The Project Gutenberg EBook of Leone Leoni, by George Sand

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Title: Leone Leoni

Author: George Sand

Release Date: March 16, 2005 [EBook #15388]

Language: French


*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LEONE LEONI ***




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LIBRAIRIE BLANCHARD
RUE RICHELIEU, 78
ÉDITION J. HETZEL
LIBRAIRIE MARESCO ET Cie
5, RUE DU PONT-DE-LODI




LEONE LEONI



NOTICE

Étant à Venise par un temps très-froid et dans une circonstance fort triste, le carnaval mugissant et sifflant au dehors avec la bise glacée, j'éprouvais le contraste douloureux qui résulte de notre souffrance intérieure, isolée au milieu de l'enivrement d'une population inconnue.

J'habitais un vaste appartement de l'ancien palais Nasi, devenu une auberge et donnant sur le quai des Esclavons, près le pont des Soupirs. Tous les voyageurs qui ont visité Venise connaissent cet hôtel, mais je doute que beaucoup d'entre eux s'y soient trouvés dans une disposition morale aussi douloureusement recueillie, le mardi gras, dans la ville classique du carnaval.

Voulant échapper au spleen par le travail de l'imagination, je commençai au hasard un roman qui débutait par la description même du lieu, de la fête extérieure et du solennel appartement où je me trouvais. Le dernier ouvrage que j'avais lu en quittant Paris était Manon Lescaut. J'en avais causé, ou plutôt écouté causer, et je m'étais dit que faire de Manon Lescaut un homme, de Desgrieux une femme, serait une combinaison à tenter et qui offrirait des situations assez tragiques, le vice étant souvent fort près du crime pour l'homme, et l'enthousiasme voisin du désespoir pour la femme.

J'écrivis ce volume en huit jours, et le relus à peine pour l'envoyer à Paris. Il avait rempli mon but et rendu ma pensée, je n'y aurais rien ajouté en le méditant. Et pourquoi un ouvrage d'imagination aurait-il besoin d'être médité? Quelle moralité voudrait-on faire ressortir d'une fiction que chacun sait être fort possible dans le monde de la réalité? Des gens rigides en théorie (on ne sait pas trop pourquoi) ont pourtant jugé l'ouvrage dangereux. Après tantôt vingt ans écoulés, je le parcours et n'y trouve rien de tel. Dieu merci, le type de Leone Leoni, sans être invraisemblable, est exceptionnel; et je ne vois pas que l'engouement produit par lui sur une âme faible, soit récompensé par des félicités bien enviables. Au reste, je suis, à l'heure qu'il est, bien fixé sur la prétendue portée des moralités du roman, et j'en ai dit ailleurs ma pensée raisonnée.

GEORGE SAND.
Nohant, janvier 1853.




I.

Nous étions à Venise. Le froid et la pluie avaient chassé les promeneurs et les masques de la place et des quais. La nuit était sombre et silencieuse. On n'entendait au loin que la voix monotone de l'Adriatique se brisant sur les îlots, et de temps en temps les cris des hommes de quart de la frégate qui garde l'entrée du canal Saint-Georges, s'entre-croisant avec les réponses de la goëlette de surveillance. C'était un beau soir de carnaval dans l'intérieur des palais et des théâtres; mais au dehors tout était morne, et les réverbères se reflétaient sur les dalles humides, où retentissait de loin en loin le pas précipité d'un masque attardé, enveloppé dans son manteau.

Nous étions tous deux seuls dans une des salles de l'ancien palais Nasi, situé sur le quai des Esclavons, et converti aujourd'hui en auberge, la meilleure de Venise. Quelques bougies éparses sur les tables et la lueur du foyer éclairaient faiblement cette pièce immense, et l'oscillation de la flamme semblait faire mouvoir les divinités allégoriques peintes à fresque sur le plafond. Juliette était souffrante, elle avait refusé de sortir. Étendue sur un sofa et roulée à demi dans son manteau d'hermine, elle semblait plongée dans un léger sommeil, et je marchais sans bruit sur le tapis en fumant des cigarettes de Serraglio.

Nous connaissons, dans mon pays, un certain état de l'âme, qui est, je crois, particulier aux Espagnols. C'est une sorte de quiétude grave qui n'exclut pas, comme chez les peuples tudesques et dans les cafés de l'Orient, le travail de la pensée. Notre intelligence ne s'engourdit pas durant ces extases où l'on nous voit plongés. Lorsque nous marchons méthodiquement, en fumant nos cigares, pendant des heures entières, sur le même carré de mosaïque, sans nous en écarter d'une ligne, c'est alors que s'opère le plus facilement chez nous ce qu'on pourrait appeler la digestion de l'esprit; les grandes résolutions se forment en de semblables moments, et les passions soulevées s'apaisent pour enfanter des actions énergiques. Jamais un Espagnol n'est plus calme que lorsqu'il couve quelque projet ou sinistre ou sublime. Quant à moi, je digérais alors mon projet; mais il n'avait rien d'héroïque ni d'effrayant. Quand j'eus fait environ soixante fois le tour de la chambre et fumé une douzaine de cigarettes, mon parti fut pris. Je m'arrêtai auprès du sofa, et, sans m'inquiéter du sommeil de ma jeune compagne:-Juliette, lui dis-je, voulez-vous être ma femme?

Elle ouvrit les yeux et me regarda sans répondre. Je crus qu'elle ne m'avait pas entendu, et je réitérai ma demande.

-J'ai fort bien entendu, répondit-elle d'un ton d'indifférence, et elle se tut de nouveau.

Je crus que ma demande lui avait déplu, et j'en conçus une colère et une douleur épouvantables; mais, par respect pour la gravité espagnole, je n'en témoignai rien, et je me remis à marcher autour de la chambre.

Au septième tour, Juliette m'arrêta en me disant:

-A quoi bon?

Je fis encore trois tours de chambre; puis je jetai mon cigare, et, tirant une chaise, je m'assis auprès d'elle.

-Votre position dans le monde, lui dis-je, doit vous faire souffrir?

-Je sais, répondit-elle en soulevant sa tête ravissante et en fixant sur moi ses yeux bleus où l'apathie semblait toujours combattre la tristesse, oui, je sais, mon cher Aleo, que je suis flétrie dans le monde d'une désignation ineffaçable: fille entretenue.

-Nous l'effacerons, Juliette; mon nom purifiera le vôtre.

-Orgueil des grands! reprit-elle avec un soupir. Puis se tournant tout à coup vers moi, et saisissant ma main, qu'elle porta malgré moi à ses lèvres:-En vérité! ajouta-t-elle, vous m'épouseriez, Bustamente? O mon Dieu! mon Dieu! quelle comparaison vous me faites faire!

-Que voulez-vous dire, ma chère enfant? lui demandai-je. Elle ne me répondit pas et fondit en larmes.

Ces larmes, dont je ne comprenais que trop bien la cause, me firent beaucoup de mal. Mais je renfermai l'espèce de fureur qu'elles m'inspiraient, et je revins m'asseoir auprès d'elle.

-Pauvre Juliette, lui dis-je; cette blessure saignera donc toujours?

-Vous m'avez permis de pleurer, répondit-elle; c'est la première de nos conventions.

-Pleure, ma pauvre affligée, lui dis-je, ensuite écoute et réponds-moi.

Elle essuya ses larmes et mit sa main dans la mienne.

-Juliette, lui dis-je, lorsque vous vous traitez de fille entretenue, vous êtes une folle. Qu'importent l'opinion et les paroles grossières de quelques sots? Vous êtes mon amie, ma compagne, ma maîtresse.

-Hélas! oui, dit-elle, je suis ta maîtresse, Aleo, et c'est là ce qui me déshonore; je devrais être morte plutôt que de léguer à un noble coeur comme le tien la possession d'un coeur à demi éteint.

-Nous en ranimerons peu à peu les cendres, ma Juliette; laisse-moi espérer qu'elles cachent encore une étincelle que je puis trouver.

-Oui, oui, je l'espère, je le veux! dit-elle vivement. Je serai donc ta femme? Mais pourquoi? t'en aimerai-je mieux? te croiras-tu plus sur de moi?

-Je te saurai plus heureuse, et j'en serai plus heureux.

-Plus heureuse! vous vous trompez; je suis avec vous aussi heureuse que possible; comment le titre de dona Bustamente pourrait-il me rendre plus heureuse?

-Il vous mettrait à couvert des insolents dédains du monde.

-Le monde! dit Juliette; vous voulez dire vos amis. Qu'est-ce que le monde? je ne l'ai jamais su. J'ai traversé la vie et fait le tour de la terre sans réussir à apercevoir ce que vous appelez le monde.

-Je sais que tu as vécu jusqu'ici comme la fille enchantée dans son globe de cristal, et pourtant je t'ai vue jadis verser des larmes amères sur la déplorable situation que tu avais alors. Je me suis promis de t'offrir mon rang et mon nom aussitôt que ton affection me serait assurée.

-Vous ne m'avez pas comprise, don Aleo, si vous avez cru que la honte me faisait pleurer. Il n'y avait pas de place dans mon âme pour la honte; il y avait assez d'autres douleurs pour la remplir et pour la rendre insensible à tout ce qui venait du dehors. S'il m'eût aimée toujours, j'aurais été heureuse, eusse-je été couverte d'infamie aux yeux de ce que vous appelez le monde.

Il me fut impossible de réprimer un frémissement de colère; je me levai pour marcher dans la chambre. Juliette me retint.-Pardonne-moi, me dit-elle d'une voix émue, pardonne-moi le mal que je te fais. Il est au-dessus de mes forces de ne jamais parler de cela.

