IV.

LA VISION.

Avant que le paysan, qui continuait à ronger son pain d'un air soucieux, se fût préparé à répondre, le jeune homme dit avec effusion à M. Antoine qu'il le remerciait de son récit et de la loyauté de son interprétation. Sans avouer qu'il tenait de près ou de loin à M. Cardonnet, il se montra touché de la manière dont le comte de Châteaubrun jugeait son caractère, et il ajouta:

«Oui, Monsieur, je crois qu'en cherchant le bon côté des choses on est plus souvent dans le vrai qu'en faisant le contraire. Un spéculateur effréné montrerait de la parcimonie dans les détails de son entreprise, et c'est alors qu'on serait en droit de suspecter sa moralité. Mais quand on voit un homme actif et intelligent rétribuer largement le travail …

—Un instant, s'il vous plaît, interrompit le paysan; vous êtes de braves gens et de bons cœurs, je veux le croire de ce jeune monsieur, comme j'en suis sûr de votre part, monsieur Antoine. Mais, sans vous offenser, je vous dirai que vous n'y voyez pas plus loin que le bout de votre nez. Écoutez-moi. Je suppose que j'ai beaucoup d'argent à placer, avec l'intention, non pas d'en tirer seulement un intérêt honnête et raisonnable, comme c'est permis à tout le monde, mais de doubler et de tripler mon capital en peu d'années. Je ne serai pas si sot que de dire mon intention aux gens que je suis forcé de ruiner. Je commencerai donc par les amadouer, par me montrer généreux, et, pour ôter les méfiances, par me faire passer, au besoin, pour prodigue et sans cervelle. Cela fait, je tiens mes dupes; j'ai sacrifié cent mille francs, je suppose, à ces petites amorces. Cent mille francs, c'est beaucoup dire pour le pays! et, pour moi, si j'ai plusieurs millions, ce n'est que le pot-de-vin de mon affaire. Tout le monde m'aime, bien que quelques-uns se moquent de ma simplicité; le plus grand nombre me plaint et m'estime. Personne ne se sauvegarde. Le temps marche vite, et mon cerveau encore plus; j'ai jeté la nasse, tous les poissons y mordent. D'abord les petits, le fretin qui est avalé sans qu'on s'en aperçoive, ensuite les gros, jusqu'à ce que tout y passe!

—Et que veux-tu dire avec toutes tes métaphores? dit M. Antoine en haussant les épaules. Si tu continues à parler par figures, je vais m'endormir. Allons, dépêche, il se fait tard.

—Ce que je dis est bien clair, reprit le paysan. Une fois que j'ai ruiné toutes les petites industries qui me faisaient concurrence, je deviens un seigneur plus puissant que ne l'étaient vos pères avant la révolution, monsieur Antoine! Je gouverne au-dessus des lois, et, tandis que pour la moindre peccadille je fais coffrer un pauvre diable, je me permets tout ce qui me plaît et m'accommode. Je prends le bien d'un chacun (filles et femmes par-dessus le marché, si c'est mon goût), je suis le maître des affaires et des subsistances de tout un département. Par mon talent, j'ai mis les denrées un peu au rabais; mais, quand tout est dans mes mains, j'élève les prix à ma guise, et dès que je peux le faire sans danger, j'accapare et j'affame. Et puis, c'est peu de chose que tuer la concurrence: je deviens bientôt le maître de l'argent qui est la clef de tout. Je fais la banque en dessous main, en petit et en grand; je rends tant de services, que je suis le créancier de tout le monde, et que tout le monde m'appartient. On s'aperçoit qu'on ne m'aime plus, mais on voit qu'il faut me craindre, et les plus puissants eux-mêmes me ménagent, tandis que les petits tremblent et soupirent autour de moi. Cependant, comme j'ai de l'esprit et de la science, je fais le grand de temps à autre. Je sauve quelques familles, je concours à quelque établissement de charité. C'est une manière de graisser la roue de ma fortune, qui n'en court que plus vite: car on en revient à m'aimer un peu. Je ne passe plus pour bon et niais, mais pour juste et grand. Depuis le préfet du département jusqu'au curé du village, et depuis le curé jusqu'au mendiant, tout est dans le creux de ma main; mais tout le pays souffre et nul n'en voit la cause. Aucune autre fortune que la mienne ne s'élévera, et toute petite condition sera amoindrie, parce que j'aurai tari toutes les sources d'aisance, j'aurai fait renchérir les denrées nécessaires et baisser les denrées du superflu, au contraire de ce qui devrait être. Le marchand s'en trouvera mal et le consommateur aussi. Moi, je m'en trouverai bien, puisque je serai, par ma richesse, la seule ressource des uns et des autres. Et l'on dira enfin: Que se passe-t-il donc? les petits fournisseurs sont à découvert, et les petits acheteurs sont à sec. Nous avons plus de jolies maisons et plus de beaux habits sous les yeux que par le passé, et tout cela coûte, dit-on, moins cher; mais nous n'avons plus le sou dans la poche. On nous a donné une fièvre de paraître, et les dettes nous rongent. Ce n'est pas pourtant M. Cardonnet qui a voulu tout cela, car il fait du bien, et, sans lui, nous serions tous perdus. Dépêchons-nous de servir M. Cardonnet: qu'il soit maire, qu'il soit préfet, qu'il soit député, ministre, roi, si c'est possible, et le pays est sauvé!

«Voilà, Messieurs, comme je me ferais porter sur le dos des autres si j'étais M. Cardonnet, et comment je suis sûr que M. Cardonnet compte faire. A présent, dites que j'ai tort de le voir d'un mauvais œil, que je suis un prophète de malheur, et qu'il n'arrivera rien de ce que j'annonce. Dieu vous fasse dire vrai! mais, moi, je sens la grêle venir de loin; et il n'y a qu'un espoir qui me soutienne: c'est que la rivière sera moins sotte que les gens, qu'elle ne se laissera pas brider par les belles mécaniques qu'on lui passe aux dents, et qu'un de ces matins, elle donnera aux usines de M. Cardonnet un coup de reins qui le dégoûtera de jouer avec elle; et s'engagera à aller porter ailleurs ses capitaux et leur conséquence. Maintenant, j'ai dit, moi aussi. Si j'ai porté un jugement téméraire, que Dieu qui m'a entendu me pardonne!»

Le paysan avait parlé avec une grande animation. Le feu de la pénétration jaillissait de ses yeux clairs, et un sourire d'indignation douloureuse errait sur ses lèvres mobiles. Le voyageur examinait cette figure accentuée, assombrie par une épaisse barbe grisonnante, flétrie par la fatigue, les injures de l'air, peut-être aussi par le chagrin, et, malgré la souffrance que lui faisait éprouver son langage, il ne pouvait se défendre de le trouver beau, et d'admirer, dans sa facilité à exprimer rudement ses pensées, une sorte d'éloquence naturelle empreinte de franchise et d'amour de la justice: car si ses paroles, dont nous n'avons pas rendu toute la rusticité, étaient simples et parfois vulgaires, son geste était énergique, et l'accent de sa voix commandait l'attention. Une profonde tristesse s'était emparée des auditeurs, tandis qu'il esquissait sans art et sans ménagement la peinture du riche persévérant et insensible. Le vin n'avait fait aucun effet sur lui, et chaque fois qu'il levait les yeux sur le jeune homme, il semblait plonger dans son sein et lui adresser un sévère interrogatoire. M. Antoine, un peu affaissé sous le poids du breuvage, n'avait pourtant rien perdu de son discours, et, subissant, comme de coutume, l'ascendant de cette âme plus ferme que la sienne, il laissait échapper, de temps en temps, un profond soupir.

Quand le paysan se tut:

«Que Dieu, te pardonne, en effet, si tu juges mal, ami, dit-il en élevant son verre comme une offrande à la Divinité; et si tu devines juste, que la Providence veuille détourner un tel fléau de la tête des pauvres et des faibles!

—Monsieur de Châteaubrun, écoutez-moi, et vous aussi, mon ami, s'écria le jeune homme, en prenant de chaque main, les mains de ses hôtes: Dieu, qui entend toutes les paroles des hommes et qui lit leurs sentiments au fond de leurs cœurs, sait que ces maux ne sont pas à craindre, et que vos appréhensions ne sont que des chimères. Je connais l'homme dont vous parlez, je le connais beaucoup; et quoique sa figure soit froide, son caractère obstiné, son intelligence active et puissante, je vous réponds de la loyauté de ses intentions et du noble emploi qu'il saura faire de sa fortune. Il y a quelque chose d'effrayant, j'en conviens, dans la fermeté de sa volonté, et je ne m'étonne pas que son air inflexible vous ait donné une sorte de vertige, comme si un être surnaturel était apparu au milieu de vos campagnes paisibles; mais cette force d'âme est basée sur des principes religieux et moraux qui font de lui, sinon le plus doux et le plus affable des hommes, du moins le plus strictement juste et le plus royalement généreux.

