—Vous vous promenez bien tard, madame Bricolin? dit le mendiant à la vieille fermière; vous avez l'air de chercher quelqu'un? Votre petite-fille est rentrée depuis longtemps. Son papa l'a joliment contrariée aujourd'hui!...
—C'est bon, c'est bon, Cadoche, répondit la vieille, je n'ai pas d'argent sur moi. Mais je crois qu'on t'a donné aujourd'hui chez nous.
—Je ne vous demande rien; ma journée est faite; j'ai bu trois petits verres ce soir, et je n'en vas que plus droit. Tenez, mère Bricolin, ce n'est pas votre mari, ni même votre garçon le gros monsieur, qui porteraient la boisson comme je le fais à mon âge. Je vous souhaite le bonsoir. Je m'en vas coucher à Angibault.
—A Angibault? Cadoche, mon vieux, tu vas à Angibault?
—Ça vous étonne? Ma maison est à deux grandes lieues d'ici du côté de Jeu-les-Bois. Je n'ai pas besoin de me fatiguer. Je m'en vas passer la nuit chez mon neveu le meunier; j'y suis toujours bien reçu, et on ne me met pas à la paille, comme dans les autres maisons, comme chez vous, par exemple, qui êtes pourtant assez riches encore, malgré les chauffeurs! Chez mon neveu, il y a un lit pour moi dans le moulin, et on n'a pas peur que j'y mette le feu... comme chez vous où, quand on n'a pas le feu aux pieds on l'a dans la tête.
Ces allusions à la catastrophe dont son mari avait été victime firent passer un frisson dans le vieux sang de la mère Bricolin; mais elle fit un effort pour ne penser qu'à sa petite-fille et à des jours meilleurs.
—C'est donc chez le Grand-Louis que tu vas? dit-elle au vieillard.
—Sans doute; chez le meilleur de mes neveux, chez mon vrai neveu, mon héritier futur!
—Dis donc, Cadoche, puisque tu es dans ton bon sens et que tu es si ami du Grand-Louis, tu peux lui rendre un fameux service. Il y a une affaire qui presse, et il faut qu'il vienne tout de suite me parler: dis-lui ça, je l'attendrai à la porte de la grand'cour. Qu'il prenne sa jument, il ira plus vite.
—Sa jument? il ne l'a plus; on la lui a volée.
—C'est égal, qu'il vienne, n'importe comment! l'affaire l'intéresse beaucoup.
—Et qu'est-ce que c'est que cette affaire?
—Ah! bon, il veut qu'on lui explique ça, à présent! Cadoche, il y aura une pièce neuve de vingt sous pour toi, que tu pourras venir chercher demain matin.
—A quelle heure?
—Quand tu voudras.
—J'irai à sept heures. Soyez-y, parce que je n'aime pas à attendre.
—Va donc!
—J'y vas. Je n'en ai pas pour trois quarts d'heure. Ah! c'est que j'ai de meilleures jambes que votre mari, mère Bricolin, et pourtant j'ai dix ans de plus.
Le mendiant partit d'un pas assez ferme en effet. Il approchait d'Angibault, lorsqu'il se trouva dans un chemin étroit, juste devant la calèche de M. Ravalard, conduite à grand train par le patachon roux et méchant, qui dédaigna de lui crier gare! et poussa ses chevaux sur lui.
Il est contraire à la dignité du paysan berrichon de se déranger jamais pour une voiture, quelque avertissement qu'il reçoive, quelque difficulté qu'il y ait à se déranger pour lui. L'oncle Cadoche était plus fier que qui que ce soit dans le pays. Habitué à traiter du haut de sa grandeur, avec un sérieux comique, tous ceux auxquels il tendait une main suppliante, il affecta de ralentir son allure et de garder le milieu du chemin, quoiqu'il sentit l'haleine ardente des chevaux sur son épaule.—Range-toi donc, animal! cria enfin le patachon en lui allongeant un grand coup de fouet autour du visage.
Le mendiant se retourna, et, saisissant les chevaux à la bride, il les fit reculer si fort, qu'ils faillirent verser la voiture dans le fossé. Alors s'engagea entre lui et le patachon furieux une lutte désespérée; celui-ci frappant toujours de son fouet et proférant mille imprécations; le vieux Cadoche se garantissant de ses atteintes en se baissant sous la tête des chevaux, et les poussant toujours en leur secouant le mors avec force, tantôt les faisant reculer, tantôt reculant lui-même devant eux. M. Ravalard avait pris d'abord des airs de grand seigneur, comme il convient à un homme qui roule carrosse pour la première fois de sa vie. Il avait juré lui-même contre l'insolent qui osait l'arrêter; mais, le bon coeur du Berrichon l'emportant bientôt sur l'orgueil du parvenu, dès qu'il vit que le vieillard bravait follement un danger réel:
—Prenez garde, dit-il au patachon en se penchant hors de sa calèche; prenez garde de faire du mal à ce pauvre homme!
Il était trop tard: les chevaux, exaspérés d'être fouettes d'un côté et repoussés de l'autre, avaient fait un bond furieux: ils avaient renversé Cadoche. Grâce à l'admirable instinct de ces généreux animaux, ils franchirent son corps sans le toucher, mais les deux roues de la voiture lui passèrent sur la poitrine.
Le chemin était sombre et désert. Il faisait trop nuit pour que M. Ravalard pût distinguer ce porteur de haillons couleur de terre, étendu derrière sa calèche qui fuyait rapidement, le patachon lui-même ne pouvant maîtriser ses chevaux. D'abord le bourgeois éprouva la peur de verser; quand l'attelage se calma, le mendiant était déjà bien dépassé.
—J'espère que vous ne l'avez pas renversé? dit-il à son cocher, qui tremblait encore de peur et de colère.
—Non, non, dit le patachon convaincu ou non de ce qu'il affirmait. Il est tombé de côté. C'est sa faute, vieille canaille! mais les chevaux n'y ont pas touché, et il n'a pas eu de mal, car il n'a pas seulement crié. Il en sera quitte pour la peur, et ça lui servira de leçon.
—Mais si nous retournions voir? dit M. Ravalard.
—Oh! non, non, Monsieur; pour une égratignure ces gens-là vous feraient un procès. Il n'aurait même rien du tout qu'il ferait semblant d'avoir la tête cassée pour vous faire donner beaucoup d'argent. J'en ai accroché un comme ça une fois qui a eu la patience de rester quarante jours au lit pour se faire indemniser par mon bourgeois de quarante jours de travail perdu. Et il n'était pas plus malade que moi.
—Ces gens-là sont bien fins! dit M. Ravalard. Cependant, j'aimerais mieux n'avoir jamais de calèche que d'écraser n'importe qui. Une autre fois, petit, il faudra s'arrêter court plutôt que de se disputer comme ça; c'est dangereux.
Le patachon, qui ne se souciait pas des suites de l'affaire, fouetta encore ses chevaux pour s'éloigner au plus vite. Il n'était pas sans terreur et sans remords, et il jura entre ses dents jusqu'à la fin du voyage.
Le meunier, Lémor, la Grand'Marie et M. Tailland le notaire, sortaient en ce moment du moulin. Lémor était résolu à partir le lendemain; il passait là sa dernière soirée, peu attentif à ce qui se disait autour de lui, et contemplant, plongé dans une douce mélancolie, la beauté du ciel et le miroitement des étoiles dans la rivière. Le meunier, triste et sombre, s'efforçait de faire politesse au notaire, qui venait de rédiger un testament à quelques pas de là, chez un métayer de la Vallée-Noire, et qui, en repassant devant le moulin, s'y était arrêté pour allumer son cigare et les lanternes de son cabriolet. La Grand'Marie était en train de lui expliquer qu'en prenant une autre direction il éviterait un long trajet pierreux, et Grand-Louis assurait qu'en passant ce même chemin au pas ou à pied, en conduisant le cheval par la bride, il aurait le reste du chemin meilleur. Le notaire, quand il s'agissait de ses aises, était ce qu'on, appelle dans le pays extrêmement fafiot, mot intraduisible qui désigne un homme à la fois musard et minutieux. Il venait de perdre un quart d'heure qu'il eût pu employer chez lui à se reposer, à se faire expliquer comme quoi il pouvait éviter un quart d'heure de fatigue légère.
