A mesure que nous avancions, Leoni reprenait la sérénité de ses manières et la tendresse de son langage. Soumise et enchaînée à lui par une passion aveugle j'étais un instrument dont il faisait vibrer toutes les cordes à son gré. S'il était rêveur, je devenais mélancolique; s'il était gai, j'oubliais tous mes chagrins et tous mes remords pour sourire à ses plaisanteries; s'il était passionné j'oubliais la fatigue de mon cerveau et l'épuisement des larmes, je retrouvais de la force pour l'aimer et pour le lui dire.
Nous arrivâmes à Genève, où nous ne restâmes que le temps nécessaire pour nous reposer. Nous nous enfonçâmes bientôt dans l'intérieur de la Suisse, et là nous perdîmes toute inquiétude d'être poursuivis et découverts. Depuis notre départ, Leoni n'aspirait qu'à gagner avec moi une retraite agreste et paisible et à vivre d'amour et de poésie dans un éternel tête-à-tête. Ce rêve délicieux se réalisa. Nous trouvâmes dans une des vallées du lac Majeur un chalet des plus pittoresques dans une situation ravissante. Pour très-peu d'argent nous le fîmes arranger commodément à l'intérieur, et nous le prîmes à loyer au commencement d'avril. Nous y passâmes six mois d'un bonheur enivrant, dont je remercierai Dieu toute ma vie, quoiqu'il me les ait fait payer bien cher. Nous étions absolument seuls et loin de toute relation avec le monde. Nous étions servis par deux jeunes mariés gros et réjouis, qui augmentaient notre contentement par le spectacle de celui qu'ils goûtaient. La femme faisait le ménage et la cuisine, le mari menait au pâturage une vache et deux chèvres qui composaient tout notre troupeau. Il tirait le lait et faisait le fromage. Nous nous levions de bonne heure, et, lorsque le temps était beau, nous déjeunions à quelques pas de la maison, dans un joli verger dont les arbres, abandonnés à la direction de la nature, poussaient en tous sens des branches touffues, moins riches en fruits qu'en fleurs et en feuillage. Nous allions ensuite nous promener dans la vallée ou nous gravissions les montagnes. Nous prîmes peu à peu l'habitude de faire de longues courses, et chaque jour nous allions à la découverte de quelque site nouveau. Les pays de montagnes ont cela de délicieux qu'on peut les explorer longtemps avant d'en connaître tous les secrets et toutes les beautés. Quand nous entreprenions nos plus grandes excursions, Joanne, notre gai majordome, nous suivait avec un panier de vivres, et rien n'était plus charmant que nos festins sur l'herbe. Leoni n'était difficile que sur le choix de ce qu'il appelait le réfectoire. Enfin, quand nous avions trouvé à mi-côte d'une gorge un petit plateau paré d'une herbe fraîche, abrité contre le vent ou le soleil, avec un joli point de vue, un ruisseau tout auprès embaumé de plantes aromatiques, il arrangeait lui-même le repas sur un linge blanc étendu à terre. Il envoyait Joanne cueillir des fraises et plonger le vin dans l'eau froide du torrent. Il allumait un réchaud à l'esprit-de-vin et faisait cuire les oeufs frais. Par le même procédé, après la viande froide et les fruits, je lui préparais d'excellent café. De cette manière nous avions un peu des jouissances de la civilisation au milieu des beautés romantiques du désert.
Quand le temps était mauvais, ce qui arriva souvent au commencement du printemps, nous allumions un grand feu pour préserver de l'humidité notre habitation de sapin; nous nous entourions de paravents que Leoni avait montés, cloués et peints lui-même. Nous buvions du thé; et, tandis qu'il fumait dans une longue pipe turque, je lui faisais la lecture. Nous appelions cela nos journées flamandes: moins animées que les autres, elles étaient peut-être plus douces encore. Leoni avait un talent admirable pour arranger la vie, pour la rendre agréable et facile. Dès le matin il occupait l'activité de son esprit à faire le plan de la journée et à en ordonner les heures, et, quand ce plan était fait, il venait me le soumettre. Je le trouvais toujours admirable, et nous ne nous en écartions plus. De cette manière l'ennui, qui poursuit toujours les solitaires et jusqu'aux amants dans le tête-à-tête, n'approchait jamais de nous. Leoni savait tout ce qu'il fallait éviter et tout ce qu'il fallait observer pour maintenir la paix de l'âme et le bien-être du corps. Il me le dictait avec sa tendresse adorable; et, soumise à lui comme l'esclave à son maître, je ne contrariais jamais un seul de ses désirs. Ainsi il disait que l'échange des pensées entre deux êtres qui s'aiment est la plus douce des choses, mais qu'elle peut devenir la pire de toutes si on en abuse. Il avait donc réglé les heures et les lieux de nos entretiens. Tout le jour nous étions occupés à travailler; je prenais soin du ménage, je lui préparais des friandises ou je plissais moi-même son linge. Il était extrêmement sensible à ces petites recherches de luxe, et les trouvait doublement précieuses au fond de notre ermitage. De son côté, il pourvoyait à tous nos besoins et remédiait à toutes les incommodités de notre isolement. Il savait un peu de tous les métiers: il faisait des meubles en menuiserie, il posait des serrures, il établissait des cloisons en châssis et en papier peint, il empêchait une cheminée de fumer, il greffait un arbre à fruit, il amenait un courant d'eau vive autour de la maison. Il était toujours occupé de quelque chose d'utile, et il l'exécutait toujours bien. Quand ces grands travaux-là lui manquaient, il peignait l'aquarelle, composait de charmants paysages avec les croquis que, dans nos promenades, nous avions pris sur nos albums. Quelquefois il parcourait seul la vallée en composant des vers, et il revenait vite me les dire. Il me trouvait souvent dans l'étable avec mon tablier plein d'herbes aromatiques, dont les chèvres sont friandes. Mes deux belles protégées mangeaient sur mes genoux. L'une était blanche et sans tache: elle s'appelait Neige; elle avait l'air doux et mélancolique. L'autre était jaune comme un chamois, avec la barbe et les jambes noires. Elle était toute jeune, sa physionomie était mutine et sauvage: nous l'appelions Daine. La vache s'appelait Pâquerette. Elle était rousse et rayée de noir transversalement, comme un tigre. Elle passait sa tête sur mon épaule; et, quand Leoni me trouvait ainsi, il m'appelait sa Vierge à la crèche. Il me jetait mon album et me dictait ses vers, qui m'étaient presque toujours adressés. C'étaient des hymnes d'amour et de bonheur qui me semblaient sublimes, et qui devaient l'être. Je pleurais sans rien dire en les écrivant; et quand j'avais fini: «Eh bien! me disait Leoni, tu les trouves mauvais?» Je relevais vers lui mon visage baigné de larmes: il riait et m'embrassait avec transport.
Et puis il s'asseyait sur le fourrage embaumé et me lisait des poésies étrangères, qu'il me traduisait avec une rapidité et une précision inconcevables. Pendant ce temps je filais du lin dans le demi-jour de l'étable. Il faut savoir quelle est la propreté exquise des étables suisses pour comprendre que nous eussions choisi la nôtre pour salon. Elle était traversée par un rapide ruisseau d'eau de roche qui la balayait à chaque instant et qui nous réjouissait de son petit bruit. Des pigeons familiers y buvaient à nos pieds, et, sous la petite arcade par laquelle l'eau rentrait, des moineaux hardis venaient se baigner et dérober quelques graines. C'était l'endroit le plus frais dans les jours chauds, quand toutes les lucarnes étaient ouvertes, et le plus chaud dans les jours froids quand les moindres fentes étaient tamponnées de paille et de bruyère. Souvent Leoni, fatigué de lire, s'y endormait sur l'herbe fraîchement coupée, et je quittais mon ouvrage pour contempler ce beau visage, que la sérénité du sommeil ennoblissait encore.
