—Achevez, Parisien! ne vous gênez pas, dit le mennier dont les yeux brillèrent comme l'éclair; puisque nous sommes ici pour nous expliquer!
—Je dis, reprit Lémor non moins irrité, que pour interpréter ainsi ta conduite d'un homme qu'on ne connaît pas et dont on ne sait rien, il faut être soi-même fort amoureux de la dot de sa belle.
Les yeux du meunier s'éteignirent et un nuage passa sur son front.
—Oh! dit-il d'une voix triste, je sais bien qu'on peut dire cela, et je parie que bien des gens le diraient si je parvenais à me faire aimer! Mais son père n'a qu'à la déshériter, ce qui arriverait certainement si elle m'aimait, et alors on verra si je fais sur mes doigts le compte de ce qu'elle aura perdu!
—Meunier! dit Lémor d'un ton brusque et franc, je ne vous accuse pas, moi. Je ne veux pas vous soupçonner. Mais comment se fait-il qu'avec une âme honnête, vous n'ayez pas supposé ce qui était le plus vraisemblable et le plus digne de vous?
—Ce qui pourrait expliquer les sentiments du jeune homme, ce serait sa conduite ultérieure. S'il courait avec transport vers sa chère dame!... je ne dis pas, mais s'il s'en va au diable, c'est différent!
—Il faudrait supposer, répondit Lémor, qu'il regarde son amour comme insensé, et qu'il ne veut pas s'exposer à un refus.
—Ah! je vous y prends! s'écria le meunier; voilà les mensonges qui recommencent! Je sais pertinemment, moi, que la dame est enchantée d'avoir perdu sa fortune, qu'elle a même pris courageusement son parti de la ruine totale de son fils, et tout cela parce qu'elle aime quelqu'un qu'on lui aurait peut-être fait un crime d'épouser, sans toutes ces catastrophes-là.
—Son fils est ruiné? dit Henri en tressaillant; totalement ruiné? Est-ce possible! En êtes-vous certain?
—Très-certain, mon garçon! répondit le meunier d'un air narquois. La tutrice, qui aurait pu, pendant une longue minorité, partager avec un amant ou un mari les intérêts d'un gros capital, n'aura maintenant plus que des dettes à payer, si bien que son intention, elle me le disait hier soir, est de faire apprendre à son enfant quelque métier pour vivre.
Henri s'était levé. Il se promenait avec agitation dans la petite cour, et l'expression de sa figure était indéfinissable. Grand-Louis, qui ne le perdait pas de vue, se demanda s'il était au comble du bonheur ou du désappointement. Voyons, se dit-il, est-ce un homme comme elle et comme moi, haïssant l'argent qui contrarie les amours, ou bien un intrigant qui s'est fait aimer d'elle à l'aide de je ne sais quel sortilège, et dont l'ambition vise plus haut que la jouissance du petit revenu qui lui reste?
Ayant rêvé quelques instants, Grand-Louis qui tenait à honneur de donner une grande joie à Marcelle, ou de la débarrasser d'un perfide en le démasquant, s'avisa d'un stratagème.
—Allons, mon garçon, dit-il en adoucissant sa voix, vous êtes contrarié! il n'y a pas de mal à cela. Tout lo monde n'est pas romanesque, et si vous avez pensé au solide, c'est que vous êtes fait comme tous les gens de ce temps-ci. Vous voyez donc que je ne vous ai pas rendu un si mauvais service, en me querellant avec vous; je vous ai appris que le douaire était à la sécheresse. Sans doute vous comptiez sur les bénéfices de la tutelle du jeune héritier, car vous saviez bien que les fameux trois cent mille francs étaient une dernière, une pure illusion de la veuve?...
—Comment dites-vous? s'écria Lémor en suspendant sa marche agitée. Cette dernière ressource lui est enlevée?
—Sans doute; ne faites donc pas semblant de l'ignorer; vous avez trop bien été aux renseignements pour ne pas savoir que la dette envers le fermier Bricolin est quadruple de ce qu'on la supposait, et que la dame de Blanchemont va être obligée de postuler pour un bureau de poste ou de tabac, si elle veut avoir de quoi envoyer son fils à l'école.
—Est-il possible? répéta Lémor, stupéfait et comme étourdi de cette nouvelle. Une révolution si prompte dans sa destinée! Un coup du ciel!
—Oui, un coup de foudre! dit le meunier avec un rire amer.
—Eh! dites-moi, n'en est-elle pas affectée du tout?
—Oh! du tout. Tant s'en faut qu'on contraire elle se figure que vous ne l'en aimerez que mieux. Mais vous? Pas si bête, n'est-ce pas?
—Mon cher ami, répondit Lémor sans écouter les paroles du Grand-Louis, que m'avez-vous dit là? Et moi qui voulais me battre avec vous! Vous me rendez un grand service! lorsque j'allais... Vous êtes pour moi l'envoyé de la Providence.
Grand-Louis, attribuant cette effusion à la satisfaction qu'éprouvait Lémor d'être averti à temps de la ruine de ses cupides espérances; détourna la tête avec dégoût, et resta quelques instants absorbé par une profonde tristesse.
—Voir une femme si confiante et si désintéressée, se disait-il, abusée par un freluquet pareil! Il faut qu'elle ait aussi peu de raison qu'il a peu de coeur. J'aurais dû penser qu'en effet elle était fort imprudente, puisque dans un seul jour, où je l'ai vue pour la première fois de ma vie, elle m'a laissé découvrir tous ses secrets. Elle est capable de livrer son bon coeur au premier venu. Oh! il faudra que je la gronde, que je l'avertisse, que je la mette en garde contre elle-même en toutes choses! et, pour commencer, il faut que je la délivre de ce drôle-là. On peut déchirer un peu l'oreille de ce faquin, on peut faire à son joli museau une égratignure qui l'empêche de se montrer de si tôt devant les belles...—Holà! monsieur le Parisien, dit-il sans se retourner et en tâchant de rendre sa voix calme et claire, vous m'avez entendu, et à présent vous savez le cas que je fais de vous. Je sais ce que je voulais savoir vous n'êtes qu'une canaille. Voilà mon opinion, et je vais vous la prouver tout de suite, si vous voulez bien le permettre.
En parlant ainsi, le meunier avait, avec assez de flegme, retroussé ses manches, ne voulant faire usage que de ses poings; il se leva et se retourna, surpris de la lenteur de son antagoniste à lui répondre. Mais à sa grande surprise, il se trouva seul dans la cour. Il parcourut l'allée aux dahlias, explora tous les coins du café Robichon, arpenta toutes les rues voisines; Lémor avait disparu. Personne ne l'avait vu sortir. Grand-Louis, indigné et presque furieux, le chercha vainement dans toute la ville.
Après une heure d'inutiles perquisitions, le meunier essoufflé, commença à se lasser et à se décourager.
—C'est égal, se dit-il en s'asseyant sur une borne, il ne partira pas une diligence ni une patache de la ville aujourd'hui, dont je n'aille compter et regarder les voyageurs sous le nez! Ce monsieur ne s'en ira pas sans que...mais bah! je suis fou! Ne voyage-t-il pas à pied, et un homme qui tient à ne pas payer une dette d'honneur ne prend-il pas le pays par pointe sans tambour ni trompette?... Et puis, ajouta-t-il en se calmant peu à peu, ma chère madame Marcelle me saurait sans doute bien mauvais gré de rosser son galant. On ne se défait pas comme cela d'une si forte attache, et la pauvre femme ne voudra peut-être pas me croire quand je lui dirai que son Parisien est un vrai Marchais6. Comment vais-je m'y prendre pour la désabuser? C'est mon devoir, et pourtant quand je songe à la peine que je vais lui faire...Chère dame du bon Dieu! Est-il possible qu'on se trompe à ce Point!
Note 6: (retour) Les habitants de la Marche sont, à tort ou à raison, en si mauvaise odeur chez leurs voisins du Berri, que Marchois y est synonyme d'aigrefin.
En devisant ainsi avec lui-même, le meunier se rappela qu'il avait une calèche à vendre, et alla trouver un ex-fermier enrichi, qui, après avoir bien examiné et marchandé longtemps, se décida par la crainte que M. Bricolin ne vint à s'emparer de cet objet de luxe et de ce bon marché. Achetez! monsieur Ravalard, disait Grand-Louis avec l'admirable patience dont sont doués les Berrichons, lorsque, comprenant bien qu'on est décidé à s'accommoder de leur denrée, ils se prêtent par politesse à feindre d'être dupes de la prétendue incertitude du chaland. Je vous l'ai dit deux cents fois déjà, et je vas vous le répéter tant que vous voudrez. C'est du beau et du bon, du fin et du solide. Ça sort des premiers fabricants de Paris, c'est rendu-conduit gratis. Vous me connaissez trop pour croire que je m'en mêlerais s'il y avait une attrape là-dessous. De plus, je ne vous demande pas ma commission, qu'il vous faudrait pourtant bien payer à un autre. Voyez! c'est tout profit.
