«Toi? toi! Caillaud! dit le charpentier stupéfait, avec le même accent que dut avoir César en se sentant frappé par Brutus.
—Oui, moi-même, garde champêtre. Au nom de la loi! cria Caillaud de toutes ses forces pour être entendu aux environs, s'il se trouvait là quelque témoin; et il ajouta tout bas:—Échappez-vous, père Jean. Allons, repoussez-moi, et jouez des jambes.
—Que je fasse de la résistance pour mieux embrouiller mes affaires? Non, Caillaud, ça serait pire pour moi. Mais comment as-tu pu te décider à faire l'office de gendarme, pour arrêter l'ami de ta famille, ton parrain, malheureux?
—Aussi, je ne vous arrête pas, mon parrain, dit Caillaud à voix basse … Allons, suivez-moi, ou j'appelle main-forte! cria-t-il de tous ses poumons … Allons donc! reprit-il à la sourdine, filez, père Jean; faites mine de me donner un renfoncement, je vas me laisser tomber par terre.
—Non, mon pauvre Caillaud, ça te ferait perdre ton emploi, ou tout au moins tu passerais pour un capon et une poule mouillée. Puisque tu as eu le cœur d'accepter ta commission, il faut aller jusqu'au bout. Je vois bien qu'on t'a menacé, qu'on t'a forcé la main; ça m'étonne bien que M. Jarige ait pu se décider à me faire ce tort-là.
—Mais ça n'est plus M. Jarige qui est maire; c'est M. Cardonnet.
—Alors, j'entends, et ça me donne envie de te battre pour t'apprendre à n'avoir pas donné ta démission tout de suite.
—Vous avez raison, père Jean, dit Caillaud navré, je m'en vais la donner; c'est le mieux. Allez vous-en!
—Qu'il s'en aille! et toi … garde ta place, dit Émile Cardonnet sortant de derrière un buisson. Tiens, mon camarade, tombe, puisque tu veux tomber, ajouta-t-il en lui passant adroitement la jambe à la manière des écoliers, et si l'on te demande qui est l'auteur de ce guet-apens, tu diras à mon père que c'est son fils.
—Ah! la farce est bonne, dit Caillaud en se frottant le genou, et si votre papa vous fait mettre en prison, ça ne me regarde pas. Vous m'avez fait tomber un peu durement, pas moins, et j'aurais autant aimé que ça se fût trouvé sur l'herbe. Eh bien! est-il parti ce vieux fou de Jean?
—Pas encore, dit Jean qui avait gravi une éminence, et qui se tenait à portée de prendre les devants. Merci, monsieur Émile, je n'oublierai pas, car je me serais soumis à mon sort, si la loi seule s'en était mêlée; mais, depuis que je sais que c'est une trahison de votre père, j'aimerais mieux me jeter dans la rivière la tête en avant, que de céder à un homme si méchant et si faux. Quant à vous, vous méritiez de sortir d'une meilleure souche; vous avez du cœur, et aussi longtemps que je vivrai …
—Va-t'en, répondit Émile en s'approchant de lui, et garde-toi bien de me parler mal de mon père. J'ai bien des choses à te dire, moi, mais ce n'est pas le moment. Veux-tu être à Châteaubrun demain soir?
—Oui, Monsieur. Prenez des précautions pour ne pas vous faire suivre, et ne me demandez pas trop haut à la porte. Allons, grâce à vous, j'ai encore les étoiles sur la tête, et je n'en suis pas mécontent.»
Il partit comme un trait; et Émile, en se retournant, vit Caillaud couché tout de son long par terre, comme s'il se fût évanoui.
«Eh bien? qu'y a-t-il? lui demanda le jeune homme effrayé; vous aurais-je blessé réellement? souffrez-vous?
—Ça ne va pas mal, Monsieur, répondit le rusé villageois; mais vous voyez bien qu'il faut que quelqu'un vienne me relever, pour que j'aie l'air d'avoir été battu.
—C'est inutile, je me charge de tout, dit Émile. Lève-toi, et va-t'en dire à mon père que je me suis opposé de force ouverte à l'arrestation de Jean. Je te suis de près, et le reste est mon affaire.
—Au contraire, Monsieur, passez le premier. Il faut que je m'en aille en clopant; car si je me mets à courir pour raconter que vous m'avez cassé les deux jambes, et que j'ai supporté ça patiemment, votre papa ne me croira pas, et je serai destitué.
—Donne-moi le bras, appuie-toi sur moi, et nous arriverons ensemble, dit
Émile.
—C'est ça, Monsieur. Aidez-moi un peu. Pas si vite! Diable! j'ai le corps tout brisé.
—Tout de bon? mais j'en serais désespéré, mon camarade.
—Eh non, Monsieur, ça n'est rien du tout: mais c'est comme ça qu'il faut dire.
—Qu'est-ce que cela signifie? dit sévèrement M. Cardonnet en voyant arriver le garde champêtre appuyé sur Émile. Jean a fait de la résistance; tu t'es laissé assommer comme un imbécile, et le délinquant s'est échappé.
—Faites excuse, Monsieur, le délinquant n'a rien fait, le pauvre homme; c'est monsieur votre garçon que voilà, qui, en passant près de moi, m'a poussé, sans le faire exprès, et au moment où je mettais la main, sur mon homme, baoun! voilà que j'ai roulé plus de cinquante pieds, la tête en bas, sur les rochers. Ce pauvre cher monsieur en a eu bien du chagrin, et il accouru pour m'empêcher de tomber dans la rivière, sans quoi j'allais boire un coup, bien sûr! Mais qui a été bien content? c'est le père Jappeloup, qui s'est ensauvé pendant que je restais là, tout essoti et ne pouvant remuer ni pieds ni pattes pour courir après lui. Si c'était un effet de votre bonté de me faire donner un doigt de vin, ça me serait rudement bon; car je crois bien que j'ai l'estomac décroché.»
Émile, en reconnaissant que ce paysan à l'air simple et patelin avait beaucoup plus d'esprit que lui pour mentir et arranger toutes choses pour la meilleure fin, hésita s'il n'accepterait pas l'issue qu'il donnait à son aventure. Mais il lut bien vite dans les yeux perçants de son père que ce dernier ne se paierait pas d'une assertion tacite, et que, pour le persuader, il faudrait avoir la même dose d'effronterie que maître Caillaud.
«Quelle est cette sotte et incroyable histoire! dit M. Cardonnet en fronçant le sourcil. Depuis quand mon fils est-il si fort, si brutal, et si pressé de suivre le même chemin que toi? si tu te tiens si mal sur les jambes, qu'un coup de coude te fasse trébucher et rouler comme un sac, c'est que tu es ivre apparemment! Dites la vérité, Émile, Jean Jappeloup a battu cet homme, peut-être l'a-t-il poussé dans le ravin, et vous, qui souriez comme un enfant que vous êtes, vous avez trouvé cela plaisant, et tout en courant à l'aide du niais que voici, vous avez consenti à prendre sur votre compte une prétendue inadvertance! C'est cela? n'est-ce pas?
—Non, mon père, ce n'est pas cela, dit Émile avec résolution. Je suis un enfant, il est vrai; c'est pour cela qu'il peut entrer un peu de malice dans ma légèreté. Que Caillaud pense ce qu'il voudra de ma manière de renverser les gens en passant trop près d'eux; si je l'ai blessé, je suis prêt à lui en demander excuse et à l'indemniser … En attendant, permettez-moi de l'envoyer à votre femme de charge, pour qu'elle lui administre le cordial qu'il réclame; et quand nous serons seuls, je vous dirai franchement comment il m'est arrivé de faire cette sottise.
—Allez, conduisez-le à l'office, dit M. Cardonnet, et revenez tout de suite.
—Ah! monsieur Émile, dit Caillaud au jeune homme en descendant à l'office, je ne vous ai pas vendu, n'allez pas me trahir, au moins!
—Sois tranquille, bois sans perdre l'esprit, répondit le jeune homme, et sois sûr qu'il n'y aura que moi de compromis.
—Et pourquoi, diable, voulez-vous donc vous accuser? ça serait, pardonnez-moi, une grande bêtise. Vous ne pensez donc pas qu'il y va de la prison, pour avoir contrarié et maltraité un fonctionnaire public dans l'exercice de ses fonctions?
—Cela me regarde; soutiens ton dire, puisque tu as su très-bien arranger les choses; moi, j'expliquerai mes intentions comme il me conviendra.
—Tenez, vous, vous avez trop bon cœur, dit Caillaud stupéfait; vous n'aurez jamais la tête de votre père!
—Eh bien, Émile, dit M. Cardonnet, que son fils trouva marchant avec agitation dans son cabinet, m'expliquerez-vous cette inconcevable aventure?
—Mon père, je suis le seul coupable, répondit le jeune homme avec fermeté. Que tout votre mécontentement et tous les résultats de ma faute retombent sur moi. Je vous atteste sur mon honneur que Jean Jappeloup se laissait arrêter sans la moindre résistance, lorsque j'ai poussé rudement le garde pour le faire tomber, et cela je l'ai fait exprès.
