IV


Malheureux! Tous les dons, la gloire du baptême,

Ton enfance chrétienne, une mère qui t'aime,

La force et la santé comme le pain et l'eau,

Cet avenir enfin, décrit dans le tableau

De ce passé plus clair que le jeu des marées,

Tu pilles tout, tu perds en viles simagrées

Jusqu'aux derniers pouvoirs de ton esprit, hélas!

La malédiction de n'être jamais las

Suit tes pas sur le monde où l'horizon t'attire,

L'enfant prodigue avec des gestes de satyre!

Nul avertissement, douloureux ou moqueur,

Ne prévaut sur l'élan funeste de ton coeur.

Tu flânes à travers péril et ridicule,

Avec l'irresponsable audace d'un Hercule

Dont les travaux seraient fous, nécessairement.

L'amitié—dame!—a tu son reproche clément,

Et chaste, et sans aucun espoir que le suprême,

Vient prier, comme au lit d'un mourant qui blasphème,

La patrie oubliée est dure aux fils affreux,

Et le monde alentour dresse ses buissons creux

Où ton désir mauvais s'épuise en flèches mortes.

Maintenant il te faut passer devant les portes,

Hâtant le pas de peur qu'on ne lâche le chien,

Et si tu n'entends pas rire, c'est encor bien.

Malheureux, toi Français, toi Chrétien, quel dommage!

Mais, tu vas la pensée obscure de l'image

D'un bonheur qu'il te faut immédiat, étant

Athée (avec la foule!) et jaloux de l'instant,

Tout appétit parmi ces appétits féroces,

Épris de la fadaise actuelle, mots, noces

Et festins, la «Science», et «l'esprit de Paris»,

Tu vas magnifiant ce par quoi tu péris,

Imbécile! et niant le soleil qui t'aveugle!

Tout ce que les temps ont de bête paît et beugle

Dans ta cervelle ainsi qu'un troupeau dans un pré.

Et les vices de tout le monde ont émigré

Pour ton sang dont le fer lâchement s'étiole.

Tu n'es plus bon à rien de propre, ta parole

Est morte de l'argot et du ricanement,

Et d'avoir rabâché les bourdes du moment.

Ta mémoire, de tant d'obscénités bondée,

Ne saurait accueillir la plus petite idée,

Et patauge parmi l'égoïsme ambiant,

En quête d'on ne peut dire quel vil néant!

Seul, entre les débris honnis de ton désastre,

L'Orgueil, qui met la flamme au fond du poétastre

Et fait au criminel un prestige odieux,

Seul, l'Orgueil est vivant, il danse dans tes yeux,

Il regarde la Faute et rit de s'y complaire.

—Dieu des humbles, sauvez cet enfant de colère!


V


Beauté des femmes, leur faiblesse, et ces mains pâles

Qui font souvent le bien et peuvent tout le mal.

Et ces yeux, où plus rien ne reste d'animal

Que juste assez pour dire: «assez» aux fureurs mâles

Et toujours, maternelle endormeuse des râles,

Même quand elle ment, cette voix! Matinal

Appel, ou chant bien doux à vêpre, ou frais signal,

Ou beau sanglot qui va mourir au pli des châles...

Hommes durs! Vie atroce et laide d'ici-bas!

Ah! que, du moins, loin des baisers et des combats,

Quelque chose demeure un peu sur la montagne,

Quelque chose du coeur enfantin et subtil,

Bonté, respect! Car qu'est-ce qui nous accompagne,

Et vraiment, quand la mort viendra, que reste-t-il?


VI


O vous, comme un qui boite au loin, Chagrins et Joies,

Toi, coeur saignant d'hier qui flambes aujourd'hui,

C'est vrai pourtant que c'est fini, que tout a fui

De nos sens, aussi bien les ombres que les proies.

Vieux bonheurs, vieux malheurs, comme une file d'oies

Sur la route en poussière où tous les pieds ont lui,

Bon voyage! Et le Rire, et, plus vieille que lui,

Toi, Tristesse noyée au vieux noir que tu broies,

Et le reste!—Un doux vide, un grand renoncement

Quelqu'un en nous qui sent la paix immensément,

Une candeur d'âme d'une fraîcheur délicieuse...

Et voyez! notre coeur qui saignait sous l'orgueil,

Il flambe dans l'amour, et s'en va faire accueil

A la vie, en faveur d'une mort précieuse!


VII


Les faux beaux jours ont lui tout le jour, ma pauvre âme,

Et les voici vibrer aux cuivres du couchant.

Ferme les yeux, pauvre âme, et rentre sur-le-champ:

Une tentation des pires. Fuis l'infâme.

Ils ont lui tout le jour en longs grêlons de flamme,

Battant toute vendange aux collines, couchant

Toute moisson de la vallée, et ravageant

Le ciel tout bleu, le ciel, chanteur qui te réclame.

O pâlis, et va-t'en, lente et joignant les mains.

Si ces hiers allaient manger nos beaux demains?

Si la vieille folie était encore en route?