Les irrésolutions de l'acheteur durèrent jusqu'au soir. Le déboursement des écus lui déchirait l'âme. Quand Grand-Louis vit le soleil baisser,—Allons, dit-il, je ne veux pas coucher ici, moi, je m'en vais. Je vois bien que vous ne voulez pas de cette jolie brouette si reluisante et si bon marché. J'y vas atteler Sophie, et je m'en retournerai à Blanchemont fier comme Artaban. Ça sera la première fois de ma vie que je roulerai carrosse; ça m'amusera, et ça m'amusera encore plus de voir le père et la mère Bricolin se carrer là-dedans pour aller le dimanche à La Châtre! M'est avis pourtant que vous et votre dame, vous y auriez fait meilleure figure.
Enfin, la nuit approchant, M. Ravalard compta l'argent et lit remiser la belle voiture sous son hangar. Grand-Louis chargea les effets de madame de Blanchemont sur sa charrette, mit les deux mille francs dans une ceinture de cuir et partit au grand trot de Sophie, assis sur une malle et chantant à tue-tête, en dépit des cahots et du vacarme de ses grandes roues sur le pavé.
Il marchait vite, ne courant pas le risque de se tromper de voie comme le patachon, et il avait dépassé le joli hameau de Mers que la lune n'était pas encore levée. La vapeur fraîche qui, dans la Vallée-Noire, même durant les chaudes nuits d'été, nage sur de nombreux ruisseaux encaissés, coupait de nappes blanches qu'on aurait prises pour des lacs, la vaste étendue sombre qui se déployait au loin. Déjà les cris des moissonneurs et les chants des bergères avaient cessé. Des vers luisants semés de distance en distance dans les buissons qui bordent le chemin furent bientôt les seules rencontres que put faire le meunier.
Cependant comme il traversait une de ces landes marécageuses que forment les méandres des rivières dans ce pays d'ailleurs si fertile et si méticuleusement cultivé, il lui sembla voir une forme vague qui courait dans les joncs devant lui, et qui s'arrêta au bord du gué de la Vauvre comme pour l'attendre.
Grand-Louis était peu sujet au mal de la peur. Cependant comme il avait, ce soir-là, à défendre une petite fortune dont il était plus jaloux que si elle lui eût appartenu, il se hâta de rejoindre sa charrette dont il s'était un peu écarté, ayant fait un bout de chemin à pied, autant pour se désengourdir que pour soulager sa fidèle Sophie. La ceinture de cuir qui le gênait avait été déposée par lui dans un sac de blé. Quand il fut remonté sur son char, qu'il appelait facétieusement dans le style du pays, son équipage suspendu en cuir de brouette, c'est-à-dire en bois pur et simple, il s'assura sur ses jambes, s'arma de son fouet dont la lourde poignée faisait une arme à deux fins; et, debout, comme un soldat à son poste, il marcha droit sur le voyageur de nuit, en chantant gaiement un couplet de vieux opéra-comique que Rose lui avait appris dans son enfance.
Notre meunier chargé d'argent
Revenait au village.
Quand tout à coup v'la qu'il entend
Un grand bruit dans l'feuillage.
Notre meunier est homm' de coeur,
On dit pourtant qu'il eut grand peur...
Or, écoutez mes chers amis,
Si vous voulez m'en croire,
N'allez pas, n'allez pas dans la Vallée-Noire.
Je crois que la chanson dit: dans la Forêt-Noire; mais Grand-Louis, qui se moquait de la césure comme des voleurs et des revenants, s'amusait à adapter les paroles à sa situation; et ce couplet naïf, jadis fort en vogue, mais qui no se chantait plus guère qu'au moulin d'Angibault, charmait souvent les ennuis de ses courses solitaires.
Lorsqu'il fut près de l'homme qui l'attendait de pied ferme, il jugea que le poste était assez bien choisi pour une attaque. Le gué était, sinon profond, du moins encombré de grosses pierres qui forçaient les chevaux d'y marcher avec précaution, et de plus, pour descendre dans l'eau, il fallait s'occuper de soutenir la bride, le raidillon étant assez rapide pour exposer l'animal à s'abattre.
—Nous verrons bien, se disait Grand-Louis avec beaucoup de prudence et de calme.
Le voyageur s'avança en effet à la tête du cheval, et déjà Grand-Louis qui, pendant sa chanson, avait dextrement attaché une balle de plomb, percée à cet effet, à la mèche de son fouet, levait le bras pour lui faire lâcher prise, lorsqu'une voix connue lui dit amicalement:
—Maître Louis, permettez-moi de monter sur votre voiture pour passer l'eau.
—Oui-da, cher Parisien! répondit le meunier: enchanté de vous rencontrer. Je vous ai assez cherché ce ce matin! Montez, montez, j'ai deux mots à vous dire.
—Et moi, j'ai plus de deux mots à vous demander, répliqua Henri Lémor en sautant dans la charrette et en s'asseyant sur la malle à côté de lui, avec la confiance d'un nomme qui ne s'attend à rien de fâcheux.
—Voilà un gaillard bien osé, se dit le meunier qui, dans le premier retour de sa rancune, avait peine à se contenir jusqu'à l'autre rive. Savez-vous, mon camarade, dit-il en lui mettant sa lourde main sur l'épaule, que je ne sais ce qui me retient de faire demi-tour à droite et d'aller vous faire faire un plongeon au-dessous de l'écluse?
—L'idée est plaisante, répondit tranquillement Lémor, et réalisable jusqu'à un certain point. Je crois pourtant, mon cher ami, que je me défendrais fort bien, car, pour la première fois depuis longtemps, je tiens ce soir à ma vie, avec acharnement.
—Minute! dit le meunier en s'arrêtant sur le sable après avoir traversé le ruisseau. Nous voici plus à l'aise pour causer. D'abord et avant tout, faites-moi l'amitié, mon cher monsieur, de me dire où vous allez.
—Je n'en sais trop rien, dit Lémor en riant. Je crois que je vais au hasard devant moi. Ne fait-il pas beau pour se promener?
—Pas si beau que vous croyez, mon maître, et vous pourriez vous en retourner par un mauvais temps, si tel était mon bon plaisir. Vous avez voulu venir sur ma charrette; c'est mon fort détaché, à moi, et on n'en descend pas toujours comme on y monte.
—Trêve de bons mots, Grand-Louis, répondit Lémor, et fouettez votre cheval. Je ne puis rire, je suis trop ému...
—Vous avez peur, enfin, convenez-en.
—Oui, j'ai grand'peur comme le meunier de votre chanson, et vous le comprendrez quand je vous aurai parlé...si je puis parler...je n'ai guère ma tête à moi.
—Enfin, où allez-vous? dit le meunier qui commençait à craindre d'avoir mal jugé Lémor, et qui, reprenant sa raison un peu ébranlée par la colère, se demandait si un coupable viendrait ainsi se remettre entre ses mains.
—Où allez vous vous-même? dit Lémor. À Angibault? bien près de Blanchemont!... et moi, je vais de ce côté-là, sans savoir si j'oserai aller jusque-là. Mais vous avez entendu parler de l'aimant qui attire le fer.
—Je ne sais pas si vous êtes de fer, reprit le meunier, mais je sais qu'il y a aussi pour moi une fameuse pierre d'aimant de ce côté-là. Allons, mon garçon, vous voudriez donc...
—Je ne veux rien, je n'ose rien vouloir! et cependant elle est ruinée, tout à fait ruinée! Pourquoi m'en irais-je?
—Pourquoi vouliez-vous donc aller si loin, en Afrique, au diable?
—Je la croyais encore riche; trois cent mille francs, je vous l'ai dit, comparativement à ma position, c'était l'opulence.
—Mais puisqu'elle vous aimait malgré cela?
—Et moi, vous jugez que j'aurais dû accepter l'argent avec l'amour? Car je ne puis plus feindre avec vous, ami. Je vois qu'on vous a confié des choses que je ne vous aurais pas avouées, eussions-nous dû en venir aux coups. Mais j'ai réfléchi, après vous avoir quitté un peu brusquement, sans trop savoir ce que je faisais, et me sentant le coeur si gros de joie que je n'aurais pu me taire...Oui, j'ai réfléchi à tout ce que vous m'avez dit, j'ai vu que vous saviez tout et que j'étais insensé de craindre l'indiscrétion d'un ami si dévoué à...
—Marcelle! dit le meunier, un peu vain de pouvoir prononcer familièrement ce nom chrétien, comme il le définissait dans sa pensée, par opposition au nom nobiliaire de la dame de Blanchemont.
Ce nom fit tressaillir Lémor. C'était la première fois qu'il résonnait à ses oreilles. N'ayant jamais eu de relations avec l'entourage de madame de Blanchemont, et n'ayant jamais confié le secret de ses amours à personne, il ne connaissait pas dans la bouche d'autrui le son de ce nom chéri, qu'il avait lu au bas de maint billet avec tant de vénération, et que lui seul avait osé prononcer dans des moments de désespoir ou d'ivresse. Il saisit le bras du meunier, partagé entre le désir de le lui faire répéter et la crainte de le profaner en le livrant aux échos de la solitude.
—Eh bien! dit Grand-Louis, touché de son émotion, vous avez enfin reconnu que vous ne deviez pas, que vous ne pouviez pas vous méfier de moi? Mais moi, voulez-vous que je vous dise la vérité? Je me méfie encore un peu de vous. C'est malgré moi, mais cela me poursuit, cela me quitte et me reprend. Voyons, où avez-vous donc passé la journée? Je vous ai cru caché dans une cave.
