Elles crépitèrent en se tordant, rougies, raccourcies par le feu; et j'eus mal jusqu'au bout des doigts de la souffrance de l'affreuse bête.
—Oh! ne fais pas ça, criai-je.
Il répondit avec calme:
—Bah! c'est assez bon pour elle.
Puis il rejeta dans le bateau la pieuvre crevée et mutilée qui se traîna entre mes jambes, jusqu'au trou plein d'eau saumâtre, où elle se blottit pour mourir au milieu des poissons morts.
Et la pêche continua longtemps, jusqu'à ce que le bois vint à manquer.
Quand il n'y en eut plus assez pour entretenir le feu, Trémoulin précipita dans l'eau le brasier tout entier, et la nuit, suspendue sur nos têtes par la flamme éclatante, tomba sur nous, nous ensevelit de nouveau dans ses ténèbres.
Le vieux se remit à ramer, lentement, à coups réguliers. Où était le port, où était la terre? où était l'entrée du golfe et la large mer? Je n'en savais rien. Le poulpe remuait encore près de mes pieds, et je souffrais dans les ongles comme si on me les eût brûlés aussi. Soudain, j'aperçus des lumières; on rentrait au port.
—Est-ce que tu as sommeil? demanda mon ami.
—Non, pas du tout.
—Alors, nous allons bavarder un peu sur mon toit.
—Bien volontiers.
Au moment où nous arrivions sur cette terrasse, j'aperçus le croissant de la lune qui se levait derrière les montagnes. Le vent chaud glissait par souffles lents, plein d'odeurs légères, presque imperceptibles, comme s'il eût balayé sur son passage la saveur des jardins et des villes de tous les pays brûlés du soleil.
Autour de nous, les maisons blanches aux toits carrés descendaient vers la mer, et sur ces toits on voyait des formes humaines couchées ou debout, qui dormaient ou qui rêvaient sous les étoiles, des familles entières roulées en de longs vêtements de flanelle et se reposant, dans la nuit calme, de la chaleur du jour.
Il me sembla tout à coup que l'âme orientale entrait en moi, l'âme poétique et légendaire des peuples simples aux pensées fleuries. J'avais le coeur plein de la Bible et des Mille et une Nuits; j'entendais des prophètes annoncer des miracles et je voyais sur les terrasses de palais passer des princesses en pantalons de soie, tandis que brûlaient, en des réchauds d'argent, des essences fines dont la fumée prenait des formes de génies.
Je dis à Trémoulin:
—Tu as de la chance d'habiter ici.
Il répondit:
—C'est le hasard qui m'y a conduit.
—Le hasard?
—Oui, le hasard et le malheur.
—Tu as été malheureux?
—Très malheureux.
Il était debout, devant moi, enveloppé de son burnous, et sa voix me fit passer un frisson sur la peau, tant elle me sembla douloureuse.
Il reprit après un moment de silence:
—Je peux te raconter mon chagrin. Cela me fera peut-être du bien d'en parler.
—Raconte.
—Tu le veux?
—Oui.
—Voilà. Tu te rappelles bien ce que j'étais au collège: une manière de poète élevé dans une pharmacie. Je rêvais de faire des livres, et j'essayai, après mon baccalauréat. Cela ne me réussit pas. Je publiai un volume de vers, puis un roman, sans vendre davantage l'un que l'autre, puis une pièce de théâtre qui ne fut pas jouée.
Alors, je devins amoureux. Je ne te raconterai pas ma passion. A côté de la boutique de papa, il y avait un tailleur, lequel était père d'une fille. Je l'aimai. Elle était intelligente, ayant conquis ses diplômes d'instruction supérieure, et avait un esprit vif, sautillant, très en harmonie, d'ailleurs, avec sa personne. On lui eût donné quinze ans bien qu'elle en eût plus de vingt-deux. C'était une toute petite femme, fine de traits, de lignes, de ton, comme une aquarelle délicate. Son nez, sa bouche, ses yeux bleus, ses cheveux blonds, son sourire, sa taille, ses mains, tout cela semblait fait pour une vitrine et non pour la vie à l'air. Pourtant elle était vive, souple et active incroyablement. J'en fus très amoureux. Je me rappelle deux ou trois promenades au jardin du Luxembourg, auprès de la fontaine de Médicis, qui demeureront assurément les meilleures heures de ma vie. Tu connais, n'est-ce pas, cet état bizarre de folie tendre qui fait que nous n'avons plus de pensée que pour des actes d'adoration? On devient véritablement un possédé que hante une femme, et rien n'existe plus pour nous à côté d'elle.
Nous fûmes bientôt fiancés. Je lui communiquai mes projets d'avenir qu'elle blâma. Elle ne me croyait ni poète, ni romancier, ni auteur dramatique, et pensait que le commerce, quand il prospère, peut donner le bonheur parfait.
Renonçant donc à composer des livres, je me résignai à en vendre, et j'achetai, à Marseille, la Librairie Universelle, dont le propriétaire était mort.
