Milan, 29 juillet 1834.
Mon gros minet,
Boucoiran m'a écrit que la distribution des prix serait pour le 28 août; toi, tu m'as écrit que ce serait le 18. Je ne sais lequel de vous deux se trompe.
Dans tous les cas, je serai à Paris avant le 18, si je ne crève pas en route! vraiment, il y a de quoi par la chaleur qu'il fait ici! J'espère qu'en approchant de la Suisse, je vais avoir plus frais. Je voudrais t'avoir avec moi, mon cher petit, pour te montrer toutes les belles choses que je vois.
Mais nous reviendrons ensemble dans ce beau pays d'ici à quelques années. Je n'ai pas de plaisir réel sans toi, mon enfant. Dépêche-toi de grandir, pour que nous ne nous quittions plus.
Je t'embrasse mille fois. Adieu.
Paris est en fête aujourd'hui, et tu es sorti, j'imagine? Tu cours, tu t'amuses; penses-tu un peu à moi?
Paris. 15 août 1834.
Mon ami,
J'ai trouvé à Paris ta brave lettre du mois d'avril, hier en arrivant de Venise, où j'ai passé toute l'année. Je pars dans cinq ou six jours pour le pays, et j'espère bien te trouver à Châteauroux. Tâche de ne pas être absent du 24 au 26, et de venir avec moi à Nohant. Il le faut absolument pour que je sois complètement heureuse.
Je ne sais rien te dire de moi; sinon que j'étais malade de l'absence de mes enfants, que je suis ivre de revoir Maurice et impatiente de revoir Solange, que je t'aime comme un frère, et que, sous les belles étoiles de l'Italie, je n'ai pas passé un soir sans me rappeler nos promenades et nos entretiens sous le ciel de Nohant.
Je ne t'ai pas écrit; il eût fallu te raconter ma vie entière. C'est un triste et long pèlerinage que je n'avais pas le courage de retracer. Je te raconterai tout, sous les arbres de mon jardin ou dans les traînes d'Urmont. Ne me retire pas ce bonheur-là, mon ami, quelque affaire que tu aies. Songe que les affaires se retrouvent et que les jours heureux ne pleuvent pas pour nous.
Adieu, mon ami. J'ai trois cent cinquante lieues dans les jambes, car j'ai traversé la Suisse à pied; plus, un coup de soleil sur le nez, ce qui fait que je suis charmante. Il est bien heureux pour toi que nous soyons amis; car je défie bien tout animal appartenant à notre espèce de ne point reculer d'horreur en me voyant. Ça m'est bien égal, j'ai le coeur rempli de joie.
Nohant, 31 août 1834.
Mon cher enfant,
Je suis arrivée très lasse et assez malade; je vais mieux. Maurice va bien. Tous mes amis, Gustave Papet, Alphonse Fleury, Charles Duvernet et Duteil sont venus, le lendemain, dîner avec mesdames Decerf et Jules Néraud[1].
J'ai éprouvé un grand plaisir à me retrouver là. C'était un adieu que je venais dire à mon pays, à tous les souvenirs de ma jeunesse et de mon enfance; car vous avez dû le comprendre et le deviner: la vie m'est odieuse, impossible, et je veux en finir absolument avant peu.
Nous en reparlerons.
En attendant, je vous remercie de l'amitié constante, infatigable, que vous avez pour moi. J'aurais été heureuse si je n'eusse rencontré que des coeurs comme le vôtre. Dans ce moment, vous comblez de soins et de services mon ami Pagello.
Je vous en suis reconnaissante. Pagello est un brave et digne homme, de votre trempe, bon et dévoué comme vous. Je lui dois la vie d'Alfred et la mienne. Pagello a le projet de rester quelques mois à Paris. Je vous le confie et je vous le lègue; car, dans l'état de maladie violente où est mon esprit, je ne sais point ce qui peut m'arriver.
Il est bien possible que je ne retourne point à Paris de sitôt. C'est pourquoi, craignant de ne jamais revoir ce brave garçon, qui repartira peut être bientôt pour son pays, je l'invite (avec l'agrément de M. Dudevant) à venir passer huit ou dix jours ici. Je ne sais s'il acceptera. Joignez-vous à moi pour qu'il me fasse ce plaisir non en lui lisant ma lettre, dont la tristesse l'affecterait, mais en lui disant qu'il me donnera l'occasion de lui témoigner une amitié malheureusement stérile et prête à descendre au tombeau.
J'aurai à causer longuement avec vous et à vous charger de l'exécution de volontés sacrées. Ne me sermonnez pas d'avance. Quand nous aurons parlé ensemble une heure, quand je vous aurai fait connaître l'état de mon cerveau et de mon coeur, vous direz avec moi qu'il y a paresse et lâcheté à essayer de vivre, quand je devrais en avoir déjà fini. Le moment n'est pas venu de nous expliquer à cet égard. Il viendra bientôt.
Si Pagello se décide à venir, donnez-lui les instructions nécessaires et faites-le partir vendredi prochain. Si vous pouviez l'accompagner, cela me ferait beaucoup de bien; c'est pourquoi je ne m'en flatte pas. Expliquez-lui ce qu'il a à faire à Châteauroux, où l'on arrive à quatre heures du matin pour en repartir à six, par la voiture de la Châtre; car, chez Suard[2], on est peu affable pour les voyageurs de passage.
Adieu. J'ai la fièvre. Solange est charmante. Je ne peux l'embrasser sans pleurer.
Faites carder mes matelas. Je ne veux pas être mangée aux vers de mon vivant.
Adieu, mon ami. Votre vieille mère va mal. Faites dire à mon propriétaire que je garderai l'appartement.
A quoi bon changer pour le peu de temps que je veux passer en ce monde?
[1] La Malgache [2] Aubergiste à Châteauroux.
Nohant, 10 septembre 1834.
Mon pauvre ami,
Tu avais entrepris de me conseiller de me prouver que la vie est supportable: ton destin et le mien se chargent de la réponse aux questions inquiètes que je t'adressais. Voilà ta vie! voilà le bonheur qu'on obtient à force de privations, de résignation et d'efforts courageux. Tu n'en es que plus, admirable, mon ami, de te soumettre à de tels ennuis.
Parle-moi de vertu, d'héroïsme une autre fois; et non de raison ni d'espoir de guérison. Tu souffres, tu vis, c'est bien. Mais, moi, je n'ai pas tant de vertu. Tous les espoirs m'abandonnent, tous mes sujets de consolation tombent dans l'abîme, ou tremblent battus des vents sur le bord, près d'y tomber à leur tour.
Je ne veux pas t'entretenir de ma tristesse: tu es triste toi-même, et tes chagrins maintenant m'occupent plus que les miens. C'est donc à mon tour de te consoler et de t'encourager. Je ne l'aurais pas cru! Mais pourquoi pas, au reste? J'ai fini pour mon compte, je m'en vais, je n'ai besoin de rien. Toi, tu restes ici-bas.
Un tendre adieu, l'étreinte affectueuse d'une âme, qui ne se détachera jamais de toi, et qui priera pour toi dans une autre vie, peuvent adoucir ton épreuve. Eh bien, mon vieux ami, bénis Dieu qui t'a donné du courage et ne néglige pas ses dons.
Il t'en coûtera peu, et cette séparation ne changera rien à notre sort; car, depuis des années, nous vivons presque toujours éloignés et comme perdus l'un pour l'autre. Voilà deux ans que nous ne nous étions vus, et, si j'avais à vivre, deux ans encore se passeraient peut-être sans que je revinsse au pays. Quant à toi, mon ami, je désire, avant tout, que ton existence soit la moins mauvaise possible. Ne t'attriste plus de mes douleurs; envoie-moi une larme ou un sourire, sur l'aile de quelque oiseau voyageur, qui laissera tomber ce don en passant sur ma tête; soit que je dorme sous le gazon, soit que, enlevant ma fille, j'aille vivre en ermite à l'île Maurice ou à la Louisiane.
