The Project Gutenberg EBook of Oeuvres complètes de Paul Verlaine, Vol. 1
by Paul Verlaine

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Title: Oeuvres complètes de Paul Verlaine, Vol. 1
       Poèmes Saturniens, Fêtes Galantes, Bonne chanson, Romances sans
              paroles, Sagesse, Jadis et naguère
             

Author: Paul Verlaine

Release Date: February 20, 2005 [EBook #15112]

Language: French


*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OEUVRES COMPLÈTES DE PAUL VERLAINE ***




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(BnF/Gallica)








POÈMES SATURNIENS



Les Sages d'autrefois, qui valaient bien ceux-ci,

Crurent, et c'est un point encor mal éclairci,

Lire au ciel les bonheurs ainsi que les désastres,

Et que chaque âme était liée à l'un des astres.

(On a beaucoup raillé, sans penser que souvent

Le rire est ridicule autant que décevant,

Cette explication du mystère nocturne.)

Or ceux-là qui sont nés sous le signe SATURNE,

Fauve planète, chère aux nécromanciens,

Ont entre tous, d'après les grimoires anciens,

Bonne part de malheur et bonne part de bile.

L'Imagination, inquiète et débile,

Vient rendre nul en eux l'effort de la Raison.

Dans leurs veines, le sang, subtil comme un poison,

Brûlant comme une lave, et rare, coule et roule

En grésillant leur triste Idéal qui s'écroule.

Tels les Saturniens doivent souffrir et tels

Mourir,—en admettant que nous soyons mortels.—

Leur plan de vie étant dessiné ligne à ligne

Par la logique d'une Influence maligne.

P.V.

PROLOGUE


Dans ces temps fabuleux, les limbes de l'histoire,

Où les fils de Raghû, beaux de fard et de gloire,

Vers la Ganga régnaient leur règne étincelant,

Et, par l'intensité de leur vertu, troublant

Les Dieux et les Démons et Bhagavat lui-même,

Augustes, s'élevaient jusqu'au néant suprême,

Ah! la terre et la mer et le ciel, purs encor

Et jeunes, qu'arrosait une lumière d'or

Frémissante, entendaient, apaisant leurs murmures

De tonnerres, de flots heurtés, de moissons mûres,

Et retenant le vol obstiné des essaims,

Les Poètes sacrés chanter les Guerriers saints,

Ce pendant que le ciel et la mer et la terre

Voyaient—rouges et las de leur travail austère—

S'incliner, pénitents fauves et timorés,

Les Guerriers saints devant les Poètes sacrés!

Une connexité grandiosement calme

Liait le Kchatrya serein au Chanteur calme,

Valmiki l'excellent à l'excellent Rama:

Telles sur un étang deux touffes de padma.

—Et sous tes cieux dorés et clairs, Hellas antique,

De Sparte la sévère à la rieuse Allique,

Les Aèdes, Orpheus, Akaïos, étaient

Encore des héros altiers et combattaient,

Homéros, s'il n'a pas, lui, manié le glaive,

Fait retentir, clameur immense qui s'élève,

Vos échos, jamais las, vastes postérités,

D'Hektôr, et d'Odysseus, et d'Akhilleus chantés.

Les héros à leur tour, après les luttes vastes,

Pieux, sacrifiaient aux neuf Déesses chastes,

Et non moins que de l'art d'Arès furent épris

De l'Art dont une Palme immortelle est le prix,

Akhilleus entre tous! Et le Laëtiade

Dompta, parole d'or qui charme et persuade,

Les esprits et les coeurs et les âmes toujours,

Ainsi qu'Orpheus domptait les tigres elles ours.

—Plus tard, vers des climats plus rudes, en des ères

Barbares, chez les Francs tumultueux, nos pères,

Est-ce que le Trouvère héroïque n'eut pas

Comme le Preux sa part auguste des combats?

Est-ce que, Théroldus ayant dit Charlemagne,

Et son neveu Roland resté dans la montagne

Et le bon Olivier et Turpin au grand coeur,

En beaux couplets et sur un rythme âpre et vainqueur,

Est-ce que, cinquante ans après, dans les batailles,

Les durs Leudes perdant leur sang par vingt entailles,

Ne chantaient pas le chant de geste sans rivaux,

De Roland et de ceux qui virent Roncevaux

Et furent de l'énorme et suprême tuerie,

Du temps de l'Empereur à la barbe fleurie?

—Aujourd'hui l'Action et le Rêve ont brisé

Le pacte primitif par les siècles usé,

Et plusieurs ont trouvé funeste ce divorce

De l'harmonie immense et bleue et de la Force.

La Force qu'autrefois le Poète tenait

En bride, blanc cheval ailé qui rayonnait,

La force, maintenant, la Force, c'est la Bête

Féroce bondissante et folle et toujours prête

A tout carnage, à tout dévaslement, à tout

Égorgement d'un bout du monde à l'autre bout!

L'Action qu'autrefois réglait le chant des lyres,

Trouble, enivrée, en proie aux cent mille délires

Fuligineux d'un siècle en ébullition,

L'Action à présent,—ô pitié!—l'Action,

C'est l'ouragan, c'est la tempête, c'est la houle

Marine dans la nuit sans étoiles, qui roule

Et déroule parmi des bruits sourds l'effroi vert

Et rouge des éclairs sur le ciel entr'ouvert!