Durant ces journées si remplies, nous nous parlions peu, quoique presque toujours ensemble; nous échangions quelques douces paroles, quelques douces caresses, et nous nous encouragions mutuellement à notre oeuvre. Mais, quand venait le soir, Leoni devenait indolent de corps et actif d'esprit: c'étaient les heures où il était le plus aimable, et il les avait réservées aux épanchements de notre tendresse. Doucement fatigué de sa journée, il se couchait sur la mousse à mes pieds, dans un endroit délicieux qui était auprès de la maison, sur le versant de la montagne. De là nous contemplions le splendide coucher du soleil, le déclin mélancolique du jour, l'arrivée grave et solennelle de la nuit. Nous savions le moment du lever de toutes les étoiles et sur quelle cime chacune d'elles devait commencer à briller à son tour. Leoni connaissait parfaitement l'astronomie, mais Joanne possédait à sa manière cette science des pâtres, et il donnait aux astres d'autres noms souvent plus poétiques et plus expressifs que les nôtres. Quand Leoni s'était amusé de son pédantisme rustique, il l'envoyait jouer sur son pipeau le Ranz des vaches au bas de la montagne. Ces sons aigus avaient de loin une douceur inconcevable. Leoni tombait dans une rêverie qui ressemblait à l'extase; puis, quand la nuit était tout à fait venue, quand le silence de la vallée n'était plus troublé que par le cri plaintif de quelque oiseau des rochers, quand les lucioles s'allumaient dans l'herbe autour de nous, et qu'un vent tiède planait dans les sapins au-dessus de nos têtes, Leoni semblait sortir d'un rêve ou s'éveiller à une autre vie. Son âme s'embrasait, son éloquence passionnée m'inondait le coeur; il parlait aux cieux, au vent, aux échos, à toute la nature avec enthousiasme; il me prenait dans ses bras et m'accablait de caresses délirantes; puis il pleurait d'amour sur mon sein, et, redevenu plus calme, il m'adressait les paroles les plus suaves et les plus enivrantes. Oh! comment ne l'aurais-je pas aimé, cet homme sans égal, dans ses bons et dans ses mauvais jours? Qu'il était aimable alors! qu'il était beau! Comme le hâle allait bien à son mâle visage et respectait son large front blanc sur des sourcils de jais! Comme il savait aimer et comme il savait le dire! Comme il savait commander à la vie et la rendre belle! Comment n'aurais-je pas pris en lui une confiance aveugle? Comment ne me serais-je pas habituée à une soumission illimitée? Tout ce qu'il faisait, tout ce qu'il disait était bien, beau et bon. Il était généreux, sensible, délicat, héroïque; il prenait plaisir à soulager la misère ou les infirmités des pauvres qui venaient frapper à notre porte. Un jour il se précipita dans un torrent, au risque de sa vie, pour sauver un jeune pâtre; une nuit il erra dans les neiges au milieu des plus affreux dangers pour secourir des voyageurs égarés qui avaient fait entendre des cris de détresse. Oh! comment, comment, comment me serais-je méfiée de Leoni? comment aurais-je fait pour craindre l'avenir? Ne me dites plus que je fus crédule et faible; la plus virile des femmes eût été subjuguée à jamais par ces six mois de son amour. Quant à moi, je le fus entièrement, et le remords cruel d'avoir abandonné mes parents, l'idée de leur douleur s'affaiblit peu à peu et finit presque par s'effacer. Oh! qu'elle était grande, la puissance de cet homme!
Juliette s'arrêta et tomba dans une triste rêverie. Une horloge lointaine sonna minuit. Je lui proposai d'aller se reposer.—Non, dit-elle; si vous n'êtes pas las de m'entendre, je veux parler encore. Je sens que j'ai entrepris une tâche bien pénible pour ma pauvre âme, et que quand j'aurai fini je ne sentirai plus rien, je ne me souviendrai plus de rien pendant plusieurs jours. Je veux profiter de la force que j'ai aujourd'hui.
—Oui, Juliette, tu as raison, lui dis-je. Arrache le fer de ton sein, et tu seras mieux après. Mais dis-moi, ma pauvre enfant, comment la singulière conduite d'Henryet au bal et la lâche soumission de Leoni à un regard de cet homme ne t'avaient-elles pas laissé dans l'esprit un doute, une crainte?
—Quelle crainte pouvais-je conserver? répondit Juliette; j'étais si peu instruite des choses de la vie et des turpitudes de la société, que je ne comprenais rien à ce mystère. Leoni m'avait dit qu'il avait un secret terrible: j'imaginai mille infortunes romanesques. C'était la mode alors en littérature de faire agir et parler des personnages frappés des malédictions les plus étranges et les plus invraisemblables. Les théâtres et les romans ne produisaient plus que des fils de bourreaux, des espions héroïques, des assassins et des forçats vertueux. Je lus un jour Frederick Styndall, une autre fois l'Espion de Sooper me tomba sous la main. Songez que j'étais bien enfant et que dans ma passion mon esprit était bien en arrière de mon coeur. Je m'imaginai que la société, injuste et stupide, avait frappé Leoni de réprobation pour quelque imprudence sublime, pour quelque faute involontaire ou par suite de quelque féroce préjugé. Je vous avouerai même que ma pauvre tête de jeune tille trouva un attrait de plus dans ce mystère impénétrable, et que mon âme de femme s'exalta devant l'occasion de risquer sa destinée entière pour soulager une belle et poétique infortune.
—Leoni dut s'apercevoir de cette disposition romanesque et l'exploiter? dis-je à Juliette.
—Oui, me répondit-elle, il le fit; mais, s'il se donna tant de peine pour me tromper, c'est qu'il m'aimait, c'est qu'il voulait mon amour à tout prix.
Nous gardâmes un instant le silence, et Juliette reprit son récit.
L'hiver arriva; nous avions fait le projet d'en supporter les rigueurs plutôt que d'abandonner notre chère retraite. Leoni me disait que jamais il n'avait été si heureux, que j'étais la seule femme qu'il eût jamais aimée, qu'il voulait renoncer au monde pour vivre et mourir dans mes bras. Son goût pour les plaisirs, sa passion pour le jeu, tout cela était évanoui, oublié à jamais. Oh! que j'étais reconnaissante de voir cet homme si brillant, si adulé, renoncer sans regret à tous les enivrements d'une vie d'éclat et de fêtes pour venir s'enfermer avec moi dans une chaumière! Et soyez sûr, don Aleo, que Leoni ne me trompait point alors. S'il est vrai que de puissants motifs l'engageaient à se cacher, du moins il est certain qu'il se trouva heureux dans sa retraite et que j'y fus aimée. Eût-il pu feindre cette sérénité durant six mois sans qu'elle fût altérée un seul jour? Et pourquoi ne m'eût-il pas aimée? j'étais jeune, belle, j'avais tout quitté pour lui et je l'adorais. Allez, je ne m'abuse plus sur son caractère, je sais tout et je vous dirai tout. Cette âme est bien laide et bien belle, bien vile et bien grande; quand on n'a pas la force de haïr cet homme, il faut l'aimer et devenir sa proie.
Mais l'hiver débuta si rudement, que notre séjour dans la vallée devint extrêmement dangereux. En quelques jours la neige monta sur la colline et arriva jusqu'au niveau de notre chalet; elle menaçait de l'engloutir et de nous y faire périr de famine. Leoni s'obstinait à rester; il voulait faire des provisions et braver l'ennemi; mais Jeanne assura que notre perte était certaine si nous ne battions en retraite au plus vite; que depuis dix ans on n'avait pas vu un pareil hiver, et qu'au dégel le chalet serait balayé comme une plume par les avalanches, à moins d'un miracle de saint Bernard et de Notre-Dame-des-Lavanges.—Si j'étais seul, me dit Leoni, je voudrais attendre le miracle et me moquer des lavanges; mais je n'ai plus de courage quand tu partages mes dangers. Nous partirons demain.
—Il le faut bien, lui dis-je; mais où irons-nous? Je serai reconnue et découverte tout de suite; on me reconduira de vive force chez mes parents.
—Il y a mille moyens d'échapper aux hommes et aux lois, répondit Leoni en souriant; nous en trouverons bien un: ne t'inquiète pas; l'univers est à notre disposition.
—Et par où commencerons-nous? lui demandai-je en m'efforçant de sourire aussi.
—Je n'en sais rien encore, dit-il, mais qu'importe? nous serons ensemble; où pouvons-nous être malheureux?
—Hélas! lui dis-je, serons-nous jamais aussi heureux qu'ici?
—Veux-tu y rester? demanda-t-il.
—Non, lui répondis-je, nous ne le serions plus; en présence du danger, nous serions toujours inquiets l'un pour l'autre.
Nous fîmes les apprêts de notre départ; Jeanne passa la journée à déblayer le sentier par lequel nous devions partir. Pendant la nuit il m'arriva une aventure singulière, et à laquelle bien des fois depuis je craignis de réfléchir.
Au milieu de mon sommeil, je fus saisie par le froid et je m'éveillai. Je cherchai Leoni à mes côtés, il n'y était plus; sa place était froide, et la porte de la chambre, à demi entr'ouverte, laissait pénétrer un vent glacé. J'attendis quelques instants; mais Leoni ne revenant pas, je m'étonnai, je me levai et je m'habillai à la hâte. J'attendis encore avant de me décider à sortir, craignant de me laisser dominer par une inquiétude puérile. Son absence se prolongea; une terreur invincible s'empara de moi, et je sortis, à peine vêtue, par un froid de quinze degrés. Je craignais que Leoni n'eût encore été au secours de quelques malheureux perdus dans les neiges, comme cela était arrivé peu de nuits auparavant, et j'étais résolue à le chercher et à le suivre. J'appelai Jeanne et sa femme; ils dormaient d'un si profond sommeil qu'ils ne m'entendirent pas. Alors, dévorée d'inquiétude, je m'avançai jusqu'au bord de la petite plate-forme palissadée qui entourait le chalet, et je vis une faible lueur argenter la neige à quelque distance. Je crus reconnaître la lanterne que Leoni portait dans ses excursions généreuses. Je courus de ce côté aussi vite que me le permit la neige, où j'entrais jusqu'aux genoux. J'essayai de l'appeler, mais le froid me faisait claquer les dents, et le vent, qui me venait à la figure, interceptait ma voix. J'approchai enfin de la lumière, et je pus voir distinctement Leoni; il était immobile à la place où je l'avais aperçu d'abord, et il tenait une bêche. J'approchai encore, la neige amortissait le bruit de mes pas; j'arrivai tout près de lui sans qu'il s'en aperçût. La lumière était enfermée dans son cylindre de métal, et ne sortait que par une fente opposée à moi et dirigée sur lui.
Je vis alors qu'il avait écarté la neige et entamé la terre avec sa bêche; il était jusqu'aux genoux dans un trou qu'il venait de creuser.