—Eh bien, tant mieux, nom d'une bombe! répondit le châtelain en choquant son verre contre celui du paysan. Je bois à sa santé et je suis heureux d'avoir à estimer un homme, quand j'étais sur le point de le maudire. Allons, toi, ne fais pas l'entêté, et crois ce brave jeune homme qui parle comme un livre et qui en sait plus long que toi et moi. Puisqu'il te dit qu'il connaît Cardonnet! qu'il le connaît beaucoup, là! que veux-tu de mieux? Il nous répond de lui. Donc, nous pouvons être tranquilles.

«Sur ce, mes amis, allons nous coucher, ajouta le châtelain, enchanté d'accepter, pour un homme qu'il connaissait peu, la caution d'un homme qu'il ne connaissait pas du tout, et dont il ne savait pas seulement le nom; voilà onze heures qui sonnent, et c'est une heure indue.

—Je vais prendre congé de vous, dit le voyageur, et me retirer, en vous demandant la permission de venir bientôt vous remercier de vos bontés.

—Vous ne partirez pas ce soir, s'écria M. Antoine, c'est impossible, il pleut à verse, les chemins sont perdus, et on n'y voit pas à ses pieds. Si vous vous obstinez à partir, je veux ne jamais vous revoir.»

Il insista si bien, et l'orage était tellement déchaîné en effet, que force fut au jeune homme d'accepter l'hospitalité.

Sylvain Charasson, c'était le nom du page de Châteaubrun, apporta une lanterne, et M. Antoine, prenant le bras du voyageur, le guida, à travers les décombres de son manoir, à la recherche d'une chambre.

Le pavillon carré était occupé à tous les étages par la famille de Châteaubrun; mais, outre ce petit corps de logis resté debout et fraîchement restauré, il y avait, de l'autre côté du préau, une immense tour, la plus ancienne, la plus haute, la plus épaisse, la plus impossible à détruire qui fût dans tout le domaine, les salles superposées qui la remplissaient étant voûtées en pierres encore plus solidement que le pavillon carré. La bande noire, qui, plusieurs années auparavant, avait acheté ce château pour le démolir, et qui en avait emporté tout le bois et tout le fer, jusqu'au moindre gond de porte, n'avait pas eu besoin d'effondrer l'intérieur des premiers étages, et M. Antoine en avait fait nettoyer et clore un, pour les rares occasions on il pouvait exercer l'hospitalité. Ç'avait été pour le bonhomme une grande magnificence que de faire placer des portes et des fenêtres, un lit et quelques chaises dans cet appartement qui n'était pas nécessaire aux besoins de sa famille. Il avait fait joyeusement cet effort en disant à Janille: «Ce n'est pas tout d'être bien, il faut songer à pouvoir héberger honnêtement son prochain.» Et pourtant, lorsque le jeune homme entra dans cet affreux donjon féodal, et qu'il se trouva comme étouffé dans une geôle, son cœur se serra, et il eût volontiers suivi le paysan, qui allait, par goût et par habitude, dormir sur la litière fraîche avec Sylvain Charasson. Mais M. Antoine était si fier et si content de pouvoir faire les honneurs d'une chambre d'amis, en dépit de sa détresse, que le jeune hôte crut devoir accepter pour gîte une des sinistres prisons du moyen âge.

Il y avait pourtant bon feu dans la vaste cheminée, et le lit, composé d'un gros plumetis posé sur un énorme sommier de balle d'avoine, n'était nullement à dédaigner. Tout était pauvre et propre. Le jeune garçon eut bientôt chassé les tristes pensées qui assiégent tout voyageur abrité dans un lieu semblable, et, malgré les roulements de la foudre, le cri des oiseaux de nuit, le bruit du vent et de la pluie qui ébranlaient ses fenêtres, tandis que les rats livraient de plus furieux assauts au bois de sa porte, il ne tarda pas à s'endormir profondément.

Pourtant son sommeil fut agité de rêves bizarres, et même il eut une sorte de cauchemar aux approches du jour, comme s'il était impossible de passer la nuit dans un lieu souillé des crimes mystérieux de la féodalité, sans y être en proie à des visions pénibles. Il lui sembla voir entrer M. Cardonnet, et, comme il s'efforçait de sauter à bas de son lit, pour courir à sa rencontre, le fantôme lui fit un signe impérieux pour qu'il eût à ne pas bouger; puis venant à lui d'un air impassible, il lui monta sur la poitrine sans répondre un seul mot à ses plaintes, et sans témoigner par aucune expression de son visage de pierre qu'il fût sensible à l'agonie qu'il lui faisait endurer.

Accable sous ce poids formidable, le dormeur s'agita en vain pendant un espace de temps qui lui parut un siècle, et il était saisi du râle de l'agonie lorsqu'il parvint à se réveiller. Mais, bien que le jour commençât à poindre, et qu'il vît distinctement l'intérieur de la tour, il demeura tellement sous l'impression de son rêve; qu'il croyait encore voir la figure inflexible devant ses yeux, et sentir le poids d'un corps lourd comme une montagne d'airain sur la poitrine défaillante et brisée. Il se leva et fit plusieurs fois le tour de sa chambre avant de se remettre au lit: car, malgré son dessein de partir de bonne heure, il éprouvait un accablement invincible. Mais à peine ses yeux se furent-ils refermés que le spectre reprit sa résolution de l'étouffer, jusqu'à ce que, se sentant près d'expirer, le jeune homme s'écria d'une voix entrecoupée: Mon père! ô mon père! que vous ai-je donc fait, et pourquoi avez-vous résolu d'être le meurtrier de votre fils?

Le son de sa propre voix le réveilla, et, se voyant de nouveau poursuivi par l'apparition, il courut ouvrir sa fenêtre. Dès que la fraîcheur de l'air pénétra dans cette pièce basse, dont l'atmosphère avait quelque chose de léthargique, l'hallucination se dissipa, et il s'habilla en toute hâte, afin de fuir un lieu où il venait d'être le jouet d'une si cruelle fantaisie. Mais malgré les efforts qu'il fit pour s'en distraire, il resta sous le poids d'une sorte d'anxiété douloureuse, et la chambre d'amis de Châteaubrun lui parut plus sépulcrale que la veille. Le jour gris et sombre qui se levait lui permit enfin de voir par sa fenêtre l'ensemble du château.

Ce n'était littéralement qu'un amas de ruines, vestiges encore grandioses d'une demeure seigneuriale, bâtie à diverses époques. Le préau, rempli d'herbes touffues où le peu de mouvement d'une famille réduite au strict nécessaire avait tracé seulement deux ou trois petits sentiers pour circuler de la grande tour à la petite, et du puits à à la porte principale, était bordé en face de lui de murailles écroulées, où l'on reconnaissait la base et l'emplacement de plusieurs constructions, et entre autres d'une chapelle élégante dont le fronton, orné d'une jolie rosace festonnée de lierre, était encore debout. Au fond de la cour, dont un grand puits formait le centre, s'élevait la carcasse démantelée de ce qui avait été le corps de logis principal, la véritable habitation des seigneurs de Châteaubrun depuis le temps de François Ier jusqu'à la révolution. Cet édifice, jadis somptueux, n'était plus qu'un squelette sans forme, mis à jour de toutes parts, un pêle-mêle bizarre que l'écroulement des compartiments intérieurs faisait paraître d'une élévation démesurée. Les tours qui avaient servi de cage aux élégantes spirales d'escaliers, les grandes salles peintes à fresque, les admirables chambranles de cheminée sculptés dans la pierre, rien n'avait été respecté par le marteau du démolisseur, et quelques vestiges de cette splendeur, qu'on n'avait pu atteindre pour les détruire, quelques restes de frises richement ornées, quelques guirlandes de feuillages dues au ciseau des habiles artisans de la renaissance, jusqu'à des écussons aux armes de France traversées par le bâton de bâtardise, tout cela taillé dans une belle pierre blanche que le temps n'avait encore pu ternir, offrait le triste spectacle d'une œuvre d'art, sacrifiée sans remords à la brutale loi d'une brusque nécessité.