—Fort bien, dit froidement M. Cardonnet qui voulait savoir toute la vérité; et le balourd s'est laissé choir. Il a lâché sa prise, et pourtant, quoiqu'il mente à présent, il s'est fort bien aperçu que ce n'était pas une maladresse, mais un parti pris de votre part?
—Cet homme n'a rien compris à mon action, reprit Émile; il a été désarmé et renversé par surprise; je crois même qu'il a été un peu meurtri en tombant.
—Et vous lui avez laissé croire que c'était une distraction de votre part, j'espère!
—Qu'importe ce que cet homme pense de mes intentions, et ce qui se passe au fond de sa pensée! Votre magistrature s'arrête au seuil de la conscience, mon père, et vous ne pouvez juger que les faits.
—Est-ce mon fils qui me parle de la sorte?
—Non, mon père, c'est votre administré, le délinquant que vous avez à juger et à punir. Quand vous m'interrogerez sur mon propre compte, je vous répondrai comme je le dois. Mais il s'agit ici du pauvre diable qui vit de son modeste emploi. Il vous est soumis, il vous craint, et si vous lui ordonnez de me conduire en prison, il est prêt à le faire.
—Émile, vous me faites pitié. Laissons là ce garde champêtre et ses contusions. Je lui pardonne, et je vous autorise à lui faire un bon présent pour qu'il se taise, car je ne suis pas d'avis de vous faire débuter dans ce pays-ci par un scandale ridicule. Mais voudrez-vous bien m'expliquer pourquoi vous semblez provoquer un drame burlesque en police correctionnelle? Quelle est cette aventure où vous jouez le rôle de don Quichotte, en prenant Caillaud pour votre Sancho-Pança? Où alliez-vous si vite, lorsque vous vous êtes trouvé présent à l'arrestation du charpentier? Quelle fantaisie vous a prise de soustraire cet homme à la main de la justice et aux intentions bienveillantes que j'avais à son égard? Êtes-vous devenu fou depuis six mois que nous ne nous sommes vus? Avez-vous fait vœu de chevalerie, ou avez-vous l'intention de contrarier mes desseins et de me braver? Répondez sérieusement si vous le pouvez, car c'est très-sérieusement que votre père vous interroge.
—Mon père, j'aurais beaucoup de choses à vous répondre, si vous m'interrogiez sur mes sentiments et mes idées. Mais il s'agit ici d'un petit fait particulier, et je vous dirai en peu de mots comment les choses se sont passées. Je courais après le fugitif, afin de lui faire éviter la honte et la douleur d'être arrêté; j'espérais devancer Caillaud, et persuader à Jean de revenir de lui-même écouter vos offres et faire ses soumissions à la loi. Arrivé trop tard, et ne pouvant dissuader loyalement le garde de faire son devoir, je l'en ai empêché en m'exposant seul à la peine du délit. J'ai agi spontanément, sans préméditation, sans réflexion, et entraîné par un mouvement irrésistible de compassion et de douleur. Si j'ai mal fait, blâmez-moi; mais si, par des moyens de douceur, et de persuasion, je vous ramène Jean de bon gré et avant qu'il soit deux jours, pardonnez-moi, et avouez que les mauvaises têtes ont parfois d'heureuses inspirations.
—Émile, dit M. Cardonnet après s'être promené en silence pendant quelques instants, j'aurais de graves reproches à vous faire pour être entré en révolte ouverte, je ne dis pas contre la loi municipale à propos de laquelle je ne ferai point le pédant; mais contre ma volonté. Il y a là de votre part un immense orgueil et un manque de respect très-grave envers l'autorité paternelle. Je ne suis pas disposé à tolérer souvent de pareils coups de tête, vous devez me connaître assez pour le savoir, ou vous m'avez étrangement oublié depuis que nous sommes éloignés l'un de l'autre; mais je vous épargnerai, pour aujourd'hui, les longues remontrances, vous ne me paraissez pas disposé à en profiter. D'ailleurs, ce que je vois de votre conduite et ce que je sais de la situation de votre esprit me prouvent que nous avons besoin de mettre de l'ordre dans une discussion sérieuse sur le fond même de vos idées et de la nature de vos projets pour l'avenir. Le désastre qui m'a frappé aujourd'hui ne me laisse pas le temps de causer avec vous davantage ce soir. Vous avez eu des émotions dans le cours de cette journée, et vous devez avoir besoin de repos: allez voir votre mère, et couchez-vous de bonne heure. Dès que l'ordre et le calme seront rétablis dans mon établissement, je vous dirai pourquoi je vous ai rappelé de ce que vous appeliez votre exil, et ce que j'attends de vous désormais.
—Et jusqu'au moment de cette explication, que je désire vivement, répondit Émile, car ce sera la première fois de ma vie que vous ne m'aurez pas traité comme un enfant, puis-je espérer, mon père, que vous ne serez pas irrité contre moi?
—Quand je te revois après une longue séparation, il me serait difficile de n'être pas indulgent, dit M. Cardonnet en lui serrant la main.
—Le pauvre Caillaud ne sera pas destitué? reprit Émile en embrassant son père.
—Non, à condition que tu ne te mêleras jamais des affaires de la municipalité.
—Et vous ne ferez pas arrêter le pauvre Jean?
—Je n'ai rien à répondre à une telle question; j'ai eu trop de confiance en vous, Émile, je vois que nous ne pensons pas de même sur certains points, et, jusqu'à ce que nous soyons d'accord, je ne m'exposerai pas à des contestations qui ne conviennent point à mon rôle de chef de famille. C'est assez; bonsoir, mon enfant! J'ai à travailler.
—Ne puis-je donc vous aider? vous ne m'avez jamais cru propre à vous éviter quelque fatigue!
—J'espère que tu le deviendras. Mais tu ne sais pas encore faire une addition.
—Des chiffres; toujours des chiffres!
—Va donc dormir, c'est moi qui veillerai pour que tu sois riche un jour.
—Eh! ne suis-je pas déjà assez riche? pensait Émile en se retirant. Si, comme mon père me l'a dit souvent et avec raison, la richesse impose des devoirs immenses, pourquoi donc user sa vie à se créer ces devoirs, qui dépassent peut-être nos forces!»
La journée du lendemain fut consacrée à réparer un peu le désordre apporté par l'inondation. M. Cardonnet, malgré la force de son caractère, éprouvait une profonde contrariété, en constatant à chaque pas une perte imprévue dans les mille détails de son entreprise; ses ouvriers étaient démoralisés. L'eau, qui faisait marcher l'usine, et dont il était encore impossible de régler la force, imprimait aux machines un mouvement de rotation désordonné, augmentant à mesure qu'elle tendait à s'écouler par dessus les écluses. L'industriel était grave et pensif; il s'irritait secrètement contre le peu de présence d'esprit des hommes qu'il gouvernait, et qui lui semblaient plus machines que ses machines. Il les avait habitués à une obéissance passive, aveugle, et il sentait que dans les moments de crise, où la volonté d'un seul homme devient insuffisante, les esclaves sont les plus mauvais serviteurs qui se puissent trouver. Il n'appela pourtant pas Émile à son aide, et, au contraire, chaque fois que le jeune homme vint lui offrir ses services, il l'écarta sous divers prétextes, comme s'il se fût méfié de lui en effet. Cette manière de le châtier était la plus mortifiante pour un cœur ardent et généreux.
Émile essaya de se consoler auprès de sa mère; mais la bonne madame Cardonnet manquait totalement de ressort, et l'ennui qu'inspirait à tout le monde l'accablement de son esprit et l'espèce de stupeur dont son âme était à jamais frappée se traduisait chez son fils par une invincible mélancolie, lorsqu'elle essayait de le distraire et de l'amuser. Elle aussi le traitait comme un enfant, et c'était à force de tendresse qu'elle arrivait au même résultat blessant que son mari. N'ayant pas assez de vigueur pour sonder l'abîme qui séparait ces deux hommes, et possédant pourtant assez d'intelligence pour le pressentir, elle en détournait sa pensée avec effroi et s'efforçait de jouer au bord avec son fils, comme s'il eût été possible de l'abuser lui-même.
Elle le promenait dans sa maison et ses jardins, lui faisant mille remarques puériles, et tâchant de lui prouver qu'elle n'était malheureuse que parce que la rivière avait débordé.
«Si tu étais venu un jour plus tôt, lui disait-elle, tu aurais vu comme tout cela était beau, propre et bien tenu! Je me faisais une fête de te servir le café dans un joli bosquet de jasmins qui était là, au bord de la terrasse; hélas! il n'y en a plus trace maintenant: la terre même a été emportée, et l'eau nous a donné en échange cette vilaine vase noire et des cailloux.