Cette occupation singulière, à une pareille heure et par un temps si rigoureux, me causa une frayeur ridicule. Leoni semblait agité d'une hâte extraordinaire. De temps en temps il regardait autour de lui avec inquiétude; je me courbai derrière un rocher, car je fus épouvantée de l'expression de sa figure. Il me sembla qu'il allait me tuer s'il me trouvait là. Toutes les histoires fantastiques et folles que j'avais lues, tous les commentaires bizarres que j'avais faits sur son secret, me revinrent à l'esprit; je crus qu'il venait déterrer un cadavre, et je faillis m'évanouir. Je me rassurai un peu en le voyant continuer de creuser et retirer bientôt un coffre enfoui dans la terre. Il le regarda avec attention, examina si la serrure n'avait pas été forcée; puis il le posa hors du trou, et commença à y rejeter la terre et la neige, sans prendre beaucoup de soin pour cacher les traces de son opération.
Quand je le vis près de revenir à la maison avec son coffre, je craignis qu'il ne s'aperçût de mon imprudente curiosité, et je m'enfuis aussi vite que je pus. Je me hâtai de jeter dans un coin mes hardes humides et de me recoucher, résolue à feindre un profond sommeil lorsqu'il rentrerait; mais j'eus le loisir de me remettre de mon émotion, car il resta encore plus d'une demi-heure sans reparaître.
Je me perdais en commentaires sur ce coffret mystérieux, enfoui sans doute dans la montagne depuis notre arrivée, et destinée nous accompagner comme un talisman de salut ou comme un instrument de mort. Il me sembla qu'il ne devait pas contenir d'argent; car il était assez volumineux, et pourtant Leoni l'avait soulevé d'une seule main et sans effort. C'étaient peut-être des papiers d'où dépendait son existence entière. Ce qui me frappait le plus, c'est qu'il me semblait déjà avoir vu ce coffre quelque part; mais il m'était impossible de me rappeler en quelle circonstance. Cette fois, sa forme et sa couleur se gravèrent dans ma mémoire comme par une sorte de nécessité fatale. Pendant toute la nuit je l'eus devant les yeux, et dans mes rêves j'en voyais sortir une quantité d'objets bizarres: tantôt des cartes représentant des figures étranges, tantôt des armes sanglantes: puis des fleurs, des plumes et des bijoux; et puis des ossements, des vipères, des morceaux d'or, des chaînes et des carcans de fer.
Je me gardai bien de questionner Leoni et de lui laisser soupçonner ma découverte. Il m'avait dit souvent que, le jour où j'apprendrais son secret, tout serait fini entre nous; et quoiqu'il me rendît grâce à deux genoux d'avoir cru en lui aveuglément, il me faisait souvent comprendre que la moindre curiosité de ma part lui serait odieuse. Nous partîmes le lendemain à dos de mulet, et nous prîmes la poste à la ville la plus prochaine jusqu'à Venise.
Nous y descendîmes dans une de ces maisons mystérieuses que Leoni semblait avoir à sa disposition dans tous les pays. Celle-là était sombre, délabrée, et comme cachée dans un quartier désert de la ville. Il me dit que c'était la demeure d'un de ses amis absent; il me pria de ne pas trop m'y déplaire pendant un jour ou deux; il ajouta que des raisons importantes l'empêchaient de se montrer sur-le-champ dans la ville, mais qu'au plus tard dans vingt-quatre heures je serais convenablement logée et n'aurais pas à me plaindre du séjour de sa patrie.
Nous venions de déjeuner dans une salle humide et froide, lorsqu'un homme mal mis, d'une figure désagréable et d'un teint maladif, se présenta en disant que Leoni l'avait fait appeler.
—Oui, oui, mon cher Thadée, répondit Leoni en se levant avec précipitation; soyez le bienvenu, et passons dans une autre pièce pour ne pas ennuyer madame de détails d'affaires.
Leoni vint m'embrasser une heure après; il avait l'air agité, mais content, comme s'il venait de remporter une victoire.
—Je te quitte pour quelques heures, me dit-il; je vais faire préparer ton nouveau gîte: nous y coucherons demain soir.
Il fut dehors pendant tout le jour. Le lendemain il sortit de bonne heure. Il semblait fort affairé; mais son humeur était plus joyeuse que je ne l'avais encore vue. Cela me donna le courage de m'ennuyer encore douze heures, et chassa la triste impression que me causait cette maison silencieuse et froide. Dans l'après-midi, pour me distraire un peu, j'essayai de la parcourir; elle était fort ancienne: des restes d'ameublement suranné, des lambeaux de tenture et quelques tableaux à demi dévorés par les rats occupèrent mon attention; mais un objet plus intéressant pour moi me rejeta dans d'autres pensées. En entrant dans la chambre où avait couché Leoni, je vis à terre le fameux coffre; il était ouvert et entièrement vide. J'eus l'âme soulagée d'un grand poids. Le dragon inconnu enfermé dans ce coffre s'était donc envolé; la destinée terrible qu'il me semblait représenter ne pesait donc plus sur nous!—Allons, me dis-je en souriant, la boite de Pandore s'est vidée; l'espérance est restée pour moi.
Comme j'allais me retirer, mon pied se posa sur un petit morceau d'ouate oublié à terre au milieu de la chambre avec des lambeaux de papiers de soie chiffonnés. Je sentis quelque chose qui résistait, et je le relevai machinalement. Mes doigts rencontrèrent le même corps solide au travers du coton, et en l'écartant j'y trouvai une épingle en gros brillants que je reconnus aussitôt pour appartenir à mon père, et pour m'avoir servi le jour du dernier bal à attacher une écharpe sur mon épaule. Cette circonstance me frappa tellement que je ne pensai plus au coffre ni au secret de Leoni. Je ne sentis plus qu'une vague inquiétude pour ces bijoux que j'avais emportés dans ma fuite, et dont je ne m'étais plus occupée depuis, pensant que Leoni les avait renvoyés sur-le-champ. La crainte que cette démarche n'eût été négligée me fut affreuse; et lorsque Leoni rentra, la première chose que je lui demandai ingénument fut celle-ci:—Mon ami, n'as-tu pas oublié de renvoyer les diamants de mon père lorsque nous avons quitté Bruxelles?
Leoni me regarda d'une étrange manière. Il semblait vouloir pénétrer jusqu'aux plus intimes profondeurs de mon âme.
—Qu'as-tu à ne pas me répondre? lui dis-je; qu'est-ce que ma question a d'étonnant?
—A quel diable de propos vient-elle? reprit-il avec tranquillité.
—C'est qu'aujourd'hui, répondis-je, je suis entrée dans ta chambre par désoeuvrement, et j'ai trouvé ceci par terre. Alors la crainte m'est venue que, dans le trouble de nos voyages et l'agitation de notre fuite, tu n'eusses absolument oublié de renvoyer les autres bijoux. Quant à moi, je te l'ai à peine demandé; j'avais perdu la tête.
En achevant ces mots, je lui présentai l'épingle. Je parlais si naturellement et j'avais si peu l'idée de le soupçonner qu'il le vit bien; et prenant l'épingle avec le plus grand calme:
—Parbleu! dit-il, je ne sais comment cela se fait. Où as-tu trouvé cela? Es-tu sûre que cela vienne de ton père et n'ait pas été oublié dans cette maison par ceux qui l'ont occupée avant nous?
—Oh! lui dis-je, voici auprès du contrôle un cachet imperceptible: c'est la marque de mon père. Avec une loupe tu y verras son chiffre.
—A la bonne heure, dit-il; cette épingle sera restée dans un de nos coffres de voyage, et je l'aurai fait tomber ce matin en secouant quelque harde. Heureusement c'est le seul bijou que nous ayons emporté par mégarde; tous les autres ont été remis à une personne sûre et adressés à Delpech, qui les aura exactement remis à ta famille. Je ne pense pas que celui-ci vaille la peine d'être rendu; ce serait imposer à ta mère une triste émotion de plus pour bien peu d'argent.
—Cela vaut encore au moins dix mille francs, répondis-je.
—Eh bien, garde-le jusqu'à ce que tu trouves une occasion pour le renvoyer. Ah ça! es-tu prête? les malles sont-elles refermées? Il y a une gondole à la porte, et ta maison t'attend avec impatience; on sert déjà le souper.
Une demi-heure après nous nous arrêtâmes à la porte d'un palais magnifique. Les escaliers étaient couverts de tapis de drap amarante; les rampes, de marbre blanc, étaient chargées d'orangers en fleurs, en plein hiver, et de légères statues qui semblaient se pencher sur nous pour nous saluer. Le concierge et quatre domestiques en livrée vinrent nous aider à débarquer. Leoni prit le flambeau de l'un d'eux, et, l'élevant, il me fit lire sur la corniche du péristyle cette inscription en lettres d'argent sur un fond d'azur: Palazzo Leoni.—O mon ami, m'écriai-je, tu ne nous avais donc pas trompés? Tu es riche et noble, et je suis chez toi!
