«L'étude des sciences exactes te conduisait, malgré moi, malgré toi-même, à la passion des sciences naturelles, et, prenant des chemins de rencontre, tu ne songeais qu'à l'astronomie et aux rêveries des mondes où nous ne pouvons pénétrer. Après une lutte où je ne fus pas le plus fort, je te fis abandonner ces sciences, faute de pouvoir te ramener à une saine et utile application; et renonçant à faire de toi un mécanicien, je cherchai en quoi tu pourrais m'être utile. Quand je dis m'être utile, j'imagine que tu ne te méprends pas sur le sens des mots. Ma fortune étant la tienne, je devais te former pour cette œuvre qui bientôt aura probablement usé ma vie à ton profit; c'est dans l'ordre. Je suis heureux de faire mon devoir, et j'y persisterai malgré toi, s'il le faut. Mais la raison et l'amour paternel ne devaient-ils pas me pousser à te rendre propre, sinon au développement, du moins à la conservation et à la défense de cette fortune? L'ignorance où j'étais de la législation m'avait mis cent fois à la merci des conseils ignares ou perfides; j'avais été la proie de ces parasites de la chicane, qui, n'ayant ni vrai savoir, ni saine intelligence des affaires, exigent une soumission aveugle de leurs clients, et compromettent leurs plus graves intérêts par sottise, entêtement, présomption, fausse tactique, vaines subtilités et le reste. Je me suis dit alors qu'avec une intelligence claire et prompte comme la tienne, tu pouvais, en peu d'années, apprendre le droit, et te faire une assez juste idée des détails de la procédure, pour n'avoir jamais besoin d'autre guide, d'autre conseil, d'autre confident, surtout, que toi-même. Je n'ai jamais voulu faire de toi un rhéteur, un avocat, un comédien de cour d'assises; mais je t'ai demandé de prendre tes inscriptions et de passer tes examens … Tu me l'avais promis!

—Eh bien, mon père, me suis-je révolté, ai je manqué à ma parole? dit Émile, surpris d'entendre M. Cardonnet parler avec un mépris superbe et quasi insolent de ces professions, dont il avait essayé de faire ressortir l'honneur et l'éclat, lorsqu'il s'était agi de décider son fils à les étudier.

—Émile, reprit l'industriel, je ne veux pas te faire de reproches; mais tu as une manière passive et apathique de te résigner, cent fois pire que la résistance. Si j'avais pu prévoir que tu perdrais ton temps, j'aurais vite songé à quelque autre chose; car, je te l'ai dit, le temps est le capital des capitaux, et voilà deux années de ton existence qui n'ont rien produit pour le développement de tes moyens, et par conséquent pour ton avenir.

—Je me flatte pourtant du contraire, dit Émile en souriant avec un mélange de douceur et de fierté, et je puis vous assurer, mon père, que j'ai beaucoup travaillé, beaucoup lu, beaucoup pensé, je n'ose pas dire beaucoup acquis, durant mon séjour à Poitiers.

—Oh! je sais fort bien ce que tu as lu et appris, Émile! je m'en suis aperçu de reste à tes lettres, quand même je ne l'aurais pas su par mon correspondant; et je te déclare que toute cette belle science philosophico-métaphysico-politico-économique est ce qu'il y a, à mon sens, de plus creux, de plus faux, de plus chimérique et de plus ridicule, pour ne pas dire de plus dangereux, pour la jeunesse. C'est à tel point que tes dernières lettres m'auraient fait pâmer de rire comme juge si, comme père, je n'en avais éprouvé un chagrin mortel; et c'est précisément en voyant que tu étais monté sur un nouveau dada, et que tu allais encore une fois prendre ton vol à travers les espaces, que j'ai résolu de te rappeler auprès de moi, soit pour un temps, soit pour toujours, si je ne réussis pas à te remettre l'esprit.

—Votre raillerie et votre dédain sont bien cruels, mon père, et affligent plus mon cœur qu'ils ne blessent mon amour-propre. Que je ne sois pas d'accord avec vous, c'est possible: je suis prêt à vous entendre refuser toutes mes croyances; mais que, lorsque pour la première fois de ma vie, j'éprouvais le besoin et j'avais le courage de verser dans votre sein toutes mes pensées et toutes mes émotions, vous me repoussiez avec ironie … c'est bien amer, et cela me fait plus de mal que vous ne pensez.

—Il y a plus d'orgueil que tu ne penses, toi, dans cette douceur puérile. Ne suis-je, pas ton père, ton meilleur ami? Ne dois-je pas te faire entendre la vérité quand tu t'abuses et te ramener quand tu t'égares? Allons! arrière la vanité entre nous! Je fais de ton intelligence plus de cas que toi-même, puisque je ne veux pas la laisser se détériorer par de mauvais aliments. Écoute moi, Émile! je sais fort tien que c'est la mode chez les jeunes gens d'aujourd'hui de se poser en législateurs, de philosopher sur toutes choses, de réformer des institutions qui dureront plus longtemps qu'eux, d'inventer des religions, des sociétés, une morale nouvelle. L'imagination se plaît à ces chimères, et elles sont fort innocentes quand elles ne durent pas trop longtemps. Mais il faut laisser cela sur les bancs de l'école, et avant de la détruire, connaître et pratiquer la société: on s'aperçoit bientôt qu'elle vaut encore mieux que nous, et que le plus sage est de s'y soumettre avec adresse et tolérance. Te voilà trop grand garçon pour gaspiller tes désirs et tes réflexions sur un sujet sans fond. Je désire que tu t'attaches à la vie réelle, positive; qu'au lieu de t'épuiser en critiques sur les lois qui nous gouvernent, tu en étudies le sens et l'application. Si cette étude, au contraire, te porte à un esprit de réaction et de dépit contre la vérité, il faut l'abandonner, et aviser à trouver quelque chose d'utile à faire et à quoi tu te sentes propre. Voyons, nous sommes ici pour nous entendre et pour conclure: pas de vaines déclamations, pas de dithyrambes poétiques, contre le ciel et les hommes! Pauvres créatures d'un jour, nous n'avons pas de temps à perdre à interroger notre destinée avant et après notre courte apparition sur la terre. Nous ne résoudrons jamais cette énigme. Nous avons pour devoir religieux de travailler ici-bas sans relâche et de nous en aller sans murmure. Nous devons compte de notre labeur à la génération qui nous précède et qui nous forme, et à celle qui nous suit et que nous formons. C'est pourquoi les liens de famille sont sacrés, et l'héritage inaliénable, malgré vos belles théories communistes auxquelles je n'ai jamais pu rien comprendre, parce qu'elles ne sont pas mûres, et qu'il faut encore des siècles au genre humain pour les admettre. Réponds-moi, que veux-tu faire?

—Je n'en sais absolument rien, répondit Émile accablé sous l'étroitesse et la froideur de tant de lieux communs, débités avec une facilité hautaine et brutale. Vous tranchez si fièrement des questions qu'il me faudra peut-être toute ma vie pour résoudre, que je ne saurais vous suivre dans cette course ardente vers un but inconnu. Je suis trop faible et trop borné apparemment pour trouver dans ma propre activité la récompense ou le motif de tant d'efforts. Mes goûts ne m'y portent nullement. J'aime le travail de l'esprit, et j'aimerais celui du corps, si l'un devenait le serviteur de l'autre pour conquérir les satisfactions du cœur; mais travailler pour acquérir, et acquérir pour conserver, et pour acquérir encore, jusqu'à ce que la mort mette un terme à cette soif aveugle, voilà ce qui n'a ni sens ni attrait pour moi. Il n'est en moi aucune faculté que vous puissiez employer à cet usage; je ne suis pas né joueur, et les chances passionnées de la hausse et de la baisse d'une fortune ne me causeront jamais la moindre émotion.

«Si mes aspirations et mes enthousiasmes sont des chimères indignes d'un esprit sérieux, s'il n'y a pas une vérité éternelle, une raison divine des choses, un idéal qu'on puisse porter dans l'âme, pour se soutenir et se diriger à travers les maux et les injustices du présent, je n'existe plus, je ne crois plus à rien; je consens à mourir pour vous, mon père; mais vivre et combattre comme vous et avec vous, je n'ai ni cœur, ni bras, ni tête pour ce genre de travail.»

M. Cardonnet se sentit frémir de colère, mais il se contint. Ce n'était pas sans dessein qu'il avait provoqué si maladroitement l'indignation et la résistance de son fils. Il avait voulu l'amener à dire toute sa pensée, et tâter, pour ainsi dire, son enthousiasme. Quand il vit, au ton amer et à l'expression désespérée du jeune homme, que cela était aussi sérieux qu'il l'avait craint, il résolut de tourner l'obstacle, et de manœuvrer de manière à ressaisir son influence.

XIII.

LA LUTTE.

