Lémor pleurait comme un enfant en pressant Marcelle contre son coeur. Marcelle, entraînée par une sympathie brûlante et un respect enthousiaste, tomba à genoux devant lui comme une fille devant son père, en lui disant:

—Sauve-moi, ne me laisse pas périr! Tu étais là, tout à l'heure, tu m'as entendue consulter un homme d'argent sur des affaires d'argent. Je me laisse persuader de lutter contre la pauvreté pour sauver mon fils de l'ignorance et de l'impuissance morale; si tu me condamnes, si tu me prouves que mon fils sera meilleur et plus grand en subissant la pauvreté, j'aurai peut-être l'effroyable courage de faire souffrir son corps pour fortifier son âme!

—O Marcelle! dit Lémor en la forçant à se rasseoir et en se mettant à son tour à genoux devant elle, tu as la force et la résolution des grandes saintes et des fières martyres du temps passé. Mais où sont les eaux du baptême, pour que nous y portions ton enfant? l'église des pauvres n'est pas édifiée, ils vivent dispersés dans l'absence de toute doctrine, suivant des inspirations diverses; ceux-ci résignés par habitude, ceux-là idolâtres par stupidité, d'autres féroces par vengeance, d'autres encore avilis par tous les vices de l'abandon et de l'abrutissement. Nous ne pouvons pas demander au premier mendiant qui passe d'imposer les mains à ton fils et de le bénir. Ce mendiant a trop souffert pour aimer, c'est peut-être un bandit! Gardons ton fils à l'abri du mal autant que possible, enseignons-lui l'amour du bien et le besoin de la lumière. Cette génération la trouvera peut-être. Ce sera peut-être à elle de nous instruire un jour. Garde ta richesse, comment pourrais-je te la reprocher, quand je vois que ton coeur en est entièrement détaché et que tu la regardes comme un dépôt dont le ciel le demandera compte? Garde ce peu d'or qui te reste. Le bon meunier le disait l'autre jour: Il est des mains qui purifient comme il en est qui souillent et corrompent. Aimons-nous, aimons-nous, et comptons que Dieu nous éclairera quand son jour sera venu. Et maintenant, adieu Marcelle, je vois que tu désires que ce courage vienne de moi. Je l'aurai. Demain j'aurai quitté cette douce et belle vallée où j'ai vécu deux jours si heureux malgré tout! Dans un an j'y reviendrai: que tu sois dans un palais ou dans une chaumière, je vois bien qu'il faut que je me prosterne à ta porte et que j'y suspende mon bâton de pèlerin pour ne jamais le reprendre.

Lémor s'éloigna, et, quelques moments après, Marcelle quitta la chaumière à son tour. Mais quelque précaution qu'elle mît à dissimuler sa retraite, elle se trouva face à face au bord de l'enclos avec un enfant de mauvaise mine, qui, tapi derrière le buisson, semblait l'attendre au passage. Il la regarda fixement d'un air effronté, puis, comme enchanté de l'avoir surprise et reconnue, il se mit à courir dans la direction d un moulin qui est situé sur la Vauvre de l'autre côté du chemin. Marcelle, à qui cette laide figure ne parut pas inconnue, se rappela, après quelque effort, que c'était là le Patachon qui l'avait tout récemment égarée dans la Vallée-Noire et abandonnée dans un marécage. Cette tête rousse et cet oeil vert de mauvais augure lui causèrent quelques inquiétudes, bien qu'elle ne pût concevoir quel intérêt cet enfant pouvait avoir à surveiller ses démarches.




XXVIII.

LA FÊTE.

Le meunier était retourné à la danse, espérant y retrouver Rose débarrassée de ce qu'il appelait dédaigneusement sa cousinaille. Mais Rose boudait contre ses parents, contre la danse et un peu aussi contre elle-même. Elle avait des remords de ne pas se sentir le courage d'affronter les brocards de sa famille.

Son père l'avait prise à l'écart le matin.

—Rose, lui avait-il dit, ta mère t'a défendu de danser avec le Grand-Louis d'Angibault, moi je te défends de lui faire cet affront. C'est un honnête homme, incapable de te compromettre; et d'ailleurs, qui pourrait s'aviser de faire un rapprochement entre toi et lui? Ce serait trop inconvenable, et au jour d'aujourd'hui, on ne peut pas supposer qu'un paysan oserait en conter à une fille de ton rang. Danse donc avec lui; il ne faut pas humilier ses inférieurs; on a toujours besoin d'eux un jour ou l'autre, et on doit se les attacher quand ça ne coûte rien.

—Mais si maman me gronde? avait dit Rose, à la fois heureuse de cette autorisation, et blessée du motif qui la dictait.

—Ta mère ne dira rien. Je lui ai fait la morale, avait répondu M. Bricolin; et en effet, madame Bricolin n'avait rien dit. Elle n'eût osé désobéir à son seigneur et maître, qui lui permettait d'être méchante avec les autres, à la seule condition qu'elle fléchirait devant lui. Mais comme il n'avait pas jugé à propos de l'instruire de ses vues, comme elle ignorait l'importance qu'il attachait à se conserver l'alliance du meunier dans l'affaire diplomatique de l'acquisition du domaine de Blanchemont, elle avait su éluder ses ordres, et sa condescendance ironique était plus lâcheuse pour le Grand-Louis qu'une guerre ouverte.

Ennuyé de ne pas voir Rose, et comptant sur la protection de son père, qu'il avait vu rentrer à la ferme, Grand-Louis s'y rendit, cherchant quelque prétexte pour causer avec lui et apercevoir l'objet de ses pensées. Mais il fut assez surpris de trouver dans la cour M. Bricolin en grande conférence avec le meunier de Blanchemont, celui dont le moulin était situé au bas du terrier, juste en face de la maison de la Piaulette. Or, M. Bricolin était, peu de jours auparavant, irrévocablement brouillé avec ce meunier, qui avait eu quelque temps sa pratique, et qui, selon lui, l'avait abominablement volé sur son grain. Ledit meunier, innocent ou coupable, regrettant fort la pratique de la ferme, avait juré haine et vengeance à Grand-Louis. Il ne cherchait qu'une occasion de lui nuire, et il venait de la trouver. Le propriétaire de son moulin était précisément M. Ravalard, à qui le meunier d'Angibault avait vendu la calèche de Marcelle. Heureux et fier d'essayer et de montrer son carrosse à ses vassaux, M. Ravalard, tout en venant donner le coup d'oeil du maître aux propriétés qu'il avait à Blanchemont, mais n'ayant pas de domestique qui sût conduire deux chevaux a la fois, avait requis les talents du patachon roux qui faisait le métier de conducteur du louage, et qui se vantait de connaître parfaitement les chemins de la Vallée Noire. M. Ravalard était arrivé, non sans peine, mais du moins sans accident, le matin de ce jour de fête. Il avait mis ses chevaux à son moulin et n'avait pas fait remiser sa carrosse, afin que, du haut du terrier, tout le monde pût la contempler et savoir à qui elle appartenait.

La vue de cette brillante calèche avait déjà fort indisposé M. Bricolin, qui détestait M. Ravalard, son rival en richesse territoriale dans la commune. Il était descendu au chemin qui longe la Vauvre pour l'examiner et la critiquer. Le meunier Grauchon, rival de Grand-Louis, était venu lier conversation avec M. Bricolin, sans avoir l'air de se rappeler leur inimitié, et il n'avait pas manqué de le narguer adroitement en lui faisant comprendre que son maître était mieux en position que lui de rouler carrosse. Là-dessus, M. Bricolin de dénigrer le carrosse, de dire que c'était une vieille voiture du préfet mise à la réforme, une brouette sans solidité, et qui ne sortirait peut-être pas de la Vallée Noire aussi pimpante qu'elle y était entrée. Grauchon de défendre le discernement de son bourgeois et la qualité de la marchandise; puis de dire que cela sortait de chez madame de Blanchemont et que le Grand-Louis avait été le commissionnaire de cette acquisition. M. Bricolin, surpris et choqué, écouta les détails de l'affaire, et sut que le meunier d'Angibault avait décidé M. Ravalard à s'emparer de cet objet de luxe en lui disant que cela ferait enrager M. Bricolin. Le fait n'était malheureusement que trop vrai. M. Ravalard avait fait conversation tout le long de son chemin avec le patachon. Celui-ci, habile à se ménager un bon pourboire, et voyant le bourgeois enivré de sa nouvelle voiture, ne lui avait pas parlé d'autre chose. Il n'y avait rien de plus beau, de plus léger, de plus aimable à conduire que cette voiture-là. Ça devait avoir coûté au moins quatre mille francs, et ça en valait le double dans le pays. M. Ravalard, doucement flatté de cette naïve admiration, avait confié à son guide tous les détails de l'affaire, et ce dernier, en déjeunant au moulin de Blanchemont, en avait bavardé avec le meunier Grauchon. Voyant là que Grand-Louis excitait la haine et l'envie, il avait envenimé les choses autant pour le plaisir de jaser et de se faire écouter, que par suite de la rancune qu'il gardait au Grand-Louis pour l'avoir raillé cruellement le jour de l'aventure du bourbier.