—Consolez-vous, chère mère, répondait Émile, nous vous aurons bientôt rendu tout cela; si les ouvriers de mon père n'ont pas le temps, je me ferai votre jardinier. Vous me direz comment c'était arrangé; d'ailleurs, je l'ai vu: ç'a été comme un beau rêve. Du haut de la colline, en face d'ici, j'ai pu admirer vos jardins enchantés, vos belles fleurs qu'un instant a ravagées et détruites sous mes yeux; mais ces pertes sont réparables: ne vous affligez pas, d'autres sont plus à plaindre!
—Et quand je pense que tu as failli être emporté toi-même par cette odieuse rivière que je déteste à présent! O mon enfant! je déplore le jour où ton père a eu la fantaisie de se fixer ici. Déjà, dans le courant de l'hiver, nous avions été inondés plus d'une fois, et il avait été forcé de recommencer tous ses travaux. Cela l'affecte et le mine plus qu'il ne veut l'avouer. Son caractère s'aigrit, et sa santé finira par en souffrir. Et tout cela à cause de cette rivière!
—Mais vous, ma mère, croyez-vous que cette habitation toute neuve, cet air humide, ne soient pas pernicieux pour votre santé?
—Je n'en sais rien, mon enfant. Je me consolais de tout avec mes fleurs, dans l'espérance de te revoir. Mais te voilà, et tu arrives dans un cloaque, dans une grenouillère, lorsque je me flattais de te voir fumer ton cigare et lire en marchant sur des tapis de fleurs et de gazon! Oh! la maudite rivière!»
Quand le soir vint, Émile s'aperçut que la journée lui avait paru démesurément longue, à entendre maudire la rivière par tout le monde et sur tous les tons. Son père seul continuait de dire que ce n'était rien et qu'une toise de glacis de plus mettrait ce ruisseau à la raison une fois pour toutes; mais son visage blême et ses dents serrées en parlant annonçaient une rage intérieure, plus pénible avoir que toutes les exclamations des autres à entendre.
Le dîner fut morne et glacial. Vingt fois interrompu, M. Cardonnet se leva vingt fois de table pour aller donner des ordres; et comme madame Cardonnet le traitait avec un respect sans bornes, on remportait les plats pour les tenir chauds, on les rapportait trop cuits: il les trouvait détestables; sa femme pâlissait et rougissait tour à tour, allait elle-même à l'office, se donnait mille soins, partagée entre le désir d'attendre son mari et de ne pas faire attendre son fils, qui trouvait qu'on dînait bien mal et bien longtemps dans ce riche ménage.
On sortit de table si tard, et les gués de rivière étaient encore si peu praticables dans l'obscurité, qu'Émile dut renoncer à se rendre à Châteaubrun, comme il en avait eu le projet. Il avait raconté comment il y avait été accueilli.
«Oh, j'irai leur faire une visite de remerciements! s'était écrié madame Cardonnet. Mais son mari avait ajouté:—Vous pouvez bien vous en dispenser. Je ne me soucie pas que vous m'attiriez la société de ce vieil ivrogne, qui vit de pair à compagnon avec les paysans, et qui se griserait dans ma cuisine avec mes ouvriers.
—Sa fille est charmante, dit timidement madame Cardonnet.
—Sa fille! reprit le maître avec hauteur. Quelle fille? celle qu'il a eue de sa servante?
—Il l'a reconnue.
—Il a bien fait, car la vieille Janille serait fort embarrassée de reconnaître le père de cet enfant-là. Qu'elle soit charmante ou non, j'espère qu'Émile n'ira pas, ce soir, faire une pareille course. Le temps est sombre et les chemins sont mauvais.
—Oh! non, s'écria madame Cardonnet, il n'ira pas ce soir: mon cher enfant ne voudra pas me faire un pareil chagrin. Demain, au jour, si la rivière est tout à fait rentrée dans son lit, à la bonne heure!
—Eh bien, demain, répondit Émile, très contrarié, mais soumis à sa mère; car il est bien certain que je dois une visite de remerciement pour l'affectueuse hospitalité que j'ai reçue.
—Vous la devez certainement, dit M. Cardonnet; mais là se borneront, j'espère, vos relations avec cette famille, qu'il ne me convient pas de fréquenter. Ne faites pas votre visite trop longue: c'est demain soir que j'ai l'intention de causer avec vous, Émile.»
Dès la pointe du jour suivant, Émile fit seller son cheval avant que ses parents fussent levés, et franchissant la rivière encore troublée et courroucée, il prit au galop la route de Châteaubrun.
La matinée était superbe et le soleil se levait lorsque Émile se trouva en face de Châteaubrun. Cette ruine, qui lui était apparue si formidable à la lueur des éclairs, avait maintenant un aspect d'élégance et de splendeur qui triomphait du temps et de la dévastation. Les rayons du matin lui envoyaient un reflet blanc rosé, et la végétation dont elle était couverte s'épanouissait coquettement comme une parure digne d'être le linceul virginal d'un si beau monument.
De fait il est peu d'entrées de châteaux aussi seigneurialement disposées et aussi fièrement situées que celle de Châteaubrun. L'édifice carré qui contient la porte et le péristyle en ogive est d'une belle coupe; la pierre de taille employée pour cette voûte et pour les encadrements de la herse est d'une blancheur inaltérable. La façade se déploie sur un tertre gazonné et planté, mais bien assis sur le roc et tombant en précipice sur un ruisseau torrentueux. Les arbres, les rochers et les pelouses qui s'en vont en désordre sur ces plans brusquement inclinés ont une grâce naturelle que les créations de l'art n'eussent jamais pu surpasser. Sur l'autre face la vue est plus étendue et plus grandiose: la Creuse, traversée par deux écluses en biais, forme, au milieu des saules et des prairies, deux cascades molles et doucement mélodieuses sur cette belle rivière, tantôt si calme, tantôt si furieuse dans son cours, partout limpide comme le cristal, et partout bordée de ravissants paysages et de ruines pittoresques. Du haut de la grande tour du château on la voit s'enfoncer en mille détours dans des profondeurs escarpées, et fuir comme une traînée de vif-argent sur la verdure sombre et parmi les roches couvertes de bruyère rose.
Lorsque Émile eut franchi le pont qui traverse de vastes fossés, comblés en partie, et dont les revers étaient remplis d'herbe touffue et de ronces en fleurs, il admira la propreté que l'écoulement des pluies d'orage avait naguère redonnée à cette vaste terrasse naturelle et à tous les abords de la ruine. Tous les plâtras avaient été entraînés ainsi que tous les fragments de bois épars, et l'on eût dit que quelque fée géante avait lavé avec soin les sentiers et les vieux murs, épuré les sables et débarrassé le passage de tout le déchet de démolissement que le châtelain n'aurait jamais eu le moyen de faire enlever. L'inondation, qui avait gâté, souillé et détruit toute la beauté de la nouvelle maison Cardonnet, avait donc servi à nettoyer et à rajeunir le monument dévasté de Châteaubrun. Ses vieilles murailles inébranlables bravaient les siècles et les orages, et le poste élevé qu'elles occupaient semblait destiné à dominer tous les éphémères travaux des nouvelles générations.
Quoi qu'il fût fier comme doivent et peuvent l'être les descendants de l'antique bourgeoisie, cette race intelligente, vindicative et têtue, qui a eu de si grands jours dans l'histoire, et qui serait encore si noble si elle avait tendu la main au peuple, au lieu de le repousser du pied, Émile fut frappé de la majesté que cette demeure féodale conservait sous ses débris, et il éprouva un sentiment de pitié respectueuse en entrant, lui riche et puissant roturier, dans ce domaine où l'orgueil d'un nom pouvait seul lutter encore contre la supériorité réelle de sa position. Cette noble compassion lui était d'autant plus facile que rien, dans les sentiments et les habitudes du châtelain, ne cherchait à la provoquer ni à la repousser. Calme, insouciant et affectueux, le bon Antoine, occupé à tailler des arbres fruitiers à l'entrée de son jardin, l'accueillit d'un air paternel, accourut à sa rencontre, et lui dit en souriant:
«Soyez encore une fois le bienvenu, mon cher monsieur Émile; car je sais qui vous êtes maintenant, et je suis content de vous connaître. Vrai! votre figure m'a plu dès le premier coup d'œil, et depuis que vous avez détruit les préventions que l'on tâchait de me suggérer contre votre père, je sens qu'il me sera doux de vous voir souvent dans mes ruines. Allons, suivez moi d'abord à l'écurie, je vous aiderai à attacher votre cheval, car mons Charasson est occupé à faire des greffes de rosier avec ma fille, et il ne faut pas déranger la petite d'une si importante occupation. Vous allez, cette fois, déjeuner avec nous; car nous sommes vos créanciers pour un repas que nous vous avons volé l'autre jour.
—Je ne viens pas pour vous causer de nouveaux embarras, mon généreux hôte, dit Émile en serrant avec une sympathie irrésistible la large main calleuse du gentilhomme campagnard. Je voulais d'abord vous remercier de vos bontés pour moi, et puis rencontrer ici un homme qui est votre ami et le mien, et auquel j'avais donné rendez-vous pour hier soir.
