez», dit-elle.

Elle remonta dans le cabinet. Quand elle revint, elle balançait légèrement, du bout des doigts, sa cravache, qu'elle avait oubliée derrière un coussin du canapé.

Rougon regarda la cravache d'un air oblique; puis, il leva lentement les yeux sur Clorinde. Maintenant, elle souriait. Elle marcha de nouveau la première.

L'écurie se trouvait à droite, au fond du jardin.

Quand ils passèrent devant le jardinier, cet homme rangeait ses outils, debout, près de partir. Rougon tira sa montre; il était onze heures cinq, le palefrenier devait déjeuner. Et, dans le soleil ardent, tête nue, il suivait Clorinde, qui tranquillement s'avançait, en donnant des coups de cravache, à droite, à gauche, sur les arbres verts. Ils n'échangèrent pas une parole. Elle ne se retourna même pas. Puis, lorsqu'elle fut arrivée à l'écurie, elle laissa Rougon ouvrir la porte, elle passa devant lui. La porte, repoussée trop fort, se referma violemment, sans qu'elle cessât de sourire. Elle avait un visage candide, superbe et confiant.

C'était une écurie petite, très ordinaire, avec quatre stalles de chêne. Bien qu'on eût lavé les dalles le matin, et que les boiseries, les râteliers, les mangeoires fussent tenus très proprement, une odeur forte montait. Il y faisait une chaleur humide de baignoire. Le jour, qui entrait par deux lucarnes rondes, traversait de deux rayons pâles l'ombre du plafond, sans éclairer les coins noirs, à terre. Clorinde, les yeux pleins de la grande lumière du dehors, ne distingua d'abord rien; mais elle attendit, elle ne rouvrit pas la porte, pour ne pas paraître avoir peur. Deux des stalles seulement étaient occupées. Les chevaux soufflaient, tournant la tête.

«C'est celui-ci, n'est-ce pas? demanda-t-elle, lorsque ses yeux se furent habitués à l'obscurité. Il m'a l'air très bien.»

Elle donnait de petites tapes sur la croupe du cheval.

Puis, elle se glissa dans la stalle, en le flattant tout le long des flancs, sans montrer la moindre crainte. Elle désirait, disait-elle, lui voir la tête. Et, lorsqu'elle fut tout au fond, Rougon l'entendit qui lui appliquait de gros baisers sur les narines. Ces baisers l'exaspéraient.

«Revenez, je vous en prie, cria-t-il. S'il se jetait de côté, vous seriez écrasée.» Mais elle riait, baisait le cheval plus fort, lui parlait avec des mots très tendres, tandis que la bête, comme régalée de cette pluie de caresses inattendues, avait des frissons qui couraient sur sa peau de soie. Enfin, elle reparut. Elle disait qu'elle adorait les chevaux, qu'ils la connaissaient bien, que jamais ils ne lui faisaient de mal, même lorsqu'elle les taquinait. Elle savait comment il fallait les prendre. C'étaient des bêtes très chatouilleuses. Celui-là avait l'air bon enfant. Et elle s'accroupit derrière lui, soulevant un de ses pieds à deux mains, pour lui examiner le sabot. Le cheval se laissait faire.

Rougon, debout, la regardait devant lui, par terre.

Dans le tas énorme de ses jupes, ses hanches gonflaient le drap, quand elle se penchait en avant. Il ne disait plus rien, le sang à la gorge, pris tout à coup de la timidité des gens brutaux. Pourtant, il finit par se baisser. Alors, elle sentit un effleurement sous ses aisselles, mais si léger, qu'elle continua à examiner le sabot du cheval. Rougon respira, allongea brusquement les mains davantage. Et elle n'eut pas un tressaillement, comme si elle se fût attendue à cela. Elle lâcha le sabot, elle dit, sans se retourner:

«Qu'avez-vous donc? que vous prend-il?» Il voulut la saisir à la taille, mais il reçut des chiquenaudes sur les doigts, tandis qu'elle ajoutait:

«Non, pas de jeux de main, s'il vous plaît! Je suis comme les chevaux, moi; je suis chatouilleuse.... Vous êtes drôle!» Elle riait, n'ayant pas l'air de comprendre. Lorsque l'haleine de Rougon lui chauffa la nuque, elle se leva avec l'élasticité puissante d'un ressort d'acier; elle s'échappa, alla s'adosser au mur, en face des stalles. Il la suivit, les mains tendues, cherchant à prendre d'elle ce qu'il pouvait. Mais elle se faisait un bouclier de la traîne de son amazone, qu'elle portait sous son bras gauche, pendant que sa main droite, levée, tenait la cravache. Lui, les lèvres tremblantes, ne prononçait pas une parole. Elle, très à l'aise, causait toujours.

«Vous ne me toucherez pas, voyez-vous! disait-elle.

J'ai reçu des leçons d'escrime, quand j'étais jeune. Je regrette même de n'avoir pas continué... Prenez garde à vos doigts. Là, qu'est-ce que je vous disais!» Elle semblait jouer. Elle ne tapait pas fort, s'amusant seulement à lui cingler la peau chaque fois qu'il hasardait ses mains en avant. Et elle était si prompte à la riposte qu'il ne pouvait même plus arriver jusqu'à son vêtement. D'abord, il avait voulu lui prendre les épaules; mais, atteint deux fois par la cravache, il s'était attaqué à la taille; puis, touché encore, il venait traîtreusement de se baisser jusqu'à ses genoux, pas assez vite cependant pour éviter une pluie de petits coups, sous lesquels il dut se relever. C'était une grêle, à droite, à gauche, dont on entendait le léger claquement.

Rougon, criblé, la peau cuisante, recula un instant. Il était très rouge maintenant, avec des gouttes de sueur qui commençaient à perler sur ses tempes. L'odeur forte de l'écurie le grisait; l'ombre, chaude d'une buée animale, l'encourageait à tout risquer. Alors, le jeu changea. Il se jeta sur Clorinde rudement, par élans brusques. Et elle, sans cesser de rire et de causer, n'éparpilla plus les cinglements de cravache en tapes amicales, frappa des coups secs, un seul chaque fois, de plus en plus fort. Elle était très belle ainsi, la jupe serrée aux jambes, les reins souples dans son corsage collant, pareille à un serpent agile, d'un bleu noir. Quand elle fouettait l'air de son bras, la ligne de sa gorge, un peu renversée, avait un grand charme.

«Voyons, est-ce fini? demanda-t-elle en riant. Vous vous lasserez le premier, mon cher.» Mais ce furent les derniers mots qu'elle prononça.