Ces souvenirs, va-t-il falloir les retuer?

Un assaut furieux, le suprême, sans doute!

O, va prier contre l'orage, va prier.


VIII


La vie humble aux travaux ennuyeux et faciles

Est une oeuvre de choix qui veut beaucoup d'amour:

Rester gai quand le jour triste succède au jour,

Être fort, et s'user en circonstances viles;

N'entendre, n'écouter aux bruits des grandes villes

Que l'appel, ô mon Dieu, des cloches dans la tour,

Et faire un de ces bruits soi-même, cela pour

L'accomplissement vil de tâches puériles;

Dormir chez les pécheurs étant un pénitent;

N'aimer que le silence et conserver pourtant

Le temps si grand dans la patience si grande,

Le scrupule naïf aux repentirs têtus,

Et tous ces soins autour de ces pauvres vertus!

—Fi, dit l'Ange Gardien, de l'orgueil qui marchande!


IX


Sagesse d'un Louis Racine, je t'envie!

O n'avoir pas suivi les leçons de Rollin,

N'être pas né dans le grand siècle à son déclin,

Quand le soleil couchant, si beau, dorait la vie,

Quand Maintenon jetait sur la France ravie

L'ombre douce et la paix de ses coiffes de lin,

Et royale abritait la veuve et l'orphelin,

Quand l'étude de la prière était suivie,

Quand poète et docteur, simplement, bonnement,

Communiaient avec des ferveurs de novices,

Humbles servaient la Messe et chantaient aux offices,

Et, le printemps venu, prenaient un soin charmant

D'aller dans les Auteuils cueillir lilas et roses

En louant Dieu, comme Garo, de toutes choses!


X


Non. Il fut gallican, ce siècle, et janséniste!

C'est vers le Moyen Age énorme et délicat

Qu'il faudrait que mon coeur en panne naviguât,

Loin de nos jours d'esprit charnel et de chair triste.

Roi, politicien, moine, artisan, chimiste,

Architecte, soldat, médecin, avocat,

Quel temps! Oui, que mon coeur naufragé rembarquât

Pour toute cette force ardente, souple, artiste!

Et là que j'eusse part—quelconque, chez les rois

Ou bien ailleurs, n'importe, à la chose vitale,

Et que je fusse un saint, actes bons, pensers droits,

Haute théologie et solide morale,

Guidé par la folie unique de la Croix

Sur tes ailes de pierre, ô folle Cathédrale!


XI


Petits amis qui sûtes nous prouver

Par A plus B que deux et deux font quatre,

Mais qui depuis voulez parachever

Une victoire où l'on se laissait battre,

Et couronner vos conquêtes d'un coup

Par ce soufflet à la mémoire humaine;

«Dieu ne vous a révélé rien du tout,

Car nous disions qu'il n'est que l'ombre vaine,

Que le profil et que l'allongement,

Sur tous les murs que la peur édifie

De votre pur et simple mouvement,

Et nous dictons cette philosophie.»

—Frères trop chers, laissez-nous rire un peu,

Nous les fervents d'une logique rance,

Qui justement n'avons de foi qu'en Dieu

Et mettons notre espoir dans l'Espérance,

Laissez-nous rire un peu, pleurer aussi,

Pleurer sur vous, rire du vieux blasphème,

Rire du vieux Satan stupide ainsi,

Pleurer sur cet Adam dupe quand même!

Frères de nous qui payons vos orgueils,

Tous fils du même Amour, ah! la science,

Allons donc, allez donc, c'est nos cercueils

Naïfs ou non, c'est notre méfiance

Ou notre confiance aux seuls Récits,

C'est notre oreille ouverte toute grande

Ou tristement fermée au Mot précis!

Frères, lâchez la science gourmande

Qui veut voler sur les ceps défendus

Le fruit sanglant qu'il ne faut pas connaître.

Lâchez son bras qui vous tient attendus

Pour des enfers que Dieu n'a pas fait naître,

Mais qui sont l'oeuvre affreuse du péché,

Car nous, les fils attentifs de l'Histoire,

Nous tenons pour l'honneur jamais taché

De la Tradition, supplice et gloire!

Nous sommes sûrs des Aïeux nous disant

Qu'ils ont vu Dieu sous telle ou telle forme

Et prédisant aux crimes d'à présent

La peine immense ou le pardon énorme.

Puisqu'ils avaient vu Dieu présent toujours,

Puisqu'ils ne mentaient pas, puisque nos crimes

Vont effrayants, puisque vos yeux sont courts,

Et puisqu'il est des repentirs sublimes,

Ils ont dit tout. Savoir le reste est bien:

Que deux et deux fassent quatre, à merveille!

Riens innocents, mais des riens moins que rien,

La dernière heure étant là qui surveille

Tout autre soin dans l'homme en vérité!

Gardez que trop chercher ne vous séduise

Loin d'une sage et forte humilité...

Le seul savant, c'est encore Moïse.


