—Parle, Janille, parle! s'écria M. Antoine; je te demande pardon de t'en avoir privée si longtemps!»
«A en croire M. Antoine, dit Janille, nous aurions été absolument privés de ressources; mais, s'il en fut ainsi, cela ne dura pas trop longtemps, Au bout de quelques années, quand la terre de Châteaubrun eut été vendue en détail, les dettes soldées, et toute cette débâcle bien liquidée, on s'aperçut qu'il restait encore à monsieur un petit capital, qui, bien placé, pouvait lui assurer douze cents francs de rente. Hé! hé! cela n'était point à dédaigner. Mais, avec la bonté et la générosité de monsieur, cela eût pu aller un peu vite; c'est alors que ma mie Janille, qui vous parle, reconnut qu'il fallait prendre les rênes du gouvernement. Ce fut elle qui se chargea du placement des fonds, et elle ne s'en acquitta pas trop mal. Puis, que dit-elle à monsieur? Vous souvenez-vous, Monsieur, de ce que je vous dis à cette époque-là?
—Je m'en souviens fort bien, Janille, car tu me parlas sagement. Redis-le toi-même.
—Je vous dis: «Hé! hé! monsieur Antoine, voilà de quoi vivre en vous croisant les bras. Mais cela vous ennuierait, vous avez pris goût au travail, vous êtes encore jeune et bien portant: donc, vous pouvez travailler encore quelques années. Vous avez une fille, un vrai trésor, qui annonce autant d'esprit que de beauté; il faut songer à lui faire donner de l'éducation. Nous allons la conduire à Paris, la mettre en pension, et pendant quelques années vous serez encore charpentier.» M. Antoine ne demandait pas mieux; oh! pour cela il faut lui rendre justice, il ne plaignait point sa peine; mais il avait pris avec ces bons paysans des idées un peu trop rustiques à mon gré. Il disait que puisqu'il était destiné à vivre en ouvrier de campagne, il serait plus sage d'élever sa fille en vue de sa condition, d'en faire une brave villageoise, de lui apprendre à lire, à coudre, à filer, à tenir un ménage; mais du diantre si j'entendis de cette oreille-là! Pouvais-je souffrir que mademoiselle de Châteaubrun dérogeât à son rang et ne fût pas élevée comme une noble demoiselle qu'elle est? Monsieur céda, et notre Gilberte fut élevée à Paris, sans que rien fût épargné pour lui donner de l'esprit et des talents; aussi elle en a profité comme un petit ange, et quand elle eut environ dix-sept ans, je dis de rechef à monsieur:
«—Hé! hé! monsieur Antoine; voulez-vous venir faire avec moi un petit tour de promenade du côté de Châteaubrun?» Monsieur se laissa conduire: mais quand nous fûmes au milieu des ruines, monsieur fut pris de tristesse.
«—Pourquoi m'as-tu amené ici, Janille? fit-il avec un gros soupir. Je savais bien qu'on avait détruit mon pauvre vieux nid de famille; j'avais vu cela de loin, mais je n'avais jamais voulu entrer dans l'intérieur et regarder de près ces dégâts. Je ne tenais pas à ce château par orgueil, mais je l'aimais pour y avoir passé mes jeunes années, pour y avoir été heureux, pour y avoir vu mourir mes parents. Si quelqu'un l'eût acheté pour l'habiter, si je le voyais debout et en bon entretien, je serais à demi consolé, car on aime les choses comme on doit aimer les personnes, un peu plus pour elles-mêmes que pour soi. Quel plaisir peux-tu trouver à me montrer ce que la bande noire a fait de la maison de mes pères?
«—Monsieur, répondis-je, il fallait pourtant bien venir constater le dommage, pour savoir combien nous avons à dépenser, et comment nous allons nous y prendre pour le réparer. Figurez-vous que, par une mauvaise nuit, l'orage a détruit votre domaine; avec le caractère que je vous connais, au lieu de vous lamenter, vous vous mettriez de suite à l'œuvre pour le relever.
«—Mais ta comparaison ne rime à rien, fit M. Antoine. Je n'ai pas de quoi réparer ce château, et quand je l'aurais, je n'en serais pas plus avancé, puisque cette carcasse même ne m'appartient plus.
«—Un petit moment, fis-je, combien vous en a-t-on demandé lorsque vous avez offert de racheter seulement la maison et le petit lot de terre qui y reste annexé, le verger, le jardin, la colline et le petit pré au bord de l'eau?—Je ne demandais pas cela sérieusement, Janille, mais seulement pour voir à quel bas prix était tombée une si riche demeure. On me fit dix mille francs ce qui en restait, et je me retirai, sachant que dix mille francs et moi ne passerions jamais par la même porte.
«—Eh bien, Monsieur, repris-je, il ne s'agit plus de dix mille francs, mais de quatre mille seulement à l'heure qu'il est. On pensait que vous ne pourriez pas y tenir, et que vous dépenseriez le capital qui vous reste à vous réintégrer dans les débris de votre seigneurie. Voilà pourquoi on portait à dix mille francs un bien qui n'en vaut pas la moitié et qui ne peut convenir qu'à vous seul; mais depuis qu'on vous y a vu renoncer, on a été plus modeste. J'ai fait agir en dessous main, à votre insu et sous un nom étranger. Dites-moi oui, et demain vous serez seigneur de Châteaubrun.
«—Et à quoi cela me servirait-il, ma bonne Janille? dit monsieur: que ferais-je de ce tas de pierres et de ces trois ou quatre pans de mur sans portes ni fenêtres?
«Je fis alors observer à monsieur que le pavillon carré était encore fort sain, que les voûtes étaient bien conservées, l'intérieur des chambres parfaitement sec, et qu'il ne s'agissait que de le couvrir en tuiles, d'en refaire la menuiserie et de le meubler simplement, dépense qu'on pouvait porter à cinq cents francs tout au plus. Là-dessus monsieur se récria:—Ne me donne pas de ces idées-là, Janille, dit-il: c'est vouloir me dégoûter de ma condition présente et me jeter dans les illusions. Je n'ai ni dix, ni cinq, ni quatre mille francs, et pour les économiser il me faudrait encore dix ans de privations. Mieux vaut rester comme nous sommes.
«—Et qui vous dit, Monsieur, repris-je alors, que vous n'ayez pas six mille francs et même six mille cinq cents francs! Savez-vous ce que vous avez? Je gage que vous n'en savez rien?»
Ici, M. Antoine interrompit Janille. «Il est vrai, dit-il, que je n'en savais rien, que je n'en sais rien encore, et que je ne pourrai jamais savoir comment, avec une rente de douze cents livres, payant depuis six ans l'éducation de ma fille à Paris, et vivant à Gargilesse, en ouvrier, il est vrai, mais fort proprement, dans une petite maison que Janille dirigeait elle-même … Ajoutons encore que, tout en tenant les cordons de la bourse, elle me permettait de dépenser deux ou trois francs le dimanche avec mes amis … Non, non, je ne comprendrai jamais comment j'aurais pu avoir six mille francs d'économies! Comme c'est tout à fait impossible, je suis forcé d'expliquer ce miracle à M. Émile Cardonnet, à moins qu'il ne l'ait déjà deviné.
—Oui, monsieur le comte, je le devine, répondit Émile; mademoiselle Janille avait fait des économies à votre service, lorsque vous étiez riche, ou bien elle avait quelque argent par devers elle, et c'est elle …
—Non, Monsieur, répondit Janille vivement, cela n'est point; vous oubliez que, comme ouvrier charpentier, monsieur gagnait de quoi vivre, et vous devez bien penser que la pension de mademoiselle n'était pas des plus chères de Paris, quoique ce fût une bonne pension, je m'en flatte.
—Allons, dit Gilberte en l'embrassant, tu mens avec aplomb, mère Janille; mais tu n'empêcheras jamais mon père et moi de croire que Châteaubrun a été racheté de tes deniers, qu'il t'appartient en réalité, et que, bien que tu aies acquis cela sous notre nom, nous ne soyons ici chez toi.
—Du tout, du tout. Mademoiselle, répondit la noble Janille, cette singulière petite femme qui aimait à se vanter à tout propos et à faire l'entendue sur toutes choses, mais qui, pour conserver à ses maîtres la dignité de leur position, dont elle était plus jalouse qu'eux-mêmes, niait énergiquement la plus belle action de sa vie,—du tout, vous dis-je, je n'y suis pour rien. Est-ce ma faute si votre papa ne sait pas compter jusqu'à cinq, et si vous avez la même insouciance que lui? Oui-dà! vous connaissez bien le compte de vos recettes et de vos dépenses, tous les deux! Qu'on vous laisse faire, et nous verrons comment vous vous en tirerez! Je vous dis que vous êtes ici chez vous, et que si je puis me vanter d'une chose, c'est d'avoir mis assez d'ordre et d'économie dans vos affaires, pour que monsieur se soit trouvé un beau matin plus riche qu'il ne pensait.
