Quoique ce portrait horrible me révoltai au point de me suffoquer, il me semblait y voir briller des traits d'une lumière accablante. J'étais atterrée, mes nerfs se contractaient. Je regardais Chalm d'un air effaré: il s'applaudit de sa puissance, et continua:
—Ce caractère vous étonne; si vous aviez plus d'expérience, ma chère dame, vous sauriez qu'il est fort répandu dans le monde. Pour l'avoir à un certain degré, il faut une certaine supériorité d'intelligence; et si beaucoup de sots s'en abstiennent, c'est qu'ils sont incapables de le soutenir. Vous verrez presque toujours un homme médiocre et vain se renfermer dans une manière d'être obstinée qu'il prendra pour une spécialité, et qui le consolera des succès d'autrui. Il s'avouera moins brillant, mais il se déclarera plus solide et plus utile. La terre n'est peuplée que d'imbéciles insupportables ou de fous nuisibles. Tout bien considéré, j'aime encore mieux les derniers; j'ai assez de prudence pour m'en préserver et assez de tolérance pour m'en amuser. Mieux vaut rire avec un malicieux bouffon que bâiller avec un bon homme ennuyeux. C'est pourquoi vous m'avez vu dans l'intimité d'un homme que je n'aime ni n'estime. D'ailleurs j'étais attiré ici par vos manières affables, par votre angélique douceur; je me sentais pour vous une amitié paternelle. Le jeune lord Edwards, qui vous avait vue de sa fenêtre passer des heures entières immobile et rêveuse à votre balcon, m'avait pris pour confident de la passion violente qu'il a conçue pour vous. Je l'avais présenté ici, désirant franchement et ardemment que vous ne restassiez pas plus longtemps dans la position douloureuse et humiliante où l'abandon de Leoni vous laissait; je, savais que lord Edwards avait une âme digne de la vôtre, et qu'il vous ferait une existence heureuse et honorable... Je viens aujourd'hui renouveler mes efforts et vous révéler son amour, que vous n'avez pas voulu comprendre...
Je mordais mon mouchoir de colère; mais, dévorée par une idée fixe, je me levai, et je lui dis avec force:
—Vous prétendez que Leoni vous autorise à me faire ces infâmes propositions: prouvez-le-moi! oui, Monsieur, prouvez-le! Et je lui secouai le bras convulsivement.
—Parbleu! ma chère petite, me répondit ce misérable avec son impassibilité odieuse, c'est bien facile à prouver. Mais comment ne vous l'expliquez-vous pas à vous-même? Leoni ne vous aime plus; il a une autre maîtresse.
—Prouvez-le! répétai-je avec exaspération.
—Tout à l'heure, tout à l'heure, me dit-il. Leoni a grand besoin d'argent, et il y a des femmes d'un certain âge dont la protection peut être avantageuse.
—Prouvez-moi tout ce que vous dites! m'écriai-je, ou je vous chasse à l'instant.
—Fort bien, répondit-il sans se déconcerter; mais faisons un accord: si j'ai menti, je sortirai d'ici pour n'y jamais remettre les pieds; si j'ai dit vrai en affirmant que Leoni m'autorise à vous parler de lord Edwards, vous me permettrez de venir ce soir avec ce dernier.
En parlant ainsi, il tira de sa poche une lettre sur l'adresse de laquelle je reconnus l'écriture de Leoni.
—Oui! m'écriai-je, emportée par l'invincible désir de connaître mon sort; oui, je le promets.
Le marquis déplia lentement la lettre et me la présenta. Je lus:
«Mon cher vicomte, quoique tu me causes souvent des accès de colère où je t'écraserais volontiers, je crois que tu as vraiment de l'amitié pour moi et que tes offres de service sont sincères. Je n'en profiterai pourtant pas. J'ai mieux que cela, et mes affaires reprennent un train magnifique. La seule chose qui m'embarrasse et qui m'épouvante, c'est Juliette. Tu as raison: au premier jour elle va faire avorter mes projets. Mais que faire? J'ai pour elle le plus sot et le plus invincible attachement. Son désespoir m'ôte toutes mes forces. Je ne puis la voir pleurer sans être à ses pieds... Tu crois qu'elle se laisserait corrompre? Non, tu ne la connais pas; jamais elle ne se laissera vaincre par la cupidité. Mais le dépit? dis-tu. Oui, cela est plus vraisemblable. Quelle est la femme qui ne fasse par colère ce qu'elle ne ferait pas par amour? Juliette est, fière, j'en ai acquis la certitude dans ces derniers temps. Si tu lui dis un peu de mal de moi, si lu lui fais entendre que je suis infidèle...., peut-être!.... Mais, mon Dieu! je ne puis y penser sans que mon âme se déchire... Essaie: si elle succombe, je la mépriserai et je l'oublierai; si elle résiste... ma foi! nous verrons. Quel que soit le résultat de tes efforts, j'aurai un grand désastre à craindre ou une grande peine de coeur à supporter.»
—Maintenant, dit le marquis quand j'eus fini, je vais chercher lord Edwards.
Je cachai ma tête dans mes mains et je restai longtemps immobile et muette. Puis tout à coup je cachai cet exécrable billet dans mon sein et je sonnai avec violence.
—Que ma femme de chambre fasse en cinq minutes un porte-manteau, dis-je au laquais, et que Beppo amène la gondole.
—Que voulez-vous faire, ma chère enfant? me dit le vicomte étonné; où voulez-vous aller?
—Chez lord Edwards, apparemment! lui dis-je avec une ironie amère dont il ne comprit pas le sens. Allez l'avertir, repris-je; dites-lui que vous avez gagné votre salaire et que je vole vers lui.
Il commença à comprendre que je le raillais avec fureur. Il s'arrêta irrésolu. Je sortis du salon sans dire un mot de plus, et j'allai mettre un habit de voyage. Je descendis suivie de ma femme de chambre, portant le paquet. Au moment de passer dans la gondole, je sentis une main agitée qui me retenait par mon manteau; je me retournai, je vis Chalin troublé et effrayé.—Où donc allez-vous? me dit-il d'une voix altérée. Je triomphais d'avoir enfin troublé son sang-froid de scélérat.
—Je vais à Milan, lui dis-je, et je vous fais perdre les deux ou trois cents sequins que lord Edwards vous avait promis.
—Un instant, dit le vicomte furieux; rendez-moi la lettre, ou vous ne partirez pas.
—Beppo! m'écriai-je avec l'exaspération de la colère et de la peur en m'élançant vers le gondolier, délivre-moi de ce rufian, qui me casse le bras.
Tous les domestiques de Leoni me trouvaient douce et m'étaient dévoués. Beppo, silencieux et résolu, me saisit par la taille et m'enleva de l'escalier. En même temps il donna un coup de pied à la dernière marche, et la gondole s'éloigna au moment où il m'y déposait avec une adresse et une force extraordinaires. Chalin faillit être entraîné et tomber dans le canal. Il disparut en me lançant un regard qui était le serment d'une haine éternelle et d'une vengeance implacable.
J'arrive à Milan après avoir voyagé nuit et, jour sans me donner le temps de me reposer ni de réfléchir. Je descends à l'auberge où Leoni m'avait donné son adresse, je le fais demander, on me regarde avec étonnement.
—Il ne demeure pas ici, me répond le camérière. Il y est descendu en y arrivant, et il y a loué une petite chambre où il a déposé ses effets; mais il ne vient ici que le matin pour prendre ses lettres, faire sa barbe et s'en aller.
—Mais où loge-t-il? demandai-je. Je vis que le cameriere me regardait avec curiosité, avec incertitude, et que, soit par respect, soit par commisération, il ne pouvait se décider à me répondre. J'eus la discrétion de ne pas insister, et je me fis conduire à la chambre que Leoni avait louée.—Si vous savez où on peut le trouver à cette heure-ci, dis-je au cameriere, allez le chercher, et dites lui que sa soeur est arrivée.
Au bout d'une heure, Leoni arriva, les bras étendus pour m'embrasser.—Attends, lui dis-je en reculant; si tu m'as trompée jusqu'ici, n'ajoute pas un crime de plus à tous ceux que tu as commis envers moi. Tiens, regarde ce billet; est-il de toi? Si on a contrefait ton écriture, dis-le-moi vite, car je l'espère et j'étouffe.
Leoni jeta les yeux sur le billet et devint pâle comme la mort.
—Mon Dieu! m'écriai-je, j'espérais qu'on m'avait trompée! Je venais vers toi avec la presque certitude de te trouver étranger à cette infamie. Je me disais: il m'a fait bien du mal, il m'a déjà trompée; mais, malgré tout, il m'aime. S'il est vrai que je le gêne et que je lui sois nuisible, il me l'aurait dit il y a à peine un mois, lorsque je me sentais le courage de le quitter, tandis qu'il s'est jeté à mes genoux pour me supplier de rester. S'il est un intrigant et un ambitieux, il ne devait pas me retenir; car je n'ai aucune fortune, et mon amour ne lui est avantageux en rien. Pourquoi se plaindrait-il maintenant de mon importunité? Il n'a qu'un mot à dire pour me chasser. Il sait que je suis fière; il ne doit craindre ni mes prières ni mes reproches. Pourquoi voudrait-il m'avilir?
Je ne pus continuer; un flot de larmes saccadait ma voix et arrêtait mes paroles.
