LXVII

A MADAME DUVERNET MÈRE, A LA CHATRE

Nohant, lundi, juin 1831.

Chère dame,

Je rentre toute comblée de votre bonne amitié et de votre douce hospitalité. Je trouve non pas M. de Latouche, mais une lettre de lui m'annonçant que des affaires imprévues, relatives au Figaro avec M. le préfet de la Charente, qui vient de se déclarer en faillite, l'ont empêché de partir au moment où il allait enfin se décider. Il nous promet d'arriver quand nous ne l'attendrons plus. Il se plaint un peu du silence de Charles et du vôtre.

Ne viendrez-vous pas aussi manger mes petits pois, cueillir mes fleurs et choisir vous-même vos petites colonies d'oeillets? Deux ou trois rayons de soleil sècheront nos chemins, et vous avez une infinité de pataches en votre possession. Accordez-moi donc une bonne journée tout entière avec le bon meunier, son fils et l'âne… Je ne vois autour de vous que le desservant de T… que nous puissions insulter ainsi. Je n'ose quasi pas vous embrasser après une pareille pensée.

LXVIII

A M. CHARLES DUVERNET, A LA CHATRE

Nohant, lundi soir, 25 juin 1831.

Comme nous nous verrons vendredi, entre l'air bienveillant et paternel du châtelain, et les decaudinades[1], nous ne pourrons guère dire deux mots de suite. Je ne veux pas partir, mon bon Charles, sans vous dire combien votre amitié m'a été douce durant ces trois mois. Nous ne nous connaissions pas, et notre camaraderie d'enfance ne nous eût rien appris l'un de l'autre, si une affection qui nous est commune ne fût venue resserrer ce lien et rapprocher nos coeurs, dont les bizarreries respectives avaient besoin de s'entendre.

Sans vous, j'aurais éprouvé bien plus les amertumes de mon intérieur. Votre intérêt, la confiance avec laquelle je m'épanchais près de vous ont adouci ce temps d'épreuves. En mettant nos ennuis en commun, nous les avons mieux supportés. Du moins, je puis l'avancer pour mon compte, et je voudrais que le bienfait de cette amitié eût été réciproque.

Les fous tels que moi ont cela de bon, qu'ils ne sont pas chiches de leur coeur une fois qu'ils l'ont donné. Désabusée sur tout le reste, je ne crois plus qu'à ceux qui me sont restés fidèles, ou qui m'ont comprise, avec mes défauts, mon esprit antisocial et mon mépris pour tout ce que la plupart des hommes respectent. Je me sens assez de générosité pour recommencer avec ceux-là une existence nouvelle, une vie d'affection, d'espoir et de confiance, que ne viendra pas refroidir la mémoire de tant de déceptions anciennes. Oh! j'oublierai tout de bon coeur avec vous autres: et les amis qui trahissent, et ceux qui s'ennuient des maux qu'on leur confie, et ceux qui craignent de se compromettre en y cherchant remède, et les tièdes, et les perfides, et les maladroits qui vous crottent en voulant vous essuyer. Je croirai en vous, comme j'ai cru jadis en eux, et ne vous ferai pas responsables de leurs torts, en me livrant avec réserve à vos promesses. J'y crois et j'y compte.

C'est sur les ruines du passé, du préjugé et des préventions que nous nous sommes vus, tels que nous sommes, je crois, tels que la nature nous a faits.

C'est en nous confiant nos mutuelles infirmités que nous avons pris intérêt les uns aux autres. Sans le besoin de recevoir des consolations, sans celui d'en donner, nous serions peut-être tous restés isolés dans cette société vaine et sotte qui ne pourra jamais nous pardonner de vouloir être indépendants de ses lois étroites. Laissons-la dire. Elle regarderait notre petite communauté comme un hôpital de fous. Vivons à part, et ne la voyons que pour en rire ou pour y pardonner. Puissiez-vous être comme moi insensible à ses atteintes, et mettre votre vie réelle, votre bonheur entier, dans le coeur de ce petit nombre qui vous apprécie et qui me tolère, moi, reconnaissante quand j'obtiens seulement de l'indulgence. Toutes les peines d'intérieur ne deviennent-elles pas supportables, avec cette idée qu'il y a des êtres tout prêts à nous dédommager de l'injustice ou de l'ingratitude de ceux-là?

Oh! mon bon Charles, que cette pensée vous soit bienfaisante comme à moi! qu'elle ferme toutes les autres blessures, qu'elle anéantisse tous les souvenirs qui font mal, qu'elle reconstruise votre avenir et rajeunisse votre coeur comme elle a rajeuni le mien, bien plus vieux, hélas! bien plus mortellement froissé que le vôtre! Croyez en nous, et vous serez heureux partout même à la Châtre.

Venez près de nous, dans notre Paris, où règne sinon la liberté publique, du moins la liberté individuelle. Nous aurons de temps en temps un billet de parterre aux Italiens ou à l'Opéra. Quand nous n'aurons pas le sou, nous irons voir les cathédrales, ça ne coûte rien et c'est toujours intéressant à étudier. Ou bien nous prendrons le frais sur mon balcon, nous verrons passer l'émeute nouvelle, nous cracherons sur tout cela, battants et battus, tous fous à faire pitié. Nous garrotterons le Gaulois pour l'empêcher d'y prendre part, nous ferons brailler Planet et nous nous amuserons des manies de chacun de nous, sans les froisser, sans en souffrir. Dans le jour, nous travaillerons, car il faut travailler! Quand on ne s'est pas renfermé le matin comme nous disions l'autre fois au Coudray, on n'a pas de plaisir à se trouver libre le soir. Il faut s'imposer la gêne une moitié de sa vie pour s'amuser l'autre moitié. Vous vous créerez une occupation, ne fût-ce que de mettre en rapport Claire et Philippe, Jehan Cauvin et la cathédrale, Berido et la prima donna[2]. Nous louerons un piano et nous nous y remettrons tous les deux. Si vous ne vous trouvez pas bien de votre vie de garçon, il sera toujours temps de vous marier; car, avec nous, liberté de rompre quand vous voudrez; mais essayez-en d'abord; après, vous verrez. Il y aura toujours des filles nubiles, c'est une espèce qui croît et multiplie par la grâce de Dieu.

Et puis, mon bon Charles, marié ou veuf ou garçon, que vous soyez Charlot ruminant dans sa chambrette sur les misères de l'étudiant, de l'artiste et du célibataire, ou bien M. le receveur au sein de son intéressante famille, que vous soyez libre de nous venir trouver ou que votre future épouse vous le défende, aimez-nous toujours, et, croyez-le, quand vous pourrez vous échapper, vous nous trouverez joyeux de vous voir et empressés à vous distraire. En attendant, nous allons parler de vous.

Adieu donc; je vous embrasse. Venez le plus tôt que vous pourrez.

[1] Du nom d'un ami de Duvernet appelé Decaudin. [2] Héroïnes de divers fragments littéraires inédits de George Sand.

LXIX

A MAURICE DUDEVANT, A LA CHATRE

Orléans, samedi 3 juillet 1831.

Mon cher amour, je suis arrivée à Orléans un peu fatiguée. J'ai eu la migraine tout le long du chemin. Je vais me reposer un jour ou deux ici, afin de bien voir la cathédrale; car tu sais que j'aime beaucoup les cathédrales. Il y a un an, tu étais là avec moi, et nous avons été la voir ensemble, t'en souviens-tu? Tu trouvais que c'était bien grand, et qu'il faudrait bien des Maurices les uns sur les autres pour monter aussi haut.

