—Vous l'avez dit, mon ami. Ou ce que Jeannie raconte des lutins nocturnes de la Vallée-Noire a un fond de réalité inexplicable, ou j'ai eu une hallucination. Mais il y a une heure, je crois (peut-être un siècle, je n'en sais rien!), que je me débats contre le diable.

—Si vous ne buviez pas obstinément de l'eau claire à tous vos repas, répondit le meunier, je penserais que vous vous êtes mis justement dans la disposition où il faut être pour rencontrer la Grand'Bête, la levrette blanche, ou Georgeon, le meneur des loups. Mais vous êtes un homme trop savant et trop raisonnable pour croire à ces histoires-là. Il faut donc qu'il vous soit arrivé quelque chose. Un chien enragé, peut-être?

—Pire que cela, dit Lémor en reprenant ses esprits peu à peu; une femme enragée, mon ami! une sorcière qui courait plus vite que moi et qui a disparu, je ne sais comment, au moment où j'allais me jeter à l'eau pour m'en débarrasser.

—Une femme? oh! oh! et que disait-elle?

—Elle me prenait pour un certain Paul qui lui tient fort au coeur, à ce qu'il paraît.

—Je m'en doutais, c'est cela! c'est la folle du château. Faut-il que je sois étourdi de ne pas avoir prévu que vous pouviez la rencontrer ici? Vrai, cela m'était sorti de la tête! Nous sommes si accoutumés à la voir trotter le soir comme une vieille belette, que nous n'y faisons plus d'attention. Et pourtant, c'est un malheur à fendre le coeur quand on y songe! Mais comment diable s'est-elle mise après vous? Elle a coutume de s'enfuir quand elle voit venir de son côté. Il faut que son mal ait empiré depuis peu; la dose était, pourtant assez bonne comme cela, pauvre fille!

—Quelle est donc cette infortunée créature?

—On vous contera cela plus tard. Doublons le pas, s'il vous plaît! vous avez l'air vanné de fatigue.

—Je crois que je me suis brisé les genoux en tombant.

—Pourtant, il y a là au bout du sentier quelqu'un qui s'impatiente à vous attendre, dit le meunier en baissant la voix encore plus.

—Oh! s'écria Lémor, je me sens plus léger que le vent de la nuit!

Et il se mit à courir.

—Doucement! dit le meunier en le retenant. Ne courez que sur l'herbe. Pas de bruit! Elle est là sous ce grand arbre. Ne quittez pas l'endroit. Je vas faire la ronde tout autour en cas de surprise.

—Y a-t-il donc quelque danger pour elle à venir ici? dit Lémor effrayé.

—Si je le pensais, je l'aurais bien empêchée d'y venir! Ils sont tous occupés, au château neuf de la fête de demain. Mais quand je ne servirais qu'à écarter la folle, s'il lui prend fantaisie de revenir vous tourmenter!

Henri, tout à son bonheur, oublia tout le reste, et alla se précipiter aux pieds de Marcelle, qui l'attendait sous un massif de chênes, dans l'endroit le moins fréquenté du bois.

Aucune explication ne trouva place dans leur première expansion. Chastes et retenus, comme ils l'avaient toujours été, ils éprouvaient pourtant une ivresse qu'aucune parole humaine n'eût pu exprimer à leur gré. Ils étaient comme stupéfaits de se revoir si tôt, après avoir cru presque à une éternelle séparation, et cependant ils ne cherchaient pas à se faire comprendre l'un à l'autre tout ce qui s'était passé en eux pour les amener à rétracter si vite tous leurs projets de courage et de sacrifice. Ils devinaient bien mutuellement quelles souffrances inacceptables et quel entraînement irrésistible les avaient forcés à courir l'un vers l'autre, au moment où ils venaient de jurer de se fuir.

—Insensé! qui voulais me quitter pour toujours! disait Marcelle en abandonnant sa belle main à Lémor.

—Cruelle! qui voulais me bannir pour un an! répondit Henri en couvrant cette main de ses lèvres embrasées.

Et Marcelle comprenait bien que sa résolution d'un an de courage avait été plus sincère à ses propres yeux que l'exil éternel auquel Lémor avait essayé de se condamner.

—Aussi quand ils purent se parler, effort dont ils ne furent capables qu'après s'être longtemps regardés dans le silence du ravissement, Marcelle revint-elle la première à ce dessein vraiment louable.

Lémor, dit-elle, ceci n'est qu'un rayon de soleil entre deux nuages. Il faut obéir à la loi du devoir. Quand même nous ne rencontrerions ici aucun obstacle à la sécurité de nos relations, il y aurait quelque chose de profondément irréligieux à nous réunir si vite, et nous devons nous revoir à cette heure pour la dernière fois jusqu'à l'expiration de mon deuil. Dites-moi que vous m'aimez et que je serai votre femme, et j'aurai toute la force nécessaire pour vous attendre.

—Ne me parlez pas de séparation maintenant! dit Lémor avec impétuosité. Oh! laissez-moi savourer cet instant qui est le plus beau de ma vie. Laissez-moi oublier ce qui était hier, et ce qui sera demain. Voyez comme cette nuit est douce, comme ce ciel est beau! Comme ce lieu-ci est tranquille et embaumé! Vous êtes là! c'est bien vous, Marcelle, ce n'est pas votre ombre! Nous sommes là tous les deux! Nous nous sommes retrouvés par hasard et involontairement! Dieu l'a voulu et nous avons été si heureux d'obéir, tous les deux! vous aussi, Marcelle! autant que moi? Est-ce possible! non, je ne rêve pas, car vous êtes ici, près de moi! avec moi! seuls! heureux! nous nous aimons tant! nous n'avons pas pu nous quitter, nous ne le pouvons pas, nous ne le pourrons jamais!

—Et pourtant, ami....

—Je sais! je sais ce que vous voulez dire. Demain, un autre jour, vous m'écrirez, vous me ferez dire votre volonté. J'obéirai, vous le savez bien! Pourquoi m'en parlez-vous ce soir? pourquoi gâter ce moment qui n'a pas eu son pareil dans toute ma vie? Laissez-moi me persuader qu'il ne finira jamais. Marcelle, je vous vois! Oh! que je vous vois bien, malgré la nuit! que vous êtes embellie depuis trois jours... depuis ce matin, où vous étiez déjà si belle! Oh! dites-moi que votre main ne sortira plus jamais de la mienne! je la tiens si bien!

—Ah! vous avez raison, Lémor! Soyons heureux de nous retrouver, et ne pensons pas maintenant qu'il faudra se quitter... demain... un autre jour.

—Oui, un autre jour, un autre jour! s'écria Henri.

—Faites-moi donc le plaisir du parler plus bas, dit le meunier en se rapprochant. J'entends malgré moi tout ce que vous dites, monsieur Henri!

Les deux amants restèrent pendant près d'une heure plongés dans une pure extase, faisant les plus doux rêves d'avenir et parlant de leur bonheur, comme s'il devait, non pas s'interrompre, mais commencer le lendemain. La brise secouait sur eux les parfums de la nuit, et les étoiles sereines passaient sur leurs têtes sans qu'ils voulussent s'apercevoir de la marche inévitable du temps, qui ne s'arrête que dans le coeur des amants heureux.

Mais le meunier, après avoir donné de loin plus d'un signe d'impatience, vint les interrompre lorsque l'inclinaison des étoiles polaires lui indiqua dix heures au cadran céleste.

—Mes amis, dit-il, impossible à moi de vous laisser là, et impossible aussi de vous attendre un instant de plus. Je n'entends plus chanter les bouviers dans la cour de la ferme, et les lumières s'éteignent aux fenêtres du château neuf. Il n'y a plus que celle de mademoiselle Rose qui brille; elle attend madame Marcelle pour se coucher. M. Bricolin va venir faire sa ronde ici avec ses chiens, comme il fait toujours la veille des jours de fête. Partons vite.

Lémor se récria: il ne faisait, disait-il, que d'arriver.

—C'est possible, dit le meunier; mais moi, savez-vous qu'il faut que j'aille à la Châtre ce soir?

—Comment! pour mes affaires? dit Marcelle.

—S'il vous plaît! Je veux voir votre notaire avant qu'il se couche, et je ne me soucie pas d'aller lui parler demain au jour pour que M. Bricolin ait avis que je conspire contre lui.

—Mais, Grand-Louis, dit Marcelle, je ne veux pas que, pour moi, vous risquiez...

—Assez, assez causé, répondit le meunier. Je veux faire ce qui me plaît, moi.... Et tenez! j'entends aboyer les chiens jaunes! Rentrez dans le pré, madame Marcelle, et nous, mon Parisien, prenons par le chemin d'en haut, s'il vous plaît. Détalons!

Les amants se séparèrent sans se rien dire: ils craignaient trop de se rappeler qu'ils devaient regarder cette entrevue comme la dernière. Marcelle n'avait pas la force de fixer un jour pour le départ de Henri, et celui-ci, craignant qu'elle ne le fixât, se hâta de s'éloigner après avoir dix fois baisé sa main en silence.

—Eh bien! qu'avez-vous décidé? lui demanda le meunier, lorsqu'ils eurent gagné la lisière du parc.

—Rien, mon ami, dit Lémor. Nous n'avons parlé que de notre bonheur....

—Futur; mais le présent?

—Il n'y a pas de présent, pas d'avenir. Tout cela, c'est la même chose quand on s'aime.

—Voilà que vous battez la campagne. J'espère pourtant que vous allez vous tenir tranquille et ne pas trop me faire trimer la nuit dans les bois avec des transes mortelles. Allons, mon garçon, vous voilà dans votre chemin. Vous saurez bien retourner tout seul à Angibault?

