Nohant, 22 mars 1830.
Je suis fort contente de votre lettre, mon cher enfant. Avant tout, je veux vous dire de venir me voir avant de retourner à Paris. Il faut même vous arranger de manière à passer quelque temps chez nous. Les enfants écrivent assez bien pour que vous leur appliquiez la méthode d'orthographe dont vous m'avez parlé. Ne le voulez-vous pas? Vous savez le plaisir que vous me ferez en acceptant ma proposition.
Vous convenez de trop bonne grâce de tous vos torts, je ne puis vous gronder bien haut. Mais un défaut qu'on avoue n'est qu'à moitié corrigé. Il faut mettre la main à l'oeuvre et s'en débarrasser au plus tôt. Dans votre autre lettre, vous doutiez de ma patience.
Vous ne vous trompez guère. J'en ai une inépuisable pour certaines contrariétés et pour les douleurs physiques; mais, en ce qui concerne Maurice, je n'en ai pas du tout. Ce serait pourtant bien le cas ou jamais d'en avoir. Je prends tellement à coeur ses progrès, que je me désespère promptement, et j'ai bien tort. Je disais aussi, comme vous, que cela tient à ma constitution, au climat, à la digestion, etc. Pourtant, ce serait une pauvre défaite, puisqu'il est beaucoup d'occasions où je réussis à dompter l'emportement de mon caractère. Ce qu'on a pu une fois, on le peut plus d'une fois, et l'habitude le fait pouvoir presque toujours. J'espère en venir là pour mes impatiences, de même que vous avec votre apathie. La douceur m'est nécessaire pour faire quelque chose de mon fils; un stimulant vous l'est aussi pour faire quelque chose de vous-même. L'éducation de Maurice commence, la vôtre n'est pas finie. Si vous y consentez, je vous donnerai votre tâche quand vous serez ici, et je vous autorise à vous moquer de moi quand vous me verrez en colère. Mais déjà je me suis beaucoup amendée.
Le second paragraphe de votre réponse n'est pas clair. Vous me promettez de me l'expliquer dans un an; à la bonne heure!
Le troisième est un raisonnement si l'on veut. Il vous suffira de le relire pour voir comme il est solide. Vous dites: «Je suis franc, parce que je laisse voir aux gens qu'ils me déplaisent. J'abhorre la dissimulation, et je serais hypocrite, si j'agissais autrement.» Voilà qui est bien d'une tête de vingt ans! croyez-vous, mon enfant, que je sois perfide et menteuse? croyez-vous que je n'aie pas bien des fois en ma vie ressenti des mouvements d'éloignement et d'indignation envers certaines gens? Sans doute cela m'est arrivé; mais, avant de le leur témoigner, j'ai réfléchi.
Je me suis demandé sur quoi étaient fondées mes aversions, et j'ai presque toujours reconnu que l'amour-propre m'exagérait la différence entre moi et ces gens-là, la supériorité usurpée sur eux. Je ne parle pas des assassins et des voleurs que j'ai eu l'honneur de fréquenter. Je les mets à part. Ils ont bien des motifs d'excuse et de compassion inutiles à dire ici. Je vous permets bien, du reste, de les considérer avec horreur, pourvu que cette indignation ne vous rende pas inflexible et inhumain envers ces hommes dégradés, qu'on doit encore secourir, pour les empêcher de se dégrader de plus en plus. Il n'est question ici que de ces travers, de ces vices même qu'on rencontre dans la société, dans toutes les sociétés, avec cette seule différence qu'ils sont plus ou moins voilés.
Eh bien, si vous étiez un peu moins jeune, si vous aviez plus d'habitude de rencontrer de ces gens à chaque pas (c'est là en quoi consiste ce qu'on appelle expérience), si vous aviez examiné tout en les jugeant, vous seriez beaucoup moins sévère pour eux, sans cesser d'être rigidement vertueux pour vous-même.
Considérez que vous avez vingt ans, que la plupart des gens dont les travers vous choquent ont vécu trois ou quatre fois votre âge, ont passé par mille épreuves dont vous ne savez pas encore comment vous sortiriez, ont manqué peut-être de tous les moyens de salut, de tous les exemples, de tous les secours qui pouvaient les ramener ou les préserver. Que savez-vous si vous n'eussiez pas fait pis à leur place, et voyez ce qu'est l'homme livré à lui-même?
Observez-vous avec sévérité, avec attention, pendant une journée seulement! Vous verrez combien de mouvements de vanité misérable, d'orgueil rude et fou, d'injuste égoïsme, de lâche envie, de stupide présomption, sont inhérents à notre abjecte nature! combien les bonnes inspirations sont rares! comme les mauvaises sont rapides et habituelles! C'est cette habitude qui nous empêche de les apercevoir, et, pour ne pas nous y être livrés, nous croyons ne les avoir pas ressentis. Demandez-vous ensuite d'où vous vient le pouvoir de les réprimer; pouvoir qui vous est devenu une habitude et dont le combat n'est plus sensible que dans les grandes occasions. «C'est ma conscience, direz-vous. Ce sont mes principes.»
Croyez-vous que ces principes vous fussent venus d'eux-mêmes sans les soins que votre mère et tous ceux qui ont travaillé à votre éducation ont pris à vous les inculquer? Et maintenant vous oubliez que ce sont eux qu'il faut bénir et glorifier, et non pas vous, qui êtes un ouvrage sorti de leurs mains! Ayez donc plutôt compassion de ceux à qui le secours a été refusé et qui, livrés à leur propre impulsion, se sont fourvoyés sans savoir où ils allaient. Ne les recherchez pas; car leur société est toujours déplaisante et peut-être dangereuse à votre âge; mais ne les haïssez pas. Vous verrez, en y réfléchissant, que la bienveillance, qu'on appelle communément amabilité, consiste non pas à tromper les hommes, mais à leur pardonner.
Je ne vous dirai rien sur le reste de votre lettre. Je vous ai dit tout ce que j'en pensais la première foi. Vous convenez que vous avez tort et vous me promettez de changer cette bienveillance outrée en une douceur plus noble, dont on sentira le prix davantage. Je vois des éléments très bons en vous; mais le raisonnement est souvent faux. C'est un grand mal de s'encourager soi-même à se tromper.
Adieu, mon cher enfant. Je vous attends, venez le plus tôt que vous pourrez. Mes yeux vont mieux. Les enfants et moi vous embrassons affectueusement. Comptez toujours sur votre vieille amie.
Nohant, 19 avril 1830.
Ma chère maman,
J'ai été empêchée de vous écrire par une ophthalmie qui m'a fait beaucoup souffrir pendant plus d'un mois et dont je ne suis pas tout à fait débarrassée, j'ai encore les yeux malades et fatigués le soir. Néanmoins, je suis assez bien pour mettre à exécution un projet dont je n'ai pas voulu vous faire part avant qu'il fût tout à fait arrêté. Je vais aller passer quelques jours auprès de vous, et, de plus, je vous mène Maurice, afin que vous fassiez connaissance avec lui. Il en meurt d'envie et me fait mille questions sur votre compte.
Je profite d'une occasion agréable et commode pour le voyage: le sous-préfet et sa femme[1] vont aussi prendre l'air de Paris et m'offrent place dans leur calèche. Une fois près de vous, j'espère bien vous décider à revenir avec moi; vous n'aurez plus de défaites à me donner; nous ferons le voyage aussi long que vous voudrez. Nous nous arrêterons pour vous laisser reposer où il vous plaira; enfin, je vous soignerai si bien en route, que vous ne vous apercevrez pas de la fatigue. Mais c'est de quoi nous aurons le loisir de parler ensemble la semaine prochaine, c'est-à-dire le 30 de ce mois ou le 1'er mai.
Dites à l'ami Pierret de s'apprêter à gâter Maurice, comme il m'a gâtée jadis; ce qui ne nous rajeunit ni les uns ni les autres. Si j'avais été seule, je vous aurais priée de me donner un lit de sangle au pied du vôtre; mais Maurice est un camarade de lit assez désagréable; d'ailleurs, Hippolyte désire que je donne un coup d'oeil à sa maison[2]. J'occuperai donc son appartement; ce qui ne m'empêchera pas de vous voir tous les jours et de vous mener promener.