«Émile, reprit l'industriel avec un calme bien joué, je vois que nous parlons depuis quelques instants sans nous comprendre, et que, si nous continuons sur ce ton-là, tu vas me chercher querelle et me traiter comme si tu étais un jeune saint et moi un vieux païen. A qui en as-tu? J'avais bien raison, en commençant, de vouloir te mettre en garde contre l'enthousiasme. Toute cette chaleur de cerveau n'est qu'une effervescence de jeunesse, et tu ne comprendras plus à mon âge, quand tu auras un peu l'expérience et l'habitude du devoir, qu'il soit nécessaire de se battre les flancs pour être honnête et de faire sonner si haut ses convictions. Prends garde à l'emphase, qui n'est que le langage de la vanité satisfaite. Voyons, enfant, crois-tu, par hasard, que la loyauté, la moralité, la bonne foi dans les engagements, les sentiments d'humanité, la pitié pour les malheureux, le dévouement à son pays, le respect des droits d'autrui, les vertus de famille et l'amour du prochain, soient des vertus bien rares, et quasi impossibles dans le temps et le monde où nous vivons?

—Oui, mon père, je le crois fermement.

—Moi, je ne le pense pas. Je suis moins misanthrope à cinquante ans que toi à vingt et un: j'ai moins mauvaise opinion de mes semblables, apparemment faute de posséder tes lumières et la sûreté de ton coup d'œil!…

—Au nom du ciel! ne me raillez pas, mon père, vous me déchirez le cœur.

—Eh bien, parlons sérieusement. Je veux bien supposer avec toi que ces vertus soient la religion et la règle d'un petit nombre. Me feras-tu au moins l'honneur de supposer qu'elles ne sont pas absolument inconnues à ton père?

—Mon père, la plupart de vos actions m'ont prouvé que faire le bien était votre unique ambition. Pourquoi donc vos paroles semblent-elles prendre à tâche de me prouver que vous avez un but moins noble?

—Voilà où j'en veux venir précisément. Tu m'accordes d'avoir une conduite irréprochable, et pourtant tu te scandalises de m'entendre invoquer le calme de la raison et les conseils de la saine logique. Dis-moi, que penserais-tu de ton père si, à toute heure, tu l'entendais déclamer contre ceux qui n'imitent pas son exemple? Si, se posant en modèle, et tout gonflé de l'amour et de l'admiration de lui-même, il te fatiguait à tout propos de son propre éloge et d'anathèmes lancés au reste du genre humain? Tu garderais le silence et tu jetterais un voile sur ce ridicule travers; mais, malgré toi, tu penserais que ton brave homme de père a une faiblesse déplorable et que sa vanité nuit à son mérite.

—Sans doute, mon père, j'aime mieux votre réserve et le bon goût de votre modestie; mais lorsque nous sommes seuls ensemble, et dans les rares et solennelles occasions où, comme aujourd'hui, vous daigneriez m'ouvrir votre cœur, ne serais-je pas bien heureux de vous entendre exalter les grandes idées et me verser un saint enthousiasme, au lieu de vous voir dénigrer et refouler mes aspirations avec mépris?

—Ce ne sont ni les grandes idées que je méprise, ni tes bons désirs que je raille. Ce que je repousse et veux étouffer en toi, ce sont les déclamations, et les forfanteries des nouvelles écoles humanitaires. Je ne puis souffrir qu'on érige en vérités inconnues jusqu'à ce jour des principes aussi vieux que le monde. Je voudrais que tu aimasses le devoir avec un calme inébranlable, et te le voir pratiquer avec le silence stoïque de la vraie conviction. Crois-moi, ce n'est pas d'hier que nous connaissons le bien et le mal, et, pour aimer la justice, je n'ai pas attendu que tu allasses sucer la manne céleste en fumant des cigares sur le pavé de Poitiers.

—Tout cela peut être vrai en général, mon père, dit Émile ranimé par l'ironie obstinée de M. Cardonnet. Il y a de vieux citoyens qui, comme vous, pratiquent la vertu sans ostentation, et il peut y avoir d'impertinents écoliers qui la prêchent sans l'aimer et quasi sans la connaître. Mais ce dernier trait de satire, je ne saurais le prendre pour moi, ni pour mes jeunes amis. Je ne crois pas être autre chose qu'un enfant et ne me pique d'aucune expérience. Au contraire, je viens avec respect et confiance, rempli seulement de bons instincts et de bonnes intentions, vous demander la vérité, le conseil, l'exemple, l'aide et les moyens. Je n'ai pour moi que mes jeunes idées et je vous en fais hommage.

«Révolté des effrayantes contradictions que les lois de la société connaissent et sanctionnent, je vous supplie de me dire comment vous avez pu les accepter sans protestations et rester honnête homme. Je m'avoue faible et ignorant, puisque je n'en aperçois pas la possibilité. Dites-le moi donc enfin, au lieu de me couvrir de sarcasmes glacés. Suis-je coupable de demander la lumière? suis-je insolent et fou parce que je veux savoir les lois de ma conscience et le but de ma vie? Oui, votre caractère est digne, et votre tenue sage et mesurée; oui, votre cœur est bon et votre main libérale. Oui, vous secourez le pauvre et vous récompensez son labeur.

«Mais où allez-vous par ce chemin si droit et si sûr? Je trouve que parfois vous manquez d'indulgence, et votre sévérité m'a effrayé souvent.

«Je me suis toujours dit que vous aviez la vue plus claire et l'esprit plus prévoyant que les natures tendres et timides, que le mal momentané que vous faisiez souffrir était en vue d'un bien durable et d'un talent assuré; aussi, malgré mes répugnances pour les études que vous m'imposiez, malgré mes goûts sacrifiés à vos vues cachées, mes désirs souvent froissés et étouffés en naissant, je me suis imposé la loi de vous suivre et de vous obéir en tout.

«Mais le moment est venu où il faut que vous m'ouvriez les yeux, si vous voulez que je puisse accomplir cet effort surhumain; car l'étude du droit ne satisfait pas ma conscience: je ne conçois pas que je puisse jamais m'engager dans les luttes de la procédure, encore moins que je m'astreigne comme vous à presser le travail des hommes à mon profit, si je ne vois clairement où je vais et quel sacrifice utile à l'humanité j'aurai accompli au prix de mon bonheur.

—Ton bonheur serait donc de ne rien faire et de vivre les bras croisés, à regarder les astres? Il semble que tout travail t'irrite ou te fatigue, même le droit, que tous les jeunes gens apprennent en se jouant?

—Mon père, vous savez bien le contraire; vous m'avez vu me passionner pour des études plus abstraites, et vous m'avez arrêté comme si j'avais couru à ma perte. Vous savez bien, pourtant, quel était mon vœu, lorsque vous me pressiez de chercher une application matérielle des sciences que je préférais. Vous ne vouliez pas que je fusse artiste et poëte: peut-être aviez-vous raison; mais j'aurais pu être naturaliste, tout au moins agriculteur, et vous m'en avez empêché. C'était pourtant une application réelle et pratique.

«L'amour de la nature m'entraînait à la vie des champs. Le plaisir infini que je trouvais à sonder ses lois et ses mystères, me conduisait naturellement à pénétrer ses forces cachées, et à vouloir les diriger et les féconder par un travail intelligent.

«Oui, là était ma vocation, n'en doutez pas. L'agriculture est en enfance; le paysan s'épuise aux travaux grossiers de la routine; des terres immenses sont incultes. La science décuplerait les richesses territoriales et allégerait la fatigue de l'homme.

«Mes idées sur la société s'accordaient avec le rêve de cet avenir. Je vous demandais de m'envoyer étudier dans quelque ferme-modèle. J'aurais été heureux de me faire paysan, de travailler d'esprit et de corps, d'être en contact perpétuel avec les hommes et les choses de la nature. Je me serais instruit avec ardeur, j'aurais creusé plus avant que d'autres peut-être le champ des découvertes! Et, un jour, sur quelque lande déserte et nue transformée par mes soins, j'aurais fondé une colonie d'hommes libres, vivant en frères et m'aimant comme un frère.

«C'était là toute mon ambition, toute ma soif de fortune et de gloire. Était-ce donc insensé? et pourquoi avez-vous exigé que j'allasse apprendre servilement un code qui ne sera jamais le mien?

—Voilà, voilà! dit M. Cardonnet en haussant les épaules; voilà l'utopie du frère Émile, frère morave, quaker, néo-chrétien, néo-platonicien, que sais-je? C'est superbe, mais c'est absurde.

—Eh bien, dites donc pourquoi, mon père; car vous prononcez toujours la sentence sans la motiver.

—Parce que, mêlant tes utopies de socialiste à tes spéculations creuses de savant, tu aurais versé des trésors sur la pierre, tu n'aurais fait pousser ni froment sur le sol stérile, ni hommes capables de vivre en frères sur la terre commune. Tu aurais dépensé follement d'une main ce que j'aurais amassé de l'autre; et à quarante ans, épuisé de fantaisies, à bout de génie et de confiance, dégoûté de l'imbécillité ou de la perversité de tes disciples, fou peut-être, car c'est ainsi que finissent les âmes sensibles et romanesques, lorsqu'elles veulent appliquer leurs rêves, tu me serais revenu accablé de ton impuissance, irrité contre l'humanité, et trop vieux pour reprendre le bon chemin. Au lieu que, si tu m'écoutes et me suis, nous marcherons ensemble sur une route droite et sûre, et avant qu'il soit dix ans, nous aurons fait une fortune dont je n'ose te dire le chiffre, tu n'y croirais pas.