Il trouvait que mener à pied son cheval par la bride était encore plus fatigant que de rester dans sa carriole en supportant les cahots, mais que des deux le meilleur ne valait rien et troublait la digestion.
—Allons, dit le meunier, en qui les tristes pensées ne pouvaient étouffer l'obligeance et la bonté naturelles, suivez-moi en vous promenant tout doucement, je vas vous conduire votre équipage jusque là-haut. Quand nous aurons dépassé les vignes, vous aurez tout chemin de sable.
En remplissant avec bonhomie l'office de groom, Grand-Louis fut bientôt obligé de ranger le cabriolet presque dans le fossé pour laisser passer la calèche de M. Ravalard qui allait grand train. M. Ravalard, préoccupé de sa rencontre avec le mendiant, ne songea pas à répondre au bonsoir amical du meunier.
—C'est donc parce qu'il a voiture qu'il ne me reconnaît pas? dit celui-ci à Lémor qui l'avait suivi. Argent, argent! tu fais tourner le monde comme l'eau la roue de mon moulin. Ce damné patachon brisera tout s'il va de ce train-là sur nos cailloux; sans doute qu'il a du vin dans la tête et de l'argent dans le gousset. Je ne sais pas lequel grise le mieux. Ah! Rosé! Rosé! ils te feront boire le poison de la vanité, et avant peu, tu m'oublieras peut-être aussi. Cependant elle paraissait presque m'aimer ce soir; elle avait les yeux pleins de larmes quand on l'a séparée de moi. Je ne lui parlerai plus... elle me regrettera peutêtre... Ah! que je serais heureux si je n'étais pas si malheureux!
Le meunier fut tiré de ses réflexions par un écart du cheval qu'il conduisait. Il se pencha en avant et vit quelque chose de pâle en travers du chemin. Le cheval refusait obstinément d'avancer, et la traîne ombragée était si noire en cet endroit que Grand-Louis fut obligé de mettre pied à terre pour voir s'il avait heurté un tas de pierres ou un ivrogne.
—Oh! diable! mon oncle, dit-il en reconnaissant la grande taille et la besace du mendiant. Hier soir, c'était au bord du fossé, encore passe, mais aujourd'hui c'est tout en travers des ornières! Il paraît que vous aimez cet endroit-là; mais vous y faites mal votre lit. Allons, réveillez-vous donc, et venez coucher au moulin, vous y serez un peu mieux que sous les pieds des chevaux.
—Cet homme est mort! dit Henri en soulevant le mendiant dans ses bras.
—Oh! n'ayez pas peur! il a souvent passé par cette mort là; ça le connaît. Il porte pourtant bien la boisson, le compère! mais un jour de fête on en prend plus que de raison, et il n'y a, comme on dit en parlant du vin, si fidèle ami qui ne vienne à vous trahir. Allons, laissons-le au pied de cet arbre; nous le reprendrons en passant pour le conduire à la maison.
Lémor toucha le bras du mendiant.
—Si je ne sentais son pouls battre faiblement, dit-il, je jurerais qu'il est mort. Quoi! ce n'est pas assez de la misère, de la vieillesse et de l'abandon, sans qu'une passion honteuse traîne ainsi ce malheureux sous les pieds des hommes! Et c'est pourtant là un homme aussi!
—Bah! vous êtes sévère comme un buveur d'eau, vous! Qui est-ce qui a dit que le pauvre a besoin de boire l'oubli de ses maux? J'ai entendu cette parole-là quelque part; c'est une vérité.
Au moment où Lémor et le meunier allaient abandonner provisoirement Cadoche, celui-ci fit entendre un gémissement profond.
—Eh bien! mon oncle, dit en souriant le meunier, ça ne va pas mieux?
—Je suis mort! répondit faiblement le mendiant. Ayez pitié de moi! achevez-moi... je souffre trop.
—Ça se passera, mon oncle. Un peu d'eau et un bon lit....
—Ils m'ont écrasé, ils m'ont passé sur le corps! reprit le mendiant.
—Mais, ce n'est pas impossible! dit Lémor.
—Oh! ça se dit toujours comme ça, reprit le meunier qui avait vu trop souvent les divagations pénibles de l'ivresse pour s'inquiéter beaucoup. Voyons, père Cadoche, vous est-il arrivé malheur tout de bon?
—Oui, la voiture, la voiture... sur l'estomac, sur le ventre, sur les bras!...
—Décrochez donc une des lanternes de ce cabriolet, et apportez-la ici, dit le meunier à Lémor. Ça éclaire un coin, ça obscurcit l'autre; quand il aura ça sous le nez, nous verrons bien s'il a du mal ou du vin.
—Non! pas de vin... pas de vin, murmurait le mendiant, on m'a assassiné, écrasé comme un pauvre chien; il faudra que j'en meure. Que le bon Dieu et la sainte Vierge, et tous les bons chrétiens aient pitié de moi et vengent ma mort!
Lémor approcha la lanterne. La face du mendiant était livide, ses vêtements étaient trop délabrés pour qu'une déchirure et une souillure de plus ou de moins pussent servir d'indice, mais en écartant les haillons qui lui couvraient la poitrine, on vit sur ses côtes décharnées des traces d'un rouge ardent; c'étaient les bandes de fer des roues qui l'avaient sillonné. Cependant le sang n'avait pas jailli, les côtes ne paraissaient pas brisées, et la respiration était encore assez libre. Il put même raconter son accident, et il eut assez de force pour vomir contre le riche en voiture et le vil mercenaire qui renchérissait sur l'insolence et la cruauté du maître, toutes les imprécations et tous les serments de vengeance que la rage et le désespoir purent lui suggérer.
—Dieu merci! dit le meunier, vous n'en êtes pas mort, mon pauvre Cadoche, et il faut espérer que vous n'en mourrez pas. Tenez, la roue de droite était dans ce fossé, on en voit la trace; c'est ce qui vous a sauvé: la voiture, en y penchant, a pesé sur vous aussi peu que possible. C'est un miracle qu'elle n'ait pas versé sur l'autre flanc.
—J'y avais bien fait mon possible! dit le mendiant.
—Eh bien! votre malice vous a servi, mon oncle. Ils n'ont pas pu vous écraser, et nous leur revaudrons ça, non pas à ce pauvre M. Ravalard qui en aura plus de chagrin que vous, mais à ce damné méchant enfant!
—Et mes journées que je vais perdre! dit le mendiant d'un ton dolent.
—Ah! dame! vous gagniez peut-être plus d'argent à vous promener que nous autres à travailler. Mais on vous aidera, père Cadoche; on fera une quête pour vous; et je vous donnerai, moi, votre pesant de blé; ne vous chagrinez pas. Quand on a du mal il ne faut pas se laisser achever par la peur.
En parlant ainsi le bon meunier, avec l'aide de Lémor, plaça le mendiant dans le cabriolet, et ils le ramenèrent au pas, évitant les cailloux avec un soin extrême. M. Tailland, qui ne gravissait pas vite la colline, de crainte de s'essouffler, s'étonna de les voir revenir, et, quand il sut de quoi il était question, il prêta son cabriolet de bonne grâce, non sans s'inquiéter pourtant un peu du retard que cet accident lui faisait éprouver et de la fatigue qu'il aurait à remonter la côte, quand il était déjà en haut. Il ne la redescendit pas moins, pour voir s'il pourrait aider ses amis du moulin à secourir le pauvre Cadoche.
Quand on déposa le vieillard sur le propre lit du meunier, il tomba en défaillance. On lui fît respirer du vinaigre.
—J'aimerais mieux l'odeur de l'eau-de-vie, dit-il, quand il commença à revenir, c'est plus sain.
On lui en apporta.
—J'aimerais mieux la boire que de la respirer, dit-il, c'est plus fortifiant.