Quand le jeune Cardonnet reporta ses regards sur le petit pavillon habité désormais par le dernier rejeton d'une illustre et opulente famille, il se sentit pénétré de compassion en songeant qu'il y avait là une jeune fille dont l'aïeule avait eu des pages, des vassaux, des meutes, des chevaux de luxe, tandis que, désormais, cette héritière d'une ruine effrayante à voir, allait peut-être, comme la princesse Nausicaa, laver elle-même son linge à la fontaine.

Au moment où il faisait cette réflexion, il vit, au dernier étage de la tour carrée, une petite fenêtre ronde s'ouvrir doucement, et une tête de femme, portée par le plus beau cou qui se puisse imaginer, se pencher comme pour parler à quelqu'un dans le préau. Émile Cardonnet, quoiqu'il appartînt à une génération de myopes, avait la vue excellente, et la distance n'était pas assez grande pour ne pas lui permettre de distinguer les traits de cette gracieuse tête blonde, dont le vent faisait voltiger la chevelure un peu en désordre. Elle lui parut ce qu'elle était en effet, une tête d'ange, parée de toute la fraîcheur de la jeunesse, douce et noble en même temps. Le son de la voix qui se fit entendre était plein de charmes, et la prononciation avait une distinction remarquable.

—Jean, disait-elle, il a donc plu toute la nuit? Voyez comme la cour est remplie d'eau? De ma fenêtre je vois tous les prés comme des étangs.

—C'est un déluge, ma chère enfant, répondit d'en bas le paysan, qui paraissait l'ami intime de la famille, une vraie trombe d'eau! je ne sais pas si le gros de la nuée a crevé ici ou ailleurs, mais jamais je n'ai vu la fontaine si remplie.

—Les chemins doivent être abîmés, Jean, et vous ferez bien de rester ici.
Mon père est-il éveillé?

—Pas encore, ma Gilberte, mais la mère Janille est déjà sur pied.

—Voulez-vous la prier de monter auprès de moi, mon vieux Jean? J'ai quelque chose à lui demander.

—J'y cours.

La fenêtre se referma sans que la jeune fille eût paru remarquer que celle du voyageur était ouverte, et qu'il était là, occupé à la contempler.

Un instant après, il était dans la cour, où la pluie avait, en effet, creusé de petits torrents à la place des sentiers, et il trouva dans l'écurie Sylvain Charasson, qui, tout en pansant son cheval et celui de M. Antoine, se livrait à des commentaires sur les effets d'une si mauvaise nuit, avec le paysan dont Émile Cardonnet savait enfin le prénom. Cet homme lui avait causé la veille une sorte d'inquiétude indéfinissable, comme s'il eût porté en lui quelque chose de mystérieux et de fatal. Il avait remarqué que M. Antoine ne l'avait pas nommé une seule fois, et que, lorsque Janille avait été à diverses reprises au moment de le faire, il l'avait avertie du regard afin qu'elle eût à s'observer. On l'appelait ami, camarade, vieux, toi, et il semblait que son nom fût un secret qu'on ne voulait pas trahir. Quel était donc cet homme qui avait l'extérieur et le langage d'un paysan, et qui, cependant, portait si loin ses sombres prévisions, et si haut sa terrible critique?

Émile s'efforça de lier conversation avec lui, mais ce fut inutile; il avait pris des manières plus réservées encore que la veille, et, lorsqu'il l'interrogea sur les ravages de la tempête, il se contenta de répondre:

«Je vous conseille de ne pas perdre de temps pour vous en aller à Gargilesse, si vous voulez encore trouver des ponts pour passer l'eau, car, avant qu'il soit deux heures, il y aura par là une dribe de tous les diables.

—Qu'entendez-vous par là? je ne comprends pas ce mot.

—Vous ne savez pas ce que c'est qu'une dribe? Eh bien, vous le verrez aujourd'hui, et vous ne l'oublierez jamais. Bonjour, Monsieur, partez vite, car il y aura du malheur tantôt chez votre ami Cardonnet.»

Et il s'éloigna sans vouloir ajouter un mot de plus.

Saisi d'un vague effroi, Émile se hâta de seller lui-même son cheval, et, jetant une pièce d'argent à Charasson:

«Mon enfant, lui dit-il, tu diras à ton maître que je pars sans lui faire mes adieux, mais que je reviendrai bientôt le remercier de ses bontés pour moi.»

Il franchissait le portail, lorsque Janille accourut pour lui barrer le passage. Elle voulait réveiller M. Antoine; mademoiselle était en train de s'habiller; le déjeuner serait prêt dans un instant; les chemins étaient trop mouillés; la pluie allait recommencer. Le jeune homme se déroba, avec force remerciements, à ses prévenances, et lui fit aussi un cadeau qu'elle parut accepter avec grand plaisir. Mais il n'avait pas atteint le bas de la colline, qu'il entendit derrière lui le bruit d'un cheval dont les pieds larges et solides rasaient le pavé en trottant. C'était Sylvain Charasson, qui, monté à poil sur la jument de M. Antoine, et ne se servant pas d'autre bride que d'une corde en licou passée entre les dents de l'animal, le rejoignait à la hâte. «Je vas vous conduire, Monsieur, lui cria-t-il en passant devant lui; mademoiselle Janille dit que vous vous péririez, ne connaissant pas les chemins et c'est la vraie vérité.

—A la bonne heure, mais prends le plus court, répondit le jeune homme.

—Soyez tranquille, reprit le page rustique,» et, jouant des sabots, il mit au grand trot l'animal ensellé, dont le gros ventre nourri de foin, sans aucun mélange d'avoine, contrastait avec des flancs maigres et une encolure grêle.

V.

LA DRIBE.

Grâce aux pentes ardues que dominait Châteaubrun, le jeune homme et son nouveau guide purent bientôt gagner la plaine, sans être retardés par aucun torrent considérable. Mais, en passant très vite auprès d'une petite mare pleine jusqu'aux bords, l'enfant dit en jetant de côté un regard de surprise: «La Font-Margot toute pleine! Ça veut dire grand dégât dans le pays creux. Nous peinerons à passer la rivière. Dépêchons-nous, Monsieur!». Et il fit prendre le galop à sa monture, qui, malgré sa mauvaise construction et ses pieds larges et plats, garnis d'une frange de longs poils traînant jusqu'à terre, se dirigeait à travers les aspérités de ce terrain avec une adresse et une sécurité remarquables.

Les vastes plaines de cette région forment de grands plateaux coupés de ravins, qui font de leurs pentes brusques et profondes de véritables montagnes à descendre et à remonter. Après une heure de marche environ, nos voyageurs se trouvèrent en face du vallon de la Gargilesse, et un site enchanteur se déploya devant eux. Le village de Gargilesse, bâti en pain de sucre sur une éminence escarpée, et dominé par sa jolie église et son ancien monastère, semblait surgir du fond des précipices, et, au fond du plus accentué de ces abîmes, l'enfant montrant à Émile de vastes bâtiments tout neufs, et d'une belle apparence: «Tenez, Monsieur, dit-il, voilà les bâtisses à M. Cardonnet.»

C'était la première fois qu'Émile, étudiant en droit à Poitiers, et passant le temps de ses vacances à Paris, pénétrait dans la contrée où son père tentait depuis un an un établissement d'importance. L'aspect de ce lieu lui sembla admirable, et il sut gré à ses parents d'avoir rencontré un site où l'industrie pouvait trouver son compte sans bannir les influences de la poésie.

Il y avait à marcher encore sur le plateau avant d'en atteindre le versant, et d'embrasser d'un seul coup d'œil tous les détails du paysage. A mesure qu'Émile approchait, il y découvrait de nouvelles beautés, et le couvent-château de Gargilesse, planté fièrement sur le roc au-dessus des usines Cardonnet, semblait être là comme une décoration établie à dessein de couronner l'ensemble. Les flancs du ravin, où s'engouffrait rapidement la petite rivière, étaient tapissés d'une végétation robuste, et le jeune homme qui, malgré lui, laissait un peu absorber son attention par les dehors de son nouvel héritage, remarqua avec satisfaction qu'au milieu de l'abatis nécessaire pour l'établir dans une partie aussi ombragée, on avait pourtant épargné de magnifiques vieux arbres, qui faisaient le plus bel ornement de l'habitation.