—Parfaitement. Mais ne voulez-vous pas que je vous accompagne à la ville où vous allez?

—Non, c'est trop loin. L'un de nous deux serait à pied et retarderait l'autre, à moins de faire à la mode du pays et de monter tous deux sur Sophie; mais la pauvre bête a trop d'âge, et, d'ailleurs, elle n'a pas encore soupé. Je m'en vas la chercher à un arbre où je l'ai attachée là-bas après avoir fait mine de reprendre le chemin du moulin. Savez-vous que ça m'a donné du souci, de laisser comme ça cette pauvre Sophie à la garde de Dieu? Je l'ai bien cachée dans les branches; mais si quelque vagabond, comme il en vient de toutes sortes pour l'Assemblée, s'était avisé de me la dénicher! Pendant que vous roucouliez là-bas, Sophie me trottait dans la tête!...

—Allons ensemble la chercher!

—Non pas, non pas! vous êtes toujours prêt à retourner du côté du château, vous! je le vois bien! Allez-vous-en dire à ma mère de se coucher sans inquiétude; je rentrerai peut-être un peu tard. M. Tailland, le notaire, voudra me garder à souper. C'est un bon vivant, un fin gourmand et un aimable homme. J'aurai comme ça le temps de lui parler des affaires de Blanchemont, et Sophie mangera son picotin chez lui sans demander de consultation.

Lémor n'insista pas pour accompagner son ami. Quelque affection et quelque reconnaissance que le bon meunier lui inspirât, il préférait être seul, après les émotions de la soirée. Il avait besoin de penser à Marcelle sans préoccupation, et de recommencer, en se le retraçant, le doux songe qu'il venait de faire à ses pieds. Il reprit donc le chemin d'Angibault à peu près comme un somnambule retrouve celui de son lit. J'ignore s'il suivit bien la route, s'il traversa la rivière sur le pont, s'il ne fit pas le double de son étape, s'il ne s'oublia pas maintes fois au bord des fontaines. La nuit était pleine de volupté, et, depuis le coq qui jetait sa fanfare aux échos des chaumières jusqu'au grillon qui chuchotait mystérieusement dans les herbes, tout lui semblait répéter, en triomphe comme en secret, le nom chéri de Marcelle.

Mais en arrivant au moulin, il se sentit tellement brisé de fatigue, qu'aussitôt après avoir averti la bonne meunière de ne pas attendre son fils, il alla se jeter sur le petit lit que Louis lui avait fait dresser dans sa propre chambre. La Grand'Marie ayant bien recommandé a Jeannie de ne pas trop faire attendre son maître pour se réveiller, quand il faudrait mettre Sophie à l'étable, alla reposer aussi. Mais la tendresse maternelle ne dort que d'un oeil, et l'orage s'étant élevé, la bonne femme s'éveilla en sursaut à tous les roulements de tonnerre qui passaient sur la vallée, croyant entendre son fils frapper à la porte de Jeannie, qui couchait dans le moulin. Quand le jour parut, elle se leva avec précaution et alla lui recommander de ne pas faire trop de bruit, parce que Grand-Louis, étant sans doute rentré tard, devait avoir besoin de dormir un peu plus que de coutume. Elle fut donc fort surprise et presque effrayée lorsque Jeannie lui répondit que son maître n'était pas encore rentré.

—Pas possible! dit-elle. Il ne découche jamais quand il ne va qu'à Blanchemont.

—Ah! bah! notre maîtresse, c'est la veille de la fête. Personne ne dort là-bas. Les cabarets sont ouverts toute la nuit. Les cornemuseux arrivent en jouant leurs plus belles marches. Ça met le coeur en danse. On voudrait déjà être au lendemain; on ne songe pas à se coucher, on a peur de se réveiller trop tard et de perdre un tant si peu de la divertissance. Notre maître se sera amusé, il aura fait nuit blanche.

—Le maître ne passe pas ses nuits au cabaret, répondit la meunière en secouant la tète, après avoir ouvert la porte de l'écurie pour bien voir si Sophie n'était pas au râtelier. Je croyais, ajouta-t-elle, qu'il serait rentré sans vouloir te réveiller, Jeannie. Ça lui coûte; il aime mieux se servir lui-même que de déranger un enfant comme toi qui dors à pleins yeux. Mais lui n'a pas dormi! Il a bien fatigué aussi avant-hier, il a été loin. Il s'est couché tard l'autre nuit, et celle-ci, pas du tout!...

La meunière alla faire sa toilette du dimanche avec un profond soupir. Scélérate d'amour! pensait-elle, c'est là ce qui le tourmente et le tient sur pied le jour et la nuit. Comment tout ça finira-t-il pour lui?




QUATRIÈME JOURNÉE.




XXV.

SOPHIE.

La bonne meunière était plongée dans de tristes pensées, et, suivant l'habitude de quelques vieillards, elle les exprimait tout haut, en allant de son armoire à son dressoir, occupée machinalement de préparer son corsage antique à longues basques et le tablier d'indienne à carreaux qu'elle gardait précieusement depuis sa jeunesse, l'estimant beaucoup parce qu'il avait coûté dans ce temps-là quatre fois plus qu'une étoffe plus belle ne coûte aujourd'hui.

—Ne vous faites pas de chagrin, ma mère, dit le Grand-Louis qui l'écoutait du seuil de la porte où il venait d'arriver sans qu'elle l'aperçût; tout cela finira comme ça pourra; mais votre fils tâchera toujours de vous rendre heureuse.

—Eh! mon pauvre enfant, je ne te voyais pas! dit la meunière un peu honteuse encore à son âge d'être surprise par son fils avec ses longs cheveux gris déroulés sur ses épaules; car les paysannes de la Vallée-Noire mettaient, de son temps, une extrême pudeur à ne jamais montrer leur chevelure. Mais la Grand'Marie oublia bientôt ce mouvement de pruderie surannée en voyant le désordre et la pâleur du meunier.

—Jésus, mon Dieu! dit-elle en joignant les mains, comme le voilà fatigué! On dirait que tu as reçu toute la pluie de cette nuit! Eh! vraiment! tu es encore tout humide. Va donc vite te changer. Comment donc n'as-tu pas trouvé une maison pour te mettre à l'abri? Et quelle mauvaise mine tu as ce matin! Ah! mon pauvre enfant, on dirait que tu veux te rendre malade!

—Eh non! mère, ne vous tourmentez donc pas comme ça! dit le meunier en s'efforçant de prendre son air de gaieté habituelle. J'ai passé la nuit à l'abri chez des amis... des gens à qui j'avais affaire et qui m'ont fait bien souper. Je ne me suis mouillé qu'un peu tantôt, parce que je suis revenu à pied.

—A pied! et qu'as-tu donc fait de Sophie?

—Je l'ai prêtée à,... chose... de là-bas....

—Qui donc, chose de là-bas?...

—Vous savez bien? Bah! Je vous dirai ça plus tard. Si vous voulez aller à l'Assemblée, je prendrai la petite noire, et je vous mènerai en croupe.

—Tu as tort de prêter Sophie, mon enfant. C'est une bête qui n'a pas sa pareille et qui mériterait d'être épargnée. J'aimerais mieux te voir prêter les deux autres.

—Et moi aussi. Mais que voulez-vous? ça s'est trouvé comme ça. Allons, mère, je vais m'habiller, et quand vous voudrez partir, vous m'appellerez.

—Non, non, je vois bien que tu n'as pas goûté de dormir cette nuit, et je veux que tu ailles faire un somme. Nous avons encore du temps de reste jusqu'à l'heure de la messe. Ah! Grand-Louis, quelle mine, quelle mine! ça ne vaut rien de courir comme ça!

—Soyez tranquille, mère, je ne me sens pas malade, et ça ne recommencera pas souvent. Il faut bien s'étourdir un peu quelquefois.

Et le meunier, encore plus triste d'affliger sa mère dont l'inquiétude et le mécontentement ne s'exprimaient jamais qu'avec une extrême douceur et une sage retenue, alla se jeter sur son lit avec un certain mouvement de colère qui réveilla Lémor.

—Vous vous levez déjà? lui dit ce dernier en se frottant les yeux.

—Non pas, je me couche avec votre agrément, répondit le meunier qui remuait son lit à coups de poing.

—Ami! vous avez du chagrin, reprit Lémor, réveillé tout à fait par les signes non équivoques de la rage intérieure du Grand-Louis.

—Du chagrin? oui, Monsieur, j'en conviens, peut-être plus que ne vaut la chose; mais enfin, ça me fait plus de peine que je ne voudrais, je ne peux pas m'en empêcher.

Et de grosses larmes roulaient dans les yeux fatigués du meunier.

—Mon ami! s'écria Lémor en sautant à bas de son lit et en s'habillant à la hâte, il vous est arrivé un malheur cette nuit, je le vois bien! Et moi je dormais là tranquillement! Mon Dieu, que puis-je faire? où dois-je courir?

—Ah! ne courez pas, c'est inutile, dit Grand-Louis en haussant les épaules, comme s'il eût rougi de sa faiblesse, j'ai assez couru cette nuit pour rien, et me voilà sur les dents... pour une bêtise, après tout! mais que voulez-vous, on s'attache aux animaux comme aux gens, et on regrette un vieux cheval comme un vieux ami. Vous ne comprendriez pas ça, vous autres gens de la ville; mais nous, bonnes gens de paysans, nous vivons avec les bêtes, dont nous ne différons guère!

—Et vous avez perdu Sophie, je comprends.

—Perdu, oui; c'est-à-dire qu'on me l'a volée.