J'espère bien vous redonner des jambes. Je me rappelle qu'à mon dernier voyage, je vous ai été enlever, un jour que vous étiez malade, et que j'ai réussi à vous égayer et à vous guérir. Je compte encore livrer l'assaut à votre paresse et vous rendre plus jeune que moi. Ce ne sera pas beaucoup dire quant au physique; car je suis un peu dans les pommes cuites, comme vous verrez; mais le moral ne vieillit pas autant et je suis encore assez folle quand je me mêle de l'être.
Adieu, ma chère maman; bientôt je vous dirai bonjour. Je suis heureuse d'avance. Faites que je vous trouve bien portante; car, malgré mon empressement à vous soigner, j'aime mieux que vous n'en ayez pas besoin. Je vous embrasse mille fois.
Émilie, Casimir, Hippolyte et nous tous vous embrassons tendrement.
[1] M. et madame de Périgny [2] Rue de Seine, 31.
Nohant, 20 juillet 1830.
Mon cher enfant,
Où êtes-vous? Je vous écris à tout hasard à Paris. Vous m'aviez promis de venir me voir aussitôt votre retour dans le pays, et je ne vous vois point arriver. Dernièrement madame Saint-Agnan me mandait qu'elle vous voyait souvent. Pourquoi ne m'écrivez-vous pas? Je sais que vous vous portez bien, que vous avez conservé l'habitude de cette gaieté bruyante que je vous connais. Mais ce n'est pas assez; je veux que vous bavardiez un peu avec moi et me racontiez ce que vous faites et ne faites pas.
Moi, je ne vous dirai rien de curieux. Vous savez comment on vit à Nohant; le mardi ressemble au mercredi, le mercredi au jeudi, ainsi de suite. L'hiver et l'été apportent seuls quelque diversion à cet état de stagnation permanente. Nous avons le sentiment ou, si vous aimez mieux, la sensation du froid et du chaud pour nous avertir que le temps marche et que la vie coule comme l'eau. C'est un cours tranquille, celui qui me mène et je ne demande pas à rouler plus vite. Mais vous, dans ce grand et fatigant Paris, comment prenez-vous le fardeau de l'existence? Ah! il est lourd à porter par un temps chaud, avec de longues courses à faire. Je m'y suis amusé ou amusée (comme votre sublime exactitude grammaticale l'entendra). Mais je suis bien aise d'être de retour. Arrangez cela comme vous voudrez.
J'en conclus que je me trouve bien partout, grâce à ma haute philosophie, ou à ma profonde nullité. Vous aimiez assez notre vie paisible, vous êtes né pour cela, et vous avez une tournure faite exprès pour le grand canapé somnifère de mon silencieux salon. Ne viendrez-vous pas bientôt y lire les journaux ou vous y enfoncer dans une léthargie demi-méditative, demi-ronflante?
Il me tarde de vous embrasser, mon cher enfant, de vous morigéner par-ci par-là, avec toute l'autorité que mon âge vénérable et mon caractère grave me donnent sur votre folâtre jeunesse. En attendant, écrivez-moi, ou nous nous fâcherons.
Bonsoir, mon cher fils; je suis toujours à moitié aveugle: c'est pour qu'il ne me manque aucune des infirmités dont l'imbécillité se compose.
Cela ne m'empêche pas de vous aimer tendrement. Quand vous viendrez, demandez, je vous prie, à madame Saint-Agnan si elle n'a rien à m'envoyer de chez Gondel[1]. Achetez-moi aussi quelques cahiers de papier pareil à celui de cette lettre. Quand je dis quelques, c'est-à-dire une vingtaine. Je vous dois beaucoup de choses. Il me tarde de m'acquitter envers vous. Mais ce que je ne vous rembourserai qu'en amitié, c'est l'infatigable obligeance que vous avez eue pour moi à Paris et à laquelle je sais être sensible, quoique bourrue.
Maurice vous embrasse; il lit bien, mais n'écrit pas assez couramment pour commencer l'orthographe; d'ailleurs, je n'ai encore examiné qu'imparfaitement votre méthode. Je veux m'en pénétrer un peu plus, avant de la mettre en pratique, et votre secours ne me sera pas inutile.
[1] Gondel, marchand.
La Châtre, 31 juillet 1830, onze heures du soir.
Oui, oui, mon enfant, écrivez-moi. Je vous remercie d'avoir pensé à moi au milieu de ces horreurs. O mon Dieu, que de sang! que de larmes!
Votre lettre du 28 ne m'est arrivée qu'aujourd'hui 31. Nous attendions des nouvelles avec une anxiété! Cependant, nous savions à peu près tout ce qu'elle contient par mille voies diverses, et les versions diffèrent peu les unes des autres. Mais rien d'officiel! Nous espérons que ce sera demain; car nous avons besoin de cela pour coopérer aussi de tous nos faibles moyens au grand oeuvre de la rénovation. Ah Dieu! l'emporterons nous? Le sang de toutes ces victimes profitera-t-il à leurs femmes et à leurs enfants!
Votre lettre a été lue par toute la ville; car on est avide de détails et chacun fournit son contigent; écrivez donc, songez qu'on s'arrachera les nouvelles et ne me parlez que des affaires publiques. Mon pauvre enfant, en dépit de la fusillade et des barricades, vous avez réussi à m'informer de ce qui se passait. Croyez-le bien, parmi tous ceux pour qui je frémis, vous n'êtes pas un de ceux qui m'intéressent le moins. Ne vous exposez pas, à moins que ce ne soit pour sauver un ami; alors je vous dirais ce que je dirais à mon propre fils: «Faites-vous tuer plutôt que de l'abandonner.» Au nom du ciel, si vous pouvez circuler sans danger, informez-vous du sort de ceux qui me sont chers.
Les Saint-Agnan n'ont-ils pas souffert? Le père était de la garde nationale. On en est à se dire: «Un tel est-il mort?» Il y a trois jours, la mort d'un ami nous eût glacés; aujourd'hui, nous en apprendrons vingt dans un seul jour peut-être, et nous ne pourrons les pleurer. Dans de tels moments, la fièvre est dans le sang, et le coeur est trop oppressé pour se livrer à la sensibilité.
Je me sens une énergie que je ne croyais pas avoir. L'âme se développe avec les événements. On me prédirait que j'aurai demain la tête cassée, je dormirais quand même cette nuit; mais on saigne pour les autres. Ah! que j'envie votre sort! Vous n'avez pas d'enfant! Vous êtes seul; moi, je veille comme une louve veille sur ses petits. S'ils étaient menacés, je me ferais mettre en pièces.
Mais que voulais-je vous dire? Mes pensées se ressentent du désordre général. Courez à l'hôtel d'Elboeuf, place du Carrousel. Il est pillé, dévasté sans doute. Sachez si ma tante, madame Maréchal, et sa famille out échappé aux désastres de ces journées de meurtre. Mon oncle était inspecteur de la maison du roi. Je me flatte qu'il était absent. Mais sa femme et sa fille, seules au centre de la tempête! Son gendre est brigadier aux gardes du corps; est-il mort? S'il ne l'est pas, vivra-t-il demain? Je n'ai pas le courage de leur écrire. D'ailleurs, où sont-ils? Et puis peuvent-ils songer, s'ils out été maltraités, comme je le crains, à donner de leurs nouvelles? Mais vous, mon enfant, qui êtes actif, bon et dévoué à vos amis, vous pouvez peut-être me tirer de cette horrible inquiétude. Faites-le si le combat a cessé, comme on le dit. Hélas! ne recommencera-t-il pas bientôt?
Que je vous dise ce qui se passe chez nous. Notre ville est la seule qui se montre vraiment énergique. Qui l'aurait cru? elle seule marche. Châteauroux est moins déterminée. Issoudun ne l'est pas du tout; néanmoins, les gardes nationales s'organisent, et, si l'autorité (l'autorité renversée) lutte encore, nous résisterons bien. Dans ce moment, la gendarmerie est la seule force qu'on ait à nous opposer; c'est si peu de chose contre la masse, qu'elle se tient prudemment en repos. Nous n'avons qu'un danger à courir, celui d'être assaillis par un régiment détaché de Bourges pour nous soumettre. Alors on se battra.