«Là-dessus, ajouta Janille, je reprends et j'achève notre histoire pour M. Émile. Nous rachetâmes le château. Jean Jappeloup et M. Antoine refirent eux-mêmes toute la charpente et toute la menuiserie de ce pavillon, et pendant qu'ils achevaient leur ouvrage, qui ne dura guère que six mois, j'allai à Paris chercher notre fille, heureuse et fière de l'amener dans le château de ses ancêtres, qu'elle se souvenait à peine d'avoir habité dans ses premières années, la pauvre enfant! Depuis ce temps-là, nous vivons fort heureux, et quand j'entends M. Antoine se plaindre de quelque chose, je ne puis me défendre de le blâmer, car enfin quel homme a jamais été plus favorisé que lui?
—Mais je ne me plains jamais de rien, répondit M. Antoine, et ton reproche est injuste.
—Oh! vous avez quelquefois l'air de vouloir dire que vous ne faites pas aussi bonne figure ici que par le passé, et en cela vous avez tort. Voyons, étiez-vous plus riche quand vous aviez trente mille livres de rente? On vous volait, on vous pillait, et vous n'en saviez rien. Aujourd'hui vous avez le nécessaire et vous ne pouvez pas craindre les filous; on sait que vous ne cachez pas des rouleaux de louis dans votre paillasse. Vous aviez dix domestiques; tous plus gourmands, plus ivrognes et plus paresseux les uns que les autres; des domestiques de Paris, c'est tout dire! Aujourd'hui, vous avez M. Sylvain Charasson, un paresseux et un gourmand aussi, j'en conviens (et en disant ces mots, Janille éleva la voix, afin que Sylvain les entendît de la cuisine); puis elle ajouta plus bas:
«Mais ses bêtises vous font rire, et quand il casse quelque chose, vous n'êtes pas fâché de n'être pas le plus maladroit de la maison. Vous aviez dix chevaux, toujours mal tenus, et hors de service par le manque de soins; vous avez aujourd'hui votre vieille Lanterne, la meilleure bête qu'il y ait au monde, toujours propre, courageuse, et sobre, il faut la voir! elle mange des feuilles sèches et des ajoncs comme une vraie chèvre. Parlerons-nous des chèvres? où en trouverons-nous de plus jolies? Deux vraies biches, excellentes en lait; et qui vous réjouissent par leurs jolies cabrioles, en grimpant sur les ruines pour votre comédie du soir!… Parlerons-nous de la cave? Vous en aviez une bien garnie, mais où vos coquins de laquais baptisaient le vin à plaisir, et vous ne buviez que leurs restes. A présent, vous buvez votre petit clairet du pays, que vous avez toujours aimé, et qui est sain et rafraîchissant. Quand je m'en mêle surtout, il est clair comme de l'eau de roche et ne vous échauffe point l'estomac. Et les habits, n'en êtes-vous pas content? Autrefois vous aviez une garde-robe qui se mangeait aux vers, et vos gilets passaient de mode avant que vous les eussiez portés; car vous n'avez jamais aimé la toilette. Aujourd'hui vous n'avez que ce qu'il vous faut pour avoir frais en été, chaud en hiver; le tailleur du village vous prend la taille à ravir, et ne vous gêne point dans les entournures. Allons, Monsieur, convenez que tout est pour le mieux, que jamais vous n'avez eu moins de souci, et que vous êtes le plus heureux des hommes; car je n'ai point parlé de l'avantage d'avoir une fille charmante, qui se trouve heureuse avec vous …
—Et une Janille incomparable qui n'est occupée que du bonheur des autres! s'écria M. Antoine avec un attendrissement mêlé de gaieté. Eh bien! tu as raison, Janille, et j'en étais persuadé d'avance. Vive Dieu! tu me fais injure d'en douter, car je sens que je suis en effet l'enfant gâté de la Providence, et, sauf un secret ennui que tu sais bien, et dont tu as bien fait de ne pas me parler, il ne me manque absolument rien! Tiens, je bois à ta santé, Janille! tu as parlé comme un livre! A votre santé aussi, monsieur Émile! Vous êtes riche et jeune, vous êtes instruit et bien pensant, vous n'avez donc rien à envier aux autres; mais je vous souhaite une aussi douce vieillesse que la mienne et d'aussi tendres affections dans le cœur!—Mais c'est assez parler de nous, ajouta M. Antoine, en posant son verre sur la table, et il ne faut pas oublier nos autres amis. Parlons du meilleur de tous après Janille; parlons de mon vieux Jean Jappeloup et de ses affaires.
—Oui, parlons-en! s'écria une voix forte qui fit tressaillir tout le monde; et, en se retournant, M. Antoine vit Jean Jappeloup sur le seuil de la porte.
—Quoi! Jean en plein jour! s'écria le châtelain stupéfait.
—Oui, j'arrive en plein jour, et par la grande porte encore! répondit le charpentier en s'essuyant le front. Oh! ai-je couru! Donnez-moi vite un verre de vin, mère Janille, car je suis étranglé de chaleur.
—Pauvre Jean! s'écria Gilberte eu courant vers la porte pour la fermer; tu as donc été encore poursuivi? Il faut songer à te cacher. Peut-être qu'on va venir te relancer ici?
—Non, non, dit Jean; non, ma bonne fille, laissez les portes ouvertes, on ne me suit pas. Je vous apporte une bonne nouvelle, et c'est pour cela que je me suis tant hâté. Je suis libre, je suis heureux, je suis sauvé!
—Mon Dieu! s'écria Gilberte en prenant dans ses belles mains la tête poudreuse du vieux paysan, ma prière a donc été exaucée! J'ai tant prié pour toi cette nuit!
—Chère âme du ciel, tu m'as porté bonheur, répondit Jean qui ne pouvait suffire aux caresses et aux questions d'Antoine et de Janille.
—Mais dis-nous donc qui t'a rendu la liberté et le repos? reprit Gilberte lorsque le charpentier eut avalé un grand verre de piquette.
—Oh! c'est quelqu'un dont vous ne vous doutez guère, qui me sert de caution tout de suite, et qui va me payer mes amendes. Voyons, je vous le donne en cent!
—C'est peut-être le curé de Cuzion? dit Janille; c'est un si brave homme, quoique ses sermons soient un peu embrouillés! mais il n'est pas assez riche!
—Et vous, Gilberte, reprit Jean, qui pensez-vous que ce soit?
—Je nommerais la sœur de ce bon curé, madame Rose, qui a un si grand cœur … mais elle n'est pas plus riche que son frère.
—Oui-dà! ce ne serait pas possible! Et vous, monsieur Antoine?
—Je m'y perds, répliqua le châtelain. Dis donc vite, tu nous fais languir.
—Et moi, dit Émile, je gage avoir deviné; je parie pour mon père! car j'ai causé avec lui, et je sais qu'il voulait …
—Pardon, jeune homme, dit le charpentier, en l'interrompant; je ne sais pas ce que votre père voulait; mais je sais bien ce que je n'aurais jamais voulu, moi! C'eût été de lui devoir quelque chose, de recevoir un service de celui qui commençait par me faire fourrer en prison pour me forcer à accepter ses prétendus bienfaits et ses dures conditions. Merci! je vous estime, vous … mais votre père … n'en parlons plus, n'en parlons jamais ensemble. Allons, vous autres, vous n'avez donc pas deviné? Eh bien, que diriez-vous si l'on vous parlait de M. de Boisguilbault?»
Ce nom, qu'Émile n'entendait pas pour la première fois, car on l'avait prononcé déjà à Gargilesse devant lui, comme celui d'un des plus riches propriétaires des environs, fit sur les habitants de Châteaubrun l'effet d'un choc électrique: Gilberte tressaillit; Antoine et Janille se regardèrent et ne purent dire un mot.
«Ça vous étonne un peu? reprit le charpentier.
—Ça me paraît impossible, répondit Janille. Vous moquez-vous? M. de
Boisguilbault, notre ennemi à tous?
—Pourquoi parler ainsi? dit M. Antoine. Ce gentilhomme n'est l'ennemi volontaire de personne; il a toujours fait le bien, jamais le mal.
—Moi, j'étais bien sûre, dit Gilberte, qu'il était capable d'une bonne action! Quand je te le disais, chère petite mère: c'est un homme malheureux; cela se voit sur sa figure; mais …
—Mais vous ne le connaissez pas, dit Janille, et vous n'en pouvez rien dire. Voyons, Jean, expliquez-nous par quel miracle vous avez pu approcher de cet homme si froid, si fier et si sec?
—Le hasard ou plutôt le bon Dieu a tout fait, répondit le charpentier. Je traversais le petit bois, qui longe son parc, et qui, dans cet endroit-là, n'en est séparé que par une haie et un petit fossé. Je jetais un coup d'œil par dessus le buisson pour voir comme c'était beau et propre, bien venu et bien tenu là-dedans. Je pensais un peu tristement que j'avais été dans ce parc et dans ce château comme chez moi; que j'y avais travaillé pendant vingt ans, et que j'avais même eu de l'amitié pour M. le marquis, quoiqu'il n'ait jamais été bien aimable … Mais enfin il avait ses jours de bonté dans ce temps-là; et pourtant, depuis une autre vingtaine d'années, je n'avais pas mis le pied chez lui, et je n'aurais pas osé lui demander un asile, après ce qui s'est passé entre lui et moi.
