Au bout d'une heure de marche le bruit d'une écluse se fit entendre, et les premières blancheurs de la lune éclairèrent le toit couvert de pampre du moulin, et les bords argentés de la rivière, jonchés de menthe et de saponaire.
Marcelle sauta légèrement sur ce tapis parfumé, après avoir remis dans les bras du meunier l'enfant, qui, tout joyeux et tout fier de son voyage équestre, lui jeta ses petits bras autour du cou, en lui disant:
—Bonjour, alochon.
Ainsi que le Grand-Louis l'avait annoncé, sa vieille mère se releva sans humeur, et avec l'aide d'une petite servante de quatorze à quinze ans, les lits furent bientôt prêts. Madame de Blanchemont avait plus besoin de repos que de souper: elle empêcha la vieille meunière de lui servir autre chose qu'une tasse de lait, et, brisée de fatigue, elle s'endormit avec son enfant attaché à son flanc maternel, dans un lit de plume, appelé couette, d'une hauteur démesurée et d'un moelleux recherché. Ces lits, dont tout le défaut est d'être trop chauds et trop doux, composent, avec une paillasse rebondie, tout le coucher des habitants aisés ou misérables d'un pays où les oies abondent, et où les hivers sont très-froids.
Fatigué d'un long voyage de quatre-vingts lieues fait très rapidement, et surtout de la course en patache qui en avait été pour ainsi dire le bouquet, la belle Parisienne eût volontiers dormi la grasse matinée; mais à peine l'aube eut-elle paru, que le chant des coqs, le tic-tac du moulin, la grosse voix du meunier et tous les bruits du travail rustique la forcèrent de renoncer à un plus long repos. D'ailleurs, Edouard qui n'était pas fatigué le moins du monde et que l'air de la campagne stimulait déjà, commençait à gambader sur son lit. Malgré tout le tapage du dehors, Suzette, couchée dans la même chambre, dormait si profondément, que Marcelle se fit conscience de la réveiller. Commençant donc le genre de vie nouveau qu'elle avait résolu d'embrasser, elle se leva et s'habilla sans l'aide de sa femme de chambre, fit elle-même avec un plaisir extrême la toilette de son fils, et sortit pour aller souhaiter le bonjour à ses hôtes. Elle ne trouva que le garçon de moulin et la petite servante, qui lui dirent que le maître et la maîtresse venaient d'aller au bout du pré pour s'occuper du déjeuner. Curieuse de savoir en quoi consistaient ces préparatifs, Marcelle franchit le pont rustique qui servait en même temps de pelle au réservoir du moulin, et laissant sur sa droite une belle plantation de jeunes peupliers, elle traversa la prairie en longeant le cours de la rivière, ou plutôt du ruisseau, qui, toujours plein jusqu'aux bords et rasant l'herbe fleurie, n'a guère en cet endroit plus de dix pieds de large. Ce mince cours d'eau est pourtant d'une grande force, et aux abords du moulin il forme un bassin assez considérable, immobile, profond et uni comme une glace, où se reflètent les vieux saules et les toits moussus de l'habitation. Marcelle contempla ce site paisible et charmant, qui parlait à son coeur sans qu'elle sût pourquoi. Elle en avait vu de plus beaux; mais il est des lieux qui nous disposent à je ne sais quel attendrissement invincible, et où il semble que la destinée nous attire pour nous y faire accepter des joies, des tristesses ou des devoirs.
Quand Marcelle pénétra dans les vastes bosquets où elle comptait trouver ses hôtes, elle crut entrer dans une forêt vierge. C'était une suite de terrains minés et bouleversés par les eaux, couverts de la plus épaisse végétation. On voyait que la petite rivière faisait là de grands ravages à la saison des pluies. Des aunes, des hêtres et des trembles magnifiques à demi renversés, et laissant à découvert leurs énormes racines sur le sable humide, semblables à des serpents et à des hydres entrelacés, se penchaient les uns sur les autres dans un orgueilleux désordre. La rivière, divisée en nombreux filets, découpait, suivant son caprice, plusieurs enceintes de verdure, où, sur un gazon couvert de rosée, s'entre-croisaient des festons de ronces vigoureuses, et cent variétés d'herbes sauvages hautes comme des buissons et abandonnées à la grâce incomparable de leur libre croissance. Jamais jardin anglais ne pourrait imiter ce luxe de la nature, ces masses si heureusement groupées, ces bassins nombreux que la rivière s'est creusés elle-même dans le sable et dans les fleurs, ces berceaux qui se rejoignent sur les courants, ces accidents heureux du terrain, ces digues rompues, ces pieux épars que la mousse dévore et qui semblent avoir été jetés là pour compléter la beauté du décor. Marcelle resta plongée dans une sorte de ravissement, et, sans le petit Edouard qui courait comme un faon échappé, avide d'imprimer le premier la trace de ses pieds mignons sur les sables fraîchement déposés au rivage, elle se fût oubliée longtemps. Mais la crainte de le voir tomber dans l'eau réveilla sa sollicitude; et, s'attachant à ses pas, courant après lui, et s'enfonçant de plus en plus dans ce désert enchanté, elle croyait faire un de ces rêves où la nature nous apparaît si complète dans sa beauté, qu'on peut dire avoir vu parfois, en songe, le paradis terrestre.
Enfin le meunier et sa mère se montrèrent sur l'autre rive; l'un jetant l'épervier et pêchant des truites, l'autre trayant sa vache.
—Ah! ah! ma petite dame, déjà levée! dit le farinier. Vous voyez, nous nous occupons de vous. Voilà la vieille mère qui se tourmente de n'avoir rien de bon à vous servir; mais moi je dis que vous vous contenterez de notre bon coeur. Nous ne sommes ni cuisiniers ni aubergistes, mais quand on a bon appétit d'un côté et bonne volonté de l'autre...
—Vous me traitez cent fois trop bien, mes braves gens, répondit Marcelle en se hasardant sur la planche qui servait de pont, avec Edouard dans ses bras, pour aller les rejoindre; jamais je n'ai passé une si bonne nuit, jamais je n'ai vu une aussi belle matinée que chez vous. Les belles truites que vous prenez là, monsieur le meunier! Et vous, la mère, le beau lait blanc et crémeux! Vous me gâtez, et je ne sais comment vous remercier.
—Nous sommes assez remerciés si vous êtes contente, dit la vieille en souriant. Nous ne voyons jamais du si beau monde que vous, et nous ne connaissons pas beaucoup les compliments; mais nous voyons bien que vous êtes une personne honnête et sans exigence. Allons, venez à la maison, la galette sera bientôt cuite, et le petit doit aimer les fraises. Nous avons un bout de jardin où il s'amusera à les cueillir lui-même.
—Vous êtes si bons, et votre pays est si beau, que je voudrais passer ma vie ici, dit Marcelle avec abandon.
—Vrai? dit le meunier en souriant avec bonhomie; eh! si le coeur vous en dit... Vous voyez bien, mère, que notre pays n'est pas si laid que vous croyez. Quand je vous dis, moi, qu'une personne riche pourrait s'y trouver bien!
—Oui! dit la meunière, à condition d'y bâtir un château, et encore ce serait un château bien mal placé.
—Est-il possible que vous vous déplaisiez ici? reprit Marcelle étonnée.
—Oh! moi, je ne m'y déplais pas, répondit la vieille. J'y ai passé ma vie et j'y mourrai, s'il plaît à Dieu. J'ai eu le temps de m'y habituer, depuis soixante et quinze ans que j'y règne; et, d'ailleurs, on est bien forcé de se contenter du pays qu'on a. Mais vous, Madame, s'il vous fallait passer l'hiver ici, vous ne diriez pas que le pays est beau. Quand les grandes eaux couvrent tous nos prés, et que nous ne pouvons plus même sortir dans notre cour, non, non, ça n'est pas joli!
—Bah! bah! les femmes s'effraient toujours, dit le Grand-Louis. Vous savez bien que les eaux n'emporteront pas la maison, et que le moulin est bien garanti. Et puis quand le mauvais temps vient, il faut bien le prendre comme il est. Tout l'hiver, vous demandez l'été, mère, et tant que dure l'été, vous ne songez qu'à vous inquiéter de l'hiver qui viendra. Moi, je vous dis qu'on pourrait vivre ici heureux et sans souci.
—Et pourquoi donc ne fais-tu pas comme tu dis? reprit la mère. Es-tu sans souci, toi? Te trouves-tu heureux d'être meunier et d'avoir ta maison dans l'eau si souvent? Ah! si je répétais tout ce que tu dis quelquefois sur le malheur de ne pas être bien logé, et de ne pouvoir pas faire fortune!
—C'est très-inutile de répéter toutes les bêtises que je dis quelquefois, mère, vous pouvez bien vous en épargner la peine. En parlant ainsi d'un ton de reproche, le grand meunier regardait sa mère avec une douceur affectueuse et presque suppliante. Leur entretien ne paraissait pas aussi banal à madame de Blanchemont qu'il peut jusqu'ici le paraître au lecteur. Dans la situation de son esprit, elle désirait savoir comment cette vie rustique, la moins dure encore pour les gens pauvres, était sentie et appréciée par ceux-là même qui étaient forcés de la mener. Elle ne venait pas l'examiner et l'essayer avec des idées trop romanesques. Henri, en doutant de son aptitude à l'embrasser, lui en avait bien fait sentir les privations et les souffrances réelles. Mais elle pensait que ces souffrances n'étaient pas au-dessus de son courage, et ce qui l'intéressait dans l'opinion de ses hôtes du moulin, c'était le degré de philosophie ou d'insensibilité dont les avait pourvus la nature, comparé avec celui que le sentiment poétique et l'amour, sentiment plus religieux et plus puissant encore, pouvaient lui donner à elle même. Elle laissa donc paraître un peu de curiosité dès que le Grand-Louis se fut éloigné pour porter ses truites, comme il disait, dans la poêle à frire.
