XVIII.

ORAGE.

A partir de ce jour, Émile ne vécut plus chez ses parents. Il y était bien de sa personne la nuit, et durant quelques heures de la journée; mais son esprit était plus souvent à Boisguilbault, et son cœur presque toujours à Châteaubrun.

Il retourna fréquemment à Boisguilbault, plus fréquemment qu'il n'y eût été, peut-être, sans le voisinage de Châteaubrun et les prétextes que lui fournissait la première visite.

D'abord ce furent des livres à porter, et, quoique le marquis lui eût permis de puiser à discrétion dans sa bibliothèque, il avait soin de ne les remettre à Gilberte qu'un à un, afin d'avoir toujours un motif pour paraître devant elle.

Ni Janille ni M. Antoine ne songèrent à s'étonner du plaisir que Gilberte prenait à la lecture, ni à en surveiller le choix: la première, parce qu'elle ne savait pas lire; le second, parce que la prévoyance n'était pas son fait. Mais l'ange gardien de la jeune fille n'était pas plus soigneux de la pureté de ses pensées que ne le fut Émile.

Son amour enveloppait Gilberte d'un respect inviolable, et la sainte candeur de cette enfant était un trésor dont il se fût montré plus jaloux que son père, à qui, suivant l'expression de Janille, le bien était toujours venu en dormant.

Aussi, avec quelle attention, avant de lui remettre un volume, quel qu'il fût, histoire, morale, poésie ou roman, il le feuilletait, dans la crainte qu'il ne s'y trouvât un mot qui pût la faire rougir!

Si, dans son ignorance confiante, elle lui demandait à connaître quelque livre sérieux où il se souvenait que certains détails ne dussent pas être mis sous les yeux d'une jeune vierge, il lui répondait qu'il l'avait en vain cherché dans la collection de Boisguilbault, et qu'il ne s'y trouvait point.

Une mère n'eût pas mieux agi en pareil cas que ne le fit le jeune amant de Gilberte; et plus l'incurie affectueuse du père et de la fille eût favorisé, sans le savoir, des tentatives de corruption, plus Émile se faisait un devoir cher et sacré de justifier l'abandon de ces âmes naïves.

Les occasions où Émile pouvait entretenir Gilberte de ce qui se passait entre lui et M. de Boisguilbault étaient bien courtes et bien rares, car Janille ne les quittait presque jamais; et lorsqu'ils étaient avec M. Antoine, Gilberte s'attachait d'habitude et d'instinct, à tous les pas de son père.

Cependant elle sut bientôt que l'amitié du jeune Cardonnet et du vieux marquis avait fait de grands progrès, et qu'elle était fondée sur une remarquable conformité de principes et d'idées.

Mais Émile lui cachait le plus possible le peu de succès de ses tentatives de rapprochement entre les deux maisons: nous dirons, en son lieu, quel fut à cet égard le résultat de ses efforts.

Espérant toujours réussir avec le temps, Émile dissimulait ses fréquentes défaites; et Gilberte, devinant les embarras et la délicatesse de la mission qu'il avait acceptée, n'insistait guère, crainte de montrer trop d'empressement et d'exigence.

Et puis, il est vrai de dire que, peu à peu, Gilberte se passionna moins pour le succès de l'entreprise, tandis que, de son côté, Émile sentait s'opérer en lui une résolution encore plus complète.

L'amour absorbe toute autre pensée; et ces deux jeunes gens, à force de songer l'un à l'autre, n'eurent bientôt plus le loisir de penser à quoi que ce fût.

Tout leur être devint sentiment, c'est-à-dire passion, et les heures s'envolèrent dans l'ivresse de se voir, ou se traînèrent dans l'attente du moment qui devait les réunir.

Chose étrange pour M. Cardonnet, qui observait son fils avec soin, et pour Émile, qui ne se rendait plus compte de ce qui se passait en lui-même, mais chose bien naturelle pourtant et bien inévitable! la passion qui avait absorbé toute cette première jeunesse de notre héros, c'est-à-dire le désir de s'instruire, de connaître et de prendre part à la vie générale, fit place à un doux sommeil de l'intelligence et à une sorte d'oubli de ses théories favorites.

Dans une société où tout serait en harmonie, l'amour deviendrait, à coup sûr, un stimulant au patriotisme et au dévouement social. Mais lorsque les intentions hardies et généreuses sont condamnées à une lutte pénible avec les hommes et les choses qui nous entourent, les affections personnelles nous captivent et nous dominent jusqu'à produire l'engourdissement des autres facultés.

Le peuple cherche dans l'ivresse du vin l'oubli de ses autres privations, et l'amant dans celle des regards de sa maîtresse trouve comme un philtre d'oubli pour tout le reste. Émile était trop jeune pour savoir et vouloir souffrir, et pourtant il avait déjà beaucoup souffert.

Maintenant que le bonheur venait le chercher, comment eût-il pu s'y soustraire? Avouons-le, sans trop de honte pour ce pauvre enfant, il ne pensait plus ni aux lois, ni aux faits, ni à l'avenir, ni au passé du monde, ni aux vices des sociétés, ni aux moyens de les sauver, ni aux misères humaines, ni aux volontés divines, ni au ciel, ni à la terre.

La terre, le ciel, la loi de Dieu, la destinée, le monde, c'était son amour; et pourvu qu'il vît Gilberte et qu'il lût son sort dans ses yeux, peu lui importait que l'univers s'écroulât autour de lui.

Il ne pouvait plus ouvrir un livre ni soutenir une discussion. Quand il s'était fatigué à courir sur tous les sentiers qui conduisaient vers l'objet aimé, il s'assoupissait auprès de sa mère, ou lui lisait les journaux sans comprendre un mot de ce que prononçait sa bouche; et quand il se retrouvait seul dans sa chambre, il se couchait bien vite pour éteindre sa lumière, et n'avoir plus le spectacle des objets extérieurs.

Alors les ténèbres s'illuminaient du feu intérieur qui l'animait, et sa vision radieuse venait se placer devant lui. Dans cette extase, il n'avait plus le sentiment du sommeil ou de la veille. Il rêvait les yeux ouverts, il voyait les yeux fermés.

Un mot d'affection enjouée, un sourire de Gilberte, sa robe qui l'avait effleuré en passant, un brin d'herbe qu'elle avait brisé, et dont il s'était emparé, c'en était bien assez pour l'occuper toute la nuit; et le jour avait à peine paru, qu'il courait préparer son cheval lui-même afin de partir plus vite. Il oubliait de manger, et ne s'étonnait même pas de vivre ainsi de la rosée du matin et de la brise qui soufflait de Châteaubrun.

Il n'osait pas y aller tous les jours, quoiqu'il l'eût pu sans que M. Antoine le reçût moins bien. Mais il y a dans la passion une pudeur craintive qui s'effraie du bonheur au moment de le saisir. Il errait alors dans toutes les directions, et se cachait dans les bois pour regarder les ruines de Châteaubrun à travers les branches, comme s'il eût craint d'être surpris en flagrant délit d'adoration.

Le soir, quand Jean Jappeloup avait fini sa journée, comme il n'avait pas encore de quoi payer un loyer, qu'il ne voulait pas gêner ses amis, et que les nuits étaient chaudes et sereines, il se retirait dans une petite chapelle abandonnée, sur les hauteurs qui forment le centre du village, et, avant de s'étendre sur la paille dont il s'était fait un lit, il allait dire sa prière dans la jolie église de Gargilesse.

Il descendait par préférence dans la crypte romaine qui porte encore les traces de curieuses fresques du XVe siècle. De la fenêtre élégante de ce souterrain, on domine encore des murailles de rochers et les vertes ravines où coule la Gargilesse.

Le charpentier avait été privé trop longtemps à son gré de la vue de son cher endroit, et il interrompait souvent sa prière paisible et rêveuse pour regarder le paysage, toujours demi-priant, demi-rêvant, plongé dans cet état particulier de l'âme que connaissent les gens simples, les paysans, surtout après la fatigue du jour.

C'est alors qu'Émile, lorsqu'il avait dîné et promené quelque temps avec sa mère, venait chercher le charpentier, admirer avec lui ce joli monument et causer ensuite sur le sommet de la colline, de tout ce dont on ne parlait point dans la maison Cardonnet, c'est-à-dire de Châteaubrun, de M. Antoine, de Janille, et, finalement, de Gilberte.

Il y avait quelqu'un qui aimait Gilberte presque autant qu'Émile, quoique ce fût d'un tout autre amour: c'était Jean.

Il ne la considérait pas précisément comme sa fille, car il se mêlait à son sentiment paternel une sorte de respect pour une nature si choisie, et une manière de rude enthousiasme qu'il n'eût point eu pour ses propres enfants. Mais il était vain de sa beauté, de sa bonté, de sa raison et de son courage, comme un homme qui sait le prix de ces dons, et qui sent vivement l'honneur d'une noble amitié.