—Peut-être hier dans la garenne?

—Précisément. Vous souvenez-vous que j'en avais comme un mauvais présage dans la tête! Quand vous m'avez eu quitté, je suis retourné dans un endroit où je l'avais bien cachée, et d'où la pauvre bête, patiente comme un mouton, ne se serait certainement pas détachée.... De sa vie elle n'a cassé bride ni licou. Eh bien! Monsieur, cheval et bride, tout avait disparu. J'ai cherché, j'ai couru, rien! Avec ça que je n'osais pas trop la demander, surtout à la ferme; ça aurait donné à penser! On m'aurait demandé à moi-même comment, étant parti monté sur ma bête, je l'avais perdue en route. On aurait cru que j'étais ivre, et madame Bricolin n'aurait pas manqué de rapporter devant mademoiselle Rose que j'avais eu quelque vilaine aventure indigne d'un homme qui ne pense qu'à elle au monde. J'ai cru d'abord que quelqu'un avait voulu me faire niche. Je suis entré dans toutes les maisons. Tout le bourg quasiment était encore sur pied. J'ai flâné chez l'un, chez l'autre, sans faire semblant de rien. Je suis entré dans toutes les écuries, et même dans celle du château sans qu'on m'ait aperçu: point de Sophie! Blanchemont est, à cette heure, rempli de gens de toute farine, et il se sera certainement trouvé dans le nombre quelque rusé coquin qui étant venu à pied, s'en est retourné à cheval en se disant que la fête a été assez bonne pour lui avant de commencer, sans qu'il soit besoin d'en voir davantage. Allons, il n'y faut plus penser. Heureusement qu'au milieu de tout cela, je n'ai pas trop perdu la tête. J'ai été de mon pied léger à la Châtre. J ai vu mon notaire; il était un peu tard, il avait fini de souper, et la digestion le rendait un peu lourd; mais il sera tantôt à la fête, il me l'a promis. En le quittant, j'ai encore fureté partout et battu les buissons comme un chasseur de nuit. J'ai trotté par la pluie et le tonnerre jusqu'au jour, espérant toujours que je découvrirais mon larron caché quelque part. Inutile! Je ne veux pas faire tambouriner mon accident, ça ferait du scandale, et si l'on en venait à une enquête, nous serions propres, avec cette histoire de cheval caché dans la garenne et abandonné là pendant une heure sans que je puisse expliquer pourquoi et comment. Je l'avais mis bien loin de votre rendez-vous, afin que s'il venait à remuer un peu, le bruit n'attirât pas l'attention de votre côté. Pauvre Sophie! J'aurais dû me fier à son bon sens. Elle n'aurait pas bougé!

—Ainsi, c'est moi qui suis la cause de celle mésaventure! Grand-Louis, j'en ai plus de chagrin que vous, et vous me permettrez certainement de vous indemniser autant qu'il me sera possible.

—Taisez-vous, Monsieur; je me moque bien du peu d'argent que la vieille bête pouvait valoir en foire! Croyez-vous que pour une centaine de francs j'aurais tant de souci? Oh! non pas: ce que je regrette, c'est elle, et non pas son prix, elle n'en avait pas pour moi. Elle était si courageuse, si intelligente, elle me connaissait si bien! Je suis sûr qu'à l'heure qu'il est elle pense à moi, et regarde de travers celui qui la soigne. Pourvu au moins qu'il la soigne bien! Si j'en étais sûr, j'en serais quasi consolé. Mais il la pansera à coups de manche de fouet, et il la nourrira avec des cosses de châtaignes! Car ça doit être quelque filou marchois qui l'emmènera dans sa montagne pâturer dans un champ de pierres, au lieu de son joli petit pré au bord de l'eau, où elle vivait si bien et où elle faisait encore la folle avec les jeunes pouliches, tant elle s'y sentait de bonne humeur à la vue de la verdure. Et ma mère! c'est elle qui en aura du regret! avec cela que je ne pourrai jamais lui expliquer comment ce malheur-là m'est arrivé. Je n'ai pas encore eu le courage de le lui dire. N'en parlez donc pas jusqu'à ce que j'aie trouvé dans ma cervelle quelque histoire pour lui rendre la nouvelle moins amère.

Il y avait dans les regrets naïfs du meunier quelque chose de comique et de touchant à la fois, et Lémor, désolé d'être la cause de son chagrin, s'en affecta tellement lui-même que le bon Louis s'efforça de l'en consoler.

—Allons, allons, dit-il, c'est assez de niaiseries comme cela pour une créature à quatre pieds. Je sais bien que ce n'est pas votre faute, et je n'ai pas eu un instant la pensée de vous le reprocher. Que ça ne gâte pas le souvenir de votre bonheur, l'ami! c'est bien peu de chose au prix d'une si belle soirée que vous passiez pendant ce temps-là! Et si j'avais jamais un rendez-vous avec Rose, moi, je me soucierais bien d'aller toute ma vie à cheval sur un manche à balai! N'allez pas parler de cela à madame Marcelle; elle serait capable de me donner un cheval de mille francs, et vrai, cela me ferait de la peine. Je ne veux plus m'attacher aux bêtes. Il y a bien assez de souci comme ça dans la vie avec les gens! vous, dis-je; pensez à vos amours et faites-vous beau, mais toujours paysan, pour aller à la fête, car il faut bien que l'on s'habitue un peu à votre figure dans le pays. Ça vaudra mieux que de vous cacher, ce qui donnerait des soupçons tout de suite. Vous verrez madame Marcelle; vous ne lui parlerez pas, par exemple! D'ailleurs, vous n'aurez pas l'occasion, elle ne dansera pas: elle est en grand deuil!... mais Rose n'y est pas, jarnigué! et je compte bien danser avec elle jusqu'à la nuit, à présent que le papa mignon y consent. Ça me fait penser qu'il faut que je dorme une couple d'heures pour n'avoir pas l'air d'un déterré. Ne vous chagrinez plus, dans cinq minutes vous allez m'entendre ronfler.

Le meunier tint parole et quand, vers dix heures, on lui amena sa jument noire, beaucoup plus belle, mais moins aimée que Sophie, quand revêtu de sa veste de drap fin des dimanches, le menton bien rasé, le teint clair et l'oeil brillant, il serra sa monture robuste dans ses grandes jambes, la meunière en s'asseyant derrière lui à l'aide d'une chaise et du bras de Lémor, ressentit un mouvement d'orgueil d'être la mère du beau farinier.

On n'avait guère mieux dormi à la ferme qu'au moulin, et nous sommes forcés de revenir un peu sur nos pas pour mettre le lecteur au courant des événements qui s'y passèrent la nuit qui précéda la fête.

Lémor, partagé entre l'agitation pénible que lui avait causé son étrange rencontre avec la folle, et la joie enivrante de revoir Marcelle, n'avait pas remarqué, dans la garenne, que le meunier n'était pas beaucoup plus calme que lui. Grand-Louis avait trouvé la cour de la ferme remplie de mouvement et de tumulte. Deux pataches et trois cabriolets, qui avaient apporté dans leurs flancs solides toute la parenté des Bricolin, reposaient inclinés sur leurs bras fatigués le long des étables et des fumiers. Toutes les pauvres voisines, avides de gagner un mince salaire, avaient été mises en réquisition pour aider à préparer le souper de ces hôtes plus nombreux et plus affamés qu'on ne s'y attendait au château neuf. M. Bricolin, plus vain de montrer son opulence que contrarié des frais qu'elle allait entraîner, était de la meilleure humeur. Ses filles, ses fils, ses cousines, ses neveux et ses gendres, venaient, chacun à son tour, lui demander à l'oreille quel jour on pendrait la crémaillère au vieux château restauré et rebadigeonné, avec le chiffre des Bricolin en guise d'écusson sur la porte.—Car enfin tu vas être seigneur et maître de Blanchemont, lui disait-on pour refrain banal, et tu administreras un peu mieux la fortune que tous ces comtes et barons auxquels tu vas succéder, à la plus grande gloire de l'aristocratie nouvelle, de la noblesse des bons écus. Bricolin était donc ivre d'orgueil, et, tout en répondant avec un sourire malicieux à ses chers parents: «Pas encore, pas encore! Peut-être jamais!» il prenait avec délices toute l'importance d'un seigneur châtelain. Il ne regardait plus à la dépense, il donnait des ordres à ses valets, à sa mère, à sa fille et à sa femme d'une voix tonnante et en gonflant son gros ventre jusqu'au menton. Toute la maison était bouleversée, la mère Bricolin plumait des poulets, à peine morts, par douzaine, et madame Bricolin, qui avait été d'abord d'une humeur massacrante en gouvernant le tumulte de la cuisine, commençait à s'égayer aussi à sa manière, en voyant le repas copieux, les chambres préparées et ses hôtes ravis d'admiration. Ce fut à la faveur de tout ce désordre que le meunier put facilement parler à Marcelle, et qu'elle-même, s'excusant par une migraine, avait pu se soustraire au souper et aller rejoindre, pendant ce festin, Lémor au fond de la garenne.