—Ainsi, dit-elle à la vieille meunière, vous ne vous trouvez pas heureuse, et votre fils lui-même, malgré son air de gaieté, se tourmente quelquefois?
—Eh! Madame, quant à moi, répondit la bonne femme, je me trouverais assez riche et assez contente de mon sort si je voyais mon fils heureux. Défunt mon pauvre homme était à son aise; son commerce allait bien; mais il est mort avant d'avoir pu élever sa famille, et il m'a fallu mener à bien et établir de mon mieux tous mes enfants. A présent la part de chacun n'est pas grosse; le moulin est resté à mon Louis, qu'on appelle le Grand-Louis, comme on appelait son père le Grand-Jean, et comme on m'appelle la Grand'Marie. Car, Dieu aidant, on pousse assez bien dans notre famille, et tous mes enfants étaient de belle taille. Mais c'est là le plus clair de notre bien; le reste est si peu de chose, qu'il n'y a pas de quoi se faire de fausses espérances.
—Mais enfin, pourquoi voudriez-vous être plus riches? Souffrez-vous de la pauvreté? Il me semble que vous êtes bien logés, que votre pain est beau, votre santé excellente.
—Oui, oui, grâce au bon Dieu, nous avons le nécessaire, et bien des gens qui valent peut-être mieux que nous, n'ont pas tout ce qu'il leur faudrait; mais voyez-vous, Madame, on est heureux ou malheureux, suivant les idées qu'on se fait...
—Vous touchez la vraie question, dit Marcelle, qui remarquait dans la physionomie et dans le langage de la meunière de la finesse naïve et un sens juste. Puisque vous appréciez si bien les choses, d'où vient donc que vous vous plaignez?
—Ce n'est pas moi qui me plains, c'est mon Grand-Louis! ou, pour mieux parler, c'est moi qui me plains parce que je le vois mécontent, et c'est lui qui ne se plaint pas parce qu'il a du courage et craint de me faire de la peine. Mais quand il en a trop lui-même, ça lui échappe, le pauvre enfant! Il ne dit qu'un mot, mais ça me fend le coeur. Il dit comme ça: «Jamais, jamais, ma mère!» et ce mot veut dire qu'il n'espère plus rien. Mais ensuite, comme il est naturellement porté à la gaieté (comme défunt son pauvre cher père), il a l'air de se faire une raison, et il me dit toutes sortes de contes, soit qu'il veuille me consoler, soit qu'il s'imagine que ce qu'il s'est mis dans la tête finira par arriver.
—Mais qu'a-t-il dans la tête? c'est donc de l'ambition?
—Oh! oui, c'est une grande ambition, c'est une vraie folie! ce n'est pourtant pas l'amour de l'argent, car il n'est pas avare, tant s'en faut! Dans son partage de famille, il a cédé à ses frères et soeurs tout ce qu'ils ont voulu, et quand il a gagné quelque peu, il est prêt à le donner au premier qui a besoin de lui. Ce n'est pas la vanité non plus, car il porte toujours ses habits de paysan, quoiqu'il ait reçu de l'éducation et qu'il ait le moyen d'aller aussi bien vêtu qu'un bourgeois. Enfin, ça n'est ni la mauvaise conduite, ni le goût de la dépense, car il se contente de tout et ne va jamais courir où il n'a pas affaire.
—Eh bien, qu'est-ce donc? dit Marcelle, dont la douce figure et le ton cordial attiraient insensiblement la confiance de la vieille femme.
—Eh! qu'est-ce que vous voulez que ce soit, si ce n'est pas l'amour? dit la meunière avec un sourire mystérieux et ce je ne sais quoi de fin et de délicat qui, sur le chapitre du sentiment, établit en un clin d'oeil l'abandon et l'intérêt entre les femmes, malgré les différences d'âge et de rang.
—Vous avez raison, dit Marcelle en se rapprochant de la Grand'Marie, c'est l'amour qui est le grand trouble-fête de la jeunesse! Et cette femme qu'il aime, elle est donc plus riche que lui?
—Oh! ce n'est pas une femme! mon pauvre Louis a trop d'honneur pour en conter a une femme mariée! C'est une fille, une jeune fille, une jolie fille, ma foi, et une bonne fille, il faut en convenir. Mais elle est riche, riche, et nous avons beau y penser, jamais ses parents ne voudront la donner à un meunier.
Marcelle, frappée du rapport qui existait entre le roman du meunier et celui de sa propre vie, éprouva une curiosité mêlée d'émotion.
—Si elle aime votre fils, dit-elle, cette belle et bonne fille, elle finira par l'épouser.
—C'est ce que je me dis quelquefois; car elle l'aime, cela j'en suis sûre, Madame, quoique mon Grand-Louis ne le soit pas. C'est une fille sage, et qui n'irait pas dire à un homme qu'elle veut l'épouser malgré la volonté de ses parents. Et puis, elle est bien un peu rieuse, un peu coquette; c'est de son âge, cela n'a que dix-huit ans! Son petit air malin désespère mon pauvre garçon; aussi, pour le consoler, quand je vois qu'il ne mange pas et qu'il fait sa grosse voix avec la Sophie (notre jument, en parlant par respect), je ne peux pas m'empêcher de lui dire ce que j'en pense. Et il me croit un peu, car il voit bien que j'en sais plus long que lui sur le coeur des femmes. Moi, je vois bien que la belle rougit quand elle le rencontre, et qu'elle le cherche des yeux quand elle vient se promener par ici; mais j'ai tort de dire cela à ce garçon, car je l'entretiens dans sa folie, et je ferais mieux de lui dire qu'il n'y faut pas songer.
—Pourquoi? dit Marcelle; l'amour rend tout possible. Soyez sûre, ma bonne mère, qu'une femme qui aime est plus forte que tous les obstacles.
—Oui, je pensais cela étant jeune. Je me disais que l'amour d'une femme est comme la rivière, qui casse tout quand elle veut passer, et qui se moque des barrages et des empellements. J'étais plus riche que mon pauvre Grand-Jean, moi, et pourtant je l'ai épousé. Mais il n'y avait pas la même différence qu'entre nous maintenant et mademoiselle...
Ici, le petit Edouard interrompit la meunière en disant à sa mère:
—Tiens! Henri est donc ici?
Madame de Blanchemont tressaillit et faillit laisser échapper un cri du fond de son coeur, en cherchant des yeux ce qui avait pu motiver l'exclamation de l'enfant.
En suivant la direction des regards et des gestes d'Edouard, Marcelle remarqua un nom creusé au canif sur l'écorce d'un arbre. L'enfant commençait à savoir lire, surtout certains mots qui lui étaient familiers, certains noms qu'on lui avait peut-être fait épeler de préférence. Il avait parfaitement reconnu celui d'Henri inscrit sur le tronc lisse d'un peuplier blanc, et il s'imaginait que son ami venait de le tracer. Entraînée par l'imagination de son fils, Marcelle se persuada avec lui, pendant quelques instants, qu'elle allait voir Henri Lémor sortir des bosquets d'aunes et de trembles. Mais il ne lui fallut pas beaucoup réfléchir pour sourire tristement de sa facilité à se faire illusion. Cependant, comme on ne renonce pas volontiers à une espérance, si folle qu'elle soit, elle ne put se défendre de demander à la meunière quelle personne de sa famille ou de son entourage portait le nom d'Henri.
—Aucune que je sache, répondit la mère Marie. Je ne connais point cela. Il y a bien au bourg de Nohant une famille Henri, mais ce sont des gens comme moi, qui ne savent écrire ni sur le papier ni sur les arbres... A moins que le fils qui revient de l'armée... mais bon! il y a plus de deux ans qu'il n'est venu par ici.
—Vous ne savez donc pas qui peut avoir écrit ce nom?
—Je ne savais pas seulement qu'il y eût là quelque chose d'écrit. Je n'y ai jamais fait attention. Et quand je l'aurais vu, je ne sais pas lire. J'avais pourtant le moyen d'être bien éduquée, mais dans mon temps ce n'était guère la mode. On faisait une croix sur les actes en guise de signature, et c'était aussi bon devant la loi.
Le meunier était revenu avertir que le déjeuner était prêt. En voyant l'attention de Marcelle fixée sur ce nom, lui qui savait très-bien lire et écrire, mais qui n'avait rien remarqué jusqu'alors, il chercha à expliquer le fait.
—Je ne vois que l'homme de l'autre jour qui ait pu s'amuser à cela, dit-il, car il ne vient guère de gens de la ville par ici.
—Et qu'est-ce que c'est que l'homme de l'autre jour? demanda Marcelle en s'efforçant de prendre un air d'indifférence.