«Comme je pensai à tout cela, voilà que j'entends le trot de deux chevaux, et presque aussitôt j'aperçois deux gendarmes qui viennent droit sur moi. Ils ne m'avaient pas encore vu; mais si je traversais leur chemin, ils ne pouvaient manquer de me voir, et ils connaissent si bien ma figure! Je n'avais pas le temps de la réflexion. Je m'enfonce dans la haie, je la traverse comme un renard, et je me trouve dans le parc de Boisguilbault, où je me couche tranquillement le long de la clôture, pendant que mes bons gendarmes passent leur chemin sans seulement tourner la tête de mon côté. Quand ils sont un peu loin, je me lève et je me dispose à sortir comme j'étais venu, lorsque tout d'un coup je me sens frapper sur l'épaule, et, en me retournant, je me trouve nez à nez avec M. de Boisguilbault, qui me dit avec sa figure triste et sa voix d'enterrement: «Que fais-tu ici?
«—Ma foi, vous le voyez, monsieur le marquis, je me cache.
«—Et pourquoi te cacher?
«—Parce qu'il y a des gendarmes à deux pas d'ici.
«—Tu as donc fait un crime?
«—Oui, j'ai pris deux lapins et tué un lièvre.
«Là-dessus, comme je voyais qu'il ne me ferait pas beaucoup d'autres questions, je me mets vite à lui raconter mes mésaventures, en aussi peu de mots que possible, car vous savez que c'est un homme qui a toujours dans l'esprit quelque autre chose que celle dont on l'occupe. On ne sait point s'il vous entend: il a toujours l'air de ne pas se soucier de vous écouter. Il y a bien des années que je ne l'avais vu de près, puisqu'il vit renfermé dans son parc comme une taupe dans son trou, et que je n'ai plus accès chez lui. Il m'a paru bien vieilli, bien affaibli, quoiqu'il soit encore droit comme un peuplier; mais il est si maigre, qu'on verrait le jour à travers, et sa barbe est blanche comme celle d'une vieille chèvre; ça me faisait de la peine, et pourtant j'étais encore plus contrarié de voir que, pendant que je lui parlais, il s'en allait coupant devant lui toutes les mauvaises herbes de son allée, avec cette petite sarclette qu'il tient toujours dans sa main. Je le suivais pas à pas, parlant toujours, racontant mes peines, non pas pour mendier ses secours, je n'y songeais pas, mais pour voir s'il avait encore un peu d'amitié pour moi.
«Enfin, il se retourne de mon côté et me dit sans me regarder: «Et pourquoi n'as-tu pas demandé une caution à quelque personne riche de ton village?
«—Diable! que je lui réponds, il n'y en a guère dans Gargilesse, de personnes riches.
«—N'y a-t-il pas un M. Cardonnet établi depuis peu?
«—Oui, mais il est maire, et c'est lui qui veut me faire arrêter.
«Il resta au moins trois minutes sans rien dire; je crus qu'il avait oublié que j'étais là, et j'allais partir, quand il me dit: «Pourquoi n'es-tu pas venu me trouver?
«—Dame! que je fis, vous savez bien pourquoi.
«—Non!
«—Comment, non? Est-ce que vous ne vous souvenez pas qu'après m'avoir employé longtemps et ne m'avoir jamais fait de reproches (il me semble que je n'en méritais point), vous m'avez appelé dans votre cabinet un beau matin, et que vous m'avez dit: «Voilà le compte de tes dernières journées, va-t'en!» Et comme je vous demandais quel jour il fallait revenir, vous m'avez dit jamais! et, comme j'étais mécontent de cette façon d'agir, et que je vous demandais en quoi j'avais démérité auprès de vous, vous m'avez montré la porte du bout du doigt, sans daigner desserrer les lèvres. Il y a environ vingt ans de ça, et il se peut que vous l'ayez oublié. Mais moi, je l'ai toujours sur le cœur, et je trouve que vous avez été bien dur et bien injuste envers un pauvre ouvrier, qui travaillait de son mieux et qui n'était pas plus maladroit qu'un autre. J'ai cru d'abord que vous aviez une lubie et que vous en reviendriez; mais j'ai eu beau attendre, vous ne m'avez jamais fait redemander. J'étais trop fier pour venir quêter votre ouvrage; je n'en manquais pas ailleurs, j'en ai toujours eu à discrétion; et si je n'étais pas forcé, à l'heure qu'il est, de me cacher dans les bois, je ne serais pas à court de pratiques; mais ce qui m'a blessé, voyez-vous, c'est d'avoir été chassé comme un chien, pis que cela, comme un paresseux ou un voleur, et sans qu'on daignât me mettre à même de me justifier. J'ai pensé que j'avais quelque ennemi dans votre maison, et qu'on vous avait fait de faux rapports. Mais je n'ai jamais deviné qui ce pouvait, être, car je ne me suis jamais connu d'autres ennemis que les gardes champêtres et les gabelous. J'ai gardé le silence; je ne me suis pas plaint de vous, mais je vous ai plaint d'être crédule pour le mal, et comme je vous aimais un peu, ça m'a chagriné de vous trouver des torts.
«M. de Boisguilbault avait toujours l'air de ne pas m'entendre; mais quand j'eus tout dit:
«—De combien est ton amende? dit-il d'un ton d'indifférence.
«—Le tout réuni se monte à un millier de francs, plus les frais.
«—Eh bien, va-t'en dire au maire de ton village … M. Cardonnet, n'est-ce pas? de m'envoyer une personne de confiance pour que je puisse régler tes affaires avec l'autorité. Tu lui diras que je ne sors pas, que je suis d'une mauvaise santé, mais que je le prie d'avoir cette obligeance.
«—Est-ce que vous consentez à me servir de caution?
«—Non, je paie ton amende. Tu peux t'en aller.—Et quand voulez-vous que je revienne travailler chez vous pour m'acquitter envers vous?—Je n'ai pas d'ouvrage, ne viens pas.—Vous voulez donc me faire l'aumône?—Non pas, mais te rendre un très-petit service qui me coûte peu. C'est assez; laisse-moi.—Et si je ne veux pas l'accepter?—Tu auras tort.—Et vous ne voulez pas que je vous remercie?—C'est inutile.» Là-dessus il m'a bel et bien tourné le dos, et il s'en allait tout de bon, mais je l'ai suivi; et sachant bien que les longs compliments n'étaient pas de son goût, je lui ai dit comme ça: «Monsieur de Boisguilbault, une poignée de main, s'il vous plaît!»
—Quoi! tu as osé lui dire cela? s'écria Janille.
—Eh bien, pourquoi n'aurais-je pas osé? que peut-on dire à un homme de plus honnête?
—Et qu'a-t-il répondu? qu'a-t-il fait? dit Gilberte.
—Il a pris ma main tout d'un coup sans hésiter, et il l'a serrée assez fort, quoique sa main fût roide et froide comme un glaçon.
—Et qu'a-t-il dit? demanda M. Antoine qui avait écouté ce récit avec une sorte d'agitation.
—Il a dit va-t'en, répondit le charpentier: apparemment que c'est son mot d'amitié; et il s'est quasi mis à courir pour m'éviter, autant que ses pauvres longues jambes menues pouvaient le lui permettre. De mon côté, j'ai couru pour venir vous dire tout cela.
—Et moi, dit Émile, je vais courir vers mon père pour lui annoncer les intentions de M. de Boisguilbault, afin qu'il envoie tout de suite quelqu'un chez lui, selon sa demande.
—Voilà qui ne me rassure guère, répondit le charpentier. Votre père m'en veut; il faudra bien qu'il reconnaisse que je suis quitte de l'amende, mais il ne voudra pas me tenir quitte de la prison; car, pour le fait de vagabondage, on peut me punir et m'enfermer, ne fût-ce que pendant quelques jours … et c'est déjà trop pour moi.
—Oh! certes, s'écria Gilberte, jamais Jean ne pourra se soumettre à l'humiliation d'être traîné en prison par des gendarmes; il fera quelque nouveau coup de tête. Monsieur Émile, ne souffrez pas qu'il y soit exposé; parlez à monsieur votre père, priez-le, dites-lui …
—Oh! Mademoiselle, répondit Émile avec chaleur, ne partagez pas la mauvaise opinion que Jean a de mon père: elle est injuste. Je suis certain que mon père eût fait ce soir ou demain, pour lui, ce que M. de Boisguilbault vient de faire. Et quant à le faire poursuivre comme vagabond, je répondrais sur ma tête que …
—Si vous en répondez sur votre tête, reprit Jean, que n'allez-vous tout de suite trouver M. de Boisguilbault? c'est à deux pas d'ici. Quand vous vous serez entendu avec lui, je serai plus tranquille, car j'ai confiance en vous, et je vous confesse qu'une seule nuit passée en prison me rendrait fou. L'enfant du bon Dieu vous l'a dit, ajouta-t-il en désignant Gilberte, et l'enfant me connaît!