Je parcourus ce palais avec une joie d'enfant. C'était un des plus beaux de Venise. L'ameublement et les tentures, éclatants de fraîcheur, avaient été copiés sur les anciens modèles, de sorte que les peintures des plafonds et l'ancienne architecture étaient dans une harmonie parfaite avec les accessoires nouveaux. Notre luxe de bourgeois et d'hommes du Nord est si mesquin, si entassé, si commun, que je n'avais jamais conçu l'idée d'une pareille élégance. Je courais dans les immenses galeries comme dans un palais enchanté; tous les objets avaient pour moi des formes inusitées, un aspect inconnu; je me demandais si je faisais un rêve, et si j'étais vraiment la patronne et la reine de toutes ces merveilles. Et puis, cette splendeur féodale m'entourait d'un prestige nouveau. Je n'avais jamais compris le plaisir ou l'avantage d'être noble. En France on ne sait plus ce que c'est, en Belgique on ne l'a jamais su. Ici, le peu de noblesse qui reste est encore fastueux et fier; on ne démolit pas les palais, on les laisse tomber. Au milieu de ces murailles chargées de trophées et d'écussons, sous ces plafonds armoriés, en face de ces aïeux de Leoni peints par Titien et Véronèse, les uns graves et sévères sous leurs manteaux fourrés, les autres élégants et gracieux sous leur justaucorps de satin noir, je comprenais cette vanité du rang, qui peut être si brillante et si aimable quand elle ne décore pas un sot. Tout cet entourage d'illustration allait si bien à Leoni, qu'il me serait impossible aujourd'hui encore de me le représenter roturier. Il était vraiment bien le fils de ces hommes à barbe noire et à mains d'albâtre, dont Van Dyck a immortalisé le type. Il avait leur profil d'aigle, leurs traits délicats et fins, leur grande taille, leurs yeux à la fois railleurs et bienveillants. Si ces portraits avaient pu marcher, ils auraient marché comme lui; s'ils avaient parlé, ils auraient eu son accent.—Eh quoi! lui disais-je en le serrant dans mes bras, c'est toi, mon seigneur Leone Leoni, qui étais l'autre jour dans ce chalet entre les chèvres et les poules, avec une pioche sur l'épaule et une blouse autour de ta taille? C'est toi qui as vécu six mois ainsi avec une pauvre fille sans nom et sans esprit, qui n'a d'autre mérite que de t'aimer? Et tu vas me garder près de toi, tu vas m'aimer toujours, et me le dire chaque matin, comme dans le chalet? Oh! c'est un sort trop élevé et trop beau pour moi; je n'avais pas aspiré si haut, et cela m'effraie en même temps que cela m'enivre.
—Ne sois pas effrayée, me dit-il en souriant, sois toujours ma compagne et ma reine. A présent, viens souper, j'ai deux convives à te présenter. Arrange tes cheveux, sois jolie; et quand je t'appellerai ma femme, n'ouvre pas de grands yeux étonnés.
Nous trouvâmes un souper exquis sur une table étincelante de vermeil, de porcelaines et de cristaux. Les deux convives me furent gravement présentés; ils étaient Vénitiens, tous deux agréables de figure, élégants dans leurs manières, et, quoique bien inférieurs à Leoni, ayant dans la prononciation et dans la tournure d'esprit une certaine ressemblance avec lui. Je lui demandai tout bas s'ils étaient ses parents.
—Oui, me répondit-il tout haut en riant, ce sont mes cousins.
—Sans doute, ajouta celui qu'on appelait le marquis, nous sommes tous cousins.
Le lendemain, au lieu de deux convives, il y en eut quatre ou cinq différents à chaque repas. En moins de huit jours, noire maison fut inondée d'amis intimes. Ces assidus me dévorèrent de bien douces heures que j'aurais pu passer avec Leoni, et qu'il fallait partager avec eux tous. Mais Leoni, après un long exil, semblait heureux de revoir ses amis et d'égayer sa vie: je ne pouvais former un désir contraire au sien, et j'étais heureuse de le voir s'amuser. Il est certain que la société de ces hommes était charmante. Ils étaient tous jeunes et élégants, gais ou spirituels, aimables ou amusants; ils avaient d'excellentes manières, et des talents pour la plupart. Toutes les matinées étaient employées à faire de la musique; dans l'après-midi nous nous promenions sur l'eau; après le dîner nous allions au théâtre, et en rentrant on soupait et on jouait. Je n'aimais pas beaucoup à être témoin de ce dernier divertissement, où des sommes immenses passaient chaque soir de main en main. Leoni m'avait permis de me retirer après le souper, et je n'y manquais pas. Peu à peu le nombre de nos connaissances augmenta tellement, que j'en ressentis de l'ennui et de la fatigue; mais je n'en exprimai rien. Leoni semblait toujours enchanté de cette vie dissipée. Tout ce qu'il y avait de dandys de toutes nations à Venise se donna rendez-vous chez nous pour boire, pour jouer et pour faire de la musique. Les meilleurs chanteurs des théâtres venaient souvent mêler leurs voix à nos instruments et à la voix de Leoni, qui n'était ni moins belle ni moins habile que la leur. Malgré le charme de cette société, je sentais de plus en plus le besoin du repos. Il est vrai que nous avions encore de temps en temps quelques bonnes heures de tête-à-tête; les dandys ne venaient pas tous les jours: mais les habitués se composaient d'une douzaine de personnes de fondation à notre table. Leoni les aimait tant, que je ne pouvais me défendre d'avoir aussi de l'amitié pour elles. C'étaient elles qui animaient tout le, reste par leur suprématie en tout sur les autres. Ces hommes étaient vraiment remarquables, et semblaient en quelque sorte des reflets de Leoni. Ils avaient entre eux cette espèce d'air de famille, cette conformité d'idées et de langage qui m'avaient frappée dès le premier jour; c'était un je ne sais quoi de subtil et de recherché que n'avaient pas même les plus distingués parmi tous les autres. Leur regard était plus pénétrant, leurs réponses plus promptes, leur aplomb plus seigneurial, leur prodigalité de meilleur goût. Ils avaient chacun une autorité morale sur une partie de ces nouveaux venus; ils leur servaient de modèle et de guide dans les petites choses d'abord, et plus tard dans les grandes. Leoni était l'âme de tout ce corps, le chef suprême qui imposait à cette brillante coterie masculine la mode, le ton, le plaisir et la dépense.
Cette espèce d'empire lui plaisait, et je ne m'en étonnais pas; je l'avais vu régner plus ouvertement encore à Bruxelles, et j'avais partagé son orgueil et sa gloire; mais le bonheur du chalet m'avait initiée à des joies plus intimes et plus pures. Je le regrettais, et ne pouvais m'empêcher de le dire.—Et moi aussi, me disait-il, je le regrette, ce temps de délices, supérieur à toutes les fumées du monde, mais Dieu n'a pas voulu changer pour nous le cours des saisons. Il n'y a pas plus d'éternel bonheur que de printemps perpétuel. C'est une loi de la nature à laquelle nous ne pouvions nous soustraire. Sois sûre que tout est arrangé pour le mieux dans ce monde mauvais. Le coeur de l'homme n'a pas plus de vigueur que les biens de la vie n'ont de durée: soumettons-nous, plions. Les fleurs se courbent, se flétrissent et renaissent tous les ans; l'âme humaine peut se renouveler comme une fleur, quand elle connaît ses forces et qu'elle ne s'épanouit pas jusqu'à se briser. Six mois de félicité sans mélange, c'était immense, ma chère; nous serions morts de trop de bonheur si cela eût continué, ou nous en aurions abusé. La destinée nous commande de redescendre de nos cimes éthérées et de venir respirer un air moins pur dans les villes. Acceptons cette nécessité, et croyons qu'elle nous est bonne. Quand le beau temps reviendra, nous retournerons à nos montagnes, nous serons avides de retrouver tous les biens dont nous aurons été sevrés ici; nous sentirons mieux le prix de notre calme intimité; et cette saison d'amour et de délices, que les souffrances de l'hiver nous eussent gâtée, reviendra plus belle encore que la saison dernière.
—Oh! oui, lui disais-je en l'embrassant, nous retournerons en Suisse! Oh! que tu es bon de le vouloir et de me le promettre!... Mais, dis-moi, Leoni, ne pourrions-nous vivre ici plus simplement et plus ensemble?
Nous ne nous voyons plus qu'au travers d'un nuage de punch, nous ne nous parlons plus qu'au milieu des chants et des rires. Pourquoi avons-nous tant d'amis? Ne nous suffirions-nous pas bien l'un à l'autre?
—Ma Juliette, répondait-il, les anges sont des enfants, et vous êtes l'un et l'autre. Vous ne savez pas que l'amour est l'emploi des plus nobles facultés de l'âme, et qu'on doit ménager ces facultés comme la prunelle de ses yeux; vous ne savez pas, petite fille, ce que c'est que votre propre coeur. Bonne, sensible et confiante, vous croyez que c'est un foyer d'éternel amour; mais le soleil lui-même n'est pas éternel. Tu ne sais pas que l'âme se fatigue comme le corps, et qu'il faut la soigner de même. Laisse-moi faire, Juliette, laisse-moi entretenir le feu sacré dans ton coeur. J'ai intérêt à me conserver ton amour, à t'empêcher de le dépenser trop vite. Toutes les femmes sont comme toi: elles se pressent tant d'aimer que tout à coup elles n'aiment plus, sans savoir pourquoi.
—Méchant, lui disais-je, sont-ce là les choses que tu me disais le soir sur la montagne? Me priais-tu de ne pas trop t'aimer? croyais-tu que j'étais capable de m'en lasser?