XII


Or, vous voici promus, petits amis,

Depuis les temps de ma lettre première,

Promus, disais-je, aux fiers emplois promis

A votre thèse, en ces jours de lumière.

Vous voici rois de France! A votre tour!

(Rois à plusieurs d'une France postiche,

Mais rois de fait et non sans quelque amour

D'un trône lourd avec un budget riche.)

A l'oeuvre, amis petits! Nous avons droit

De vous y voir, payant de notre poche,

Et d'être un peu réjouis à l'endroit

De votre état sans peur et sans reproche.

Sans peur? Du maître? O le maître, mais c'est

L'Ignorant-chiffre et le Suffrage-nombre,

Total, le peuple, «un âne» fort «qui s'est

Cabré», pour vous, espoir clair, puis fait sombre,

Cabré comme une chèvre, c'est le mot.

Et votre bras, saignant jusqu'à l'aisselle,

S'efforce en vain: fort comme Béhémot,

Le monstre tire... et votre peur est telle

Que l'âne brait, que le voilà parti

Qui par les dents vous boute cent ruades

En forme de reproche bien senti...

Courez après, frottant vos reins malades!

O Peuple, nous t'aimons immensément:

N'es-tu donc pas la pauvre âme ignorante

En proie à tout ce qui sait et qui ment?

N'es-tu donc pas l'immensité souffrante?

La charité nous fait chercher tes maux,

La foi nous guide à travers les ténèbres.

On t'a rendu semblable aux animaux

Moins leur candeur, et plein d'instincts funèbres,

L'orgueil t'a pris en ce quatre-vingt-neuf,

Nabuchodonosor, et te faire paître,

Âne obstiné, mouton buté, dur boeuf,

Broutant pouvoir, famille, soldat, prêtre!

O paysan cassé sur tes sillons,

Pâle ouvrier qu'esquinté à machine,

Membres sacrés de Jésus-Christ, allons,

Relevez-vous, honorez votre échine,

Portez l'amour qu'il faut à vos bras forts,

Vos pieds vaillants sont les plus beaux du monde,

Respectez-les, fuyez ces chemins tors,

Fermez l'oreille à ce conseil immonde,

Redevenez les Français d'autrefois,

Fils de l'Église, et dignes de vos pères!

O s'ils savaient ceux-ci sur vos pavois,

Leurs os sueraient de honte aux cimetières.

—Vous, nos tyrans minuscules d'un jour

(L'énormité des actes rend les princes

Surtout de souche impure, et malgré cour

Et splendeur et le faste, encor plus minces),

Laissez le règne et rentrez dans le rang.

Aussi bien l'heure est proche où la tourmente

Vous va donner des loisirs, et tout blanc

L'avenir flotte avec sa fleur charmante

Sur la Bastille absurde où vous teniez

La France aux fers d'un blasphème et d'un schisme,

Et la chronique en de cléments Téniers

Déjà vous peint allant au catéchisme.


XIII


Prince mort en soldat à cause de la France,

Ame certes élue,

Fier jeune homme si pur tombé plein d'espérance,

Je t'aime et te salue!

Ce monde est si mauvais, notre pauvre patrie

Va sous tant de ténèbres,

Vaisseau désemparé dont l'équipage crie

Avec des voix funèbres,

Ce siècle est un tel ciel tragique où les naufrages

Semblent écrits d'avance...

Ma jeunesse, élevée aux doctrines sauvages,

Détesta ton enfance,

Et plus tard, coeur pirate épris des seules côtes

Où la révolte naisse,

Mon âge d'homme, noir d'orages et de fautes,

Abhorrait ta jeunesse.

Maintenant j'aime Dieu, dont l'amour et la foudre

M'ont fait une âme neuve,

Et maintenant que mon orgueil réduit en poudre,

Humble, accepte l'épreuve.

J'admire ton destin, j'adore, tout en larmes

Pour les pleurs de ta mère,

Dieu qui te fit mourir, beau prince, sous les armes,

Comme un héros d'Homère.

Et je dis, réservant d'ailleurs mon voeu suprême

Au lis de Louis Seize:

Napoléon qui fus digne du diadème,

Gloire à ta mort française!

Et priez bien pour nous, pour cette France ancienne,

Aujourd'hui vraiment «Sire»,

Dieu qui vous couronna, sur la terre païenne,

Bon chrétien, du martyre!


XIV


Vous reviendrez bientôt les bras pleins de pardons

Selon votre coutume,

O Pères excellents qu'aujourd'hui nous perdons

Pour comble d'amertume.

Vous reviendrez, vieillards exquis, avec l'honneur

Avec sa Fleur chérie,

Et que de pleurs Joyeux, et quels cris de bonheur

Dans toute la patrie!

Vous reviendrez, après ces glorieux exils,

Après des moissons d'âmes,

Après avoir prié pour ceux-ci, fussent-ils

Encore plus infâmes,

Après avoir couvert les îles et la mer

De votre ombre si douce

Et réjoui le ciel et consterné l'enfer,

Béni qui vous repousse,

Béni qui vous dépouille au cri de liberté,

Béni l'impie en armes,

Et l'enfant qu'il vous prend des bras—et racheté

Nos crimes par vos larmes!