J'eus là trois bonnes années. Nous avions fait de notre magasin une sorte de salon littéraire où tous les lettrés de la ville venaient causer. On entrait chez nous comme on entre au cercle, et on échangeait des idées sur les livres, sur les poètes, sur la politique surtout. Ma femme, qui dirigeait la vente, jouissait d'une vraie notoriété dans la ville. Quant à moi, pendant qu'on bavardait au rez-de-chaussée, je travaillais dans mon cabinet du premier qui communiquait avec la librairie par un escalier tournant. J'entendais les voix, les rires, les discussions, et je cessais d'écrire parfois, pour écouter. Je m'étais mis en secret à composer un roman—que je n'ai pas fini.
Les habitués les plus assidus étaient M. Montina, un rentier, un grand garçon, un beau garçon, un beau du Midi, à poil noir, avec des yeux complimenteurs, M. Barbet, un magistrat, deux commerçants, MM. Faucil et Labarrègue, et le général marquis de Flèche, le chef du parti royaliste, le plus gros personnage de la province, un vieux de soixante-six ans.
Les affaires marchaient bien. J'étais heureux, très heureux.
Voilà qu'un jour, vers trois heures, en faisant des courses, je passai par la rue Saint-Ferréol et je vis sortir soudain d'une porte une femme dont la tournure ressemblait si fort à celle de la mienne que je me serais dit: «C'est elle!» si je ne l'avais laissée, un peu souffrante, à la boutique une heure plus tôt. Elle marchait devant moi, d'un pas rapide, sans se retourner. Et je me mis à la suivre presque malgré moi, surpris, inquiet.
Je me disais: «Ce n'est pas elle. Non. C'est impossible, puisqu'elle avait la migraine. Et puis qu'aurait-elle été faire dans cette maison?»
Je voulus cependant en avoir le coeur net, et je me hâtai pour la rejoindre. M'a-t-elle senti ou deviné ou reconnu à mon pas, je n'en sais rien, mais elle se retourna brusquement. C'était elle! En me voyant elle rougit beaucoup et s'arrêta, puis, souriant:
—Tiens, te voilà?
J'avais le coeur serré.
—Oui. Tu es donc sortie? Et ta migraine?
—Ça allait mieux, j'ai été faire une course.
—Où donc?
—Chez Lacaussade, rue Cassinelli, pour une commande de crayons.
Elle me regardait bien en face. Elle n'était plus rouge, mais plutôt un peu pâle. Ses yeux clairs et limpides,—ah! les yeux des femmes!—semblaient pleins de vérité, mais je sentis vaguement, douloureusement, qu'ils étaient pleins de mensonge. Je restais devant elle plus confus, plus embarrassé, plus saisi qu'elle-même, sans oser rien soupçonner, mais sûr qu'elle mentait. Pourquoi? je n'en savais rien.
Je dis seulement:
—Tu as bien fait de sortir si ta migraine va mieux.
—Oui, beaucoup mieux.
—Tu rentres?
—Mais oui.
Je la quittai, et m'en allai seul, par les rues. Que se passait-il? J'avais eu, en face d'elle, l'intuition de sa fausseté. Maintenant je n'y pouvais croire; et quand je rentrai pour dîner, je m'accusais d'avoir suspecté, même une seconde, sa sincérité.
As-tu été jaloux, toi? oui ou non, qu'importe! La première goutte de jalousie était tombée sur mon coeur. Ce sont des gouttes de feu. Je ne formulais rien, je ne croyais rien. Je savais seulement qu'elle avait menti. Songe que tous les soirs, quand nous restions en tête à tête, après le départ des clients et des commis, soit qu'on allât flâner jusqu'au port, quand il faisait beau, soit qu'on demeurât à bavarder dans mon bureau, s'il faisait mauvais, je laissais s'ouvrir mon coeur devant elle avec un abandon sans réserve, car je l'aimais. Elle était une part de ma vie, la plus grande, et toute ma joie. Elle tenait dans ses petites mains ma pauvre âme captive, confiante et fidèle.
Pendant les premiers jours, ces premiers jours de doute et de détresse avant que le soupçon se précise et grandisse, je me sentis abattu et glacé comme lorsqu'une maladie couve en nous. J'avais froid sans cesse, vraiment froid, je ne mangeais plus, je ne dormais pas.
Pourquoi avait-elle menti? Que faisait-elle dans cette maison? J'y étais entré pour tâcher de découvrir quelque chose. Je n'avais rien trouvé. Le locataire du premier, un tapissier, m'avait renseigné sur tous ses voisins, sans que rien me jetât sur une piste. Au second habitait une sage-femme, au troisième une couturière et une manicure, dans les combles deux cochers avec leurs familles.
Pourquoi avait-elle menti? Il lui aurait été si facile de me dire qu'elle venait de chez la couturière ou de chez la manicure. Oh! quel désir j'ai eu de les interroger aussi! Je ne l'ai pas fait de peur qu'elle en fût prévenue et qu'elle connût mes soupçons.