Les deux hommes d'ici sont des plus décidés. Casimir est nommé lieutenant de la garde nationale, et cent vingt hommes sont déjà inscrits. Nous attendons avec impatience la direction que nous donnera le gouvernement provisoire. J'ai peur, mais je n'en dis rien; car ce n'est pas pour moi que j'ai peur. En attendant, on se réunit, on s'excite mutuellement.
Et vous, que ferez-vous? La famille Bertrand viendra-t-elle ici bientôt? L'accompagnez-vous toujours? Je désire bien vous revoir.
Parlez-moi de notre député; est-il arrivé sans événement? Nous l'avons vu partir au plus rude moment et nous frémissions de ce qui pouvait lui arriver. Nous espérons maintenant qu'il a pu entrer sans danger, mais nous sommes impatients d'en avoir la certitude. Tâchez de le voir, et priez-le, s'il a un instant de loisir, de me donner de ses nouvelles. Il est notre héros, et, comme notre attachement est son unique salaire, il ne peut pas refuser celui-là.
Adieu, mon cher enfant. Où sont nos paisibles lectures et nos jours de repos? Quand reviendront-ils? La guerre n'est pas mon élément; mais, pour vivre ici-bas, il faut-être amphibie. S'il ne fallait que mon sang et mon bien pour servir la liberté! Je ne puis pas consentir à voir verser celui des autres, et nous nageons dans celui des autres! Vous êtes heureux d'être homme; chez vous, la colère fait diversion à la douleur. Merci encore une fois de votre lettre.
Ne vous lassez pas de nous donner des détails. Je ne crois pas qu'il ait pu rien arriver à ma mère; mais la pauvre femme a dû avoir bien peur. Voyez-la, je vous en prie; elle demeure près de vous, boulevard Poissonnière, n^o 6. Ne vous étonnez pas si son accueil est singulier; elle a l'étrange manie de prendre tous les gens qu'elle ne connaît pas pour des voleurs. Criez-lui en entrant que vous venez de ma part savoir de ses nouvelles, et, si elle vous reçoit froidement, ne vous en inquiétez pas. Je vous saurai gré de ce nouveau service. Adieu.
7 septembre 1830.
J'aurais répondu plus tôt à votre lettre, ma chère petite mère, si je n'eusse été fort malade. On a craint pour moi une fièvre cérébrale, et, pendant quarante-huit heures, j'ai été je ne sais où. Mon corps était bien au lit sous l'apparence du sommeil, mais mon âme galopait dans je ne sais quelle planète. Pour parler tout simplement, je n'y étais plus et je ne me sentais plus.
Casimir est fort sensible à vos reproches; il assure qu'il ne les mérite pas. On lui a dit chez ma tante que vous étiez partie. Il en était si convaincu, qu'il me l'a dit en arrivant ici. Il n'a point été s'en assurer par lui-même; il regardait cela comme une course inutile, dans la certitude où il était de ne point vous rencontrer. Il était tellement pressé, tellement occupé d'affaires politiques et de commissions dont la ville de la Châtre l'avait chargé pour les Chambres, qu'il regardait, avec raison, son temps comme fort précieux. Forcé de revenir au bout de huit jours, ce n'est pas sans peine qu'il a rempli si vite sa mission. Ce que je ne conçois pas, c'est qu'on l'ait induit en erreur, lorsque, d'après ce que vous me dites, on savait que vous étiez encore à Paris. J'ai des lettres de lui datées de cette époque dans lesquelles il me dit positivement: «Ta mère est partie pour Charleville, c'est pourquoi je n'ai pu la voir.»
Casimir est incapable d'un mensonge et il ne peut avoir de raison pour vous éviter; ainsi, tout cela est le résultat d'un malentendu. Il était décidé à vous ramener ici avec lui, si vous y eussiez consenti.
Vous avez été près de Caroline. Je suis loin d'en être jalouse. Elle était malade, et je n'ai qu'un regret, c'est que les liens qui me retiennent ici m'aient empêchée de vous y accompagner. Je l'aurais soignée avec zèle; mais, outre que l'arrivée de deux personnes de plus dans son ménage eût pu la gêner beaucoup, il ne m'est pas facile de quitter mes petits enfants, encore moins de les faire voyager avec moi. Voici l'âge où Maurice a besoin de leçons suivies et je suis comme enchaînée à la maison. J'ai renoncé aux longues courses; ce qui me force de négliger celles de mes connaissances qui demeurent à cinq ou six lieues.
Oscar doit être un beau garçon bien avancé. S'il était à moi, avec les dispositions qu'il a pour le dessin, j'en ferais un peintre. C'est l'avenir que je rêve pour le mien. Il annonce aussi du goût pour cet art. C'est, à mon gré, le plus beau de tous, celui qui peut occuper le plus agréablement la vie, soit qu'il devienne un état, soit qu'il serve seulement à l'amusement. Il me fait passer tant d'heures de plaisir et de bonheur que je passerais peut-être à m'ennuyer! Si j'avais un talent véritable, je sens qu'il n'y aurait pas de sort plus beau que le mien et j'oublierais bien au fond de mon cabinet les intrigues et les ambitions qui font les révolutions.
Que dites-vous de celle-ci? Je suis loin de la croire finie, et j'ai peur même que tout ce qu'on a fait ne serve à rien. Mais vous en avez par-dessus la tête, vous qui avez vu tout cela. Je ne veux pas vous en parler.
Vous me rendez heureuse en m'apprenant que vous êtes plus forte que vous ne disiez. Je le pensais bien. Vous vous exagériez votre faiblesse. Je crois que je tiens de vous sous le rapport de la santé; je suis sujette à de fréquentes indispositions, à des souffrances presque continuelles; mais, au fond, je suis extrêmement forte, comme vous, et d'étoffe à vivre longtemps sans infirmité, en dépit de tous ces arias de bobos.
Soignez-vous bien, mais ne vous figurez donc pas que vous avez cent ans; toutes les femmes de votre âge ont l'air d'avoir vingt ans de plus que vous. En ne vous affectant pas, en ne vous laissant pas gagner par l'ennui et la tristesse, vous serez longtemps jeune.
Restez près de ma soeur tant qu'elle aura besoin de vous et que vous vous plairez dans ce pays. Dès que vous éprouverez le besoin de changer de place et la force de le faire, venez ici. Vous y resterez dix ans si vous vous y trouvez bien, huit jours si vous vous ennuyez. Vous serez libre comme chez vous, vous vous lèverez, vous vous coucherez, vous serez seule, vous aurez du monde, vous mangerez comme bon vous semblera, vous n'aurez qu'à parler pour être obéie. Si vous n'êtes pas contente de nous, je suis bien sûre que ce ne sera pas de notre faute.
Adieu, ma chère maman; je vous embrasse de toute mon âme, ainsi que ma soeur et Oscar.
Donnez-moi de vos nouvelles et des leurs.
Nohant, 27 octobre 1830.
Je vous remercie, mon cher enfant, de vos deux billets. Je me doutais bien de l'exagération des rapports sur Issoudun qui nous étaient parvenus. Il en est ainsi de toutes les nouvelles, véritables cancans politiques, qui grossissent en roulant par le monde.
La vérité a toujours quelque chose de trivial qui déplaît aux esprits poétiques. Nous sommes d'ailleurs dans le pays, dans la terre classique de la poésie, on ne dit jamais les choses comme elles sont. Voit-on des cochons, ce sont des éléphants; des oies, ce sont des princesses; ainsi du reste. Je suis lasse et dégoûtée de tout cela; aussi je ne lis plus les journaux. J'exècre l'esprit de commérage des coteries provinciales: c'est une guerre de menteries, un assaut d'absurdités qui fait mal au coeur, pour peu qu'on en ait. Je ne trouve en dehors de ma vie intime, rien qui mérite un sentiment d'intérêt véritable.
De nos jours, l'enthousiasme est la vertu des dupes. Siècle de fer, d'égoïsme, de lâcheté et de fourberie, où il faut railler ou pleurer sous peine d'être imbécile ou misérable. Vous savez quel parti je prends. Je concentre mon existence aux objets de mes affections. Je m'en entoure comme d'un bataillon sacré qui fait peur aux idées noires et décourageantes. Absents ou présents, mes amis remplissent mon âme tout entière; leur souvenir y apporte la joie, efface la pointe acérée des douleurs cuisantes, souvent répétées. Le lendemain ramène un rayon de soleil et d'espérance. Alors je me moque des larmes de la veille.
