Nohant, 7 avril 1828.
Ma chère maman,
Vous me traitez bien sévèrement, juste au moment où je venais de vous écrire, ne m'attendant guère à vous voir fâchée contre moi. Vous me prêtez une foule de motifs d'indifférence dont vous ne me croyez certainement pas coupable. J'aime à croire qu'en me grondant, vous avez un peu exagéré mes torts, et qu'au fond du coeur vous me rendiez plus de justice; car, vous m'aviez cru insensible à de si graves reproches, vous ne me les auriez pas faits.
J'espère qu'en apprenant que ma maladie avait été la seule cause de ce long silence, vous m'avez entièrement pardonné. Dites-le-moi bien vite; c'est un mauvais traitement pour moi que vos reproches, et j'ai besoin, pour me mieux porter, de savoir que vous m'avez rendu vos bontés.
J'ai appris de la famille Maréchal[1] des nouvelles qui m'ont bien profondément affligée. J'en suis malade de chagrin et d'inquiétude. Je viens pourtant de recevoir une lettre d'Hippolyte m'annonçant que Clotilde est beaucoup mieux. Mais sa fille est morte! pauvre Clotilde, qu'elle est malheureuse! si bonne et si aimable! Elle ne méritait pas ces cruels chagrins. Elle ignore encore la perte de son enfant; mais il faudra qu'elle l'apprenne, et combien ce nouveau malheur lui sera amer! Je suis sûre que ma pauvre tante a le coeur brisé. Tout est chagrin et misère ici-bas.
Vous me mandez que Caroline est malade. Qu'a-t-elle donc? J'espère que cela n'est pas sérieux, puisque vous m'en parlez si brièvement. Veuillez m'en parler avec plus de détails, ma chère maman, ainsi que de vous-même. Je ne sais si c'est pour me punir que vous me donnez de mauvaises nouvelles sans y ajouter un mot pour les adoucir. Ce serait trop de sévérité.
Maurice va à merveille. Il est tous les jours plus aimable et plus joli.
Mais je me reproche de vanter mon bonheur, quand je pense à cette pauvre Clotilde, dont le sort, à cet égard, est si différent. L'aisance et les plaisirs ne sont rien au coeur d'une mère en comparaison de ses enfants. Si je perdais Maurice, rien sur la terre ne m'offrirait de consolation dans la retraite où je vis. Il m'est si nécessaire, qu'en son absence, je ne passe pas une heure sans m'ennuyer.
Ne me laissez pas plus longtemps avec le chagrin de vous savoir mécontente. Écrivez-moi, ma chère maman; j'ai le coeur bien triste, et un mot de vous en ôterait un grand poids.
Casimir vous embrasse tendrement.
[1] Oncle et tante de George Sand
Nohant, 16 avril 1828.
Je reçois à l'instant votre lettre, mon bon Caron. Elle me fait tant de plaisir, que j'y veux répondre tout de suite. Vous êtes mille fois aimable de vous être décidé à nous venir trouver. Nous en sautons de joie, Casimir et moi. Je vais, par le même courrier, renouveler mon invitation à madame Saint-Agnan, que j'aurai le plus grand plaisir à recevoir, comme je le lui ai dit vingt fois et comme, j'espère, elle n'en doute pas.
Je ne sais combien de filles elle m'amènera. Je sais qu'il y en a une en pension; mais, les eût-elles toutes, la maison est assez grande pour les loger, et nous avons des poulets dans la cour en suffisante quantité pour approvisionner un régiment.
J'ai encore une demande à vous faire: c'est, au cas où madame Saint-Agnan voudrait emmener une femme de chambre, de l'en dissuader, comme si cela venait de vous, en lui disant qu'elle n'en aura pas besoin ici, puisque j'en ai une qui n'a rien à faire et qui sera à son service. Je ne voudrais pas qu'elle s'aperçût de ma répugnance à cet égard, parce qu'elle croirait peut-être que j'y mets de la mauvaise grâce. Elle se tromperait; car je serai enchantée de la recevoir, elle et sa famille. Vous savez aussi que ce n'est pas la crainte de nourrir une personne de plus, puisqu'il s'en nourrit dans ma maison plus que je ne le sais souvent moi-même. Je crains ici les domestiques étrangers, parce que mes Berrichons sont de simples et bons paysans ignorant toutes les rubriques des gens de Paris.
L'année dernière, la femme de chambre de madame Angel avait mis la maison en révolution par ses plaintes, ses propos. Les uns me demandaient leur compte pour aller à Paris, où elle se faisait fort de les placer; les autres voulaient doubler leurs gages, etc., etc. Je vous entretiens de ces balivernes parce qu'un mot dit en passant à madame Saint-Agnan peut m'épargner ces petits désagréments. Si cependant elle insiste, qu'il n'en soit plus question et prenez que je n'ai rien dit. Vous pensez qu'une aussi petite considération ne refroidira pas le plaisir que j'aurai à la voir.
Adieu, mon bon ami; venez au plus vite. Votre chambre vous attend; le lit de Pauline sera auprès du vôtre, ou, si vous voulez dans ma chambre, à côté de celui de Maurice. Nous vous attendons avec une grande impatience, et je vous embrasse de tout mon coeur.
Votre fille
Les amis de la Châtre vont être bien joyeux de la bonne nouvelle de votre arrivée.
Nohant, 4 août 1828.
Ma chère maman,
Il est vrai que j'ai été bien longtemps sans vous écrire; mai je n'ai pas cessé de demander de vos nouvelles à Hippolyte. Il pourra vous le dire aussi, trois fois de suite je lui ai demandé votre adresse sans qu'il me l'envoyât. J'ai cherché dans vos lettres précédentes. Je n'y ai pas trouvé celle que vous m'avez désignée. Ce n'est que sa dernière lettre (qui m'est arrivée à peu près en même temps que la vôtre) qui me l'a apprise. J'étais fort contrariée, je vous assure, de ne savoir où vous étiez. Je suis enfin bien heureuse de vous savoir installée de nouveau à Paris, bien portante et avec la société de votre enfant[1]. Embrassez-le bien de ma part, je vous en prie et gardez-le le plus longtemps possible; car j'ai bien envie de le voir.
A cet égard, je ne sais pas du tout quand j'aurai le bonheur de vous embrasser. Je crois que je ferai tranquillement mes couches ici, où je serai plus commodément et plus économiquement pour passer les premiers mois de ma nourriture. Si nos affaires nous le permettent, je fais le projet d'aller passer, cet hiver, quelque temps près de vous. Ma santé est assez bonne, quoique, depuis quelques semaines, je souffre beaucoup de l'estomac. En ne mangeant pas, j'y échappe. Cela me coûte fort, car j'ai des faims très exigeantes, que je ne puis satisfaire sans les payer de plusieurs jours de souffrance et de diète.
Je ne suis pas très forte, et la moindre course en voiture me fatigue beaucoup. A cela près, je vais bien. Je suis si grosse, que tout le monde pense que je me suis trompée dans mon calcul et que j'accoucherai très prochainement: je ne crois pourtant pas que ce soit avant deux mois.
Casimir me charge de vous dire qu'il est très mécontent de l'inexactitude de M. Puget à votre égard. Il ne peut vous adresser à M. Lambert, qui n'est plus notaire et qui n'habite plus Paris. Il chargera de vos affaires, dès le prochain trimestre, une personne sûre et parfaitement exacte. J'ai vu Léontine un instant. Elle se portait bien. Je vais la chercher demain pour quelques jours.
Adieu, ma chère maman; reposez-vous bien de vos fatigues, afin que je puisse aussi vous recevoir. Ce ne sera jamais assez tôt, au gré de mon impatience. Je vous embrasse tendrement; Casimir et Maurice se joignent à moi.