Donc, elle était entrée dans cette maison et me l'avait caché. Il y avait un mystère. Lequel? Tantôt j'imaginais des raisons louables, une bonne oeuvre dissimulée, un renseignement à chercher, je m'accusais de la suspecter. Chacun de nous n'a-t-il pas le droit d'avoir ses petits secrets innocents, une sorte de seconde vie intérieure dont on ne doit compte à personne? Un homme, parce qu'on lui a donné pour compagne une jeune fille, peut-il exiger qu'elle ne pense et ne fasse plus rien sans l'en prévenir avant ou après? Le mot mariage veut-il dire renoncement à toute indépendance, à toute liberté? Ne se pouvait-il faire qu'elle allât chez une couturière sans me le dire ou qu'elle secourût la famille d'un des cochers? Ne se pouvait-il aussi que sa visite dans cette maison, sans être coupable, fût de nature à être, non pas blâmée, mais critiquée par moi? Elle me connaissait jusque dans mes manies les plus ignorées et craignait peut-être, sinon un reproche, du moins une discussion. Ses mains étaient fort jolies, et je finis par supposer qu'elle les faisait soigner en cachette par la manicure du logis suspect et qu'elle ne l'avouait point pour ne pas paraître dissipatrice. Elle avait de l'ordre, de l'épargne, mille précautions de femme économe et entendue aux affaires. En confessant cette petite dépense de coquetterie elle se serait sans doute jugée amoindrie à mes yeux. Les femmes ont tant de subtilités et de roueries natives dans l'âme.
Mais tous mes raisonnements ne me rassuraient point. J'étais jaloux. Le soupçon me travaillait, me déchirait, me dévorait. Ce n'était pas encore un soupçon, mais le soupçon. Je portais en moi une douleur, une angoisse affreuse, une pensée encore voilée—oui, une pensée avec un voile dessus—ce voile, je n'osais pas le soulever, car, dessous, je trouverais un horrible doute... Un amant!... N'avait-elle pas un amant?... Songe! songe! Cela était invraisemblable, impossible... et pourtant?...
La figure de Montina passait sans cesse devant mes yeux. Je le voyais, ce grand bellâtre aux cheveux luisants, lui sourire dans le visage, et je me disais: «C'est lui.»
Je me faisais l'histoire de leur liaison. Ils avaient parlé d'un livre ensemble, discuté l'aventure d'amour, trouvé quelque chose qui leur ressemblait, et de cette analogie avaient fait une réalité.
Et je les surveillais, en proie au plus abominable supplice que puisse endurer un homme. J'avais acheté des chaussures à semelles de caoutchouc afin de circuler sans bruit, et je passais ma vie maintenant à monter et à descendre mon petit escalier en limaçon pour les surprendre. Souvent, même, je me laissais glisser sur les mains, la tête la première, le long des marches, afin de voir ce qu'ils faisaient. Puis je devais remonter à reculons, avec des efforts et une peine infinis, après avoir constaté que le commis était en tiers.
Je ne vivais plus, je souffrais. Je ne pouvais plus penser à rien, ni travailler, ni m'occuper de mes affaires. Dès que je sortais, dès que j'avais fait cent pas dans la rue, je me disais: «Il est là», et je rentrais. Il n'y était pas. Je repartais! Mais à peine m'étais-je éloigné de nouveau, je pensais: «Il est venu, maintenant», et je retournais.
Cela durait tout le long des jours.
La nuit, c'était plus affreux encore, car je la sentais à côté de moi, dans mon lit. Elle était là, dormant ou feignant, de dormir! Dormait-elle? Non, sans doute. C'était encore un mensonge?
Je restais immobile, sur le dos, brûlé par la chaleur de son corps, haletant et torturé. Oh! quelle envie, une envie ignoble et puissante, de me lever, de prendre une bougie et un marteau, et, d'un seul coup, de lui fendre la tête, pour voir dedans! J'aurais vu, je le sais bien, une bouillie de cervelle et de sang, rien de plus. Je n'aurais pas su! Impossible de savoir! Et ses yeux! Quand elle me regardait, j'étais soulevé par des rages folles. On la regarde—elle vous regarde! Ses yeux sont transparents, candides—et faux, faux, faux! et on ne peut deviner ce qu'elle pense, derrière. J'avais envie d'enfoncer des aiguilles dedans, de crever ces glaces de fausseté.
Ah! comme je comprends l'inquisition! Je lui aurais tordu les poignets dans des manchettes de fer.—Parle... avoue!... Tu ne veux pas?... attends!...—Je lui aurais serré la gorge doucement...—Parle, avoue!... tu ne veux pas?...,—et j'aurais serré, serré, jusqu'à la voir râler, suffoquer, mourir... Ou bien je lui aurais brûlé les doigts sur le feu... Oh! cela, avec quel bonheur je l'aurais fait!...
—Parle... parle donc... Tu ne veux pas?
—Je les aurais tenus sur les charbons, ils auraient été grillés, par le bout... et elle aurait parlé... certes!... elle aurait parlé...
Trémoulin, dressé, les poings fermés, criait. Autour de nous, sur les toits voisins, les ombres se soulevaient, se réveillaient, écoutaient, troublées dans leur repos.
Et moi, ému, capté par un intérêt puissant, je voyais devant moi, dans la nuit, comme si je l'avais connue, cette petite femme, ce petit être blond, vif et rusé. Je la voyais vendre ses livres, causer avec les hommes que son air d'enfant troublait, et je voyais dans sa fine tête de poupée les petites idées sournoises, les folles idées empanachées, les rêves de modistes parfumées au musc s'attachant à tous les héros des romans d'aventures. Comme lui je la suspectais, je la détestais, je la haïssais, je lui aurais aussi brûlé les doigts pour qu'elle avouât.
