IMAGES D'UN SOU

A Léon Dierx.

De toutes les douleurs douces

Je compose mes magies!

Paul, les paupières rougies,

Erre seul aux Pamplemousses.

La Folle-par-amour chante

Une ariette touchante.

C'est la mère qui s'alarme

De sa fille fiancée.

C'est l'épouse délaissée

Qui prend un sévère charme

A s'exagérer l'attente

Et demeure palpitante.

C'est l'amitié qu'on néglige

Et qui se croit méconnue.

C'est toute angoisse ingénue,

Cest tout bonheur qui s'afflige:

L'enfant qui s'éveille et pleure,

Le prisonnier qui voit l'heure,

Les sanglots des tourterelles,

La plainte des jeunes filles.

C'est l'appel des Inésilles,

—Que gardent dans des tourelles

De bons vieux oncles avares—

A tous sonneurs de guitares.

Voici Damon qui soupire

La tendresse à Geneviève

De Brabant qui fait ce rêve

D'exercer un chaste empire

Dont elle-même se pâme

Sur la veuve de Pyrame

Tout exprès ressuscitée,

Et la forêt des Ardennes

Sent circuler dans ses veines

La flamme persécutée

De ces princesses errantes

Sous les branches murmurantes,

Et madame Malbrouck monte

A sa tour pour mieux entendre

La viole et la voix tendre

De ce cher trompeur de Comte

Ory qui vient d'Espagne

Sans qu'un doublon l'accompagne.

Mais il s'est couvert de gloire

Aux gorges des Pyrénées

Et combien d'infortunées

Au teint de lis et d'ivoire

Ne fit-il pas à tous risques

Là-bas, parmi les Morisques!...

Toute histoire qui se mouille

De délicieuses larmes,

Fût-ce à travers, des chocs d'armes,

Aussitôt chez moi s'embrouille,

Se mêle à d'autres encore,

Finalement s'évapore

En capricieuses nues,

Laissant à travers des filtres

Subtiles talismans et philtres

Au fin fond de mes cornues

Au feu de l'amour rougies.

Accourez à mes magies!

C'est très beau. Venez d'aucunes

Et d'aucuns. Entrez, bagasse!

Cadet-Roussel est paillasse

Et vous dira vos fortunes.

C'est Crédit qui tient la caisse.

Allons vite qu'on se presse!



LES UNS ET LES AUTRES

COMÉDIE DÉDIÉE A

Théodore de Banville.


PERSONNAGES:

MYRTIL
SYLVANDRE
ROSALINDE
CHLORIS
MEZZETIN
GORYDON
AMINTE
BERGERS, MASQUES.

La scène se passe dans un parc de Wateau, vers une fin d'après-midi d'été.

Une nombreuse compagnie d'hommes et de femmes est groupée, en de nonchalantes attitudes, autour d'un chanteur costumé en Mezzetin, qui s'accompagne doucement sur une mandoline.

SCÈNE I

MEZZETIN, chantant.

Puisque tout n'est rien que fables,

Hormis d'aimer ton désir,

Jouis vite du loisir

Que te font des dieux affables.

Puisqu'à ce point se trouva

Facile ta destinée,

Puisque vers toi ramenée

L'Arcadie est proche,—va!

Va! le vin dans les feuillages

Fait éclater les beaux yeux

Et battre les coeurs joyeux

A l'étroit sous les corsages...

CORYDON

A l'exemple de la cigale nous avons

Chanté...

AMINTE

Si nous allions danser?

Tous, moins Myrtil, Rosalinde, Sylvandre et Chloris.

Nous vous suivons!

(Ils sortent à l'exception des mêmes.)


SCÈNE II

MYRTIL, ROSALINDE, SYLVANDRE, CHLORIS

ROSALINDE, à Myrtil.

Restons.

CHLORIS, à Sylvandre.

Favorisé, vous pouvez dire l'être:

J'aime la danse à m'en jeter par la fenêtre,

Et si je ne vais pas sur l'herbette avec eux,

C'est bien pour vous!

(Sylvandre la presse.)

Paix là! Que vous êtes fougueux!

(Sortent Sylvandre et Chloris.)