Cette habitation, située un peu en arrière de l'usine, était commode, élégante, simple dans sa richesse, et des rideaux à la plupart des fenêtres annonçaient qu'elle était déjà occupée. Elle était entourée d'un beau jardin relevé en terrasse le long du torrent, et l'on distinguait de loin les vives couleurs des plantes épanouies qui avaient été substituées comme par enchantement aux souches de saules et aux flaques d'eau sablonneuses dont naguère ces rives étaient bordées. Le cœur du jeune homme battit bien haut, lorsqu'il vit une femme descendre le perron du moderne château, et marcher lentement au milieu de ses fleurs favorites, car c'était sa mère. Il étendit les bras et agita sa casquette pour attirer son attention, mas sans succès. Madame Cardonnet était absorbée par l'examen de ses travaux d'horticulture; elle n'attendait son fils que dans la soirée.

Sur une plage plus découverte, Émile vit les constructions savantes et compliquées de l'usine, et, au milieu d'un pêle-mêle de matériaux de toutes sortes, remuer une cinquantaine d'ouvriers affairés, les uns sciant des pierres de taille, les autres préparant le mortier, d'autres équarrissant les poutres, d'autres encore chargeant des charrettes traînées par d'énormes chevaux. Comme il fallait, de toute nécessité, descendre au pas le chemin rapide, le petit Charasson put prendre la parole.

«Voilà une mauvaise descente, pas vrai, Monsieur? Tenez bien la guide à votre chevau! Ça serait bien de besoin que M. Cardonnet fît un chemin pour amener les gens de chez nous à son invention (son usine). Voyez, les belles routes qu'il a faites des autres côtés! et les jolis ponts! tout en pierres, oui! Avant lui, on se mouillait les pattes en été pour passer l'eau, et en hiver on n'y passait mie. C'est un homme que le pays devrait lui baiser la terre où ce qu'il marche.

—Vous n'êtes donc pas comme votre ami Jean qui dit tant de mal de lui?

—Oh! le Jean, le Jean! il ne faut pas faire grande attention à ce qu'il chante. C'est un homme qui a des ennuis, et qui voit tout en mal depuis quelque temps, quoiqu'il ne soit pas méchant homme, au contraire. Mais il n'y a que lui dans le pays qui dise comme ça; tout le monde est grandement porté pour M. Cardonnet. Il n'est pas chiche, celui-là. Il parle un peu dur, il échine un peu l'ouvrier, mais dame! il paye, faut voir! et quand on se crèverait à la peine, si on est bien récompensé, on doit être content, pas vrai, Monsieur?»

Le jeune homme étouffa un soupir. Il ne partageait pas absolument le système de compensations économiques de M. Sylvain Charasson, et il ne voyait pas bien clairement, quelque envie qu'il eût d'approuver son père, que le salaire pût remplacer la perte de la santé et de la vie.

«Je m'étonne de ne pas le voir sur le dos de ses ouvriers, ajouta naïvement et sans malice le page de Châteaubrun; car il n'a pas coutume de les laisser beaucoup souffler. Ah dame! c'est un homme qui s'entend à faire avancer l'ouvrage! Ce n'est pas comme la mère Janille de chez nous, qui braille toujours, et qui ne laisse rien faire aux autres. Lui n'a pas l'air de se remuer, mais on dirait qu'il fait l'ouvrage avec ses yeux. Quand un ouvrier cause; ou quitte sa pioche pour allumer sa pipe, ou fait tant seulement un petit bout de dormille sur le midi par le grand'chaud: «C'est bien, qu'il dit sans se fâcher; tu n'es pas à ton aise ici pour fumer ou pour dormir, va-t'en chez-toi, tu seras mieux.» Et c'est dit. Il ne l'employe pendant huit jours; et, à la seconde fois, c'est pour un mois, et à la troisième, c'est fini à tout jamais.»

Émile soupira encore: il retrouvait dans ces détails la rigoureuse sévérité de son père; et il lui fallait se reporter vers le but présumé de ses efforts pour en accepter les moyens.

«Au! pardine, le voilà bien, s'écria l'enfant en désignant du bras M. Cardonnet, dont la haute taille et les vêtements sombres se dessinaient sur l'autre rive. Il regarde l'eau; peut-être qu'il craint la dribe, quoiqu'il ait coutume de dire que c'est des bêtises.

—La dribe, c'est donc la crue de l'eau? demanda Émile, qui commençait à comprendre le mot déribe, dérive.

—Oui, Monsieur, c'est comme une trompe (une trombe), qui vient par les grands orages. Mais l'orage est passé, la dribe n'est pas venue; et je crois bien que le Jean aura mal prophétisé. Stapendant, Monsieur, voyez comme les eaux sont basses! c'est presque à sec depuis hier et c'est mauvais signe. Passons-vite, ça peut venir d'une minute à l'autre …»

Ils redoublèrent le pas et traversèrent facilement à gué un premier bras du torrent. Mais à un effort que le cheval d'Émile avait fait pour gravir la marge un peu escarpée de la petite île, il avait rompu ses sangles, et il lui fallut mettre pied à terre pour essayer de fixer sa selle. Ce n'était pas facile, et dans sa précipitation à rejoindre ses parents, Émile s'y prit mal; le nœud qu'il venait de faire coula comme il mettait le pied dans l'étrier, et Charasson fut obligé de couper un bout de la corde qui lui servait de bride pour consolider cette petite réparation. Tout cela prit un certain temps, pendant lequel leur attention fut tout à fait détournée du fléau que Sylvain appréhendait. L'îlot était couvert d'une épaisse saulée qui ne leur permettait pas de voir à dix pas autour d'eux.

Tout à coup un mugissement semblable au roulement prolongé du tonnerre se fit entendre, arrivant de leur côté avec une rapidité extrême. Émile, se trompant sur la cause de ce bruit, regarda le ciel qui était serein au-dessus de sa tête: mais l'enfant devint pâle comme la mort: «La dribe! s'écria-t-il, la dribe! sauvons nous, Monsieur!».

Ils traversèrent l'île au galop; mais avant qu'ils fussent sortis de la saulée, des flots d'une eau jaunâtre et couverte d'écume, vinrent à leur rencontre, et leurs chevaux en avaient déjà jusqu'au poitrail, lorsqu'ils se trouvèrent en face du torrent gonflé qui se répandait avec fureur sur les terrains environnants.

Émile voulait tenter le passage; mais son guide s'attachant après lui: «Non, Monsieur, non, s'écria-t-il, il est trop tard. Voyez la force du torrent, et les poutres qu'il charrie! Il n'y a ni homme ni bête qui puisse s'en sauver. Laissons les chevals, Monsieur, laissons les chevals, peut-être qu'ils auront l'esprit d'en sortir; mais c'est trop risquer pour des chrétiens. Tenez, au diable! voilà la passerelle emportée! Faites comme moi, Monsieur, faites comme moi, ou vous êtes mort!»

Et Charasson, qui avait déjà de l'eau jusqu'aux épaules, se mit à grimper lestement sur un arbre. Émile voyant à la fureur du torrent qui grossissait d'un pied à chaque seconde, que le courage allait devenir folie, et songeant à sa mère, se décida à suivre l'exemple du petit paysan.

«Pas celui-là, Monsieur, pas celui-là! cria l'enfant en lui voyant escalader un tremble. C'est trop faible, ça sera emporté comme une paille. Venez auprès de moi, pour l'amour du bon Dieu, attrapez-vous à mon arbre!»

Émile reconnaissant la justesse des observations de Sylvain, qui, au milieu de son épouvante, ne perdait ni sa présence d'esprit, ni le bon désir de sauver son prochain, courut au vieux chêne que l'enfant tenait embrassé, et parvint bientôt à se placer non loin de lui sur une forte branche, à quelques pieds au-dessus de l'eau. Mais il leur fallut bientôt céder ce poste à l'élément irrité qui montait toujours; et, montant de leur côté de branche en branche, ils réussirent à s'en préserver.

Lorsque l'inondation eut atteint son dernier degré d'intensité, Émile était placé assez haut sur l'arbre qui lui servait de refuge pour voir ce qui se passait dans la vallée. Il se cachait le plus possible dans le feuillage pour n'être pas reconnu de l'habitation, et faisait taire Sylvain qui voulait appeler au secours; car il craignait de mettre ses parents, et surtout sa mère, dans des transes mortelles, s'ils eussent été avertis de sa présence et de sa situation. Il put apercevoir son père qui, examinant toujours les effets de la dribe, se retirait lentement à mesure que l'eau montait dans son jardin et envahissait toute l'usine. Il semblait céder à regret la place à ce fléau qu'il avait méprisé et qu'il affectait de mépriser encore. Enfin, on le vit distinctement aux fenêtres de sa maison avec madame Cardonnet, tandis que les ouvriers épars s'étaient enfuis sur la hauteur, abandonnant leurs vestes et les instruments de leur travail dans la vase. Quelques-uns, surpris par ce déluge aux premiers étages de l'usine, étaient montés à la hâte sur les toits, et si les plus avisés se réjouissaient intérieurement de gagner à ce désastre la prolongation de leurs travaux lucratifs, la plupart s'abandonnaient à un sentiment naturel de consternation en voyant le résultat de leurs fatigues perdu ou compromis.