Vous vous étonnez souvent de mon humeur mobile, de mon caractère flexible. Où en serais-je sans cette faculté de m'étourdir? Vous connaissez tout dans ma vie, vous devez comprendre que, sans l'heureuse disposition qui me fait oublier vite le chagrin, je serais maussade et sans cesse repliée sur moi-même, inutile aux autres, insensible à leur affection.
Loin de là, cette faculté d'oublier m'inspire tant de reconnaissance, m'apporte tant de consolations, que je suis fière de pouvoir dire à ceux qui m'aiment: «Vous me rendez le bonheur et la gaieté, vous me dédommagez de ce qui me manque, vous suffisez à toutes mes ambitions.» Prenez votre part de ce compliment, mon enfant; car vous savez que je vous aime comme un fils et comme un frère.
Nous différons de caractère; mais nos coeurs sont honnêtes et aimants, ils doivent s'entendre. Il me sera doux de vous avoir pour longtemps près de moi et de vous confier mon Maurice. Il me tarde de voir arriver ce moment.
Bonsoir, mon fils; écrivez-moi.
Nohant, 22 novembre 1830.
Ma chère petite maman,
Vous êtes bien paresseuse. Si je ne vous savais en bonnes mains et en sûreté à Charleville, je serais inquiète de vous. Par ce temps-ci, on ne sait qui vit ni qui meurt. Il y a des troubles de tous les côtés; notre pays, tout pacifique qu'il est d'ordinaire, se mêle aussi de remuer. Des émeutes assez sérieuses ont eu lieu à Bourges, à Issoudun, voire à la Châtre; c'est là, par exemple, qu'elles ont été le plus vite apaisées; tout s'est tourné en plaisanterie. Bien des gens ont fui de peur, cependant; chaque chose a son côté ridicule dans la vie.
Je me sens peu disposée à m'effrayer de l'avenir si noir qu'on nous prédit. La frayeur grossit les objets et ces hommes sanguinaires, vus de près, ne sont, la moitié du temps, que des ivrognes, qu'on met en gaieté avec du vin et qui n'égorgeront personne. Ils font grand bruit et peu de mal, quoi qu'on en dise; cependant, je suis bien aise que vous ne soyez pas à Paris. Vous y êtes très isolée, et, dans cette position, il est naturel qu'on ne soit pas rassuré. La peur fait mal, elle rend malade. Reposez-vous donc auprès de vos enfants, mais n'oubliez pas les absents et parlez-moi un peu plus souvent de vous et d'eux.
Oscar est-il au collège? La santé de Caroline se raffermit-elle? Votre présence, qu'elle désirait vivement, a dû être pour elle le meilleur des remèdes, et puis ce beau temps est excellent pour les poitrines délicates. Soignez-la bien, elle vous le rendra; mais faites en sorte de n'en avoir pas besoin.
J'ai été assez malade depuis ma dernière lettre. Je cours du matin au soir pour me dédommager de l'ennui de souffrir.
Ma belle-soeur[1] ne court guère, on peut même dire pas du tout. Elle est douce et bonne, point exigeante; elle se lève tard, et nous ne nous voyons qu'au moment du dîner. C'est toujours avec plaisir et bonne intelligence. Nous passons la soirée ensemble, soirée qui n'est pas longue; car elle se retire à neuf heures, et, moi, je vais écrire ou dessiner dans mon cabinet, tandis que mes deux marmots ronflent à qui mieux mieux. Solange est superbe de graisse et de fraîcheur. Je doute qu'elle soit jolie: elle a la bouche grande et le front saillant; mais elle a de jolis yeux, un petit nez et la peau comme du satin. Je crois que ce sera une bonne gaillarde berrichonne.
Maurice travaille bien. Il écrit l'orthographe passablement et son caractère gagne beaucoup. Léontine est aussi très gentille; enfin, notre ménage va au mieux, mais je crains que nous ne soyons forcés de nous séparer bientôt. Hippolyte est à Paris depuis quelques jours, il devait y passer une quinzaine et revenir; à présent, il nous mande qu'il sera forcé d'y rester tout à fait, à cause de l'obligation de faire partie de la garde nationale. Les troubles fréquents qui éclatent à Paris contraignent ce corps à une grande activité. C'est un devoir d'homme d'en faire partie dans un temps d'agitations et de désordres civils. Il a vu Pierret, qui venait de monter trente heures de garde; il était sur les dents.
Si mon frère ne peut revenir de l'hiver, probablement sa femme voudra l'aller rejoindre. Je verrais cette séparation avec regret; l'habitude nous avait déjà rendus nécessaires les uns aux autres; du moins, je le sens ainsi pour ma part; c'est un besoin pour moi de m'attacher à ceux qui m'entourent.
Pardon de mon bavardage et de mon barbouillage. A propos, vous occupez-vous toujours de peinture, distraction agréable dont vous vous tirez fort bien? Le mot barbouillage, que je fais suivre d'un à propos assez impertinent, ne peut s'appliquer qu'à moi. Je fais des fleurs qui ont l'air de potirons, mais ça m'amuse.
Adieu, ma chère petite mère; je vous embrasse de toute mon âme. Émilie, mon mari et les enfants se joignent à moi et vous chargent d'embrasser Caroline, Oscar et Cazamajou.
[1] Madame Hippolyte Chatiron.
Nohant, 1er décembre 1830.
De même que ces enfants naïfs et déguenillés que l'on voit sur les routes, armés de ces ingénieux paniers que leurs petites mains ont tressés, après en avoir ravi les matériaux à l'arbuste flexible qui croît dans ces vignes que l'on voit ceindre les collines verdoyantes de l'Indre, ramassent, pour engraisser le jardin paternel, les immondices nutritives et fécondes (je ne sais pas précisément si le mot est masculin ou non… je m'en moque), que les coursiers, les mulets, les boeufs, les vaches, les pourceaux et les ânes laissent échapper, dans leur course vagabonde, comme autant de bienfaits que l'active et ingénieuse civilisation met à profit pour ranimer la santé débile du choufleur et la délicate complexion de l'artichaut;
De même que ces hommes patients et laborieux qu'un sot préjugé essayerait vainement de flétrir, et qui, munis de ces réceptacles portatifs qu'on voit également servir à recueillir les dons de Bacchus et les infortunés animaux que l'on trouve parfois égarés et languissants au coin des bornes, jusqu'à ce qu'une main cruelle leur donne la mort et les engloutisse à jamais dans la hotte parricide, ramassent, dans ces torrents fangeux qui se brisent en mugissant dans les égouts de la capitale, divers objets abandonnés à la parcimonieuse industrie, qui sait tirer parti de tout, et faire du papier à lettres avec de vieilles bottes et des chiens morts;
De même, ô mes sensibles et romantiques amis! après une longue, laborieuse et pénible recherche, j'ai à peu près compris la lettre bienfaisante et sentimentale que vous m'avez écrite, au milieu des fumées du punch et dans le désordre de vos imaginations, naturellement fantasques et poétiques. Triomphez, mes amis, enorgueillissez-vous des dons que le ciel prodigue vous a départis; soyez fiers, car vous avez droit de l'être!
Vous avez atteint et dépassé les limites du sublime. Vous êtes inintelligibles pour les autres comme pour vous-mêmes. Nodier pâlit, Rabelais ne serait que de la Saint-Jean, et Sainte-Beuve baisse pavillon devant vous.
Immortels jeunes hommes, mes mains vous tresseront des couronnes de verdure quand les arbres auront repris des feuilles, le laurier-sauce s'arrondira sur vos fronts et le chêne sur vos épaules, si vous continuez de la sorte.
Heureuse, trois fois heureuse la ville de la Châtre, la patrie des grands hommes, la terre classique du génie!… heureuses vos mamans! heureux aussi vos papas!
Enfants gâtés des Muses, nourris sur l'Olympe (pas d'allusions, je vous prie), bercés sur les genoux de la Renommée, puissiez-vous faire, pendant toute une éternité (comme dit le forçat délibéré Champagnette de Lille), la gloire et l'ornement de la patrie reconnaissante! Puissiez-vous m'écrire souvent pour m'endormir… au son de votre lyre pindarique, et pour détendre les muscles buccinateurs, infiniment trop contractés, de mes joues amaigries!