Il reprit, d'un ton plus calme:
—Je ne sais pas pourquoi je te raconte cela. Je n'en ai jamais parlé à personne. Oui, mais je n'ai vu personne depuis deux ans. Je n'ai causé avec personne, avec personne! Et cela me bouillonnait dans le coeur comme une boue qui fermente. Je la vide. Tant pis pour toi.
Eh bien, je m'étais trompé, c'était pis que ce que j'avais cru, pis que tout. Écoute. J'usai du moyen qu'on emploie toujours, je simulai des absences. Chaque fois que je m'éloignais, ma femme déjeunait dehors. Je ne te raconterai pas comment j'achetai un garçon de restaurant pour la surprendre.
La porte de leur cabinet devait m'être ouverte, et j'arrivai, à l'heure convenue, avec la résolution formelle de les tuer. Depuis la veille je voyais la scène comme si elle avait déjà eu lieu! J'entrais! Une petite table couverte de verres, de bouteilles et d'assiettes, la séparait de Montina. Leur surprise était telle en m'apercevant qu'ils demeuraient immobiles. Moi, sans dire un mot, j'abattais sur la tête de l'homme la canne plombée dont j'étais armé. Assommé d'un seul coup, il s'affaissait, la figure sur la nappe! Alors je me tournais vers elle, et je lui laissais le temps—quelques secondes— de comprendre et de tordre ses bras vers moi, folle d'épouvante, avant de mourir à son tour. Oh! j'étais prêt, fort, résolu et content, content jusqu'à l'ivresse. L'idée du regard éperdu qu'elle me jetterait sous ma canne levée, de ses mains tendues en avant, du cri de sa gorge, de sa figure soudain livide et convulsée, me vengeait d'avance. Je ne l'abattrais pas du premier coup, elle! Tu me trouves féroce, n'est-ce pas? Tu ne sais pas ce qu'on souffre. Penser qu'une femme, épouse ou maîtresse, qu'on aime, se donne à un autre, se livre à lui comme à vous, et reçoit ses lèvres comme les vôtres! C'est une chose atroce, épouvantable. Quand on a connu un jour cette torture, on est capable de tout. Oh! je m'étonne qu'on ne tue pas plus souvent, car tous ceux qui ont été trahis, tous, ont désiré tuer, ont joui de cette mort rêvée, ont fait, seuls dans leur chambre, ou sur une route déserte, hantés par l'hallucination de la vengeance satisfaite, le geste d'étrangler ou d'assommer.
Moi, j'arrivai à ce restaurant. Je demandai: «Ils sont là?» Le garçon vendu répondit: «Oui, monsieur», me fit monter un escalier, et me montrant une porte: «Ici!» dit-il. Je serrais ma canne comme si mes doigts eussent été de fer. J'entrai.
J'avais bien choisi l'instant. Ils s'embrassaient, mais ce n'était pas Montina. C'était le général de Flèche, le général qui avait soixante-six ans!
Je m'attendais si bien à trouver l'autre, que je demeurai perclus d'étonnement.
Et puis... et puis... je ne sais pas encore ce qui se passa en moi... non... je ne sais pas? Devant l'autre, j'aurais été convulsé de fureur!... Devant celui-là, devant ce vieil homme ventru, aux joues tombantes, je fus suffoqué par le dégoût. Elle, la petite, qui semblait avoir quinze ans, s'était donnée, livrée à ce gros homme presque gâteux, parce qu'il était marquis, général, l'ami et le représentant des rois détrônés. Non, je ne sais pas ce que je sentis, ni ce que je pensai. Ma main n'aurait pas pu frapper ce vieux! Quelle honte! Non, je n'avais plus envie de tuer ma femme, mais toutes les femmes qui peuvent faire des choses pareilles! Je n'étais plus jaloux, j'étais éperdu comme si j'avais vu l'horreur des horreurs!
Qu'on dise ce qu'on voudra des hommes, ils ne sont point si vils que cela! Quand on en rencontre un qui s'est livré de cette façon, on le montre au doigt. L'époux ou l'amant d'une vieille femme est plus méprisé qu'un voleur. Nous sommes propres, mon cher. Mais elles, elles, des filles, dont le coeur est sale! Elles sont à tous, jeunes ou vieux, pour des raisons méprisables et différentes, parce que c'est leur profession, leur vocation et leur fonction. Ce sont les éternelles, inconscientes et sereines prostituées qui livrent leur corps sans dégoût, parce qu'il est marchandise d'amour, qu'elles le vendent ou qu'elles le donnent, au vieillard qui hante les trottoirs avec de l'or dans sa poche, ou bien, pour la gloire, au vieux souverain lubrique, au vieil homme célèbre et répugnant!...
Il vociférait comme un prophète antique, d'une voix furieuse, sous le ciel étoilé, criant, avec une rage de désespéré, la honte glorifiée de toutes les maîtresses des vieux monarques, la honte respectée de toutes les vierges qui acceptent de vieux époux, la honte tolérée de toutes les jeunes femmes qui cueillent, souriantes, de vieux baisers.