Les pierres, les murs fraîchement crépis, les solives récemment taillées, tout ce qui n'offrait pas une grande résistance flottait au hasard au milieu des tourbillons d'écume; les ponts à peine terminés s'écroulaient séparés des chaussées encore fraîches qui ne pouvaient plus les soutenir; le jardin était à moitié envahi, et l'on voyait les vitrages de la serre, les caisses de fleurs et les brouettes de jardinier voguer rapidement et fuir à travers les arbres.

Tout à coup on entendit de grands cris dans l'usine. Un énorme train de bois de construction avait été poussé avec violence contre les œuvres vives de la machine principale, et le bâtiment, violemment ébranlé, semblait prêt à s'engloutir. Il y avait au moins douze personnes, tant hommes que femmes et enfants, sur le faîte. Tous criaient et pleuraient. Émile sentit une sueur froide le gagner. Indifférent aux périls qu'il courait lui-même si le chêne venait à être déraciné, il s'effrayait du destin de ces familles qu'il voyait s'agiter dans la détresse. Il fut au moment de se précipiter dans l'eau pour voler à leur secours; mais il entendit la voix puissante de son père qui leur criait de son perron, à l'aide d'un porte-voix: «Ne bougez pas; le radeau s'achève; il n'y a pas de danger où vous êtes.» Tel était l'ascendant du maître, que l'on se tint tranquille, et qu'Émile le subit lui même instinctivement.

De l'autre côté de l'île, c'était bien un autre spectacle de désolation. Les villageois couraient après leurs bestiaux, les femmes après leurs enfants. Des cris perçants portèrent surtout l'inquiétude d'Émile vers un point que la végétation lui cachait; mais bientôt il vit paraître vers le rivage opposé un homme vigoureux qui emportait un enfant à la nage. Le courant était moins fort de ce côté qu'en face de l'usine, et néanmoins le nageur luttait avec une peine incroyable, et plusieurs fois la vague le couvrit entièrement.

«J'irai à son aide, j'irai! s'écria Émile ému jusqu'aux larmes, et prêt encore une fois à s'élancer de l'arbre.

—Non, Monsieur, non! cria Charasson en le retenant. Voyez, le voilà qui sort du courant, il est sauvé; il ne nage plus, il marche dans la vase. Pauvre homme, a-t-il eu de la peine! Mais l'enfant n'est pas mort, il pleure, il crie comme un petit loup-garou. Pauvre innocent, va! ne crie donc plus, te voilà sauvé! Et tiens, avisez donc, le diable me tortille si ce n'est pas le vieux Jean qui l'a tiré de l'eau! Oui, Monsieur, oui, c'est le Jean! En voilà un de courage! Ah! voyez à présent comme le père le remercie, comme la mère lui embrasse les jambes, et pourtant elles ne sont guère propres, ses pauvres jambes! Ah! Monsieur, le Jean est d'un grand cœur, et il n y en a pas un pareil dans le monde. S'il nous savait là, il viendrait nous en retirer, vrai! J'ai envie de l'appeler.

—Gardez-vous-en bien. Nous sommes en sûreté, et lui s'exposerait encore. Oui, je vois que c'est un digne homme. Est-il le parent de cet enfant et de ces gens-là?

—Non, Monsieur, non. C'est les Michaud, c'est des gens et un enfant qui ne lui sont de rien ni à moi non plus: mais quand il y a du malheur quelque part, on peut bien être sûr de voir arriver Jean, et là où personne n'oserait se risquer il y court, lui, quand même il n'y a rien de rien, pas même un verre de vin à y gagner. Le bon Dieu sait bien pourtant qu'il ne fait pas bon dans ce pays-ci pour Jean, et que ce n'est guère sa place.

—Court-il donc quelque autre danger à Gargilesse que celui de se noyer comme tout le monde?»

Sylvain ne répondit pas, et parut se reprocher d'en avoir trop dit.

«Voilà l'eau qui baisse un peu, dit-il pour détourner l'attention d'Émile; dans une couple d'heures, nous pourrons peut-être repasser par où nous sommes venus; car du côté de M. Cardonnet, il y en a pour six heures au moins.»

Cette perspective n'était pas très riante; néanmoins Émile, qui ne voulait à aucun prix effrayer ses parents, s'y résigna de son mieux. Mais un accident nouveau le fit changer de résolution avant qu'une demi-heure se fût écoulée. L'eau se retirait assez vite des points extrêmes qu'elle avait envahis; et de l'autre côté du lac qu'elle avait formé entre lui et la demeure de son père, il vit passer deux chevaux, l'un entièrement nu, l'autre sellé et bridé, que des ouvriers conduisaient vers l'habitation.

«Nos bêtes, Monsieur, dit Sylvain Charasson; oui, Dieu me bénisse, nos deux bêtes qui se sont sauvées! Ma pauvre jument, je la croyais bien dans la Creuse à cette heure! Ah! M. Antoine sera-t-il content, quand je lui ramènerai sa Lanterne! Elle aura bien gagné son avoine, et peut-être que Janille ne lui refusera pas un picotin. Et votre noire, Monsieur, vous voilà pas fâché de la voir sur terre? Il paraît qu'elle sait nager itout?»

Émile s'avisa rapidement de ce qui allait arriver. M. Cardonnet ne connaissait pas son cheval, à la vérité, puisqu'il l'avait acheté en route; mais on ouvrirait la valise, on ne tarderait pas à reconnaître qu'elle lui appartenait, et la première pensée serait qu'il avait péri. Il se décida bien vite à se faire voir, et, après beaucoup d'efforts pour élever sa voix au-dessus de celle du torrent, qui n'était guère apaisée, il réussit à faire savoir aux personnes réfugiées sur le toit de l'usine qu'il était là, et qu'il était urgent d'en informer M. et madame Cardonnet. La nouvelle passa de bouche en bouche par les divers points de refuge aussi vite qu'il put le désirer, et bientôt il vit sa mère à la fenêtre, agitant son mouchoir, et son père monté en personne sur un radeau avec deux hommes vigoureux qui se hasardaient vers le courant avec résolution. Émile réussit à les en détourner, leur criant, non sans beaucoup de paroles perdues et maintes fois répétées, qu'il était en sûreté, qu'il fallait attendre encore pour venir à lui, et que le plus pressé était de délivrer les ouvriers prisonniers dans l'usine. Tout se fit comme il le souhaitait, et quand il n'y eut plus à trembler pour personne, il descendit de l'arbre, se mit à l'eau jusqu'à la ceinture, et s'avança à la rencontre du radeau, soulevant dans ses bras le petit Charasson et l'aidant à ne pas perdre pied. Trois heures après le passage de la trombe, Émile et son guide étaient auprès d'un bon feu, madame Cardonnet couvrait son fils de caresses et de larmes, et le page de Châteaubrun, choyé comme lui-même, racontait avec emphase le péril qu'ils avaient surmonté.

Émile adorait sa mère. C'était encore la plus ardente affection de sa vie. Il ne l'avait pas vue depuis l'époque des vacances, qu'ils avaient passées ensemble à Paris, loin de la contrainte assidue et sèchement réprimandeuse de leur commun maître, M. Cardonnet. Tous deux souffraient du joug qui pesait sur eux, et s'entendaient sur ce point sans jamais se l'être avoué. Douce, aimante et faible, madame Cardonnet sentait que son fils avait dans l'esprit une bonne partie de l'énergie et de la fermeté de son époux, avec un cœur généreux et sensible qui lui préparait de grands chagrins, lorsque ces deux caractères fortement trempés viendraient à se heurter sur les points où leurs sentiments différeraient. Aussi, avait-elle dévoré tous les chagrins de sa vie, attentive à n'en jamais rien révéler à ce fils, qui était son unique bonheur et sa plus chère consolation. Sans être bien pénétrée du droit que son mari avait de la froisser et de l'opprimer sans relâche, elle avait toujours paru accepter sa situation comme une loi de la nature et un précepte religieux. L'obéissance passive, prêchée ainsi d'exemple, était donc devenue une habitude d'instinct chez le jeune Émile, et s'il en eût été autrement, il y avait déjà longtemps que le raisonnement l'eût conduit à s'y soustraire. Mais en voyant tout plier au moindre signe de la volonté paternelle, et sa mère la première, il n'avait pas encore songé que cela pût et dût être autrement. Cependant le poids de l'atmosphère despotique où il avait vécu, l'avait, dès son enfance, porte à une sorte de mélancolie et de souffrance sans nom, dont il lui arrivait rarement de rechercher la cause. Il est dans la loi de nature que les enfants prennent le contre-pied des leçons qui les froissent; aussi Émile avait-il, de bonne heure, reçu des faits extérieurs une impulsion tout opposée à celle que son père eût voulu lui donner.