Retourne tranquille à ton ajoupa, à ta brouette, à tes livres, à tes enfants surtout. Console-toi des ennuis comme tu sais le faire avec une bouffonne et inoffensive pointe d'ironie contre ta destinée. Accomplis ta tâche.
Où que je sois, je penserai à toi, et te bénirai de cette amitié qui, en toi, a survécu aux mécomptes, aux contrariétés, aux obstacles, à l'absence et à mon apparent oubli.
Nohant, 20 septembre 1834.
Je voulais t'écrire une longue lettre tout de suite après ton départ; mais je n'ai trouvé aucun argument à te donner en faveur de mes idées. Il ne s'agit là que d'un sentiment, que d'un instinct d'héroïsme qui est exceptionnel tout à fait, et dont je n'oserais parler sérieusement avec plus de trois personnes à ma connaissance.
Je n'ai jamais eu pour toi ni amour moral, ni amour physique; mais, dès le jour où je t'ai connu, j'ai senti une de ces sympathies rares, profondes et invincibles que rien ne peut altérer; car plus on s'approfondit, plus on se connaît identique à l'être qui l'inspire et la partage. Je ne t'ai pas trouvé supérieur à moi par nature; sans cela, j'aurais conçu pour toi cet enthousiasme qui conduit à l'amour. Mais je t'ai senti mon égal, mon semblable, mio compare, comme on dit à Venise.
Tu valais mieux que moi, parce que tu étais plus jeune, parce que tu avais moins vécu dans la tourmente, parce que Dieu t'avait mis d'emblée dans une voie plus belle et mieux tracée. Mais tu étais sorti de sa main avec la même somme de vertus et de défauts, de grandeurs et de misères que moi.
Je connais bien des hommes qui te sont supérieurs; mais jamais je ne les aimerai du fond des entrailles comme je t'aime. Jamais il ne m'arrivera de marcher avec eux toute une nuit sous les étoiles, sans que mon esprit ou mon coeur ait un instant de dissidence ou d'antipathie. Et pourtant ces longues promenades et ces longs entretiens, combien de fois nous les avons prolongés jusqu'au jour, sans qu'il s'éveillât en moi un élan de l'âme qui n'éveillât le même élan dans la tienne, sans qu'il vînt à mes lèvres l'aveu d'une misère pareille.
L'indulgence profonde et l'espèce de complaisance lâche et tendre que l'on a pour soi-même, nous l'avons l'un pour l'autre. L'espèce d'engouement qu'on a pour ses propres idées et la confiance orgueilleuse qu'on a pour sa propre force, nous l'avons l'un pour l'autre. Il ne nous est pas arrivé une seule fois de discuter quoi que ce soit, bon ou mauvais. Ce que dit l'un de nous est adopté par l'autre aussitôt, et cela, non par complaisance, non par dévouement, mais par sympathie nécessaire.
Je n'ai jamais cru à la possibilité d'une telle adoption réciproque avant de te connaître, et, quoique j'aie de grands, de nombreux et de précieux amis, je n'en ai pas trouvé un seul (à moins que ce ne fût un enfant n'ayant encore rien senti et rien pensé par lui-même) dont il ne m'ait fallu conquérir l'affection et dont il ne me faille la conserver encore avec quelque soin, quelque travail et quelque effort sur moi-même.
Il est heureux que l'humanité soit faite ainsi et que toutes ces différences s'y trouvent nuancées à l'infini, afin que les hommes adoucissent leurs aspérités par le frottement mutuel et se fassent des règles de conduite pour ne pas se briser les uns contre les autres.
Mais, quand deux créatures identiques se rencontrent face à face, quand, après un jour de tête-à-tête, elles s'aperçoivent avec surprise et enchantement qu'elles peuvent passer ainsi tous les jours de leur vie sans jamais se voiler ni se contraindre, et sans jamais se faire souffrir, quelles actions de grâces ne doivent-elles pas rendre à Dieu! car il leur a accordé une faveur d'exception; il leur a fait, dans la personne de l'ami, un don inappréciable, que la plupart des hommes cherchent en vain.
Paris, 15 octobre 1834.
Mon cher camarade,
Je te trouve injuste et fou de douter de mon amitié. Ce qui répare ta faute, c'est que tu promets de t'en rapporter aveuglément et pour toujours à ma réponse.
Eh bien, oui, mon ami, je t'aime sincèrement et de tout mon coeur. Je m'inquiète fort peu de savoir si ton caractère est bon ou mauvais, aimable ou maussade. J'accepte tous les caractères tels qu'ils sont, parce que je ne crois guère qu'il soit au pouvoir de l'homme de refaire son tempérament, de faire dominer le système nerveux sur le sanguin, ou le bilieux sur le lymphatique. Je crois que notre manière d'être dans l'habitude de la vie tient essentiellement à notre organisation physique, et je ne ferai un crime à personne d'être semblable à moi, ou différent de moi. Ce dont je m'occupe, c'est du fond des pensées et des sentiments sérieux, c'est ce qu'on appelle le coeur; quand il n'y en a pas chez un homme, quoique cela ne soit guère sa faute non plus, je m'éloigne de lui, parce que, après tout, j'en ai un, moi! N'ayant rien à débrouiller avec les caractères, dans ma vie d'indépendance et d'isolement social, je n'ai à traiter que de conscience à conscience et de coeur à coeur. J'ai toujours connu le tien bon et sincère; je l'ai cru peut-être quelquefois moins chaud qu'il ne l'est, et c'est un tort que j'ai eu envers tous mes amis.
Cela est venu à la suite de grands chagrins qui m'avaient réduite moralement à un état maladif. Il faut me le pardonner; car je n'en ai point parlé et j'en ai cruellement souffert. Il n'y avait aucune raison qui ne vînt de moi et non des autres. Ainsi j'aurais été folle de me plaindre.
Il ne faut pas me reprocher d'avoir gardé le silence; mais surtout il ne faut pas croire que cela dure encore.
Je suis guérie, non que je sois heureuse d'ailleurs, mais parce que je suis habituée et résignée à mes maux, et que le sentiment de la douleur n'égare plus mon jugement.
J'ai été vers vous, repentante et attristée de mes doutes intérieurs, et vous m'avez si bien reçue, vous m'avez témoigné une affection si vraie, que j'ai été tout à fait guérie en vous pressant la main. Il y a bien des explications, bien des justifications, bien des attestations, dans une brave poignée de main. On dit qu'une poignée de main d'amitié vaut mieux que mille baisers d'amour. Comment veux-tu que celle que je t'ai donnée en arrivant et en partant ne soit pas sincère?
Nous sommes les deux plus vieux camarades de la société, et je sais qu'en toute occasion, tu m'as défendue contre les injustices d'autrui. Je sais que tu n'as pas douté de moi quand on me calomniait, et que tu m'as pardonné, quand je faisais les folies que le monde traite de fautes. Que me faut-il de plus? Tu as de l'esprit par-dessus le marché, et ta société est agréable et récréante; c'est du luxe, mon enfant. Tu as une femme gentille et excellente, qui m'a traitée tout de suite comme une vieille amie. La meilleure preuve que je puisse avoir de ton affection, c'est la conduite d'Eugénie[1] envers moi. Tout cela m'a fait un bien que je n'ai pas su vous exprimer, mais que je croyais vous avoir fait comprendre en revenant de Valençay. Jamais je n'avais eu le coeur si doucement ému, si attendri, si consolé au milieu des sujets de douleur les plus profonds et les plus graves.