Rougon, affolé, effrayant, la face pourpre, se ruait avec un souffle haletant de taureau échappé. Elle-même, heureuse de taper sur cet homme, avait dans les yeux une lueur de cruauté qui s'allumait. Muette à son tour, elle quitta le mur, elle s'avança superbement au milieu de l'écurie; et elle tournait sur elle-même, multipliant les coups, le tenant à distance, l'atteignant aux jambes, aux bras, au ventre, aux épaules; tandis que, stupide, énorme, il dansait, pareil à une bête sous le fouet d'un dompteur. Elle tapait de haut, comme grandie, fière, les joues pâles, gardant aux lèvres un sourire nerveux.

Pourtant, sans qu'elle le remarquât, il la poussait au fond, vers une porte ouverte qui donnait sur une seconde pièce, où l'on serrait une provision de paille et de foin. Puis, comme elle défendait sa cravache, dont il faisait mine de vouloir s'emparer, il la saisit aux hanches, malgré les coups, et l'envoya rouler sur la paille, à travers la porte, d'un tel élan, qu'il y vint tomber à côté d'elle. Elle ne jeta pas un cri. A toute volée, de toutes ses forces, elle lui cravacha la figure, d'une oreille à l'autre.

«Garce!» cria-t-il.

Et il lâcha des mots orduriers, jurant, toussant, étranglant. Il la tutoya, il lui dit qu'elle avait couché avec tout le monde, avec le cocher, avec le banquier, avec Pozzo.

Puis, il demanda:

«Pourquoi ne voulez-vous pas avec moi?» Elle ne daigna pas répondre. Elle était debout, immobile, la face toute blanche, dans une tranquillité hautaine de statue.

«Pourquoi ne voulez-vous pas? répéta-t-il. Vous m'avez bien laissé prendre vos bras nus.... Dites-moi seulement pourquoi vous ne voulez pas.» Elle restait grave, supérieure à l'injure, les yeux ailleurs.

«Parce que», dit-elle enfin.

Et, le regardant, elle reprit, au bout d'un silence:

«Épousez-moi.... Après, tout ce que vous voudrez.» Il eut un rire contraint, un rire bête et blessant, qu'il accompagna d'un refus de la tête.

«Alors, jamais! s'écria-t-elle, entendez-vous, jamais, jamais!» Ils n'ajoutèrent pas un mot, ils rentrèrent dans l'écurie. Les chevaux, au fond de leurs stalles, tournaient la tête, soufflant plus fort, inquiets de ce bruit de lutte qu'ils avaient entendu derrière eux. Le soleil venait de gagner les deux lucarnes, deux rayons jaunes éclaboussaient l'ombre d'une poussière éclatante; et le pavé, à l'endroit où les rayons le frappaient, fumait, dégageant un redoublement d'odeur. Cependant, Clorinde, très paisible, la cravache sous le bras, s'était de nouveau glissée près de Monarque. Elle lui posa deux baisers sur les narines, en disant:

«Adieu, mon gros. Tu es sage, toi!» Rougon, brisé, honteux, éprouvait un grand calme.

Le dernier coup de cravache avait comme satisfait sa chair. De ses mains restées tremblantes, il renouait sa cravate, il tâtait si son veston était bien boutonné. Puis il se surprit à enlever soigneusement de l'amazone de la jeune fille les quelques brins de paille qui s'y étaient accrochés. Maintenant, une crainte d'être trouvé là, avec elle, lui faisait tendre l'oreille. Elle, comme s'il ne se fût rien passé d'extraordinaire entre eux, le laissait tourner autour de sa jupe, sans la moindre peur. Quand elle le pria d'ouvrir la porte, il obéit.

Dans le jardin, ils marchèrent tout doucement. Rougon, qui se sentait une légère cuisson sur la joue gauche, se tamponnait avec son mouchoir. Dès le seuil du cabinet, le premier regard de Clorinde fut pour la pendule.

«Ça fait trente-deux billets», dit-elle en souriant.

Comme il la regardait, surpris, elle rit plus haut, elle continua:

«Renvoyez-moi vite, l'aiguille marche. Voilà la trente-troisième minute qui commence.... Tenez, je mets les billets sur votre bureau.» Il donna trois cent vingt francs, sans une hésitation.

Ses doigts n'eurent qu'un petit frémissement, en comptant les pièces d'or; c'était une punition qu'il s'infligeait. Alors, elle, enthousiasmée de la façon dont il lâchait une telle somme, s'avança avec un geste adorable d'abandon. Elle lui tendit la joue. Et, quand il y eut posé un baiser, paternellement, elle s'en alla, l'air ravi, en disant:

«Merci pour ces pauvres filles.... Je n'ai plus que sept billets à placer. Parrain les prendra.» Lorsque Rougon fut seul, il se rassit à son bureau, machinalement. Il reprit son travail interrompu, écrivit pendant quelques minutes, en consultant avec une grande attention les pièces éparses devant lui. Puis il resta la plume aux doigts, la face grave, regardant dans le jardin, par la fenêtre ouverte, sans voir. Ce qu'il retrouvait, à cette fenêtre, c'était la mince silhouette de Clorinde, qui se balançait, se nouait, le déroulait, avec la volupté molle d'une couleuvre bleuâtre. Elle rampait, elle entrait; et, au milieu du cabinet, elle se tenait debout sur la queue vivante de sa robe, les hanches vibrantes, tandis que ses bras s'allongeaient jusqu'à lui, par un glissement sans fin d'anneaux souples. Peu à peu, des bouts de sa personne envahissaient la pièce, se vautraient partout, sur le tapis, sur les fauteuils, le long des tentures, silencieusement, passionnément. Une odeur rude s'exhalait d'elle.

Alors, Rougon jeta violemment sa plume, quitta le bureau avec colère, en faisant craquer ses doigts les uns dans les autres. Est-ce qu'elle allait l'empêcher de travailler, maintenant? devenait-il fou, pour voir des choses qui n'existaient pas, lui dont la tête était si solide? Il se rappelait une femme, autrefois, quand il était étudiant, près de laquelle, il écrivait des nuits entières, sans même entendre son petit souffle. Il leva le store, ouvrit la seconde fenêtre, établit un courant d'air en poussant brutalement une porte, à l'autre extrémité de la pièce, comme s'il se trouvait menacé d'asphyxie.

Et, du geste irrité dont il aurait chassé quelque guêpe dangereuse, il se mit à chasser l'odeur de Clorinde, à coups de mouchoir. Quand il ne la sentit plus là, il respira bruyamment, il s'essuya la face avec le mouchoir, pour en enlever la chaleur que cette grande fille y avait mise.

Cependant, il ne put continuer la page commencée. Il marcha d'un bout à l'autre du cabinet, à pas lents.