—J'y vais tout de suite, répondit Émile en se levant, et en jetant à Gilberte un regard enflammé de zèle et de dévouement. Voulez-vous me conduire?
—Partons, dit le charpentier.
—Oui, oui, partez!» s'écrièrent à la fois Gilberte, son père et Janille. Émile comprit que Gilberte était contente de lui, et il courut chercher son cheval.
Mais comme il descendait le sentier au pas avec le charpentier, M. de Châteaubrun courut après lui, et l'arrêta pour lui dire d'un air un peu embarrassé:
«Mon cher enfant, vous êtes généreux et délicat, je puis vous confier … je dois vous avertir d'une chose … de peu d'importance peut-être … mais qu'il est nécessaire que vous sachiez. C'est que … pour un motif ou pour un autre … enfin, je suis brouillé avec M. de Boisguilbault, il est donc inutile que vous lui parliez de moi … Évitez de prononcer mon nom devant lui, et de lui faire savoir que vous sortez de chez moi; cela pourrait lui causer quelque humeur et refroidir ses bonnes dispositions à l'égard de notre pauvre Jean.»
Émile promit de se taire, et, perdu dans ses pensées, plus occupé de la belle Gilberte que de son protégé et de sa mission, il suivit son guide dans la direction de Boisguilbault.
Cependant, à mesure qu'il approchait du manoir de Boisguilbault, Émile se demandait à quel homme supérieur ou bizarre il allait avoir affaire, et force lui fut de prêter l'oreille aux explications que, dans son bon sens rustique, le charpentier cherchait à lui donner sur cet énigmatique personnage. De tout ce qu'Émile put recueillir dans ces renseignements un peu contradictoires et semés de conjectures, il résulta que le marquis de Boisguilbault était immensément riche, nullement cupide, quoiqu'il eût beaucoup d'ordre; généreux autant que sa sauvagerie et sa nonchalance lui permettaient d'exercer la bienfaisance, c'est-à-dire secourant tous les pauvres qui s'adressaient à lui, mais n'allant jamais s'enquérir de leurs peines et de leurs besoins, et faisant à tous un si froid et si triste accueil, qu'à moins de motifs impérieux nul n'était tenté de l'approcher. Ce n'était pourtant pas un homme dur et insensible, et jamais il ne repoussait la plainte, ni ne révoquait en doute l'opportunité de l'aumône. Mais il était si distrait et paraissait si indifférent à toutes choses, que le cœur se resserrait et se glaçait auprès de lui. Il grondait rarement et ne punissait jamais. Jappeloup était presque le seul auquel il eût tenu rigueur, et la manière dont il venait de le dédommager faisait penser au charpentier que s'il eût été moins fier lui-même, et s'il se fût présenté plus tôt devant le marquis, ce dernier n'aurait eu aucun souvenir du caprice qui le lui avait fait bannir.
«Cependant, ajoutait Jean, il y a une autre personne à qui M. de Boisguilbault en veut encore plus qu'à moi, quoiqu'il n'ait jamais cherché à lui faire de tort. Mais c'est une brouille à n'en jamais revenir; et puisque M. Antoine vous en a touché un mot, je puis bien vous dire, monsieur Émile, que, dans cette circonstance-là, M. de Boisguilbault a fait penser à beaucoup de gens qu'il avait la cervelle détraquée. Imaginez-vous qu'après avoir été pendant vingt ans l'ami, le conseil, quasi le père de son voisin, M. Antoine de Châteaubrun, il lui a, tout d'un coup, tourné le dos et fermé la porte au nez, sans que personne, pas même M. Antoine, puisse dire à propos de quoi … Du moins le prétexte était si ridicule, qu'à moins de le croire fou, on ne peut expliquer cela. C'est pour un délit de chasse que M. Antoine aurait commis sur les terres du marquis. Et notez que, depuis qu'il était au monde, M. Antoine avait toujours chassé chez M. de Boisguilbault comme chez lui, puisqu'ils étaient camarades et bons amis; que jamais M. de Boisguilbault, qui, de sa vie, n'a touché un fusil ni tenu une pièce de gibier, n'avait trouvé mauvais que ses voisins tuassent le sien; qu'enfin il n'avait nullement prévenu M. Antoine qu'il lui interdisait de chasser sur ses terres. Tant il y a que depuis ce temps-là, c'est-à-dire depuis environ vingt ans, les deux voisins ne se sont pas revus, qu'ils n'ont pas échangé une parole, et que M. de Boisguilbault ne veut pas souffrir qu'on lui prononce le nom de Châteaubrun. De son côté, M. Antoine, quoique cela l'affecte plus qu'il ne veut le dire, est obstiné à ne faire aucune démarche et il a l'air de fuir M. de Boisguilbault tout autant qu'il en est fui. Comme mon renvoi de Boisguilbault date à peu près de la même époque, je pense que c'est un trop plein de la colère du marquis qui est retombé sur moi, ou bien que, comme il me savait dès lors très-attaché à M. Antoine, il a craint que je n'eusse la hardiesse de lui en parler et de blâmer son caprice. En cela il ne s'est guère trompé, car je n'ai pas la langue engourdie, et il est certain que j'aurais fait entendre mon mot à l'oreille de M. le marquis. Il a voulu prendre les devants; je ne peux pas expliquer autrement sa dureté envers moi.
—Cet homme a-t-il une famille? demanda Émile.
—Nenni, Monsieur. Il avait épousé une fort jolie demoiselle, trop jeune pour lui, une parente pas riche. Cela ressemblait de sa part à un mariage d'amour, mais il n'y parut guère à sa conduite; car il n'en fut ni plus gai, ni plus liant, ni plus aimable. Il ne changea rien à sa manière de vivre comme un ours, sauf le respect que je lui dois. M. Antoine continua à être à peu près le seul habitué de la maison, et madame s'y ennuya si bien, qu'un beau jour elle s'en alla habiter Paris sans que son mari songeât à l'y suivre ou à la faire revenir auprès de lui. Elle y mourut encore toute jeune, sans lui avoir donné d'enfants, et depuis ce temps, soit qu'un chagrin caché lui ait toqué la cervelle, soit que le plaisir d'être seul l'ait consolé de tout, il a vécu absolument enfermé dans son château, sans aucune compagnie, pas même celle d'un pauvre chien. Sa famille est à peu près éteinte, on ne lui connaît pas d'héritiers, pas d'amis; on ne peut donc présumer qui sera enrichi par sa mort.
—Évidemment, c'est là un monomane, dit Émile.
—Comment dites-vous ça? demanda le charpentier.
—Je veux dire que c'est un esprit frappé d'une idée fixe.
—Oui, je crois bien que vous avez raison, reprit Jean; mais quelle est cette idée? voilà ce que personne ne saurait dire. On ne lui connaît qu'un attachement. C'est ce parc que vous voyez là, qu'il a dessiné et planté lui-même, et dont il ne sort presque jamais. Je crois même qu'il y dort tout debout, en se promenant; car on l'a vu quelquefois marcher à deux heures du matin dans ses allées, comme un revenant, et cela faisait peur à ceux qui s'étaient glissés là pour essayer d'y chiper quelques fruits ou quelques fagots.»
Comme il était arrivé en face du parc et que, du sentier élevé qu'il suivait, Émile pouvait plonger dans l'intérieur et en découvrir une partie, il fut charmé de la beauté de ce lieu de plaisance, de la magnificence des ombrages, de l'heureuse disposition des massifs, de la fraîcheur des gazons et de la coupe élégante des divers plans, qui s'abaissent mollement jusqu'aux bords d'une petite rivière, un des rapides affluents de la Gargilesse. Il pensa que ce ne pouvait pas être un idiot qui avait créé cette sorte de paradis terrestre et tiré un si heureux parti des beautés de la nature. Il lui sembla, au contraire, qu'une âme poétique devait avoir présidé à cet arrangement; mais l'aspect du château vint bientôt donner un démenti à ces conjectures. On ne pouvait rien voir de plus froid, de plus laid et de plus déplaisant que le manoir de Boisguilbault. Des réparations postérieures à sa construction lui avaient enlevé une partie de son antique caractère, et le bon état d'entretien où on le maintenait rendait ses abords encore plus maussades.
Jean s'arrêta à l'extrémité du parc sur le sentier, et son jeune ami lui ayant donné quelques-uns de ses meilleurs cigares pour lui faire prendre patience, celui-ci se dirigea vers la porte du manoir, sur un chemin d'une propreté désespérante.
Pas une broussaille, pas un rameau de lierre ne lui dérobait la nudité de ces grands murs peints en gris de fer, et le seul accident d'architecture qui vint frapper ses regards fut un grand écusson placé au-dessus de la grille, portant les armoiries de Boisguilbault, regrattées et rétablies plus récemment que le reste, peut-être à l'époque du retour des Bourbons; du moins, il y avait une sensible différence entre ce blason et ses lourds encadrements. Émile en tira cet indice que le marquis était fort attaché a ses titres et antiques priviléges.
