—Oui, disait-il, le malheur est arrivé dimanche matin, sur les huit heures.... Et il contait, comme si elle l'eût écouté, n'oubliant aucun détail, disant les plus petites choses avec une minutie de paysan. Et le petit tapait toujours, lui lançant à présent des coups de pied dans les chevilles.
Quand il arriva au moment où Hautot père avait parlé d'elle, elle entendit son nom, découvrit sa figure et demanda:
—Pardon, je ne vous suivais pas, je voudrais bien savoir.... Si ça ne vous contrariait pas de recommencer.
Il recommença dans les mêmes termes: «Le malheur est arrivé dimanche matin sur les huit heures....»
Il dit tout, longuement, avec des arrêts, des points, des réflexions venues de lui, de temps en temps. Elle l'écoutait avidement, percevant avec sa sensibilité nerveuse de femme toutes les péripéties qu'il racontait, et tressaillant d'horreur, faisant: «Oh mon Dieu!» parfois. Le petit, la croyant calmée, avait cessé de battre César pour prendre la main de sa mère, et il écoutait aussi, comme s'il eût compris.
Quand le récit fut terminé, Hautot fils reprit:
—Maintenant, nous allons nous arranger ensemble suivant son désir. Écoutez, je suis à mon aise, il m'a laissé du bien. Je ne veux pas que vous ayez à vous plaindre....
Mais elle l'interrompit vivement.
—Oh! monsieur César, monsieur César, pas aujourd'hui. J'ai le coeur coupé.... Une autre fois, un autre jour.... Non, pas aujourd'hui.... Si j'accepte, écoutez... ce n'est pas pour moi... non, non, non, je vous le jure. C'est pour le petit. D'ailleurs, on mettra ce bien sur sa tête.
Alors César, effaré, devina, et balbutiant:
—Donc... c'est à lui... le p'tit?
—Mais oui, dit-elle.
Et Hautot fils regarda son frère avec une émotion confuse, forte et pénible.
Après un long silence, car elle pleurait de nouveau, César, tout à fait gêné, reprit:
—Eh bien, alors, mam'zelle Donet, je vas m'en aller. Quand voulez-vous que nous parlions de ça?
Elle s'écria:
—Oh! non, ne partez pas, ne partez pas, ne me laissez pas toute seule avec Émile! Je mourrais de chagrin. Je n'ai plus personne, personne que mon petit. Oh! quelle misère, quelle misère, monsieur César. Tenez, asseyez-vous. Vous allez encore me parler. Vous me direz ce qu'il faisait, là-bas, toute la semaine.
Et César s'assit, habitué à obéir.
Elle approcha, pour elle, une autre chaise de la sienne, devant le fourneau où les plats mijotaient toujours, prit Émile sur ses genoux, et elle demanda à César mille choses sur son père, des choses intimes où l'on voyait, où il sentait sans raisonner qu'elle avait aimé Hautot de tout son pauvre coeur de femme.
Et, par l'enchaînement naturel de ses idées, peu nombreuses, il en revint à l'accident et se remit à le raconter avec tous les mêmes détails.
Quand il dit: «Il avait un trou dans le ventre, on y aurait mis les deux poings», elle poussa une sorte de cri, et les sanglots jaillirent de nouveau de ses yeux. Alors, saisi par la contagion, César se mit aussi à pleurer, et comme les larmes attendrissent toujours les fibres du coeur, il se pencha vers Émile dont le front se trouvait à portée de sa bouche et l'embrassa.
La mère, reprenant haleine, murmurait:
—Pauvre gars, le voilà orphelin.
—Moi aussi, dit César.
Et ils ne parlèrent plus.
Mais soudain, l'instinct pratique de ménagère, habituée à songer à tout, se réveilla chez la jeune femme.
—Vous n'avez peut-être rien pris de la matinée, monsieur César?
—Non, mam'zelle.
—Oh! vous devez avoir faim. Vous allez manger un morceau.
—Merci, dit-il, je n'ai pas faim, j'ai eu trop de tourment.
Elle répondit:
—Malgré la peine, faut bien vivre, vous ne me refuserez pas ça! Et puis vous resterez un peu plus. Quand vous serez parti, je ne sais pas ce que je deviendrai.
Il céda, après quelque résistance encore, et s'asseyant dos au feu, en face d'elle, il mangea une assiette de tripes qui crépitaient dans le fourneau et but un verre de vin rouge. Mais il ne permit point qu'elle débouchât le vin blanc.
Plusieurs fois il essuya la bouche du petit qui avait barbouillé de sauce tout son menton.
Comme il se levait pour partir, il demanda:
—Quand est-ce voulez-vous que je revienne pour parler de l'affaire, mam'zelle Donet?
—Si ça ne vous faisait rien, jeudi prochain, monsieur César. Comme ça je ne perdrais pas de temps. J'ai toujours mes jeudis libres.
—Ça me va, jeudi prochain.
—Vous viendrez déjeuner, n'est-ce pas?
—Oh! quant à ça, je ne peux pas le promettre.
—C'est qu'on cause mieux en mangeant. On a plus de temps aussi.
—Eh bien, soit. Midi alors.
Et il s'en alla après avoir encore embrassé le petit Émile, et serré la main de Mlle Donet.
La semaine parut longue à César Hautot. Jamais il ne s'était trouvé seul et l'isolement lui semblait insupportable. Jusqu'alors, il vivait à côté de son père, comme son ombre, le suivait aux champs, surveillait l'exécution de ses ordres, et quand il l'avait quitté pendant quelque temps le retrouvait au dîner. Ils passaient les soirs à fumer leurs pipes en face l'un de l'autre, en causant chevaux, vaches ou moutons; et la poignée de main qu'ils se donnaient au réveil semblait l'échange d'une affection familiale et profonde.
Maintenant César était seul. Il errait par les labours d'automne, s'attendant toujours à voir se dresser au bout d'une plaine la grande silhouette gesticulante du père. Pour tuer les heures, il entrait chez les voisins, racontait l'accident à tous ceux qui ne l'avaient pas entendu, le répétait quelquefois aux autres. Puis, à bout d'occupations et de pensées, il s'asseyait au bord d'une route en se demandant si cette vie-là allait durer longtemps.
Souvent il songea à Mlle Donet. Elle lui avait plu. Il l'avait trouvée comme il faut, douce et brave fille, comme avait dit le père. Oui, pour une brave fille, c'était assurément une brave fille. Il était résolu à faire les choses grandement et à lui donner deux mille francs de rente en assurant le capital à l'enfant. Il éprouvait même un certain plaisir à penser qu'il allait la revoir le jeudi suivant, et arranger cela avec elle. Et puis l'idée de ce frère, de ce petit bonhomme de cinq ans, qui était le fils de son père, le tracassait, l'ennuyait un peu et l'échauffait en même temps. C'était une espèce de famille qu'il avait là dans ce mioche clandestin qui ne s'appellerait jamais Hautot, une famille qu'il pouvait prendre ou laisser à sa guise, mais qui lui rappelait le père.
Aussi quand il se vit sur la route de Rouen, le jeudi matin, emporté par le trot sonore de Graindorge, il sentit son coeur plus léger, plus reposé qu'il ne l'avait encore eu depuis son malheur.
En entrant dans l'appartement de Mlle Donet, il vit la table mise comme le jeudi précédent, avec cette seule différence que la croûte du pain n'était pas ôtée.
Il serra la main de la jeune femme, baisa Émile sur les joues et s'assit, un peu comme chez lui, le coeur gros tout de même. Mlle Donet lui parut un peu maigrie, un peu pâlie. Elle avait dû rudement pleurer. Elle avait maintenant un air gêné devant lui comme si elle eût compris ce qu'elle n'avait pas senti l'autre semaine sous le premier coup de son malheur, et elle le traitait avec des égards excessifs, une humilité douloureuse, et des soins touchants comme pour lui payer en attention et en dévouement les bontés qu'il avait pour elle. Ils déjeunèrent longuement, en parlant de l'affaire qui l'amenait. Elle ne voulait pas tant d'argent. C'était trop, beaucoup trop. Elle gagnait assez pour vivre, elle, mais elle désirait seulement qu'Émile trouvât quelques sous devant lui quand il serait grand. César tint bon, et ajouta même un cadeau de mille francs pour elle, pour son deuil.