—Pourquoi j'aurais voulu t'avilir? s'écria Leoni hors de lui; pour éviter un remords de plus à ma conscience déchirée. Tu ne comprends pas cela, Juliette. On voit bien que tu n'as jamais été criminelle!...
Il s'arrêta; je tombai sur un fauteuil, et nous restâmes atterrés tous deux.
—Pauvre ange! s'écria-t-il enfin, méritais-tu d'être la compagne et la victime d'un scélérat tel que moi? Qu'avais-tu fait à Dieu avant de naître, malheureuse enfant, pour qu'il te jetât dans les bras d'un réprouvé qui te fait mourir de honte et de désespoir? Pauvre Juliette! pauvre Juliette!
Et à son tour il versa un torrent de larmes.
—Allons, lui dis-je, je suis venue pour entendre ta justification ou ma condamnation. Tu es coupable, je te pardonne, et je pars.
—Ne parle jamais de cela! s'écria-t-il avec véhémence. Haie à jamais ce mot-là de nos entretiens. Quand tu voudras me quitter, échappe-toi habilement sans que je puisse t'en empêcher; mais tant qu'il me restera une goutte de sang dans les veines, je n'y consentirai pas. Tu es ma femme, tu m'appartiens, et je t'aime. Je puis te faire mourir de douleur, mais je ne peux pas te laisser partir.
—J'accepterai la douleur et la mort, lui dis-je, si tu me dis que tu m'aimes encore.
—Oui, je t'aime, je t'aime, cria-t-il avec ses transports ordinaires; je n'aime que toi, et je ne pourrai jamais en aimer une autre!
—Malheureux! tu mens, lui dis-je. Tu as suivi la princesse Zagarolo.
—Oui, mais je la déteste.
—Comment! m'écriai-je frappée d'étonnement. Et pourquoi donc l'as-lu suivie? Quels honteux secrets cachent donc toutes ces énigmes? Chalm a voulu me faire entendre qu'une vile ambition t'enchaînait auprès de cette femme; qu'elle était vieille..., qu'elle te payait... Ah! quels mots vous me faites prononcer!
—Ne crois pas à ces calomnies, répondit Leoni; la princesse est jeune, belle; j'en suis amoureux...
—A la bonne heure, lui dis-je avec un profond soupir, j'aime mieux vous voir infidèle que déshonoré. Aimez la, aimez-la beaucoup; car elle est riche, et vous êtes pauvre! Si vous l'aimez beaucoup, la richesse et la pauvreté ne seront plus que des mots entre vous. Je vous aimais ainsi; et quoique je n'eusse rien pour vivre que vos dons, je n'en rougissais pas; à présent je m'avilirais et je vous serais insupportable. Laissez-moi donc partir. Votre obstination à me garder pour me faire mourir dans les tortures est une folie et une cruauté.
—-C'est vrai, dit Leoni d'un air sombre; pars donc! je suis un bourreau de vouloir t'en empêcher.
Il sortit d'un air désespéré. Je me jetai à genoux, je demandai au ciel de la force, j'invoquai le souvenir de ma mère, et je me relevai pour faire de nouveau les courts apprêts de mon départ.
Quand mes malles furent refermées, je demandai des chevaux de poste pour le soir même, et en attendant je me jetai sur un lit. J'étais si accablée de fatigue et tellement brisée par le désespoir, que j'éprouvai, en m'endormant, quelque chose qui ressemblait à la paix du tombeau.
Au bout d'une heure je fus réveillée par les embrassements passionnés de Leoni.
—C'est en vain que tu veux partir, me dit-il; cela est au-dessus de mes forces. J'ai renvoyé tes chevaux, j'ai fait décharger tes malles. Je viens de me promener seul dans la campagne, et j'ai fait mon possible pour me forcer à te perdre. J'ai résolu de ne pas te dire adieu. J'ai été chez la princesse, j'ai tâché de me figurer que je l'aimais; je la hais et je t'aime. Il faut que tu restes.
Ces émotions continuelles m'affaiblissaient l'âme autant que le corps; je commençais à ne plus avoir la faculté de raisonner; le mal et le bien, l'estime et le mépris devenaient pour moi des sons vagues, des mots que je ne voulais plus comprendre, et qui m'effrayaient comme des chiffres innombrables qu'on m'aurait dit de supputer. Leoni avait désormais sur moi plus qu'une force morale; il avait une puissance magnétique à laquelle je ne pouvais plus me soustraire. Son regard, sa voix, ses larmes agissaient sur mes nerfs autant que sur mon coeur; je n'étais plus qu'une machine qu'il poussait à son gré dans tous les sens.
Je lui pardonnai, je m'abandonnai à ses caresses, je lui promis tout ce qu'il voulut. Il me dit que la princesse Zagarolo, étant veuve, avait songé à l'épouser; que le court et frivole engouement qu'il avait eu pour elle lui avait fait croire à son amour; qu'elle s'était follement compromise pour lui, et qu'il était obligé de la ménager et de s'en détacher peu à peu, ou d'avoir affaire à toute la famille.—S'il ne s'agissait que de me battre avec tous ses frères, tous ses cousins et tous ses oncles, dit-il, je m'en soucierais fort peu; mais ils agiront en grands seigneurs, me dénonceront comme carbonaro, et me feront jeter dans une prison, où j'attendrai peut-être dix ans qu'on veuille bien examiner ma cause.
J'écoutai tous ces contes absurdes avec la crédulité d'un enfant. Leoni ne s'était jamais occupé de politique; mais j'aimais encore à me persuader que tout ce qu'il y avait de problématique dans son existence se rattachait à quelque grande entreprise de ce genre. Je consentis à passer toujours dans l'hôtel pour sa soeur, à me montrer peu dehors et jamais avec lui, enfin à le laisser absolument libre de me quitter à toute heure sur la requête de la princesse.
Cette vie fut affreuse, mais je la supportai. Les tortures de la jalousie m'étaient encore inconnues jusque-là; elles s'éveillèrent, et je les épuisai toutes. J'évitai à Leoni l'ennui de les combattre; d'ailleurs il ne me restait plus assez de force pour les exprimer. Je résolus de me laisser mourir en silence; je me sentais assez malade pour l'espérer. L'ennui me dévorait encore plus à Milan qu'à Venise; j'y avais plus de souffrances et moins de distractions. Leoni vivait ouvertement avec la princesse Zagarolo. Il passait les soirs dans sa loge au spectacle ou au bal avec elle; il s'en échappait pour venir me voir un instant, et puis il retournait souper avec elle et ne rentrait que le matin à six heures. Il se couchait accablé de fatigue et souvent de mauvaise humeur. Il se levait à midi, silencieux et distrait, et allait se promener en voiture avec sa maîtresse. Je les voyais souvent passer; Leoni avait auprès d'elle cet air sagement triomphant, cette coquetterie de maintien, ces regards heureux et tendres qu'il avait eus jadis auprès de moi; maintenant je n'avais plus que ses plaintes et le récit de ses contrariétés. Il est vrai que j'aimais mieux le voir venir à moi soucieux et dégoûté de son esclavage que paisible et insouciant, comme cela lui arrivait quelquefois; il semblait alors qu'il eût oublié l'amour qu'il avait eu pour moi et celui que j'avais encore pour lui; il trouvait naturel de me confier les détails de son intimité avec une autre, et ne s'apercevait pas que le sourire de mou visage en l'écoutant était une convulsion muette de la douleur.
Un soir, au coucher du soleil, je sortais de la cathédrale, où j'avais prié Dieu avec ferveur de m'appeler à lui et d'accepter mes souffrances en expiation de mes fautes. Je marchais lentement sous le magnifique portail, et je m'appuyais de temps en temps contre les piliers, car j'étais faible. Une fièvre lente me consumait. L'émotion de la prière et l'air de l'église m'avaient baignée d'une sueur froide: je ressemblais à un spectre sorti du pavé sépulcral pour voir encore une fois les derniers rayons du jour. Un homme, qui me suivait depuis quelque temps sans que j'y fisse grande attention, me parla, et je me retournai sans surprise, sans frayeur, avec l'apathie d'un mourant. Je reconnus Henryet.
Aussitôt le souvenir de ma patrie et de ma famille se réveilla en moi avec impétuosité. J'oubliai l'étrange conduite de ce jeune homme envers moi, la puissance terrible qu'il exerçait sur Leoni, son ancien amour si mal accueilli par moi, et la haine que j'avais ressentie contre lui depuis. Je ne songeai qu'à mon père et à ma mère, et, lui tendant la main avec vivacité, je l'accablai de questions. Il ne se pressa pas de me répondre, quoiqu'il parût touché de mon émotion et de mon empressement.
—Êtes-vous seule ici? me dit-il, et puis-je causer avec vous sans vous exposer à aucun danger?
—Je suis seule, personne ici ne me connaît ni ne s'occupe de moi. Asseyons-nous sur ce banc de pierre, car je suis souffrante, et, pour l'amour du ciel, parlez-moi de mes parents. Il y a une année tout entière que je n'ai entendu prononcer leur nom.
—Vos parents! dit Henryet avec tristesse. Il y en a un qui ne vous pleure plus.
—Mon père est mort! m'écriai-je en me levant. Henryet ne répondit pas. Je retombai accablée sur le banc, et je dis à demi-voix:—Mon Dieu, qui allez me réunir à lui, faites qu'il me pardonne!