—Cependant, orgueilleux et doux, loin des vacarmes

De la vie et du choc désordonné des armes

Mercenaires, voyez, gravissant les hauteurs

Ineffables, voici le groupe des Chanteurs

Vêtus de blanc, et des lueurs d'apothéoses

Empourprent la fierté sereine de leurs poses:

Tous beaux, tous purs, avec des rayons dans les yeux,

Et sur leur front le rêve inachevé des Dieux,

Le monde que troublait leur parole profonde,

Les exile. A leur tour ils exilent le monde!

C'est qu'ils ont à la fin compris qu'ils ne faut plus

Mêler leur note pure aux cris irrésolus

Que va poussant la foule obscène et violente,

Et que l'isolement sied à leur marche lente.

Le Poète, l'amour du Beau, voilà sa foi,

L'Azur, son étendard, et l'Idéal, sa loi!

Ne lui demandez rien de plus, car ses prunelles,

Où le rayonnement des choses éternelles

A mis des visions qu'il suit avidement,

Ne sauraient s'abaisser une heure seulement

Sur le honteux conflit des besognes vulgaires,

Et sur vos vanités plates; et si naguères

On le vit au milieu des hommes, épousant

Leurs querelles, pleurant avec eux, les poussant

Aux guerres, célébrant l'orgueil des Républiques

Et l'éclat militaire et les splendeurs auliques.

Sur la kitare, sur la harpe et sur le luth,

S'il honorait parfois le présent d'un salut

Et daignait consentir à ce rôle de prêtre

D'aimer et de bénir, et s'il voulait bien être

La voix qui rit ou pleure alors qu'on pleure ou rit,

S'il inclinait vers l'âme humaine son esprit,

C'est qu'il se méprenait alors sur l'âme humaine.

Maintenant, va, mon Livre, où le hasard te mène.



MELANCHOLIA

A Ernest Boutier.


I


RÉSIGNATION


Tout enfant, j'allais rêvant Ko-Hinnor,

Somptuosité persane et papale,

Héliogabale et Sardanapale!

Mon désir créait sous des toits en or,

Parmi les parfums, au son des musiques,

Des harems sans fin, paradis physiques!

Aujourd'hui plus calme et non moins ardent,

Mais sachant la vie et qu'il faut qu'on plie,

J'ai dû refréner ma belle folie,

Sans me résigner par trop cependant.

Soit! le grandiose échappe à ma dent,

Mais fi de l'aimable et fi de la lie!

Et je hais toujours la femme jolie!

La rime assonante et l'ami prudent.


II


NEVERMORE


Souvenir, souvenir, que me veux-tu? L'automne

Faisait voler la grive à travers l'air atone,

Et le soleil dardait un rayon monotone

Sur le bois jaunissant où la bise détone.

Nous étions seul à seule et marchions en rêvant,

Elle et moi, les cheveux et la pensée au vent.

Soudain, tournant vers moi son regard émouvant:

«Quel fut ton plus beau jour!» fit sa voix d'or vivant,

Sa voix douce et sonore, au frais timbre angélique.

Un sourire discret lui donna la réplique,

Et je baisai sa main blanche, dévotement.

—Ah! les premières fleurs qu'elles sont parfumées!

Et qu'il bruit avec un murmure charmant

Le premier oui qui sort de lèvres bien-aimées!


III


APRÈS TROIS ANS


Ayant poussé la porte étroite qui chancelle,

Je me suis promené dans le petit jardin

Qu'éclairait doucement le soleil du matin,

Pailletant chaque fleur d'une humide étincelle.

Rien n'a changé. J'ai tout revu: l'humble tonnelle

De vigne folle avec les chaises de rotin...

Le jet d'eau fait toujours son murmure argentin

Et le vieux tremble sa plainte sempiternelle.

Les roses comme avant palpitent; comme avant,

Les grands lys orgueilleux se balancent au vent.

Chaque alouette qui va et vient m'est connue.

Même j'ai retrouvé debout la Velléda,

Dont le plâtre s'écaille au bout de l'avenue.

—Grêle, parmi l'odeur fade du réséda.


IV


VOEU


Ah! les oarystis! les premières maîtresses!

L'or des cheveux, l'azur des yeux, la fleur des chairs,

Et puis, parmi l'odeur des corps jeunes et chers,

La spontanéité craintive des caresses!

Sont-elles assez loin toutes ces allégresses

Et toutes ces candeurs! Hélas! toutes devers

Le Printemps des regrets ont fui les noirs hivers

De mes ennuis, de mes dégoûts, de mes détresses!

Si que me voilà seul à présent, morne et seul,

Morne et désespéré, plus glacé qu'un aïeul,

Et tel qu'un orphelin pauvre sans soeur aînée.

O la femme à l'amour câlin et réchauffant,

Douce, pensive et brune, et jamais étonnée,

Et qui parfois vous baise au front, comme un enfant


V


LASSITUDE


A batallas de amor campo de pluma.

(CONGORA)


De la douceur, de la douceur, de la douceur!

Calme un peu ces transports fébriles, ma charmante.

Même au fort du déduit, parfois, vois-tu, l'amante

Doit avoir l'abandon paisible de la soeur.

Sois langoureuse, fais ta caresse endormante,

Bien égaux les soupirs et ton regard berceur.