—Non, mon ange, répondait Leoni en baisant mes mains, et je ne le crois pas non plus à présent. Mais écoute mon expérience: les choses extérieures ont sur nos sentiments les plus intimes une influence contre laquelle les âmes les plus fortes luttent en vain. Dans notre vallée, entourés d'air pur, de parfums et de mélodies naturelles, nous pouvions et nous devions être tout amour, toute poésie, tout enthousiasme; mais souviens-toi qu'encore là, je le ménageais, cet enthousiasme si facile à perdre, si impossible à retrouver quand on l'a perdu; souviens-toi de nos jours de pluie, où je mettais une espèce de rigueur à t'occuper pour te préserver de la réflexion et de la mélancolie, qui en est la suite inévitable. Sois sûre que l'examen trop fréquent de soi-même et des autres est la plus dangereuse des recherches. Il faut secouer ce besoin égoïste qui nous fait toujours fouiller dans notre coeur et dans celui qui nous aime, comme un laboureur cupide qui épuise la terre à force de lui demander de produire. Il faut savoir se faire insensible et frivole par intervalles; ces distractions ne sont dangereuses que pour les coeurs faibles et paresseux. Une âme ardente doit les rechercher pour ne pas se consumer elle-même; elle est toujours assez riche. Un mot, un regard suffit pour la faire tressaillir au milieu du tourbillon léger qui l'emporte, et pour la ramener plus ardente et plus tendre au sentiment de sa passion. Ici, vois-tu, nous avons besoin de mouvement et de variété; ces grands palais sont beaux, mais ils sont tristes. La mousse marine en ronge le pied, et l'eau limpide qui les reflete est souvent chargée de vapeurs qui retombent en larmes. Ce luxe est austère, et ces traces de noblesse qui te plaisent ne sont qu'une longue suite d'épitaphes et de tombeaux qu'il faut orner de fleurs. Il faut remplir de vivants cette demeure sonore, où tes pas te feraient peur si tu y étais seule; il faut jeter de l'argent par les fenêtres à ce peuple qui n'a pour lit que le parapet glacé des ponts, afin que la vue de sa misère ne nous rende pas soucieux au milieu de notre bien-être. Laisse-toi égayer par nos rires et endormir par nos chants; suis bonne et insouciante, je me charge d'arranger ta vie et de te la rendre agréable quand je ne pourrai te la rendre enivrante. Sois ma femme et ma maîtresse à Venise, tu redeviendras mon ange et ma sylphide sur les glaciers de la Suisse.
C'est par de tels discours qu'il apaisait mon inquiétude et qu'il me traînait, assoupie et confiante, sur le bord de l'abîme. Je le remerciais tendrement de la peine qu'il prenait pour me persuader, quand d'un signe il pouvait me faire obéir. Nous nous embrassions avec tendresse, et nous retournions au salon bruyant où nos amis nous attendaient pour nous séparer.
Cependant, à mesure que nos jours se succédaient ainsi, Leoni ne prenait plus les mêmes soins pour me les faire aimer. Il s'occupait moins de la contrariété que j'éprouvais, et lorsque je la lui exprimais, il la combattait avec moins de douceur. Un jour même il fut brusque et amer; je vis que je lui causais de l'humeur: je résolus de ne plus me plaindre désormais; mais je commençai à souffrir réellement et à me trouver malheureuse. J'attendais avec résignation que Leoni prît le temps de revenir à moi. Il est vrai que dans ces moments-là il était si bon et si tendre que je me trouvais folle et lâche d'avoir tant souffert. Mon courage et ma confiance se ranimaient pour quelques jours; mais ces jours de consolation étaient de plus en plus rares. Leoni, me voyant douce et soumise, me traitait toujours avec affection, mais il ne s'apercevait plus de ma mélancolie; l'ennui me rongeait, Venise me devenait odieuse: ses eaux, son ciel, ses gondoles, tout m'y déplaisait. Pendant les nuits de jeu, j'errais seule sur la terrasse, au haut de la maison; je versais des larmes amères; je me rappelais ma patrie, ma jeunesse insouciante, ma mère si jolie et si bonne, mon pauvre père si tendre et si débonnaire, et jusqu'à ma tante avec ses petits soins et ses longs sermons. Il me semblait que j'avais le mal du pays, que j'avais envie de fuir, d'aller me jeter aux pieds de mes parents, d'oublier à jamais Leoni. Mais si une fenêtre s'ouvrait au-dessous de moi, si Leoni, las du jeu et de la chaleur, s'avançait sur le balcon pour respirer la fraîcheur du canal, je me penchais sur la rampe pour le voir, et mon coeur battait comme aux premiers jours de ma passion quand il franchissait le seuil de la maison paternelle; si la lune donnait sur lui et me permettait de distinguer sa noble taille sous le riche costume de fantaisie qu'il portait toujours dans l'intérieur de son palais, je palpitais d'orgueil et de plaisir, comme le jour où il m'avait introduite dans ce bal d'où nous sortîmes pour ne jamais revenir; si sa voix délicieuse, essayant une phrase de chant, vibrait sur les marbres sonores de Venise et montait vers moi, je sentais mon visage inondé de larmes, comme le soir sur la montagne quand il me chantait une romance composée pour moi le matin.
Quelques mots que j'entendis sortir de la bouche d'un de ses compagnons augmentèrent ma tristesse et mon dégoût à un degré insupportable. Parmi les douze amis de Leoni, le vicomte de Chalm, Français, soi-disant émigré, était celui dont je supportais l'assiduité avec le plus de peine. C'était le plus âgé de tous et le plus spirituel peut-être; mais sous ses manières exquises perçait une sorte de cynisme dont j'étais souvent révoltée. Il était sardonique, indolent et sec; c'était de plus un homme sans moeurs et sans coeur; mais je n'en savais rien, et il me déplaisait suffisamment sans cela. Un soir que j'étais sur le balcon, et qu'un rideau de soie l'empêchait de me voir, j'entendis qu'il disait au marquis vénitien:—Mais où est donc Juliette? Cette manière de me nommer me fit monter le sang au visage; j'écoutai et je restai immobile.—Je ne sais, répondit le Vénitien.—Ah çà! vous êtes donc bien amoureux d'elle?—Pas trop, répondit-il, mais assez.—Et Leoni?—Leoni me la cédera un de ces jours.—Comment! sa propre femme?—Allons donc, marquis! est-ce que vous êtes fou? reprit le vicomte: elle n'est pas plus sa femme que la vôtre, c'est une fille enlevée à Bruxelles; quand il en aura assez, ce qui ne tardera pas, je m'en chargerai volontiers. Si vous en voulez après moi, marquis, inscrivez-vous en titre.—Grand merci, répondit le marquis; je sais comme vous dépravez les femmes, et je craindrais de vous succéder.
Je n'en entendis pas davantage; je me penchai à demi morte sur la balustrade, et cachant mon visage dans mon châle, je sanglotai de colère et de honte.
Dès le soir même j'appelai Leoni dans ma chambre, et je lui demandai raison de la manière dont j'étais traitée par ses amis. Il prit cette insulte avec une légèreté qui m'enfonça un trait mortel dans le coeur.—Tu es une petite sotte, me dit-il; tu ne sais pas ce que c'est que les hommes; leurs pensées sont indiscrètes et leurs paroles encore plus; les meilleurs sont encore les roués. Une femme forte doit rire de leurs prétentions, au lieu de s'en fâcher.
Je tombai sur un fauteuil et je fondis en larmes en m'écriant:—O ma mère, ma mère! qu'est devenue votre fille!
Leoni s'efforça de m'apaiser, et il n'y réussit que trop vite. Il se mit à mes pieds, baisa mes mains et mes bras, me conjura de mépriser un sot propos et de ne songer qu'à lui et à son amour.
—Hélas! lui dis-je, que dois-je penser, quand vos amis se flattent de me ramasser comme ils font de vos pipes quand elles ne vous plaisent plus!
—Juliette, répondit-il, l'orgueil blessé te rend amère et injuste. J'ai été libertin, tu le sais, je t'ai souvent parlé des dérèglements de ma jeunesse; mais je croyais m'en être purifié à l'air de notre vallée. Mes amis vivent encore dans le désordre où j'ai vécu, ils ne savent pas, ils ne comprendraient jamais les six mois que nous avons passés en Suisse. Mais toi, devrais-tu les méconnaître et les oublier?
Je lui demandai pardon, je versai des larmes plus douces sur son front et sur ses beaux cheveux; je m'efforçai d'oublier la funeste impression que j'avais reçue. Je me flattais d'ailleurs qu'il ferait entendre à ses amis que je n'étais point une fille entretenue et qu'ils eussent à me respecter; mais il ne voulut pas le faire ou il n'y songea pas, car le lendemain et les jours suivants je vis les regards de M. de Chalm me suivre et me solliciter avec une impudence révoltante.
J'étais au désespoir, mais je ne savais plus comment me soustraire aux maux où je m'étais précipitée. J'avais trop d'orgueil pour être heureuse et trop d'amour pour m'éloigner.
Un soir, j'étais entrée dans le salon pour prendre un livre que j'avais oublié sur le piano. Leoni était en petit comité avec ses élus; ils étaient groupés autour de la table à thé au bout de la chambre, qui était peu éclairée, et ne s'apercevaient pas de ma présence. Le vicomte semblait être dans une de ses dispositions taquines les plus méchantes.—Baron Leone de Leoni, dit-il d'une voix sèche et railleuse, sais-tu, mon ami, que tu t'enfonces cruellement?—Qu'est-ce que tu veux dire? reprit Leoni, je n'ai pas encore de dettes à Venise.—Mais tu en auras bientôt.—J'espère que oui, répondit Leoni avec la plus grande tranquillité.—Vive Dieu! dit le marquis, tu es le premier des hommes pour te ruiner; un demi-million en trois mois, sais-tu que c'est un très-joli train!
La surprise m'avait enchaînée à ma place; immobile et retenant ma respiration, j'attendis la suite de ce singulier entretien.
—Un demi-million? demanda le marquis vénitien avec indifférence.
—Oui, repartit Chalm, le juif Thadée lui a compté cinq cent mille francs au commencement de l'hiver.
—C'est très-bien, dit le marquis. Leoni, as-tu payé le loyer de ton palais héréditaire?