-Eh bien, Juliette, lui répondis-je en étouffant un soupir douloureux, parles-en donc si cela doit te soulager! Mais est-il possible que tu ne puisses parvenir à l'oublier, quand tout ce qui t'environne tend à te faire concevoir une autre vie, un autre bonheur, un autre amour!

-Tout ce qui m'environne! dit Juliette avec agitation. Ne sommes-nous pas à Venise?

Elle se leva et s'approcha de la fenêtre; sa jupe de taffetas blanc formait mille plis autour de sa ceinture délicate. Ses cheveux bruns s'échappaient des grandes épingles d'or ciselé qui ne les retenaient plus qu'à demi, et baignaient son dos d'un flot de soie parfumée. Elle était si belle avec ses joues à peine colorées et son sourire moitié tendre, moitié amer, que j'oubliai ce qu'elle disait, et je m'approchai pour la serrer dans mes bras. Mais elle venait d'entr'ouvrir les rideaux de la fenêtre, et regardant à travers la vitre, où commençait à briller le rayon humide de la lune:—O Venise! que tu es changée! s'écria-t-elle; que je t'ai vue belle autrefois, et que tu me sembles aujourd'hui déserte et désolée!

—Que dites-vous, Juliette? m'écriai-je à mon tour; vous étiez déjà venue à Venise? Pourquoi ne me l'avez-vous pas dit?

—Je voyais que vous aviez le désir de voir cette belle ville, et je savais qu'un mot vous aurait empêché d'y venir. Pourquoi vous aurais-je fait changer de résolution!

—Oui, j'en aurais changé, répondis-je en frappant du pied. Eussions-nous été à l'entrée de cette ville maudite, j'aurais fait virer la barque vers une rive que ce souvenir n'eût pas souillée; je vous y aurais conduite, je vous y aurais portée à la nage, s'il eût fallu choisir entre un pareil trajet et la maison que voici, où peut-être vous retrouvez à chaque pas une trace brûlante de son passage! Mais, dites-moi donc, Juliette, où je pourrai me réfugier avec vous contre le passé? Nommez-moi donc une ville, enseignez-moi donc un coin de l'Italie où cet aventurier ne vous ait pas traînée?

J'étais pâle et tremblant de colère; Juliette se retourna lentement, me regarda avec froideur, et reportant les yeux vers la fenêtre:—Venise, dit-elle, nous t'avons aimée autrefois, et aujourd'hui je ne te revois pas sans émotion; car il te chérissait, il t'invoquait partout dans ses voyages, il t'appelait sa chère patrie; car c'est toi qui fus le berceau de sa noble maison, et un de tes palais porte encore le même nom que lui.

—Par la mort et par l'éternité! dis-je à Juliette en baissant la voix, nous quitterons demain cette chère patrie!

Vous pourrez quitter demain et Venise et Juliette, me répondit-elle avec un sang-froid glacial; mais pour moi je ne reçois d'ordre de personne, et je quitterai Venise quand il me plaira.

—Je crois vous comprendre, Mademoiselle, dis-je avec indignation: Leoni est à Venise.

Juliette fut frappée d'une commotion électrique.—Qu'est-ce que tu dis? Leoni est à Venise? s'écria-t-elle dans une sorte de délire, en se jetant dans mes bras; répète ce que tu as dit; répète son nom, que j'entende au moins encore une fois son nom! Elle fondit en larmes, et, suffoquée par ses sanglots, elle perdit presque connaissance. Je la portai sur le sofa, et, sans songer à lui donner d'autres secours, je me remis à marcher sur la bordure du tapis. Alors ma fureur s'apaisa comme la mer quand le sirocco replie ses ailes. Une douleur amère succéda à mon emportement, et je me pris à pleurer comme une femme.




II.

Au milieu de ce déchirement, je m'arrêtai à quelques pas de Juliette et je la regardai. Elle avait le visage tourné vers la muraille; mais une glace de quinze pieds de haut, qui remplissait le panneau, me permettait de voir son visage. Elle était pâle comme la mort, et ses yeux étaient fermés comme dans le sommeil; il y avait plus de fatigue encore que de douleur dans l'expression de sa figure, et c'était là précisément la situation de son âme: l'épuisement et la nonchalance l'emportaient sur le dernier bouillonnement des passions. J'espérai.

Je l'appelai doucement, et elle me regarda d'un air étonné, comme si sa mémoire perdait la faculté de conserver les faits en même temps que son âme perdait la force de ressentir le dépit.

—Que veux-tu, me dit-elle, et pourquoi me réveilles-tu?

—Juliette, lui dis-je, je t'ai offensée, pardonne-le-moi; j'ai blessé ton coeur...

—Non, dit-elle en portant une main à son front et en me tendant l'autre, tu as blessé mon orgueil seulement. Je t'en prie, Aleo, souviens-toi que je n'ai rien, que je vis de tes dons, et que l'idée de ma dépendance m'humilie. Tu as été bon et généreux envers moi, je le sais; lu me combles de soins, tu me couvres de pierreries, tu m'accables de ton luxe et de ta magnificence; sans toi je serais morte dans quelque hôpital d'indigents, ou je serais enfermée dans une maison de fous. Je sais tout cela. Mais souviens-toi, Bustamente, que tu as fait tout cela malgré moi, que tu m'as prise à demi morte, et que tu m'as secourue sans que j'eusse le moindre désir de l'être; souviens-toi que je voulais mourir et que tu as passé bien des nuits à mon chevet, tenant mes mains dans les tiennes pour m'empêcher de me tuer; souviens-toi que j'ai refusé longtemps ta protection et tes bienfaits, et que si je les accepte aujourd'hui, c'est moitié par faiblesse et par découragement de la vie, moitié par affection et par reconnaissance pour toi, qui me demandes à genoux de ne pas les repousser. Le plus beau rôle t'appartient, ô mon ami, je le sens; mais suis-je coupable de ce que tu es bon? doit-on me reprocher sérieusement de m'avilir, lorsque, seule et désespérée, je me confie au plus noble coeur qui soit sur la terre?

—Ma bien-aimée, lui dis-je en la pressant sur mon coeur, tu réponds admirablement aux viles injures des misérables qui t'ont méconnue. Mais pourquoi me dis-tu cela? Crois-tu avoir besoin de te justifier auprès de Bustamente du bonheur que lu lui as donné, le seul bonheur qu'il ait jamais goûté dans sa vie? C'est à moi de me justifier si je puis, car c'est moi qui ai tort. Je sais combien ta fierté et ton désespoir m'ont résisté: je ne devrais jamais l'oublier. Quand je prends un ton d'autorité avec toi, je suis un fou qu'il faut excuser; car la passion que j'ai pour toi trouble ma raison et dompte toutes mes forces. Pardonne-moi, Juliette, et oublie un instant de colère. Hélas! je suis malhabile à me faire aimer; j'ai dans le caractère une rudesse qui te déplaît; je te blesse quand je commençais à te guérir, et souvent je détruis dans une heure l'ouvrage de bien des jours.

—Non, non, oublions cette querelle, interrompit Juliette en m'embrassant. Pour un peu de mal que vous me faites, je vous en fais cent fois plus. Votre caractère est quelquefois impérieux, ma douleur est toujours cruelle; et cependant ne croyez pas qu'elle soit incurable. Votre bonté et votre amour finiront par la vaincre. J'aurais un coeur ingrat si je n'acceptais l'espérance que vous me montrez. Nous parlerons de mariage une autre fois; peut-être m'y ferez-vous consentir. Pourtant j'avoue que je crains cette sorte de dépendance consacrée par toutes les lois et par tous les préjugés: cela est honorable, mais cela est indissoluble.

—Encore un mot cruel, Juliette! Craignez-vous donc d'être jamais à moi?

—Non, non, sans doute. Ne t'afflige pas, je ferai ce que tu voudras; mais laissons cela pour aujourd'hui.

—Eh bien! accorde-moi une autre faveur à la place de celle-là: consens à quitter Venise demain.

—De tout mon coeur. Que m'importe Venise et tout le reste? Va, ne me crois pas quand j'exprime quelque regret du passé; c'est le dépit ou la folie qui me fait parler ainsi! Le passé! juste ciel! ne sais-tu pas combien j'ai de raisons pour le haïr? Vois comme il m'a brisée! Comment aurais-je la force de le ressaisir s'il m'était rendu!

Je baisai la main de Juliette pour la remercier de l'effort qu'elle faisait en parlant ainsi; mais je n'étais pas convaincu: elle ne m'avait fait aucune réponse satisfaisante. Je repris ma promenade mélancolique autour de la chambre.

Le sirocco s'était levé et avait séché le pavé en un instant. La ville était redevenue sonore, comme elle est ordinairement, et mille bruits de fête se faisaient entendre: tantôt la chanson rauque des gondoliers avinés, tantôt les huées des masques sortant des cafés et agaçant les passants, tantôt le bruit de la rame sur le canal. Le canon de la frégate souhaita le bonsoir aux échos des lagunes, qui lui répondirent comme une décharge d'artillerie. Le tambour autrichien y mêla son roulement brutal, et la cloche de Saint-Marc fit entendre un son lugubre.

Une tristesse horrible s'empara de moi. Les bougies, en se consumant, mettaient le feu à leurs collerettes de papier vert et jetaient une lueur livide sur les objets. Tout prenait pour mes sens des formes et des sons imaginaires. Juliette, étendue sur le sofa et roulée dans l'hermine et dans la soie, me semblait une morte enveloppée dans son linceul. Les chants et les rires du dehors me faisaient l'effet de cris de détresse, et chaque gondole qui glissait sous le pont de marbre situé au bas de ma fenêtre me donnait l'idée d'un noyé se débattant contre les flots et l'agonie. Enfin, je n'avais que des pensées de désespoir et de mort dans la tête, et je ne pouvais soulever le poids dont ma poitrine était oppressée.