Rose, elle-même, tandis qu'on mettait le couvert, avait trouvé plus d'un excellent prétexte pour errer dans la cour et pour dire en passant quelques paroles amicales au Grand-Louis, suivant sa coutume. Mais sa mère, qui ne la perdait guère de vue, avait trouvé de son côté un moyen d'éloigner promptement le meunier. Forcée de se soumettre aux ordres de son mari, qui lui avait impérativement enjoint de ne pas faire mauvaise mine à ce dernier, elle avait imaginé, pour assouvir sa haine et pour faire honte à Rose de son amitié pour lui, de le ridiculiser auprès de ses autres filles et de ses autres parentes, toutes assez malicieuses et insolentes, les jeunes comme les vieilles. Elle leur avait rapidement confié, à chacune en particulier, que ce bel esprit de village se flattait de plaire à sa fille, que Rose n'en savait rien et n'y faisait nulle attention; que M. Bricolin, n'y voulant pas croire, le traitait avec beaucoup trop de bonté; mais qu'elle possédait de bonne source un fait curieux: à savoir, que le beau farinier, la coqueluche de toutes les filles de mauvaise vie de la campagne, s'était maintes fois vanté de plaire à la plus riche bourgeoise qu'il lui conviendrait de courtiser, à celle-ci tout aussi bien qu'à celle-là.... Et là-dessus, madame Bricolin nommait les personnes présentes, et riait d'une manière acre et méprisante en retroussant son tablier et mettant le poing sur sa hanche.

De la partie féminine de la famille, la confidence avait promptement passé, de bouche en bouche et d'oreille en oreille, à tous les Bricolin de l'autre sexe, si bien que Grand-Louis, qui ne songeait qu'à s'en aller rejoindre Lémor, se vit bientôt assailli d'épigrammes si plates qu'elles étaient incompréhensibles, et accompagné, dans sa retraite, de rires mal étouffés et de chuchotements de la dernière impertinence. Ne concevant rien à la gaieté qu'il excitait, il était sorti de la ferme inquiet, soucieux, et plein de mépris pour le gros sel de messieurs les bourgeois de campagne rassemblés à Blanchemont ce soir-là.

D'après la recommandation de madame Bricolin, on eut soin que M. Bricolin ne s'aperçût pas de la conspiration, et on se donna parole pour persécuter le meunier le lendemain en présence de Rose. C'était, disait sa mère, une nécessité d'humilier ce manant sous ses yeux, afin qu'elle apprit à ne pas trop écouter son bon coeur, et à tenir les paysans à distance.

Après le souper, on fit venir les ménétriers et on dansa dans la cour par anticipation du lendemain. C'était dans un intervalle de repos que le meunier, inquiet et pressé de se rendre à la Châtre, avait assuré que la soirée de plaisir était close au château neuf, et qu'il avait forcé les deux amants à se séparer beaucoup plus tôt qu'ils ne l'eussent souhaité.

Lorsque Marcelle revint à la ferme, on avait recommencé à se divertir, et, se sentant le même besoin de solitude et de rêverie qui avait emporté Lémor dans les traînes de la Vallée-Noire, elle retourna dans la garenne et s'y promena lentement jusqu'à minuit. Le son de la cornemuse, uni à celui de la vielle, écorche un peu les oreilles de près; mais, de loin, cette voix rustique qui chante parfois de si gracieux motifs rendus plus originaux par une harmonie barbare, a un charme qui pénètre les âmes simples et qui fait battre le coeur de quiconque en a été bercé dans les beaux jours de son enfance. Cette forte vibration de la musette, quoique rauque et nasillarde, ce grincement aigu et ce staccato nerveux de la vielle sont faits l'un pour l'autre et se corrigent mutuellement. Marcelle les écouta longtemps avec plaisir, et, remarquant que l'éloignement leur donnait de plus en plus de charme, elle se trouva à l'extrémité de la garenne, perdue dans le rêve d'une vie pastorale! dont on pense bien que son amour faisait tous les frais.

Mais elle s'arrêta tout à coup en rencontrant presque sous ses pieds la folle étendue par terre, sans mouvement et comme morte. Malgré le dégoût que lui inspirait la malpropreté inouïe de ce malheureux être, elle se décida, après avoir vainement essayé de l'éveiller, à la soulever dans ses bras et à la traîner à quelque distance. Elle l'appuya contre un arbre, et ne se sentant pas la force de la porter plus loin, elle se disposait à aller lui chercher du secours à la ferme, lorsque la Bricoline commença à sortir de sa torpeur et à soulever, avec sa main décharnée, ses longs cheveux hérissés d'herbes et de gravier qui lui pesaient sur le visage. Marcelle l'aida à écarter ce voile épais qui gênait sa respiration, et, pour la première fois, osant lui adresser la parole, elle lui demanda si elle souffrait.

—Certainement, je souffre! répondit la folle avec une indifférence effrayante, et du ton dont elle aurait dit: j'existe encore; puis elle ajouta d'une voix brève et impérieuse: L'as-tu vu? Il est revenu. Il ne veut pas me parler. T'a-t-il dit pourquoi?

—Il m'a dit qu'il reviendrait, répondit Marcelle essayant de flatter sa manie.

—Oh! il ne reviendra pas, s'écria la folle en se levant avec impétuosité; il ne reviendra plus! Il a peur de moi. Tout le monde a peur de moi, parce que je suis très riche, très riche, si riche que l'on m'a défendu de vivre. Mais je ne veux plus être riche; demain je serai pauvre. Il est temps que cela finisse. Demain tout le monde sera pauvre. Tu seras pauvre aussi, Rose, et tu ne feras plus peur. Je punirai les méchants qui veulent me tuer, m'enfermer, m'empoisonner....

—Mais il y a des personnes qui vous plaignent et ne vous veulent que du bien, dit Marcelle.

—Non, il n'y en a pas, répondit la folle avec colère et en s'agitant d'une manière effrayante. Ils sont tous mes ennemis. Ils m'ont torturée, ils m'ont enfoncé un fer rouge dans la tète. Ils m'ont attachée aux arbres avec des clous, ils m'ont jetée plus de deux mille fois du haut des tours sur le pavé. Ils m'ont traversé le coeur avec de grandes aiguilles d'acier. Ils m'ont écorchée vive; c'est pour cela que je ne peux plus m'habiller sans souffrir des douleurs atroces. Ils voudraient m'arracher les cheveux, parce que cela me défend un peu de leurs coups.... Mais je me vengerai! J'ai rédigé une plainte! j'ai mis cinquante-quatre ans à l'écrire dans toutes les langues pour la faire parvenir à tous les souverains de l'univers. Je veux qu'on me rende Paul qu'ils ont caché dans leur cave et qu'ils font souffrir comme moi. Je l'entends crier toutes les nuits quand on le torture.... Je connais sa voix.... Tenez, tenez, l'entendez-vous? ajouta-t-elle d'un ton lugubre en prêtant l'oreille aux sons enjoués de la cornemuse. Vous voyez bien qu'on lui fait souffrir mille morts! Ils veulent le dévorer, mais ils seront punis, punis! Demain je les ferai souffrir aussi, moi! Ils souffriront tant que j'en aurai pitié moi-même....

En parlant ainsi avec une volubilité délirante, l'infortunée s'élança à travers les buissons et se dirigea vers la ferme, sans qu'il fût possible à Marcelle de suivre sa course rapide et ses bonds impétueux.




XXVI.

LA VEILLÉE.

La danse était plus obstinée que jamais à la ferme. Les domestiques s'étaient mis de la partie, et une poussière épaisse s'élevait sous leurs pieds, circonstance qui n'a jamais empêché le paysan berrichon de danser avec ivresse, non plus que les pierres, le soleil, la pluie ou la fatigue des moissons et des fauchailles. Aucun peuple ne danse avec plus de gravité et de passion en même temps. A les voir avancer et reculer à la bourrée, si mollement et si régulièrement que leurs quadrilles serrées ressemblent au balancier d'une horloge, on ne devinerait guère le plaisir que leur procure cet exercice monotone, et on soupçonnerait encore moins la difficulté de saisir ce rhythme élémentaire que chaque pas et chaque attitude du corps doivent marquer avec une précision rigoureuse, tandis qu'une grande sobriété de mouvements et une langueur apparente doivent, pour atteindre à la perfection, en dissimuler entièrement le travail. Mais quand on a passé quelque temps à les examiner, on s'étonne de leur infatigable ténacité, on apprécie l'espèce de grâce molle et naïve qui les préserve de la lassitude, et, pour peu qu'on observe les mêmes personnages dansant dix ou douze heures de suite sans courbature, on peut croire qu'ils ont été piqués de la tarentule, ou constater qu'ils aiment la danse avec fureur. De temps en temps la joie intérieure des jeunes gens se trahit par un cri particulier qu'ils exhalent sans que leur physionomie perde son imperturbable sérieux, et, par moments, en frappant du pied avec force, ils bondissent comme des taureaux pour retomber avec une souplesse nonchalante et reprendre leur balancement flegmatique. Le caractère berrichon est tout entier dans cette danse. Quant aux femmes, elles doivent invariablement glisser terre à terre en rasant le sol, ce qui exige plus de légèreté qu'on ne pense, et leurs grâces sont d'une chasteté rigide.

Rose dansait la bourrée aussi bien qu'une paysanne, ce qui n'est pas peu dire, et son père était orgueilleux en la regardant. La gaieté s'était communiquée à tout le monde; les musiciens, largement abreuvés, n'épargnaient ni leurs bras ni leurs poumons. La demi-obscurité d'une belle nuit faisait paraître les danseuses plus légères, et surtout Rose, cette fille charmante qui semblait glisser comme une mouette blanche sur des eaux tranquilles, et se laisser porter par la brise du soir. La mélancolie, répandue ce soir-là dans tous ses mouvements, la rendait plus belle que de coutume.