Proscrits des jours, vainqueurs des temps non point adieu

Vous êtes l'espérance.

A tantôt, Pères saints, qui nous vaudrez de Dieu

Le salut pour la France!


XV


On n'offense que Dieu qui seul pardonne. Mais

On contriste son frère, on l'afflige, on le blesse,

On fait gronder sa haine ou pleurer sa faiblesse,

Et c'est un crime affreux qui va troubler la paix

Des simples, et donner au monde sa pâture,

Scandale, coeurs perdus, gros mots et rire épais.

Le plus souvent par un effet de la nature

Des choses, ce péché trouve son châtiment

Même ici-bas, féroce et long communément.

Mais l'Amour tout-puissant donne à la créature

Le sens de son malheur qui mène au repentir

Par une route lente et haute, mais très sûre.

Alors un grand désir, un seul, vient investir

Le pénitent, après les premières alarmes.

Et c'est d'humilier son front devant les larmes

De naguère, sans rien qui pourrait amortir

Le coup droit pour l'orgueil, et de rendre les armes

Comme un soldat vaincu,—triste de bonne foi.

O ma soeur, qui m'avez puni, pardonnez-moi!


XVI


Écoutez la chanson bien douce

Qui ne pleure que pour vous plaire,

Elle est discrète, elle est légère:

Un frisson d'eau sur de la mousse!

La voix vous fut connue (et chère!),

Mais à présent elle est voilée

Comme une veuve désolée,

Pourtant comme elle encore fière,

Et dans les longs plis de son voile

Qui palpite aux brises d'automne,

Cache et montre au coeur qui s'étonne

La vérité comme une étoile.

Elle dit, la voix reconnue,

Que la bonté c'est notre vie,

Que de la haine et de l'envie

Rien ne reste, la mort venue.

Elle parle aussi de la gloire

D'être simple sans plus attendre,

Et de noces d'or et du tendre

Bonheur d'une paix sans victoire.

Accueillez la voix qui persiste

Dans son naïf épithalame.

Allez, rien n'est meilleur à l'âme

Que de faire une âme moins triste!

Elle est en peine et de passage

L'âme qui souffre sans colère.

Et comme sa morale est claire!...

Écoutez la chanson bien sage.


XVII


Les chères mains qui furent miennes,

Toutes petites, toutes belles,

Après ces méprises mortelles

Et toutes ces choses païennes,

Après les rades et les grèves,

Et les pays et les provinces,

Royales mieux qu'au temps des princes,

Les chères mains m'ouvrent les rêves.

Mains en songe, mains sur mon âme,

Sais-je, moi, ce que vous daignâtes,

Parmi ces rumeurs scélérates,

Dire à cette âme qui se pâme?

Ment-elle, ma vision chaste

D'affinité spirituelle,

De complicité maternelle,

D'affection étroite et vaste?

Remords si cher, peine très bonne,

Rêves bénits, mains consacrées,

O ces mains, ces mains vénérées.

Faites le geste qui pardonne!


XVIII


Et j'ai revu l'enfant unique: il m'a semblé

Que s'ouvrait dans mon coeur la dernière blessure,

Celle dont la douleur plus exquise m'assure

D'une mort désirable en un jour consolé.

La bonne flèche aiguë et sa fraîcheur qui dure!

En ces instants choisis elles ont éveillé

Les rêves un peu lourds du scrupule ennuyé,

Et tout mon sang chrétien chanta la Chanson pure.

J'entends encor, je vois encor! Loi du devoir

Si douce! Enfin je sais ce qu'est entendre et voir,

J'entends, je vois toujours! Voix des bonnes pensées,

Innocence, avenir! Sage et silencieux,

Que je vais vous aimer, vous un instant pressées,

Belles petites mains qui fermerez nos yeux!


XIX


Voix de l'Orgueil; un cri puissant, comme d'un cor.

Des étoiles de sang sur des cuirasses d'or,

On trébuche à travers des chaleurs d'incendie...

Mais en somme la voix s'en va, comme d'un cor.

Voix de la Haine: cloche en mer, fausse, assourdie

De neige lente. Il fait si froid! Lourde, affadie,

La vie a peur et court follement sur le quai

Loin de la cloche qui devient plus assourdie.

Voix de la Chair: un gros tapage fatigué.

Des gens ont bu. L'endroit fait semblant d'être gai.

Des yeux, des noms, et l'air plein de parfums atroces

Où vient mourir le gros tapage fatigué.

Voix d'Autrui: des lointains dans les brouillards. Des noces

Vont et viennent. Des tas d'embarras. Des négoces,

Et tout le cirque des civilisations

Au son trotte-menu du violon des noces.

Colères, soupirs noirs, regrets, tentations

Qu'il a fallu pourtant que nous entendissions

Pour l'assourdissement des silences honnêtes,

Colères, soupirs noirs, regrets, tentations,

Ah! les Voix, mourez donc, mourantes que vous êtes,

Sentences, mots en vain, métaphores mal faites,

Toute la rhétorique en fuite des péchés,

Ah! les Voix, mourez donc, mourantes que vous êtes!

