—O mon Dieu! lui dis je, nous avons vécu en Suisse à si peu de frais! Pourquoi la richesse est-elle une nécessité pour nous? A présent que nous nous aimons si bien, ne pouvons-nous vivre heureux sans faire de nouvelles infamies?...

Il ne me répondit que par une contraction des sourcils qui exprimait la douleur, l'ennui et la crainte que lui causaient mes reproches. Je me tus aussitôt et lui demandai en quoi j'étais nécessaire au succès de son entreprise.

—Parce que la princesse, dans un accès de jalousie assez bien fondée, a demandé à te voir et à l'interroger. Mes ennemis avaient eu soin de l'informer que je passais toutes les matinées auprès d'une femme jeune et jolie qui était venue me trouver à Milan. Pendant longtemps j'ai réussi à lui faire croire que tu étais ma soeur; mais, depuis un mois que je la délaisse entièrement, elle a des doutes et refuse de croire à la maladie, que je lui ai fait valoir comme une excuse. Aujourd'hui elle m'a déclaré que, si je la négligeais dans l'état où elle se trouve, elle ne croirait plus à mon affection et me retirerait la sienne.

—Si votre soeur est malade aussi et ne peut se passer de vous, a-t-elle dit, faites-la transporter dans ma maison; mes femmes et mes médecins la soigneront. Vous pourriez la voir à toute heure; et, si elle est vraiment votre soeur, je la chérirai comme si elle était la mienne aussi. En vain j'ai voulu combattre celle étrange fantaisie. Je lui ai dit que tu étais très-pauvre et très-fière, que rien au monde ne te ferai consentir à recevoir l'hospitalité, et qu'il était en effet inconvenant et indélicat que tu vinsses demeurer chez la maîtresse de ton frère. Elle n'a rien voulu entendre, et à toutes mes objections elle répond:—Je vois bien que vous me trompez; ce n'est pas votre soeur. Si tu refuses, nous sommes perdus. Viens, viens, viens; je t'en supplie, mon enfant, viens!

Je pris mon chapeau et mon châle sans répondre. Pendant que je m'habitais, des larmes coulaient lentement sur mes joues. Au moment de sortir avec moi de ma chambre, Leoni les essuya avec ses lèvres et me pressa mille fois encore dans ses bras, en me nommant sa bienfaitrice, son ange tutélaire et sa seule amie.

Je traversai eu tremblant les vastes appartements de la princesse. Envoyant la richesse de cette maison, j'avais un serrement de coeur indicible, et je me rappelais les dures paroles d'Henryet:—Quand elle sera morte, vous serez riche, Juliette; vous hériterez de son luxe, vous coucherez dans son lit et vous pourrez porter ses robes. Je baissais les yux en passant auprès des laquais; il me semblait qu'ils me regardaient avec haine et avec envie; et je me sentais plus vile qu'eux. Leoni serrait mon bras sous le sien en sentant trembler mon corps et fléchir mes jambes:—Courage, courage! me disait-il tout bas.

Enfin nous arrivâmes à la chambre à coucher. La princesse était étendue sur une chaise longue et semblait nous attendre impatiemment. C'était une femme de trente ans environ, très-maigre, d'un jaune uni, et magnifiquement élégante quoique en déshabillé. Elle avait dû être très-belle au temps de sa fraîcheur, et elle avait encore une physionomie charmante. La maigreur de ses joues exagérait la grandeur de ses yeux, dont le blanc, vitrifié par la consomption, ressemblait à de la nacre de perle. Ses cheveux, fins et plats, étaient d'un noir luisant et semblaient débiles et malades comme toute sa personne. Elle fit, en me voyant, une légère exclamation de joie, et me tendit une longue main effilée et bleuâtre que je crois voir encore. Je compris, à un regard de Leoni, que je devais baiser cette main, et je me résignai.

Leoni se sentait mal à l'aise sans doute, et cependant son aplomb et le calme de ses manières me confondirent. Il parlait de moi à sa maîtresse comme si elle n'eût jamais pu découvrir sa fourberie, et il lui exprimait sa tendresse devant moi comme s'il m'eût été impossible d'en ressentir de la douleur ou du dépit. La princesse semblait de temps en temps avoir des retours de méfiance, et je vis, à ses regards et à ses paroles, qu'elle m'étudiait pour détruire ses soupçons ou pour les confirmer. Ma douceur naturelle excluant toute espèce de haine, elle prit vite confiance en moi; et, jalouse qu'elle était avec emportement, elle pensa qu'il était impossible à une autre femme de consentir au rôle que je jouais. Une intrigante aurait pu l'accepter, mais mon ton et ma physionomie démentaient cette conjecture. La princesse se prit de passion pour moi. Elle ne voulait plus que je sortisse de sa chambre, elle m'accablait de dons et de caresses. Je fus un peu humiliée de sa générosité et j'eus envie de refuser; mais la crainte de déplaire à Leoni me fit supporter encore cette mortification. Ce que j'eus à souffrir dans les premiers jours, et les efforts que je fis pour assouplir à ce point mon orgueil, sont des choses inouïes. Cependant peu à peu ces souffrances s'apaisèrent et ma situation d'esprit devint tolérable. Leoni me témoignait à la dérobée une reconnaissance passionnée et une tendresse délirante. La princesse, malgré ses caprices, ses impatiences, et tout le mal que son amour pour Leoni me causait, me devint agréable et presque chère. Elle avait le coeur ardent plutôt que tendre, et le caractère prodigue, plutôt que généreux. Mais elle avait dans les manières une grâce irrésistible; l'esprit dont pétillait son langage, au milieu des plus vives souffrances, le choix des mots ingénieux et caressants avec lesquels elle me remerciait de mes complaisances ou me priait d'oublier ses emportements, ses petites flatteries, ses finesses, sa coquetterie qui la suivit jusqu'au tombeau, tout en elle avait un caractère d'originalité, de noblesse et d'élégance, dont j'étais d'autant plus frappée que je n'avais jamais vu de près aucune femme de son rang, et que je n'étais point accoutumée à ce grand charme que leur donne l'usage de la bonne compagnie. Elle possédait ce don à un tel point, que je ne pus y résister, et que je me laissai dominer à son gré; elle était si malicieuse et si aimable avec Leoni, que je concevais qu'il fût devenu amoureux d'elle, et que j'avais fini par m'habituer à voir leurs baisers et à entendre leurs fadeurs sans en être révoltée. Il y avait vraiment des jours où ils avaient assez de grâce et d'esprit l'un et l'autre pour que j'eusse du plaisir à les écouter, et Leoni trouvait le moyen de m'adresser des choses si délicates, que je me sentais encore heureuse dans mon abominable abaissement. La haine que les laquais et les subalternes m'avaient d'abord témoignée s'était vite apaisée, grâce au soin que j'avais pris de leur abandonner tous les petits présents que me faisait leur maîtresse. J'eus même l'affection et la confiance des neveux et des cousins; une très-jolie petite nièce, que la princesse refusait obstinément de voir, fut enfin introduite par mes soins jusqu'à elle et lui plut extrêmement. Je la priai alors de me permettre de donner à cet enfant un joli écrin qu'elle m'avait forcée d'accepter dans la matinée; et cet acte de générosité l'engagea à remettre à la petite fille un présent beaucoup plus considérable. Leoni, qui n'avait rien de mesquin ni de petit dans sa cupidité, vit avec plaisir le secours accordé à une orpheline pauvre, et les autres parents commencèrent à croire qu'ils n'avaient rien à craindre de nous, et que nous n'avions pour la princesse qu'une amitié noble et désintéressée. Les tentatives de délation contre moi cessèrent donc entièrement, et, pendant deux mois, nous eûmes une vie très calme. Je m'étonnai d'être presque heureuse.




XX.

La seule chose qui m'inquiétât sérieusement, c'était de voir toujours autour de nous le marquis de... Il s'était introduit, je ne sais à quel titre, chez la princesse, et l'amusait par son babil caustique et médisant. Il entraînait ensuite Leoni dans les autres appartements et avait avec lui de longs entretiens dont Leoni sortait toujours sombre.—Je hais et je méprise Lorenzo, me disait-il souvent; c'est la pire canaille que je connaisse, il est capable de tout. Je le pressais alors de rompre avec lui; mais il me répondait:—C'est impossible, Juliette; tu ne sais pas que lorsque deux coquins ont agi ensemble, ils ne se brouillent plus que pour s'envoyer l'un l'autre à l'échafaud. Ces paroles sinistres résonnaient si étrangement dans ce beau palais, au milieu de la vie paisible que nous y menions, et presque aux oreilles de cette princesse si gracieuse et si confiante, qu'il me passait un frisson dans les veines en les entendant.