Il sonna longtemps à une vaste grille avant qu'elle s'ouvrît; enfin un ressort tiré de loin la fit rouler sur ses gonds, sans que personne parût, et le jeune homme étant entré après avoir attaché son cheval dehors, la grille retomba derrière lui avec un peu de bruit et se ferma comme si une main invisible l'eût pris au piége. Un sentiment de tristesse, presque d'effroi, s'empara de lui lorsqu'il se vit comme emprisonné dans une grande cour nue et sablée, entourée de bâtiments uniformes, et silencieuse comme le cimetière d'un couvent. Quelques ifs taillés en pointe, à l'entrée des portes principales, ajoutaient à la ressemblance. Du reste, pas une fleur, pas un souffle de plante parfumée, pas une guirlande de vigne aux fenêtres, pas une toile d'araignée aux vitres, pas une vitre fêlée, pas un bruit humain, pas même le chant d'un coq ou l'aboiement d'un chien, pas un pigeon, pas un brin de mousse sur les tuiles; je crois qu'il n'y avait même pas une mouche qui se permît de voler ou de bourdonner dans le préau de Boisguilbault.
Émile regardait autour de lui, cherchant à qui parler, et ne voyant pas même la trace d'un pied sur le sable fraîchement ratissé, lorsqu'il entendit une voix grêle et cassée lui crier d'un ton peu engageant: «Que veut monsieur?»
Après s'être retourné plusieurs fois pour voir d'où partait cette voix, Émile aperçut enfin, à un soupirail de cuisine souterraine, une vieille tête blanche, bien poudrée, avec des yeux clairs et sans regard; et, en s'approchant, il essaya de se faire entendre. Mais l'oreille du vieux majordome était aussi affaiblie que sa vue, et, répondant tout de travers aux questions du visiteur:
«On ne peut voir le parc que le dimanche, dit-il, prenez la peine de repasser dimanche.»
Émile lui présenta une carte de visite, et le vieillard tirant lentement ses lunettes de sa poche, sans quitter son soupirail de cave, l'étudia lentement; après quoi il disparut, et, reparaissant par une porte située au-dessus de son trou: «C'est fort bien, Monsieur, dit-il; monsieur le marquis m'a ordonné de recevoir la personne qui se présenterait de la part de M. Cardonnet; M. Cardonnet de Gargilesse, n'est-ce pas?»
Émile répondit par un signe affirmatif.
«C'est à merveille, Monsieur, reprit le vieux serviteur en s'inclinant avec courtoisie, et paraissant fort satisfait de pouvoir se montrer poli et hospitalier sans manquer à sa consigne. Monsieur le marquis ne pensait pas que vous viendriez sitôt, il vous attendait tout au plus demain. Il est dans son parc, je cours l'avertir. Mais auparavant je vais avoir l'honneur de vous conduire au salon.»
En parlant de courir, le vieillard se vantait étrangement: il avait la démarche et l'agilité d'un centenaire. Il conduisit Émile à l'entrée basse et étroite d'une tourelle d'escalier, et choisissant lentement une clef dans son trousseau, il le fit monter jusqu'à une autre porte garnie de gros clous et fermée à clef comme la première. Autre clef; et, après avoir traversé un long corridor, troisième clef pour ouvrir les appartements. Émile fut introduit à travers plusieurs pièces, où l'obscurité succédant pour lui au vif éclat du soleil, il se crut dans les ténèbres. Enfin, il pénétra dans un vaste salon, et le valet lui avança un fauteuil, en disant: «Monsieur désire-t-il que j'ouvre les jalousies?»
Émile lui fit comprendre par signes que c'était inutile et le vieillard le laissa seul.
Lorsque ses yeux se furent habitués au jour gris et sombre qui rampait dans ces appartements, il fut frappé du grand caractère de l'ameublement. Tout datait du temps de Louis XIII, et l'on eût dit qu'un amateur avait minutieusement présidé au choix des moindres détails. Rien n'y manquait; depuis l'encadrement des glaces jusqu'au moindre clou de la tenture, il n'y avait pas le moindre écart de style. Et tout cela était authentique, à demi usé, propre encore, quoique terne; riche et simple en même temps. Émile admira le bon goût et la science de M. de Boisguilbault. Il sut plus tard que l'absence de mouvement et l'horreur du changement, qui paraissaient héréditaires dans cette famille, avaient seuls contribué, de père en fils, à la conservation merveilleuse de ces richesses, que la mode actuelle cherche à réunir à grands frais dans les boutiques de bric-à-brac, aujourd'hui les plus somptueuses et les plus intéressantes qui soient au monde.
Mais, au plaisir que le jeune homme trouva à examiner ces raretés, succéda une impression de froid et de tristesse extraordinaire. Outre l'atmosphère glacée d'une demeure fermée en tous temps aux rayons généreux du soleil, outre le silence extérieur, il y avait quelque chose de funèbre dans la régularité du bel arrangement intérieur que personne ne troublait jamais, et dans ce luxe artiste et noble dont personne n'était appelé à jouir. Il était évident, à voir ces portes si bien fermées, dont le domestique gardait les clefs, cette propreté que n'altérait pas le moindre grain de poussière, ces lourds rideaux fermés, que jamais le châtelain n'entrait dans le salon, et que les seuls visiteurs assidus étaient un balai et un plumeau, Émile songea avec effroi à la vie que la défunte marquise de Boisguilbault, jeune et belle, avait dû mener dans cette maison immobile et muette depuis des siècles, et il lui pardonna de tout son cœur d'avoir été respirer ailleurs avant de mourir. «Qui sait, pensa-t-il, si elle n'avait pas contracté dans cette tombe une de ces lentes et profondes maladies dont on ne guérit point quand on en a cherché trop tard le remède?»
Il se confirma dans cette idée, quand la porte s'ouvrit lentement et qu'il vit paraître devant lui le châtelain en personne. Sauf l'habit, c'était la statue du commandeur descendue de son piédestal: même démarche compassée, même pâleur, même absence de regard, même face solennelle et pétrifiée.
M. de Boisguilbault n'était guère âgé que de soixante-dix ans, mais il avait une de ces organisations qui n'ont plus d'âge et qui n'en ont jamais eu. Il n'avait pas été mal fait ni d'une laide figure; ses traits étaient assez réguliers, sa taille était encore droite et son pas ferme, pourvu qu'il ne se pressât point. Mais la maigreur avait fait disparaître toute apparence de formes, et ses habits paraissaient couvrir un homme de bois. Sa figure n'était pas repoussante de dédain, et n'inspirait pas l'aversion; mais comme elle n'exprimait absolument rien, qu'on eût vainement cherché au premier abord à y surprendre une pensée ou une émotion en rapport avec les types connus dans l'humanité, elle faisait peur, et Émile songea involontairement à ce conte allemand, où un personnage fort convenable se présente à la porte du château et s'excuse de ne pas pouvoir entrer dans l'état où il est, dans la crainte d'indisposer la compagnie. «Vous me paraissez pourtant mis fort décemment, lui dit le châtelain hospitalier. Entrez, je vous prie.—Non, non, reprend l'autre, cela m'est impossible, et vous m'en feriez des reproches. Veuillez m'entendre ici, sur le seuil de votre manoir; je vous apporte des nouvelles de l'autre monde.—Qu'est-ce à dire? Entrez, il pleut et l'orage va éclater.—Regardez-moi donc bien, reprend le mystérieux visiteur, et reconnaissez que je ne puis, sans manquer à toutes les lois de la politesse, m'asseoir à votre table. Est-ce que vous ne voyez pas que je suis mort?» Le châtelain le regarde et s'aperçoit, en effet, qu'il est mort. Il laisse retomber la porte entre lui et le défunt, et rentre dans la salle du festin, où il s'évanouit.»
Émile ne s'évanouit pas lorsque M. de Boisguilbault le salua; mais si, au lieu de lui dire: «Pardonnez-moi de vous avoir fait attendre, j'étais dans mon parc», il lui eût dit: «J'étais en train de me faire enterrer», il n'eût pas été trop surpris.»
La toilette surannée du marquis ajoutait à sa physionomie de revenant. Il s'était mis à la mode une seule fois dans sa vie, le jour de son mariage. Depuis lors, il n'avait plus songé à changer rien à sa toilette, et il avait donné pour modèle invariable à son tailleur l'habit qu'il venait d'user, sous prétexte qu'il y était habitué, et qu'il craignait d'être gêné par une coupe nouvelle. Il avait donc le costume d'un petit-maître de l'Empire, ce qui produisait le plus étrange contraste avec sa figure triste et flétrie. Un habit vert très-court, des pantalons de nankin, un jabot très-roide, des bottes à cœur, et, pour rester fidèle à ses habitudes, une petite perruque blonde de la nuance de ses anciens cheveux et ramassée en touffe sur le milieu du front. Des cols empesés montant très-haut, et relevant jusqu'aux yeux ses longs favoris blancs comme la neige, donnaient à sa longue figure la forme d'un triangle. Il était d'une propreté scrupuleuse, et pourtant quelques brins de mousse sèche sur ses habits attestaient qu'il ne venait pas de faire toilette exprès pour recevoir son hôte, mais qu'il avait coutume de se promener dans la solitude de son parc avec cette invariable tenue de rigueur.