Comme il avait pris son café, elle demanda:
—Vous fumez?
—Oui... J'ai ma pipe.
Il tâta sa poche. Nom d'un nom, il l'avait oubliée! Il allait se désoler quand elle lui offrit une pipe du père, enfermée dans une armoire. Il accepta, la prit, la reconnut, la flaira, proclama sa qualité avec une émotion dans la voix, l'emplit de tabac et l'alluma. Puis il mit Émile à cheval sur sa jambe et le fit jouer au cavalier pendant qu'elle desservait la table et enfermait, dans le bas du buffet, la vaisselle sale pour la laver, quand il serait sorti.
Vers trois heures, il se leva à regret, tout ennuyé à l'idée de partir.
—Eh bien! mam'zelle Donet, dit-il, je vous souhaite le bonsoir et charmé de vous avoir trouvée comme ça.
Elle restait devant lui, rouge, bien émue, et le regardait en songeant à l'autre.
—Est-ce que nous ne nous reverrons plus? dit-elle.
Il répondit simplement:
—Mais oui, mam'zelle, si ça vous fait plaisir.
—Certainement, monsieur César. Alors, jeudi prochain, ça vous irait-il?
—Oui, mam'zelle Donet.
—Vous venez déjeuner, bien sûr?
—Mais..., si vous voulez bien, je ne refuse pas.
—C'est entendu, monsieur César, jeudi prochain, midi, comme aujourd'hui.
—Jeudi midi, mam'zelle Donet!
A Robert Pinchon
Le père Boitelle (Antoine) avait dans tout le pays la spécialité des besognes malpropres. Toutes les fois qu'on avait à faire nettoyer une fosse, un fumier, un puisard, à curer un égout, un trou de fange quelconque, c'était lui qu'on allait chercher.
Il s'en venait avec ses instruments de vidangeur et ses sabots enduits de crasse, et se mettait à sa besogne en geignant sans cesse sur son métier. Quand on lui demandait alors pourquoi il faisait cet ouvrage répugnant, il répondait avec résignation:
—Pardi, c'est pour mes enfants qu'il faut nourrir. Ça rapporte plus qu'autre chose.
Il avait, en effet, quatorze enfants. Si on s'informait de ce qu'ils étaient devenus, il disait avec un air d'indifférence:
—N'en reste huit à la maison. Y en a un au service et cinq mariés.
Quand on voulait savoir s'ils étaient bien mariés, il reprenait avec vivacité:
—Je les ai pas opposés. Je les ai opposés en rien. Ils ont marié comme ils ont voulu. Faut pas opposer les goûts, ça tourne mal. Si je suis ordureux, mé, c'est que mes parents m'ont opposé dans mes goûts. Sans ça, j'aurais devenu un ouvrier comme les autres.
Voici en quoi ses parents l'avaient contrarié dans ses goûts.
Il était alors soldat, faisant son temps au Havre, pas plus bête qu'un autre, pas plus dégourdi non plus, un peu simple pourtant. Pendant les heures de liberté, son plus grand plaisir était de se promener sur le quai, où sont réunis les marchands d'oiseaux. Tantôt seul, tantôt avec un pays, il s'en allait lentement le long des cages où les perroquets à dos vert et à tête jaune des Amazones, les perroquets à dos gris et à tête rouge du Sénégal, les aras énormes qui ont l'air d'oiseaux cultivés en serre, avec leurs plumes fleuries, leurs panaches et leurs aigrettes, les perruches de toute taille, qui semblent coloriées avec un soin minutieux par un bon Dieu miniaturiste, et les petits, tout petits oisillons sautillants, rouges, jaunes, bleus et bariolés, mêlant leurs cris au bruit du quai, apportent dans le fracas des navires déchargés, des passants et des voitures, une rumeur violente, aiguë, piaillarde, assourdissante, de forêt lointaine et surnaturelle.
Boitelle s'arrêtait, les yeux ouverts, la bouche ouverte, riant et ravi, montrant ses dents aux kakatoès prisonniers qui saluaient de leur huppe blanche ou jaune le rouge éclatant de sa culotte et le cuivre de son ceinturon. Quand il rencontrait un oiseau parleur, il lui posait des questions; et si la bête se trouvait ce jour-là disposée à répondre et dialoguait avec lui, il emportait pour jusqu'au soir de la gaieté et du contentement. A regarder les singes aussi il se faisait des bosses de plaisir, et il n'imaginait point de plus grand luxe pour un homme riche que de posséder ces animaux ainsi qu'on a des chats et des chiens. Ce goût-là, ce goût de l'exotique, il l'avait dans le sang comme on a celui de la chasse, de la médecine ou de la prêtrise. Il ne pouvait s'empêcher, chaque fois que s'ouvraient les portes de la caserne, de s'en revenir au quai comme s'il s'était senti tiré par une envie.
Or une fois, s'étant arrêté presque en extase devant un araraca monstrueux qui gonflait ses plumes, s'inclinait, se redressait, semblait faire les révérences de cour du pays des perroquets, il vit s'ouvrir la porte d'un petit café attenant à la boutique du marchand d'oiseaux, et une jeune négresse, coiffée d'un foulard rouge, apparut, qui balayait vers la rue les bouchons et le sable de l'établissement.
L'attention de Boitelle fut aussitôt partagée entre l'animal et la femme, et il n'aurait su dire vraiment lequel de ces deux êtres il contemplait avec le plus d'étonnement et de plaisir.
La négresse, ayant poussé dehors les ordures du cabaret, leva les yeux, et demeura à son tour éblouie devant l'uniforme du soldat. Elle restait debout, en face de lui, son balai dans les mains comme si elle lui eût porté les armes, tandis que l'araraca continuait à s'incliner. Or le troupier au bout de quelques instants fut gêné par cette attention, et il s'en alla à petits pas, pour n'avoir point l'air de battre en retraite.
Mais il revint. Presque chaque jour il passa devant le café des Colonies, et souvent il aperçut à travers les vitres la petite bonne à peau noire qui servait des bocks ou de l'eau-de-vie aux matelots du port. Souvent aussi elle sortait en l'apercevant; bientôt, même, sans s'être jamais parlé, ils se sourirent comme des connaissances; et Boitelle se sentait le coeur remué, en voyant luire, tout à coup, entre les lèvres sombres de la fille, la ligne éclatante de ses dents. Un jour enfin il entra, et fut tout surpris en constatant qu'elle parlait français comme tout le monde. La bouteille de limonade, dont elle accepta de boire un verre, demeura, dans le souvenir du troupier, mémorablement délicieuse; et il prit l'habitude de venir absorber, en ce petit cabaret du port, toutes les douceurs liquides que lui permettait sa bourse.
C'était pour lui une fête, un bonheur auquel il pensait sans cesse, de regarder la main noire de la petite bonne verser quelque chose dans son verre, tandis que les dents riaient, plus claires que les yeux. Au bout de deux mois de fréquentation, ils devinrent tout à fait bons amis, et Boitelle, après le premier étonnement de voir que les idées de cette négresse étaient pareilles aux bonnes idées des filles du pays, qu'elle respectait l'économie, le travail, la religion et la conduite, l'en aima davantage, s'éprit d'elle au point de vouloir l'épouser.
Il lui dit ce projet qui la fit danser de joie. Elle avait d'ailleurs quelque argent, laissé par une marchande d'huîtres, qui l'avait recueillie quand elle fut déposée sur le quai du Havre par un capitaine américain. Ce capitaine l'avait trouvée âgée d'environ six ans, blottie sur des balles de coton dans la calle de son navire, quelques heures après son départ de New-York. Venant au Havre, il y abandonna aux soins de cette écaillère apitoyée ce petit animal noir caché à son bord, il ne savait par qui ni comment. La vendeuse d'huîtres étant morte, la jeune négresse devint bonne au café des Colonies.
Antoine Boitelle ajouta:
—Ça se fera si les parents n'y opposent point. J'irai jamais contre eux, t'entends ben, jamais! Je vas leur en toucher deux mots à la première fois que je retourne au pays.
La semaine suivante en effet, ayant obtenu vingt-quatre heures de permission, il se rendit dans sa famille qui cultivait une petite ferme à Tourteville, près d'Yvetot.