Je les voyais, depuis la naissance du monde, évoquées, appelées par lui, surgissant autour de nous dans cette nuit d'Orient, les filles, les belles filles à l'âme vile qui, comme les bêtes ignorant l'âge du mâle, furent dociles à des désirs séniles. Elles se levaient, servantes des patriarches chantées par la Bible, Agar, Ruth, les filles de Loth, la brune Abigaïl, la vierge de Sunnam qui, de ses caresses, ranimait David agonisant, et toutes les autres, jeunes, grasses, blanches, patriciennes ou plébéiennes, irresponsables femelles d'un maître, chair d'esclave soumise, éblouie ou payée!
Je demandai:
—-Qu'as-tu fait?
Il répondit simplement:
—Je suis parti. Et me voici.
Alors nous restâmes l'un près de l'autre, longtemps, sans parler, rêvant!...
J'ai gardé de ce soir-là une impression inoubliable. Tout ce que j'avais vu, senti, entendu, deviné, la pêche, la pieuvre aussi peut-être, et ce récit poignant, au milieu des fantômes blancs, sur les toits voisins, tout semblait concourir à une émotion unique. Certaines rencontres, certaines inexplicables combinaisons de choses, contiennent assurément, sans que rien d'exceptionnel y apparaisse, une plus grande quantité de secrète quintessence de vie que celle dispersée dans l'ordinaire des jours.
—Ah! mon cher, quelles rosses, les femmes!
—Pourquoi dis-tu ça?
—C'est qu'elles m'ont joué un tour abominable.
—A toi?
—Oui, à moi.
—Les femmes, ou une femme?
—Deux femmes.
—Deux femmes en même temps?
—Oui.
—Quel tour?
Les deux jeunes gens étaient assis devant un grand café du boulevard et buvaient des liqueurs mélangées d'eau, ces apéritifs qui ont l'air d'infusions faites avec toutes les nuances d'une boîte d'aquarelle.
Ils avaient à peu près le même âge: vingt-cinq à trente ans. L'un était blond et l'autre brun. Ils avaient la demi-élégance des coulissiers, des hommes qui vont à la Bourse et dans les salons, qui fréquentent partout, vivent partout, aiment partout. Le brun reprit:
—Je t'ai dit ma liaison, n'est-ce pas, avec cette petite bourgeoise rencontrée sur la plage de Dieppe?
—Oui.
—Mon cher, tu sais ce que c'est. J'avais une maîtresse à Paris, une que j'aime infiniment, une vieille amie, une bonne amie, une habitude enfin, et j'y tiens.
—A ton habitude?
—Oui, à mon habitude et à elle. Elle est mariée aussi avec un brave homme, que j'aime beaucoup également, un bon garçon très cordial, un vrai camarade! Enfin c'est une maison où j'avais logé ma vie.
—Eh bien?
—Eh bien! ils ne peuvent pas quitter Paris, ceux-là, et je me suis trouvé veuf à Dieppe.
—Pourquoi allais-tu à Dieppe?
—Pour changer d'air. On ne peut pas rester tout le temps sur le boulevard.
—Alors?
—Alors, j'ai rencontré sur la plage la petite dont je t'ai parlé.
—La femme du chef de bureau?
—Oui. Elle s'ennuyait beaucoup. Son mari, d'ailleurs, ne venait que tous les dimanches, et il est affreux. Je la comprends joliment. Donc, nous avons ri et dansé ensemble.
—Et le reste?
—Oui, plus tard. Enfin, nous nous sommes rencontrés, nous nous sommes plu, je le lui ai dit, elle me l'a fait répéter pour mieux comprendre, et elle n'y a pas mis d'obstacle.
—L'aimais-tu?
—Oui, un peu; elle est très gentille.
—Et l'autre?
—L'autre était à Paris! Enfin, pendant six semaines, ç'a été très bien et nous sommes rentrés ici dans les meilleurs termes. Est-ce que tu sais rompre avec une femme, toi, quand cette femme n'a pas un tort à ton égard?
—Oui, très bien.
—Comment fais-tu?
—Je la lâche.
—Mais comment t'y prends-tu pour la lâcher?
—Je ne vais plus chez elle.
—Mais si elle vient chez toi?
—Je... n'y suis pas.
—Et si elle revient?
—Je lui dis que je suis indisposé.
—Si elle te soigne?
—Je... je lui fais une crasse.
—Si elle l'accepte?
—J'écris des lettres anonymes à son mari pour qu'il la surveille les jours où je l'attends.
—Ça c'est grave! Moi je n'ai pas de résistance. Je ne sais pas rompre. Je les collectionne. Il y en a que je ne vois plus qu'une fois par an, d'autres tous les dix mois, d'autres au moment du terme, d'autres les jours où elles ont envie de dîner au cabaret. Celles que j'ai espacées ne me gênent pas, mais j'ai souvent bien du mal avec les nouvelles pour les distancer un peu.
—Alors...
—Alors, mon cher, la petite ministère était tout feu, tout flamme, sans un tort, comme je te l'ai dit! Comme son mari passe tous ses jours au bureau, elle se mettait sur le pied d'arriver chez moi à l'improviste. Deux fois elle a failli rencontrer mon habitude.
—Diable!
—Oui. Donc j'ai donné à chacune ses jours, des jours fixes pour éviter les confusions. Lundi et samedi à l'ancienne. Mardi, jeudi et dimanche à la nouvelle.
—Pourquoi cette préférence?