Cependant Rose, qui était, au fond du coeur, une vraie paysanne de la Vallée-Noire, dans toute sa simplicité native, trouvait du plaisir à danser, ne fût-ce que pour s'exercer à répondre le lendemain aux nombreuses invitations que le Grand-Louis ne manquerait pas de lui faire. Mais tout à coup le cornemuseux trébucha sur le tonneau qui lui servait de piédestal, et l'air contenu dans son instrument s'échappa dans un ton bizarre et plaintif qui força tous les danseurs stupéfaits à s'arrêter et à se tourner vers lui. Au même moment, la vielle, brusquement arrachée des mains de l'autre ménétrier, alla rouler sous les pieds de Rose, et la folle sautant de l'orchestre champêtre où elle s'était élancée d'un bond semblable à celui d'un chat sauvage, se jeta au milieu de la bourrée en criant:—«Malheur, malheur aux assassins! malheur aux bourreaux!»—Puis elle se précipita sur sa mère qui s'était avancée pour la retenir, lui appliqua ses griffes sur le cou, et l'eût infailliblement étranglée si la vieille mère Bricolin ne l'en eût empêchée en la prenant à bras le corps. La folle ne s'était jamais portée à aucun acte de violence envers sa grand'mère, soit qu'elle eût conservé pour elle, sans la reconnaître une sorte d'amour instinctif, soit qu'elle la reconnût seule parmi tous les autres et qu'elle eût gardé le souvenir des efforts que la bonne femme avait faits pour favoriser son amour. Elle ne fit aucune résistance et se laissa emmener par elle dans la maison, en poussant des cris déchirants qui jetèrent la consternation et l'épouvante dans tous les esprits.

Lorsque Marcelle, qui avait suivi mademoiselle Bricolin l'aînée, d'aussi près que possible, arriva dans la cour, elle trouva la fête interrompue, tout le monde effrayé, et Rose presque évanouie. Madame Bricolin souffrait sans doute au fond de l'âme, ne fût-ce que de voir cette plaie de son intérieur exposée ainsi à tous les yeux; mais, dans son activité à réprimer la fureur de l'aliénée et à étouffer le bruit de ses cris, il y avait quelque chose de violent et d'énergique qui ressemblait à la fermeté d'un gendarme incarcérant un perturbateur, plus qu'à la sollicitude d'une mère au désespoir. La mère Bricolin y mettait autant de zèle et plus de sensibilité. C'était un spectacle douloureux que de voir cette pauvre vieille avec sa voix rude et ses manières viriles caresser la folle et lui parler comme à un petit, enfant qu'on gourmande et qu'on flatte tour à tour: «Allons, ma mignonne, lui disait-elle, toi qui es si raisonnable ordinairement, tu ne voudrais pas faire de chagrin à ta grand'mère? Il faut te mettre au lit tranquillement, ou bien je me fâcherai et ne t'aimerai plus.» La folle ne comprenait rien à ces discours et ne les entendait même pas. Cramponnée au pied de son lit, elle poussait des hurlements épouvantables, et son imagination malade lui persuadait qu'elle subissait en cet instant les châtiments et les tortures dont elle avait fait le tableau fantastique à Marcelle.

Cette dernière, s'étant assurée avant tout que son enfant dormait tranquillement sous les yeux de Fanchon, eut à s'occuper de Rose, qui était égarée par la peur et le chagrin. C'était la première fois que la Bricoline exhalait la haine amassée depuis douze ans dans son âme brisée. Une fois tout au plus par semaine elle criait et pleurait quand sa grand'mère la décidait à changer de vêtements. Mais c'étaient alors les cris d'un enfant, et maintenant c'étaient ceux d'une furie. Elle n'avait jamais adressé la parole à personne, et elle venait, pour la première fois, depuis douze ans, de proférer des menaces. Elle n'avait jamais frappé personne, et elle venait de chercher à tuer sa mère. Enfin, depuis douze ans, cette victime muette de la cupidité de ses parents avait promené à l'écart son inexprimable souffrance, et presque tout le monde s'était habitué à ce spectacle déplorable avec une sorte d'indifférence brutale. On n'en avait plus peur, on était las de la plaindre, on subissait sa présence comme un mal inévitable, et si l'on avait des remords, on ne se les avouait peut-être pas à soi-même. Mais cet épouvantable mal qui la dévorait devait avoir ses phases de recrudescence, et on arrivait à celle où son martyre devenait dangereux pour les autres. Il fallait bien enfin s'en occuper. M. Bricolin, assis dehors devant la porte, écoutait d'un air hébété les condoléances grossières de sa famille.

—C'est un grand malheur pour vous, lui disait-on, et vous l'avez supporté trop longtemps sous vos yeux. C'est une patience au-dessus des forces humaines, et il faudrait bien vous décider enfin à mettre cette malheureuse dans une maison de fous.

—On ne la guérira pas! répondit-il en secouant la tête. J'ai essayé de tout. C'est impossible; son mal est trop grand, il faudra qu'elle en meure!

—C'est ce qui pourrait arriver de plus heureux pour elle. Vous voyez bien qu'elle est trop à plaindre sur la terre. Mais enfin si on ne la guérit pas, on vous soulagera de la peine de la soigner et de la voir. On l'empêchera de vous faire du mal. Si vous n'y faites pas attention, elle finira par tuer quelqu'un ou se tuer elle-même devant vous. Ce sera affreux.

—Mais que voulez-vous? je l'ai dit cent fois à sa mère, et sa mère ne veut pas s'en séparer. Au fond, elle l'aime encore, croyez-moi, et ça se conçoit. Les mères sentent toujours quelque chose pour leurs enfants, à ce qu'il paraît.

—Mais elle sera mieux qu'ici, soyez-en sûr. On les soigne très-bien maintenant. Il y a de beaux établissements où ils ne manquent de rien. On les tient propres, on les fait travailler, on les occupe, on dit même qu'on les amuse, qu'on les mène à la messe et qu'on leur fait entendre de la musique.

—En ce cas ils sont plus heureux que chez eux, dit M. Bricolin. Il ajouta après avoir rêvé un instant: Et tout cela, ça coûte-t-il bien cher?

Rose était profondément affectée. Elle était la seule, avec sa grand'mère, qui ne fût pas devenue insensible à la douleur de la pauvre Bricoline. Si elle évitait d'en parler, c'est parce qu'elle ne pouvait le faire sans accuser ses parents de ce parricide moral commis par eux; mais vingt fois le jour elle se surprenait à frissonner d'indignation en entendant dans la bouche de sa mère les maximes d'égoïsme et d'avarice auxquelles on avait immolé sa soeur sous ses yeux. Aussitôt que sa défaillance fut dissipée, elle voulut aider sa grand'mère à calmer la folle; mais madame Bricolin, qui craignait que ce spectacle ne lui fit trop d'impression, et qui avait un vague instinct que l'excessive douleur peut devenir contagieuse, même dans ses résultats physiques, la renvoya avec la dureté qu'elle portait jusque dans sa sollicitude la mieux fondée. Rose fut outrée de ce refus, et revint dans sa chambre, où elle se promena une partie de la nuit, en proie à une vive exaltation, mais n'en voulant point parler, de crainte de s'exprimer avec trop de force devant Marcelle, sur le compte de ses parents.

Cette nuit qui avait commencé par une douce joie, fut donc extrêmement pénible pour madame de Blanchemont. Les cris de la folle cessaient par intervalles, et reprenaient ensuite plus terribles, plus effrayants. Lorsqu'ils s'arrêtaient, ce n'était pas par degrés et en s'affaiblissant peu à peu, c'était au contraire brusquement, au milieu de leur plus grande intensité, et comme si une mort violente les eût soudainement interrompus.

—Ne dirait-on pas qu'on la tue? s'écriait alors Rose, pâle et pouvant à peine se soutenir en marchant dans sa chambre. Oui, cela ressemble à un supplice!

Marcelle ne voulut pas lui dire quels atroces supplices en effet la folle croyait subir et subissait par la pensée dans ces moments-là. Elle lui cacha l'entretien qu'elle avait eu avec elle dans le parc. De temps en temps elle allait voir la malade; elle la trouvait alors étendue sur le carreau, les bras étroitement enlacés autour du pied de son lit, et comme suffoquée par la fatigue de crier; mais les yeux ouverts, fixes, et l'esprit évidemment toujours en travail. La grand'mère, agenouillée auprès d'elle, essayait en vain de glisser un oreiller sous sa tête, ou d'introduire, dans sa bouche contractée une cuillerée de potion calmante. Madame Bricolin, assise vis-à-vis sur un fauteuil, pâle et immobile, portait, dans ses traits énergiques fortement creusés, la trace d'une douleur profonde qui ne voulait pas se confesser à Dieu même de son crime. La grosse Chounette, debout dans un coin, sanglotait machinalement sans offrir ses services et sans qu'on songeât à les réclamer. Il y avait un profond découragement sur ces trois figures. La folle seule, lorsqu'elle ne hurlait pas, paraissait rouler de sombres pensées de haine dans son cerveau. On entendait ronfler dans la chambre voisine; mais ce lourd sommeil de M. Bricolin n'était pas sans agitation. De temps à autre il paraissait interrompu par de mauvais rêves. Plus loin encore, le long de la cloison opposée, on entendait tousser et geindre le père Bricolin; étranger aux souffrances des autres, il n'avait pas trop du peu de forces qui lui restaient pour supporter les siennes propres.

Enfin, vers trois heures du matin, la pesanteur de l'orage parut accabler les organes excédés de la folle. Elle s'endormit par terre, et on parvint à la mettre au lit sans qu'elle s'en aperçût. Il y avait sans doute bien longtemps qu'elle n'avait goûté un instant de sommeil, car elle s'y ensevelit profondément, et tout le monde put se reposer, même Rose à qui madame de Blanchemont s'empressa de porter cette meilleure nouvelle.