SCÈNE III

MYRTIL, ROSALINDE

ROSALINDE

Parlez-moi.

MYRTIL

De quoi voulez-vous donc que je cause?

Du passé? Cela vous ennuierait, et pour cause.

Du présent? A quoi bon, puisque nous y voilà?

De l'avenir? Laissons en paix ces choses-là!

ROSALINDE

Parlez-moi du passé.

MYRTIL

Pourquoi?

ROSALINDE

C'est mon caprice.

Et fiez-vous à la mémoire adulatrice

Qui va teinter d'azur les plus mornes jadis

Et masque les enfers anciens en paradis.

MYRTIL

Soit donc! J'évoquerai, ma chère, pour vous plaire,

Ce morne amour qui fut, hélas! notre chimère,

Regrets sans fin, ennuis profonds, poignants remords,

Et toute la tristesse atroce dos jours morts;

e dirai nos plus beaux espoirs déçus sans cesse,

Ces deux coeurs dévoués jusques à la bassesse

Et soumis l'un à l'autre, et puis, finalement,

Pour toute récompense et tout remerciement,

Navrés, martyrisés, bafoués l'un par l'autre,

Ma folle jalousie étreinte par la vôtre,

Vos soupçons complétant l'horreur de mes soupçons,

Toutes vos trahisons, toutes mes trahisons!

Oui, puisque ce passé vous flatte et vous agrée.

Ce passé que je lis tracé comme à la craie

Sur le mur ténébreux du souvenir, je veux,

Ce passé tout entier, avec ses désaveux

Et ses explosions de pleurs et de colère,

Vous le redire, afin, ma chère, de vous plaire!

ROSALINDE

Savez-vous que je vous trouve admirable, ainsi

Plein d'indignation élégante?

MYRTIL, irrité.

Merci!

ROSALINDE

Vous vous exagérez aussi par trop les choses.

Quoi! pour un peu d'ennui, quelques heures moroses,

Vous lamenter avec ce courroux enfantin!

Moi je rends grâce au dieu qui me fit ce destin

D'avoir aimé, d'aimer l'ingrat, d'aimer encore

L'ingrat qui tient de sots discours, et qui m'adore

Toujours, ainsi, qu'il sied d'ailleurs en ce pays

De Tendre. Oui! Car malgré vos regards ébahis

Et vos bras de poupée inerte, je suis sûre

Que vous gardez toujours ouverte la blessure

Faite par ces yeux-ci, boudeur, à ce coeur-là.

MYRTIL, attendri.

Pourtant le jour où cet amour m'ensorcela

Vous fut autant qu'à moi funeste, mon amie.

Croyez-moi, réveiller la tendresse endormie,

C'est téméraire, et mieux vaudrait pieusement

Respecter jusqu'au bout son assoupissement

Qui ne peut que finir par la mort naturelle.

ROSALINDE

Fou! par quoi pouvons-nous vivre, sinon par elle?

MYRTIL, sincère.

Alors, mourons!

ROSALINDE

Vivons plutôt! Fût-ce à tout prix!

Quant à moi, vos aigreurs, vos fureurs, vos mépris,

Qui ne sont, je le sais, qu'un dépit éphémère,

Et cet orgueil qui rend votre parole amère,

J'en veux faire litière à mon amour têtu,

Et je vous aimerai quand même, m'entends-tu?

MYRTIL

Vous êtes mutinée...

ROSALINDE

Allons, laissez-vous faire!

MYRTIL, cédant.

Donc, il le faut!

ROSALINDE

Venez cueillir la primevère

De l'amour renaissant timide après l'hiver.

Quittez ce front chagrin, souriez comme hier

A ma tendresse entière et grande, encor qu'ancienne!

MYRTIL

Ah! toujours tu m'auras mené, magicienne!

(Ils sortent. Rentrent Sylvandre et Chloris.)


SCÈNE IV

SYLVANDRE, CHLORIS

CHLORIS, courant.

Non!

SYLVANDRE

Si!

CHLORIS

Je ne veux pas...

SYLVANDRE, la baisant sur la nuque.

Dites: je ne veux plus!

(La tenant embrassée.)