Si quelquefois tu as mal compris mon rire et mon visage, c'est apparemment la faute de ce combat intérieur entre mes peines secrètes et le bonheur qui me vient de vous autres. Après tout, vous me restez, et, quand j'aurais tout perdu d'ailleurs, vous seriez encore pour moi un bienfait bien grand, bien réel. Ne craignez plus que je le méconnaisse; j'en ai trop senti le prix durant ces derniers jours. C'est en vous, mes amis, que je chercherai mon refuge, et, si le dégoût de la vie me travaille encore, j'irai encore vous demander de m'y rattacher.
Mais la première condition de mon bonheur serait de vous trouver tous heureux. Vous l'êtes, n'est-ce pas? ne me dis pas le contraire; cela m'effrayerait trop. Tu es de nature pensive et mélancolique, je le sais; mais cela ne rend ni altier ni ingrat. Des joies bien vraies se sont mises dans ta vie, à la place des ennuis et du vide dont tu me parlais autrefois; tu as une femme charmante, un bel enfant. Pendant que vous étiez malades tous deux à Valençay, je vous ai vus vous embrasser. Vous vous aimez, mes chers enfants, vous êtes l'un à l'autre; la société, au lieu de vous en faire un crime, met là votre honneur et votre vertu.
Croyez-moi, votre sort est le plus beau possible. Celui de vous qui imaginerait et désirerait mieux serait bien ingrat. Je conviens qu'il te faut une occupation habituelle, il en faut à tout le monde. Tu es résolu à en chercher une, et je t'approuve tout à fait. C'est une folie de ne se croire bon à rien. Moi, je crois que tout le monde est propre à tout, que tu peux faire des romans et que je peux être receveur particulier. Il ne faut que vouloir. Si tu es bien décidé à quelque chose, et que tu aies besoin de moi, mon coeur, mon bras, ma bourse, sont à toi. Si tu viens faire ton droit, amène ta femme, je serai sa mère et sa soeur.
En attendant, je lui envoie une jolie robe à la mode et des manchettes. Je la prie de faire porter le chapeau chez la petite Gauloise[2]. Quant à ta musique et à la pipe d'Alphonse, ce sera l'objet d'un second envoi. Je suis pour une huitaine sans le plus léger sou, ce qui m'arrive quelquefois sans manquer de rien d'ailleurs, par suite de l'ordre admirable qui me caractérise. Je ne veux pas faire attendre la robe, je trouverai une occasion pour vous faire passer le reste. Mais dis-moi quelles sont les contredanses qu'Eugénie m'avait demandées: il faut avouer aussi que je ne m'en souviens pas. Les manchettes ne sont pas telles qu'elle les désirait, on n'en porte plus d'autres que celles que je lui envoie.
Quand vous reverrai-je, mes bons amis? le plus tôt que je pourrai certainement. En attendant, aimez-moi, aimez-vous. Vous êtes tous si bons, et si près les uns des autres. Le Gaulois, sa femme, Papet, Duteil, que de bons coeurs, que de braves amis! et vous vivez au milieu de tout cela, et vous ignorez jusqu'au nom des chagrins qui me rongent!
Que Dieu en soit loué! Vous méritez mieux que cela; mais donnez-moi place à votre festin, quand j'irai m'y asseoir.
Adieu; je vous embrasse de toute mon âme.
[1] Madame Charles Duvernet. [2] Madame Alphonse Fleury
Nohant, 17 avril 1835.
Je suis ici très calme et très bien, mon cher vieux. Tout le monde se porte bien, boit, rit et braille; il ne manque que toi. Où es-tu? Laisseras-tu donc bouter le vin du cru? Viendras-tu au moins passer les vacances? J'ai besoin de toi, non seulement pour m'amuser tout à fait, mais encore pour m'aider à réinstaller et à arranger la maison comme elle doit être; car je n'entends pas grand'chose aux affaires d'ici. Nous en causerons en attendant à Paris, où je serai dans les premiers jours de mai. Tu viendras bien y faire un tour avant que je m'en aille en Suisse, d'où je reviendrai pour les vacances de mes mioches.
J'ai fait connaissance avec Michel, qui me paraît un gaillard solidement trempé pour faire un tribun du peuple. S'il y a un bouleversement, je pense que cet homme fera beaucoup de bruit. Le connais-tu?
Planet est toujours un charmant jeune homme, bon comme un ange. Fleury a une fille charmante, une femme idem. Madame Charles est encore grosse. Le père Duvernet se meurt; j'en suis très peinée, c'est un vieux débris de notre ancien Nohant qui s'en va rejoindre notre père et notre grand'mère. En outre, c'est un brave homme qui manquera beaucoup au pays. Agasta va tout doucement. Félicie reste près d'elle. Madame *** va rejoindre ses parents pour les aider à transporter leur nouvelle résidence. Par la même occasion, elle plantera une corne ou deux à son imbécile de mari, si elle en trouve l'occasion. Que n'es-tu là, consolateur de la beauté délaissée! M. de… s'en serait chargé, si elle eût été tant soit peu bien née; mais c'était trop d'honneur pour une roturière, et il attend que la duchesse de Berri vienne à B… pour déranger sa cravate et sa vertu.
Ton fils Duplomb va, dit-on, revenir; il envoie en présent des perruches aux dames de la Châtre: c'est un cadeau ironique et facétieux comme lui; Fleury a manqué étouffer M. Vilcocq[1] en l'embrassant, Bengali[2] rossignolise toujours en faisant des oeillades à tout le sexe en particulier et en général. Son frère est toujours mon vieux de prédilection. Voilà l'état des affaires; si celles des cabinets d'Europe allaient aussi bien, on n'aurait plus besoin de diplomates.
Quand tu seras là, nous serons au grand complet; il faudra t'occuper de marier Hydrogène[3] et tâcher de le fixer au pays.
Adieu, mon vieux; je t'embrasse mille fois, ainsi que ta femme et
Léontine. Il faut l'amener absolument aux vacances.
[1] Marchand de vins. [2] Charles Rollinat [3] Adolphe Duplomb, pharmacien.
Paris, 6 mai 1835.
Mon cher enfant,
Votre lettre est belle et bonne comme votre âme; mais je vous renvoie cette page-ci, qui est absurde et tout à fait inconvenante. Personne ne doit m'écrire ainsi. Critiquer mon costume avec d'autres idées et dans d'autres termes, si vous avez envie de disserter sur un accessoire aussi puéril. Il vaut mieux ne pas vous en occuper. Relisez les lignes que j'ai soulignées. Elles sont souverainement impertinentes. Je pense que vous étiez gris en les écrivant. Je ne m'en fâche nullement et ne vous en aime pas moins. Je vous avertis de ne pas faire deux fois une chose ridicule; cela ne vous va point. Je vous ai toujours vu un tact exquis et une délicatesse de coeur que j'ai su apprécier.
Pour tout le reste, vous avez raison entière, et je ne suis nullement disposée à soutenir une controverse à propos des saint-simoniens. J'aime ces hommes et j'admire leur premier jet dans le monde. Je crains qu'ils ne s'amendent trop à notre grossière et cupide raison, non par corruption, mais par lassitude, ou peut-être par une erreur de direction dans un zèle soutenu.
Vous savez que je juge de tout par sympathie. Je sympathise peu avec notre civilisation, triomphante en Orient. J'en aimerais mieux une autre, qui n'eût pas Louis-Philippe pour patron et Janin pour coryphée.
C'est peut-être une mauvaise querelle. Aussi n'y devez-vous pas faire attention, et, surtout, ne jamais vous effrayer des moments de spleen ou d'irritation bilieuse où vous pouvez me trouver.