—Je l'aurais fait, je pense, s'il s'en était trouvé une à ma portée, dit Lémor en souriant, tant j'avais besoin de cacher mon trouble et mon enivrement. Savez-vous, ami, que je m'en allais en Afrique avec l'intention de ne jamais revoir...celle que vous venez de nommer. Oui, malgré le billet que vous m'avez remis, qui me commandait de revenir dans un an, je sentais que ma conscience m'ordonnait un affreux sacrifice. Et encore aujourd'hui j'ai en bien de l'effroi et de l'incertitude! car si je n'ai plus à lutter contre la honte, moi, prolétaire, d'épouser une femme riche, il reste encore l'inimitié de races, la lutte du plébéien contre les patriciens, qui vont persécuter cette noble femme à cause d'un choix réputé indigne. Mais il y aurait peut-être de la lâcheté à éviter cette crise. Ce n'est pas sa faute, à elle, si elle est du sang des oppresseurs, et d'ailleurs, la puissance des nobles a passé dans d'autres mains. Leurs idées n'ont plus de force, et peut-être que...celle qui daigne me préférer...ne sera pas universellement blâmée. Cependant, c'est affreux, n'est-ce pas, d'entraîner la femme qu'on aime dans un combat contre sa famille, et d'attirer sur elle le blâme de tous ceux parmi lesquels elle a toujours vécu! Par quelles autres affections remplacerai-je autour d'elle ces affections secondaires, il est vrai, mais nombreuses, agréables, et qu'un généreux coeur ne peut pas rompre sans regret? Car je suis isolé sur la terre, moi, le pauvre l'est toujours, et le peuple ne comprend pas encore comment il devrait accueillir ceux qui viennent à lui de si loin, et à travers tant d'obstacles. Hélas! j'ai passé une partie du jour sous un buisson, je ne sais où, dans un lieu retiré où j'avais été au hasard, et ce n'est qu'après plusieurs heures d'angoisses et de méditation laborieuse que je me suis résolu à vous chercher pour vous demander de me procurer une heure d'entretien avec elle...Je vous ai cherché en vain, peut-être de votre côté aussi me cherchiez-vous, car c'est vous qui m'avez mis en tête cette idée brûlante d'aller à Blanchemont. Mais je crois que vous êtes imprudent et moi insensé, car elle m'a défendu de savoir même où elle s'est retirée, et elle a fixé, pour les convenances de son deuil, le délai d'un an.
—Tant que cela? dit Grand-Louis un peu effrayé de l'idée ingénieuse qu'il avait cru avoir, le matin, on provoquant, chez l'amant de Marcelle, la tentation de venir la voir. Ces histoires de convenances dont vous me parlez là sont-elles si sérieuses dans vos idées, et faut-il, qu'après la mort d'un méchant mari, un an s'écoule, ni plus ni moins, sans qu'une honnête femme voie le visage d'un honnête homme qui songe à l'épouser? C'est donc l'usage à Paris?
—Pas plus à Paris qu'ailleurs. Le sentiment religieux qu'on porte au mystère de la mort est sans doute partout l'arbitre intime du plus ou du moins de temps qu'on accorde au souvenir des funérailles.
—Je sais que c'est un bon sentiment qui a établi la coutume de porter le deuil sur ses habits, dans ses paroles, dans toute sa conduite; mais cela n'a-t-il pas l'inconvénient de dégénérer en hypocrisie, quand le défunt est vraiment peu regrettable, et que l'amour parle honnêtement en faveur d'un autre? Résulte-t-il de l'état de décence où doit vivre une veuve que son prétendant soit forcé de s'expatrier, ou bien de ne jamais passer devant sa porte, et de ne pas la regarder du coin de l'oeil quand elle a l'air de n'y pas faire attention?
—Vous ne connaissez pas, mon brave, la méchanceté de ceux qui s'intitulent gens du monde, singulière dénomination, n'est-ce pas? et juste pourtant à leurs yeux, puisque le peuple ne compte pas, puisqu'ils s'arrogent l'empire du monde, puisqu'ils l'ont toujours eu, et qu'ils l'ont encore pour un certain temps!
—Je n'ai pas de peine à croire, s'écria le meunier, qu'ils sont plus méchants que nous!... Et pourtant, ajouta-t-il tristement, nous ne sommes pas aussi bons que nous devrions l'être! Nous aussi, nous sommes souvent bavards, moqueurs, et portés à condamner le faible. Oui, vous avez raison, nous devons prendre garde de faire mal parler de cette chère dame. Il lui faudra du temps pour se faire connaître, chérir et respecter comme elle le mérite; il ne faudrait qu'un jour pour qu'on l'accusât de se gouverner follement. Mon avis est donc que vous n'alliez pus vous montrer à Blanchemont.
—Vous êtes un homme de bon conseil, Grand-Louis, et j'étais sur que vous ne me laisseriez pas faire une mauvaise chose. J'aurai le courage d'écouter les avis de votre raison, comme j'ai eu la folie de m'enflammer au premier mouvement de votre bienveillance. Je vais causer avec vous jusqu'à ce que vous soyez arrivé auprès de votre moulin, et alors je m'en retournerai à*** pour partir demain et continuer mon voyage.
—Allons! allons! vous allez d'une extrémité à l'autre, dit le meunier qui, tout en causant avec Lémor, faisait toujours cheminer au pas la patiente Sophie. Angibault est à une lieue de Blanchemont, et vous pouvez bien y passer la nuit sans compromettre personne. Il ne s'y trouve pas d'autre femme ce soir que ma vieille mère, et ça ne fera pas jaser. Vous avez fait, de *** jusqu'ici, une jolie promenade, et je n'aurais ni coeur ni âme si je ne vous forçais d'accepter une petite couchée avec un souper frugal, comme dit M. le curé, qui ne les aime guère de cette façon-là. D'ailleurs, ne faut-il pas que vous écriviez? Vous trouverez chez nous tout ce qu'il faut pour cela... peut-être pas de joli papier à lettres, par exemple! Je suis l'adjoint de ma commune, et je ne fais pas mes actes sur du vélin; mais quand même vous coucheriez votre prose amoureuse sur du papier marqué au timbre de la mairie, ça n'empêchera pas qu'on la lise, et plutôt deux fois qu'une. Venez, vous dis-je, je vois déjà la fumée de mon souper qui monte dans les arbres, nous allons trotter un peu, car je parie que ma vieille mère a faim et qu'elle ne veut pas manger sans moi. Je lui ai promis de revenir de bonne heure.
Henri mourait d'envie d'accepter l'offre du bon meunier. Il se fit un peu prier pour la ferme; les amants sont dissimulés comme les enfants. Il avait renoncé pourtant à la folie d'aller à Blanchemont, mais il était poussé dans cette direction comme par un charme magique, et chaque pas de Sophie, qui le rapprochait de ce foyer d'attraction, remuait son coeur, naguère brisé par une lutte au-dessus de ses forces.
Lémor céda pourtant, bénissant dans son coeur l'insistance hospitalière du meunier.
—Mère! dit celui-ci à la Grand-Marie en sautant à bas de sa charrette, vous ai-je manqué de parole? Si l'horloge du bon Dieu n'est pas dérangée, les étoiles de la croix marquent, dix heures sur le chemin de Saint-Jacques.7
Note 7: (retour) La croix est la constellation du cygne, et le chemin de Saint-Jacques la voie Lactée.
—Il n'est guère plus, dit la bonne femme; c'est seulement une heure plus tard que tu ne t'étais annoncé. Mais je ne te gronde pas; je vois que tu as fait les commissions de notre chère dame. Est-ce que tu comptes aller porter tout cela à Blanchemont ce soir?
—Ma foi non! il est trop tard. Madame Marcelle m'a dit qu'un jour de plus ou de moins lui importait peu. Et d'ailleurs, peut-on entrer au château neuf après dix heures? N'ont-ils pas fait réparer le mur crénelé de la cour et mettre des barres de fer à la grand'porte? Ils sont capables de faire faire un pont-levis sur leur fossé sans eau. Le diable me confonde! M. Bricolin se croit déjà seigneur de Blanchemont, et il aura bientôt des armes sur sa cheminée. Il se fera appeler de Bricolin... Mais dites donc, mère, je vous amène de la compagnie. Reconnaissez-vous ce garçon-là?
—Eh! c'est le monsieur du mois dernier! dit la Grand'-Marie; celui que nous prenions pour un homme d'affaires de la dame de Blanchemont? Mais il parait qu'elle ne le connaît pas.
—Non, non, elle ne le connaît pas du tout, dit Grand-Louis, et il n'est pas homme d'affaires; c'est un employé au cadastre pour la nouvelle répartition de l'impôt. Allons, géomètre, asseyez-vous et mangez chaud.
—Dites donc, Monsieur, fit la meunière quand le premier service, c'est-à-dire la soupe aux raves fut dépêchée, est-ce vous qui avez écrit votre nom sur un de nos arbres au bord de la rivière?
—C'est moi, dit Henri. Je vous en demande pardon; peut-être cette sotte fantaisie d'écolier a-t-elle fait mourir ce jeune saule?
—Sauf votre respect, c'est un peuplier blanc, dit le meunier. Vous êtes bien un vrai Parisien, et sans doute vous ne connaissez pas le chanvre d'avec la pomme de terre. Mais n'importe. Nos arbres se moquent de vos coups le canif, et ma mère vous demande cela pour causer.