Mais voici, j'ai fixé vos voeux irrésolus

Et le milan affreux tient la pauvre hirondelle.

CHLORIS

Fi! l'action vilaine! Au moins rougissez d'elle!

Mais non! Il rit, il rit!

(Pleurnichant pour rire.)

Ah, oh, hi, que c'est mal!

SYLVANDRE

Tarare! mais le seul état vraiment normal,

C'est le nôtre, c'est, fous l'un de l'autre, gais, libres,

Jeunes, et méprisant tous autres équilibres

Quelconques, qui ne sont que cloche-pieds piteux,

D'avoir deux coeurs pour un, et, chère âme, un pour deux!

CHLORIS

Que voilà donc, Monsieur l'amant, de beau langage!

Vous êtes procureur ou poète, je gage,

Pour ainsi discourir, sans rire, obscurément.

SYLVANDRE

Vous vous moquez avec un babil très charmant,

Et me voici deux fois épris de ma conquête:

Tant d'éclat en vos yeux jolis, et dans la tête

Tant d'esprit! Du plus fin encore, s'il vous plaît.

CHLORIS

Et si je vous trouvais par hasard bête et laid,

Fier conquérant fictif, grand vainqueur en peinture?

SYLVANDRE

Alors, n'eussiez-vous pas arrêté l'aventure

De tantôt, qui semblait exclure tout dégoût

Conçu par vous, à mon détriment, après tout?

CHLORIS

O la fatuité des hommes qu'on n'évince

Pas sur-le-champ! Allez, allez, la preuve est mince

Que vous invoquez là d'un penchant présumé

De mon coeur pour le vôtre, aspirant bien-aimé.

—Au fait, chacun de nous vainement déblatère

Et, tenez, je vais dire mon caractère,

Pour qu'étant à la fin bien au courant de moi

Si vous souffrez, du moins vous connaissiez pourquoi,

Sachez donc...

SYLVANDRE

Que je meure ici, ma toute belle,

Si j'exige...

CHLORIS

—Sachez d'abord vous taire.—Or celle

Qui vous parle est coquette et folle. Oui, je le suis.

J'aime les jours légers et les frivoles nuits;

J'aime un ruban qui m'aille, un amant qui me plaise,

Pour les bien détester après tout à mon aise.

Vous, par exemple, vous, Monsieur, que je n'ai pas

Naguère tout à fait traité de haut en bas,

Me dussiez-vous tenir pour la pire pécore,

Eh bien, je ne sais pas si je vous souffre encore!

SYLVANDRE, souriant.

Dans le doute...

CHLORIS, coquette, s'enfuyant.

«Abstiens-toi», dit l'autre. Je m'abstiens.

SYLVANDRE, presque naïf.

Ah! c'en est trop, je souffre et je m'en vais pleurer.

CHLORIS, touchée, mais gaie.

Viens,

Enfant, mais souviens-toi que je suis infidèle

Souvent, ou bien plutôt, capricieuse. Telle

Il faut me prendre. Et puis, voyez-vous, nous voici

Tous deux bien amoureux,—car je vous aime aussi,—

Là! voilà le gros mot lâché! Mais...

SYLVANDRE

O cruelle

Réticence!

CHLORIS

Attendez la fin, pauvre cervelle.

Mais, dirai-je, malgré tous nos transports et tous

Nos serments mutuels, solennels, et jaloux

D'être éternels, un dieu malicieux préside

Aux autels de Paphos—

(Sur un geste de dénégation de Sylvandre.)

C'est un fait—et de Gnide.

Telle est la loi qu'Amour à nos coeurs révéla.

L'on n'a pas plutôt dit ceci qu'on fait cela.

Plus tard on se repend, c'est vrai, mais le parjure

A des ailes, et comme il perdrait sa gageure

Celui qui poursuivrait un mensonge envolé!

Qu'y faire? Promener son souci désolé,

Bras ballants, yeux rougis, la têle décoiffée,

A travers monts et vaux, ainsi qu'une autre Orphée,

Gonfler l'air de soupirs et l'Océan de pleurs

Par l'indiscrétion de bavardes douleurs?