Il attendit la fin du repas, l'heure où le café baptisé d'eau-de-vie rendait les coeurs plus ouverts, pour informer ses ascendants Qu'il avait trouvé une fille répondant si bien à ses goûts, à tous ses goûts, qu'il ne devait pas en exister une autre sur la terre pour lui convenir aussi parfaitement.
Les vieux, à ce propos, devinrent aussitôt circonspects, et demandèrent des explications. Il ne cacha rien d'ailleurs que la couleur de son teint.
C'était une bonne, sans grand avoir, mais vaillante, économe, propre, de conduite, et de bon conseil. Toutes ces choses-là valaient mieux que de l'argent aux mains d'une mauvaise ménagère. Elle avait quelques sous d'ailleurs, laissés par une femme qui l'avait élevée, quelques gros sous, presque une petite dot, quinze cents francs à la caisse d'épargne. Les vieux, conquis par ses discours, confiants d'ailleurs dans son jugement, cédaient peu à peu, quand il arriva au point délicat. Riant d'un rire un peu contraint:
—Il n'y a qu'une chose, dit-il, qui pourra vous contrarier. Elle n'est brin blanche.
Ils ne comprenaient pas et il dut expliquer longuement avec beaucoup de précautions, pour ne les point rebuter, qu'elle appartenait à la race sombre dont ils n'avaient vu d'échantillons que sur les images d'Épinal.
Alors ils furent inquiets, perplexes, craintifs, comme s'il leur avait proposé une union avec le Diable.
La mère disait:—Noire? Combien qu'elle l'est. C'est-il partout?
Il répondait:—Pour sûr: Partout, comme t'es blanche partout, té!
Le père reprenait:—Noire? C'est-il noir autant que le chaudron?
Le fils répondait:—Pt'être ben un p'tieu moins! C'est noire, mais point noire à dégoûter. La robe à m'sieu l'curé est ben noire, et alle n'est pas pu laide qu'un surplis qu'est blanc.
Le père disait:—Y en a-t-il de pu noires qu'elle dans son pays?
Et le fils, convaincu, s'écriait:
—Pour sûr!
Mais le bonhomme remuait la tête.
—Ça doit être déplaisant?
Et le fils:
—C'est point pu déplaisant qu'aut'chose, vu qu'on s'y fait en rin de temps.
La mère demandait:
—Ça ne salit point le linge plus que d'autres, ces piaux-là?
—Pas plus que la tienne, vu que c'est sa couleur.
Donc, après beaucoup de questions encore, il fut convenu que les parents verraient cette fille avant de rien décider et que le garçon, dont le service allait finir l'autre mois, l'amènerait à la maison afin qu'on pût l'examiner et décider en causant si elle n'était pas trop foncée pour rentrer dans la famille Boitelle.
Antoine alors annonça que le dimanche 22 mai, jour de sa libération, il partirait pour Tourteville avec sa bonne amie.
Elle avait mis pour ce voyage chez les parents de son amoureux ses vêtements les plus beaux et les plus voyants, où dominaient le jaune, le rouge et le bleu, de sorte qu'elle avait l'air pavoisée pour une fête nationale.
Dans la gare, au départ du Havre, on la regarda beaucoup, et Boitelle était fier de donner le bras, à une personne qui commandait ainsi l'attention. Puis, dans le wagon de troisième classe où elle prit place à côté de lui, elle imposa une telle surprise aux paysans que ceux des compartiments voisins montèrent sur leurs banquettes pour l'examiner par-dessus la cloison de bois qui divisait la caisse roulante. Un enfant, à son aspect, se mit à crier de peur, un autre cacha sa figure dans le tablier de sa mère.
Tout alla bien cependant jusqu'à la gare d'arrivée. Mais lorsque le train ralentit sa marche en approchant d'Yvetot, Antoine se sentit mal à l'aise, comme au moment d'une inspection quand il ne savait pas sa théorie. Puis, s'étant penché à la portière, il reconnut de loin son père qui tenait la bride du cheval attelé à la carriole, et sa mère venue jusqu'au treillage qui maintenait les curieux.
Il descendit le premier, tendit la main à sa bonne amie, et, droit, comme s'il escortait un général, il se dirigea vers sa famille.
La mère, en voyant venir cette dame noire et bariolée en compagnie de son garçon, demeurait tellement stupéfaite qu'elle n'en pouvait ouvrir la bouche, et le père avait peine à maintenir le cheval que faisait cabrer coup sur coup la locomotive ou la négresse. Mais Antoine, saisi soudain par la joie sans mélange de revoir ses vieux, se précipita, les bras ouverts, bécota la mère, bécota le père malgré l'effroi du bidet, puis se tournant vers sa compagne que les passants ébaubis considéraient en s'arrêtant, il s'expliqua.
—La v'là! J'vous avais ben dit qu'à première vue alle est un brin détournante, mais sitôt qu'on la connaît, vrai de vrai, y a rien de plus plaisant sur la terre. Dites-y bonjour qu'à ne s'émeuve point.
Alors la mère Boitelle, intimidée elle-même à perdre la raison, fit une espèce de révérence, tandis que le père ôtait sa casquette en murmurant: «J'vous la souhaite à vot' désir». Puis sans s'attarder on grimpa dans la carriole, les deux femmes au fond sur des chaises qui les faisaient sauter en l'air à chaque cahot de la route, et les deux hommes par devant, sur la banquette.
Personne ne parlait. Antoine inquiet sifflotait un air de caserne, le père fouettait le bidet, et la mère regardait de coin, en glissant des coups d'oeil de fouine, la négresse dont le front et les pommettes reluisaient sous le soleil comme des chaussures bien cirées.
Voulant rompre la glace, Antoine se retourna.
—Eh bien, dit-il, on ne cause pas?
—Faut le temps; répondit la vieille.
Il reprit:
—Allons, raconte à la p'tite l'histoire des huit oeufs de ta poule.
C'était une farce célèbre dans la famille. Mais comme sa mère se taisait toujours, paralysée par l'émotion, il prit lui-même la parole et narra, en riant beaucoup, cette mémorable aventure. Le père, qui la savait par coeur, se dérida aux premiers mots; sa femme bientôt suivit l'exemple, et la négresse elle-même, au passage le plus drôle, partit tout à coup d'un tel rire, d'un rire si bruyant, roulant, torrentiel, que le cheval excité fit un petit temps de galop.
La connaissance était faite. On causa.
A peine arrivés, quand tout le monde fut descendu, après qu'il eut conduit sa bonne amie dans la chambre pour ôter sa robe qu'elle aurait pu tacher en faisant un bon plat de sa façon destiné à prendre les vieux par le ventre, il attira ses parents devant la porte, et demanda, le coeur battant.
—Eh ben, quéque vous dites?
Le père se tut. La mère plus hardie déclara:
—Alle est trop noire! Non, vrai, c'est trop. J'en ai eu les sangs tournés.
—Vous vous y ferez, dit Antoine.
—Possible, mais pas pour le moment. Ils entrèrent et la bonne femme fut émue en voyant la négresse cuisiner. Alors elle l'aida, la jupe retroussée, active malgré son âge.
Le repas fut bon, fut long, fut gai. Quand on fit un tour ensuite, Antoine prit son père à part.
—Eh ben, pé, quéque t'en dis?
Le paysan ne se compromettait jamais.
—J'ai point d'avis. D'mande à ta mé.
Alors Antoine rejoignit sa mère et la retenant en arrière.
—Eh ben, ma mé, quéque t'en dis?
—Mon pauv'e gars, vrai, alle est trop noire. Seulement un p'tieu moins je ne m'opposerais pas, mais c'est trop. On dirait Satan!
Il n'insista point, sachant que la vieille s'obstinait toujours, mais il sentait en son coeur entrer un orage de chagrin. Il cherchait ce qu'il fallait faire, ce qu'il pourrait inventer, surpris d'ailleurs qu'elle ne les eût pas conquis déjà comme elle l'avait séduit lui-même. Et ils s'en allaient tous les quatre à pas lents à travers les blés, redevenus peu à peu silencieux. Quand on longeait une clôture les fermiers apparaissaient à la barrière, les gamins grimpaient sur les talus, tout le monde se précipitait au chemin pour voir passer la «noire» que le fils Boitelle avait ramenée. On apercevait au loin des gens qui couraient à travers les champs comme on accourt quand bat le tambour des annonces de phénomènes vivants. Le père et la mère Boitelle effarés de cette curiosité semée par la campagne à leur approche, hâtaient le pas, côte à côte, précédant de loin leur fils à qui sa compagne demandait ce que les parents pensaient d'elle.