Peu d'instants après que M. Bricolin eut quitté Grauchon, le front plissé et l'air rogue, ledit Grauchon vit entrer Grand-Louis et Marcelle chez la Piaulette. Ce rendez-vous, qui sentait le mystère, le frappa, et il se creusa la cervelle pour trouver là une nouvelle occasion de nuire à son ennemi. Il mit le patachon en embuscade, et, au bout d'une heure, il sut que le Grand-Louis, un inconnu qui avait l'air d'être un nouveau garçon de moulin engagé à son service, la jeune dame de Blanchemont et M. Tailland, le notaire, avaient été enfermés en grande conférence chez la Piaulette; qu'ils en étaient tous sortis séparément et en prenant d'inutiles précautions pour n'être pas remarqués; enfin, qu'il se tramait là quelque complot, une affaire d'argent, à coup sûr, puisque le notaire s'en était mêlé. Grauchon n'ignorait pas que cet honnête notaire était la bête noire et la terreur de Bricolin. Devinant à moitié la vérité, il se hâta d'aller informer complaisamment Bricolin de tous ces détails, et de lui faire compliment de la manière dont son favori le meunier d'Angibault servait ses intérêts. C'est cette délation que Grand-Louis surprit en entrant dans la cour de la ferme.

En toute autre circonstance, notre honnête meunier eût été droit à son accusateur et l'eût forcé à s'expliquer devant lui. Mais voyant Bricolin lui tourner le dos brusquement, et Grauchon le regarder en dessous d'un air sournois et railleur, il se demanda avec inquiétude quelle grave question pouvait s'agiter ainsi entre deux hommes qui, la veille, ne se seraient pas donné un coup de bonnet derrière l'église, c'est-à-dire qui ne se seraient pas salués en se rencontrant nez à nez dans le chemin le plus étroit du bourg. Grand-Louis ne savait pas de quoi il s'agissait, ni même s'il était l'objet de cet à parte affecté; mais sa conscience lui reprochait quelque chose. Il avait voulu jouer au plus fin avec M. Bricolin. Au lieu de le repousser avec mépris lorsque celui-ci lui avait offert de l'argent pour servir ses intérêts au détriment de ceux de Marcelle, il avait feint de transiger avec lui pour une ou deux bourrées avec Rose; il lui avait laissé l'espérance, et, pour se venger de l'outrage de ses offres, il l'avait trompé.

«Je mériterais bien, pensa-t-il, que ma belle mine fût éventée. Voilà ce que c'est que de finasser! Ma mère m'a toujours dit que c'était une habitude du pays qui portait malheur, et moi, je n'ai pas su m'en préserver. Si je m'étais montré honnête homme à ce maudit fermier, comme je le suis au fond du coeur, il m'aurait haï, mais respecté et peut-être craint davantage qu'il ne va le faire à présent, s'il découvre que je lui ai dit des paroles de Marchois! Grand-Louis, mon ami, tu as fait une sottise. Toutes les mauvaises actions sont bêtes; puisses-tu ne pas boire la tienne!»

Tourmenté, intimidé et mécontent de lui-même, il alla rejoindre sa mère sur le terrier pour lui proposer de la reconduire à Angibault. Les vêpres étaient finies, et la meunière était déjà partie avec quelques voisines, recommandant à Jeannie de dire à son maître de s'amuser encore un peu, mais de ne pas rentrer trop tard.

Grand-Louis ne sut pas profiter de la permission. Livré à mille anxiétés, il erra jusqu'au coucher du soleil sans prendre goût a rien, attendant ou que Rose reparût, ou que son père vint lui faire connaître ses intentions.

C'est à l'entrée de la nuit que les habitants du hameau s'amusent le mieux un jour de fête. Les gendarmes, fatigués de n'avoir rien à faire, commencent à reprendre leurs chevaux; les gens de la ville et des environs grimpent dans leurs carrioles de toute espèce, et s'en vont, pour éviter les mauvais chemins, de nuit. Les petits marchands plient bagage, et le curé va souper gaiement avec quelque confrère venu pour regarder danser, tout en soupirant peut-être de ne pouvoir prendre part à ce coupable plaisir. Les indigènes restent donc seuls en possession du terrain avec celui des ménétriers qui n'a pas fait une bonne journée, et qui s'en dédommage en la prolongeant. Là, tous se connaissent, et, une fois en train, se dédommagent d'avoir été dispersés, observés et peut-être raillés par les étrangers; car on appelle étrangers, dans la Vallée-Noire, tout ce qui sort du rayon d'une lieue. Alors, toute la petite population de la localité se met en danse, même les vieilles parentes et amies qu'on n'eût pas osé produire au grand jour, même la grosse servante du cabaret, qui s'est évertuée depuis le matin à servir ses pratiques, et qui retrousse son tablier enfumé pour se trémousser avec des grâces surannées; même le petit tailleur bossu, qui eût fait rougir les jeunes filles en les embrassant à la belle heure, et qui dit, en fendant sa bouche jusqu'aux oreilles, qu'à la nuit tous les chats sont gris.

Rose, ennuyée de bouder, retrouva l'envie de se divertir lorsque tous ses parents furent partis. Avant de retourner à la fête, elle voulut voir la folle, qui avait dormi tout le jour sous la garde de la grosse Chounette. Elle entra doucement dans sa chambre, et la trouva éveillée, assise sur son lit, l'air pensif et presque calme. Pour la première fois, depuis bien longtemps, Rose osa lui toucher la main et lui demander de ses nouvelles, et, pour la première fois depuis douze ans, la folle ne retira pas sa main et ne se retourna pas du côté de la ruelle avec humeur.

—Ma chère soeur, ma bonne Bricoline, répéta Rose enhardie et joyeuse, te sens-tu mieux?

—Je me sens bien, répondit la folle d'une voix brève. J'ai trouvé en m'éveillant ce que je cherchais depuis cinquante-quatre ans.

—Et que cherchais-tu, ma chérie?

Je cherchais la tendresse! répondit la Bricoline d'un ton étrange et en posant un doigt sur ses lèvres d'un air mystérieux. Je l'ai cherchée partout: dans le vieux château, dans le jardin, au bord du la source, dans le chemin creux, dans la garenne surtout! Mais elle n'est pas là, Rose, et tu la cherches en vain, toi-même. Ils l'ont cachée dans un grand souterrain qui est sous cette maison, et c'est sous des ruines qu'on pourra la trouver. Cela m'est venu en dormant, car en dormant je pense et je cherche toujours. Sois tranquille, Rose, et laisse-moi seule! Cette nuit, pas plus tard que cette nuit, je trouverai la tendresse et je l'en ferai part. C'est alors que nous serons riches! Au jour d'aujourd'hui, comme dit ce gendarme qu'on a mis ici pour nous garder, nous sommes si pauvres que personne ne veut de nous. Mais demain, Rose, pas plus tard que demain, nous serons mariées toutes les deux, moi avec Paul, qui est devenu roi d'Alger; et toi avec cet homme qui porte des sacs de blé et qui te regarde toujours. J'en ferai mon premier ministre, et son emploi sera de faire brûler à petit feu ce gendarme qui dit toujours la même chose et qui nous a fait tant souffrir. Mais tais-toi, ne parle de cela à personne. C'est un grand secret, et le sort de la guerre d'Afrique en dépend.

Ce discours bizarre effraya beaucoup Rose, et elle n'osa parler davantage à sa soeur, dans la crainte de l'exalter de plus en plus. Elle ne voulut pas la quitter que le médecin, qu'on attendait à cette heure-là, ne fut venu, et même elle oublia son envie de danser et resta pensive auprès du lit de la folle, la tête penchée, les deux mains croisées sur son genou et le coeur rempli d'une tristesse profonde. C'était un contraste frappant que ces deux soeurs, l'une si horriblement dévastée par la souffrance, si repoussante dans son abandon d'elle-même, l'autre si bien parée, brillante de fraîcheur et de beauté; et cependant, il y avait de la ressemblance dans leurs traits; toutes deux aussi couvaient, à des degrés différents, dans leur sein, une amour contrariée, comme on dit dans le pays; toutes deux étaient tristes et graves. La moins abattue des deux était la folle, qui roulait dans son esprit égaré des espérances et des projets fantastiques.

Le médecin arriva très-exactement. Il examina la folle avec l'espèce d'apathie d'un homme qui n'a rien à espérer, rien à tenter dans un cas depuis longtemps désespéré.

—Le pouls est le même, dit-il. Il n'y a pas de changement.

—Pardonnez-moi, docteur, lui dit Rose en l'attirant à part. Il y a du changement depuis hier soir. Elle crie, elle dort, elle parle autrement que de coutume. Je vous assure qu'il se fait en elle une révolution. Ce soir, elle cherche à rassembler ses idées et à les exprimer, quoique ce soient les idées du délire; est-ce, pire, est-ce mieux que son abattement ordinaire? Qu'en pensez-vous?