Non, cent fois non! Plutôt aimer à l'aventure

Et ne demander pas l'impossible à Nature!

Nous voici, venez-vous de dire, bien épris

L'un et l'autre, soyons heureux, faisons mépris

De tout ce qui n'est pas notre douce folie!

Deux coeurs pour un, un coeur pour deux... je m'y rallie,

Me voici vôtre, tienne!... Êtes-vous rassuré?

Tout à l'heure j'avais mille fois tort, c'est vrai,

D'ainsi bouder un coeur offert de bonne grâce,

Et c'est moi qui reviens à vous, de guerre lasse.

Donc aimons-nous. Prenez mon coeur avec ma main,

Mais, pour Dieu, n'allons pas songer au lendemain,

Et si ce lendemain doit ne pas être aimable,

Sachons que tout bonheur repose sur le sable,

Qu'en amour il n'est pas de malhonnêtes gens,

Et surtout soyons-nous l'un à l'autre indulgents.

Cela vous plaît?

SYLVANDRE

Cela me plairait si...


SCÈNE V

LES PRÉCÉDENTS, MYRTIL

MYRTIL, survenant.

Madame

A raison. Son discours serait l'épithalame

Que j'eusse proféré si...

CHLORIS

Cela fait deux «si»,

C'est un de trop.

MYRTIL, à Chloris.

Je pense absolument ainsi

Que vous.

CHLORIS, à Sylvandre.

Et vous, Monsieur?

SYLVANDRE

La vérité m'oblige...

CHLORIS, au même.

Et quoi, monsieur, déjà si tiède!

MYRTIL, à Chloris.

L'homme-lige

Qu'il vous faut, ô Chloris. c'est moi...


SCÈNE VI

LES PRÉCÉDENTS, ROSALINDE

ROSALINDE, survenant.

Salut! je suis

Alors, puisqu'il le faut décidément, depuis

Tous ces étonnements où notre coeur se joue,

A votre chariot la cinquième roue.

(A Myrtil.)

Je vous rends vos serments anciens et les nouveaux

Et les récents, les vrais aussi bien-que les faux.

MYRTIL, au bras de Chloris et protestant comme par manière d'acquit.


Chère!

ROSALINDE

Vous n'avez pas besoin de vous défendre,

Car me voici l'amie intime de Sylvandre.

SYLVANDRE, ravi, surpris et léger.

O doux Charybde après un aimable Scylla!

Mais celle-ci va faire ainsi que celle-là

Sans doute, et toutes deux, adorables coquettes

Dont les caprices sont bel et bien des raquettes,

Joueront avec mon coeur, je le crains, au volant.

CHLORIS, à Sylvandre.

Fat!

ROSALINDE, au même.

Ingrat!

MYRTIL, au même.

Insolent!

SYLVANDRE, à Myrtil.

Quand à cet «insolent»,

Ami cher, mes griefs sont au moins réciproques,

Et, s'il est vrai que nous te vexions, tu nous choques.

(A Rosalinde et à Chloris.)

Mesdames, je suis votre esclave à toutes deux,

Mais mon coeur qui se cabre aux chemins hasardeux

Est un méchant cheval réfractaire à la bride,

Qui devant tout péril connu s'enfuit, rapide,

A tous crins, s'allât-il rompre le col plus loin.

(A Rosalinde.)

Or, donc, si vous avez, Rosalinde, besoin

Pour un voyage au bleu pays des fantaisies

D'un franc coursier, gourmand de provendes choisies

Et quelque peu fringant, mais jamais rebuté,

Chevauchez à loisir ma bonne volonté.

MYRTIL

La déclaration est un tant soit peu roide,

Mais, bah! chat échaudé craint l'eau, fût-elle froide,

(A Rosalinde)

N'est-ce pas, Rosalinde, et vous le savez bien,

Que ce chat-là surtout, c'est moi.

ROSALINDE

Je ne sais rien.

MYRTIL

Et puisqu'en ce conflit où chacun se rebiffe

Chloris aussi veut bien m'avoir pour hippogriffe

De ses rêves devers la lune ou bien ailleurs,

Me voici tout bridé, couvert d'ailleurs de fleurs

Charmantes aux odeurs puissantes et divines

Dont je sentirai tôt ou lard les épines,

(A Chloris)

Madame, n'est-ce pas?