Depuis ton départ,—ô blond Charles, jeune homme aux rêveries mélancoliques, au caractère sombre comme un jour d'orage, infortuné misanthrope qui fuis la frivole gaieté d'une jeunesse insensée, pour te livrer aux noires méditations d'un cerveau ascétique, les arbres ont jauni, ils se sont dépouillés de leur brillante parure. Ils ne voulaient plus charmer les yeux de personne. L'hôte solitaire des forêts désertes, le promeneur mélancolique des sentiers écartés et ombreux n'étant plus là pour les chanter, ils sont devenus secs comme des fagots et tristes comme la nature, veuve de toi, ô jeune homme.
Et toi, gigantesque Fleury, homme aux pattes immenses, à la barbe effrayante, au regard terrible; homme des premiers siècles, des siècles de fer; homme au coeur de pierre, homme fossile, homme primitif, homme normal, homme antérieur à la civilisation, antérieur au déluge! depuis que ta masse immense n'occupe plus, comme les dieux d'Homère, l'espace de sept stades dans la contrée, depuis que ta poitrine volcanique n'absorbe plus l'air vital nécessaire aux habitants de la terre, le climat du pays est devenu plus froid, l'air plus subtil. Les vents qu'emprisonnaient tes poumons, les tempêtes qui se brisaient contre ton flanc comme au pied d'une chaîne de montagnes, se sont déchaînés avec furie le jour de ton départ. Toutes les maisons de la Châtre out été ébranlées dans leurs fondements, le moulin à vent a tourné pour la première fois, quoique n'ayant ni ailes, ni voiles, ni pivot. La perruque de M de la Genetière a été emportée par une bourrasque au haut du clocher, et la jupe de madame Saint-O… a été relevée à une hauteur si prodigieuse, que le grand Chicot assure avoir vu sa jarretière.
Et toi, petit Sandeau! aimable et léger comme lé colibri des savanes parfumées! gracieux et piquant comme l'ortie qui se balance au front battu des vents des tours de Châteaubrun! depuis que tu ne traverses plus avec la rapidité d'un chamois, les mains dans les poches, la petite place où tu semas si généreusement cette plante pectorale qu'on appelle le pas d'âne et dont Félix Fauchier a fait, grâce à toi, une ample provision pour la confection du sirop de quatre fleurs, les dames de la ville ne se lèvent plus que comme les chauves-souris et les chouettes, au coucher du soleil: elles ne quittent plus leur bonnet de nuit pour se mettre à la fenêtre, et les papillotes ont pris racine à leurs cheveux. La coiffure languit, le cheveu dépérit, le fer à friser dort inutile sur les tisons refroidis. La main de Laurent[1], glacée par l'âge et le chagrin, tombe inactive à son côté. Les touffes invisibles et les cache-peignes moisissent sans éclat dans la boutique de Darnaut[2]. L'usage des peignes commence à se perdre, la brosse tombe en désuétude et la garnison menace de s'emparer de la place. Ton départ nous a apporté une plaie d'Égypte bien connue.
Quant à votre amie infortunée, ne sachant que faire pour chasser l'ennui aux lourdes ailes, fatiguée de la lumière du soleil, qui n'éclaire plus nos promenades savantes et nos graves entretiens aux Couperies, elle a pris le parti d'avoir la fièvre et un bon rhumatisme, seulement pour se distraire et passer le temps. Vous ririez, mes camarades, si vous pouviez me voir sortir de ma chambre, non pas comme l'Aurore aux ailes empourprées attelant d'une main légère les chevaux du classique Phébus, dont la perruque rousse a fait vivre les poètes pendant plusieurs siècles, mais comme la marmotte engourdie que le Savoyard tire de sa boîte et fait danser à grands coups de bâton, pour la mettre en train et lui donner l'air enjoué.
C'est ainsi que je me traîne, moi qui naguère aurais défié, sur ma bonne Lyska, un parti de miguelets. Maintenant, empaquetée de flanelles et fraîche comme une momie dans ses bandelettes, je voyage, en un jour, de mon cabinet au salon, et une de mes jambes est auprès de la cheminée dudit appartement, que l'autre est encore dans la salle à manger. Si cet état fâcheux continue, je vous prie de m'acheter une de ces brouettes dans lesquelles on voiture les culs-de-jatte dans les rues de Paris; nous y attellerons Brave, et nous parcourrons ainsi les villes et les campagnes, pour attirer la pitié des âmes sensibles. Fleury fera des tours de force, et Charles avalera dès épées comme les jongleurs indiens, ou des souris comme Jacques de Falaise; on lui laissera le choix.
Et, à propos de Brave, je viens de lui rendre visite dans sa niche. Après les politesses d'usage, je lui ai lu le paragraphe de votre lettre qui le concerne. Il eh a été fort mécontent, et, me suivant dans mon cabinet, où il est présentement étendu devant le feu, il m'a prié d'écrire sous sa dictée une réponse aux accusations dont vous le chargez. Je souscris à sa demande, et vous quitte pour servir d'interprète à ce bon animal.
Adieu donc, mes chers camarades; écrivez-moi souvent. Quelque bêtes que vous puissiez être, je vous promets de n'être jamais en reste avec vous. Je vous tiens quitte des compliments.
Pauvre Fleury! accouchez donc vite de ce fatal choléra-morbus, prenez du tabac à fortes doses, il partira dans les éternuements.
Et vous, jeune Chariot, au milieu des tumultueux plaisirs de cette ville de bruit et de prestiges, n'oubliez pas la plus ancienne, de vos amies.
Une poignée de main à tous les trois, quoique Rochou-Daubert n'aime pas cela dans une femme.
[1] Coiffeur à la Châtre. [2] Autre coiffeur à la Châtre.
Nohant, 1er décembre 1830.
Réclamation adressée par Brave, chien des Pyrénées, originaire d'Espagne, garde de nuit de profession, décoré du collier à pointes, du grand cordon de la chaîne de fer et de plusieurs autres ordres honorables.
A Messieurs Fleury (dit le Germanique) et Duvernet (Charles), pour offense à la personne dudit Brave et diffamation gratuite auprès de sa protectrice, dame Aurore, châtelaine de Nohant et de beaucoup de châteaux en Espagne, dont la description serait trop longue à mentionner.
Messieurs,
Je ne viens point ici faire une vaine montre de mes forces physiques et de mes vertus domestiques. Ce n'est point un mouvement d'orgueil, assez justifié peut-être par la pureté de mon origine, et le témoignage d'une conduite irréprochable, qui m'engage à mettre la patte à la plume, pour réfuter les imputations calomnieuses qu'il vous a plu de présenter à mon honorée protectrice et amie, dame Aurore, que j'ai fidèlement accompagnée et gardée jusqu'à ce jour; à cette fin de détruire la bonne intelligence qui a toujours régné entre elle et moi, et de lui inspirer des doutes sur mes principes politiques.
Il me serait facile de mettre au jour des faits qui couvriraient de gloire l'espèce des chiens, au grand détriment de celle des hommes. Il me serait facile encore de vous montrer deux rangées de dents, auprès desquelles les vôtres ne brilleraient guère, et de vous prouver que, quand on veut mordre et déchirer, il n'est pas prudent de s'adresser à plus fort que soi.
Mais je laisse ces moyens aux esprits rudes et grossiers qui n'en ont point d'autres. Je dédaigne des adversaires dont la défaite ne me rapporterait point de gloire, et dont je viendrais aussi facilement à bout que des chats que je surprends à vagabonder la nuit autour du poulailler, au lieu d'être à leur poste à l'armée d'observation contre les souris et les rats.