—Votre mère, dit Henryet, a été longtemps malade. Elle a essayé ensuite de se distraire; mais elle avait perdu sa beauté dans les larmes, et n'a point trouvé de consolation dans le monde.
—Mon père mort! dis-je en joignant mes faibles mains, ma mère vieille et triste! Et ma tante?
—Votre tante essaie de consoler votre mère en lui prouvant que vous ne méritez pas ses regrets; mais votre mère ne l'écoute pas, et chaque jour elle se flétrit dans l'isolement et l'ennui. Et vous, Madame?
Henryet prononça ces derniers mots d'un ton froid, où perçait cependant la compassion sous le mépris.
—Et moi, je me meurs, vous le voyez.
Il me prit la main, et des larmes lui vinrent aux yeux.
—Pauvre fille! me dit-il, ce n'est pas ma faute. J'ai fait ce que j'ai pu pour vous empêcher de tomber dans ce précipice, mais vous l'avez voulu.
—Ne parlez pas de cela, lui dis-je, il m'est impossible d'en causer avec vous. Dites-moi si ma mère m'a fait chercher après ma fuite?
—Votre mère vous a cherchée, mais pas assez. Pauvre femme! elle était consternée, elle a manqué de présence d'esprit. Il n'y a pas de vigueur, Juliette, dans le sang dont vous êtes formée.
—Ah! c'est vrai, lui dis-je nonchalamment. Nous étions tous indolents et pacifiques dans ma famille. Ma mère a-t-elle espéré que je reviendrais?
—Elle l'a espéré follement et puérilement. Elle vous attend encore, et vous espérera jusqu'à son dernier soupir.
Je me mis à sangloter. Henryet me laissa pleurer sans dire un mot. Je crois qu'il pleurait aussi. J'essuyai mes yeux pour lui demander si ma mère avait été bien affligée de mon déshonneur, si elle avait rougi de moi, si elle osait encore prononcer mon nom.
—Elle l'a sans cesse à la bouche, dit Henryet. Elle conte sa douleur à tout le monde; à présent on est blasé sur cette histoire, et on sourit quand votre mère commence à pleurer, ou bien on l'évite en disant: Voila encore madame Ruyter qui va nous raconter l'enlèvement de sa fille!
J'écoutai cela sans dépit, et, levant les yeux sur lui, je lui dis:
—Et vous, Henryet, me méprisez-vous?
—Je ne vous aime ni ne vous estime plus, me répondit-il; mais je vous plains et je suis à votre service. Ma bourse est à votre disposition. Voulez-vous que j'écrive à votre mère? Voulez-vous que je vous reconduise auprès d'elle? Parlez, et ne craignez pas d'abuser de moi. Je n'agis pas par amitié, mais par devoir. Vous ne savez pas, Juliette, combien la vie s'adoucit pour ceux qui se font des lois et qui les observent.
Je ne répondis rien.
—Voulez-vous donc rester ici seule et abandonnée? Combien y a-t-il de temps que votre mari vous a quittée?
—Il ne m'a point quittée, répondis-je; nous vivons ensemble; il s'oppose à mon départ que je projette depuis longtemps, mais auquel je n'ai plus la force de penser.
Je retombai dans le silence; il me donna le bras jusque chez moi. Je ne m'en aperçus qu'en arrivant. Je croyais être appuyée sur le bras de Leoni, et je travaillais à concentrer mes peines et à ne rien dire.
—Voulez-vous que je revienne demain savoir vos intentions? me dit-il en me laissant sur le seuil.
—Oui, lui dis-je, sans penser qu'il pouvait rencontrer Leoni.
—A quelle heure? demanda-t-il.
—Quand vous voudrez, lui répondis-je d'un air hébété.
Il vint le lendemain peu d'instants après que Leoni fut sorti. Je ne me souvenais plus de le lui avoir permis, et je me montrai si surprise de sa visite, qu'il fut obligé de me le rappeler. Alors me revinrent à la mémoire quelques paroles que j'avais surprises entre Leoni et ses compagnons, mais dont le sens, resté vague dans mon esprit, me semblait applicable à Henryet et renfermer une menace de mort. Je frémis en songeant à quel danger je l'exposais.—Sortons, lui dis-je avec effroi; vous n'êtes point en sûreté ici. Il sourit, et sa figure exprima un profond mépris pour ce danger que je redoutais.
—Croyez-moi, dit-il en voyant que j'allais insister, l'homme dont vous parlez n'oserait lever le bras sur moi, puisqu'il n'ose pas seulement lever les yeux à la hauteur des miens.
Je ne pouvais entendre parler ainsi de Leoni. Malgré tous ses torts, toutes ses fautes, il était encore ce que j'avais de plus cher au monde. Je priai Henryet de ne point le traiter ainsi devant moi.—Accablez-moi de mépris, lui dis-je; reprochez-moi d'être une fille sans orgueil et sans coeur, d'avoir abandonné les meilleurs parents qui furent jamais et d'avoir foulé aux pieds toutes les lois qui sont imposées à mon sexe, je ne m'en offenserai pas; je vous écouterai en pleurant, et je ne vous serai pas moins reconnaissante des offres de service que vous m'avez faites hier. Mais laissez-moi respecter le nom de Leoni; c'est le seul bien que dans le secret de mon coeur je puisse encore opposer à l'anathème du monde.
—Respecter le nom de Leoni! s'écria Henryet avec un rire amer; pauvre femme! Cependant j'y consentirai si vous voulez partir pour Bruxelles! Allez consoler votre mère, rentrez dans la voie du devoir, et je vous promets de laisser en paix le misérable qui vous a perdue, et que je pourrais briser comme une paille.
—Retourner auprès de ma mère! répondis-je. Oh! oui, mon coeur me le commande à chaque instant; mais retourner à Bruxelles, mon orgueil me le défend. De quelle manière y serais-je traitée par toutes ces femmes qui ont été jalouses de mon éclat, et qui maintenant se réjouissent de mon abaissement!
—Je crains, Juliette, reprit-il, que ce ne soit pas votre meilleure raison. Votre mère a une maison de campagne ou vous pourriez vivre avec elle loin de la société impitoyable. Avec votre fortune, vous pourriez vivre partout ailleurs encore où votre disgrâce ne serait pas connue, et où votre beauté et votre douceur vous feraient bientôt de nouveaux amis. Mais vous ne voulez pas quitter Leoni, convenez-en.
—Je le veux, lui répondis-je en pleurant, mais je ne le peux pas.
—Malheureuse, malheureuse entre toutes les femmes! dit Henryet avec tristesse; vous êtes bonne et dévouée, mai» vous manquez de herté. La où il n'y a pas de noble orgueil il n'y a pas de ressources. Pauvre créature faible! je vous plains de toute mon âme, car vous avez profané votre coeur, vous l'avez souillé au contact d'un coeur infâme, vous avez courbé la tête sous une main vile, vous aimez un lâche! Je me demande comment j'ai pu vous aimer autrefois, mais je me demande aussi comment je pourrais à présent, ne pas vous plaindre.
—Mais enfin, lui dis-je effrayée et consternée de son air et de son langage, qu'a donc fait Leoni pour que vous vous croyiez le droit de le traiter ainsi?
—Doutez-vous de ce droit, Madame? Voulez-vous me dire pourquoi Leoni, qui est brave (cela est incontestable) et qui est le premier tireur d'armes que je connaisse, ne s'est jamais avisé de me chercher querelle, à moi qui n'ai jamais touché une épée de ma vie, et qui l'ai chassé de Paris avec un mot, de Bruxelles avec un regard?
—Cela est inconcevable, dis-je avec accablement.
—Est-ce que vous ne savez pas de qui vous êtes la maîtresse? reprit Henryet avec force; est-ce que personne ne vous a raconté les aventures merveilleuses du chevalier Leone? est-ce que vous n'avez jamais rougi d'avoir été sa complice et de vous être sauvée avec un escroc en pillant la boutique de votre père?
Je laissai échapper un cri douloureux et je cachai mon visage dans mes mains; puis je relevai la tête en m'écriant de toutes mes forces:—Cela est faux! je n'ai jamais fait une telle bassesse; Leoni n'en est pas plus capable que moi. Nous n'avions pas fait quarante lieues sur la route de Genève que Leoni s'est arrêté au milieu de la nuit, a demandé un coffre et y a mis tous les bijoux pour les renvoyer à mon père.
—Êtes-vous sûre qu'il l'ait fait? demanda Henryet en riant avec mépris.
—J'en suis sûre! m'écriai-je; j'ai vu le coffre, j'ai vu Leoni y serrer les diamants.
—Et vous êtes sûre que le coffre ne vous a pas suivis tout le reste du voyage? vous êtes sûre qu'il n'a point été déballé à Venise?