—Je ne pense rien, répondit le médecin. On peut s'attendre à tout dans ces sortes de maladies, et on ne peut rien prévoir. Votre famille a eu tort de ne pas faire les sacrifices nécessaires pour l'envoyer dans un de ces établissements où des gens de l'art s'occupent spécialement des cas exceptionnels. Moi, je ne me suis jamais vanté de la guérir, et je pense que, même les plus habiles, ne pourraient en répondre aujourd'hui. Il est trop tard. Tout ce que je désire, c'est que sa manie de silence et de solitude ne dégénère pas en fureur. Évitez de la contrarier et ne la faites pas parler, afin que sa pensée ne se fixe pas sur un même objet.

—Hélas! dit Rose, je n'ose vous contredire, et pourtant c'est si affreux de vivre toujours seule, en horreur à tout le monde! Lorsqu'elle semble enfin chercher quelque sympathie, quelque pitié, faudra-t-il opposer à ce besoin d'affection un silence glacé? Savez-vous ce qu'elle me disait tout à l'heure? Elle disait que depuis qu'elle est folle (elle prétend qu'il y a cinquante-quatre ans), elle était occupée à chercher la tendresse. Pauvre fille, il est certain qu'elle ne l'a guère trouvée!

—Et disait-elle cela en termes raisonnables?

—Hélas, non! elle y mêlait des idées effrayantes et des menaces épouvantables.

—Vous voyez bien que ces épanchements du délire sont plus dangereux que salutaires. Laissez-la seule, croyez-moi, et, si elle veut sortir, empêchez qu'on ne gène en rien ses habitudes. C'est la seule manière d'éviter que la crise d'hier soir ne revienne.

Rose obéit à regret; mais Marcelle, qui désirait se retirer dans sa chambre pour écrire et qui voyait sa compagne triste et préoccupée, la conjura d'aller se distraire, et lui promit qu'au premier cri, au premier symptôme d'agitation de sa soeur, elle l'enverrait avertir par la petite Fanchon. D'ailleurs, madame Bricolin était occupée aussi à la maison, et la grand'mère pressait Rose de venir encore danser une bourrée sous ses yeux avant la clôture de l'assemblée.

—Songe, lui dit-elle, que je compte maintenant les jours de fête, en me disant chaque année que je ne verrai peut-être pas la suivante. Il faut que je te voie encore danser et t'amuser aujourd'hui, autrement il m'en roterait une idée triste, et je me figurerais que ça doit me porter malheur.

Rose ne fit point trois pas sur le terrier sans voir Grand-Louis à ses côtés.

—Mademoiselle Rose, lui dit-il, votre papa ne vous a-t-il rien dit contre moi?

—Non. Il m'a, au contraire, presque commandé ce matin de danser avec toi.

—Mais... depuis ce matin?

—Je l'ai à peine vu; il ne m'a pas parlé. Il paraît très-occupé de ses affaires.

—Allons, Louis, dit la grand'mère, tu ne fais donc pas danser Rose? tu ne vois donc pas qu'elle en a envie?

—Est-ce vrai, mam'selle Rose? dit le meunier en prônant la main de la jeune fille; auriez-vous fantaisie de danser encore ce soir avec moi?

—Je veux bien danser, répondit-elle avec une nonchalance assez piquante.

—Si c'est avec quelque autre que moi, dit Grand-Louis en pressant le bras de Rose sur son coeur agité, dites, j'irai le chercher!

—Cela veut peut-être dire que vous souhaiteriez que ce ne fût pas vous? répondit la malicieuse fille en s'arrêtant.

—Vous pensez ça? s'écria le meunier transporté d'amour. Eh bien, vous allez voir si j'ai les jambes engourdies!

Et il l'entraîna, il l'emporta presque au milieu de la danse, où, au bout d'un instant, oublieux l'un et l'autre de leurs inquiétudes et de leurs chagrins, ils rasèrent légèrement le gazon, en se tenant la main un peu plus serrée que la bourrée ne l'exigeait absolument.

Mais cette enivrante bourrée n'était pas finie, que M. Bricolin, qui avait attendu ce moment pour rendre l'affront plus sanglant à la face de tout le village, s'élança au beau milieu des danseurs, et, d'un geste interrompant la cornemuse, qui eût couvert sa voix:

—Ma fille! s'écria-t-il en prenant le bras de Rose, vous êtes une honnête et respectable fille; ne dansez donc plus jamais avec des gens que vous ne connaissez pas!

—Mademoiselle Rose danse avec moi, monsieur Bricolin! répondit Grand-Louis fort animé.

—C'est à cause de ça que je le lui défends, comme je vous défends, à vous, de vous permettre de l'inviter, ni de lui adresser la parole, ni de jamais passer ma porte, ni...

La voix tonnante du fermier fut étouffée par cet excès d'éloquence, et, la colère le faisant bégayer, Grand-Louis l'arrêta.

—Monsieur Bricolin, lui dit-il, vous êtes le maître de commander en père à votre fille, vous êtes le maître de me défendre votre maison, mais vous n'êtes pas le maître de m'offenser en public avant de m'avoir donné une explication en particulier.

—Je suis le maître de faire tout ce que je veux, reprit Bricolin exaspéré, et de dire à un mauvais sujet tout ce que je pense de lui!

—A qui dites-vous ça, monsieur Bricolin? demanda Grand-Louis, dont les yeux se remplirent d'éclairs; car bien qu'il se fût dit, dès le début de cette scène: «Nous y voila! j'ai ce que je mérite jusqu'à un certain point,» il lui était impossible de supporter patiemment un outrage.

—Je dis cela à qui bon me semble! répondit Bricolin d'un air majestueux, mais, au fond, intimidé subitement.

—Si vous parlez à votre bonnet, peu m'importe! reprit Grand-Louis, essayant de se modérer.

—Voyez un peu cet enragé! répliqua M. Bricolin en se renfonçant dans le groupe de curieux qui se pressait autour de lui; ne dirait-on pas qu'il veut m'insulter parce que je lui défends de parler à ma fille? N'en ai-je pas le droit?

—Oui, oui! vous en avez parfaitement le droit, reprit le meunier en s'efforçant de s'éloigner; mais non pas sans m'en dire la raison, et j'irai vous la demander quand vous serez de sang-froid et moi aussi.

—Tu me fais des menaces, malheureux? s'écria Bricolin alarmé; et, prenant l'assemblée à témoin: «Il me fait des menaces!» ajouta-t-il d'un ton emphatique, et comme pour invoquer l'assistance de ses clients et de ses serviteurs contre un homme dangereux.

—Dieu m'en garde! monsieur Bricolin, dit Grand-Louis en haussant les épaules; vous ne m'entendez pas...

—Et je ne veux pas t'entendre. Je n'ai rien à écouter d'un ingrat et d'un faux ami. Oui, ajouta-t-il, voyant que ce reproche causait plus de chagrin que de colère au meunier, je te dis que tu es un faux ami, un Judas!

—Un Judas? non, car je ne suis pas un juif, monsieur Bricolin.

—Je n'en sais rien! reprit le fermier, qui s'enhardissait lorsque son adversaire semblait faiblir.

—Ah! doucement, s'il vous plaît, répliqua Grand-Louis d'un ton qui lui ferma la bouche. Pas de gros mots; je respecte votre âge, je respecte votre mère, et votre fille aussi, plus que vous-même peut-être; mais je ne réponds pas de moi si vous vous emportez trop en paroles. Je pourrais répondre et faire voir que si j'ai un petit tort, vous en avez un grand. Taisons-nous, croyez-moi, monsieur Bricolin, ça pourrait nous mener plus loin que nous ne voulons. J'irai vous parler, et vous m'entendrez.

—Tu n'y viendras pas! Si tu y viens, je te mettrai dehors honteusement, s'écria M. Bricolin lorsqu'il vit le meunier, qui s'éloignait à grands pas, hors de portée de l'entendre. Tu n'es qu'un malheureux, un trompeur, un intrigant!

Rose qui, pâle et glacée de terreur, était restée jusque-là immobile au bras de son père, fut prise d'un mouvement d'énergie dont elle-même ne se serait pas crue capable un instant auparavant.

—Mon papa, dit-elle en le tirant avec force de la foule, vous êtes en colère, et vous dites ce que vous ne pensez pas. C'est en famille qu'il faut s'expliquer, et non pas devant tout le monde. Ce que vous faites là est très-désobligeant pour moi, et vous n'êtes guère soigneux de me faire respecter.

—Toi, toi? dit le fermier étonné et comme vaincu par le courage de sa fille. Il n'y a rien contre toi dans tout cela, rien qui doive faire parler sur ton compte. Je t'avais permis de danser avec ce malheureux, je trouvais cela honnête et naturel, comme tout le monde doit le trouver. Je ne savais pas que cet homme-là était un scélérat, un traître, un...

—Tout ce que vous voudrez, mon père, mais en voilà bien assez, dit Rose en lui secouant le bras avec la force d'un enfant mutiné. Et elle réussit à l'entraîner vers la ferme.




XXIX.

LES DEUX SOEURS.