Le cher père est très occupé de sa moisson. Il a adopté une manière de faire battre le blé qui termine en trois semaines les travaux de cinq à six mois. Aussi il sue sang et eau. Il est en blouse, le râteau à la main, dès le point du jour.
Les ouvriers sont forcés de l'imiter; mais ils ne s'en plaignent pas, car le vin de pays n'est point ménagé pour eux. Nous autres femmes, nous nous installons sur les tas de blé dont la cour est remplie. Nous lisons, nous travaillons beaucoup, nous songeons fort peu à sortir. Nous faisons aussi beaucoup de musique.
Adieu, chère maman; rappelez-moi à l'amitié du vicomte. Maurice est mince comme un fuseau, mais droit et décidé comme un homme. On le trouve très beau, son regard est superbe.
[1] Oscar Cazamajou, son petit-fils.
15 novembre, 1828.
Je n'ose pas dire, mon bon révérend, que j'ai bien du regret de ne vous pas voir. Ce serait être égoïste que de s'affliger de vos succès. Mais, sauf la joie bien vraie que j'éprouve à vous voir satisfait et dont vous ne pouvez pas douter, il m'est bien permis, à part moi, d'être fâchée de votre absence, et de regretter votre aimable personne.
J'ai l'espoir que vous n'oublierez point notre sincère affection dans le cours de vos prospérités, et que, quand vos affaires vous laisseront quelque répit, vous viendrez passer ici ce temps de liberté, dormir la grasse matinée, flâner avec l'ami Duteil et faire jurer Casimir en le gagnant aux échecs.
Vous avez ici votre appartement, votre nourriture, éclairage, blansissage, etc., moyennant la somme modique de deux francs cinquante centimes par semaine, et, de plus, vous aurez ce qui ne s'achète pas, des coeurs qui vous aiment bien véritablement.
Cette lettre vous sera remise par votre ami Duteil, qui, je crois, a le projet de vous demander de le prendre en pension pour trois semaines. C'est un compagnon aimable, et c'est pour la même raison qu'il désire loger avec vous, si vous le trouvez bon.
Adieu, mon vénérable octogénaire. Que votre barque vogue au gré de vos désirs! C'est ce que je vous souhaite, au nom du Père, etc.
Je vous embrasse de tout mon coeur, et désire que vous terminiez heureusement et vite afin de revenir nous voir.
Comment va la grosse Pauline[1]? Embrassez-la de ma part et de celle de Maurice. On dit que vous avez une nouvelle Corinne pour cuisinière, je vous en fais mon compliment.
[1] Nièce de Caron.
Nohant, 27 décembre 1828.
Mon garde champêtre, qui est mon fournisseur et mon pourvoyeur, et qui, de plus, est ancien voltigeur et bel esprit, a fait ce matin, ma chère maman, une assez belle chasse. Je fais mettre dès demain ma cuisinière à l'oeuvre, et, quoiqu'elle ait beaucoup moins de génie que le garde champêtre, j'espère qu'elle en aura assez pour confectionner un bon pâté que je vous enverrai pour vos étrennes dès qu'il sera refroidi. Mon ami Caron, à qui j'adresse un envoi de même genre, vous fera passer ce qui vous revient.
Agréez en même temps, chère mère, tous mes voeux et mes embrassements du jour de l'an; ayez une bonne santé, de la gaieté, et venez nous voir, voilà mes souhaits.
Je suis charmée que vous ayez trouvé mes confitures bonnes. Je comptais vous en adresser un second volume; mais mon essai n'a pas été aussi heureux que le premier. Entraînée par l'ardeur du dessin, j'ai laissé brûler le tout et je n'ai plus trouvé sur mes fourneaux qu'une croûte noire et fumante qui ressemblait au cratère d'un volcan beaucoup plus qu'à un aliment quelconque.
Puisque nous sommes sur ce chapitre, je vous dirai que vous avez très bien fait de ne rien donner à mon envoyé. Il en eût été très choqué. Il veut bien se considérer comme mon ami et mon voisin, mais non comme un commissionnaire. Il vous eût dit qu'il était né natif de Nohant, qu'il se rendait mon messager uniquement par amitié, mais qu'il avait trop de sentiments, etc. Enfin il vous aurait dit peut-être de très belles choses, mais vous avez bien fait de ne le pas payer. Il est très glorieux, je suis sûre, de pouvoir dire qu'il nous a rendu service.
Je ne sais pas si mon projet d'aller à Paris s'effectuera. J'ai même tout lieu de croire qu'il ira grossir le nombre immense de projets en l'air qui sont en dépôt dans la lune avec tout ce qui se perd sur la terre. Ma fille est bien petite et bien délicate pour voyager par ce mauvais temps. Du reste, elle est fraîche et jolie à croquer. Maurice se porte bien aussi, et vous souhaite une bonne année; il embrasse son cousin Oscar. Veuillez, chère maman, être encore mon remplaçant dans le choix des étrennes à Oscar (ce que je laisse à votre disposition).
Je vous embrasse de toute mon âme, Casimir en prend sa part.
Nohant, 20 janvier 1829.
Il est très vrai que je suis une paresseuse, mon digne vieillard et bon ami. Vous savez que je suis de force à me laisser brûler les pieds plutôt que de me déranger, et à vous couvrir une lettre de pâtés plutôt que de tailler ma plume. Chacun sa nature. Vous n'êtes pas mal feugnant aussi, quand vous vous en mêlez. Mais ce n'est jamais quand il s'agit d'obliger; j'ai pu m'en convaincre mille fois, et j'ai même honte d'abuser si souvent de votre extrême bonté.
Je vous ai demandé dans quelque lettre qui se sera perdue:
Les Mémoires de Barbaroux, les Mémoires de madame Roland, et les Poésies de Victor Hugo.
J'ai deux volumes de Paul-Louis Courier intitulés Mémoires, Correspondance et Opuscules inédits. Il doit avoir paru un troisième volume contenant des fragments de Xénophon, l'Ane de Lucius, Daphnis et Chloé, etc. En outre, je voudrais avoir son meilleur volume contenant les pamphlets politiques et opuscules littéraires, imprimé clandestinement à Bruxelles in-8°. Celui-là sera peut-être difficile à trouver. Aidez-vous d'Hippolyte, qui s'aidera d'Ajasson, pour me le dépister. Veuillez avoir ma lettre dans votre poche, quand vous irez chez le libraire, afin de ne pas vous tromper ni m'acheter ce que j'ai déjà.
Ne confondez pas les Mémoires de Barbaroux le girondin sur la Révolution, avec quelque chose de nouveau que son fils C.-O. Barbaroux vient de publier à la suite ou au commencement d'une biographie de la Chambre des pairs. J'attendrai pour lire l'histoire des vivants qu'ils soient morts, et, si je suis morte avant eux, je m'en passerai.
Cela ne veut pas dire que je dédaigne les oeuvres des contemporains; seulement la postérité jugera les hommes mieux que nous. Je voudrais avoir quelque chose de Benjamin Constant et surtout de Royer-Collard. Mais quoi! je ne suis pas au courant de ces publications. Veuillez m'aider, m'envoyer ce qu'il y a de plus remarquable et le plus à la portée d'une bête comme moi.
En voilà-t-il assez? Je vous plains bien sincèrement, mon vieux, si vous avez beaucoup de femmes comme moi sur les bras.
Pour faire diversion à ces factures, car mes lettres ne sont pas autre chose, je vous envoie le récit lamentable d'une histoire récemment arrivée à la Châtre. Vous savez qu'il y a sept ou huit sociétés qui ne se mêlent point. Vous savez que Périgny et moi, qui avons la prétention d'être philosophes, nous invitons tout le monde.