—Je sais, je sais cela, dit M. Antoine en posant un doigt sur ses lèvres: il m'a tout dit. Seulement il m'a exagéré, comme de coutume, ses griefs contre votre père. Mais nous parlerons de cela, et j'ai à vous remercier, pour mon propre compte, de l'intérêt que vous lui portez. Il est parti à la petite pointe du jour, et je ne sais s'il pourra revenir aujourd'hui, car il est plus traqué que jamais; mais je suis sûr que, grâce à vous, ses affaires prendront bientôt une meilleure tournure. Vous me direz ce que vous avez définitivement obtenu de monsieur votre père pour le salut et la satisfaction de mon pauvre camarade. Je suis chargé de vous entendre et de vous répondre, car j'ai ses pleins pouvoirs pour traiter avec vous de la pacification; je suis sûr que les conditions seront honorables en passant par votre bouche! Mais rien ne presse au point que vous n'acceptiez pas notre déjeuner de famille, et je vous déclare que je n'entrerai pas en pourparlers à jeun. Commençons par satisfaire votre cheval, car les animaux ne savent point demander ce qu'ils désirent, et il faut que les gens s'occupent d'eux avant de s'occuper d'eux-mêmes, de peur de les oublier. Ici, Janille! apportez votre tablier plein d'avoine, car cette noble bête à l'habitude d'en manger tous les jours, j'en suis certain, et je veux qu'elle hennisse en signe d'amitié toutes les fois qu'elle passera devant ma porte; je veux même qu'elle y entre malgré son maître, s'il m'oublie.»
Janille, malgré l'économie parcimonieuse qui présidait à toutes ses actions, apporta sans hésiter un peu d'avoine qu'elle tenait en réserve pour les grandes occasions. Elle trouvait bien que c'était une superfluité; mais, pour l'honneur de la maison de son maître, elle eût vendu son dernier casaquin, et cette fois elle se disait avec une malice généreuse que le présent qu'Émile lui avait fait à leur dernière entrevue, et celui qu'il ne manquerait pas de lui faire encore, seraient plus que suffisants pour nourrir splendidement son cheval, chaque fois qu'il lui plairait de revenir.
«Mange, mon garçon, mange,» dit-elle en caressant le cheval d'un air qu'elle s'efforçait de rendre mâle et déluré; puis, faisant un bouchon de paille, elle se mit en devoir de lui frotter les flancs.
«Laissez, dame Janille, s'écria Émile en lui ôtant la paille des mains. Je ferai moi-même cet office.
—Croyez-vous donc que je ne m'en acquitterai pas aussi bien qu'un homme? dit la petite bonne femme omni-compétente. Soyez tranquille, Monsieur, je suis aussi bonne à l'écurie qu'au garde-manger et à la lingerie; et si je ne faisais pas ma visite au râtelier et a la sellerie tous les jours, ce n'est pas ce petit évaporé de jockey qui tiendrait convenablement la jument de monsieur le comte. Voyez comme elle est propre et grasse, cette pauvre Lanterne! Elle n'est pas belle, Monsieur, mais elle est bonne; c'est comme tout ce qu'il y a ici, excepté ma fille qui est l'une et l'autre.
—Votre fille! dit Émile frappé d'un souvenir qui ôtait quelque poésie à l'image de mademoiselle de Châteaubrun. Vous avez donc une fille ici? Je ne l'ai pas encore vue.
—Fi donc! Monsieur! que dites-vous là? s'écria Janille, dont les joues pâles et luisantes se couvrirent d'une rougeur de prude, tandis que M. Antoine souriait avec quelque embarras. Vous ignorez apparemment que je suis demoiselle.
—Pardonnez-moi, reprit Émile, je suis si nouveau dans le pays, que je peux faire beaucoup de méprises ridicules. Je vous croyais mariée ou veuve.
—Il est vrai qu'à mon âge je pourrais avoir enterré plusieurs maris, dit Janille; car les occasions ne m'ont pas manqué. Mais j'ai toujours eu de l'aversion pour le mariage, parce que j'aime à faire à ma volonté. Quand je dis notre fille, c'est par amitié pour une enfant que j'ai quasi vue naître, puisque je l'ai eue chez moi en sevrage, et monsieur le comte me permet de traiter sa fille comme si elle m'appartenait, ce qui n'ôte rien au respect que je lui dois. Mais si vous aviez vu mademoiselle, vous auriez remarqué qu'elle ne me ressemble pas plus que vous, et qu'elle n'a que du sang noble dans les veines. Jour de Dieu! si j'avais une pareille fille, où donc l'aurais-je prise? j'en serais si fière, que je le dirais à tout le monde, quand même cela ferait mal parler de moi. Hé! hé! vous riez! monsieur Antoine? riez tant que vous voudrez: j'ai quinze ans de plus que vous, et les mauvaises langues n'ont rien à dire sur mon compte.
—Comment donc, Janille! personne, que je sache, ne songe à cela, dit M. de Châteaubrun en affectant un air de gaieté. Ce serait me faire beaucoup trop d'honneur, et je ne suis pas assez fat pour m'en vanter. Quant à ma fille, tu as bien le droit de l'appeler comme tu voudras: car tu as été pour elle plus qu'une mère s'il est possible!»
Et, en disant ces derniers mots d'un ton sérieux et pénétré, le châtelain eut tout à coup dans les yeux et dans la voix comme un nuage et un accent de tristesse profonde. Mais la durée d'un sentiment chagrin était incompatible avec son caractère, et il reprit aussitôt sa sérénité habituelle.
«Allez apprêter le déjeuner, jeune folle, dit-il avec enjouement à son petit majordome femelle; moi j'ai encore deux arbres à tailler, et M. Émile va venir me tenir compagnie.»
Le jardin de Châteaubrun avait été vaste et magnifique comme le reste; mais, vendu en grande partie avec le parc qui avait été converti en champ de blé, il n'occupait plus que l'espace de quelques arpents. La partie la plus voisine du château était belle de désordre et de végétation; l'herbe et les arbres d'agrément, livrés à leur croissance vagabonde, laissaient apercevoir çà et là quelques marches d'escalier et quelques débris de murs, qui avaient été des kiosques et des labyrinthes au temps de Louis XV. Là, sans doute, des statues mythologiques, des vases, des jets d'eau, des pavillons soi-disant rustiques, avaient rappelé jadis en petit l'ornementation coquette et maniérée des maisons royales. Mais tout cela n'était plus que débris informes, couverts de pampre et de lierre, plus beaux peut-être pour les yeux d'un poëte et d'un artiste qu'ils ne l'avaient été au temps de leur splendeur.
Sur un plan plus élevé et bordé d'une haie d'épines, pour enfermer les deux chèvres qui paissaient en liberté dans l'ancien jardin, s'étendait le verger, couvert d'arbres vénérables, dont les branches noueuses et tortues, échappant à la contrainte de la taille en quenouille et en espalier, affectaient des formes bizarres et fantastiques. C'était un entrecroisement d'hydres et de dragons monstrueux qui se tordaient sous les pieds et sur la tête, si bien qu'il était difficile d'y pénétrer sans se heurter contre d'énormes racines ou sans laisser son chapeau dans les branches.
«Voilà de vieux serviteurs, dit M. Antoine en frayant un passage à Émile parmi ces ancêtres du verger; ils ne produisent plus guère que tous les cinq ou six ans; mais alors, quels fruits magnifiques et succulents sortent de cette vieille sève lente et généreuse! Quand j'ai racheté ma terre, tout le monde me conseillait d'abattre ces souches antiques; ma fille a demandé grâce pour elles à cause de leur beauté, et bien m'en a pris de suivre son conseil, car cela fait un bel ombrage, et pour peu que quelques-unes produisent dans l'année sur la quantité, nous nous trouvons suffisamment approvisionnés de fruits. Voyez quel gros pommier! Il a dû voir naître mon père, et je gage bien qu'il verra naître mes petits-enfants. Ne serait-ce pas un meurtre d'abattre un tel patriarche? Voilà un coignassier qui ne rapporte qu'une douzaine de coings chaque année. C'est peu pour sa taille; mais les fruits sont gros comme ma tête et jaunes comme de l'or pur: et quel parfum, Monsieur! Vous les verrez à l'automne! Tenez, voilà un cerisier qui n'est pas mal garni. Oui-dà, les vieux sont encore bons à quelque chose, que vous en semble? Il ne s'agit que de savoir tailler les arbres comme il convient. Un horticulteur systématique vous dirait qu'il faut arrêter tout ce développement des branches, élaguer, rogner, afin de contraindre la sève à se convertir en bourgeons. Mais quand on est vieux soi-même, on a l'expérience qui vous conseille autrement. Quand l'arbre à fruit a vécu cinquante ans sacrifié au rapport, il faut lui donner de la liberté, et le remettre pour quelques années aux soins de la nature. Alors il se fait pour lui une seconde jeunesse: il pousse en rameaux et en feuillage; cela le repose. Et quand, au lieu d'un squelette ramassé, il est redevenu par la cime un arbre véritable, il vous remercie et vous récompense en fructifiant à souhait. Par exemple, voici une grosse branche qui paraît de trop, ajouta-t-il en ouvrant sa serpette. Eh bien, elle sera respectée: une amputation aussi considérable épuiserait l'arbre. Dans les vieux corps le sang ne se renouvelle plus assez vite pour supporter les opérations que peut subir la jeunesse. Il en est de même pour les végétaux. Je vais seulement ôter le bois mort, gratter la mousse et rafraîchir les extrémités. Voyez, c'est bien simple.»