Cependant les souffrances de notre malade augmentaient de jour en jour, et bientôt vint le moment où elle devait succomber infailliblement. Nous la vîmes s'éteindre peu à peu; mais elle ne perdit pas un instant sa présence d'esprit, ses plaisanteries et ses discours aimables.

—Que je suis fâchée, disait-elle à Leoni, que Juliette soit ta soeur! Maintenant que je pars pour l'autre monde, il faut bien que je renonce à toi. Je ne puis exiger ni désirer que tu me restes fidèle après ma mort. Malheureusement tu vas faire des sottises et te jeter à la tête de quelque femme indigne de toi. Je ne connais au monde que ta soeur qui te vaille; c'est un ange, et il n'y a que toi aussi qui sois digne d'elle.

Je ne pouvais résister à ces cajoleries bienveillantes, et je me prenais pour cette femme d'une affection plus vive à mesure que la mort la détachait de nous. Je ne voulais pas croire qu'elle put nous être enlevée avec toute sa raison, tout son calme, et au milieu d'une si douce intimité. Je me demandais comment nous ferions pour vivre sans elle, et je ne pouvais m'imaginer son grand fauteuil doré vide, entre Leoni et moi, sans que mes yeux s'humectassent de larmes.

Un soir que je lui faisais la lecture pendant que Leoni était assis sur le tapis et lui réchauffait les pieds dans un manchon, elle reçut une lettre, la lut rapidement, jeta un grand cri et s'évanouit. Tandis que je volais à son secours, Leoni ramassa la lettre et en prit connaissance. Quoique l'écriture fût contrefaite, il reconnut la main du vicomte de Chalm. C'était une délation contre moi, des détails circonstanciés sur ma famille, sur mon enlèvement, sur mes relations avec Leoni; puis mille calomnies odieuses contre mes moeurs et mon caractère.

Au cri qu'avait jeté la princesse, Lorenzo, qui planait toujours comme un oiseau de malheur autour de nous, entra je ne sais comment, et Leoni, l'entraînant dans un coin, lui montra la lettre du vicomte. Lorsqu'ils se rapprochèrent de nous, le marquis était très-calme, et avait, comme à l'ordinaire, un sourire moqueur sur les lèvres, et Leoni, agité, semblait interroger ses regards pour lui demander conseil.

La princesse était toujours évanouie dans mes bras. Le marquis haussa les épaules.—Ta femme est insupportablement niaise, dit-il assez haut pour que je l'entendisse; sa présence ici désormais est du plus mauvais effet; renvoie-la, et dis-lui d'aller chercher du secours. Je me charge du tout.

—Mais que feras-tu? dit Leoni dans une grande anxiété.

—Sois tranquille, j'ai un expédient tout prêt depuis longtemps: c'est un papier qui est toujours sur moi. Mais renvoie Juliette..

Leoni me pria d'appeler les femmes; j'obéis et posai doucement la tête de la princesse sur un coussin. Mais quand je fus au moment de franchir la porte, je ne sais quelle force magnétique m'arrêta et me força de me retourner. Je vis le marquis s'approcher de la malade comme pour la secourir; mais sa figure me sembla si odieuse, celle de Leoni si pale, que la peur me prit de laisser cette mourante seule avec eux. Je ne sais quelles idées vagues me passèrent par la tête; je me rapprochait du lit vivement, et, regardant Leoni avec terreur je lui dis:—Prends garde, prends garde!...—A quoi? me répondit-il d'un air étonné. Le fait est que je ne le savais pas moi-même, et que j'eus honte de l'espèce de folie que je venais de montrer. L'air ironique du marquis acheva de me déconcerter. Je sortis et revins un instant après avec les femmes et le médecin. Celui-ci trouva la princesse en proie à une affreuse crispation de nerfs, et dit qu'il faudrait lâcher de lui faire avaler tout de suite une cuillerée de la potion calmante. On essaya en vain de lui desserrer les dents.—Que la signora s'en charge, dit une des femmes en me désignant; la princesse n'accepte rien que de sa main et ne refuse jamais ce qui vient d'elle. J'essayai en effet, et la mourante céda doucement. Par un reste d'habitude, elle me pressa faiblement la main en me rendant la cuiller; puis elle étendit violemment les bras, se leva comme si elle allait s'élancer au milieu de la chambre, et retomba raide morte sur son fauteuil.

Cette mort si soudaine me fit une impression horrible; je m'évanouis, et l'on m'emporta. Je fus malade quelques jours; et quand je revins à la vie, Leoni m'apprit que j'étais désormais chez moi, que le testament avait été ouvert et trouvé inattaquable de tous points, que nous étions à la tête d'une belle fortune et maîtres d'un palais magnifique.

—C'est à toi que je dois tout cela, Juliette, me dit-il, et de plus, je te dois la douceur de pouvoir songer sans honte et sans remords aux derniers moments de notre amie. Ta sensibilité, ta bonté angélique, les ont entourés de soins et en ont adouci la tristesse. Elle est morte dans tes bras, cette rivale qu'une autre que toi eût étranglée! et tu l'as pleurée comme si elle eût été ta soeur, tu es bonne, trop bonne, trop bonne! Maintenant jouis du fruit de ton courage; vois comme je suis heureux d'être riche, et de pouvoir t'entourer de nouveau de tout le bien-être dont tu as besoin.

—Tais-toi, lui dis-je, c'est à présent que je rougis et que je souffre. Tant que cette femme était là, et que je lui sacrifiais mon amour et ma fierté, je me consolais en sentant que j'avais de l'affection pour elle et que je m'immolais pour elle et pour toi. A présent je ne vois plus que ce qu'il y avait de bas et d'odieux dans ma situation. Comme tout le monde doit nous mépriser!

—Tu te trompes bien, ma pauvre enfant, dit Leoni; tout le monde nous salue et nous honore, parce que nous sommes riches.

Mais Leoni ne jouit pas longtemps de son triomphe. Les cohéritiers, arrivés de Rome, furieux contre nous, ayant appris les détails de cette mort si prompte, nous accusèrent de l'avoir hâtée par le poison, et demandèrent qu'on déterrât le corps pour s'en assurer. On procéda à cette opération, et l'on reconnut au premier coup d'oeil les traces d'un poison violent.—Nous sommes perdus! me dit Leoni en entrant dans ma chambre; Ildegonda est morte empoisonnée, et l'on nous accuse. Qui a fait cette abomination? il ne faut pas le demander; c'est Satan sous la figure de Lorenzo. Voilà comme il nous sert; il est en sûreté, et nous sommes entre les mains de la justice. Te sens-tu le courage de sauter par la fenêtre?

—Non, lui dis-je, je suis innocente, je ne crains rien; si vous êtes coupable, fuyez.

—Je ne suis pas coupable, Juliette, dit-il en me serrant le bras avec violence; ne m'accusez pas quand je ne m'accuse pas moi-même. Vous savez qu'ordinairement je ne m'épargne pas.

Nous fûmes arrêtés et jetés en prison. On instruisit contre nous un procès criminel; mais il fut moins long et moins grave qu'on ne s'y attendait; notre innocence nous sauva. En présence d'une si horrible accusation, je retrouvai toute la force que donne une conscience pure. Ma jeunesse et mon air de sincérité me gagnèrent l'esprit des juges au premier abord. Je fus promptement acquittée. L'honneur et la vie de Leoni furent un peu plus longtemps en suspens. Mais il était impossible, malgré les apparences, de trouver une preuve contre lui, car il n'était pas coupable; il avait horreur de ce crime, son visage et ses réponses le disaient assez. Il sortit pur de cette accusation. Tous les laquais furent soupçonnés.