Ces mots furent enfin pour moi un trait de lumière si éblouissant que je ne pus m'y soustraire. Je me rappelai, tout à coup ce que j'avais cherché en vain à ressaisir dans mes souvenirs: la première circonstance où mes yeux avaient fait connaissance avec ce fatal coffret. En ce moment les trois époques de son apparition me furent présentes et se lièrent logiquement entre elles pour me forcer à une conclusion écrasante: premièrement, la nuit passée dans le château mystérieux où j'avais vu Leoni mettre les diamants dans ce coffre; en second lieu, la dernière nuit passée au chalet suisse, où j'avais vu Leoni déterrer mystérieusement son trésor confié à la terre; troisièmement, la seconde journée de notre séjour à Venise, où j'avais trouvé le coffre vide et l'épingle de diamants par terre dans un reste de coton d'emballage. La visite du juif Thadée et les cinq cent mille francs que, d'après l'entretien surpris par moi entre Leoni et ses compagnons, il lui avait comptés à notre arrivée à Venise, coïncidaient parfaitement avec le souvenir de cette matinée. Je me tordis les mains, et, les levant vers le ciel:—Ainsi, m'écriai-je en me parlant à moi-même, tout est perdu, jusqu'à l'estime de ma mère; tout est empoisonné, jusqu'au souvenir de la Suisse! Ces six mois d'amour et de bonheur étaient consacrés à receler un vol!
—Et à mettre en défaut les recherches de la justice, ajouta Henryet.
—Mais non! mais non! repris-je avec égarement en le regardant comme pour l'interroger; il m'aimait! il est sur qu'il m'a aimée! Je ne peux pas songer à ce temps-là sans retrouver la certitude de son amour. C'était un voleur qui avait dérobé une fille et une cassette, et qui aimait l'une et l'autre.
Henryet haussa les épaules; je m'aperçus que je divaguais; et, cherchant à ressaisir ma raison, je voulus absolument savoir la cause de cet ascendant inconcevable qu'il exerçait sur Leoni.
—Vous voulez le savoir? me dit-il. Et il réfléchit un instant. Puis il reprit:—Je vous le dirai, je puis vous le dire; d'ailleurs il est impossible que vous ayez vécu un an avec lui sans vous en douter. Il a dû faire assez de dupes à Venise sous vos yeux...
—Faire des dupes! lui! comment? Oh! prenez garde à ce que vous dites, Henryet; il est déjà assez chargé d'accusations.
—Je vous crois encore incapable d'être sa complice, Juliette; mais prenez garde de le devenir; prenez garde à votre famille. Je ne sais pas jusqu'à quel point on peut être impunément la maîtresse d'un fripon.
—Vous me faites mourir de honte, Monsieur; vos paroles sont cruelles; achevez donc votre ouvrage, et déchirez tout à fait mon coeur en m'apprenant ce qui vous donne pour ainsi dire droit de vie et de mort sur Leoni? Où l'avez-vous connu? que savez-vous de sa vie passée? Je n'en sais rien, moi, hélas! j'ai vu en lui tant de choses contradictoires que je ne sais plus s'il est riche ou pauvre, s'il est noble ou plébéien; je ne sais même pas si le nom qu'il porte lui appartient.
—C'est la seule chose que le hasard, répondit Henryet, lui ait épargné la peine de voler. Il s'appelle en effet Leone Leoni, et sort d'une des plus nobles maisons de Venise. Son père avait encore quelque fortune et possédait le palais que vous venez d'habiter. Il avait une tendresse illimitée pour ce fils unique, dont les précoces dispositions annonçaient une organisation supérieure. Leoni fut élevé avec soin, et, dès l'âge de quinze ans, parcourut la moitié de l'Europe avec son gouverneur. En cinq ans il apprit, avec une incroyable facilité, la langue, les moeurs et la littérature des peuples qu'il traversa. La mort de son père le ramena à Venise avec son gouverneur. Ce gouverneur était l'abbé Zanini, que vous avez pu voir souvent chez vous cet hiver. Je ne sais si vous l'avez bien jugé: c'est un homme d'une imagination vive, d'une finesse exquise, d'une instruction immense, mais d'une immoralité incroyable et d'une lâcheté certaine sous les dehors hypocrites de la tolérance et du bon sens. Il avait naturellement dépravé la conscience de son élève, et avait remplacé en lui les notions du juste et de l'injuste par une prétendue science de la vie qui consistait à faire toutes les folies amusantes, toutes les fautes profitables, toutes les bonnes et les mauvaises actions qui pouvaient tenter le coeur humain. J'ai connu ce Zanini à Paris, et je me souviens de lui avoir entendu dire qu'il fallait savoir faire le mal pour savoir faire le bien, savoir jouir dans le vice pour savoir jouir dans la vertu. Cet homme, plus prudent, plus habile et plus froid que Leoni, lui est beaucoup supérieur dans sa science; et Leoni, emporté par ses passions ou dérouté par ses caprices, ne le suit que de loin en faisant mille écarts qui doivent le perdre dans la société, et qui l'ont déjà perdu, puisqu'il est désormais à la discrétion de quelques complices cupides et de quelques honnêtes gens dont il lassera la générosité.
Un froid mortel glaçait mes membres tandis qu'Henryet parlait ainsi. Je fis un effort pour écouter le reste.
—A vingt ans, reprit Henryet, Leoni se trouva donc à la tête d'une fortune assez honorable, et entièrement maître de ses actions. Il était dans la plus facile position pour faire le bien; mais il trouva son patrimoine au-dessous de son ambition, et, en attendant qu'il élevât une fortune égale à ses désirs sur je ne sais quels projets insensés ou coupables, il dévora en deux ans tout son héritage. Sa maison, qu'il fit décorer avec la richesse que vous avez vue, fut le rendez-vous de tous les jeunes gens dissipée et de toutes les femmes perdues de l'Italie. Beaucoup d'étrangers, amateurs de la vie élégante, y furent accueillis; et c'est ainsi que Leoni, lié déjà par ses voyages avec beaucoup de gens comme il faut, établit dans tous les pays les relations les plus brillantes et s'assura les protections les plus utiles.
Dans cette nombreuse société durent s'introduire, comme il arrive partout, des intrigants et des escrocs. J'ai vu à Paris, autour de Leoni, plusieurs figures qui m'ont inspiré de la méfiance, et que je soupçonne aujourd'hui devoir former avec lui et le marquis de ***... une affiliation de filous de bonne compagnie. Cédant à leurs conseils, aux leçons de Zanini ou à ses dispositions naturelles, le jeune Leoni dut s'exercer à tricher au jeu. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il acquit ce talent à un degré éminent, et qu'il l'a probablement mis en usage dans toutes les villes de l'Europe sans exciter la moindre défiance. Lorsqu'il fut absolument ruiné, il quitta Venise et se mit à voyager de nouveau en aventurier. Ici le fil de son histoire m'échappe. Zanini, par qui j'ai su une partie de ce que je viens de vous raconter, prétendait l'avoir perdu de vue depuis ce moment, et n'avoir appris que par une correspondance souvent interrompue les mille changements de fortune et les mille intrigues de Leoni dans le monde. Il s'excusait d'avoir formé un tel élève en disant que Leoni avait pris à côté de sa doctrine; mais il excusait l'élève en louant l'habileté incroyable, la force d'âme et la présence d'esprit avec laquelle il avait conjuré le sort, traversé et vaincu l'adversité. Enfin Leoni vint à Paris avec son ami fidèle, le marquis de ***..., que vous connaissez, et c'est là que j'eus l'occasion de le voir et de le juger.
Ce fut Zanini qui le présenta chez la princesse de X..., dont il élevait les enfants. La supériorité d'esprit de cet homme l'avait depuis plusieurs années établi dans la société de la princesse sur un pied moins subalterne que les gouverneurs ne le sont d'ordinaire dans les grandes maisons. Il faisait les honneurs du salon, tenait le haut de la conversation, chantait admirablement, et dirigeait les concerts.
Leoni, grâce à son esprit et à ses talents, fut accueilli avec empressement et bientôt recherché avec enthousiasme. Il exerça à Paris, sur certaines coteries, l'empire que vous lui avez vu exercer sur toute une ville de province. Il s'y comportait magnifiquement, jouait rarement, mais toujours pour perdre des sommes immenses que gagnait généralement le marquis de ***... Ce marquis fut présenté peu de temps après lui par Zanini. Quoique compatriote de Leoni, il feignait de ne pas le connaître ou affectait d'avoir de l'éloignement pour lui. Il racontait à l'oreille de tout le monde qu'ils avaient été en rivalité d'amour à Venise, et que, bien que guéris l'un et l'autre de leur passion, ils ne l'étaient point de leur inimitié. Grâce à cette fourberie, personne ne les soupçonnait d'être d'accord pour exercer leur industrie.
Ils l'exercèrent durant tout un hiver sans inspirer le moindre soupçon. Ils perdaient quelquefois immensément l'un et l'autre, mais plus souvent ils gagnaient, et ils menaient, chacun de son côté, un train de prince. Un jour un de mes amis, qui perdait énormément contre Leoni, surprit un signe imperceptible entre lui et le marquis vénitien. Il garda le silence et les observa tous deux pendant plusieurs jours avec attention. Un soir que nous avions parié du même côté, et que nous perdions toujours, il s'approcha de moi et me dit:—Regardez ces deux Italiens; j'ai la conviction et presque la certitude qu'ils s'entendent pour tricher. Je quitte demain Paris pour une affaire extrêmement pressée; je vous laisse le soin d'approfondir ma découverte et d'en avertir vos amis, s'il y a lieu. Vous êtes un homme sage et prudent; vous n'agirez pas, j'espère, sans bien savoir ce que vous faites. En tout cas, si vous avez quelque affaire avec ces gens-là, ne manquez pas de me nommer à eux comme le premier qui les ait accusés, et écrivez-moi; je me charge de vicier la querelle avec un des deux. Il me laissa son adresse et partit. J'examinai les deux chevaliers d'industrie, et j'acquis la certitude que mon ami ne s'était pas trompé. J'arrivai à l'entière découverte de leur mauvaise foi précisément à une soirée chez la princesse de X.... Je pris aussitôt Zanini par le bras, et l'entraînant à l'écart:—Connaissez-vous bien, lui demandai-je, les deux Vénitiens que vous avez présentés ici?