—Ah! mon cher, elle est plus jeune.
—Ça ne te faisait que deux jours de repos par semaine.
—Ça me suffit.
—Mes compliments!
—Or, figure-toi qu'il m'est arrivé l'histoire la plus ridicule du monde et la plus embêtante. Depuis quatre mois tout allait parfaitement; je dormais sur mes deux oreilles et j'étais vraiment très heureux quand soudain, lundi dernier, tout craque.
J'attendais mon habitude à l'heure dite, une heure un quart, en fumant un bon cigare.
Je rêvassais, très satisfait de moi, quand je m'aperçus que l'heure était passée. Je fus surpris car elle est très exacte. Mais je crus à un petit retard accidentel. Cependant une demi-heure se passe, puis une heure, une heure et demie et je compris qu'elle avait été retenue par une cause quelconque, une migraine peut-être ou un importun. C'est très ennuyeux ces choses-là, ces attentes... inutiles, très ennuyeux et très énervant. Enfin, j'en pris mon parti, puis je sortis et, ne sachant que faire, j'allai chez elle.
Je la trouvai en train de lire un roman.
—Eh bien, lui dis-je?
Elle répondit tranquillement:
—Mon cher, je n'ai pas pu, j'ai été empêchée.
—Par quoi?
—Par... des occupations.
—Mais... quelles occupations?
—Une visite très ennuyeuse.
Je pensai qu'elle ne voulait pas me dire la vraie raison, et, comme elle était très calme, je ne m'en inquiétai pas davantage.
Je comptais rattraper le temps perdu, le lendemain, avec l'autre.
Le mardi donc, j'étais très... très ému et très amoureux en expectative, de la petite ministère, et même étonné qu'elle ne devançât pas l'heure convenue. Je regardais la pendule à tout moment suivant l'aiguille avec impatience.
Je la vis passer le quart, puis la demie, puis deux heures... Je ne tenais plus en place, traversant à grandes enjambées ma chambre, collant mon front à la fenêtre et mon oreille contre la porte pour écouter si elle ne montait pas l'escalier.
Voici deux heures et demie, puis trois heures! Je saisis mon chapeau et je cours chez elle. Elle lisait, mon cher, un roman!
—Eh bien? lui dis-je avec anxiété.
Elle répondit, aussi tranquillement que mon habitude:
—Mon cher, je n'ai pas pu, j'ai été empêchée.
—Par quoi?
—Par... des occupations.
—Mais... quelles occupations?
—Une visite ennuyeuse.
Certes, je supposai immédiatement qu'elles savaient tout; mais elle semblait pourtant si placide, si paisible que je finis par rejeter mon soupçon, par croire à une coïncidence bizarre, ne pouvant imaginer une pareille dissimulation de sa part. Et après une heure de causerie amicale, coupée d'ailleurs par vingt entrées de sa petite fille, je dus m'en aller fort embêté.
Et figure-toi que le lendemain...
—Ç'a a été la même chose?
—Oui... et le lendemain encore. Et ça a duré ainsi trois semaines, sans une explication, sans que rien me révélât cette conduite bizarre dont cependant je soupçonnais le secret.
—Elles savaient tout?
—Parbleu. Mais comment? Ah! j'en ai eu du tourment avant de l'apprendre.
—Comment l'as-tu su enfin?
—Par lettres. Elles m'ont donné, le même jour, dans les mêmes termes, mon congé définitif.
—Et?
—Et voici... Tu sais, mon cher, que les femmes ont toujours sur elles une armée d'épingles. Les épingles à cheveux, je les connais, je m'en méfie, et j'y veille, mais les autres sont bien plus perfides, ces sacrées petites épingles à tête noire qui nous semblent toutes pareilles, à nous grosse bêtes que nous sommes, mais qu'elles distinguent, elles, comme nous distinguons un cheval d'un chien.
Or, il paraît qu'un jour ma petite ministère avait laissé une de ces machines révélatrices piquée dans ma tenture, près de ma glace.
Mon habitude, du premier coup, avait aperçu sur l'étoffe ce petit point noir gros comme une puce, et sans rien dire l'avait cueilli, puis avait laissé à la même place une de ses épingles à elle, noire aussi, mais d'un modèle différent.
Le lendemain, la ministère voulut reprendre son bien, et reconnut aussitôt la substitution; alors un soupçon lui vint, et elle en mit deux, en les croisant.
L'habitude répondit à ce signe télégraphique par trois boules noires, l'une sur l'autre.
Une fois ce commerce commencé, elles continuèrent à communiquer, sans se rien dire, seulement pour s'épier. Puis il paraît que l'habitude, plus hardie, enroula le long de la petite pointe d'acier un mince papier où elle avait écrit: «Poste restante, boulevard Malesherbes, C. D.»
Alors elles s'écrivirent. J'étais perdu. Tu comprends que ça n'a pas été tout seul entre elles. Elles y allaient avec précaution, avec mille ruses, avec toute la prudence qu'il faut en pareil cas. Mais l'habitude fît un coup d'audace et donna un rendez-vous à l'autre.
Ce qu'elles se sont dit, je l'ignore! Je sais seulement que j'ai fait les frais de leur entretien. Et voilà!
—C'est tout.
—Oui.
—Tu ne les vois plus.