La familiarité avec laquelle il s'exprimait sur son compte, retranchant le titre de mademoiselle, selon son habitude d'appeler chacun par son nom, n'ôtait rien à la vénération instinctive qu'il avait pour elle, et les oreilles d'Émile n'en étaient point blessées quoique, pour son compte, il n'eût pas osé en faire autant.

Le jeune homme se plaisait à entendre raconter les jeux et les gentillesses de l'enfance de Gilberte, ses élans de bonté, ses attentions généreuses et délicates pour l'ami vagabond qui, sans asile, eût manqué de tout.

«Quand je courais par la montagne, tout dernièrement, disait Jappeloup, j'étais quelquefois serré de si près, que je n'osais sortir d'un trou de rocher ou du faîte d'un arbre bien branchu où je m'étais caché le matin.

«La faim se faisait sentir alors, et un soir que je n'en pouvais plus de faiblesse et de fatigue, je tournais la montagne, me disant avec souci qu'il y avait bien loin de là à Châteaubrun, et que, si j'étais rencontré en chemin par les gendarmes, je n'aurais pas la force de courir; mais voilà que j'aperçois sur le chemin une petite charrette avec quelques bottes de paille, et, tout à côté, Gilberte qui me faisait signe.

«Elle était venue jusque là avec Sylvain Charasson, me cherchant de tous côtés, et guettant comme une petite caille au coin d'un buisson. Alors je me suis couché et caché dans la paille; Gilberte s'est assise auprès de moi, et Sylvain nous a ramenés à Châteaubrun, où j'ai fait mon entrée sous le nez des gendarmes qui m'épiaient à deux pas de là.

«Une autre fois nous étions convenus que Sylvain m'apporterait à manger dans le creux d'un vieux saule, à une lieue environ de Châteaubrun; il faisait un mauvais temps, une pluie battante, et je me doutais que le drôle, qui aime ses aises, ferait semblant de m'oublier ou mangerait mon dîner en route.

«Cependant j'y passai à l'heure dite, et je trouvai le petit panier bien rempli et bien abrité. Et puis devinez ce que j'aperçus auprès du saule?

«La trace d'un pied mignon sur le sable mouillé, et j'ai pu suivre ce pauvre petit pied sur le terrain d'alentour où il avait enfoncé plus d'une fois jusqu'au dessus de la cheville.

«Cette chère enfant s'était mouillée, crottée, fatiguée, ne voulant se fier qu'à elle-même du soin d'assister son vieux ami.

«Et puis encore un autre jour, elle vit les limiers qui marchaient droit sur une vieille ruine, où, me croyant bien en sûreté, je faisais tranquillement un somme en plein midi. Il faisait cruellement chaud ce jour-là! c'était le même jour où vous êtes arrivé dans le pays. Eh bien, Gilberte prit le sentier de traverse, sentier bien dur et bien dangereux, où les cavaliers n'auraient pu la suivre, et arriva un quart d'heure avant eux, toute rouge, toute essoufflée, pour me réveiller et me dire de gagner au large.

«Elle en a été malade, la pauvre chère âme, et ses parents n'en ont rien su. Voilà surtout ce qui me rendait soucieux le soir, quand nous avons soupé à Châteaubrun, et que Janille nous a dit qu'elle était couchée. Oh oui! cette petite-là a toujours été d'un grand cœur.

«Si le roi de France savait ce qu'elle vaut, il serait trop honoré de l'obtenir en mariage pour le meilleur de ses fils.

«Elle n'était pas plus grosse que mon poing, qu'on voyait déjà que ça serait joli et aimable comme tout.

«Vous aurez beau chercher dans les grandes dames et dans les plus riches, mon garçon, jamais vous ne trouverez par là une Gilberte comme celle de Châteaubrun!»

Émile l'écoutait avec délices, lui adressait mille questions, et lui faisait raconter dix fois les mêmes histoires.

M. Cardonnet ne fut pas longtemps sans découvrir la cause du changement survenu chez Émile. Plus de tristesse, plus de réticences pénibles, plus de reproches détournés.

Il semblait qu'Émile n'eût jamais été en opposition avec lui sur quoi que ce soit, ou du moins qu'il n'eût jamais remarqué que son père avait d'autres vues que les siennes.

Il était redevenu enfant à beaucoup d'égards; il ne soupirait point à tel ou tel projet d'études; il ne voyait plus les choses qui eussent pu blesser ses principes; il ne rêvait que belles matinées de soleil, longues promenades, précipices à franchir, solitudes à explorer; et pourtant il ne rapportait ni croquis, ni plantes, ni échantillons de minéralogie, comme il l'eût fait en tout autre temps.

La vie de campagne lui plaisait par-dessus tout, le pays était le plus beau du monde, le grand air et l'exercice du cheval lui faisaient un bien extrême; enfin, tout était pour le mieux, pourvu qu'on le laissât courir; et s'il tombait dans la rêverie, il en sortait par un sourire qui semblait dire:

«J'ai en moi de quoi m'occuper, et ce que vous me dites n'est rien auprès de ce que je pense.»

Si, par quelque artifice, M. Cardonnet réussissait à le retenir, il paraissait brisé un instant, et puis tout à coup résigné, comme un homme qu'il est impossible de déposséder de son fonds de bonheur; il se hâtait d'obéir et se mettait à la tâche pour avoir plus tôt fini.

«Il y a une jolie fille au fond de tout cela! se dit M. Cardonnet, et l'amour rend docile cette âme rebelle. C'est fort bon à savoir. La fièvre philosophique et raisonneuse peut donc faire place à une soif de plaisir ou à des rêveries sentimentales! J'étais bien fou de ne pas compter sur la jeunesse et sur les passions! Laissons souffler cet orage, il emportera l'obstacle auquel je me serais brisé; et quand il sera temps, d'arrêter l'orage, j'y aviserai. Dépêche-toi de courir et d'aimer, mon pauvre Émile! Il en est de toi comme du torrent qui me fait la guerre: tous deux vous vous soumettrez quand vous sentirez la main du maître!»

M. Cardonnet n'avait pas la conscience de sa cruauté. Il ne croyait pas à la force et à la durée de l'amour, et n'attachait pas plus d'importance à un désespoir de jeune homme qu'à des larmes d'enfant.

S'il eût pensé que mademoiselle de Châteaubrun pouvait devenir victime de son plan d'attente, il s'en fût fait conscience peut-être. Mais ici l'esprit de propriété et le chacun pour soi l'empêchaient de prévoir le mal d'autrui.

«C'est l'affaire du vieux Antoine de garder sa fille, pensait-il, si l'ivrogne s'endort sur ses propres dangers, il a du moins une servante maîtresse qui n'a rien de mieux à faire qu'à mettre, le soir, dans sa poche la clef du fameux pavillon. On peut, quand il en sera temps, ouvrir les yeux de la duègne.»

Dans cette persuasion, il laissa Émile à peu près libre de son temps et de ses démarches. Il se bornait à le railler, et à dénigrer amèrement la famille de Châteaubrun dans l'occasion, pour se mettre à l'abri du reproche d'avoir ouvertement encouragé les poursuites de son fils.

Dans son opinion, Antoine de Châteaubrun était véritablement un pauvre sire, un homme déconsidéré, que la misère avait avili et que l'oisiveté abrutissait.

Il voyait avec un plaisir superbe les anciens maîtres de la terre, déchus ainsi, se réfugier dans les bras du peuple, sans oser recourir à la protection et à la société des nouveaux riches.

M. de Boisguilbault ne trouvait pas grâce devant lui, quoiqu'il fût difficile de lui reprocher le désordre et le manque de tenue.

La richesse qu'il avait su conserver portait bien plus d'ombrage à Cardonnet que le nom de Châteaubrun, et s'il avait du mépris pour le comte, il avait une sorte de haine pour le marquis. Il le déclarait bon pour les Petites-Maisons; et rougissait pour lui, disait-il, de l'emploi stupide d'une si longue vie et d'une si lourde fortune.

Émile prenait soin de défendre M. de Boisguilbault, sans cependant avouer qu'il le voyait deux ou trois fois par semaine …

Il eût craint qu'en lui intimant de rendre ses visites plus rares, son père ne lui ôtât le prétexte qu'il avait auprès des habitants de Châteaubrun pour aller leur rendre une petite visite en passant.

Il avait besoin surtout de ce prétexte auprès de Gilberte, car il voyait bien qu'aucune observation ne viendrait de la part de M. Antoine, mais il craignait que Janille ne fît comprendre à mademoiselle de Châteaubrun qu'il y allait de sa dignité de tenir à distance un jeune homme trop riche pour l'épouser, suivant les idées du monde.