Comme il se regardait dans une glace, il vit une rougeur sur sa joue gauche. Il s'approcha, s'examina. La cravache n'avait laissé là qu'une légère éraflure. Il pourrait expliquer cela par un accident quelconque. Mais, si la peau gardait à peine la balafre d'une mince ligne rose, lui, sentait de nouveau, dans la chair, profondément, la brûlure ardente du cinglement qui lui avait coupé la face. Il courut à un cabinet de toilette, installé derrière une portière; il se trempa la tête dans une cuvette d'eau; cela le soulagea beaucoup. Il craignait que le coup de cravache ne lui fît désirer Clorinde davantage.

Il avait peur de songer à elle, tant que la petite écorchure de sa joue ne serait pas guérie. La chaleur qui le chauffait à cette place lui descendait dans les membres.

«Non, je ne veux pas! dit-il tout haut, en rentrant dans le cabinet. C'est idiot, à la fin!» Il s'était assis sur le canapé, les poings fermés. Un domestique entra l'avertir que le déjeuner refroidissait, sans le tirer de ce recueillement de lutteur, aux prises avec sa propre chair. Sa face dure se gonflait sous un effort intérieur: son cou de taureau éclatait, ses muscles se tendaient, comme s'il était en train d'étouffer dans ses entrailles, sans un cri, quelque bête qui le dévorait. Cette bataille dura dix grandes minutes. Il ne se souvenait pas d'avoir jamais dépensé tant de puissance. Il en sortit blême, la sueur à la nuque.

Pendant deux jours, Rougon ne reçut personne. Il s'était enfoncé dans un travail considérable. Il veilla une nuit tout entière. Son domestique le surprit encore à trois reprises, renversé sur le canapé, comme hébété, avec une figure effrayante. Le soir du deuxième jour, il s'habilla pour aller chez Delestang, où il devait dîner.

Mais au lieu de traverser les Champs-Élysées, il remonta l'avenue, il entra à l'hôtel Balbi. Il n'était que six heures.

«Mademoiselle n'y est pas», lui dit la petite bonne Antonia, en l'arrêtant dans l'escalier, avec son rire de chèvre noire.

Il éleva la voix pour être entendu, et il hésitait à se retirer, lorsque Clorinde parut en haut, se penchant sur la rampe. «Montez donc! cria-t-elle. Que cette fille est sotte!

Elle ne comprend jamais les ordres qu'on lui donne.» Au premier étage, elle le fit entrer dans une étroite pièce, à côté de sa chambre. C'était un cabinet de toilette, avec un papier à ramages bleu tendre, qu'elle avait meublé d'un grand bureau d'acajou déverni, appuyé au mur, d'un fauteuil de cuir et d'un cartonnier. Des paperasses traînaient sous une épaisse couche de poussière.

On se serait cru chez un huissier louche. Elle dut aller chercher une chaise dans sa chambre.

«Je vous attendais», cria-t-elle du fond de cette pièce.

Quand elle eut apporté la chaise, elle expliqua qu'elle faisait sa correspondance. Elle montrait, sur le bureau, de larges feuilles de papier jaunâtre, couvertes d'une grosse écriture ronde. Et, comme Rougon s'asseyait, elle vit qu'il était en habit.

«Vous venez demander ma main? dit-elle gaiement.

—Tout juste!» répondit-il.

Puis il reprit, en souriant:

«Pas pour moi, pour un de mes amis.» Elle le regarda, hésitante, ne sachant pas s'il plaisantait. Elle était dépeignée, sale, avec une robe de chambre rouge mal attachée, belle, malgré tout, de la beauté puissante d'un marbre antique roulé dans la boutique d'une revendeuse. Et, suçant un de ses doigts sur lequel elle venait de faire une tache d'encre, elle s'oubliait à examiner la légère cicatrice qu'on voyait encore sur la joue gauche de Rougon. Elle finit par répéter à demi-voix, d'un air distrait:

«J'étais sûre que vous viendriez. Seulement, je vous attendais plus tôt.» Et elle ajouta tout haut, se souvenant, continuant la conversation:

«Alors, c'est pour un de vos amis, votre ami le plus cher, sans doute.» Son beau rire sonnait. Elle était persuadée, maintenant, que Rougon parlait de lui. Elle éprouvait une envie de toucher du doigt la cicatrice, de s'assurer qu'elle l'avait marqué, qu'il lui appartenait désormais.

Mais Rougon la prit aux poignets, l'assit doucement sur le fauteuil de cuir.

«Causons, voulez-vous? dit-il. Nous sommes deux bons camarades, hein! cela vous va-t-il?... Eh bien, j'ai beaucoup réfléchi, depuis avant-hier. J'ai songé à vous tout le temps.... Je m'imaginais que nous étions mariés, que nous vivions ensemble depuis trois mois. Et vous ne savez pas dans quelle occupation je nous voyais tous les deux?».

Elle ne répondit pas, un peu gênée, malgré son aplomb.

«Je nous voyais au coin du feu. Vous aviez pris la pelle, moi je m'étais emparé de la pincette, et nous nous assommions.» Cela lui parut si drôle, qu'elle se renversa, prise d'une hilarité folle.

«Non, ne riez pas, c'est sérieux, continua-t-il. Ce n'est pas la peine de mettre nos vies en commun pour nous tuer de coups. Je vous jure que cela arriverait. Des gifles, puis une séparation.... Retenez bien ceci: on ne doit jamais chercher à unir deux volontés.

—Alors? demanda-t-elle, devenue très grave.

—Alors, je pense que nous agirons très sagement en nous donnant une poignée de main et en ne gardant l'un pour l'autre qu'une bonne amitié.» Elle resta muette, les yeux plantés droit dans les siens, avec son large regard noir. Un pli terrible coupait son front de déesse offensée. Ses lèvres eurent un léger tremblement, un balbutiement silencieux de mépris.

«Vous permettez?» dit-elle.

Et, ramenant le fauteuil devant le bureau, elle se mit à plier ses lettres. Elle se servait, comme dans les administrations, de grandes enveloppes grises, qu'elle cachetait à la cire. Elle avait allumé une bougie, elle regardait la cire flamber. Rougon attendait qu'elle eût fini, tranquillement.

«Et c'est pour ça que vous êtes venu?» reprit-elle enfin, sans lâcher sa besogne.

A son tour, il ne répondit pas. Il voulait la voir de face. Quand elle se décida à retourner son fauteuil, il lui sourit, en tâchant de rencontrer ses yeux: puis, il lui baisa la main, comme désireux de la désarmer. Elle gardait sa froideur hautaine.