Si Marcelle n'eût trouvé là l'occasion de se dévouer à la pauvre Rose, elle eût maudit la malheureuse inspiration qui l'avait poussée dans cette maison habitée par l'avarice et le malheur. Elle se fût hâtée de chercher un autre gîte que celui-là, si antipathique à la poésie, si déplaisant dans la prospérité, si lugubre dans la disgrâce. Mais quelque nouvelle contrariété qu'elle pût être exposée à y subir encore, elle résolut d'y rester tant qu'elle pourrait être secourable à sa jeune compagne. Heureusement la matinée fut calme. Tout le monde s'éveilla fort tard, et Rose dormait encore lorsque madame de Blanchemont, à peine éveillée elle-même, reçut de Paris, grâce à la rapidité des communications actuelles, la réponse suivante à la lettre que trois jours auparavant elle avait écrite à sa belle-mère.

Lettre de la comtesse de Blanchemont à sa belle-fille, Marcelle, baronne de Blanchemont.

«Ma fille,

«Que la Providence qui vous envoie tout ce courage daigne vous le conserver! Il ne m'étonne pas de votre part, quoiqu'il soit grand. Ne louez pas le mien. A mon âge on n'a pas longtemps à souffrir! Au vôtre... heureusement, on ne se fait pas une idée nette de la longueur et de la difficulté de l'existence. Ma fille, vos projets sont louables, excellents, et d'autant plus sages qu'ils sont nécessaires; encore plus nécessaires que vous ne pensez. Nous aussi, ma chère Marcelle, nous sommes ruinés! et nous ne pourrons peut-être rien laisser en héritage à notre petit-fils bien-aimé. Les dettes de mon malheureux fils surpassent tout ce que vous en connaissez, tout ce qu'on pouvait prévoir. Nous temporiserons avec les créanciers; mais nous acceptons la responsabilité, et c'est en privant l'avenir d'Édouard de l'honorable fortune à laquelle il devait aspirer après notre décès. Élevez-le donc avec simplicité. Apprenez-lui à se créer lui-même des ressources par ses talents et à maintenir son indépendance par la dignité avec laquelle il saura supporter le malheur. Quand il sera en âge d'homme nous ne serons plus du monde. Qu'il respecte la mémoire de vieux parents qui ont préféré l'honneur d'un gentilhomme à ses plaisirs, et qui ne lui auront laissé en héritage qu'un nom pur et sans reproche. Le fils d'un banqueroutier n'aurait eu dans la vie que des jouissances condamnables; le fils d'un père coupable aura, du moins, quelque obligation à ceux qui auront su mettre sa vie à l'abri du blâme public.

«Demain je vous écrirai des détails, aujourd'hui je suis sous le coup de la découverte d'un nouvel abîme. Je vous l'annonce en peu de mots. Je sais que vous pouvez tout comprendre et tout supporter. Adieu, ma fille, je vous admire et je vous aime.»

—Édouard! dit Marcelle en couvrant de baisers son fils endormi, il était donc écrit au ciel que tu aurais la gloire et peut-être le bonheur de ne pas succéder à la richesse et au rang de tes pères! Ainsi périssent les grandes fortunes, ouvrage des siècles, en un seul jour! Ainsi les anciens maîtres du monde, entraînés par la fatalité, plus encore que par leurs passions, se chargent d'accomplir eux-mêmes les décrets de la sagesse divine, qui travaille insensiblement à niveler les forces de tous les hommes! Puisses-tu comprendre un jour, ô mon enfant! que cette loi providentielle t'est favorable, puisqu'elle te jette dans le troupeau de brebis qui est à la droite du Christ, et te sépare des boucs qui sont à sa gauche. Mon Dieu, donnez-moi la force et la sagesse nécessaires pour faire de cet enfant un homme! Pour en faire un patricien, je n'avais qu'à me croiser les bras et laisser agir la richesse. A présent j'ai besoin de lumières et d'inspirations; mon Dieu, mon Dieu! vous m'avez donné cette tâche à remplir, vous ne m'abandonnerez pas!

«Lémor! écrivait-elle un instant après, mon fils est ruiné, ses parents sont ruinés. Mon fils est pauvre. Il eût été peut-être un riche indigne et méprisable. Il s'agit d'en faire un pauvre courageux et noble. Cette mission vous était réservée par la Providence. A présent, parlerez-vous jamais de m'abandonner? Cet enfant, qui était un obstacle entre nous, n'est-il pas un lien cher et sacré? A moins que vous ne m'aimiez plus dans un an, Henri, qui peut s'opposer maintenant à notre bonheur? Ayez du courage, ami, partez. Dans un an, vous me retrouverez dans quelque chaumière de la Vallée-Noire, non loin du moulin d'Angibault.»

Marcelle écrivit ce peu de lignes avec exaltation. Seulement, lorsque sa plume traça cette phrase: «A moins que vous ne m'aimiez plus dans un an,» un imperceptible sourire donna à ses traits une expression ineffable. Elle joignit à ce billet celui de sa belle-mère pour explication, et, cachetant le tout, elle le mit dans sa poche, pensant bien qu'elle ne tarderait pas à revoir le meunier et peut-être Lémor lui-même sous cet habit de paysan qui lui allait si bien.

La folle dormit toute la journée. Elle avait la fièvre; mais depuis douze ans elle ne l'avait point quittée un seul jour, et cet anéantissement, où on ne l'avait jamais vue, faisait croire à une crise favorable. Le médecin qu'on avait appelé de la ville et qui était habitué à la voir, ne la trouva pas malade relativement à son état ordinaire. Rose, bien rassurée, et rendue aux doux instincts de la jeunesse, s'habilla lentement avec beaucoup de coquetterie. Elle voulait être simple pour ne pas effaroucher son ami, en faisant devant lui l'étalage de sa richesse; elle voulait être jolie pour lui plaire. Elle chercha donc les plus ingénieuses combinaisons, et réussit à être modeste comme une fille des champs et belle comme un ange du paradis. Sans vouloir s'en rendre compte, au milieu de toutes ses douleurs, elle avait un peu tremblé à l'idée de perdre cette riante journée. A dix-huit ans, on ne renonce pas sans regret à enivrer tout un jour l'homme dont on est aimée, et cette crainte était venue, à l'insu d'elle-même, se mêler à la sincère et profonde douleur que sa soeur lui avait fait éprouver. Lorsqu'elle parut à la grand'messe, il y avait longtemps que Louis guettait son entrée. Il s'était placé de manière à ne pas la perdre de vue un instant. Elle se trouva comme par hasard auprès de la Grand'Marie, et il la vit avec attendrissement mettre son joli châle sous les genoux de la meunière, en dépit du refus de la bonne femme.

Après l'office, Rose prit adroitement le bras de sa grand'mère, qui avait coutume de ne pas quitter la meunière, son ancienne amie, quand elle avait le plaisir de la rencontrer. Ce plaisir devenait chaque année plus rare à mesure que l'âge rendait aux deux matrones la distance de Blanchemont à Angibault plus difficile à franchir. La mère Bricolin aimait à causer. Continuellement rembarrée, comme elle disait, par sa belle-fille, elle avait un flux de paroles rentrées à verser dans le sein de la meunière, qui, moins expansive, mais sincèrement attachée à sa compagne de jeunesse, l'écoutait avec patience et lui répondait avec discernement.

De cette façon, Rose espérait échapper toute la journée à la surveillance de madame Bricolin et même à la société de ses autres parents, la grand'mère aimant beaucoup mieux l'entretien des paysans ses pareils que celui des parvenus de sa famille.

Sous les vieux arbres du terrier, en vue d'un site charmant, la foule des jolies filles se pressait autour des ménétriers placés deux à deux sur leurs tréteaux à peu de distance les uns des autres, faisant assaut de bras et de poumons, se livrant à la concurrence la plus jalouse, jouant chacun dans son ton et selon son prix, sans aucun souci de l'épouvantable cacophonie produite par cette réunion d'instruments braillards qui s'évertuaient tous à la fois à qui contrarierait l'air et la mesure de son voisin. Au milieu de ce chaos musical, chaque quadrille restait inflexible à son poste, ne confondant jamais la musique qu'il avait payée avec celle qui hurlait à deux pas de lui, et ne frappant jamais du pied à faux pour marquer le rhythme, tour de force de l'oreille et de l'habitude. Les ramées retentissaient de bruits non moins hétérogènes, ceux-ci chantant à pleine voix, ceux-là parlant de leurs affaires avec passion; les uns trinquant de bonne amitié, les autres menaçant de se jeter les pots à la tête, le tout rehaussé de deux gendarmes indigènes circulant d'un air paterne au milieu de cette cohue, et suffisant, par leur présence, à contenir cette population paisible qui, des paroles, en vient rarement aux coups.

Le cercle compacte qui se formait autour des premières bourrées s'épaissit encore lorsque la charmante Rose ouvrit la danse avec le grand farinier. C'était le plus beau couple de la fête et celui dont le pas ferme et léger électrisait tous les autres. La meunière ne put s'empêcher de le faire remarquer à la mère Bricolin, et même elle ajouta que c'était un malheur que deux jeunes gens si bons et si beaux ne fussent pas destinés l'un à l'autre.