Le sérieux naïf avec lequel M. de Châteaubrun se plongeait tout entier dans ces innocentes occupations touchait Émile, et lui offrait à chaque instant un contraste avec ce qui se passait chez lui, à propos des mêmes choses. Tandis qu'un jardinier largement rétribué et deux aides, occupés du matin à la nuit, ne suffisaient pas à rendre assez propre et assez brillant le jardin de sa mère, tandis qu'elle se tourmentait pour un bouton de rose avorté ou pour une greffe de contrebande, M. Antoine était heureux de la fière sauvagerie de ses élèves, et rien ne lui paraissait plus fécond et plus généreux que le vœu de la nature. Cet antique verger, avec son gazon fin et doux, taillé par la dent laborieuse de quelques patientes brebis abandonnées là sans chien et sans berger, avec ses robustes caprices de végétation, et les molles ondulations de ses pentes, était un lieu splendide où aucun souci de surveillance jalouse ne venait interrompre la rêverie.
«Maintenant que j'ai fini avec mes arbres, dit M. Antoine en remettant sa veste qu'il avait accrochée à une branche, allons chercher ma fille pour déjeuner. Vous n'avez pas encore vu ma fille, je crois? Mais elle vous connaît déjà, car elle est initiée à tous les petits secrets de notre pauvre Jean; et même, il a tant d'affection pour elle, qu'il prend plus souvent conseil d'elle que de moi. Marchez devant, Monsieur, dit-il à son chien, allez dire à votre jeune maîtresse que l'heure de se mettre à table est venue. Ah! cela vous rend tout guilleret, vous! Votre appétit vous dit l'heure aussi bien qu'une montre.»
Le chien de M. Antoine répondait également au nom de Monsieur qu'on lui donnait quand on était content de lui, et à celui de Sacripant, qui était son nom véritable, mais qui ne plaisait pas à mademoiselle de Châteaubrun, et dont son maître ne se servait plus guère avec lui qu'à la chasse, ou pour le réprimander gravement, quand il lui arrivait, chose bien rare, de commettre quelque inconvenance, comme de manger avec gloutonnerie, de ronfler en dormant, ou d'aboyer lorsqu'au milieu de la nuit Jean arrivait par-dessus les murs. Le fidèle animal sembla comprendre le discours de son maître, car il se mit à rire, expression de gaieté très marquée chez quelques chiens, et qui donne à leur physionomie un caractère presque humain d'intelligence et d'urbanité. Puis il courut en avant et disparut en descendant la pente du côté de la rivière.
En le suivant, M. Antoine fit remarquer à Émile la beauté du site qui se déployait sous leurs yeux. «Notre Creuse aussi s'est mêlée de déborder l'autre jour, dit-il: mais tous les foins du rivage étaient rentrés, et cela grâce au conseil de Jean, qui nous avait avertis de ne pas les laisser trop mûrir. On le croit ici comme un oracle, et il est de fait qu'il a un grand esprit d'observation et une mémoire prodigieuse. A certains signes que nul autre ne remarque, à la couleur de l'eau, à celle des nuages, et surtout à l'influence de la lune dans la première quinzaine du printemps, il peut prédire à coup sûr le temps qu'il faut espérer ou craindre tout le long de l'année. Ce serait un homme très-précieux pour votre père, s'il voulait l'écouter. Il est bon à tout, et si j'étais dans la position de M. Cardonnet, rien ne me coûterait pour essayer de m'en faire un ami: car d'en faire un serviteur assidu et discipliné, il n'y faut pas songer. C'est la nature du sauvage, qui meurt quand il s'est soumis. Jean Jappeloup ne fera jamais rien de bon que de son plein gré; mais qu'on s'empare de son cœur, qui est le plus grand cœur que Dieu ait formé, et vous verrez comme, dans les occasions importantes, cet homme-là s'élève au-dessus de ce qu'il parait! Que la dérive, l'incendie, un sinistre imprévu vienne frapper l'établissement de M. Cardonnet, et alors il nous dira si la tête et le bras de Jean Jappeloup peuvent être trop payés et trop protégés!»
Émile n'écouta pas la fin de cet éloge avec l'intérêt qu'il y aurait donné en toute autre circonstance, car ses oreilles et sa pensée venaient de prendre une autre direction: une voix fraîche chantait ou plutôt murmurait à quelque distance un de ces petits airs charmants de mélancolie et de naïveté qui sont propres au pays. Et la fille du châtelain, cet enfant du célibat, dont le nom maternel était resté un problème pour tout le voisinage, parut au détour d'un massif d'églantiers, belle comme la plus belle fleur inculte de ces gracieuses solitudes.
Blanche et blonde, âgée de dix-huit ou dix-neuf ans, Gilberte de Châteaubrun avait, dans la physionomie comme dans le caractère, un mélange de raison au-dessus de son âge et de gaieté enfantine, que peu de jeunes filles eussent conservé dans une position comme la sienne; car il lui était impossible d'ignorer sa pauvreté, et l'avenir d'isolement et de privations qui lui était réservé dans ce siècle de calculs et d'égoïsme. Elle ne paraissait pourtant pas s'en affecter plus que son père, auquel elle ressemblait trait pour trait au moral comme au physique, et la plus touchante sérénité régnait dans son regard ferme et bienveillant. Elle rougit beaucoup en apercevant Émile, mais ce fut plutôt l'effet de la surprise que du trouble; car elle s'avança et le salua sans gaucherie, sans cet air contraint et sournoisement pudique qu'on a trop vanté chez les jeunes filles, faute de savoir ce qu'il signifie. Il ne vint pas à la pensée de Gilberte que le jeune hôte de son père allait la dévorer du regard, et qu'elle dût prendre un air digne pour mettre un frein à l'audace de ses secrets désirs. Elle le regarda elle-même, au contraire, pour voir si sa figure lui était sympathique autant qu'à son père, et avec une perspicacité très-prompte, elle remarqua qu'il était très beau sans en être vain le moins du monde, qu'il suivait les modes avec modération, qu'il n'était ni guindé, ni arrogant, ni prétentieux; enfin que sa physionomie expressive était pleine de candeur, de courage et de sensibilité. Satisfaite de cet examen, elle se sentit tout à coup aussi à l'aise que si un étranger ne s'était pas trouvé entre elle et son père.
«C'est vrai, dit-elle en achevant la phrase d'introduction de M. de Châteaubrun, mon père vous en a voulu, Monsieur, de vous être enfui l'autre jour sans avoir voulu déjeuner. Mais moi, j'ai bien compris que vous étiez impatient de revoir madame votre mère, surtout au milieu de cette inondation où chacun pouvait avoir peur pour les siens. Heureusement madame Cardonnet n'a pas été trop effrayée, à ce qu'on nous a dit, et vous n'avez perdu aucun de vos ouvriers?
—Grâce à Dieu, personne chez nous, ni dans le village, n'a péri, répondit
Émile.
—Mais il y a eu beaucoup de dommage chez vous?
—C'est le point le moins intéressant, Mademoiselle; les pauvres gens ont bien plus souffert à proportion. Heureusement mon père a le pouvoir et la volonté de réparer beaucoup de malheurs.
—On dit surtout … on dit aussi, reprit la jeune fille en rougissant un peu du mot qui lui était échappé malgré elle, que madame votre mère est extrêmement bonne et charitable. Je parlais d'elle précisément tout à l'heure avec le petit Sylvain, qu'elle a comblé.
—Ma mère est parfaite; dit Émile; mais, en cette occasion, il était bien simple qu'elle témoignât de l'amitié à ce pauvre enfant, sans lequel j'aurais peut-être péri par imprudence. Je suis impatient de le voir pour le remercier.
—Le voilà, reprit mademoiselle de Châteaubrun en montrant Charasson qui venait derrière elle, portant un panier et un petit pot de résine. Nous avons fait plus de cinquante écussons de greffe, et il y a même là des échantillons que Sylvain a ramassés dans le haut de votre jardin. C'était le rebut que le jardinier avait jeté après la taille de ses rosiers, et cela nous donnera encore de belles fleurs, si nos greffes ne sont pas trop mal faites; vous y regarderez, n'est-ce pas, mon père? car je n'ai pas encore beaucoup de science.