«Vous savez bien, dit-il, que je viens vous demander en mariage pour un de mes amis.» Il parla longuement. Il l'aimait beaucoup plus qu'elle ne croyait; il l'aimait surtout parce qu'elle était intelligente et forte. Cela lui coûtait de renoncer à elle; mais il sacrifiait sa passion à leur bonheur à tous deux. Lui, la voulait reine chez elle. Il la voyait mariée à un homme très riche, qu'elle pousserait à sa guise; et elle gouvernerait, elle n'aurait pas à faire l'abandon de sa personnalité. Cela ne valait-il pas mieux que de se paralyser l'un l'autre? Ils étaient gens à se dire ces vérités-là en face. Il finit par l'appeler son enfant. Elle était sa fille perverse, une créature dont l'esprit d'intrigue le réjouissait, et qu'il aurait éprouvé un véritable chagrin à voir pauvrement tourner.

«C'est tout?» demanda-t-elle quand il se tut.

Elle l'avait écouté avec la plus grande attention. Et, levant les yeux sur lui, elle reprit:

«Si vous me mariez pour m'avoir, je vous avertis que vous faites un mauvais calcul.... J'ai dit jamais!

—Quelle idée!» s'écria-t-il, en rougissant légèrement.

Il toussa, il saisit sur le bureau un couteau à papier, dont il examina le manche, pour qu'elle ne vît pas son trouble. Mais elle, sans s'occuper de lui davantage, réfléchissait.

«Et quel est le mari? murmura-t-elle.

—Devinez?» Elle retrouva un faible sourire, battant le bureau de ses doigts, haussant les épaules. Elle savait bien qui.

«Il est si bête!» dit-elle à demi-voix.

Rougon défendit Delestang. C'était un homme très comme il faut, dont elle ferait tout ce qu'elle voudrait. Il donna des détails sur sa santé, sur sa fortune, sur ses habitudes. D'ailleurs, il s'engageait à les servir, elle et lui, de toute son influence, s'il remontait jamais au pouvoir. Delestang n'avait peut-être pas une intelligence supérieure; mais il ne serait déplacé dans aucune situation.

«Oh! il remplit le programme, je vous l'accorde», dit-elle en riant franchement.

Puis, après un nouveau silence:

«Mon Dieu! je ne dis pas non, vous êtes peut-être dans le vrai.... M. Delestang ne me déplaît pas.» Elle le regardait, en prononçant ces derniers mots.

Elle croyait avoir remarqué, à plusieurs reprises, qu'il était jaloux de Delestang. Mais elle ne vit pas tressaillir un pli de sa face. Il avait eu réellement les poings assez gros pour tuer le désir, en deux jours. Au contraire, il parut enchanté du succès de sa démarche; et il recommença à lui étaler les avantages d'un pareil mariage, comme s'il traitait, en avoué retors, une affaire particulièrement bonne pour elle. Il lui avait pris les mains, les lui tapotait avec une grande amitié, d'un air de complice heureux, répétant:

«Ça m'est venu cette nuit. J'ai pensé tout de suite:

Nous voilà sauvés!... Je ne veux pas que vous restiez fille, moi! vous êtes la seule femme qui me sembliez mériter un mari. Delestang arrange l'affaire. Avec Delestang, nous gardons nos coudées franches.» Et il ajouta gaiement:

«J'ai conscience que vous me récompenserez, en me faisant assister à des choses extraordinaires.

—M. Delestang connaît-il vos projets?» demanda-t-elle.

Il resta un moment surpris, comme si elle avait laissé échapper là une parole qu'il n'attendait pas d'elle; puis, il répondit avec tranquillité:

«Non, c'est inutile. On lui expliquera ça plus tard.» Elle s'était remise, depuis un instant, à cacheter ses lettres. Quand elle avait posé sur la cire un large cachet sans initiale, elle retournait l'enveloppe, elle écrivait l'adresse, lentement, de sa grosse écriture. A mesure qu'elle jetait les lettres à sa droite, Rougon tâchait de lire les suscriptions. C'étaient, pour la plupart, des noms d'hommes politiques italiens très connus. Elle dut s'apercevoir de son indiscrétion, car elle dit, en se levant et en emportant sa correspondance pour la faire mettre à la poste:

«Lorsque maman a ses migraines, c'est moi qui écris là-bas.» Rougon, resté seul, se promena dans la petite pièce.

Sur le cartonnier, il lut, comme chez les hommes d'affaires: Quittances, Lettres à classer, Dossiers A. Il sourit en apercevant, au milieu des paperasses du bureau, un corset qui traînait, usé, craqué à la taille. Il y avait encore un savon dans la coquille de l'encrier, et des bouts de satin bleu à terre, les rognures de quelque raccommodage de jupe, qu'on avait oublié de balayer.

La porte de la chambre à coucher se trouvant entrebâillée, il eut la curiosité d'allonger la tête; mais les persiennes étaient fermées, il y faisait si noir, qu'il aperçut seulement la grande ombre des rideaux du lit. Clorinde rentrait.

«Je m'en vais, dit-il. Je dîne ce soir chez notre homme. Me laissez-vous libre d'agir?»

Elle ne répondit pas. Elle revenait toute sombre, comme si elle avait fait de nouvelles réflexions dans l'escalier. Lui, tenait déjà la rampe. Mais elle le ramena, repoussa la porte. C'était son rêve qui s'en allait, un espoir mené si savamment, qu'une heure plus tôt, elle le croyait encore une certitude. Toute la brûlure d'une offense mortelle lui remontait aux joues. Il lui semblait qu'on l'avait souffletée. «Alors, c'est sérieux?» demanda-t-elle, en se mettant à contre-jour pour qu'il ne remarquât pas la rougeur de son visage.

Et, quand il eut repris ses arguments pour la troisième fois, elle resta muette. Elle craignait, si elle discutait, de s'abandonner à la colère folle, dont elle entendait le craquement dans sa nuque. Elle avait peur de le battre. Puis, dans cet écroulement de la vie qu'elle s'était déjà arrangée, elle perdit la vue nette des choses, elle recula jusqu'à la porte de la chambre à coucher, sur le point d'entrer, d'attirer Rougon, en lui criant:

«Tiens! prends-moi, j'ai confiance, je ne serai ensuite ta femme que si tu veux.» Rougon, qui parlait toujours, comprit tout d'un coup; il se tut, très pâle. Et ils se regardèrent. Pendant un instant, ils eurent un léger tremblement d'hésitation. Lui, revoyait le lit, à côté, avec la grande ombre des rideaux. Elle, calculait déjà les conséquences de sa générosité. Ce ne fut, de part et d'autre, que l'abandon d'une minute.

«Vous voulez ce mariage?» dit-elle avec lenteur.

Il n'hésita pas, il répondit en haussant la voix:

«Oui.