—Pardon, je les vois encore comme ami; nous n'avons pas rompu tout à fait.
—Et elles, se sont-elles revues?
—Oui, mon cher, elles sont devenues intimes.
—Tiens, tiens. Et ça ne te donne pas une idée, ça?
—Non, quoi?
—Grand serin, l'idée de leur faire repiquer des épingles doubles?
En descendant le grand escalier du cercle chauffé comme une serre par le calorifère, le baron de Mordiane avait laissé ouverte sa fourrure; aussi, lorsque la grande porte de la rue se fut refermée sur lui, éprouva-t-il un frisson de froid profond, un de ces frissons brusques et pénibles qui rendent triste comme un chagrin. Il avait perdu quelque argent, d'ailleurs, et son estomac, depuis quelque temps, le faisait souffrir, ne lui permettait plus de manger à son gré.
Il allait rentrer chez lui, et soudain la pensée de son grand appartement vide, du valet de pied dormant dans l'antichambre, du cabinet où l'eau tiédie pour la toilette du soir chantait doucement sur le réchaud à gaz, du lit large, antique et solennel comme une couche mortuaire, lui fit entrer jusqu'au fond du coeur, jusqu'au fond de la chair, un autre froid plus douloureux encore que celui de l'air glacé.
Depuis quelques années il sentait s'appesantir sur lui ce poids de la solitude qui écrase quelquefois les vieux garçons. Jadis, il était fort, alerte et gai, donnant tous ses jours au sport et toutes ses nuits aux fêtes. Maintenant, il s'alourdissait et ne prenait plus plaisir à grand'chose. Les exercices le fatiguaient, les soupers et même les dîners lui faisaient mal, les femmes l'ennuyaient autant qu'elles l'avaient autrefois amusé.
La monotonie des soirs pareils, des mêmes amis retrouvés au même lieu, au cercle, de la même partie avec des chances et des déveines balancées, des mêmes propos sur les mêmes choses, du même esprit dans les mêmes bouches, des mêmes plaisanteries sur les mêmes sujets, des mêmes médisances sur les mêmes femmes, l'écoeurait au point de lui donner, par moments, de véritables désirs de suicide. Il ne pouvait plus mener cette vie régulière et vide, si banale, si légère et si lourde en même temps, et il désirait quelque chose de tranquille, de reposant, de confortable, sans savoir quoi.
Certes, il ne songeait pas à se marier, car il ne se sentait pas le courage de se condamner à la mélancolie, à la servitude conjugale, à cette odieuse existence de deux êtres, qui, toujours ensemble, se connaissaient jusqu'à ne plus dire un mot qui ne soit prévu par l'autre, à ne plus faire un geste qui ne soit attendu, à ne plus avoir une pensée, un désir, un jugement qui ne soient devinés. Il estimait qu'une personne ne peut être agréable à voir encore que lorsqu'on la connaît peu, lorsqu'il reste en elle du mystère, de l'inexploré, lorsqu'elle demeure un peu inquiétante et voilée. Donc il lui aurait fallu une famille qui n'en fût pas une, où il aurait pu passer une partie seulement de sa vie; et, de nouveau, le souvenir de son fils le hanta.
Depuis un an, il y songeait sans cesse, sentant croître en lui l'envie irritante de le voir, de le connaître. Il l'avait eu dans sa jeunesse, au milieu de circonstances dramatiques et tendres. L'enfant, envoyé dans le Midi, avait été élevé près de Marseille, sans jamais connaître le nom de son père.
Celui-ci avait payé d'abord les mois de nourrice, puis les mois de collège, puis les mois de fête, puis la dot pour un mariage raisonnable. Un notaire discret avait servi d'intermédiaire sans jamais rien révéler.
Le baron de Mordiane savait donc seulement qu'un enfant de son sang vivait quelque part, aux environs de Marseille, qu'il passait pour intelligent et bien élevé, qu'il avait épousé la fille d'un architecte entrepreneur, dont il avait pris la suite. Il passait aussi pour gagner beaucoup d'argent.
Pourquoi n'irait-il pas voir ce fils inconnu, sans se nommer, pour l'étudier d'abord et s'assurer qu'il pourrait au besoin trouver un refuge agréable dans cette famille?
Il avait fait grandement les choses, donné une belle dot acceptée avec reconnaissance. Il était donc certain de ne pas se heurter contre un orgueil excessif; et cette pensée, ce désir, reparus tous les jours, de partir pour le Midi, devenaient en lui irritants comme une démangeaison. Un bizarre attendrissement d'égoïste le sollicitait aussi, à l'idée de cette maison riante et chaude, au bord de la mer, où il trouverait sa belle-fille jeune et jolie, ses petits-enfants aux bras ouverts, et son fils qui lui rappellerait l'aventure charmante et courte des lointaines années. Il regrettait seulement d'avoir donné tant d'argent, et que cet argent eût prospéré entre les mains du jeune homme, ce qui ne lui permettait plus de se présenter en bienfaiteur.
Il allait, songeant à tout cela, la tête enfoncée dans son col de fourrure; et sa résolution fut prise brusquement. Un fiacre passait; il l'appela, se fit conduire chez lui; et quand son valet de chambre, réveillé, eut ouvert la porte:
—Louis, dit-il, nous partons demain soir pour Marseille. Nous y resterons peut-être une quinzaine de jours. Vous allez faire tous les préparatifs nécessaires.