Vous vous trompez, si vous me croyez plus agacée maintenant qu'autrefois. Au contraire, je le suis moins. J'ai sous les yeux de grands hommes et de grandes pensées. J'aurais mauvaise grâce à nier la vertu et le travail.
Mes idées sur le reste sont le résultat de mon caractère. Mon sexe, avec lequel je m'arrange fort bien sous plus d'un rapport, me dispense de faire grand effort pour m'amender. Je serais le plus beau génie du monde que je ne remuerais pas une paille dans l'univers, et, sauf quelques bouffées d'ardeur virile et guerrière, je retombe facilement dans une existence toute poétique, toute en dehors des doctrines et des systèmes.
Si j'étais garçon, je ferais volontiers le coup d'épée par-ci par-là, et des lettres le reste du temps. N'étant pas garçon, je me passerai de l'épée et garderai la plume, dont je me servirai. L'habit que je mettrai pour m'asseoir à mon bureau importe fort peu à l'affaire, et mes amis me respecteront, j'espère, tout aussi bien sous ma veste que sous ma robe.
Je ne sors pas, ainsi vêtue, sans une canne; ainsi soyez en paix. Il n'y aura pas de grande révolution dans ma vie pour cette fantaisie de porter une redingote de bousingot quelques jours, en passant, dans des circonstances données.
Soyez rassuré, je n'ambitionne pas la dignité de l'homme. Elle me paraît trop risible pour être préférée de beaucoup à la servilité de la femme. Mais je prétends posséder, aujourd'hui et à jamais, la superbe et entière indépendance dont vous seuls croyez avoir le droit de jouir. Je ne la conseillerai pas à tout le monde; mais je ne souffrirai pas qu'un amour quelconque y apporte, pour mon compte, la moindre entrave. J'espère faire mes conditions, si rudes et si claires, que nul homme ne sera assez hardi ou assez vil pour les accepter.
Ces considérations-là, vous le sentez, sont choses toutes personnelles, qui peuvent vous laisser du doute ou du blâme sans que je m'en offense; mais souffrent-elles une discussion sérieuse? Non, vraiment. Il n'y a pas plus à raisonner là-dessus que sur la faim qui s'apaise ou recommence. Nous verrons bien! Il est inutile de parler du lendemain quand on est satisfait du plan de sa journée. Si on ne croyait pas à la durée d'un projet, il n'existerait pas une minute dans le cerveau. Mais, si on pouvait assurer cette durée, on serait Dieu.
Prenez-moi donc pour un homme ou pour une femme, comme vous voudrez. Duteil dit que je ne suis ni l'un ni l'autre, mais que je suis un être. Cela implique tout le bien et tout le mal, ad libitum.
Quoi qu'il en soit, prenez-moi pour une amie, frère et soeur tout à la fois: frère pour vous rendre des services qu'un homme pourrait vous rendre; soeur pour écouter et comprendre les délicatesses de votre coeur.
Mais dites à vos amis et connaissances qu'il est absolument inutile d'avoir envie de m'embrasser pour mes yeux noirs, parce que je n'embrasse pas plus volontiers sous un costume que sous un autre!
Adieu; ne parlons plus de cela, ce serait ennuyeux et déplacé. Parlons de l'avenir du monde et des beautés du saint-simonisme tant que vous voudrez. Je serais bien fâchée de changer votre caractère, et je vous avertis qu'il serait bien mal aisé de changer le mien.
Tout à vous de coeur.
Paris, 25 mai 1835.
Mon vieux,
Je vois que, après tout, Casimir est fort triste, qu'il regrette beaucoup son petit royaume et que l'idée de voir apporter par moi le moindre changement à son ordre de choses lui est amère et mortifiante, bien qu'il n'en dise rien.
Je vois aussi que cette séparation d'argent et de domicile ne s'effectuera pas sans humeur et sans chagrin de sa part, et qu'il croit faire là une action vraiment romaine. Je ne suis pas disposée à prendre au sérieux une pareille affaire. Ma profession est la liberté, et mon goût est de ne recevoir grâce ni faveur de personne, même lorsqu'on me fait la charité avec mon argent. Je ne serais pas fort aise que mon mari (qui subit, à ce qu'il paraît, des influences contre moi) prit fantaisie de se faire passer pour une victime, surtout aux yeux de mes enfants, dont l'estime m'importe beaucoup. Je veux pouvoir me faire rendre ce témoignage, que je n'ai jamais rien fait de bon ou de mauvais, qu'il n'ait autorisé ou souffert. Ne réponds pas à cela par des considérations de sentiment de sa part. Je ne juge jamais des sentiments que par les actions, et tout ce que je désire, c'est qu'il reste avec moi dans des relations de bonne amitié qui soient d'un bon exemple à mes enfants. Je ne veux établir mon bien-être aux dépens de l'amour-propre ou des plaisirs de personne. Voilà mon caractère, comme dit Odry.
Je te renvoie donc les conventions qu'il a signées et, qui plus est, je te les renvoie déchirées, afin qu'il n'ait plus que la peine de les jeter au feu, s'il a le moindre regret de cet arrangement proposé et rédigé par lui. Adieu, mon vieux; j'irai vous voir aux vacances. Je demeurerai chez M. Dudevant, s'il veut me donner l'hospitalité. Sinon, je louerai une chambre chez Brazier[1]; car rien au monde ne me fera renoncer à vous autres. Mais, pour une séparation stipulée, annoncée à son de trompe et arrosée des larmes de ses amis, cela m'embête, je n'en veux pas et ne reviendrais jamais de Constantinople, plutôt que de voir maigrir le maire de Nohant-Vic.
Vive la joie, mon vieux! je suis et serai toujours ton meilleur ami.
[1] Brazier, aubergiste à la Châtre.
Paris, mai 1835.
Ma belle comtesse aux beaux cheveux blonds,
Je ne vous connais pas personnellement, mais j'ai entendu Franz[2] parler de vous et je vous ai vue. Je crois que, d'après cela, je puis sans folie vous dire que je vous aime, que vous me semblez la seule chose belle, estimable et vraiment noble que j'aie vue briller dans la sphère patricienne. Il faut que vous soyez en effet bien puissante pour que j'aie oublié que vous êtes comtesse.
Mais, à présent, vous êtes pour moi le véritable type de la princesse fantastique, artiste, aimante et noble de manières, de langage et d'ajustements, comme les filles des rois aux temps poétiques. Je vous vois comme cela, et je veux vous aimer comme vous êtes et pour ce que vous êtes.
Noble, soit, puisqu'en étant noble selon les mots, vous avez réussi à l'être suivant les idées, et puisque comtesse vous m'êtes apparue aimable et belle, douce comme la Valentine que j'ai rêvée autrefois, et plus intelligente; car vous l'êtes diablement trop, et c'est le seul reproche que je trouve à vous faire. C'est celui que j'adresse à Franz, à tous ceux que j'aime. C'est un grand mal que le nombre et l'activité des idées. Il n'en faudrait guère dans toute une vie: on aurait trouvé le secret du bonheur.
Je me nourris de l'espérance d'aller vous voir, comme d'un des plus riants projets que j'aie caressés dans ma vie. Je me figure que nous nous aimerons réellement, vous et moi, quand nous nous serons vues davantage. Vous valez mille fois mieux que moi; mais vous verrez que j'ai le sentiment de tout ce qui est beau, de tout ce que vous possédez. Ce n'est pas ma faute. J'étais un bon blé, la terre m'a manqué, les cailloux m'ont reçue et les vents m'ont dispersée. Peu importe! le bonheur des autres ne me donne nulle aigreur. Tant s'en faut. Il remplace le mien. Il me réconcilie avec la Providence et me prouve qu'elle ne maltraite ses enfants que par distraction. Je comprends encore les langues que je ne parle plus, et, si je gardais souvent le silence près de vous, aucune de vos paroles ne tomberait cependant dans une oreille indifférente ou dans un coeur stérile.