—C'était un monsieur qui ne nous a pas dit son nom, répondit la vieille. Nous ne savons pas grand'chose, et pourtant nous savons que la curiosité est malhonnête. Louis est comme moi là-dessus, et, au contraire des gens de notre pays qui interrogent à tort et à travers tous les étrangers qu'ils rencontrent, nous ne désirons jamais savoir que ce qu'on désire que nous sachions. Ce monsieur là avait l'air de vouloir garder son nom et ses intentions pour lui seul.
—Et cependant il faisait beaucoup de questions, ce garçon-là, observa le Grand-Louis, et nous aurions été en droit de lui en faire à notre tour. Je ne sais pas pourquoi je n'ai pas osé. Il n'avait pourtant pas la mine bien méchante, et je ne suis pas très honteux de mon naturel; mais il avait un air tout drôle et qui me faisait de la peine.
—Quel air avait-il donc? demanda Marcelle, dont la curiosité et l'intérêt s'éveillaient à chaque mot du meunier.
—Je ne saurais vous dire, répondit celui-ci; je n'y faisais pas grande attention pendant qu'il était là, et quand il a été parti, je me suis mis à y penser. Vous souvenez-vous, ma mère?
—Oui, tu me disais: «Tenez, mère, en voilà un qui est comme moi, il n'a pas tout ce qu'il désire.»
—Bah! bah! je ne disais pas cela, reprit le Grand-Louis, qui craignait que sa mère ne laissât échapper son secret, et ne se doutait pas qu'il fût déjà révélé. Je disais simplement: Voilà un particulier qui n'a pas l'air bien content d'être au monde.
—Il était donc fort triste? dit Marcelle émue.
—Il avait l'air de penser beaucoup. Il est resté au moins trois heures tout seul, assis par terre, là où vous êtes maintenant, et il regardait couler la rivière, comme s'il eût voulu compter toutes les gouttes d'eau. J'ai cru qu'il était malade, et j'ai été, par deux fois, lui offrir d'entrer à la maison pour se rafraîchir. Quand j'approchais de lui, il sautait comme un homme qu'on réveille, et il prenait un air fâché. Puis, tout de suite, il avait un visage très-doux et très-bon, et il me remerciait. Il a fini par accepter un morceau de pain et un verrre d'eau, pas davantage.
—C'est Henri! s'écria le petit Edouard qui, pendu à la robe de sa mère, écoutait avec attention. Tu sais bien, maman, qu'Henri ne boit jamais de vin.
Madame de Blanchemont rougit, pâlit, rougit encore, et d'une voix qu'elle s'efforçait en vain d'assurer, elle demanda ce que cet étranger était venu faire dans le pays.
—Je n'en sais rien, répondit le farinier qui, fixant son regard pénétrant sur le beau visage ému de la jeune dame, se dit en lui-même:
—En voilà encore une qui a, comme moi, son idée dans la tête!
Et, voulant satisfaire autant que possible la curiosité de Marcelle sur l'étranger, et la sienne propre sur les sentiments de son hôtesse, il entra complaisamment dans tous les détails qu'elle attendait avec anxiété.
L'étranger était arrivé à pied, il y avait environ quinze jours. Il avait erré deux jours dans la Vallée-Noire, et on ne l'avait plus revu. On ne savait pas où il avait passé la nuit; le meunier présumait que c'était à la belle étoile. Il ne paraissait pas très nanti d'argent. Il avait pourtant offert de payer son maigre repas au moulin; mais sur le refus du meunier, il avait remercié avec la simplicité d'un homme qui ne rougit pas d'accepter l'hospitalité d'un homme de même condition que lui. Il était vêtu comme un ouvrier propre ou comme un bourgeois de campagne, avec une blouse et un chapeau de paille. Il avait un bien petit havre-sac sur le dos, et, de temps en temps, il le mettait sur ses genoux, en tirait du papier et avait l'air d'écrire comme s'il eût pris des notes. Il avait été à Blanchemont, à ce qu'il disait, mais personne ne l'y avait vu. Cependant, il parlait de la ferme et du vieux château comme un homme qui a tout examiné. En mangeant son pain et buvant son eau, il avait fait beaucoup de questions au meunier sur l'étendue des terres, sur leur rapport, sur les hypothèques dont elles étaient grevées, sur la réputation et le caractère du fermier, sur les dépenses de feu M. de Blanchemont, sur ses autres terres, etc.; enfin, on avait fini par le prendre, au moulin, pour un homme d'affaires envoyé par quelque acheteur, pour avoir des informations et reconnaître la qualité du terrain.
—Car il paraît que la terre de Blanchemont va être mise en vente, si elle ne l'est pas déjà, ajouta le meunier, qui n'était pas tout à fait aussi dégagé de la fièvre de curiosité particulière aux paysans de l'endroit, que le prétendait sa mère.
Marcelle, qu'une bien autre sollicitude agitait, entendit à peine la réflexion qui terminait ce récit.
—Quel âge pouvait avoir cet étranger? Demanda-t-elle.
—Si sa figure ne ment pas, dit la meunière, il peut avoir l'âge de Louis, de vingt-quatre à vingt-cinq ans environ.
—Et... comment est-il de figure? Est-il brun, de moyenne taille?
—Il n'est pas grand et il n'est pas blond, dit le meunier. Il n'a pas une vilaine figure, mais il est pâle comme un homme qui ne jouit pas d'une grosse santé.
—Ce pourrait être Henri, pensa Marcelle, bien que ce portrait un peu rudement esquissé, ne répondit pas assez à l'idéal qu'elle portait dans son coeur.
—C'est un homme qui ne sera peut-être pas très coulant en affaires, reprit le Grand-Louis: car pour obliger M. Bricolin, le fermier de Blanchemont, qui veut se porter acquéreur, et pour dégoûter un peu celui-là, je m'amusait à déprécier la propriété; mais ce garçon ne se laissait pas endormir. La terre vaut ceci et cela, disait-il, et il comptait le revenu, les charges, les frais sur le bout de ses doigts, comme un quelqu'un qui s'y connaît, et qui n'a pas besoin de longues paroles, le verre en main, à la mode du pays, pour voir le fort et le faible d'une affaire.
—Allons, je suis folle, pensa madame de Blanchemont; cet étranger est le premier venu, quelque régisseur chargé de placer des fonds dans le pays, et son air triste, sa rêverie au bord de l'eau, c'est tout simplement le résultat de la chaleur et de la fatigue. Quant à ce nom d'Henri, c'est un hasard qu'il le porte, si tant est que ce soit lui qui l'ait écrit là. Jamais Henri ne s'est occupé d'affaires; jamais il n'a su la valeur d'aucune propriété, la source et le cours d'aucune richesse de ce monde. Non, non, ce n'est pas lui. D'ailleurs, n'était-il pas à Paris, il y a quinze jours? Il y en a trois que je l'ai vu, et il ne m'a pas dit qu'il se fût absenté récemment. Que serait-il venu faire dans la Vallée-Noire? Savait-il seulement que la terre de Blanchemont, dont je ne me souviens pas de lui avoir jamais parlé, fût située dans cette province?
Ayant détaché, non sans quelque effort, ses regards de l'inscription mystérieuse qui avait tant fait travailler sa pensée, elle suivit ses hôtes à la maison, et trouva un excellent déjeuner servi sur une table massive recouverte d'une nappe bien blanche. La fromentée (le mets favori du pays), pâte compacte de blé crevé dans l'eau et habillé dans le lait, le gâteau de poires à la crème poivrée, les truites de la Vauvre, les poulets maigres et tendres, mis tout palpitants sur le gril, la salade à l'huile de noix bouillante, le fromage de chèvre et les fruits un peu verts; tout cela parut exquis au petit Edouard. On avait mis le couvert des deux domestiques et des deux hôtes à la même table que madame de Blanchemont, et la meunière s'étonnait beaucoup du refus de Lapierre et de Suzette, de s'asseoir à côté de leur maîtresse. Mais Marcelle exigea qu'ils se conformassent à l'usage de la campagne, e elle commença gaiement cette vie d'égalité dont l'idée lui souriait.
Les manières du meunier, étaient brusques, ouvertes, et jamais grossières. Celles de sa mère étaient un peu plus obséquieuses, et, malgré les remontrances de Grand-Louis, à qui le bon sens tenait lieu de savoir vivre, elle persécutait bien un peu ses convives pour les forcer à manger plus que leur appétit ne le comportait; mais il y avait tant de sincérité dans son empressement, que Marcelle ne songea point à la trouver importune. Cette vieille avait du coeur et de l'intelligence, et son fils tenait d'elle à tous égards. Il avait de plus qu'elle un bon fonds d'éducation élémentaire. Il avait suivi l'école primaire; il savait lire et comprendre beaucoup plus de choses qu'il n'était pressé de le faire voir. En causant avec lui, Marcelle trouva plus d'idées justes, de notions saines et de goût naturel, qu'elle n'en eût attendu la veille de la part du grand farinier à sa rencontre dans l'auberge. Tout cela avait d'autant plus de prix que, loin d'en faire montre et d'en tirer vanité, il affectait des manières de paysan plus rudes que celles dont il n'ignorait pas l'usage. On eût dit qu'il craignait par-dessus tout de passer pour un bel esprit de village, et qu'il avait un profond mépris pour ceux qui renient leur bonne race et leur honnête condition, en prenant des airs ridicules. Il parlait avec assez de pureté, à l'ordinaire, sans toutefois dédaigner les locutions naïves et pittoresques du terroir. Quand il s'oubliait, c'est alors qu'il parlait tout à fait bien et qu'on ne sentait plus du tout le meunier. Mais bientôt, comme s'il eût été honteux de s'écarter de sa sphère, il revenait à ses plaisanteries sans fiel et à sa familiarité sans insolence.