Cependant je me calmai et je fis de moins folles réflexions. Je m'avouai que la guérison de Juliette faisait des progrès bien lents, et que, malgré tous les sacrifices que la reconnaissance lui avait arrachés en ma faveur, son coeur était presque aussi malade que dans les premiers jours. Ces regrets si longs et si amers d'un amour si misérablement placé me semblaient inexplicables, et j'en cherchai la cause dans l'impuissance de mon affection. Il faut, pensai-je, que mon caractère lui inspire quelque répugnance insurmontable qu'elle n'ose m'avouer. Peut-être la vie que je mène lui est-elle antipathique, et pourtant j'ai conformé mes habitudes aux siennes. Leoni la promenait sans cesse de ville en ville; je la fais voyager depuis deux ans sans m'attacher à aucun lieu et sans tarder un instant à quitter l'endroit où je vois la moindre trace d'ennui sur son visage. Cependant elle est triste; cela est certain; rien ne l'amuse, et c'est par dévouement qu'elle daigne quelquefois sourire. Rien de ce qui plaît aux femmes n'a d'empire sur cette douleur: c'est un rocher que rien n'ébranle, un diamant que rien ne ternit. Pauvre Juliette! quelle vigueur dans ta faiblesse! quelle résistance désespérante dans ton inertie!

Insensiblement je m'étais laissé aller à exprimer tout haut mes anxiétés. Juliette s'était soulevée sur un bras; et, penchée en avant sur les coussins, elle m'écoutait tristement.

—Ecoute, lui dis-je en m'approchant d'elle, j'imagine une nouvelle cause à ton mal. Je l'ai trop comprimé, tu l'as trop refoulé dans ton coeur; j'ai craint lâchement de voir cette plaie, dont l'aspect me déchirait; et toi, par générosité, tu me l'as cachée. Ainsi négligée et abandonnée, ta blessure s'est envenimée tous les jours, quand tous les jours j'aurais dû la soigner et l'adoucir. J'ai eu tort, Juliette. Il faut montrer ta douleur, il faut la répandre dans mon sein; il faut me parler de tes maux passés, me raconter ta vie à chaque instant, me nommer mon ennemi; oui, il le faut. Tout à l'heure tu as dit un mot que je n'oublierai pas; tu m'as conjuré de te faire au moins entendre son nom. Eh bien! prononçons-le ensemble, ce nom maudit qui te brûle la langue et le coeur. Parlons de Leoni. Les yeux de Juliette brillèrent d'un éclat involontaire. Je me sentis oppressé; mais je vainquis ma souffrance, et je lui demandai si elle approuvait mon projet.

—Oui, me dit-elle d'un air sérieux, je crois que tu as raison. Vois-tu, j'ai souvent la poitrine pleine de sanglots; la crainte de t'affliger m'empêche de les répandre, et j'amasse dans mon sein des trésors de douleur. Si j'osais m'épancher devant toi, je crois que je souffrirais moins. Mon mal est comme un parfum qui se garde éternellement dans un vase fermé; qu'on ouvre le vase, et le parfum s'échappe bien vite. Si je pouvais parler sans cesse de Leoni, te raconter les moindres circonstances de notre amour, je me remettrais à la fois sous les yeux le bien et le mal qu'il m'a faits; tandis que ton aversion me semble souvent injuste, et que, dans le secret de mon coeur, j'excuse des torts dont le récit, dans la bouche d'un autre, me révolterait.

—Eh bien! lui dis-je, je veux les apprendre de la tienne. Je n'ai jamais su les détails de cette funeste histoire; je veux que tu me les dises, que tu me racontes ta vie tout entière. En connaissant mieux tes maux, j'apprendrai peut-être à les mieux adoucir. Dis-moi tout, Juliette; dis-moi par quels moyens ce Leoni a su se faire tant aimer; dis-moi quel charme, quel secret il avait; car je suis las de chercher en vain le chemin inabordable de ton coeur. Je t'écoute, parle.

—Ah! oui, je le veux bien, répondit-elle; cela va enfin me soulager. Mais laisse-moi parler, et ne m'interromps par aucun signe de chagrin ou d'emportement; car je dirai les choses comme elles se sont passées; je dirai le bien et le mal, combien j'ai souffert et combien j'ai aimé.

—Tu diras tout et j'entendrai tout, lui répondis-je. Je fis apporter de nouvelles bougies et ranimer le feu. Juliette parla ainsi.




III.

Vous savez que je suis fille d'un riche bijoutier de Bruxelles. Mon père était habile dans sa profession, mais peu cultivé d'ailleurs. De simple ouvrier il s'était élevé à la possession d'une belle fortune que le succès de son commerce augmentait de jour en jour. Malgré son peu d'éducation, il fréquentait les maisons les plus riches de la province, et ma mère, qui était jolie et spirituelle, était bien accueillie dans la société opulente des négociants.

Mon père était doux et apathique. Cette disposition augmentait chaque jour avec sa richesse et son bien-être. Ma mère, plus active et plus jeune, jouissait d'une indépendance illimitée, et profitait avec ivresse des avantages de la fortune et des plaisirs du monde. Elle était bonne, sincère et pleine de qualités aimables; mais elle était naturellement légère, et sa beauté, merveilleusement respectée par les années, prolongeait sa jeunesse aux dépens de mon éducation. Elle m'aimait tendrement, à la vérité, mais sans prudence et sans discernement. Fière de ma fraîcheur et des frivoles talents qu'elle m'avait fait acquérir, elle ne songeait qu'à me promener et à me produire; elle éprouvait un doux mais dangereux orgueil à me couvrir sans cesse de parures nouvelles, et à se montrer avec moi dans les fêtes. Je me souviens de ce temps avec douleur et pourtant avec plaisir; j'ai fait depuis de tristes réflexions sur le futile emploi de mes jeunes années, et cependant je le regrette, ce temps de bonheur et d'imprévoyance qui aurait du ne jamais finir ou ne jamais commencer. Je crois encore voir ma mère avec sa taille rondelette et gracieuse, ses mains si blanches, ses yeux si noirs, son sourire si coquet, et cependant si bon, qu'on voyait au premier coup d'oeil qu'elle n'avait jamais connu ni soucis ni contrariétés, et qu'elle était incapable d'imposer aux autres aucune contrainte, même à bonne intention. Oh! oui, je me souviens d'elle! je me rappelle nos longues matinées consacrées à méditer et à préparer nos toilettes de bal, nos après-midi employées à une autre toilette si vétilleuse, qu'il nous restait à peine une heure pour aller nous montrer à la promenade. Je me représente ma mère avec ses robes de satin, ses fourrures, ses longues plumes blanches, et tout le léger volume des blondes et des rubans. Après avoir achevé sa toilette, elle s'oubliait un instant pour s'occuper de moi. J'éprouvais bien quelque ennui à délacer mes brodequins de satin noir pour effacer un léger pli sur le pied, ou bien à essayer vingt paires de gants avant d'en trouver une dont la nuance rosée fût assez fraîche à son gré. Ces gants collaient si exactement, que je les déchirais après avoir pris mille peines pour les mettre; il fallait recommencer, et nous en entassions les débris avant d'avoir choisi ceux que je devais porter une heure et léguer à ma femme de chambre. Cependant on m'avait tellement accoutumée dès l'enfance à regarder ces minuties comme les occupations les plus importantes de la vie d'une femme, que je me résignais patiemment. Nous partions enfin, et, au bruit de nos robes de soie, au parfum de nos manchons, on se retournait pour nous voir. J'étais habituée à entendre notre nom sortir de la bouche de tous les hommes, et à voir tomber leurs regards sur mon front impassible. Ce mélange de froideur et d'innocente effronterie constitue ce qu'on appelle la bonne tenue d'une jeune personne. Quant à ma mère, elle éprouvait un double orgueil à se montrer et à montrer sa fille; j'étais un reflet, ou, pour mieux dire, une partie d'elle-même, de sa beauté, de sa richesse; son bon goût brillait dans ma parure; ma figure, qui ressemblait à la sienne, lui rappelait, ainsi qu'aux autres, la fraîcheur à peine altérée de sa première jeunesse; de sorte qu'en me voyant marcher, toute fluette, à côté d'elle, elle croyait se voir deux fois, pâle et délicate comme elle avait été à quinze ans, brillante et belle comme elle l'était encore. Pour rien au monde elle ne se serait promenée sans moi, elle se serait crue incomplète et à demi habillée.

Après le dîner, recommençaient les graves discussions sur ta robe de bal, sur les bas de soie, sur les fleurs. Mon père, qui ne s'occupait de sa boutique que le jour, aurait mieux aimé passer tranquillement la soirée en famille; mais il était si débonnaire, qu'il ne s'apercevait pas de l'abandon où nous le laissions. Il s'endormait sur un fauteuil pendant que nos coiffeuses s'évertuaient à comprendre les savantes combinaisons de ma mère. Au moment de partir, on réveillait l'excellent homme, et il allait avec complaisance tirer de ses coffrets de magnifiques pierreries qu'il avait fait monter sur ses dessins. Il nous les attachait lui-même sur les bras et sur le cou, et il se plaisait à en admirer l'effet. Ces écrins étaient destinés à être vendus. Souvent nous entendions autour de nous les femmes envieuses se récrier sur leur éclat, et prononcer à voix basse de malicieuses plaisanteries; mais ma mère s'en consolait en disant que les plus grandes dames portaient nos restes, et cela était vrai. On venait le lendemain commander à mon père des parures semblables à celles que nous avions portées. Au bout de quelques jours, il envoyait celles-là précisément; et nous ne les regrettions pas; car nous ne les perdions que pour en retrouver de plus belles.