Va, l'étreinte jalouse et le spasme obsesseur

Ne valent pas un long baiser, même qui mente!

Mais dans ton cher coeur d'or, me dis-tu, mon enfant,

La fauve passion va sonnant l'oliphant.

Laisse-la trompetter à son aise, la gueuse!

Mets ton front sur mon front et ta main dans ma main,

Et fais-moi des serments que tu rompras demain,

Et pleurons jusqu'au jour, ô petite fougueuse!


VI


MON RÊVE FAMILIER


Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant

D'une femme inconnue, et que j'aime, et qui m'aime,

Et qui n'est, chaque fois, ni tout à fait la même

Ni tout à fait une autre, et m'aime et me comprend.

Car elle me comprend, et mon coeur, transparent

Pour elle seule, hélas! cesse d'être un problème

Pour elle seule, et les moiteurs de mon front blême,

Elle seule les sait rafraîchir, en pleurant.

Est-elle brune, blonde ou rousse?—Je l'ignore.

Son nom? Je me souviens qu'il est doux et sonore,

Comme ceux des aimés que la Vie exila.

Son regard est pareil au regard des statues,

Et, pour sa voix, lointaine, et calme, et grave; elle a

L'inflexion des voix chères qui se sont tues.


VII


A UNE FEMME


A vous ces vers, de par la grâce consolante

De vos grands yeux où rit et pleure un rêve doux,

De par votre âme, pure et toute bonne, à vous

Ces vers du fond de ma détresse violente.

C'est qu'hélas! le hideux cauchemar qui me hante

N'a pas de trêve et va furieux, fou, jaloux,

Se multipliant comme un cortège de loups

Et se pendant après mon sort qu'il ensanglante.

Oh! je souffre, je souffre affreusement, si bien

Que le gémissement premier du premier homme

Chassé d'Éden n'est qu'une églogue au prix du mien!

Et les soucis que vous pouvez avoir sont comme

Des hirondelles sur un ciel d'après-midi,

—Chère,—par un beau jour de septembre attiédi.


VIII


L'ANGOISSE


Nature, rien de toi ne m'émeut, ni les champs

Nourriciers, ni l'écho vermeil des pastorales

Siciliennes, ni les pompes aurorales,

Ni la solennité dolente des couchants.

Je ris de l'Art, je ris de l'Homme aussi, des chants,

Des vers, des temples grecs et des tours en spirales

Qu'étirent dans le ciel vide les cathédrales,

Et je vois du même oeil les bons et les méchants.

Je ne crois pas en Dieu, j'abjure et je renie

Toute pensée, et quant à la vieille ironie,

L'Amour, je voudrais bien qu'on ne m'en parlât plus.

Lasse de vivre, ayant peur de mourir, pareille

Au brick perdu jouet du flux et du reflux,

Mon âme pour d'affreux naufrages appareille.



EAUX-FORTES


A François Coppée.


I


CROQUIS PARISIEN


La lune plaquait ses teintes de zinc

Par angles obtus.

Des bouts de fumée en forme de cinq

Sortaient drus et noirs des hauts toits pointus.

Le ciel était gris, la bise pleurait

Ainsi qu'un basson.

Au loin, un matou frileux et discret

Miaulait d'étrange et grêle façon.

Moi, j'allais, rêvant du divin Platon

Et de Phidias,

Et de Salamine et de Marathon,

Sous l'oeil clignotant des bleus becs de gaz.


II


CAUCHEMAR


J'ai vu passer dans mon rêve

—Tel l'ouragan sur la grève,

D'une main tenant un glaive

Et de l'autre un sablier,

Ce cavalier

Des ballades d'Allemagne

Qu'à travers ville et campagne,

Et du fleuve à la montagne,

Et des forêts au vallon,

Un étalon

Rouge-flamme et noir d'ébène,

Sans bride, ni mors, ni rène,

Ni hop! ni cravache, entraîne

Parmi des râlements sourds

Toujours! toujours!

Un grand feutre à longue plume

Ombrait son oeil qui s'allume

Et s'éteint. Tel, dans la brume,

Éclate et meurt l'éclair bleu

D'une arme à feu.

Comme l'aile d'une orfraie

Qu'un subit orage effraie,

Par l'air que la neige raie,

Son manteau se soulevant

Claquait au vent,

Et montrait d'un air de gloire

Un torse d'ombre et d'ivoire,

Tandis que dans la nuit noire

Luisaient en des cris stridents

Trente-deux dents.


III


MARINE


L'Océan sonore

Palpite sous l'oeil

De la lune en deuil

Et palpite encore,

Tandis qu'un éclair

Brutal et sinistre

Fend le ciel de bistre

D'un long zigzag clair,

Et que chaque lame,

En bonds convulsifs,

Le long des récifs,

Va, vient, luit et clame,

Et qu'au firmament,

Où l'ouragan erre,

Rugit le tonnerre

Formidablement.


IV


EFFET DE NUIT


La nuit. La pluie. Un ciel blafard que déchiquette

De flèches et de tours à jour la silhouette

D'une ville gothique éteinte au lointain gris.

La plaine. Un gibet plein de pendus rabougris

Secoués par le bec avide des corneilles

Et dansant dans l'air noir des gigues non-pareilles,

Tandis que leurs pieds sont la pâture des loups.