Vous avez envie d'écrire? pardieu, écrivez! Quand vous voudrez enterrer la gloire de Miltiade, ce ne sera pas difficile. Vous êtes jeune, vous êtes dans toute la force de votre intelligence, dans toute la pureté de votre jugement. Écrivez vite, avant d'avoir pensé beaucoup; quand vous aurez réfléchi à tout, vous n'aurez plus de goût à rien en particulier et vous écrirez par habitude. Écrivez, pendant que vous avez du génie, pendant que c'est le dieu qui vous dicte, et non la mémoire. Je vous prédis un grand succès. Dieu vous épargne les ronces qui gardent les fleurs sacrées du couronnement! Et pourquoi les ronces s'attacheraient-elles à vous? Vous êtes de diamant, vous à qui les passions haineuses et vindicatives ne sont pas plus entrées dans le coeur qu'à moi, et qui, en outre, n'avez pas marché dans le désert. Vous êtes toute fraîche et toute brillante.
Montrez-vous.—S'il faut des articles de journaux pour faire lire votre premier livre, j'en remplirai les journaux. Mais, quand on l'aura lu, vous n'aurez plus besoin de personne.
Adieu; parlez de moi au coin du feu. Je pense à vous tous les jours, et je me réjouis de vous savoir aimée et comprise comme vous méritez de l'être. Écrivez-moi quand vous en aurez le temps. Ce sera un rayon de votre bonheur dans ma solitude. Si je suis triste, il me ranimera; si je suis heureuse, il me rendra plus heureuse encore; si je suis calme, comme c'est l'état, où l'on me trouve le plus habituellement désormais, il me rendra plus religieux l'aspect de la vie.
Oui, tout ce que Dieu a donné à l'homme lui est bon, suivant le temps, quand il sait l'accepter. Son âme se transforme sous la main d'un grand artiste qui sait en tirer tout le parti possible, si l'argile ne résiste pas à la main du potier.
Adieu, chère Marie. Ave, Maria, gratia plena!
[1] Madame la comtesse d'Agoult (Daniel Stern), auteur de la Révolution de 1848, de l'Histoire des Pays-Bas, des Esquisses morales, etc., etc.
[2] Franz Liszt.
Paris, mai 1835.
Madame,
Recevez l'expression de toute ma gratitude pour la bienveillance dont vous m'honorez. Soyez sûre que les amis inconnus que j'ai dans le monde, et dont vous daignez faire partie, ont, devant Dieu, une communion intime avec moi.
Mais, à vous qui me paraissez une femme supérieure, je puis dire ce que je n'oserais dire à toutes les autres: Ne cherchez point à me voir! les louanges me troublent et m'affectent péniblement. Je sens que je ne les mérite point. Je vous semblerais froide, et je vous déplairais, sans doute, comme j'ai déplu à beaucoup de personnes qui m'intimidaient, malgré mes efforts pour leur exprimer ma reconnaissance C'est pour moi un châtiment de ma vaine et ennuyeuse célébrité, que ce regard curieux, sévère ou exigeant, que le monde m'accorde. Laissez-moi le fuir.
Si je vous rencontrais dans un champ, dans une auberge, si je vous voyais dans votre maison à la campagne, ou dans la mienne, je pourrais espérer de réparer le mauvais effet de la première entrevue, et je ne me méfierais pas de moi-même. Mais, ici, nous ne nous trouverions jamais seules ensemble; ma mansarde n'a qu'une pièce, et trente personnes s'y succèdent chaque jour, soit à titre d'amis, soit pour raison d'affaires, soit par oisiveté de curieux. Je cède souvent à ceux-là, par crainte d'être jugée orgueilleuse. Comprenez-moi mieux et aimez-moi mieux qu'eux tous. Vous n'avez pas besoin de moi; sans cela, j'irais au-devant de vous.
Ne me croyez pas ingrate. Je baise la main qui a tracé mon éloge avec tant de grâce.
[1] Veuve Marbouty, femme de lettres.
Paris, juin 1835.
L'amour, tel que notre nature le conçoit et le ressent en 1835, n'est pas tout ce qu'il y a de plus pur et de plus beau au monde. Il a été pire et meilleur, selon les temps.
Aujourd'hui, c'est un mélange d'enthousiasme et d'égoïsme qui lui donne, chez les femmes, un caractère tout particulier. Privées des salutaires préjugés de la dévotion, abandonnées à la fermentation de l'intelligence qui pénètre à tort et à travers dans leur éducation, elles n'en sont pas moins rigoureusement flétrie par l'opinion. L'opinion, c'est, d'un côté, l'intolérance des femmes laides, froides ou lâches; de l'autre, c'est la censure railleuse et insultante des hommes, qui ne veulent plus de femmes dévotes, qui ne veulent pas encore de femmes éclairées, et qui veulent toujours des femmes fidèles. Or il n'est pas facile que la femme soit philosophe et chaste à la fois. Cela ne se voit guère; à moins qu'il n'y ait pas de tempérament, et encore, il ne faut pas s'y fier. La vanité fait faire plus de folies et de sottises.
Les femmes de notre temps ne sont donc ni éclairées, ni dévotes, ni chastes. La révolution morale qui devait les transformer au gré de la nouvelle génération masculine a été prise de travers. On n'a pas voulu relever la femme à ses propres yeux, on n'a pas voulu lui créer un rôle noble et la mettre sur un pied d'égalité qui la rendît apte aux vertus viriles. La chasteté eût été glorieuse à des femmes libres. A des femmes esclaves, c'est une tyrannie qui les blesse et dont elles secouent le joug hardiment. Je ne puis les en blâmer.
Mais je ne les estime pas. Elles ont perdu leur cause en se jetant dans le désordre au nom de l'amour et de l'enthousiasme, et leur conduite à toutes, quelle qu'elle soit, est toujours remplie de folie et d'imprudence, jointe à ce qu'il y a de plus opposé, la faiblesse et la peur. De tous leurs écarts, nous ne voyons jamais, jusqu'ici, résulter quelque chose de bon, de durable et de noble. Jamais elles ne savent se créer, après leur faute, une existence honorable et fière. Nous voyons l'une rompre avec le monde ostensiblement, et, bientôt après, faire mille plates tentatives pour y rentrer; l'autre demande l'aumône après avoir ruiné son amant, et, accoutumée à porter des robes de satin, se trouve très malheureuse d'être en guenilles. Une troisième, pour échapper à de tels revers, se déprave et devient pire qu'une catin publique. Une autre enfin, et c'est probablement la meilleure de toutes, voyant le malheur où elle a entraîné celui qu'elle aime, et n'y sachant pas de remède, se donne la mort; ce qui ne produit autre chose que de rendre le survivant un objet d'horreur, s'il ne se hâte d'en faire autant.
Voilà ce que, jusqu'ici, j'ai vu dans les aventures romanesques de notre époque. D'union de ce genre, qui fût calme, estimable et enviable, je n'en ai pas vu, et je doute qu'il en existe une en France. Notre société est encore toute hostile à ceux qui la bravent, et la race féminine, qui sent le besoin de liberté, et qui n'en est pas encore digne, n'a ni la force ni le pouvoir de lutter contre une société entière qui la condamne à l'abandon, à la misère, pour ne rien dire de plus.
Voilà le tableau social qu'il faut mettre sous les yeux de ta jeune amie. Il faut lui montrer, sans flatterie, la condition de la femme en ce temps de transition, qui prépare des destinées meilleures à celles qui nous succéderont. Quant à elle, encore pure comme une fleur, il faut lui montrer qu'il y a un beau rôle à jouer; mais pas dans le système des coups de tête. Ce rôle, je te l'expliquerai tout à l'heure.