—Admettons que ce ne soit pas un rêve, aussi, mon père, et peu m'importe jusqu'à présent; que ferons-nous de cette fortune?

—Tout ce que tu voudras, tout le bien que tu rêveras alors; car je ne suis pas inquiet pour la raison et la prudence, si tu laisses venir l'expérience de la vie, et mûrir paisiblement ta cervelle.

—Eh quoi! nous ferons le bien? oui, c'est de cela qu'il faut me parler, mon père, et je suis tout oreilles! Quel sera ce bonheur dont nous doterons les hommes?

—Tu le demandes! Quel mystère divin cherches-tu donc ailleurs que dans les choses humaines? Nous aurons procuré à toute une province les bienfaits de l'industrie! Et ne sommes-nous pas déjà sur la voie? Le travail n'est-il pas la source et l'aliment du travail? ne faisons-nous pas travailler déjà ici plus d'hommes en un jour que l'agriculture et les petites industries barbares que je tends à supprimer n'en occupaient dans un mois? Leurs salaires ne sont-ils pas augmentés? Ne sont-ils pas à même d'acquérir l'esprit d'ordre, la prévoyance, la sobriété, toutes les vertus qui leur manquent? Où donc sont cachées ces vertus, seul bonheur du pauvre? dans le travail absorbant, dans la fatigue salutaire et dans le salaire proportionné. Le bon ouvrier a l'esprit de famille, le respect de la propriété, la soumission aux lois, l'économie, l'habitude et les trésors de l'épargne. C'est l'oisiveté de tous les mauvais raisonnements qu'elle engendre qui le perdent. Occupez-le, écrasez-le de besogne; il est robuste, il le deviendra davantage; il ne rêvera plus le bouleversement de la société. Il mettra de la règle dans sa conduite, de la propreté dans sa maison, il y apportera le bien-être et la sécurité. Et s'il devient vieux et infirme, quelque bonne volonté que vous ayez de le secourir, ce ne sera plus nécessaire. Il aura songé lui-même à l'avenir; il n'aura pas besoin d'aumônes et de protections comme votre ami Jappeloup le vagabond; il sera véritablement un homme libre. Il n'y a pas d'autre moyen de sauver le peuple, Émile. Je suis fâché de te dire que ce sera plus long à réaliser qu une utopie à concevoir; mais si l'entreprise est rude et longue, elle est digne d'un philosophe comme toi, et je ne la trouve pas au-dessus des forces d'un travailleur de mon espèce.

—Quoi! c'est là tout l'idéal de l'industrie, dit Émile, écrasé sous cette conclusion. Le peuple n'a pas d'autre avenir que le travail incessant, au profit d'une classe qui ne travaillera jamais?

—Telle n'est pas ma pensée, reprit M. Cardonnet, Je hais et méprise les oisifs: c'est pour cela que je n'aime pas les poëtes et les métaphysiciens. Je veux que tout le monde travaille suivant ses facultés, et mon idéal, puisque ce mot te plaît, ne serait pas éloigné de celui des saint-simoniens: A chacun suivant sa capacité, la récompense proportionnée au mérite. Mais, dans le temps où nous vivons, l'industrie n'a pas encore assez pris son essor pour qu'on puisse songer à un système moral de répartition. Il faut voir ce qui est et n'envisager que le possible. Tout le mouvement du siècle tourne à l'industrie. Que l'industrie règne donc et triomphe; que tous les hommes travaillent: qui du bras, qui de la tête; c'est à celui qui a plus de tête que de bras à diriger les autres; il a le droit et le devoir de faire fortune. Sa richesse devient sacrée, puisqu'elle est destinée à s'accroître, afin d'accroître le travail et le salaire. Que la société concoure donc, par tous les moyens, à asseoir la puissance de l'homme capable! sa capacité est un bienfait public; et que lui-même s'efforce d'augmenter sans cesse son activité: c'est son devoir personnel, sa religion, sa philosophie. En somme, il faut être riche pour devenir toujours plus riche, vous l'avez dit, Émile, sans comprendre que vous disiez la plus excellente des vérités.

—Ainsi, mon père, vous ne donnez à l'homme qu'autant qu'il travaille? Mais comptez-vous donc pour rien celui qui ne peut pas travailler?

—Je trouve, dans la richesse, les moyens de pouvoir secourir l'infirme et l'idiot.

—Mais le paresseux?

—J'essaie de le corriger; et, si je ne réussis pas, je l'abandonne aux lois de répression, vu qu'il ne tarde pas à être nuisible et à encourir leur rigueur.

—Dans une société parfaite, cela pourrait être juste parce que le paresseux deviendrait une monstrueuse exception; mais, dans l'exercice d'une autorité aussi sévère que la vôtre, lorsque vous demandez au travailleur toute sa force, tout son temps, toute sa pensée, toute sa vie, oh! que de paresseux seraient chassés et abandonnés.

—Avec les bienfaits de l'industrie, on arriverait dans peu à augmenter tellement le bien-être des classes pauvres, qu'il serait facile de fonder des écoles presque gratuites, où leurs enfants apprendraient l'amour du travail.

—Je crois que vous vous trompez, mon père; mais quand il serait vrai que les enrichis songeront à l'éducation du pauvre, l'amour du travail sans relâche, et sans autre compensation qu'un peu de sécurité pour la vieillesse, est si contraire à la nature, qu'on ne l'inspirera jamais à l'enfance. Quelques natures exceptionnelles, dévorées d'activité ou d'ambition, feront le sacrifice de leur jeunesse; mais quiconque sera simple, aimant, porté à la rêverie, à d'innocents et légitimes plaisirs, et soumis à ces besoins d'affection et de calme qui sont le bien-être légitime de l'espèce humaine, fuira cette geôle du travail exclusif où vous voulez l'enfermer, et préférera encore les hasards de la misère à la sécurité de l'esclavage. Ah! mon père, par votre rude organisation, par votre puissance infatigable, par votre sobriété stoïque et votre habitude de labeur effréné, vous êtes un homme d'exception, et vous concevez une société faite à votre image, vous ne vous apercevez pas qu'il ne s'y trouve de place avantageuse que pour des hommes d'exception. Ah! permettez-moi de vous le dire, c'est là une utopie plus effrayante que les miennes.

—Eh bien, Émile, puisses-tu l'avoir, cette utopie, dit M. Cardonnet avec chaleur; elle est une source de force et un stimulant précieux pour cette société de rêveurs, d'oisifs et d'apathiques où je me consume d'impatience. Sois pareil à moi, et si nous trouvions en France, à l'heure qu'il est, cent hommes semblables à nous, je te réponds que dans cent ans ce ne seraient plus des exceptions. L'activité est contagieuse, entraînante, prestigieuse! c'est par elle que Napoléon a dominé l'Europe: il l'eût possédée, si, au lieu d'être guerrier, il eût été industriel. Oh! puisque tu es enthousiaste; sois-le donc à ma manière! secoue ta langueur et partage ma fièvre! Si nous n'entraînons pas encore l'humanité, nous aurons ouvert de larges tranchées où nos descendants la verront se remuer avec un sainte fureur.

—Non, mon père, non, jamais; s'écria Émile épouvanté de l'énergie terrible de M. Cardonnet: car ce n'est pas la route de l'humanité. Il n'y a là ni amour, ni pitié, ni tendresse. L'homme n'est pas né pour ne connaître que la souffrance et n'étendre ses conquêtes que sur la matière. Les conquêtes de l'intelligence dans le domaine des idées, les jouissances et les délicatesses du cœur, dont vous ne faites que des accessoires bien gouvernés dans la vie du travailleur, seront toujours le plus noble et le plus doux besoin de l'homme bien organisé. Vous ne voyez donc pas que vous retranchez tout un côté des intentions et des bienfaits de la Divinité? que vous ne laissez pas à l'esclavage du travail le temps de respirer et de se reconnaître? que l'éducation dirigée vers le gain ne fera que des machines brutales, et non des hommes complets? Vous dites que vous concevez un idéal dans la suite des siècles, qu'un temps peut venir où chacun sera rétribué suivant sa capacité? Eh bien, cette formule est fausse parce qu'elle est incomplète, et si l'on n'y ajoute celle-ci: «à chacun suivant ses besoins;» c'est l'injustice, c'est le droit du plus fort par l'intelligence et par la volonté, c'est l'aristocratie et le privilége sous d'autres formes.

«O mon père, au lieu de lutter avec les forts contre les faibles, luttons avec les faibles contre les forts. Essayons! mais alors ne songeons point à faire fortune, renonçons à capitaliser pour notre compte. Consentez-y, puisque j'y consens, moi, pour qui vous travaillez aujourd'hui. Tâchons de nous identifier l'un à l'autre de cette façon, et renonçons au gain personnel en embrassant le travail. Puisque nous ne pouvons à nous seuls créer une société où tous seraient solidaires les uns les autres, soyons comme ouvriers de l'avenir, dévoués aux faibles et aux incapables d'à présent.