—Oh! je ne vous ferais pas de reproche pour un petit arbre. Nous en avons de reste ici, dit la meunière; mais c'est que notre jeune dame s'est tant tourmentée pour savoir qui avait pu mettre ce nom-là! Et son petit qui l'a lu tout seul! oui, Monsieur, un enfant de quatre ans, qui voit ce que je n'ai jamais pu voir dans des lettres!
—Elle est donc venue ici? dit étourdiment Lémor, qui n'avait pas bien sa raison dans ce moment.
—Qu'est-ce que ça vous fait, puisque vous ne la connaissez pas? répondit Grand-Louis en lui donnant un grand coup de genou pour l'engager à feindre, surtout devant son garçon de moulin.
Lémor le remercia du regard, bien que son avertissement eût été un peu rude, et, craignant de divaguer, il ne desserra plus les dents que pour manger.
Lorsque l'on se fut séparé pour la nuitée, comme disait la meunière, Lémor qui devait partager la petite chambre du meunier au rez-de-chaussée, tout en face de la porte du moulin, pria Grand-Louis de ne pas s'enfermer encore et de le laisser promener un quart d'heure au bord de la Vauvre.
—Pardieu, je vas vous y conduire, dit Grand-Louis que le roman de son nouvel ami intéressait beaucoup par la ressemblance qu'il avait avec le sien propre. Je sais où vous allez rêvasser, et je ne sais pas si pressé de dormir que je ne puisse faire un tour avec vous au clair de la lune: car la voici qui se lève et qui va se mirer dans l'eau. Venez voir, mon Parisien, comme elle est blanche et fière dans le bassin de la Vauvre, et vous me direz si c'est à Paris que vous avez une aussi belle lune et une aussi belle rivière! Tenez! ajouta-t-il lorsqu'ils furent au pied de l'arbre, voilà où elle était appuyée en lisant votre nom; elle était comme cela contre la barrière, et elle regardait avec des yeux.... que je ne peux pas faire, quand je passerais deux heures à ouvrir les miens. Ah ça, vous saviez donc qu'elle viendrait ici, que vous lui aviez laissé là votre signature?
—Ce qu'il y a de plus étrange, c'est que je l'ignorais, et que le hasard seul... un caprice d'enfant, m'a suggéré de marquer ainsi mon passage dans ce bel endroit ou je ne croyais pas devoir jamais revenir. J'avais ouï dire à Paris qu'elle était ruinée. Je l'espérais! j'étais venu savoir à quoi m'en tenir, et quand j'ai appris qu'elle était encore trop riche pour moi, je n'ai plus songé qu'à lui dire adieu.
—Voyez! il y a un Dieu pour les amants; car sans cela vous n'y sériez, pas revenu, en effet. C'est cela, c'est l'air de madame Marcelle en m'interrogeant sur le jeune voyageur qui avait écrit ce nom, qui m'a fait deviner tout d'un coup qu'elle aimait et que son amant s'appelait Henri. C'est ce qui m'a éclairci l'esprit pour deviner le reste, car on ne m'a rien dit, j'ai tout deviné; il faut bien que je m'en accuse et que je m'en vante.
—Quoi! on ne vous avait rien confié, et moi j'ai tout avoué? La volonté de Dieu soit faite! Je reconnais sa main dans tout cela, et je ne me défends plus de la confiance absolue que vous m'inspirez.
—Je voudrais pouvoir vous en dire autant, répondit Grand-Louis en lui prenant la main, car le diable me broie si je ne vous aime pas! Et pourtant il y a quoique chose qui me chiffonne toujours.
—Comment pouvez-vous me soupçonner encore quand je reviens dans votre Vallée-Noire, seulement pour respirer l'air qu'elle a respiré, lorsque je sais enfin qu'elle est pauvre?
—Mais ne pourriez-vous pas avoir été courir chez les avoués et les notaires pendant que je vous cherchais ce matin par la ville? Et si vous aviez appris qu'elle est encore assez riche?
—Que dites-vous, serait-il vrai? s'écria Lémor avec un accent douloureux. Ne jouez pas ainsi avec moi, ami! vous m'accusez de choses si ridicules, que je ne pense pas même à m'en justifier. Mais il y en a une que je veux vous dire en deux mots. Si madame de Blanchemont est encore riche, voulût-elle agréer l'amour d'un prolétaire comme moi, il faut que je la quitté pour toujours! Oh! si cela est, s'il faut que je l'apprenne... pas encore, au nom du ciel? Laissez-moi rêver le bonheur jusqu'à demain, jusqu'à ce que je quitte ce pays pour un an ou pour jamais!
—Alors vous êtes un peu fou, l'ami, s'écria le meunier. Et même vous me paraissez si exagéré dans ce moment-ci, que je crains que ce ne soit une affectation pour me tromper.
—Vous n'êtes donc pas comme moi, vous! vous ne haïssez donc pas la richesse?
—Non, par Dieu! je ne la hais ni ne l'aime pour elle-même, mais bien à cause du mal ou du bien qu'elle peut me faire. Par exemple, je déteste les écus du père Bricolin, parce qu'ils m'empêchent d'épouser sa fille.... Ah! diable! je lâche des noms que j'aurais aussi bien fait de vous laisser ignorer.... Mais je sais vos affaires, après tout, et vous pouvez bien savoir les miennes.... Je dis donc, que je déteste ces écus-là; mais j'aimerais beaucoup trente ou quarante mille francs qui me tomberaient du ciel et qui me permettraient de prétendre à Rose.
—Je ne pense pas comme vous. Si je possédais un million, je ne voudrais pas le garder.
—Vous le jetteriez dans la rivière plutôt que de vous faire un titre pour rétablir l'égalité entre elle et vous? Vous êtes encore un drôle de corps.
—Je crois que je le distribuerais aux pauvres, comme les communistes chrétiens des premiers temps, afin de m'en débarrasser, quoique je sache fort bien que je ne ferais pas là une bonne oeuvre véritable; car en abandonnant leurs biens, ces premiers disciples de l'égalité fondaient une société. Ils apportaient aux malheureux une législation qui était en même temps une religion. Cet argent était le pain de l'âme en même temps que celui du corps. Ce partage était une doctrine et faisait des adeptes. Aujourd'hui, il n'y a rien de semblable. On a l'idée d'une communauté sainte et providentielle, on n'en sait pas encore les lois. On ne peut pas recommencer le petit monde des premiers chrétiens, on sent qu'il faudrait la doctrine; on ne l'a pas, et d'ailleurs, les hommes ne sont pas disposés à la recevoir. L'argent qu'on distribuerait à une poignée de misérables n'enfanterait chez eux que l'égoïsme et la paresse, si on ne cherchait à leur faire comprendre les devoirs de l'association. Et, d'une part, je vous le répète, ami, il n'y a pas encore assez de lumières dans l'initiation, de l'autre, il n'y a pas encore assez de confiance, de sympathie et d'élan chez les initiés. Voilà pourquoi lorsque Marcelle....(et moi aussi j'ose la nommer puisque vous avez nomme Rose) m'a proposé de faire comme les apôtres et de donner aux pauvres ces richesses qui me faisaient horreur, j'ai reculé devant un sacrifice que je ne me sens pas la science et le génie de faire fructifier réellement entre ses mains pour le progrès de l'humanité. Pour posséder la richesse et la rendre utile comme je l'entends, il faut être plus qu'un homme de coeur, il faut être un homme de génie. Je ne le suis pas, et, en songeant aux vices profonds, à l'épouvantable égoïsme qu'impose la fortune à ceux qui la possèdent, je me sens pénétré d'effroi. Je remercie Dieu de m'avoir rendu pauvre, moi aussi, qui ai failli hériter de beaucoup d'argent, et je fais le serment de ne jamais posséder que le salaire de ma semaine!
—Ainsi, vous remerciez Dieu de vous avoir rendu sage par un pur effet de sa bonté, et vous profitez du hasard qui vous a préservé du mal? C'est de la vertu très-facile, et je n'en suis pas si émerveillé que vous croyez. Je comprends maintenant pourquoi madame Marcelle était si contente hier d'être ruinée. Vous lui avez mis en tête toutes ces belles choses-là! C'est joli, mais ça ne signifie rien. Qu'est-ce que c'est que des gens qui disent: Si j'étais riche, je serais méchant, et je suis enchanté de ne l'être pas? C'est l'histoire de ma grand'mère qui disait: Je n'aime pas l'anguille, et j'en suis bien contente, parce que si je l'aimais, j'en mangerais. Voyons, pourquoi ne seriez-vous pas riche et généreux? Eh, quand vous ne pourriez pas faire d'autre bien que de donner du pain à ceux qui en manquent autour de vous, ce serait déjà quelque chose, et la richesse serait mieux placée dans vos mains que dans celles des avares.... Oh! je sais bien votre affaire! J'ai compris; je ne suis pas si bête que vous croyez, et j'ai lu de temps en temps des journaux et des brochures qui m'ont appris un peu ce qui se passe hors de nos campagnes, où il est vrai de dire qu'il ne se passe rien de nouveau. Je vois que vous êtes un faiseur de nouveaux systèmes, un économiste, un savant!