Lémor voulut s'y opposer. Après un tel accident, cet ardent breuvage pouvait et devait provoquer un accès de fièvre terrible. Le mendiant insista. Le meunier essaya de l'en détourner; mais le notaire, qui avait trop étudié sa propre santé pour n'avoir pas quelques préjugés en médecine, déclara que l'eau, dans un tel moment, serait mortelle à un nomme qui n'en avait peut-être pas bu une goutte depuis cinquante ans; que l'alcool, étant sa boisson ordinaire, ne pouvait lui faire que du bien, qu'il n'avait pas d'autre mal sérieux que la peur, et que l'excitation d'un petit-verre lui remettrait les sens. La meunière et Jeannie, qui, comme tous les paysans, croyaient aussi à la vertu infaillible du vin et du brandevin dans tous les cas, affirmèrent, comme le notaire, qu'il fallait contenter ce pauvre homme. L'avis de la majorité l'emporta, et pendant qu'on cherchait un verre, Cadoche, qui se sentait dévoré réellement par la soif qu'excitent les grandes souffrances, porta précipitamment la bouteille à ses lèvres et en avala d'un trait plus de la moitié.
—C'est trop, c'est trop! dit le meunier en l'arrêtant.
—Comment, mon neveu! répondit le mendiant avec la dignité d'un père de famille réclamant l'exercice légitime de son autorité, tu me mesures ma part chez toi? Tu chichottes sur les secours que mon état réclame?
Ce reproche injuste vainquit la prudence du simple et bon meunier. Il laissa la bouteille à côté du mendiant en lui disant:
—Gardez ça pour plus tard, mais à présent, c'est assez.
—Tu es un bon parent et un digne neveu! dit Cadoche, qui parut tout à coup comme ressuscité par l'eau-de-vie; et si je dois en mourir, je préfère que ce soit chez toi, parce que tu me feras faire un enterrement convenable. J'ai toujours aimé ça, un bel enterrement! Écoute, mon neveu, garçons de moulin, notaire!... je vous prends tous à témoin, j'ordonne à mon neveu et à mon héritier, Grand-Louis d'Angibault de me faire porter en terre ni plus ni moins honorablement qu'on le fera sans doute bientôt pour le vieux Bricolin de Blanchemont, qui me survivra de peu, malgré qu'il soit plus jeune... mais qui s'est laissé brûler les jambes dans le temps... Ah! ah! dites donc, vous autres, faut-il être bête pour se laisser rôtir les quilles pour de l'argent qu'on a en dépôt! Il est vrai qu'il y en avait du sien avec, dans le pot de fer!...
—Qu'est-ce qu'il dit donc? dit le notaire qui s'était assis devant une table et qui n'était pas trop fâché de voir la meunière préparer du thé pour le malade, comptant en avaler aussi une tasse bien chaude pour se préserver des vapeurs du soir au bord de la Vauvre. Qu'est-ce qu'il nous chante avec ses quilles rôties et son pot de fer?
—Je crois qu'il bat la campagne, répondit le meunier. Au reste, quand il ne serait ni soûl ni malade, il est assez vieux pour radoter, et les histoires de sa jeunesse l'occupent plus que celles d'hier. C'est l'habitude des vieillards. Comment vous sentez-vous, mon oncle?
—Je me sens bien mieux depuis cette petite goutte, quoique ton brandevin soit diablement fade! M'aurait-on fait la niche d'y mettre de l'eau par économie? Écoute, mon neveu, si tu me refuses quelque chose pendant ma maladie, je te déshérite!
—Ah oui, parlons de ça, pour changer! dit le meunier en haussant les épaules. Vous feriez mieux d'essayer de dormir, père Cadoche.
—Dormir, moi? Je n'en ai nulle envie, répondit le mendiant en se redressant sur son coussin et en promenant autour de lui des yeux étincelants. Je sens bien que je suis cuit, mais je ne veux pas mourir sur le flanc comme un boeuf. Oui-da! je sens quelque chose de bien lourd dans mon estomac, là, sur le coeur, comme si j'avais une pierre à la place. Ça me démange... ça me gêne. Meunière! faites-moi donc des compresses. Personne ne s'occupe de moi ici, comme si je n'étais pas un oncle à succession!
—N'aurait-il pas les côtes enfoncées? dit Lémor. C'est peut-être là ce qui oppresse le coeur?
—Je n'y connais goutte, ni personne ici, dit le meunier; mais on peut bien envoyer chercher le médecin, qui est sans doute encore à Blanchemont.
—-Et qui est-ce qui la paiera, la visite du médecin? dit le mendiant, qui était aussi avare que vaniteux de sa prétendue richesse.
—Ce sera moi, répondit Grand-Louis, à moins qu'il ne veuille agir par humanité. Il ne sera pas dit qu'un pauvre diable crèvera chez moi faute de tous les secours qu'on donnerait à un riche. Jeannie, monte sur Sophie, et va-t'en bien vite chercher M. Lavergne.
—Monte sur Sophie? dit Cadoche en ricanant. Tu dis cela par habitude, mon neveu! Tu oublies qu'on t'a volé Sophie.
—On a volé Sophie? dit la meunière en se retournant.
—Il déraisonne, répondit le meunier. Mère, n'y faites pas attention. Dites donc, père Cadoche, ajouta-t-il en baissant la voix et en s'adressant au mendiant; vous savez donc ça? Est-ce que vous pourriez me donner des nouvelles de ma bête et de mon voleur?
—Qui peut savoir pareille chose! répliqua Cadoche d'un air confit. Qui est-ce qui découvre les voleurs? ce n'est pas les gendarmes, ils sont trop bêtes! Qui est-ce qui a jamais pu dire quelles gens ont fait brûler les jambes, et enlevé le pot de fer du père Bricolin?
—Ah ça! dites donc, mon oncle, reprit le meunier; vous nous parlez toujours de ces jambes-là; ça vous occupe donc beaucoup. Depuis quelque temps, toutes les fois que je vous rencontre vous y revenez! et ce soir il y a un pot de fer de plus dans votre histoire. Vous ne m'aviez jamais parlé de ça?
—Ne le fais donc pas causer! dit la meunière; tu lui redoubleras sa fièvre.
Le mendiant avait la fièvre en effet. Toutes les fois que ses hôtes tournaient la tête, il avalait furtivement une lampée d'eau-de-vie, et il replaçait adroitement la bouteille sous son traversin du côté de la ruelle. A chaque instant, il paraissait plus fort, et c'était merveille de voir comment ce corps de fer supportait à un âge si avancé les suites d'un accident qui eût brisé tout autre.
—Le pot de fer! dit-il en regardant fixement Grand-Louis avec des yeux étranges qui lui causèrent une sorte d'effroi inexplicable. Le pot de fer! c'est le plus beau de l'histoire, et je m'en vais vous le raconter.
—Racontez, racontez, père Cadoche, ça m'intéresse! dit le notaire, qui l'examinait avec attention.
—Il y avait, reprit le mendiant, un pot de fer, un vieux pot de fer bien laid, qui n'avait l'air de rien du tout; mais il ne faut pas juger sur la mine.... Dans ce pot bien scellé, et lourd!... oh! qu'il était lourd!... il y avait cinquante mille francs appartenant au vieux seigneur de Blanchemont, dont la petite-fille est maintenant à la ferme de Bricolin. Et, de plus, le vieux père Bricolin, qui était un jeune homme dans ce temps-là, il y a de ça quarante ans... juste! avait fourré dans ce pot cinquante mille francs à lui, provenant d'une bonne affaire qu'il avait faite sur les laines. C'était le temps! à cause de la fourniture des armées. Le dépôt du seigneur et les profits du fermier, tout ça était en beaux et bons louis d'or de vingt-quatre francs, à l'effigie du bon roi Louis XVI, de ceux que nous appelons des yeux de crapaud, à cause de l'écusson qui est rond. J'ai toujours aimé cette monnaie-là, moi! On dit que ça perd au change, moi je dis que ça gagne; vingt-trois francs onze sous valent toujours mieux qu'un méchant napoléon de vingt francs. Tout ça était pêle-mêle. Seulement comme le fermier aimait ses louis pour eux-mêmes (c'est comme ça, enfants, qu'on doit aimer son argent), il avait marqué tous les siens d'une croix pour les distinguer de ceux de son seigneur, quand il faudrait les lui rendre. Il fit cela à l'exemple de son maître, qui avait marqué les siens d'une simple barre, pour s'amuser, à ce qu'on dit, et voir si on ne les lui changerait pas. La marque y était... elle y est encore.... Il n'en manque pas un; au contraire, il y en a d'autres avec!...