—Bah! tu greffes mieux que moi, avec tes petites mains, dit M. Antoine en portant à ses lèvres les jolis doigts de sa fille. C'est un ouvrage de femme qui demande plus d'adresse que nous n'en pouvons avoir. Mais tu devrais mettre tes gants, ma petite! Ces vilaines épines ne te respecteront pas.
—Et qu'est-ce que cela fait, mon père? dit la jeune fille en souriant. Je ne suis pas une princesse, moi, et j'en suis bien aise. J'en suis plus libre et plus heureuse.»
Émile ne perdit pas un mot de cette dernière réflexion, quoiqu'elle l'eût faite à demi-voix pour son père; et que, de son côté, il eût fait quelques pas au-devant du petit Sylvain pour lui dire bonjour avec amitié.
«Oh! moi, ça va très bien, répondit le page de Châteaubrun; je n'avais qu'une crainte, c'est que la jument ne s'enrhumît, après avoir été si bien baignée. Mais, par bonheur, elle ne s'en porte que mieux, et moi j'ai été bien content d'entrer dans votre joli château, de voir vos belles chambres, les domestiques à votre papa, qui ont des gilets rouges et de l'or à leurs chapeaux!
—Ah! voilà surtout ce qui lui a tourné la tête, dit Gilberte en riant de tout son cœur, et en découvrant deux rangs de petites dents blanches et serrées comme un collier de perles. M. Sylvain, tel que vous le voyez, est rempli d'ambition: il méprise profondément sa blouse neuve et son chapeau gris depuis qu'il a vu des laquais galonnés. S'il voit jamais un chasseur avec un plumet de coq et des épaulettes, il en deviendra fou.
—Pauvre enfant! dit Émile, s'il savait combien son sort est plus libre, plus honorable et plus heureux que celui des laquais bariolés des grandes villes!
—Il ne se doute pas que la livrée soit avilissante, reprit la jeune fille, et il ignore qu'il est le plus heureux serviteur qui ait jamais existé.
—Je ne me plains pas, répondit Sylvain; tout le monde est bon pour moi, ici, même mademoiselle Janille, quoiqu'elle soit un peu regardante, et je ne voudrais pas quitter le pays, puisque j'ai mon père et ma mère à Cuzion, tout auprès de la maison! Mais un petit bout de toilette, ça vous refait un homme!
—Tu voudrais donc être mieux mis que ton maître? dit mademoiselle de Châteaubrun. Regarde mon père, comme il est simple. Il serait bien malheureux s'il lui fallait mettre tous les jours un habit noir et des gants blancs.
—Il est vrai que j'aurais de la peine à en reprendre l'habitude, dit M. Antoine. Mais entendez-vous Janille, mes enfants? la voilà qui s'égosille après nous pour que nous allions déjeuner.»
Mes enfants était une locution générale que, dans son humeur bienveillante, M. Antoine adressait souvent, soit à Janille et à Sylvain lorsqu'ils étaient ensemble, soit aux paysans de son endroit. Gilberte rencontra donc avec étonnement le regard rapide et involontaire que le jeune Cardonnet jeta sur elle. Il avait tressailli, et un sentiment confus de sympathie, de crainte et de plaisir avait fait battre son cœur en s'entendant confondre avec la belle Gilberte dans cette paternelle appellation du châtelain.
Cette fois le déjeuner fut un peu plus confortable que de coutume à Châteaubrun. Janille avait eu le temps de faire quelques préparatifs. Elle s'était procuré du laitage, du miel, des œufs, et elle avait bravement sacrifié deux poulets qui chantaient encore lorsque Émile avait paru sur le sentier, mais qui, mis tout chauds sur le gril, furent assez tendres.
Le jeune homme avait gagné de l'appétit dans le verger, et il trouva ce repas excellent. Les éloges qu'il y donna flattèrent beaucoup Janille, qui s'assit comme de coutume en face de son maître et fit les honneurs de la table avec une certaine distinction.
Elle fut surtout fort touchée de l'approbation que son hôte donna à des confitures de mûres sauvages confectionnées par elle.
«Petite mère, lui dit Gilberte, il faudra envoyer un échantillon de ton savoir-faire et ta recette à madame Cardonnet, pour qu'elle nous accorde en échange du plant de fraises ananas.
—Ça ne vaut pas le diable, vos grosses fraises de jardin, répondit Janille; ça ne sent que l'eau. J'aime bien mieux nos petites fraises de montagne, si rouges et si parfumées. Cela ne m'empêchera pas de donner à M. Émile un grand pot de mes confitures pour sa maman, si elle veut bien les accepter.
—Ma mère ne voudrait pas vous en priver, ma chère demoiselle Janille, répondit Émile, touché surtout de la naïve générosité de Gilberte, et comparant dans son cœur les bonnes intentions candides de cette pauvre famille avec les dédains de la sienne.
—Oh! reprit Gilberte en souriant, cela ne nous privera pas. Nous avons et nous pouvons recommencer une ample provision de ces fruits. Ils ne sont pas rares chez nous, et si nous n'y prenions garde, les ronces qui les produisent perceraient nos murs et pousseraient jusque dans nos chambres.
—Et à qui la faute, dit Janille, si les ronces nous envahissent? N'ai-je pas voulu les couper toutes? Certainement j'en serais venue à bout sans l'aide de personne, si on m'eût laissée faire.
—Mais moi, j'ai protégé ces pauvres ronces contre toi, chère petite mère! Elles forment de si belles guirlandes autour de nos ruines, que ce serait grand dommage de les détruire.
—Je conviens que cela fait un joli effet, reprit Janille, et qu'à dix lieues à la ronde on ne trouverait pas d'aussi belles ronces, et produisant des fruits aussi gros!
—Vous l'entendez, monsieur Émile! dit à son tour M. Antoine. Voilà Janille tout entière. Il n'y a rien de beau, de bon, d'utile et de salutaire qui ne se trouve à Châteaubrun. C'est une grâce d'état.
—Pardine, Monsieur, plaignez-vous, dit Janille; oui, Je vous le conseille, plaignez-vous de quelque chose!
—Je ne me plains de rien, répondit le bon gentilhomme: à Dieu ne plaise! entre ma fille et toi, que pourrais-je désirer pour mon bonheur?
—Oh! oui; vous dites comme cela quand on vous écoute, mais si on a le dos tourné, et qu'une petite mouche vous pique, vous prenez des airs de résignation tout à fait déplacés dans votre position.
—Ma position est ce que Dieu l'a faite! répondit M. Antoine avec une douceur un peu mélancolique. Si ma fille l'accepte sans regret, ce n'est ni toi, ni moi, qui accuserons la Providence.
—Moi! s'écria Gilberte; quel regret pourrais-je donc avoir? Dites-le-moi, cher père; car, pour moi, je chercherais en vain ce qui me manque et ce que je puis désirer de mieux sur la terre.
—Et moi je suis de l'avis de mademoiselle, dit Émile, attendri de l'expression sincère et noblement affectueuse de ce beau visage. Je suis certain qu'elle est heureuse, parce que …
—Parce que?… Dites, monsieur Cardonnet! reprit Gilberte avec enjouement, vous alliez dire pourquoi, et vous vous êtes arrêté?
—Je serais au désespoir d'avoir l'air de vouloir dire une fadeur, répondit Émile en rougissant presque autant que la jeune fille; mais je pensais que quand on avait ces trois richesses, la beauté, la jeunesse et la bonté, on devait être heureux, parce qu'on pouvait être sûr d'être aimé.
—Je suis donc encore plus heureuse que vous ne pensez, répondit Gilberte en mettant une de ses mains dans celle de son père et l'autre dans celle de Janille; car je suis aimée sans qu'il soit question de tout cela. Si je suis belle et bonne, je n'en sais rien; mais je suis sûre que, laide et maussade, mon père et ma mère m'aimeraient encore quand même. Mon bonheur vient donc de leur bonté, de leur tendresse, et non de mon mérite.
—On vous permettra pourtant de croire, dit M. Antoine à Émile, tout en pressant sa fille sur son cœur, qu'il y a un peu de l'un et un peu de l'autre.
—Ah! monsieur Antoine! qu'avez-vous fait là? s'écria Janille; voilà encore une de vos distractions!… Vous avez fait une tache avec votre œuf sur la marche de Gilberte.
—Ce n'est rien, dit M. Antoine; je vais la laver moi-même.
—Non pas! non pas! ce serait pire; vous répandriez sur elle toute la carafe, et vous noieriez ma fille. Viens ici, mon enfant, que j'enlève cette tache. J'ai horreur des taches, moi! Ne serait-ce pas dommage de gâter cette jolie robe toute neuve?»