—Non. C'est peut-être un malheur; mais je connais la science des chiffres moins que toute autre, et je ne comprends rien à l'économie politique telle qu'on l'entend aujourd'hui. C'est un cercle vicieux où je ne conçois pas qu'on s'amuse à tourner.
—Vous n'avez pas étudié une science sans laquelle vous ne pouvez rien essayer de neuf? En ce cas, vous êtes un paresseux.
—Non, mais un rêveur.
—J'entends, vous êtes ce qu'on appelle un poëte.
—Je n'ai jamais fait de vers, et maintenant je suis un ouvrier. Ne me prenez pas tant au sérieux. Je suis un enfant, et un enfant amoureux. Tout mon mérite, c'est d'avoir su apprendre un métier, et je vais l'exercer.
—C'est bien! gagnez votre vie comme je fais, moi, et ne vous tourmentez plus de la manière dont va le monde, puisque vous n'y pouvez rien.
—Quel raisonnement, ami! Vous verriez une barque chavirer sur cette rivière, et il y aurait là une famille à laquelle, vous, attaché à cet arbre, je suppose, vous ne pourriez porter secours, et vous la verriez périr avec indifférence?
—Non, Monsieur, je casserais l'arbre, fût-il dix fois plus gros. J'aurais si bonne volonté que Dieu ferait ce petit miracle pour moi.
—-Et pourtant la famille humaine périt, s'écria Lémor douloureusement, et Dieu ne fait plus de miracles!
—Je le crois bien! personne ne croit plus en lui. Mais moi, j'y crois, et je vous déclare, puisque nous en sommes à ne nous rien cacher, que, dans le fond de ma pensée, je n'ai jamais désespéré d'épouser Rose Bricolin. Amener son père à accepter un gendre pauvre, c'est pourtant un miracle plus conséquent que de casser avec mes bras, sans cognée, le gros arbre que vous voyez là. Eh bien, ce miracle se fera, je ne sais comment: j'aurai cinquante mille francs. Je les trouverai dans la terre en plantant mes choux, ou dans la rivière en jetant mes filets; ou bien il me viendra une idée... n'importe sur quoi. Je découvrirai quelque chose, puisqu'il suffit, dit-on, d'une idée pour remuer le monde.
—Vous découvrirez le moyen d'appliquer l'égalité à une société qui n'existe que par l'inégalité, n'est-ce pas? dit Henri avec un triste sourire.
—Pourquoi pas, Monsieur? répondit le meunier avec une vivacité enjouée. Quand j'aurai fait fortune, comme je ne veux pas être avare et méchant, et, comme je suis bien sûr, moi, de ne jamais le devenir, pas plus que ma grand'mère n'est venue à bout d'aimer l'anguille qu'elle ne pouvait pas souffrir, alors il faudra que je devienne tout à coup plus savant que vous, et que je trouve dans ma cervelle ce que vous n'avez pas trouvé dans vos livres, à savoir le secret de faire de la justice avec ma puissance et des heureux avec ma richesse. Ça vous étonne? Et pourtant, mon Parisien, je vous déclare que j'en sais bien moins que vous sur l'économie politique, et je n'y entends ni a ni b. Mais qu'est-ce que cela fait, puisque j'ai la volonté et la croyance? Lisez l'Évangile, Monsieur. M'est avis que vous, qui en parlez si bien, vous avez un peu oublié que les premiers apôtres étaient des gens de rien, ne sachant rien comme moi. Le bon Dieu souffla sur eux, et ils en surent plus long que tous les maîtres d'école et tous les curés de leur temps.
—O peuple! tu prophétises! s'écria Lémor en serrant le meunier contre son coeur. C'est pour toi, en effet, que Dieu fera des miracles, c'est sur toi que soufflera l'Esprit Saint! Tu ne connais pas le découragement, toi; tu ne doutes de rien. Tu sens que le coeur est plus puissant que la science, tu sens ta force, ton amour, et tu comptes sur l'inspiration! Et voilà pourquoi j'ai brûlé mes livres, voilà pourquoi j'ai voulu retourner au peuple, d'où mes parents m'avaient fait sortir. Voilà pourquoi je vais chercher, parmi les pauvres et les simples de coeur, la foi et le zèle que j'ai perdus en grandissant parmi les riches!
—J'entends! dit le meunier; vous êtes un malade qui cherche la santé.
—Ah! je la trouverais si je vivais près de vous.
—Je vous la donnerais de bon coeur si vous me promettiez de ne pas me donner votre maladie. Et pour commencer, parlez-moi donc raisonnablement; dites-moi que, quelle que soit la position de madame Marcelle, vous l'épouserez si elle y consent.
—Vous réveillez mon angoisse. Vous m'avez dit qu'elle n'avait plus rien; puis vous avez semblé vous raviser et me faire entendre qu'elle était encore riche.
—Allons, sachez la vérité, c'était une épreuve. Les trois cent mille francs subsistent encore, et le père Bricolin aura beau faire, je la conseillerai si bien qu'elle les conservera. Avec trois cent mille francs, mon camarade, vous pourrez faire du bien, j'espère, puisque avec cinquante mille que je n'ai pas, moi, je prétends sauver le monde!
—J'admire et j'envie votre gaieté, dit Lémor accablé; mais vous m'avez remis la mort dans l'âme. J'adore cette femme, cet ange, et je ne peux pas être l'époux d'une femme riche! Le monde a sur l'honneur des préjugés que j'ai subis malgré moi, et que je ne saurais secouer. Je ne pourrais pas regarder comme mienne cette fortune qu'elle doit et qu'elle veut sans doute conserver à son fils. Je ne pourrais donc songer à me rendre utile, par ma richesse, sans manquer à ce qu'on regarde comme la probité. Et puis j'aurais certains scrupules de condamner à l'indigence une femme pour laquelle je sens une tendresse infinie, et un enfant dont je respecte l'indépendance future. Je souffrirais de leurs privations, je frémirais à toute heure de les voir succomber à une vie trop rude. Hélas! cet enfant, cette femme n'appartiennent pas à la même race que nous, Grand-Louis. Ce sont les maîtres détrônés de la terre qui demanderaient à leurs anciens esclaves les soins et les recherches auxquels ils sont habitués. Nous les verrions languir et dépérir sous notre chaume. Leurs mains trop faibles seraient brisées par le travail, et notre amour ne les soutiendrait peut-être pas jusqu'au bout de cette lutte qui nous brise déjà nous-mêmes....
—Voilà encore votre maladie qui vous reprend et la foi qui vous abandonne, dit le Grand-Louis en l'interrompant. Vous ne croyez même plus à l'amour; vous ne voyez pas qu'elle supporterait tout pour vous, et qu'elle se trouverait heureuse comme cela? Vous n'êtes pas digne d'être si grandement aimé, vrai!
—Ah! mon ami, qu'elle devienne pauvre, tout à fait pauvre, sans que j'aie à me reprocher d'y avoir contribué, et vous verrez si je manque de courage pour la soutenir!
—Eh bien! vous travaillerez pour gagner un peu d'argent, comme nous travaillons tous? Pourquoi mépriser tant l'argent qu'elle a, et qui est tout gagné?
—Il n'a pas été gagné par le travail du pauvre; c'est de l'argent volé.
—Comment ça?
—C'est l'héritage des rapines féodales de ses pères. C'est le sang et la sueur du peuple qui ont cimenté leurs châteaux et engraissé leurs terres.
—C'est vrai cela! mais l'argent ne conserve pas cette espèce de rouille. Il a le don de s'épurer ou de se salir, suivant la main qui le touche.
—Non! dit Lémor avec feu. Il y a de l'argent souillé et qui souille la main qui le reçoit!
—C'est une métaphore! dit tranquillement le meunier. C'est toujours l'argent du pauvre, puisqu'il lui a été extorqué par le pillage, la violence et la tyrannie. Faudra-t-il que le pauvre s'abstienne de le reprendre, parce que la main des brigands l'a longtemps manié! Allons! nous coucher, mon cher, vous déraisonnez; vous n'irez pas à Blanchemont. Moins que jamais j'en suis d'avis, puisque vous n'avez que des sottises à dire à ma chère dame; mais, par la cordieu! vous ne me quitterez pas que vous n'ayez renoncé à vos... attendez que je trouve le mot... à vos utopies! Est-ce cela?
—Peut-être! dit Lémor tout pensif, et entraîné par son amour à subir l'ascendant de son nouvel ami.
Nous ne savons pas s'il est bien conforme aux règles de l'art de décrire minutieusement les traits et le costume des gens qu'on met en scène dans un roman. Peut-être les conteurs de notre temps (et nous tous les premiers) ont-ils un peu abusé de la mode des portraits dans leurs narrations. Cependant, c'est un vieil usage, et tout en espérant que les maîtres futurs, condamnant nos minuties, esquisseront leurs figures en traits plus larges et plus nets, nous ne nous sentons pas la main assez ferme pour ne pas suivre la route battue, et nous allons réparer l'oubli où nous sommes tombé jusqu'ici, en omettant le portrait d'une de nos héroïnes.