Il prévoyait bien que le jour viendrait où ses assiduités seraient remarquées.

«Mais alors, se disait-il, peut-être que je serai aimé, et que je pourrai m'expliquer sur le sérieux de mes intentions.»

Cette idée le conduisait naturellement à prévoir une opposition violente et longue de la part de M. Cardonnet; mais alors il s'élevait en lui comme un bouillonnement d'audace et de volonté; son cœur palpitait comme celui du guerrier qui s'élance à l'assaut, et qui brûle de planter lui-même son drapeau sur la brèche; il se sentait frémir comme le cheval de combat que l'odeur de la poudre enivre.

Il lui arrivait quelquefois, lorsque son père accablait de sa froide et profonde colère un de ses subordonnés, de se croiser les bras, et de le mesurer involontairement des yeux:

«Nous verrons, se disait-il alors en lui-même, si ces choses m'effraieront, et si cet ouragan me fera plier, quand on portera la main sur l'arche sainte de mon amour. O mon père! vous avez pu me détourner des études que je chérissais, refouler toutes mes aspirations dans mon sein, blesser impunément mon amour-propre et froisser mes sympathies … Si vous voulez le sacrifice de mon intelligence et de mes goûts, eh bien, je me soumettrai encore; mais celui de mon amour!… Oh! vous avez trop de prudence et de pénétration pour l'essayer, car alors vous verriez que si je suis votre fils pour vous aimer, je suis aussi votre sang pour vous résister … Nous nous briserons l'un contre l'autre, comme deux instruments d'égale force, et il vous faudrait devenir parricide pour rester vainqueur.»

En attendant ce jour terrible qu'Émile s'habituait à contempler, il laissait le dépit secret de son père s'exhaler en vaines paroles contre le bon Antoine et sa fidèle Janille. Il lui était même devenu indifférent qu'il fît allusion à la naissance équivoque de sa fille.

Il lui importait fort peu qu'elle eût du sang plébéien dans les veines, et il entendait à peine ce que M. Cardonnet disait là-dessus.»

Il lui semblait d'ailleurs que c'eût été faire injure au père de Gilberte que d'essayer de le défendre contre les autres accusations. Il souriait presque comme un martyr qui reçoit une blessure et défie la douleur.

Malgré toute sa force d'esprit, Cardonnet était donc dans l'erreur, et se précipitait avec son fils dans l'abîme, en se flattant de le retenir aisément lorsqu'il en aurait touché le bord. Il croyait connaître le cœur humain, parce qu'il savait le secret des faiblesses humaines; mais qui ne sait que le côté faible et misérable des choses et des hommes, ne sait que la moitié de la vérité.

«Je l'ai fait plier en des occasions plus importantes, et une amourette est bien peu de chose,» se disait-il.

Il avait raison en fait d'amourettes: il pouvait s'y connaître; mais un grand amour était pour lui un idéal inaccessible, et il ne prévoyait rien de ce qu'il peut inspirer de résolutions sublimes ou funestes.

Peu, être M. de Boisguilbault contribua-t-il aussi un peu pour sa part à calmer l'ardeur ombrageuse d'Émile à l'endroit des questions sociales; parfois sa sécurité glaciale avait impatienté le bouillant jeune homme; mais le plus souvent, il reconnaissait que ce tranquille prophète avait raison de subir le présent avec patience en vue d'un avenir certain.

Lorsqu'il lui parlait au nom de la logique des idées, souveraine des mondes et mère des destinées humaines, au lieu de l'irriter, comme il était arrivé à M. Cardonnet de le faire, en invoquant la fausse et grossière logique du fait, il réussissait à l'apaiser et à le convaincre.

Si le contraste de leurs caractères causait au plus impatient des deux une sorte de généreux dépit, bientôt le plus calme reprenait son empire, et découvrait cette force cachée qui était en lui, et qui le rendait, pour ainsi dire, supérieur à lui-même.

Les railleries de M. Cardonnet avaient vivement froissé Émile, et l'eussent presque poussé à l'exagération du fanatisme. La haute raison de M. de Boisguilbault le réconciliait avec lui-même, et il se sentait fier d'avoir la sanction d'un vieillard aussi éclairé et aussi rigide dans ses déductions.

Comme ils étaient grandement d'accord sur le fond des choses, les discussions ne pouvaient durer longtemps, et comme le communisme était le seul sujet qui pût faire départir le marquis de son laconisme habituel, il leur arrivait bien souvent de tomber dans le silence d'une rêverie à deux.

Pourtant Émile ne s'ennuyait jamais à Boisguilbault. La beauté du parc, la bibliothèque, et surtout le plaisir réservé mais certain que le marquis trouvait à le voir, lui faisaient de ces visites un repos agréable et précieux, au sortir d'émotions plus ardentes.

Il se créait là, pour lui, sans qu'il y prît garde, un intérieur nouveau, bien plus conforme à ses goûts que l'usine bruyante et la maison militairement gouvernée de son père. Châteaubrun eût été encore plus la retraite selon son cœur.

Là, il aimait tout, sans réserve: les habitants, les ruines et jusqu'aux plantes et aux animaux domestiques. Mais le bonheur d'y passer sa vie, c'était le ciel à escalader; comme il fallait, après ce rêve, retomber sur la terre, Émile tombait moins bas à Boisguilbault qu'à Gargilesse.

C'était comme une station entre l'abîme et le ciel, les limbes entre le paradis et le purgatoire. Il s'habituait, tant il y était bien reçu et jalousement gardé, à se croire chez lui. Il s'occupait du parc, rangeait les livres et prenait des leçons d'équitation dans la grande cour.

Peu à peu le vieux marquis se laissait aller aux douceurs de la société, et parfois son sourire ressemblait à un véritable enjouement.

Il ne le savait pas, ou ne voulait pas le dire: mais ce jeune homme lui devenait nécessaire et lui apportait la vie. Pendant des heures entières il semblait accepter nonchalamment cette douceur, mais lorsque Émile était au moment de partir, il voyait s'altérer insensiblement ce pâle visage et le soupir d'asthme devenait un soupir de tendresse et de regret lorsque le jeune homme s'élançait sur son cheval impatient de redescendre la colline.

Enfin il devint évident pour Émile lui-même, qui apprenait chaque jour à déchiffrer ce livre mystérieux, que l'âme du vieillard était affectueuse et sympathique, qu'il avait un regret sourd et continu de s'être voué à la solitude, et qu'il avait eu pour s'y déterminer d'autres motifs qu'une disposition maladive.

Il crut que le moment était venu de sonder cette blessure et d'en proposer le remède.

Le nom d'Antoine de Châteaubrun, prononcé déjà maintes fois sans succès, et qui s'était perdu sans écho dans le silence du parc, vint sur ses lèvres, et s'y attacha plus obstinément. Le marquis fut obligé de l'entendre et d'y répondre:

«Mon cher Émile, lui dit-il du ton le plus solennel qu'il eût encore pris avec lui, vous pouvez me faire beaucoup de peine, et, si telle est votre intention, je vais vous en donner le moyen: c'est de me parler de la personne que vous venez de nommer.

—Je sais bien, répondit le jeune homme, mais …

—Vous le savez! dit M. de Boisguilbault; que savez-vous?»

Et, en faisant cette interrogation, il parut si courroucé, et ses yeux éteints se remplirent d'un feu si sombre, qu'Émile, stupéfait, se rappela ce qui lui avait été dit à leur première entrevue de sa prétendue irascibilité, quoique ce fût alors d'un ton qui ne lui eût pas permis de voir là autre chose qu'une vanterie fort plaisante.

«Mais répondez donc! reprit M. de Boisguilbault d'une voix moins âpre, mais avec un sourire amer. Si vous savez les causes de mon ressentiment, comment osez-vous me les rappeler?

—Si elles sont graves, répondit Émile, apparemment je les ignore; car ce qu'on m'en a dit est si frivole, que je ne peux plus y croire en vous voyant irrité à ce point contre moi.

—Frivole! frivole!… Et qu'est-ce donc qu'on vous a dit? Soyez sincère, n'espérez pas me tromper!

—Et quand donc vous ai-je donné le droit de me soupçonner d'une bassesse telle que le mensonge? reprit Émile un peu animé à son tour.

—Monsieur Cardonnet, dit le marquis en prenant le bras du jeune homme d'une main tremblante comme la feuille près de se détacher au vent de l'automne; vous ne voudriez pas vous faire un jeu de ma souffrance, je le crois. Parlez donc, et dites ce que vous savez, puisqu'il faut que je l'entende.