Moi, je ne reçois pas cette année; mais, lui, il a commencé. La première soirée s'est assez bien passée, moyennant que les plus huppées ont été stupéfaites de surprise en se voyant amalgamées avec ce qu'elles appellent de la canaille, quoique cette canaille les vaille et plus. Le maître de musique et sa femme, fort gentille, ont surtout causé par leur admission, une indignation, et les bonnes personnes de dire que M. de Périgny comblait d'honnêtetés le musicien susdit afin d'économiser cinq francs par soirée.
Voulant mettre à profit cet incident, mais ne voulant pas mettre en scène l'innocent musicien et son innocente moitié, nous avons, Duteil et moi (auteurs indignes de cette chanson), offert nos propres individus aux traits de la satire, nous maltraitant soi-même (nous avions tenu l'orchestre à nous deux, la première soirée); nous détournons par cette ruse adroite les soupçons qui se dirigeraient sur nous si nous ne gardions le secret sur notre génie poétique, car nous en pinçons. Il a pu, à Paris, vous chanter des complaintes de notre façon; que vous en semble? Nous avons tant d'esprit, que nous en sommes zonteux nous-mêmes. Nous avons montré la susdite chanson à M. et madame de Périgny, qui en ont beaucoup ri et nous ont autorisés à la répandre clandestinement, à condition qu'ils ne soient pas reconnus en avoir eu connaissance.
Voyez-vous d'ici la bonne figure qu'ils vont faire, et vous aussi, quand, d'un air piteux, on viendra vous raconter qu'un libelle impertinent, arme à deux tranchants, et dans lequel nous sommes particulièrement maltraités, circule dans la ville? Voyez-vous l'air de philosophie et de générosité avec lequel nous témoignerons notre mépris de cet outrage? J'oubliais de vous dire qu'à la seconde soirée il n'est venu personne que ce maître de musique, Casimir et moi; la chanson, d'ailleurs, vous l'apprendra; mais vous saurez que j'avais l'honneur de faire partie des trois invités qui font une si pauvre figure à la fin du dernier couplet. Nous attendons à demain pour voir si la cabale continue. Moi, je n'en aurai pas le démenti, et j'irai pour voir. Vous voilà au courant des cancans.
J'écrirai à Félicie quand je pourrai. En attendant, dites-lui que je l'embrasse, que je ne me soucie guère d'apprendre les modes, qu'il me suffit qu'elle se porte bien et ne m'oublie pas. Au reste, je lui dirai cela moi-même dans quelques jours. Je verrai demain toutes vos amoureuses et m'acquitterai de vos commissions.
Bonsoir, mon vieux; portez-vous bien, dormez quinze heures sur seize, et aimez toujours votre fille
Casimir vous embrasse, et Maurice embrasse Pauline. A propos, j'ai un ménage entier de porcelaine de Verneuil[1] pour elle; mais comment le lui envoyer? le port coûtera plus que la chose ne vaut; fixez-moi là-dessus.
LA SOIRÉE ADMINISTRATIVE
ou
LE SOUS-PRÉFET PHILOSOPHE
Air: Tous les bourgeois de Chartres
1
Habitants de la Châtre Nobles, bourgeois, vilains. D'un petit
gentillâtre Apprenez les dédains.
Ce jeune homme, égaré par la philosophie[2],
Oubliant, dans sa déraison,
Les usages et le bon ton,
Vexe la bourgeoisie
2
Voyant que, dans la ville, Plus d'un original Tranche de
l'homme habile Et se dit libéral;
A nos tendres moitiés qui frondent la noblesse
Il crut plaire en donnant un bal
Où chacun pût d'un pas égal
Aller comme à la messe.
3
Un écorcheur d'oreilles, Ci-devant procureur[3]. Croit faire
des merveilles Avec madame Orreur[4].
Sur son piano discord quand l'une nous assomme,
L'autre nous fait grincer des dents,
Le tout pour épargner cinq francs
Au ménage économe.
4
Juges et militaires, Médecins, avocats, Chirurgiens et
notoires, Chacun prend ses ébats.
On entendit pourtant plus d'une grande dame,
Pinçant la lèvre et clignant l'oeil,
Murmurer dans son noble orgueil:
«Voyez! quel amalgame!»
5
Guidant la contredanse, Périgny tout en eau, Croyait par sa
prudence Nous dorer le gâteau.
L'avant-deux n'était pas la chose délicate:
Mais, quand on fut au moulinet,
C'est en vain que le sous-préfet
Cria: «Donnez la patte!…»
6
Quand finit ce supplice, Chaque dame aussitôt Demande sa
pelisse, Sa bonne et son falot,
Et toutes en sortant se disaient dans la rue,
En retroussant leur falbala:
«Jamais on ne me reprendra
En pareille cohue.»
7
La semaine suivante Le punch est préparé, La maîtresse est
brillante, Le salon est ciré.
vint trois invités de chétive encolure.
Dans la ville on disait: «Bravo!
On donne un bal incognito
A la sous-préfecture!»
[1] Village de potiers près de Nohant. [2] Pérnigy. [3] Duteil. [4] Aurore.
Nohant, 8 mars 1829.
Ma chère maman,
Il y a bien longtemps que je veux vous écrire; mais il a fallu que le carême arrivât pour m'en laisser le temps. Jamais à Paris on ne mena une vie plus active et plus dissipée que celle que nous avons passée durant le carnaval: courses à cheval, visites, soirées, dîners, tous les jours ont été pris, et nous avons beaucoup moins habité Nohant que la Châtre et les grands chemins.
Enfin, nous voici rentrés dans un ordre de choses plus paisible, et je commence, pour que la retraite me soit aussi agréable que les plaisirs me l'ont été, par vous demander de vos nouvelles et vous assurer que je voudrais que vous fussiez ici, où vous vous porteriez bien et vous amuseriez, j'en suis sûre. Un peu de mouvement en voiture, la société de personnes gaies et aimables comme celles dont notre intimité est composée vous plairaient, à vous qui n'aimez pas plus que moi la gêne et les obligations. Le coin du feu a aussi ses plaisirs. Hippolyte l'égaye par son caractère facile, égal, toujours bon et content. Nous rions, chantons et dansons comme des fous, et jamais, depuis bien des hivers, je ne me suis si bien portée. Je lui en attribue tout l'honneur.
Avez-vous toujours votre petit compagnon Oscar? Hippolyte m'a dit qu'il était fort gentil, mais assez délicat. Maurice grandit beaucoup et n'est pas non plus très robuste maintenant. C'est l'âge, dit-on, où le tempérament se développe, non sans quelque effort et quelque fatigue. Il est joli comme un ange, et fort bon. Sa soeur est une masse de graisse, blanche et rose, où on ne voit encore ni nez, ni yeux, ni bouche. C'est un enfant superbe, quoique né imperceptible; mais, pour espérer que ce soit une fille, il faut attendre qu'elle ait une figure. Jusqu'ici, elle en a deux aussi rondes et aussi joufflues l'une que l'autre…. Elle a toujours une bonne nourrice, dont elle se trouve fort bien.
Le mois prochain, vous verrez mon mari, qui retournera avec Hippolyte vendre son cheval. De là, nous irons un mois à Bordeaux et un mois à Nérac, chez ma belle-mère, et nous serons de retour ici au mois de juillet. Si vous voulez, à cette époque, tenir votre promesse, et décider Caroline à vous accompagner, nous passerons en famille tout le temps que vous voudrez; car je n'aurai plus d'obligations de toute l'année, et il me faut des obligations pour quitter Nohant, où j'ai pris racine. Nous vous soignerons bien et vous rajeunirez si fort, que vous retournerez à Paris fraîche et encore très dangereuse pour beaucoup de têtes.