Cependant Marcelle fut un peu embarrassée, lorsque le patachon étant revenu se mettre à sa disposition vers sept heures du matin, elle voulut, tout en prenant congé de ses hôtes, payer la dépense qu'elle avait faite chez eux. Ils refusèrent à rien recevoir.
—Non, ma chère dame, non, lui dit le meunier sans emphase, mais d'un ton ferme; nous ne sommes pas aubergistes. Nous pourrions l'être, ce ne serait pas au-dessous de nous. Mais, enfin, nous ne le sommes pas, et nous ne prendrons rien.
—Comment! dit Marcelle, je vous aurai causé tout ce dérangement et toute cette dépense sans que vous me permettiez de vous indemniser? car je sais que votre mère m'a donné sa chambre, qu'elle a pris votre lit et que vous avez couché dans le foin de votre grenier. Vous vous êtes dérangé de vos occupations ce matin pour pêcher. Votre mère a chauffé le four, elle a prise de la peine, et nous avons fait une certaine consommation chez vous.
—Oh! ma mère a très bien dormi et moi encore mieux, répondit le Grand-Louis. Les truites de la Vauvre ne me coûtent rien, c'est aujourd'hui dimanche, et ces jours-là je pêche toute la matinée. Pour un peu de lait, de pain et de farine qui ont servi à votre déjeuner, avec quelque mauvaise volaille, nous ne serons pas ruinés. Ainsi, le service n'est pas grand, et vous pouvez l'accepter de nous sans regret. Nous ne vous le reprocherons pas, d'autant plus que nous ne vous reverrons peut-être jamais.
—J'espère que si, répondit Marcelle, car je compte rester quelques jours au moins à Blanchemont; je veux revenir remercier votre mère et vous d'une hospitalité si cordiale et que je suis pourtant un peu honteuse d'accepter ainsi.
—Et pourquoi avoir honte de recevoir un petit service des honnêtes gens? Quand on est content de leur bon coeur, on est quitte envers eux. Je sais bien que dans les grandes villes tout se paie, jusqu'à un verre d'eau. C'est une vilaine coutume, et dans nos campagnes, on serait bien malheureux si on ne s'obligeait pas les uns les autres. Allons, allons, n'en parlons plus.
—Mais vous ne voulez donc pas que je revienne vous demander à déjeuner? vous me forcez à m'abstenir de ce plaisir ou à devenir indiscrète.
—Cela c'est autre chose. Nous n'avons fait que notre devoir, en vous donnant comme vous dites l'hospitalité; car enfin nous sommes élevés à regarder cela comme un devoir; et, bien que la bonne coutume s'en aille un peu, bien qu'aujourd'hui les pauvres gens, sans demander qu'on leur paie ces petits services, acceptent presque tout ce qu'on leur donne en partant, nous ne sommes pas d'avis, ma mère et moi, de changer les vieux usages quand ils sont bons. S'il y avait eu aux environs une auberge passable, je vous y aurais conduite hier soir, pensant que vous y seriez mieux que chez nous, et voyant bien que vous aviez le moyen de payer votre gîte. Mais il n'y en a point, ni bonne, ni mauvaise, et, à moins d'être un homme sans coeur, je ne pouvais pas vous laisser passer la nuit dehors. Croyez-vous que je vous aurais invitée à venir chez nous, si j'avais eu l'intention de vous faire payer? Non, puisque, comme je vous le dis, je ne suis pas aubergiste. Voyez, nous n'avons ni houx, ni genêt à notre porte.
—J'aurais dû remarquer cela en entrant, dit Marcelle, et mettre plus de discrétion dans ma conduite ici. Mais que répondez-vous à ma question? Vous ne voulez donc pas que je revienne?
—Cela c'est autre chose. Je vous invite à revenir tant que vous voudrez. Vous trouvez l'endroit joli, votre petit aime nos galettes. Ça m'encourage à vous dire que toutes les fois que vous reviendrez, vous nous ferez plaisir.
—Et vous me forcerez comme aujourd'hui à accepter tout gratis?
—Puisque je vous y invite? Je me suis donc mal expliqué?
—Et vous ne voyez pas que, selon moi, ce serait abuser de votre bon coeur?
—Non, je ne vois pas cela. Quand on est invité, on use de son droit en acceptant.
—Allons, dit madame de Blanchemont, vous avez la vraie politesse, je le comprends, et dans notre monde on ne l'a pas. Vous m'enseignez que la discrétion, celle qualité si vantée et malheureusement si nécessaire parmi nous, est devenue telle depuis que la bienveillance s'est changée en compliments, et depuis que le savoir-vivre n'est plus l'expression de la sincère obligeance.
—Vous parlez bien, dit le meunier dont la figure s'éclaira d'un rayon de vive intelligence, et je suis bien aise d'avoir eu l'occasion de vous obliger, foi d'homme!
—En ce cas, vous me permettrez de vous recevoir à mon tour quand vous viendrez à Blanchemont?
—Ah! cela, pardon! mais je n'irai pas chez vous. J'irai chez vos fermiers, comme j'y vas souvent, porter du blé; et je vous saluerai avec plaisir, voilà tout.
—Ah! ah! monsieur Louis, vous ne voulez pas déjeuner chez moi?
—Oui et non. Je mange souvent chez vos fermiers; mais si vous êtes là, ça sera changé. Vous êtes une dame noble, suffit.
—Expliquez-vous, je ne comprends pas.
—Voyons, est-ce que vous n'avez pas conservé les usages des anciens seigneurs? N'enverriez-vous pas votre meunier manger à la cuisine avec vos valets, et sans vous bien sur? Moi, ça ne me fâcherait pas de manger avec eux, puisque je l'ai bien fait aujourd'hui chez moi; mais ça me paraîtrait drôle de vous avoir fait asseoir chez moi, et de ne pouvoir pas m'asseoir chez vous, au coin du feu, et votre chaise a côté de la mienne. Voilà, je suis un peu fier. Je ne vous blâmerais pas, chacun suit ses idées et ses usages; c'est pourquoi je n'ai pas besoin d'aller me soumettre à ceux des autres quand je n'y suis pas forcé.
Marcelle fut très frappée du bons sens et de la sincère hardiesse du meunier. Elle sentit qu'il lui donnait une excellente leçon, et elle se réjouit d'avoir adopté des projets qui lui permettaient de la recevoir sans rougir.
—Monsieur Louis, lui dit-elle, vous vous trompez sur mon compte. Ce n'est pas ma faute, si j'appartiens à la noblesse; mais il se trouve que par bonheur ou par hasard, je ne veux plus me conformer à ses usages. Si vous venez chez moi, je n'oublierai pas que vous m'avez reçue comme votre égale, que vous m'avez servie comme votre prochain, et, pour vous prouver que je ne suis pas ingrate, je mettrai, s'il le faut, votre couvert et celui de votre mère moi-même à ma table, comme vous avez mis le mien à la vôtre.
—Vrai, vous feriez cela? dit le meunier en regardant Marcelle avec un mélange de surprise, de doute respectueux et de sympathie familière. En ce cas, j'irai.....ou plutôt non, je n'irai pas; car je vois bien que vous êtes une honnête personne.
—Je ne comprends pas non plus à quel propos cette réflexion.
—Ah! dame! si vous ne comprenez pas... je suis un peu en peine de m'expliquer mieux.
—Allons, Louis, je crois que tu es fou, dit la vieille Marie qui tricotait d'un air grave en écoutant toute cette conversation. Je ne sais pas où tu prends tout ce que tu dis à notre dame. Excusez, Madame, ce garçon est un sans-souci qui a toujours dit à tout le monde, petits et grands, tout ce qui lui passait par la tête. Il ne faut pas que cela vous fâche. Au fond, il a bon coeur, croyez-moi, et je vois bien à sa mine qu'il se jetterait dans le feu pour vous à cette heure.
—Dans le feu, pas sûr, dit le meunier en riant; mais dans l'eau, c'est mon élément. Vous voyez bien, mère, que madame est une femme d'esprit, et qu'on peut lui dire tout ce qu'on pense. Je le dis bien à M. Bricolin, son fermier, qui est certainement plus à craindre qu'elle, ici!
—Dites donc, maître Louis, parlez! je suis très-disposée à m'instruire. Pourquoi, parce que je suis une honnête personne, ne viendriez-vous pas chez moi?