—Que diable nous chante-t-il là? dit le meunier en regardant le notaire.
—Paix! répondit celui-ci. Laissez-le dire, il me semble que je commence à comprendre. Si bien que... dit-il au mendiant....
—Si bien que, reprit Cadoche, il avait mis le pot de fer dans un trou de la muraille au château de Beaufort, et il avait fait maçonner par-dessus. Quand les chauffeurs se furent mis après lui.... Il ne faut pas croire que ces gens-là fussent tous de la canaille! Il y avait des pauvres, mais il y avait aussi des riches; je les connais très-bien, pardié! Il y en a qui vivent encore et qu'on salue bien bas. Il y avait parmi nous....
—Parmi vous? s'écria le meunier.
—Taisez-vous donc! dit le notaire en lui pressant le bras avec force.
—Je veux dire qu'il y avait parmi eux, reprit le mendiant, un avoué, un maire, un curé, un meunier.... Il y avait peut-être aussi un notaire.... Eh! eh! monsieur Tailland, je ne dis pas ça pour vous, vous étiez à peine de ce monde; ni pour toi, mon neveu, tu aurais été trop simple pour faire un coup pareil....
—Enfin, les chauffeurs prirent l'argent? dit le notaire.
—Ils ne le prirent pas, voilà ce qu'il y a eu de plus drôle. Ils faisaient griller et rissoler les pattes de ce pauvre dindon de Bricolin, c'était affreux, c'était superbe à voir!
—Mais vous l'avez donc vu? dit le meunier, qui ne pouvait se contenir.
—Oh non! reprit Cadoche, je ne l'ai pas vu; mais un de mes amis, c'est-à-dire un homme qui s'y trouvait m'a raconté tout ça.
—A la bonne heure, dit le meunier tranquillisé.
—Prenez donc votre tasse de thé, père Cadoche, dit la meunière, et ne bavardez pas tant, ça vous fera du mal.
—Allez au diable, meunière, avec votre eau chaude! répondit le mendiant en repoussant la tasse, j'ai horreur de ces rinçures-là. Laissez-moi donc raconter mon histoire; il y a assez longtemps que je l'ai sur le coeur, je veux la dire une fois tout entière avant de mourir, et on m'interrompt toujours!
—C'est vrai, dit le notaire, ce matin vous vouliez la dire sous la ramée, et tout le monde a tourné le dos en disant: ah! voilà l'histoire des chauffeurs du père Cadoche qui commence, allons-nous-en! Mais moi, ça m'amusait et j'aurais volontiers entendu le reste. Continuez donc.
—Figurez-vous, dit Cadoche, que cet homme dont je vous parle et qui se trouvait là... un peu malgré lui... c'était un pauvre paysan, on l'avait entraîné; et puis quand la peur le prit, et qu'il fit mine de reculer, on le menaça de lui faire sauter la cervelle, s'il ne remontait sur le cheval qu'on lui avait amené et qui était ferré à rebours comme ceux des autres, afin qu'en se retirant, on laissât par terre une trace qui dérouterait les poursuites.... Et quand mon homme fut là, et qu'il vit qu'il fallait faire comme les autres, il se mit à fouiller et à fureter partout pour trouver l'argent. Il aimait mieux ça que d'aider à faire rôtir ce pauvre Bricolin, car ce n'était pas un méchant homme que le camarade dont je vous parle. Vrai! cette besogne-là ne lui plaisait pas et lui faisait horreur à voir... c'était vilain... ce patient qui hurlait à déchirer les oreilles, cette femme évanouie, ces maudites jambes qui se débattaient dans le feu, et que je crois toujours voir.... Il n'y a pas eu une nuit depuis que je n'en aie rêvé! Bricolin était dans ce temps-là un homme très-fort, il se raidissait si bien qu'une barre de fer qui était au milieu du feu fut tordue par ses pieds.... Ah! je ne m'en suis pas mêlé, j'en jure devant Dieu!... Quand ils m'ont forcé à lui tenir une serviette sur la bouche, la sueur me coulait du front, froide comme du verglas....
—A vous? dit le meunier stupéfait.
—A l'homme qui m'a raconté tout ça. Alors notre homme prit un bon moment pour s'esquiver, et il se mit à chercher, chercher, du haut en bas dans la maison, à frapper avec une pioche contre tous les murs pour voir si ça sonnait le creux, et démolissant à droite et à gauche comme les autres. Mais ne voilà-t-il pas qu'il se glisse dans une petite étable à porcs, sauf votre respect... et qu'il s'y trouve tout seul! C'est depuis ce temps-là que j'ai toujours aimé les cochons, et que j'en ai élevé un tous les ans.... Il frappe, il écoute... ça sonne encore le creux. Il regarde autour de lui. J'étais tout seul! Il travaille son mur, il fouille, et il trouve... devinez quoi? le pot de fer!... Nous savions bien que c'était la tirelire au père Bricolin! Le serrurier qui l'avait scellé avait bavardé dans les temps: j'eus bien vite reconnu que c'était là le pot aux roses! Et c'était si lourd! C'est égal mon homme trouva la force d'un boeuf dans ses bras et dans son coeur. Il se sauva bel et bien avec son pot de fer et quitta le pays par pointe sans dire bonsoir aux autres. On ne l'a jamais revu depuis dans ce pays-là. C'est qu'il jouait gros jeu, da! les chauffeurs l'auraient assommé sans façon s'ils l'avaient découvert. Il marcha jour et nuit sans s'arrêter, sans boire ni manger jusqu'à ce qu'il fût dans un grand bois où il enterra son pot, et il dormit là je ne sais combien d'heures. J'étais si fatigué de porter une pareille charge! Quand la faim me prit, j'étais bien embarrassé. Je n'avais pas un sou vaillant, et je savais que dans mes cent mille francs il n'y avait pas un louis qui ne fût marqué! J'y avais regardé, je n'avais pas pu m'en tenir! je voyais bien que cette maudite marque ferait reconnaître l'argent désigné déjà à la police. L'effacer en grattant eût été pire. Et puis un pauvre diable comme celui dont je parle, qui aurait été changer un louis d'or pour avoir un morceau de pain chez un boulanger, ça aurait éveillé les soupçons. Il n'avait qu'un parti à prendre; il se fit mendiant. La police ne se faisait pas si bien dans ce temps-là qu'aujourd'hui, à preuve que sans quitter le pays aucun chauffeur ne fut puni. Le métier de mendiant est bon quand on sait le faire.... J'y ai ramassé quelque chose sans jamais me priver de rien. Mon homme ne fit pas la bêtise d'appeler un serrurier pour fermer son pot de fer; il l'enterra tout au beau milieu d'une méchante cabane de paille et de terre qui lui sert de maison et qu'il s'est bâtie lui-même au fond des bois. Depuis quarante ans personne ne l'a tourmenté, parce que son sort n'a fait envie à personne, et il a eu le plaisir d'être plus riche et plus fier que tous ceux qui le méprisaient.
—Et à quoi lui a servi son or? dit Henri.
—Il le regarde une fois par semaine, quand il retourne à sa cabane où il serre l'argent qu'il a recueilli de ses aumônes. Il ne garde sur lui que ce qu'il veut dépenser en tabac et en brandevin. Il fait dire de temps en temps une messe pour s'acquitter envers le bon Dieu du service qu'il en a reçu, et avec beaucoup d'ordre et de sagesse il se tire d'affaire. Il n'est pas si fou que de sortir une seule pièce de son trésor. Ça ne donnerait plus de soupçons maintenant que l'histoire est oubliée et les poursuites abandonnées, mais ça ferait penser qu'il est riche et on ne lui ferait plus la charité. Voilà, mes enfants, l'histoire du pot de fer. Comment la trouvez-vous?
—Superbe! dit le notaire, et fort bonne à savoir!
Un profond silence succéda à ce récit. Les assistants se regardaient, partagés entre la surprise, l'effroi, le mépris et une sorte d'envie de rire bizarre mêlée à toutes ces émotions. Cadoche, épuisé par son babil, s'était renversé sur l'oreiller; sa face pâle prenait des teintes verdâtres, sa barbe longue, raide, et encore assez noire pour assombrir son visage terreux, achevait de le rendre effrayant. Ses yeux creux, qui tout à l'heure lançaient des flammes pendant que l'ivresse et le délire déliaient sa langue, semblaient rentrer dans leurs orbites et prendre l'éclat vitreux de la mort. Sa figure accentuée, son grand nez mince et aquilin, ses lèvres rentrantes, tous ses traits, qui avaient pu être agréables dans sa jeunesse, n'annonçaient pas un naturel féroce, mais un mélange bizarre d'avarice, de ruse, de méfiance, de sensualité, et même de bonhomie.