Adieu, ma chère maman. Casimir, Hippolyte, mes deux enfants et moi vous embrassons tous bien tendrement. Gare à vous, au milieu d'un pareil conflit! vous aurez bien du bonheur si vous n'êtes pas étouffée par nos caresses, et nos batailles à qui en aura sa part.
Quand-vous me répondrez, aurez-vous la bonté de me donner quelques conseils sur la façon d'une robe de foulard fort belle qu'on m'envoie de Calcutta et que je ferai moyennant que vous me direz où en est la mode et la manière dont je dois tailler les manches? Je crois que maintenant on les fait droit fil et aussi larges en bas qu'en haut. Mais dirigez-moi, car je suis fort en arrière.
Bordeaux, 10 mai 1829.
Hélas! mon estimable ami, que c'est cruel, que c'est effrayant, que c'est épouvantable, je dirai plus, que c'est sciant, de s'éloigner de son endroit et de se voir en si peu de jours transvasé à cent vingt lieues de sa patrie! Si cette douleur est cuisante pour tous les coeurs bien nés, elle est telle pour un coeur berrichon particulièrement, qu'il s'en est fallu de peu que je ne fusse noyée dans un torrent de pleurs, répandues par Pierre[2], Thomas[3], Colette[4], Pataud[5], Marie Guillard[6] et Brave[7]; torrent auquel j'en joignis un autre de larmes abondantes. Que dis-je! un torrent? c'était bien une mer tout entière.
Après avoir embrassé ces inappréciables serviteurs, les uns après les autres, je m'élançai dans la voiture, soutenue par trois personnes, et j'arrivai sans encombre à Châteauroux. Là, nous fûmes singulièrement égayés par la conversation piquante et badine de M. Didion, qui nous fit pour la cinquante-septième fois le récit de la maladie et de la mort de sa femme, sans omettre la plus légère particularité.
A Loches, mon ami, vous croyez peut-être que je me suis amusée à penser que ces tourelles noircies, où ma cuisinière mourrait du spleen, avaient été la résidence d'un roi de France et de sa cour; ou bien que j'ai demandé aux habitants des nouvelles d'Agnès Sorel?… J'avais bien autre chose dans l'esprit. Je songeais, avec recueillement, avec émotion, au passage dans cette ville du respectable et philanthrope M. Blaise Duplomb[8], lequel fut rattrapé par des querdins de zendarmes qui l'attacèrent à la queue de leurs cevaux et… Mais vous savez le reste! Il est trop pénible de revenir sur de si déplorables circonstances.
Enfin, mon estimable ami, la présente est pour vous dire qu'après cinq jours d'une traversée fatigante et dangereuse, à travers des déserts brûlants et des hordes d'anthropophages, après une navigation de cinq minutes sur la Dordogne, pendant laquelle nous avons couru plus de périls et supporté plus de maux que la Pérouse dans toute sa carrière, nous sommes arrivés, frais et dispos, en la ville de Bordeaux, presque aussi belle qu'un des faubourgs de la Châtre, et où je me trouve fort bien; regrettant néanmoins, vous d'abord, mon ami, puis votre tabatière, puis les deux lilas blancs qui sont devant mes fenêtres, et pour lesquels je donnerais tous les édifices que l'on bâtit ici.
… Adieu, mon honorable camarade, soutenons toujours de nos lumières, et de cette immense supériorité que le ciel nous a donnée en partage (à vous et à moi), la cause du bon sens, de la nature, de la justice, sans oublier la morale, la culture libre du tabac et le régime de l'égalité.
Rappellez-moi au souvenir d'Agasta[9]. Quant à vous, frère, je vous donne l'accolade de l'amitié et vous prie de vous souvenir un peu de moi.
Hélas! loin de la patrie, le ciel est d'airain, les pommes de terre sont mal cuites, le café est trop brûlé.
Les rues, c'est de la séparation de pierres; cette rivière, c'est de la séparation d'eau; ces hommes, de la séparation en chair et en os! Voyez Victor Hugo.
[1] Alexis Pouradier-Duteil, avocat à la Châtre, puis président à la
Cour d'appel de Bourges, après avoir occupé les fonctions de
procureur général auprès de cette même cour.
[2] Pierre Moreau, jardinier.
[3] Thomas Aucante, vacher.
[4] Jument de George Sand.
[5] Chien de garde.
[6] Cuisinière.
[7] Chien des Pyrénées.
[8] Propriétaire à la Châtre.
[9] Madame Duteil.
Bordeaux, 4 juin 1829.
Aimable, estimable, respectable et vénérable octogénaire; c'est pour avoir l'avantage de savoir des nouvelles de votre chancelante et précieuse santé que la présente vous est adressée par votre fille soumise et subordonnée. Comment traitez-vous ou plutôt comment vous traite la goutte, le catharre, la crachomanie, la prisomanie, la mouchomanie, en un mot le cortège innombrable des maux qui vous assiègent depuis tantôt quarante-cinq ans que j'ai le bonheur de vous connaître? Fasse le ciel, ô digne vieillard, que vous conserviez le peu de cheveux et les deux ou trois dents qui vous restent, comme vous conserverez, jusqu'à la mort, le sentiment, et le dévouement de tous ceux qui vous entourent!
C'est aussi pour vous dire que nous sommes pour le moment dans la ville de Bordeaux, qui est grande et bien faite, regrettant amèrement que vous n'ayez pu mettre à exécution le projet que vous aviez formé de venir vous y divertir avec nous. Ah! bon père! de combien de soins, de combien de tendresses, de combien de bouteilles de vin de Bordeaux, n'eussions-nous pas entouré votre vieillesse! Certes notre affection et la bonne chère vous eussent rendu cette verdeur de la jeunesse que vous regrettez en vain maintenant. Nous vous eussions procuré de bienfaisantes transpirations en vous faisant manger des artichauts crus; et un sommeil réparateur vous eût doucement bercé jusqu'à une heure de l'après-midi; mais, hélas! où êtes-vous?
Vous imaginez bien, mon cher ami, que nous trottons ici comme des lièvres, que nous flânons comme…? comme vous. Nous allons au spectacle, au café, à la campagne, sur la rivière; nous visitons les collections, les églises, les caveaux, les morts, les vivants: c'est à n'en pas finir. Nous allons voir la mer dans deux ou trois jours. Nous confions nos augustes personnes et notre précieuse existence aux flots capricieux, aux vents impétueux et au savoir chanceux d'un pilote expérimenté. Priez pour nous, saint homme, vieillard austère et séraphique! Si nous périssons dans cette lutte, je vous promets d'aller vous tirer par les pieds. Vous verrez mon ombre pâle, couronnée d'algue verte et sentant la marée à plein nez, errer autour de votre lit et chanter comme une mouette pendant votre sommeil. Alors, pieux cénobite, dites le chapelet à mon intention et répandez de l'eau bénite autour de vous.
Si pourtant, comme je l'espère, une destinée moins poétique me ramène saine et sauve à l'hôtel de France[1], je partirai peu de jours après pour Guillery, où je vous prie de m'adresser votre réponse et celle de ma petite Félicie, à qui je vous prie de remettre en particulier la lettre ci-incluse.
Nous avons ici M. Desgranges[2], que vous connaissez je crois. Plus, l'avocat général[3], qui me charge de vous-dire mille choses affectueuses et obligeantes.
Plus, une douzaine de parents ennuyeux; plus, deux ou trois autres amis fort aimables qui ne nous quittent pas. Le temps vole trop vite au milieu de ces distractions, qui me remontent un peu l'esprit.
Il faudra pourtant reprendre le cours tranquille des heures à Nohant. Ce n'est pas que je m'en inquiète beaucoup: j'ai, comme vous, bon père, un fonds de nonchalance et d'apathie qui me rattache sans effort à la vie sédentaire, et, comme dit Stéphane, animale.