Au milieu d'une semblable vie, je grandissais sans m'inquiéter du présent ni de l'avenir, sans faire aucun effort sur moi-même pour former ou affermir mon caractère. J'étais née douce et confiante comme ma mère: je me laissais aller comme elle au courant de la destinée. Cependant j'étais moins gaie; je sentais moins vivement l'attrait des plaisirs et de la vanité; je semblais manquer du peu de force qu'elle avait, le désir et la faculté de s'amuser. J'acceptais un sort si facile sans en savoir le prix et sans le comparer à aucun autre. Je n'avais pas l'idée des passions. On m'avait élevée comme si je ne devais jamais les connaître; ma mère avait été élevée de même et s'en trouvait bien, car elle était incapable de les ressentir et n'avait jamais eu besoin de les combattre. On avait appliqué mon intelligence à des études où le coeur n'avait aucun travail à faire sur lui-même. Je touchais le piano d'une manière brillante, je dansais à merveille, je peignais l'aquarelle avec une netteté et une fraîcheur admirables; mais il n'y avait en moi aucune étincelle de ce feu sacré qui donne la vie et qui la fait comprendre. Je chérissais mes parents, mais je ne savais pas ce que c'était qu'aimer plus ou moins. Je rédigeais à merveille une lettre à quelqu'une de mes jeunes amies; mais je ne savais pas plus la valeur des expressions que celle des sentiments. Je les aimais par habitude, j'étais bonne envers elles par obligeance et par douceur, mais je ne m'inquiétais pas de leur caractère; je n'examinais rien. Je ne faisais aucune distinction raisonnée entre elles; celle que j'aimais le plus était celle qui venait me voir le plus souvent.




IV.

J'étais ainsi et j'avais seize ans lorsque Leoni vint à Bruxelles. La première fois que je le vis, ce fut au théâtre. J'étais avec ma mère dans une loge, assez près du balcon, où il était avec les jeunes gens les plus élégants et les plus riches. Ce fut ma mère qui me le fit remarquer. Elle était sans cesse à l'affût d'un mari pour moi et le cherchait parmi les hommes qui avaient la toilette la plus brillante et la taille la mieux prise; c'était tout pour elle. La naissance et la fortune ne la séduisaient que comme les accessoires de choses plus importantes à ses yeux, la tenue et les manières. Un homme supérieur sous un habit simple ne lui eût inspiré que du dédain. Il fallait que son futur gendre eût de certaines manchettes, une cravate irréprochable, une tournure exquise, une jolie figure, des habits faits à Paris, et cette espèce de bavardage insignifiant qui rend un homme adorable dans le monde.

Quant à moi, je ne faisais aucune comparaison entre les uns ou les autres. Je m'en remettais aveuglément au choix de mes parents, et je ne désirais ni ne fuyais le mariage.

Ma mère trouva Leoni charmant. Il est vrai que sa figure est admirablement belle, et qu'il a le secret d'être aisé, gracieux et animé sous ses habits et avec ses manières de dandy. Mais je n'éprouvai aucune de ces émotions romanesques qui font pressentir la destinée aux âmes brûlantes. Je le regardai un instant pour obéir à ma mère, et je ne l'aurais pas regardé une seconde fois, si elle ne m'y eût forcée par ses exclamations continuelles et par la curiosité qu'elle témoigna de savoir son nom. Un jeune homme de notre connaissance, qu'elle appela pour le questionner, lui répondit que c'était un noble Vénitien, ami d'un des premiers négociants de la ville; qu'il paraissait avoir une immense fortune, et qu'il s'appelait Leone Leoni.

Ma mère fut charmée de cette réponse. Le négociant, ami de Leoni, donnait précisément le lendemain une fête où nous étions invités. Légère et crédule qu'elle était, il lui suffit d'avoir appris superficiellement que Leoni était riche et noble, pour jeter aussitôt les yeux sur lui. Elle m'en parla dès le soir même, et me recommanda d'être jolie le lendemain. Je souris et m'endormis exactement à la même heure que les autres soirs, sans que la pensée de Leoni accélérât d'une seconde les battements de mon coeur. On m'avait habituée à entendre sans émotion former de semblables projets. Ma mère prétendait que j'étais si raisonnable, qu'on ne devait pas me traiter comme un enfant. Ma pauvre mère ne s'apercevait pas qu'elle était elle-même bien plus enfant que moi.

Elle m'habilla avec tant de soin et de recherche, que je fus proclamée la reine du bal; mais d'abord ce fut en pure perle: Leoni ne paraissait pas, et ma mère crut qu'il était déjà parti de Bruxelles. Incapable de modérer son impatience, elle demanda au maître de la maison ce qu'était devenu son ami le Vénitien.

—Ah! dit M. Delpech, vous avez déjà remarqué mon Vénitien? Il jeta en souriant un coup d'oeil sur ma toilette, et comprit.—C'est un joli garçon, ajouta-t-il, de haute naissance, et très à la mode à Paris et à Londres; mais je dois vous confesser qu'il est horriblement joueur, et que, si vous ne le voyez pas ici, c'est qu'il préfère les cartes aux femmes les plus belles.

—Joueur! dit ma mère, cela est fort vilain.

—Oh! reprit M. Delpech, c'est selon. Quand on en a le moyen!

—Au fait!... dit ma mère; et cette observation lui suffit. Elle ne s'inquiéta plus jamais de la passion de Leoni pour le jeu.

Peu d'instants après ce court entretien, Leoni parut dans le salon où nous dansions. Je vis M. Delpech lui parler à l'oreille en me regardant, et les yeux de Leoni flotter incertains autour de moi, jusqu'à ce que, guidé par les indications de son ami, il me découvrit dans la foule et s'approcha pour me mieux voir. Je compris en ce moment que mon rôle de fille à marier était un peu ridicule; car il y avait quelque chose d'ironique dans l'admiration de son regard, et pour la première fois de ma vie peut-être je rougis et sentis de la honte.

Cette honte devint une sorte de souffrance lorsque je vis que Leoni était retourné à la salle de jeu au bout de quelques instants. Il me sembla que j'étais raillée et dédaignée, et j'en eus du dépit contre ma mère. Cela ne m'était jamais arrivé, et elle s'étonna de l'humeur que je lui montrai.—Allons, me dit-elle avec un peu de dépit à son tour, je ne sais ce que tu as, mais tu deviens laide. Partons.

Elle se levait déjà lorsque Leoni traversa vivement la salle et vint l'inviter à valser. Cet incident inespéré lui rendit la gaieté; elle me jeta en riant son éventail et disparut avec lui dans le tourbillon.

Comme elle aimait passionnément la danse, nous étions toujours accompagnées au bal par une vieille tante, soeur aînée de mon père, qui me servait de chaperon lorsque je n'étais pas invitée à danser en même temps que ma mère. Mademoiselle Agathe, c'est ainsi qu'on appelait ma tante, était une vieille fille d'un caractère égal et froid. Elle avait plus de bon sens que le reste de la famille; mais elle n'était pas exemple du penchant à la vanité, qui est recueil de tous les parvenus. Quoiqu'elle fit au bal une fort triste figure, elle ne se plaignait jamais de l'obligation de nous y accompagner; c'était pour elle l'occasion de montrer dans ses vieux jours de fort belles robes qu'elle n'avait pas eu le moyen de se procurer dans sa jeunesse. Elle faisait donc un grand cas de l'argent; mais elle n'était pas également accessible à toutes les séductions du monde. Elle avait une vieille haine contre les nobles, et ne perdait pas une occasion de les dénigrer et de les tourner en ridicule, ce dont elle s'acquittait avec assez d'esprit.

Fine et pénétrante, habituée à ne pas agir et à observer les actions d'autrui, elle avait compris la cause du petit mouvement d'humour que j'avais éprouvé. Le babillage expansif de ma mère l'avait instruite de ses intentions sur Leoni, et le visage à la fois aimable, fier et moqueur du Vénitien lui révélait beaucoup de choses que ma mère ne comprenait pas.—Vois-tu, Juliette, me dit-elle en se penchant vers moi, voici un grand seigneur qui se moque de nous.

J'eus un tressaillement douloureux. Ce que disait ma tante répondait à mes pressentiments. C'était la première fois que j'apercevais clairement sur la figure d'un homme le dédain de notre bourgeoisie. On m'avait accoutumée à me divertir de celui que les femmes ne nous épargnaient guère, et à le regarder comme une marque d'envie; mais notre beauté nous avait jusque-là préservées du dédain des hommes, et je pensai que Leoni était le plus insolent qui eût jamais existé. Il me fit horreur, et quand, après avoir ramené ma mère à sa place, il m'invita pour la contredanse suivante, je le refusai fièrement. Sa figure exprima un tel étonnement, que je compris à quel point il comptait sur un bon accueil. Mon orgueil triompha, et je m'assis auprès de ma mère en déclarant que j'étais fatiguée. Leoni nous quitta en s'inclinant profondément à la manière des Italiens, et en jetant sur moi un regard de curiosité où perçait toujours la moquerie de son caractère.