Quelques buissons d'épine épars, et quelques houx

Dressant l'horreur de leur feuillage à droite, à gauche,

Sur le fuligineux fouillis d'un fond d'ébauche.

Et puis, autour de trois livides prisonniers

Qui vont pieds nus, un gros de hauts pertuisaniers

En marche, et leurs fers droits, comme des fers de herse,

Luisent à contresens des lances de l'averse.


V


GROTESQUES


Leurs jambes pour toutes montures,

Pour tous biens l'or de leurs regards,

Par le chemin des aventures

Ils vont haillonneux et hagards.

Le sage, indigné, les harangue;

Le sot plaint ces fous hasardeux;

Les enfants leur tirent la langue

Et les filles se moquent d'eux.

C'est qu'odieux et ridicules,

Et maléfiques en effet,

Ils ont l'air, sur les crépuscules,

D'un mauvais rêve que l'on fait:

C'est que, sur leurs aigres guitares

Crispant la main des libertés,

Ils nasillent des chants bizarres,

Nostalgiques et révoltés;

C'est enfin que dans leurs prunelles

Rit et pleure—fastidieux—

L'amour des choses éternelles,

Des vieux morts et des anciens dieux!

—Donc, allez, vagabonds sans trêves,

Errez, funestes et maudits,

Le long des gouffres et des grèves,

Sous l'oeil fermé des paradis!

La nature à l'homme s'allie

Pour châtier comme il le faut

L'orgueilleuse mélancolie

Qui vous fait marcher le front haut.

Et, vengeant sur vous le blasphème

Des vastes espoirs véhéments,

Meurtrit votre front anathème

Au choc rude des éléments.

Les juins brûlent et les décembres

Gèlent votre chair jusqu'aux os,

Et la fièvre envahit vos membres,

Qui se déchirent aux roseaux.

Tout vous repousse et tout vous navre,

Et quand la mort viendra pour vous,

Maigre et froide, votre cadavre

Sera dédaigné par les loups!



PAYSAGES TRISTES


A Catulle Mendès.



I


SOLEILS COUCHANTS


Une aube affaiblie

Verse par les champs

La mélancolie

Des soleils couchants.

La mélancolie

Berce de doux chants

Mon coeur qui s'oublie

Aux soleils couchants.

Et d'étranges rêves,

Comme des soleils

Couchants, sur les grèves,

Fantômes vermeils,

Défilent sans trêves,

Défilent, pareils

A des grands soleils

Couchants, sur les grèves.


II


CRÉPUSCULE DU SOIR MYSTIQUE


Le Souvenir avec le Crépuscule

Rougeoie et tremble à l'ardent horizon

De l'Espérance en flamme qui recule

Et s'agrandit ainsi qu'une cloison

Mystérieuse où mainte floraison

—Dahlia, lys, tulipe et renoncule—

S'élance autour d'un treillis, et circule

Parmi la maladive exhalaison

De parfums lourds et chauds, dont le poison

—Dahlia, lys, tulipe et renoncule—

Noyant mes sens, mon âme et ma raison,

Mêle, dans une immense pâmoison,

Le Souvenir avec le Crépuscule.


III


PROMENADE SENTIMENTALE


Le couchant, dardait ses rayons suprêmes

Et le vent berçait les nénuphars blêmes;

Les grands nénuphars entre les roseaux,

Tristement luisaient sur les calmes eaux.

Moi j'errais tout seul, promenant ma plaie

Au long de l'étang, parmi la saulaie

Où la brume vague évoquait un grand

Fantôme laiteux se désespérant

Et pleurant avec la voix des sarcelles

Qui se rappelaient en battant des ailes

Parmi la saulaie où j'errais tout seul

Promenant ma plaie; et l'épais linceul

Des ténèbres vint noyer les suprêmes

Rayons du couchant dans ses ondes blêmes

Et des nénuphars, parmi les roseaux,

Des grands nénuphars sur les calmes eaux.


IV


NUIT DU WALPURGIS CLASSIQUE


C'est plutôt le sabbat du second Faust que l'autre.

Un rhythmique sabbat, rhythmique, extrêmement

Rhythmique.—Imaginez un jardin de Lenôtre,

Correct, ridicule et charmant.

Des ronds-points; au milieu, des jets d'eau; des allées

Toutes droites; sylvains de marbre; dieux marins

De bronze; çà et là, des Vénus étalées;

Des quinconces, des boulingrins;

Des châtaigniers; des plants de fleurs formant la dune;

Ici, des rosiers nains qu'un goût docte effila;

Plus loin, des ifs taillés en triangles. La lune

D'un soir d'été sur tout cela.

Minuit sonne, et réveille au fond du parc aulique

Un air mélancolique, un sourd, lent et doux air

De chasse: tel, doux, lent, sourd et mélancolique,

L'air de chasse de Tannhauser.

Des chants voilés de cors lointains où la tendresse

Des sens étreint l'effroi de l'âme en des accords

Harmonieusement dissonnants dans l'ivresse;

Et voici qu'à l'appel des cors

S'entrelacent soudain des formes toutes blanches,

Diaphanes, et que le clair de lune fait

Opalines parmi l'ombre verte des branches,

—Un Watteau rêvé par Raffet!—

S'entrelacent parmi l'ombre verte des arbres

D'un geste alangui, plein d'un désespoir profond;

Puis, autour des massifs, des bronzes et des marbres

Très lentement dansent en rond.