Ah çà, que faites-vous? N'êtes-vous pas un peu fatigué d'affaires et n'aurez-vous pas quelques jours de liberté? Vous savez que vous vous êtes formellement et solennement engagé à venir vous reposer près de nous, dès que vous en trouveriez la possibilité. Je désire vivement que ce temps arrive, et, en attendant, j'ai l'honneur d'être, ô vertueux père de famille, votre fille et amie,
Casimir vous embrasse et vous prie de vous occuper de son affaire, je ne sais laquelle.
[1] A Bordeaux. [2] Armateur bordelais. [3] M. Aurélien de Sèze.
Bordeaux, 11 juin 1829
Dites-moi donc, ma chère petite mère, ce que c'est que cette histoire de naufrage qui m'a frappée dans mon enfance et qui s'est passée, autant qu'il m'en souvient, aux lieux où je suis? Je vous vois encore tout effrayée; je me rappelle mon père se jetant à l'eau pour sauver son sabre, après nous avoir mises en sûreté; puis les jurements des matelots; puis l'eau qui entrait dans l'embarcation.
Veuillez me raconter tout cela, afin que je comprenne ce qui m'est arrivé et que je puisse me vanter d'avoir couru un fameux danger. Ce sera d'autant plus nécessaire à ma gloire, que, dans l'expédition que je viens de faire, je n'ai pas eu la satisfaction de la plus petite tempête.
Vous qui avez été partout, vous connaissez la tour de Cordouan, seule sur un rocher au milieu de la mer, vis-à-vis des côtes de la Saintonge et de la Gascogne. On prétend que c'est un voyage difficile et dangereux; et voyez comme c'est vexant: pour une fois que nous y allons, les vents sont favorables, les flots dociles et les pilotes excellents! Enfin l'humiliation a été complète, aucun de nous n'a eu le mal de mer, et nous sommes revenus aussi sains, aussi gais (je ne dirai pas aussi frais, car nous étions noirs comme des Cafres et rouges comme des Caraïbes), en un mot aussi dispos que si nous eussions fait un tour sur le boulevard de Gand.
Un succès aussi facile me donne une fière envie de faire le tour du monde sur un navire, et d'aller à la Chine comme qui prend une prise de tabac. Ne vous effrayez pourtant pas trop de ce projet, et ne croyez, pas qu'au premier jour vous allez recevoir une lettre de moi datée de Pékin. Pour le moment, je tâcherai de me contenter des pékins qui m'environnent, et, dans un mois au plus, je reverrai Nohant, qui a bien aussi ses Chinois et ses magotes.
Hippolyte me mande que vous avez presque le projet de venir à Nohant cet été. Dieu vous maintienne dans cette bonne idée!
Adieu, chère maman; je vous embrasse; mais non, je n'en suis pas digne, je baise votre pantoufle.
Nohant, 1er août 1829.
Ma chère maman,
Je suis enfin de retour et Hippolyte est près de moi avec sa famille. Sa femme est bien fatiguée; mais j'espère que quelques jours de repos la remettront. J'ai passé chez ma belle-mère quinze jours fort agréables, qui m'ont rétablie à peu près. J'en avais grand besoin, j'étais souffrante jusqu'à perdre patience; malgré cela, je me félicite de mon voyage, et, sauf le dernier mois que j'ai presque entièrement passé dans mon lit, mon séjour à Bordeaux m'a offert beaucoup de plaisirs de mon goût, c'est-à-dire point de monde et beaucoup de courses.
Je n'en ai pas moins eu un plaisir infini à me retrouver chez moi avec tous ceux que j'aime. Il ne nous manque que vous pour être parfaitement heureux.
Nous goûtons dans tout son charme le calme de la vie paisible et retirée; nous n'avons pas d'importuns, pas de faux amis, du moins nous le croyons ainsi. Nos jours s'écoulent comme des heures, et sans que rien pourtant en interrompe l'uniformité. Cette paix profonde est fort du goût de ma belle-soeur. Hippolyte s'en arrange aussi, parce qu'elle lui donne une liberté parfaite, qui est son essence. Il monte beaucoup à cheval. Nous voyons toujours nos anciens amis; mais j'ai retranché tout doucement beaucoup de mes relations. J'étais très fatiguée, je pourrais même dire ennuyée, de voir autant de monde. Une société nombreuse et superficielle n'est pas ce qui me convient, et je crois que vous êtes tout à fait de mon avis, qu'il vaut mieux le coin du feu qu'un panorama de figures toujours nouvelles qui passent sans qu'on ait eu le temps d'apprécier leurs qualités et leurs défauts. Je m'en tiens donc à deux ou trois femmes sur l'amitié desquelles je puis me reposer, ce qui est déjà assez rare. Quant aux hommes, ils n'ont pas des dehors fort brillants; mais ce sont les meilleures gens du monde; vous en avez vu un échantillon: notre ami Duteil, qui n'est pas beau ni élégant, j'en conviens, mais qui a de l'esprit, en revanche, et le caractère le plus aimable et le plus égal.
Vous nous avez promis depuis bien longtemps, ma chère maman, de venir refaire connaissance avec Nohant; vous ne pouvez choisir un meilleur moment pour nous faire ce plaisir, puisque Hippolyte et sa femme y sont déjà et que je n'ai nulle affaire qui me force à le quitter d'ici à plusieurs mois. Si vous vous sentez assez forte pour entreprendre la route, vous nous trouverez toujours heureux de vous soigner et de vous distraire autant qu'il dépendra de nos ressources à cet égard.
Mes enfants se portent bien. Maurice vous embrasse, et nous en faisons tout autant, si vous le permettez. Moi, pour ma part, je réclame pourtant un plus gros baiser que les autres.
Nohant, 2 septembre 1829.
M. Duris-Dufresne [2] m'a fait passer, monsieur, votre réponse aux propositions dont il a bien voulu se charger de ma part auprès de vous. Nous sommes d'accord dès ce moment, et, si mon offre vous convient toujours, je vous attendrai au commencement d'octobre. Le bien que M. Duris-Dufresne nous a dit et de la méthode et du professeur nous donne un vif désir de connaître l'un et l'autre, et nous nous efforcerons de vous rendre agréable le séjour que vous ferez parmi nous.
Si, dans votre méthode, il est quelque préparation préalable qu'il soit à ma portée de donner à mon fils, veuillez me l'indiquer, afin de rendre votre travail plus facile; sinon, je le disposerai toujours à vous montrer de la docilité et de la reconnaissance, et, ce dernier sentiment, ses parents le partageront, n'en doutez pas.
Agréez, monsieur, l'assurance de la considération distinguée avec laquelle j'ai l'honneur de vous saluer.
[1] Jules Boucoiran, précepteur de Maurice, puis ami intime de la
famille. Plus tard, rédacteur en chef du Courrier du Gard.
[2] Duris-Dufresue, député de l'Indre.
Nohant, 1er octobre 1829.
Mon cher Caron,
Je suis bien votre servante. Je vous salue et vous embrasse de tout mon coeur. Maintenant, dites-moi ce que vous avez fait d'une certaine lettre de Félicie que vous m'annoncez et que vous ne m'avez pas envoyée? Tête de linotte! à votre âge! fi! Cherchez sur votre bureau et réparez votre oubli en me la renvoyant bientôt et m'écrivant aussi, pour votre part, une longue lettre.