Il s'assit sans rien dire, salua sans rien dire et regarda Émile sans rien dire. D'abord le jeune homme fut embarrassé de ce silence, et se demanda s'il ne devait pas l'attribuer au dédain. Mais, en voyant le marquis tourner gauchement dans ses doigts une petite branche de chèvrefeuille comme pour se donner une contenance, Émile s'aperçut que ce vieillard était timide comme un enfant, soit par nature, soit par la longue absence de relations où il s'était systématiquement retranché.
Il se décida donc à prendre la parole, et voulant se rendre agréable à son hôte, afin de le maintenir dans ses bonnes dispositions pour le charpentier, il n'hésita pas à lui donner du marquis à chaque mot, s'abandonnant peut-être en secret à un sentiment ironique pour l'orgueil nobiliaire du personnage.
Mais cette railleuse déférence parut aussi indifférente au marquis que l'objet de la visite d'Émile. Il répondit par monosyllabes, pour le remercier de son empressement et lui confirmer qu'il se chargeait de payer les amendes du délinquant.
«C'est une belle et bonne action que vous faites là, monsieur le marquis, dit Émile, et votre protégé, auquel je m'intéresse de tout mon cœur, en est aussi reconnaissant qu'il en est digne. Sans doute vous ignorez que dernièrement, lors de l'inondation, il s'est jeté dans la rivière pour sauver un enfant, et qu'il y a réussi, en courant de grands dangers.
—Il a sauvé un enfant … à lui? demanda M. de Boisguilbault, qui n'avait pas paru entendre les paroles d'Émile, tant il avait montré d'indifférence et de préoccupation.
—Non; l'enfant d'un autre, du premier venu: j'ai fait la même question, j'ai appris que les parents lui étaient presque étrangers.
—Et il l'a sauvé? reprit le marquis après une minute de silence, pendant laquelle il semblait qu'un autre monde imaginaire lui eût traversé le cerveau. C'est fort heureux.»
La voix et l'accent du marquis étaient encore plus refroidissants que sa figure et sa contenance. C'était une diction lente, des mots qui paraissaient sortir de ses lèvres avec un effort extrême, un timbre sans la moindre inflexion. «Décidément il ne sort pas de chez lui et ne se montre à personne, parce qu'il sait qu'il est mort», se dit Émile, qui pensait toujours à sa légende allemande.
«Maintenant, monsieur le marquis, dit-il, aurez-vous la bonté de me dire pourquoi vous avez désiré que mon père envoyât un exprès auprès de vous? Me voici pour recevoir vos instructions.
—C'est que … répondit M. de Boisguilbault un peu troublé d'avoir à faire une réponse directe, et cherchant à rassembler ses idées, c'est que … voici. Cet homme, dont vous me parliez, voudrait ne pas aller en prison, et il faudrait empêcher cela. Dites à monsieur votre père d'empêcher cela.
—Cela ne regarde pas du tout mon père, monsieur le marquis! Il ne provoquera certainement pas les rigueurs de la justice contre le pauvre Jean, mais il ne saurait empêcher qu'elles aient leur cours.
—Je vous demande pardon, répondit le marquis, il peut parler ou faire parler aux autorités locales. Il a de l'influence, il doit en avoir.
—Mais pourquoi ne feriez-vous pas ces démarches vous-même, monsieur le marquis? Vous êtes plus anciennement établi dans le pays que mon père, et si vous croyez à l'influence, vous devez estimer vos priviléges plus haut que les nôtres.
—Les priviléges de naissance ne sont plus de mode, répondit M. de Boisguilbault sans montrer ni dépit, ni regret. Votre père, comme industriel, doit être aujourd'hui plus considéré que moi. Et puis je ne suis plus connu de personne, je suis trop vieux; je ne sais pas même à qui m'adresser, j'ai oublié tout cela. Que M. Cardonnet veuille bien s'en donner la peine, et cet homme ne sera point recherché pour son délit de vagabondage.»
Après ce long discours, M. de Boisguilbault fit un grand soupir comme s'il eût été brisé de fatigue. Mais Émile avait déjà remarqué cette étrange habitude qu'il avait de soupirer, et qui n'était précisément ni l'étouffement d'un asthmatique, ni l'expression d'une douleur morale. C'était comme un tic nerveux, qui n'altérait pas l'impassibilité de sa figure, mais dont la fréquence réagissait sur les nerfs de l'auditeur et finissait par produire chez Émile un malaise douloureux.
«Je pense, monsieur le marquis, dit Émile qui était curieux de le tâter un peu, que vous auriez fort mauvaise opinion d'une société où un privilége quelconque, soit de naissance, soit de fortune, serait l'unique protection du pauvre ou du faible contre des lois trop rigoureuses, J'aime mieux croire que la force morale et l'influence sont à celui qui sait le mieux invoquer les lois de la clémence et de l'humanité.
—En ce cas, Monsieur, agissez à ma place,» répondit le marquis.
Il y avait de l'humilité et de l'éloge dans cette réponse laconique, et pourtant il y avait peut-être aussi de l'ironie. «Qui sait, se disait Émile, si ce vieux misanthrope n'est pas un satirique fort cruel? Eh bien, je me défendrai.»
«Je suis prêt à faire tout ce qui dépendra de moi pour votre protégé, répondit-il; et si j'échoue, ce sera faute de talent, non faute d'activité et de volonté.»
Peut-être le marquis ne comprit-il pas le reproche; il ne sembla frappé que d'un mot échappé, pour la seconde fois, à Émile, et il le répéta dans un accès de rêverie un peu hébétée:
«Protégé! fit-il en soupirant à sa manière.
—J'aurais dû dire votre obligé, reprit Émile, qui se repentait déjà de sa vivacité et craignait de nuire au charpentier. De quelque nom qu'il vous plaise que je l'appelle, monsieur le marquis, cet homme est plein de gratitude pour vos bontés, et s'il eût osé, il m'eût suivi pour vous en remercier encore.»
Une légère rougeur colora instantanément les pommettes de M. de
Boisguilbault, et il répondit d'une voix plus assurée:
«J'espère qu'il me laissera tranquille dorénavant.»
Émile fut blessé de ce mouvement, il ne put s'empêcher de le faire sentir:
«Si j'étais à sa place, dit-il avec un peu d'émotion, je souffrirais beaucoup d'être accablé d'un bienfait que mon dévouement, ma gratitude et mon labeur ne pourraient jamais acquitter. Vous seriez encore plus généreux que vous ne l'êtes, monsieur le marquis, si vous permettiez au brave Jean Jappeloup de vous offrir ses remerciements et ses services.
—Monsieur, dit M. de Boisguilbault en ramassant une épingle qu'il attacha sur sa manche, soit pour ne pas montrer une sorte de trouble qui s'emparait de lui, soit par une habitude invétérée d'ordre et d'arrangement, je vous avertis que je suis irascible … très-irascible.»
Sa voix était si calme et sa prononciation si lente en donnant cet avis à
Émile, que celui-ci faillit éclater de rire.
«Pour le coup, pensa-t-il, nous sommes un peu toqués, comme dit Jean. Si j'ai eu le malheur de vous déplaire, monsieur le marquis, dit-il en se levant, je me retire pour ne pas aggraver mes torts, car j'aurais peut-être celui de vous demander d'être parfait, et ce serait votre faute.
—Comment cela? dit le marquis en tortillant sa branche de chèvrefeuille avec une agitation qui semblait ne pas dépasser le bout de ses doigts.
—On est exigeant envers ceux qu'on estime, je dirais presque envers ceux qu'on admire, si je ne craignais d'offenser votre modestie.
—Vous vous en allez donc? dit le marquis après un moment de silence problématique et avec un ton plus problématique encore.
—Oui, monsieur le marquis, je vous présente mon respect.
—Pourquoi ne dîneriez-vous pas avec moi?
—Cela m'est impossible, répondit Émile, étourdi et effrayé d'une semblable proposition.
—Vous vous ennuieriez trop! reprit le marquis avec un soupir qui, cette fois, trouva, je ne sais comment, le chemin du cœur d'Émile.
—Monsieur, répondit-il avec une effusion spontanée, je reviendrai dîner avec vous quand vous voudrez.
—Demain! dit M. de Boisguilbault d'un ton accablé, qui semblait vouloir démentir l'empressement de son offre.
—Demain, soit, répondit le jeune homme.
—Oh! non! pas demain, reprit le marquis; c'est lundi, c'est un mauvais jour pour moi; mais mardi. Est-ce convenu?»
Émile accepta avec beaucoup de grâce, mais, au fond de l'âme, il était déjà consterné à l'idée d'un tête-à-tête de quelques heures avec ce mort, et il se repentait d'un élan de compassion auquel il n'avait pas su résister.
M. de Boisguilbault, néanmoins, paraissait sortir de sa peur; il voulut reconduire son hôte jusqu'à la grille où il avait attaché son cheval. «Vous avez là une jolie petite bête, lui dit-il en examinant Corbeau d'un air de connaisseur. C'est un brennoux, bonne race, solide et sobre. Êtes-vous bon cavalier?