—Parbleu! d'avance, dit Chalm; est-ce qu'on le lui aurait loué sans ça?
—Qu'est-ce que tu comptes faire quand tu n'auras plus rien? demanda à Leoni un autre de ses affidés.
—Des dettes, répondit Leoni avec un calme imperturbable.
—C'est plus facile que de trouver des juifs qui nous laissent trois mois en paix, dit le vicomte. Que feras-tu quand tes créanciers te prendront au collet?
—Je prendrai un joli petit bateau... répondit Leoni en souriant.
—Bien! Et tu iras à Trieste?
—Non, c'est trop près; à Palerme, je n'y ai pas encore été.
—Mais quand on arrive quelque part, dit le marquis, il faut faire figure dès les premiers jours.
—La Providence y pourvoira, répondit Leoni, c'est la mère des audacieux.
—Mais non pas celle des paresseux, dit Chalm, et je ne connais au monde personne qui le soit plus que toi. Que diable as-tu fait en Suisse avec ton infante pendant six mois?
—Silence là-dessus, répondit Leoni; je l'ai aimée, et je jetterai mon verre au nez de quiconque le trouvera plaisant.
—Leoni, tu bois trop, lui cria un autre de ses compagnons.
—Peut-être, répondit Leoni, mais j'ai dit ce que j'ai dit.
Le vicomte ne répondit pas à cette espèce de provocation, et le marquis se hâta de détourner la conversation.
—Mais pourquoi, diable! ne joues-tu pas? dit-il à Leoni.
—Ventre-Dieu! je joue tous les jours pour vous obliger, moi qui déteste le jeu; vous me rendrez stupide avec vos cartes et vos dés, et vos poches qui sont comme le tonneau des Danaïdes, et vos mains insatiables. Vous n'êtes que des sots, vous tous. Quand vous avez fait un coup, au lieu de vous reposer et de jouir de la vie en voluptueux, vous vous agitez jusqu'à ce que vous ayez gâté la chance.
—La chance, la chance! dit le marquis, on sait ce que c'est que la chance.
—Grand merci! dit Leoni, je ne veux plus le savoir; j'ai été trop bien étrillé à Paris. Quand je pense qu'il y a un homme, que Dieu veuille bien dans sa miséricorde donner à tous les diables!...
—Eh bien! dit le vicomte.
—Un homme, dit le marquis, dont il faudra que nous nous débarrassions à tout prix si nous voulons retrouver la liberté sur la terre. Mais patience, nous sommes deux contre lui.
—Sois tranquille, dit Leoni, je n'ai pas tellement oublié la vieille coutume du pays, que je ne sache purger notre route de celui qui me gênera. Sans mon diable d'amour qui me tenait à la cervelle, j'avais beau jeu en Belgique.
—Toi? dit le marquis, tu n'as jamais opéré dans ce genre-là, et tu n'en auras jamais le courage.
—Le courage? s'écria Leoni en se levant à demi avec des yeux étincelants.
—Pas d'extravagances, reprit le marquis avec cet effroyable sang-froid qu'ils avaient tous. Entendons-nous: tu as du courage pour tuer un ours ou un sanglier; mais pour tuer un homme, tu as trop d'idées sentimentales et philosophiques dans la tête.
—Cela se peut, répondit Leoni en se rasseyant, cependant je ne sais pas.
—Tu ne veux donc pas jouer à Palerme? dit le vicomte.
—Au diable le jeu! Si je pouvais me passionner pour quelque chose, pour la chasse, pour un cheval, pour une Calabraise olivâtre, j'irais l'été prochain m'enfermer dans les Abruzzes et passer encore quelques mois à vous oublier tous.
—Repassionne-toi pour Juliette, dit le vicomte avec ironie.
—Je ne me repassionnerai pas pour Juliette, répondit Leoni avec colère; mais je te donnerai un soufflet si tu prononces encore son nom.
—Il faut lui faire boire du thé, dit le vicomte; il est ivre-mort.
—Allons, Leoni, s'écria le marquis en lui serrant le bras, tu nous traites horriblement ce soir; qu'as-tu donc? ne sommes-nous plus tes amis? doutes-tu de nous? parle.
—Non, je ne doute pas de vous, dit Leoni, vous m'avez rendu autant que je vous ai pris. Je sais ce que vous valez tous; le bien et le mal, je juge, tout cela sans préjugé et sans prévention.
—Ah! il ferait beau voir! dit le vicomte entre ses dents.
—Allons, du punch, du punch! crièrent les autres. Il n'y a plus de bonne humeur possible si nous n'achevons de griser Chalm et Leoni; ils en sont aux attaques de nerfs, mettons-les dans l'extase.
—Oui, mes amis, mes bons amis! cria Leoni, le punch, l'amitié! la vie, la belle vie! A bas les cartes! ce sont elles qui me rendent maussade; vive l'ivresse! vivent les femmes! vive la paresse, le tabac, la musique, l'argent! vivent les jeunes filles et les vieilles comtesses! vive le diable, vive l'amour! vive tout ce qui fait vivre! Tout est bon quand on est assez bien constitué pour profiter et jouir de tout.
Ils se levèrent tous en entonnant un choeur bachique: je m'enfuis, je montai l'escalier avec l'égarement d'une personne qui se croit poursuivie, et je tombai sans connaissance sur le parquet de ma chambre.
Le lendemain matin on me trouva étendue sur le tapis, raide et glacée comme par la mort; j'eus une fièvre cérébrale. Je crois que Leoni me donna des soins; il me sembla le voir souvent à mon chevet, mais je n'en pus conserver qu'une idée vague. Au bout de trois jours j'étais hors de danger. Leoni vint alors savoir de mes nouvelles de temps en temps, et passer une partie de l'après-midi avec moi. Il quittait le palais tous les soirs à six heures et ne rentrait que le lendemain matin; j'ai su cela plus tard.
De tout ce que j'avais entendu, je n'avais compris clairement qu'une chose, qui était la cause de mon désespoir: c'est que Leoni ne m'aimait plus. Jusque-là je n'avais pas voulu le croire, quoique toute sa conduite dut me le faire comprendre. Je résolus de ne pas contribuer plus longtemps à sa ruine, et de ne pas abuser d'un reste de compassion et de générosité qui lui prescrivait encore des égards envers moi. Je le fis appeler aussitôt que je me sentis la force de supporter cette entrevue, et je lui déclarai ce que je lui avais entendu dire de moi au milieu de l'orgie; je gardai le silence sur tout le reste. Je ne voyais pas clair dans cette confusion d'infamies que ses amis m'avaient fait pressentir; je ne voulais pas comprendre cela. Je consentais à tout, d'ailleurs: à mon abandon, à mon désespoir et à ma mort.
Je lui signifiai que j'étais décidée à partir dans huit jours, que je ne voulais rien accepter de lui désormais. J'avais gardé l'épingle de mon père; en la vendant, j'aurais bien au delà de ce qu'il me fallait d'argent pour retourner à Bruxelles.
Le courage avec lequel je parlai, et que la fièvre aidait sans doute, frappa Leoni d'un coup inattendu. Il garda le silence et marcha avec agitation dans la chambre; puis des sanglots et des cris s'échappèrent de sa poitrine; il tomba suffoqué sur une chaise. Effrayée de l'état où je le voyais, je quittai comme malgré moi ma chaise longue et je m'approchai de lui avec sollicitude. Alors il me saisit dans ses bras, et me serrant avec frénésie:
—Non, non! tu ne me quitteras pas, s'écria-t-il, jamais je n'y consentirai; si la fierté, bien juste et bien légitime, ne se laisse pas fléchir, je me coucherai à tes pieds, en travers de cette porte, et je me tuerai si tu marches sur moi. Non, tu ne t'en iras pas, car je t'aime avec passion; tu es la seule femme au monde que j'aie pu respecter et admirer encore après l'avoir possédée six mois. Ce que j'ai dit est une sottise, une infamie et un mensonge; tu ne sais pas, Juliette, oh! tu ne sais pas tous mes malheurs! tu ne sais pas à quoi me condamne une société d'hommes perdus, à quoi m'entraîne une âme de bronze, de feu, d'or et de boue, que j'ai reçue du ciel et de l'enfer réunis! Si tu ne veux plus m'aimer, je ne veux plus vivre. Que n'ai-je pas fait, que n'ai-je pas sacrifié, que n'ai-je pas souillé pour m'attacher à cette vie exécrable qu'ils m'ont faite! Quel démon moqueur s'est donc enfermé dans mon cerveau pour que j'y trouve encore parfois de l'attrait, et pour que je brise, en m'y élançant, les liens les plus sacrés? Ah! il est temps d'en finir; je n'avais eu, depuis que je suis au monde, qu'une période vraiment belle, vraiment pure, celle où je t'ai possédée et adorée. Cela m'avait lavé de toutes mes iniquités, et j'aurais dû rester sous la neige dans le chalet; je serais mort en paix avec toi, avec Dieu et avec moi-même, tandis que me voilà perdu à tes yeux et aux miens. Juliette, Juliette! grâce, pardon! je sens mon âme se briser si tu m'abandonnes. Je suis encore jeune; je veux vivre, je veux être heureux, et je ne le serai jamais qu'avec toi. Vas-tu me punir de mort pour un blasphème échappé à l'ivresse? Y crois-tu, y peux-tu croire? Oh! que je souffre! que j'ai souffert depuis quinze jours! J'ai des secrets qui me brûlent les entrailles; si je pouvais te les dire... mais tu ne pourrais jamais les entendre jusqu'au bout!