—Parce que nous aurions tort de nous familiariser avec vous, et que vous auriez tort de nous traiter en égaux. Ça vous attirerait, des désagréments. Vos pareils vous blâmeraient; ils diraient que vous oubliez votre rang, et je sais que cela passe pour très-mal à leurs yeux. Et puis, la bonté que vous auriez avec nous, il faudrait donc l'avoir avec tous les autres, ou cela ferait des jaloux et nous attirerait des ennemis. Il faut que chacun suive sa route. On dit que le monde est grandement changé depuis cinquante ans; moi je dis qu'il n'y a rien de changé que nos idées à nous autres. Nous ne voulons plus nous soumettre, et ma mère que voilà, et que j'aime pourtant bien, la brave femme, voit autrement que moi sur bien des choses. Mais les idées dès riches et des nobles sont ce qu'elles ont toujours été. Si vous ne les avez pas, ces idées-là, si vous ne méprisez pas un peu les pauvres gens, si vous leur faites autant d'honneur qu'à vos pareils, ce sera peut-être tant pis pour vous. J'ai vu souvent votre mari, défunt M. de Blanchemont, que quelques-uns appelaient encore le seigneur de Blanchemont. Il venait tous les ans au pays et restait deux ou trois jours. Il nous tutoyait. Si c'avait été par amitié, passe; mais c'était par mépris; il fallait lui parler debout et toujours chapeau bas. Moi, cela ne m'allait guère. Un jour, il me rencontra dans le chemin et me commanda de tenir son cheval. Je fis la sourde oreille, il m'appela butor, je le regardai de travers; s'il n'avait pas été si faible, si mince, je lui aurais dit deux mots. Mais c'aurait été lâche de ma part, et je passai mon chemin en chantant. Si cet-homme-là était vivant et qu'il vous entendît me parler comme vous faites, il ne pourrait pas être content. Tenez! rien qu'à la figure de vos domestiques, j'ai bien vu aujourd'hui qu'ils vous trouvaient trop sans façon avec nous autres et même avec eux. Allons, Madame, c'est à vous de revenir vous promener au moulin, et à nous qui vous aimons, de ne pas aller nous attabler au château.
Pour le mot que vous venez de dire, je vous pardonne tout le reste, et je me promets de vous convaincre, dit Marcelle en lui tendant la main avec une expression de visage dont la noble chasteté commandait le respect, en même temps que ses manières entraînaient l'affection. Le meunier rougit en recevant cette main délicate dans sa main énorme, et, pour la première fois, il devint timide devant Marcelle, comme un enfant audacieux et bon dont l'orgueil est tout à coup vaincu par l'émotion.
—Je vas monter sur Sophie, et vous servir de guide jusqu'à Blanchemont, dit-il après un instant de silence embarrassé; ce patachon de malheur vous égarerait encore, quoiqu'il n y ait pas loin.
—Eh bien! j'accepte, dit Marcelle; direz-vous encore que je suis fière?
—Je dirai, je dirai, s'écria le Grand-Louis en sortant avec précipitation, que si toutes les femmes riches étaient comme vous....
On n'entendit pas la fin de sa phrase, et sa mère se chargea de la terminer.
—Il pense, dit-elle, que si la fille qu'il aime était aussi peu fière que vous, il n'aurait pas tant de tourment.
—Et ne pourrais-je pas lui être utile? dit Marcelle en songeant avec plaisir qu'elle était riche et saintement prodigue.
—Peut-être qu'en disant du bien de lui devant la demoiselle, car vous la connaîtrez bien vite.... Mais bah! elle est trop riche!
—Nous reparlerons de cela, dit Marcelle en voyant rentrer ses domestiques qui venaient chercher ses paquets. Je reviendrai tout exprès, bientôt, demain, peut-être.
Le patachon roux et rageur avait passé la nuit sous un arbre, n'ayant pu découvrir, à travers l'obscurité, une maison dans la Vallée-Noire. A la pointe du jour, il avait aperçu le moulin, et il y avait été hébergé et restauré lui et son cheval. Dans sa mauvaise humeur, il était fort disposé à répondre avec insolence aux reproches qu'il s'attendait à recevoir. Mais, d'une part, Marcelle ne lui en fît aucun, et de l'autre, le farinier l'accabla de tant de moqueries, qu'il ne put avoir le dernier avec lui, et remonta tout penaud sur son brancard. Le petit Edouard supplia sa mère de le laisser aller à cheval devant le meunier qui le prit dans ses bras avec amour, en disant tout bas à la vieille Marie:
—Si nous en avions un comme ça pour nous réjouir à la maison? hein, mère? Mais ça ne sera jamais!
Et la mère comprit qu'il ne voulait se marier qu'avec celle à laquelle il ne pouvait raisonnablement prétendre.
Marcelle ayant embrassé la meunière et largement récompensé en cachette les serviteurs du moulin, remonta gaiement dans l'infernale patache. Son premier essai d'égalité avait épanoui son âme, et la suite du roman qu'elle voulait réaliser se présentait à ses yeux sous les plus poétiques couleurs. Mais le seul aspect de Blanchemont rembrunit singulièrement ses pensées, et son coeur se serra dès qu'elle eut franchi la porte de son domaine.
En remontant le cours de la Vauvre, et après avoir gravi un mamelon assez raide, on se trouve sur le tré ou terrier, c'est-à-dire le tertre de Blanchemont. C'est une belle pelouse ombragée de vieux arbres, et dominant un site charmant, non pas des plus étendus de la Vallée-Noire, mais frais, mélancolique et d'un aspect assez sauvage, à cause de la rareté des habitations dont on aperçoit à peine les toits de chaume ou de tuile brune au milieu des arbres.
Une pauvre église et les maisonnettes du hameau entourent ce tertre incliné vers la rivière, qui fait en cet endroit de gracieux détours. De là un large chemin raboteux conduit au château situé un peu en arrière au-dessous du tertre, au milieu des champs de blé. On rentre en plaine, on perd de vue les beaux horizons bleus du Berri et de la Marche. Il faut monter aux seconds étages du château pour les retrouver.
Ce château n'a jamais été d'une grande défense: les murs n'ont pas plus de cinq à six pieds d'épaisseur en bas, les tours élancées sont encorbellées. Il date de la fin des guerres de la féodalité. Cependant la petitesse des portes, la rareté des fenêtres, et les nombreux débris de murailles et de tourelles qui lui servaient d'enceinte, signalent un temps de méfiance où l'on se mettait encore à l'abri d'un coup de main. C'est un caste! assez élégant, un carré long renfermant à tous les étages une seule grande pièce, avec quatre tours contenant de plus petites chambres aux angles, et une autre tour sur la face de derrière servant de cage à l'unique escalier. La chapelle est isolée par la destruction des anciens communs; les fossés sont comblés en partie, les tourelles d'enceinte sont tronquées à la moitié, et l'étang qui baignait jadis le château du côté du nord est devenu une jolie prairie oblongue, avec une petite source au milieu.
Mais l'aspect encore pittoresque du vieux château ne frappa d'abord que secondairement l'attention de l'héritière de Blanchemont. Le meunier, en l'aidant à descendre de voiture, la dirigeait vers ce qu'il appelait le château neuf et les vastes dépendances de la ferme, situées au pied du manoir antique et bordant une très-grande cour fermée d'un côté par un mur crénelé, de l'autre par une haie et un fossé plein d'eau bourbeuse. Rien de plus triste et de plus déplaisant que cette demeure des riches fermiers. Le château neuf n'est qu'une grande maison de paysan, bâtie, il y a peut-être cinquante ans, avec les débris des fortifications. Cependant les murs solides, fraîchement recrépis, et la toiture en tuiles neuves d'un rouge criard, annonçaient de récentes réparations. Ce rajeunissement extérieur jurait avec la vétusté des autres bâtiments d'exploitation et la malpropreté insigne de la cour. Ces bâtiments sombres, et offrant des traces d'ancienne architecture, mais solides et bien entretenus, formaient un développement de granges et d'étables d'un seul tenant qui faisait l'orgueil des fermiers et l'admiration de tous les agriculteurs du pays. Mais cette enceinte, si utile à l'industrie agricole, et si commode pour l'emménagement du bétail et de la récolte, enfermait les regards et la pensée dans un espace triste, prosaïque et d'une saleté repoussante. D'énormes monceaux de fumier enfoncés dans leurs fosses carrées en pierres de taille, et s'élevant encore à dix ou douze pieds de hauteur, laissaient échapper des ruisseaux immondes qu'on faisait écouler à dessein en toute liberté vers les terrains inférieurs pour réchauffer les légumes du potager. Ces provisions d'engrais, richesse favorite du cultivateur, charment sa vue et font glorieusement palpiter son coeur satisfait, lorsqu'un confrère vient les contempler avec l'admiration de l'envie. Dans les petites exploitations rustiques, ces détails n'offensent pourtant ni les yeux ni l'esprit de l'artiste. Leur désordre, l'encombrement des instruments aratoires, la verdure qui vient tout encadrer, les cachent ou les relèvent; mais sur une grande échelle et sur un terrain vaste, rien de plus déplaisant que cet horizon d'immondices. Des nuées de dindons, d'oies et de canards se chargent d'empêcher qu'on puisse mettre le pied avec sécurité sur un endroit épargné par l'écoulement des fumerioux (les tas de fumier). Le terrain, inégal et pelé, est traversé par une voie pavée, qui en cet instant, n'était pas plus praticable que le reste. Les débris de la vieille toiture du château neuf étant restés épars sur le sol, on marchait littéralement sur un champ de tuiles brisées. Il y avait pourtant près de six mois que le travail des couvreurs était terminé; mais ces réparations étaient à la charge du propriétaire, tandis que le soin d'enlever le déchet et de nettoyer la cour regardait le fermier. Il se promettait donc de le faire quand les occupations de l'été auraient cessé et que ses serviteurs pourraient s'en charger. D'une part, il y avait le motif d'économiser quelques journées d'ouvrier; de l'autre, cette profonde apathie du Berrichon, qui laisse toujours quelque chose d'inachevé, comme si, après un effort l'activité épuisée demandait un repos indispensable et les délices de la négligence avant la fin de la tâche.