Madame Bricolin ne s'attendait pas à voir revenir si tôt son monde. Son époux l'avait consignée à la maison sans lui dire l'esclandre qu'il méditait; il ne voulait pas qu'elle vînt nuire par des criailleries à la majesté de son rôle en public. Lors donc qu'elle le vit rentrer, cramoisi de colère, essoufflé, grondant sourdement, et traînant à son bras Rose très-animée, très-oppressée aussi et les yeux gros de larmes qu'elle ne pouvait retenir, tandis que la grand'mère les suivait en trottinant et en joignant les mains d'un air consterné, elle recula de surprise: puis, élevant sa chandelle à la hauteur de leur visage:

—Qu'est-ce qu'il y a donc? dit-elle; qu'est-ce qui vient de se passer?

—Il y a que mon fils a grandement tort, et qu'il parle sans raison, répondit la mère Bricolin en se laissant tomber sur une chaise.

—Oui, oui, c'est le refrain de la vieille, dit le fermier, à qui la vue de sa moitié rendit une partie de sa colère. Assez causé! Le souper est-il prêt? Allons, Rose, as-tu faim?

—Non, mon père, dit Rose assez sèchement.

—C'est donc moi qui t'ai coupé l'appétit?

—Oui, mon père.

—C'est un reproche, ça?

—Oui, mon père, j'en conviens.

—Ah ça! dis donc, Rose, reprit le fermier, qui avait pour sa fille autant de condescendance que possible, mais qui, pour la première fois, la voyait un peu révoltée contre lui: tu le prends sur un ton qui ne me va guère. Sais-tu que ta mauvaise humeur me donnerait à penser? tu ne le voudrais pas, j'espère?

—Parlez, parlez, mon père. Dites ce que vous pensez; si vous vous trompez, mon devoir est de me justifier.

—Je dis, ma fille, que tu aurais mauvaise grâce de prendre le parti d'un manant de meunier, à qui je romprai mon rotin sur le dos un de ces quatre matins s'il rôde autour de ma maison.

—Mon père, répondit Rose avec feu, j'oserai vous dire, moi, dussiez-vous me rompre votre bâton sur le dos à moi-même, que tout cela est cruel et injuste; que je suis humiliée de servir à votre vengeance en public, comme si j'étais responsable des torts qu'on a ou qu'on n'a pas envers vous, qu'enfin tout cela me fait de la peine et blesse ma grand'mère, vous le voyez bien.

—Oui, oui, ça m'afflige et ça me fâche, dit la mère Bricolin avec son ton franc et bref, qui cachait cependant une grande douceur et une grande bonté (et c'est en cela que Rose lui ressemblait, ayant le parler vif et l'âme tendre). Ça me saigne l'âme, continua la vieille, de voir maltraiter en paroles un honnête garçon que j'aime quasiment comme un de mes enfants, d'autant plus que je suis amie depuis plus de soixante ans avec sa mère et avec toute sa famille... Une famille de braves gens, oui! et à qui Grand-Louis n'est pas fait pour porter déshonneur!

—Ah! c'est donc à propos de ce joli monsieur-là que votre mère grogne, dit madame Bricolin à son mari, et que votre fille pleure? Regardez-la, la voilà toute larmoyante! Oui-da! vous nous avez embarqués dans de jolies affaires, monsieur Bricolin, avec votre amitié pour ce grand âne! Vous en voilà récompensé! Voyez si ce n'est pas une honte de voir votre mère et votre fille prendre son parti contre vous, et en verser des larmes comme si... comme si... Vrai Dieu! je ne veux pas en dire plus long, j'en rougirais!

—Dites tout, ma mère, dites, s'écria Rose tout à fait irritée. Puisqu'on est si bien en train de m'humilier aujourd'hui, qu'on ne se refuse donc rien! Je suis toute prête à répondre si l'on m'interroge sérieusement et sincèrement sur mes sentiments pour Grand-Louis.

—Et quels sont vos sentiments, Mademoiselle? dit le fermier courroucé, en prenant sa plus grosse voix: dites-nous ça bien vite, s'il vous plaît, puisque la langue vous démange.

—Mes sentiments sont ceux d'une soeur et d'une amie, répliqua Rose, et personne ne m'en fera changer.

—Une soeur! la soeur d'un meunier! dit M. Bricolin en ricanant et en contrefaisant la voix de Rose; une amie! l'amie d'un paysan! Voilà un beau langage et fort convenable pour une fille comme vous! Le tonnerre m'écrase si, au jour d'aujourd'hui, les jeunes filles ne sont pas toutes folles. Rose, vous parlez comme on parlerait aux Petites-Maisons!

En ce moment, des cris perçants retentirent dans la chambre de la folle; madame Bricolin tressaillit, et Rose devint pâle comme la mort.

—Écoutez! mon père, dit-elle en saisissant avec force le bras de M. Bricolin; écoutez bien, et osez donc rire encore de la folie des jeunes filles! Plaisantez sur les maisons des fous, vous qui semblez oublier qu'une fille de notre rang peut aimer un homme sans fortune, jusqu'à tomber dans un état pire que la mort!

—Ainsi, elle l'avoue, elle le proclame! s'écria madame Bricolin, partagée entre la rage et le désespoir; elle aime ce manant, et elle nous menace de tourner comme sa soeur!

—Rose! Rose! dit M. Bricolin épouvanté, taisez-vous! et vous, Thibaude, allez-vous-en voir la Bricoline, ajouta-t-il d'un ton impérieux.

Madame Bricolin sortit. Rose restait debout, la figure bouleversée, effrayée de ce qu'elle venait de dire à son père.

—Ma fille, tu es malade, dit M. Bricolin tout ému. Il faut reprendre tes sens.

—Oui, vous avez raison, mon père, je suis malade, dit Rose fondant en larmes et en se jetant dans les bras de son père.

M. Bricolin avait été effrayé, mais il lui était impossible de s'attendrir. Il embrassa Rose comme un enfant qu'on apaise, mais non comme une fille qu'on adore. Il était vain de sa beauté, de son esprit, et plus encore de la richesse qu'il voulait placer sur sa tête. Il eût mieux aimé l'avoir mise au monde laide et sotte, mais inspirant l'envie par son argent, que parfaite et pauvre, et inspirant la pitié.

—Petite, lui dit-il, tu n'as pas le sens commun, ce soir. Va te coucher, et que ce meunier et vos belles amitiés te sortent de la cervelle. Sa soeur t'a nourrie, c'est vrai; mais elle a été, parbleu! bien payée. Ce garçon a été ton camarade d'enfance, c'est encore vrai; mais il était notre domestique, et il ne faisait que son devoir en t'amusant. Il me plaît de le chasser au jour d'aujourd'hui, parce qu'il m'a joué un vilain tour: c'est ton devoir de trouver que j'ai raison.

—Oh! mon père, dit Rose en pleurant toujours dans les bras du fermier, vous révoquerez cet ordre-là. Vous lui permettrez de se justifier, car il n'est pas coupable, c'est impossible, et vous ne me forcerez pas à humilier mon ami d'enfance, le fils de la bonne meunière qui m'aime tant!

—Rose, tout ça commence à m'ennuyer particulièrement, répondit Bricolin en se débarrassant des caresses de sa fille. C'est trop bête qu'il faille faire une affaire de famille de l'expulsion d'un pareil va-nu-pieds. Allons, flanque-moi la paix, je te prie. Écoute comme ta pauvre soeur braille, et ne t'occupe pas tant d'un étranger quand le malheur est dans notre maison.

—Oh! si vous croyez que je n'entends pas la voix de ma soeur, dit Rose avec une expression effrayante, si vous croyez que ses cris ne disent rien à mon âme, vous vous trompez, mon père! je les entends bien, et je n'y pense que trop!

Rose sortit en chancelant, mais comme elle se dirigeait vers la chambre de sa soeur, on l'entendit rouler sur le plancher du corridor. Les deux dames Bricolin accoururent effrayées. Rose était évanouie et comme morte.

On s'empressa de porter Rose dans la chambre où Marcelle écrivait en l'attendant, sans se douter de l'orage où s'agitait sa pauvre amie. Elle l'entoura des plus tendres soins et eut seule la présence d'esprit d'envoyer voir dans le bourg si le médecin n'était pas reparti. Il vint, et trouva la jeune fille dans une violente contraction nerveuse. Elle avait les membres raidis, les dents serrées, les lèvres bleuâtres. La connaissance lui revint quand on eut exécuté quelques prescriptions; mais son pouls passa d'une atonie effrayante à une ardente énergie. La fièvre brillait dans ses grands yeux noirs, et elle parlait avec agitation, sans trop savoir à qui. Frappée de lui entendre prononcer plusieurs fois de suite le nom de Grand-Louis, Marcelle réussit à éloigner ses parents alarmés et à rester seule avec elle, tandis que le médecin se rendait auprès de mademoiselle Bricolin l'aînée, qui commençait à présenter des symptômes de fureur comme la veille.

—Ma chère Rose, dit Marcelle en pressant sa compagne dans ses bras, vous avez du chagrin, c'est la cause de votre mal. Apaisez-vous; demain vous me conterez tout cela, et je ferai tout au monde pour voir cesser vos peines. Qui sait si je ne trouverai pas quelque moyen?