Les conséquences de cet antagonisme naturel et inévitable seront suffisamment développées par les faits de cette histoire, sans qu'il soit nécessaire de les expliquer ici.

Après avoir donné à sa mère le temps de se remettre un peu des émotions qu'elle avait éprouvées, Émile suivit son père, qui l'appelait pour venir constater les effets du désastre. M. Cardonnet montrait un calme au-dessus de tous les revers, et quelque contrariété qu'il pût éprouver, il n'en témoignait rien. Il passa en silence au milieu d'une haie de paysans qui étaient venus satisfaire leur curiosité et se donner le spectacle de son malheur, les uns avec indifférence, quelques autres avec un intérêt sincère, la plupart avec cette satisfaction non avouée mais irrésistible que le pauvre refoule prudemment, mais qu'il éprouve à coup sûr, lorsqu'il voit la colère des éléments frapper également sur le riche et sur lui. Tous ces villageois avaient perdu quelque chose à l'inondation, l'un une petite récolte de foin, l'autre un coin de potager, un troisième une brebis, quelques poules ou un tas de fagots; pertes bien minces en réalité, mais aussi graves peut-être relativement que celles du riche industriel. Cependant, lorsqu'ils virent le désordre de cette belle propriété naguère florissante, ils ne purent se défendre d'un mouvement de consternation, comme si la richesse avait quelque chose de respectable en soi-même, en dépit de la jalousie qu'elle excite.

M. Cardonnet n'attendit pas que l'eau fût complètement retirée pour faire reprendre le travail. Il envoya courir dans les prairies environnantes à la recherche des matériaux emportés par le courant. Il arma ses hommes de pelles et de pioches pour déblayer la vase et les foins entraînés qui obstruaient les abords de l'usine, et quand on put y pénétrer, il y entra le premier, afin de n'avoir point à s'émouvoir en pure perte des exagérations inspirées aux témoins par la première surprise.

VI.

JEAN LE CHARPENTIER.

«Prenez un crayon, Émile, dit l'industriel à son fils, qui le suivait dans la crainte de quelque danger pour sa personne; ne faites pas d'erreur dans les chiffres que je vais vous dicter … Une … deux … trois roues brisées ici … La cage emportée … le grand moteur endommagé … trois mille … cinq … sept ou huit … Prenons le maximum: c'est le plus sûr en affaires … Écrivez huit mille francs … La digue rompue?… c'est étrange!… Écrivez quinze mille … Il faudra la refaire tout entière en ciment romain … Voilà un angle qui a fléchi … Écrivez, Émile … Émile, avez-vous écrit?…?»

Pendant une heure, M. Cardonnet fit ainsi la devis de ses pertes et de ses prochaines dépenses; et quand son fils fut sommé d'en dresser le total, il haussa les épaules d'impatience en voyant que, soit distraction soit défaut d'habitude, le jeune homme ne s'en acquittait pas aussi rapidement qu'il l'eût souhaité.

«As-tu fait? dit-il au bout de deux ou trois minutes d'attente contenue.

—Oui, mon père … cela monte à quatre-vingt mille francs environ.

—Environ? reprit M. Cardonnet en fronçant le sourcil. Qu'est-ce que ce mot-là?»

Et fixant sur lui des yeux animés par une pénétration railleuse:

«Allons, dit-il, je vois que tu es un peu engourdi pour avoir perché sur un arbre. Moi, j'ai fait mon calcul de tête, et je suis fâché d'avoir à te dire qu'il était prêt avant que tu eusses taillé ton crayon. Il y a là pour quatre-vingt-un mille cinq cents francs de déboursés à recommencer.

—C'est beaucoup! dit Émile en s'efforçant de dissimuler son impatience sous un air sérieux.

—C'est plus de violence que je n'en aurais supposé à ce petit cours d'eau, reprit M. Cardonnet avec autant de calme que s'il eût fait l'expertise d'un dommage étranger à sa fortune … mais ça ne sera pas long à réparer. Holà! du monde ici … Voilà un soliveau engagé entre deux grandes roues, et qu'un reste d'eau fait ballotter … Otez-moi cela bien vite, ou mes roues seront cassées.»

On s'empressa d'obéir, mais la besogne était plus difficile qu'elle ne paraissait. Toute la force de la mécanique tendait à peser sur cet obstacle, qui la menaçait de ne pas rompre le premier. Plusieurs hommes s'écorchèrent les mains en pure perte.

«Prenez donc garde de vous blesser!» s'écriait involontairement Émile, mettant lui-même la main à l'œuvre pour alléger leur peine.

Mais M. Cardonnet criait de son côté:

«Tirez! poussez! allons donc, vous avez des bras de filasse!»

La sueur coulait de tous les fronts, et on n'avançait guère.

«Otez-vous tous de là, cria tout à coup une voix qu'Émile reconnut aussitôt, et laissez-moi faire … je veux en venir à bout tout seul.»

Et Jean, armé d'un levier, dégagea lestement une pierre à laquelle personne ne faisait attention. Puis, avec une dextérité merveilleuse, il donna un mouvement vigoureux au soliveau.

«Doucement, mille diables! cria M. Cardonnet, vous allez tout briser.

—Si je casse quelque chose je le payerai, répondit le paysan avec une brusquerie enjouée. Maintenant, ici deux bons enfants. Allons, ferme!… Courage, mon petit Pierre, c'est bien!… Encore un peu, mon vieux Guillaume!… Oh! les bons compagnons!… Bellement! bellement! que je retire mon pied, ou tu me l'écraseras, fils du diable! Ça y est … pousse … n'aie pas peur … je tiens!…»

Et en moins de deux minutes, Jean, dont la présence et la voix semblaient électriser les autres ouvriers, dégagea la machine du corps étranger qui la compromettait.

«Suivez-moi, Jean, dit alors M. Cardonnet.

—Pourquoi faire, Monsieur? répliqua le paysan. J'ai assez travaillé comme cela pour aujourd'hui.

—C'est pourquoi je veux que vous veniez boire un verre de mon meilleur vin. Venez, vous dis-je, j'ai à vous parler … Mon fils, allez dire à votre mère qu'elle fasse servir du malaga sur ma table.

—Votre fils? dit Jean en regardant Émile avec un peu d'émotion. Si c'est là votre fils, je vous suis, car il m'a l'air d'un bon garçon.

—Oui, mon fils est un bon garçon, Jean, dit M. Cardonnet au paysan, lorsqu'il le vit accepter un verre plein de la main d'Émile. Et vous aussi, vous êtes un bon garçon, et il est temps que vous le prouviez un peu mieux que vous ne faites depuis deux mois.

—Monsieur, faites excuse, répondit Jean en regardant autour de lui d'un air de méfiance; mais je suis trop vieux pour aller à l'école, et je ne suis pas venu ici tout en sueur pour entendre de la morale froide comme du verglas. A votre santé, monsieur Cardonnet; en vous remerciant, vous, jeune homme, à qui j'ai fait de la peine hier soir. Vous ne m'en voulez pas?

—Attendez un instant, dit M. Cardonnet: avant de retourner à vos trous de renard, emportez ce pour-boire.

Et il lui tendit une pièce d'or.

«Gardez ça, gardez ça, dit Jean avec humeur, en repoussant la gratification par un mouvement du coude. Je ne suis pas intéressé, vous devez le savoir, et ce n'est pas pour vous faire plaisir que je viens de travailler avec vos charpentiers. C'était tout bonnement pour les empêcher de s'échiner en pure perte. Et puis, on connaît le métier, et ça impatiente de voir les gens s'y prendre tout de travers. J'ai le sang un peu vif, et, malgré moi, je me suis mêlé de ce qui ne me regardait pas.