Je suis bien contente de toi, mon cher enfant; tu n'as pas beaucoup pleuré devant moi. Après, dis-moi ce que tu as fait? As-tu trouvé ton ménage joli? l'as-tu fait voir à ta soeur? Elle a pleuré aussi, la pauvre grosse. L'as-tu un peu consolée? Joue bien avec elle, roulez-vous sur vos lits le soir et endormez-vous en riant et en chantant. Ne fais pas de vilains rêves tristes, pense à moi sans chagrin, et travaille toujours bien pour me faire voir que tu m'aimes.

Tu as vu comme j'étais heureuse de te trouver corrigé de ta paresse. Continue donc, je t'en récompenserai, en t'aimant tous les jours davantage. Je ne sais si tu pourras lire mon griffonnage, je t'écris avec une espèce d'allumette qui va tout de travers. Je t'embrasse, de tout mon coeur, pour toi d'abord, puis pour ta soeur, pour ton papa, pour Boucoiran, et puis pour toi encore un million de fois. Adieu, mon petit ange, écris-moi bien, bien souvent.

LXX

AU MÊME

Paris, 16 juillet 1831

Je suis enfin installée tout à fait chez moi, mon petit amour. J'ai trois jolies petites chambres sur la rivière avec une vue magnifique et un balcon. Quand tu viendras me voir, tu t'amuseras à voir défiler les troupes et à regarder les pompiers sous les armes. Il y a un poste vis-à-vis. Toutes les fois qu'un gendarme paraît, ces pauvres pompiers sont obligés de courir à leurs fusils. Comme cela arrive fort souvent, ils n'ont pas une minute de repos par jour, et les passants s'amusent à les gouailler. Tu verras aussi les tours de Notre-Dame, qui sont toutes couvertes d'hirondelles. Il y a des figures de diables en pierre tout autour des murs, et les oiseaux se cachent dans leur gueule pour y bâtir leur nid.

J'ai vu encore ton cousin Oscar hier au soir. Il est bien gentil et ne veut pas me quitter. Il va entrer en pension; sans cela, je te l'aurais amené et vous auriez joué ensemble, mais il est temps qu'il apprenne ce que tu sais déjà. Tu seras bien content, lorsque tu entreras au collège, d'avoir pris de bonnes leçons d'avance. Tu auras moins de peine que les autres enfants de ton âge, et tu verras que c'est un grand bonheur d'avoir été forcé de travailler. Écris-moi donc, mon cher enfant; ta dernière lettre est très bien. Elle m'a fait grand plaisir, et je l'ai embrassée bien des fois. Si tu étais là, mon pauvre petit, je te mordrais les joues. En attendant, embrasse ta soeur et porte-toi bien. Pense souvent à ta mère, qui t'aime plus que tout au monde.

LXXI

A M. JULES BOUCOIRAN, A NOHANT

Paris, 17 juillet 1831

Mon cher enfant,

J'en suis fâchée pour votre optimisme politique, mais votre gredin de gouvernement indispose cruellement les honnêtes gens. Si j'étais homme, je ne sais à quels excès je me porterais, dans de certains moments d'indignation, que toute âme bien née doit ressentir à la vue des platitudes et des atrocités qui se commettent ici tous les jours.

C'est réellement une guerre civile que les ministres allument et alimentent à leur profit. Infamie! Les couleurs nationales sont proscrites. Il suffit de les porter pour être dépecé avec un odieux sang-froid, par des gens armés, lâches, qui ne rougissent point d'égorger des enfants sans défense et en petit nombre.

Cette belle institution de la garde nationale est devenue un levain de discorde et de sang. La police a recours à des moyens dignes des plus beaux temps de Carrier (de Nantes). Il semble que Philippe veuille trancher du Napoléon. Or c'est un rôle qu'un Bourbon ne saura jamais remplir. Ses efforts retarderont sa chute; mais elle n'en sera que plus tragique, et vraiment alors le peuple commettra tous les excès sans être coupable.

Moi, je hais tous les hommes, rois et peuples. Il y a des instants où j'aurais du bonheur à leur nuire. Je n'ai de repos qu'alors que je les oublie!

Vous êtes bon, vous! C'est différent. Les amis, oh! les amis! que c'est un trésor rare et difficile à garder! Si l'on ne tient pas sa main toujours étroitement fermée, ils s'échappent comme de l'eau au travers des doigts.

J'ai le coeur cruellement froissé; mais je sais qu'il y aurait de l'ingratitude à pleurer longtemps ceux qui désertent. Plus le nombre se réduit, plus je sens l'affection redoubler de vigueur. La part des uns revient aux autres.

Je vous remercie de m'avoir parlé de Maurice. Faites qu'il m'écrive souvent, qu'il ne soit pas trop livré à lui-même aux heures où il ne travaille pas, et qu'il continue à apprendre sans chagrin. Sa dernière lettre est charmante.

Adieu, mon cher enfant. Je vous embrasse comme je vous aime. C'est du fond de mon âme.

LXXII

A M. CHARLES DUVERNET, A LA CHATRE

Paris, 19 juillet 1831

Mon bon Charles,

Soyez miséricordieux et pardonnez à la lenteur de mes lettres. Je suis enfin installée quai Saint-Michel, 25, et j'espère désormais ne plus m'exposer au remords de laisser sans réponse prompte vos lettres bonnes et aimables. Je vous laisse à penser ce qu'il a fallu de mémoire, de jambes, de patience et de temps, pour acheter tout un petit ménage depuis la pelle jusqu'aux mouchettes: c'est à n'en pas finir. Le pis de tout cela, c'est l'argent que cela coûte. J'aurais tort de me plaindre pourtant. Je n'ai rien payé et je payerai s'il plaît à Dieu.

Le Gaulois et moi comptons sur une bonne tuerie patriotique, ou sur un bon choléra-morbus, qui nous délivrera de l'infâme séquelle des créanciers. D'ailleurs, n'allons-nous pas avoir la république? et le premier article de la nouvelle Charte portera, j'espère, que les dettes sont supprimées et tous les créanciers déportés. Nous leur faisons grâce de la vie, parce que nous sommes grands et généreux, mais qu'ils ne s'avisent jamais de rappeler le passé! (Il n'y que des carlistes et des jésuites capables de tant de ressentiment.) Nos créanciers, s'ils veulent éviter la guillotine, qui est, comme chacun sait, soeur de la liberté, doivent nous délivrer à tout jamais de leur odieuse présence, et purger le sol de la patrie régénérée de leur impur et stupide trafic. Tel sera le texte du premier discours du Gaulois à la prochaine assemblée constituante.

Mon bon camarade, pourquoi ne travaillez-vous plus? Évitez du moins l'ennui, ne fût-ce qu'en taillant des cure-dents. Planet en fait une consommation qui vous tiendra en haleine. Si vous n'avez pas l'espoir de succéder à votre père et que les chiffres vous rebutent, faites autre chose; lisez, instruisez-vous, la vie est toujours trop courte pour tout ce qu'on peut apprendre. Ecrivez des romans, des comédies, des proverbes, des drames: tout cela vous fera travailler sans ennui et vous forcera à des recherches historiques qui vous arriveront pleines d'intérêt et de vie.

S'ennuyer! je ne le conçois pas pour vous. Être triste! c'est différent, cela. Cette solitude, les dégoûts de cette petite existence de la province, sont bien faits pour serrer le coeur. J'en sais quelque chose. Quelque chose seulement, car j'ai une ressource immense: la société de mes enfants. Vous, tout seul, tout rêveur, sans un ami qui vous comprenne bien, souffrant de ces peines sans nom que le vulgaire regarde comme une manie et une affectation, cherchant à répandre votre coeur dans un coeur de la même nature, et ne trouvant que de bonnes et simples âmes qui vous disent d'un air surpris: «Comment! vous vous plaignez? n'êtes-vous pas riche? A votre place, je serais heureux!» etc.