Je ne veux employer avec vous que les armes du raisonnement. Mon caractère paisible préfère terminer à l'amiable les discussions où la rigueur n'est pas absolument nécessaire. Accoutumé dès l'enfance et, pour me servir de l'expression de M. Fleury, dès mon bas âge, à des études graves et utiles, j'ai contracté le goût des méditations profondes. J'ai réussi à l'inspirer au chien Bleu, qui ne manque pas d'intelligence. Je prends plaisir à m'entretenir avec lui sur toute sorte de matières, lorsque, couchés au clair de la lune sur le fumier de la basse-cour, durant les longues nuits d'hiver, nous examinons le cours des astres et leurs rapports avec le changement des saisons et le système entier de la nature. C'est en vain que j'ai voulu améliorer l'éducation et réformer le jugement de mon autre camarade, l'oncle Mylord, que vous appelez épileptique et convulsionnaire; car, dans la frivolité de vos railleries mordantes, vous n'épargnez pas, messieurs, les personnes les plus dignes d'intérêt et de compassion par leurs infirmités et leurs disgrâces.
Quoi qu'il en soit, messieurs, je ne m'adjoindrai pas dans cette défense le susdit oncle Mylord, parce que, sa complexion nerveuse ne le rendant propre qu'aux beaux-arts, il fait société à part et passe la majeure partie de son temps dans le salon, où on lui permet de se chauffer les pattes en écoutant la musique, dont il est fort amateur, pourvu qu'il ne lui échappe aucune impertinence; ce qui malheureusement, vous le savez, messieurs, lui arrive quelquefois. Je dois en même temps vous déclarer que, dans le système de défense que j'ai adopté, j'ai été puissamment aidé par les lumières et les réflexions du chien Bleu. La franchise m'oblige à reconnaître les talents et le mérite de cette personne estimable, que vous n'avez pas craint d'envelopper dans vos soupçons injurieux sur notre patriotisme et notre moralité.
D'abord, examinons les faits qu'on m'attribue.
M. Fleury, mon principal accusateur, prétend:
1° Que moi, Brave, assis sur mon postérieur, j'ai été surpris par lui, Fleury, réfléchissant aux malheurs que des factieux out attirés sur la tête de l'ex-roi de France Charles X.
M. Fleury insiste sur l'expression de factieux dont il assure que je me suis servi.
2° Il prétend m'avoir surpris lisant la Quotidienne en cachette. Et, d'après ces deux chefs d'accusation, il ne craint pas de se répandre en invectives contre ma personne, de me traiter tour à tour de carliste, de jésuite, d'ultramontrain, de serpent, de crocodile, de boa, d'hypocrite, de chouan, de Ravaillac!
Quelle âme honnête ne serait révoltée à cette épouvantable liste d'épithètes infamantes; épithètes gratuitement déversées sur un chien de bonne vie et moeurs, d'après deux accusations aussi frivoles, aussi, peu avérées!
Mais je méprise ces outrages et n'en fais pas plus de cas que d'un os sans viande.
M. Fleury ment à sa conscience lorsqu'il rapporte avoir entendu sortir de ma gueule le mot de factieux appliqué aux glorieux libérateurs de la patrie. Je vous le demande, ô vous qui ne craignez pas de flétrir la réputation d'un chien paisible, ai-je pu me rendre coupable d'une aussi absurde injustice? Pouvez-vous supposer que j'aie le moindre intérêt à méconnaître les bienfaits de la Révolution? N'est-ce pas sous l'abominable préfecture d'un favori des Villèle et des Peyronnet, que les chiens out été proscrits comme, du temps d'Hérode, le furent d'innocents martyrs enveloppés dans la ruine d'un seul?
N'est-ce pas en faveur des prérogatives de la noblesse et de l'aristocratie que l'entrée des Tuileries fut interdite aux chiens libres, accordée seulement comme un privilège à cette classe dégradée des bichons et des carlins, que les douairières du noble faubourg traînent en laisse comme des esclaves au collier doré? Oui, j'en conviens, il est une race de chiens dévouée de tout temps à la cour et avilie dans les antichambres: ce sont les carlins, dont le nom offre assez de similitude avec celui de carlistes, pour qu'on ne s'y méprenne point. Mais nous, descendants des libres montagnards des Pyrénées, race pastorale et agreste, nous qui, au milieu des neiges et des rocs inaccessibles, gardons contre la dent sanglante des loups et des ours, contre la serre cruelle des aigles et des vautours, les jeunes agneaux et les blanches brebis de la romantique vallée d'Andore!… Ah! ce souvenir de ma patrie et de mes jeunes ans m'arrache des larmes involontaires! Je crois voir encore mon respectable père, le vaillant et redoutable Pigon, avec son triple collier de pointes de fer, où la dépouille sanglante des loups avait laissé de glorieuses empreintes. Je le vois se promener majestueusement au milieu du troupeau, tandis que les brebis se rangeaient en haie sur son passage dans une attitude respectueuse, tandis que moi, faible enfant, je jouais entre les blanches pattes de ma mère Tanbella, vive Espagnole à l'oeil rouge et à la dent aiguë! Je crois entendre la voix du pasteur chantant la ballade des montagnes aux échos sauvages, étonnés de répondre à une voix humaine dans cette âpre solitude. Je retrouve dans ma mémoire son costume étrange, son cothurne de laine rouge, appelé spardilla; son berret blanc et bleu, son manteau tailladé et sa longue espingole plus fidèle gardienne de son troupeau que la houlette, parée de rubans, que les bergères de Cervantes portaient au temps de l'âge d'or.
Je revois les pics menaçants, embellis de toutes les couleurs du prisme reflétées sur la glace séculaire; les torrents écumeux, dont la voix terrible assourdit les simples mortels; les lacs paisibles bordés de safran sauvage et de rochers blancs comme le marbre de Paros; les vieilles forteresses mauresques abandonnées aux lézards et aux choucas, les forêts de noirs sapins, et les grottes imposantes comme l'entrée du Tartare.—Pardonnez à ma faiblesse, ce retour sur un temps pour jamais effacé de ma destinée, et qui remplit mon coeur de mélancolie.
Mais, dites-moi, Fleury, si vous avez autant d'âme qu'un chien comme moi peut en avoir, pensez-vous qu'un simple et hardi montagnard soit un digne courtisan du despotisme, un conspirateur dangereux, un affilié de Lulworth. Non, vous ne le pensez pas! Vous avez pu me voir lire la Quotidienne: ma maîtresse la reçoit, et je ne la soupçonne pas d'être infectée de ces gothiques préjugés, de ces haineux ressentiments. Je la lis comme vous la liriez, avec dégoût et mépris, pour savoir seulement jusqu'où l'acharnement des partis peut porter des hommes égarés. Mais combien de fois, transporté d'une vertueuse indignation, j'ai fait voler d'un coup de patte, ou mis en pièces d'un coup de dent, ces feuilles empreintes de mauvaise foi et d'esprit de vengeance!
Cessez de le dire, et vous, ma chère maîtresse, mon estimable amie, gardez-vous de le croire. Jamais Brave, jamais le chien honoré de votre confiance et enchaîné par vos bienfaits, ne méconnaîtra ses devoirs et n'oubliera le sentiment de sa dignité. Qu'on vienne, au nom de Charles X ou de Henri V, attaquer votre tranquille demeure, vous verrez si Brave ne vaut pas une armée. Vous reconnaîtrez la pureté de son coeur indignement méconnue par vos frivoles amis, vous jugerez alors entre eux et moi!
Et vous, jeunes gens sans expérience et sans frein, j'ai pitié de votre jeunesse et de votre ignorance. Mon âme généreuse, incapable de ressentiment, veut oublier vos torts et pardonner à votre légèreté: soyez donc absous et revenez sans crainte égayer les ennuis de ma maîtresse solitaire. Vous n'avez rien à redouter de ma vengeance. Brave vous pardonne!
Que tout soit oublié, et, si vous êtes d'aussi bonne foi que moi, qu'un embrassement fraternel soit le sceau de notre réconciliation, je vous offre ma patte avec franchise et loyauté et joins ici, pour votre sûreté personnelle, un sauf-conduit qui vous mettra à couvert des ressentiments que votre lettre aurait pu exciter dans les environs.