Un homme libre, riche jusqu'à un certain point, pourrait enlever sa maîtresse et devenir son protecteur. Encore, pour trouver là une existence supportable, faudrait-il que cette maîtresse eût beaucoup de force d'âme et que son protecteur fût parfait. Il faudrait qu'il constituât à lui tout seul une existence tout entière.
Tu es bien un des meilleurs hommes que je connaisse, et ta jeune amante est peut-être douée d'une très grande force pour supporter les peines de la vie; quoique, jusqu'ici, elle n'en ait pas donné de preuves. Mais tu es pauvre, tu es esclave d'un devoir sacré et sans l'accomplissement duquel tu ne serais qu'une âme médiocre et sèche. La femme qui t'y ferait manquer, et qui t'aimerait encore après, serait une femme échauffée de désirs seulement. Après quoi, tu pourrais ne jamais entendre parler d'elle; jamais un amour honnête et véritable ne se nourrira de honteux sacrifices.
Que pouvez-vous donc l'un pour l'autre? Rien, quant aux faits. Il ne t'est pas permis (sans compter l'amitié du mari, qui te crée des devoirs en plus) de changer la position sociale de quelque femme que ce soit. Il ne t'est pas même permis de te marier, à moins que tu ne trouves une dot.
Ne pouvant vous appartenir librement, je pense qu'il doit répugner à l'un et à l'autre d'entrer dans ce commerce lâche et malpropre qui ménage au mari les hasards de la paternité. Je ne te crois pas capable d'aimer huit jours une femme qui, pour échapper à un malheur inévitable, irait prêter aux caresses maritales un flanc fécondé par toi.
Soyez donc sages, faites-y vos efforts et que de longs tête-à-tête, que des heures d'enthousiasme prolongé ne dégénèrent pas, sous le voile de l'extase, en des besoins physiques auxquels il n'est plus possible de résister quand on leur a indiscrètement donné le change.
Épurez vos coeurs, soyez des martyrs et des saints ou fuyez-vous au plus vite; car une faiblesse vous jettera dans une série d'infortunes ou de déboires où l'amour s'éteindra. Je le garantis pour toi, dont l'âme ne pourrait recevoir une souillure sans en détester aussitôt la cause.
Cette vertu rigide ne sera, je le suppose, vraiment difficile qu'à toi, homme. Je serais bien étonnée qu'une femme toute jeune et toute pure n'en comprît pas la poésie et le charme, et qu'au bout de très peu de temps, elle n'y trouvât pas toutes les garanties de son bonheur et de sa sécurité.
Quant au rôle noble, et au digne exemple qu'elle présentera en agissant ainsi, il est facile de le concevoir sous l'aspect général. Les femmes placées dans cette lutte terrible de la passion et du devoir, plaideront puissamment leur cause en montrant de quelle force d'âme elles sont capables. Leurs époux, forcés à les estimer, ne les opprimeront jamais. S'ils le font si décidément et réellement on voit un sexe irréprochable, généreux, prudent et stoïque insulté et méconnu par un sexe despote et brutal, il y aura bientôt des lois d'affranchissement; car, dans chaque sexe, il y a pour la cause de la vérité un sentiment de justice et un besoin d'équité qui s'éveillent, et qui prévaudront quand il en sera temps.
Toutes ces conventions arrêtées et observées, je ne doute pas que votre amour ne soit heureux, durable et digne d'admiration. Ton caractère est la constance, l'égalité et la tendresse mêmes. Une femme digne de toi te fixera, et il est impossible qu'une femme qui t'a compris ne soit pas ton égale en courage et en délicatesse.
La société est mauvaise et cruelle. Nos passions ne sont ni bonnes ni mauvaises. Il faut de rien faire quelque chose. Ce n'est pas grand'merveille que d'aimer. La moindre grisette écrit de belles lettres d'amour et se sacrifie avec autant de dévouement qu'une muse. Il faut un travail rude et une haute volonté pour faire de la passion une vertu. Si nous voulons relever la société, relevons aussi nos passions. Mais, en nous y abandonnant, nous ne ferons qu'une chose fort ordinaire et digne de fournir un sujet de vaudeville ou de nouvelle à MM. Scribe, Balzac, George Sand et consorts. Ce ne sont pas ces gens-là qu'il faut prendre pour arbitres en fait de sagesse et de raison. Ils font des contes pour amuser. Ils raconteraient la vie telle qu'elle est, s'ils avaient un cours de morale sérieuse à faire.
Paris, 18 juin 1835.
Travaille, sois fort, sois fier, sois indépendant, méprise les petites vexations attribuées à ton âge. Réserve ta force de résistance pour des actes et contre des faits qui en vaudront la peine. Ces temps viendront. Si je n'y suis plus, pense à moi qui ai souffert, et travaillé gaiement. Nous nous ressemblons d'âme et de visage. Je sais dès aujourd'hui quelle sera ta vie intellectuelle. Je crains pour toi bien des douleurs profondes, j'espère pour toi des joies bien pures. Garde en toi le trésor de la bonté. Sache donner sans hésitation, perdre sans regret, acquérir sans lâcheté. Sache mettre dans ton coeur le bonheur de ceux que tu aimes à la place de celui qui te manquera! Garde l'espérance d'une autre vie, c'est là que les mères retrouvent leurs fils. Aime toutes les créatures de Dieu; pardonne à celles qui sont disgraciées; résiste à celles qui sont iniques; dévoue-toi à celles qui sont grandes par la vertu.
Aime-moi! je t'apprendrai bien des choses si nous vivons ensemble. Si nous ne sommes pas appelés à ce bonheur (le plus grand qui puisse m'arriver, le seul qui me fasse désirer une longue vie), tu prieras Dieu pour moi, et, du sein de la mort, s'il reste dans l'univers quelque chose de moi, l'ombre de ta mère veillera sur toi.
Ton amie,
Nohant, 25 octobre
Ma chère maman,
Je vous dois, à vous la première, l'exposé de faits que vous ne devez point appendre par la voie publique. J'ai formé une demande en séparation contre mon mari. Les raisons en sont si majeures, que, par égard pour lui, je ne vous les détaillerai pas. J'irai à Paris dans quelque temps et je vous prendrai vous-même pour juge de ma conduite. Dans mon intérêt, dans le sien propre, et dans celui de mes enfants, je crois que j'ai bien fait. Dudevant sent que sa cause est mauvaise; car il n'essaye pas de la défendre, il retourne à Paris dans quelques jours, pendant que les tribunaux prononceront le jugement.
Si vous le voyez, ne paraissez point informée de ce qui se passe; car son amour-propre, qui souffre déjà beaucoup, pourrait être irrité s'il pensait que je me livre contre lui à des récriminations. Il me susciterait peut-être alors quelque chicane qui produirait du scandale et n'améliorerait pas sa position. D'ailleurs, vous ne désirez pas que je perde un procès à la suite duquel je me trouverais à sa disposition. J'ai mille chances pour le gagner; mais une seule peut m'être contraire, et c'est assez pour succomber.
Soyez donc prudente; car il ira sans doute près de vous dans l'intention de se justifier ou de vous sonder. Ayez l'air, chère maman, de ne rien savoir. Quant à moi, sans avoir l'intention de l'accuser inutilement, je croirais manquer à mon devoir, si je ne vous informais pas de ma situation dans une circonstance si grave.
Voici quels seront les résultats du jugement que j'espère obtenir et dont il a posé ou accepté toutes les clauses. Je lui ferai une pension de trois mille huit cents francs qui, jointe à douze cents francs de rente (seul reste de cent mille francs qu'il possédait), lui constituera cinq mille francs par an. En outre, je payerai et je dirigerai l'éducation de mes deux enfants. Vous voyez que sa position est très honorable.