Ne semble-t-il pas, en effet, que quelque chose de capital manque à l'intérêt d'une histoire d'amour, tant véridique soit-elle, lorsqu'on ignore si le personnage féminin est doué d'une beauté plus ou moins remarquable? Il ne suffit même pas qu'on nous dise: elle est belle; si ses aventures ou l'excentricité de sa situation nous ont tant soit peu frappés, nous voulons savoir si elle est blonde ou brune, grande ou petite, rêveuse ou animée, élégante ou simple dans ses ajustements; si on nous dit qu'elle passe dans la rue, nous courons aux fenêtres pour la voir, et, selon l'impression que sa physionomie produit en nous, nous sommes disposés à l'aimer ou à l'absoudre d'avoir attiré sur elle l'attention publique.
Tel était sans doute l'avis de Rose Bricolin; car le lendemain de la première nuit où elle avait partagé sa chambre avec madame de Blanchemont, couchée encore languissamment sur son oreiller, tandis que la jeune veuve, plus active et plus matinale, achevait déjà sa toilette, Rose l'examinait attentivement, se demandant si cette beauté parisienne éclipserait la sienne à la fête du village, qui devait avoir lieu le jour suivant.
Marcelle de Blanchemont était plus petite de taille qu'elle ne le paraissait, grâce à l'élégance de ses proportions et à la distinction de toutes ses attitudes. Elle était très-franchement blonde, mais non d'un blond fade, ni même d'un blond cendré, couleur trop vantée et qui éteint presque toujours la physionomie, parce qu'elle est souvent l'indice d'une organisation sans puissance. Elle était d'un blond vif, chaud et doré, et ses cheveux étaient une des plus grandes beautés de sa personne. Dans son enfance elle avait eu un éclat extraordinaire, et au couvent on l'appelait le chérubin; à dix-huit ans elle n'était plus qu'une fort agréable personne, mais à vingt-deux, elle était telle qu'elle avait inspiré plus d'une passion sans s'en apercevoir. Cependant ses traits n'étaient pas d'une grande perfection, et sa fraîcheur était souvent fatiguée par une animation un peu fébrile. On voyait autour de ses yeux d'un bleu éclatant des teintes sombres qui annonçaient le travail d'une âme ardente, et que l'observateur inintelligent eût pu attribuer aux agitations d'une nature voluptueuse; mais il était impossible d'être chaste soi-même sans comprendre que cette femme vivait par le coeur plus que par l'esprit, et par l'esprit plus que par le sens. Son teint variable, son regard droit et franc, un léger duvet blond aux coins de sa lèvre, étaient chez elle les indices certains d'une volonté énergique, d'un caractère dévoué, désintéressé, courageux. Elle plaisait au premier coup d'oeil sans éblouir, elle éblouissait ensuite de plus en plus sans cesser de plaire, et tel qui ne l'avait pas crue jolie au premier abord, n'en pouvait bientôt détacher ses yeux ni sa pensée.
La seconde transformation qui s'était opérée en elle était l'ouvrage de l'amour. Laborieuse et enjouée au couvent, elle n'avait jamais été rêveuse ni mélancolique avant de rencontrer Lémor; et même depuis qu'elle l'aimait, elle était restée active et décidée jusque dans les plus petites choses. Mais une affection profonde, en dirigeant vers un but unique toutes les forces de sa volonté, avait accentué ses traits et donné un charme étrange et mystérieux à toutes ses manières. Personne ne savait qu'elle aimait; tout le monde sentait qu'elle était capable d'aimer passionnément, et tous les hommes qui s'étaient approchés d'elle avaient désiré de lui inspirer de l'amour ou de l'amitié. A cause de ce puissant attrait, il y avait eu un moment dans le monde où les femmes, jalouses d'elle, mais ne pouvant attaquer ses moeurs, l'avaient accusée de coquetterie. Jamais reproche ne fut moins mérité. Marcelle n'avait pas de temps à perdre au puéril et impudique amusement d'inspirer des désirs. Elle ne pensait pas même qu'elle pût en inspirer, et, en s'éloignant brusquement du monde, elle n'avait pas à se faire le reproche d'y avoir marqué volontairement son passage.
Rose Bricolin, incontestablement plus belle, mais moins mystérieuse à suivre et à deviner dans ses émotions enfantines, avait entendu parler de la jeune baronne de Blanchemont comme d'une beauté des salons de Paris, et elle ne comprenait pas bien comment, avec une mise si simple et des manières si naturelles, cette blonde fatiguée pouvait s'être fait une telle réputation. Rose ne savait pas que, dans les sociétés très civilisées, et par conséquent très-blasées, l'animation intérieure répand un prestige sur l'extérieur de la femme, qui efface toujours la majesté classique de la froide beauté. Cependant Rose sentait qu'elle aimait déjà Marcelle à la folie; elle ne se rendait pas encore bien compte de l'attraction exercée par son regard ferme et vif, par le son affectueux de sa voix, par son sourire fin et bienveillant, par les allures décidées et généreuses de tout son être. Elle n'est pourtant pas si belle que je croyais! pensait-elle; d'où vient donc que je voudrais lui ressembler? Rose se surprit, en effet, occupée à attacher ses cheveux comme elle, et à imiter involontairement sa démarche, sa manière brusque et gracieuse de tourner la tête, et jusqu'aux inflexions de sa voix. Elle y réussit assez bien pour perdre en peu de jours un reste de gaucherie rustique qui avait pourtant son charme; mais il est vrai de dire que cette vivacité fut plus d'inspiration que d'emprunt, et qu'elle sut bientôt se l'approprier assez pour rehausser beaucoup en elle les dons de la nature. Rose n'était pas non plus dépourvue de courage et de franchise; Marcelle était plutôt destinée à développer son naturel étouffé par les circonstances extérieures qu'à lui en suggérer un factice et de pure imitation.
Tout en allant et venant par la chambre, Marcelle entendit une voix étrange qui partait de la pièce voisine et qui était à la fois forte comme celle d'un boeuf et enrouée comme celle d'une vieille femme. Cette voix, qui semblait ne sortir qu'avec effort d'une poitrine caverneuse et ne pouvoir ni s'exhaler ni se contenir, répéta à plusieurs reprises:
—Puisqu'ils m'ont tout pris!... tout pris, jusqu'à mes vêtements!
Et une voix plus ferme, que l'on reconnaissait pour celle de la grand'mère Bricolin, répondait:
—Taisez-vous donc, notre maître! 8 je ne vous parle pas de ça.
Note 8: (retour) Dans nos campagnes, les femmes âgées suivent encore l'ancienne coutume de dire eu parlant de leur mari, notre maître. Celles de notre génération disent notre homme.
Voyant l'étonnement de sa compagne, Rose se chargea de lui expliquer ce dialogue.—Il y a toujours eu du malheur dans notre maison, lui dit-elle, et même avant ma naissance et celle de ma pauvre soeur, le mauvais sort était dans la famille. Vous avez bien vu mon grand-papa, qui parait si vieux, si vieux? C'est lui que vous venez d'entendre. Il ne parle pas souvent; mais comme il est sourd, il crie si haut que toute la maison en résonne. Il répète presque toujours à peu près la même chose: Ils m'ont tout pris, tout pillé, tout volé. Il ne sort guère de là, et si ma grand'mère, qui a beaucoup d'empire sur lui, ne l'avait pas fait taire, il vous l'aurait dit hier à vous-même en guise de bonjour.
—Et qu'est-ce que cela signifie? demanda Marcelle.
—Est-ce que vous n'avez pas entendu parler de cette histoire-là? dit Rose. Elle a fait pourtant assez de bruit; mais il est vrai que vous n'êtes jamais venue dans ce pays, et que vous ne vous êtes jamais occupée de ce qui avait pu s'y passer. Je parie que vous ne savez pas que, depuis plus de cinquante ans, les Bricolin sont fermiers des Blanchemont?
—Je savais cela, et même je sais que votre grand-père, avant de venir se fixer ici, a tenu à ferme une terre considérable du côté du Blanc, appartenant à mon grand-père.
—Eh bien, en ce cas, vous avez entendu parler de l'histoire des chauffeurs?
—Oui, mais c'est du plus loin que je me souvienne, car c'était déjà une vieille histoire quand je n'étais encore qu'un enfant.