Brave, seigneur chien, maître commandant, général en chef et inspecteur de toute la chiennerie du pays: à Mylord, au chien Bleu, à Marchant, à Labrie, à Charmette, à Capitaine, à Pistolet, à Caniche, à Parpluche, à Mouche, à tous les chiens jeunes ou vieux, mâles ou femelles, ras ou tondus, grands ou petits, galeux ou enragés, infirmes ou podagres, hargneux ou arrogants, domiciliés dans le bourg de Nohant, dans celui de Montgivray, dans la maison à Rochette, à la Tuilerie, etc., et tous autres lieux situés entre la Châtre et Nohant:
Défense vous est faite, sous peine de mort, de mordre, poursuivre, menacer ou insulter les individus ci-dessous mentionnés:
Charles Duvernet, Alphonse Fleury;
Lesquels seront porteurs du présent sauf-conduit, que nous leur avons délivré le 1^er décembre 1830, en notre niche, en présence du chien Bleu et de madame Aurore D..
Signé BRAVE.
Nohant, mercredi, 3 décembre 1830.
Mon cher enfant,
Si vous aimiez les compliments, je vous dirais que vous m'avez écrit une lettre vraiment remarquable de jugement, d'observation, de raisonnement et même de style; mais vous m'enverriez promener.
Je vous dirai tout bonnement que vos réflexions me paraissent justes. J'ai assez de confiance dans le jugement que vous me donnez en tremblant et sans y avoir confiance vous-même.
Comme vous, je pense que le grand compagnon de ce petit monsieur est sans moyens et sans moeurs; c'est aussi, je crois, un être fort ordinaire, sans vices ni défauts choquants. Sa physionomie (vous savez que je tiens à cet indice) promet de la franchise et de la douceur. Cependant les choses vont assez mal en sa faveur. Il a fait déclarations, protestations et supplications à la pauvre enfant, qui ne doute pas plus de leur solidité que de la clarté du soleil. Et pourtant, depuis son départ (au mois d'août), il n'a pas donné signe de vie à la famille. Quand on questionne l'autre, resté à Paris et qui est (je le crains bien, entre nous) l'amant en titre de la mère, il répond des balivernes. Je suppose que le monsieur était sincère aux pieds de la jeune fille. Comment eût-il pu ne pas l'être? Elle est charmante de tous points. Mais, une fois éloigné d'elle, la froide raison,—des raisons d'intérêts sans doute, car on m'assure qu'il a de la fortune, et elle n'a rien,—les parents, la légèreté, l'absence, un parti plus avantageux, que sais-je? la jolie et douce enfant est oubliée sans doute. Dans l'ignorance de son coeur, elle le pleurera comme s'il en valait la peine. Si jeunesse savait! Quoi qu'il arrive, je vous remercie de vos lumières et je vous tiendrai au fait des événements. J'abrège sur cet article, car j'ai bien autre chose à vous dire.
Sachez une nouvelle étonnante, surprenante… (pour les adjectifs, voyez la lettre de madame de Sévigné, que je n'aime guère, quoi qu'on dise!), sachez qu'en dépit de mon inertie et de mon insouciance, de ma légèreté à m'étourdir, de ma facilité à pardonner, à oublier les chagrins et les injures, sachez que je viens de prendre un parti violent. Ce n'est pas pour rire, malgré le ton de badinage que je prends. C'est tout ce qu'il y a de plus sérieux. C'est encore là un de ces secrets qu'on ne confie pas à trois personnes. Vous connaissez mon intérieur, vous savez s'il est tolérable. Vous avez été étonné vingt fois de me voir relever la tête le lendemain, quand la veille on me l'avait brisée. I1 y a un terme à tout. Et puis les raisons qui eussent pu me porter plus tôt à la résolution que j'ai prise, n'étaient pas assez fortes pour me décider, avant les nouveaux événements qui viennent de se produire. Personne ne s'est aperçu de rien. Il n'y a pas eu de bruit. J'ai simplement trouvé un paquet à mon adresse, en cherchant quelque chose dans le secrétaire de mon mari. Ce paquet avait un air solennel qui m'a frappée. On y lisait: Ne l'ouvrez qu'après ma mort.
Je n'ai pas eu la patience d'attendre que je fusse veuve. Ce n'est pas avec une tournure de santé comme la mienne qu'on doit compter survivre à quelqu'un. D'ailleurs, j'ai supposé que mon mari était mort et j'ai été bien aise de voir ce qu'il pensait de moi durant sa vie. Le paquet m'étant adressé, j'avais le droit de l'ouvrir sans indiscrétion, et, mon mari se portant fort bien, je pouvais lire son testament de sang-froid.
Vive Dieu! quel testament! Des malédictions, et c'est tout! Il avait rassemblé là tous ses mouvements d'humeur et de colère contre moi, toutes ses réflexions sur ma perversité, tous ses sentiments de mépris pour mon caractère. Et il me laissait cela comme un gage de sa tendresse! Je croyais rêver, moi qui, jusqu'ici, fermais les yeux et ne voulais pas voir que j'étais méprisée. Cette lecture m'a enfin tirée de mon sommeil. Je me suis dit que, vivre avec un homme qui n'a pour sa femme ni estime ni confiance, ce serait vouloir rendre la vie à un mort. Mon parti a été pris et, j'ose le dire, irrévocablement. Vous savez que je n'abuse pas de ce mot.
Sans attendre un jour de plus, faible et malade encore, j'ai déclaré ma volonté et décliné mes motifs avec un aplomb et un sang-froid qui l'ont pétrifié. Il ne s'attendait guère à voir un être comme moi se lever de toute sa hauteur pour lui faire tête. Il a grondé, disputé, prié. Je suis restée inébranlable. Je veux une pension, j'irai à Paris, mes enfants resteront à Nohant. Voilà le résultat de notre première explication. J'ai paru intraitable sur tous les points. C'était une feinte, comme vous pouvez croire. Je n'ai nulle envie d'abandonner mes enfants. Quand il en a été convaincu, il est devenu doux comme un mouton. Il est venu me dire qu'il affermerait Nohant, qu'il ferait maison nette, qu'il emmènerait Maurice à Paris et le mettrait au collège. C'est ce que je ne veux pas encore. L'enfant est trop jeune et trop délicat. En outre, je n'entends pas que ma maison soit vidée par mes domestiques, qui m'ont vue naître et que j'aime presque comme des amis. Je consens à ce que le train en soit réduit, parce que ma modeste pension rendra cette économie nécessaire. Je garderai Vincent[1] et André[2] avec leurs femmes, et Pierre[3]. Il y aura assez de deux chevaux, de deux vaches, etc., etc.; je vous fais grâce du tripotage. De cette manière, je serai censée vivre de mon côté. Je compte passer une partie de l'année, six mois au moins, à Nohant, près de mes enfants, voire près de mon mari, que cette leçon rendra plus circonspect. Il m'a traitée jusqu'ici comme si je lui étais odieuse. Du moment que j'en suis assurée, je m'en vais. Aujourd'hui, il me pleure, tant pis pour lui! je lui prouve que je ne veux pas être supportée comme un fardeau, mais recherchée et appelée comme une compagne libre, qui ne demeurera près de lui que lorsqu'il en sera digne.
Ne me trouvez pas impertinente. Rappelez-vous comme j'ai été humiliée! cela a duré huit ans! En vérité, vous me le disiez souvent, les faibles sont les dupes de la société. Je crois que ce sont vos réflexions qui m'ont donné un commencement de courage et de fermeté. Je ne me suis radoucie qu'aujourd'hui. J'ai dit que je consentirais à revenir si ces conditions étaient acceptées, et elles le seront.
Mais elles dépendent encore de quelqu'un, ne le devinez-vous pas? C'est de vous, mon ami, et j'avoue que je n'ose pas vous prier, tant je crains de ne pas réussir. Cependant voyez quelle est ma position: si vous êtes à Nohant, je puis respirer et dormir tranquille; mon enfant sera en de bonnes mains, son éducation marchera, sa santé sera surveillée, son caractère ne sera gâté ni par l'abandon ni par la rigueur outrée. J'aurai par vous de ses nouvelles tous les jours, de ces détails qu'une mère aime tant à lire. Si je laisse mon fils livré à son père, il sera gâté aujourd'hui, battu demain, négligé toujours, et je ne retrouverai en lui qu'un méchant polisson. On ne m'écrira que pour me le faire malade, afin de me contrarier ou me faire revenir.
Si ce devait être là son sort, j'aimerais mieux supporter le mien tel qu'il est aujourd'hui et rester près de lui, pour adoucir du moins la brutalité de son père.