Ma fille sera exclusivement sous ma gouverne; mon fils restera au collège et passera un mois de vacances avec son père, l'autre mois avec moi. Tous deux ignoreront la séparation prononcée; ce sont des choses faciles à leur cacher, inutiles et fâcheuses même à leur dire, et, si mon mari respecte les convenances et les devoirs, ni l'un ni l'autre des enfants n'apprendront à aimer l'un de nous aux dépens de l'autre.
Moyennant ces arrangements, Dudevant laissera agir les lois sans batailler, et, si la loi me donne gain de cause, comme cela n'est pas douteux, je rentrerai dans ma liberté et dans ma dignité. Mes biens seront certes mieux gérés qu'ils ne l'étaient par lui, et ma vie ne sera plus exposée à des violences qui n'avaient plus de frein.
Rien ne m'empêchera de faire ce que je dois et ce que je veux faire. Je suis la fille de mon père, et je me moque des préjugés, quand mon coeur me commande la justice et le courage. Si mon père eût écouté les sots et les fous de ce monde, je ne serais pas l'héritière de son nom: c'est un grand exemple d'indépendance et d'amour paternel qu'il m'a laissé, je le suivrai, dût l'univers s'en scandaliser. Je me soucie peu de l'univers, je me soucie de Maurice et de Solange.
Quand vous voudrez venir à Nohant, vous y serez à l'avenir chez moi, et, si l'ennui de vivre seule vous prend, vous pourrez vous y retirer et en faire votre chez vous.
Je compte aussi m'y établir avec ma fille, m'occuper de son éducation et ne plus aller à Paris que de temps à autre, pour vous voir, ainsi que mon fils.
Veuillez ne parler à personne du contenu de cette lettre, à moins que ce ne soit à Pierret, qui comprendra ce que la prudence dicte en pareil cas. Je n'en écrirai pas encore à ma tante: sa maison est trop nombreuse pour qu'il n'en transpire pas quelque chose par étourderie, et Dudevant pourrait croire que je veux indisposer toute ma famille contre lui.
Adieu, ma mère; je vous embrasse de toute mon âme. Donnez-moi de vos nouvelles, poste restante à la Châtre.
Nohant, 1er novembre 1835.
M. Franz et M. Puzzi[1] sont des jeunes gens affreux: ils ne m'ont pas répondu, et je les livre à votre colère. Vous, vous êtes bonne comme un ange et je vous remercie; mais ne soyez pas bonne pour eux et vengez-moi de leur oubli, en ne donnant pas un sourire à l'un, pas un bonbon à l'autre pendant tout un jour.
Genève est donc habitable en hiver, que vous y restez? Comme votre vie est belle et enviable! Aussi pourquoi le ciel ne m'a-t-il pas fait naître avec de beaux cheveux blonds, de grands yeux bleus bien calmes, une expression toute céleste et l'âme à l'avenant.
Au lieu de cela, la bile me ronge et me confine dans une cellule où je n'ai d'autre société qu'une tête de mort[2] et une pipe turque. Je tiens là comme un Lapon à la croûte de glace qu'il appelle sa patrie, et je ne saurais me figurer, pour le moment, un autre Éden. Vous, êtes sous les myrtes et sous les orangers, vous, belle et bonne Marie. Eh bien, priez-y pour moi, afin que je ne quitte pas mes glaces; car c'est là mon élément et le soleil ne luit pas sur moi.
Je ne vous jalouse pas; mais je vous admire et vous estime; car je sais que l'amour durable est un diamant auquel il faut une boîte d'or pur, et votre âme est ce tabernacle précieux.
Tout ce que vous dites sur la non-supériorité des diverses classes sociales les unes sur les autres est bien dit, bien pensé. C'est vrai et j'y crois, parce que c'est vous qui le dites. Pourtant, je ne permettrai à nul autre de me dire, que les derniers ne sont pas les premiers, et que l'opprimé ne vaut pas mieux que l'oppresseur, le dépouillé mieux que le spoliateur l'esclave que le tyran. C'est une vieille haine que j'ai contre tout ce qui va s'élevant sur des degrés d'argile. Mais ce n'est pas avec vous que je puis disputer là-dessus. Votre rang est élevé, je le salue, je le reconnais. Il consiste à être bonne, intelligente et belle. Abandonnez-moi votre couronne de comtesse et laissez-moi la briser, je vous en donne une d'étoiles qui vous va mieux.
Pardonnez-moi si je suis métaphorique aujourd'hui et ne vous moquez pas de moi, je vous en prie, pour l'amour, de Dieu. Vous, savez que je n'ai pas d'emphase ordinairement, et, si je me mets à prendre le ton pédant, c'est que j'ai ma pauvre tête malade de ce brouillard qu'on appelle poésie. D'ailleurs, les manières raisonnables sont bonnes avec cette fourmilière ennemie qu'on appelle les indifférente. Avec ceux qu'on aime, on peut être ridicule à son aise. Et je veux ne pas plus me gêner pour vous dire des choses de mauvais goût que pour vous envoyer une lettre toute barbouillée.
Imaginez-vous, ma chère amie, que mon plus grand supplice, c'est la timidité. Vous ne vous en douteriez guère, n'est-ce pas? Tout le monde me croit l'esprit et le caractère fort audacieux. On se trompe. J'ai l'esprit indifférent et le caractère quinteux. Je ne crains pas, je me méfie, et ma vie est un malaise affreux quand je ne suis pas seule, ou avec des gens avec lesquels je me gêne aussi peu qu'avec mes chiens. Il ne faut pas espérer que vous me guérirez de sitôt de certains moments de raideur qui ne s'expriment que par des réticences. Si nous nous lions davantage, comme j'y compte, comme je le veux, il faudra que vous preniez de l'empire sur moi; autrement, je serai toujours désagréable. Si vous me traitez comme un enfant, je deviendrai bonne, parce que je serai à l'aise, parce que je ne craindrai pas de tirer à conséquence, parce que je pourrai dire tout ce qu'il y a de plus bête, de plus fou, de plus déplacé, sans avoir honte. Je saurai que vous m'avez acceptée. Si j'ai de mauvais moments, j'en aurai aussi de bons. Autrement, je ne serai ni bien ni mal. Je vous ennuierai et je m'ennuierai avec vous, quelque parfaite que vous soyez.
Voyez-vous, l'espèce humaine est mon ennemie, laissez-moi vous le dire; j'aime mes amis avec tendresse, avec engouement, avec aveuglement. J'ai détesté profondément tout le reste. Je n'ai plus de furie pour la haine aujourd'hui; mais il y a un froid de mort pour tout ce que je ne connais pas. J'ai bien peur que ce ne soit là ce qu'on appelle l'égoïsme de la vieillesse. Je me ferais maintenant hacher pour des idées qui ne se réalliseront sans doute pas de mon vivant. Je rendrais service au dernier des goujats, par obstination pour les espérances de toute ma vie, qui n'est peut-être plus qu'un long rêve. Pour mon plaisir, je ne retirerais pas de l'eau l'enfant de mon voisin. J'ai donc quelque chose en moi qui serait odieux, si ce n'était pure infirmité, reste d'une maladie aiguë.
Il faut vous arranger bien vite pour que je vous aime. Ce sera bien facile. D'abord, j'aime Franz. Il m'a dit de vous aimer. Il m'a répondu de vous comme de lui.