—Ah! vous êtes un ange, vous, répondit Rose en se jetant à son cou. Mais vous ne pouvez rien pour moi. Tout est perdu, tout est rompu, Louis est chassé de la maison; mon père, qui le protégeait ce matin, le hait et le maudit ce soir. Je suis trop malheureuse, en vérité!

—Vous l'aimez donc bien? dit Marcelle étonnée.

—Si je l'aime! s'écria Rose; puis-je ne pas l'aimer! Et quand donc en avez-vous douté?

—Hier encore, Rose, vous n'en conveniez pas.

—C'est possible, je n'en serais peut-être jamais convenue si on ne l'eût pas persécuté, si on ne m'eût pas poussée à bout comme on l'a fait aujourd'hui. Imaginez-vous, dit-elle en parlant d'une manière précipitée, et en tenant à deux mains son front brûlant, qu'ils ont cherché à l'humilier devant moi, à l'avilir à mes yeux, parce qu'il est pauvre et qu'il ose m'aimer! Ce matin, quand on l'accablait de railleries, j'étais lâche; j'étais en colère, et je n'osais pas le faire paraître. Je l'ai laissé vilipender sans songer à le défendre, je rougissais presque de lui. Et puis je suis rentrée, prise tout à coup d'un grand mal de tête, et me demandant si j'aurais jamais la force de braver pour lui tant d'insultes. Je me suis figuré que je ne voulais plus l'aimer, et alors il m'a semblé que j'allais mourir, que cette maison, qui m'a toujours semblé belle, parce que j'y ai été élevée et que je m'y trouvais heureuse, devenait noire, malpropre, triste et laide comme elle vous le paraît sans doute à vous-même. Je me suis crue dans une prison, et ce soir, quand ma pauvre soeur me disait dans sa folie que notre père était un gendarme qui nous gardait à vue pour nous faire souffrir, il y a eu instant où j'étais comme folle aussi, et où je me figurais voir tout ce que voyait ma soeur. Oh! que cela m'a fait de mal! Et quand j'ai repris ma raison, j'ai bien senti que sans mon pauvre Louis il n'y avait pour moi rien d'agréable, rien de supportable dans ma vie. C'est parce que je l'aime que j'ai accepté gaiement jusqu'à ce jour toutes mes peines, l'humeur terrible de ma mère, l'insensibilité de mon père, le fardeau de notre richesse, qui ne fait que des malheureux et des jaloux autour de nous, et le spectacle des maladies affreuses qui frappent depuis si longtemps sous mes yeux ma soeur et mon grand-père. Tout cela m'a paru hideux quand je me suis vue seule, n'osant plus aimer, et forcée de subir tout cela sans la consolation d'être chérie par un être beau, noble, excellent, dont l'attachement me dédommageait de tout. Oh! c'est impossible! je l'aime, je ne veux plus essayer de m'en guérir. Mais j'en mourrai, voyez-vous, madame Marcelle; car ils l'ont chassé, et, j'aurai beau souffrir, ils seront impitoyables. Je ne pourrai plus le voir; si je lui parle en secret, ils me gronderont et me persifleront jusqu'à ce que j'aie perdu la tête... Ma pauvre tête, que je croyais si saine, si forte, et qui me fait tant de mal qu'il me semble qu'elle se brise... Oh! je ne me laisserai pas devenir comme ma soeur, n'ayez pas peur de moi, ma chère madame Marcelle! Je me tuerai plutôt si je sens que son mal me gagne. Mais cela ne se gagne pas, n'est-il pas vrai?... Pourtant, quand je l'entends crier, cela me déchire le coeur, cela fait passer du feu et de la glace dans mon sang. Une soeur, une pauvre soeur! c'est le même sang que nous, et son mal se ressent dans notre corps comme dans notre âme! Oh ciel! Madame, oh! mon Dieu, l'entendez-vous? Tenez! ils ont beau fermer les portes, je l'entends encore, je l'entends toujours!... Comme elle souffre, comme elle aime, comme elle appelle! ma soeur, ô ma pauvre amie, que j'ai vue si belle, si sage, si douce, si gaie, et qui rugit à présent comme une louve!...

La pauvre Rose éclata en sanglots, et peu à peu ses larmes, longtemps étouffées par un violent effort de sa volonté, devenaient des cris inarticulés, puis des cris perçants. Sa figure s'altérait, ses yeux égarés semblaient rentrer et s'éteindre, ses mains crispées pressaient les bras de Marcelle jusqu'à les meurtrir, et elle finit par cacher sa figure dans son oreiller en criant d'une manière déchirante, imitant par un instinct fatal et irrésistible les cris effroyables de sa malheureuse soeur.

La famille, frappée de cet écho sinistre, quitta l'aînée pour la cadette. Le médecin accourut, et, sachant ce qui s'était passé, n'attribua pas seulement cette violente attaque de nerfs à l'impression produite sur l'imagination de Rose par la démence de sa soeur aînée. Il réussit à la calmer; mais lorsqu'il se retrouva seul avec les Bricolin, il leur parla assez sévèrement:—Vous avez commis une longue imprudence, leur dit-il, d'élever cette jeune fille en présence d'un aussi triste spectacle. Il serait opportun de l'y soustraire, d'envoyer l'aînée dans un établissement d'aliénés, et de marier la cadette pour dissiper la mélancolie qui pourrait bien s'emparer d'elle.

—Comment, monsieur Lavergne! mais certainement! dit madame Bricolin, nous ne demandons qu'à la marier. Elle en a trouvé dix fois l'occasion, et, aujourd'hui encore, nous avions là son cousin Honoré, qui est un très-bon parti; il aura bien un jour cent mille écus. Si elle le voulait, il ne demanderait pas mieux et nous aussi, mais elle ne veut pas en entendre parler; elle refuse tous ceux que nous lui présentons!

—C'est peut-être que vous ne lui présentez pas celui qui lui plairait, répondit le docteur. Je n'en sais rien, et je ne me mêle pas de vos affaires; mais vous savez bien la cause du malheur de l'autre, et je vous conseille fort de vous conduire autrement avec celle-ci.

—Oh! celle-ci, dit M. Bricolin, ce serait trop grand dommage, une si belle fille, hein, monsieur le docteur?

—L'autre aussi était une belle fille; vous ne vous en souvenez pas!

—Mais enfin, Monsieur, dit madame Bricolin plus irritée que pénétrée de la franchise du docteur, est-ce que vous croiriez que ma fille n'aurait pas la tête saine? Le malheur de l'autre est un accident, un chagrin qu'elle a eu de la mort de son amant...

—Que vous ne lui aviez pas permis d'épouser!

—Monsieur, vous n'en savez rien; nous le lui aurions peut-être permis, si nous avions su que ça devait tourner si mal. Mais Rose, Monsieur, c'est une fille bien organisée, bien raisonnable, et, Dieu merci, ce n'est pas un mal héréditaire chez nous. Il n'y a jamais eu de fous, que je sache, dans la famille des Bricolin ni dans celle des Thibaut! Moi, j'ai toujours eu la tête froide et forte; j'ai d'autres filles qui sont comme moi: je ne conçois pas pourquoi Rosé ne l'aurait pas aussi bonne que les autres.

—Vous en penserez ce que vous voudrez, reprit le médecin; mais je vous déclare que vous jouez gros jeu si vous contrariez jamais les inclinations de votre fille cadette. C'est un tempérament nerveux des mieux conditionnés, et assez semblable à celui de l'ainée. De plus, la folie, si elle n'est pas héréditaire, est contagieuse....

—Oh! nous enverrons l'autre dans une maison de santé; nous nous déciderons à cela quoi qu'il en puisse coûter, dit madame Bricolin.

—Et il ne faut pas contrarier Rose, entends-tu, ma femme? dit le fermier en se versant du vin à pleins verres pour s'étourdir sur ses chagrins domestiques. Il y a des acteurs à la Châtre, il faudra la mener voir la comédie. Nous lui achèterons une robe neuve, deux s'il faut. Nous avons, sapredié, bien le moyen de ne lui rien refuser!...

M. Bricolin fut interrompu par madame de Blanchemont, qui lui demandait un entretien particulier.




XXX.

LE CONTRAT

—Monsieur Bricolin, dit Marcelle en suivant le fermier dans une espèce de cabinet sombre et mal rangé où il entassait ses papiers pèle-mêle avec divers instruments aratoires et ses échantillons de semence, êtes-vous disposé à m'écouter avec calme et douceur?

Le fermier avait beaucoup bu pour se donner de l'aplomb avant d'aller insulter Grand-Louis sur le terrier. En revenant, il avait encore bu pour se calmer et se rafraîchir. En troisième lieu, il avait bu pour conjurer la tristesse répandue autour de lui et chasser les idées noires qui le gagnaient. Son pichet de faïence à fleurs bleues, en permanence sur la table de la cuisine, lui servait ordinairement de contenance ou de stimulant contre la première pesanteur de l'ivresse. Quand il se vit seul avec la dame de Blanchemont et privé du secours de son vin blanc, il se sentit mal à l'aise, fit machinalement le mouvement de chercher sur sa table à écrire un verre qui ne s'y trouvait point, et, en voulant offrir une chaise, il en fit tomber deux. Marcelle s'aperçut alors que ses jambes, sa face rouge, sa langue et son cerveau étaient passablement avinés, et, malgré le dégoût que lui inspirait ce redoublement d'attrait du personnage, elle résolut d'affronter une franche explication avec lui, se rappelant le proverbe in vino veritas.