—Eh bien! faites.» Et tous deux, à petits pas, ils revinrent vers la porte, ils sortirent sur le palier, l'air très calme. Rougon gardait seulement aux tempes les quelques gouttes de sueur que venait de lui coûter sa dernière victoire. Clorinde se redressait, dans la certitude de sa force. Ils demeurèrent un moment face à face, muets, n'ayant plus rien à se dire, ne pouvant se séparer pourtant.

Enfin, comme il s'en allait en lui donnant une poignée de main, elle le retint par une courte pression, elle lui dit sans colère:

«Vous vous croyez plus fort que moi.... Vous avez tort.... Un jour, vous pourrez avoir des regrets.»

Elle ne le menaça pas davantage. Elle s'accouda sur la rampe, pour le regarder descendre. Quand il fut en bas, il leva la tête, et ils se sourirent. Elle n'avait pas la vengeance puérile, elle rêvait déjà de l'écraser par quelque triomphe d'apothéose. En rentrant dans le cabinet, elle se surprit à dire, à demi-voix:

«Ah! tant pis! tous les chemins mènent à Rome.» Dès le soir, Rougon commença le siège du cœur de Delestang. Il lui rapporta de prétendues paroles, très flatteuses, que Mlle Balbi avait prononcées sur son compte, au banquet de l'Hôtel-de-Ville, le jour du baptême. Et il ne se lassa plus, à partir de cette heure, d'entretenir l'ancien avoué de la beauté extraordinaire de la jeune fille. Lui, qui, autrefois, le mettait si souvent en garde contre les femmes, tâchait de le livrer à celle-ci, pieds et poings liés. Un jour, c'étaient les mains qu'elle avait superbes; un autre jour, il célébrait sa taille, il en parlait avec une crudité provocante. Delestang, très inflammable, le cœur déjà occupé de Clorinde, flamba bientôt d'une passion folle. Quand Rougon lui eut affirmé qu'il n'avait jamais songé à elle, il lui avoua qu'il l'aimait depuis six mois, mais qu'il se taisait, de peur d'aller sur ses brisées. Maintenant, il se rendait tous les soirs rue Marbeuf, pour causer d'elle. Il y avait comme une conspiration autour de lui; il n'abordait plus personne, sans entendre un éloge enthousiaste de celle qu'il adorait; jusqu'aux Charbonnel qui l'arrêtèrent un matin, au milieu de la place de la Concorde, pour s'émerveiller longuement sur «cette belle demoiselle avec laquelle on le voyait partout.» De son côté. Clorinde trouvait des sourires exquis.

Elle avait refait un plan d'existence, elle s'était accoutumée en quelques jours à son nouveau rôle. Par une tactique de génie, elle ne séduisait pas l'ancien avoué avec la carrure cavalière qu'elle venait d'expérimenter sur Rougon. Elle se transformait, se faisait languissante, affichait des effarouchements d'innocente, se disait nerveuse, au point d'avoir des crises pour un serrement de main trop tendre. Quand Delestang racontait à Rougon qu'elle s'était évanouie dans ses bras, parce qu'il avait osé lui baiser le poignet, celui-ci regardait cela comme une preuve de grande pureté d'esprit. Puis, les choses marchant trop lentement, Clorinde se livra, un soir de juillet, dans un de ses abandons de pensionnaire. Delestang demeura confus de cette victoire, d'autant plus qu'il crut avoir lâchement profité d'une syncope de la jeune fille: elle était restée comme morte, elle semblait ne se souvenir de rien. Lorsqu'il hasardait une excuse, ou qu'il tentait une familiarité, elle le regardait avec une telle candeur, qu'il balbutiait, dévoré de remords et de désir. Aussi, après cette aventure, songea-t-il sérieusement à l'épouser. Il voyait là un moyen de réparer sa vilaine action; il y voyait plus encore une façon de posséder légitimement le bonheur volé, ce bonheur d'une minute dont le souvenir le brûlait et qu'il désespérait de jamais retrouver autrement.

Cependant, pendant huit jours encore, Delestang hésita. Il vint consulter Rougon. Quand ce dernier comprit ce qui s'était passé, il demeura un instant la tête basse, à sonder tout ce noir de la femme, la longue résistance que Clorinde lui avait opposée, puis sa chute brusque dans les bras de cet imbécile. Il ne vit pas les causes profondes de cette double conduite. Un instant, la chair blessée, pris d'un besoin de brutalité, il fut sur le point de tout dire, dans un flot d'injures. D'ailleurs, Delestang, sur les questions crues qu'il lui adressait, niait tout rapport, en galant homme. Et cela suffit pour rappeler Rougon à lui. Il acheva alors de décider l'ancien avoué, très habilement. Il ne lui conseillait pas.

Ce mariage, il l'y poussait par des réflexions presque étrangères au sujet. Quant aux vilaines histoires qui pouvaient courir sur Mlle Balbi, elles le surprenaient, il n'y croyait pas, lui-même était allé aux renseignements, sans apprendre rien que d'honorable. Du reste, il ne fallait pas discuter la femme qu'on aimait. Ce fut son dernier mot.

Six semaines plus tard, au sortir de la Madeleine, où le mariage venait d'être célébré avec une pompe extraordinaire, Rougon répondit à un député, qui s'étonnait du choix de Delestang:

«Que voulez-vous! je l'ai averti cent fois.... Il devait être roulé par une femme.» Vers la fin de l'hiver, comme Delestang et sa femme revenaient d'un voyage en Italie, ils apprirent que Rougon était sur le point d'épouser Mlle Beulin-d'orchère.

Quand ils allèrent le voir, Clorinde le félicita, avec une bonne grâce parfaite. Lui, prétendit d'un air bonhomme faire ça pour ses amis. Depuis trois mois, on le persécutait, on lui prouvait qu'un homme dans sa position devait être marié. Il riait, il ajoutait que, lorsqu'il recevait ses intimes, le soir, il n'y avait seulement pas une femme chez lui, pour verser le thé.

«Alors, ça vous est venu tout d'un coup, vous n'y songiez pas, dit Clorinde en souriant. Il fallait vous marier en même temps que nous. Nous serions allés ensemble en Italie.» Et elle le questionna, tout en plaisantant. C'était son ami Du Poizat qui avait eu sans doute cette belle idée?

Il jura que non, il raconta que Du Poizat, au contraire, était absolument opposé à ce mariage; l'ancien sous-préfet détestait M. Beulin-d'orchère. Mais tous les autres, M. Kahn, M. Béjuin, Mme Correur, les Charbonnel eux-mêmes, ne tarissaient pas sur les mérites de Mlle Véronique: elle allait, à les entendre, apporter dans sa maison des vertus, des prospérités, des charmes inimaginables. Il termina, en tournant la chose au comique.