Permettez-moi de vous donner quelques commissions. Il y a longtemps que je ne vous ai embêté, comme dit Pauline; et ce serait dommage d'en perdre l'habitude. Ayez la bonté de m'acheter trois ou quatre petites boîtes de poudre de corail pour les dents, comme celle que vous m'avez donnée une fois; plus une aune de levantine noire au grand large: c'est pour faire un tablier sans couture. En expliquant l'affaire, vous trouverez cela dans un bon magasin de soieries. Plus, j'ai une guitare chez Puget que je désirerais ravoir (la guitare, s'entend). Veuillez la faire redemander par madame Saint-Agnan, et, s'il n'y a pas de boîte, veuillez la faire emballer et tenir ces choses prêtes chez vous, où M. de Sèze les ira prendre pour me les apporter. Cela lui procurera le plaisir de vous voir, dont il est fort désireux. Il nous a demandé votre adresse.
Remettez-lui aussi le volume de Paul-Louis Courier, et recevez tous mes remerciements.
Périgueux, 30 novembre 1829.
Mon cher Jules,
Comment vont mes enfants? et vous? et tous les miens? Je suis impatiente d'avoir de vos nouvelles et des leurs. Je n'en ai pas encore reçu et je suis bien près de m'en tourmenter.
Vous étiez de retour à Nohant vendredi soir, vous auriez dû m'écrire le lendemain; peut-être demain matin aurai-je une lettre de vous ou de mon frère. J'en ai besoin pour être tout à fait contente; car, à tous autres égards (vous prétendez que c'est mon mot), je suis bien de corps et d'esprit.
Mon voyage a été sinon rapide, du moins heureux. Ma santé est fort bonne et mon coeur assez content. Hâtez-vous donc de me dire que ma famille va bien aussi; mon Maurice surtout, mon méchant drôle, que j'aime pourtant plus que tout au monde, et sans lequel je n'aurais pas de bonheur. Dort-il? mange-t-il? est-il gai? est-il bien? Ne soyez pas trop indulgent pour lui, et, pourtant, le plus que vous pourrez, faites-lui aimer le travail. Je sais bien que ce n'est pas chose aisée. Quand je suis là pour sécher ses pleurs et le voir ensuite dormir dans son berceau, je ne m'en inquiète guère; mais, de loin, ma faiblesse de mère se réveille, et je ne sens plus que de la douleur, en songeant qu'il est peut-être à se lamenter devant son livre. Sotte chose que l'enfance de l'homme, sotte chose que sa vie tout entière!
Enfin, mon cher enfant, faites pour lui ce que vous feriez, ce que vous ferez un jour pour votre propre fils. Suivez son éducation; mais, avant tout, surveillez sa santé. Ayez aussi l'oeil sur ma petite pataude et l'oreille à ses cris. Je vous ai déjà dit tout cela. Je suis rabâcheuse et ennuyeuse comme toutes les vieilles. Vous me le pardonnerez; car vous avez une mère aussi, et, si vous étiez malade chez moi, je vous soignerais comme elle-même. Je vous ai confié mon bien le plus précieux, vous m'avez promis d'en être responsable.
Répondez bien à toutes mes questions, répétez dix fois la même chose sans vous, lasser, et ne laissez pas passer deux jours sans me tenir au courant. Vous me prouverez ainsi que vous avez autant d'amitié pour moi que j'en ai pour vous.
Je pense repartir vers le milieu de la semaine prochaine. Écrivez jusqu'à ce que je vous avertisse. Adieu.
Soignez aussi mon bengali, et dites-moi s'il n'était pas mort de soif quand vous êtes arrivé. Tenez un peu compagnie à ma pauvre Emilie [1], qui s'ennuie souvent. Je sais que vous êtes bon, attentif et obligeant.
Je compte sur vous pour me remplacer en toute chose.
[1] Madame Hippolyte Chatiron, belle soeur de Georges Sand.
Périgueux, 8 décembre 1829.
Mon cher Jules,
J'ai reçu trois lettres de vous. J'ai écrit ce matin à mon frère pour lui recommander de vous donner ma clef tant que vous voudriez. On n'a pas compris que je le recommandais en partant, ou, dans l'agitation de ce moment, je ne me suis peut-être pas bien expliquée. C'était pourtant mon intention, recevez-en mes excuses. Du reste, vous avez eu, j'espère, à votre disposition la clef de la grande bibliothèque vous avez pu lire à votre aise. Si l'on n'a pas fait de feu dans votre chambre, c'est bien votre faute. Il tenait qu'à vous d'en allumer, et vous n'êtes pas si niais, je pense, que d'y mettre de la discrétion.
Recommandez donc bien mon bengali et veillez à ce qu'il soit bien tenu; car, si je le retrouve mal soigné, je ferai un train du diable à André [1]. Faites faire du feu tous les jours dans mon petit réduit, afin qu'en y rentrant, ce qui aura lieu à la fin de la semaine, je ne le trouve pas froid comme glace. Priez aussi mon frère de monter souvent Liska [2].
J'ai commencé par où je voulais finir; mais j'ai bien fait, car les petites choses qu'on remet, on les oublie, et les grandes ne sont pas pressées, vu qu'on ne les oubliera pas. Parlons donc de mes enfants. Ma fille est enrhumée, dites-vous? Si elle l'était trop, faites-lui le soir un lait d'amande, vous avez ce petit talent; mettez y quelques gouttes d'eau de fleurs d'oranger, et une demi-once de sirop de gomme. Maurice lit donc bien? Cela me fait plaisir, c'est pourquoi je lui écris. Je ne peux vous en dire davantage, le temps me presse.
Ma santé se maintient bonne, et, d'ailleurs, je suis en humeur de chanter le Nunc dimittis. Vous ne savez pas, hérétique, ce que cela signifie? Je vous le dirai. Bonsoir. Merci de votre exactitude, merci du fond du coeur. Rien ne m'est si doux que de recevoir des nouvelles de ma chère famille. Soignez toujours mon Maurice.
Adieu; ne m'écrivez plus, je pars incessamment.
[1] Domestique de la maison. [2] Jument de selle de George Sand.
Nohant, 29 décembre 1829
Ma chère petite maman,
Je viens vous souhaiter une bonne santé et tout ce qu'on peut souhaiter de meilleur pour tout le courant de l'année où nous entrons et pour toutes celles de votre vie; faites qu'il venait beaucoup. Pour cela, soignez-vous bien et menez joyeuse vie…
Que faites-vous de mon mari? vous mène-t-il au spectacle? est-il gai? est-il bon enfant? Il nous a mandé qu'il serait de retour cette semaine; mais je doute que ses affaires lui permettent de tenir cet engagement. Profitez de son bras, pendant que vous l'avez, faites-le rire; car il est toujours triste comme un bonnet de nuit quand il est à Paris. Faites-vous promener, si le temps le permet toutefois. Ici, nous sommes sous la neige comme des marmottes. Nous passons notre vie à nous chauffer et à dire des folies. Nous ne faisons rien, et pourtant les journées sont encore trop courtes. Hippolyte est d'une gaieté intarissable; sa femme se porte assez bien ici, et nos enfants nous occupent beaucoup. Ils lisent parfaitement. Hippolyte est maître d'écriture; moi, je suis maîtresse de musique.
Ma fille n'est pas tout à fait aussi avancée; mais elle commence à parler anglais et à marcher. Elle a une bonne qui lui parle espagnol et anglais. Si cela pouvait continuer, elle apprendrait plusieurs langues sans s'en apercevoir. Mais je ne suis pas très contente de mademoiselle Pépita (c'est ainsi que se nomme l'héroïne), et je ne sais si je la garderai longtemps. Elle est sale et paresseuse comme une véritable Castillane. Ma petite Solange est pourtant bien fraîche et bien portante. Elle sera, je crois, très jolie; elle ressemble, dit-on, à Maurice; elle a de plus que lui une peau blanche comme la neige. On ne peut pas trouver, par le temps qui court, une comparaison plus palpable.