Voyant qu'il avait à peine entendu ses premières paroles, elle revint à l'assaut.—Monsieur Bricolin, lui dit-elle, j'ai eu le, plaisir de vous demander si vous étiez disposé à écouter avec bienveillance et tranquillité une demande assez délicate que j'ai à vous faire.

—Qu'est-ce qu'il y a, Madame? répondit le fermier d'un ton peu gracieux, mais sans énergie. Il en voulait beaucoup à Marcelle, mais il était trop appesanti pour le lui témoigner.

—Il y a, monsieur Bricolin, reprit-elle, que vous avez chassé de votre maison le meunier d'Angibault, et que je désirerais savoir la cause de votre mécontentement contre lui.

Bricolin fut étourdi de cette franche manière d'aborder la question. Il y avait dans l'extérieur de Marcelle une sincérité hardie qui le gênait toujours, et surtout dans un moment où il n'avait pas le libre exercice de ses facultés. Dominé comme par une volonté supérieure à la sienne, il fit le contraire de ce qu'il eût fait à jeun, il dit la vérité.

—Vous la savez, Madame, répondit-il, la cause de mon mécontentement! je n'ai pas besoin de vous la dire.

—C'est donc moi? dit madame de Blanchemont.

—Vous? non. Je ne vous accuse pas. Vous songez à vos propres intérêts, c'est tout simple, comme je songe aux miens... mais je trouve que c'est le fait d'une canaille de faire semblant d'être mon ami, et d'aller, pendant ce temps-là, vous donner des conseils contre moi. Écoutez-les, profitez-en, payez-les bien, vous n'en manquerez pas. Mais moi, je mets à la porte l'ennemi qui me nuit auprès de vous. Voilà!... Tant pis pour ceux qui le trouvent mauvais... Je suis le maître chez moi; car enfin, voyez-vous, madame de Blanchemont, je vous le dis, chacun pour soi!... Vos intérêts sont vos intérêts à vous, mes intérêts sont mes intérêts à moi. La canaille est de la canaille... Au jour d'aujourd'hui, chacun songe à soi. Je suis le maître dans ma maison et dans ma famille, vous avez vos intérêts comme j'ai les miens; pour des conseils contre moi, vous n'en manquerez guère, je vous le dis....

Et M. Bricolin continua ainsi pendant dix minutes à se répéter fastidieusement sans s'en apercevoir, perdant à chaque parole le souvenir d'avoir dit déjà cent fois la même chose.

Marcelle, qui avait vu rarement de près des gens ivres, et qui n'avait jamais causé avec aucun, l'écoutait avec étonnement, se demandant s'il était devenu tout à coup idiot, et songeant avec effroi que le sort de Rose et de son amant dépendait d'un homme dur et opiniâtre à jeun, stupide et sourd quand le vin avait apaisé sa rudesse. Elle le laissa ressasser pendant quelque temps les mêmes lieux communs ignobles, puis, voyant que cela pouvait durer jusqu'à ce que le sommeil le prît sur sa chaise, elle essaya de le dégriser en touchant brusquement la corde la plus sensible.

—Voyons, monsieur Bricolin, dit-elle en l'interrompant, vous voulez absolument acheter Blanchemont? Et si j'acceptais le prix que vous m'en offrez, seriez-vous encore fâché?

Bricolin fit un effort pour relever ses paupières dilatées, et pour regarder fixement Marcelle qui, de son côté, le regardait avec, attention et assurance. Peu à peu l'oeil du fermier s'éclaircit, sa face lourde et gonflée parut se raffermir, et on eût dit qu'un voile tombait de dessus ses traits. Il se leva et fit deux ou trois tours dans la chambre, comme pour essayer ses jambes et rassembler ses idées. Il craignait de rêver. Quand il revint s'asseoir vis-à-vis de Marcelle, son attitude était solide et son teint presque pâle.

—Pardon, madame la baronne, lui dit-il, qu'est-ce que vous m'avez fait l'honneur de me dire?

—Je dis, reprit Marcelle, que je suis capable de vous laisser ma terre pour deux cent cinquante mille francs, si....

—Si quoi? demanda Bricolin d'un ton bref et avec un regard de lynx.

—Si vous voulez me promettre de ne pas faire le malheur de votre fille.

—Ma fille! Qu'est-ce que ma fille a à faire dans tout cela?

—Votre fille aime le meunier d'Angibault; elle est fort malade, elle peut en perdre la raison comme sa soeur. Entendez-vous, comprenez-vous, monsieur Bricolin?

—J'entends, et ne comprends guère. Je vois bien que ma fille a une espèce d'amourette dans la tête. Ça peut passer d'un jour à l'autre, comme ça est venu. Mais quel si grand intérêt portez-vous à ma fille?

—Que vous importe? Puisque vous ne comprenez pas qu'on puisse avoir de l'amitié et de la compassion pour une fille charmante qui souffre, vous comprenez du moins l'avantage d'être propriétaire de Blanchemont?

—C'est un jeu, madame la baronne. Vous vous moquez de moi. Vous avez parlé aujourd'hui à mon plus grand ennemi, à Tailland le notaire, qui vous aura certainement conseillé de me tenir la dragée haute!

—Sans aucune animosité contre vous, il m'a donné les renseignements nécessaires sur ma position. Or, je sais que je pourrais trouver un acquéreur très-prochainement, et vous tenir, comme vous dites, la dragée très-haute.

—Et c'est le meunier d'Angibault qui vous a procuré ce bon conseiller-là en cachette de moi?

—Qu'en savez-vous? Vous pourriez vous tromper. D'ailleurs, toute explication à ce sujet est inutile; si je me contente de vos offres, que vous importe le reste?

—Mais le reste... le reste, c'est qu'il faut que ma fille épouse un meunier!

—Votre père l'était avant d'entrer comme fermier chez mes parents.

—Mais il a ramassé du bien, et, au jour d'aujourd'hui, je suis en position d'avoir un gendre qui m'aidera à acheter votre terre.

—A l'acheter trois cent mille francs, et peut-être plus?

—C'est donc une condition sinet quoi nomme? Vous voulez que ce meunier épouse ma fille? Quel intérêt avez-vous à cela?

—Je vous l'ai dit, l'amitié, le plaisir de faire des heureux, toutes choses qui vous paraissent bizarres; mais chacun son caractère.

—Je sais bien que défunt M. le baron votre mari aurait donné dix mille francs d'un mauvais cheval, quarante mille francs d'une mauvaise fille, quand ça lui passait par la tète. Ce sont des fantaisies de noble; mais enfin ça se conçoit, c'était pour lui, ça lui procurait de l'agrément: au lieu que faire un sacrifice purement pour le plaisir des autres, à des gens qui ne vous tiennent en rien, que vous connaissez à peine....

—Vous me conseillez donc de ne pas le faire?

—Je vous conseille, dit vivement Bricolin effrayé de sa maladresse, de faire ce qui vous plaît! On ne dispute pas des goûts et des idées; mais enfin!...

—Mais enfin, vous vous méfiez de moi, cela est clair. Vous ne me croyez pas sincère dans mes propositions?

—Dame, Madame! quelle garantie eu aurais-je? C'est une fantaisie de reine qui peut vous passer d'un moment à l'autre.

—C'est pourquoi vous devriez vous hâter de me prendre au mot.

«Elle a pardieu raison, se dit M. Bricolin; dans sa folie, elle a plus de sang-froid que moi.»

—Voyons, madame la baronne, dit-il, quelle garantie me donneriez-vous?

—Un engagement écrit.

—Signé?

—A coup sûr.

—-Et moi, je vous promettrais de donner ma fille en mariage à votre protégé?

—Vous m'en donneriez d'abord votre parole d'honneur.

—D'honneur? et puis après?

—Et puis tout de suite vous iriez, en présence de votre mère, de votre femme et de moi, la donner à Rose.

—Ma parole d'honneur? Rose est donc bien amourachée?

—Enfin, consentez-vous?

—S'il ne faut que cela pour lui faire plaisir, à cette petite!...

—Il faut plus encore....

—Quoi donc?

—Il faut tenir votre parole.

La figure du fermier s'altéra.

—Tenir ma parole... tenir ma parole! dit-il; vous en doutez donc?

—Pas plus que vous ne doutez de la mienne; mais, comme vous me demandez un écrit, je vous en demanderais un aussi.

—Un écrit comme quoi tourné?

—Une promesse de mariage que je rédigerais moi-même, que Rose signerait; et que vous signeriez aussi.

—Et si Rose allait me demander une dot après tout cela?

—Elle y renoncerait par écrit.