Le marquis avait disparu; mais il revint secrètement au moment où nous sortions de prison, et intima à Leoni l'ordre de partager la succession avec lui. Il déclara que nous lui devions tout, que, sans la hardiesse et la promptitude de sa résolution, le testament eût été déchiré. Leoni lui fit les plus horribles menaces, mais le marquis ne s'en effraya point. Il avait, pour le tenir en respect, le meurtre de Henryet, commis sous ses yeux par Leoni, et il pouvait l'entraîner dans sa perte. Leoni furieux se soumit à lui payer une somme considérable. Ensuite nous recommençâmes à mener une vie folle et à étaler un luxe effréné: se ruiner de nouveau fut pour Leoni l'affaire de six mois. Je voyais sans regret s'en aller ces biens que j'avais acquis avec honte et douleur; mais j'étais effrayée pour Leoni de la misère qui s'approchait encore de nous. Je savais qu'il ne pourrait pas la supporter, et que, pour en sortir, il se précipiterait dans de nouvelles fautes et dans de nouveaux dangers. Il était malheureusement impossible de l'amener à un sentiment de retenue et de prévoyance; il répondait par des caresses ou des plaisanteries à mes prières et à mes avertissements. Il avait quinze chevaux anglais dans son écurie, une table ouverte à toute la ville, une troupe de musiciens à ses ordres. Mais ce qui le ruina le plus vite, ce furent les dons énormes qu'il fut obligé de faire à ses anciens compagnons pour les empêcher de venir fondre sur lui, et de faire de sa maison une caverne de voleurs. Il avait obtenu d'eux qu'ils n'exerceraient pas leur industrie chez lui; et, pour les décider à sortir du salon quand ses hôtes commençaient à jouer, il était obligé de leur payer chaque jour une certaine redevance. Cette intolérable dépendance lui donnait parfois envie de fuir le monde et d'aller se cacher avec moi dans quelque tranquille retraite. Mais il est vrai de dire que celle idée l'effrayait encore plus; car l'affection que je lui inspirais n'avait plus assez de force pour remplir toute sa vie. Il était toujours prévenant avec moi; mais, comme à Venise, il me délaissait pour s'enivrer de tous les plaisirs de la richesse. Il menait au dehors la vie la plus dissolue, et entretenait plusieurs maîtresses qu'il choisissait dans un monde élégant, auxquelles il faisait des présents magnifiques, et dont la société flattait sa vanité insatiable. Vil et sordide pour acquérir, il était superbe dans sa prodigalité. Son mobile caractère changeait avec sa fortune, et son amour pour moi en subissait toutes les phases. Dans l'agitation et la souffrance que lui causaient ses revers, n'ayant que moi au monde pour le plaindre et pour l'aimer, il revenait à moi avec transport; mais au milieu des plaisirs il m'oubliait, et cherchait ailleurs des jouissances plus vives. Je savais toutes ses infidélités; soit paresse, soit indifférence, soit confiance en mon pardon infatigable, il ne se donnait plus la peine de me les cacher; et quand je lui reprochais l'indélicatesse de cette franchise, il me rappelait ma conduite envers la princesse Zagarolo, et me demandait si ma miséricorde était déjà épuisée. Le passé m'enchaînait donc absolument à la patience et à la douleur. Ce qu'il y avait d'injuste dans la conduite de Leoni, c'est qu'il semblait croire que désormais je dusse accomplir tous ces sacrifices sans souffrir, et qu'une femme pût prendre l'habitude de vaincre sa jalousie...

Je reçus une lettre de ma mère, qui enfin avait eu de mes nouvelles par Henryet, et qui, au moment de se mettre en route pour venir me chercher, était tombée dangereusement malade. Elle me conjurait de venir la soigner, et me promettait de me recevoir sans reproches et avec reconnaissance. Cette lettre était mille fois trop douce et trop bonne. Je la baignai de mes larmes; mais elle me semblait malgré moi déplacée, les expressions en étaient inconvenantes à force de tendresse et d'humilité. Le dirai-je, hélas! ce n'était pas le pardon d'une mère généreuse, c'était l'appel d'une femme malade et ennuyés. Je partis aussitôt et la trouvai mourante. Elle me bénit, me pardonna et mourut dans mes bras, en me recommandant de la faire ensevelir dans un certaine robe qu'elle avait beaucoup aimée.




XXI.

Tant de fatigues, tant de douleurs, avaient presque épuisé ma sensibilité. Je pleurai à peine ma mère; je m'enfermai dans sa chambre après qu'on eut emporté son corps, et j'y restai morne et accablée pendant plusieurs mois, occupée seulement à retourner le passé sous toutes ses faces, et ne songeant pas à me demander ce que je ferais de l'avenir. Ma tante, qui d'abord m'avait fort mal accueillie, fut touchée de cette douleur muette, que son caractère comprenait mieux que l'expansion des larmes. Elle me donna des soins en silence, et veilla à ce que je ne me laissasse pas mourir de faim. La tristesse de cette maison, que j'avais vue si fraîche et si brillante, convenait à la situation de mon âme. Je revoyais les meubles qui me rappelaient les mille petits événements frivoles de mon enfance. Je comparais ce temps où une égratignure à mon doigt était l'accident le plus terrible qui put bouleverser ma famille, à la vie infâme et sanglante que j'avais menée depuis. Je voyais, d'une part, ma mère au bal, de l'autre, la princesse Zagarolo empoisonnée dans mes bras, et peut-être de ma propre main. Le son des violons passait dans mes rêves au milieu des cris d'Henryet assassiné; et, dans l'obscurité de la prison où, pendant trois mois d'angoisses, j'avais attendu chaque jour une sentence de mort, je voyais arriver à moi, au milieu de l'éclat des bougies et du parfum des fleurs, mon fantôme vêtu d'un crêpe d'argent et couvert de pierreries. Quelquefois, fatiguée de ces rêves confus et effrayants, je soulevais les rideaux, je m'approchais de la fenêtre et je regardais cette ville où j'avais été si heureuse et si vantée, les arbres de cette promenade où tant d'admiration avait suivi chacun de mes pas. Mais bientôt je m'apercevais de l'insultante curiosité qu'excitait ma figure pâle. On s'arrêtait sous ma fenêtre, on se groupait pour parler de moi en me montrant presque au doigt. Alors je me retirais, je faisais retomber les rideaux, j'allais m'asseoir auprès du lit de ma mère, et j'y restais jusqu'à ce que ma tante vint, avec sa ligure et ses pas silencieux, me prendre le bras et me conduire à table. Ses manières en cette circonstance de ma vie me parurent les plus convenables et les plus généreuses qu'on pût avoir envers moi. Je n'aurais pas écouté les consolations, je n'aurais pu supporter les reproches, je n'aurais pas cru à des marques d'estime. L'affection muette et la pitié délicate me furent plus sensibles. Cette figure morne qui passait sans bruit autour de moi comme un fantôme, comme un souvenir du temps passé, était la seule qui ne put ni me troubler ni m'effrayer. Quelquefois je prenais ses mains sèches, et je les pressais sur ma bouche pendant quelques minutes, sans dire un mot, sans laisser échapper un soupir. Elle ne répondait jamais à cette caresse, mais elle restait là sans impatience et ne retirait pas ses mains à mes baisers; c'était beaucoup.

Je ne pensais plus à Leoni que comme à un souvenir terrible que j'éloignais de toutes mes forces. Retourner vers lui était une pensée qui me faisait frémir comme eût fait la vue d'un supplice. Je n'avais plus assez de vigueur pour l'aimer ou le haïr. Il ne m'écrivait pas, et je ne m'en apercevais pas, tant j'avais peu compté sur ses lettres. Un jour il en arriva une qui m'apprit de nouvelles calamités. On avait trouvé un testament de la princesse Zagarolo dont la date était plus récente que celle du nôtre. Un de ses serviteurs, en qui elle avait confiance, en avait été le dépositaire depuis sa mort jusqu'à ce jour. Elle avait fait ce testament à l'époque où Leoni l'avait délaissée pour me soigner, et où elle avait eu des doutes sur notre fraternité. Depuis, elle avait songé à le déchirer en se réconciliant avec nous; mais, comme elle était sujette à mille caprices, elle avait gardé pres d'elle les deux testaments, afin d'être toujours prête à en laisser subsister un. Leoni savait dans quel meuble était déposé le sien; mais l'autre était connu seulement de Vincenzo, l'homme de confiance de la princesse; et il devait, à un signe d'elle, le brûler ou le conserver.