Ma mère, étonnée de ma conduite, commença à craindre que je ne fusse capable d'une volonté quelconque. Elle me parla doucement, espérant qu'au bout de quelque temps je consentirais à danser et que Leoni m'inviterait de nouveau; mais je m'obstinai à rester à ma place. Au bout d'une heure, nous entendîmes à diverses reprises, dans le bourdonnement vague du bal, le nom de Leoni; quelqu'un dit en passant près de nous que Leoni perdait six cents louis.—Très-bien! dit ma tante d'un ton sec; il fera bien de chercher une belle fille à marier avec une belle dot!

—Oh! il n'a pas besoin de cela, reprit une autre personne, il est si riche!

—Tenez, ajouta une troisième, le voilà qui danse; voyez s'il a l'air soucieux.

Leoni dansait en effet, et son visage n'exprimait pas la moindre inquiétude. Il se rapprocha ensuite de nous, adressa des fadeurs à ma mère avec la facilité d'un homme du grand monde, et puis essaya de me faire dire quelque chose en m'adressant des questions indirectes. Je gardai un silence obstiné, et il s'éloigna d'un air indifférent. Ma mère, désespérée, m'emmena.

Pour la première fois elle me gronda, et je la boudai. Ma tante me donna raison et déclara que Leoni était un impertinent et un mauvais sujet. Ma mère, qui n'avait jamais été contrariée à ce point, se mit à pleurer, et j'en fis autant.

Ce fut par ces petites agitations que l'approche de Leoni et de la funeste destinée qu'il m'apportait commença à troubler la paix profonde où j'avais toujours vécu. Je ne vous dirai pas avec les mêmes détails ce qui se passa les jours suivants. Je ne m'en souviens pas aussi bien, et le commencement de la passion inapaisable que je conçus pour lui m'apparaît toujours comme un rêve bizarre où ma raison ne peut mettre aucun ordre. Ce qu'il y a de certain, c'est que Leoni se montra piqué, surpris et atterré par ma froideur, et qu'il me traita sur-le-champ avec un respect qui satisfit mon orgueil blessé. Je le voyais tous les jours, dans les fêtes ou à la promenade, et mon éloignement pour lui s'évanouissait vite devant les soins extraordinaires et les humbles prévenances dont il m'accablait. En vain ma tante essayait de me mettre en garde contre la morgue dont elle l'accusait; je ne pouvais plus me sentir offensée par ses manières ou ses paroles; sa figure même avait perdu cette arrière-pensée de sarcasme qui m'avait choquée d'abord. Son regard prenait de jour en jour une douceur et une tendresse inconcevables. Il ne semblait occupé que de moi seule; et, sacrifiant son goût pour les cartes, il passait les nuits entières à faire danser ma mère et moi, ou à causer avec nous. Bientôt il fut invité à venir chez nous. Je redoutais un peu cette visite; ma tante me prédisait qu'il trouverait dans notre intérieur mille sujets de raillerie dont il ferait semblant de ne pas s'apercevoir, mais qui lui fourniraient à rire avec ses amis. Il vint, et, pour surcroît de malheur, mon père, qui se trouvait sur le seuil de sa boutique, le fit entrer par là dans la maison. Cette maison, qui nous appartenait, était fort belle, et ma mère l'avait fait décorer avec un goût exquis; mais mon père, qui ne se plaisait que dans les occupations de son commerce, n'avait point voulu transporter sous un autre toit l'étalage de ses perles et de ses diamants. C'était un coup d'oeil magnifique que ce rideau de pierreries étincelantes derrière les grands panneaux de glace qui le protégeaient, et mon père disait avec raison qu'il n'était pas de décoration plus splendide pour un rez-de-chaussée. Ma mère, qui n'avait eu jusque-là que des éclairs d'ambition pour se rapprocher de la noblesse, n'avait jamais été choquée de voir son nom gravé en larges lettres de strass au-dessous du balcon de sa chambre à coucher. Mais lorsque, de ce balcon, elle vit Leoni franchir le seuil de la fatale boutique, elle nous crut perdues, et me regarda avec anxiété.




V.

Dans le peu de jours qui avaient précédé celui-là, j'avais eu la révélation d'une fierté inconnue. Je la sentis se réveiller, et, poussée par un mouvement irrésistible, je voulus voir de quel air Leoni faisait la conversation au comptoir de mon père. Il tardait à monter, et je supposais avec raison que mon père l'avait retenu pour lui montrer, selon sa naïve habitude, les merveilles de son travail. Je descendis résolument à la boutique, et j'y entrai en feignant quelque surprise d'y trouver Leoni. Cette boutique m'était interdite en tout temps par ma mère, dont la plus grande crainte était de me voir passer pour une marchande. Mais je m'échappais quelquefois pour aller embrasser mon pauvre père, qui n'avait pas de plus grande joie que de m'y recevoir. Lorsqu'il me vit entrer, il fit une exclamation de plaisir et dit à Leoni:—Tenez, tenez, monsieur le baron, je vous montrais peu de chose; voici mon plus beau diamant. La figure de Leoni trahit une émotion délicieuse; il sourit à mon père avec attendrissement, et à moi avec passion. Jamais un tel regard n'était tombé sur le mien. Je devins rouge comme le feu. Un sentiment de joie et de tendresse inconnue amena une larme au bord de ma paupière pendant que mon père m'embrassait au front.

Nous restâmes quelques instants sans parler, et Leoni, relevant la conversation, trouva le moyen de dire à mon père tout ce qui pouvait flatter son amour-propre d'artiste et de commerçant. Il parut prendre un extrême plaisir à lui faire expliquer par quel travail on tirait les pierres précieuses d'un caillou brut, pour leur donner l'éclat et la transparence. Il dit lui-même à ce sujet des choses intéressantes; et, s'adressant à moi, il me donna quelques détails minéralogiques à ma portée. Je fus confondue de l'esprit et de la grâce avec lesquels il savait relever et ennoblir notre condition à nos propres yeux. Il nous parla de travaux d'orfèvrerie qu'il avait eu l'occasion de voir dans ses voyages, et nous vanta surtout les oeuvres de son compatriote Cellini, qu'il plaça près de Michel-Ange. Enfin, il attribua tant de mérite à la profession de mon père et donna tant d'éloges à son talent, que je me demandais presque si j'étais la fille d'un ouvrier laborieux ou d'un homme de génie.

Mon père accepta cette dernière hypothèse, et, charmé des manières du Vénitien, il le conduisit chez ma mère. Durant cette visite, Leoni eut tant d'esprit et parla sur toutes choses d'une manière si supérieure, que je restai fascinée en l'écoutant. Jamais je n'avais conçu l'idée d'un homme semblable. Ceux qu'on m'avait désignés comme les plus aimables étaient si insignifiants et si nuls auprès de celui-là, que je croyais faire un rêve. J'étais trop ignorante pour apprécier tout ce que Leoni possédait de savoir et d'éloquence, mais je le comprenais instinctivement. J'étais dominée par son regard, enchaînée à ses récits, surprise et charmée à chaque nouvelle ressource qu'il déployait.

Il est certain que Leoni est un homme doué de facultés extraordinaires. En peu de jours il réussit à exciter dans la ville un engouement général. Vous savez qu'il a tous les talents, toutes les séductions. S'il assistait à un concert, après s'être fait un peu prier, il chantait ou jouait tous les instruments avec une supériorité marquée sur les musiciens. S'il consentait à passer une soirée d'intimité, il faisait des dessins charmants sur les albums des femmes. Il crayonnait en un instant des portraits pleins de grâce ou des caricatures pleines de verve; il improvisait ou déclamait dans toutes les langues; il savait toutes les danses de caractère de l'Europe, et il les dansait toutes avec une grâce enchanteresse; il avait tout vu, tout retenu, tout jugé, tout compris; il savait tout; il lisait dans l'univers comme dans un livre de poche. Il jouait admirablement la tragédie et la comédie; il organisait des troupes d'amateurs; il était lui-même le chef d'orchestre, le premier sujet, le décorateur, le peintre et le machiniste. Il était à la tête de toutes les parties et de toutes les fêtes. On pouvait vraiment dire que le plaisir marchait sur ses traces, et que tout, à son approche, changeait d'aspect et prenait une face nouvelle. On l'écoutait avec enthousiasme, on lui obéissait aveuglément; on croyait en lui comme en un prophète; et s'il eût promis de ramener le printemps au milieu de l'hiver, on l'en aurait cru capable. Au bout d'un mois de son séjour à Bruxelles, le caractère des habitants avait réellement changé. Le plaisir réunissait toutes les classes, aplanissait toutes les susceptibilités hautaines, nivelait tous les rangs. Ce n'étaient tous les jours que cavalcades, feux d'artifice, spectacles, concerts, mascarades. Leoni était grand et généreux; les ouvriers auraient fait pour lui une émeute. Il semait les bienfaits à pleines mains, et trouvait de l'or et du temps pour tout. Ses fantaisies devenaient aussitôt celles de tout le monde. Toutes les femmes l'aimaient, et les hommes étaient tellement subjugués par lui, qu'ils ne songeaient point à en être jaloux.