Eh bien, je vous vois d'ici et je sais tout ce que vous devez souffrir. L'isolement tue les âmes actives. Il énerve le caractère; mais il redouble le feu intérieur et joint, au tourment de désirer, le tourment de ne pouvoir pas vouloir.

N'est-ce pas là où vous en êtes souvent? Je n'ose pas vous dire: «Sortez-en, venez à nous!» Mais combien je le désire! nous vous aimons comme vous méritez d'être aimé. Je crois qu'au milieu de nous, vous reprendrez vite à la vie. Écrivez donc souvent et beaucoup; vous avez toujours le temps, vous.

Si vous allez à Nohant, dites donc à Boucoiran que mon fils m'écrit bien peu, et que cela me fait beaucoup de peine.

Adieu, mon ami. Écrivez, ou faites mieux, venez!

Je n'ai pas acheté la natte de votre mère, ni les lunettes pour Decaudin. J'ai une raison honteuse, secrète, mais invulnérable. Je n'ai pas un sou. Je paye écu par écu mes damnés marchands. O Misère! je te ferai élever un temple si tu me quittes un jour; car ceux que tu hantes sont plus heureux qu'on ne pense!

Le Gaulois m'a défendu de fermer ma lettre, disant qu'il voulait vous écrire. C'est une raison pour n'y pas compter…

Le voilà! Il dit qu'il vous écrira demain: vous connaissez le demain du Gaulois.

LXXIII

A MAURICE DUDEVANT. A NOHANT

Paris, juillet 1831.

J'ai bien du chagrin quand tu ne m'écris pas, mon petit enfant. J'ai reçu tes trois lettres; mais c'est bien peu. Cela ne fait qu'une par semaine. Autrefois, tu m'en écrivais deux et souvent trois. Cela ne t'amuse donc plus de m'écrire? tu n'as pas besoin de montrer tes lettres, ni de les écrire avec tant de soin que ce soit un travail. Quand tu m'envoyais des barbouillages et des bonshommes, j'aimais autant cela. Écris-moi donc aussi mal que tu voudras, ne fût-ce que quelques lignes. Passer huit jours sans nouvelles de toi et de ta soeur, c'est bien long et je suis souvent bien triste. J'ai besoin de te savoir gai et heureux; sans cela, je ne peux être moi-même heureuse.

Il y a de bien beaux tableaux au Musée: le Musée est une grande galerie où tous les peintres exposent leurs tableaux pendant quelques mois pour les faire voir au public. Le plus joli de tous représente deux enfants de sept ou huit ans qui sont assis sur un lit. L'un est malade et appuie sa tête sur l'épaule de son frère. L'autre se porte bien; il tient un livre d'images pour l'amuser. C'est le portrait de deux jeunes princes anglais qui ont été étranglés par des méchants[1].

Il y a une quantité de belles statues que tu reconnaîtrais, à présent que tu comprends un peu la mythologie. Ce qu'on a fait de plus beau, ce sont les Trois Grâces, en marbre blanc. Il y a une jolie petite divinité allégorique, dont nous n'avons pas parlé ensemble: c'est la Candeur ou l'Innocence, représentée comme un enfant qui tient une coquille où vient boire un serpent. Cela signifie que, comme les enfants ne se méfient d'aucun danger, les personnes qui ont de la candeur ne se méfient pas des méchants qui peuvent leur faire du mal.

Si tu ne comprends pas bien cela, Boucoiran te l'expliquera mieux. Il y a aussi un gros enfant qui ressemble à Solange et joue avec une petite chèvre; la chèvre mange une couronne de feuilles que l'enfant a sur sa tête. Tout cela est en beau marbre blanc. Enfin il y a Mercure, Diane, et tout plein d'autres messieurs et d'autres dames de ta connaissance. Les fêtes ont duré trois jours. De ma fenêtre, j'ai vu passer le roi et toutes ses troupes. Avant-hier, nous avons eu des joutes sur l'eau. Des matelots habillés en blanc, avec des ceintures et des chapeaux à rubans, étaient montés sur de jolies barques et venaient les uns sur les autres. Ils se battaient, c'est-à-dire qu'ils faisaient semblant, comme au spectacle. Beaucoup tombaient dans la Seine; comme c'étaient tous de très bons nageurs, ils s'en moquaient et rattrapaient bientôt leur barque. Sur le bord de l'eau était dressé un beau pavillon, pour les juges du combat qui ont donné le prix aux vainqueurs.

J'avais emmené Léontine, qui a tout vu; le grand Fleury l'a mise sur sa tête, et ils sont arrivés l'un sur l'autre; moi, je suis revenue avec la migraine. Le soir, j'ai vu les illuminations sans sortir de ma chambre. Quatre grandes colonnes de lampions autour de la statue d'Henri IV; les tours de Notre-Dame étaient illuminées aussi; c'était fort beau. De mon balcon, j'ai vu le feu d'artifice qui se tirait sur la place de la Révolution. C'est bien loin de chez moi; mais les fusées montaient si haut, qu'on voyait très bien; il y en avait qui lançaient des flammes tricolores; c'était superbe.

Il y a eu des courses de chameaux, au Champ-de-Mars. Des hommes habillés en Bédouins étaient montés sur des chevaux et sur des dromadaires. L'un d'eux est tombé et s'est tué. Puis une revue de toutes les troupes sur le boulevard; on dit qu'il y avait cent cinquante mille hommes. Tout cela serait bien amusant avec moins de monde pour regarder. On risque d'être étouffé dans la foule, et les trois quarts ne voient rien, parce qu'on a trop de personnes devant et alentour. Tous les spectacles jouaient gratis, c'est-à-dire qu'on entrait sans payer. Enfin on tirait des coups de fusil, des pétards, des boîtes à feu, dans toutes les maisons, dans toutes les rues. Cela a duré deux jours entiers. On aurait dit qu'on se battait dans Paris. Je suis bien aise que ce soit fini et que la ville reprenne sa tranquillité.

Écris-moi bien souvent et dis-moi tout ce que tu fais; tes lettres sont trop courtes. Embrasse ta soeur pour moi et aime-la bien. Adieu, mon cher petit; pense à ta petite mère, qui t'embrasse un million de fois.

[1] Les Enfants d'Édouard, de Paul Delaroche.

LXXIV

A MADAME MAURICE DUPIN, A PARIS

Nohant, 9 septembre 1831.

Ma chère maman,

Je suis arrivée en bonne santé. Merci de votre petite lettre. Je suis coupable de ne vous avoir pas prévenue, mais j'étais si lasse et, en même temps, si contente de revoir mes enfants!

J'ai trouvé mon mari à Châteauroux; il était venu au-devant de moi avec Maurice. Celui-ci est toujours maigre, sa soeur toujours énorme, Nohant toujours tranquille, la Châtre toujours bête. Le précepteur est parti en vacances; je le remplace pour le français et la géographie, Casimir pour le latin et le calcul. Vous voyez que c'est une vie édifiante. Cela n'empêchera pas qu'on ne me trouve très coupable. Les gens qui n'ont rien à faire cherchent des torts à autrui pour s'occuper; c'est une manière comme une autre de passer le temps. Moi, je persévère dans une tranquillité qui les démonte.

Je n'ai pas vu Caroline; embrassez-la pour moi. Tâchez de m'envoyer Hippolyte et sa femme. J'ai trouvé mon mari très bien; je crois qu'il serait bien facile à Hippolyte de le tenir toujours disposé en ma faveur. Il ne faudrait que le vouloir, et fermer l'oreille aux sales petits cancans qui remplissent la vie de ce monde, et qui en font le principal ennui.