—J'ai plus d'habitude et de hardiesse que de science; répondit Émile; je n'ai pas encore eu le temps d'apprendre l'équitation par principes, mais je compte le faire dès que l'occasion sera favorable.
—C'est un noble et salutaire exercice, reprit le marquis; si vous voulez venir me voir quelquefois, je mettrai le peu que je sais à votre service.»
Émile accepta avec politesse l'offre du marquis; mais il ne put s'empêcher de jeter un coup d'œil sur le fluet personnage qui se posait devant lui en professeur.
«Cet animal est-il bien dressé? demanda M. de Boisguilbault en caressant l'encolure de Corbeau.
—Il est docile et généreux, mais c'est d'ailleurs un ignorant comme son maître.
—Je n'aime pas beaucoup les animaux, reprit le marquis; pourtant je m'occupe quelquefois de ceux-là, et je vous ferai voir d'assez beaux élèves. Voulez-vous me permettre d'essayer les qualités du vôtre?»
Émile s'empressa de présenter au vieux marquis le flanc de son coursier; mais, dans la crainte d'un accident, et voyant avec quelle lenteur et quelle difficulté le vieillard s'enlevait sur l'étrier, il ne put s'empêcher de le prévenir, au risque de lui faire injure, que Corbeau était un peu vif et chatouilleux,
Le marquis reçut cet avis sans orgueil, mais n'en persista pas moins dans son projet avec une gravité assez comique. Émile tremblait pour son vieux hôte, et Corbeau tressaillait de colère et de crainte sous cette main étrangère. Il essaya même d'entrer en révolte, et, à la douceur du marquis envers cette rébellion, on eût dit qu'il n'était pas fort tranquille lui-même. «Là, là, mon petit ami, lui disait-il en le flattant de la main, ne nous fâchons point.»
Mais ce n'était là que la conséquence de ses principes, qui lui défendaient, comme un crime de lèse-science, de maltraiter les chevaux. Peu à peu il apaisa sa monture sans la châtier, et, la faisant marcher dans sa grande cour nue et sablée comme un manège, il l'essaya dans toutes ses allures, et lui fit exécuter avec une facilité extraordinaire les divers mouvements et changements de pied qu'il aurait pu exiger d'un cheval dressé. Corbeau parut se soumettre sans efforts; mais lorsque le marquis le rendit à Émile, ses naseaux enflammés et sa croupe luisante de sueur révélaient la mystérieuse contrainte que cette main ferme et ces longues jambes inflexibles lui avaient fait subir.
«Je ne le croyais pas si savant! dit Émile en manière d'éloge au marquis.
—C'est un animal fort intelligent,» répondit celui-ci avec modestie.
Lorsque Émile fut remonté à cheval, Corbeau se cabra et bondit avec fureur, comme pour se venger sur un cavalier moins expérimenté de l'ennuyeuse leçon qu'il avait prise.
«Voilà un mort singulier! se disait Émile en descendant rapidement le chemin qui le ramenait auprès de Jean Jappeloup, et en pensant à ce marquis asthmatique, qui se troublait devant un enfant et domptait un cheval fougueux. Est-ce que cette face cadavérique et cette voix éteinte appartiendraient a un caractère de fer?»
Il trouva le charpentier rempli d'impatience et d'inquiétude, et quand il lui eut rendu compte de la conférence: «C'est bien; je vous remercie, et je vous confie mes intérêts, dit-il. Mais il faut aussi qu'on s'aide soi-même, et c'est ce que je vais faire. Pendant que vous allez écrire aux autorités, je vais les trouver, moi. Vos écritures prendront du temps, et je ne dormirai pas que je n'aie embrassé mes amis de Gargilesse en plein jour au sortir de vêpres, sous le porche de notre église. Je pars pour la ville …
—Et si on vous arrête en chemin?
—On n'arrête pas sur les chemin que je connais, et que les gendarmes ne connaissent pas. J'arriverai de nuit; je me glisserai dans la cuisine du procureur du roi. Sa servante est ma nièce. J'ai bonne langue, je m'expliquerai; je dirai mes raisons, et demain, avant le soir, je rentrerai tête levée dans mon village.»
Sans attendre la réponse d'Émile, le charpentier partit comme un trait, et disparut dans les broussailles.
Lorsque Émile annonça à son père que le charpentier avait trouvé un libérateur, et qu'il lui eut rendu compte de l'emploi de sa journée, M. Cardonnet devint soucieux, et garda pendant quelques instants un silence aussi problématique que les pauses et les soupirs de M. de Boisguilbault. Mais la froideur apparente de ces deux hommes ne pouvait établir entre eux aucune ressemblance de caractère. Elle était toute d'instinct, d'habitude et d'impuissance chez le marquis, au lieu qu'elle avait été acquise par l'industriel à grand renfort de volonté. Chez le premier, elle provenait de la lenteur et de l'embarras de la pensée: chez l'autre, au contraire, elle servait de voile et de frein à l'activité de pensées trop impétueuses. Enfin, elle était jouée chez M. Cardonnet. C'était une dignité d'emprunt, un rôle pour imposer aux autres hommes; et, pendant qu'il paraissait se contenir ainsi, il calculait tumultueusement les effets et les moyens de sa colère près d'éclater. Aussi lorsque l'irrésolution chagrine de M. de Boisguilbault aboutissait à quelques monosyllabes mystérieux, le calme trompeur de M. Cardonnet couvait un orage dont il retardait à son gré l'explosion, mais qui s'exhalait tôt ou tard en paroles nettes et significatives. On eût pu dire que la vie de l'un s'alimentait par ses manifestations puissantes, tandis que celle de l'autre s'épuisait en émotions refoulées.
M. Cardonnet savait fort bien que son fils n'était pas facile à persuader, et que l'intimider par la violence ou la menace était impossible. Il s'était trop souvent heurté à ce caractère énergique, il avait trop éprouvé sa force de résistance, quoique ce n'eût été jusqu'alors que dans les petites occasions offertes au jeune âge, pour ne pas savoir qu'il fallait avant tout lui inspirer un respect fondé. Il ne commettait donc guère de fautes en sa présence, et s'observait, au contraire, avec un soin extrême.
«Eh bien, mon père, êtes-vous donc fâché de ce qui arrive d'heureux à ce pauvre Jean? dit Émile, et me blâmez-vous d'avoir couru au-devant des bonnes intentions de son sauveur? Je me suis fait fort de votre concours, et il faudra bien que ce méfiant charpentier apprenne à vous connaître, à vous respecter, et même à vous aimer.
—Tout cela, dit M. Cardonnet, ce sont des paroles. Il faut de suite écrire pour lui. Mon secrétaire est occupé, mais je présume que tu voudras bien prendre quelquefois sa place dans les occasions délicates.
—Oh! de tout mon cœur, s'écria Émile.
—Écris donc, je vais te dicter.»
Et M. Cardonnet rédigea plusieurs lettres remplies de zèle, de sollicitude pour le délinquant, et tournées avec un rare esprit de convenance et de dignité. Il allait jusqu'à offrir aussi sa caution pour Jean Jappeloup, au cas, chose impossible pourtant, disait-il, où M. de Boisguilbault, qui avait prévenu ses intentions, se désisterait de sa parole. Quand ces lettres furent signées et fermées, il dit à Émile de les faire partir de suite par un exprès, et il ajouta:
«Maintenant j'ai fait ta volonté; j'ai interrompu mes occupations pour que ton protégé n'eût pas à souffrir du moindre retard. Je retourne à mes travaux. Nous dînerons dans une heure, et tu tiendras ensuite compagnie à ta mère, que tu as un peu délaissée tout le jour. Mais ce soir, quand les ouvriers auront fini leur tâche, j'espère que tu seras tout à moi, et que je pourrai t'entretenir de choses sérieuses.
—Mon père, je suis à vous ce soir et toute ma vie, vous le savez bien,» dit Émile en l'embrassant.
M. Cardonnet s'applaudit de n'avoir pas cédé à un premier mouvement d'humeur; il venait de ressaisir tout son ascendant sur Émile. Le soir, lorsque l'usine étant fermée, les ouvriers furent congédiés, il se rendit dans une partie de son jardin que l'inondation n'avait pu atteindre, et se promena longtemps seul, réfléchissant à ce qu'il allait dire à cet enfant difficile à manier, et ne voulant pas le faire appeler avant de se sentir parfaitement maître de lui-même.