Comment, au milieu d'un tel entraînement, aurais-je pu rester insensible à la gloire d'être recherchée par l'homme qui fanatisait toute une province? Leoni nous accablait de soins et nous entourait d'hommages. Nous étions devenues, ma mère et moi, les femmes les plus à la mode de la ville. Nous marchions à ses côtés, à la tête de tous les divertissements; il nous aidait à déployer un luxe effréné; il dessinait nos toilettes et composait nos costumes de caractère: car il s'entendait à tout, et aurait fait lui-même au besoin nos robes et nos turbans. Ce fut par de tels moyens qu'il accapara l'affection de la famille. Ma tante fut la plus difficile à conquérir. Longtemps elle résista et nous affligea de ses tristes observations.—Leoni, disait-elle, était un homme sans conduite, un joueur effréné. Il gagnait et il perdait chaque soir la fortune de vingt familles; il dévorerait la nôtre en une nuit. Mais Leoni entreprit de l'adoucir, et il y réussit en s'emparant de sa vanité, ce levier qu'il manoeuvrait si puissamment en ayant l'air de l'effleurer. Bientôt il n'y eut plus d'obstacles. Ma main lui fut promise avec une dot d'un demi-million; ma tante fit observer encore qu'il fallait avoir des renseignements plus certains sur la fortune et la condition de cet étranger. Leoni sourit et promit de fournir ses titres de noblesse et de propriété en moins de vingt jours. Il traita fort légèrement la rédaction du contrat, qui fut dressé de la manière la plus libérale et la plus confiante envers lui. Il paraissait à peine savoir ce que je lui apportais. M. Delpech et, sur la parole de celui-ci, tous les nouveaux amis de Leoni assuraient qu'il avait quatre fois plus de fortune que nous, et qu'en m'épousant il faisait un mariage d'amour. Je me laissai facilement persuader. Je n'avais jamais été trompée, et je ne me représentais les faussaires et les filous que sous les haillons de la misère et les dehors de l'ignominie...

Un sentiment pénible oppressa la poitrine de Juliette. Elle s'arrêta, et me regarda d'un air égaré.—Pauvre enfant! lui dis-je, Dieu aurait dû te protéger.

—Oh! me dit-elle en fronçant légèrement son sourcil d'ébène, j'ai prononcé des mots affreux; que Dieu me les pardonne! Je n'ai pas de haine dans le coeur, et je n'accuse point Leoni d'être un scélérat; non, non, car je ne veux pas rougir de l'avoir aimé. C'est un malheureux qu'il faut plaindre. Si vous saviez... Mais je vous dirai tout.

—Continue ton histoire, lui dis-je; Leoni est assez coupable: ton intention n'est pas de l'accuser plus qu'il ne le mérite.

Juliette reprit son récit.

Le fait est qu'il m'aimait, il m'aimait pour moi-même; la suite l'a bien prouvé. Ne secouez pas la tête, Bustamente. Leoni est un corps robuste, animé d'une âme immense; toutes les vertus et tous les vices, toutes les passions coupables et saintes y trouvent place en même temps. Personne n'a jamais voulu le juger impartialement; il avait bien raison de le dire, moi seule l'ai connu et lui ai rendu justice.

Le langage qu'il me parlait était si nouveau à mon oreille, que j'en étais enivrée. Peut-être l'ignorance absolue où j'avais vécu de tout ce qui touchait au sentiment me faisait-elle paraître ce langage plus délicieux et plus extraordinaire qu'il n'eût semblé à une fille plus expérimentée. Mais je crois (et d'autres femmes le croient aussi) que nul homme sur la terre n'a ressenti et exprimé l'amour comme Leoni. Supérieur aux autres hommes dans le mal et dans le bien, il parlait une autre langue, il avait d'autres regards, il avait aussi un autre coeur. J'ai entendu dire à une dame italienne qu'un bouquet dans la main de Leoni avait plus de parfum que dans celle d'un autre, et il en était ainsi de tout. Il donnait du lustre aux choses les plus simples, et rajeunissait les moins neuves. Il y avait un prestige autour de lui; je ne pouvais ni ne désirais m'y soustraire. Je me mis à l'aimer de toutes mes forces.

Dans ce moment je me sentis grandir à mes propres yeux. Que ce fût l'ouvrage de Dieu, celui de Leoni ou celui de l'amour, une âme forte se développa et s'épanouit dans mon faible corps. Chaque jour je sentis un monde de pensées nouvelles se révéler à moi. Un mot de Leoni faisait éclore en moi plus de sentiments que les frivoles discours entendus dans toute ma vie. Il voyait ce progrès, il en était heureux et fier. Il voulut le hâter et m'apporta des livres. Ma mère en regarda la couverture dorée, le vélin et les gravures. Elle vit à peine le titre des ouvrages qui allaient bouleverser ma tête et mon coeur. C'étaient de beaux et chastes livres, presque tous écrits par des femmes sur des histoires de femmes: Valérie, Eugène de Rothelin, Mademoiselle de Clermont, Delphine. Ces récits touchants et passionnés, ces aperçus d'un monde idéal pour moi élevèrent mon âme, mais ils la dévorèrent. Je devins romanesque, caractère le plus infortuné qu'une femme puisse avoir.




VI.

Trois mois avaient suffi pour cette métamorphose. J'étais à la veille d'épouser Leoni. De tous les papiers qu'il avait promis de fournir, son acte de naissance et ses lettres de noblesse étaient seuls arrivés. Quant aux preuves de sa fortune, il les avait demandées à un autre homme de loi, et elles n'arrivaient pas. Il témoignait une douleur et une colère extrêmes de ce retard, qui faisait toujours ajourner notre union. Un matin, il entra chez nous d'un air désespéré. Il nous montra une lettre non timbrée qu'il venait de recevoir, disait-il, par une occasion particulière. Cette lettre lui annonçait que son chargé d'affaires était mort, que son successeur ayant trouvé ses papiers en désordre était forcé de faire un grand travail pour les reconnaître, et qu'il demandait encore une ou deux semaines avant de pouvoir fournir à sa seigneurie les pièces qu'elle réclamait. Leoni était furieux de ce contre-temps; il mourrait d'impatience et de chagrin, disait-il, avant la fin de cette horrible quinzaine. Il se laissa tomber sur un fauteuil en fondant en larmes.

Non, ce n'étaient pas des larmes feintes; ne souriez pas, don Aleo. Je lui tendis la main pour le consoler; je la sentis baignée de ses pleurs, et, frappée aussitôt d'une commotion sympathique, je me mis à sangloter.

Ma pauvre mère n'y put tenir. Elle courut en pleurant chercher mon père à sa boutique.—C'est une tyrannie odieuse, lui dit-elle en l'entraînant près de nous. Voyez ces deux malheureux enfants! comment pouvez-vous refuser de faire leur bonheur, quand vous êtes témoin de ce qu'ils souffrent? Voulez-vous tuer votre fille par respect pour une vaine formalité? Ces papiers n'arriveront-ils pas aussi bien et ne seront-ils pas aussi satisfaisants après huit jours de mariage? Que craignez-vous? Prenez-vous notre cher Leoni pour un imposteur? Ne comprenez-vous pas que votre insistance pour avoir les preuves de sa fortune est injurieuse pour lui et cruelle pour Juliette?

Mon père, tout étourdi de ces reproches, et surtout de mes pleurs, jura qu'il n'avait jamais songé à tant d'exigence, et qu'il ferait tout ce que je voudrais. Il m'embrassa mille fois, et me tint le langage qu'on tient à un enfant de six ans lorsqu'on cède à ses fantaisies pour se débarrasser de ses cris. Ma tante arriva et parla moins tendrement. Elle me fit même des reproches qui me blessèrent.—Une jeune personne chaste et bien élevée, disait-elle, ne devait pas montrer tant d'impatience d'appartenir à un homme.—On voit bien, lui dit ma mère, tout à fait piquée, que vous n'avez jamais pu appartenir à aucun. Mon père ne pouvait souffrir qu'on manquât d'égards envers sa soeur. Il pencha de son côté, et fit observer que notre désespoir était un enfantillage, que huit jours seraient bientôt passés. J'étais mortellement offensée de l'impatience qu'on me supposait, et j'essayais de retenir mes larmes; mais celles de Leoni exerçaient sur moi une puissance magnétique, et je ne pouvais m'arrêter. Alors il se leva, les yeux tout humides, les joues animées, et, avec un sourire d'espérance et de tendresse, il courut vers ma tante; il prit ses mains dans une des siennes, celles de mon père dans l'autre, et se jeta à genoux en les suppliant de ne plus s'opposer à son bonheur. Ses manières, son accent, son visage, avaient un pouvoir irrésistible; c'était d'ailleurs la première fois que ma pauvre tante voyait un homme à ses pieds. Toutes les résistances furent vaincues. Les bans étaient publiés, toutes les formalités préparatoires étaient remplies; notre mariage fut fixé à la semaine suivante, sans aucun égard à l'arrivée des papiers.

Le mardi gras tombait le lendemain. M. Delpech donnait une fête magnifique; Leoni nous avait priées de nous habiller en femmes turques; il nous avait fait une aquarelle charmante, que nos couturières avaient copiée avec beaucoup d'exactitude. Le velours, le satin brodé, le cachemire, ne furent pas épargnés. Mais ce fut la quantité et la Beauté des pierreries qui nous assurèrent un triomphe incontestable sur toutes les toilettes du bal. Presque tout le fonds de boutique de mon père y passa: les rubis, les émeraudes, les opales ruisselaient sur nous; nous avions des réseaux et des aigrettes de brillants, des bouquets admirablement montés en pierres de toutes couleurs. Mon corsage et jusqu'à mes souliers, étaient brodés en perles fines; une torsade de ces perles, d'une beauté extraordinaire, me servait de ceinture et tombait jusqu'à mes genoux. Nous avions de grandes pipes et des poignards couverts de saphirs et de brillants. Mon costume entier valait au moins un million.