Nous ne sommes plus ceux que vous auriez cherchés.

Mourez à nous, mourez aux humbles voeux cachés

Que nourrit la douceur de la Parole forte,

Car notre coeur n'est plus de ceux que vous cherchez!

Mourez parmi la voix que la prière emporte

Au ciel, dont elle seule ouvre et ferme la porte

Et dont elle tiendra les sceaux au dernier jour,

Mourez parmi la voix que la prière apporte,

Mourez parmi la voix terrible de l'Amour!


XX


L'ennemi se déguise en L'Ennui

Et me dit: «A quoi bon, pauve dupe?»

Moi je passe et me moque de lui.

L'ennemi se déguise en la Chair

Et me dit: «Bah! retrousse une jupe!»

Moi j'écarte le conseil amer.

L'ennemi se transforme en un Ange

De lumière et dit: «Qu'est ton effort

A côté des tributs de louange

Et de Foi dus au Père céleste?

Ton amour va-t-il jusqu'à la mort?»

Je réponds: «L'Espérance me reste.»

Comme c'est le vieux logicien,

Il a fait bientôt de me réduire

A ne plus vouloir répliquer rien,

Mais sachant qui c'est, épouvanté

De ne plus sentir les mondes luire,

Je prierai pour de l'humilité.


XXI


Va ton chemin sans plus t'inquiéter!

La route est droite et tu n'as qu'à monter,

Portant d'ailleurs le seul trésor qui vaille

Et l'arme unique au cas d'une bataille,

La pauvreté d'esprit et Dieu pour toi.

Surtout il faut garder toute espérance,

Qu'importé un peu de nuit et de souffrances?

La route est bonne et la mort est au bout,

Oui, garde toute espérance surtout,

La mort là-bas te dresse un lit de joie.

Et fais-toi doux de toute la douceur.

La vie est laide, encore c'est ta soeur.

Simple, gravis la côte et même chante.

Pour écarter la prudence méchante

Dont la voix basse est pour tenter ta foi.

Simple comme un enfant, gravis la côte,

Humble comme un pécheur qui hait la faute,

Chante, et même sois gai, pour défier

L'ennui que l'ennemi peut t'envoyer

Afin que tu t'endormes sur la voie.

Ris du vieux piège et du vieux séducteur,

Puisque la Paix est là, sur la hauteur,

Qui luit parmi les fanfares de la gloire,

Monte, ravi, dans la nuit blanche et noire,

Déjà l'Ange Gardien étend sur toi

Joyeusement des ailes de victoire.


XXII


Pourquoi triste, ô mon âme,

Triste jusqu'à la mort,

Quand l'effort te réclame,

Quand le suprême effort

Est là qui te réclame?

Ah! tes mains que tu tords

Au lieu d'être à la lâche,

Tes lèvres que tu mords

Et leur silence lâche,

Et tes yeux qui sont morts!

N'as-tu pas l'espérance

De la fidélité,

Et, pour plus d'assurance

Dans la sécurité,

N'as-tu pas la souffrance?

Mais chasse le sommeil

Et ce rêve qui pleure.

Grand jour et plein soleil!

Vois, il est plus que l'heure:

Le ciel bruit vermeil,

Et la lumière crue

Découpant d'un trait noir

Toute chose apparue,

Te montre le Devoir

Et sa forme bourrue.

Marche à lui vivement.

Tu verras disparaître

Tout aspect inclément

De sa manière d'être,

Avec l'éloignement.

C'est le dépositaire

Qui te garde un trésor

D'amour et de mystère,

Plus précieux que l'or,

Plus sûr que rien sur terre:

Les biens qu'on ne voit pas,

Toute joie inouïe,

Votre paix, saints combats,

L'extase épanouie

Et l'oubli d'ici-bas,

Et l'oubli d'ici-bas!


XXIII


Né l'enfant des grandes villes

Et des révoltes serviles,

J'ai là, tout cherché, trouvé

De tout appétit rêvé.

Mais, puisque rien n'en demeure,

J'ai dit un adieu léger

A tout ce qui peut changer.

Au plaisir, au bonheur même,

Et même à tout ce que j'aime

Hors de vous, mon doux Seigneur!

La Croix m'a pris sur ses ailes

Qui m'emporte aux meilleurs zèles,

Silence, expiation,

Et l'âpre vocation

Pour la vertu qui s'ignore.

Douce, chère Humilité,

Arrose ma charité,

Trempe-la de tes eaux vives.

O mon coeur, que tu ne vives

Qu'aux fins d'une bonne mort!


XXIV


L'âme antique était rude et vaine

Et ne voyait dans la douleur

Que l'acuité de la peine

Ou l'étonnement du malheur.

L'art, sa figure la plus claire

Traduit ce double sentiment

Par deux grands types de la Mère

En proie au suprême tourment.