«Enfin, c'est une personne qu'on a faite exprès pour moi. Je ne pouvais pas la refuser.» Puis il ajouta avec finesse:

«Si nous avons la guerre à l'automne, il faut bien songer à des alliances.» Clorinde l'approuva vivement. Elle fit, elle aussi, un grand éloge de Mlle Beulin-d'orchère, qu'elle n'avait pourtant aperçue qu'une fois. Delestang qui, jusque-là, s'était contenté de hocher la tête, sans quitter sa femme des yeux, se lança dans des considérations enthousiastes sur le mariage. Il entamait le récit de son bonheur, lorsqu'elle se leva, en parlant d'une autre visite qu'ils devaient faire. Et, comme Rougon les accompagnait, elle le retint, laissant son mari marcher en avant.

«Je vous disais bien que vous seriez marié dans l'année», lui souffla-t-elle doucement à l'oreille.


VI

L'été arriva. Rougon vivait dans un calme absolu.

Mme Rougon, en trois mois, avait rendu grave la maison de la rue Marbeuf, où trônait autrefois une odeur d'aventure. Maintenant, les pièces, un peu froides, très propres, sentaient la vie honnête; les meubles méthodiquement rangés, les rideaux ne laissant pénétrer qu'un filet de jour, les tapis étouffant les bruits, mettaient là l'austérité presque religieuse d'un salon de couvent; même il semblait que ces choses étaient anciennes, qu'on entrait dans un antique logis tout plein d'un parfum patriarcal. Cette grande femme laide, qui exerçait une surveillance continue, ajoutait à ce recueillement la douceur de son pas silencieux; et elle menait le ménage d'une main si discrète et si aisée, qu'elle paraissait avoir vieilli en cet endroit, dans vingt années de mariage.

Rougon soudait, quand on le complimentait. Il s'entêtait à dire qu'il s'était marié sur le conseil et sur le choix de ses amis. Sa femme le ravissait. Depuis longtemps, il avait l'envie d'un intérieur bourgeois, qui fût comme une preuve matérielle de sa probité. Cela achevait de le tirer de son passé suspect, de le classer parmi les honnêtes gens. Il était resté très provincial, il avait gardé comme idéal certains salons cossus de Plassans, dont les fauteuils conservaient toute l'année leurs housses de toile blanche. Lorsqu'il allait chez Delestang, où Clorinde étalait par boutade un luxe extravagant, il témoignait son mépris, en haussant légèrement les épaules. Rien ne lui paraissait ridicule comme de jeter l'argent par les fenêtres; non pas qu'il fût avare; mais il répétait d'ordinaire qu'il connaissait des jouissances préférables à toutes celles qu'on achète. Aussi s'était-il déchargé sur sa femme du soin de leur fortune.

Il avait jusque-là vécu sans compter. Dès lors, elle administra l'argent avec le souci étroit qu'elle apportait déjà dans la conduite du ménage.

Pendant les premiers mois, Rougon s'enferma, se recueillant, se préparant aux luttes qu'il rêvait. C'était, chez lui, un amour du pouvoir pour le pouvoir, dégagé des appétits de vanité, de richesses, d'honneurs. D'une ignorance crasse, d'une grande médiocrité dans toutes les choses étrangères au maniement des hommes, il ne devenait véritablement supérieur que par ses besoins de domination. Là, il aimait son effort, il idolâtrait son intelligence. Être au-dessus de la foule où il ne voyait que des imbéciles et des coquins, mener le monde à coups de trique, cela développait dans l'épaisseur de sa chair un esprit adroit, d'une extraordinaire énergie. Il ne croyait qu'en lui, avait des convictions comme on a des arguments, subordonnait tout à l'élargissement continu de sa personnalité. Sans vice aucun, il faisait en secret des orgies de toute-puissance. S'il tenait de son père la carrure lourde des épaules, l'empâtement du masque, il avait reçu de sa mère, cette terrible Félicité qui gouvernait Plassans, une flamme de volonté, une passion de la force, dédaigneuse des petits moyens et des petites joies; et il était certainement le plus grand des Rougon.

Quand il se trouva ainsi seul, inoccupé, après des années de vie active, il éprouva d'abord un sentiment délicieux de sommeil. Depuis les chaudes journées de 1851, il lui semblait qu'il n'avait pas dormi. Il acceptait sa disgrâce comme un congé mérité par de longs services. Il pensait rester six mois à l'écart, le temps de choisir un meilleur terrain, puis rentrer à son gré dans la grande bataille. Mais, au bout de quelques semaines, il était déjà las de repos. Jamais il n'avait eu une conscience si nette de sa force; maintenant qu'il ne les employait plus, sa tête et ses membres le gênaient; et il passait ses journées à se promener, au fond de son étroit jardin, avec des bâillements formidables, pareil à un de ces lions mis en cage, qui étirent puissamment leurs membres engourdis. Alors, commença pour lui une odieuse existence, dont il cacha avec soin l'ennui écrasant; il était bonhomme, il se disait bien content d'être en dehors du «gâchis»; seules ses lourdes paupières se soulevaient parfois, guettant les événements, retombant sur la flamme de ses yeux, dès qu'on le regardait. Ce qui le tint debout, ce fut l'impopularité dans laquelle il se sentait marcher. Sa chute avait comblé de joie bien du monde. Il ne se passait pas un jour, sans que quelque journal l'attaquât; on personnifiait en lui le coup d'État, les proscriptions, toutes ces violences dont on parlait à mots couverts; on allait jusqu'à féliciter l'empereur de s'être séparé d'un serviteur qui le compromettait. Aux Tuileries, l'hostilité était plus grande encore; Marsy triomphant le criblait de bons mots, que les dames colportaient dans les salons.

Cette haine le réconfortait, l'enfonçait dans son mépris du troupeau humain. On ne l'oubliait pas, on le détestait, et cela lui semblait bon. Lui seul contre tous, c'était un rêve qu'il caressait; lui seul, avec un fouet, tenant les mâchoires à distance. Il se grisa des injures, il devint plus grand, dans l'orgueil de sa solitude.

Cependant, l'oisiveté pesait terriblement à ses muscles de lutteur. S'il avait osé, il aurait saisi une bêche pour défoncer un coin de son jardin. Il entreprit un long travail, l'étude comparée de la constitution anglaise et de la constitution impériale de 1852; il s'agissait, en tenant compte de l'histoire et des mœurs politiques des deux peuples, de prouver que la liberté était tout aussi grande en France qu'en Angleterre.