—Ah ça! dit enfin le meunier, est-ce un rêve qu'il vient de faire, ou une confession que nous venons d'entendre? Est-ce le médecin ou le curé qu'il faut appeler?
—C'est la miséricorde de Dieu! dit Lémor, qui observait plus attentivement que tous les autres l'altération de la face du mendiant et la gêne de sa respiration. Ou je me trompe fort, ou cet homme a peu d'instants à vivre.
—J'ai peu d'instants à vivre? dit le mendiant en faisant un effort pour se relever. Qu'est-ce qui a dit ça? Est-ce le médecin? Je ne crois pas aux médecins. Qu'ils aillent tous au diable!
Il se pencha vers la ruelle, et acheva sa bouteille d'eau-de-vie: puis se retournant, il fut pris d'une atroce douleur et laissa échapper un cri.
—J'ai le coeur enfoncé, dit-il, luttant avec énergie contre son mal. Il pourrait bien se faire que je n'en revinsse pas. Et si j'allais ne plus pouvoir retourner à ma maison? qu'est-ce que tout ça deviendrait? Et mon pauvre cochon, qu'est-ce qui en prendrait soin? Il est habitué à se nourrir du pain qu'on me donne et que je lui porte toutes les semaines. Il y a bien par là une petite voisine qui le mène aux champs. La coquette! elle me fait les yeux doux, elle espère hériter de moi. Mais il n'en sera rien: voilà mon héritier!
Et Cadoche étendit la main vers Grand-Louis d'un air solennel.
—Il a toujours été meilleur pour moi que tous les autres. C'est le seul qui m'ait traité comme je le mérite; qui m'ait fait coucher dans un lit, qui m'ait donné du vin, du tabac, du brandevin et de la viande, au lieu de leurs croûtons de pain auxquels je n'ai jamais touché! J'ai toujours pratiqué une vertu, moi: la reconnaissance! j'ai toujours aimé le Grand-Louis et le bon Dieu, parce qu'ils m'ont fait du bien. Or donc, je veux faire mon testament en sa faveur, comme je le lui ai toujours promis. Meunière, croyez-vous que je sois assez malade pour qu'il soit temps de tester?
—Non, non! mon pauvre homme! dit la meunière, qui, dans sa candeur angélique, avait pris le récit du mendiant pour une sorte de rêve. Ne testez pas; on dit que ça porte malheur et que ça fait mourir.
—Au contraire, dit M. Tailland; ça fait du bien; ça soulage. Ça ferait revenir un mort.
—En ce cas, notaire, dit le mendiant, je veux essayer de ce remède-là. J'aime ce que je possède, et j'ai besoin de savoir que ça passera en bonnes mains, et non pas dans celles des petites drôlesses qui me font la cour, et qui n'auront de moi que le bouquet et le ruban de mon chapeau pour se faire belles le dimanche. Notaire, prenez votre plume et griffonnez-moi ça en bons termes et sans rien omettre.
«Je donne et lègue à mon ami Grand-Louis d'Angibault, tout ce que je possède, ma maison située à Jeu-les-Bois, mon petit carré de pommes de terre, mon cochon, mon cheval!...
—Vous avez un cheval? dit le meunier. Depuis quand donc?
—Depuis hier soir. C'est un cheval que j'ai trouvé en me promenant.
—Ne serait-ce pas le mien, par hasard?
—Tu l'as dit. C'est la vieille Sophie qui ne vaut pas les fers qu'elle use.
—Excusez, mon oncle! dit le meunier moitié content, moitié fâché. Je tiens à Sophie; elle vaut mieux que... bien des gens! Diable, vous n'êtes pas gêné de m'avoir volé Sophie! Et moi qui vous aurais confié la clé de mon moulin! Voyez-vous ce vieux hypocrite.
—Taisez-vous, mon neveu, vous parlez sottement, reprit Cadoche avec gravité: il ferait beau voir qu'un oncle n'eût pas le droit de se servir de la jument de son neveu! Ce qui est à vous est à moi, puisque, par mes intentions et mon testament, ce qui est à moi est à vous.
—A la bonne heure! répondit le meunier; léguez-moi Sophie, léguez, léguez, mon oncle, j'accepte ça. Il est tout de même heureux que vous n'ayez pas eu le temps de la vendre.... Vieux coquin, va! murmura-t-il entre ses dents.
—Qu'est-ce que tu dis? répliqua le mendiant.
—Rien, mon oncle, dit le meunier, qui s'aperçut que le vieillard avait une sorte de râle convulsif. Je dis que vous avez bien fait: si c'était votre plaisir de demander l'aumône à cheval!
—Avez-vous fini, notaire, reprit Cadoche d'une voix éteinte. Vous écrivez bien lentement! Je me sens assoupi. Dépêchez-vous donc, paresseux de tabellion!
—C'est fait, dit le notaire. Savez-vous signer?
—Mieux que vous! répondit Cadoche. Mais je n'y vois pas. Il me faudrait mes lunettes et une prise de tabac.
—Voilà, dit la meunière.
—C'est bien, reprit-il après avoir savouré sa prise de tabac avec délices. Ça me remet. Allons, je ne suis pas mort, quoique je souffre comme un possédé.
Il jeta les yeux sur le testament et dit:—Ah! vous n'avez pas oublié le pot de fer et son contenu?
—Non, certes! répondit M. Tailland.
—Vous avez bien fait, répondit Cadoche d'un air profondément ironique, quoique tout ce que que je vous ai dit là-dessus soit un conte pour me moquer de vous!
—J'en étais bien sur, dit le meunier d'un air joyeux; si vous aviez eu cet argent-là, vous l'auriez rendu à qui de droit. Vous avez toujours été un honnête homme, mon oncle... quoique vous m'ayez volé ma jument; mais c'était une de vos facéties: vous l'auriez ramenée! Allons, ne signez pas celle bêtise-là; je n'ai pas besoin de vos nippes, et ça peut faire plaisir à quelque pauvre: vous avez peut-être, d'ailleurs, quelque parent à qui je ne veux pas faire tort de vos derniers sous.
—Je n'ai pas de parents, je les ai tous enterrés, Dieu merci! répondit le mendiant; et quant aux pauvres... je les méprise! Donne-moi la plume, ou je te maudis!...
—Allons, allons, amusez-vous! dit le meunier en lui passant la plume.
Le mendiant signa; puis repoussant le papier de devant ses yeux avec un mouvement d'horreur:
—Otez-moi ça, ôtez-moi ça! dit-il, il me semble que ça me fait mourir!
—Faut-il le déchirer? dit Grand-Louis tout prêt à le faire.
—Non pas, non pas, reprit le mendiant avec un dernier effort de volonté. Mets ça dans ta poche, mon garçon, tu n'en seras peut-être pas fâché! Ah ça! où est-il le médecin? j'ai besoin de lui pour m'achever plus vite, si je dois souffrir longtemps comme ça!
—Il va venir, dit la meunière, et M. le curé avec lui; car je les ai fait demander tous deux.
—Le curé? dit Cadoche; pour quoi faire?
—Pour vous dire un mot de consolation, mon vieux. Vous avez toujours eu de la religion, et votre âme est aussi précieuse que celle d'un autre. Je suis bien sûre que M. le curé ne refusera pas de se déranger pour vous porter les sacrements.
—J'en suis donc là? reprit le moribond avec un profond soupir. En ce cas, pas de bêtise! et que le curé aille à tous les cinq cents diables, quoiqu'il soit un bonhomme après tout, passablement ivrogne; mais je ne crois pas aux curés. J'aime le bon Dieu et non le prêtre. Le bon Dieu m'a donné l'argent, le prêtre me l'aurait fait rendre. Laissez-moi mourir en paix!... Mon neveu, tu me promets de faire périr ce patachon de malheur sous le bâton?