Leoni parut entre nous deux avec un costume turc magnifique. Il était si beau et si majestueux sous cet habit, que l'on montait sur les banquettes pour nous voir passer. Mon coeur battait avec violence, j'éprouvais un orgueil qui tenait du délire. Ma parure, comme vous pensez, était la moindre chose dont je fusse occupée. La beauté de Leoni, son éclat, sa supériorité sur tous, l'espèce de culte qu'où lui rendait, et tout cela à moi, tout cela à mes pieds! c'était de quoi enivrer une tête moins jeune que la mienne. Ce fut le dernier jour de ma splendeur! Par combien de misère et d'abjection n'ai-je pas payé ces vains triomphes!

Ma tante était habillée en juive et nous suivait, portant des éventails et des boites de parfums. Leoni, qui voulait conquérir son amitié, avait composé son costume avec tant d'art, qu'il avait presque poétisé le caractère de sa figure grave et flétrie. Elle était enivrée aussi, la pauvre Agathe! Hélas! qu'est-ce que la raison des femmes! Nous étions là depuis deux ou trois heures; ma mère dansait et ma tante bavardait avec les femmes surannées qui composent ce qu'on appelle en France la tapisserie d'un bal. Leoni était assis près de moi, et me parlait à demi-voix avec une passion dont chaque mot allumait une étincelle dans mon sang. Tout à coup la parole expira sur ses lèvres; il devint pâle comme la mort et sembla frappé de l'apparition d'un spectre. Je suivis la direction de son regard effaré, et je vis à quelques pas de nous une personne dont l'aspect me fut désagréable à moi-même: c'était un jeune homme, nommé Henryet, qui m'avait demandée en mariage l'année précédente. Quoiqu'il fût riche et d'une famille honnête, ma mère ne l'avait pas trouvé digne de moi et l'avait éloigné en alléguant mon extrême jeunesse. Mais au commencement de l'année suivante il avait renouvelé sa demande avec instance, et le bruit avait couru dans la ville qu'il était éperdument amoureux de moi; je n'avais pas daigné m'en apercevoir, et ma mère, qui le trouvait trop simple et trop bourgeois, s'était débarrassée de ses poursuites un peu brusquement. Il en avait témoigné plus de chagrin que de dépit, et il était parti immédiatement pour Paris. Depuis ce temps, ma tante et mes jeunes amies m'avaient fait quelques reproches de mon indifférence envers lui. C'était, disaient-elles, un excellent jeune homme, d'une instruction solide et d'un caractère noble. Ces reproches m'avaient causé de l'ennui. Son apparition inattendue au milieu du bonheur que je goûtais auprès de Leoni me fut déplaisante et me fit l'effet d'un reproche nouveau; je détournai la tête, et feignis de ne l'avoir pas vu; mais le singulier regard qu'il lança à Leoni ne put m'échapper. Leoni saisit vivement mon bras et m'engagea à venir prendre une glace dans la salle voisine; il ajouta que la chaleur l'incommodait et lui donnait mal aux nerfs. Je le crus, et je pensai que le regard d'Henryet n'était que l'expression de la jalousie. Nous passâmes dans la galerie; il y avait peu de monde, j'y fus quelque temps appuyée sur le bras de Leoni. Il était agité et préoccupé; j'en montrai de l'inquiétude, et il me répondit que cela n'en valait pas la peine, qu'il était seulement un peu souffrant.

Il commençait à se remettre, lorsque je m'aperçus qu'Henryet nous suivait; je ne pus m'empêcher d'en témoigner mon impatience.

—En vérité, cet homme nous suit comme un remords, dis-je tout bas à Leoni; est-ce bien un homme? Je le prendrais presque pour une âme en peine qui revient de l'autre monde.

—Quel homme? répondit Leoni en tressaillant; comment l'appelez-vous? où est-il? que nous veut-il? est-ce que vous le connaissez?

Je lui appris en peu de mots ce qui était arrivé, et le priai de n'avoir pas l'air de remarquer le ridicule manége d'Henryet. Mais Leoni ne me répondit pas; seulement je sentis sa main, qui tenait la mienne, devenir froide comme la mort; un tremblement convulsif passa dans tout son corps, et je crus qu'il allait s'évanouir; mais tout cela fut l'affaire d'un instant.

—J'ai les nerfs horriblement malades, dit-il; je crois que je vais être forcé d'aller me coucher; la téte me brûle, ce turban pèse cent livres.

—O mon Dieu! lui dis-je, si vous partez, déjà, cette nuit va me sembler éternelle et cette fête insupportable. Essayez de passer dans une pièce plus retirée et de quitter votre turban pour quelques instants; nous demanderons quelques gouttes d'éther pour calmer vos nerfs.

—Oui, vous avez raison, ma bonne, ma chère Juliette, mon ange. Il y a au bout de la galerie un boudoir où probablement nous serons seuls; un instant de repos me guérira.

En parlant ainsi, il m'entraîna vers le boudoir avec empressement; il semblait fuir plutôt que marcher. J'entendis des pas qui venaient sur les nôtres; je me retournai, et je vis Henryet qui se rapprochait de plus en plus et qui avait l'air de nous poursuivre; je crus qu'il était devenu fou. La terreur que Leoni ne pouvait plus dissimuler acheva de brouiller toutes mes idées; une peur superstitieuse s'empara de moi, mon sang se glaça comme dans le cauchemar, et il me fut impossible de faire un pas de plus. En ce moment Henryet nous atteignit et posa une main, qui me sembla métallique, sur l'épaule de Leoni. Leoni resta comme frappé de la foudre, et lui fit un signe de tête affirmatif, comme s'il eût deviné une question ou une injonction dans ce silence effrayant. Alors Henryet s'éloigna, et je sentis mes pieds se déclouer du parquet. J'eus la force de suivre Leoni dans le boudoir, et je tombai sur l'ottomane aussi pâle et aussi consternée que lui.




VII.

Il resta quelque temps ainsi; puis tout à coup rassemblant ses forces, il se jeta à mes pieds.—Juliette, me dit-il, je suis perdu si tu ne m'aimes pas jusqu'au délire.

—O ciel! qu'est-ce que cela signifie? m'écriai-je avec égarement en jetant mes bras autour de son cou.

—Et tu ne m'aimes pas ainsi! continua-t-il avec angoisse; je suis perdu, n'est-ce pas?

—Je t'aime de toutes les forces de mon âme! m'écriai-je en pleurant; que faut-il faire pour te sauver?

—Ah! tu n'y consentirais pas! reprit-il avec abattement. Je suis le plus malheureux des hommes; tu es la seule femme que j'aie jamais aimée, Juliette; et au moment de te posséder, mon âme, ma vie, je te perds à jamais!... Il faudra que je meure.

—Mon Dieu! mon Dieu! m'écriai je, ne pouvez-vous parler? ne pouvez-vous dire ce que vous attendez de moi?

—Non, je ne puis parler, répondit-il; un affreux secret, un mystère épouvantable pese sur ma vie entière, et je ne pourrai jamais te le révéler. Pour m'aimer, pour me suivre, pour me consoler, il faudrait être plus qu'une femme, plus qu'un ange peut-être!...

—Pour t'aimer! pour te suivre! lui dis-je. Dans quelques jours ne serai-je pas ta femme? Tu n'auras qu'un mot à dire; et quelle que soit ma douleur et celle de mes parents, je te suivrai au bout du monde, si tu le veux.

—Est-ce vrai, ô ma Juliette? s'écria-t-il avec un transport de joie; tu me suivras? tu quitteras tout pour moi?... Eh bien! si tu m'aimes à ce point, je suis sauvé! Partons, partons tout de suite...

—Quoi! y pensez-vous, Leoni? Sommes-nous mariés? lui dis-je.

—Nous ne pouvons pas nous marier, répondit-il d'une voix forte et brève.

Je restai atterrée.—Et si tu ne veux pas m'aimer, si tu ne veux pas fuir avec moi, continua-t-il, je n'ai plus qu'un parti à prendre: c'est de me tuer.

Il prononça ces mots d'un ton si résolu, que je frissonnai de la tête aux pieds.—Mais que nous arrive-t-il donc? lui dis-je; est-ce un rêve? Qui peut nous empêcher de nous marier, quand tout est décidé, quand vous avez la parole de mon père?

—Un mot de l'homme qui est amoureux de vous, et qui veut vous empêcher d'être à moi.

—Je le hais et je le méprise! m'écriai-je. Où est-il? Je veux lui faire sentir la honte d'une si lâche poursuite et d'une si odieuse vengeance... Mais que peut-il contre toi, Leoni? n'es-tu pas tellement au-dessus de ses attaques qu'un mot de toi ne le réduise en poussière? Ta vertu et ta force ne sont-elles pas inébranlables et pures comme l'or? O ciel! je devine: tu es ruiné! les papiers que tu attends n'apporteront que de mauvaises nouvelles. Henryet le sait, il te menace d'avertir mes parents. Sa conduite est infâme; mais ne crains rien, mes parents sont bons, ils m'adorent; je me jetterai à leurs pieds, je les menacerai de me faire religieuse; tu les supplieras encore comme hier, et tu les vaincras, sois-en sûr. Ne suis-je pas assez riche pour deux? Mon père ne voudra pas me condamner à mourir de douleur; ma mère intercédera pour moi... A nous trois nous aurons plus de force que ma tante pour le convaincre. Va, ne t'afflige plus, Leoni, cela ne peut pas nous séparer, c'est impossible. Si mes parents étaient sordides à ce point, c'est alors que je fuirais avec toi...