C'est la vieille reine de Troie:

Tous ses fils sont morts par le fer.

Alors ce deuil brutal aboie

Et glapit au bord de la mer.

Elle court le long du rivage,

Bavant vers le flot écumant,

Hirsute, criade, sauvage,

La chienne littéralement!...

Et c'est Niobé qui s'effare

Et garde fixement des yeux

Sur les dalles de pierre rare

Ses enfants tués par les cieux.

Le souffle expire sur sa bouche.

Elle meurt dans un geste fou.

Ce n'est plus qu'un marbre farouche

Là transporté nul ne sait d'où!...

La douleur chrétienne est immense.

Elle, comme le coeur humain,

Elle souffre, puis elle pense,

Et calme poursuit son chemin.

Elle est debout sur le Calvaire

Pleine de larmes et sans cris.

C'est également une mère,

Mais quelle mère de quel fils!

Elle participe au Supplice

Qui sauve toute nation,

Attendrissant le sacrifice

Par sa vaste compassion.

Et comme tous sont les fils d'elle,

Sur le monde et sur sa langueur

Toute la charité ruisselle

Des sept blessures de son coeur,

Au jour qu'il faudra, pour la gloire

Des cieux enfin tout grands ouverts,

Ceux qui surent et purent croire,

Bons et doux, sauf au seul Pervers,

Ceux-là vers la joie infinie

Sur la colline de Sion

Monteront d'une aile bénie

Aux plis de son assomption.



1


O mon Dieu, vous m'avez blessé d'amour

Et la blessure est encore vibrante,

O mon Dieu, vous m'avez blessé d'amour!

O mon Dieu, votre crainte m'a frappé

Et la brûlure est encor là qui tonne,

O mon Dieu, votre crainte m'a frappé!

O mon Dieu, j'ai connu que tout est vil

Et votre gloire en moi s'est installée,

O mon Dieu, j'ai connu que tout est vil!

Noyez mon âme aux flots de votre Vin,

Fondez ma vie au Pain de votre table,

Noyez mon âme aux flots de votre Vin.

Voici mon sang que je n'ai pas versé,

Voici ma chair indigne de souffrance,

Voici mon sang que je n'ai pas versé.

Voici mon front qui n'a pu que rougir

Pour l'escabeau de vos pieds adorables,

Voici mon front qui n'a pu que rougir.

Voici mes mains qui n'ont pas travaillé

Pour les charbons ardents et l'encens rare,

Voici mes mains qui n'ont pas travaillé.

Voici mon coeur qui n'a battu qu'en vain,

Pour palpiter aux ronces du Calvaire,

Voici mon coeur qui n'a battu qu'en vain.

Voici mes pieds, frivoles voyageurs,

Pour accourir au cri de votre grâce,

Voici mes pieds, frivoles voyageurs.

Voici ma voix, bruit maussade et menteur,

Pour les reproches de la Pénitence,

Voici ma voix, bruit maussade et menteur.

Voici mes yeux, luminaires d'erreur,

Pour être éteints aux pleurs de la prière,

Voici mes yeux, luminaires d'erreur.

Hélas, Vous, Dieu d'offrande et de pardon,

Quel est le puits de mon ingratitude,

Hélas! Vous, Dieu d'offrande et de pardon!

Dieu de terreur et Dieu de sainteté,

Hélas! ce noir abîme de mon crime,

Dieu de terreur et Dieu de sainteté,

Vous, Dieu de paix, de joie et de bonheur,

Toutes mes peurs, toutes mes ignorances,

Vous, Dieu de paix, de joie et de bonheur,

Vous connaissez tout cela, tout cela,

Et que je suis plus pauvre que personne,

Vous connaissez tout cela, tout cela,

Mais ce que j'ai, mon Dieu, je vous le donne.

II


Je ne veux plus aimer que ma mère Marie.

Tous les autres amours sont de commandement.

Nécessaires qu'ils sont, ma mère seulement

Pourra les allumer aux coeurs qui l'ont chérie.

C'est pour Elle qu'il faut chérir mes ennemis,

C'est par Elle que j'ai voué ce sacrifice,

Et la douceur de coeur et le zèle au service,

Comme je la priais, Elle les a permis.

Et comme j'étais faible et bien méchant encore,

Aux mains lâches, les yeux éblouis des chemins,

Elle baissa mes yeux et me joignit les mains,

Et m'enseigna les mots par lesquels on adore.

C'est par Elle que j'ai voulu de ces chagrins,

C'est pour Elle que j'ai mon coeur dans les cinq Plaies,

Et tous ces bons efforts vers les croix et les claies,

Comme je l'invoquais, Elle en ceignit mes reins.

Je ne veux plus penser qu'à ma mère Marie,

Siège de la sagesse et source des pardons,

Mère de France aussi, de qui nous attendons

Inébranlablement l'honneur de la patrie.

Marie Immaculée, amour essentiel,

Logique de la foi cordiale et vivace,

En vous aimant qu'est-il de bon que je ne fasse,

En vous aimant du seul amour, Porte du ciel?