—Je sais ce qu'on dit, et rien de plus. On prétend que c'est à propos d'un chevreuil, que vous avez rompu une amitié de vingt ans. Un de ces animaux, que vous apprivoisiez pour votre amusement, se serait échappé de votre garenne, et M. de Châteaubrun l'ayant rencontré à peu de distance de chez vous, aurait commis l'étourderie de le tuer. C'eût été une grande étourderie, il est vrai, puisqu'il n'y a point de chevreuils dans ce pays-ci, et qu'il devait supposer que celui-là était un de vos favoris; mais M. de Châteaubrun a toujours été fort distrait, et vraiment ce n'est pas là un défaut qu'on ne puisse pardonner à un ami.

—Et qui vous a raconté cette histoire? Lui, sans doute?

—Il ne s'est jamais expliqué avec moi ni devant moi: c'est Jean, le charpentier, encore un homme dont vous ne voulez pas entendre parler, quoique vous ayez été généreux envers lui, qui m'a dit n'avoir jamais connu entre vous deux d'autre motif de mésintelligence.

—Et de qui tenait-il cette belle explication? de la servante de la maison, sans doute?

—Non, monsieur le marquis. La servante ne parle pas plus de vous que le maître. Ce que je viens de vous dire est une histoire accréditée parmi les paysans.

—Et le fond de l'histoire est vrai, reprit M. de Boisguilbault après une longue pause, qui parut le calmer entièrement. Pourquoi vous en étonneriez-vous, Émile? Ne savez-vous pas qu'il ne faut qu'une goutte d'eau pour faire déborder un lac?

—Et si votre lac d'amertume n'était rempli que de pareilles gouttes d'eau, comment ne voulez-vous pas que je m'étonne de votre susceptibilité? Je ne vois chez M. de Châteaubrun d'autre défaut qu'une sorte d'inertie et d'irréflexion continuelle. Si c'est une suite de distractions et de gaucheries qui vous a rendu sa présence insupportable, je ne retrouve pas, là votre haute sagesse et votre tolérance accoutumées. Je serais donc plus patient que vous, moi, que vous traitez souvent de volcan en éruption, car les distractions de M. Antoine me divertissent plus qu'elles ne m'irritent, et j'y vois une preuve de l'abandon de son âme et de la naïveté de son esprit.

—Émile, Émile, vous ne pouvez pas juger ces choses-là! reprit M. de Boisguilbault, embarrassé. Je suis fort distrait moi-même, et je souffre de mes propres méprises. Celles des autres me sont apparemment insupportables … L'affection ne vit, dit-on, que de contrastes. Deux sourds ou deux aveugles s'ennuient ensemble. Bref, j'étais las de cet homme-là! ne m'en parlez pas davantage.

—Je ne saurais croire que cette injonction soit sérieuse. O mon noble ami, tournez votre déplaisir contre moi seul, si j'insiste; mais il m'est impossible de ne pas voir que cette rupture fâcheuse est un de vos principaux sujets de tristesse. Vous vous la reprochez au fond de l'âme, comme une injustice; et qui sait si ce n'est pas l'unique source de votre misanthropie de fait? Nous tolérons difficilement les autres, quand il y a au fond de nos pensées quelque chose dont nous ne pouvons nous absoudre nous-mêmes. Moi, je crois, et j'ose vous dire que vous seriez consolé si vous aviez réparé le mal que vous faites depuis si longtemps à un de vos semblables.

—Le mal que je lui fais? Et quel mal lui ai-je donc fait? Quelle vengeance ai-je donc exercée contre lui? à qui en ai-je dit du mal? à qui me suis-je plaint? que savez-vous vous même de mes sentiments secrets envers lui? Qu'il se taise, ce malheureux! ou il commettra une grande iniquité en se plaignant de ma conduite.

—Monsieur le marquis, il ne s'en plaint pas, mais il déplore la perte de votre amitié. Ce regret trouble son sommeil, et obscurcit parfois la sérénité de son âme douce et résignée. Il ne prononce pas volontiers votre nom, lui non plus; mais si on le prononce devant lui, il le couvre d'éloges, et ses yeux se remplissent de larmes. Et puis il y a quelqu'un auprès de lui qui souffre plus encore de sa douleur que lui-même; quelqu'un qui vous respecte, qui vous craint, et qui n'ose pas vous implorer; quelqu'un pourtant dont l'affection et la reconnaissance seraient un bienfait dans votre solitude, et un appui dans votre vieillesse …

—Que voulez-vous dire, Émile? dit le marquis péniblement ému. Est-ce de vous que vous parlez? Mettez-vous votre amitié pour moi à cette condition? Ce serait bien cruel de votre part!

—Il n'est pas question de moi ici, répondit Émile. Mon dévouement pour vous est trop profond, et ma sympathie trop involontaire, pour être mise à aucun prix. Je vous parle de quelqu'un, qui ne vous connaît que par moi, mais qui vous avait déjà deviné, et qui rend justice à vos grandes qualités; d'une personne qui vaut mille fois mieux que moi, et que vous aimeriez d'une affection paternelle, si vous pouviez la connaître; en un mot, je vous parle d'un ange, de mademoiselle Gilberte de Châteaubrun.»

A peine Émile avait-il prononcé ce nom, dont il espérait comme d'un charme magique, qu'il vit la figure de son hôte se décomposer d'une manière effrayante. Les pommettes de ses joues maigres et blêmes devinrent pourpres; ses yeux sortirent de leurs orbites; ses bras et ses jambes s'agitèrent de mouvements convulsifs. Il voulut parler, et bégaya des paroles inintelligibles. Enfin, il réussit à faire entendre ces mots:

«Assez, Monsieur … c'est assez, c'est trop … N'ayez jamais le malheur de me parler de cette demoiselle!»

Et, quittant les rochers du parc, où cette scène se passait, il entra dans le chalet, dont il tira la porte avec violence derrière lui.

XIX.

LE PORTRAIT.

Émile demeura quelques jours sans retourner à Boisguilbault: sa peine était profonde. Il s'était d'abord irrité et dépité contre les caprices fâcheux et incompréhensibles du marquis. Mais bientôt, réfléchissant à cet incident bizarre, il se prit d'une grande compassion pour cette âme malade, qui, au milieu de conceptions si lucides et d'instincts si affectueux, nourrissait une sorte de folie désastreuse, certains accès de haine ou de ressentiment, voisins de l'aliénation mentale.

C'était la seule explication que le jeune homme pût se donner à lui-même de l'effet violent produit sur son vieux ami par le nom adoré de Gilberte. Il fut si consterné de cette découverte, qu'il ne se sentit plus le courage de poursuivre une entreprise désormais inutile, et qu'il résolut d'en faire part loyalement à mademoiselle de Châteaubrun.

Il s'achemina un soir vers les ruines, avec les sentiments de sa défaite, et, pour la première fois, il arriva triste. Mais l'amour est un magicien qui, par des faveurs ou des cruautés inattendues, déjoue toutes nos prévisions.

Gilberte était seule. Certes, Janille n'était pas loin; mais, comme elle s'était écartée de la maison à la recherche d'une de ses chèvres, et qu'on ne savait pas précisément de quel côté elle pouvait être, soit qu'on l'attendît, soit qu'on se mît en route pour aller la rejoindre, on avait bien vis-à-vis de soi-même une excuse plausible pour affronter le tête-à-tête. Gilberte aussi paraissait un peu triste. Elle eût été fort embarrassée de dire pourquoi, ni comment il se fit qu'après avoir passé cinq minutes avec Émile, elle ne se souvînt plus d'avoir eu quelques idées sombres en l'attendant.

On avait dîné depuis longtemps à Châteaubrun: suivant une antique habitude, on mangeait aux mêmes heures que les paysans, c'est-à-dire le matin, au milieu du jour, et après la fin des travaux, ce qui est logique pour ceux qui ne font pas de la nuit le jour.

Le soleil était à son déclin lorsque Émile arriva: c'est l'heure où toutes choses sont belles, graves et souriantes à la fois. Émile s'imagina que jusque-là il n'avait pas encore compris la beauté de Gilberte, tant il en fut frappé: comme si c'était pour la première fois, comme si, depuis six semaines, il n'avait pas vécu dans une extase de contemplation.

N'importe, il se persuada qu'il n'avait encore aperçu que la moitié de ses cheveux, et la centième partie de ce que son sourire renfermait de charmes, ses mouvements de grâce, et son regard de trésors inappréciables.

Il avait bien des choses importantes à lui dire, mais il ne se souvenait plus de rien. Il ne pouvait plus songer qu'à la regarder et à l'écouter. Tout ce qu'elle disait était si frappant, si nouveau pour lui!

Comme elle sentait la richesse de la nature, comme elle lui faisait comprendre la perfection des moindres détails! Si elle lui montrait une fleur, il y découvrait des nuances dont il n'avait jamais encore apprécié la délicatesse ou la splendeur; si elle admirait le ciel, il s'apercevait que jamais il n'avait vu un si beau ciel. Le paysage qu'elle regardait prenait un aspect magique, et il ne savait dire autre chose, sinon:

«Oh! oui, comme c'est beau, en effet!… Oh! vous avez raison … C'est vrai, comme c'est vrai, ce que vous vous voyez et ce que vous dites là!»