«Si le génie de Napoléon eût été formé à cette doctrine, peut-être eût-elle converti le monde; mais qu'on trouve cent hommes semblables à nous, et que cette fièvre d'acquérir soit un zèle divin, que la soif de la charité nous dévore, associons tous nos travailleurs à tous nos bénéfices, que notre grande fortune ne soit pas votre propriété et mon héritage, mais la richesse de quiconque nous aura aidés suivant ses moyens et ses forces à la fonder; que le manœuvre qui apporte sa pierre soit mis à même de connaître autant de jouissances matérielles que vous qui apportez votre génie; qu'il puisse, lui aussi, habiter une belle maison, respirer un air pur, se nourrir d'aliments sains, se reposer après la fatigue, et donner l'éducation à ses enfants; que notre récompense ne soit pas dans le vain luxe dont nous pouvons nous entourer, vous et moi, mais dans la joie d'avoir fait des heureux, je comprendrai cette ambition et j'en serai dévoré. Et alors, mon père, mon bon père, votre œuvre sera bénie.

«Cette paresse, cette apathie qui vous irritent et qui ne sont que le résultat d'une lutte où quelques-uns triomphent au détriment d'un grand nombre qui succombe et se décourage, disparaîtront d'elles mêmes par la force des choses! Alors vous trouverez tant de zèle et d'amour autour de vous, que vous ne serez plus obligé de vous épuiser seul pour stimuler tous les autres. Comment pourrait-il en être autrement aujourd'hui, et de quoi vous plaignez vous?

«Sous la loi de l'égoïsme, chacun donne sa force et sa volonté en proportion de ce qu'il en retire de profits. Belle merveille, que vous, qui recueillez tout, vous soyez le seul ardent et assidu, tandis que le salarié, qui ne recueillera chez vous qu'une aumône un peu plus libérale qu'ailleurs, ne vous apporte qu'un peu plus de son zèle.

«Vous augmentez le salaire, c'est beau sans doute, et, vous valez mieux que la plupart de vos concurrents qui voudraient le diminuer; mais vous pouvez décupler, centupler le zèle, faire éclore comme par miracle le feu du dévouement, l'intelligence du cœur dans ces âmes engourdies et affaissées, et vous ne le voudriez pas!

«Et pourquoi donc, mon père? Ce ne sont pas les jouissances du luxe que vous aimez, puisque vous ne jouissez de rien, si ce n'est de l'ivresse de vos projets et de vos conquêtes. Eh bien, supprimez le bénéfice personnel: vous n'en avez que faire, et moi j'y renonce avec transport. Soyons seulement les dépositaires et les gérants de la conquête commune. Cette fortune rêvée, dont vous n'osez pas dire le chiffre, dépassera tellement vos prévisions et vos espérances, que bientôt vous aurez acquis de quoi donner à vos travailleurs des jouissances morales, intellectuelles et physiques, qui en feront des hommes nouveaux, des hommes complets, de vrais hommes, enfin! car jusqu'ici je n'en vois nulle part. Tout équilibre est rompu; je ne vois que des fourbes et des brutes, des tyrans et des serfs, des aigles puissants et voraces, des passereaux stupides et poltrons destinés à leur servir de pâture. Nous vivons suivant la loi aveugle de la nature sauvage; le code de l'instinct farouche qui régit la brute est encore l'âme de notre prétendue civilisation, et nous osons dire que l'industrie va sauver le monde sans sortir de cette voie! Non, non, mon père, erreur et mensonge que toutes ces déclamations de l'économie politique à l'ordre du jour! Si vous me forcez à être riche et puissant, comme vous me l'avez dit tant de fois, et si, en raison de la grossière influence de l'argent, les adorateurs de l'argent m'envoient représenter leurs intérêts aux conseils de la nation, je dirai ce que j'ai dans l'âme; je parlerai, et je ne parlerai qu'une fois sans doute: car on m'imposera silence ou l'on me fera sortir de l'enceinte; mais ce que je dirai, on s'en souviendra; et ceux qui m'auront élu se repentiront de leur choix!»

Cette discussion se prolongea fort avant dans la nuit, et on peut bien penser qu'Émile ne convertit pas son père. M. Cardonnet n'était ni méchant, ni impie, ni coupable volontairement envers Dieu ou les hommes. Il avait même bien réellement certaines vertus pratiques et une grande capacité spéciale. Mais son caractère de fer était le résultat d'une âme absolument vide d'idéal.

Il aimait son fils et ne pouvait le comprendre. Il soignait et protégeait sa femme, mais il n'avait jamais songé qu'à étouffer en elle toute initiative qui eût pu embarrasser sa marche journalière. Il eût voulu pouvoir réduire Émile de la même façon; mais, reconnaissant que cela était impossible, il en éprouva un violent chagrin, et même ces larmes de dépit mouillèrent ses paupières brûlantes dans cette veillée orageuse. Il croyait sincèrement être dans la logique, dans la seule véritablement admissible et praticable.

Il se demandait par quelle fatalité il avait pour fils un rêveur et un utopiste, et plus d'une fois il éleva vers le ciel ses bras d'athlète, demandant avec une angoisse inexprimable, quel crime il avait commis, pour être frappé d'un tel malheur.

Émile, épuisé de fatigue et de chagrin, finit par avoir pitié de cette âme blessée et de cet incurable aveuglement.

«Ne parlons donc plus jamais de ces choses-là, mon père, dit-il en essuyant aussi des larmes qui prenaient leur source plus avant dans son cœur: nous ne pouvons nous identifier l'un à l'autre. Je ne puis que continuer à faire acte de soumission et d'amour filial, sans me préoccuper davantage de moi-même et d'un bonheur que je vous sacrifie. Que m'ordonnez-vous?

«Dois-je retourner à Poitiers et y terminer mes études jusqu'à ce que je passe mes examens? Dois-je rester ici et vous servir de secrétaire ou de régisseur? Je fermerai les yeux, et je travaillerai comme une machine tant qu'il me sera possible! Je me considérerai comme votre employé, je serai à votre service …

—Et tu ne me regarderas plus comme ton père? dit M. Cardonnet. Non, Émile, reste auprès de moi, sois libre, je te donne trois mois, pendant lesquels, vivant dans le sein de ta famille, loin des déclamations des philosophes imberbes qui t'ont perdu, tu reviendras toi-même à la raison. Tu es doué d'un tempérament robuste, et le travail absorbant de la pensée t'a peut-être trop échauffé le cerveau. Je te considère comme un enfant malade et te reprends à la campagne pour te guérir. Promène-toi, chasse, monte à cheval, distrais-toi, en un mot, afin de rétablir ton équilibre qui me paraît plus dérangé que celui de la société. J'espère que tu adouciras ton intolérance, en voyant que ton intérieur n'est pas un foyer de scélératesse et de corruption. Dans quelque temps, peut-être, tu me diras que les rêveries creuses t'ennuient et que tu sens le besoin de m'aider volontairement.»

Émile courba la tête sans répliquer, et quitta son père en le pressant dans ses bras avec un sentiment de douleur profonde. M. Cardonnet, n'ayant rien trouvé de mieux que de temporiser, s'agita longtemps dans son lit, et finit par s'endormir en se disant, contre son habitude, qu'il fallait parfois compter sur la Providence plus que sur soi-même.

XIV.

PREMIER AMOUR.

L'énergique Cardonnet, tout entier à ses occupations journalières, ou assez maître de lui-même pour ne pas laisser voir la moindre trace de sa souffrance intérieure, avait repris dès le lendemain sa glaciale dignité.

Émile, accablé d'effroi et de tristesse, s'efforçait de sourire à sa mère, qui s'inquiétait de son air distrait et de sa figure altérée. Mais, à force de timidité, cette femme n'avait plus même la pénétration qui appartient à son sexe. Toutes ses facultés étaient émoussées, et à quarante ans elle était déjà octogénaire au moral. Elle aimait pourtant encore son mari, par suite d'un besoin d'aimer qui n'avait jamais été satisfait. Elle n'avait pas de reproche bien formulé à lui faire; car il ne l'avait jamais froissée ni asservie ostensiblement; mais tout élan de cœur ou d'imagination avait toujours été refoulé en elle par l'ironie et une sorte de pitié dédaigneuse, et elle s'était habituée à n'avoir pas une pensée, pas une volonté en dehors du cercle tracé autour d'elle par une main rigide.

Veiller à tous les détails du ménage était devenu pour elle plus qu'une occupation sage et volontaire; on lui en avait fait une loi si sérieuse et si sacrée, qu'une matrone romaine eût pu lui être tout au plus comparée pour la solennité puérile du labeur domestique.

Elle offrait donc dans sa personne l'étrange anachronisme d'une femme de nos jours, capable de raisonner et de sentir, mais ayant fait sur elle-même l'effort insensé de rétrograder de quelques milliers d'années pour se rendre toute semblable à une de ces femmes de l'antiquité qui mettaient leur gloire à proclamer l'infériorité de leur sexe.