III


Vous êtes calme, vous voulez un voeu discret,

Des secrets à mi-voix dans l'ombre et le silence,

Le coeur qui se répand plutôt qu'il ne s'élance,

Et ces timides, moins transis qu'il ne paraît.

Vous accueillez d'un geste exquis telles pensées

Qui ne marchent qu'en ordre et font le moins de bruit.

Votre main, toujours prête à la chute du fruit,

Patiente avec l'arbre et s'abstient de poussées.

Et si l'immense amour de vos commandements

Embrasse et presse tous en sa sollicitude,

Vos conseils vont dicter aux meilleurs et l'étude

Et le travail des plus humbles recueillements.

Le pécheur, s'il prétend vous connaître et vous plaire,

O vous qui nous aimant si fort parliez si peu,

Doit et peut, à tout temps du jour comme en tout lieu,

Bien faire obscurément son devoir et se taire.

Se taire pour le monde, un pur sénat de fous,

Se taire sur autrui, des âmes précieuses,

Car nous taire vous plaît, même aux heures pieuses,

Même à la mort, sinon devant le prêtre et vous.

Donnez-leur le silence et l'amour du mystère,

O Dieu glorifieur du bien fait en secret,

A ces timides moins transis qu'il ne paraît,

Et l'horreur, et le pli des choses de la terre.

Donnez-leur, ô mon Dieu, la résignation,

Toute forte douceur, l'ordre et l'intelligence,

Afin qu'au jour suprême ils gagnent l'indulgence

De l'Agneau formidable en la neuve Sion,

Afin qu'ils puissent dire: «Au moins nous sûmes croire»,

Et que l'Agneau terrible, ayant tout supputé,

Leur réponde: «Venez, vous avez mérité,

Pacifiques, ma paix, et, douloureux, ma gloire.»

IV


 I


Mon Dieu m'a dit: Mon fils, il faut m'aimer. Tu vois

Mon flanc percé, mon coeur qui rayonne et qui saigne,

Et mes pieds offensés que Madeleine baigne

De larmes, et mes bras douloureux sous le poids

De tes péchés, et mes mains! Et tu vois la croix,

Tu vois les clous, le fiel, l'éponge et tout t'enseigne

A n'aimer, en ce monde où la chair règne,

Que ma Chair et mon Sang, ma parole et ma voix.

Ne t'ai-je pas aimé jusqu'à la mort moi-même,

O mon frère en mon Père, ô mon fils en l'Esprit,

Et n'ai-je pas souffert, comme c'était écrit?

N'ai-je pas sangloté ton angoisse suprême

Et n'ai-je pas sué la sueur de tes nuits,

Lamentable ami qui me cherches où je suis?»

II


J'ai répondu: Seigneur, vous avez dit mon âme.

C'est vrai que je vous cherche et ne vous trouve pas.

Mais vous aimer! Voyez comme je suis en bas,

Vous dont l'amour toujours monte comme la flamme.

Vous, la source de paix que toute soif réclame,

Hélas! Voyez un peu mes tristes combats!

Oserai-je adorer la trace de vos pas,

Sur ces genoux saignants d'un rampement infâme?

Et pourtant je vous cherche en longs tâtonnements,

Je voudrais que votre ombre au moins vêtît ma honte,

Mais vous n'avez pas d'ombre, ô vous dont l'amour monte,

O vous, fontaine calme, amère aux seuls amants

De leur damnation, ô vous toute lumière

Sauf aux yeux dont un lourd baiser tient la paupière!

III


—Il faut m'aimer! Je suis l'universel Baiser,

Je suis cette paupière et je suis cette lèvre

Dont tu parles, ô cher malade, et cette fièvre

Qui t'agite, c'est moi toujours! Il faut oser

M'aimer! Oui, mon amour monte sans biaiser

Jusqu'où ne grimpe pas ton pauvre amour de chèvre,

Et t'emportera, comme un aigle vole un lièvre,

Vers des serpolets qu'un ciel cher vient arroser.

O ma nuit claire! ô tes yeux dans mon clair de lune!

O ce lit de lumière et d'eau parmi la brune!

Toute celle innocence et tout ce reposoir!

Aime-moi! Ces deux mots sont mes verbes suprêmes,

Car étant ton Dieu tout-puissant, je peux vouloir,

Mais je ne veux d'abord que pouvoir que tu m'aimes.

IV


—Seigneur, c'est trop? Vraiment je n'ose. Aimer qui? Vous?

Oh! non! Je tremble et n'ose. Oh! vous aimer je n'ose,

Je ne veux pas! Je suis indigne. Vous, la Rose

Immense des purs vents de l'Amour, ô Vous, tous

Les coeurs des saints, ô vous qui fûtes le Jaloux

D'Israël, Vous, la chaste abeille qui se pose

Sur la seule fleur d'une innocence mi-close,

Quoi, moi, moi, pouvoir Vous aimer. Êtes-vous fous2

Père, Fils, Esprit? Moi, ce pécheur-ci, ce lâche,

Ce superbe, qui fait le mal comme sa tâche

Et n'a dans tous ses sens, odorat, toucher, goût,

Vue, ouïe, et dans tout son être—hélas! dans tout

Son espoir et dans tout son remords que l'extase

D'une caresse où le seul vieil Adam s'embrase?