Il y a une délicieuse stupidité dans l'âme des amants: tout signifie, je vous aime! et l'on chercherait vainement un autre sens à la monotonie de leur adhésion sur tous les points.

Cependant, quoique plus inexpérimentée encore qu'Émile, Gilberte, en qualité de femme, se rendait un peu plus compte de ce qu'elle éprouvait elle-même, tandis qu'Émile aimait comme on respire, sans songer qu'il y a là, à chaque minute de notre existence, un problème ou un prodige.

Gilberte s'interrogeait davantage, et se sentait envahir avec plus d'étonnement. Elle fit bientôt un effort pour rompre cette manière de causer, où, à force de ne se rien dire, on se disait beaucoup trop.

Elle parla de M. de Boisguilbault, et force fut à Émile de dire qu'il n'espérait plus rien. Tout son chagrin se réveilla à cet aveu, et il se plaignit amèrement de la destinée qui lui enlevait la seule occasion d'être utile à M. de Châteaubrun et de complaire à Gilberte.

«Eh bien, consolez-vous, dit la jeune fille avec candeur, je ne vous en aurai pas moins d'obligations: car, grâce à votre zèle et à votre courage, j'ai du moins l'esprit en repos sur le point principal. Sachez ce qui me tourmentait le plus.

«A voir l'obstination hautaine du marquis et l'humilité généreuse de mon père, il me venait à l'esprit un doute insupportable. Je me figurais que mon bon père pouvait avoir eu, sans le vouloir assurément, quelque tort grave, et j'avais voulu en surprendre le secret pour me charger de le réparer. Oh! je l'aurais fait au prix de ma vie! Mais maintenant …

—Mais maintenant! Eh bien! maintenant, dit M. Antoine en paraissant tout à coup au détour d'un massif d'arbustes sauvages, et en souriant avec son air de confiance et de franchise accoutumé, que diable racontez-vous là de si sérieux, et qu'est-ce que tu réparerais au prix de ta vie, ma pauvre petite? Je vois, Émile, qu'elle vous prend pour son confesseur, et qu'elle s'accuse d'avoir tué une mouche avec trop de colère. Qu'est-ce? allons, parlez donc! car votre air embarrassé me donne envie de rire. Est-ce que par hasard on aurait des secrets pour le vieux père?

—Oh non, mon père! je n'en aurai jamais, s'écria Gilberte en jetant son bras sur l'épaule d'Antoine, et en appuyant, sa joue rose contre son visage cuivré. Et puisque vous écoutez aux portes, en plein air, vous allez être forcé d'apprendre ce dont il s'agit. Si vous y trouvez quelque chose à blâmer, songez, que vous en avez perdu le droit, en surprenant ma pensée et en commentant mes paroles. Tenez, je vais tout lui dire, monsieur Émile! car il vaut mieux qu'il le sache. Mon bon père, vous vous affligez de la rancune injuste de M. de Boisguilbault, à propos d'une misère …

—Ah diantre! tu vas me parler de ça, toi! A quoi bon? Tu sais bien que ce sujet-là me chagrine! dit M. Antoine, dont la figure enjouée s'altéra tout à coup.

—Il faut bien en parler, puisque c'est pour la dernière fois, reprit Gilberte. Ce que j'ai à vous en dire vous fera de la peine, et pourtant cela vous ôtera, j'en suis sûre, un grand poids de dessus le cœur.

«Allons, père chéri, ne détournez pas la tête, et ne prenez pas l'air soucieux qui fait tant de mal à votre Gilberte.

«Je sais fort bien que vous ne voulez pas que je prononce devant vous le nom du marquis; vous dites que cela ne me regarde pas, et que je ne peux rien comprendre à vos différends. Mais c'est aussi trop me traiter en petite fille, et je suis bien d'âge à deviner un peu vos peines, afin d'apprendre à vous en consoler.

«Eh bien, je m'informais auprès de M. Cardonnet, qui voit fort souvent M. de Boisguilbault, et qui a eu part à sa confiance sur des points importants, des dispositions présentes de ce gentilhomme à notre égard. Je lui disais que, pour vous ôter le chagrin que vous conserviez de l'avoir involontairement blessé, je donnerais ma vie … C'est bien là ce que je disais?

—Et puis? dit M. de Châteaubrun en passant sur ses lèvres la jolie main de sa fille, d'un air préoccupé.

—Et puis? reprit-elle, M. Émile avait déjà répondu à ce que je voulais savoir, c'est-à-dire que M. de Boisguilbault nous garde une terrible rancune; mais qu'il n'y a plus à s'en occuper, parce que cette rancune n'est fondée sur rien, et que vous n'avez, grâce à Dieu, aucun reproche à vous faire! Au reste, j'en étais bien sûre, cher père; je ne craignais qu'une de vos distractions. Eh bien, consolez-vous … quoique pourtant vous allez vous affecter, j'en suis sûre, de l'état fâcheux de votre ancien ami … M. de Boisguilbault est bien réellement ce qu'il passe pour être, et il faut que vous le reconnaissiez comme les autres … ce pauvre gentilhomme est fou.

—Fou! s'écria M. Antoine frappé d'effroi et de douleur, réellement fou? Vous l'avez entendu divaguer, Émile? Est-ce qu'il souffre beaucoup? est-ce qu'il se plaint? est-ce que sa folie est constatée par les médecins? Oh! voilà une affreuse nouvelle pour moi!»

Et le bon Antoine, se laissant tomber sur un banc, refoula en vain de gros soupirs. Sa robuste poitrine semblait se soulever pour se briser.

«O mon Dieu, voyez comme il l'aime encore! s'écria Gilberte en se jetant à genoux près de son père et le couvrant de caresses. Oh! pardon, pardon, mon père! je vous ai fait du mal, j'ai parlé trop vite! Mais aidez-moi donc à le consoler, Émile?»

Émile tressaillit de ce que Gilberte, dans son émotion, oubliait pour la première fois de l'appeler monsieur. Il semblait qu'elle le traitât comme un frère, et, dans un transport d'attendrissement, il s'agenouilla aussi auprès du bon Antoine, qui paraissait comme menacé d'un coup de sang, tant il était rouge et oppressé.

«Rassurez-vous, dit Émile, les choses n'en sont pas à ce point, et n'y viendront jamais, je l'espère. M. de Boisguilbault n'est pas malade, il jouit de toutes ses facultés; sa monomanie, si l'on peut appeler ainsi l'éloignement qu'il professe pour votre famille, n'est pas un mal nouveau; seulement, à voir cette bizarrerie chez un homme si calme et si tolérant à tous autres égards, j'ai cru longtemps qu'il y avait là des motifs graves, et je suis forcé de constater maintenant qu'il n'y en a aucun; que c'est un trait de folie passagère qu'il oubliera si on ne le réveille plus, et que vous n'en êtes pas le seul objet, puisque d'autres personnes, dont il n'a jamais eu à se plaindre, et qu'il ne connaît pas du tout, lui inspirent le même sentiment d'effroi et de répulsion maladive.

—Expliquez-vous donc, dit M. Antoine, qui commençait à respirer. Quelles sont ces autres personnes?…

—Mais … Jean d'abord, répondit Émile. Vous savez bien qu'il n'a aucun motif de craindre sa présence comme il le fait, et que ce brave homme lui-même ignore absolument ce qu'il peut jamais avoir eu à lui reprocher.

—Il n'a rien à lui reprocher en effet, ni lui, ni personne, mais je sais fort bien ce qu'il suppose … Passons! s'il n'est question que de Jean, le marquis n'est pas fou le moins du monde, il n'est qu'injuste ou dans l'erreur sur le compte de notre ami le charpentier. Mais le faire revenir de cette erreur-là est aussi impossible que de fermer la plaie qui saigne dans son cœur. Pauvre Boisguilbault! Ah! c'est moi, Gilberte, qui donnerais volontiers ma vie pour lui procurer l'oubli du passé! N'en parlons plus.

—Encore un mot pourtant, dit Gilberte, car ce mot vous éclaircira, mon bon père. Ce n'est pas seulement à Jean Jappeloup que le marquis en veut si fort, c'est à moi-même, à moi qu'il a à peine vue, qui ne lui ai jamais parlé, et, dont, à coup sûr, il ne peut avoir à se plaindre en aucune façon. Pour lui avoir prononcé mon nom, avec l'intention de le calmer, M. Cardonnet, que voici, pour vous le dire, a vu se rallumer toute sa colère. Il a jeté les portes en criant, comme si on lui parlait d'une mortelle ennemie.