—Ces spectres agités, sont-ce donc la pensée

Du poète ivre, ou son regret, ou son remords,

Ces spectres agités en tourbe cadencée,

Ou bien tout simplement des morts?

Sont-ce donc ton remords, ô rèvasseur qu'invite

L'horreur, ou ton regret, ou ta pensée,—hein?—tous

Ces spectres qu'un vertige irrésistible agite,

Ou bien des morts qui seraient fous?—

N'importe! ils vont toujours, les fébriles fantômes,

Menant leur ronde vaste et morne et tressautant

Comme dans un rayon de soleil des atomes,

Et s'évaporent à l'instant

Humide et blême où l'aube éteint l'un après l'autre

Les cors, en sorte qu'il ne reste absolument

Plus rien—absolument—qu'un jardin de Lenôtre,

Correct, ridicule et charmant.


V


CHANSON D'AUTOMNE


Les sanglots longs

Des violons

De l'automne

Blessent mon coeur

D'une langueur

Monotone.

Tout suffocant

Et blême, quand

Sonne l'heure,

Je me souviens

Des jours anciens

Et je pleure;

Et je m'en vais

Au vent mauvais

Qui m'emporte

Deçà, delà,

Pareil à la

Feuille morte.


VI


L'HEURE DU BERGER


La lune est rouge au brumeux horizon;

Dans un brouillard qui danse, la prairie

S'endort fumeuse, et la grenouille crie

Par les joncs verts où circule un frisson;

Les fleurs des eaux referment leurs corolles,

Des peupliers profilent aux lointains,

Droits et serrés, leurs spectres incertains;

Vers les buissons errent les lucioles;

Les chats-huants s'éveillent, et sans bruit

Rament l'air noir avec leurs ailes lourdes,

Et le zénith s'emplit de lueurs sourdes.

Blanche, Vénus émerge, et c'est la Nuit.


VII


LE ROSSIGNOL


Comme un vol criard d'oiseaux en émoi,

Tous mes souvenirs s'abattent sur moi,

S'abattent parmi le feuillage jaune

De mon coeur mirant son tronc plié d'aune

Au tain violet de l'eau des Regrets,

Qui mélancoliquement coule auprès,

S'abattent, et puis la rumeur mauvaise

Qu'une brise moite en montant apaise,

S'éteint par degrés dans l'arbre, si bien

Qu'au bout d'un instant on n'entend plus rien,

Plus rien que la voix célébrant l'Absente,

Plus rien que la voix,—ô si languissante!—

De l'oiseau qui fut mon Premier Amour,

Et qui chante encor comme au premier jour;

Et, dans la splendeur triste d'une lune

Se levant blafarde et solennelle, une

Nuit mélancolique et lourde d'été,

Pleine de silence et d'obscurité,

Berce sur l'azur qu'un vent doux effleure

L'arbre qui frissonne et l'oiseau qui pleure.



CAPRICES


A Henry Winter.



I


FEMME ET CHATTE


Elle jouait avec sa chatte;

Et c'était merveille de voir

La main blanche et la blanche patte

S'ébattre dans l'ombre du soir.

Elle cachait—la scélérate!—

Sous ces mitaines de fil noir

Ses meurtriers ongles d'agate,

Coupants et clairs comme un rasoir.

L'autre aussi faisait la sucrée

Et rentrait sa griffe acérée,

Mais le diable n'y perdait rien...

Et dans le boudoir où, sonore,

Tintait son rire aérien,

Brillaient quatre points de phosphore.


II


JÉSUITISME


Le chagrin qui me tue est ironique, et joint

Le sarcasme au supplice, et ne torture point

Franchement, mais picote avec un faux sourire

Et transforme en spectacle amusant mon martyre,

Et sur la bière où gît mon Rêve mi-pourri,

Beugle un De profundis sur l'air du Traderi.

C'est un Tartufe qui, tout en mettant des roses

Pompons sur les autels des Madones moroses,

Tout en faisant chanter à des enfants de choeurs

Ces cantiques d'eau tiède où se baigne le coeur,

Tout en ami donnant ces guimpes amoureuses

Qui serpentent au coeur sacré des Bienheureuses,

Tout en disant à voix basse son chapelet,

Tout en passant la main sur son petit collet,

Tout en parlant avec componction de l'âme,

N'en médite pas moins ma ruine,—l'infâme!


III


LA CHANSON DES INGÉNUES


Nous sommes les Ingénues

Aux bandeaux plats, à l'oeil bleu,

Qui vivons, presque inconnues,

Dans les romans qu'on lit peu.

Nous allons entrelacées,

Et le jour n'est pas plus pur

Que le fond de nos pensées,

Et nos rêves sont d'azur;

Et nous courons par les prés

Et rions et babillons

Des aubes jusqu'aux vesprées,

Et chassons aux papillons;

Et des chapeaux de bergères

Défendent notre fraîcheur,

Et nos robes—si légères—

Sont d'une extrême blancheur;

Les Richelieux, les Caussades

Et les chevaliers Faublas

Nous prodiguent les oeillades,

Les saluts et les «hélas!»

Mais en vain, et leurs mimiques

Se viennent casser le nez

Devant les plis ironiques

De nos jupons détournés;

Et notre candeur se raille

Des imaginations

De ces raseurs de muraille,

Bien que parfois nous sentions

Battre nos coeurs sous nos mantes

A des pensers clandestins,

En nous sachant les amantes

Futures des libertins.