—Je les sais, lui dis-je; et si tu m'aimais, je serais insensible à tout le reste...
—Tu les sais! s'écria-t-il d'un air égaré, tu les sais! Que sais-tu?
—Je sais que vous êtes ruiné, que ce palais n'est point à vous, que vous avez mangé en trois mois une somme immense; je sais que vous êtes habitué à cette existence aventureuse et à ces désordres. J'ignore comment vous défaites si vite et comment vous rétablissez votre fortune ainsi; je pense que le jeu est votre perte et votre ressource; je crois que vous avez autour de vous une société funeste, et que vous luttez contre d'affreux conseils; je crois que vous êtes au bord d'un abîme, mais que vous pouvez encore le fuir.
—Eh bien! oui, tout cela est vrai, s'écria-t-il, tu sais tout! et tu me le pardonnerais?
—Si je n'avais perdu votre amour, lui dis-je, je croirais n'avoir rien perdu en quittant ce palais, ce faste et ce monde qui me sont odieux. Quelque pauvres que nous fussions, nous pourrions toujours vivre comme nous avons fait dans notre chalet, soit là, soit ailleurs, si vous êtes las de la Suisse. Si vous m'aimiez encore, vous ne seriez pas perdu; car vous ne penseriez ni au jeu, ni à l'intempérance, ni à aucune des passions que vous avez célébrées dans un toast diabolique; si vous m'aimiez, nous paierions avec ce qui vous reste ce que vous pouvez devoir, et nous irions nous ensevelir et nous aimer dans quelque retraite où j'oublierais vite ce que je viens d'apprendre, où je ne vous le rappellerais jamais, où je ne pourrais pas en souffrir... Si vous m'aimiez...!
—Oh! je t'aime, je t'aime, s'écria-t-il; partons! sauvons-nous, Sauve-moi! Sois ma bienfaitrice, mon ange, comme tu l'as toujours été. Viens, pardonne-moi!
Il se jeta à mes pieds, et tout ce que la passion la plus fervente peut dicter, il me le dit avec tant de chaleur, que j'y crus... et que j'y croirai toujours. Leoni me trompait, m'avilissait, et m'aimait en même temps.
Un jour, pour se soustraire aux vifs reproches que je lui adressais, il essaya de réhabiliter la passion du jeu.
—Le jeu, me dit-il avec cette éloquence spécieuse qui n'avait que trop d'empire sur moi, c'est une passion bien autrement énergique que l'amour. Plus féconde en drames terribles, elle est plus enivrante, plus héroïque dans les actes qui concourent à son but. Il faut le dire, hélas! si ce but est vil en apparence, l'ardeur est puissante, l'audace est sublime, les sacrifices sont aveugles et sans bornes. Jamais, il faut que tu le saches, Juliette, jamais les femmes n'en inspirent de pareils. L'or est une puissance supérieure à la leur. En force, en courage, en dévouement, en persévérance, au prix du joueur, l'amant n'est qu'un faible enfant dont les efforts sont dignes de pitié. Combien peu d'hommes avez-vous vus sacrifier à leur maîtresse ce bien inestimable, cette nécessité sans prix, cette condition d'existence sans laquelle on pense qu'il n'y a pas d'existence supportable, l'honneur! Je n'en connais guère dont le dévouement aille plus loin que le sacrifice de la vie. Tous les jours le joueur immole son honneur et supporte la vie. Le joueur est âpre, il est stoïque; il triomphe froidement, il succombe froidement; il passe en quelques heures des derniers rangs de la société aux premiers; dans quelques heures il redescend au point d'où il était parti, et cela sans changer d'attitude ni de visage. Dans quelques heures, sans quitter la place où son démon l'enchaîne, il parcourt toutes les vicissitudes de la vie, il passe par toutes les chances de fortune qui représentent les différentes conditions sociales. Tour à tour roi et mendiant, il gravit d'un seul bond l'échelle immense, toujours calme, toujours maître de lui, toujours soutenu par sa robuste ambition, toujours excité par l'acre soif qui le dévore. Que sera-t-il toute l'heure? prince ou esclave? Comment sortira-t-il de cet antre? nu, ou courbé sous le poids de l'or? Qu'importe? Il y reviendra demain refaire sa fortune, la perdre ou la tripler. Ce qu'il y a d'impossible pour lui, c'est le repos; il est comme l'oiseau des tempêtes, qui ne peut vivre sans les flots agités et les vents en fureur. On l'accuse d'aimer l'or? il l'aime si peu qu'il le jette à pleines mains. Ces dons de l'enfer ne sauraient lui profiter ni l'assouvir. A peine riche, il lui tarde d'être ruiné afin de goûter encore cette nerveuse et terrible émotion sans laquelle la vie lui est insipide. Qu'est-ce donc que l'or à ses yeux? Moins par lui-même que des grains de sable aux vôtres. Mais l'or lui est un emblème des biens et des maux qu'il vient chercher et braver. L'or, c'est son jouet, c'est son ennemi, c'est son Dieu, c'est son rêve, c'est son démon, c'est sa maîtresse, c'est sa poésie; c'est l'ombre qu'il poursuit, qu'il attaque, qu'il étreint, puis qu'il laisse échapper, pour avoir le plaisir de recommencer la lutte et de se prendre encore une fois corps à corps avec le destin. Va! c'est beau cela! c'est absurde, il faut le condamner, parce que l'énergie, employée ainsi, est sans profit pour la société, parce que l'homme qui dirige ses forces vers un pareil but vole à ses semblables tout le bien qu'il aurait pu leur faire avec moins d'égoïsme; mais en le condamnant, ne le méprisez pas, petites organisations qui n'êtes capables ni de bien ni de mal; ne mesurez qu'avec effroi le colosse de volonté qui lutte ainsi sur une mer fougueuse pour le seul plaisir d'exercer sa vigueur et de la jeter en dehors de lui. Son égoïsme le pousse au milieu des fatigues et des dangers, comme le vôtre vous enchaîne à de patientes et laborieuses professions. Combien comptez-vous, dans le monde, d'hommes qui travaillent pour la patrie sans songer à eux-mêmes? Lui, il s'isole franchement, il se met à part; il dispose de son avenir, de son présent, de son repos, de son honneur. Il se condamne à la souffrance, à la fatigue. Déplorez son erreur, mais ne vous comparez pas à lui, dans le secret de votre orgueil, pour vous glorifier à ses dépens. Que son fatal exemple serve seulement à vous consoler de votre inoffensive nullité.
—O ciel! lui répondis-je, de quels sophismes votre coeur s'est-il donc nourri, ou bien quelle est la faiblesse de mon intelligence? Quoi! le joueur ne serait pas méprisable? O Leoni, pourquoi, ayant tant de force, ne l'avez-vous pas employée à vous dompter dans l'intérêt de vos semblables?
—C'est, répondit-il d'un ton ironique et amer, que j'ai mal compris la vie, apparemment; c'est que mon amour-propre m'a mal conseillé. C'est qu'au lieu de monter sur un théâtre somptueux, je suis montés sur un théâtre en plein vent; c'est qu'au lieu de m'employer à déclamer de spécieuses moralités sur la scène du monde et à jouer les rôles héroïques, je me suis amusé, pour donner carrière à la vigueur de mes muscles, à faire des tours de force et à me risquer sur un fil d'archal. Et encore cette comparaison ne vaut rien: le saltimbanque a sa vanité, connue le tragédien, comme l'orateur philanthrope. Le joueur n'en a pas; il n'est ni admiré, ni applaudi, ni envié. Ses triomphes sont si courts et si hasardés, que ce n'est pas la peine d'en parler. Au contraire, la société le condamne, le vulgaire le méprise, surtout les jours où il a perdu. Tout son charlatanisme consiste à faire bonne contenance, à tomber décemment devant un groupe d'intéressés qui ne le regardent même pas, tant ils ont une autre contention d'esprit qui les absorbe! Si dans ses rapides heures de fortune il trouve quelque plaisir à satisfaire les vulgaires vanités du luxe, c'est un tribut bien court qu'il paie aux faiblesses humaines. Bientôt il va sacrifier sans pitié ces puériles jouissances d'un instant à l'activité dévorante de son âme, à celle fièvre infernale qui ne lui permet pas de vivre tout un jour de la vie des autres hommes. De la vanité à lui! il n'en a pas le temps, il a bien autre chose à faire! N'a-t-il pas son coeur à faire souffrir, sa tête à bouleverser, son sang à boire, sa chair à tourmenter, son or à perdre, sa vie à remettre en question, à reconstruire, à défaire, à tordre, à déchirer par lambeaux, à risquer en bloc, à reconquérir pièce à pièce, à mettre dans sa bourse, à jeter sur la table à chaque instant? Demandez au marin s'il peut vivre à terre, à l'oiseau s'il peut être heureux sans ses ailes, au coeur de l'homme s'il peut se passer d'émotions.
Le joueur n'est donc pas criminel par lui-même; c'est sa position sociale qui presque toujours le rend tel, c'est sa famille qu'il ruine ou qu'il déshonore. Mais supposez-le, comme moi, isolé dans le monde, sans affections, sans parentés assez intimes pour être prises en considération, libre, abandonné à lui-même, rassasié ou trompé en amour, comme je l'ai été si souvent, et vous plaindrez son erreur, vous regretterez pour lui qu'il ne soit pas né avec un tempérament sanguin et vaniteux plutôt qu'avec un tempérament bilieux et concentré.