Il répondit en hésitant qu'ils n'étaient pas encore décidés.
Mais sur la place du village ce fut une sortie en masse de toutes les maisons en émoi, et devant l'attroupement grossissant, les vieux Boitelle prirent la fuite et regagnèrent leur logis, tandis qu'Antoine soulevé de colère, sa bonne amie au bras, s'avançait avec majesté sous les yeux élargis par l'ébahissement.
Il comprenait que c'était fini, qu'il n'y avait plus d'espoir, qu'il n'épouserait pas sa négresse; elle aussi le comprenait; et ils se mirent à pleurer tous les deux en approchant de la ferme. Dès qu'ils y furent revenus, elle ôta de nouveau sa robe pour aider la mère à faire sa besogne; elle la suivit partout, à la laiterie, à l'étable, au poulailler, prenant la plus grosse part, répétant sans cesse: «Laissez-moi faire, madame Boitelle», si bien que le soir venu, la vieille, touchée et inexorable, dit à son fils: «C'est une brave fille tout de même. C'est dommage qu'elle soit si noire, mais vrai, alle l'est trop. J'pourrais pas m'y faire, faut qu'alle r'tourne, alle est trop noire!»
Et le fils Boitelle dit à sa bonne amie:
—Alle n'veut point, alle te trouve trop noire. Faut r'tourner. Je t'aconduirai jusqu'au chemin de fer. N'importe, t'éluge point. J'vas leur y parler quand tu seras partie.
Il la conduisit donc à la gare en lui donnant encore bon espoir, et après l'avoir embrassée, la fit monter dans le convoi qu'il regarda s'éloigner avec des yeux bouffis par les pleurs.
Il eut beau implorer les vieux, ils ne consentirent jamais.
Et quand il avait conté cette histoire que tout le pays connaissait, Antoine Boitelle ajoutait toujours:
—A partir de ça, j'ai eu de coeur à rien, à rien. Aucun métier ne m'allait pu, et j'sieus devenu ce que j'sieus, un ordureux.
On lui disait:
—Vous vous êtes marié pourtant.
—Oui, et j'peux pas dire que ma femme m'a déplu pisque j'y ai fait quatorze éfants, mais c'n'est point l'autre, oh non pour sûr, oh non! L'autre, voyez-vous, ma négresse, alle n'avait qu'à me regarder, je me sentais comme transporté...
Le cimetière plein d'officiers avait l'air d'un champ fleuri. Les képis et les culottes rouges, les galons et les boutons d'or, les sabres, les aiguillettes de l'état-major, les brandebourgs des chasseurs et des hussards passaient au milieu des tombes dont les croix blanches ou noires ouvraient leurs bras lamentables, leurs bras de fer, de marbre ou de bois sur le peuple disparu des morts.
On venait d'enterrer la femme du colonel de Limousin. Elle s'était noyée deux jours auparavant, en prenant un bain.
C'était fini, le clergé était parti, mais le colonel, soutenu par deux officiers, restait debout devant le trou au fond duquel il voyait encore le coffre de bois qui cachait, décomposé déjà, le corps de sa jeune femme.
C'était presque un vieillard, un grand maigre à moustaches blanches qui avait épousé, trois ans plus tôt, la fille d'un camarade, demeurée orpheline après la mort de son père, le colonel Sortis.
Le capitaine et le lieutenant sur qui s'appuyait leur chef essayaient de l'emmener. Il résistait, les yeux pleins de larmes qu'il ne laissait point couler, par héroïsme, et, murmurant, tout bas: «Non, non, encore un peu», il s'obstinait à rester là, les jambes fléchissantes, au bord de ce trou, qui lui paraissait sans fond, un abîme où étaient tombés son coeur et sa vie, tout ce qui lui restait sur terre.
Tout à coup le général Ormont s'approcha, saisit par le bras le colonel, et l'entraînant presque de force: «Allons, allons, mon vieux camarade, il ne faut pas demeurer là.» Le colonel obéit alors, et rentra chez lui.
Comme il ouvrait la porte de son cabinet, il aperçut une lettre sur sa table de travail. L'ayant prise, il faillit tomber de surprise et d'émotion, il avait reconnu l'écriture de sa femme. Et la lettre portait le timbre de la poste avec la date du jour même. Il déchira l'enveloppe et lut.
«PÈRE,
Permettez-moi de vous appeler encore père, comme autrefois. Quand vous recevrez cette lettre, je serai morte, et sous la terre. Alors peut-être pourrez-vous me pardonner.
Je ne veux pas chercher à vous émouvoir ni à atténuer ma faute. Je veux dire seulement, avec toute la sincérité d'une femme qui va se tuer dans une heure, la vérité entière et complète.
Quand vous m'avez épousée, par générosité, je me suis donnée à vous, par reconnaissance et je vous ai aimé de tout mon coeur de petite fille. Je vous ai aimé ainsi que j'aimais papa, presque autant; et un jour, comme j'étais sur vos genoux, et comme vous m'embrassiez, je vous ai appelé: «Père», malgré moi. Ce fut un cri du coeur, instinctif, spontané. Vrai, vous étiez pour moi un père, rien qu'un père. Vous avez ri, et vous m'avez dit: «Appelle-moi toujours comme ça, mon enfant, ça me fait plaisir.»
Nous sommes venus dans cette ville et—pardonnez-moi, père—je suis devenue amoureuse. Oh! j'ai résisté longtemps, presque deux ans, vous lisez bien, presque deux ans, et puis j'ai cédé, je suis devenue coupable, je suis devenue une femme perdue.
Quant à lui?—Vous ne devinerez pas qui. Je suis bien tranquille là-dessus, puisqu'ils étaient douze officiers, toujours autour de moi et avec moi, que vous appeliez mes douze constellations.
Père, ne cherchez pas à le connaître et ne le haïssez pas, lui. Il a fait ce que n'importe qui aurait fait à sa place, et puis, je suis sûre qu'il m'aimait aussi de tout son coeur.
Mais, écoutez—un jour, nous avions rendez-vous dans l'île des Bécasses, vous savez la petite île, après le moulin. Moi, je devais y aborder en nageant, et lui devait m'attendre dans les buissons, et puis rester là jusqu'au soir pour qu'on ne le vît pas partir. Je venais de le rejoindre, quand les branches s'ouvrent et nous apercevons Philippe, votre ordonnance, qui nous avait surpris. J'ai senti que nous étions perdus et j'ai poussé un grand cri; alors il m'a dit—lui, mon ami!—Allez-vous-en à la nage, tout doucement, ma chère, et laissez-moi avec cet homme.
Je suis partie, si émue que j'ai failli me noyer, et je suis rentrée chez vous, m'attendant à quelque chose d'épouvantable.
Une heure après, Philippe me disait, à voix basse, dans le corridor du salon où je l'ai rencontré. «Je suis aux ordres de madame, si elle avait quelque lettre à me donner». Alors je compris qu'il s'était vendu, et que mon ami l'avait acheté.
Je lui ai donné des lettres, en effet,—toutes mes lettres.—Il les portait et me rapportait les réponses.
Cela a duré deux mois environ. Nous avions confiance en lui, comme vous aviez confiance en lui, vous aussi.
Or, père, voici ce qui arriva. Un jour, dans la même île où j'étais venue à la nage, mais, seule, cette fois, j'ai retrouvé votre ordonnance. Cet homme m'attendait et il m'a prévenue qu'il allait nous dénoncer à vous et vous livrer des lettres gardées par lui, volées, si je ne cédais point à ses désirs.
Oh! père, mon père, j'ai eu peur, une peur lâche, indigne, peur de vous surtout, de vous si bon, et trompé par moi, peur pour lui encore,—vous l'auriez tué—pour moi aussi, peut-être, est-ce que je sais, j'étais affolée, éperdue, j'ai cru l'acheter encore une fois ce misérable qui m'aimait aussi, quelle honte!