Puis, quand il eut amassé les documents, quand le dossier fut complet, il dut faire un effort considérable pour prendre la plume; volontiers, il aurait plaidé la chose devant la Chambre; mais la rédiger, écrire un ouvrage, avec le souci des phrases, lui paraissait une besogne d'une difficulté énorme, sans utilité immédiate. Le style l'avait toujours embarrassé; aussi le tenait-il en grand dédain. Il ne dépassa pas la dixième page. D'ailleurs, il laissa traîner sur son bureau le manuscrit commencé, bien qu'il n'y ajoutât pas vingt lignes par semaine.

Chaque fois qu'on le questionnait sur ses occupations, il répondait en expliquant son idée tout au long, et en donnant à l'œuvre une portée immense. C'était l'excuse derrière laquelle il cachait le vide abominable de ses journées.

Les mois s'écoulaient, il souriait avec une bonhomie plus sereine. Pas un des désespoirs qu'il étouffait ne montait à sa face. Il accueillait les plaintes de ses intimes par des raisonnements concluant tous à sa parfaite félicité. N'était-il pas heureux? Il adorait l'étude, il travaillait à sa guise; cela était préférable à l'agitation fiévreuse des affaires publiques. Puisque l'empereur n'avait pas besoin de lui, il faisait bien de le laisser tranquille dans son coin; et il ne nommait ainsi l'empereur qu'avec le plus profond dévouement. Souvent pourtant, il déclarait être prêt, attendre simplement un signe de son maître pour reprendre «le fardeau du pouvoir»; mais il ajoutait qu'il ne tenterait pas une seule démarche qui pût provoquer ce signe. En effet, il semblait mettre un soin jaloux à rester à l'écart. Dans le silence des premières années de l'Empire, au milieu de cette étrange stupeur faite d'épouvante et de lassitude, il entendait monter un sourd réveil. Et comme espoir suprême, il comptait sur quelque catastrophe qui le rendrait brusquement nécessaire. Il était l'homme des situations graves, «l'homme aux grosses pattes», selon le mot de M. de Marsy.

Le dimanche et le jeudi, la maison de la rue Marbeuf s'ouvrait aux intimes. On venait causer dans le grand salon rouge, jusqu'à dix heures et demie, heure à laquelle Rougon mettait ses amis impitoyablement à la porte; il disait que les longues veillées encrassent le cerveau. Mme Rougon, à dix heures précises, servait elle même le thé, en ménagère attentive aux moindres détails. Il n'y avait que deux assiettes de petits fours, auxquelles personne ne touchait.

Le jeudi de juillet qui suivit, cette année-là, les élections générales, toute la bande se trouvait réunie dans le salon, dès huit heures. Ces dames, Mme Bouchard, Mme Charbonnel, Mme Correur, assises près d'une fenêtre ouverte, pour respirer les rares bouffées d'air venues de l'étroit jardin, formaient un rond, au milieu duquel M. d'Escorailles racontait ses fredaines de Plassans, lorsqu'il allait passer douze heures à Monaco, sous le prétexte d'une partie de chasse, chez un ami.

Mme Rougon, en noir, à demi cachée derrière un rideau, n'écoutait pas, se levait doucement, disparaissait pendant des quarts d'heure entiers. Il y avait encore avec les dames M. Charbonnel, posé au bord d'un fauteuil, stupéfait d'entendre un jeune homme comme il faut avouer de pareilles aventures. Au fond de la pièce, Clorinde était debout, prêtant une oreille distraite à une conversation sur les récoltes, engagée entre son mari et M. Béjuin. Vêtue d'une robe écrue, très chargée de rubans paille, elle tapait à petits coups d'éventail la paume de sa main gauche, en regardant fixement le globe lumineux de l'unique lampe qui éclairait le salon.

A une table de jeu, dans la clarté jaune, le colonel et M. Bouchard jouaient au piquet; tandis que Rougon, sur un coin de tapis vert, faisait des réussites, relevant les cartes d'un air grave et méthodique, interminablement. C'était son amusement favori, le jeudi et le dimanche, une occupation qu'il donnait à ses doigts et à sa pensée.

«Eh bien, ça réussira-t-il? demanda Clorinde, qui s'approcha, avec un sourire.

—Mais ça réussit toujours», répondit-il tranquillement.

Elle se tenait devant lui, de l'autre côté de la table, pendant qu'il disposait le jeu en huit paquets.

Quand il eut retiré toutes les cartes, deux à deux, elle reprit:

«Vous avez raison, ça réussit.... A quoi aviez-vous pensé?» Mais lui, leva les yeux lentement, comme étonné de la question:

«Au temps qu'il fera demain», finit-il par dire.

Et il se remit à étaler les cartes. Delestang et M. Béjuin ne causaient plus. Un rire perlé de la jolie Mme Bouchard sonnait seul dans le salon. Clorinde s'approcha d'une fenêtre, resta là un moment, à regarder la nuit qui tombait. Puis, sans se retourner, elle demanda:

«A-t-on des nouvelles de ce pauvre M. Kahn?

—J'ai reçu une lettre, répondit Rougon. Je l'attends ce soir.» Alors, on parla de la mésaventure de M. Kahn. Il avait eu l'imprudence, pendant la dernière session, de critiquer assez vivement un projet de loi déposé par le gouvernement; ce projet de loi, qui créait dans un département voisin une concurrence redoutable, menaçait de ruiner ses hauts fourneaux de Bressuire. Pourtant, il ne croyait pas avoir dépassé les bornes d'une légitime défense, lorsque, à son retour dans les Deux-Sèvres, où il allait soigner son élection, il avait appris, de la bouche même du préfet, qu'il n'était plus candidat officiel; il cessait de plaire, le ministre venait de désigner un avoué de Niort, homme d'une grande médiocrité.

C'était un coup de massue.

Rougon donnait des détails, quand M. Kahn entra, suivi de Du Poizat. Tous les deux étaient arrivés par le train de sept heures. Ils n'avaient pris que le temps de dîner.

«Eh bien, qu'en pensez-vous? dit Kahn au milieu du salon, pendant qu'on s'empressait autour de lui. Me voilà un révolutionnaire, maintenant!» Du Poizat s'était jeté dans un fauteuil, d'un air harassé.

«Une jolie campagne! cria-t-il, un joli gâchis! C'est à dégoûter tous les honnêtes gens!» Mais il fallut que M. Kahn racontât l'affaire longuement. Lorsqu'il avait débarqué là-bas, il disait avoir senti, dès ses premières visites, une sorte d'embarras chez ses meilleurs amis. Quant au préfet, M. de Langlade, c'était un homme de mœurs dissolues, qu'il accusait d'être au mieux avec la femme de l'avoué de Niort, le nouveau député, pourtant, ce Langlade lui avait appris sa disgrâce d'une façon fort aimable, en fumant un cigare, au dessert d'un déjeuner fait à la préfecture. Et il rapporta la conversation d'un bout à l'autre. Le pis était qu'on imprimait déjà ses affiches et ses bulletins. Dans le premier moment, la colère l'étouffait au point qu'il voulait se présenter quand même.