«Ce serait une fameuse économie, pensa le fermier, Cette diable de dot qu'il aurait fallu fournir d'un jour à l'autre m'aurait empêché peut-être d'acheter Blanchemont. Ne pas doter et avoir Blanchemont pour deux cent cinquante mille francs, c'est cent mille francs de profit. Allons, il n'y a pas à barguigner. Avec ça que si Rose devenait folle, il faudrait bien renoncer à trouver un gendre... et puis payer un médecin à l'année.... Et puis enfin, c'est trop triste; ça me ferait trop de peine de la voir devenir laide et malpropre comme sa soeur. Ça serait une honte pour nous d'avoir deux filles folles. Celle-là sera drôlement établie, mais la seigneurie de Blanchemont peut replâtrer bien des choses. On critiquera d'un côté, on nous jalousera de l'autre. Allons, soyons bon père. L'affaire n'est pas mauvaise.»

—Madame la baronne, dit-il, si nous essayions de voir comment on pourrait tourner cet écrit-là? C'est un drôle de marché tout de même, et je n'en ai jamais vu de modèle.

—Ni moi non plus, répondit madame de Blanchemont, et je ne sais s'il en existe dans la législation moderne. Mais, qu'importe? avec du bon sens et de la loyauté, vous savez qu'on peut rédiger un acte plus solide que tous ceux des gens du métier.

—Ça se voit tous les jours. Un testament, par exemple! le papier timbré même n'y fait rien. Mais j'en ai ici. J'en ai toujours. On doit toujours avoir de ça sous la main.

—Laissez-moi faire un brouillon sur papier libre, monsieur Bricolin, et faites-en un de votre côté: nous comparerons, nous discuterons s'il y a lieu, et nous transcrirons sur papier marqué.

—Faites, faites, Madame, répondit Bricolin, qui savait à peine écrire. Vous avez plus d'esprit que moi, vous tournerez ça mieux que moi, et puis nous verrons.

Pendant que Marcelle écrivait, M. Bricolin chercha dans un coin une cruche d'eau, et, sans être aperçu, il la posa sur une encoignure, s'inclina et en avala une certaine quantité. «Il s'agit d'avoir sa tête, pensait-il; il me semble bien que c'est revenu; mais de l'eau froide dans le sang, c'est très-bon en affaires, ça rend prudent et méfiant.»

Marcelle, inspirée par son coeur, et douée d'ailleurs d'une grande lucidité d'intelligence dans ses généreuses résolutions, rédigea un écrit qu'un légiste eût pu regarder comme un chef-d'oeuvre de clarté, quoiqu'il fût écrit en bon français, qu'il n'y eût pas un mot de l'argot consacré, et qu'il fût empreint de la plus admirable bonne foi. Quand Bricolin en eut écouté la lecture, il fut frappé de la précision de cet acte, qu'il n'eût pas dicté, mais dont il comprenait fort bien la valeur et les conséquences.

«Le diable soit des femmes! pensa-t-il. On a bien raison de dire que, quand par hasard elles s'entendent aux affaires, elles en remontreraient au plus malin d'entre nous. Je sais bien que, quand je consulte la mienne, elle s'aperçoit toujours de ce qui peut laisser une porte ouverte en ma faveur ou à mon détriment. Je voudrais qu'elle fût là! Mais elle nous retarderait par ses objections. Nous verrons bien quand il sera question de signer. Qu'est-ce qui croirait pourtant que cette jeune dame-là, qui est une liseuse de romans, une républicaine et un cerveau brûlé, est capable de faire si sagement une folie? J'en perdrai la tête d'étonnement. Buvons encore un verre d'eau. Pouah! que c'est mauvais! que de bon vin il me faudra boire après le marché pour me refaire l'estomac!»




XXXI.

ARRIÈRE-PENSÉE.

Ça me parait sans objection, dit M. Bricolin quand il eut écouté attentivement une seconde et une troisième lecture de l'acte, tout en suivant avec ses yeux, qui s'agrandissaient et s'éclaircissaient à chaque ligne, le texte que Marcelle tenait entre eux deux. Il n'y a qu'une petite chose que je trouve à redire, c'est le prix, madame Marcelle; vrai, c'est trop cher de vingt mille francs. Je ne réfléchissais pas d'abord quel tort pouvait me faire le mariage de ma fille avec ce meunier. On va dire que je suis ruiné, puisque je l'établis si misérablement. Ça m'ôtera mon crédit. Et puis, ce garçon n'a pas de quoi acheter les présents de noce. C'est encore une dépense de huit ou dix mille francs qui retombera à ma charge. Rose ne peut pas se passer d un joli trousseau.... Je suis sûr qu'elle y tient!

—Je suis sûre, moi, qu'elle n'y tient pas, dit Marcelle. Écoutez, monsieur Bricolin, elle pleure! l'entendez-vous?

—Je ne l'entends pas, Madame, je crois que vous vous trompez.

—Je ne me trompe pas, dit Marcelle en ouvrant la porte; elle souffre, elle sanglote, et sa soeur crie! Comment, vous hésitez, Monsieur? Vous trouvez le moyen de vous enrichir en lui rendant la santé, la raison, la vie peut-être, et, dans un moment pareil, vous songez à gagner encore sur votre marché! Vraiment! ajouta-t-elle avec indignation, vous n'êtes pas un homme, vous n'avez pas d'entrailles! Prenez garde que je ne me ravise, et que je ne vous abandonne aux calamités qui pèsent sur votre famille comme un châtiment de votre avarice!

De cette sortie véhémente, le fermier n'entendit clairement que la menace de rompre le marché.

—Allons, Madame, passez-moi dix mille francs, dit-il, et c'est conclu.

—Adieu! dit Marcelle. Je vais voir Rose; faites vos réflexions, les miennes sont faites; je ne changerai rien à mes conditions. J'ai un fils, et je n'oublie pas qu'en songeant aux autres, je ne dois pas trop le sacrifier.

—Rasseyez-vous donc, madame Marcelle, et laissons dormir la pauvre Rose. Elle est si malade!

—Allez donc la voir vous-même! dit Marcelle avec feu; vous vous convaincrez qu'elle ne dort pas. Peut-être que ses souffrances vous feront souvenir que vous êtes son père.

—Je m'en souviens, répondit Bricolin effrayé de la pensée que Marcelle pourrait bien changer d'avis s'il lui donnait le temps de la réflexion. Allons, Madame, bâclons cet acte-là, afin de pouvoir en porter la nouvelle à Rose et la guérir.

—J'espère, Monsieur, que vous lui donnerez votre consentement pur et simple, et qu'elle ne saura jamais que je vous l'ai acheté.

—Vous ne voulez pas qu'elle sache que c'est une condition entre nous? Ça m'arrange! Alors, il est inutile qu'elle signe l'écrit.

—Pardon, elle le signera sans le bien comprendre. Ce sera une espèce de dot que j'aurai faite à son fiancé.

—Ça revient au même. Mais, moi, ça m'est égal; Rose est assez raisonnable pour comprendre que je ne pouvais pas la marier si bêtement sans lui en faire retirer quelque avantage dans l'avenir. Mais le paiement, madame Marcelle, vous exigez donc qu'il se fasse comptant?

—Vous m'avez dit que vous étiez en mesure.

—Sans doute, je le suis! Je viens de vendre une grosse métairie qui était trop loin de mes yeux, et dont j'ai touché, il y a huit jours, le paiement intégral; chose qui ne se fait guère dans notre pays; mais c'est un grand seigneur qui m'a acheté ça, et ces gens-là ont du comptant à pleins coffres. C'est un pair de France, c'est monsieur le duc de ***, qui voulait faire un parc sur mes terres et s'arrondir. Ça lui convenait, j'ai vendu cher, comme de juste!

—N'importe, vous avez les fonds?

—Je les ai en portefeuille, en beaux billets de banque, dit Bricolin en baissant la voix. Je vas vous les faire voir pour que vous n'ayez pas de souci.

Et après avoir été fermer les portes au verrou, il tira de sa ceinture un énorme portefeuille de cuir gras et luisant, où s'amoncelait une quantité de billets sur la banque de France. Étonné de l'air indifférent avec lequel Marcelle les comptait:

—Oh! dit-il, ça fait frémir d'avoir tant d'argent que ça à la fois! Heureusement qu'il n'y a plus de chauffeurs, et qu'on peut se risquer à garder ça quelques jours sans le placer. Je porte ça tout le jour sur moi; la nuit, je le mets sous mon oreiller, je dors dessus. Il me tarde tant de m'en débarrasser! Si je n'avais pas fait affaire avec vous tout de suite, j'aurais acheté un coffre de fer pour le serrer, en attendant le placement, car de confier ça à des notaires ou à des banquiers, pas si bête! Aussi, je voudrais que nous pussions bâcler notre marché ce soir, afin de n'avoir plus à garder ce trésor.

—J'espère bien que nous allons terminer de suite, dit Marcelle.

—Mais quoi! sans consulter? et ma femme? et mon notaire?

—Votre femme est ici; quant à votre notaire, si vous l'appelez, il faut que j'appelle aussi le mien.