Nous sommes si faibles, nous autres, que nous perdons la tête bien plus que vous. Et puis, quand on est tombé, on tombe toujours plus bas, plus bas. Est-ce que je sais ce que j'ai fait? J'ai compris seulement qu'un de vous deux et moi allions mourir—et je me suis donnée à cette brute.
Vous voyez, père, que je ne cherche pas à m'excuser.
Alors, alors—alors, ce que j'aurais dû prévoir est arrivé—il m'a prise et reprise quand il a voulu en me terrifiant. Il a été aussi mon amant, comme l'autre, tous les jours. Est-ce pas abominable? Et quel châtiment, père?
Alors, moi, je me suis dit. Il faut mourir. Vivante, je n'aurais pu vous confesser un pareil crime. Morte, j'ose tout. Je ne pouvais plus faire autrement que de mourir, rien ne m'aurait lavée, j'étais trop tachée. Je ne pouvais plus aimer, ni être aimée; il me semblait que je salissais tout le monde, rien qu'en donnant la main.
Tout à l'heure, je vais aller prendre mon bain et je ne reviendrai pas.
Cette lettre pour vous ira chez mon amant. Il la recevra après ma mort, et sans rien comprendre, vous la fera tenir, accomplissant mon dernier voeu. Et vous la lirez, vous, en revenant du cimetière.
Adieu, père, je n'ai plus rien à vous dire. Faites ce que vous voudrez, et pardonnez-moi.»
Le colonel s'essuya le front couvert de sueur. Son sang-froid, le sang-froid des jours de bataille lui était revenu tout à coup.
Il sonna.
Un domestique parut.
—Envoyez-moi Philippe, dit-il.
Puis, il entr'ouvrit le tiroir de sa table.
L'homme entra presque aussitôt, un grand soldat à moustaches rousses, l'air malin, l'oeil sournois.
Le colonel le regarda tout droit.
—Tu vas me dire le nom de l'amant de ma femme.
—Mais, mon colonel...
L'officier prit son revolver dans le tiroir entr'ouvert.
—Allons, et vite, tu sais que je ne plaisante pas.
—Eh bien!... mon colonel..., c'est le capitaine Saint-Albert.
A peine avait-il prononcé ce nom, qu'une flamme lui brûla les yeux, et il s'abattit sur la face, une balle au milieu du front.
Maître Lecacheur apparut sur la porte de sa maison, à l'heure ordinaire, entre cinq heures et cinq heures un quart du matin, pour surveiller ses gens qui se mettaient au travail.
Rouge, mal éveillé, l'oeil droit ouvert, l'oeil gauche presque fermé, il boutonnait avec peine ses bretelles sur son gros ventre, tout en surveillant, d'un regard entendu et circulaire, tous les coins connus de sa ferme. Le soleil coulait ses rayons obliques à travers les hêtres du fossé et les pommiers ronds de la cour, faisait chanter les coqs sur le fumier et roucouler les pigeons sur le toit. La senteur de l'étable s'envolait par la porte ouverte et se mêlait, dans l'air frais du matin, à l'odeur âcre de l'écurie où hennissaient les chevaux, la tête tournée vers la lumière.
Dès que son pantalon fut soutenu solidement, maître Lecacheur se mit en route, allant d'abord vers le poulailler, pour compter les oeufs du matin, car il craignait des maraudes depuis quelque temps.
Mais la fille de ferme accourut vers lui en levant les bras et criant: «Maît' Cacheux, maît' Cacheux, on a volé un lapin, c'te nuit.»
—Un lapin?
—Oui, maît'Cacheux, l'gros gris, celui de la cage à draite.
Le fermier ouvrit tout à fait l'oeil gauche et dit simplement:
—Faut vé ça.
Et il alla voir.
La cage avait été brisée, et le lapin était parti.
Alors l'homme devint soucieux, referma son oeil droit et se gratta le nez. Puis, après avoir réfléchi, il ordonna à la servante effarée, qui demeurait stupide devant son maître:
—Va quéri les gendarmes. Dis que j'les attends sur l'heure.
Maître Lecacheur était maire de sa commune, Pavigny-le-Gras, et commandait en maître, vu son argent et sa position.
Dès que la bonne eut disparu, en courant vers le village, distant d'un demi-kilomètre, le paysan rentra chez lui, pour boire son café et causer de la chose avec sa femme.
Il la trouva soufflant le feu avec sa bouche, à genoux devant le foyer.
Il dit dès la porte:
—V'là qu'on a volé un lapin, l'gros gris.
Elle se retourna si vite qu'elle se trouva assise par terre, et regardant son mari avec des yeux désolés:
—Qué qu'tu dis, Cacheux! qu'on a volé un lapin?
—L'gros gris.
—L'gros gris?
Elle soupira.
—Qué misère! qué qu'a pu l'vôlé, çu lapin.
C'était une petite femme maigre et vive, propre, entendue à tous les soins de l'exploitation.
Lecacheur avait son idée.
—Ça doit être çu gars de Polyte.
La fermière se leva brusquement, et d'une voix furieuse:
—C'est li! c'est li! faut pas en trâcher d'autre. C'est li! Tu l'as dit, Cacheux!
Sur sa maigre figure irritée, toute sa fureur paysanne, toute son avarice, toute sa rage de femme économe contre le valet toujours soupçonné, contre la servante toujours suspectée, apparaissaient dans la contraction de la bouche, dans les rides des joues et du front.
—Et qué que t'as fait? demanda-t-elle.
—J'ai envéyé quéri les gendarmes.
Ce Polyte était un homme de peine employé pendant quelques jours dans la ferme et congédié par Lecacheur après une réponse insolente. Ancien soldat, il passait pour avoir gardé de ses campagnes en Afrique des habitudes de maraude et de libertinage. Il faisait, pour vivre, tous les métiers. Maçon, terrassier, charretier, faucheur, casseur de pierres, ébrancheur, il était surtout fainéant; aussi ne le gardait-on nulle part et devait-il par moments changer de canton pour trouver encore du travail.
Dès le premier jour de son entrée à la ferme, la femme de Lecacheur l'avait détesté; et maintenant elle était sûre que le vol avait été commis par lui.
Au bout d'une demi-heure environ, les deux gendarmes arrivèrent. Le brigadier Sénateur était très haut et maigre, le gendarme Lenient, gros et court.
Lecacheur les fit asseoir, et leur raconta la chose. Puis on alla voir le lieu du méfait afin de constater le bris de la cabine et de recueillir toutes les preuves. Lorsqu'on fut rentré dans la cuisine, la maîtresse apporta du vin, emplit les verres et demanda avec un défi dans l'oeil:
—L'prendrez-vous, c'ti-là?
Le brigadier, son sabre entre les jambes, semblait soucieux. Certes, il était sûr de le prendre si on voulait bien le lui désigner. Dans le cas contraire, il ne répondait point de le découvrir lui-même. Après avoir longtemps réfléchi, il posa cette simple question:
—Le connaissez-vous, le voleur?
Un pli de malice normande rida la grosse bouche de Lecacheur qui répondit:
—Pour l'connaître, non, je l'connais point, vu que j'l'ai pas vu vôler. Si j'l'avais vu, j'y aurais fait manger tout cru, poil et chair, sans un coup d'cidre pour l'faire passer. Pour lors, pour dire qui c'est, je l'dirai point, nonobstant, que j'crais qu'c'est çu propre à rien de Polyte.
Alors il expliqua longuement ses histoires avec Polyte, le départ de ce valet, son mauvais regard, des propos rapportés, accumulant des preuves insignifiantes et minutieuses.
Le brigadier, qui avait écouté avec grande attention tout en vidant son verre de vin et en le remplissant ensuite, d'un geste indifférent, se tourna vers son gendarme:
—Faudra voir chez la femme au berqué Severin, dit-il.
Le gendarme sourit et répondit par trois signes de tête.