Où prend-on que le joueur soit dans la même catégorie que les flibustiers et les brigands? Demandez aux gouvernements pourquoi ils tirent une partie de leurs richesses d'une source si honteuse! Eux seuls sont coupables d'offrir ces horribles tentations à l'inquiétude, ces funestes ressources au désespoir.
Si l'amour du jeu n'est pas en lui-même aussi honteux que la plupart des autres penchants, c'est le plus dangereux de tous, le plus âpre, le plus irrésistible, celui dont les conséquences sont les plus misérables. Il est presque impossible au joueur de ne pas se déshonorer au bout de quelques années.
Quant à moi, poursuivit-il d'un air plus sombre et d'une voix moins vibrante, après avoir pendant longtemps supporté cette vie d'angoisses et de convulsions avec l'héroïsme chevaleresque qui était à la base de mon caractère, je me laissai enfin corrompre; c'est à dire que, mon âme s'usant peu à peu à ce combat perpétuel, je perdis la force stoïque avec laquelle j'avais su accepter les revers, supporter les privations d'une affreuse misère, recommencer patiemment l'édifice de ma fortune, parfois avec une obole, attendre, espérer, marcher prudemment et pas à pas, sacrifier tout un mois à réparer les pertes d'un jour. Telle fut longtemps ma vie. Mais enfin, las de souffrir, je commençai à chercher hors de ma volonté, hors de ma vertu (car il faut bien le dire, le joueur a sa vertu aussi), les moyens de regagner plus vite les valeurs perdues; j'empruntai, et dès lors je fus perdu moi-même.
On souffre d'abord cruellement de se trouver dans une situation indélicate; et puis on s'y fait comme à tout, on s'étourdit, on se blase. Je fis comme font les joueurs et les prodigues; je devins nuisible et dangereux à mes amis. J'accumulai sur leurs têtes les maux que longtemps j'avais courageusement assumés sur la mienne. Je fus coupable; je risquai mon honneur, puis l'existence et l'honneur de mes proches, comme j'avais risqué mes biens. Le jeu a cela d'horrible, qu'il ne vous donne pas de ces leçons sur lesquelles il n'y a point à revenir. Il est toujours là qui vous appelle! Cet or, qui ne s'épuise jamais, est toujours devant vos yeux. Il vous suit, il vous invite, il vous dit: «Espère!» et parfois il tient ses promesses, il vous rend l'audace, il rétablit votre crédit, il semble retarder encore le déshonneur; mais le déshonneur est consommé du jour où l'honneur est volontairement mis en risque.
Ici Leoni baissa la tête et tomba dans un morne silence; la confession qu'il avait peut-être songé à me faire expira sur ses lèvres. Je vis à sa honte et à sa tristesse qu'il était bien inutile de rétorquer les arguments sophistiques de son désordre; sa conscience s'en était déjà chargée.
—Ecoute, me dit-il quand nous fûmes réconciliés, demain je ferme la maison à tous mes commensaux, et je pars pour Milan, où j'ai à toucher encore une somme assez forte qui m'est due. Pendant ce temps, soigne-toi bien, rétablis ta santé, mets en ordre toutes les requêtes de nos créanciers, et fais les apprêts de notre départ. Dans huit jours, dans quinze au plus, je reviendrai payer nos dettes et te chercher pour aller vivre avec toi où tu voudras, pour toujours.
Je crus à tout, je consentis à tout. Il partit, et la maison fut fermée. Je n'attendis pas que je fusse entièrement guérie pour m'occuper de remettre tout en ordre et de reviser les mémoires des fournisseurs. J'espérais que Leoni m'écrirait dès son arrivée à Milan, comme il me l'avait promis; il fut plus de huit jours sans me donner de ses nouvelles. Il m'annonça enfin qu'il était sûr de toucher beaucoup plus d'argent que nous n'en devions, mais qu'il serait obligé de rester vingt jours absent au lieu de quinze. Je me résignai. Au bout de vingt jours, une nouvelle lettre m'annonça qu'il était forcé d'attendre ses rentrées jusqu'à la fin du mois. Je tombai dans le découragement. Seule dans ce grand palais, où, pour échapper aux insolentes visites des compagnons de Leoni, j'étais obligée de me cacher, de baisser les stores de ma fenêtre et de soutenir une espèce de siège, dévorée d'inquiétude, malade et faible, livrée aux plus noires réflexions et à tous les remords que l'aiguillon du malheur réveille, je fus plusieurs fois tentée de mettre fin à ma déplorable vie.
Mais je n'étais pas au bout de mes souffrances.
Un matin, que je croyais être seule dans le grand salon et que je tenais un livre ouvert sur mes genoux, sans songer à le regarder, j'entendis du bruit auprès de moi, et, sortant de ma léthargie, je vis la détestable figure du vicomte de Chalm. Je fis un cri, et j'allais le chasser, lorsqu'il se confondit en excuses d'un air à la fois respectueux et railleur, auquel je ne sus que répondre. Il me dit qu'il avait forcé ma porte sur l'autorisation d'une lettre de Leoni, qui l'avait spécialement chargé de venir s'informer de ma santé et de lui en donner des nouvelles. Je ne crus point à ce prétexte, et j'allais je lui dire; mais, sans m'en laisser le temps, il se mit à parler lui-même avec un sang-froid si impudent, qu'à moins d'appeler mes gens, il m'eût été impossible de le mettre à la porte. Il était décidé à ne rien comprendre.
—Je vois, Madame, me dit-il d'un air d'intérêt hypocrite, que vous êtes informée de la situation fâcheuse où se trouve le baron. Soyez sûre que mes faibles ressources sont à sa disposition; c'est malheureusement bien peu de chose pour contenter la prodigalité d'un caractère si magnifique. Ce qui me console, c'est qu'il est courageux, entreprenant et ingénieux. Il a refait plusieurs fois sa fortune; il la relèvera encore. Mais vous aurez à souffrir, vous, madame, si jeune, si délicate et si digne d'un meilleur sort! C'est pour vous que je m'afflige profondément des folies de Leoni et de toutes celles qu'il va encore commettre avant de trouver des ressources. La misère est une horrible chose à votre âge, et quand en a toujours vécu dans le luxe...
Je l'interrompis brusquement; car je crus voir où il voulait en venir avec son injurieuse compassion. Je ne comprenais pas encore toute la bassesse de ce personnage.
Devinant ma méfiance, il s'empressa de la combattre. Il me fit entendre, avec toute la politesse de son langage subtil et froid, qu'il se jugeait trop vieux et trop peu riche pour m'offrir son appui, mais qu'un jeune lord immensément riche, qui m'avait été présenté par lui, et qui m'avait fait quelques visites, lui avait confié l'honorable message de me tenter par des promesses magnifiques. Je n'eus pas la force de répondre à cet affront; j'étais si faible et si abattue, que je me mis à pleurer sans rien dire. L'infâme Chalm crut que j'étais ébranlée; et, pour me décider entièrement, il me déclara que Leoni ne reviendrait point à Venise, qu'il était enchaîné aux pieds de la princesse Zagarolo, et qu'il lui avait donné plein pouvoir de traiter cette affaire avec moi.
L'indignation me rendit enfin la présence d'esprit dont j'avais besoin pour accabler cet homme de mépris et de confusion. Mais il fut bientôt remis de son trouble.—Je vois, Madame, me dit-il, que votre jeunesse et votre candeur ont été cruellement abusées, et je ne saurais vous rendre haine pour haine, car vous me méconnaissez et vous m'accusez; moi, je vous connais et vous estime. J'aurai, pour entendre vos reproches et vos injures, tout le stoïcisme dont le véritable dévouement doit savoir s'armer, et je vous dirai dans quel abîme vous êtes tombée et de quelle abjection je veux vous retirer.
Il prononça ces mots avec tant de force et de calme, que mon crédule caractère en fut comme subjugué. Un instant je pensai que, dans le trouble de mes malheurs, j'avais peut-être méconnu un homme sincère. Fascinée par l'impudente sérénité de son visage, j'oubliai les dégoûtantes paroles que je lui avais entendu prononcer, et je lui laissai le temps de parler. Il vit qu'il fallait profiter de ce moment d'incertitude et de faiblesse, et se hâta de me donner sur Leoni des renseignements d'une odieuse vérité.
—J'admire, dit-il, comment votre coeur, facile et confiant, a pu s'attacher si longtemps à un caractère semblable, il est vrai que la nature l'a doté de séductions irrésistibles, et qu'il a une habileté extraordinaire pour cacher ses turpitudes et pour prendre les dehors de la loyauté. Toutes les villes de l'Europe le connaissent pour un roué charmant. Quelques personnes seulement en Italie savent qu'il est capable de toutes les scélératesses pour satisfaire ses fantaisies innombrables. Aujourd'hui vous le verrez se modeler sur le type de Lovelace, demain sur celui du pastor Fido. Comme il est un peu poëte, il est capable de recevoir toutes les impressions, de comprendre et de singer toutes les vertus, d'étudier et de jouer tous les rôles. Il croit sentir tout ce qu'il imite, et quelquefois il s'identifie tellement avec le personnage qu'il a choisi, qu'il en ressent les passions et en saisit la grandeur. Mais, comme le fond de son âme est vil et corrompu, comme il n'y a en lui qu'affectation et caprice, le vice se réveille tout à coup dans son sang, l'ennui de son hypocrisie le jette dans des habitudes entièrement contraires à celles qui semblaient lui être naturelles. Ceux qui ne l'ont vu que sous une de ses faces mensongères s'étonnent et le croient devenu fou; ceux qui savent que son caractère est de n'en avoir aucun de vrai, sourient et attendent paisiblement quelque nouvelle invention.