Elle ne s'attendait pas, l'infortunée, à une mort si violente et si soudaine. Vincenzo, que Leoni avait comblé de ses générosités, et qui lui était tout dévoué à cette époque, n'ayant d'ailleurs pas pu savoir les dernières intentions de la princesse, conserva le testament sans rien dire, et nous laissa produire le nôtre. Il eût pu s'enrichir par ce moyen en nous menaçant ou en vendant son secret aux héritiers naturels; mais ce n'était pas un malhonnête homme ni un méchant coeur. Il nous laissa jouir de la succession sans exiger de meilleurs traitements que ceux qu'il recevait. Mais, quand j'eus quitté Leoni, il devint mécontent; car Leoni était brutal avec ses gens, et je les enchaînais seule à son service par mon indulgence. Un jour Leoni s'oublia jusqu'à frapper ce vieillard, qui aussitôt tira le testament de sa poche et lui déclara qu'il allait le porter chez les cousins de la princesse. Aucune menace, aucune prière, aucune offre d'argent ne put apaiser son ressentiment. Le marquis arriva et résolut d'employer la force pour lui arracher le fatal papier; mais Vincenzo, qui, malgré son âge, était un homme remarquablement vigoureux, le renversa, le frappa, menaça Leoni de le jeter par la fenêtre s'il s'attaquait à lui, et courut produire les pièces de sa vengeance. Leoni fut aussitôt dépossédé, condamné à représenter tout ce qu'il avait mangé de la succession, c'est-à-dire les trois quarts. Incapable de s'acquitter, il essaya vainement de fuir. Il fut mis eu prison, et c'est de là qu'il m'écrivait, non pas tous les détails que je viens de vous dire et que j'ai sus depuis, mais en peu de mots l'horreur de sa situation. Si je ne venais à son secours, il pourrait languir toute sa vie dans la captivité la plus affreuse, car il n'avait plus le moyen de se procurer le bien-être dont nous avions pu nous entourer lors de notre première réclusion. Ses amis l'abandonnaient et se réjouissaient peut-être d'être débarrassés de lui. Il était absolument sans ressources, dans un cachot humide où la lèpre le dévorait déjà. On avait vendu ses bijoux et jusqu'à ses hardes; il avait à peine de quoi se préserver du froid.

Je partis aussitôt. Comme je n'avais jamais eu l'intention de me fixer à Bruxelles, et que la paresse de la douleur m'y avait seule enchaînée depuis une demi-année J'avais converti à peu près tout mon héritage en argent comptant; j'avais formé souvent le projet de l'employer à fonder un hôpital pour les filles repenties, et à m'y faire religieuse. D'autres fois j'avais songé à placer cet argent sur la Banque de France, et à en faire pour Leoni une rente inaliénable qui le préservât à jamais du besoin et des bassesses. Je n'aurais gardé pour moi qu'une modique pension viagère, et j'aurais été m'ensevelir seule dans la vallée suisse, où le souvenir de mon bonheur m'aurait aidé à supporter l'horreur de la solitude. Lorsque j'appris le nouveau malheur où Leoni était tombé, je sentis mon amour et ma sollicitude pour lui se réveiller plus vifs que jamais. Je fis passer toute ma fortune à un banquier de Milan. Je n'en réservai qu'un capital suffisant pour doubler la pension que mon père avait léguée à ma tante. Ce capital fut, à sa grande satisfaction, la maison que nous habitions, et où elle avait passé la moitié de sa vie. Je lui en abandonnai la possession et je partis pour rejoindre Leoni. Elle ne me demanda pas où j'allais, elle le savait trop bien; elle n'essaya point de me retenir; elle ne me remercia point, elle me pressa la main; mais, en me retournant, je vis couler lentement sur sa joue ridée la première larme que je lui eusse jamais vu répandre.




XXII.

Je trouvai Leoni dans un état horrible, hâve, livide et presque fou. C'était la première fois que la misère et la souffrance l'avaient étreint réellement. Jusque-là il n'avait fait que voir crouler son opulence peu à peu, tout en cherchant et en trouvant les moyens de la rétablir. Ses désastres en ce genre avaient été grands; l'industrie et le hasard ne l'avaient jamais laissé longtemps aux prises avec les privations de l'indigence. Sa force morale s'était toujours maintenue, mais elle fut vaincue quand la force physique l'abandonna. Je le trouvai dans un état d'excitation nerveuse qui ressemblait à de la fureur. Je me portai caution de sa dette. Il me fut aisé de fournir les preuves de ma solvabilité, je les avais sur moi. Je n'entrai donc dans sa prison que pour l'en faire sortir. Sa joie fut si violente, qu'il ne put la soutenir, et qu'il fallut le transporter évanoui dans la voiture.

Je l'emmenai à Florence et l'entourai de tout le bien-être que je pus lui procurer. Toutes ses dettes payées, il me restait fort peu de chose. Je mis tous mes soins à lui faire oublier les souffrances de sa prison. Son corps robuste fut vite rétabli, mais son esprit resta malade. Les terreurs de l'obscurité et les angoisses du désespoir avaient fait une profonde impression sur cet homme actif, entreprenant, habitué aux jouissances de la richesse ou aux agitations de la vie aventureuse. L'inaction l'avait brisé. Il était devenu sujet à des frayeurs puériles, à des violences terribles; il ne pouvait plus supporter aucune contrariété; et ce qu'il y eut de plus affreux, c'est qu'il s'en prenait à moi de toutes celles que je ne pouvais lui éviter. Il avait perdu cette puissance de volonté qui lui faisait envisager sans crainte l'avenir le plus précaire. Il s'effrayait maintenant de la pauvreté, et me demandait chaque jour quelles ressources j'aurais quand celles que j'avais encore seraient épuisées. Je ne savais que répondre, j'étais épouvantée moi-même de notre prochain dénûment. Ce moment arriva. Je me mis à peindre à l'aquarelle des écrans, des tabatières et divers autres petits meubles en bois de Spa. Quand j'avais travaillé douze heures par jour, j'avais gagné huit ou dix francs. C'eût été assez pour mes besoins; mais pour Leoni c'était la misère la plus profonde. Il avait envie de cent choses impossibles; il se plaignait avec amertume, avec fureur de n'être plus riche. Il me reprochait souvent d'avoir payé ses dettes, et de ne pas m'être sauvée avec lui en emportant mon argent. J'étais forcée, pour l'apaiser, de lui prouver qu'il m'eût été impossible de le tirer de prison en commettant cette friponnerie. Il se mettait à la fenêtre et maudissait avec d'horribles jurements les gens riches qui passaient dans leurs équipages. Il me montrait ses vêtements usés, et me disait avec un accent impossible à rendre: «Tu ne peux donc pas m'en faire faire d'autres? Tu ne veux donc pas?» il finit par me répéter si souvent que je pouvais le tirer de cette détresse et que j'avais l'égoïsme et la cruauté de l'y laisser, que je le crus fou et que je n'essayai plus de lui faire entendre raison. Je gardais le silence chaque fois qu'il y revenait, et je lui cachais mes larmes, qui ne servaient qu'à l'irriter. Il pensa que je comprenais ses abominables suggestions, et traita mon silence d'indifférence féroce et d'obstination imbécile. Plusieurs fois il me frappa violemment et m'eût tuée si on ne fût venu à mon secours. Il est vrai que quand ces accès étaient passés, il se jetait à mes pieds et me demandait pardon avec des larmes. Mais j'évitais, autant que possible, ces scènes de réconciliation, car l'attendrissement causait une nouvelle secousse à ses nerfs et provoquait le retour de la crise. Cette irritabilité cessa enfin et fit place à une sorte de désespoir morne et stupide plus affreux encore. Il me regardait d'un air sombre et semblait nourrir contre moi une haine cachée et des projets de vengeance. Quelquefois, en m'éveillant au milieu de la nuit, je le voyais debout auprès de mon lit avec sa figure sinistre, je croyais qu'il voulait me tuer, et je poussais des cris de terreur. Mais il haussait les épaules et retournait à son lit avec un rire hébété.