Alors, Mme Lecacheur se rapprocha, et tout doucement, avec des ruses de paysanne, interrogea à son tour le brigadier. Ce berger Severin, un simple, une sorte de brute, élevé dans un parc à moutons, ayant grandi sur les côtes au milieu de ses bêtes trottantes et bêlantes, ne connaissant guère qu'elles au monde, avait cependant conservé au fond de l'âme l'instinct d'épargne du paysan. Certes, il avait dû cacher, pendant des années et des années, dans des creux d'arbre ou des trous de rocher tout ce qu'il gagnait d'argent, soit en gardant les troupeaux, soit en guérissant, par des attouchements et des paroles, les entorses des animaux (car le secret des rebouteux lui avait été transmis par un vieux berger qu'il avait remplacé). Or, un jour, il acheta, en vente publique, un petit bien, masure et champ, d'une valeur de trois mille francs.
Quelques mois plus tard, on apprit qu'il se mariait. Il épousait une servante connue pour ses mauvaises moeurs, la bonne du cabaretier. Les gars racontaient que cette fille, le sachant aisé, l'avait été trouver chaque nuit, dans sa hutte, et l'avait pris, l'avait conquis, l'avait conduit au mariage, peu à peu, de soir en soir.
Puis, ayant passé par la mairie et par l'église, elle habitait maintenant la maison achetée par son homme, tandis qu'il continuait à garder ses troupeaux, nuit et jour, à travers les plaines.
Et le brigadier ajouta:
—V'là trois s'maines que Polyte couche avec elle, vu qu'il n'a pas d'abri, ce maraudeur.
Le gendarme se permit un mot:
—Il prend la couverture au berger.
Madame Lecacheur, saisie d'une rage nouvelle, d'une rage accrue par une colère de femme mariée contre le dévergondage, s'écria:
—C'est elle, j'en suis sûre. Allez-y. Ah! les bougres de voleux!
Mais le brigadier ne s'émut pas:
—Minute, dit-il. Attendons midi, vu qu'il y vient dîner chaque jour. Je les pincerai le nez dessus.
Et le gendarme souriait, séduit par l'idée de son chef; et Lecacheur aussi souriait maintenant, car l'aventure du berger lui semblait comique, les maris trompés étant toujours plaisants.
Midi venait de sonner, quand le brigadier Sénateur, suivi de son homme, frappa trois coups légers à la porte d'une petite maison isolée, plantée au coin d'un bois, à cinq cents mètres du village.
Ils s'étaient collés contre le mur afin de n'être pas vus du dedans; et ils attendirent. Au bout d'une minute ou deux, comme personne ne répondait, le brigadier frappa de nouveau. Le logis semblait inhabité tant il était silencieux, mais le gendarme Lenient, qui avait l'oreille fine, annonça qu'on remuait à l'intérieur.
Alors Sénateur se fâcha. Il n'admettait point qu'on résistât une seconde à l'autorité et, heurtant le mur du pommeau de son sabre, il cria:
—Ouvrez, au nom de la loi!
Cet ordre demeurant toujours inutile, il hurla:
—Si vous n'obéissez pas, je fais sauter la serrure. Je suis le brigadier de gendarmerie, nom de Dieu! Attention, Lenient.
Il n'avait point fini de parler que la porte était ouverte, et Sénateur avait devant lui une grosse fille très rouge, joufflue, dépoitraillée, ventrue, large des hanches, une sorte de femelle sanguine et bestiale, la femme du berger Severin.
Il entra.
—Je viens vous rendre visite, rapport à une petite enquête, dit-il.
Et il regardait autour de lui. Sur la table une assiette, un pot à cidre, un verre à moitié plein annonçaient un repas commencé. Deux couteaux traînaient côte à côte. Et le gendarme malin cligna de l'oeil à son chef.
—Ça sent bon, dit celui-ci.
—On jurerait du lapin sauté, ajouta Lenient très gai.
—Voulez-vous un verre de fine? demanda la paysanne.
—Non, merci. Je voudrais seulement la peau du lapin que vous mangez.
Elle fit l'idiote; mais elle tremblait.
—Qué lapin?
Le brigadier s'était assis et s'essuyait le front avec sérénité.
—Allons, allons, la patronne, vous ne nous ferez pas accroire que vous vous nourrissiez de chiendent. Que mangiez-vous, là, toute seule, pour votre dîner?
—Mé, rien de rien, j'vous jure. Un p'tieu d'beurre su l'pain.
—Mazette, la bourgeoise, un p'tieu d'beurre su l'pain... vous faites erreur. C'est un p'tieu d'beurre sur le lapin qu'il faut dire. Bougre! il sent bon vot'beurre, nom de Dieu! c'est du beurre de choix, du beurre d'extra, du beurre de noce, du beurre à poil, pour sûr, c'est pas du beurre de ménage, çu beurre-là!
Le gendarme se tordait et répétait:
—Pour sûr, c'est pas du beurre de ménage.
Le brigadier Sénateur étant farceur, toute la gendarmerie était devenue facétieuse.
Il reprit:
—Ous'qu'il est vot'beurre?
—Mon beurre?
—Oui, vot'beurre.
—Mais dans l'pot.
—Alors, ous'qu'il est l'pot?
—Qué pot?
—L'pot à beurre, pardi!
—Le v'là.
Elle alla chercher une vieille tasse au fond de laquelle gisait une couche de beurre rance et salé.
Le brigadier le flaira et, remuant le front:
—-C'est pas l'même. Il me faut l'beurre qui sent le lapin sauté. Allons, Lenient, ouvrons l'oeil; vois su l'buffet, mon garçon; mé j'vas guetter sous le lit.
Ayant donc fermé la porte, il s'approcha du lit et le voulut tirer; mais le lit tenait au mur, n'ayant pas été déplacé depuis plus d'un demi-siècle apparemment. Alors le brigadier se pencha, et fit craquer son uniforme. Un bouton venait de sauter.
—Lenient, dit-il.
—Mon brigadier?
—Viens, mon garçon, viens au lit, moi je suis trop long pour voir dessous. Je me charge du buffet.
Donc, il se releva, et attendit, debout, que son homme eût exécuté l'ordre.
Lenient, court et rond, ôta son képi, se jeta sur le ventre, et collant son front par terre, regarda longtemps le creux noir sous la couche. Puis, soudain, il s'écria:
—Je l'tiens! Je l'tiens!
Le brigadier Sénateur se pencha sur son homme.
—Qué que tu tiens, le lapin?
—Non, l'voleux!
—L'voleux! Amène, amène!
Les deux bras du gendarme allongés sous le lit avaient appréhendé quelque chose, et il tirait de toute sa force. Un pied, chaussé d'un gros soulier, parut enfin, qu'il tenait de sa main droite.
Le brigadier le saisit: «Hardi! hardi! tire!»
Lenient, à genoux maintenant, tirait sur l'autre jambe. Mais la besogne était rude, car le captif gigotait ferme, ruait et faisait gros dos, s'arc-boutant de la croupe à la traverse du lit.
—Hardi! hardi! tire, criait Sénateur.
Et ils tiraient de toute leur force, si bien que la barre de bois céda et l'homme sortit jusqu'à la tête, dont il se servit encore pour s'accrocher à sa cachette.
La figure parut enfin, la figure furieuse et consternée de Polyte dont les bras demeuraient étendus sous le lit.
—Tire! criait toujours le brigadier.
Alors un bruit bizarre se fît entendre; et, comme les bras s'en venaient à la suite des épaules, les mains se montrèrent à la suite des bras et, dans les mains, la queue d'une casserole, et, au bout de la queue, la casserole elle-même, qui contenait un lapin sauté.
—Nom de Dieu, de Dieu, de Dieu, de Dieu! hurlait le brigadier fou de joie, tandis que Lenient s'assurait de l'homme.
Et la peau du lapin, preuve accablante, dernière et terrible pièce à conviction, fut découverte dans la paillasse.
Alors les gendarmes rentrèrent en triomphe au village avec le prisonnier et leurs trouvailles.
Huit jours plus tard, la chose ayant fait grand bruit, maître Lecacheur, en entrant à la mairie pour y conférer avec le maître d'école, apprit que le berger Severin l'y attendait depuis une heure.
L'homme était assis sur une chaise, dans un coin, son bâton entre les jambes. En apercevant le maire, il se leva, ôta son bonnet, salua d'un:
—Bonjou, maît'Cacheux.
Puis demeura debout, craintif, gêné.
—Qu'est-ce que vous demandez? dit le fermier.
—V'là, maît'Cacheux. C'est-i véridique qu'on a volé un lapin cheux vous, l'aut'semaine?