Ce qu'il y avait de bizarre et de triste en ceci, c'est qu'elle n'en avait point la conviction, et qu'elle agissait ainsi, disait-elle tout bas, pour avoir la paix. Et elle ne l'avait point! Plus elle s'immolait, plus son maître s'ennuyait d'elle.

Rien n'efface et ne détruit rapidement l'intelligence comme la soumission aveugle.

Madame Cardonnet en était un exemple.

Son cerveau s'était amoindri dans l'esclavage, et son époux, ne comprenant pas que c'était là l'ouvrage de sa domination, en était venu à la dédaigner secrètement.

Quelques années auparavant, Cardonnet avait été effroyablement jaloux, et sa femme, quoique usée et flétrie, tremblait encore à l'idée qu'il pût lui supposer une pensée légère. Elle avait pris l'habitude de ne pas entendre et de ne pas voir, afin de pouvoir dire avec assurance, quand on lui parlait d'un homme quelconque: «Je ne l'ai pas regardé, je ne sais pas ce qu'il a dit, je n'ai fait aucune attention à lui.» C'est tout au plus si elle osait examiner et interroger son fils; car, pour son mari, si elle s'inquiétait d'un redoublement de pâleur sur son visage ou de sévérité dans son regard, il la forçait bien vite à baisser les yeux en lui disant: «Qu'ai-je donc d'extraordinaire, que vous me contemplez comme si vous ne me connaissiez pas?» Quelquefois, le soir, il s'apercevait qu'elle avait pleuré, et il redevenait tendre à sa manière: «Voyons, qu'y a-t-il? la pauvre petite femme a quelque ennui? Avez-vous envie d'un cachemire? Voulez-vous que je vous mène promener en voiture? Non? Alors ce sont les camélias qui ont gelé? On vous en fera venir de Paris qui auront une meilleure santé et qui seront si beaux, que vous ne regretterez pas les anciens.» Et, en effet, il ne manquait pas une occasion de satisfaire, à quelque prix que ce fût, les goûts innocents de sa compagne. Il exigeait même qu'elle fût plus richement parée qu'elle n'en avait le désir. Il pensait que les femmes sont des enfants qu'il faut récompenser de leur sagesse par des jouets et des futilités.

«Il est certain, se disait alors madame Cardonnet, que mon mari m'aime beaucoup et qu'il est rempli d'attentions pour moi. De quoi puis-je me plaindre et d'où vient que je me sens toujours triste?»

Elle vit Émile sombre et abattu, et ne sut pas lui arracher le secret de sa douleur. Elle l'interrogea fastidieusement sur sa santé, et lui conseilla de se coucher de bonne heure. Elle pressentait bien quelque chose de plus sérieux que les suites d'une insomnie; mais elle se disait qu'il valait mieux laisser un chagrin s'endormir dans le silence que de l'entretenir par l'épanchement.

Le soir, Émile, en se promenant à l'entrée du village, rencontra Jean Jappeloup, qui, revenu depuis quelques heures, fêtait joyeusement son arrivée avec plusieurs amis, sur le seuil d'une habitation rustique.

«Eh bien, lui dit le jeune homme en lui tendant la main, vos affaires sont elles arrangées?…

—Avec la justice, oui, Monsieur; mais pas encore avec la misère. J'ai fait mes soumissions, j'ai raisonné de mon mieux avec le procureur du roi, il m'a écouté avec patience: il m'a bien dit quelques bêtises en manière de sermon; mais ce n'est pas un mauvais homme, et il allait me renvoyer, en me disant qu'il ferait son possible pour m'épargner les poursuites, lorsque vos lettres sont arrivées. Il les a lues sans faire semblant de rien; mais il y a eu égard, car il m'a dit: «Eh bien, tenez-vous en repos, fixez-vous quelque part, ne braconnez plus, travaillez, et tout s'arrangera.» Me voilà donc; mes amis m'ont bien reçu, comme vous voyez, puisque déjà cette maison s'ouvre pour me loger en attendant. Mais il faut que je songe au plus pressé, qui est de gagner de quoi me vêtir, et, avant la nuit, je vas faire le tour du village, pour avoir de l'ouvrage chez les braves gens.

—Écoutez, Jean, lui dit Émile en s'attachant à ses pas: je ne dispose pas de grandes ressources; mon père me fait une pension, et je ne sais point s'il me la continuera, maintenant que je vais vivre près de lui; mais il me reste quelques centaines de francs dont je n'ai pas besoin ici, et que je vous prie d'accepter pour vous vêtir et pourvoir à vos premiers besoins. Vous me ferez beaucoup de peine si vous me refusez. Dans quelques jours, votre rancune mal fondée contre mon père sera passée, et vous viendrez lui demander de l'ouvrage; ou bien, autorisez-moi à lui en demander pour vous: il vous paiera mieux que vous ne serez payé partout ailleurs, et il se relâchera, j'en suis certain, de la sévérité de ses premières conditions; ainsi …

—Non, monsieur Émile, répondit le charpentier. Rien de tout cela, ni votre argent, ni l'ouvrage de votre père. Je ne sais pas comment M. Cardonnet vous traite et vous entretient, mais je sais qu'un jeune homme comme vous est fort gêné quand il n'a pas dans sa poche une pièce d'or ou d'argent pour s'en faire honneur dans l'occasion. Vous m'avez rendu assez de services, je suis content de vous, et, si je trouve l'occasion, vous verrez que vous n'avez pas tendu la main à un ingrat. Quant à servir votre père d'une manière ou de l'autre, jamais! j'ai failli faire cette sottise, et Dieu ne l'a pas permis. Je lui pardonne la manière dont il m'a fait arrêter par Caillaud, c'est une mauvaise action! Mais comme il ne savait peut-être pas que ce pauvre garçon est mon filleul, et comme depuis il a écrit du bien de moi au procureur du roi pour me faire pardonner, je ne dois plus penser à ma rancune. D'ailleurs, à cause de vous, maintenant je la mettrais sous mes pieds. Mais travailler à bâtir vos usines? Non! vous n'avez pas besoin de mes bras; vous en trouverez assez d'autres, et vous savez mes raisons. Ce que vous faites là est mauvais et ruinera bien des gens, si cela ne ruine pas tout le monde un jour.

«Déjà vos digues et vos réservoirs font patouiller tous les petits moulins au-dessus de vous sur le courant. Déjà tous vos amas de pierre et de terre ont gâté les prés d'alentour, quand l'eau a emporté tout cela chez les voisins. Toujours, voyez-vous, même contre son gré, le riche fait tort au pauvre. Je ne veux pas qu'il soit dit que Jean Jappeloup a mis la main à la ruine de son endroit. Ne m'en parlez plus. Je veux reprendre mon petit travail, et il ne me manquera pas.

«A présent que vos grands travaux absorbent tous mes confrères, personne, dans le bourg, ne peut plus trouver d'ouvriers. J'hériterai de la clientèle des autres, sauf à la leur rendre quand la vôtre leur manquera. Car, je vous vous le dis, votre père graisse sa roue en payant cher aujourd'hui la sueur de l'ouvrier; mais il ne pourra pas continuer longtemps sur ce pied-là, autrement ses dépenses l'emporteraient sur ses profits. Un jour viendra … un jour qui n'est peut-être pas loin! où il fera travailler au rabais, et alors malheur à ceux qui auront sacrifié leur position à de belles promesses! Ils seront forcés d'en passer par où votre père voudra, et le moment sera venu de rendre gorge.

«Vous ne le croyez pas? Tant mieux pour vous! ça prouve que vous ne serez pas de moitié dans le mal qui se prépare; mais vous n'empêcherez rien. Bonsoir donc, mon brave enfant! ne parlez pas pour moi à votre père; je vous ferais mentir. Le bon Dieu m'a tiré de peine; je veux le contenter en tout maintenant et ne faire que ce que ma conscience ne me reprochera pas. Pauvre, je serai plus utile aux pauvres que votre père avec toute sa richesse. Je bâtirai pour mes pareils, et ils auront plus de profit à me payer peu qu'ils n'en auront à gagner gros chez vous. Vous verrez ça, monsieur Émile, et tout le monde dira que j'avais raison; mais il sera trop tard pour se repentir d'avoir passé la tête dans le licou!»

Émile ne put vaincre l'obstination du charpentier et rentra chez lui encore plus triste qu'il n'en était sorti.

Les prédications de cet ouvrier incorruptible lui causaient un vague effroi.

Il rencontra aux abords de l'usine le secrétaire de son père, M. Galuchet, un gros jeune homme, très-capable de faire des chiffres, très-borné à tous autres égards.

C'était l'heure du repos; Galuchet la mettait à profit en pêchant des goujons. C'était son passe-temps favori; et quand il en avait beaucoup dans son panier, il les comptait, et les additionnant avec le chiffre de ses précédentes conquêtes, il était heureux de dire, en retirant sa ligne:

«Voici le sept cent quatre-vingt-deuxième goujon que j'ai pris avec cet hameçon-là depuis deux mois. Je suis bien fâché de n'avoir pas compté ceux de l'année dernière.