Si l'on continue à me laisser vivre en paix, je prolongerai mon séjour ici. J'ai déjà songé à remettre mes engagements du 30 septembre un peu plus loin. C'est la conduite des autres qui dictera la mienne. Je travaille le soir à mon roman; cela m'amuserait beaucoup si je n'étais pas obligée de me dépêcher. Une autre fois, je prendrai plus de latitude avec mon éditeur, afin de travailler pour mon plaisir et sans fatigue.

On dit que je suis partie pour I'Italie avec Stéphane. Ce qu'il y a de bon, c'est que je ne sais pas où il est. Je ne l'ai pas vu depuis six mois. Quant à moi, je crois bien être à Nohant dans ce moment-ci; cependant, si les gens de la Châtre sont absolument sûrs que je sois à Rome, je ne voudrais pas leur faire de peine en leur soutenant le contraire.

Adieu, ma chère petite maman; traitez-moi toujours avec bonté. Je vous embrasse de tout mon coeur, ainsi que mon ami Pierret.

LXXV

A M. JULES BOUCOIRAN, A NIMES

Nohant, 26 septembre 1831

C'est une désolation qu'un voyage de sept jours; je m'en afflige de mille manières: d'abord, parce que cela vous fatigue; ensuite parce que ces quinze jours perdus de la plus ennuyeuse manière du monde doivent faire pleurer votre mère. Elle voudra les regagner, je le prévois bien. Je ne peux ni ne veux l'affliger. Cependant, mon cher enfant, je voudrais que vous fussiez de retour vers le 20 du mois prochain.

Mettez donc à profit ces bons jours de famille et de patrie. C'est un bonheur de n'être pas blasé ou désabusé de ces biens-là. Apportez-moi des cailloux de votre sol, s'ils ont quelque chose de curieux. Si je ne l'ai pas rêvé, vous avez comme nous beaucoup de coquillages marins pétrifiés, des espèces qui nous manquent.

Maurice ne fait rien. Je ne suis pas assez rigide. Ce temps de dévergondage ne devant pas être long, je le laisse trotter avec Léontine, et les jours de travail sont rares. Le seul point, c'est qu'il n'oublie pas ce qu'il sait et non qu'il fasse des progrès sans vous. Je voudrais bien, mon enfant, que l'étude du latin ne fût pas aussi exclusive. Vous m'avez promis de commencer l'histoire à votre retour et de la faire marcher de front avec la géographie. Il me semble que ces études poussées un peu rapidement lui seraient fort utiles. Non pas qu'il faille espérer une grande mémoire des faits à son âge, mais c'est la seule manière d'ouvrir ses idées aux choses de la vie, aux lois, aux guerres, aux vicissitudes des moeurs, aux constitutions, à l'existence des peuples et à la marche de la civilisation. C'est d'un peu haut qu'il faudrait donc envisager cette science. Au lieu de le faire moisir, comme au temps de l'abbé Rollin, sur les petites guerres et les rois insignifiants d'une foule de petits États de l'antiquité, il faudrait résumer l'histoire universelle dans une sorte de cours à votre manière. Cette analyse générale n'est pas l'ouvrage d'un cuistre, et vous trouverez à la dresser avantage et plaisir pour vous-même. Plus tard, sans doute, il lui faudra étudier les diverses parties de votre édifice, il le fera par la lecture. J'ai fait, pendant cinq ou six ans, des extraits sur toutes les dynasties de la terre. C'était l'histoire enseignée à la manière des jésuites. Beaucoup de récits, pas une réflexion, pas une observation qui ne tournât à la plus grande gloire de Dieu, contre tout bon sens et toute vérité. Aussi, rien de ce fatras n'est resté dans mon cerveau fatigué. J'ai perdu cinq ou six ans de ma vie à désapprendre le sens commun. Les livres d'histoire, écrits tous sous l'empire de quelque passion politique ou de quelque préjugé religieux, ont tous besoin d'être rectifiés par un jugement sain. Ce n'est donc pas avec des livres qu'il faudrait enseigner, c'est avec votre mémoire et votre raison, n'est-il pas vrai, mon enfant?

Bonjour. Je vous embrasse de toute mon âme, ainsi que votre bonne mère. Rendez-la bien heureuse, et revenez-nous, dès que vous pourrez vous arracher comme Régulus à tant d'affection.

Maurice vous embrasse aussi. Il fait la moue dans ce moment, parce que, dit-il, il s'est f…. par terre. Est-ce vous qui formez ainsi son style?

LXXVI

AU MÊME

Paris, 6 novembre 1831.

Mon enfant,

J'ai été vraiment affligée de manquer le plaisir de vous embrasser. Je vous l'ai dit, je vous aime comme vous m'aimez, sans égoïsme, et je me réjouis du bonheur de votre mère et du vôtre. Une autre fois, nous serons à même de nous voir davantage; mais nous n'en avons pas besoin pour compter l'un sur l'autre.

Il est très vrai que madame Bertrand m'a envoyé M. de Vasson la veille de mon départ, j'ai reçu d'elle une lettre qui s'efforçait d'être aimable. Elle me parlait d'abord de l'engagement pris d'aller passer trois mois à Laleuf, cet automne, engagement que je savais bien ne pas exister. Ensuite elle remettait sa cause entre mes mains et me parlait de son Alphonse, comme si mon Maurice ne m'intéressait pas davantage. Puis elle me disait qu'elle ne savait pas votre adresse à Nîmes, qu'elle ne voulait pas vous écrire avant de s'adresser à moi; ce qui prouve tout simplement qu'elle l'eût fait si elle eût pu savoir votre adresse. Enfin elle daignait se rappeler que je lui avais offert ma place à la Chambre et me faisait des remercîments très gauches et très peu de saison. J'ai répondu en peu de mots, poliment et froidement. Je ne sais comment elle aura pris ma lettre. J'ai conté le tout au père Duris-Dufresne, qui a trouvé comme moi qu'on aimait mieux ses enfants que ceux des autres.

Je ne puis pas vous dire si je resterai ici peu ou beaucoup. Mon éditeur paye mal; cependant il paye, mais si lentement, que le travail des imprimeurs va de même. Je leur remets le manuscrit à mesure que j'en touche le prix, autrement je courrais risque de travailler pour l'honneur. C'est un méchant salaire quand on est si pauvre d'esprit et de bourse. Ce qu'il y a de sûr, c'est que je retournerai près de mes chers enfants, aussitôt que je serai délivrée de ma besogne.

Du reste, je vois avec plaisir que tous les déboires qu'on m'avait prédits dans cette carrière n'existent pas pour les gens qui vivent, comme moi, au fond de leur mansarde, sans autre ambition que celle d'un profit modeste. J'ai déjà assez vu les grands hommes pour savoir qu'ils sont les plus petits de tous. Je les fuis comme la peste, excepté Henri de Latouche, qui est bon pour moi et que j'aime sincèrement.

Je vis fort tranquille, je travaille à mon aise et je me porte bien maintenant. J'ai enfin réussi à me débarrasser de la fièvre qui m'a tourmentée pendant plus d'un mois. Il ne manque à mon bonheur que mes enfants et vous. Mais, si je vous avais ici, je serais trop bien et la destinée n'a pas coutume de me gâter de la sorte. Au reste, elle est sage. Elle me garde ce bonheur pour un avenir que je ne voudrais plus affronter sans l'espérance que vous l'embellirez.

Adieu, cher enfant; j'embrasse vous, Maurice et ma Solange. Parlez-moi d'eux beaucoup, je vous en supplie.

LXXVII

A MAURICE DUDEVANT, A LA CHATRE

Paris, 3 novembre 1831.