Malgré tout cela, je l'aimais encore, non plus tel qu'il était, mais à cause de ce qu'il avait été et de ce qu'il pouvait redevenir. Il y avait des moments où j'espérais qu'une heureuse révolution s'opérerait en lui, et qu'il sortirait de cette crise, renouvelé et corrigé de tous ses mauvais penchants. Il semblait ne plus songer à les satisfaire, et n'exprimait plus ni regrets ni désirs de quoi que ce soit. Je n'imaginais pas le sujet des longues méditations où il semblait plongé. La plupart du temps ses yeux étaient fixés sur moi avec une expression si étrange, que j'avais peur de lui. Je n'osais lui parler, mais je lui demandais grâce par des regards suppliants. Alors il me semblait voir les siens s'humecter et un soupir imperceptible soulever sa poitrine; puis il détournait la tête comme s'il eût voulu cacher ou étouffer son émotion, et il retombait dans sa rêverie. Je me flattais alors qu'il faisait des réflexions salutaires, et que bientôt il m'ouvrirait son coeur pour me dire qu'il avait conçu la haine du vice et l'amour de la vertu.

Mes espérances s'affaiblirent lorsque je vis le marquis de... reparaître autour de nous. Il n'entrait jamais dans mon appartement, parce qu'il savait l'horreur que j'avais de lui; mais il passait sous les fenêtres et appelait Leoni, ou venait jusqu'à ma porte et frappait d'une certaine manière pour l'avertir. Alors Leoni sortait avec lui et restait longtemps dehors. Un jour je les vis passer et repasser plusieurs fois; le vicomte de Chalm était avec eux.—Leoni est perdu, pensai-je, et moi aussi; il va se commettre sous mes yeux quelque nouveau crime.

Le soir Leoni rentra tard; et, comme il quittait ses compagnons à la porte de la rue, je l'entendis prononcer ces paroles:—Mais vous lui direz bien que je suis fou; absolument fou, que, sans cela, je n'y aurais jamais consenti. Elle doit bien savoir que la misère m'a rendu fou. Je n'osai point lui demander d'explication, et je lui servis son modeste repas. Il n'y toucha pas et se mit à attiser le feu convulsivement; puis il me demanda de l'éther, et après en avoir pris une très forte dose, il se coucha et parut dormir. Je travaillais tous les soirs aussi longtemps que je le pouvais sans être vaincue par le sommeil et la fatigue. Ce soir-là, je me sentis si lasse, que je m'endormis dès minuit. A peine étais-je couchée, que j'entendis un léger bruit, et il me sembla que Leoni s'habillait pour sortir. Je l'appelai et lui demandai ce qu'il faisait.—Rien, dit-il, je veux me lever et t'aller trouver; mais je crains ta lumière, tu sais que cela m'attaque les nerfs et me cause des douleurs affreuses à la tête; éteins-la.—J'obéis.—Est-ce fait? me dit-il. Maintenant recouche-toi, j'ai besoin de t'embrasser, attends-moi. Cette marque d'affection, qu'il ne m'avait pas donnée depuis plusieurs semaines, fit tressaillir mon pauvre coeur de joie et d'espérance. Je me flattai que le réveil de sa tendresse allait amener celui de sa raison et de sa conscience. Je m'assis sur le bord de mon lit et je l'attendis avec transport. Il vint se jeter dans mes bras ouverts pour le recevoir, et, m'étreignant avec passion, il me renversa sur mon lit. Mais, au même instant, un sentiment de méfiance, qui me fut envoyé par la protection du ciel ou par la délicatesse de mon instinct, me fit passer la main sur le visage de celui qui m'embrassait. Leoni avait laissé croître sa barbe et ses moustaches depuis qu'il était malade; je trouvai un visage lisse et uni. Je fis un cri et le repoussai violemment.

—Qu'as-tu donc? me dit la voix de Leoni.

—Est-ce que tu as coupé ta barbe? lui dis-je.

—Tu le vois bien, me répondit-il.

Mais alors je m'aperçus que la voix parlait à mon oreille en même temps qu'une autre bouche se collait à la mienne. Je me dégageai avec la force que donnent la colère et le désespoir, et, m'enfuyant au bout de la chambre, je relevai précipitamment la lampe, que j'avais couverte et non éteinte. Je vis lord Edwards, assis sur le bord du lit, stupide et déconcerté (je crois qu'il était ivre), et Leoni, qui venait à moi d'un air égaré.—Misérable! m'écriai-je.

—Juliette, me dit-il avec des yeux hagards et une voix étouffée, cédez, si vous m'aimez. Il s'agit pour moi de sortir de la misère où vous voyez que je me consume. Il s'agit de ma vie et de ma raison, vous le savez bien. Mon salut sera le prix de votre dévouement; et quant à vous, vous serez désormais riche et heureuse avec un homme qui vous aime depuis longtemps, et à qui rien ne coûte pour vous obtenir. Consens-y, Juliette, ajouta-t-il à voix basse, ou je te poignarde quand il sera hors de la chambre.

La frayeur m'ôta le jugement: je m'élançai par la fenêtre au risque de me tuer. Des soldats qui passaient me relevèrent; on me rapporta évanouie dans la maison. Quand je revins à moi, Leoni et ses complices l'avaient quittée. Ils avaient déclaré que je m'étais précipitée par la fenêtre dans un accès de fièvre cérébrale, tandis qu'ils étaient allés dans une autre chambre pour me chercher des secours. Ils avaient feint beaucoup de consternation. Leoni était resté jusqu'à ce que le chirurgien qui me soigna eût déclaré que je n'avais aucune fracture. Alors Leoni était sorti en disant qu'il allait rentrer, et depuis deux jours il n'avait pas reparu. Il ne revint pas, et je ne le revis jamais.

Ici Juliette termina son récit, et resta accablée de fatigue et de tristesse.—C'est alors, ma pauvre enfant, lui dis-je, que je fis connaissance avec toi. Je demeurais dans la même maison. Le récit de ta chute m'inspira de la curiosité. Bientôt j'appris que tu étais jeune et digne d'un intérêt sérieux; que Leoni, après t'avoir accablée des plus mauvais traitements, t'avait enfin abandonnée mourante et dans la misère. Je voulus te voir; tu étais dans le délire quand j'approchai de ton lit. Oh! que tu étais belle, Juliette, avec tes épaules nues, tes cheveux épars, tes lèvres brûlées du feu de la fièvre, et ton visage animé par l'énergie de la souffrance! Que tu me semblas belle encore, lorsque, abattue par la fatigue, tu retombas sur ton oreiller, pâle et penchée comme une rose blanche qui s'effeuille à la chaleur du jour! Je ne pus m'arracher d'auprès de toi. Je me sentis saisi d'une sympathie irrésistible, entraîné par un intérêt que je n'avais jamais éprouvé. Je fis venir les premiers médecins de la ville; je te procurai tous les secours qui te manquaient. Pauvre fille abandonnée! je passai les nuits près de toi, je vis ton désespoir, je compris ton amour. Je n'avais jamais aimé, aucune femme ne me semblait pouvoir répondre à la passion que je me sentais capable de ressentir. Je cherchais un coeur aussi fervent que le mien. Je me méfiais de tous ceux que j'éprouvais, et bientôt je reconnaissais la prudence de ma retenue en voyant la sécheresse et la frivolité de ces coeurs féminins. Le tien me sembla le seul qui pût me comprendre. Une femme capable d'aimer et de souffrir comme tu avais fait était la réalisation de tous mes rêves. Je désirai, sans l'espérer beaucoup, obtenir ton affection. Ce qui me donna la présomption d'essayer de te consoler, ce fut la certitude que je sentis en moi de t'aimer sincèrement et généreusement. Tout ce que tu disais dans ton délire te faisait connaître à moi autant que l'a fait depuis notre intimité. Je connus que tu étais une femme sublime aux prières que tu adressais à Dieu à voix haute, avec un accent dont rien ne pourrait rendre la sainteté déchirante. Tu demandais pardon pour Leoni, toujours pardon, jamais vengeance! Tu invoquais les âmes de tes parents, tu leur racontais d'une voix haletante par quels malheurs tu avais expié ta fuite et leur douleur. Quelquefois tu me prenais pour Leoni et tu m'adressais des reproches foudroyants; d'autres fois tu te croyais avec lui en Suisse, et tu me pressais dans tes bras avec passion. Il m'eût été bien facile alors d'abuser de ton erreur, et l'amour qui s'allumait dans mon sein me faisait de tes caresses insensées un véritable supplice. Mais je serais mort plutôt que de succomber à mes désirs, et la fourberie de lord Edwards, dont tu me parlais sans cesse, me semblait la plus déshonorante infamie qu'un homme pût commettre. Enfin, j'ai eu le bonheur de sauver ta vie et ta raison, ma pauvre Juliette; depuis ce temps j'ai bien souffert et j'ai été bien heureux par toi. Je suis un fou peut-être de ne pas me contenter de l'amitié et de la possession d'une femme telle que toi, mais mon amour est insatiable. Je voudrais être aimé comme le fut Leoni, et je te tourmente de cette folle ambition. Je n'ai pas son éloquence et ses séductions, mais je t'aime, moi. Je ne t'ai pas trompée, je ne te tromperai jamais. Ton coeur, longtemps fatigué, devrait s'être reposé à force de dormir sur le mien. Juliette! Juliette! quand m'aimeras-tu comme tu sais aimer?