Émile s'appuya contre un arbre, pour le regarder pêcher. L'attention flegmatique et la patience puérile de ce garçon le révoltaient. Il ne concevait pas qu'il pût se trouver parfaitement heureux, par la seule raison qu'il avait des appointements qui le mettaient à l'abri du besoin. Il essaya de le faire causer, se disant qu'il découvrirait peut-être, sous cette épaisse enveloppe, quelque trait de flamme, quelque motif de sympathie, qui lui ferait de la société de ce jeune homme une ressource morale dans sa détresse. Mais M. Cardonnet choisissait ses fonctionnaires d'un œil et d'une main sûrs. Constant Galuchet était un crétin; il ne comprenait rien, il ne savait rien en dehors de l'arithmétique et de la tenue des livres. Quand il avait fait des chiffres pendant douze heures, il lui restait à peine assez de raisonnement pour attraper des goujons.

Cependant Émile lui fit dire, par hasard, quelques paroles qui jetèrent une clarté sinistre dans son esprit. Cette machine humaine était capable de supputer les profits et les pertes, et d'établir la balance au bas d'une feuille de papier. Tout en montrant la plus parfaite ignorance des projets et des ressources de M. Cardonnet, Constant fit l'observation que la paie des ouvriers était exorbitante, et que si, dans deux mois, on ne la réduisait de moitié, les fonds engagés dans l'affaire seraient insuffisants.

«Mais cela ne peut pas inquiéter monsieur votre père, ajouta-t-il; on paie l'ouvrier comme on nourrit le cheval à proportion du travail qu'on exige. Quand on veut doubler l'ouvrage on double le salaire, comme on double l'avoine. Puis, quand on n'est plus si pressé, on baisse et on rationne à l'avenant.

—Mon père n'agira pas ainsi, dit Émile: pour des chevaux peut-être, mais non pour des hommes.

—Ne dites pas cela, Monsieur, reprit Galuchet; monsieur votre père est une forte tête, il ne fera pas de sottises, soyez tranquille.»

Et il emporta ses goujons, charmé d'avoir rassuré le fils sur les apparentes imprudences du père.

«Oh! s'il en était ainsi! pensait Émile en marchant avec agitation au bord de la rivière; s'il y avait un calcul inhumain, dans cette générosité momentanée! si Jean avait deviné juste! si mon père, tout en suivant les doctrines aveugles de la société, n'avait pas des vertus et des lumières supérieures à celles des autres spéculateurs, pour atténuer les effets désastreux de son ambition!… Mais, non, c'est impossible! mon père est bon, il aime ses semblables …»

Émile avait pourtant la mort dans l'âme; toute cette activité, toute cette vie dépensée au profit de son avenir, le faisaient reculer de dégoût et d'effroi. Il se demandait comment tous ces ouvriers de sa fortune ne le haïssaient pas, et il était prêt à se haïr lui-même pour rétablir la justice.

Un profond ennui pesa encore sur lui le lendemain, mais il vit arriver avec une sorte de joie le jour qu'il devait consacrer en partie à M. de Boisguilbault, parce qu'il s'était promis d'aller, sans rien dire à personne, passer la journée à Châteaubrun. Au moment où il montait à cheval, M. Cardonnet vint lui adresser quelques railleries:

«Tu t'y prends de bonne heure, pour aller à Boisguilbault! il paraît que l'entretien de cet aimable marquis a des charmes pour toi; je ne m'en serais jamais douté, et je ne sais quel secret tu possèdes pour ne pas t'endormir entre chacune de ses phrases.

—Mon père, si c'est là une manière de me faire savoir que ma démarche vous déplaît, dit Émile en faisant avec dépit le mouvement de descendre de cheval, je suis prêt à y renoncer, bien que j'aie accepté une invitation pour aujourd'hui.

—Moi! reprit l'industriel, il m'est absolument indifférent que tu t'ennuies là ou ailleurs. Puisque la maison paternelle est celle où tu te déplais le plus, je désire que celle des nobles personnages que tu fréquentes te dédommage un peu.»

En toute autre circonstance, Émile eût retardé son départ, pour montrer ou du moins pour faire croire que le reproche n'était pas mérité; mais il commençait à comprendre que la tactique de son père était de le railler quand il voulait le faire parler; et comme il sentait un attrait invincible le pousser vers Châteaubrun, il résolut de ne pas se laisser surprendre.

Quoique rien au monde ne lui fût plus sensible que la moquerie des êtres qu'il aimait, il fit un effort pour affecter de la prendre cette fois en bonne part.

«Je me promets tant de plaisir, en effet, chez M. de Boisguilbault, dit-il, que je vais prendre le plus long pour m'y rendre, et que mon école buissonnière sera probablement de cinq ou six lieues, à moins que vous n'ayez besoin de moi, mon père, auquel cas je vous sacrifierais volontiers les délices d'une promenade en plein soleil dans des chemins à pic.»

Mais M. Cardonnet ne fut pas dupe de son stratagème, et il lui répondit avec un regard clair et pénétrant:

«Va où le démon de la jeunesse te pousse! je ne m'en inquiète pas, et pour cause.

—Eh bien, se dit Émile en prenant le galop, si vous ne vous en inquiétez pas, je ne m'inquiéterai pas davantage de vos menaces!»

Et, sentant malgré lui le feu de la colère bouillonner dans son sein, il fournit une course violente pour se calmer.

«Mon Dieu, pensait-il peu de moments après, pardonnez-moi ces mouvements de dépit que je ne puis réprimer. Vous savez pourtant que mon cœur est plein d'amour, et qu'il ne demande qu'à respecter et à chérir ce père qui prend à tâche de refouler tous ses élans et de glacer toutes ses tendresses.»

Soit hésitation, soit prudence, il fit un assez long détour avant de se diriger sur Châteaubrun; et quand, du haut d'une colline, il se vit très-éloigné des ruines qui se dessinaient à l'horizon, il sentit un si vif regret du temps perdu, qu'il mit les éperons dans le ventre de son cheval pour y arriver plus vite.

Il y arriva en effet du côté de la Creuse en moins d'une demi-heure, presque à vol d'oiseau, après avoir mis cent fois sa vie en péril à franchir les fossés et à galoper sur le bord des précipices. Un désir violent, dont il ne voulait pourtant pas se rendre compte, lui donnait des ailes.

«Je ne l'aime pas, se disait-il, je la connais à peine, je ne peux pas l'aimer! D'ailleurs, je l'aimerais en vain! Ce n'est pas elle qui m'attire plus que son excellent père, son château romantique, son entourage de repos, de bonheur et d'insouciance; j'ai besoin de voir des gens heureux pour oublier que je ne le suis pas, que je ne le serai jamais!»

Il rencontra Sylvain Charasson, occupé à tendre une vergée dans la Creuse.
L'enfant courut vers lui d'un air joyeux et empressé:

«Vous ne trouverez pas M. Antoine, lui dit-il; il est allé vendre six moutons à la foire; mais mademoiselle Janille est à la maison, et mademoiselle Gilberte aussi.

—Crois-tu que je ne les dérangerai pas?

—Oh! du tout, du tout, monsieur Émile; elles seront bien contentes de vous voir, car elles parlent bien souvent de vous à dîner avec M. Antoine. Elles disent qu'elles font grand cas de vous.

—Prends donc mon cheval, dit Émile: j'irai plus vite à pied.

—Oui, oui, reprit l'enfant. Tenez, là, derrière l'ancienne terrasse. Vous attraperez la brèche, vous sauterez un peu, et vous serez dans la cour. C'est le chemin au Jean

Émile sauta sur l'herbe qui amortit le bruit, et approcha du pavillon carré, sans avoir effrayé les deux chèvres qui semblaient déjà le connaître.

Monsieur Sacripant, qui n'était pas plus fier que son maître et ne dédaignait pas de faire, au besoin, l'office de chien de berger, quoiqu'il appartînt à la race plus noble des chasseurs, avait conduit les moutons à la foire.

Au moment d'entrer, Émile s'aperçut que le cœur lui battait si fort, émotion qu'il attribua à son ascension rapide sur le flanc du rocher, qu'il s'arrêta un peu pour se remettre et faire convenablement son entrée. Il entendait dans l'intérieur le bruit d'un rouet, et jamais aucune musique n'avait retenti plus agréablement à son oreille. Puis le sifflement sourd du petit instrument de travail s'arrêta, et il reconnut la voix de Gilberte qui disait:

«Eh bien, c'est vrai, Janille, je ne m'amuse pas les jours où mon père est absent. Si je n'étais pas avec toi, je m'ennuierais peut-être tout à fait.

—Travaille, ma fille, travaille, répondit Janille: c'est le moyen de ne jamais s'ennuyer.

—Mais je travaille et je ne m'amuse pourtant pas. Je sais bien qu'il n'y a pas de nécessité à s'amuser; mais moi, je m'amuse toujours, je suis toujours prête à rire et à sauter, quand mon père est avec nous. Conviens, petite mère, que s'il nous fallait vivre longtemps séparées de lui, nous perdrions toute notre gaieté et tout notre bonheur! Oh! vivre sans mon père, ce serait impossible! j'aimerais autant mourir tout de suite.