IV


UNE GRANDE DAME


Belle «à damner les saints», à troubler sous l'aumusse

Un vieux juge! Elle marche impérialement.

Elle parle—et ses dents font un miroitement—

Italien, avec un léger accent russe.

Ses yeux froids où l'émail sertit le bleu de Prusse

Ont l'éclat insolent et dur du diamant.

Pour la splendeur du sein, pour le rayonnement

De la peau, nulle reine ou courtisane, fût-ce

Cléopâtre la lynce ou la chatte Ninon,

N'égale sa beauté patricienne, non!

Vois, ô bon Buridan: «C'est une grande dame!»

Il faut—pas de milieu!—l'adorer à genoux.

Plat, n'ayant d'astre aux cieux que ces lourds cheveux roux

Ou bien lui cravacher la face, à cette femme!


V


MONSIEUR PRUDHOMME


Il est grave: il est maire et père de famille.

Son faux col engloutit son oreille. Ses yeux,

Dans un rêve sans fin, flottent insoucieux

Et le printemps en fleurs sur ses pantoufles brille.

Que lui fait l'astre d'or, que lui fait la charmille

Où l'oiseau chante à l'ombre, et que lui font les cieux,

Et les prés verts et les gazons silencieux?

Monsieur Prudhomme songe à marier sa fille

Avec monsieur Machin, un jeune homme cossu.

Il est juste-milieu, botaniste et pansu,

Quant aux faiseurs de vers, ces vauriens, ces maroufles,

Ces fainéants barbus, mal peignés, il les a

Plus en horreur que son éternel coryza,

Et le printemps en fleurs brille sur ses pantoufles.


INITIUM


Les violons mêlaient leur rire du chant des flûtes,

Et le bal tournoyait quand je la vis passer

Avec ses cheveux blonds jouant sur les volutes

De son oreille où mon Désir comme un baiser

S'élançait et voulait lui parler sans oser.

Cependant elle allait, et la mazurque lente

La portait dans son rythme indolent comme un vers,

—Rime mélodieuse, image étincelante,—

Et son âme d'enfant rayonnait à travers

La sensuelle ampleur de ses yeux gris et verts.

Et depuis, ma Pensée—immobile—contemple

Sa Splendeur évoquée, en adoration,

Et, dans son Souvenir, ainsi que dans un temple,

Mon Amour entre, plein de superstition.

Et je crois que voici venir la Passion.


ÇAVITRI


(MAHA-BRAHATA)


Pour sauver son époux, Çavitri fit le voeu

De se tenir trois jours entiers, trois nuits entières,

Debout, sans remuer jambes, buste ou paupières:

Rigide, ainsi que dit Vyaça, comme un pieu.

Ni, Curya, tes rais cruels, ni la langueur

Que Tchandra vient épandre à minuit sur les cimes

Ne firent défaillir, dans leurs efforts sublimes,

La pensée et la chair de la femme au grand coeur.

—Que nous cerne l'Oubli, noir et morne assassin,

Ou que l'Envie aux traits amers nous ait pour cibles.

Ainsi que Çavitri faisons-nous impassibles,

Mais, comme elle, dans l'âme ayons un haut dessein.


SUB URBE


Les petits ifs du cimetière

Frémissent au vent hiémal,

Dans la glaciale lumière.

Avec des bruits sourds qui font mal,

Les croix de bois des tombes neuves

Vibrent sur un ton anormal.

Silencieux comme les fleuves,

Mais gros de pleurs comme eux de flots,

Les fils, les mères elles veuves,

Par les détours du triste enclos,

S'écoulent,—lente théorie,

Au rythme heurté des sanglots.

Le sol sous les pieds glisse et crie,

Là-haut de grands nuages tors

S'échevèlent avec furie.

Pénétrant comme le remords,

Tombe un froid lourd qui vous écoeure,

Et qui doit filtrer chez les morts,

Chez les pauvres morts, à toute heure

Seuls, et sans cesse grelottants,

—Qu'on les oublie ou qu'on les pleure!—

Ah! vienne vite le Printemps,

Et son clair soleil qui caresse,

Et ses doux oiseaux caquetants!

Refleurisse l'enchanteresse

Gloire des jardins et des champs

Que l'âpre hiver tient en détresse!

Et que,—des levers aux couchants,

L'or dilaté d'un ciel sans bornes

Berce de parfums et de chants,

Chers endormis, vos sommeils mornes!


SÉRÉNADE


Comme la voix d'un mort qui chanterait

Du fond de sa fosse,

Maîtresse, entends monter vers ton retrait

Ma voix aigre et fausse.

Ouvre ton âme et ton oreille au son

De la mandoline:

Pour toi j'ai fait, pour toi, cette chanson

Cruelle et câline.

Je chanterai tes yeux d'or et d'onyx

Purs de toutes ombres,

Puis le Léthé de ton sein, puis le Styx

De tes cheveux sombres.

Comme la voix d'un mort qui chanterait

Du fond de sa fosse,

Maîtresse, entends monter vers ton retrait

Ma voix aigre et fausse.

Puis je louerai beaucoup, comme il convient,

Cette chair bénie

Dont le parfum opulent me revient

Les nuits d'insomnie.