—A présent et toujours, me répondit-elle; tu m'as sauvée, tu m'as guérie et tu m'aimes. J'étais une folle, je le vois bien, d'aimer un pareil homme. Tout ce que je viens de te raconter m'a remis sous les yeux des infamies que j'avais presque oubliées. Maintenant je ne sens plus que de l'horreur pour le passé, et je ne veux plus y revenir. Tu as bien fait de me laisser dire tout cela; je suis calme, et je sens bien que je ne peux plus aimer son souvenir. Tu es mon ami, toi; tu es mon sauveur, mon frère et mon amant.

—Dis aussi ton mari, je t'en supplie, Juliette!

—Mon mari, si tu veux, dit-elle en m'embrassant avec une tendresse qu'elle ne m'avait jamais témoignée aussi vivement et qui m'arracha des larmes de joie et de reconnaissance.




XXIII.

Je me réveillai si heureux le lendemain que je ne pensai plus à quitter Venise. Le temps était magnifique, le soleil était doux comme au printemps. Des femmes élégantes couvraient les quais et s'amusaient aux lazzi des masques qui, à demi couchés sur les rampes des ponts, agaçaient les passants et adressaient tour à tour des impertinences et des flatteries aux femmes laides et jolies. C'était le mardi gras; triste anniversaire pour Juliette. Je désirai la distraire; je lui proposai de sortir, et elle y consentit.

Je la regardais avec orgueil marcher à mes côtés. On donne peu le bras aux femmes à Venise, on les soutient seulement par le coude en montant et en descendant les escaliers de marbre blanc qui à chaque pas se présentent pour traverser les canaux. Juliette avait tant de grâce et de souplesse dans tous ses mouvements, que j'avais une joie puérile à la sentir à peine s'appuyer sur ma main pour franchir ces ponts. Tous les regards se fixaient sur elle, et les femmes, qui jamais ne regardent avec plaisir la beauté d'une autre femme, regardaient au moins avec intérêt l'élégance de ses vêtements et de sa démarche, qu'elles eussent voulu imiter. Je crois encore voir la toilette et le maintien de Juliette. Elle avait une robe de velours violet avec un boa et un petit manchon d'hermine. Son chapeau de satin blanc encadrait son visage toujours pâle, mais si parfaitement beau que, malgré sept ou huit années de fatigues et de chagrins mortels, tout le monde lui donnait dix-huit ans tout au plus. Elle était chaussée de bas de soie violets, si transparents qu'on voyait au travers sa peau blanche et mate comme de l'albâtre. Quand elle avait passé et qu'on ne voyait plus sa figure, on suivait de l'oeil ses petits pieds, si rares en Italie. J'étais heureux de la voir admirer ainsi; je le lui disais, et elle me souriait avec une douceur affectueuse. J'étais heureux!...

Un bateau pavoisé et plein de masques et de musiciens s'avança sur le canal de la Giadecca. Je proposai à Juliette de prendre une gondole et d'en approcher pour voir les costumes. Elle y consentit. Plusieurs sociétés suivirent notre exemple, et bientôt nous nous trouvâmes engagés dans un groupe de gondoles et de barques qui accompagnaient avec nous le bateau pavoisé et semblaient lui servir d'escorte.

Nous entendîmes dire aux gondoliers que cette troupe de masques était composée des jeunes gens les plus riches et les plus à la mode dans Venise. Ils étaient en effet d'une élégance extrême; leurs costumes étaient fort riches, et le bateau était orné de voiles de soie, de banderoles de gaze d'argent et de tapis d'Orient de la plus grande beauté. Leurs vêtements étaient ceux des anciens Vénitiens, que Paul Véronèse, par un heureux anachronisme, a reproduits dans plusieurs sujets de dévotion, entre autres dans le magnifique tableau des Noces, dont la république de Venise fit présent à Louis XIV, et qui est au musée de Paris. Sur le bord du bateau je remarquai surtout un homme vêtu d'une longue robe de soie vert-pâle, brodée de longues arabesques d'or et d'argent. Il était debout et jouait de la guitare dans une attitude si noble, sa haute taille était si bien prise, qu'il semblait fait exprès pour porter ces habits magnifiques. Je le fis remarquer à Juliette, qui leva les yeux sur lui machinalement, le vit à peine, et me répondit: «Oui, oui, superbe!» en pensant à autre chose.

Nous suivions toujours, et, poussés par les autres barques, nous touchions le bateau pavoisé du côté précisément où se tenait cet homme. Juliette était aussi debout avec moi et s'appuyait sur le couvert de la gondole pour ne pas être renversée par les secousses que nous recevions souvent. Tout à coup cet homme se pencha vers Juliette comme pour la reconnaître, passa la guitare à son voisin, arracha son masque noir et se tourna de nouveau vers nous. Je vis sa figure, qui était belle et noble s'il en fut jamais. Juliette ne le vit pas. Alors il l'appela à demi-voix, et elle tressaillit comme si elle eût été frappée d'une commotion galvanique.

—Juliette! répéta-t-il d'une voix plus forte.

—Leoni! s'écria-t-elle avec transport.

C'est encore pour moi comme un rêve. J'eus un éblouissement; je perdis la vue pendant une seconde, je crois. Juliette s'élança, impétueuse et forte. Tout à coup je la vis transportée comme par magie sur le bateau, dans les bras de Leoni; un baiser délirant unissait leurs lèvres. Le sang me monta au cerveau, me bourdonna dans les oreilles, me couvrit les yeux d'un voile plus épais; je ne sais pas ce qui se passa. Je revins à moi en montant l'escalier de mon auberge. J'étais seul; Juliette était partie avec Leoni.

Je tombai dans une rage inouïe, et pendant trois heures je me comportai comme un épileptique. Je reçus vers le soir une lettre de Juliette conçue en ces termes:

«Pardonne-moi, pardonne-moi, Bustamente; je t'aime, je te vénère, je te bénis à genoux pour ton amour et tes bienfaits. Ne me hais pas; tu sais que je ne m'appartiens pas, qu'une main invisible dispose de moi et me jette malgré moi dans les bras de cet homme. O mon ami, pardonne-moi, ne te venge pas! je l'aime, je ne puis vivre sans lui. Je ne puis savoir qu'il existe sans le désirer, je ne puis le voir passer sans le suivre. Je suis sa femme; il est mon maître, vois-tu: il est impossible que je me dérobe à sa passion et à son autorité. Tu as vu si j'ai pu résister à son appel. Il y a eu comme une force magnétique, comme un aimant qui m'a soulevée et qui m'a jetée sur son coeur; et pourtant j'étais près de toi, j'avais ma main dans la tienne. Pourquoi ne m'as-tu pas retenue? tu n'en as pas eu la force; ta main s'est ouverte, ta bouche n'a même pas pu me rappeler; tu vois que cela ne dépend pas de nous.

Il y a une volonté cachée, une puissance magique qui ordonne et opère ces choses étranges. Je ne puis briser la chaîne qui est entre moi et Leoni; c'est le boulet qui accouple les galériens, mais c'est la main de Dieu qui l'a rivé.