—De même que vous vous êtes trouvé où vous ne deviez pas être, répondit M. Cardonnet d'un ton sévère, et avec l'intention évidente d'intimider le hardi paysan. Jean, voici une dernière occasion de nous entendre et de nous connaître; profitez-en, ou vous vous en repentirez. Quand je suis arrivé ici, l'année dernière, j'ai remarqué votre activité, votre intelligence, l'affection que vous portaient tous les ouvriers et tous les habitants de ce village. J'ai eu sur votre probité les meilleurs renseignements, et j'ai résolu de vous mettre à la tête de mes travaux de charpente; j'ai offert de doubler pour vous seul le salaire, soit à la journée, soit à la tâche. Vous m'avez répondu par des billevesées, et comme si vous ne me preniez pas pour un homme sérieux.

—Ce n'est pas ça, Monsieur, faites excuse; je vous ai dit que je n'avais pas besoin de vos travaux, et que j'en avais dans le bourg plus que je n'en pouvais faire.

—Défaite et mensonge! Vous étiez très mal dans vos affaires, et vous y voilà pire que jamais. Poursuivi pour dettes, vous avez été forcé de quitter votre maison, d'abandonner votre atelier, et de vous cacher dans les montagnes comme un gibier traqué par les chasseurs.

—Quand on se mêle de raisonner, reprit Jean avec hauteur, il faut dire la vérité. Je ne suis pas poursuivi pour dettes, comme vous l'entendez, Monsieur. J'ai toujours été un honnête homme et rangé, et si je dois un sou dans le village ou dans les environs, que quelqu'un vienne le dire et lever la main contre moi. Cherchez, vous ne trouverez personne!

—Il y a pourtant trois mandats d'amener contre vous, et, depuis deux mois, les gendarmes sont à votre poursuite sans pouvoir vous appréhender.

—Et ils y seront tant que je voudrai. Le grand mal, pas vrai, que ces braves gendarmes promènent leurs chevaux sur une rive de la Creuse, tandis que je promène mes jambes sur l'autre! Voilà des gens qui sont bien malades, eux qui sont payés pour prendre l'air et rendre compte de ce qu'ils ne font pas! Ne les plaignez pas tant, monsieur Cardonnet, c'est le gouvernement qui les paye, et le gouvernement est assez riche pour que je lui fasse banqueroute de mille francs … car c'est la vérité que je suis condamné à payer mille francs ou à aller en prison! Ça vous étonne, vous, jeune homme, qu'un pauvre diable qui a toujours obligé son prochain, au lieu de lui nuire, soit poursuivi comme un forçat évadé? Vous n'avez pas encore un mauvais cœur, quoique riche, parce que vous êtes jeune. Eh bien, sachez donc mes fautes. Pour avoir envoyé trois bouteilles de vin de ma vigne à un camarade qui était malade, j'ai été pris par les gabelous comme vendant du vin sans payer les droits, et comme je ne pouvais pas mentir et m'humilier pour obtenir une transaction, comme je soutenais la vérité qui est que je n'avais pas vendu une goutte de vin, et que, par conséquent, je ne pouvais pas être puni, j'ai été condamné à payer ce qu'ils appellent le minimum, cinq cents francs d'amende. Excusez, le minimum! cinq cents francs, le prix de mon travail de l'année pour un cadeau de trois bouteilles de vin! Sans compter que mon pauvre confrère, qui les avait reçues, a été condamné aussi, et c'est ce qui m'a mis le plus en colère. Et comme je ne pouvais pas payer une pareille somme, on a tout saisi, tout pillé, tout vendu chez moi, jusqu'à mes outils de charpentier. Alors, à quoi bon payer patente pour un métier qui ne peut plus vous nourrir? J'ai cessé de le faire, et, un jour que je travaillais en journée hors de chez moi, autre persécution, querelle avec l'adjoint, où j'ai failli m'oublier et le frapper. Que devenir? Le pain manquait dans mon bahut; j'ai pris un fusil et j'ai été tuer un lièvre dans la bruyère. Autrefois, dans ce pays-ci, le braconnage était passé à l'état de coutume et de droit: les anciens seigneurs n'y regardaient pas de près, depuis la révolution; ils braconnaient même avec nous, quand ça leur faisait plaisir.

—Témoin M. Antoine de Châteaubrun, qui le fait encore, dit M. Cardonnet d'un ton ironique.

—Pourvu qu'il n'aille pas sur vos terres, qu'est-ce que cela vous fait? reprit le paysan irrité. Tant il y a que, pour avoir tué un lièvre au fusil, et pris deux lapins au collet, j'ai été encore pincé et condamné à l'amende et à la prison. Mais je me suis échappé des pattes des gendarmes, comme ils me conduisaient à l'auberge du gouvernement; et, depuis ce temps-là, je vis comme je l'entends, sans vouloir aller tendre mon bras à la chaîne.

—On sait fort bien comment vous vivez, Jean, dit M. Cardonnet. Vous errez nuit et jour, braconnant en tous lieux et en toute saison, ne couchant jamais deux nuits de suite au même endroit, et le plus souvent à la belle étoile; recevant parfois l'hospitalité à Châteaubrun, dont le châtelain a été nourri par votre mère, et que je ne blâme pas de vous assister, mais qui ferait plus sagement, dans vos intérêts, de vous prêcher le travail et une vie régulière. Allons, Jean, c'est assez de paroles inutiles, et vous allez m'écouter. Je prends pitié de votre sort, et je vais vous rendre la liberté et la sécurité, en me portant caution pour vous. Vous en serez quitte pour quelques jours de prison, seulement pour la forme, je paierai toutes vos amendes, et vous pourrez alors marcher tête levée, est-ce clair?

—Oh! vous avez raison, mon père, s'écria Émile, vous êtes bon, vous êtes juste. Eh bien, Jean, vous ai-je trompé?

—Il paraît que vous vous connaissiez déjà, dit M. Cardonnet.

—Oui, mon père, répondit Émile avec feu, Jean m'a rendu personnellement service hier soir; et ce qui m'attache à lui encore plus, c'est que je l'ai vu ce matin exposer sa vie bien sérieusement pour retirer de l'eau un enfant qu'il a sauvé. Jean, acceptez les services de mon père, et que sa générosité triomphe d'un orgueil mal entendu.

—C'est bien, monsieur Émile, répondit le charpentier, vous aimez votre père, c'est bien. Moi aussi, je respectais le mien! Mais voyons, monsieur Cardonnet, à quelles conditions ferez-vous tout ça pour moi?

—Tu travailleras à mes charpentes, répondit l'industriel. Tu en auras la direction.

—Travailler pour votre établissement, qui sera la ruine de tant de gens!

—Non, mais qui fera la fortune de tous mes ouvriers et la tienne.

—Allons, dit Jean ébranlé: si ce n'est pas moi qui fais vos charpentes, d'autres les feront, et je ne pourrai rien empêcher. Je travaillerai donc pour vous, jusqu'à concurrence de mille francs. Mais qui me nourrira pendant que je vous paierai ma dette au jour le jour?

—Moi, puisque j'augmenterai d'un tiers le produit de ta journée.

—Un tiers, c'est peu, car il faudra que je m'habille. Je suis tout nu.

—Eh bien! je double; ta journée est de trente sous au prix courant du pays, je te la paie trois francs; tous les jours tu en recevras la moitié, l'autre moitié étant consacrée à t'acquitter envers moi.

—Soit; ce sera long, j'en aurai au moins pour quatre ans.

—Tu te trompes, pour deux ans juste. J'espère bien que dans deux ans je n'aurai plus rien à bâtir.

—Comment, Monsieur, je travaillerai donc chez vous tous les jours, tous les jours de l'année sans désemparer?

—Excepté le dimanche.

—Oh! le dimanche, je le crois bien! Mais je n'aurai pas un ou deux jours par semaine que je pourrai passer à ma fantaisie?

—Jean, tu es devenu paresseux, je le vois. Voilà déjà les fruits du vagabondage.

—Taisez-vous! dit fièrement le charpentier; paresseux vous-même! Jamais le Jean n'a été lâche, et ce n'est pas à soixante ans qu'il le deviendra. Mais, voyez-vous, j'ai une idée pour me décider à prendre votre ouvrage. C'est celle de me bâtir une petite maison. Puisqu'on m'a vendu la mienne, j'aime autant en avoir une neuve, faite par moi tout seul, et à mon goût, à mon idée. Voilà pourquoi je veux au moins un jour par semaine.

—C'est ce que je ne souffrirai pas, répondit l'industriel avec roideur. Tu n'auras pas de maison, tu n'auras pas d'outils à toi, tu coucheras chez moi, tu mangeras chez moi, tu ne te serviras que de mes outils, tu …

—En voilà bien assez pour me faire voir que je serai votre propriété et votre esclave. Merci, Monsieur, il n'y a rien de fait.»