—Eh bien, voilà de jolies idées! reprit Janille; à quoi diantre allez-vous penser, petite tête? Ton père est encore jeune et bien portant, grâce à Dieu! d'où te vient donc cette folie depuis deux ou trois jours?

—Comment, depuis deux ou trois jours?

—Mais oui, depuis trois ou quatre jours, même! il t'est arrivé plusieurs fois de te tourmenter de ce que nous deviendrions si, ce qu'à Dieu ne plaise, nous perdions ton bon père.

—Si nous le perdions! s'écria Gilberte. Oh! ne dis pas un mot pareil, cela fait frémir; et je n'y ai jamais pensé. Oh! non, je ne pourrais pas penser à cela!

—En bien, ne voilà-t-il pas que vous êtes tout en larmes? Fi! Mademoiselle! voulez-vous faire pleurer aussi votre mère Janille? oui-dà, M. Antoine serait content s'il vous voyait les yeux rouges en rentrant! Il serait capable de pleurer aussi, le cher homme! Allons, tu n'as pas assez promené aujourd'hui, mon enfant, serre ta laine, et allons faire manger nos poules. Ça te distraira de voir les jolis perdreaux que ta petite Blanche a couvés.»

Émile entendit un baiser maternel de Janille clore ce discours, et comme ces deux femmes allaient le trouver à la porte, il s'éloigna et toussa un peu pour les avertir de son arrivée.

«Ah! s'écria Gilberte, quelqu'un dans la cour! Je me sens toute en joie, je suis sûre que c'est mon père!»

Et elle s'élança étourdiment à la rencontre d'Émile, si vite, qu'en se trouvant avec lui sur le seuil de la porte elle faillit tomber dans ses bras. Mais quelle que fût sa confusion en reconnaissant sa méprise, elle fut moindre que le trouble d'Émile; car, dans sa candeur, elle en sortit par un éclat de rire, tandis qu'à l'idée d'une accolade qui ne lui était pas destinée, mais qu'il avait été bien près de recevoir, le jeune homme perdit tout à fait contenance.

Gilberte était si belle avec ses yeux encore humides de larmes et son rire enfantin et frais, qu'il en eut comme un éblouissement, et ne se demanda plus si c'était le bon Antoine, les belles ruines ou la charmante Gilberte qu'il s'était tant hâté de revoir.

«Eh bien, eh bien, dit Janille, vous nous avez fait quasi peur; mais soyez le bienvenu, monsieur Émile, comme dit notre maître; M. Antoine ne tardera pas beaucoup à rentrer. En attendant, vous allez vous rafraîchir; j'irai tirer du vin à la cave.»

Émile s'y opposa, et, la retenant par sa manche:

«Si vous allez à la cave, j'irai avec vous, dit-il, non pour boire votre vin; mais pour voir ce caveau que vous m'avez dit si curieux, si profond et si sombre.

—Vous n'irez pas maintenant, répondit Janille; il y fait trop froid et vous avez trop chaud. Oui, vous avez chaud! vous êtes rouge comme une fraise. Vous allez vous reposer un brin, et puis, en attendant M. Antoine, nous vous ferons voir les caveaux, les souterrains, et tout le château, que vous n'avez pas encore bien examiné, quoiqu'il en vaille la peine. Ah mais! il y a des gens qui viennent de bien loin pour le voir; ça nous ennuie bien un peu, et ma fille s'en va lire dans sa chambre tandis qu'ils sont là; mais M. Antoine dit qu'on ne peut pas refuser l'entrée, surtout à des voyageurs qui ont fait beaucoup de chemin, et que, quand on est propriétaire d'un endroit curieux et intéressant, on n'a pas le droit d'empêcher les autres d'en jouir.»

Janille prêtait un peu à son maître le raisonnement qu'elle lui avait mis dans l'esprit et dans la bouche. Le fait est qu'elle retirait de l'exhibition de ses ruines un certain pécule qu'elle employait, comme tout ce qui lui appartenait, à augmenter secrètement le bien-être de la famille.

Émile, pressé d'accepter un rafraîchissement quelconque, consentit à prendre un verre d'eau, et, comme Janille voulut courir elle-même remplir sa cruche à la fontaine, il resta seul avec mademoiselle de Châteaubrun.

XV.

L'ESCALIER.

Si un roué peut s'applaudir du hasard inespéré qui lui procure un tête-­à-tête avec l'objet de ses entreprises, un jeune homme pur et sincèrement épris se trouve plutôt confus, et presque effrayé, lorsqu'une telle bonne fortune lui arrive pour la première fois.

Il en fut ainsi d'Émile Cardonnet: le respect que lui inspirait mademoiselle de Châteaubrun était si profond, qu'il eût craint de lever les yeux sur elle en cet instant, et de se montrer, en quoi que ce soit, indigne de la confiance qu'on lui témoignait.

Gilberte, plus naïve encore, n'éprouva point le même embarras. La pensée qu'Émile pût abuser, même par une parole légère, de son isolement et de son inexpérience, ne pouvait trouver place dans un esprit aussi noble et aussi candide que le sien, et sa sainte ignorance la préservait de tout soupçon de ce genre. Elle rompit donc le silence la première, et sa voix ramena, comme par enchantement, le calme dans le sein agité du jeune visiteur. Il est des voix si sympathiques et si pénétrantes, qu'il suffirait de les entendre articuler quelques mots, pour prendre en affection, même sans les voir, les personnes dont elles expriment le caractère. Celle de Gilberte était de ce nombre. On sentait, à l'écouter parler, rire ou chanter, qu'il n'y avait jamais eu dans son âme une pensée mauvaise, ou seulement chagrine.

Ce qui nous touche et nous charme dans le chant des oiseaux, ce n'est pas tant cette mélodie étrangère à nos conventions musicales, et la puissance extraordinaire de ce timbre flexible, qu'un certain accent d'innocence primitive, dont rien ne peut donner l'idée dans la langue des hommes. Il semblait, en écoutant Gilberte, qu'on pût lui appliquer cette comparaison, et que les choses les plus indifférentes, en passant par sa bouche, eussent un sens supérieur à celui qu'elles exprimaient par elles-mêmes.

«Nous avons vu notre ami Jean ce matin, dit-elle; il est venu avec le jour, et il a emporté tous les outils de mon père, pour commencer sa première journée de travail; car il a déjà trouvé de l'ouvrage, et nous espérons bien qu'il n'en manquera pas. Il nous a raconté tout ce que vous aviez fait et voulu faire pour lui, encore hier soir, et je vous assure, Monsieur, que, malgré la fierté et peut-être la rudesse de ses refus, il en est reconnaissant comme il doit l'être.

—Ce que j'ai pu faire pour lui est si peu de chose, que je suis honteux d'en entendre parler, dit Émile. Je suis triste surtout de voir son obstination le priver de ressources assurées, car il me semble que sa position est encore bien précaire. Recommencer avec rien, à soixante ans, toute une vie de travail, et n'avoir ni maisons, ni habits, ni même les outils nécessaires, c'est effrayant, n'est-ce pas, Mademoiselle?

—Eh bien, je ne m'en effraie pourtant pas, répondit Gilberte. Élevée dans l'incertain et quasi au jour le jour, j'ai peut-être pris moi-même l'habitude de cette heureuse insouciance de la pauvreté. Ou mon caractère est fait ainsi naturellement, ou bien l'insouciance de Jean me rassure; mais il est certain que, dans nos félicitations de ce matin, aucun de nous n'a ressenti la moindre inquiétude. Il faut si peu de chose à Jean pour le satisfaire! Il a une sobriété et une santé de sauvage. Jamais il ne s'est mieux porté que pendant deux mois qu'il a vécu dans les bois, marchant tout le jour et dormant en plein air le plus souvent[1]. Il prétend que sa vue s'est éclaircie, que sa jeunesse est revenue, et que, si l'été avait pu durer toujours, il n'aurait jamais eu besoin de retourner vivre au village. Mais, au fond du cœur, il a pour son pays natal une tendresse invincible, et d'ailleurs, l'inaction ne peut lui plaire longtemps. Nous l'avons pressé ce matin de s'établir chez nous, et d'y vivre comme nous, sans souci du lendemain.

[FOOTNOTE 1: Il y a une manière de coucher sainement a la belle étoile, malgré la fraîcheur du climat, qui est bien connue de tous les bouviers, mais dont probablement peu de nos lecteurs parisiens s'aviseraient. C'est d'entrer dans un pâturage, de faire lever un des bœufs qui y sont couchés, et de s'étendre à sa place. Lorsqu'on se sent refroidir et gagner par l'humidité, il ne s'agit que de faire lever un autre bœuf. La place occupée pendant quelques heures par le corps de ces animaux est toujours parfaitement séchée, et d'une chaleur agréable et salutaire.]

«—Il y a bien assez de place ici, et bien assez de matériaux, lui disait mon père, pour que tu te bâtisses une habitation. J'ai assez de pierres et de vieux arbres pour te fournir le bois de construction. Je t'aiderai à élever ta demeure comme tu m'as aidé à relever la mienne.»

«Mais Jean ne pouvait entendre à cela.