—Non! mais de le bien rosser.
—Assez causé, dit le mendiant en étendant sa main livide; j'aurais voulu mourir en causant, mais je ne peux plus.... Ah! je ne suis pas si malade qu'on croit, je vais dormir, et peut-être que tu n'hériteras pas de si tôt, mon neveu!
Le mendiant se laissa retomber, et, au bout d'un instant, il se fit dans sa poitrine comme un bouillonnement sonore. Il redevint rouge, puis blême, gémit pendant quelques minutes, ouvrit les yeux d'un air effrayé comme si la mort lui eût apparu sous une forme sensible, et tout à coup, souriant à demi comme s'il eût repris l'espoir de vivre, il rendit l'esprit.
La mort même du pire des hommes a toujours en soi quelque chose de mystérieux et de solennel qui frappe de respect et de silence les âmes religieuses. Il y eut un moment de consternation et même de tristesse au moulin, lorsque le mendiant Cadoche eut expiré. Malgré ses vices et ses ridicules, malgré même cette confession étrange qu'on venait d'entendre et à laquelle le notaire seul croyait fermement, la meunière et son fils avaient une sorte d'amitié pour ce vieillard à cause du bien qu'ils s'étaient habitués à lui faire; car s'il est vrai de dire qu'on déteste les gens en raison des torts qu'on a eus envers eux, la maxime inverse doit être acceptée.
La meunière se mit à genoux auprès du lit et pria. Lémor et le meunier prièrent aussi dans leur coeur le dispensateur de toute réparation et de toute miséricorde de ne pas abandonner l'âme immortelle et divine qui avait passé sur la terre sous la forme abjecte de ce misérable.
Le notaire seul retourna tranquillement avaler sa tasse de thé, après avoir dit avec sang-froid: «Ite, missa est, Dominus vobiscum.»
—Grand-Louis, dit-il ensuite en appelant dehors, il faut t'en aller tout de suite à Jeu-les-Bois avant que la nouvelle de ce décès y arrive. Quelque gueux de son espèce pourrait aller bouleverser sa cahute et dénicher l'oeuf.
—Quel oeuf? dit le meunier. Son cochon, sa souquenille de rechange?
—Non, mais le pot de fer.
—Rêverie, monsieur Tailland!
—Va toujours voir. Et d'ailleurs ta jument!
—Ah! ma vieille servante! j'oubliais, vous avez raison. Elle vaut bien le voyage à cause de son bon coeur et de notre ancienne amitié. Nous sommes presque du même âge, elle et moi. J'y vas; pourvu qu'il ne se soit pas encore moqué de moi là-dessus! C'était un vieux railleur!
—Va toujours, te dis-je; pas de paresse! Je crois à ce pot de fer; j'y crois dur comme fer! comme on dit chez nous.
—Mais dites donc, monsieur Tailland, est-ce que ça a quelque valeur ce chiffon de papier que vous avez barbouillé en vous amusant?
—C'est en bonne forme, je t'en réponds, et cela te rend peut-être propriétaire de cent mille francs.
—Moi? Mais vous oubliez que si l'histoire est vraie, il y en a une moitié à madame de Blanchemont et l'autre aux Bricolin?
—C'est une raison de plus pour courir. Tu as accepté cela dans ton coeur à charge de restitution. Va donc le chercher. Quand tu auras rendu ce service-là à M. Bricolin, c'est bien le diable s'il ne te donne pas sa fille.
—Sa fille! Est-ce que je songe à sa fille? Est-ce que sa fille peut songer à moi; dit le meunier en rougissant.
—Bon! bon! la discrétion est une vertu; mais je vous ai vus danser ensemble tantôt, et je comprends bien pourquoi le père vous a séparés si brusquement.
—Monsieur Tailland, ôtez-vous tout cela de l'esprit. Je pars; s'il y a un magot pour tout de bon, qu'en ferai-je? Ne faudra-t-il pas quelque déclaration à la justice?
—A quoi bon? Les formalités de la justice ont été inventées pour ceux qui n'ont pas de justice dans le coeur. A quoi servirait de déshonorer la mémoire de ce vieux drôle qui a réussi pendant quatre-vingts ans à passer pour un honnête homme? Tu n'as pas besoin non plus qu'on sache que tu n'es pas un voleur; on le sait de reste. Tu rendras l'argent, et tout sera dit.
—Mais si ce vieux a des parents?
—Il n'en a pas, et quand il en aurait, veux-tu les faire hériter de ce qui ne leur appartient pas?
—C'est vrai; je suis tout abruti de ce qui vient de se passer. Je vas monter à cheval.
—Ça ne sera pas commode de rapporter ce fameux pot de fer qui est si lourd, si lourd! Les chemins sont-ils praticables par là-bas?
—Certainement. D'ici l'on va à Transault, et puis au Lys Saint-George, et puis à Jeu. C'est tout chemin vicinal fraîchement réparé.
—En ce cas, prends ma voiture, Grand-Louis, et dépêche-toi.
—Eh bien, et vous?
—Je coucherai ici en t'attendant.
—Vous êtes un brave homme, le diable m'emporte! Et si les lits sont mauvais, vous qui êtes un peu délicat!
—Tant pis! une nuit est bientôt passée. D'ailleurs, nous ne pouvons pas laisser ta mère en tête-à-tête avec ce mort, c'est trop triste; car il faut que tu emmènes ton garçon de moulin. Quand on a de l'argent à porter, on n'est pas trop de deux. Tu trouveras des pistolets chargés dans les poches de mon cabriolet. Je ne voyage jamais sans ça, moi qui ai souvent des valeurs à transporter. Allons, en route! Dis à ta mère de me faire encore du thé. Nous causerons le plus tard possible, car ce mort m'ennuie.
Cinq minutes après, Lémor et le meunier étaient, par une nuit noire, en route pour Jeu-les-Bois. Nous leur donnerons le temps d'y arriver, et nous reviendrons voir ce qui se passe à la ferme pendant qu'ils voyagent.
La grand'mère Bricolin s'impatientait fort de ne pas voir arriver le meunier. Elle était loin de penser que son émissaire ne devait jamais revenir toucher le salaire qu'elle lui avait promis, et le lecteur comprendra facilement qu'au moment d'expirer, le mendiant eut oublié de transmettre le message dont on l'avait chargé. A la fin, fatiguée et découragée d'attendre, la mère Bricolin alla retrouver son vieil époux, après s'être assurée que la folle errait encore dans la garenne, absorbée comme à l'ordinaire dans ses méditations et ne faisant plus retentir d'aucune plainte sinistre les tranquilles échos de la vallée. Il était environ minuit. Quelques voix mal assurées détonnaient encore au sortir des cabarets, et les chiens de la ferme, comme s'ils eussent reconnu des voix amies, ne daignaient pas aboyer.
M. Bricolin, poussé par sa femme qui voulait que le sous-seing privé passé avec Marcelle reçût exécution à l'instant même, avait, non sans souffrance et sans terreur, remis à la dame venderesse le portefeuille qui contenait deux cent cinquante mille francs. Marcelle reçut avec peu d'émotion ce vénérable portefeuille. Il était si malpropre qu'elle le prit du bout de ses doigts; lasse de s'occuper d'une affaire où la cupidité d'autrui l'avait frappée de dégoût, elle le jeta dans un coin du secrétaire de Rose. Elle avait accepté ce paiement si prompt par la même raison qui avait décidé l'acquéreur à le faire, afin de l'engager et d'assurer le sort de la jeune fille en empêchant qu'on ne vînt à se rétracter.
Elle recommanda à Fanchon, à quelque heure que Grand-Louis se présenterait, de l'introduire dans la cuisine et de venir l'appeler elle-même. Puis elle se jeta tout habillée sur son lit pour se reposer sans dormir, car Rose était toujours très-animée, et ne pouvait se lasser de la bénir et de lui parler de son bonheur, Cependant, le meunier n'arrivant pas, et les émotions de la journée ayant épuisé les forces de tous, vers deux heures du matin toute la ferme dormait profondément. Il faut pourtant excepter une personne de la famille, c'était la folle, dont le cerveau était arrivé à un paroxysme de fièvre intolérable.