CHLORIS

Taisez-vous et m'aimez.

Adieu, Sylvandre!

ROSALINDE

Adieu, Myrtil!

MYRTIL, à Rosalinde.

Est-ce à jamais?

SYLVANDRE, à Chloris.

C'est pour toujours!

ROSALINDE

Adieu, Myrtil!

CHLORIS

Adieu, Sylvandre!

(Sortent Sylvandre et Rosalinde).


SCÈNE VII

MYRTIL, CHLORIS

CHLORIS

C'est donc que vous avez de l'amour à revendre

Pour, le joug d'une amante irritée écarté,

Vous tourner aussitôt vers ma faible beauté?

MYRTIL

Croyez-vous qu'elle soit à ce point offensée?

CHLORIS

Qui? ma beauté?

MYRTIL

Non. L'autre...

CHLORIS

Ah!—J'avais la pensée

Bien autre part, je vous l'avoue, et m'attendais

A quelque madrigal un peu compliqué, mais

Sans doute, vous voulez parler de Rosalinde

Et de courroux auquel son coeur crispé se guinde...

N'en doutez pas, elle est vexée horriblement.

MYRTIL

En êtes-vous bien sûre?

CHLORIS

Ah! ça, pour un amant

Tout récemment élu, sur sa chaude supplique

Encore! et clans un tel concours mélancolique

Malgré qu'un tant soit peu plaisant d'événements,

Ne pouvez-vous pas mieux employer les moments

Premiers de nos premiers amours, ô cher Thésée,

Qu'à vous préoccuper d'Ariane laissée?

—Mais taisons cela, quitte à plus lard en parler.—

Eh oui, là je vous jure, à ne vous rien céler,

Que Rosalinde éprise encor d'un infidèle,

Trépigne, peste, enrage, et sa rancoeur est telle

Qu'elle m'en a pris mon Sylvandre de dépit.

MYRTIL

Et vous regrettez fort Sylvandre?

CHLORIS

Mal lui prit,

Que je crois, de tomber sur votre ancienne amie?

MYRTIL

Et pourquoi?

CHLORIS

Faux naïf! je ne le dirai mie,

MYRTIL

Mais regrettez-vous fort Sylvandre?

CHLORIS

M'aimez-vous,

Vous?

MYRTIL

Vos yeux sont si beaux, votre...

CHLORIS

Êtes-vous jaloux

De Sylvandre?

MYRTIL, très vivement.

O oui!

(Se reprenant.)

Mais au passé, chère belle.

CHLORIS

Allons, un tel aveu, bien que tardif, s'appelle

Une galanterie, et je l'admets ainsi

Donc vous m'aimez?

MYRTIL, distrait, après un silence.

O oui!

CHLORIS.

Quel amoureux transi

Vous seriez si d'ailleurs vous l'étiez de moi!

MYRTIL, même jeu que précédemment.

Douce

Amie!

CHLORIS

Ah! que c'est froid! «Douce amie!» Il vous trousse

Un compliment banal et prend un air vainqueur!

J'aurai longtemps vos «oui» de tantôt sur le coeur.

MYRTIL, indolemment.

Permettez...

CHLORIS

Mais voici Rosalinde et Sylvandre.

MYRTIL, comme réveillé en sursaut.

Rosalinde!

CHLORIS

Et Sylvandre. Et quel besoin de fendre

Ainsi l'air de vos bras en façon de moulin?

Ils débusquent. Tournons vite le terre-plein

Et vidons, s'il vous plaît, ailleurs celle querelle.

(Ils sortent.)


SCÈNE VIII

SYLVANDRE, ROSALINDE

SYLVANDRE

Et voilà mon histoire en deux mots.

ROSALINDE

Elle est telle

Que j'y lis à l'envers l'histoire de Myrtil.

Par un pressentiment inquiet et subtil

Vous redoutez l'amour qui venait et sa lèvre

Aux baisers inconnus encore, et lui qu'enfièvre

Le souvenir d'un vieil amour désenlacé,

Stupide autant qu'ingrat, il a peur du passé,

Et tous deux avez tort, allez Sylvandre.