D'un autre côté, mon mari n'est pas aimable, madame Bertrand ne l'est pas non plus; mais on supporte d'une femme ce qu'on ne supporte pas d'un homme, et, pendant trois mois d'été, trois mois d'hiver (c'est ainsi que je compte partager mon temps), ferez-vous aux intérêts de mon fils, c'est-à-dire à mon repos, à mon bonheur, le sacrifice de supporter un intérieur triste, froid et ennuyeux? Prendrez-vous sur vous d'être sourd à des paroles aigres et indifférent à un visage refrogné? Il est vrai de dire que mon mari a entièrement changé d'opinion à votre égard et qu'il ne vous a donné, cette année, aucun sujet de plainte; mais, à l'égard des gens qu'il aime le mieux, il est encore fort maussade parfois. Hélas! je n'ose pas vous prier, tandis que, la famille Bertrand, riche et aujourd'hui dans une position brillante, vous offre mille avantages, le séjour de Paris, où peut-être elle va se fixer, par suite de la nomination du général à la tête de l'École polytechnique.
Que ferai-je si vous me refusez? De quel droit insisterai-je pour vous faire pencher en ma faveur? Qu'ai-je fait pour vous, et que suis-je pour que vous me rendiez un service que personne ne me rendrait? Non, je n'ose pas vous prier, et, cependant, je vous bénirais si vous exauciez ma prière, toute ma vie serait consacrée à vous remercier et à vous chérir comme l'être à qui je devrais le plus. Si une reconnaissance profonde, une tendresse de mère peuvent vous payer d'un tel bienfait, vous ne regretterez point de m'avoir sacrifié, pour ainsi dire, deux ans de votre vie. Mon coeur n'est pas froid, vous le savez, et je sens qu'il ne restera point au-dessous de ses obligations.
Adieu; répondez-moi courrier par courrier, cela est bien important pour la conduite que j'ai à tenir vis-à-vis de mon mari. Si vous m'abandonnez, il faudra que je plie et me soumette encore une fois. Ah! comme on en abusera!
Adressez-moi votre lettre poste restante. Ma correspondance n'est plus en sûreté. Mais, grâce à cette précaution, vous pouvez me parler librement. Adieu; je vous embrasse de tout mon coeur.
[1] Cocher. [2] Valet de chambre. [3] Jardinier.
Lundi soir. Notant, 8 décembre 1830.
Mon cher enfant,
Laissez-moi vous bénir, et n'essayez point de diminuer le prix de ce que vous faites pour moi. Ne dites pas que vous ne faites que remplir un engagement, tenir une promesse. Du moment que les nouveaux chagrins que j'ai éprouvés m'ont mise dans la nécessité de quitter Nohant une partie de l'année, vous étiez dégagé de tout lien. Vous pouviez me dire: «J'ai fait le sacrifice de mes intérêts et de toute mon ambition à l'espoir de vivre près d'une amie; mais je ne me suis pas engagé à veiller sur ses enfants en son absence et à supporter l'ennui de la solitude pendant l'autre moitié de l'année.» Quand je vous ai offert un sort moins brillant, mais plus doux peut-être que celui dont vous jouissez actuellement, je ne prévoyais pas les circonstances où je me trouve aujourd'hui. Je me disais que mon amitié vous dédommagerait des avantages de la fortune, et je vous connaissais assez pour espérer que vous goûteriez le bonheur sans éclat que mon affection vous promettait. Maintenant que je me vois forcée de prendre un parti sévère et d'assurer mon repos, ma liberté, par une résidence de six mois par an à Paris, c'est en tremblant que je vous demande de me consacrer votre temps. Loin de revendiquer comme un droit la promesse que vous me fîtes, je vous en affranchis entièrement. Si c'est à l'honneur seul que je dois votre noble conduite à mon égard, je vous rends votre liberté, sans que, pour cela, vous perdiez mon estime. Non, mon cher enfant, je ne veux rien devoir qu'à votre amitié. Je ne veux point me soustraire à la reconnaissance en considérant votre sacrifice comme l'accomplissement d'un devoir. Je le regarderai toute ma vie comme une preuve d'affection si grande, que je ne pourrai jamais assez la reconnaître. Je me dirai toujours que c'est par dévouement d'amitié, et non par principe de conscience, que vous avez accepté mes propositions, modifiées comme elles le sont par les chagrins de mon intérieur.
Je vous renvoie les deux lettres que vous m'avez confiées. Je ne m'abuse point sur le désavantage pécuniaire qui résulte pour vous d'abandonner la famille Bertrand. Personne ne comprendra le désintéressement et la noblesse de votre conduite. Votre mère seule en sera un bon juge. Je souffre, je l'avoue, de l'idée que le secret de mon intérieur sortira de vos mains. Je sais que votre mère gardera ce secret comme vous-même; mais la mort, cet accident imprévu et inévitable, peut changer étrangement la destination des écrits. J'ai pour principe de détruire sans tarder tout papier contenant des particularités dont la découverte serait nuisible à la réputation ou au bonheur de quelqu'un. Voilà le seul motif qui m'engageait à vous prier de brûler ma lettre. Si vous la faites passer à votre mère, priez-la donc de le faire. Vous devez reconnaître comme moi l'utilité de cette mesure. Si quelque autre personne que vous ou elle venait à découvrir les torts de mon mari, je me ferais un reproche éternel de les avoir retracés.
Quand à madame Saint-A…, je ne suis guère surprise de ses intentions officieuses à mon égard. Je n'ai jamais fait la folie de croire en elle; aussi je ne puis être offensée de sa conduite envers moi, quelle qu'elle puisse être.
Je ne puis rien vous promettre pour le voyage à Nîmes. Ce n'est pas la considération de l'argent qui m'arrête le plus. Ce voyage doit être peu dispendieux. Mais je serai désormais dans une position qui me prescrira beaucoup de prudence dans mes démarches. Le bon accord que, malgré ma séparation d'avec mon mari, je veux conserver dans tout ce qui concernera mon fils, m'obligera à le ménager de loin comme de près. J'ai déjà reconnu que ce projet ne lui souriait point. Désormais, je ne dois laisser aucune prise contre moi, ou tout le fruit de mon énergie serait perdu et j'aurais fourni des armes contre moi-même.
J'éprouve un autre chagrin très vif: c'est de n'avoir pas une obole dont je puisse disposer maintenant. Si j'étais à Paris, je vous trouverais de l'argent dans la journée. Je vendrais mes effets plutôt que de ne pas vous rendre un service; mais, ici, que faire? Je suis dans une position délicate envers mon mari. Je lui dois; c'est-à-dire que je suis en avance de la pension qu'il me fait. Cela ne m'a pas empêchée de lui adresser une demande, aussitôt votre lettre reçue. J'ai éprouvé un refus assez poli, mais très décisif. Plaignez-moi, je ne maudis mon défaut d'ordre jamais autant que lorsqu'il m'empêche de servir l'amitié! Cependant, si vous ne pouvez trouver d'argent ailleurs, je tâcherai d'en emprunter sans qu'on le sache, quoique je sois déjà criblée de dettes, que j'acquitterai, Dieu sait comment! Répondez-moi immédiatement, poste restante à la Châtre.
Mes affaires domestiques s'éclaircissent. Mon frère me soutient un peu et m'offre son appartement à Paris jusqu'au mois de mars. Pendant ce temps, il restera ici avec sa femme. A cette époque, je reviendrai et je passerai quelque temps à Nohant pour vous y installer. Je partirai pour Paris dès que serai rétablie. Je suis encore très souffrante. Si vous pouvez venir passer une journée à Châteauroux, je vous préviendrai, afin que nous puissions causer à mon passage en cette ville.
Adieu, mon cher enfant; je suis encore assez faible, mais j'ai assez de tête et de coeur pour sentir vivement ce que vous faites pour moi. Vous aurez beau vous défendre de mes bénédictions avec votre rudesse spartiate, je vous poursuivrai jusqu'à la mort de mes remerciements et de mon ingratitude. Prenez-le comme vous voudrez, comme dit mon vieux curé.
Bonsoir donc, mon cher fils; parlez de moi à votre mère. Dites-lui que je la vénère sans la connaître, ou plutôt que je la connais très bien sans l'avoir vue. Certes, je voudrais qu'elle me connût aussi et qu'elle sût combien son enfant m'est cher.