M. et Mme Bricolin avaient longtemps causé dans la cuisine. Le fermier n'ayant plus rien à craindre, et se sentant glacé par toute l'eau qu'il avait bue, avait repris son pichet qu'il remplissait d'heure en heure en inclinant d'une main mal affermie une énorme cruche placée à côté, et remplie d'un vin écumeux d'une couleur violâtre. C'était sa mère-goutte, le plus capiteux de sa récolte, boisson détestable, mais que le Berrichon préfère à tous les vins du monde.
Plusieurs fois sa femme, voyant que la douceur d'être propriétaire de Blanchemont et les riants projets de son opulence ne pouvaient plus raviver son oeil éteint ni dégourdir sa mâchoire, l'avait invité à se mettre au lit. Il avait toujours répondu: «Tout à l'heure, j'y vas, j'y suis,» mais sans quitter sa chaise. Enfin, après avoir été s'assurer que Rose était endormie ainsi que Marcelle, madame Bricolin n'en pouvant plus, alla se coucher et s'endormit en appelant vainement son mari, qui n'avait pas la force de bouger et qui ne l'entendait plus. Complètement ivre et anéanti comme un homme qui a fait l'effort de se dégriser soudainement, mais qui s'en est bien dédommagé après, le fermier, la main sur son pichet et la tête inclinée sur la table, berçait de ses ronflements énergiques le sommeil accablé de sa femme, couchée, la porte ouverte, dans la pièce voisine.
Une heure s'était à peine écoulée lorsque M. Bricolin se sentit suffoqué et prêt à tomber en défaillance. Il eut beaucoup de peine à se lever. Il lui semblait que l'air manquait à ses poumons, que ses yeux cuisants ne pouvaient plus rien discerner, et qu'il était frappé d'apoplexie. La peur de la mort lui rendit la force de se traîner à tâtons jusqu'à la porte, qui donnait sur la cour; la chandelle avait fini de se consumer dans son cercle de fer-blanc.
Ayant réussi à ouvrir et à descendre sans tomber les degrés qui formaient une sorte de perron grossier au château neuf, le fermier promena autour de lui un regard hébété, sans rien comprendre à ce qu'il voyait. Une clarté extraordinaire qui remplissait la cour le força à mettre la main devant son visage; car le passage des ténèbres à cette lueur ardente lui causait de nouveaux vertiges. Enfin, l'air dissipant un peu les fumées du vin, l'espèce d'asphyxie qu'il avait éprouvée fit place à un frisson convulsif, d'abord machinal et tout physique, mais bientôt produit par une terreur inexprimable. Deux grandes gerbes de feu, se faisant jour à travers des nuages de fumée, sortaient du toit de la grange.
Bricolin crut faire un mauvais rêve; il se frotta les yeux, il se secoua tout le corps; toujours ces jets de flamme montaient vers le ciel et prenaient, avec une effroyable rapidité, un développement immense. Il voulut crier Au feu! sa langue était paralysée et son gosier inerte. Il essaya de retourner vers la maison dont il s'était éloigné de quelques pas sans savoir où il allait. Il vit sur sa droite des torrents de flammes sortir des étables, sur sa gauche une autre gerbe de feu couronner les tours du vieux château, et devant lui... sa propre maison illuminée à l'intérieur d'une clarté fantastique, et la porte qu'il avait laissée ouverte derrière lui vomissant des tourbillons noirs, comme la bouche d'une forge. Tous les bâtiments de Blanchemont étaient la proie d'un incendie magnifiquement disposé. Le feu avait été mis en plus de douze endroits différents, et ce qu'il y avait de plus sinistre dans le premier acte de cette scène étrange, c'est qu'un silence de mort planait sur tout cela. Bricolin, privé de force et de volonté, contemplait dans une effroyable solitude un désastre dont personne ne s'apercevait encore. Tous les habitants du château neuf et de la ferme avaient passé du sommeil produit par la fatigue ou l'ivresse à l'asphyxie produite par la fumée. Les craquements de l'incendie commençaient seuls à se faire entendre et les tuiles à tomber avec un bruit sec sur le pavé. Pas un cri, pas une plainte ne répondait à ces avertissements sinistres. Il semblait que l'incendie n'eût plus à dévorer que des bâtiments déserts ou des cadavres. M. Bricolin se tordit les mains, et resta muet et immobile, comme si, accablé par le cauchemar, il eût fait de vains efforts intérieurs pour se réveiller.
Enfin, un cri perçant s'éleva, un seul cri de femme, et Bricolin, comme délivré du charme qui pesait sur lui, répondit par un hurlement sauvage à cet appel de la voix humaine. Marcelle s'était aperçue la première du danger; elle s'élança dehors, portant son fils dans ses bras. Sans voir Bricolin ni le reste de l'incendie, elle déposa l'enfant sur un tas de foin au milieu de la cour, et lui disant d'une voix forte: «Reste là! n'aie pas peur,» elle rentra précipitamment dans la maison, malgré la fumée suffocante qui la remplissait, et courut au lit de Rose qui était restée comme paralysée, incapable de la suivre.
Alors, avec la force d'un homme, la petite et svelte blonde, exaltée par son courage, prit sa jeune amie dans ses bras, et porta héroïquement auprès de son fils un corps beaucoup plus lourd et plus grand que le sien propre.
A la vue de sa fille, Bricolin, qui n'avait d'abord songé qu'à sa récolte et à son bétail, et qui avait couru du côté des granges, se rappela qu'il avait une famille, et, dégrisé pour la seconde fois, encore plus radicalement que la première, il vola au secours de sa mère et de sa femme.
Heureusement le feu n'avait pris partout que par les combles, et le rez-de-chaussée, habité par les Bricolin, était encore intact, à l'exception du pavillon de Rose qui, étant fort bas et au voisinage d'un amas de fagots secs, brûlait rapidement.
Madame Bricolin, réveillée en sursaut, retrouva tout à coup sa force physique et sa présence d'esprit. Aidée de son mari et de Marcelle, elle transporta dehors le vieux Bricolin qui, se croyant au milieu des chauffeurs, criait de toute sa force: «Je n'ai plus rien! ne me tuez pas! ne me brûlez pas! je vous donnerai tout!»
La petite Fanchon aidait résolument la mère Bricolin, qui bientôt put aider aux autres. On réussit à réveiller les métayers et leurs valets, dont aucun ne périt.... Mais tout cela prit un temps considérable, et, quand on put recevoir les secours du village, quand on put organiser une chaîne, il était trop tard: l'eau semblait ranimer l'intensité du feu en soulevant et en faisant voler au loin des masses enflammées. Les énormes amas de céréales et de fourrages, dont regorgeaient les bâtiments d'exploitation, flambaient avec la rapidité de la pensée. Les charpentes centenaires des vieux bâtiments semblaient ne demander qu'à brûler. Presque tout le gros bétail s'obstina à ne pas sortir et fut étouffé ou brûlé. On ne préserva que le corps du château neuf, dont les tuiles s'effondrèrent et dont la charpente neuve resta découverte, réduite en charbon, et dressant sa carcasse noire sur les murailles encore blanches du logis.
Les pompes arrivèrent, inutile et tardive ressource dans les campagnes, instruments de secours souvent mal dirigés, mal organisés, et dont les tuyaux crèvent au premier effort, faute d'entretien ou de service. Cependant les pompiers et les habitants du bourg réussirent à faire la part du feu et à préserver l'habitation et le mobilier des Bricolin. Mais cette part du feu fut immense, complète. Tout le pavillon qu'habitaient Rose et Marcelle, tous les bâtiments d'exploitation, tout le bétail, tout le mobilier aratoire y passèrent. On ne s'occupa pas du vieux château, dont la toiture brûla, mais dont les fortes murailles nues se défendirent d'elles-mêmes. Une seule des tours, cédant à la chaleur, se lézarda de haut en bas. Le lierre immense qui embrassait les autres les préserva d'une dernière ruine.
Le crépuscule commençait à blanchir lorsque le meunier et Lémor sortirent de la misérable cabane du mendiant. Lémor portait dans ses mains le pot de fer et Grand-Louis traînait par la bride sa chère Sophie, qui l'avait salué dès son approche d'un hennissement amical.
—J'ai lu Don Quichotte, disait-il, et je me trouve maintenant comme Sancho recouvrant son âne. Peu s'en faut qu'à son exemple je n'embrasse ma vieille Sophie et que je ne lui tienne de beaux discours.