SYLVANDRE

Dites

Qu'il a tort...

ROSALINDE

Non, tous deux, et vous n'êtes pas quittes,

Et tous deux souffrirez, et ce sera bien fait.

SYLVANDRE

Après tout je ne vois que très mal mon forfait,

Et j'ignore très bien quel sera mon martyre.

(Minaudant.)

A moins que votre coeur...

ROSALINDE

Vous avez tort de rire.

SYLVANDRE

Je ne ris pas, je dis posément d'une part

Que je ne crois point tant criminel mon départ

D'avec Chloris, coquette aimable mais sujette

A caution, et puis, d'autre part, je projette

D'être heureux avec vous qui m'avez bien voulu

Recueillir quand brisé, désemparé, moulu,

Berné par ma maîtresse et planté là par elle

J'allais probablement me brûler la cervelle

Si j'avais eu quelque arme à feu sous mes dix doigts.

Oui je vais vous aimer, je le veux (je le dois

En outre), je vais vous aimer à la folie...

Donc, arrière regrets, dépit, mélancolie!

Je serai votre chien féal, ton petit loup

Bien doux...

ROSALINDE

Vous avez tort de rire, encore un coup.

SYLVANDRE

Encore un coup, je ne ris pas. Je vous adore,

J'idolâtre ta voix si tendrement sonore;

J'aime vos pieds, petits à tenir dans la main,

Qui font un bruit mignard et gai sur le chemin

Et luisent, rêves blancs, sous les pompons des mules.

Quand les grands yeux, de qui les astres sont émules,

Abaissent jusqu'à nous leurs aimables rayons,

Comparable à ces fleurs d'été que nous voyons

Tourner vers le soleil leur fidèle corolle,

Lors je tombe en extase et reste sans parole,

Sans vie et sans pensée, éperdu, fou, hagard,

Devant l'éclat charmant et fier de ton regard.

Je frémis à ton souffle exquis comme au veut l'herbe,

O ma charmante, ô ma divine, ô ma superbe,

Et mon âme palpite au bout de tes cils d'or...

—A propos, croyez-vous que Chloris m'aime encor?

ROSALINDE

Et si je le pensais?

SYLVANDRE

Question saugrenue

En effet!

ROSALINDE

Voulez-vous la vérité bien nue?

SYLVANDRE

Non! Que me fait? Je suis un sot, et me voici

Confus, et je vous aime uniquement.

ROSALINDE

Ainsi,

Cela vous est égal qu'il soit patent, palpable,

Évident que Chloris vous adore...

SYLVANDRE

Du diable

Si c'est possible! Elle! Elle! Allons donc!

(Soucieux, tout à coup, à part.)

Hélas!

ROSALINDE

Quoi,

Vous en doutez?

SYLVANDRE

Ce coeur volage suit sa loi,

Elle leurre à présent, Myrtil...

ROSALINDE, passionnément.

Elle le leurre.

Dites-vous? Mais alors il l'aime!...

SYLVANDRE

Que je meure

Si je comprends ce cri jaloux!

ROSALINDE

Ah! taisez-vous!

SYLVANDRE

Un trompeur! une folle!

ROSALINDE

Es-tu donc pas jaloux

De Myrtil, toi, hein, dis?

SYLVANDRE, comme frappé subitement d'une idée douloureuse.

Tiens! la fâcheuse idée

Mais c'est qu'oui! me voici l'âme tout obsédée...

ROSALINDE, presque joyeuse

Ah! vous êtes jaloux aussi, je savais bien!

SYLVANDRE, à part.

Feignons encor.

(A Rosalinde.)

Je vous jure qu'il n'en est rien

Et si vraiment je suis jaloux de quelque chose,

Le seul Myrtil du temps jadis en est la cause.

ROSALINDE

Trêve de compliments fastidieux. Je suis

Très triste, et vous aussi. Le but que je poursuis

Est le vôtre. Causons de nos deuils identiques.