—Cela s'est passé, il y a plus de quarante ans, autant que je puis savoir moi-même, car on ne parle pas volontiers de cela chez nous. Cela fait trop de mal et trop de peur. Monsieur votre grand-père avait, à l'époque des assignats, confié à mon grand-papa Bricolin une somme de cinquante mille francs en or, en le priant de la cacher dans quelque vieille muraille du château, pendant qu'il se tiendrait caché lui-même à Paris, où il réussit à n'être pas dénoncé. Vous connaissez cela mieux que moi. Voilà donc que mon grand-papa avait cet or-là caché avec le sien dans ce vieux château de Beaufort, dont il était fermier, et qui est à plus de vingt lieues d'ici. Je n'y ai jamais été. Votre grand-père ne se pressant pas de lui redemander son dépôt, il eut le malheur, en voulant lui faire écrire une lettre à cet effet, de mettre un scélérat d'avoué dans sa confidence. La nuit suivante les chauffeurs vinrent et soumirent mon pauvre grand-père à mille tortures jusqu'à ce qu'il eût dit où était caché l'argent. Ils emportèrent tout, le sien et le vôtre, et jusqu'au linge de la maison et aux bijoux de noces de ma grand'mère. Mon père, qui était un enfant, avait été garrotté et jeté sur un lit. Il vit tout et faillit en mourir de peur. Ma grand'mère était enfermée dans la cave. Les garçons de ferme furent battus et attachés aussi. On leur tenait des pistolets sur la gorge pour les empêcher de crier. Enfin, quand les brigands eurent fait main-basse sur tout ce qu'ils purent enlever, ils se retirèrent sans grand mystère et demeurèrent impunis, on n'a jamais su pourquoi. Et de cette affaire-là, mon pauvre grand-papa qui était jeune est devenu vieux tout à coup. Il n'a jamais pu retrouver sa tête, ses idées se sont affaiblies; il a perdu la mémoire de presque tout, excepté de cette abominable aventure, et il ne peut guère ouvrir la bouche sans y faire allusion. Le tremblement que vous lui voyez, il l'a toujours eu depuis cette nuit-là, et ses jambes qui ont été desséchées par le feu, sont restées si minces et si faibles qu'il n'a jamais pu travailler depuis. Votre grand-père qui était un digne seigneur, à ce qu'on dit, ne lui a jamais réclamé son argent, et même il a abandonné à ma grand'mère, qui était devenue tout à coup l'homme de la famille; par sa bonne tête et son courage, tous les fermages échus depuis cinq ans, et qu'il ne s'était pas fait payer. Cela a nos affaires, et quand mon père a été en âge de prendre la ferme de Blanchemont il avait déjà un certain crédit. Voilà notre histoire; jointe à celle de ma pauvre soeur, vous voyez qu'elle n'est pas très-gaie.
Ce récit fit beaucoup d'impression sur Marcelle, et l'intérieur des Bricolin lui parut encore plus sinistre que la veille. Au milieu de leur prospérité, ces gens-là semblaient voués à quelque chose de sombre et de tragique. Entre la folle et l'idiot, madame de Blanchemont se sentit saisie d'une terreur instinctive et d'une tristesse profonde. Elle s'étonna que l'insouciante et luxuriante beauté de Rose eût pu se développer dans cette atmosphère de catastrophes et de luttes violentes, où l'argent avait joué un rôle si fatal.
Sept heures sonnaient au coucou que la mère Bricolin conservait avec amour dans sa chambre, encombrée de tous les vieux meubles rustiques mis à la réforme dans le château neuf, et contiguë à celle qu'occupaient Rose et Marcelle, lorsque la petite Fanchon vint toute joyeuse annoncer que son maître venait d'arriver.
—Elle parle du Grand-Louis, dit Rose. Qu'a-t-elle donc à nous proclamer cela comme une grande nouvelle?
Et, malgré son petit ton dédaigneux, Rose devint vermeille comme la mieux épanouie des fleurs dont elle portait fièrement le nom.
—Mais c'est qu'il apporte tout plein d'affaires et qu'il demande à vous parler, dit Fanchon un peu déconcertée.
—A moi? dit Rose, rougissant de plus en plus, tout en haussant les épaules.
—Non, à madame Marcelle, dit la petite.
Marcelle se dirigeait vers la porte que la petite Fanchon tenait toute grande ouverte, lorsqu'elle fut forcée de reculer pour laisser entrer un garçon de la ferme chargé d'une malle, puis le Grand-Louis qui en portait lui-même une encore plus lourde et qui la déposa sur le plancher avec beaucoup d'aisance.
—Et toutes vos commissions sont faites! dit-il en posant aussi un sac d'écus sur la commode.
Puis, sans attendre les remerciements de Marcelle, il jeta les yeux sur le lit qu'elle venait de quitter, et où dormait Édouard, beau comme un ange. Entraîné par son amour pour les enfants, et surtout pour celui-là, qui avait des grâces irrésistibles, Grand-Louis s'approcha du lit pour le regarder de plus près, et Édouard, en ouvrant les yeux, lui tendit les bras, en lui donnant le nom d'Alochon, dont il l'avait obstinément gratifié.
—Voyez comme il a déjà bonne mine depuis qu'il est dans notre pays! dit le meunier en prenant une du ses petites mains pour la baiser.... Mais il se fit un brusque mouvement de rideaux derrière lui, et en se retournant, Grand-Louis vit le joli bras de Rose qui, toute honteuse et toute irritée de cette invasion de son appartement, s'enfermait à grand bruit dans ses courtines brodées. Grand-Louis, qui ne savait pas que Rose eût partagé sa chambre avec Marcelle, et qui ne s'attendait pas à l'y trouver, resta stupéfait, repentant, honteux, et ne pouvant cependant détacher ses yeux de cette main blanche qui tenait assez maladroitement les franges du rideau.
Marcelle s'aperçut alors de l'inconvenance qu'elle avait laissée commettre, et se reprocha ses habitudes aristocratiques qui l'avaient dominée à son insu en cet instant. Accoutumée à ne pas traiter à tous égards un porte-faix comme un homme, elle n'avait pas songé à défendre l'appartement de Rose contre le valet de ferme et le meunier qui apportaient ses effets. Honteuse et repentante à son tour, elle allait avertir Grand-Louis qui semblait pétrifié à sa place, de se retirer au plus vite, lorsque madame Bricolin parut tout hérissée au seuil de la chambre et resta muette d'horreur en voyant le meunier, son mortel ennemi, debout et troublé entre les deux lits jumeaux des jeunes dames.
Elle ne dit pas un mot et sortit brusquement, comme une personne qui trouve un voleur dans sa maison et qui court chercher la garde. Elle courut en effet chercher M. Bricolin qui prenait son coup du matin pour la troisième fois, c'est-à-dire son troisième pot de vin blanc, dans la cuisine.
—Monsieur Bricolin! fit-elle d'une voix étouffée; viens vite, vite! m'entends-tu?
—Qu'est-ce qu'il y a? dit le fermier, qui n'aimait pas à être dérangé dans ce qu'il appelait son rafraîchissement. Est-ce que le feu est à la maison?
—Viens, te dis-je, viens voir ce qui se passe chez toi! répondit la fermière à qui la colère ôtait presque la parole.
—Ah! ma foi! s'il y a à se fâcher pour quelque chose, dit Bricolin, habitué aux bourrasques de sa moitié, tu t'en chargeras bien sans moi. Je suis tranquille là-dessus.
Voyant qu'il ne se dérangeait pas, madame Bricolin s'approcha, et, faisant avec effort le mouvement d'avaler car elle éprouvait une véritable strangulation de fureur:
—Te dérangeras-tu? dit-elle enfin, en s'observant assez pourtant pour n'être pas entendue des valets qui allaient et venaient; je te dis que ton manant de meunier est dans la chambre de Rose, pendant que Rose est encore au lit.
—Ah! cela, c'est inconvenable, très-inconvenable, dit M. Bricolin en se levant, et je m'en vas lui dire deux mots.... Mais, pas de bruit, ma femme, entends-tu? à cause de la petite!
—Va donc, et ne fais pas de bruit toi-même! Ah! j'espère que tu me croiras, maintenant, et que tu vas le traiter comme un malappris et un impudent qu'il est!
Au moment où M. Bricolin allait sortir de la cuisine, il se trouva face à face, avec le Grand-Louis.
—Ma foi, monsieur Bricolin, dit celui-ci avec un air de candeur irrésistible, vous voyez quelqu'un de bien étonné de la sottise qu'il vient de faire.
Et il raconta le fait naïvement.
—Tu vois bien qu'il ne l'a pas fait exprès? dit Bricolin en se tournant vers sa femme.
—Et c'est comme cela que tu prends la chose? s'écria la fermière donnant un libre cours à sa fureur. Puis elle courut pousser les deux portes, et revenant se placer entre le meunier et M. Bricolin, qui déjà offrait au coupable de se rafraîchir avec lui:—Non, monsieur Bricolin, s'écria-t-elle, je ne comprends pas ton imbécillité! Tu ne vois pas que ce vaurien-là a avec notre fille des manières qui ne conviennent qu'à des gens de son espèce, et que nous ne pouvons pas supporter plus longtemps? Il faut donc que je me charge de le lui dire, moi, et de lui signifier....
—Ne signifie rien encore, madame Bricolin, dit le fermier en élevant la voix à son tour, et laisse-moi un peu faire mon métier de père de famille. Ah! si l'on t'en croyait, je sais bien qu'on attacherait son haut de chausses avec des épingles, et que tu mettrais une paire de bretelles à ton cotillon? Voyons, ne me casse pas la tête dès le matin. Je sais ce que j'ai à dire à ce garçon-là, et je ne veux pas qu'un autre s'en charge. Allons, ma femme, dis à la Chounette de nous monter un pichet de vin frais, et va-t'en voir tes poules.
Madame Bricolin voulut répliquer. Son époux prit un gros bâton de houx qui était toujours appuyé contre sa chaise pendant qu'il buvait, et se mit à en frapper la table en cadence à tour de bras. Ce bruit retentissant couvrit si bien la voix de madame Bricolin qu'elle fut forcée de sortir en jetant les portes avec fracas derrière elle.
—Qu'est-ce qu'il y a pour votre service, notre maître? dit la Chounette accourant au bruit.
M. Bricolin prit majestueusement le pichet vide et le lui tendit en roulant les yeux d'une façon terrible. La grosse Chounette devint plus légère qu'un oiseau pour exécuter les ordres du potentat de Blanchemont.