Mon cher petit enfant, tu ne m'as pas dit si tu avais reçu le joujou que je t'ai envoyé. Si tu ne l'as pas, fais-le réclamer chez M. Poplin[1], à la Châtre. Il doit être arrivé depuis longtemps.

Quand tu n'auras plus d'images à peindre, tu me l'écriras, afin que je t'en achète d'autres. Dis-moi si tu as envie de quelque chose que je puisse t'envoyer. Boucoiran me dit qu'il va te faire commencer l'histoire. Tu me diras si cela t'amuse. Quand j'étais petite, cela m'amusait beaucoup. Je suis bien contente que Sylvain Meillant[2] soit rétabli; tu iras le voir et le lui diras de ma part.

As-tu couvert ta maison dans la cour? J'en ai bien fait comme toi, dans la même cour, avec des briques et des ardoises. Je me souviens qu'une fois, en ouvrant la porte de ma maison, laquelle porte était une petite planche, j'ai trouvé quelqu'un dedans. Ce quelqu'un était, devine quoi? Une belle petite souris qui s'était emparée de ma maison et s'y trouvait bien logée. Je l'ai laissée dedans, mais je ne sais plus ce qu'elle est devenue. Et ton jardin, y travailles-tu toujours? Il fait bien mauvais maintenant pour jouer dehors. Prends garde de t'enrhumer. Il fait un temps affreux ici. On est dans la crotte jusqu'aux genoux. La Seine est jaune comme du café au lait. Je ne sors que pour mes affaires d'obligation.

Adieu, mon cher petit mignon; j'enverrai des bas à ta grosse mignonne.
Et toi, en as-tu assez pour ton hiver? Je vous embrasse tous les deux.
Porte-toi bien et écris-moi souvent.

Ta mère

[1] Propriétaire à la Châtre. [2] Fermier de Nohant.

LXXVIII

AU MÊME

Paris, novembre 1831.

Ta lettre est bien gentille, mon cher petit; elle est fort bien écrite. Ne reste pas trop dehors par ce vilain froid, tu vois bien que tu t'es enrhumé. Quand tu es dans le jardin, cours, saute, ne reste pas à la même place. C'est comme cela que tu attrapes toujours du mal. Ta pie peut bien rester dans ton jardin, elle n'a pas peur du froid, ses plumes lui valent mieux que tes habits et tes pantalons. Nos petits bengalis sont plus délicats, ils viennent d'un climat chaud. Dis à Eugénie[1] d'en avoir bien soin.

J'ai été hier au Jardin des Plantes, j'aurais bien voulu pouvoir emporter pour toi une petite gazelle fauve avec des raies blanches et de grands yeux noirs. Elle mange dans la main, tu serais bien content d'en avoir une pareille; mais il faudrait la garder au coin du feu. Elles viennent de l'Afrique, et le moindre froid les tue. Au reste, tu les as vues; mais tu ne t'en souviens peut-être plus.

Je serais si contente de t'avoir ici quinze jours pour te faire courir partout avec moi.

Adieu, mon petit ami; je t'embrasse mille fois, ainsi que ta grosse mignonne. Fais-lui mettre des bas de laine tous les jours. Embrasse pour moi Léontine et Boucoiran.

[1] Femme de chambre.

LXXIX

A M JULES BOUCOIRAN, A NOHANT

Paris, 5 décembre 1831.

Merci, mon cher enfant. Je ne sais pas si je pourrai profiter de cette bonne occasion pour retourner à Nohant. Dieu veuille que mon éditeur me paye d'ici au 8 et que je puisse lui livrer les dernières feuilles de mon manuscrit. Alors je serais à Nohant bientôt. N'en parlez pas encore. Surtout n'en donnez pas la joie à mon pauvre Maurice; car il n'y a rien de sûr dans mes projets. Ils dépendent d'un animal qui, tous les jours, m'annonce le payement de sa dette, j'attends encore. Je voudrais qu'il me fît au moins une lettre de change pour les cinq cents francs à toucher trois mois après la livraison. Jusqu'ici, je ne tiens rien, et je ne voudrais pourtant pas avoir travaillé trois mois sans un profit raisonnable.

La lettre que j'ai reçue avant-hier de Maurice est fort bien, si vous n'en avez pas corrigé les fautes. Son écriture, quand il veut s'appliquer un peu, promet d'être très lisible et très jolie. Il a dans son esprit d'enfant des idées très originales; par exemple, j'ai bien ri de sa pie, qui se tient dans le jardin et regarde passer le monde sur la route.

Pauvre enfant! quand donc sera-t-il assez grand pour ne dépendre que de lui! Alors je ne serai pas en peine de trouver une consolation et un dédommagement à tous les ennuis de ma vie.

Adieu, mon cher fils; restez-moi toujours fidèle, vous que j'estime le plus solide et le plus généreux de mes amis.

Je vous embrasse de tout mon coeur.

LXXX

A M. FRANÇOIS ROLLINAT, A CHATEAUROUX

Nohant, janvier 1832.

Mon cher Rollinat,

Je vous ai écrit avant-hier un mot et je vous demandais une réponse directe. Êtes-vous absent de Châteauroux, ou bien le courrier a-t-il perdu ma lettre? Il est sujet à cette infirmité. Il en est de même tous les étés. C'est au point qu'il en a semé toute la route depuis Nohant jusqu'à Châteauroux, et qu'il en pousserait si ce n'était de mauvais grain.

C'était pour vous demander l'adresse de Charles[1] à Paris. J'ai une commission pressée à lui donner. Répondez-moi, si vous êtes vivant, mais répondez-moi poste restante à la Châtre.

Ce courrier est un drôle!

Bonsoir, mon bon petit avocat. Je vous donne ma très sainte bénédiction.

[1] Charles Rollinat, frère de François

LXXXI

A MADAME MAURICE DUPIN, A PARIS

Nohant. 22 février 1832.

Ma chère maman,

Mes enfants ont été bien vite débarrassés de leur rhume; Maurice est plus fou et Solange plus rose que jamais. J'espère vous la conduire ce printemps. Elle est assez raisonnable pour faire un tour à Paris avec moi; vous verrez qu'elle est bien gentille et bien caressante; mais vous serez effrayée de sa grosseur, je voudrais bien la voir s'effiler un peu.

Maurice travaille comme un homme. Il devient studieux et grave comme son précepteur; mais, à la récréation, il s'en venge bien. Léontine et lui, font le diable. Le dimanche, tout le monde joue, grands et petits. Il vient des amis de Maurice, de la Châtre, et je joue à colin-maillard, au furet, au volant, aux barres, jusqu'à ce que je ne puisse plus tenir sur mes jambes. Polyte aussi se met de la partie; il fait très agréablement la cabriole. Il danse comme Taglioni et il tombe comme un sac; ce qui fait beaucoup rire Solange. Elle l'appelle son farceur de noncle. Si Oscar était là, il s'amuserait bien aussi.

Je suis fort aise que mon livre vous amuse[1]. Je me rends de tout mon coeur à vos critiques. Si vous trouvez la soeur Olympe trop troupière, c'est sa faute plus que la mienne. Je l'ai beaucoup connue et je vous assure que, malgré ses jurons, c'était la meilleure et la plus digne des femmes. Au reste, je ne prétends pas avoir bien fait de la prendre pour modèle dans le caractère de ce personnage. Tout ce qui est vérité n'est pas bon à dire; il peut y avoir mauvais goût dans le choix. En somme, je vous ai dit que je n'avais pas fait cet ouvrage seule. Il y a beaucoup de farces que je désapprouve: je ne les ai tolérées que pour satisfaire mon éditeur, qui voulait quelque chose d'un peu égrillard. Vous pouvez répondre cela pour me justifier aux yeux de Caroline, si la verdeur des mots la scandalise. Je n'aime pas non plus les polissonneries. Pas une seule ne se trouve dans le livre que j'écris maintenant et auquel je ne m'adjoindrai de mes collaborateurs que le nom; le mien n'étant pas destiné à entrer jamais dans le commerce du bel esprit.