«Ah! si vous ne nous aviez pas écrit, dit Du Poizat en se tournant vers Rougon, nous aurions donné une fameuse leçon au gouvernement!» Rougon haussa les épaules. Il répondit négligemment, pendant qu'il battait ses cartes:

«Vous auriez échoué et vous restiez à jamais compromis. La belle avance!

—Je ne sais pas comment vous êtes bâti, vous! cria Du Poizat, qui se mit brusquement debout, avec des gestes furibonds. Mais, je déclare que le Marsy commence à m'échauffer les oreilles. C'est vous qu'il a voulu atteindre en frappant notre ami Kahn.... Avez-vous lu les circulaires du personnage? Ah! elles sont propres, ses élections! Il les a faites à coups de phrases.... Ne souriez donc pas! Si vous aviez été à l'Intérieur, vous auriez mené l'affaire d'une façon autrement large.» Et, comme Rougon continuait à sourire en le regardant, il ajouta avec plus de violence:

«Nous étions là-bas, nous avons tout vu.... Il y a un malheureux garçon, un ancien camarade à moi, qui a osé poser une candidature républicaine. Vous n'avez pas idée de la façon dont on l'a traqué. Le préfet, les maires, les gendarmes, toute la clique est tombée sur lui; on lacérait ses affiches, on jetait ses bulletins dans les fossés, on arrêtait les quelques pauvres diables chargés de distribuer ses circulaires; jusqu'à sa tante, une digne femme pourtant, qui l'a fait prier de ne plus mettre les pieds chez elle, parce qu'il la compromettait.

Et les journaux donc! il y était traité de brigand. Les bonnes femmes se signent maintenant, quand il passe dans un village.» Il respira bruyamment, il reprit, après s'être jeté de nouveau dans un fauteuil:

«N'importe, si Marsy a eu la majorité dans tous les départements, Paris n'en a pas moins nommé cinq députés de l'opposition.... C'est le réveil. Que l'empereur laisse le pouvoir entre les mains de ce grand bellâtre de ministre et de ces préfets d'alcôve, qui, pour coucher librement avec les femmes, envoient les maris à la Chambre; dans cinq ans d'ici, l'Empire ébranlé menacera ruine.... Mais, je suis enchanté des élections de Paris. Je trouve que ça nous venge.

—Alors, si vous aviez été préfet?...» demanda Rougon de son air paisible, avec une si fine ironie, qu'elle plissait à peine les coins de ses grosses lèvres.

Du Poizat montra ses dents blanches mal rangées.

Ses poings chétifs d'enfant malade serraient les bras du fauteuil, comme s'il avait voulu les tordre.

«Oh! murmura-t-il, si j'avais été préfet...» Mais il n'acheva pas, il s'affaissa contre le dossier, en disant:

«Non, c'est écœurant, à la fin!... D'ailleurs, j'ai toujours été républicain, moi!»

Cependant, devant la fenêtre, les dames se taisaient, la face tournée vers l'intérieur du salon, pour écouter; tandis que M. d'Escorailles, un large éventail à la main, sans rien dire, éventait la jolie Mme Bouchard, toute languissante, les tempes moites sous les haleines chaudes du jardin. Le colonel et M. Bouchard, qui venaient de recommencer une partie, cessaient de jouer par instants, approuvant ou désapprouvant ce qu'on disait, d'un hochement de tête. Un large cercle de fauteuils s'était formé autour de Rougon: Clorinde, attentive, le menton dans la main, ne risquait pas un geste; Delestang souriait à sa femme, l'esprit occupé par quelque souvenir tendre; M. Béjuin, les mains nouées sur les genoux, regardait successivement ces messieurs et ces dames, l'air effaré. La brusque entrée de Du Poizat et de M. Kahn avait soufflé, dans le grand calme du salon, tout un orage; ils semblaient avoir apporté sur eux, entre les plis de leurs vêtements, une odeur d'opposition.

«Enfin, j'ai suivi votre conseil, je me suis retiré, reprit M. Kahn. On m'avait averti que je serais traité plus rudement encore que le candidat républicain. Moi qui ai servi l'Empire avec tant de dévouement! Avouez qu'une telle ingratitude est faite pour décourager les âmes les plus fortes.» Et il se plaignit amèrement d'une foule de vexations.

Il avait voulu fonder un journal, pour soutenir son projet d'un chemin de fer de Niort à Angers; plus tard, ce journal devait être une arme financière très puissante entre ses mains; mais on venait de lui refuser l'autorisation, M. de Marsy s'étant imaginé que Rougon se cachait derrière lui, et qu'il s'agissait d'une feuille de combat, destinée à battre en brèche son portefeuille.

«Parbleu! dit Du Poizat, ils ont peur qu'on n'écrive enfin la vérité. Ah! je vous aurais fourni de jolis articles!... C'est une honte d'avoir une presse comme la nôtre, bâillonnée, menacée d'être étranglée au premier cri. Un de mes amis, qui publie un roman, a été appelé au ministère, où un chef de bureau l'a prié de changer la couleur du gilet de son héros, parce que cette couleur déplaisait au ministre. Je n'invente rien.» Il cita d'autres faits, il parla des légendes effrayantes qui circulaient parmi le peuple, du suicide d'une jeune actrice et d'un parent de l'empereur, du prétendu duel de deux généraux, dont l'un aurait tué l'autre, dans un corridor des Tuileries, à la suite d'une histoire de vol.

Est-ce que des contes semblables auraient trouvé des crédules, si la presse avait pu parler librement? Et il répéta comme conclusion: «Je suis républicain, décidément.

—Vous êtes bien heureux, murmura M. Kahn; moi, je ne sais plus ce que je suis.» Rougon, pliant ses larges épaules, avait commencé une réussite fort délicate. Il s'agissait, après avoir distribué les cartes trois fois en sept paquets, en cinq, puis en trois, d'arriver à ce que, toutes les cartes étant tombées, les huit trèfles se trouvassent ensemble. Il paraissait absorbé au point de ne rien entendre, bien que ses oreilles eussent comme des frémissements, à certains mots. «Le régime parlementaire offrait des garanties sérieuses, dit le colonel. Ah! si les princes revenaient!» Le colonel Jobelin était orléaniste, dans ses heures d'opposition. Il racontait volontiers le combat du col de Mouzaïa, où il avait fait le coup de feu, à côté du duc d'Aumale, alors capitaine au 4e de ligne.