—Mais oui, c'est vrai, Severin.
—Ah! ben, pour lors c'est véridique.
—Oui, mon brave.
—Qué qui l'a volé, çu lapin?
—C'est Polyte Ancas, l'journalier.
—Ben, ben. C'est-i véridique itou qu'on l'a trouvé sous mon lit?
—Qui ça, le lapin?
—Le lapin et pi Polyte, l'un au bout d'l'autre.
—Oui, mon pauv'e Severin. C'est vrai.
—Pour lors, c'est véridique?
—Oui. Qu'est-ce qui vous a donc conté c't'histoire-là?
—Un p'tieu tout l'monde. Je m'entends. Et pi, et pi, vous n'en savez long su l'mariage, vu qu'vous les faites, vous qu'êtes maire.
—Comment sur le mariage?
—Oui, rapport au drait.
—Comment rapport au droit?
—Rapport au drait d'l'homme et pi au drait d'la femme.
—Mais, oui.
—Eh! ben, dites-mé, maît'Cacheux, ma femme a-t-i l'drait de coucher avé Polyte?
—Comment, de coucher avec Polyte?
—Oui, c'est-i son drait, vu la loi, et pi vu qu'alle est ma femme, de coucher avec Polyte?
—Mais non, mais non, c'est pas son droit.
—Si je l'y r'prends, j'ai-t-i l'drait de li fout' des coups, mé, à elle et pi à li itou?
—Mais... mais... mais oui.
—C'est ben, pour lors. J'vas vous dire. Eune nuit, vu qu'j'avais d'z'idées, j'rentrai, l'aute semaine, et j'les y trouvai, qu'i n'étaient point dos à dos. J'foutis Polyte coucher dehors; mais c'est tout, vu que je savais point mon drait. C'te fois-ci, j'les vis point. Je l'sais par l's autres. C'est fini, n'en parlons pu. Mais si j'les r'pince... nom d'un nom, si j'les r'pince. Je leur ferai passer l'goût d'la rigolade, maît'Cacheux, aussi vrai que je m'nomme Severin...
Le Kléber avait stoppé, et je regardais de mes yeux ravis l'admirable golfe de Bougie qui s'ouvrait devant nous. Les forêts kabyles couvraient les hautes montagnes; les sables jaunes, au loin, faisaient, à la mer une rive de poudre d'or, et le soleil tombait en torrents de feu sur les maisons blanches de la petite ville.
La brise chaude, la brise d'Afrique, apportait à mon coeur joyeux, l'odeur du désert, l'odeur du grand continent mystérieux où l'homme du Nord ne pénètre guère. Depuis trois mois, j'errai sur le bord de ce monde profond et inconnu, sur le rivage de cette terre fantastique de l'autruche, du chameau, de la gazelle, de l'hippopotame, du gorille, de l'éléphant et du nègre. J'avais vu l'arabe galoper dans le vent, comme un drapeau qui flotte et vole et passe, j'avais couché sous la tente brune, dans la demeure vagabonde de ces oiseaux blancs du désert. J'étais ivre de lumière, de fantaisie et d'espace.
Maintenant, après cette dernière excursion, il faudrait partir, retourner en France, revoir Paris, la ville du bavardage inutile, des soucis médiocres et des poignées de mains sans nombre. Je dirais adieu aux choses aimées, si nouvelles, à peine entrevues, tant regrettées.
Une flotte de barques entourait le paquebot. Je sautai dans l'une d'elles où ramait un négrillon, et je fus bientôt sur le quai, près de la vieille porte sarrazine, dont la ruine grise, à l'entrée de la cité kabyle, semble un écusson de noblesse antique.
Comme je demeurais debout sur le port, à côté de ma valise, regardant sur la rade le gros navire à l'ancre, et stupéfait d'admiration devant cette côte unique, devant ce cirque de montagnes baignées par les flots bleus, plus beau que celui de Naples, aussi beau que ceux d'Ajaccio et de Porto, en Corse, une lourde main me tomba sur l'épaule.
Je me retournai et je vis un grand homme à barbe longue, coiffé d'un chapeau de paille, vêtu de flanelle blanche, debout à côté de moi, et me dévisageant de ses yeux bleus.
—N'êtes-vous pas mon ancien camarade de pension? dit-il.
—C'est possible. Comment vous appelez-vous?
—Trémoulin.
—Parbleu! Tu étais mon voisin d'études.
—Ah! vieux, je t'ai reconnu du premier coup, moi.
Et la longue barbe se frotta sur mes joues.
Il semblait si content, si gai, si heureux de me voir, que, par un élan d'amical égoïsme, je serrai fortement les deux mains de ce camarade de jadis, et que je me sentis moi-même très satisfait de l'avoir ainsi retrouvé.
Trémoulin avait été pour moi pendant quatre ans le plus intime, le meilleur de ces compagnons d'études que nous oublions si vite à peine sortis du collège. C'était alors un grand corps mince, qui semblait porter une tête trop lourde, une grosse tête ronde, pesante, inclinant le cou tantôt à droite, tantôt à gauche, et écrasant la poitrine étroite de ce haut collégien à longues jambes.
Très intelligent, doué d'une facilité merveilleuse, d'une rare souplesse d'esprit, d'une sorte d'intuition instinctive pour toutes les études littéraires, Trémoulin était le grand décrocheur de prix de notre classe.
On demeurait convaincu au collège qu'il deviendrait un homme illustre, un poète sans doute, car il faisait des vers et il était plein d'idées ingénieusement sentimentales. Son père, pharmacien dans le quartier du Panthéon, ne passait pas pour riche.
Aussitôt après le baccalauréat, je l'avais perdu de vue.
—Qu'est-ce que tu fais ici? m'écriai-je.
Il répondit en souriant:
—Je suis colon.
—Bah! Tu plantes?
—Et je récolte.
—Quoi?
—Du raisin, dont je fais du vin.
—Et ça va?
—Ça va très bien.
—Tant mieux, mon vieux.
—Tu allais à l'hôtel?
—Mais, oui.
—Eh bien, tu iras chez moi.
—Mais!...
—C'est entendu.
Et il dit au négrillon qui surveillait nos mouvements:
—Chez moi, Ali.
Ali répondit:
—Foui, moussi.
Puis se mit à courir, ma valise sur l'épaule, ses pieds noirs battant la poussière.
Trémoulin me saisit le bras, et m'emmena. D'abord il me posa des questions sur mon voyage, sur mes impressions, et, voyant mon enthousiasme, parut m'en aimer davantage.
Sa demeure était une vieille maison mauresque à cour intérieure, sans fenêtres sur la rue, et dominée par une terrasse qui dominait elle-même celles des maisons voisines, et le golfe et les forêts, les montagnes, la mer.
Je m'écriai:
—Ah! voilà ce que j'aime, tout l'Orient m'entre dans le coeur en ce logis. Cristi! que tu es heureux de vivre ici! Quelles nuits tu dois passer sur cette terrasse! Tu y couches?
—Oui, j'y dors pendant l'été. Nous y monterons ce soir. Aimes-tu la pêche?
—Quelle pêche?
—La pêche au flambeau.
—Mais oui, je l'adore.
—Eh bien, nous irons, après dîner. Puis nous reviendrons prendre des sorbets sur mon toit.
Après que je me fus baigné, il me fit visiter la ravissante ville kabyle, une vraie cascade de maisons blanches dégringolant à la mer, puis nous rentrâmes comme le soir venait, et après un exquis dîner nous descendîmes vers le quai.
On ne voyait plus rien que les feux des rues et les étoiles, ces larges étoiles luisantes, scintillantes, du ciel d'Afrique.
Dans un coin du port, une barque attendait Dès que nous fûmes dedans, un homme dont je n'avais point distingué le visage se mit à ramer pendant que mon ami préparait le brasier qu'il allumerait tout à l'heure. Il me dit:
—Tu sais, c'est moi qui manie la fouine. Personne n'est plus fort que moi.
—Mes compliments.