—Parfaitement, me répondit-il avec beaucoup d'aplomb; j'ai été le gouverneur de l'un, je suis l'ami de l'autre.
—Je vous en fais mon compliment, lui dis-je, ce sont deux escrocs. Je lui fis cette réponse avec tant d'assurance, qu'il changea de visage, malgré sa grande habitude de dissimulation. Je le soupçonnais d'avoir un intérêt dans leur gain, et je lui déclarai que j'allais démasquer ses deux compatriotes. Il se troubla tout à fait et me supplia avec instance de ne pas le faire. Il essaya de me persuader que je me trompais. Je le priai de me conduire dans sa chambre avec le marquis. Là je m'expliquai en peu de mots très-clairs, et le marquis, au lieu de se disculper, pâlit et s'évanouit. Je ne sais si cette scène fut jouée par lui et l'abbé, mais ils me conjurèrent avec tant de douleur, le marquis me marqua tant de honte et de remords, que j'eus la bonhomie de me laisser fléchir. J'exigeai seulement qu'il quittât la France avec Leoni sur-le-champ. Le marquis promit tout; mais je voulus moi-même faire la même injonction à son complice: je lui ordonnai de le faire monter. Il se fit longtemps attendre; enfin il arriva, non pas humble et tremblant comme l'autre, mais frémissant de rage et serrant les poings. Il pensait peut-être m'intimider par son insolence; je lui répondis que j'étais prêt à lui donner toutes les satisfactions qu'il voudrait, mais que je commencerais par l'accuser publiquement. J'offris en même temps au marquis la réparation de mon ami aux mêmes conditions. L'impudence de Leoni fut déconcertée. Ses compagnons lui firent sentir qu'il était perdu s'il résistait. Il prit son parti, non sans beaucoup de résistance et de fureur, et tous deux quittèrent la maison sans reparaître au salon. Le marquis partit le lendemain pour Gènes, Leoni pour Bruxelles. J'étais resté seul avec Zanini dans sa chambre; je lui fis comprendre les soupçons qu'il m'inspirait et le dessein que j'avais de le dénoncer à la princesse. Comme je n'avais point de preuves certaines contre lui, il fut moins humble et moins suppliant que le marquis; mais je vis qu'il n'était pas moins effrayé. Il mit en oeuvre toutes les ressources de son esprit pour conquérir ma bienveillance et ma discrétion. Je lui fis avouer pourtant qu'il connaissait jusqu'à un certain point les turpitudes de son élève, et je le forçai de me raconter son histoire. En ceci Zanini manqua de prudence: il aurait dû soutenir obstinément qu'il les ignorait; mais la dureté avec laquelle je le menaçais de dévoiler les hôtes qu'il avait introduits lui fit perdre la tête. Je le quittai avec la conviction qu'il était un drôle, aussi lâche, mais plus circonspect que les deux autres. Je lui gardai le secret par prudence pour moi-même. Je craignais que l'ascendant qu'il avait sur la princesse X... ne l'emportât sur ma loyauté, qu'il n'eût l'habileté de me faire passer auprès d'elle pour un imposteur ou pour un fou, et qu'il ne rendit ma conduite ridicule. J'étais las de cette sale aventure. Je n'y pensai plus et quittai Paris trois mois après. Vous savez quelle fut la première personne que mes yeux cherchèrent dans le bal de Delpech. J'étais encore amoureux de vous, et, arrivé depuis une heure, j'ignorais que vous alliez vous marier. Je vous découvris au milieu de la foule; je m'approchai de vous et je vis Leoni à vos côtés. Je crus faire un rêve, je crus qu'une ressemblance m'abusait. Je fis des questions, et je m'assurai que votre fiancé était le chevalier d'industrie qui m'avait volé trois ou quatre cents louis. Je n'espérai point le supplanter, je crois même que je ne le désirais pas. Succéder dans votre coeur à un pareil homme, essuyer peut-être sur vos joues là trace de ses baisers, était une pensée qui glaçait mon amour. Mais je jurai qu'une fille innocente et une honnête famille ne seraient pas dupes d'un misérable. Vous savez que notre explication ne fut ni longue ni verbeuse; mais votre fatale passion fit échouer l'effort que je faisais pour vous sauver.
Henryet se tut. Je baissai la tête, j'étais accablée; il me semblait que je ne pourrais plus regarder personne en face. Henryet continua:
—Leoni se tira fort habilement d'affaire en enlevant sa fiancée sous mes yeux, c'est-à-dire le million en diamants qu'elle portait sur elle. Il vous cacha, vous et vos joyaux, je ne sais où. Au milieu des larmes répandues sur le sort de sa fille, votre père pleura un peu ses belles pierreries si bien montées. Un jour il lui arriva de dire naïvement devant moi que ce qui lui faisait le plus de peine dans ce vol, c'est que les diamants seraient vendus à moitié prix à quelque juif, et que ces belles montures, si bien travaillées, seraient brisées et fondues par le receleur, qui ne voudrait pas se compromettre.—C'était bien la peine de faire un tel travail! disait-il en pleurant; c'était bien la peine d'avoir une fille et de tant l'aimer!
Il parait que votre père eut raison; car avec le produit de son rapt, Leoni ne trouva moyen de briller à Venise que trois mois. Le palais de ses pères avait été vendu, et maintenant il était à louer. Il le loua et rétablit, dit-on, son nom sur la corniche de la cour intérieure, n'osant pas le mettre sur la porte principale. Comme il n'est décidément connu pour un filou que par très-peu de personnes, sa maison fut de nouveau le rendez-vous de beaucoup d'hommes comme il faut, qui sans doute y furent dupés par ses associés. Mais peut-être la crainte qu'il avait d'être découvert l'empêcha-t-elle de se joindre à eux, car il fut bientôt ruiné de nouveau. Il se contenta sans doute de tolérer le brigandage que ces scélérats commettaient chez lui; il est à leur merci, et n'oserait se défaire de ceux qu'il déteste le plus. Maintenant il est, comme vous le savez, l'amant en titre de la princesse Zagarolo; cette dame, qui a été fort belle, est désormais flétrie et condamnée à mourir prochainement d'une maladie de poitrine... On pense qu'elle léguera tous ses biens à Leoni, qui feint pour elle un amour violent; et qu'elle aime elle-même avec passion. Il guette l'heure de son testament. Alors vous redeviendrez riche, Juliette. Il a dû vous le dire: encore un peu de patience, et vous remplacerez la princesse dans sa loge au spectacle; vous irez à la promenade dans ses voilures, dont vous ferez seulement changer l'écusson; vous serrerez votre amant dans vos bras sur le lit magnifique où elle sera morte, vous pourrez même porter ses robes et ses diamants.
Le cruel Henryet en dit peut-être davantage, mais je n'entendis plus rien, je tombai à terre dans des convulsions terribles.
Quand je revins à moi, je me trouvai seule avec Leoni. J'étais couchée sur un sofa. Il me regardait avec tendresse et avec inquiétude.
—Mon âme, me dit-il lorsqu'il me vit reprendre l'usage de mes sens, dis-moi ce que tu as! Pourquoi t'ai-je trouvée dans un état si effrayant? Où souffres-tu? Quelle nouvelle douleur as-tu éprouvée?
—Aucune, lui répondis-je. Et je disais vrai, car en ce moment je ne me souvenais plus de rien.
—Tu me trompes, Juliette, quelqu'un t'a fait de la peine. La servante qui était auprès de toi quand je suis arrivé m'a dit qu'un homme était venu le voir ce matin, qu'il était resté longtemps avec toi, et qu'en sortant il avait recommandé qu'on te portât des soins. Quel est cet homme, Juliette?
Je n'avais jamais menti de ma vie, il me fut impossible de répondre. Je ne voulais pas nommer Henryet. Leoni fronça le sourcil.—Un mystère! dit-il, un mystère entre nous! je ne t'en aurais jamais crue capable. Mais tu ne connais personne ici!... Est-ce que...? Si c'était lui, il n'y aurait pas assez de sang dans ses veines pour laver son insolence... Dis-moi la vérité, Juliette, est-ce que Chalm est venu te voir? est-ce qu'il t'a encore poursuivie de ses viles propositions et de ses calomnies contre moi?
—Chalm! lui dis-je, est-ce qu'il est à Milan? Et j'éprouvai un sentiment d'effroi qui dut se peindre sur ma figure, car Leoni vit que j'ignorais l'arrivée du vicomte.
—Si ce n'est pas lui, dit-il en se parlant à lui-même, qui peut être ce faiseur de visites qui reste trois heures enfermé avec ma femme et qui la laisse évanouie? Le marquis ne m'a pas quitté de la journée.