—Grand-Louis, dit Lémor, si vous pouvez résister à cette tentation, n'avez-vous pas celle de regarder si ce pot de fer contient de l'or ou des cailloux?
—J'ai soulevé le couvercle, dit le meunier. Ça brille là dedans; mais je suis fort pressé de déguerpir avant le jour, avant que les habitants de ce désert, s'il y en a, observent mes mouvements et me prennent pour un voleur. Je suis tremblant d'émotion et de plaisir comme un homme qui mène à bien les affaires d'autrui; mais j'ai pourtant aussi le sang-froid d'un homme qui n'hérite pas pour son compte. Filons, filons, monsieur Henri. Avez-vous remis ma pioche dans la voiture? Attendez que je donne un dernier coup d'oeil là dedans. Le trou est bien bouché, il n'y paraît plus, en route! nous nous reposerons dans quelque taillis si nos bêtes refusent le service.
Le cheval du notaire ayant fait trois mortelles lieues de pays au grand trot et souvent au galop dans les chemins montueux et pénibles, se trouva en effet tellement fatigué au retour, que nos voyageurs, arrivés à la hauteur du Lys-Saint-Georges, se virent obligés de le laisser souffler. Sophie, qu'ils avaient attachée derrière le cabriolet et qui n'était pas habituée à marcher si follement, était couverte de sueur. Le coeur du meunier s'en émut—Il faut de l'humanité avec les bêtes, dit-il, et puis, je ne veux pas que pour sa probité et sa sagacité dans cette affaire, notre bon notaire perde un bon cheval. Quant à Sophie, il n'y a pas de pot de fer qui tienne; cette vieille servante ne doit pas faire l'office du pot de terre. Voilà un joli pacage bien ombragé, où pas une bête ni un homme ne remuent. Entrons-y. Je suis bien sûr qu'il y a une sacoche d'avoine dans le coffre du cabriolet; car M. Tailland pense à tout, et n'est pas homme à s'embarquer une seule fois sans biscuit. Nous respirerons là un quart d'heure, et nous serons tous un peu plus frais pour repartir. Malheureusement, en donnant la clef des champs au cochon de mon oncle (en héritera qui voudra!) j'ai oublié de lui voler quelques unes de ses croûtes de pain, et je me sens l'estomac si creux que je partagerais volontiers l'avoine de Sophie si je ne craignais de lui faire tort. Il me semble que je ne commence guère bien mon rôle d'héritier de l'avare. Je meurs de faim à côté de mon trésor.
En babillant ainsi suivant son habitude, le meunier débrida les chevaux et leur servit le déjeuner, à celui du notaire dans le sac à l'avoine, à Sophie dans son long bonnet de coton bleu qu'il lui attacha autour du nez trés-facétieusement.
—C'est singulier comme je me sens le coeur léger à présent, dit-il en se tapissant sous les buissons et en découvrant le pot de fer. Savez-vous, monsieur Lémor, que mon bonheur est là dedans, si les louis ne sont pas seulement à la surface, et si le fond n'est pas rempli de gros sous? J'ai peur; c'est trop lourd pour n'être que de l'or. Ah ça! aidez-moi à compter tout ça.
Le compte fut bientôt fait. Les pièces d'or en vieille monnaie étaient roulées par sommes de mille francs dans de sales chiffons de papier. En les ouvrant, Lémor et le meunier virent les marques que le mendiant leur avait indiquées. La fortune du père Bricolin portait une croix sur chaque louis, le dépôt du seigneur de Blanchemont une simple barre. Au fond, il y avait environ trois mille francs en argent, en pièces de toute espèce, et même une poignée de gros sous, la dernière qu'eut économisée le mendiant.
—Ce restant-là, dit le meunier en le rejetant au fond du pot de fer, c'est la fortune de mon oncle, c'est l'héritage de votre serviteur, c'est le denier de la veuve que ce vieux grimaud ne se faisait pas faute de recueillir, et qui retournera à la veuve et à l'orphelin, je vous en réponds. Qui sait si ce n'est pas aussi le produit du vol? A voir comment mon oncle, que Dieu fasse paix à son âme! m'avait escamoté Sophie, je n'ai pas trop de confiance dans la pureté de son legs. Tiens! ça me fera plaisir de faire l'aumône! moi qui suis si souvent privé de cette douceur-là! Je vais prendre un plaisir de prince. Savez-vous qu'avec trois mille francs, dans ce pays-ci, on peut sauver et assurer l'existence de trois familles?
—Mais vous ne pensez pas au reste du dépôt, Grand-Louis. Songez donc qu'avec cette grosse somme, dont madame de Blanchemont n'a vraiment pas besoin pour elle-même, vous allez la mettre à même aussi de faire bien des heureux.
—Oh! je m'en rapporte à elle pour le faire rouler vite sur cette table-là! Mais il y a, à côté, quelque chose qui me flatte! c'est ce petit magot que M. Bricolin va recevoir de ma main avec tant de plaisir. Ça n'aura pas un emploi très-chrétien chez lui, mais ça raccommodera beaucoup mes affaires, qui étaient bien gâtées hier au soir.
—C'est-à-dire, mon cher Louis, que vous pouvez prétendre maintenant à la main de Rose.
—Oh! ne croyez pas cela! si les cinquante mille francs m'appartenaient, ça pourrait s'arranger à la rigueur. Mais le Bricolin sait mieux compter que vous! Il dira: «Voilà cinq mille pistoles qui sont à moi et que Grand-Louis me rapporte, il ne fait que son devoir. Ce qui est à moi n'est pas à lui: donc, j'ai cinquante mille francs de plus dans ma poche, et il reste avec son moulin Gros-Jean comme devant.
—Et il ne sera pas émerveillé et touché d'une probité dont il ne serait sans doute pas capable?
—Émerveillé, oui; touché, non. Mais il se dira: «Ce garçon peut m'être utile.» Les honnêtes gens sont très-nécessaires à ceux qui ne le sont pas, et il me pardonnera mes péchés; il me rendra sa pratique, à laquelle je tiens beaucoup, puisqu'elle me met à même de voir Rose et de lui parler tous les jours. Vous voyez donc que, sans me faire d'illusions, j'ai sujet d'être content. Hier soir, quand je dansais avec Rose, quand elle avait l'air de m'aimer, je me sentais si fier, si heureux! Eh bien, je retrouve mon bonheur d'hier soir sans m'inquiéter de mon lendemain. C'est beaucoup; brave oncle Cadoche, va! tu ne te doutais pas de ce qu'il y avait pour moi de consolations dans ton pot de fer! Tu croyais me faire riche, et tu me rends heureux!
—Mais, mon cher Louis, puisque vous rapportez à Marcelle une somme égale à celle qu'elle voulait sacrifier pour vous, vous pouvez bien, à présent, accepter les concessions qu'elle offrait de faire à M. Bricolin?
—Moi? Jamais. Ne parlons pas de ça. Ça me blesse. Je ne serai plus banni de la ferme; c'est tout ce qu'il me faut. Voyez comme ce trésor est joli! comme il brille! comme il y aurait là dedans des peines soulagées et des inquiétudes apaisées! C'est pourtant beau, l'argent, monsieur Lémor! Convenez-en! là, dans le creux de ma main, il y a la vie de cinq ou six pauvres enfants!...
—Ami, je n'y vois que ce qu'il y a en effet: les larmes, les cris, les tortures du vieux Bricolin, l'avarice du mendiant, sa vie honteuse et stupide, consumée tout entière dans la tremblante contemplation de son vol.
—Hein! vous avez raison, dit le meunier en rejetant avec effroi la poignée d'or dans le pot de fer. Que de crimes, de lâchetés, de soucis, de mensonges, de peurs et de souffrances là dedans! Vous avez raison, c'est vilain, l'argent! Nous-mêmes qui sommes là à le regarder et à le compter en cachette, nous voilà comme deux brigands armés de pistolets, et craignant d'être surpris par d'autres bandits, ou appréhendés au collet par les gendarmes. Allons, cache-toi, maudit! s'écria-t-il en replaçant le couvercle, et nous, partons, ami! Vive la joie, cela n'est pas à nous!