Émile regarda pour la première fois la toilette de Gilberte. Il n'avait encore fait attention qu'à sa taille élégante et à la beauté de sa personne. Elle était vêtue d'un coutil gris très-frais, mais assez grossier, avec un petit fichu blanc comme neige, rabattu autour du cou. Gilberte remarqua cette investigation, et, loin d'en être humiliée, elle mit un peu d'orgueil à dire que sa robe lui plaisait, qu'elle était de bonne qualité, qu'elle pouvait braver les épines et les ronces, et que, Janille l'ayant choisie elle-même, aucune étoffe ne pouvait lui être plus agréable à porter.
«Cette robe est charmante, en effet, dit Émile; ma mère en a une toute pareille.»
Ce n'était pas vrai; Émile, quoique sincère, fit ce petit mensonge sans s'en apercevoir. Gilberte n'en fut pas dupe, mais elle lui sut gré d'une intention délicate.
Quant à Janille, elle fut visiblement flattée d'avoir eu bon goût, car elle tenait presque autant à ce mérite qu'à la beauté de Gilberte.
«Ma fille n'est pas coquette, dit-elle, mais moi, je le suis pour elle. Et que diriez-vous, monsieur Antoine, si votre fille n'était pas gentille et proprette comme cela convient à son rang dans le monde?
—Nous n'avons rien à démêler avec le monde, ma chère Janille, répondit M. Antoine, et je ne m'en plains pas. Ne te fais donc pas d'illusions inutiles.
—Vous avez l'air chagrin en disant cela, monsieur Antoine? Moi, je vous dis que le rang ne se perd pas; mais voilà comme vous êtes: vous jetez toujours le manche après la cognée!
—Je ne jette rien du tout, reprit le châtelain; j'accepte tout, au contraire.
—Ah! vous acceptez! dit Janille qui avait toujours besoin de chercher querelle à quelqu'un, pour entretenir l'activité de sa langue et de sa pantomime animée. Vous êtes bien bon, ma foi, d'accepter un sort comme le vôtre! Ne dirait-on pas, à vous entendre, qu'il vous faut beaucoup de raison et de philosophie pour en venir là? Allons, vous n'êtes qu'un ingrat.
—A qui en as-tu, mauvaise tête? reprit M. Antoine. Je te répète que tout est bien et que je suis consolé de tout.
—Consolé! voyez un peu; consolé de quoi, s'il vous plaît? N'avez-vous pas toujours été le plus heureux des hommes?
—Non, pas toujours! Ma vie a été mêlée d'amertume comme celle de tous les hommes; mais pourquoi aurais-je été mieux traité que tant d'autres qui me valaient bien?
—Non, les autres ne vous valaient pas, je soutiens cela, moi, comme je soutiens aussi que vous avez été en tout temps mieux traité que personne. Oui, Monsieur, je vous prouverai, quand vous voudrez, que vous êtes né coiffé.
—Ah! tu me ferais plaisir si tu pouvais le prouver en effet, reprit M.
Antoine en souriant.
—Eh bien, je vous prends au mot, et je commence. M. Cardonnet sera juge et témoin.
—Laissons-la dire, monsieur Émile, reprit M. Antoine. Nous sommes au dessert, et rien ne pourrait empêcher Janille de babiller à ce moment-là. Elle va dire mille folies, je vous en préviens! Mais elle a de l'entrain et de l'esprit. On ne s'ennuie pas à l'écouter,
—D'abord, dit Janille en se rengorgeant, jalouse qu'elle était de justifier cet éloge, Monsieur naît comte de Châteaubrun, ce qui n'est pas un vilain nom ni un mince honneur!
—Cet honneur-là ne signifie pas grand'chose aujourd'hui, dit M. de Châteaubrun; et quant au nom que m'ont transmis mes ancêtres, n'ayant pu rien faire pour en augmenter l'éclat, je n'ai pas grand mérite à le porter.
—Laissez, Monsieur, laissez, repartit Janille. Je sais où vous voulez en venir, et j'y viendrai de moi-même. Laissez-moi dire! Monsieur vient au monde ici (dans le plus beau pays du monde), et il est nourri par la plus belle et la plus fraîche villageoise des environs, mon ancienne amie, à moi, quoique je fusse plus jeune qu'elle de quelques années, la mère de ce brave Jean Jappeloup; celui-là est toujours resté dévoué à monsieur comme le pied l'est à la jambe. Il a des peines, maintenant, mais des peines qui vont sans doute finir!…
—Grâce à vous! dit Gilberte en regardant Émile; et, dans ce regard ingénu et bienveillant, elle le paya du compliment qu'il avait fait à sa beauté et à sa robe.
—Si tu t'embarques dans tes parenthèses accoutumées, dit M. Antoine à
Janille, nous n'en finirons jamais.
—Si fait, Monsieur, reprit Janille. Je vais me résumer, comme dit M. le curé de Cuzion au commencement de tous ses sermons. Monsieur fut doué d'une excellente constitution, et, par-dessus le marché, il était le plus bel enfant qu'on ait jamais vu. A preuve que lorsqu'il fut devenu un des plus beaux cavaliers de la province, les dames de toute condition s'en aperçurent très-bien.
—Passons, passons, Janille, interrompit le châtelain avec un mélange de tristesse dans sa gaieté; il n'y a pas grand'chose à dire là-dessus.
—Soyez tranquille, reprit la petite femme, je ne dirai rien qui ne soit très-bon à dire. Monsieur fut élevé à la campagne dans ce vieux château, qui était grand et riche alors … et qui est encore très-habitable aujourd'hui! Jouant avec les marmots de son âge et avec son frère de lait le petit Jean Jappeloup, cela lui fit une santé excellente. Voyons, plaignez-vous de votre santé, Monsieur, et dites-nous si vous connaissez un homme de cinquante ans plus alerte et mieux conservé que vous?
—C'est fort bien; mais tu ne dis pas qu'étant né dans un temps de trouble et de révolution, mon éducation première fut fort négligée.
—Pardine, Monsieur, voudriez-vous pas être né vingt ans plus tôt, et avoir aujourd'hui soixante-dix ans? Voilà une drôle d'idée! Vous êtes né fort à point, puisque vous avez encore, Dieu merci, longtemps à vivre. Quant à l'éducation, rien n'y manqua: vous fûtes mis au collège à Bourges, et monsieur y travailla fort bien.
—Fort mal, au contraire. Je n'avais pas été habitué au travail de l'esprit; je m'endormais durant les leçons. Je n'avais pas la mémoire exercée; j'eus plus de peine à apprendre les éléments des choses qu'un autre à compléter de bonnes études.
—Eh bien donc, vous eûtes plus de mérite qu'un autre, puisque vous eûtes plus de souci. Et d'ailleurs vous en saviez bien assez pour être un gentilhomme. Vous n'étiez pas destiné à être curé ou maître d'école. Aviez-vous besoin de tant de grec et de latin? Quand vous veniez ici en vacances, vous étiez un jeune homme accompli; nul n'était plus adroit que vous aux exercices du corps: vous faisiez sauter votre balle jusque par-dessus la grande tour, et lorsque vous appeliez vos chiens, vous aviez la voix si forte qu'on vous entendait de Cuzion.
—Tout cela ne constitue pas de fort bonnes études, dit M. Antoine, riant de ce panégyrique.
—Quand vous fûtes en âge de quitter les écoles, c'était le temps de la guerre avec les Autrichiens, les Prussiens et les Russiens. Vous vous battîtes fort bien, à preuve que vous reçûtes plusieurs blessures.
—Peu graves, dit M. Antoine.
—Dieu merci! reprit Janille. Voudriez-vous pas être écloppé et marcher sur des béquilles? Vous avez cueilli le laurier, et vous êtes revenu couvert de gloire, sans trop de contusions.
—Non, non, Janille, fort peu de gloire, je t'assure. Je fis de mon mieux; mais quoi que tu en dises, j'étais né quelques années trop tard; mes parents avaient trop longtemps combattu mon désir de servir mon pays sous l'usurpateur, comme ils l'appelaient. J'étais à peine lancé dans la carrière, qu'il me fallut revenir au logis, traînant l'aile et tirant le pied, tout consterné et désespéré du désastre de Waterloo.
—Monsieur, je conviens que la chute de l'Empereur ne vous fut pas avantageuse, et que vous eûtes la bonté de vous en chagriner, bien que cet homme-là ne se fût pas fort bien conduit avec vous. Avec le nom que vous portiez, il aurait dû vous faire général tout de suite, au lieu qu'il ne fit aucune attention à votre personne.
—Je présume, dit M. de Châteaubrun en riant, qu'il était distrait de ce devoir par des affaires plus sérieuses et plus nécessaires. Enfin, tu conviens, Janille, que ma carrière militaire fut brisée, et que, grâce à ma belle éducation, je n'étais pas très-propre à m'en créer une autre?
—Vous auriez fort bien pu servir les Bourbons, mais vous ne le voulûtes point.
—J'avais les idées de mon temps. Peut-être les aurais-je encore, si c'était à refaire.
—Eh bien, Monsieur, qui pourrait vous en blâmer? Ce fut très-honorable, à ce qu'on disait alors dans le pays, et vos parents ont été les seuls à vous condamner.