—O ciel! m'écriai-je, tous vos odieux compagnons sont donc ici! Faites, au nom du ciel, qu'ils ne sachent pas où je demeure, et que je ne les voie pas.
—Mais quel est donc l'homme que vous voyez et à qui vous ne refusez pas l'entrée de votre chambre? dit Leoni, qui devenait de plus en plus pensif et pâle. Juliette, répondez-moi, je le veux, entendez-vous?
Je sentis combien ma position devenait affreuse. Je joignis mes mains en tremblant et j'invoquai le ciel en silence.
—Vous ne répondez pas, dit Leoni. Pauvre femme! vous n'avez guère de présence d'esprit. Vous avez un amant, Juliette! Vous n'avez pas tort, puisque j'ai une maîtresse. Je suis un sot de ne pouvoir le souffrir quand vous acceptez le partage de mon coeur et de mon lit. Mais il est certain que je ne puis être aussi généreux. Adieu.
Il prit son chapeau et mit ses gants avec une froideur convulsive, tira sa bourse, la posa sur la cheminée, et sans m'adresser un mot de plus, sans jeter un regard sur moi, il sortit. Je l'entendis s'éloigner d'un pas égal et descendre l'escalier sans se presser.
La surprise, la consternation et la peur m'avaient glacé le sang. Je crus que j'allais devenir folle; je mis mon mouchoir dans ma bouche pour étouffer mes cris, et puis, succombant à la fatigue, je retombai dans un accablement stupide.
Au milieu de la nuit, j'entendis du bruit dans la chambre; j'ouvris les yeux et je vis, sans comprendre ce que je voyais, Leoni qui se promenait avec agitation, et le marquis assis à une table et vidant une bouteille d'eau-de-vie. Je ne fis pas un mouvement. Je n'eus pas l'idée de chercher à savoir ce qu'ils faisaient là; mais peu à peu leurs paroles, en frappant mes oreilles, arrivèrent jusqu'à mon intelligence et prirent un sens.
—Je te dis que je l'ai vu et que j'en suis sur, disait le marquis. Il est ici.
—Le chien maudit! répondit Leoni en frappant du pied; que la Terre s'ouvre et m'en débarrasse!
—Bien dieu reprit le marquis. Je suis de cet avis-là.
—Il vient jusque dans ma chambre tourmenter cette malheureuse femme!
—Es-tu sûr, Leoni, qu'elle n'en soit pas fort aise?
—Tais-toi, vipère! et n'essaie pas de me faire soupçonner cette infortunée. Il ne lui reste au monde que mon estime.
—Et l'amour de M. Henryet, reprit le marquis.
Leoni serra les poings.—Nous la débarrasserons de cet amour-là, s'écria-t-il, et nous en guérirons le Flamand.
—Ah ça, Leone, ne va pas faire de sottise!
—Et toi, Lorenzo, ne va pas faire d'infamie.
—Tu appellerais cela une infamie, toi? nous n'avons guère les mêmes idées. Tu conduis tranquillement au tombeau la Zagarolo pour hériter de ses biens, et tu trouverais mauvais que je misse en terre un ennemi dont l'existence paralyse à jamais la nôtre! Il te semble tout simple, malgré la danse des médecins, de hâter par ta tendresse généreuse le terme des maux de ta chère phtisique...
—Va-t'en au diable! Si cette enragée veut vivre vite et mourir bientôt, pourquoi l'en empêcherais-je? Elle est assez belle pour me trouver obéissant, et je ne l'aime pas assez pour lui résister.
—Quelle horreur! murmurai-je malgré moi, et je retombai sur mon oreiller.
—Ta femme a parlé, je crois, dit le marquis.
—Elle rêve, répondit Leoni, elle a la fièvre.
—Es-tu sur qu'elle ne nous écoute pas?
—Il faudrait d'abord qu'elle eût la force de nous entendre. Elle est bien malade aussi, la pauvre Juliette! Elle ne se plaint pas, elle! elle souffre seule. Elle n'a pas vingt femmes pour la servir, elle ne paie pas de courtisans pour satisfaire ses fantaisies maladives; elle meurt saintement et chastement comme une victime expiatoire entre le ciel et moi.—Leoni s'assit sur la table et fondit en larmes.
—Voilà l'effet de l'eau-de-vie, dit tranquillement le marquis en portant son verre à sa bouche; je te l'avais prédit, cela te porte toujours aux nerfs.
—Laisse-moi, bête brute! s'écria Leoni en poussant la table, qui faillit tomber sur le marquis; laisse-moi pleurer. Tu ne sais pas ce que c'est que le remords, toi; tu ne sais pas ce que c'est que l'amour!
—L'amour! dit le marquis d'un ton théâtral en contrefaisant Leoni, le remords! voilà des mots bien sonores et très-dramatiques. Quand mets-tu Juliette à l'hôpital?
—Oui, tu as raison, lui dit Leoni avec un désespoir sombre, parle-moi ainsi, je l'aime mieux. Cela me convient, je suis capable de tout. A l'hôpital! oui. Elle était si belle, si éblouissante! je suis venu, et voilà où je la conduis! Ah! je m'arracherais les cheveux.
—Allons, dit le marquis après un silence, as-tu fait assez de sentiment aujourd'hui? Tudieu! la crise a été longue... Raisonnons à présent: ce n'est pas sérieusement que-tu veux te battre avec Henryet?
—Très-sérieusement, répondit Leoni; tu parles bien sérieusement de l'assassiner.
—C'est très-différent.
—C'est absolument la même chose. Il ne connaît l'usage d'aucune arme, et je suis de première force pour toutes.
—Excepté pour le stylet, reprit le marquis, ou pour le pistolet à bout portant; d'ailleurs tu ne tues que les femmes.
—Je tuerai au moins cet homme-là, répondit Leoni.
—Et tu crois qu'il consentira à se battre avec toi?
—Il acceptera, il est brave.
—Mais il n'est pas fou. Il commencera par nous faire arrêter comme deux voleurs.
—Il commencera par me rendre raison. Je l'y forcerai bien, je lui donnerai un soufflet en plein spectacle.
—Il te le rendra en t'appelant faussaire, escroc, fileur de cartes.
—Il faudra qu'il le prouve. Il n'est pas connu ici, tandis que nous y sommes établis d'une manière brillante. Je le traiterai de lunatique et de visionnaire; et quand je l'aurai tué, tout le monde pensera que j'avais raison.
—Tu es fou, mon cher, répondit le marquis; Henryet est recommandé aux négociants les plus riches de l'Italie. Sa famille est bien connue et bien famée dans le commerce. Lui-même a sans doute des amis dans la ville, ou au moins des connaissances auprès de qui son témoignage aura du poids. Il se battra demain soir, je suppose. Eh bien! la journée lui aura suffi pour déclarer à vingt personnes qu'il se bat contre toi parce qu'il t'a vu tricher, et que tu trouves mauvais qu'il ait voulu t'en empêcher.
—Eh bien! il le dira, on le croira, mais je le tuerai.
—La Zagarolo te chassera et déchirera son testament. Tous les nobles te fermeront leur porte, et la police te priera d'aller faire l'agréable sur un autre territoire.
—Eh bien! j'irai ailleurs. Le reste de la terre m'appartiendra quand je me serai délivré de cet homme.
—Oui, et de son sang sortira une jolie petite pépinière d'accusateurs. Au lieu de M. Henryet, tu auras toute la ville de Milan à ta poursuite.
—O ciel! comment faire? dit Leoni avec angoisse.
—Lui donner un rendez-vous de la part de ta femme, et lui calmer le sang avec un bon couteau de chasse. Donne-moi ce bout de papier qui est là-bas, je vais lui écrire.
Leoni, sans l'écouter, ouvrit une fenêtre et tomba dans la rêverie, tandis que le marquis écrivait. Quand il eut fini, il l'appela.
—Ecoute, Leoni, et vois si je m'entends à écrire un billet doux:
«Mon ami, je ne puis plus vous recevoir chez moi, Leoni sait tout et me menace des plus horribles traitements: emmenez-moi, ou je suis perdue. Conduisez-moi à ma mère, ou jetez-moi dans un couvent; faites de moi ce qu'il vous plaira, mais arrachez-moi à l'affreuse situation où je suis. Trouvez-vous demain devant le portail de la cathédrale à une heure du matin, nous concerterons notre départ, il me sera facile d'aller vous trouver, Leoni passe toutes les nuits chez la Zagarolo. Ne soyez pas étonné de cette écriture bizarre et presque illisible: Leoni, dans un accès de colère, m'a presque démis la main droite. Adieu.
JULIETTE RUYTER.»
—Il me semble que cette lettre est prudemment conçue, ajouta le marquis, et peut sembler vraisemblable au Flamand, quel que soit le degré de son intimité avec ta femme. Les paroles que tantôt dans son délire elle croyait lui adresser nous donnent la certitude qu'il lui a offert de la conduire dans son pays... L'écriture est informe, et qu'il connaisse ou non celle de Juliette...
—Voyons, dit Leoni d'un air attentif en se penchant sur la table.
Sa figure avait une expression effrayante de doute et de persuasion. Je n'en vis pas davantage. Mon cerveau était épuisé, mes idées se confondirent. Je retombai dans une sorte de léthargie.