«Malheur à vous, si vous me parlez jamais de cette demoiselle!!»

M. de Châteaubrun baissa la tête et resta quelques instants sans parler. Il essuya à plusieurs reprises, avec un gros mouchoir à carreaux bleus, son large front baigné de sueur. Puis enfin il prit la main de Gilberte et celle d'Émile dans les siennes, et les fit se toucher sans en avoir conscience, tant il était occupé d'autre chose que de la possibilité de leur amour.

«Mes enfants, dit-il, vous avez cru me faire du bien, et vous avez augmenté ma peine; je ne vous remercie pas moins de vos bonnes intentions, mais je veux que vous me donniez tous deux votre parole de ne plus revenir avec moi, ni entre vous, ni en présence de Janille ou de Jean, ni vous, Émile, avec M. de Boisguilbault, sur ce sujet-là … Jamais, jamais, entendez-vous?» ajouta-t-il du ton le plus solennel et le plus absolu dont il fût capable; et, s'adressant plus particulièrement à Émile, en serrant avec force sa main contre celle de Gilberte avec un redoublement de distraction:

«Mou cher monsieur Émile, dit-il avec attendrissement, vous avez été emporté à une grave imprudence par votre amitié pour moi. Souvenez-vous que la première fois que vous allâtes à Boisguilbault, je vous dis: «Ne prononcez pas mon nom dans cette maison, si vous voulez ne pas nuire à mon ami Jean!» Eh bien, vous avez fini par me nuire à moi-même en oubliant ma recommandation.

«Tout ce que je puis vous dire, c'est que M. de Boisguilbault n'est pas plus fou qu'aucun de nous trois, et que s'il est injuste envers Jean et envers ma fille qui sont bien innocents de mes torts, c'est parce que l'on enveloppe assez naturellement les amis et les proches d'un ennemi dans le ressentiment qu'il inspire.

«M. de Boisguilbault serait bien cruel de ne pas me pardonner s'il pouvait lire au fond de mon cœur; mais sa souffrance est trop grande pour le lui permettre. Respectez donc cette douleur, Émile, et ne traitez pas de fou un homme dont l'infortune mérite les consolations de votre amitié et tous les égards dont vous êtes capable … Allons! promettez-moi de ne plus conspirer ensemble pour mon repos: car quelque chose que vous fassiez, ce sera conspirer contre.»

Émile et Gilberte promirent en tremblant, et Antoine leur dit: «C'est bien, mes enfants, il est des maux incurables et des châtiments qu'il faut savoir subir en silence. Maintenant, allons voir si Janille a retrouvé sa chèvre. J'ai là, dans un panier, des abricots que j'ai été cueillir pour vous deux; car j'avais vu Émile monter le sentier, et je tiens à le régaler des primeurs de mes vieux arbres.»

Après quelques efforts, Antoine reprit son enjouement avec plus de facilité que Gilberte et qu'Émile lui-même. Ce dernier n'osait plus faire de commentaires et de recherches; car tout ce qui tenait à Gilberte lui était sacré, et il suffisait qu'Antoine lui eût enjoint de ne plus penser à cette affaire pour qu'il s'efforçât de l'éloigner de son esprit. Mais il y avait bien d'autres sujets de trouble dans son cœur, et l'amour y jetait de telles racines, qu'il tombait dans des distractions pires que celles de M. de Châteaubrun.

Quand il se retrouva seul sur le chemin de Gargilesse, à l'endroit où celui de Boisguilbault vient bifurquer, son cheval, qui aimait et connaissait également l'un et l'autre gîtes, prit la direction de Boisguilbault.

Émile ne s'en aperçut pas d'abord, et quand il s'en aperçut, il se dit que la Providence le voulait ainsi; qu'il avait laissé seul, pendant bien des jours, le triste vieillard qu'il avait promis d'aimer comme un père; et que, dût-il être mal reçu, il fallait, sans différer, aller obtenir son pardon.

On n'avait pas encore fermé définitivement les grilles du parc lorsqu'il arriva au bas de la colline. Il y entra et se dirigea vers le chalet, comptant que s'il n'y trouvait pas le marquis, il l'y verrait arriver dès que la nuit serait close.

Ayant attaché Corbeau à la galerie extérieure du rez-de-chaussée, il frappa doucement à la porte de la chaumière suisse, et, comme un peu de vent venait de s'élever avec le coucher du soleil, il lui sembla entendre quelque bruit dans l'intérieur et la voix faible du marquis, qui lui disait d'entrer. Mais c'était une pure illusion, car lorsqu'il eut poussé la porte, il s'aperçut que l'intérieur était vide.

Cependant M. de Boisguilbault pouvait être au fond de l'habitation, dans la chambre invisible où il avait coutume de se retirer le soir. Émile toussa, fit craquer le plancher pour l'avertir de sa présence, bien décidé à s'en aller sans le voir, plutôt que de franchir la porte interdite à tout le monde sans exception.

Comme aucun bruit ne répondit à celui qu'il faisait, il jugea que le marquis était encore au château, et il allait se diriger de ce côté lorsqu'un coup de vent fit ouvrir en même temps avec violence une fenêtre et la porte située au fond de l'appartement. Il se tourna vers cette porte, croyant voir arriver par là M. de Boisguilbault; mais personne ne parut, et Émile distingua l'intérieur d'un petit cabinet de travail aussi mal rangé que les appartements du château l'étaient avec soin.

Il eût craint de commettre une indiscrétion en y pénétrant, et même en examinant de loin les meubles pauvres et grossiers, et le pêle-mêle de vieux livres et de paperasses qu'il vit confusément au premier coup d'œil. Mais ce qui captiva son attention, en dépit de lui-même, ce fut un portrait de femme de grandeur naturelle, placé au fond de ce réduit, juste en face de lui, si bien qu'il lui était impossible de ne pas le voir, outre qu'il était difficile de ne pas regarder une peinture si belle et une image si charmante.

La dame était vêtue à la mode de l'empire; mais un cachemire bleu d'azur richement brodé, et jeté en draperie sur ses épaules, cachait ce que la taille courte eût pu avoir de disgracieux. La coiffure en boucles, dites naturelles, était assez heureuse, et les cheveux d'un blond doré magnifique.

Rien n'était plus délicat et plus charmant que ce jeune visage; sans doute c'était là madame de Boisguilbault, et notre héros s'oubliait à interroger curieusement la physionomie de cette femme, dont la vie et la mort devaient avoir eu une si grande influence sur la destinée du solitaire.

Mais il est bien rare qu'un portrait nous donne une idée juste du caractère de l'original, et, dans la plupart des cas, on peut peut bien dire que ce qui ressemble le moins à la personne, c'est son image.

Émile s'était représenté la marquise pâle et triste; il voyait une belle élégante, au fier et doux sourire, à la pose noble et triomphante. Avait-elle été ainsi avant ou après son mariage? Ou bien était-ce une nature toute différente de ce qu'il avait supposé?

Ce qu'il y avait de certain, c'est qu'il voyait là une figure ravissante, et que, comme il lui était impossible de rencontrer l'image de la jeunesse et de la beauté sans se représenter aussitôt Gilberte, il se mit à comparer ces deux types, qui peu à peu lui parurent avoir des affinités.

Le jour baissait rapidement, et, n'osant faire un pas pour se rapprocher du mystérieux cabinet, Émile ne vit bientôt plus la peinture que d'une manière vague.

La peau fraîche et les cheveux dorés qui ressortaient encore lui firent bientôt une illusion si forte, qu'il crut avoir devant les yeux le portrait de Gilberte, et que, quand il n'eut plus dans la vue qu'un brouillard rempli d'étincelles fugitives, il eut besoin de faire un effort de volonté pour se rappeler que sa première impression, la seule juste en pareil cas, ne lui avait offert aucun trait précis de ressemblance entre la figure de madame de Boisguilbault et celle de mademoiselle de Châteaubrun.

Il sortit du chalet, et ne rencontrant personne dans le parc, il se dirigea vers le château.

Le même silence, la même solitude régnaient dans la cour. Il monta l'escalier de la tourelle, sans que Martin vînt à sa rencontre, pour l'annoncer avec ce ton de cérémonie dont il ne se départait jamais, même envers l'unique habitué de la maison.

Enfin, il pénétra jusque dans le salon, où les jalousies, fermées jour et nuit, entretenaient une obscurité profonde; et saisi d'un vague effroi, comme si fa mort était entrée dans cette maison déjà si peu vivante, il courut vers les autres pièces et trouva enfin M. de Boisguilbault étendu sur un lit.

Il avait la pâleur et l'immobilité d'un cadavre. Les dernières clartés du jour jetaient un reflet vague et triste sur cette chambre, et le vieux Martin, que sa surdité empêcha d'entendre l'approche d'Émile, assis au chevet de son maître, avait l'apparence d'une statue.