—Mes parents furent orgueilleux et durs dans leurs opinions légitimistes. Tu ne saurais nier qu'ils m'abandonnèrent au désastre qui me menaçait, et qu'ils se soucièrent fort peu de la perte de ma fortune.
—Vous fûtes encore plus fier qu'eux, vous ne voulûtes jamais les implorer.
—Non, insouciance ou dignité, je ne leur demandai aucun appui.
—Et vous perdîtes votre fortune dans un grand procès contre la succession de votre père, on sait cela. Mais si vous l'avez perdu ce procès, c'est que vous l'avez bien voulu.
—Et c'est ce que mon père a fait de plus noble et de plus honorable dans sa vie, reprit Gilberte avec feu.
—Mes enfants, reprit M. Antoine, il ne faut pas dire que j'ai perdu ce procès, je ne l'ai pas laissé juger.
—Sans doute, sans doute, dit Janille; car s'il eût été jugé, vous l'eussiez gagné. Il n'y avait qu'une voix là-dessus.
—Mais mon père, reconnaissant que le fait n'est pas le droit, dit Gilberte en s'adressant à Émile avec vivacité, ne voulut pas tirer avantage de sa position. Il faut que vous sachiez cette histoire, monsieur Cardonnet, car ce n'est pas mon père qui songerait à vous la raconter, et vous êtes assez nouveau dans le pays pour ne pas l'avoir apprise encore. Mon grand-père avait contracté des dettes d'honneur pendant la minorité de mon père; il était mort sans que les circonstances lui permissent ou lui fissent un devoir pressant de s'acquitter. Les titres des créanciers n'avaient pas de valeur suffisante devant la loi; mais mon père, en se mettant au courant de ses affaires, en trouva un dans les papiers de mon aïeul. Il eût pu l'anéantir, personne n'en connaissait l'existence. Il le produisit, au contraire, et vendit tous les biens de la famille pour payer une dette sacrée. Mon, père m'a élevée dans les principes qui ne me permettent pas de penser qu'il ait fait autre chose que son devoir; mais beaucoup de gens riches en ont jugé autrement. Quelques-uns l'ont traité de niais et de tête folle. Je suis bien aise que, quand vous entendrez dire à certains parvenus que M. Antoine de Châteaubrun s'est ruiné par sa faute, ce qui, à leurs yeux, est peut-être le plus grand déshonneur possible, vous sachiez à quoi vous en tenir sur le désordre et la mauvaise tête de mon père.
—Ah! Mademoiselle, s'écria Émile dominé par son émotion, que vous êtes heureuse d'être sa fille, et combien je vous envie cette noble pauvreté!
—Ne faites pas de moi un héros, mon cher enfant, dit M. Antoine en pressant la main d'Émile. Il y a toujours quelque chose de vrai au fond des jugements portés par les hommes, même quand ils sont rigoureux et injustes en grande partie. Il est bien certain que j'ai toujours été un peu prodigue, que je n'entends rien à l'économie domestique, aux affaires, et que j'eus moins de mérite qu'un autre à sacrifier ma fortune, puisque j'y eus moins de regrets.»
Cette modeste apologie pénétra Émile d'une si vive affection pour M. Antoine, qu'il se pencha sur la main qui tenait la sienne, et qu'il y porta ses lèvres avec un sentiment de vénération où Gilberte entrait bien pour quelque chose. Gilberte fut plus émue qu'elle ne s'y attendait de cette soudaine effusion du jeune homme. Elle sentit une larme au bord de sa paupière, baissa les yeux pour la cacher, essaya de prendre un maintien grave, et, tout à coup emportée par un irrésistible mouvement de cœur, elle faillit tendre aussi la main à son hôte; mais elle ne céda point à cet élan et elle y donna naïvement le change en se levant pour prendre l'assiette d'Émile et lui en présenter une autre, avec toute la grâce et la simplicité d'une fille de patriarche offrant la cruche aux lèvres du voyageur.
Émile fut d'abord surpris de cet acte d'humble sympathie, si peu conforme aux convenances du monde où il avait vécu. Puis il le comprit, et son sein fut tellement agité, qu'il ne put remercier la châtelaine de Châteaubrun, sa gracieuse servante.
«D'après tout cela, reprit M. Antoine, qui ne vit rien que de très-simple dans l'action de sa fille, il faudra bien que Janille convienne qu'il y a un peu de malheur dans ma vie; car il y avait quelque temps que ce procès durait quand je découvris, au fond d'un vieux meuble abandonné, la déclaration que mon père avait laissée de sa dette. Jusque-là, je n'avais pas cru à la bonne foi des créanciers. Le malheur qu'ils avaient eu de perdre leurs titres était invraisemblable, je dormais donc sur les deux oreilles. Ma Gilberte était née, et je ne me doutais guère qu'elle était réservée à partager avec moi un sort tout à fait précaire. L'existence de cette chère enfant me rendit le coup un peu plus sensible qu'il ne l'eût été à mon imprévoyance naturelle. Me voyant dénué de toutes ressources, je me résolus à travailler pour vivre, et c'est là que j'eus d'abord quelques moments assez rudes.
—Oui, Monsieur, c'est vrai, dit Janille, mais vous vîntes à bout de vous astreindre au travail, et vous eûtes bientôt repris votre bonne humeur et votre franche gaieté, avouez-le!
—Grâce à toi, brave Janille, car toi, tu ne m'abandonnas point. Nous allâmes habiter Gargilesse, avec Jean Jappeloup, et le digne homme me trouva de l'ouvrage.
—Quoi, dit Émile, vous avez été ouvrier, monsieur le comte?
—Certainement, mon jeune ami. J'ai été apprenti charpentier, garçon charpentier, aide-charpentier au bout de quelques années, et il n'y a pas plus de deux ans que vous m'eussiez vu une blouse au dos, une hache sur l'épaule, allant en journée avec Jappeloup.»
—C'est donc pour cela, dit Émile tout troublé, que … il s'arrêta, n'osant achever.
—C'est pour cela, oui, je vous comprends, répliqua monsieur Antoine, que vous avez entendu dire: «Le vieux Antoine s'est déconsidéré grandement pendant sa misère; il a vécu avec les ouvriers, on l'a vu rire et boire avec eux dans les cabarets.» Eh bien, cela mérite un peu d'explications et je ne me ferai pas plus tort et plus pur que je ne suis. Dans les idées des nobles et des gros bourgeois de la province, j'aurais mieux fait sans doute de demeurer triste et grave, fièrement accablé sous ma disgrâce, travaillant en silence, soupirant à la dérobée, rougissant de toucher un salaire, moi qui avais eu des salariés sous mes ordres, et ne me mêlant point le dimanche à la gaieté des ouvriers qui me permettaient de joindre mon travail au leur durant la semaine. Eh bien, j'ignore si c'eût été mieux ainsi, mais je confesse que cela n'était pas du tout dans mon caractère. Je suis fait de telle sorte, qu'il m'est impossible de m'affecter et de m'effrayer longtemps de quoi que ce soit. J'avais été élevé avec Jappeloup et avec d'autres petits paysans de mon âge. J'avais traité de pair à compagnon avec eux dans les jeux de notre enfance. Je n'avais jamais fait, depuis, le maître ni le seigneur avec eux. Ils me reçurent à bras ouverts dans ma détresse, et m'offrirent leurs maisons, leur pain, leurs conseils, leurs outils et leurs pratiques. Comment ne les aurais-je pas aimés? Comment leur société eût-elle pu me paraître indigne de moi? Comment n'aurais-je pas partagé avec eux, le dimanche, le salaire de la semaine? Bah! loin de là, j'y trouvai tout à coup le plaisir et la joie comme une récompense de mon travail. Leurs chants, leurs réunions sous la treille où se balançait la branche de houx du cabaret, leur honnête familiarité avec moi, et l'amitié indissoluble de ce cher Jean, mon frère de lait, mon maître en charpenterie, mon consolateur, me firent une nouvelle vie que je ne pus pas m'empêcher de trouver fort douce, surtout quand j'eus réussi à être assez habile dans la partie pour ne point rester à leur charge.
—Il est certain que vous étiez laborieux, dit Janille, et que, bientôt, vous fûtes très-utile au pauvre Jean. Ah! je me souviens de ses colères avec vous dans les commencements, car il n'a jamais été patient, le cher homme, et vous, vous étiez si maladroit! Vrai, monsieur Émile, vous auriez ri d'entendre Jean jurer et crier après monsieur le comte, comme après un petit apprenti. Et puis, après cela, on se réconciliait et on s'embrassait, que ça donnait envie de pleurer. Mais puisque au lieu de nous quereller entre nous, comme j'en avais l'intention tout à l'heure, voilà que nous nous sommes mis à vous raconter tout bonnement notre histoire, je vas, moi, vous dire le reste; car si on laisse faire M. Antoine, il ne me laissera pas placer une parole.