Adieu, chère petite maman; j'ai les doigts tout gelés. Je vous embrasse tendrement et laisse la place à Hippolyte.
1er février 1830
Ma chère maman,
Si je n'avais reçu de vos nouvelles par mon marï et par mon frère, qui vient d'arriver, je serais inquiète de votre santé; car il y a bien longtemps que vous ne m'avez écrit. Depuis plusieurs jours, je me disposais à vous en gronder. J'en ai été empêchée par de vives alarmes sur la santé de Maurice.
J'ai été bien malheureuse pendant quelques jours. Heureusement les soins assidus, les sangsues, les cataplasmes out adouci cette crise. Il a même été plus promptement rétabli que je n'osais l'espérer. Il va bien maintenant et reprend ses leçons, qui sont pour moi une grande occupation. Il me reste à peine quelques heures par jour pour faire un peu d'exercice et jouer avec ma petite Solange, qui est belle comme un ange, blanche comme un cygne et douce comme un agneau. Elle avait une bonne étrangère qui lui eût été fort utile pour apprendre les langues, mais qui était un si pitoyable sujet sous tous les rapports, que, après bien des indulgences mal placées, j'ai fini par la mettre à la porte, ce matin, pour avoir mené Maurice (à peine sorti de son lit à la suite de cette affreuse indigestion) dans le village, se bourrer de pain chaud et de vin du cru.
J'ai confié Solange aux soins de la femme d'André, que j'ai depuis deux ans. Je vous envoie le portrait de Maurice, que j'ai essayé le soir même où il est tombé malade. Je n'ose pas vous dire qu'il ressemble beaucoup; j'ai eu peu de temps pour le regarder, parce qu'il s'endormait sur sa chaise. Je croyais seulement au besoin de sommeil après avoir joué, tandis que c'était le mal de tête et la fièvre qui s'emparaient de lui. Depuis, je n'ai pas osé le faire poser, dans la crainte de le fatiguer.
J'ai cherché autant que possible, en retouchant mon ébauche, de me pénétrer de sa physionomie espiègle et décidée. Je crois que l'expression y est bien; seulement le portrait le peint plus âgé d'un an ou deux. La distance des narines à l'oeil est un peu exagérée, et la bouche n'est pas assez froncée dans le genre de la mienne. En vous représentant les traits de cette figure un peu plus rapprochés, de très longs cils que le dessin ne peut pas bien rendre et qui donnent au regard beaucoup d'agrément, de très vives couleurs rosés avec un teint demi-brun, demi-clair, les prunelles d'un noir orangé, c'est-à-dire d'un moins beau noir que les vôtres, mais presque aussi grandes; enfin, en faisant un effort d'imagination, vous pourrez prendre une idée de sa petite mine, qui sera, je crois, par la suite, plutôt belle que jolie.
La taille est sans défauts: svelte, droite comme un palmier, souple et gracieuse; les pieds et les mains sont très petits; le caractère est un peu emporté, un peu volontaire, un peu têtu. Cependant le coeur est excellent, et l'intelligence très susceptible de développement. Il lit très bien et commence à écrire; il commence aussi la musique, l'orthographe et la géographie; cette dernière, étude est pour lui un plaisir.
Voilà bien des bavardages de mère; mais vous ne m'en ferez pas de reproches, vous savez ce que c'est. Pour moi, je n'ai pas autre chose dans l'esprit que mes leçons, et j'y sacrifie mes anciens plaisirs. Voici le moment où tous mes soins deviennent nécessaires. L'éducation d'un garçon n'est pas une chose à négliger. Je m'applaudis plus que jamais d'être forcée de vivre à la campagne, où je puis me livrer entièrement à l'instruction.
Je n'ai aucun regret aux plaisirs de Paris; j'aime bien le spectacle et les coursés quand j'y suis; mais heureusement je sais aussi n'y pas penser quand je n'y suis pas et quand je ne peux pas y aller. Il y a une chose sur laquelle je ne prends pas aussi facilement mon parti: c'est d'être éloignée de vous, à qui je serais si heureuse de présenter mes enfants, et que je voudrais pouvoir entourer de soins et de bonheur. Vous m'affligez vivement en me refusant sans cesse le moyen de m'acquitter d'un devoir qui me serait si doux à remplir. Moi-même, j'ose à peine vous presser, dans la crainte de ne pouvoir vous offrir ici les plaisirs que vous trouvez à Paris, et que la campagne ne peut fournir. Je suis pourtant bien sûre intérieurement que, si la tendresse et les attentions suffisaient pour vous rendre la vie agréable, vous goûteriez celle que je voudrais vous créer ici.
Adieu, ma chère maman; nous vous embrassons tous, les grands comme les petits. Écrivez-moi donc! ce n'est pas assez pour moi d'apprendre que vous vous portez bien, je veux encore que vous me le disiez et que vous me donniez une bénédiction.
Nohant, février 1830.
Ma chère petite maman,
J'ai reçu votre lettre depuis quelques jours, et j'y aurais répondu tout de suite, sans un nouveau dérangement de santé qui m'a mis assez bas. Il faudra que je songe sérieusement à me mettre en état de grâce; chose qu'on fait toujours le plus tard qu'on peut, et si tard, que j'ai de la peine à croire que cela serve à quelque chose.
«Voilà, direz-vous, de beaux sentiments!» Vous savez que je plaisante, et qu'en état de santé ou de maladie, je suis toujours la même, quant au moral; ma gaieté n'en est même pas altérée. Je prends le temps comme il vient, comptant sur l'avenir, sur mes forces physiques, sur la bonne envie que j'ai de vivre longtemps pour vous aimer et vous soigner.
Heureusement vous êtes toujours jeune et vous pouvez encore mener longtemps la vie de garçon; mais un jour viendra, madame ma chère mère, où vous n'aurez plus de si beaux yeux, ni de si bonnes dents; il faudra bien alors que vous reveniez à nous. C'est là que je vous attends, au coin du feu de Nohant, enveloppée de bonnes couvertures et enseignant à lire aux enfants de Maurice et à ceux de Solange; moi-même, je ne serai plus alors très allante, et, si ma pauvre santé détraquée me mène jusque-là, je ne serai pas fâchée d'accaparer l'autre chenet; c'est alors que nous raconterons de belles histoires qui n'en finiront pas et nous endormiront alternativement. Je serai, moi, beaucoup plus vieille que mon âge; car déjà, avec une dose de sciatique et de douleurs comme celles qui me pèsent sur les épaules, je gagerais que vous êtes plus jeune que moi.
Ainsi donc, chère mère, comptez que nous vieillirons ensemble et que nous serons juste au même point. Puissions-nous finir de même et nous en aller de compagnie là-bas, le même jour!
Adieu, chère maman; je laisse la plume à Hippolyte; je ne puis pas écrire sans me fatiguer beaucoup. Mon étourdi se charge de vous raconter nos amusements.
Nohant, 1er mars 1830.
Mon cher enfant,
Il me semblait que vous nous aviez oubliés. Je suis bien aise de m'être trompée. Vous seriez fort ingrat, si vous ne répondiez pas à l'amitié sincère que je vous ai témoignée et que vous m'avez paru mériter. Je crois que vous y répondez en effet, puisque vous me le dites, et je suis sensible à la manière simple et affectueuse dont vous exprimez votre affection.
Vous vous applaudissez d'avoir trouvé une amie en moi. C'est bon et rare, les amis! Si vous ne changez point, si vous restez toujours ce que je vous ai vu ici, c'est-à-dire honnête, doux, sincère, aimant votre excellente mère, respectant la vieillesse et ne vous faisant pas un amusement de la railler, comme il est aujourd'hui de mode de le faire; si vous demeurez, enfin, toujours étranger aux erreurs que vous m'avez vue détester et combattre chez mes plus proches amis, vous pouvez compter sur cette amitié toute maternelle que je vous ai promise.