Émile s'élança vers le lit et saisit la main du marquis. Elle était brûlante; et les deux vieillards se réveillant, l'un du sommeil de la fièvre, l'autre de la somnolence de la fatigue ou de l'inaction, le jeune homme s'assura bientôt qu'il n'y avait là qu'une indisposition peu grave en elle-même. Cependant les ravages que deux jours de malaise avaient produits sur ce corps débile et usé étaient assez inquiétants pour l'avenir.

«Ah! vous avez bien fait de venir! dit M. de Boisguilbault en serrant faiblement la main d'Émile; l'ennui m'eût vite consumé si vous m'eussiez abandonné!»

Et Martin, qui n'avait pas entendu les paroles de son maître, mais qui semblait recevoir le contrecoup de ses pensées, répéta d'une voix plus haute qu'il ne croyait:

«Ah! monsieur Émile, vous avez bien fait de venir! M. le marquis s'ennuyait beaucoup de ne pas vous voir.»

Il raconta ensuite comme quoi l'avant-veille, au moment de se retirer dans le parc, M. le marquis s'était senti pris de fièvre, et s'était imaginé tout tranquillement qu'il allait mourir. Il avait voulu se mettre au lit dans cette même chambre, où il n'avait pourtant pas l'habitude de coucher, et il lui avait donné des instructions comme s'il ne devait plus se relever. La nuit avait été assez agitée, et, le lendemain, le marquis avait dit:

«Je me sens mieux, ce ne sera rien; mais je suis fatigué comme si j'avais fait une longue route, et j'ai besoin de me reposer quelque temps. Du silence, Martin; peu de jour, peu de soins et pas de médecin: voilà ce que je t'ordonne. Ne sois pas inquiet.»

«Et comme je ne pouvais pas m'empêcher d'avoir peur, continua le vieux familier, M. le marquis m'a dit:

«—Sois tranquille, brave homme, ce ne sera pas encore pour cette fois-ci.»

—Est-ce que M. le marquis est sujet à de telles indispositions? demanda
Émile; sont-elles graves? durent-elles longtemps?»

Mais il avait oublié que Martin n'entendait d'autre parler que celui de son maître, et, sur un geste de ce dernier, Martin était déjà sorti de l'appartement.

«J'ai laissé parler ce pauvre sourd, dit M. de Boisguilbault; rien n'eût servi de l'interrompre. Mais, d'après son récit, ne me prenez pas pour un poltron.

«Je ne crains point la mort, Émile; je l'ai beaucoup désirée autrefois: désormais, je l'attends avec calme. Il y a déjà longtemps que je sens ses approches; mais elle vient lentement, et je mourrai comme j'ai vécu, sans me presser.

«Je suis sujet à des fièvres intermittentes qui m'ôtent l'appétit et le sommeil, mais dont personne ne s'aperçoit, parce qu'elles me laissent assez de forces pour le peu qu'il m'en faut.

«Je ne crois pas à la médecine; jusqu'ici, elle n'a trouvé le moyen d'enlever le mal qu'en attaquant la vie dans son principe. Sous quelque forme que ce soit, c'est de l'empirisme, et j'aime mieux plier sous la main de Dieu que bondir sous celle d'un homme.

«Cette fois j'ai été plus accablé que de coutume; je me suis senti plus faible d'esprit, et, je vous l'avouerai sans honte, Émile, j'ai reconnu que je ne pouvais plus vivre seul.

«Les vieillards sont des enfants pour s'éprendre d'un bonheur nouveau; mais quand il s'agit de le perdre, ils ne se consolent pas comme les enfants. Ils redeviennent vieillards, et ils meurent.

«Ne vous embarrassez pas de ce que je vous dis là: c'est la fièvre qui me donne cette expansion. Quand je serai guéri, je ne le dirai plus, je ne le penserai même plus; mais je le sentirai toujours à l'état d'instinct à travers mon apathie.

«Ne vous croyez pas enchaîné pour cela à ma triste vieillesse. Il est fort indifférent que je vive un an de plus ou de moins, et qu'une main amie ferme les yeux de celui qui a vécu seul. Mais puisque vous voilà revenu, merci! ne parlons plus de moi, mais de vous. Qu'avez-vous fait durant tous ces tristes jours?

—J'ai été triste moi-même de les passer loin de vous, répondit Émile.

—C'est possible! Telle est la vie, tel est l'homme. Se faire souffrir soi-même en faisant souffrir les autres! C'est là une grande preuve de la solidarité des âmes!»

Émile passa deux heures auprès du marquis, et le trouva plus expansif et plus affectueux qu'il ne l'avait encore été. Il sentit augmenter son attachement pour lui et se promit de ne plus le faire souffrir. Et comme, en le quittant, il s'inquiétait de l'avoir laissé parler avec animation:

«Soyez tranquille, lui dit le marquis. Revenez demain, et vous me trouverez debout. Ce n'est pas cela qui fatigue, c'est l'absence d'expansion qui dessèche et qui tue.»

XX.

LA FORTERESSE DE CROZANT.

Le marquis fut à peu près guéri en effet le lendemain, et déjeuna avec Émile. Rien ne vint plus troubler cette amitié singulière d'un vieillard et d'un tout jeune homme, et grâce aux dernières affirmations de M. de Châteaubrun, la douloureuse appréhension de la folie ne vint plus troubler l'attrait qu'Émile trouvait dans la compagnie de M. de Boisguilbault.

Il s'abstint, ainsi qu'il l'avait promis à Antoine, de jamais parler de lui, et s'en dédommagea en ouvrant son cœur au marquis sur tous ses autres secrets; car il lui eût été impossible de ne pas lui raconter son passé, de ne pas lui communiquer ses idées pour son avenir, et, par suite, ses souffrances, un instant assoupies, mais fatalement interminables, que l'opposition de son père lui avait suscitées et devait lui apporter encore à la première occasion.

M. de Boisguilbault encouragea Émile dans les projets de respect et de soumission; mais il s'étonna du soin qu'avait toujours pris M. Cardonnet d'étouffer les instincts légitimes d'un fils aussi enclin au travail et aussi heureusement doué.

Le goût et l'intelligence qu'Émile montrait pour l'agriculture lui paraissaient caractériser une noble et généreuse vocation, et il se disait que s'il avait eu le bonheur de posséder un fils tel que lui, il eût pu utiliser, de son vivant, l'immense fortune qu'il destinait aux pauvres, mais dont il n'avait pas su faire usage dans le présent.

Il ne pouvait s'empêcher de dire en soupirant qu'on était béni du ciel quand on trouvait dans un fils, dans un ami, dans un autre soi-même, une initiative féconde et les moyens de compléter sérieusement l'œuvre de sa destinée.

Enfin, il accusait Cardonnet, au fond de sa pensée, de vouloir consacrer au mal les forces et les moyens que Dieu lui avait donnés pour l'aider à faire le bien, et il voyait en lui un tyran aveugle et opiniâtre, qui mettait l'argent au-dessus du bonheur d'autrui et du sien propre, comme si l'homme était l'esclave des choses matérielles et non le serviteur de la vérité avant tout.

M. de Boisguilbault n'était pourtant pas un esprit essentiellement religieux. Émile le trouvait toujours trop froid sous ce rapport. Quand le marquis avait dit: «Je crois en Dieu,» il se croyait dispensé de dire: «J'adore.» Quand ses pensées, prenant le plus puissant essor dont il était capable, s'élevaient jusqu'à une sorte d'invocation, qui n'était pas précisément la prière, mais l'hommage, il disait à Dieu: «Ton nom est sagesse!» Émile ajoutait: «Ton nom est amour!» Alors le vieillard reprenait: «C'est la même chose,» et il avait raison.

Émile ne pouvait guère le contredire; mais, dans cette disposition à insister sur le caractère grandiose de la logique et de la rectitude divines, on sentait bien, chez le marquis, l'absence de cette passion exaltée qu'Émile portait dans son sein pour l'inépuisable bonté de la Toute-Puissance. Mais aussi, quand les faits extérieurs, les misères, la faiblesse humaine et tout le mal d'ici-bas donnaient un démenti apparent à cette miséricordieuse Providence et qu'Émile tombait dans une sorte de découragement, le vieux logicien reprenait la supériorité de sa foi.

Il ne doutait jamais, lui, il ne pouvait pas douter. Il n'avait pas besoin de voir pour savoir, disait-il, et le passage des fléaux de ce monde ne troublait pas plus à ses yeux l'ordre moral des choses éternelles que celui des nuées sur le soleil n'en altérait l'ordre physique.