Et pour finir, je dirai le baiser

De ta lèvre rouge,

Et ta douceur à me martyriser,

—Mon Ange!—ma Gouge!

Ouvre ton âme et ton oreille au son

De ma mandoline:

Pour toi j'ai fait, pour toi, cette chanson

Cruelle et câline.


UN DAHLIA


Courtisane au sein dur, à l'oeil opaque et brun

S'ouvrant avec lenteur comme celui d'un boeuf,

Ton grand torse reluit ainsi qu'un marbre neuf.

Fleur grasse et riche, autour de toi ne flotte aucun

Arôme, et la beauté sereine de ton corps

Déroule, mate, ses impeccables accords.

Tu ne sens même pas la chair, ce goût qu'au moins

Exhalent celles-là qui vont fanant les foins,

Et tu trônes, Idole insensible à l'encens.

—Ainsi le Dahlia, roi vêtu de splendeur;

Élève, sans orgueil, sa tête sans odeur,

Irritant au milieu des jasmins agaçants!


NEVERMORE


Allons, mon pauvre coeur, allons, mon vieux complice,

Redresse et peins à neuf tous tes arcs triomphaux;

Brûle un encens ranci sur tes autels d'or faux;

Sème de fleurs les bords béants du précipice;

Allons, mon pauvre coeur, allons, mon vieux complice!

Pousse à Dieu ton cantique, ô chantre rajeuni;

Entonne, orgue enroué, des Te Deum splendides;

Vieillard prématuré, mets du fard sur tes rides:

Couvre-toi de tapis mordorés, mur jauni;

Pousse à Dieu ton cantique, ô chantre rajeuni.

Sonnez, grelots; sonnez, clochettes; sonnez, cloches!

Car mon rêve impossible a pris corps, et je l'ai

Entre mes bras pressé: le Bonheur, cet ailé

Voyageur qui de l'Homme évite les approches.

—Sonnez, grelots; sonnez, clochettes; sonnez, cloches!

Le Bonheur a marché côte à côte avec moi;

Mais la FATALITÉ ne connaît point de trêve:

Le ver est dans le fruit, le réveil dans le rêve,

Et le remords est dans l'amour: telle est la loi.

—Le Bonheur a marché côte à côte avec moi.


IL BACIO


Baiser! rose trémière au jardin des caresses!

Vif accompagnement sur le clavier des dents

Des doux refrains qu'Amour chante en les coeurs ardents,

Avec sa voix d'archange aux langueurs charmeresses!

Sonore et gracieux Baiser, divin Baiser!

Volupté non pareille, ivresse inénarrable!

Salut! L'homme, penché sur ta coupe adorable,

S'y grise d'un bonheur qu'il ne sait épuiser.

Comme le vin du Rhin et comme la musique,

Tu consoles et tu berces, et le chagrin

Expire avec la moue en ton pli purpurin...

Qu'un plus grand, Goethe ou Will, te dresse un vers classique.

Moi, je ne puis, chétif trouvère de Paris,

T'offrir que ce bouquet de strophes enfantines:

Sois bénin et, pour prix, sur les lèvres mutines

D'Une que je connais, Baiser, descends, et ris.


DANS LES BOIS


D'autres,—des innocents ou bien des lymphatiques,—

Ne trouvent dans les bois que charmes langoureux,

Souffles frais et parfums tièdes. Ils sont heureux!

D'autres s'y sentent pris—rêveurs—d'effrois mystiques.

Ils sont heureux! Pour moi, nerveux, et qu'un remords

Épouvantable et vague affole sans relâche,

Par les forêts je tremble à la façon d'un lâche

Qui craindrait une embûche ou qui verrait des morts.

Ces grands rameaux jamais apaisés, comme l'onde.

D'où tombe un noir silence avec une ombre encor

Plus noire, tout ce morne et sinistre décor

Me remplit d'une horreur triviale et profonde.

Surtout les soirs d'été: la rougeur du couchant

Se fond dans le gris bleu des brumes qu'elle teinte

D'incendie et de sang; et l'angélus qui tinte

Au lointain semble un cri plaintif se rapprochant.

Le vent se lève chaud et lourd, un frisson passe

Et repasse, toujours plus fort, dans l'épaisseur

Toujours plus sombre des hauts chênes, obsesseur,

Et s'éparpille, ainsi qu'un miasme, dans l'espace.

La nuit vient. Le hibou s'envole. C'est l'instant

Où l'on songe aux récits des aïeules naïves...

Sous un fourré, là-bas, là-bas, des sources vives

Font un bruit d'assassins postés se concertant.


NOCTURNE PARISIEN


A Edmond Lepelletier.


Roule, roule ton flot indolent, morne Seine,—

Sur tes ponts qu'environne une vapeur malsaine

Bien des corps ont passé, morts, horribles, pourris,

Dont les âmes avaient pour meurtrier Paris.

Mais tu n'en traînes pas, en tes ondes glacées,

Autant que ton aspect m'inspire de pensées!

Le Tibre a sur ses bords des ruines qui font

Monter le voyageur vers un passé profond,

Et qui, de lierre noir et de lichen couvertes,

Apparaissent, tas gris, parmi les herbes vertes.

Le gai Guadalquivir rit aux blonds orangers

Et reflète, les soirs, des boléros légers,

Le Pactole a son or, le Bosphore a sa rive

Où vient faire son kief l'odalisque lascive.