—Mon pauvre Grand-Louis, dit le gros homme lorsqu'ils furent seuls, avec un pot de vin entre leurs verres, il faut que tu saches que ma femme est enragée contre toi; elle t'en veut à mort, et, sans moi, elle t'aurait mis à la porte. Mais nous sommes de vieux amis, nous avons besoin l'un de l'autre, et nous ne nous brouillerons pas comme ça. Tu vas me dire la vérité; je suis sûr que ma femme se trompe. Toutes les femmes sont sottes ou folles, que veux-tu? Voyons, peux-tu me répondre la main sur ta conscience?
—Parlez! parlez! dit Grand-Louis d'un ton qui semblait promettre sans examen, et en faisant un grand effort pour donner à sa figure un air d'insouciance et de tranquillité, sentiments bien contraires à ce qu'il éprouvait en cet instant.
—Eh bien donc! je n'y vas pas par quatre chemins, moi! dit le fermier. Es-tu ou n'es-tu pas amoureux de ma fille?
—Voilà une drôle de question! répondit le meunier, payant d'audace. Que voulez-vous qu'on y réponde? Si on dit oui, on a l'air de vous braver; si on dit non, on a l'air de faire injure à mademoiselle Rose; car enfin elle mérite qu'on en soit amoureux, comme vous méritez qu'on vous porte respect.
—Tu plaisantes! c'est bon signe; je vois bien que tu n'es pas amoureux.
—Attendez, attendez! reprit Grand-Louis, je n'ai pas dit cela. Je dis au contraire, que tout le monde est forcé d'en être amoureux, parce qu'elle est belle comme le jour, parce qu'elle est tout votre portrait, parce qu'enfin tous ceux qui la regardent, vieux ou jeunes, riches ou pauvres, sentent quelque chose pour elle, sans trop savoir si c'est le plaisir de l'aimer ou le chagrin de ne pas pouvoir se le permettre.
—Il a de l'esprit comme trente mille hommes! dit le fermier en se renversant sur sa chaise avec un rire qui faisait bondir son gilet proéminent. Le tonnerre m'écrase si je ne voudrais pas que tu fusses riche de cent mille écus! Je te donnerais ma fille de préférence à tout autre!
—Je le crois bien! mais comme je ne les ai pas, vous ne me la donnerez guère, n'est-il pas vrai?
—Non, le tonnerre de Dieu m'aplatisse! mais enfin, j'en ai du regret, et ça te prouve mon amitié.
—Grand merci, vous êtes trop bon!
—Ah! c'est que, vois-tu, ma carogne de femme s'est mis dans la tête que tu en contais à Rose!
—Moi? dit le meunier, parlant cette fois avec l'accent de la vérité, jamais je ne lui ai dit un mot que vous n'auriez pas pu entendre.
—J'en suis bien sûr. Tu as trop de raison pour ne pas voir que tu ne peux pas penser à ma fille, et que je ne peux pas la donner à un homme comme toi. Ce n'est pas que je te méprise, da! Je ne suis pas fier, et je sais que tous les hommes sont égaux devant la loi. Je n'ai pas oublié que je sors d'une famille de paysans, et que quand mon père a commencé sa fortune, qu'il a si malheureusement perdue comme tu sais, il n'était pas plus gros monsieur que toi, puisqu'il était meunier aussi! mais au jour d'aujourd'hui, mon vieux, monnaie fait tout, comme dit l'autre, et puisque j'en ai, et que tu n'en as pas, nous ne pouvons pas faire affaire ensemble.
—C'est concluant et péremptoire, dit le meunier avec une amère gaieté. C'est juste, raisonnable, véritable, équitable et salutaire, comme dit la préface à M. le curé.
—Dame! écoute donc, Grand-Louis, chacun agit de même. Tu n'épouserais pas, toi qui es riche pour un paysan, la petite Fanchon, la servante, si elle se prenait d'amour pour toi?
—Non; mais si je me prenais d'amour pour elle, ce serait différent.
—Veux-tu dire par là, grand farceur, que ma fille en pourrait bien tenir pour toi?
—Moi, j'ai dit cela? quand donc?
—Je ne t'accuse pas de l'avoir dit, quoique ma femme soutienne que tu es capable de parler légèrement si on te laisse prendre tant de familiarité chez nous.
—Ah ça! monsieur Bricolin, dit le Grand-Louis, qui commençait à perdre patience et qui trouvait la formule de son arrêt assez brutale sans qu'on y joignît l'insulte, est-ce pour rire ou pour plaisanter, comme dit l'autre, que depuis cinq minutes vous me dites toutes ces choses-là? Parlez-vous sérieusement? Je ne vous ai pas demandé votre fille, je ne vois donc pas pourquoi vous vous donnez la peine de me la refuser. Je ne suis pas homme à parler d'elle sans respect; je ne vois donc pas non plus pourquoi vous me rapportez les mauvais propos de madame Bricolin sur mon compte. Si c'est pour me dire de m'en aller, me voilà tout prêt. Si c'est pour me retirer votre pratique, je ne m'y oppose pas; j'en ai d'autres. Mais parlez franchement et quittons-nous en honnêtes gens, car je vous avoue que tout ceci me fait l'effet d'une mauvaise querelle qu'on veut me chercher, comme si quelqu'un ici voulait me mettre dans mon tort pour cacher le sien.
En parlant ainsi, le Grand-Louis s'était levé et faisait mine de vouloir sortir. Se brouiller avec lui n'était ni du goût ni de l'intérêt de M. Bricolin.
—Qu'est-ce que tu dis-la, grand benêt? lui répondit-il d'un ton amical, en le forçant à se rasseoir. Es-tu fou? quelle mouche te pique? Est-ce que je t'ai parlé sérieusement? Est-ce que je fais attention aux sottises de ma femme? Règle générale, une guêpe qui vous bourdonne à l'oreille, une femme qui vous taquine et vous contredit, c'est à peu près la même chanson. Achevons notre pichet, et restons amis, crois-moi, Grand-Louis. Ma pratique est bonne, et j'ai à me louer de te l'avoir donnée. Nous pouvons nous rendre mutuellement bien des petits services, ce serait donc fort niais de nous quereller pour rien. Je sais que tu es un garçon d'esprit et de bon sens, et que tu ne peux pas en conter à ma fille. D'ailleurs j'ai trop bonne opinion d'elle pour ne pas penser qu'elle saurait bien te rembarrer si tu t'écartais du respect... ainsi...
—Ainsi, ainsi!... dit Grand-Louis en frappant avec son verre sur la table dans un mouvement de colère bien marquée, toutes ces raisons-là sont inutiles et finissent par m'ennuyer, monsieur Bricolin! Au diable votre pratique, vos petits services, et mes intérêts, s'il faut que j'entende seulement supposer que je suis capable de manquer de respect à votre fille, et qu'elle aura un jour ou l'autre à me remettre à ma place. Je ne suis qu'un paysan, mais je suis aussi fier que vous, monsieur Bricolin, ne vous en déplaise; et si vous ne trouvez pas pour moi des façons plus délicates de vous exprimer, laissez-moi vous souhaiter le bonjour et m'en aller à mes affaires.
M. Bricolin eut beaucoup de peine à calmer le Grand-Louis qui se sentait fort irrité, non des soupçons de la fermière qu'il savait bien mériter dans un certain sens, ni du style grossier de Bricolin, auquel il était fort habitué, mais de la cruauté avec laquelle ce dernier faisait, sans le savoir, saigner la plaie vive de son coeur. Enfin, il s'apaisa après s'être fait faire amende honorable par le fermier, qui avait ses raisons pour se montrer fort pacifique et pour ne pas écouter les craintes de sa femme, du moins pour le moment.
—Ah ça! lui dit celui-ci, en l'invitant à entamer, après le fromage, un nouveau pichet de son vin gris; tu es donc en grande amitié avec notre jeune dame?
—En grande amitié! répondit le meunier avec un reste d'humeur, et s'abstenant de boire, malgré l'insistance de son hôte: c'est une parole aussi raisonnable que l'amour dont vous me défendez de parler à votre fille!
—Ma foi! si le mot est inconvenable, ce n'est pas moi qui l'ai inventé; c'est elle-même qui nous a dit plusieurs fois hier (ce qui faisait bien enrager la Thibaude!) qu'elle avait beaucoup d'amitié pour toi. Dame! tu es un beau garçon, Grand-Louis, c'est connu, et on dit que les grandes dames.... Allons! vas-tu encore te fâcher?
—M'est avis que vous avez un pichet de trop dans la tête ce matin, monsieur Bricolin! dit le meunier pâle d'indignation.
Jamais le cynisme de Bricolin, dont il avait pris son parti jusqu'alors, ne lui avait inspiré autant de dégoût.
—Et toi, tu as, je crois, ce matin, répondit le fermier, vidé la pelle de ton moulin dans ton estomac, car tu es triste et quinteux comme un buveur d'eau. On ne peut donc plus rire avec toi à présent? Voilà du nouveau! Eh bien, parlons donc sérieusement puisque tu le veux. Il est certain que d'une manière ou de l'autre, tu as conquis l'estime et la confiance de la jeune dame, et qu'elle te charge de ses commissions sans en rien dire à personne.