«—Eh bien, disait-il, que ferai-je donc pour tuer le temps, quand vous m'aurez établi en seigneur? Je ne peux pas vivre de mes rentes, et je ne veux pas être à votre charge pendant trente ans que j'ai peut-être encore à exister … Quand même vous seriez assez riche pour cela, moi je périrais d'ennui. C'est bon pour vous, monsieur Antoine, qui avez été élevé pour ne rien faire. Quoique vous ne soyez pas fainéant, et vous l'avez prouvé! il ne vous en a rien coûté de reprendre l'habitude de vivre en Monsieur; mais moi, je ne dois plus ni courir ni chasser: j'aurais donc les bras croisés? Je deviendrais fou au bout de la première semaine.»

—Ainsi, dit Émile qui pensait à la théorie de son père sur le travail incessant et la vieillesse sans repos, Jean n'éprouvera jamais le besoin d'être libre, quoiqu'il fasse tant de sacrifices à sa prétendue liberté.

—Mais, dit Gilberte un peu surprise, est-ce que la liberté et l'oisiveté sont la même chose? Je ne crois pas. Jean aime passionnément le travail, et toute sa liberté consiste à choisir celui qui lui plaît; quand il travaille pour satisfaire son goût et son invention naturelle, il ne le fait qu'avec plus d'ardeur.

—Oui, Mademoiselle, vous avez raison! dit Émile avec une mélancolie soudaine, et tout est là. L'homme est né pour travailler toujours, mais conformément à ses aptitudes, et dans la mesure du plaisir qu'il y trouve! Ah! que ne suis-je un habile charpentier! avec quelle joie n'irais je pas travailler avec Jean Jappeloup, et au profit d'un homme si sage et si désintéressé!

—Eh bien, Monsieur, dit Janille qui rentrait, portant avec prétention son amphore de grès sur la tête, pour se donner un air robuste, voilà que vous dites comme M. Antoine. Ne voulait-il pas, ce matin, partir pour Gargilesse avec Jean, afin de travailler avec lui à la journée, comme autrefois? Pauvre cher homme! son bon cœur l'emportait jusque-là.

«—Tu m'as fait gagner ma vie assez longtemps, disait-il; je veux t'aider à gagner la tienne. Tu ne veux pas partager ma table et ma maison: reçois au moins le prix de mon travail, puisque ce sera du superflu pour moi.»

«Et M. Antoine le ferait comme il le dit. A son âge et avec son rang il irait encore cogner comme un sourd sur ces grandes pièces de bois!

—Et pourquoi l'en as-tu empêché, mère Janille? dit Gilberte avec émotion. Pourquoi Jean s'y est-il obstinément refusé? Mon père ne s'en fût pas plus mal porté, et ce serait conforme à tous les nobles mouvements de sa vie! Ah! que ne puis-je, moi aussi, soulever une hache, et me faire l'apprenti de l'homme qui a si longtemps nourri mon père, tandis que, sans rien comprendre à mon existence, j'apprenais à chanter et à dessiner pour vous obéir! Ah! vraiment, les femmes ne sont bonnes à rien en ce monde!

—Comment, comment, les femmes ne sont bonnes à rien! s'écria Janille: eh bien, donc, partons toutes les deux, montons sur les toits, équarrissons des poutres et enfonçons des chevilles. Vrai, je m'en tirerais encore mieux que vous, toute vieille et petite que je suis; mais pendant ce temps-là, votre papa, qui est adroit de ses mains comme une grenouille de sa queue, filera nos quenouilles et Jean repassera nos bavolets.

—Tu as raison, mère, répondit Gilberte; mon rouet est chargé et je n'ai rien fait d'aujourd'hui. Si nous nous hâtons, nous aurons bien de quoi faire des habits de drap pour Jean avant que l'hiver vienne. Je vais travailler et réparer le temps perdu; mais il n'en est pas moins vrai que tu es une aristocrate, toi, qui ne veux pas que mon père redevienne ouvrier quand il lui plaît.

—Sachez donc la vérité, dit Janille d'un air de confidence solennelle: M. Antoine n'a jamais pu être un bon ouvrier. Il avait plus de courage que d'habileté, et si je l'ai laissé travailler, c'était pour l'empêcher de s'ennuyer et de se décourager. Demandez à Jean s'il n'avait pas deux fois plus de peine à réparer les erreurs de Monsieur, que s'il eût opéré tout seul? Mais Monsieur avait l'air de faire beaucoup d'ouvrage, ça contentait les pratiques, et il était bien payé. Mais il n'en est pas moins vrai que je n'étais jamais tranquille dans ce temps-là, et que je ne le regrette pas. Je frémissais toujours que M. Antoine ne s'abattit un bras ou une jambe en croyant frapper sur une solive, ou qu'il ne se laissât choir du haut de son échelle, quand, avec ses distractions, il s'installait là-dessus comme au coin de son feu.

—Tu me fais peur, Janille, dit Gilberte. Oh! en ce cas, tu fais bien de le dégoûter par tes railleries de recommencer, et, en cela comme en tout, tu es notre Providence!»

Mademoiselle de Châteaubrun disait encore plus vrai qu'elle ne croyait. Janille avait été le bon ange attaché à l'existence d'Antoine de Châteaubrun. Sans sa prudence, sa domination maternelle et la finesse de son jugement, cet homme excellent n'eût pas traversé la misère sans s'y amoindrir un peu au moral. Il n'eût pas sauvé, du moins, sa dignité extérieure aussi bien que la candeur de ses instincts généreux. Il eût péché souvent par trop de résignation et d'abandon de lui-même. Porté à l'épanchement et à la prodigalité, il fût devenu intempérant; il eût pris autant des défauts du peuple que de ses qualités, et peut-être eût-il fini par mériter par quelque endroit le dédain que de sottes gens et de vaniteux parvenus se croyaient en droit d'avoir pour lui, quand même.

Mais, grâce à Janille, qui, sans le contrarier ouvertement, avait toujours maintenu l'équilibre et ramené la modération, il était sorti de l'épreuve avec honneur, et il n'avait point cessé de mériter l'estime et le respect des gens sages.

Le bruit du rouet de Gilberte interrompit la conversation, ou du moins la rendit moins suivie. Elle ne voulait plus s'interrompre qu'elle n'eût fini sa tâche; et pourtant elle y mettait encore plus d'ardeur que le motif apparent de son activité n'en comportait. Elle pressait Émile de ne pas s'ennuyer à entendre ce sifflement monotone, et d'aller explorer les ruines avec Janille; mais, comme Janille aussi voulait achever sa quenouille, Gilberte se hâtait doublement, sans s'en rendre compte, afin d'avoir terminé aussitôt qu'elle, et de pouvoir être de la promenade.

«J'ai honte de mon inaction, dit Émile, qui n'osait pas trop regarder les beaux bras et les mouvements de la jeune fileuse, de peur de rencontrer les petits yeux perçants de Janille; n'avez-vous donc pas quelque ouvrage à me donner aussi?

—Et que savez-vous faire? dit Gilberte en souriant.

—Tout ce que sait faire Sylvain Charasson, je m'en flatte, répondit il.

—Je vous enverrais bien arroser mes laitues, dit Janille en riant tout à fait, mais cela nous priverait de votre compagnie. Si vous remontiez la pendule qui est arrêtée?

—Oh! elle est arrêtée depuis trois jours, dit Gilberte, et je n'ai pu la faire marcher. Je crois bien qu'il y a quelque chose de cassé.

—Eh! c'est mon affaire, s'écria Émile; j'ai étudié, à mon corps défendant, il est vrai, un peu de mécanique, et je ne crois pas que ce coucou soit bien compliqué.

—Et si vous me cassez tout à fait mon horloge? dit Janille.

—Eh! laissez-la-lui casser, si ça l'amuse, dit Gilberte, avec un air de bonté où l'on retrouvait la libérale insouciance de son père.

—Je demande à la casser, reprit Émile, si tel est son destin, pourvu qu'on me permette de la remplacer.

—Oh! oui-dà! s'il en arrive ainsi, dit Janille, je la veux toute pareille, ni plus belle ni plus grande; celle-là nous est commode: elle sonne clair et ne nous casse pas la tête.»

Émile se mit à l'œuvre; il démonta le coucou d'Allemagne, et, l'ayant examiné, il n'y trouva qu'un peu de poussière à faire disparaître de l'intérieur. Penché sur la table auprès de Gilberte, il nettoya et rétablit avec soin la machine rustique, tout en échangeant avec les deux femmes quelques paroles où l'enjouement amena une sorte de douce familiarité.

On dit qu'on s'épanche et se livre en mangeant ensemble, mais c'est bien plutôt en travaillant ensemble qu'on sent et laisse venir la bienveillante intimité.

Tous trois l'éprouvèrent; lorsqu'ils eurent fini leur mutuelle tâche, ils étaient presque membres de la même famille.

«C'est affaire à vous, dit Janille, en voyant marcher son coucou; et vous feriez presque un horloger. Ah ça, allons nous promener maintenant; je vas d'abord allumer ma lanterne pour vous conduire dans les caveaux.