Je ne m'occupe pas exclusivement de ce travail. A présent, je puis en prendre à mon aise, sans me tourmenter l'esprit. Si quelquefois je travaille avec passion, c'est parce que je ne sais pas m'occuper à demi. Je suis comme vous, avec vos dessins et vos vernis. Ici, j'ai de très douces distractions: Maurice me saute sur le dos et ma grosse fille me grimpe sur les genoux.

Bonsoir, ma chère petite mère. Donnez-moi des nouvelles de votre oeil.
A force de vouloir le guérir vite, ne le tourmentez pas trop.
Embrassez pour moi Caroline et mon vieux Pierret; moi, je vous aime de
tout mon coeur.

[1] Rose et Blanche.

LXXXII

A MAURICE DUDEVANT, A NOHANT

Paris, 4 avril 1832.

Nous sommes arrivées en bonne santé, ta soeur et moi, mon cher petit amour. Solange n'a fait qu'un somme depuis Châteauroux jusqu'ici. Elle a pensé à toi et à sa bonne; elle a pleuré deux fois pour vous avoir; mais elle s'est consolée bien vite. A son âge, le chagrin ne dure guère. Elle a été douce et gentille tout le temps. Quand tu étais tout petit, tu n'étais pas si patient qu'elle. En arrivant, elle a reconnu tout de suite ton portrait et elle a pleuré; puis elle n'a pas tardé à s'endormir.

Je l'ai menée au Luxembourg, au Jardin des Plantes. Elle a vu la girafe, et prétend l'avoir déjà bien vue à Nohant dans un pré. Elle a donné à manger dans sa main aux petits chevreaux du Thibet et aux grues. Elle a vu les animaux empaillés et ne veut pas comprendre qu'ils ne sont pas en vie. Du reste, elle n'a pas peur du tout; pourvu que je lui donne la main, elle ne s'effraye de rien.

Elle rit, elle chante, elle est gentille à croquer. Elle mange comme six, elle s'endort dans les omnibus, elle se réveille quand on descend et se met à marcher sans grogner. Il est impossible d'être meilleure enfant. Je suis bien contente de l'avoir avec moi. Si je t'avais aussi, mon pauvre enfant, je serais bien heureuse.

Et toi, mon petit chat, comment te portes-tu? t'amuses-tu toujours bien? Ta grue est-elle toujours en vie?

Adieu, mon cher petit ange. Je t'embrasse cent mille fois sur tes joues roses et sur ton grand pif, sur tes grands yeux et sur tes beaux cheveux. Écris-moi bien souvent. Ta soeur t'embrasse aussi; elle veut te porter des fraises et des glaces dans du papier. Ce sera propre en arrivant!

LXXXIII

A MADAME MAURICE DUPIN. A PARIS

Paris, 15 avril 1832.

Chère mère,

Soyez sans inquiétude. Je me porte tout à fait bien aujourd'hui. Le choléra, dit-on, est mort; ainsi dormez en paix. Je serais bien heureuse de voir mon vieux Pierret; mais, s'il vient à huit heures du matin, qu'il sonne bien fort pour m'éveiller. Je dors comme une bûche et je n'ai personne pour ouvrir la porte. Priez-le de me donner une heure dans la journée; il me fera bien plaisir.

Portez-vous bien, chère maman, et, si vous étiez plus malade, à votre tour avertissez-moi.

LXXXIV

A M. GUSTAVE PAPET, A PARIS

Paris, mai 1832.

Cher Gustave,

Je compte sur toi… c'est-à-dire sur vous… non, c'est-à-dire sur toi, pour dîner avec nous dimanche prochain et tous les dimanches subséquents, tant que Paris aura le bonheur de vous posséder.

Est-ce vous qui êtes venu pour me voir cette semaine? Voici les indications de ma bonne: «Un joli jeune homme qui n'a pas voulu dire son nom et qui avait une badine à la main.» Cette badine m'a paru le signe particulier du signalement et se rapporter évidemment à votre caractère badin.

Hein, si l'on voulait s'en mêler?

A demain donc, mon ami.

Ton camarade

AURORE.

LXXXV

A MAURICE DUDEVANT. A NOHANT

Paris, 4 mai 1832.

Mon cher petit mignon.

Nous nous portons bien. Ta soeur est bien mignonne à présent. Nous allons toujours nous promener au Luxembourg et au Jardin des Plantes. Ce dernier est superbe, et tout embaumé d'acacias. Nohant doit être bien joli à présent. Y a-t-il beaucoup de fleurs, et ton jardin pousse-t-il? Le mien se compose d'une douzaine de pots de fleurs sur mon balcon; mais il y a des pousses nouvelles longues comme ma main. Solange en casse bien quelques-unes, et pour que je ne la gronde pas, elle essaye de les raccommoder avec des pains à cacheter.

Nous parlons de toi tous les soirs et tous les matins, en nous couchant, en nous levant. J'ai rêvé, cette nuit, que tu étais aussi grand que moi; je ne te reconnaissais plus. Tu es venu m'embrasser, et j'étais si contente, que je pleurais. Quand je me suis éveillée, j'ai trouvé la grosse grimpée sur mon lit et qui m'embrassait. Elle aussi grandit beaucoup et maigrit en même temps. Personne ne veut croire qu'elle n'ait pas cinq ans. Elle a la tête de plus que tous les enfants de son âge.

Tous les bonbons qu'on lui donne, elle les met de côté pour toi; au bout d'une heure, elle n'y pense plus et les mange. Quand nous irons te voir, nous t'en porterons.

Adieu, mon petit enfant chéri. Écris-moi plus souvent des lettres un peu plus longues, si tu peux. Tu ne me dis pas ce que tu apprends avec Boucoiran. Adieu; je t'embrasse de tout mon coeur.

LXXXV

AU MÊME

Paris, 17 mai 1832.

Mon cher petit,

J'ai reçu tes deux lettres. Je t'en ai envoyé une grosse pleine de dessins. T'amuses-tu à les copier? Que fais-tu le soir? Travailles-tu dans ton cabinet, ou cours-tu dans le jardin avec Léontine? Valsez-vous toujours? Dis-moi donc comment tu passes tes journées. Raconte-moi depuis le matin jusqu'au soir.

Ta petite soeur se porte bien; elle commence à s'accoutumer à Paris et à devenir méchante. Jusqu'à présent, elle était si étonnée de tout ce qu'elle voyait, qu'elle ne pensait pas à avoir des caprices. A présent, elle en a pas mal; mais je ne lui cède pas, et elle redevient gentille. Des enfants, qui demeurent sur le même balcon que nous, quand ils l'entendent pleurer, se moquent d'elle en la contrefaisant. Cela la vexe cruellement; elle renfonce tout de suite ses larmes et n'ose plus rien dire.

Il y a bien longtemps que nous n'avons été à la campagne; il pleut tous les jours et il fait si froid, que nous avons toujours du feu. J'ai deux petits serins verts dans une cage. Ils ont fait des oeufs qui sont éclos de ce matin. Si tu voyais comme cela amuse Solange! Elle n'y conçoit rien et voudrait les mettre dans sa poche. Ils sont si petits, si secs, si maigres, si pelés, si laids, qu'ils crèveraient si l'on soufflait dessus.