Sa résignation ne partait pas d'un sentiment d'humilité ou de tendresse: car pour ses propres chagrins, il avouait n'avoir jamais pu se soumettre qu'extérieurement; mais il croyait pour l'univers à une source de fatalisme optimiste qui contrastait avec son pessimisme personnel, et qui formait le trait le plus original de son esprit et de son caractère.

«Voyez, disait-il, la logique est partout! Elle est infinie dans l'œuvre de Dieu; mais elle est incomplète et insaisissable dans chaque chose, parce que chaque chose est finie; l'homme lui-même, bien qu'il soit le reflet le plus frappant de l'infini sur ce petit monde. Nul homme ne peut comprendre la sagesse infinie, si ce n'est à l'état d'abstraction: car, s'il cherche en lui-même et autour de lui, il ne la peut saisir et constater en aucune façon. Vous me traitez souvent de logicien; j'y consens: j'aime et je cherche la logique. J'en ai un besoin énorme, et ne me complais à rien qui lui soit étranger. Mais suis-je logique dans mes actions et dans mes instincts? Moins que qui que ce soit au monde. Plus je me tâte, plus je trouve en moi l'abîme des contradictions, le désordre du chaos. Eh bien, je suis un exemple particulier de ce qu'est l'homme en général; et plus je suis illogique à mes propres yeux, plus je sens la logique de Dieu planer sur ma faible tête, qui s'égarerait sans cette boussole céleste, et rendrait follement l'univers complice responsable de sa propre infirmité.»

Une fois il emmena Émile dans la campagne, et ils firent à cheval l'exploration des vastes propriétés du marquis. Émile fut frappé du peu de rapport d'une telle richesse territoriale.

«Toutes ces fermes sont au plus bas prix possible, répondit le marquis; quand on ne sait pas sortir des données de l'économie actuelle, le mieux qu'on ait à faire, c'est de grever le moins qu'on peut le cultivateur laborieux. Ces gens-là me remercient, vous le voyez, et me souhaitent une longue vie. Je le crois bien! Ils me croient très bon, quoique ma figure ne leur plaise guère. Ils ne savent pas que je ne les aime point comme ils l'entendent, et que je ne vois en eux que des victimes que je ne puis sauver, mais dont je ne veux pas être le bourreau. Je sais fort bien que, sous une législation logique, cette propriété doit arriver à centupler ses produits. Je suis soulagé de mon ennui quand j'y songe: mais pour y songer et me nourrir de la certitude qu'elle sera un jour l'instrument du libre travail d'hommes nombreux et sages, il ne faut pas que je la voie à l'état où elle est: car ce spectacle me glace et m'attriste! aussi je m'y expose bien rarement.»

Il y avait en effet deux ans environ que M. de Boisguilbault n'était entré dans ses fermes, et n'avait fait le tour de ses domaines. Il ne s'y décidait que dans les cas d'absolue nécessité. Partout il était reçu avec des démonstrations de respect et d'affection qui n'étaient pas sans un mélange de terreur superstitieuse; car ses habitudes de solitude et ses excentricités lui avaient donné, dans l'esprit de plusieurs paysans, la réputation de sorcier.

Plus d'une fois, durant l'orage, on avait dit tristement:

«Ah! si M. de Boisguilbault voulait empêcher la grêle, il ne tiendrait qu'à lui! mais au lieu de faire ce qu'il peut, il cherche quelque autre chose que personne ne sait et qu'il ne trouvera peut-être jamais!»

«Eh bien, Émile, que feriez-vous de tout cela, si c'était à vous? dit le marquis en rentrant; car je ne vous ai pas fait faire cette assommante visite de propriétaire à d'autres fins que de vous interroger.

—J'essaierais! répondit Émile avec vivacité.

—Sans doute, reprit le marquis, j'essaierais de fonder une vraie commune si je pouvais. Mais j'essaierais en vain, j'échouerais. Et vous aussi, peut-être!

—Qu'importe?

—Voici le cri généreux et insensé de la jeunesse: qu'importe de succomber pourvu qu'on agisse, n'est-ce pas? On cède à un besoin d'activité, et l'on ne voit pas les obstacles. Il y en a pourtant, et savez-vous le pire? c'est qu'il n'y a point d'hommes. En ce sens, votre père a raison d'invoquer un fait brutal, mais encore tout puissant. Les esprits ne sont pas mûrs, les cœurs ne sont pas disposés; je vois bien de la terre et des bras, je ne vois pas une âme détachée du moi qui gouverne le monde. Encore quelque temps, Émile, pour que l'idée éclose se répande: ce ne sera pas si long qu'on le croit; je ne le verrai pas, mais vous le verrez. Patience donc!

—Eh quoi! le temps fait-il quelque chose sans nous?

—Non, mais il ne fera rien sans nous tous. Il est des époques où l'on doit se consoler de ne pas pratiquer, pourvu qu'on instruise; puis vient le temps où l'on peut faire à la fois l'un et l'autre. Vous sentez-vous de la force?

—Beaucoup!

—Tant mieux!… Je le crois aussi!… Eh bien, Émile, nous causerons un jour … bientôt peut-être, à ma première fièvre, quand mon pouls battra un peu plus vite qu'aujourd'hui.»

C'est dans de tels entretiens qu'Émile trouvait la force de subir les heures qu'il ne pouvait passer auprès de Gilberte. Il manquait bien quelque chose à son amitié pour M. de Boisguilbault: c'était de pouvoir lui parler d'elle et de lui dire son amour. Mais l'amour heureux a quelque chose de superbe, qui se passe assez bien de l'avis des autres, et le temps où Émile sentirait le besoin de se plaindre et de chercher un appui contre le désespoir n'était pas encore venu pour lui.

En quoi donc consistait son bonheur? Vous le demandez? D'abord il aimait, cela suffit presque à qui aime bien. Et puis, il savait qu'il était aimé, quoiqu'il n'eût jamais osé le demander et qu'on eût encore moins osé le lui dire.

Le nuage, cependant, se formait à l'horizon, et bientôt Émile devait sentir l'approche de l'orage. Un jour Janille lui dit, comme il quittait Châteaubrun: «Ne venez pas de trois ou quatre jours; nous avons affaire dans les environs, et nous serons absents.» Émile pâlit: il crut recevoir son arrêt, et il eut à peine la force de demander quel jour la famille serait de retour dans ses pénates. «Eh mais! dit Janille, vers la fin de la semaine, peut-être. D'ailleurs il est probable que je resterai ici: je ne suis plus d'âge à courir les montagnes, et vous saurez bien venir me demander en passant si M. Antoine et sa fille sont de retour.

—Vous me permettriez donc bien de vous rendre ma visite? dit Émile en s'efforçant de sourire pour cacher sa mortelle angoisse.

—Pourquoi non, si le cœur vous en dit? reprit la petite vieille en se rengorgeant d'un air où l'ombrageux Émile crut voir percer un peu de malice. Je ne crains pas que cela me compromette, moi!»

«C'en est fait, pensa Émile. Mes assiduités ont été remarquées, et quoique M. Antoine ni sa fille ne s'avisent encore de rien, Janille s'est promis de m'expulser. Elle a ici un pouvoir absolu, et le moment de la crise est arrivé.

—Eh bien, mademoiselle Janille, reprit-il, je viendrai vous voir demain, j'aurai grand plaisir à causer avec vous.

—Comme ça se trouve, dit Janille: moi aussi, j'ai envie de causer! Mais demain j'ai du chanvre à cueillir, je compte sur vous après-demain seulement. C'est entendu, je serai ici toute la journée, n'y manquez pas. Bonsoir, monsieur Émile, nous causerons de bonne amitié. Ah! mais! c'est que moi aussi je vous aime bien!»

Plus de doutes pour Émile; la maîtresse femme de Châteaubrun avait ouvert les yeux sur son amour. Quelque voisin officieux commençait à s'étonner de le voir si souvent sur le chemin des ruines. Antoine ne savait rien encore, Gilberte non plus; car, en lui annonçant une petite absence de son père, cette dernière n'avait pas paru prévoir que Janille la ferait partir avec lui. L'adroite gouvernante avait bien fait son plan: d'abord écarter Émile, et puis organiser le départ de Gilberte à l'improviste, afin de se ménager quelques jours pour conjurer le petit orage qu'elle prévoyait de la part du jeune homme.

«Il faudra donc parler, se disait Émile; et pourquoi reculerais-je devant ce terme inévitable de mes secrètes aspirations? Je dirai à sa fidèle gouvernante, à son excellent père, que je l'aime et que j'aspire à sa main. Je demanderai quelque temps pour m'en ouvrir à mon père et pour m'entendre avec lui sur le choix d'une carrière, car je n'en ai point encore, et il faut bien que mon sort se décide. Il y aura une lutte assez violente, mais je serai fort, j'aime. Il ne s'agit pas de moi seul; j'aurai le courage invincible, j'aurai le don de la persuasion, je l'emporterai!»