—Ces diables de notaires gâteront tout, croyez-moi, Madame! J'en sais aussi long qu'eux, et vous aussi, car notre acte est bon, et si nous le faisons enregistrer, il nous en coûtera diablement.

—Passons-nous donc de cette formalité. Je vous vendrai, comme on dit, de la main à la main.

—Un marché si important! ça fait frémir cependant! Mais ceci n'est qu'une promesse après tout: si nous la signions?

—C'est une promesse qui vaut acte. Je suis prête à la signer. Allez chercher votre femme.

—«Il le faut bien, se dit Bricolin. Pourvu que ça ne prenne pas trop de temps et que le vent ne tourne pas pendant une heure de dispute que la Thibaude va peut-être me chercher!» Vous allez voir Rose, madame Marcelle? Ne lui dites rien encore.

—Je m'en garderai bien! mais vous me permettez de lui faire entrevoir quelque espérance de votre consentement?

—Au point où nous en sommes, ça se peut, répondit Bricolin, s'avisant avec sagacité que la vue de Rose et de ses larmes était le meilleur moyen d'entretenir Marcelle dans ses généreuses intentions.

M. Bricolin trouva sa femme dans des dispositions bien différentes de celles qu'il prévoyait. Madame Bricolin était dure, acariâtre; mais, quoique plus avare que son mari dans les détails de la vie, elle était peut-être moins cupide quant à l'ensemble; plus amère dans ses paroles, plus insensible en apparence, elle était plus capable que lui d'un bon mouvement dans l'occasion. D'ailleurs, elle était femme, et le sentiment maternel, pour être caché sous des formes acerbes, n'en était pas moins vivant dans son sein.

—Monsieur Bricolin, dit-elle en venant à sa rencontre et en s'enfermant avec lui dans la cuisine où brûlait tristement une maigre chandelle, tu me vois dans la peine. Rose est plus malade que tu ne penses. Elle ne fait que crier et pleurer comme si elle avait perdu la tête. Elle aime ce meunier; c'est comme une punition de Dieu pour nos péchés. Mais le mal est fait, son coeur est pris, et elle est tout juste comme était sa soeur quand elle commençait à déménager. D'un autre côté, l'état de l'autre empire et menace de devenir intolérable. Le médecin, voyant qu'elle faisait mine de briser les portes, vient d'exiger qu'on la laissât sortir et vaguer dans la garenne et le vieux château comme à l'ordinaire. Il dit qu'elle est habituée à être seule, toujours en mouvement, et que si on la tient enfermée avec du monde autour d'elle, elle deviendra furieuse. Mais j'en tremble, si elle allait se tuer! Elle parait si méchante ce soir! Elle, qui ne parle jamais, nous a dit toutes les horreurs de la vie. J'ai l'estomac qui m'en fait mal. C'est abominable de vivre comme ça! Et quand on pense que c'est une amour contrariée qui en est la cause! Nous avons pourtant également bien élevé toutes nos filles! Les autres se sont mariées comme nous avons voulu, elles nous font honneur; elles sont riches, et elles ont l'esprit de se trouver heureuses, quoique leurs maris ne soient pas des jolis coeurs. Mais l'aînée et la dernière ont des têtes de fer, et puisque nous avons eu le guignon de ne pas comprendre ce qui pouvait perdre l'une, nous devons avoir la prudence de ne pas contrarier l'autre. J'aimerais mieux qu'elle ne fût pas née que d'épouser ce meunier! Mais elle le veut, et comme j'aimerais mieux la voir morte que folle, il faut prendre son parti là-dessus. Je te le dis donc, monsieur Bricolin, je donne mon consentement, et il faut bien que tu donnes le tien. Je viens de dire à Rose que si elle voulait absolument se marier avec cet homme-là, je ne l'en empêcherais pas. Ça a paru la calmer, quoiqu'elle n'ait pas eu l'air de me comprendre ou de me croire. Il faut que tu ailles chez elle et que tu dises de même.

—Comme ça se trouve! s'écria Bricolin enchanté. Tiens, femme, lis-moi ce bout d'écrit, et dis-moi s'il n'y manque rien.

—Je tombe des nues! dit la fermière après avoir lu l'écrit. Et après maintes exclamations, elle rassembla toutes les glaces de sa volonté pour le relire avec toute l'attention d'un procureur.—Cet écrit-là est bon pour toi, dit-elle. Ça vaut un jugement. Tu n'as pas besoin de consulter, monsieur Bricolin; tu n'as qu'à signer. C'est tout profit, tout bonheur! Ça fait nos affaires et ça contente Rose. On a raison de dire que quand on a bonne intention, le bon Dieu vous en récompense. J'étais décidée à la donner pour rien à son amant, et nous en voilà bien payés! Signe, signe, mon vieux, et paie. Ça fera que l'acte aura reçu exécution, et qu'il n'y aura pas à y revenir.

—Payer déjà? comme ça tout d'un coup! sur un chiffon de papier qui n'est pas seulement notarié?

—Paie! te dis-je, et fais publier les bans demain matin.

—Mais si l'on faisait entendre raison à la petite! Peut-être qu'elle se portera bien demain, et qu'elle consentira à en épouser un autre si on la raisonne, et si tu sais t'y prendre avec elle. On pourrait dire alors qu'un acte pareil de ma part est une folie, une bêtise qui ne peut pas engager ma fille....

—Eh bien! alors la vente serait annulée!

—Savoir! on peut toujours plaider.

—Tu perdrais!

—Savoir encore! D'ailleurs, qu'est-ce que ça fait? La vente serait suspendue. Un procès, on peut faire durer ça longtemps. Tu sais que madame de Blanchemont ne peut pas attendre. Ça la forcerait bien à transiger.

—Bah! avec ces histoires-là on fait mal parler de soi, monsieur Bricolin. On perd son honneur et son crédit. Il y a toujours profit à agir rondement.

—Eh bien, on verra, Thibaude! Va toujours dire à ta fille que c'est conclu. Peut-être que quand elle ne se sentira plus contrariée, elle ne se souciera plus tant de son Grand-Louis; car ça m'a l'air tout bonnement d'une pique entre elle et moi qui lui monte comme ça la tête. Dis donc? il n'a pas mal manoeuvré dans tout ça, le meunier! Il a su trouver le moyen de capter la protection et l'amitié de cette darne, je ne sais comment.... Le gaillard n'est pas sot!

—Je le détesterai toute ma vie! répondit la fermière; mais c'est égal. Pourvu que Rose ne devienne pas comme sa soeur, je battrai froid à son mari et je me tairai.

—Oh! son mari, son mari!... il ne l'est pas encore!

—Si fait, Bricolin, c'est une affaire finie: va signer.

—Et toi? il faut bien que tu signes aussi?

—Je suis prête.

Madame Bricolin entra délibérément chez sa fille, où Marcelle l'attendait, et elle signa avec son mari sur un coin de la commode.

Quand ce fut fait, Bricolin dit tout bas à sa femme, avec un regard de triomphe farouche:

—Thibaude! la vente est bonne et la condition est nulle! Tu ne savais pas ça, toi qui prétends tout savoir!

Rose avait toujours la fièvre et des douleurs intolérables à la tête; mais depuis que la folle était dehors et qu'on ne l'entendait plus crier, Rose avait les nerfs plus calmes. Quand Marcelle eut signé et qu'elle présenta la plume à sa jeune amie, celle-ci eut bien de la peine à comprendre ce dont il s'agissait; mais quand elle l'eut compris, elle fondit en larmes et se jeta avec effusion dans les bras de son père, de sa mère et de son amie, en disant à l'oreille de celle-ci:

«Divine Marcelle, c'est un prêt que j'accepte; je serai assez riche un jour pour m'acquitter envers votre fils.»

La grand'mère Bricolin fut la seule de la famille qui comprît la noble conduite de Marcelle. Elle se jeta à ses genoux et les embrassa sans rien dire.

—Et maintenant, dit Marcelle tout bas à la vieille, il n'est pas bien tard, dix heures seulement! Grand-Louis pourrait bien être encore sur le terrier, et d'ailleurs il n'y a pas si loin d'ici à Angibault. Si on envoyait quelqu'un le chercher? Je n'ose le proposer; mais on pourrait le faire arriver comme par hasard, et une fois ici il faudrait bien l'instruire de son bonheur.

—Je m'en charge! s'écria la veille. Quand je devrais aller moi-même au moulin! Je retrouverais mes jambes de quinze ans pour ça!

Elle sortit elle-même en effet dans le village, mais elle ne trouva pas le meunier. Elle voulut lui dépêcher un garçon de ferme. Ils étaient tous ivres, endormis dans leur lit ou au cabaret, incapables de se mouvoir. La petite Fanchon était trop poltronne pour s'en aller de nuit par les chemins; d'ailleurs, il n'était pas humain d'exposer cette jeune enfant, un soir de fête, à rencontrer toutes sortes de gens. La mère Bricolin allait, cherchant sur le terrier devenu presque désert, quelqu'un d'assez mûr et d'assez prudent pour se charger de sa commission, lorsque l'oncle Cadoche, sortant de dessous le porche de l'église, où il venait de marmotter une dernière prière, s'offrit à ses regards.