Le Rhin est un burgrave, et c'est un troubadour

Que le Lignon, et c'est un ruffian que l'Adour.

Le Nil, au bruit plaintif de ses eaux endormies,

Berce de rêves doux le sommeil des momies.

Le grand Meschascébé, fier de ses joncs sacrés,

Charrie augustement ses îlots mordorés,

Et soudain, beau d'éclairs, de fracas et de fastes,

Splendidement s'écroule en Niagaras vastes.

L'Eurotas, où l'essaim des cygnes familiers

Mêle sa grâce blanche au vert mat des lauriers,

Sous son ciel clair que raie un vol de gypaète,

Rhythmique et caressant, chante ainsi qu'un poète.

Enfin, Ganga, parmi les hauts palmiers tremblants

Et les rouges padmas, marche à pas fiers et lents

En appareil royal, tandis qu'au loin la foule

Le long des temples va, hurlant, vivante houle,

Au claquement massif des cymbales de bois,

Et qu'accroupi, filant ses notes de hautbois,

Du saut de l'antilope agile attendant l'heure,

Le tigre jaune au dos rayé s'étire et pleure.

—Toi, Seine, tu n'as rien. Deux quais, et voilà tout,

Deux quais crasseux, semés de l'un à l'autre bout

D'affreux bouquins moisis et d'une foule insigne

Qui fait dans l'eau des ronds et qui pêche à la ligne.

Oui, mais quand vient le soir, raréfiant enfin

Les passants allourdis de sommeil ou de faim,

Et que le couchant met au ciel des taches rouges,

Qu'il fait bon aux rêveurs descendre de leurs bouges

Et, s'accoudant au pont de la Cité, devant

Notre-Dame, songer, coeur et cheveux au vent!

Les nuages, chassés par la brise nocturne,

Courent, cuivreux et roux, dans l'azur taciturne.

Sur la tête d'un roi du portail, le soleil,

Au moment de mourir, pose un baiser vermeil.

L'Hirondelle s'enfuit à l'approche de l'ombre.

Et l'on voit voleter la chauve-souris sombre.

Tout bruit s'apaise autour. A peine un vague son

Dit que la ville est là qui chante sa chanson,

Qui lèche ses tyrans et qui mord ses victimes;

Et c'est l'aube des vols, des amours et des crimes.

—Puis, tout à coup, ainsi qu'un ténor effaré

Lançant dans l'air bruni son cri désespéré,

Son cri qui se lamente, et se prolonge, et crie,

Éclate en quelque coin l'orgue de Barbarie:

Il brame un de ces airs, romances ou polkas,

Qu'enfants nous tapotions sur nos harmonicas

Et qui font, lents ou vifs, réjouissants ou tristes,

Vibrer l'âme aux proscrits, aux femmes, aux artistes.

C'est écorché, c'est faux, c'est horrible, c'est dur,

Et donnerait la fièvre à Rossini, pour sûr;

Ces rires sont traînés, ces plaintes sont hachées;

Sur une clef de sol impossible juchées,

Les notes ont un rhume et les do sont des la,

Mais qu'importe! l'on pleure en entendant cela!

Mais l'esprit, transporté dans le pays des rêves,

Sent à ces vieux accords couler en lui des sèves;

La pitié monte au coeur et les larmes aux yeux,

Et l'on voudrait pouvoir goûter la paix des cieux,

Et dans une harmonie étrange et fantastique

Qui tient de la musique et tient de la plastique,

L'âme, les inondant de lumière et de chant,

Mêle les sons de l'orgue aux rayons du couchant!

—Et puis l'orgue s'éloigne, et puis c'est le silence,

Et la nuit terne arrive et Vénus se balance

Sur une molle nue au fond des cieux obscurs:

On allume les becs de gaz le long des murs.

Et l'astre et les flambeaux font des zigzags fantasques

Dans le fleuve plus noir que le velours des masques;

Et le contemplateur sur le haut garde-fou

Par l'air et par les ans rouillé comme un vieux sou

Se penche, en proie aux vents néfastes de l'abîme.

Pensée, espoir serein, ambition sublime,

Tout, jusqu'au souvenir, tout s'envole, tout fuit,

Et l'on est seul avec Paris, l'Onde et la Nuit!

—Sinistre trinité! De l'ombre dures portes!

Mané-Thécel-Pharès des illusions mortes!

Vous êtes toutes trois, ô Goules de malheur,

Si terribles, que l'Homme, ivre de la douleur

Que lui font en perçant sa chair vos doigts de spectre,

L'Homme, espèce d'Oreste à qui manque une Électre,

Sous la fatalité de votre regard creux

Ne peut rien et va droit au précipice affreux;

Et vous êtes aussi toutes trois si jalouses

De tuer et d'offrir au grand Ver des épouses

Qu'on ne sait que choisir entre vos trois horreurs,

Et si l'on craindrait moins périr par les terreurs

Des Ténèbres que sous l'Eau sourde, l'Eau profonde,

Ou dans tes bras fardés, Paris, reine du monde!

—Et tu coules toujours, Seine, et, tout en rampant,

Tu traînes dans Paris ton cours de vieux serpent,

De vieux serpent boueux, emportant vers tes havres

Tes cargaisons de bois, de houille et de cadavres!