La première fois que je vous ai vue, je vous ai trouvée jolie; mais vous étiez froide. La seconde fois, je vous ai dit que je détestais la noblesse. Je ne savais pas que vous en étiez. Au lieu de me donner un soufflet, comme je le méritais, vous m'avez parlé de votre âme, comme si vous me connaissiez depuis dix ans. C'était bien, et j'ai eu tout de suite envie de vous aimer; mais je ne vous aime pas encore. Ce n'est pas parce que je ne vous connais pas assez. Je vous connais autant que je vous connaîtrai dans vingt ans. C'est vous qui ne me connaissez pas assez. Ne sachant si vous pourrez m'aimer, telle que je suis en réalité, je ne veux pas vous aimer encore.
C'est une chose trop sérieuse et trop absolue pour moi qu'une amitié. Si vous voulez que je vous aime, il faut donc que vous commenciez par m'aimer; cela est tout simple, je vais vous le prouver. Une main douce et blanche rencontre le dos agréable d'un porc-épic, le charmant animal sait bien que la main blanche ne lui fera aucun mal. Il sait qu'il est peu mignon à caresser, lui, le pauvre malheureux. Il attend, pour répondre aux caresses qu'on se soit habitué à ses piquants; car, si la main qu'il aime le quitte (il n'y a pas de raison pour qu'elle y revienne), le porc-épic aura beau se dire:, «Ce n'est pas ma faute,» cela ne le consolera pas du tout.
Ainsi, voyez si vous pouvez accorder votre coeur à un porc-épic. Je suis capable de tout. Je vous ferai mille sottises. Je vous marcherai sur les pieds. Je vous répondrai une grossièreté à propos de rien. Je vous reprocherai un défaut que vous n'avez pas. Je vous supposerai une intention que vous n'aurez jamais eue. Je vous tournerai le dos. En un mot, je serai insupportable jusqu'à ce que je sois bien sûre que je ne peux pas vous fâcher et vous dégoûter de moi.
Oh! alors, je vous porterai sur mon dos. Je vous ferai la cuisine. Je laverai vos assiettes. Tout ce que vous me direz, me semblera divin. Si vous marchez dans quelque chose de sale, e trouverai que cela sent bon. Je vous verrai avec les mêmes yeux que j'ai pour moi-même quand je me porte bien et que je suis de bonne humeur; c'est-à-dire, que je me considère comme une perfection, et que tout ce qui n'est pas de mon avis est l'objet de mon profond mépris. Arrangez-vous donc pour que je vous fasse entrer dans mes yeux, dans mes oreilles, dans mes veines, dans tout mon être. Vous saurez alors que personne sur la terre n'aime plus que moi, parce que j'aime sans rougir de la raison qui me fait aimer. Cette raison, c'est la reconnaissance que j'ai pour ceux qui m'adoptent. Voilà mon résumé. Il n'est pas modeste; mais il est très sincère. Je considère comme un amphigouri de paroles toute amitié qui ne convient pas de sa partialité, de son impudence, de sa camaraderie, de tout ce qui fait que le monde se moque et dit: «Ils s'adorent entre eux (asinus asinum).» S'il en est autrement, dites-moi qui m'aimera sur la terre? Qui est semblable à un autre? Qui n'est pas choqué et blessé cent fois par jour par son meilleur ami, s'il veut l'examiner des sommets planchiques de l'analyse, de la philosophie, de la critique, de l'esthétique (et tout ce qui rime en ique)? Il faut toujours trouver que notre ami a raison, même dans les choses où nous aurions tort de l'imiter. Pour cela, il faut être sûr que l'être auquel on confère ce grand droit et ce grand titre d'ami ne fera jamais que des choses bonnes ou excusables, ou dignes de miséricorde.
Songez-y donc, et voyez si vous pouvez être ainsi pour moi. J'aimerais mieux terminer tout de suite nos relations et, m'en tenir avec vous à des, froideurs gauches, seule chose dont je sois capable quand je n'aime pas, que de vous tromper sur les aspérités de mon charmant caractère. Mais je serais bien malheureuse pourtant de rencontrer une femme comme vous, et de ne pas engrener le rouage de ma vie au sien.
Bonsoir, mon amie; répondez-moi tout de suite, et longuement. Si vous ne sentez rien pour moi, dites-le. Je ne vous en voudrai pas. Je vous estimerai pour votre franchise. Si vous vous méfiez, dites-le encore: cela me laissera l'espérance, car les défauts que j'ai sont de nature à être tolérés, et peut-être adoucis par vous.
Je me suis permis de vous dédier Simon, conte assez gros qui va paraître dans la Revue. Comme je ne sais quelle est la position extérieure que vous avez adoptée à Genève, j'ai fait cette dédicace excessivement mystérieuse, et telle qu'on ne vous devinera pas,—à moins, que vous ne m'autorisiez à m'expliquer davantage.
Je ne vous disais rien de ma vie. Il faut que vous sachiez que je suis toujours à la campagne, chez moi. Je plaide en séparation contre mon époux, qui a déguerpi, me laissant maîtresse du champ de bataille j'attends la décision du tribunal. Je suis donc toute seule dans cette grande maison isolée; il n'y a pas un domestique qui couche sous mon toit, pas même un chien. Le silence est si profond la nuit (vous ne voudrez pas me croire, et pourtant c'est certain), que, quand j'ouvre ma fenêtre et que le vent n'est pas contraire, j'entends distinctement sonner l'horloge de la ville, qui est à une grande lieue de chez moi, à vol d'oiseau. Je ne reçois personne, je mène une vie monacale. J'attends l'issue de mon procès, d'où dépend le pain de mes vieux jours; car vous pensez bien, que je n'amasserai jamais un denier pour payer l'hôpital où la tendresse d'un mari me laisserait mourir.
Mais voyez! Il a eu l'heureuse idée de vouloir me tuer un soir qu'il était ivre. En attendant que cette benoîte fantaisie de meurtre conjugal me rende mon pays, ma vieille maison et cinq ou six champs de blé qui me nourriront quand mes longues veilles m'auront jetée dans l'idiotisme, je fais le Sixte-Quint. Mon cheval est rentré sous le hangar et on n'entend pas voler une mouche autour de mon cloître désert.
Le jardinier et sa femme, qui sont mes factotums, m'ont suppliée de ne pas les faire demeurer dans la maison. J'ai voulu en savoir le motif. Enfin le mari, baissant les yeux d'un air modeste, m'a dit: «C'est que madame a une tête si laide, que ma femme, étant enceinte, pourrait être malade de peur.» Or c'est de la tête de mort qui est sur ma table, dont il voulait parler (du moins à ce qu'il m'a juré ensuite); car je trouvai la plaisanterie de fort mauvais goût et je me fâchai.—Ensuite j'ai songé que cette tête si laide ferait grand effet. J'ai permis à mon jardinier de s'éloigner et de garder la pensée que cette tête était un signe de pénitence et de dévotion.
Ainsi, à l'heure qu'il est, à une lieue d'ici, quatre mille bêtes me croient à genoux dans le sac et dans la cendre, pleurant mes péchés comme Madeleine. Le réveil sera terrible. Le lendemain de ma victoire, je jette ma béquille, je passe au galop de mon cheval aux quatre coins de la ville. Si vous entendez dire que je suis convertie à la raison, à la morale publique, à l'amour des lois d'exception, à Louis-Philippe, le père tout-puissant, et à son fils Poulot-Rosolin, et à sa sainte Chambre catholique, ne vous étonnez de rien. Je suis capable de faire une ode au roi, ou un sonnet à M. Jacqueminot.
Je vous écris tout ce qu'il y a de plus bête. Tâchez d'en faire autant pour vous mettre à mon niveau. Il n'y a pas à dire, vous y êtes forcée.
Bonsoir. A vous.
[1] Hermann Cohen, élève de Liszt.
[2] Une pièce anatomique avec des compartiments, légendes et numéros tracés à l'encre, d'après le système phrénologique de Gall et Spurzheim.