«O mon cher Aleo, ne me maudis pas! je suis à tes pieds. Je te supplie de me laisser être heureuse. Si tu savais comme il m'aime encore, comme il m'a reçue avec joie! quelles caresses, quelles paroles, quelles larmes!... Je suis comme ivre, je crois rêver... Je dois oublier son crime envers moi: il était fou. Après m'avoir abandonnée, il est arrivé à Naples dans un tel état d'aliénation qu'il a été enfermé dans un hôpital de fous. Je ne sais par quel miracle il en est sorti guéri, ni par quelle protection du sort il se trouve maintenant remonté au faîte de la richesse. Mais il est plus beau, plus brillant, plus passionné que jamais. Laisse-moi, laisse-moi l'aimer, dussé-je être heureuse seulement un jour et mourir demain. Ne dois-tu pas me pardonner de l'aimer si follement, toi qui as pour moi une passion aveugle et aussi mal placée?

Pardonne, je suis folle; je ne sais ni de quoi je te parle, ni ce que je te demande. Oh! ce n'est pas de me recueillir et de me pardonner quand il m'aura de nouveau délaissée; non! j'ai trop d'orgueil, ne crains rien. Je sens que je ne te mérite plus, qu'en me jetant dans ce bateau je me suis à jamais séparée de toi, que je ne puis plus soutenir ton regard ni toucher ta main. Adieu donc, Aleo! Oui, je t'écris pour te dire adieu, car je ne puis pas me séparer de toi sans te dire que mon coeur en saigne déjà, et qu'il se brisera un jour de regret et de repentir. Va, tu seras vengé! Calme-toi maintenant, pardonne, plains-moi, prie pour moi; sache bien que je ne suis pas une ingrate stupide qui méconnaît ton caractère et ses devoirs envers toi. Je ne suis qu'une malheureuse que la fatalité entraîne et qui ne peut s'arrêter. Je me retourne vers toi, et je t'envoie mille adieux, mille baisers, mille bénédictions. Mais la tempête m'enveloppe et m'emporte. En périssant sur les écueils où elle doit me briser, je répéterai ton nom, et je t'invoquerai comme un ange de pardon entre Dieu et moi.

«JULIETTE.»

Cette lettre me causa un nouvel accès de rage; puis je tombai dans le désespoir; je sanglotai comme un enfant pendant plusieurs heures; et, succombant à la fatigue, je m'endormis sur ma chaise, seul, au milieu de cette grande chambre où Juliette m'avait conté son histoire la veille. Je me réveillai calme, j'allumai du feu; je fis plusieurs fois le tour de la chambre d'un pas lent et mesuré.

Quand le jour parut, je me rassis et je me rendormis: ma résolution était prise; j'étais tranquille. A neuf heures je sortis, je pris des informations dans toute la ville, et je m'enquis de certains détails dont j'avais besoin. On ignorait par quel procédé Leoni avait fait sa fortune; on savait seulement qu'il était riche, prodigue, dissolu; tous les hommes à la mode allaient chez lui, singeaient sa toilette et se faisaient ses compagnons de plaisir. Le marquis de... l'escortait partout et partageait son opulence; tous deux étaient amoureux d'une courtisane célèbre, et, par un caprice inouï, cette femme refusait leurs offres. Sa résistance avait tellement aiguillonné le désir de Leoni, qu'il lui avait fait des promesses exorbitantes, et qu'il n'y avait aucune folie où elle ne pût l'entraîner.

J'allai chez elle, et j'eus beaucoup de peine à la voir; enfin elle m'admit et me reçut d'un air hautain, en me demandant ce que je voulais du ton d'une personne pressée de congédier un importun.

—Je viens vous demander un service, lui dis-je. Vous haïssez Leoni?

—Oui, me répondit-elle, je le hais mortellement.

—Puis-je vous demander pourquoi?

—Il a séduit une jeune soeur que j'avais dans le Frioul, et qui était honnête et sainte; elle est morte à l'hôpital. Je voudrais manger le coeur de Leoni.

—Voulez-vous m'aider, en attendant, à lui faire subir une mystification cruelle?

—Oui.

—Voulez-vous lui écrire et lui donner un rendez-vous?

—Oui, pourvu que je ne m'y trouve pas.

—Cela va sans dire. Voici le modèle du billet que vous écrirez:

«Je sais que tu as retrouvé ta femme et que tu l'aimes. Je ne voulais pas de toi hier, cela me semblait trop facile; aujourd'hui il me paraît piquant de te rendre infidèle; je veux savoir d'ailleurs si le grand désir que tu as de me posséder est capable de tout, comme tu t'en vantes. Je sais que tu donnes un concert sur l'eau cette nuit; je serai dans une gondole et je suivrai. Tu connais mon gondolier Cristofano; tiens-toi sur le bord de ton bateau et saute dans ma gondole au moment où tu l'apercevras. Je te garderai une heure, après quoi j'aurai assez de toi peut-être pour toujours. Je ne veux pas de tes présents; je ne veux que cette preuve de ton amour. A ce soir, ou jamais.»

La Misana trouva le billet singulier, et le copia en riant.

—Que ferez-vous de lui quand vous l'aurez mis dans la gondole?

—Je le déposerai sur la rive du Lido, et le laisserai passer là une nuit un peu longue et un peu froide.

—Je vous embrasserais volontiers pour vous remercier, dit la courtisane; mais j'ai un amant que je veux aimer toute la semaine. Adieu.

—Il faut, lui dis-je, que vous mettiez votre gondolier à mes ordres.

—Sans doute, dit-elle; il est intelligent, discret, robuste: faites-en ce que vous voudrez.




XXIV.

Je rentrai chez moi; je passai le reste du jour à réfléchir mûrement à ce que j'allais faire. Le soir vint; Cristofano et la gondole m'attendaient sous la fenêtre. Je pris un costume de gondolier; le bateau de Leoni parut tout illuminé de verres de couleur qui brillaient comme des pierreries depuis le faîte des mâts jusqu'au bout des moindres cordages, et lançant des fusées de toutes parts dans les intervalles d'une musique éclatante. Je montai à l'arrière de la gondole, une rame à la main; je l'atteignis. Leoni était sur le bord, dans le même costume que la veille; Juliette était assise au milieu des musiciens; elle avait aussi un costume magnifique; mais elle était abattue et pensive, et semblait ne pas s'occuper de lui. Cristofano ôta son chapeau et leva sa lanterne à la hauteur de son visage. Leoni le reconnut et sauta dans la gondole.

Aussitôt qu'il y fut entré, Cristofano lui dit que la Misana l'attendait dans une autre gondole, auprès du jardin public.—Eh! pourquoi n'est-elle pas ici? demanda-t-il.—Non so, répondit le gondolier d'un air d'indifférence; et il se remit à ramer. Je le secondais vigoureusement, et en peu d'instants nous eûmes dépassé le jardin public. Il y avait autour de nous une brume épaisse. Leoni se pencha plusieurs fois et demanda si nous n'étions pas bientôt arrivés. Nous glissions toujours rapidement sur la lagune tranquille; la lune, pâle et baignée dans la vapeur, blanchissait l'atmosphère sans l'éclairer. Nous passâmes en contrebandiers la limite maritime qui ne se franchit point ordinairement sans une permission de la police, et nous ne nous arrêtâmes que sur la rive sablonneuse du Lido, assez loin pour ne pas risquer de rencontrer un être vivant.

—Coquins! s'écria notre prisonnier, où diable m'avez-vous conduit? où sont les escaliers du jardin public? où est la gondole de la Misana? Ventredieu! nous sommes dans le sable! Vous vous êtes perdus dans la brume, butors que vous êtes, et vous me débarquez au hasard...

—Non, Monsieur, lui dis-je en italien; ayez la bonté de faire dix pas avec moi, et vous trouverez la personne que vous cherchez. Il me suivit, et aussitôt Cristofano, conformément à mes ordres, s'éloigna avec la gondole, et alla m'attendre dans la lagune sur l'autre rive de l'île.

—T'arrêteras-tu, brigand! me cria Leoni quand nous eûmes marché sur la grève pendant quelques minutes. Veux-tu me faire geler ici? où est ta maîtresse? où me mènes-tu?

—Seigneur, lui répondis-je en me retournant et en tirant de dessous ma cape les objets que j'avais apportés, permettez-moi d'éclairer votre chemin. Alors je tirai ma lanterne sourde, je l'ouvris et je l'accrochai à un des pieux du rivage.

—Que diable fais-tu là? me dit-il, ai-je affaire à des fous? De quoi s'agit-il?