Mais je vous avertis que j'exigerai plus de vous que des autres. Il en est beaucoup dont la mauvaise éducation, l'abandon dans la vie ou le caractère ardent sont l'excuse. Avec de bons principes, un naturel paisible, une bonne mère, si l'on se laisse corrompre, on ne mérite aucune indulgence. Je connais vos qualités et vos défauts mieux que vous ne les connaissez. A votre âge, on ne se connaît pas. On n'a pas assez d'années derrière soi pour savoir ce que c'est que le passé et pour juger une partie de la vie. On ne pense qu'à l'autre qu'on a devant soi, et on la voit bien différente de ce quelle sera!
Je vais vous dire ce que vous êtes. D'abord l'apathie domine chez vous. Vous êtes d'une constitution nonchalante. Vous avez des moyens, vos études ont été bonnes. Je crois que vous auriez un jour une tête «carrée», comme disait Napoléon, un esprit positif et une instruction solide, si vous n'étiez pas paresseux. Mais vous l'êtes. En second lieu, vous n'avez pas le caractère assez bienveillant en général, et vous l'avez trop quelquefois. Vous êtes taciturne à l'excès, ou confiant avec étourderie. Il faudrait chercher un milieu.
Remarquez que ces reproches ne s'adressent point à mon fils, à celui que je faisais lire et causer dans mon cabinet, et qui, avec moi, était toujours raisonnable et excellent. Je parle de Jules Boucoiran, que les autres jugent, dont ils peuvent avoir à se louer ou à se plaindre. Désirant que tous ceux que vous rencontrerez se fassent une idée juste de vous, et voulant vous apprendre à vivre bien avec tous, je dois vous montrer les inconvénients de cet abandon avec lequel vous vous livrez à la sensation du moment: tantôt l'ennui, tantôt l'épanchement.
Vous n'aimez point la solitude. Pour échapper à une société qui vous déplaît, vous en prenez une pire. J'ai su que, pendant mon absence, vous passiez toutes vos soirées à la cuisine, et je vous désapprouve beaucoup.
Vous savez si je suis orgueilleuse et si je traite mes gens d'une façon hautaine. Élevée avec eux, habituée pendant quinze ans à les regarder comme des camarades, à les tutoyer, à jouer avec eux comme fait aujourd'hui Maurice avec Thomas[1], je me laisse encore souvent gronder et gouverner par eux. Je ne les traite pas comme des domestiques. Un de mes amis remarquait avec raison que ce n'étaient pas des valets, mais bien une classe de gens à part qui s'étaient engagés par goût à faire aller ma maison, en vivant aussi libres, aussi chez eux que moi-même.
Vous savez encore que je m'assieds quelquefois au fond de ma cuisine, en regardant rôtir le poulet du dîner et en donnant audience à mes coquins et à mes mendiants. Mais je ne demeurerais point un quart d'heure avec eux lorsqu'ils sont rassemblés, pour y passer le temps à écouter leur conversation. Elle m'ennuierait et me dégoûterait; parce que leur éducation est différente de la mienne; je les gênerais en même temps que je me trouverais déplacée. Or vous êtes élevé comme moi et non comme eux. Vous ne devez donc pas être avec eux comme un égal. J'insiste sur ce reproche, auquel je n'aurais pas pensé, s'il ne m'était revenu quelque chose de semblable d'une manière indirecte, par l'effet du hasard.
Hippolyte se trouvant en patache avec un homme employé chez le général Bertrand, je ne sais plus si c'est comme ouvrier, comme domestique ou comme fermier, celui-ci bavarda beaucoup, parla de la famille Bertrand, de monsieur, de madame, des enfants, etc, etc., et enfin de M. Jules. «C'est un bon, enfant, dit-il, et bien savant; mais c'est jeune, ça ne sait pas tenir son rang. Ça joue aux cartes ou aux dames avec le chasseur du général. Nous autres gens du commun, nous n'aimons pas ça; si nous étions élevés en messieurs, nous nous conduirions en messieurs.»
Hippolyte me raconta cette conversation, qu'il regardait comme un propos sans fondement; mais je me rappelai diverses circonstances qui me le firent trouver vraisemblable; entre autres, votre brouillerie avec la famille du portier, brouillerie qui n'aurait jamais dû avoir lieu, parce que vous n'auriez jamais dû faire votre société de gens sans éducation.
Je le répète, l'éducation établit entre les hommes la seule véritable distinction. Je n'en comprends pas d'autre; celle-là me semble irrécusable. Celle que vous avez reçue vous impose l'obligation de vivre avec les personnes qui sont dans la même position, et de n'avoir pour les autres que de la douceur, de la bienveillance, de l'obligeance. De l'intimité et de la confiance, jamais; à moins de circonstances particulières qui n'existent point par rapport à vous avec mes gens, ou avec ceux du général Bertrand. Voilà encore ce qui me fait dire que vous êtes paresseux.
Quand vos élèves sont couchés, au lieu d'aller niaiser avec des gens qui ne parlent pas le même français que vous, il faudrait prendre un livre, orner votre esprit des connaissances qui lui manquent encore. Si votre cerveau est fatigué des impatiences et des fadeurs de la leçon (je conviens que rien n'est plus ennuyeux), prenez un ouvrage de littérature. Il y en a tant que vous ne connaissez pas, ou que vous connaissez mal! J'aimerais encore mieux que vous fissiez seul de méchants vers que d'aller entendre de la prose d'antichambre.
Vous voyez que j'use fort de la liberté que vous m'avez donnée de vous gronder. Au fait, si vous le preniez mal, vous seriez un sot; car je ne fais que remplir mon devoir de mère; il faut vous aimer et vous estimer beaucoup pour se charger de vous faire la morale si rudement.
Le 13 mars.
Il y a tantôt quinze jours que je vous écrivis le barbouillage précédent. Depuis, il ne m'a pas été possible de le reprendre; c'est à grand'peine que je m'y remets aujourd'hui. J'ai attrapé une sorte de refroidissement qui m'a fort maltraité les yeux. Je serai fort à plaindre si j'en suis réduite à me chauffer les pieds sans m'occuper; c'est triste de n'y pas voir, de ne pouvoir regarder la couleur du ciel et le visage de ses enfants. Priez pour que cela ne m'arrive.
En attendant, je souffre beaucoup et ne puis vous dire qu'un mot: c'est que vous ne vous fâcherez pas j'espère, de tout ce qui précède, un peu sévèrement dit. N'y cherchez qu'une nouvelle preuve de mon amitié pour vous.
Vous viendrez nous voir quand vous aurez fini avec la maison Bertrand. Vous trouverez Maurice et Léontine lisant très bien, écrivant très mal, faisant du reste assez de progrès pour les petites choses que je leur enseigne peu à peu. Soulat[2] lit mal et écrit bien. Il oublie les principes que vous lui avez donnés, quoique nous le fassions lire tous les jours.
Vous m'aviez proposé de me laisser des tableaux pour les leur remettre sous les yeux, ce qui souvent est nécessaire. Vous l'avez ensuite oublié. Je me rappelle assez bien l'arrangement des principales règles. Mais j'ai les yeux et la tête si malades, que vous me rendrez service en me les faisant passer.
Adieu, mon cher Jules; donnez-moi toujours de vos nouvelles. Tout le monde ici vous fait amitié.
Maurice vous embrasse.
[1] Thomas Aucante, vacher de la ferme de Nohant.
[2] Jacques Soulat, ancien grenadier de la garde impériale, paysan
dans le village de Nohant.