Nous avions contourné une sorte de môle et nous étions, maintenant, dans une petite baie pleine de hauts rochers dont les ombres avaient l'air de tours bâties dans l'eau, et je m'aperçus, tout à coup, que la mer était phosphorescente. Les avirons qui la battaient lentement, à coups réguliers, allumaient dedans, à chaque tombée, une lueur mouvante et bizarre qui traînait ensuite au loin derrière nous, en s'éteignant. Je regardais, penché, cette coulée de clarté pâle, émiettée par les rames, cet inexprimable feu de la mer, ce feu froid qu'un mouvement allume et qui meurt dès que le flot se calme. Nous allions dans le noir, glissant sur cette lueur, tous les trois.
Où allions-nous? Je ne voyais point mes voisins, je ne voyais rien que ce remous lumineux et les étincelles d'eau projetées par les avirons. Il faisait chaud, très chaud. L'ombre semblait chauffée dans un four, et mon coeur se troublait de ce voyage mystérieux avec ces deux hommes dans cette barque silencieuse.
Des chiens, les maigres chiens arabes au poil roux, au nez pointu, aux yeux luisants, aboyaient au loin, comme ils aboient toutes les nuits sur cette terre démesurée, depuis les rives de la mer jusqu'au fond du désert où campent les tribus errantes. Les renards, les chacals, les hyènes, répondaient; et non loin de là, sans doute, quelque lion solitaire devait grogner dans une gorge de l'Atlas.
Soudain, le rameur s'arrêta. Où étions-nous? Un petit bruit grinça près de moi. Une flamme d'allumette apparut, et je vis une main, rien qu'une main, portant cette flamme légère vers la grille de fer suspendue à l'avant du bateau et chargée de bois comme un bûcher flottant.
Je regardais, surpris, comme si cette vue eût été troublante et nouvelle, et je suivis avec émotion la petite flamme touchant au bord de ce foyer une poignée de bruyères sèches qui se mirent à crépiter.
Alors, dans la nuit endormie, dans la lourde nuit brûlante, un grand feu clair jaillit, illuminant, sous un dais de ténèbres pesant sur nous, la barque et deux hommes, un vieux matelot maigre, blanc et ridé, coiffé d'un mouchoir noué sur la tête, et Trémoulin, dont la barbe blonde luisait.
—Avant! dit-il.
L'autre rama, nous remettant en marche, au milieu d'un météore, sous le dôme d'ombre mobile qui se promenait avec nous. Trémoulin, d'un mouvement continu, jetait du bois sur le brasier qui flambait, éclatant et rouge.
Je me penchai de nouveau et j'aperçus le fond de la mer. A quelques pieds sous le bateau il se déroulait lentement, à mesure que nous passions, l'étrange pays de l'eau, de l'eau qui vivifie, comme l'air du ciel, des plantes et des bêtes. Le brasier enfonçant jusqu'aux rochers sa vive lumière, nous glissions sur des forêts surprenantes d'herbes rousses, rosés, vertes, jaunes. Entre elles et nous une glace admirablement transparente, une glace liquide, presque invisible, les rendait féeriques, les reculait dans un rêve, dans le rêve qu'éveillent les océans profonds. Cette onde claire si limpide qu'on ne distinguait point, qu'on devinait plutôt, mettait entre ces étranges végétations et nous quelque chose de troublant comme le doute de la réalité, les faisait mystérieuses comme les paysages des songes.
Quelquefois les herbes venaient jusqu'à la surface, pareilles à des cheveux, à peine remuées par le lent passage de la barque.
Au milieu d'elles, de minces poissons d'argent filaient, fuyaient, vus une seconde et disparus. D'autres, endormis encore, flottaient suspendus au milieu de ces broussailles d'eau, luisants et fluets, insaisissables. Souvent un crabe courait vers un trou pour se cacher, ou bien une méduse bleuâtre et transparente, à peine visible, fleur d'azur pâle, vraie fleur de mer, laissait traîner son corps liquide dans notre léger remous; puis, soudain, le fond disparaissait, tombé plus bas, très loin, dans un brouillard de verre épaissi. On voyait vaguement alors de gros rochers et des varechs sombres, à peine éclairés par le brasier.
Trémoulin, debout à l'avant, le corps penché, tenant aux mains le long trident aux pointes aiguës qu'on nomme la fouine, guettait les rochers, les herbes, le fond changeant de la mer, avec un oeil ardent de bête qui chasse.
Tout à coup, il laissa glisser dans l'eau, d'un mouvement vif et doux, la tête fourchue de son arme, puis il la lança comme on lance une flèche, avec une telle promptitude qu'elle saisit à la course un grand poisson fuyant devant nous.
Je n'avais rien vu que le geste de Trémoulin, mais je l'entendis grogner de joie, et, comme il levait sa fouine dans la clarté du brasier, j'aperçus une bête qui se tordait traversée par les dents de fer. C'était un congre. Après l'avoir contemplé et me l'avoir montré en le promenant au-dessus de la flamme, mon ami le jeta dans le fond du bateau. Le serpent de mer, le corps percé de cinq plaies, glissa, rampa, frôlant mes pieds, cherchant un trou pour fuir, et, ayant trouvé entre les membrures du bateau une flaque d'eau saumâtre, il s'y blottit, s'y roula presque mort déjà.
Alors, de minute en minute, Trémoulin cueillit, avec une adresse surprenante, avec une rapidité foudroyante, avec une sûreté miraculeuse, tous les étranges vivants de l'eau salée. Je voyais tour à tour passer au-dessus du feu, avec des convulsions d'agonie, des loups argentés, des murènes sombres tachetées de sang, des rascasses hérissées de dards, et des sèches, animaux bizarres qui crachaient de l'encre et faisaient la mer toute noire pendant quelques instants, autour du bateau.
Cependant je croyais sans cesse entendre des cris d'oiseaux autour de nous, dans la nuit, et je levais la tête m'efforçant de voir d'où venaient ces sifflements aigus, proches ou lointains, courts ou prolongés. Ils étaient innombrables, incessants, comme si une nuée d'ailes eût plané sur nous, attirées sans doute par la flamme. Parfois ces bruits semblaient tromper l'oreille et sortir de î'eau.
Je demandai:
—Qui est-ce qui siffle ainsi?
—Mais ce sont les charbons qui tombent.
C'était en effet le brasier semant sur la mer une pluie de brindilles en feu. Elles tombaient rouges ou flambant encore et s'éteignaient avec une plainte douce, pénétrante, bizarre, tantôt un vrai gazouillement, tantôt un appel court d'émigrant qui passe. Des gouttes de résine ronflaient comme des balles ou comme des frelons et mouraient brusquement en plongeant. On eût dit vraiment des voix d'êtres, une inexprimable et frêle rumeur de vie errant dans l'ombre tout près de nous.
Trémoulin cria soudain:
—Ah... la gueuse!
Il lança sa fouine, et, quand il la releva, je vis, enveloppant les dents de la fourchette, et collée au bois, une sorte de grande loque de chair rouge qui palpitait, remuait, enroulant et déroulant de longues et molles et fortes lanières couvertes de suçoirs autour du manche du trident. C'était une pieuvre.
Il approcha de moi cette proie, et je distinguai les deux gros yeux du monstre qui me regardaient, des yeux saillants, troubles et terribles, émergeant d'une sorte de poche qui ressemblait à une tumeur. Se croyant libre, la bête allongea lentement un de ses membres dont je vis les ventouses blanches ramper vers moi. La pointe en était fine comme un fil, et dès que cette jambe dévorante se fut accrochée au banc, une autre se souleva, se déploya pour la suivre. On sentait là-dedans, dans ce corps musculeux et mou, dans cette ventouse vivante, rougeâtre et flasque, une irrésistible force. Trémoulin avait ouvert son couteau, et d'un coup brusque, il le plongea entre les yeux.
On entendit un soupir, un bruit d'air qui s'échappe; et le poulpe cessa d'avancer.
Il n'était pas mort cependant, car la vie est tenace en ces corps nerveux, mais sa vigueur était détruite, sa pompe crevée, il ne pouvait plus boire le sang, sucer et vider la carapace des crabes.
Trémoulin, maintenant, détachait du bordage, comme pour jouer avec cet agonisant, ses ventouses impuissantes, et, saisi soudain par une étrange colère, il cria:
—Attends, je vas te chauffer les pieds.
D'un coup de trident il le reprit et, l'élevant de nouveau, il fit passer contre la flamme, en les frottant aux grilles de fer rougies du brasier, les fines pointes de chair des membres de la pieuvre.