—Fuyons donc tout de suite, me dit Leoni d'un air sombre; car ils seront inflexibles. Il y a autre chose encore que ma ruine, quelque chose d'infernal que je ne peux pus te dire. Es-tu bonne, es-tu généreuse? Es-tu la femme que j'ai rêvée et que j'ai cru trouver en toi? Es-tu capable d'héroïsme? Comprends-tu les grandes choses, les immenses dévouements? Voyons, voyons! Juliette, es-tu une femme aimable et jolie que je vais quitter avec regret, ou es-tu un ange que Dieu m'a donné pour me sauver du désespoir? Sens-tu ce qu'il y a de beau, de sublime à se sacrifier pour ce qu'on aime? Ton âme n'est-elle pas émue à l'idée de tenir dans tes mains la vie et la destinée d'un homme, et de t'y consacrer tout entière! Ah! que ne pouvons-nous changer de rôle! que ne suis-je à ta place! Avec quel bonheur, avec quel transport je t'immolerais toutes les affections, tous les devoirs!...

—Assez, Leoni, lui répondis-je; vous m'égarez par vos discours. Grâce, grâce pour ma pauvre mère, pour mon pauvre père, pour mon honneur! Vous voulez me perdre...

—Ah! tu penses à tout cela! s'écria t-il, et pas à moi! Tu poses la douleur de tes parents, et tu ne daignes pas mettre la mienne dans la balance! Tu ne m'aimes pas...

Je cachai mon visage dans mes mains, j'invoquai Dieu, j'écoutai les sanglots de Leoni; je crus que j'allais devenir folle.

—Eh bien! tu le veux, lui dis-je, et tu le peux; parle, dis-moi tout ce que tu voudras, il faudra bien que je t'obéisse; n'as-tu pas ma volonté et mon âme à ta disposition?

—Nous avons peu d'instants à perdre, répondit Leoni. Il faut que dans une heure nous soyons partis, ou la fuite deviendra impossible. Il y a un oeil de vautour qui plane sur nous; mais, si tu le veux, nous saurons le tromper. Le veux-tu? le veux-tu?

Il me serra dans ses bras avec délire. Des cris de douleur s'échappaient de sa poitrine. Je répondis oui, sans savoir ce que je disais.—Eh bien! retourne vite au bal, me dit-il, ne montre pas d'agitation. Si on te questionne, dit que tue as été un peu indisposée; mais ne te laisse pas emmener. Danse s'il le faut. Surtout, si Henryet te parle, sois prudente, ne l'irrite pas; songe que pendant une heure encore mon sort est dans ses mains. Dans une heure je reviendrai sous un domino. J'aurai ce bout de ruban au capuchon. Tu le reconnaîtras, n'est-ce pas? Tu me suivras, et surtout tu seras calme, impassible. Il le faut, songe à tout cela: t'en sens-tu la force?

Je me levai et je pressai ma poitrine brisée dans mes deux mains. J'avais la gorge en feu, mes joues étaient brûlées par la fièvre, j'étais comme ivre.—Allons, allons, me dit-il. Il me poussa dans le bal et disparut. Ma mère me cherchait. Je vis de loin son anxiété, et pour éviter ses questions, j'acceptai précipitamment une invitation à danser.

Je dansai, et je ne sais comment je ne tombai pas morte à la fin de la contredanse, tant j'avais fait d'efforts sur moi-même. Quand je revins à ma place, ma mère était déjà partie pour la valse. Elle m'avait vue danser, elle était tranquille; elle recommençait à s'amuser pour son compte. Ma tante, au lieu de me questionner sur mon absence, me gronda. J'aimais mieux cela, je n'avais pas besoin de répondre et de mentir. Une de mes amies me demanda d'un air effrayé ce que j'avais et pourquoi ma figure était si bouleversée. Je répondis que je venais d'avoir un violent accès de toux.—Il faut te reposer, me dit-elle, et ne plus danser.

Mais j'étais décidée à éviter le regard de ma mère; je craignais son inquiétude, sa tendresse et mes remords. Je vis son mouchoir, qu'elle avait laissé sur la banquette, je le pris, je l'approchai de mon visage, et m'en couvrant la bouche, je le dévorai de baisers convulsifs. Ma compagne crut que je toussais encore; je feignis de tousser en effet. Je ne savais comment remplir cette heure fatale dont la moitié était à peine écoulée. Ma tante remarqua que j'étais fort enrhumée, et dit qu'elle allait engager ma mère à se retirer. Je fus épouvantée de cette menace, et j'acceptai vite une nouvelle invitation. Quand je fus au milieu des danseurs, je m'aperçus que j'avais accepté une valse. Comme presque toutes les jeunes personnes, je ne valsais jamais; mais, en reconnaissant dans celui qui déjà me tenait dans ses bras la sinistre figure de Henryet, la frayeur m'empêcha de refuser. Il m'entraîna, et ce mouvement rapide acheva de troubler mon cerveau. Je me demandais si tout ce qui se passait autour de moi n'était pas une vision; si je n'étais pas plutôt couchée dans un lit, avec la fièvre, que lancée comme une folle au milieu d'une valse avec un être qui me faisait horreur. Et puis je me rappelai que Leoni allait venir me chercher. Je regardai ma mère, qui, légère et joyeuse, semblait voler au travers du cercle des valseurs. Je me dis que cela était impossible, que je ne pouvais pas quitter ma mère ainsi. Je m'aperçus que Henryet me pressait dans ses bras, et que ses yeux dévoraient mon visage incliné vers le sien. Je faillis crier et m'enfuir. Je me souvins des paroles de Leoni: Mon sort est encore dans ses mains pendant une heure. Je me résignai. Nous nous arrêtâmes un instant. Il me parla. Je n'entendis pas et je répondis en souriant avec égarement. Alors je sentis le frôlement d'une étoffe contre mes bras et mes épaules nues. Je n'eus pas besoin de me retourner, je reconnus la respiration à peine saisissable de Leoni. Je demandai à revenir à ma place. Au bout d'un instant, Leoni, en domino noir, vint m'offrir la main. Je le suivis. Nous traversâmes la foule, nous échappâmes par je ne sais quel miracle au regard jaloux d'Henryet et à celui de ma mère qui me cherchait de nouveau. L'audace avec laquelle je passai au milieu de cinq cents témoins, pour m'enfuir avec Leoni, empêcha qu'aucun s'en aperçut. Nous traversâmes la cohue de l'antichambre. Quelques personnes qui prenaient leurs manteaux nous reconnurent et s'étonnèrent de me voir descendre l'escalier sans ma mère, mais ces personnes s'en allaient aussi et ne devaient point colporter leur remarque dans le bal. Arrivé dans la cour, Leoni se précipita en m'entraînant vers une porte latérale par laquelle ne passaient point les voitures. Nous fîmes en courant quelques pas dans une rue sombre; puis une chaise de poste s'ouvrit, Leoni m'y porta, m'enveloppa dans un vaste manteau fourré, m'enfonça un bonnet de voyage sur la tête, et en un clin d'oeil la maison illuminée de M. Delpech, la rue et la ville disparurent derrière nous.

Nous courûmes vingt-quatre heures sans faire un mouvement pour sortir du la voiture. A chaque relais Leoni soulevait un peu le châssis, passait le bras en dehors, jetait aux postillons le quadruple de leur salaire, retirait précipitamment son bras et refermait la jalousie. Je ne pensais guère à me plaindre de la fatigue ou de la faim; j'avais les dents serrées, les nerfs contractés; je ne pouvais verser une larme ni dire un mot. Leoni semblait plus occupé de la crainte d'être poursuivi que de ma souffrance et de ma douleur. Nous nous arrêtâmes auprès d'un château, à peu de distance de la route. Nous sonnâmes à la porte d'un jardin. Un domestique vint après s'être fait longtemps attendre. Il était deux heures du matin. Il arriva enfin en grondant et approcha sa lanterne du visage de Leoni; à peine l'eut-il reconnu qu'il se confondit en excuses et nous conduisit à l'habitation. Elle me sembla déserte et mal tenue. Néanmoins on m'ouvrit une chambre assez convenable. En un instant on alluma du feu, on me prépara un lit, et une femme vint pour me déshabiller. Je tombai dans une sorte d'imbécillité. La chaleur du foyer me ranima un peu, et je m'aperçus que j'étais en robe de nuit et les cheveux épars auprès de Leoni; mais il n'y faisait pas attention; il était occupé à serrer dans un coffre le riche costume, les perles et les diamants dont nous étions encore couverts un instant auparavant. Ces joyaux dont Leoni était paré appartenaient pour la plupart à mon père. Ma mère, voulant que la richesse de son costume ne fût pas au-dessous du nôtre, les avait tirés de la boutique et les lui avait prêtés sans rien dire. Quand je vis toutes ces richesses entassées dans un coffre, j'eus une honte mortelle de l'espèce de vol que nous avions commis, et je remerciai Leoni de ce qu'il pensait à les renvoyer à mon père. Je ne sais ce qu'il me répondit; il me dit ensuite que j'avais quatre heures à dormir, qu'il me suppliait d'en profiter sans inquiétude et sans douleur. Il baisa mes pieds nus et se retira. Je n'eus jamais le courage d'aller jusqu'à mon lit; je m'endormis auprès du feu sur mon fauteuil. A six heures du matin on vint m'éveiller; on m'apporta du chocolat et des habits d'homme. Je déjeunai et je m'habillai avec résignation. Leoni vint me chercher, et nous quittâmes avant le jour cette demeure mystérieuse, dont je n'ai jamais connu ni le nom ni la situation exacte, ni le propriétaire, non plus que beaucoup d'autres gîtes, tantôt riches, tantôt misérables, qui, dans le cours de nos voyages, s'ouvrirent pour nous à toute heure et en tout pays au seul nom de Leoni.