Quand je revins à moi, la lumière vague de la lampe éclairait les mêmes objets. Je me soulevai lentement, je vis le marquis à la même place où je l'avais vu en perdant connaissance. Il faisait encore nuit. Il y avait encore des bouteilles sur la table, une écritoire et quelque chose que je ne distinguais pas bien et qui ressemblait à des armes. Leoni était debout dans la chambre. Je tâchai de me souvenir de leur conversation précédente. J'espérais que les lambeaux hideux qui m'en revenaient à la mémoire étaient autant de rêves fébriles, et je ne sus pas d'abord qu'entre cette conversation et celle qui commençait vingt-quatre heures s'étaient écoulées. Les premiers mots dont je pus me rendre compte furent ceux-ci:
—Il fallait qu'il se méfiât de quelque chose, car il était armé jusqu'aux dents. En parlant ainsi, Leoni essuyait avec un mouchoir sa main ensanglantée.
—Bah! ce que tu as n'est qu'une égratignure, dit le marquis: je suis blessé plus sérieusement à la jambe; et il faudra pourtant que je danse demain au bal, afin qu'on ne s'en doute pas. Laisse donc ta main, panse-la, et songe à autre chose.
—Il m'est impossible de songer à autre chose qu'à ce sang. Il me semble que j'en vois un lac autour de moi.
—Tu as les nerfs trop délicats, Leoni; tu n'es bon à rien.
—Canaille! dit Leoni d'un ton de haine et de mépris, sans moi tu étais mort; tu reculais lâchement, et tu dois être frappé par derrière. Si je ne t'avais vu perdu, et si ta perte n'eût entraîné la mienne, jamais je n'aurais touché à cet homme à pareille heure et en pareil lieu. Mais ta féroce obstination m'a forcé à être ton complice. Il ne me manquait plus que de commettre un assassinat pour être digne de ta société.
—Ne fais pas le modeste, reprit le marquis; quand tu as vu qu'il se défendait, tu es devenu un tigre.
—Ah! oui, cela me réjouissait le coeur de le voir mourir en se défendant; car enfin je l'ai tué loyalement.
—Très-loyalement: il avait remis la partie au lendemain; et comme tu étais pressé d'en finir, tu l'as tué tout de suite.
—A qui la faute, traître? Pourquoi t'es-tu jeté sur lui au moment où nous nous séparions avec la parole l'un de l'autre? Pourquoi t'es-tu enfui en voyant qu'il était armé, et m'as-tu forcé ainsi à te défendre ou à être dénoncé par lui demain pour l'avoir attiré, de concert avec toi, dans un guet-apens, afin de l'assassiner? A l'heure qu'il est, j'ai mérité l'échafaud, et pourtant je ne suis point un meurtrier. Je me suis battu à armes égales, à chance égale, à courage égal.
—Oui, il s'est très-bien défendu, dit le marquis; vous avez fait l'un et l'autre des prodiges de valeur. C'était une chose très-belle à voir et vraiment homérique que ce duel au couteau. Mais je dois dire pourtant que, pour un Vénitien, tu manies cette arme misérablement.
—Il est vrai que ce n'est pas l'arme dont je suis habitué à me servir, et à propos, je pense qu'il serait prudent de cacher ou d'anéantir celle-ci.
—Grande sottise! mon ami. Il faut bien t'en garder; les laquais et les amis savent tous que tu portes en tout temps cette arme sur toi; si tu la faisais disparaître, ce serait un indice contre nous.
—C'est vrai. Mais la tienne?
—La mienne est vierge de son sang; mes premiers coups ont porté à faux, et ensuite les tiens ne m'ont pas laissé de place.
—Ah! ciel! c'est, encore vrai. Tu as voulu l'assassiner, et la fatalité m'a contraint de faire moi-même l'action dont j'avais horreur.
—Cela te plaît à dire, mon cher; tu venais de très-bon coeur au rendez-vous.
—C'est que j'avais en effet le pressentiment, instinctif de ce que mon mauvais génie allait me faire commettre... Après tout, c'était ma destinée et la sienne. Nous voilà donc délivrés de lui! Mais pourquoi, diable! as-tu vidé ses poches?
—Précaution et présence d'esprit de ma part. En le trouvant dépouillé de son argent et de son portefeuille, on cherchera l'assassin dans la plus basse classe, et jamais on ne soupçonnera des gens comme il faut. Cela passera pour un acte de brigandage, et non pour une vengeance particulière. Ne te trahis pas toi-même par une sotte émotion lorsque tu entendras parler demain de l'évènement, et nous n'avons rien à craindre. Approche la bougie, que je brûle ces papiers; quant à l'argent monnayé, cela n'a jamais compromis personne.
—Arrête! dit Leoni en saisissant une lettre que le marquis allait brûler avec les autres. J'ai vu là le nom de famille de Juliette.
—C'est une lettre à madame Ruyter, dit le marquis. Voyons:
«Madame, s'il en est temps encore, si vous n'êtes point partie dès hier en recevant la lettre par laquelle je vous appelais auprès de votre fille, ne partez point. Attendez-la ou venez à sa rencontre jusqu'à Strasbourg; je vous y ferai chercher en arrivant. J'y serai avec mademoiselle Ruyter avant peu de jours. Elle est décidée à fuir l'infamie et les mauvais traitements de son séducteur. Je viens de recevoir d'elle un billet qui m'annonce enfin cette résolution. Je dois la voir cette nuit pour fixer le moment de notre départ. Je laisserai toutes mes affaires pour profiter de la bonne disposition où elle est et où les flatteries de son amant pourraient bien ne pas la laisser toujours. L'empire qu'il a sur elle est encore immense. Je crains que la passion qu'elle a pour ce misérable ne soit éternelle, et que son regret de l'avoir quitté ne vous fasse verser encore bien des larmes à toutes deux. Soyez indulgente et bonne avec elle; c'est votre rôle de mère, et vous le remplirez aisément. Pour moi, je suis rude; et mon indignation s'exprime plus facilement que ma pitié. Je voudrais être plus persuasif; mais je ne puis être plus aimable, et ma destinée n'est pas d'être aimé.
PAUL HENRYET.»
—Ceci te prouve, ô mon ami! dit le marquis d'un ton moqueur en présentant cette lettre à la flamme de la bougie, que ta femme est fidèle et que tu es le plus heureux des époux.
—Pauvre femme! dit Leoni, et pauvre Henryet! Il l'aurait rendue heureuse, lui! Il l'aurait respectée et honorée du moins! Quelle fatalité l'a donc jetée dans les bras d'un méchant coureur d'aventures, poussé vers elle par le destin d'un bout du monde à l'autre, lorsqu'elle avait sous la main le coeur d'un honnête homme! Aveugle enfant! pourquoi m'as-tu choisi?
—Charmant! dit le marquis ironiquement. J'espère que tu vas faire à ce propos quelques vers. Une jolie épitaphe pour l'homme que tu as massacré ce soir me semblerait une chose de bon goût et tout à fait neuve.
—Oui, je lui en ferai une, dit Leoni, et le texte sera celui-ci:
«Ici repose un honnête homme qui voulut se faire le défenseur de la justice humaine contre deux scélérats, et que la justice divine a laissé égorger par eux.»
Leoni tomba dans une rêverie douloureuse pendant laquelle il murmurait sans cesse le nom de sa victime.
—Paul Henryet! disait-il. Vingt-deux ou vingt-quatre ans tout au plus. Une figure froide, mais belle. Un caractère raide et probe. La haine de l'injustice. L'orgueil brutal de l'honnêteté, et pourtant quelque chose de tendre et de mélancolique. Il aimait Juliette, il l'a toujours aimée. Il combattait en vain sa passion. Je vois par cette lettre qu'il l'aimait encore, et qu'il l'aurait adorée s'il avait pu la guérir. Juliette, Juliette! tu pouvais encore être heureuse avec lui; et je l'ai tué! Je t'ai ravi celui qui pouvait te consoler; ton seul défenseur n'est plus, et tu demeures la proie d'un bandit.
—Très-beau! dit le marquis; je voudrais que tu ne fisses pas un mouvement des lèvres sans avoir un sténographe à tes côtés pour conserver tout ce que tu dis de noble et de touchant. Moi, je vais dormir; bonsoir, mon cher, couche avec ta femme, mais change de chemise, car, le diable m'emporte! tu as le sang d'Henryet sur ton jabot!
Le marquis sortit. Leoni, après un instant d'immobilité, vint à mon lit, souleva le rideau et me regarda. Alors il vit que j'étais assoupie sous mes couvertures, et que j'avais les yeux ouverts et attachés sur lui. Il ne put soutenir l'aspect de mon visage livide et de mon regard fixe: il recula avec un cri de terreur, et je lui dis d'une voix faible et brève, à plusieurs reprises: «Assassin! assassin! assassin!»
Il tomba sur ses genoux comme frappé de la foudre, et il se traîna jusqu'à mon lit d'un air suppliant. «Couche avec ta femme, lui dis je en répétant les paroles du marquis dans une sorte de délire; mais change de chemise, car tu as le sang d'Henryet sur ton jabot!»
Leoni tomba la face contre terre en poussant des cris inarticulés. Je perdis tout à fait la raison, et il me semble que je répétai ses cris en imitant avec une servilité stupide l'inflexion de sa voix et les convulsions de sa poitrine. Il me crut folle, et, se relevant avec terreur, il vint à moi. Je crus qu'il allait me tuer; je me jetai dans la ruelle en criant: «Grâce! grâce! je ne le dirai pas!» et je m'évanouis au moment où il me saisissait pour me relever et me secourir.