Des malheureux ce sont, il paraît, les pratiques,

Cela, dit-on, console. Or nous aimons toujours

Vous Chloris, moi Myrtil, sans espoir de retours

Apparents. Entre nous la seule différence

C'est que l'on m'a trahie, et que votre souffrance

A vous vient de vous-même et n'est qu'un châtiment.

Ai-je tort?

SYLVANDRE

Vous lisez dans mon coeur couramment,

Chère Chloris, je t'ai méchamment méconnue!

Qui me rendra jamais la malice ingénue,

Et la gaîté si bonne, et ta grâce, et ton coeur?

ROSALINDE

Et moi, par un destin bien autrement moqueur,

Je pleure après Myrtil infidèle...

SYLVANDRE

Infidèle!

Mais c'est qu'alors Chloris l'aimerait. O mort d elle!

J'enrage et je gémis! Mais ne disiez-vous pas

Tantôt qu'elle m'aimait encore.—O cieux, là-bas,

Regardez, les voilà!

ROSALINDE

Qu'est-ce qu'ils vont se dire?

(Ils remontent le théâtre.)


SCÈNE IX

LES PRÉCÉDENTS, CHLORIS, MYRTIL

CHLORIS

Allons, encore un peu de franchise, beau sire

Ténébreux. Avouez votre cas tout à fait.

Le silence, n'est-il pas vrai? vous étouffait,

Et l'obligation banale où vous vous crûtes

D'imiter à tout bout de champ la voix des flûtes

Pour quelque madrigal bien fade à mon endroit

Vous étouffait, ainsi qu'un pourpoint trop étroit?

Votre coeur qui battait pour elle dut me taire

Par politesse et par prudence son mystère;

Mais à présent que j'ai presque tout deviné,

Pourquoi continuer ce mutisme obstiné?

Parlez d'elle, cela d'abord sera sincère.

Puis vous souffrirez moins, et, s'il est nécessaire

De vous intéresser aux souffrances d'autrui,

J'ai besoin en retour de vous parler de lui.

MYRTIL

Et quoi, vous aussi, vous?

CHLORIS

Moi-même, hélas! moi-même,

Puis-je encore espérer que mon bien-aimé m'aime?

Nous étions tous les deux, Sylvandre, si bien faits

L'un pour l'autre! Quel sort jaloux, quel dieu mauvais

Fit ce malentendu cruel qui nous sépare?

Hélas! il fut frivole encor plus que barbare,

Et son esprit surtout fit que son coeur pécha.

MYRTIL

Espérez, car peut-être il se repent déjà,

Si j'en juge d'après mes remords...

(Il sanglote.)

Et mes larmes.

(Sylvandre et Rosine se pressent la main.)

ROSALINDE, survenant.

Les pleurs délicieux! Cher instant plein de charmes!

MYRTIL

C'est affreux!

CHLORIS

O douleur!

ROSALINDE, sur la pointe du pied et très bas.

Chloris!

CHLORIS

Vous étiez là?

ROSALINDE

Le sort capricieux qui nous désassembla

A remis, faisant trêve à son ire inhumaine,

Sylvandre en bonnes mains, et je vous le ramène

Jurant son grand serment qu'on ne l'y prendrait plus.

Est-il trop tard?

SYLVANDRE, à Chloris.

O point de refus absolus!

De grâce ayez pitié quelque peu. La vengeance

Suprême, c'est d'avoir un aspect d'indulgence,

Punissez-moi sans trop de justice et daignez

Ne me point accabler de traits plus indignés

Que n'en méritent,—non mes crimes,—mais ma tête

Folle, mais mon coeur faible et lâche...

(Il tombe à genoux.).

CHLORIS

Êtes-vous bête?

Relevez-vous, je suis trop heureuse à présent

Pour vous dire quoi que ce soit de déplaisant,

Et je jette à ton cou mes bras de lierre.

Nous nous expliquerons plus tard (Et ma première

Querelle et mon premier reproche seront pour

L'air de doute dont tu reçus mon pauvre amour

Qui, s'il a quelques tours étourdis et frivoles,

N'en est pas moins, par ses apparences folles,

Quelque chose de tout dévoué pour toujours).

Donc, chassons ce nuage, et reprenons le cours

De la charmante ivresse où s'exalta notre âme.

(A Rosalinde.)