Fié pour moi (c'est-à-dire, quant à moi), répondit sans hésiter la vieille fermière, je n'en ferais ni une ni deux, si j'étais la maîtresse; car je suis sûre que ton garçon rendrait ma petite-fille plus heureuse qu'elle ne le sera jamais avec un autre. Je sais bien que Grand-Louis l'aime; ça se voit de reste, quoiqu'il ait l'esprit de n'en rien dire. Mais que veux-tu, ma pauvre Marie? on ne pense qu'à l'argent, chez nous. J'ai fait la bêtise d'abandonner tout mon bien à mon fils, et depuis ce temps-là, on ne m'écoute pas plus que si j'étais morte. Si j'avais agi autrement, j'aurais aujourd'hui le droit de marier Rose à mon gré en la dotant. Mais il ne me reste que les sentiments, et c'est une monnaie qui ne se rend pas chez nous en bons procédés.

Malgré l'adresse que Rose sut mettre à passer d'un groupe à l'autre pour éviter sa mère et se retrouver toujours, soit à côté, soit vis-à-vis de son ami, madame Bricolin et sa société réussirent à la rejoindre et à se fixer autour d'elle. Ses cousins la firent danser jusqu'à la fatiguer, et Grand-Louis s'éloigna prudemment, sentant qu'à la moindre querelle sa tête s'échaufferait plus que de raison. On avait bien essayé de l'entreprendre par des plaisanteries blessantes; mais le regard clair et hardi de ses grands yeux bleus, son calme dédaigneux et sa haute stature avaient contenu aisément la bravoure des Bricolin. Quand il se fut retiré, on s'en donna à coeur joie, et Rose fut fort surprise d'entendre ses soeurs, ses belles-soeurs et ses nombreuses cousines décréter, autour d'elle, que ce grand garçon avait l'air d'un sot, qu'il dansait ridiculement, qu'il paraissait bouffi de prétentions, et qu'aucune d'elles ne voudrait danser avec lui pour tout un monde. Rose avait de l'amour-propre. On avait trop obstinément travaillé à développer ce défaut en elle pour qu'elle ne fût pas sujette à y tomber quelquefois. On avait tout fait pour corrompre et rabaisser cette bonne et franche nature, et si l'on n'y avait guère réussi, c'est qu'il est des âmes incorruptibles sur lesquelles l'esprit du mal a peu de prise. Cependant elle souffrit d'entendre dénigrer si obstinément et si amèrement son amoureux. Elle en prit de l'humeur, n'osa plus se promettre de danser encore avec lui, et, déclarant qu'elle avait mal à la tête, elle rentra à la ferme, après avoir vainement cherché Marcelle, dont l'influence lui eût rendu, elle le sentait bien, le courage et le calme.




XXVII.

LA CHAUMIÈRE.

Marcelle avait été attendre le meunier au bas du terrier, ainsi qu'il le lui avait expressément recommandé. Au coup de deux heures, elle le vit entrer dans un enclos très-ombragé et lui faire signe de le suivre. Après avoir traversé un de ces petits jardins de paysan, si mal tenus, et par conséquent si jolis, si touffus et si verts, elle entra, en se glissant sous les haies, dans la cour d'une des plus pauvres chaumières de la Vallée-Noire. Cette cour était longue de vingt pieds sur six, fermée d'un côté par la maisonnette, de l'autre par le jardin, à chaque bout par des appentis en fagots recouverts de paille, qui servaient à rentrer quelques poules, deux brebis et une chèvre, c'est-à-dire toute la richesse de l'homme qui gagne son pain au jour le jour et qui ne possède rien, pas même la chétive maison qu'il habite et l'étroit enclos qu'il cultive; c'est le véritable prolétaire rustique. L'intérieur de la maison était aussi misérable que l'entrée, et Marcelle fut touchée de voir par quelle excessive propreté le courage de la femme luttait là contre l'horreur du dénûment. Le sol inégal et raboteux n'avait pas un grain de poussière, les deux ou trois pauvres meubles étaient clairs et brillants comme s'ils eussent été vernis; la petite vaisselle de terre, dressée à la muraille et sur des planches, était lavée et rangée avec soin. Chez la plupart des paysans de la Vallée-Noire, la misère la plus réelle, la plus complète, se dissimule discrètement et noblement sous ces habitudes consciencieuses d'ordre et de propreté. La pauvreté rustique y est attendrissante et affectueuse. On vivrait de bon coeur avec ces indigents. Ils n'inspirent pas le dégoût, mais l'intérêt et une sorte de respect. Il faudrait si peu du superflu du riche pour faire cesser l'amertume de leur vie, cachée sous ces apparences de calme poétique!

Cette réflexion frappa Marcelle au coeur lorsque la Piaulette vint à sa rencontre, avec un enfant dans ses bras et trois autres pendus à son tablier; tout cela, en habits du dimanche, était frais et propre. Cette Piaulette (ou Pauline), était jeune encore, et belle, quoique fanée par les fatigues de la maternité et l'abstinence des choses les plus nécessaires à la vie. Jamais de viande, jamais de vin, pas même de légumes pour une femme qui travaille et allaite! Cependant les enfants auraient revendu de la santé à celui de Marcelle, et la mère avait le sourire de la bonté et de la confiance sur ses lèvres pâles et flétries.

—Entrez chez nous et asseyez-vous, Madame, dit-elle en lui offrant une chaise de paille couverte d'une serviette de grosse toile de chanvre bien lessivée. Le monsieur que vous attendez est déjà venu, et, ne vous trouvant pas, il a été faire un tour à l'assemblée, mais il reviendra tout à l'heure. Si je pouvais vous offrir quelque chose en attendant!... Voilà des prunes toutes fraîchement cueillies et des noisettes. Allons, Grand-Louis, prends donc un fruit de mon jardin, toi aussi?... Je voudrais tant pouvoir t'offrir un verre de vin, mais nous n'en cueillons pas, tu le sais bien, et si ce n'était de toi, nous n'aurions pas toujours du pain.

—Vous êtes très-pauvre? dit Marcelle, en glissant une pièce d'or dans la poche de la petite fille qui louchait avec étonnement sa robe de soie noire; et Grand-Louis, qui n'est pas bien riche lui-même, vient à votre secours?

—Lui? répondit la Piaulette, c'est le meilleur coeur d'homme que le bon Dieu ait fait! Sans lui nous serions morts de faim et de froid depuis trois hivers; mais il nous donne du blé, du bois, il nous prête ses chevaux pour aller en pèlerinage quand nous avons des malades, il....

—En voilà bien assez, Piaulette, pour me faire passer pour un saint, dit le meunier en l'interrompant. Vraiment, c'est bien beau de ma part de ne pas avoir abandonné un bon ouvrier comme ton mari!

—Un bon ouvrier! dit la Piaulette en secouant la tête. Pauvre cher homme! M. Bricolin dit partout que c'est un lâche parce qu'il n'est pas fort.

—Mais il fait ce qu'il peut. Moi j'aime les gens de bonne volonté; aussi je l'emploie toujours.

—C'est ce qui fait dire à M. Bricolin que tu ne seras jamais riche et que tu n'as pas de bon sens d'employer des gens de petite santé.

—Eh bien, si personne ne les emploie, il faudra donc qu'ils meurent de faim? Beau raisonnement!

—Mais vous savez, dit tristement Marcelle, la moralité que tire de là M. Bricolin: tant pis pour eux!

—Mam'selle Rose est bien bonne, reprit la Piaulette. Si elle pouvait, elle secourrait les malheureux; mais elle ne peut rien, la pauvre demoiselle, que d'apporter en cachette un peu de pain blanc pour faire la soupe à mon petit. Et c'est bien malgré moi; car si sa mère la voyait! oh! la rude femme! Mais le monde est comme ça. Il y a des méchants et des bons. Ah! voilà M. Tailland qui vient. Vous n'attendrez pas longtemps.

—Piaulette, tu sais ce que je t'ai recommandé, dit le meunier en posant le doigt sur ses lèvres.

—Oh! répondit-elle, j'aimerais mieux me faire couper la langue que de dire un mot.

—C'est que, vois-tu....

—Tu n'as pas besoin de m'expliquer le pourquoi et le comment, Grand-Louis; il suffit que tu me commandes de me taire. Allons, enfants, dit-elle à ses trois marmots qui jouaient sur la porte; allons-nous-en voir un peu l'assemblée.

—Cette dame a mis un louis d'or dans la poche de ta petite, lui dit tout bas le Grand-Louis. Ce n'est pas pour payer ta discrétion; elle sait bien que tu ne la vends pas. Mais c'est qu'elle a vu que tu étais dans le besoin. Serre-le, l'enfant le perdrait, et ne remercie pas; la dame n'aime pas les compliments, puisqu'elle s'est cachée en te faisant, cette charité.

M. Tailland était un honnête homme, très-actif pour un Berrichon, assez capable en affaires, mais seulement un peu trop ami de ses aises. Il aimait les bons fauteuils, les jolies petites collations, les longs repas, le café bien chaud et les chemins sans cahots pour son cabriolet. Il ne trouvait rien de tout cela à la fête de Blanchemont. Et cependant, tout en pestant un peu contre les plaisirs de la campagne, il y restait volontiers tout le jour pour rendre service aux uns et pour faire ses affaires avec les autres. En un quart d'heure de conversation, il eut bientôt démontré à Marcelle la possibilité, la probabilité même de vendre cher. Mais quant à vendre vite et à être payée comptant, il n'était pas de l'avis du meunier. Rien ne se fait vite dans notre pays, dit-il. Cependant ce serait une folie de ne pas essayer de gagner cinquante mille francs sur le prix offert par Bricolin. Je vais y mettre tous mes soins. Si, dans un mois, je n'ai pas réussi, je vous conseillerai peut-être, vu votre position particulière, de céder. Mais il y a cent à parier contre un que d'ici là Bricolin, qui grille d'être seigneur de Blanchemont, aura composé avec vous, si vous savez feindre une grande âpreté, qualité sauvage, mais nécessaire, dont je vois bien, Madame, que vous n'êtes pas trop pourvue. Maintenant, signez la procuration que je vous apporte, et je me sauve, parce que je ne veux pas avoir l'air d'avoir fait concurrence, par mes menées, à mon collègue M. Varin, que votre fermier aurait bien voulu vous faire choisir.