Et il se dirigea vers la porte.

Émile trouvait les conditions de son père bien dures; mais le sort de Jean allait le devenir bien davantage, s'il les refusait. Il essaya de les faire transiger.

«Brave Jean, dit-il en le retenant, réfléchissez, je vous en conjure. Deux ans sont bientôt passés, et grâce aux petites économies que vous pourrez faire pendant ce temps, d'autant plus, ajouta-t-il en regardant M. Cardonnet d'un air à la fois suppliant et ferme, que mon père vous nourrira en sus du salaire convenu …

—Vrai? dit Jean ému.

—Accordé, répondit M. Cardonnet.

—Eh bien! Jean, vos vêtements sont peu de chose, et ma mère et moi nous nous ferons un plaisir de remonter votre garde-robe. Vous aurez donc, au bout de deux ans, mille francs nets; c'est assez pour bâtir une maison de garçon à votre usage, puisque vous êtes garçon.

—Veuf, Monsieur, dit Jean avec un soupir, et un fils mort au service!

—Au lieu que si tu manges ton salaire chaque semaine, reprit Cardonnet père sans s'émouvoir, tu le gaspilleras, et au bout de l'année, tu n'auras rien bâti et rien conservé.

—Vous prenez trop d'intérêt à moi: qu'est-ce que ça vous fait?

—Cela me fait que mes travaux, interrompus sans cesse, iront lentement, que je ne t'aurai jamais sous la main, et que dans deux ans, lorsque tu viendras m'offrir la prolongation de tes services, je n'aurai plus besoin de toi. J'aurai été forcé de confier ton poste à un autre.

—Vous aurez toujours des travaux d'entretien! Croyez-vous que je veuille vous faire banqueroute?

—Non, mais j'aimerais mieux ta banqueroute que des retards.

—Ah! que vous êtes donc pressé de jouir! Eh bien! voyons, vous me donnerez un seul jour par semaine, et j'aurai des outils à moi.

—Il paraît qu'il tient beaucoup à ce jour de liberté, dit Émile; accordez-le-lui, mon père.

—Je lui accorde le dimanche.

—Et moi je ne l'accepte que pour me reposer, dit Jean avec indignation; me prenez-vous pour un païen? Je ne travaille pas le dimanche, Monsieur; ça me porterait malheur, et je ferais de la mauvaise ouvrage pour vous et pour moi.

—Eh bien, mon père vous donnera le lundi …

—Taisez-vous, Émile, point de lundi! Je n'entends pas cela. Vous ne connaissez pas cet homme. Intelligent et rempli d'inventions parfois heureuses, souvent puériles, il ne s'amuse que quand il peut travailler à des niaiseries à son usage; il tranche du menuisier, de l'ébéniste, que sais-je? il est adroit de ses mains; mais quand il s'abandonne à ses fantaisies, il devient flâneur, distrait et incapable d'un travail sérieux.

—Il est artiste, mon père! dit Émile en souriant avec des larmes dans les yeux, ayez un peu de pitié pour le génie!»

M. Cardonnet regarda son fils d'un air de mépris; mais Jean, prenant la main du jeune homme: «Mon enfant, dit-il avec sa familiarité étrange et noble, je ne sais pas si tu me rends justice, ou si tu te moques de moi, mais tu as dit la vérité! j'ai trop d'esprit d'invention pour le métier qu'on veut que je fasse ici. Quand je travaille chez mes amis du village, chez M. Antoine, chez le curé, chez le maire, ou chez de pauvres gueux comme moi, ils me disent: «Fais comme tu voudras, invente ça toi-même, mon vieux! suis ton idée, ça sera un peu plus long, mais ça sera bien!» Et c'est alors que je travaille avec plaisir, oui! avec tant de plaisir, que je ne compte pas les heures, et que j'y mets une partie des nuits. Ça me fatigue, ça me donne la fièvre, ça me tue quelquefois! mais j'aime cela, vois-tu, mon garçon, comme d'autres aiment le vin. C'est mon amusement, à moi … Ah! riez et moquez-vous, monsieur Cardonnet; eh bien, votre ricanement m'offense, et vous ne m'aurez pas, non, vous ne m'aurez pas, quand même les gendarmes seraient là, et qu'il irait de la guillotine. Me vendre à vous corps et âme pendant deux ans! Ne faire que ce qui vous plaira, vous voir inventer, et n'avoir pas mon avis! car si vous me connaissez, je vous connais aussi: je sais comment vous êtes, et qu'il ne se remue pas une cheville chez vous sans que vous l'ayez mesurée. Je serais donc un manœuvre, travaillant à la corvée comme défunt mon père travaillait pour les abbés de Gargilesse? Non, Dieu me punisse! je ne vendrai pas mon âme à un travail aussi ennuyeux et aussi bête. Encore si vous donniez mon jour de récréation et de dédommagement, pour contenter mes anciennes pratiques et moi-même! mais rien!

—Non, rien, dit M. Cardonnet irrité; car l'amour-propre d'artiste commençait à être en jeu de part et d'autre. Va-t'en, je ne veux pas de toi; prends ce napoléon, et va te faire pendre ailleurs.

—On ne pond plus, Monsieur, répondit Jean en jetant la pièce d'or par terre, et quand même ça se ferait encore, je ne serais pas le premier honnête homme qui aurait passé par les mains du bourreau.

—Émile, dit M. Cardonnet dès qu'il fut sorti, faites monter ici le garde champêtre, cet homme qui est là sur le perron avec une petite fourche de fer à la main.

—Mon Dieu! que voulez-vous faire? dit Émile effrayé.

—Ramener cet homme à la raison, à la bonne conduite, au travail, à la sécurité, au bonheur. Quand il aura passé une nuit en prison, il sera plus traitable, et il me bénira un jour de l'avoir délivré de son démon intérieur.

—Mais, mon père, attenter à la liberté individuelle … Vous ne le pouvez pas …

—Je suis maire depuis ce matin, et mon devoir est de faire saisir les vagabonds. Obéissez, Émile, ou j'y vais moi-même.»

Émile hésitait encore. M. Cardonnet, incapable de supporter l'ombre de la résistance, le poussa brusquement de devant la porte et alla, en sa qualité de premier magistrat du lieu, donner ordre au garde champêtre d'arrêter Jean Jappeloup, natif de Gargilesse, charpentier de profession, et actuellement sans domicile avoué.

Cette mission répugnait beaucoup au fonctionnaire rustique, et M. Cardonnet lut son hésitation sur sa figure. «Caillaud, dit l'industriel d'un ton absolu, ta destitution avant huit jours, ou vingt francs de récompense!—Suffit, Monsieur, répondit Caillaud.» Et brandissant sa pique, il partit d'un pas dégagé.

Il rejoignit le fugitif à deux portées de fusil du village, ce qui ne fut pas difficile, car ce dernier s'en allait lentement, la tête penchée sur sa poitrine et absorbé dans une méditation douloureuse. «Sans ma mauvaise tête, se disait-il, je serais à présent sur le chemin du repos et du bien-être, au lieu qu'il me faut reprendre le collier de misère, errer comme un loup à travers les ronces et les rochers, être souvent à charge à ce pauvre Antoine, qui est bon, qui m'accueille toujours bien, mais qui est pauvre et qui me donne plus de pain et de vin que je ne peux prendre dans mes lacets de perdrix et de lièvres pour sa table … Et puis, ce qui me fend le cœur, c'est de quitter pour toujours ce pauvre cher village où je suis né, où j'ai passé toute ma vie, où j'ai tous mes amis et où je ne peux plus entrer que comme un chien affamé qui brave un coup de fusil pour avoir un morceau de pain. Ils sont tous bons pour moi, pourtant, les gens d'ici; et, sans la crainte des gendarmes, ils me donneraient asile!»

En rêvant ainsi Jean entendit la cloche qui sonnait l'angelus du soir, et des larmes involontaires coulèrent sur ses joues basanées, «Non, pensa-t-il, il n'y a pas à dix lieues à la ronde une seule cloche qui ait une aussi jolie sonnerie que celle de Gargilesse!» Un merle chanta auprès de lui dans l'aubépine du buisson, «Tu es bien heureux, toi, lui dit-il, parlant tout haut dans sa rêverie, tu peux nicher là, voler dans tous ces jardins que je connais si bien, et te nourrir des fruits de tout le monde, sans qu'on te dresse procès-verbal.

—Procès-verbal, c'est ça, dit une voix derrière lui, je vous arrête au nom de la loi!»

Et Caillaud lui mit la main au collet.