—Il s'agit, lui dis-je en tirant deux épées de dessous mon manteau, de vous battre avec moi.

—Avec toi, canaille! je te vais rosser comme tu le mérites.

—Un instant, lui dis-je en le prenant au collet avec une vigueur dont il fut un peu étourdi, je ne suis pas ce que vous croyez. Je suis noble tout aussi bien que vous; de plus, je suis un honnête homme et vous êtes un scélérat. Je vous fais donc beaucoup d'honneur en me battant avec vous. Il me sembla que mon adversaire tremblait et cherchait à s'échapper. Je le serrai davantage.

—Que me voulez-vous? Par le nom du diable! s'écria-t-il, qui êtes-vous? Je ne vous connais pas. Pourquoi m'amenez-vous ici? Votre intention est-elle de m'assassiner? Je n'ai aucun argent sur moi. Êtes-vous un voleur?

—Non, lui dis-je, il n'y a de voleur et d'assassin ici que vous; vous le savez bien.

—Êtes-vous donc mon ennemi?

—Oui, je suis votre ennemi.

—Comment vous nommez-vous?

—Cela ne vous regarde pas; vous le saurez si vous me tuez.

—Et si je ne veux pas vous tuer? s'écria-t-il en haussant les épaules et en s'efforçant de prendre de l'assurance.

—Alors vous vous laisserez tuer par moi, lui répondis-je, car je vous jure qu'un de nous deux doit rester ici cette nuit.

—Vous êtes un bandit! s'écria-t-il en faisant des efforts terribles pour se dégager. Au secours! au secours!

—Cela est fort inutile, lui dis-je; le bruit de la mer couvre votre voix, et vous êtes loin de tout secours humain. Tenez-vous tranquille ou je vous étrangle; ne me mettez pas en colère, profitez des chances de salut que je vous donne. Je veux vous tuer et non vous assassiner. Vous connaissez ce raisonnement-là. Battez-vous avec moi, et ne m'obligez pas à profiter de l'avantage de la force que j'ai sur vous, comme vous voyez. En parlant ainsi, je le secouais par les épaules et le faisais plier comme un jonc, bien qu'il fût plus grand que moi de toute la tête. Il comprit qu'il était à ma disposition, et il essaya de me dissuader.

—Mais, Monsieur, si vous n'êtes pas fou, me dit-il, vous avez une raison pour vous battre avec moi. Que vous ai-je fait?

—Il ne me plaît pas de vous le dire, répondis-je, et vous êtes un lâche de me demander la cause de ma vengeance, quand c'est vous qui devriez me demander raison.

—Eh de quoi? reprit-il. Je ne vous ai jamais vu. Il ne fait pas assez clair pour que je puisse bien distinguer vos traits, mais je suis sûr que j'entends votre voix pour la première fois.

—Poltron! vous ne sentez pas le besoin de vous venger d'un homme qui s'est moqué de vous, qui vous a fait donner un rendez-vous pour vous mystifier, et qui vous amène ici malgré vous pour vous provoquer? On m'avait dit que vous étiez brave; faut-il vous frapper pour éveiller votre courage?

—Vous êtes un insolent, dit-il en se faisant violence.

—A la bonne heure: je vous demande raison de ce mot et je vais vous donner raison sur l'heure de ce soufflet. Je lui frappai légèrement sur la joue. Il fit un hurlement de rage et de terreur.

—Ne craignez rien, lui dis-je en le tenant d'une main et en lui donnant de l'autre une épée; défendez-vous. Je sais que vous êtes le premier tireur de l'Europe, je suis loin d'être de votre force. Il est vrai que je suis calme et que vous avez peur, cela rend la chance égale. Sans lui donner le temps de répondre, je l'attaquai vigoureusement. Le misérable jeta son épée et se mit à fuir. Je le poursuivis, je l'atteignis, je le secouai avec fureur. Je le menaçai de le tirer dans la mer et de le noyer, s'il ne se défendait pas. Quand il vit qu'il lui était impossible de s'échapper, il prit l'épée et retrouva ce courage désespéré que donnent aux plus peureux l'amour de la vie et le danger inévitable. Mais soit que la faible clarté de la lanterne ne lui permît pas de bien mesurer ses coups, soit que la peur qu'il venait d'avoir lui eût ôté toute présence d'esprit, je trouvai ce terrible duelliste d'une faiblesse désespérante. J'avais tellement envie de ne pas le massacrer, que je le ménageai longtemps. Enfin, il se jeta sur mon épée en voulant faire une feinte, et il s'enferra jusqu'à la garde.

—Justice! justice! dit-il en tombant. Je meurs assassiné!

—Tu demandes justice et tu l'obtiens, lui répondis-je. Tu meurs de ma main comme Henryet est mort de la tienne.

Il fit un rugissement sourd, mordit le sable et rendit l'âme.

Je pris les deux épées et j'allai retrouver la gondole; mais, en traversant l'île, je fus saisi de mille émotions inconnues. Ma force faiblit tout à coup; je m'assis sur une de ces tombes hébraïques qui sont à demi recouvertes par l'herbe, et que ronge incessamment le vent âpre et salé de la mer. La lune commençait à sortir des brouillards, et les pierres blanches de ce vaste cimetière se détachaient sur la verdure sombre du Lido. Je pensais à ce que je venais de faire, et ma vengeance, dont je m'étais promis tant de joie, m'apparut sous un triste aspect: j'avais comme des remords, et pourtant j'avais cru faire une action légitime et sainte en purgeant la terre et en délivrant Juliette de ce démon incarné. Mais je ne m'étais pas attendu à le trouver lâche. J'avais espéré rencontrer un ferrailleur audacieux, et en m'attaquant à lui j'avais fait le sacrifice de ma vie. J'étais troublé et comme épouvanté d'avoir pris la sienne si aisément. Je ne trouvais pas ma haine satisfaite par la vengeance; je la sentais éteinte par le mépris. Quand je l'ai vu si poltron, pensais-je, j'aurais dû l'épargner; j'aurais dû oublier mon ressentiment contre lui, et mon amour pour la femme capable de me préférer un pareil homme.

Des pensées confuses, des agitations douloureuses se pressèrent alors dans mon cerveau. Le froid, la nuit, la vue de ces tombeaux, me calmaient par instants; ils me plongeaient dans une stupeur rêveuse dont je sortais violemment et douloureusement en me rappelant tout à coup ma situation, le désespoir de Juliette, qui allait éclater demain, et l'aspect de ce cadavre qui gisait sur le sable ensanglanté non loin de moi. «Il n'est peut-être pas mort,» pensais-je. J'eus une envie vague de m'en assurer. J'aurais presque désiré lui rendre la vie. Les premières heures du jour me surprirent dans cette irrésolution, et je songeai alors que la prudence devait m'éloigner de ce lieu. J'allai rejoindre Cristofano, que je trouvai profondément endormi dans sa gondole, et que j'eus beaucoup de peine à réveiller. La vue de ce tranquille sommeil me fit envie. Comme Macbeth, je venais de divorcer pour longtemps avec lui.

Je revenais, lentement bercé par les eaux que colorait déjà en rose l'approche du soleil. Je passai tout auprès du bateau à vapeur qui voyage de Venise à Trieste. C'était l'heure de son départ; les roues battaient déjà l'eau écumante, et des étincelles rouges s'échappaient du tuyau avec des spirales d'une noire fumée. Plusieurs barques apportaient des passagers. Une gondole effleura la nôtre et s'accrocha au bâtiment. Un homme et une femme sortirent de cette gondole et grimpèrent légèrement l'escalier du paquebot. A peine étaient-ils sur le tillac que le bâtiment partit avec la rapidité de l'éclair. Le couple se pencha sur la rampe pour voir le sillage. Je reconnus Juliette et Leoni. Je crus faire un rêve; je passai ma main sur mes yeux, j'appelai Cristofano.—Est-ce bien là le baron Leone de Leoni qui part pour Trieste avec une dame? lui demandai-je.—Oui, Monseigneur, répondit-il. Je prononçai un blasphème épouvantable; puis, rappelant le gondolier:—Eh! quel est donc, lui dis-je, l'homme que nous avons emmené hier au soir au Lido?

—Votre Excellence le sait bien, répondit-il: c'est le marquis Lorenzo de....



FIN DE LEONE LEONI.