Marcelle compara cette grossière et repoussante opulence agricole, au poétique bien-être du meunier; et elle lui aurait adressé quelque réflexion à cet égard, si, au milieu des cris de détresse des dindons effarouchés et pourtant immobiles de terreur, du sifflement des oies mères de famille, et des aboiements de quatre ou cinq chiens maigres au poil jaune, elle eût pu placer une parole. Comme c'était le dimanche, les boeufs étaient à l'étable et les laboureurs sur le pas de la porte, dans leurs habits de fête, c'est-à-dire en gros drap bleu de Prusse, de la tête aux pieds. Ils regardèrent entrer la patache avec beaucoup d'étonnement, mais aucun ne se dérangea pour la recevoir et pour avertir le fermier de l'arrivée d'une visite. Il fallut que Grand-Louis servît d'introducteur à madame de Blanchemont; il n'y fit pas beaucoup de façons et entra sans frapper, en disant:
—Madame Bricolin, venez donc! voilà madame de Blanchemont qui vient vous voir.
Cette nouvelle imprévue causa un si vif saisissement aux trois dames Bricolin qui venaient de rentrer de la messe, et qui étaient en train de manger debout une légère collation, qu'elles restèrent stupéfaites, se regardant comme pour se demander ce qu'il fallait dire et faire en pareille circonstance; et elles n'avaient pas encore bougé de leur place lorsque Marcelle entra. Le groupe qui se présenta à ses regards était composé de trois générations. La mère Bricolin, qui ne savait ni lire ni écrire, et qui était vêtue en paysanne; madame Bricolin, épouse du fermier, un peu plus élégante que sa belle-mère, ayant à peu près la tenue d'une gouvernante de curé: celle-là savait signer son nom lisiblement, et trouver les heures du lever du soleil et les phases de la lune dans l'almanach de Liège; enfin, mademoiselle Rose Bricolin, belle et fraîche en effet comme une rose du mois de mai, qui savait très-bien lire des romans, écrire la dépense de la maison et danser la contredanse. Elle était coiffée en cheveux, et portait une jolie robe de mousseline couleur de rose, qui dessinait à merveille une taille charmante, un peu trop modelée par l'exagération du corsage et des manches collantes, à la mode du moment. Cette ravissante figure, dont l'expression était fine et naïve à la fois, effaça chez Marcelle le fâcheux effet de la mine aigre et dure de sa mère. La grand'mère, hâlée et ridée comme une campagnarde éprouvée, avait une physionomie ouverte et hardie. Ces trois femmes restaient la bouche béante; la mère Bricolin se demandant de bonne foi si cette belle jeune dame était la même qu'elle avait vue venir quelquefois au château trente ans auparavant, c'est-à-dire la mère de Marcelle, qu'elle savait pourtant bien être morte depuis longtemps: madame Bricolin, la fermière, s'apercevant qu'elle avait remis trop vite, en rentrant de la messe, un tablier de cuisine sur sa robe de mérinos marron; et mademoiselle Rose pensant rapidement qu'elle était irréprochablement vêtue et chaussée, et qu'elle pouvait, grâce au dimanche, être surprise par une élégante Parisienne, sans avoir à rougir de quelque occupation domestique trop vulgaire.
Madame de Blanchemont avait toujours été, aux yeux de là famille Bricolin, un être problématique qui existait peut-être, qu'on n'avait jamais vu et qu'on ne verrait certainement jamais. On avait connu monsieur son mari, qu'un n'aimait point parce qu'il était hautain, qu'on n'estimait pas parce qu'il était dépensier, et qu'on ne craignait guère parce qu'il avait toujours besoin d'argent et qu'il s'en faisait avancer à tout prix. Depuis sa mort, on pensait n'avoir jamais à traiter qu'avec des hommes d'affaires, vu que le défunt avait dit maintes fois, en produisant la complaisante signature de sa femme: Madame de Blanchemont est un enfant qui ne s'occupera jamais de tout cela, et qui s'inquiète fort peu d'où lui vient l'argent, pourvu que je lui en apporte. Bien entendu que le mari avait coutume de mettre sur le compte les goûts dispendieux de sa femme les prodigalités qu'il faisait à ses maîtresses. On ne soupçonnait donc nullement le caractère véritable de la jeune veuve, et madame Bricolin crut faire un rêve en la voyant tomber en personne au beau milieu de la ferme de Blanchemont. Devait-elle s'en réjouir ou s'en affliger? Cette apparition bizarre était-elle d'un bon ou d'un mauvais augure pour la prospérité des Bricolin? Venait-on réclamer ou demander?
Tandis que, livrée à ces soudaines perplexités, la fermière examinait Marcelle à peu près comme une chèvre qui se met sur la défensive à la vue d'un chien étranger au troupeau, Rose Bricolin, subitement gagnée par l'air affable et la mise simple de l'étrangère, avait eu le courage de faire deux pas vers elle. La grand'mère fut la moins embarrassée des trois. Le premier moment de surprise dissipé, et sa tête affaiblie ayant fait un effort pour comprendre à qui elle avait affaire, elle s'approcha de Marcelle avec une brusque franchise, et lui fit accueil à peu près dans les mêmes termes, quoique avec moins de distinction et de grâce que la meunière d'Angibault. Les deux autres, un peu rassurées par l'air doux et bienveillant avec lequel Marcelle leur demanda l'hospitalité pour deux ou trois jours, ayant, disait-elle, à s'entretenir de ses affaires avec M. Bricolin, s'empressèrent bientôt de lui offrir à déjeuner.
Le refus de Marcelle fut motivé sur l'excellent repas qu'elle avait pris une heure auparavant au moulin d'Angibault, et c'est alors seulement que les regards des trois dames Bricolin se portèrent sur le Grand-Louis qui se tenait près de la porte, causant farine avec la servante comme pour avoir prétexte à rester un peu. Ces trois regards furent très différents. Celui de la grand'mère fut amical, celui de sa belle-fille plein de dédain, celui de Rose incertain et indéfinissable comme s'il eût été mêlé de l'un et de l'autre sentiment intérieur.
—Comment s'écria madame Bricolin d'un ton dolent et railleur, lorsque Marcelle eut raconté en peu de mots ses aventures de la nuit, vous avez été forcée de coucher dans ce moulin? Et nous ne le savions pas! Eh! pourquoi cet imbécile de meunier ne vous a-t-il pas amenée ici tout de suite? Ah! mon Dieu! quelle mauvaise nuit vous avez dû passer, Madame!
—Excellente, au contraire, j'ai été traitée comme une reine, et j'ai mille obligations à M. Louis et à sa mère.
—Mais ça ne m'étonne pas, dit la mère Bricolin; la Grand'Marie est une si brave femme, et elle tient sa maison si proprement! C'est mon amie de jeunesse, à moi; nous avons gardé les moutons ensemble, sauf votre respect; nous étions deux jolies filles dans ce temps-là, à ce qu'on disait, quoiqu'il n'y paraisse plus, n'est-ce pas, Madame? Nous n'en savions pas plus long l'une que l'autre: filer, tricoter, faire les fromages, et voilà tout. Nous nous sommes mariées bien différemment; elle a pris plus pauvre qu'elle, et moi j'ai épousé plus riche que moi. C'est l'amour qui a fait ces deux mariages-là! ça se voyait dans notre temps; à présent on ne se marie que par intérêt, et les écus comptent plus que les sentiments. Ce n'en est pas mieux, n'est-ce pas, madame de Blanchemont?
—Je suis tout à fait de votre avis, dit Marcelle.
—Eh! mon Dieu! ma mère, quels contes faites-vous là à Madame? reprit aigrement madame Bricolin. Croyez-vous que vous l'amusez avec vos vieilles histoires? Eh! meunier, ajouta-t-elle d'un ton impératif, allez donc voir si M. Bricolin est dans la garenne ou à son champ d'avoine derrière la maison. Vous lui direz de venir saluer madame.
—M. Bricolin, répondit le meunier avec un regard clair et un air de bravade enjouée, n'est ni à son champ d'avoine, ni à la garenne; je l'ai aperçu en passant qui buvait chopine et pinte avec M. le curé au presbytère.
—Ah! oui! dit la mère Bricolin, il doit être au précipitère. M. le curé a grand soif et grand faim après la grand'messe, et il aime qu'on lui tienne compagnie. Dismoi, Louis, mon enfant, veux-tu aller le chercher, toi qui es si complaisant?
—J'y vas tout de suite, dit le meunier qui n'avait pas bougé à l'injonction de la fermière.
Et il sortit en courant.
Si vous le trouvez complaisant, celui-là, grommela madame Bricolin en regardant sa belle-mère avec humeur, vous n'êtes pas difficile.
—Oh! maman, il ne faut pas dire cela, dit d'une voix douce la belle Rose Bricolin. Grand-Louis a bien bon coeur.
—Et qu'est-ce que vous voulez en faire de son bon coeur? riposta la Bricolin avec une irritation croissante. Qu'est-ce que vous avez donc pour lui toutes les deux, depuis quelque temps?