Nous avons aussi un beau jardin sur notre balcon: des roses, des jasmins, du lilas, des giroflées, des orangers, un géranium, du réséda et même un cassis tout couvert de fruits verts. Si tu venais me voir cet été, je te les ferais croquer; mais tu en auras de meilleurs à Nohant. Solange s'amuse à mettre de la terre dans des pots, elle y sème des graines; à peine sont-elles levées, qu'elle les arrache.

Adieu, mon gros mignon. Écris-moi souvent, parle-moi de tout ce qui t'amuse, pense souvent à ta vieille mère qui t'aime.

LXXXVI

A M. CHARLES DUVERNET, A LA CHATRE

Paris, 6 juillet 1832.

Vous vous mariez, mon bon camarade!

Le bien et le mal n'existant pas par eux-mêmes, le bonheur comme le malheur étant dans l'idée qu'on s'en fait, vous vous croyez content; donc, vous l'êtes. Je n'ai qu'à me réjouir avec vous de l'événement qui vous réjouit et du choix que vous avez fait. Je ne connais pas votre fiancée; mais j'ai entendu dire d'elle beaucoup de bien à tout le monde et particulièrement à mademoiselle Decerf, juge sain et solide. Vous lui rendrez le bonheur que vous recevrez d'elle. Croyez, de votre côté, que votre bonheur doublera le mien.

Je n'ai le temps de vous dire qu'un mot. Je suis en course du matin au soir pour trouver un logement. Le soir, je rentre éreintée par la marche, la chaleur et le pavé. Je quitte avec regret ma gentille mansarde du quai Saint-Michel; le mauvais état de ma santé me mettant dans l'impossibilité d'escalader plusieurs fois par jour un escalier de cinq étages, je vais me retirer encore davantage du beau Paris et m'enfoncer dans le faubourg.

J'ai été hier voir Henri de Latouche à Aulnay. Il ne quitte presque plus la campagne. Son ermitage est la plus délicieuse chose que je connaisse. Je ne sais s'il y travaille. Moi, je ne fais rien et ne me remettrai à l'ouvrage qu'à Nohant. Le succès d'Indiana m'épouvante beaucoup. Jusqu'ici, je croyais travailler sans conséquence et ne mériter jamais aucune attention. La fatalité en a ordonné autrement. Il faut justifier les admirations non méritées dont je suis l'objet. Cela me dégoûte singulièrement de mon état. Il me semble que je n'aurai plus de plaisir à écrire.

Adieu, mon vieux camarade; je vous écrirai une autre fois. Aujourd'hui, je vous félicite seulement et je vous embrasse avec amitié.

LXXXVII

A MAURICE DUDEVANT. A NOHANT

Paris, 7 juillet 1832.

Mon pauvre petit,

Tu as donc encore été malade? Comment vas-tu maintenant? Il me tarde bien de recevoir une lettre de toi; ton papa m'écrit que tu t'ennuyes de ne pas me voir. Et moi aussi, va, mon enfant! Prends un peu de patience, mon cher petit. Bientôt je serai près de toi, sois-en bien sûr.

Tu verras ta Solange bien grandie, bien bavarde, disant toute sorte de bêtises qui te feront rire. Si tu es encore malade, je te soignerai, je resterai la nuit auprès de ton lit, et je t'empêcherai de penser à ton mal: Boucoiran dit que tu n'as pas de courage. Il faut tâcher d'en avoir un peu, mon cher enfant. On souffre bien souvent quand on est grand; il y a des personnes qui souffrent presque toujours. Tu sais bien que je suis ainsi. Si je pleurais tout le temps, je serais insupportable. Essaye donc de te faire une raison, quand tu souffres. Je sais que tu es bien jeune pour cela; mais tu as assez de bon sens pour comprendre tout ce que je te dis. Si je te recommande d'être courageux, c'est que les larmes font beaucoup plus de mal que le mal même. Elles donnent surtout mal à la tête et augmentent la fièvre. Quand tu te sens malade, il faut le dire sans te désespérer. On fera pour toi tout ce qu'il faudra pour te soulager. Enfin, je l'espère à présent, tu es bien tout à fait et tu ne penses plus à tout cela.

Écris-moi vite, ne fût-ce qu'un mot; je t'embrasse mille fois de toute mon âme. Qu'est-ce qu'il faudra t'apporter de Paris?

LXXXVIII

AU MÊME

Paris, 8 juillet 1832.

Mon cher petit,

Je t'écrivais dernièrement que j'étais inquiète de toi. A peine ma lettre partie, j'ai reçu la tienne. Ton dessin est gentil; Solange l'a bien regardé, elle à reconnu la grue tout de suite. Elle apprend à lire et sait déjà très bien tous les sons. Cela l'amuse. Si je l'écoutais, nous ne ferions que lire toute la journée; mais elle en serait bientôt dégoûtée. Je lui ménage ce plaisir-là. Si elle continue, elle saura lire bien plus jeune que toi. Tu étais encore, à sept ans, un fameux paresseux, t'en souviens-tu? Heureusement tu as réparé le temps perdu. Travailles-tu bien? dis-moi ce que tu fais à présent: est-ce l'histoire des Grecs? Et le latin, t'amuse-t-il toujours?

Nous avons été à Franconi, Solange et moi. Nous étions en bas, tout à côté des chevaux. Elle a vu les batailles, les coups de pistolet, les chevaux qui galopaient, les deux éléphants qui sont descendus sur des planches tout à côté d'elle. Elle n'a peur de rien. Elle a touché les bêtes, elle a ri au nez des acteurs! Elle s'est amusée comme une folle. Seulement, quand le gros éléphant est venu, avec une tour sur le dos et que, la tour toute pleine de boîtes, de fusées et de pétards a éclaté avec un bruit du diable, elle a un peu fait la grimace. Je lui ai dit que, si tu étais là, tu n'aurais pas peur, que tu tirais des coups de pistolet, que l'éléphant n'avait pas peur. Par émulation, elle a renfoncé ses larmes et s'est enhardie jusqu'à regarder. Elle a trouvé cela très beau. En effet, il est impossible de voir rien de plus beau que l'éléphant tout couvert de velours, de soldats, de dorures, de feu, faisant toutes ses évolutions comme un vrai soldat.

Je t'ai bien regretté, mon petit; tu aurais été bien étonné de voir ces deux animaux si intelligents. Il y en a un énorme, gros quatre fois comme celui que tu as vu au Jardin des Plantes. Au lieu d'être d'un gris sale comme lui, il est d'un beau noir. Celui-là s'appelle Djeck; le petit est trois fois moins gros, mais aussi gentil qu'un éléphant peut l'être et aussi savant que le gros. Tout ce qu'ils font est incroyable. Ils sont en scène pendant trois actes. Certainement Thomas n'a pas le demi-quart de leur intelligence. Le gros danse la danse du châle avec une trentaine de bayadères. C'est à mourir de rire de voir danser un éléphant. Puis il mange de la salade devant le public. Chaque fois qu'il a vidé un saladier, il le prend avec sa trompe et le donne au petit éléphant, qui le prend de la même manière et le fait passer à son valet de chambre. Le gros a une clochette d'or pendue à une corde. Il prend la corde, et sonne jusqu'à ce qu'on apporte un autre saladier. Dans la pièce, il y a un prince indien que ses ennemis poursuivent pour le tuer. Quand il est en prison, l'éléphant arrache les barreaux de la croisée, approche son dos et l'emporte. Une autre fois, on a mis le prince dans un coffre pour le jeter à la mer. L'éléphant ouvre le coffre avec sa trompe, et va cueillir des cerises qu'il lui apporte à manger. Il remet des lettres, il bat le tambour, il offre des bouquets aux dames, il se met à genoux, il se couche, il s'assied sur son derrière. Tout cela sans qu'on voie jamais le cornac. Il est tout seul en scène, il entre dans des cavernes, il sort par où il doit sortir, il ne se trompe jamais. Il n'y a pas de figurant qui fasse mieux son métier. Après la pièce, le public le redemande et on relève le rideau. Alors les deux éléphants, après s'être fait un peu attendre, comme font les actrices pour se faire désirer, arrivent tous les deux, saluent le public avec leur trompe, se mettent à genoux, puis s'en vont très applaudis et très satisfaits. Solange dit qu'ils sont bien gentils et bien mignons. Elle a été aussi voir les marionnettes chez Séraphin; mais elle aime bien mieux les chevaux et les éléphants.