Note 2: (retour) Saint Augustin.

V


—Il faut m'aimer. Je suis ces Fous que tu nommais,

Je suis l'Adam nouveau qui mange le vieil homme,

Ta Rome, ton Paris, ta Sparte et ta Sodome,

Comme un pauvre rué parmi d'horribles mets.

Mon amour est le feu qui dévore à jamais

Toute chair insensée, et l'évapore comme

Un parfum,—et c'est le déluge qui consomme

En son flot tout mauvais germe que je semais,

Afin qu'un jour la Croix où je meurs fût dressée

Et que par un miracle effrayant de bonté

Je t'eusse un jour à moi, frémissant et dompté.

Aime. Sors de ta nuit. Aime. C'est ma pensée

De toute éternité, pauvre âme délaissée,

Que tu dusses m'aimer, moi seul qui suis resté!

VI


—Seigneur, j'ai peur. Mon âme en moi tressaille toute.

Je vois, je sens qu'il faut vous aimer. Mais comment

Moi, ceci, me ferais-je, ô mon Dieu, votre amant,

O Justice que la vertu des bons redoute?

Oui, comment? Car voici que s'ébranle la voûte

Où mon coeur creusait son ensevelissement

Et que je sens fluer à moi le firmament,

Et je vous dis: de vous à moi quelle est la route?

Tendez-moi votre main, que je puisse lever

Cette chair accroupie et cet esprit malade.

Mais recevoir jamais la céleste accolade,

Est-ce possible? Un jour, pouvoir la retrouver

Dans votre sein, sur votre coeur qui fut le nôtre,

La place où reposa la tête de l'apôtre?

VII


—Certes, si tu le veux mériter, mon fils, oui,

Et voici. Laisse aller l'ignorance indécise

De ton coeur vers les bras ouverts de mon Église,

Comme la guêpe vole au lis épanoui.

Approche-toi de mon oreille. Épanches-y

L'humiliation d'une brave franchise.

Dis-moi tout sans un mot d'orgueil ou de reprise

Et m'offre le bouquet d'un repentir choisi.

Puis franchement et simplement viens à ma table.

Et je t'y bénirai d'un repas délectable

Auquel l'ange n'aura lui-même qu'assisté,

Et tu boiras le Vin de la vigne immuable,

Dont la force, dont la douceur, dont la bonté

Feront germer ton sang à l'immortalité.

***

Puis, va! Garde une foi modeste en ce mystère

D'amour par quoi je suis ta chair et ta raison,

Et surtout reviens très souvent dans ma maison,

Pour y participer au Vin qui désaltère,

Au Pain sans qui la vie est une trahison,

Pour y prier mon Père et supplier ma Mère

Qu'il te soit accordé, dans l'exil de la terre,

D'être l'agneau sans cris qui donne sa toison,

D'être l'enfant vêtu de lin et d'innocence,

D'oublier ton pauvre amour-propre et ton essence,

Enfin, de devenir un peu semblable à moi

Qui fus, durant les jours d'Hérode et de Pilate

Et de Judas et de Pierre, pareil à toi

Pour souffrir et mourir d'une mort scélérate!

***

Et pour récompenser ton zèle en ces devoirs

Si doux qu'ils sont encore d'ineffables délices,

Je te ferai goûter sur terre mes prémices,

La paix du coeur, l'amour d'être pauvre, et mes soirs

Mystiques, quand l'esprit s'ouvre aux calmes espoirs

Et croit boire, suivant ma promesse, au Calice

Éternel, et qu'au ciel pieux la lune glisse,

Et que sonnent les angélus roses et noirs,

En attendant l'assomption dans ma lumière,

L'éveil sans fin dans ma charité coutumière,

La musique de mes louanges à jamais,

Et l'extase perpétuelle et la science,

Et d'être en moi parmi l'aimable irradiance

De tes souffrances, enfin miennes, que j'aimais!

***

—Ah! Seigneur, qu'ai-je? Hélas! me voici tout en larmes

D'une joie extraordinaire: votre voix

Me fait comme du bien et du mal à la fois,

Et le mal et le bien, tout a les mêmes charmes.

Je ris, je pleure, et c'est comme un appel aux armes

D'un clairon pour des champs de bataille où je vois

Des anges bleus et blancs portés sur des pavois,

Et ce clairon m'enlève en de fières alarmes.

J'ai l'extase et j'ai la terreur d'être choisi.

Je suis indigne, mais je sais votre clémence.

Ah! quel effort, mais quelle ardeur! Et me voici

Plein d'une humble prière, encore qu'un trouble immense

Brouille l'espoir que votre voix me révéla,

Et j'aspire en tremblant.