—Mais, maman, c'est toi qui es injuste avec lui depuis quelque temps, répondit Rosé, qui ne paraissait pas craindre beaucoup sa mère, habituée qu'elle était à la protection de son aïeule. Tu le rudoies toujours, et pourtant tu sais que papa l'estime beaucoup.
—Toi, tu ferais mieux, dit la fermière, d'aller, au lieu de raisonner, préparer ta chambre, qui est la mieux arrangée de la maison, pour madame, qui aura peut-être envie de se reposer avant l'heure du dîner. Madame nous excusera si elle n'est pas très-bien logée ici. Ce n'est que l'année dernière que défunt M. de Blanchemont a consenti à faire arranger un peu le château neuf, qui était quasi aussi délabré que l'ancien, et c'est alors seulement que nous avons pu commencer à nous meubler un peu convenablement au renouvellement de notre bail. Rien n'est terminé, les papiers ne sont pas encore collés dans toutes les chambres, et nous attendons des commodes et des lits qui ne sont pas encore arrivés de Bourges. Nous en avons aussi qui ne sont pas encore déballés. Nous sommes vraiment sens dessus dessous depuis que les ouvriers ont tout bouleversé ici.
Les embarras domestiques que madame Bricolin signalait ainsi par un discours de rigueur, étaient absolument motivés comme ceux que Marcelle avait pu remarquer à l'extérieur de la maison. L'économie, jointe à l'apathie, faisait traîner les dépenses en longueur, et reculait indéfiniment le moment de jouir du luxe qu'on voulait, qu'on pouvait, et qu'on n'osait encore se permettre. La pièce triste et enfumée où l'on avait été surpris par la châtelaine était la plus laide et la plus malpropre du château neuf. C'était a la fois une cuisine, une salle à manger et un parloir. Les poules y avaient accès, à cause de la porte au rez-de-chaussée constamment ouverte, le soin de les chasser étant une des occupations incessantes de la fermière, comme si l'état de colère et les actes de rigueur perpétuelle où l'entretenaient les récidives de la volaille eussent été nécessaires à son besoin d'agir et de châtier. C'est là qu'on recevait les paysans avec lesquels on avait des relations de tous les instants; et, comme leurs pieds crottés et le sans-gêne de leurs habitudes eussent inévitablement gâté les parquets et les meubles, on n'y faisait usage que de grossières chaises de paille et de bancs de bois posés sur les dalles nues et inutilement balayées dix fois par jour. Les mouches, qui y tenaient cour plénière, et le feu qui brûlait à toute heure et en toute saison dans la vaste cheminée ornée de crémaillères de toutes dimensions, rendaient cette pièce fort désagréable en été. Et pourtant c'est là que se tenait continuellement la famille, et lorsqu'on fit passer Marcelle dans la pièce voisine, il lui fut aisé de voir que cette espèce de salon était encore vierge, quoiqu'il fût arrangé depuis un an. Il était décoré avec le luxe grossier des chambres d'auberge. Le parquet tout neuf n'avait pas encore reçu l'encaustique et le cirage. Les rideaux d'indienne voyante étaient suspendus par leurs ornements de cuivre estampés d'un goût détestable. La garniture de la cheminée répondait à l'éclat et à la laideur de ces ornements prétendus renaissance. Un guéridon fort riche, sur lequel on devait un jour prendre le café, avait tous ses bronzes dorés encore enveloppés de papier et de ficelle. Le meuble était couvert de housses à carreaux rouges et blancs, sous lesquelles le damas de laine était destiné à s'user sans voir le jour; et, comme on ne connaît point encore dans ces fermes la distinction du salon avec la chambre à coucher, deux lits d'acajou, non encore garnis de rideaux, étaient disposés en long, les pieds en avant vers la fenêtre, à droite et à gauche de la porte d'entrée. On se disait à l'oreille dans la famille que ce serait la chambre de noces de Rose.
Marcelle trouva cette maison si déplaisante, qu'elle résolut de n'y pas demeurer. Elle déclara qu'elle ne voulait pas causer le moindre dérangement à ses hôtes, et qu'elle chercherait dans le hameau quelque maison de paysan où elle pût prendre gite, à moins qu'il n'y eût dans le vieux château quelque chambre habitable. Cette dernière idée parut causer quelque souci à madame Bricolin, et elle n'épargna rien pour en détourner son hôtesse.
—Il est bien vrai, dit-elle, qu'il y a toujours au vieux château ce qu'on appelle la chambre du maître. Lorsque M. le baron, votre défunt mari, nous faisait l'honneur de passer par ici, comme il nous écrivait toujours d'avance pour nous prévenir de son arrivée, nous avions soin de tout nettoyer, afin qu'il ne s'y trouvât pas trop mal. Mais ce malheureux château est si triste, si délabré...! Les rats et les oiseaux de nuit font là dedans un vacarme si épouvantable, et, d'ailleurs, les toitures sont en si mauvais état, et les murs si branlants, qu'il n'y a vraiment pas de sûreté à y dormir. Je ne conçois pas le goût que M. le baron avait pour cette chambre. Il n'en voulait pas accepter chez nous, et on aurait dit qu'il se serait cru dégradé s'il eût passé une nuit ici ailleurs que sous le toit de son vieux château.
—J'irai voir cette chambre, dit Marcelle, et pour peu qu'on y puisse dormir à couvert, c'est tout ce qu'il me faut. En attendant, je vous supplie de ne rien déranger chez vous. Je ne veux en aucune façon vous être à charge.
Rose exprima le désir qu'elle aurait au contraire à céder son appartement à madame de Blanchemont, dans des termes si aimables et avec une physionomie si prévenante, que Marcelle lui prit doucement la main pour la remercier, mais sans changer de résolution. L'aspect du château neuf, joint à une répugnance instinctive pour madame Bricolin, lui firent refuser obstinément l'hospitalité qu'elle avait fini par accepter de grand coeur au moulin.
Elle se débattait encore contre les cérémonieuses importunités de la fermière, lorsque M. Bricolin arriva.
M. Bricolin était un homme de cinquante ans, robuste et d'une figure régulière. Mais l'embonpoint avait envahi ses membres ramassés, ainsi qu'il arrive à tous les campagnards à leur aise, qui, passant leurs journées au grand air, à cheval la plupart du temps, et menant une vie active mais non pénible, ont juste assez de fatigue pour entretenir l'exubérance de leur santé et la complaisance de leur appétit. Grâce à ce stimulant d'un air vif et d'un exercice continuel, ces hommes supportent quelque temps sans malaise des excès de table journaliers, et, quoique dans leurs occupations champêtres ils soient vêtus d'une manière peu différente des paysans, il est impossible de les confondre avec eux, même au premier coup d'oeil. Tandis que le paysan est toujours maigre, bien proportionné et d'un teint basané qui a sa beauté, le bourgeois de campagne est toujours, dès l'âge de quarante ans, affligé d'un gros ventre, d'une démarche pesante et d'un coloris vineux qui vulgarisent et enlaidissent les plus belles organisations.
Parmi ceux qui ont fait leur fortune eux-mêmes et qui ont commencé leur vie par la sobriété forcée du paysan, on ne trouverait guère d'exception à cet épaississement de la forme et à cette altération de la peau. Car c'est une observation proverbiale que lorsque le paysan commence à se nourrir de viande et à boire du vin à discrétion, il devient incapable de travailler, et que le retour à ses premières habitudes lui serait infailliblement et promptement mortel. On peut donc dire que l'argent passe dans leur sang, qu'ils s'y attachent de corps et d'âme, et que la vie ou la raison doit fatalement succomber chez eux à la perte de leur fortune. Toute idée de dévouement à l'humanité, toute notion religieuse, sont presque incompatibles avec cette transformation que le bien-être opère dans leur être physique et moral. Il serait fort inutile de s'indigner contre eux. Ils ne peuvent pas être autrement. Ils s'engraissent pour arriver à l'apoplexie ou à l'imbécillité. Leurs facultés pour l'acquisition et la conservation de la richesse, très-développées d'abord, s'éteignent vers le milieu de leur carrière, et, après avoir fait fortune avec une rapidité et une habileté remarquables, ils tombent de bonne heure dans l'apathie, le désordre et l'incapacité. Aucune idée sociale, aucun sentiment de progrès ne les soutient. La digestion devient l'affaire de leur vie, et leur richesse si vigoureusement acquise est, avant qu'ils l'aient consolidée, engagée dans mille embarras et compromise par mille maladresses... sans parler de la vanité qui les précipite dans des spéculations au-dessus de leur crédit; si bien que tous ces riches sont presque toujours ruinés au moment où ils font le plus d'envieux.
M. Bricolin n'en était pas encore là. Il était à cet âge où l'activité et la volonté dans toute leur force, peuvent encore lutter contre la double ivresse de l'orgueil et de l'intempérance. Mais il suffisait de voir ses yeux un peu bridés, son vaste abdomen, son nez luisant, et le tremblement nerveux que l'habitude du coup du matin (c'est-à-dire les deux bouteilles de vin blanc à jeun en guise de café), donnait à sa main robuste, pour présager l'époque prochaine où cet homme si dispos, si matinal, si prévoyant et si impitoyable en affaires, perdrait la santé, la mémoire, le jugement et jusqu'à la dureté de son âme, pour devenir un ivrogne épuisé, un bavard très-lourd, et un maître facile à tromper.