Adieu, mon petit amour. Quand tu seras à Paris, je te mènerai voir tout cela. Je te ferai des pantoufles. Je t'envoie des bonshommes qu'on m'a donnés pour toi. Adieu, mon enfant. Embrasse pour moi ton papa et Boucoiran. Solange vous embrasse tous trois, ainsi que sa titine. Elle me disait à Franconi:

—Maman, tu diras tout ça à mon petit frère; moi, je saurais pas y dire, c'est trop beau!

Je t'embrasse mille fois. Aime-moi bien et écris-moi.

LXXXIX

A M. FRANÇOIS ROLLINAT, A CHATEAUROUX

Nohant, 1er août 1832.

Mon bon vieux,

J'ai passé à Châteauroux à quatre heures du matin. J'en suis repartie à six, malade, fatiguée, enrhumée, endormie, stupide. Malgré cela, j'avais bien envie de te faire réveiller pour t'emmener. Mon mari m'a dit que tu étais encore occupé par les assises, que tu avais beaucoup de travail. Je me suis fait conscience de t'arracher cette pauvre heure de sommeil.

Duteil pense que tu dois être débarrassé aujourd'hui. Tu es donc libre? Arrive bien vite, mon ami. Je suis impatiente de t'embrasser et de passer quelques bons jours avec toi. Viens demain au plus tard, n'aie pas de prétexte, pas d'affaire; je n'en veux pas entendre parler. Je suis ici pour trois semaines, je n'entends pas perdre ces moments de bonheur, si rares dans ma vie et si chèrement payés. Viens donc, brave homme. Nous t'attendons. Je t'embrasse de toute mon âme.

Ton ami

GEORGE.

XC

A MADAME MAURICE DUPIN, A PARIS

Nohant, 6 août 1832.

Ma chère maman,

Je suis en effet coupable, cette fois, de ne pas vous avoir donné de mes nouvelles tout de suite. Pardonnez-moi; ne soyez pas inquiète. Tout le monde ici va bien.

Solange a repris ses jeux, ses chevreaux, ses galettes à la terre mouillée sur des ardoises. On ne l'a pas trouvée maigrie du tout. Maurice est mince comme un fuseau et très grand. Il est plus beau que jamais. Il lui a poussé, en mon absence, les plus belles dents du monde, blanches, bien rangées. Il est charmant et d'un caractère parfait. Il travaille beaucoup; il a de l'intelligence, beaucoup de douceur et un coeur excellent. Il entrera au collège le printemps prochain.

Pour moi, je vais assez bien, sauf la chaleur qui m'écrase. Je vous plains, si vous en avez autant à Paris. Nous ne savons où nous fourrer. Les puits sont taris, les bestiaux meurent de soif, les fleurs et les arbres sont grillés, nos pauvres enfants n'ont plus la force de courir et de jouer. La nuit, les rudes orages ne rafraîchissent pas le temps. Cette nuit, le tonnerre a brûlé quinze maisons et plusieurs granges à deux lieues d'ici.

Je ne puis mieux faire que de m'enfermer dans mon cabinet et de travailler à Valentine. Solange se roule sur le parquet et Maurice fait du latin comme un pauvre diable.

Mon mari est aux assises à Châteauroux. Il y a beaucoup d'affaires à juger; il restera là une quinzaine de jours; ce qui ne l'amuse guère. Heureusement le choléra n'y est plus. Madame Hippolyte est toujours la même, pas forte, mais allant son petit train de vie. Polyte chante, rit, fume et boit tout le jour. C'est toujours Roger Bontemps.

Adieu, chère petite mère; vous êtes bien bonne d'avoir été à la diligence. Je suis bien fâchée de n'avoir pu vous attendre.

Je vous embrasse de tout mon coeur.

Avez-vous des nouvelles de Caroline?

XCI

A M. FRANÇOIS ROLLINAT, A CHATEAUROUX

Nohant, 20 août 1832.

Mon vieux,

J'ai travaillé comme un cheval, et je me sens si aise d'être débarrassée de ma journée, que, loin de faire du spleen, je me plonge avec délices dans cette béate stupidité qu'il m'est enfin permis de goûter. Ne t'attends donc pas à me voir répondre à toutes les choses bonnes et excellentes que tu me dis. J'attendrai pour cela un jour où j'aurai de l'âme, un jour où je serai Otello. Pour aujourd'hui, je suis chien. Je dis que la vie n'est bonne qu'à gaspiller. J'ai mis tout ce que j'avais de coeur et d'énergie sur des feuilles de papier Weynen. Mon âme est sous presse, mes facultés sont dans la main du prote. Infâme métier! Les jours où je le fais, il ne me reste plus rien le soir. Ce sont autant de jours où il ne m'est pas permis de vivre pour mon compte. Après tout, c'est peut-être un bonheur; car, livrée à moi-même, je vivrais trop!

Dans deux jours, j'aurai fini Valentine, ou je serai morte. Veux-tu que j'aille te voir la semaine prochaine? Fixe le jour. Si tu veux, nous irons à Valençay. Cela t'arrange-t-il? J'ai tout le mois pour courir, mais le froid viendra. Si tu m'en crois, tenons-nous prêts aux premiers jours de soleil qui reviendront, s'il en revient. J'avertirai Gustave[1]. Réponds-moi donc et décide le jour; c'est à toi, qui n'es pas libre quand tu veux, de régler l'ordre et la marche. Mais il faut nous prévenir d'avance, afin de préparer nos pataches, nos pistolets de voyage, nos pelisses fourrées, nos astrolabes, enfin tout l'appareil du voyageur.

Je suis charmée qu'on m'accueille chez toi avec bienveillance. J'ai fort envie de voir tous ces enfants; Juliette[2] surtout me plaît. Préviens ta mère et tes grandes soeurs que j'ai excessivement mauvais ton, que je ne sais pas me contenir plus d'une heure; qu'ensuite, semblable au baron de Corbigny, «je ne puis m'empêche de jurer et de m'enivrer». Que veux-tu! chacun a ses petites faiblesses, disait je ne sais plus quel particulier, en faisant bouillir la tête de son père dans une marmite, pour la manger. Enfin garde-toi de me faire passer pour quelque chose de présentable. S'il fallait soutenir ensuite la dignité de mon rôle, je souffrirais trop.

Fais-moi le plaisir de m'envoyer une boîte de pains à cacheter les plus petits possibles. Je t'ai fait de grands et magnifiques présents, tu peux bien me faire celui-là: autrement, je serai forcée de t'envoyer mes lettres ouvertes. On ignore à la Châtre l'usage des pains à cacheter. On se sert de poix de Bourgogne. On y fabrique aussi des fromages estimés, les habitants sont fort affables. (Voyez le voyage de l'Astrolabe.)

Adieu, cher frère de mon coeur. Je t'écrirai quand je pourrai. Toi, si tu as le temps, écris-moi. Tu sais si je t'aime, petit homme et grande âme!

GEORGE.

[1] Gustave Papet. [2] Juliette Rollinat, soeur de François Rollinat.