Je m'éveillai encore dans ses bras, et jamais, il n'eut tant d'éloquence, tant de tendresse et tant de larmes pour implorer son pardon. Il avoua qu'il était le dernier des hommes; mais il me dit qu'une seule chose le relevait à ses propres yeux, c'était l'amour qu'il avait toujours eu pour moi, et qu'aucun de ses vices, aucun de ses crimes, n'avait eu la force d'étouffer. Jusque-là il s'était débattu contre les apparences qui l'accusaient de toutes parts. Il avait lutté contre l'évidence pour conserver mon estime. Désormais, ne pouvant plus se justifier par le mensonge, il prit une autre voie et embrassa un nouveau rôle pour m'attendrir et me vaincre. Il se dépouilla de tout artifice (peut-être devrais-je dire de toute pudeur), et me confessa toutes les turpitudes de sa vie. Mais, au milieu de cet abîme, il me fit voir et comprendre ce qu'il y avait de vraiment beau en lui, la faculté d'aimer, l'éternelle vigueur d'une âme où les plus rudes fatigues, les plus dangereuses épreuves n'éteignaient point le feu sacré.—Ma conduite est vile, me dit-il; mais mon coeur est toujours noble; il saigne toujours de ses torts; il a conservé, aussi énergique, aussi pur que dans sa première jeunesse, le sentiment du juste et de l'injuste, l'horreur du mal qu'il commet, l'enthousiasme du beau qu'il contemple. Ta patience, tes vertus, ta bonté angélique, ta miséricorde inépuisable comme celle de Dieu, ne peuvent s'exercer en faveur d'un être qui les comprenne mieux et qui les admire davantage. Un homme de moeurs régulières et de conscience délicate les trouverait plus naturelles et les apprécierait moins. Avec cet homme-là d'ailleurs tu ne serais qu'une honnête femme; avec un homme tel que moi, tu es une femme sublime, et la dette de reconnaissance qui s'amasse dans mon coeur est immense comme tes souffrances et tes sacrifices. Va, c'est quelque chose que d'être aimée et que d'avoir droit à une passion immense; sur quel autre auras-tu jamais ce droit comme sur moi? Pour qui recommenceras-tu les tourments et le désespoir que tu as subis? Crois-tu qu'il y ait autre chose dans la vie que l'amour? Pour moi, je ne le crois pas. Et crois-tu que ce soit chose facile que de l'inspirer et de le ressentir? Des milliers d'hommes meurent incomplets, sans avoir connu d'autre amour que celui des bêtes; souvent un coeur capable de le ressentir cherche en vain où le placer, et sort vierge de tous les embrassements terrestres pour l'aller trouver peut-être dans les cieux. Ah! quand Dieu nous l'accorde sur la terre, ce sentiment profond, violent, ineffable, il ne faut plus, Juliette, désirer ni espérer le paradis; car le paradis, c'est la fusion de deux âmes dans un baiser d'amour. Et qu'importé, quand nous l'avons trouvé ici-bas, que ce soit dans les bras d'un saint ou d'un damné? qu'il soit maudit ou adoré parmi les hommes, celui que tu aimes, que t'importe, pourvu qu'il te le rende? Est-ce moi que tu aimes ou est-ce le bruit qui se fait autour de moi? Qu'as-tu aimé en moi dès le commencement? est-ce l'éclat qui m'environnait? Si tu me hais aujourd'hui, il faudra que je doute de ton amour passé; il faudra qu'au lieu de cet ange, au lieu de cette victime dévouée dont le sang répandu pour moi coule incessamment goutte à goutte sur mes lèvres, je ne voie plus en toi qu'une pauvre fille crédule et faible qui m'a aimé par vanité et qui m'abandonne par égoïsme, Juliette, Juliette, songe à ce que tu fais si tu me quittes! Tu perdras le seul ami qui te connaisse, qui t'apprécie et qui te vénère, pour un monde qui te méprise déjà, et dont tu ne retrouveras pas l'estime. Il ne te reste que moi au monde, ma pauvre enfant; il faut que tu t'attaches à la fortune de l'aventurier, ou que tu meures oubliée dans un couvent. Si tu me quittes, tu es aussi insensée que cruelle; tu auras eu tous les maux, toute la peine, et tu n'en recueilleras pas les fruits; car à présent, si, malgré tout ce que tu sais, tu peux encore m'aimer et me suivre, sache que j'aurai pour toi un amour dont tu n'as pas l'idée, et que jamais je n'aurais seulement soupçonné si je t'eusse épousée loyalement et si j'eusse vécu avec toi en paix au sein de ta famille. Jusqu'ici, malgré tout ce que tu as sacrifié, tout ce que tu as souffert, je ne t'ai pas encore aimée comme je me sens capable de le faire. Tu ne m'avais pas encore aimé tel que je suis; tu t'attachais à un faux Leoni en qui tu voyais encore quelque grandeur et quelque séduction. Tu espérais qu'il deviendrait un jour l'homme que tu avais aimé d'abord; tu ne croyais pas serrer dans tes bras un homme absolument perdu. Et moi, je me disais: Elle m'aime conditionnellement; ce n'est pas encore moi qu'elle aime, c'est le personnage que je joue. Quand elle verra mes traits sous mon masque, elle s'enfuira en se couvrant les yeux, elle aura en horreur l'amant qu'elle presse maintenant sur son sein. Non, elle n'est pas la femme et la maîtresse que j'avais rêvée, et que mon âme ardente appelle de tous ses voeux. Juliette fait encore partie de cette société dont je suis l'ennemi; elle sera mon ennemie quand elle me connaîtra. Je ne puis me confier à elle, je ne puis épancher dans le sein d'aucun être vivant la plus odieuse de mes angoisses, la honte que j'ai de ce que je fais tous les jours. Je souffre, j'amasse des remords. S'il existait une créature capable de m'aimer sans me demander de changer, si je pouvais avoir une amie qui ne fût pas un accusateur et un juge!.... Voilà ce que je pensais, Juliette. Je demandais cette amie au ciel; mais je demandais que ce fût toi, et non une autre; car tu étais déjà ce que j'aimais le mieux sur la terre avant de comprendre tout ce qui nous restait à faire l'un et l'autre pour nous aimer véritablement.
Que pouvais-je répondre à de semblables discours? Je le regardais d'un air stupéfait. Je m'étonnais de le trouver encore beau, encore aimable; de sentir toujours auprès de lui la même émotion, le même désir de ses caresses, la même reconnaissance pour son amour. Son abjection ne laissait aucune trace sur son noble front; et quand ses grands yeux noirs dardaient leur flamme sur les miens, j'étais éblouie, enivrée comme autrefois; toutes ses souillures disparaissaient, et jusqu'aux taches du sang d'Henryet, tout était effacé. J'oubliai tout pour m'attacher à lui par des promesses aveugles, par des serments et des étreintes insensées. Alors en effet je vis son amour se rallumer ou plutôt se renouveler, comme il me l'avait annoncé. Il abandonna à peu près la princesse Zagarolo et passa tout le temps de ma convalescence à mes pieds, avec les mêmes tendresses, les mêmes soins et les mêmes délicatesses d'affection qui m'avaient rendue si heureuse en Suisse; je puis même dire que ces marques de tendresse furent plus vives et me donnèrent plus d'orgueil et de joie, que ce fut le temps le plus heureux de ma vie, et que jamais Leoni ne me fut plus cher. J'étais convaincue de tout ce qu'il m'avait dit; je ne pouvais plus d'ailleurs craindre qu'il s'attachât à moi par intérêt, je n'avais plus rien au monde à lui donner, et j'étais désormais à sa charge et soumise aux chances de sa fortune. Enfin, je sentais une sorte d'orgueil à ne pas rester au-dessous de ce qu'il attendait de ma générosité, et sa reconnaissance me sembla il plus grande que mes sacrifices.
Un soir il rentra tout agité, et, me pressant mille fois sur son coeur:
—Ma Juliette, dit-il, ma soeur, ma femme, mon ange, il faut que lu sois bonne et indulgente comme Dieu, il faut, me donner une nouvelle preuve de ta douceur adorable et de ton héroïsme: il faut que tu viennes demeurer avec moi chez la princesse Zagarolo.
Je reculai confondue de surprise; et, comme je sentis qu'il n'était plus en mon pouvoir de rien refuser, je me mis à pâlir et à trembler comme un condamné en présence du supplice.
—Écoute, me dit-il, la princesse est horriblement mal. Je l'ai négligée à cause de toi; elle a pris tant de chagrin que sa maladie s'est aggravée considérablement, et que les médecins ne lui donnent pas plus d'un mois à vivre. Puisque tu sais tout....., je puis te parler de cet infernal testament. Il s'agit d'une succession de plusieurs millions, et je suis en concurrence avec une famille attentive à profiter de mes fautes et à m'expulser au moment décisif. Le testament en ma faveur existe en bonne forme, mais un instant de dépit peut l'anéantir. Nous sommes ruinés, nous n'avons plus que cette ressource. Il faut que tu ailles à l'hôpital et que je me fasse chef de brigands si elle nous échappe.