Grand-Louis reconduisit le notaire jusqu'à la sortie de l'enclos, et chacun disparut de son côté. Il avait été convenu que Marcelle sortirait seule, la dernière, quelques instants plus tard, et qu'elle tiendrait les huisseries de la maison fermées, afin que si quelque curieux observait leurs mouvements, on crût la maison déserte.

Ces huis de la chaumière se composaient d'une seule porte coupée en deux transversalement, la partie supérieure servant de fenêtre pour donner de l'air et du jour. Dans les anciennes constructions de nos paysans, les croisées indépendantes de la porte et garnies de vitres étaient inconnues. Celle de la Piaulette avait été bâtie il y a cinquante ans, pour des gens aisés, tandis qu'aujourd'hui les plus pauvres, pour peu qu'ils habitent une maison neuve, ont des croisées à espagnolettes et des portes à serrure. Chez la Piaulette, la porte à deux fins fermait en dedans et en dehors à l'aide d'un coret, c'est-à-dire d'une cheville en bois que l'on plante dans un trou le la muraille, d'où vient le vieux mot coriller et décoriller, pour dire fermer et ouvrir.

Lorsque Marcelle se fut renfermée ainsi, elle se trouva dans une obscurité profonde, et alors elle se demanda quelle pouvait être l'existence intellectuelle de gens qui, trop pauvres pour avoir de la chandelle, étaient obligés, dès que la nuit venait, de se coucher en hiver, ou de se tenir le jour dans les ténèbres pour se préserver du froid. Je me disais, je me croyais ruinée, pensa-t-elle, parce que j'étais forcée de quitter mon appartement doré, ouaté et tendu de soie; mais que de degrés encore à parcourir dans l'échelle des existences sociales avant d'en venir à cette vie du pauvre qui diffère si peu de celle des animaux! Pas de milieu entre supporter à toute heure les intempéries du climat, ou s'ensevelir dans le néant de l'oisiveté comme le mouton dans la bergerie! A quoi s'occupe cette triste famille dans les longues soirées de l'hiver? A parler? Et de quoi parler si ce n'est de ses maux! Ah! Lémor a raison, je suis trop riche encore pour oser dire à Dieu que je n'ai rien à me reprocher.

Cependant les yeux de Marcelle s'habituaient à l'obscurité. La porte, mal jointe, laissait pénétrer une lueur vague qui devenait plus claire à chaque instant. Tout à coup Marcelle tressaillit en voyant qu'elle n'était pas seule dans la chaumière, mais son second frisson ne fut pas causé par la peur: Lémor était à ses côtés. Il s'était caché, à l'insu de tous, derrière le lit en forme de corbillard, garni de rideaux de serge. Il s'était enhardi jusqu'à rechercher un tête-à-tête avec Marcelle, se disant que c'était le dernier, et qu'il faudrait partir après.

Puisque vous voilà, lui dit-elle, dissimulant, avec une tendre coquetterie, la joie et l'émotion de sa surprise, je veux vous dire tout haut ce que je pensais. Si nous étions réduits à habiter cette chaumière, votre amour résisterait-il à la souffrance du jour et à l'inaction du soir? Pourriez-vous vivre privé de livres, ou ne pouvant vous en servir faute d'une goutte d'huile dans la lampe, et de temps aux heures où le travail occuperait vos bras? Après quelques années d'ennuis et de privations de tous genres, trouveriez-vous cette demeure pittoresque dans son délabrement et la vie du pauvre poétique dans sa simplicité?

—J'avais les mêmes pensées précisément, Marcelle, et je songeais à vous demander la même chose. M'aimeriez-vous si je vous entretenais, par mes utopies, dans une pareille misère?

—Il me semble que oui, Lémor.

—Et pourquoi doutez-vous de moi? Ah! vous n'êtes pas sincère en me répondant oui!

—Je ne suis pas sincère? dit Marcelle en mettant ses deux mains dans celles de Lémor. Mon ami, je veux être digne de vous, c'est pourquoi je me préserve de l'exaltation romanesque qui peut pousser, même une femme du monde, à tout affirmer, à tout promettre, sauf à ne rien tenir, et à se dire le lendemain: «J'ai composé hier un joli roman.» Moi, je ne passe pas un jour sans adresser à ma conscience les plus sévères interrogations, et je crois être sincère en vous répondant que je ne puis me représenter une situation, fût-ce l'horreur d'un cachot, où je cesserais de vous aimer à force de souffrir!

—O Marcelle! chère et grande Marcelle! Mais pourquoi donc doutez-vous de moi?

—Parce que l'esprit de l'homme diffère du nôtre. Il est habitué à d'autres aliments que la tendresse et la solitude. Il lui faut de l'activité, du travail, l'espoir d'être utile, non-seulement à sa famille, mais à l'humanité.

—Aussi, n'est-ce pas un devoir de se précipiter volontairement dans cette impuissance de la misère!

—Nous vivons donc dans un temps où les devoirs se contredisent? car on n'a la puissance de l'esprit qu'avec les lumières de l'instruction, et l'instruction qu'avec la puissance de l'argent: et pourtant, tout ce dont on jouit, tout ce qu'on acquiert, tout ce qu'on possède, est au détriment de celui qui ne peut rien acquérir, rien posséder des biens célestes et matériels.

—Vous me prenez par mes propres utopies, Marcelle. Hélas! que vous répondrai-je, sinon que nous vivons, en effet, dans un temps d'énorme et inévitable inconséquence, où les bons coeurs veulent le bien et sont forcés d'accepter le mal? On ne manque pas de raisons pour se prouver à soi-même, comme font tous les heureux du siècle, qu'on doit soigner, édifier et poétiser sa propre existence pour faire de soi un instrument actif et puissant au service de ses semblables; que se sacrifier, s'abaisser et s'annihiler comme les premiers chrétiens du désert, c'est neutraliser une force, c'est étouffer une lumière que Dieu avait envoyée aux hommes pour les instruire et les sauver. Mais que d'orgueil dans ce raisonnement, tout juste qu'il semble dans la bouche de certains hommes éclairés et sincères! C'est le raisonnement de l'aristocratie. Conservons nos richesses pour faire l'aumône, disent aussi les dévots de votre caste. C'est nous, disent les princes de l'Église, que Dieu a institués pour éclairer les hommes. C'est nous, disent les démocrates de la bourgeoisie, nous seuls, qui devons initier le peuple à la liberté! Voyez pourtant quelles aumônes, quelle éducation et quelle liberté ces puissants ont données aux misérables! Non! la charité particulière ne peut rien, l'Eglise ne veut rien, le libéralisme moderne ne sait rien. Je sens mon esprit défaillir et mon coeur s'éteindre dans ma poitrine quand je songe à l'issue de ce labyrinthe où nous voilà engagés, nous autres qui cherchons la vérité et à qui la société répond par des mensonges ou des menaces. Marcelle, Marcelle, aimons-nous, pour que l'esprit de Dieu ne nous abandonne pas!

—Aimons-nous, s'écria Marcelle en se jetant dans les bras de son amant; et ne me quitte pas, ne m'abandonne pas à mon ignorance, Lémor, car tu m'as fait sortir de l'étroit horizon catholique où je faisais tranquillement mon salut, mettant la décision de mon confesseur au-dessus de celle du Christ, et me consolant de ne pouvoir être chrétienne à la lettre, lorsqu'un prêtre m'avait dit: Il est avec le ciel des accommodements. Tu m'as fait entrevoir une sphère plus vaste, et aujourd'hui je n'aurais plus un instant de repos si tu m'abandonnais sans guide dans ce pâle crépuscule de la vérité.

—Mais moi, je ne sais rien, répondit Lémor avec douleur. Je suis l'enfant de mon siècle. Je ne possède pas la science de l'avenir, je ne sais que comprendre et commenter le passé. Des torrents de lumière ont passé devant moi, et comme tout ce qui est jeune et pur aujourd'hui, j'ai couru vers ces grands éclairs qui nous détrompent de l'erreur sans nous donner la vérité. Je hais le mal, j'ignore le bien. Je souffre, oh! je souffre, Marcelle, et je ne trouve qu'en toi le beau idéal que je voudrais voir régner sur la terre. Oh! je t'aime de tout l'amour que les hommes repoussent du milieu d'eux, de tout le dévouement que la société paralyse et refuse d'éclairer, de toute la tendresse que je ne puis communiquer aux autres, de toute la charité que Dieu m'avait donnée pour toi et pour eux, mais que toi seule comprends et ressens comme moi-même lorsque tous sont insensibles ou dédaigneux. Aimons-nous donc sans nous corrompre en nous mêlant à ceux qui triomphent, et sans nous abaisser avec ceux qui se soumettent. Aimons-nous comme deux passagers qui traversent les mers pour conquérir un nouveau monde, mais qui ne savent pas s'ils l'atteindront jamais. Aimons-nous, non pour être heureux dans l'égoïsme à deux, comme on appelle l'amour, mais pour souffrir ensemble, pour prier ensemble, pour chercher ensemble ce qu'à nous deux, pauvres oiseaux égarés dans l'orage, nous pouvons faire, jour par jour, pour conjurer ce fléau qui disperse notre race, et pour rassembler sous notre aile quelques fugitifs brisés comme nous d'épouvante et de tristesse!