Sa figure avait été belle, quoique dépourvue absolument de distinction. Ses traits courts et fortement accentués annonçaient une énergie et une âpreté peu communes. Il avait l'oeil vif, noir et dur, la bouche sensuelle, le front étroit et bas, les cheveux crépus, la parole brève et rapide. Il n'y avait point de fausseté dans son regard, ni d'hypocrisie dans ses manières. Ce n'était point un homme fourbe, et le grand respect qu'il avait pour le tien et le mien, aux termes de la société actuelle, le rendait incapable de friponnerie. D'ailleurs, le cynisme de sa cupidité l'empêchait de farder ses intentions, et quand il avait dit à son semblable: «Mon intérêt est contraire au tien,» il pensait lui avoir démontré qu'il agissait en vertu du droit le plus sacré, et qu'il avait fait acte de haute loyauté en le lui annonçant.
Demi-bourgeois, demi-manant, il portait le dimanche un costume mixte entre le paysan el le monsieur. Son chapeau avait la forme plus basse que celui des uns, et les bords moins larges que celui des autres. Il avait une blouse grise à ceinture et à plis fixés sur sa taille courte, qui lui donnait l'aspect d'une barrique cerclée. Ses guêtres exhalaient une odeur d'étable indélébile, et sa cravate de soie noire était d'un luisant graisseux. Ce personnage, court et brusque, fit une impression désagréable sur Marcelle, et sa conversation prolixe, roulant toujours sur l'argent, lui fut encore moins sympathique que les prévenances désobligeantes de sa moitié.
Voici quel fut à peu près le résumé du bavardage de deux heures qu'elle eut à subir de la part de maître Bricolin. La propriété de Blanchemont était chargée d'hypothèques pour un grand tiers de sa valeur. Feu M. le baron avait en outre demandé des avances considérables sur les fermages, et avec des intérêts énormes que M. Bricolin avait été forcé d'exiger, vu la difficulté de se procurer de l'argent et le taux usuraire établi dans le pays. Madame de Blanchemont devait se soumettre à des conditions encore plus dures, si elle voulait continuer le système auquel son mari avait été autorisé par elle; ou bien, avant de demander les revenus, elle devait payer l'arriéré, capital et intérêts, et intérêt des intérêts, somme qui s'élevait à plus de cent mille francs. Quant aux autres créanciers, ils voulaient rentrer dans leurs fonds entièrement, ou garder leur créance entière à titre de placement. Il fallait donc vendre la terre ou trouver promptement des capitaux; en un mot, la terre valait huit cent mille francs, elle était grevée de quatre cent mille francs de dettes, sans compter celle envers M. Bricolin. Il restait trois cent mille francs, unique fortune désormais de madame de Blanchemont, indépendante de celle que son mari avait ou n'avait pas laissée à son fils et dont elle ne connaissait pas encore la situation.
Marcelle était loin de s'attendre à de si grands désastres, elle n'en avait pas prévu la moitié. Les créanciers n'avaient pas encore réclamé, et, bien nantis de leurs titres, ils attendaient, M. Bricolin tout le premier, que la veuve s'informât de sa position pour lui demander le paiement intégral ou la continuation du revenu que l'emprunt leur assurait. Lorsqu'elle demanda à Bricolin pourquoi, depuis un mois qu'elle était veuve, il ne lui avait pas fait connaître l'état de ses affaires, il lui répondit avec une brutale franchise qu'il n'avait pas de raison pour se presser, que sa créance était bonne, et que chaque jour d'indifférence de la part du propriétaire était un jour de profit pour le fermier, pendant lequel il cumulait les intérêts de son argent sans rien aventurer. Ce raisonnement péremptoire éclaira promptement Marcelle sur le genre de moralité de M. Bricolin.
—C'est juste, lui répondit-elle en souriant avec une ironie que le fermier ne daigna pas comprendre. Je vois que c'est ma faute si chaque jour que je laisse écouler dévore plus que le revenu auquel je croyais pouvoir prétendre. Mais, dans l'intérêt de mon fils, je dois mettre un terme à cette espèce de débâcle, et j'attends de vous, monsieur Bricolin, un bon conseil à cet égard.
M. Bricolin, très surpris du calme avec lequel la dame de Blanchemont venait d'apprendre qu'elle était à peu près ruinée, et encore plus de la confiance avec laquelle elle le consultait, la regarda entre les deux yeux. Il vit dans sa physionomie une sorte de défi malicieux porté par la plus parfaite candeur à sa cupidité.
—Je vois bien, dit-il, que vous voulez me tenter, mais je ne veux pas m'exposer à des reproches de la part de votre famille. Cela fait tort à un homme d'être accusé de complaisance intéressée à des prêts usuraires. Il faut, madame de Blanchemont, que je vous parle sérieusement; mais ici les murs sont trop minces, et ce que j'ai à vous dire n'a pas besoin d'être ébruité. Si vous voulez faire semblant de venir avec moi examiner le vieux château, je vous dirai, 1° ce que je vous conseillerais de faire si j'étais votre parent; 2° ce que, étant votre créancier, je désire que vous fassiez; vous verrez s'il y a un troisième avis à examiner. Je ne le pense pas.
Si le vieux château n'eût pas été entouré d'orties, de mares stagnantes et fétides, et de mille décombres mutilés qui n'avaient plus aucune autre physionomie que celle d'un désordre barbare, c'eût été un débris du passé assez pittoresque. Il y avait un reste de fossé avec de grands roseaux, de superbes lierres sur toute une face du bâtiment, et un éboulement où des cerisiers sauvages avaient acquis un développement magnifique. Ce côté ne manquait pas de poésie. M. Bricolin montra à Marcelle la chambre que son mari avait coutume d'habiter en passant. Il y avait un reste d'ameublement du temps de Louis XVI, très-malpropre et très-fané. Cependant cette pièce était habitable, et madame de Blanchemont résolut d'y passer la nuit.
—Cela contrariera un peu ma femme, qui tenait à honneur de vous recevoir dans ses meubles, dit M. Bricolin; mais je ne connais rien de plus mal à propos que de tourmenter les personnes. Si le vieux château vous plaît, il ne faut pas disputer des goûts, comme on dit, et j y ferai transporter vos effets. On mettra un lit de sangle dans ce cabinet pour votre fille de chambre. En attendant, je vais vous parler sérieusement de vos affaires, madame de Blanchemont: c'est le plus pressé.
Et, tirant un fauteuil, Bricolin s'y installa et commença ainsi:
—D'abord, permettez-moi de vous demander si vous avez par devers vous une autre fortune que la terre de Blanchemont? je ne crois pas, si je suis bien informé.
—Je n'ai à moi rien autre chose, répondit Marcelle avec tranquillité.
—Et pensez-vous que votre fils ait à hériter d'une grosse fortune du chef de son père?
—Je n'en sais rien. Si les propriétés de M. de Blanchemont sont aussi grevées que la mienne....
—Ah! vous n'en savez rien? Vous ne vous occupez donc pas de vos affaires? c'est drôle! Mais tous les nobles sont comme cela. Moi, je suis obligé de connaître votre position. C'est mon métier et mon intérêt. Or donc, voyant que feu M. le baron allait grand train, et ne prévoyant pas qu'il mourrait si jeune, j'ai dû m'assurer des brèches qu'il pouvait avoir faites à sa fortune, afin d'être en garde contre des emprunts qui auraient pu excéder un jour la valeur des terres d'ici, et me laisser sans garantie. J'ai donc fait courir et fureter les gens du métier, et je sais, à un sou près, ce qui reste, au jour d'aujourd'hui, à votre petit bonhomme.
—Faites-moi donc le plaisir de me l'apprendre, monsieur Bricolin.
—C'est facile, et vous pourrez le vérifier. Si je me trompe de dix mille francs, c'est tout le bout du monde. Votre mari avait environ un million de fortune, il reste cela au soleil, sauf qu'il y a neuf cent quatre-vingt ou quatre-vingt-dix mille francs de dettes à payer.
—Ainsi, mon fils n'a plus rien? dit Marcelle troublée de cette révélation nouvelle.
—Comme vous dites. Avec ce que vous avez il aura encore trois cent mille francs un jour. C'est encore joli si vous voulez rassembler et liquider cela. En terres, ça représente six ou sept mille livres de rente. Si vous voulez le manger, c'est encore plus joli.
—Je n'ai pas l'intention de détruire l'unique avenir de mon fils. Mon devoir est de me dégager autant que possible des embarras où je me trouve.
—En ce cas, écoutez: Vos terres et les siennes rapportent deux pour cent. Vous payez les intérêts de vos dettes quinze et vingt pour cent; avec les intérêts cumulés, vous arriverez promptement à augmenter sans fin le capital de la dette. Comment allez-vous faire?
—Il faut vendre, n'est-ce pas?
—Comme vous voudrez. Je crois que c'est dans votre intérêt bien entendu, à moins que, pourtant, comme vous avez pour longtemps la jouissance du bien de votre fils, vous ne préfériez profiter du désordre, et faire votre part.
—Non, monsieur Bricolin, telle n'est pas mon intention.
—Mais vous pourriez encore tirer de l'argent de cette fortune-là, et comme le petit a encore des grands parents dont il héritera, il pourrait n'être pas banqueroutier à l'époque de sa majorité.