La fatigue fiévreuse qui suit une journée de surveillance et de commandement, le spectacle de dévastation qu'il avait encore sous les yeux, et peut-être aussi l'état de l'atmosphère, n'étaient pas très-propres à calmer l'irritation nerveuse habituelle chez M. Cardonnet. La température avait éprouvé une révolution trop soudaine et trop violente pour n'être pas encore insolite et relâchée. L'air tiède était chargé de vapeurs, comme au mois de novembre, quoiqu'on fût en plein été. Mais ce n'étaient pas les brouillards frais et transparents de l'automne, c'était plutôt une fumée suffocante qui s'exhalait de la terre. L'allée où l'industriel marchait à grands pas était bordée, d'un côté, de buissons de rosiers et d'autres fleurs splendides. De l'autre ce n'étaient que débris, planches charriées et entassées en désordre, énormes cailloux roulés par les eaux; et depuis cette limite où s'était arrêtée l'inondation, jusqu'au lit de la rivière, plusieurs arpents de jardin, couverts d'une vase noire rayée de sables rouges, offraient l'aspect de quelque forêt d'Amérique ravagée et entraînée à demi par les débordements de l'Ohio ou du Missouri. Les jeunes arbres renversés pêle-mêle entre-croisaient leurs troncs et leurs branches dans des flaques d'eau stagnantes, qui ne pouvaient s'écouler sous ces digues fortuites. De belles plantes flétries et souillées faisaient de vains efforts pour se relever, et restaient couchées dans la boue, tandis que, chez quelques autres, la végétation, satisfaite de l'humidité, avait fait déjà éclore, sur des rameaux à demi brisés, des fleurs superbes et triomphantes. Leur senteur délicieuse combattait l'odeur saumâtre des terres limoneuses, et lorsqu'une faible brise soulevait la brume, ces parfums et ces puanteurs étranges passaient alternativement. Une nuée de grenouilles, qui semblaient être tombées avec la pluie, croassaient dans les roseaux d'une manière épouvantable; et le bruit de l'usine, qu'il n'était pas encore possible d'arrêter, et dont les rouages se fatiguaient en pure perte, causait à M. Cardonnet une impatience fébrile. Cependant le rossignol chantait dans les bocages restés debout, et saluait la pleine lune avec l'insouciance d'un amant ou d'un artiste. C'était pourtant un mélange de bonheur et de consternation, de laideur et de beauté, comme si la puissante nature se fût moquée de pertes ruineuses pour les hommes, légères pour elle qui n'avait besoin que d'une journée de soleil et d'une nuit de fraîcheur pour les réparer.
Malgré les efforts de Cardonnet pour concentrer sa réflexion sur ses intérêts de famille, il était à chaque instant troublé et distrait par le souci de ses intérêts pécuniaires. «Maudit ruisseau pensait-il, en fixant malgré lui ses regards sur le torrent qui roulait fier et moqueur à ses pieds, quand donc renonceras-tu à une lutte impossible? Je saurai bien t'enchaîner et te contenir. Encore de la pierre, encore du fer, et tu couleras captif dans les limites que ma main veut te tracer. Oh! je saurai régler ta force insensée, prévoir tes caprices, stimuler tes langueurs et briser tes colères. Le génie de l'homme doit rester ici vainqueur des aveugles révoltes de la nature. Vingt ouvriers de plus, et tu sentiras le frein. De l'argent, et toujours de l'argent! Il faut une bien petite montagne de ce métal pour arrêter des montagnes d'eau. Tout est dans la question de temps et d'opportunité. Il faut que mes produits arrivent au jour marqué, pour compenser mes dépenses. Un mois d'indifférence et de défaillance perdrait tout. Le crédit est un abîme qu'il faut creuser sans hésitation, parce qu'au fond est le trésor du bénéfice. Creusons encore! creusons toujours! Sot et lâche est celui qui s'arrête en chemin et qui laisse ses avances et ses projets s'engloutir dans le vide. Non, non, torrent perfide, terreurs de femmes, pronostics menteurs des envieux, vous ne m'intimiderez pas, vous ne me ferez pas renoncer à mon œuvre, quand j'y ai fait tant de sacrifices, quand la sueur de tant d'hommes a déjà coulé en vain, quand mon cerveau a déjà dépensé tant d'efforts et mon intelligence enfanté tant de prodiges! Ou cette eau roulera mon cadavre dans la fange, ou elle portera docilement les trésors de mon industrie!»
Et dans la tension pénible de sa volonté, M. Cardonnet frappait du pied le rivage avec une sorte d'enthousiasme furieux.
Cependant il en revint à penser que de son propre sein était sorti un obstacle plus effrayant pour l'avenir que le torrent et les tempêtes. Son fils pouvait tout contrarier ou du moins tout détruire en un jour. Quelles que soient l'âpreté et la personnalité jalouse de l'homme, il ne peut jamais se satisfaire en travaillant pour lui seul, et il n'est point de capitaliste qui ne vive dans l'avenir par les liens de la famille. Cardonnet sentait au fond de ses entrailles un amour sauvage pour son fils. Oh! s'il avait pu refondre cette âme rebelle, et identifier Émile à sa propre existence! Quel orgueil, quelle sécurité n'eût-il pas goûtés? Mais cet entant, qui avait des facultés éminentes pour tout ce qui n'était pas le vœu de son père, semblait avoir conçu pour la richesse un mépris systématique, et il fallait trouver un joint, un point vulnérable pour faire entrer en lui cette passion terrible. Cardonnet savait bien quelles cordes il fallait faire vibrer; mais pourrait-il contrarier et changer assez la nature de son propre esprit et de son propre talent, pour ne produire aucune dissonance? L'instrument était à la fois délicat et puissant. La moindre faute d'harmonie dans le système qu'il fallait exposer trouverait un juge attentif et perspicace.
Enfin il fallait que Cardonnet, cet homme à la fois violent et habile, mais en qui les habitudes de domination l'emportaient sur celles de la ruse, se livrât à lui-même un combat terrible, étouffât toute émotion emportée, et parlât le langage d'une conviction qui n'était pas tout à fait la sienne. Enfin, se sentant plus calme et se croyant suffisamment préparé, il fit appeler Émile et retourna attendre à la même place où il avait été plongé dans une longue et pénible méditation.
«Eh bien, mon père, dit le jeune homme, en prenant sa main avec tendresse et très ému, car il sentait approcher le moment où il saurait ce qui devait l'emporter dans son cœur, ou de l'amour filial ou de la terreur et du blâme, me voici bien disposé à recevoir avec respect les confidences que vous m'avez promises. J'ai vingt et un ans, et je me sens devenir un homme. Vous avez bien tardé à m'émanciper de la loi du silence et de la confiance aveugle: mon cœur s'est soumis tant qu'il a pu, mais ma raison commence à parler bien haut, et j'attends votre voix paternelle pour les mettre d'accord. Vous allez le faire, je n'en doute pas, et m'ouvrir les portes de la vie; car jusqu'ici je n'ai fait que rêver, attendre et chercher. J'ai flotté dans des doutes étranges, et j'ai déjà bien souffert sans oser vous le dire. A présent vous me guérirez, vous me donnerez la clef de ce labyrinthe où je m'égare; vous me tracerez, vers l'avenir, une route que j'aimerai à suivre. Heureux et fier si j'y peux marcher avec vous!
—Mon enfant, répondit M. Cardonnet, un peu troublé de ce début plein d'effusion, tu as pris là-bas, l'habitude d'un langage emphatique que je ne peux pas imiter. Ces manières de dire sont mauvaises, en ce que l'esprit s'échauffe et s'exalte, puis bientôt s'égare, dans un exercice de sensibilité exagérée. Je sais que tu m'aimes et que tu crois en moi. Tu sais que je te chéris uniquement, et que ton avenir est mon seul but, ma seule pensée. Parlons donc raisonnablement, froidement, s'il est possible. Récapitulons d'abord un peu ta courte et heureuse existence. Tu es né dans l'aisance, et, comme je travaillais assidûment, la richesse est venue se placer sous tes pas, si vite et si naturellement en apparence, que tu ne t'en es guère aperçu. Chaque année augmentait la puissance d'extension de ta carrière future, et tu étais à peine sorti de l'enfance que j'avais songé à ta vieillesse et à l'avenir de tes enfants. Tu montrais d'heureuses dispositions; mais ce n'était encore que pour des arts futiles, des choses d'agrément, le dessin, la musique, la poésie … J'ai dû combattre et j'ai combattu le développement de ces instincts d'artiste, quand j'ai vu qu'ils menaçaient d'envahir des facultés plus nécessaires et plus sérieuses.
«En créant ta fortune, je créais tes devoirs. Les beaux arts sont la bénédiction et la richesse du pauvre; mais la richesse exige des forces mieux trempées pour supporter le poids des obligations qu'elle impose. Je me suis interrogé moi-même; j'ai vu ce qui avait manqué à mon éducation, et j'ai pensé que nous devions nous compléter l'un par l'autre, puisque nous étions, par la loi du sang, solidaires de la même entreprise. J'avais l'intelligence des théories industrielles auxquelles je me suis voué; mais, n'ayant pas été rompu à la pratique d'assez bonne heure, n'ayant pas étudié la spécialité de ma vocation, n'arrivant que par l'instinct et une sorte de divination aux solutions de la géométrie et de la mécanique, j'étais exposé à faire des fautes, à m'engager dans de fausses voies, à me laisser égarer par mes rêves ou ceux des autres, enfin à perdre, outre des sommes d'argent, des jours, des semaines, des années, le temps enfin, qui est le plus précieux de tous les capitaux. J'ai donc voulu que tu fusses instruit dans ces sciences au sortir du collège, et tu t'es astreint, malgré ton jeune âge, à des travaux ardus. Mais ton esprit a voulu bientôt prendre un essor qui t'éloignait de mon but.