Le train roulait, longeant le Rhône sablonneux, puis traversait des plaines jaunes, des villages clairs, un grand pays fermé au loin par des montagnes nues.
Le baron de Mordiane, réveillé après une nuit en sleeping, se regardait avec mélancolie dans la petite glace de son nécessaire. Le jour cru du Midi lui montrait des rides qu'il ne se connaissait pas encore: un état de décrépitude ignoré dans la demi-ombre des appartements parisiens.
Il pensait, en examinant le coin des yeux, les paupières fripées, les tempes, le front dégarnis:
—-Bigre, je ne suis pas seulement défraîchi. Je suis avancé.
Et son désir de repos grandit soudain, avec une vague envie, née en lui pour la première fois, de tenir sur ses genoux ses petits-enfants.
Vers une heure de l'après-midi, il arriva, dans un landau loué à Marseille, devant une de ces maisons de campagne méridionales si blanches, au bout de leur avenue de platanes, qu'elles éblouissent et font baisser les yeux. Il souriait en suivant l'allée et pensait:
—Bigre, c'est gentil!
Soudain, un galopin de cinq à six ans apparut, sortant d'un arbuste, et demeura debout au bord du chemin, regardant le monsieur avec ses yeux ronds.
Mordiane s'approcha:
—Bonjour, mon garçon.
Le gamin ne répondit pas.
Le baron, alors, s'étant penché, le prit dans ses bras pour l'embrasser, puis, suffoqué par une odeur d'ail dont l'enfant tout entier semblait imprégné, il le remit brusquement à terre en murmurant:
—Oh! c'est l'enfant du jardinier.
Et il marcha vers la demeure.
Le linge séchait sur une corde devant la porte, chemises, serviettes, torchons, tabliers et draps, tandis qu'une garniture de chaussettes alignées sur des ficelles superposées emplissait une fenêtre entière, pareille aux étalages de saucisses devant les boutiques de charcutiers.
Le baron appela.
Une servante apparut, vraie servante du Midi, sale et dépeignée, dont les cheveux, par mèches, lui tombaient sur la face, dont la jupe, sous l'accumulation des taches qui l'avaient assombrie, gardait de sa couleur ancienne quelque chose de tapageur, un air de foire champêtre et de robe de saltimbanque.
Il demanda:
—M. Duchoux est-il chez lui?
Il avait donné, jadis, par plaisanterie de viveur sceptique, ce nom à l'enfant perdu afin qu'on n'ignorât point qu'il avait été trouvé sous un chou.
La servante répéta:
—Vous demandez M. Duchouxe?
—Oui.
—Té, il est dans la salle, qui tire ses plans.
—Dites-lui que M. Merlin demande à lui parler.
Elle reprit, étonnée:
—Hé! donc, entrez, si vous voulez le voir. Et elle cria:
—Mosieu Duchouxe, une visite!
Le baron entra, et, dans une grande salle, assombrie par les volets à moitié clos, il aperçut indistinctement des gens et des choses qui lui parurent malpropres.
Debout devant une table surchargée d'objets de toute sorte, un petit homme chauve traçait des lignes sur un large papier.
Il interrompit son travail et fit deux pas.
Son gilet ouvert, sa culotte déboutonnée, les poignets de sa chemise relevés, indiquaient qu'il avait fort chaud, et il était chaussé de souliers boueux révélant qu'il avait plu quelques jours auparavant.
Il demanda, avec un fort accent méridional:
—À qui ai-je l'honneur?...
—Monsieur Merlin... Je viens vous consulter pour un achat de terrain à bâtir.
—Ah! ah! très bien!
Et Duchoux, se tournant vers sa femme, qui tricotait dans l'ombre:
—Débarrasse une chaise, Joséphine.
Mordiane vit alors une femme jeune, qui semblait déjà vieille, comme on est vieux à vingt-cinq ans en province, faute de soins, de lavages répétés, de tous les petits soucis, de toutes les petites propretés, de toutes les petites attentions de la toilette féminine qui immobilisent la fraîcheur et conservent, jusqu'à près de cinquante ans, le charme et la beauté. Un fichu sur les épaules, les cheveux noués à la diable, de beaux cheveux épais et noirs, mais qu'on devinait peu brossés, elle allongea vers une chaise des mains de bonne et enleva une robe d'enfant, un couteau, un bout de ficelle, un pot à fleurs vide et une assiette grasse demeurés sur le siège qu'elle tendit ensuite au visiteur.
Il s'assit et s'aperçut alors que la table de travail de Duchoux portait, outre les livres et les papiers, deux salades fraîchement cueillies, une cuvette, une brosse à cheveux, une serviette, un revolver et plusieurs tasses non nettoyées.
L'architecte vit ce regard et dit en souriant:
—Excusez! il y a un peu de désordre dans le salon; ça tient aux enfants.
Et il approcha sa chaise pour causer avec le client.
—Donc, vous cherchez un terrain aux environs de Marseille?
Son haleine, bien que venue de loin, apporta au baron ce souffle d'ail qu'exhalent les gens du Midi ainsi que des fleurs leur parfum.
Mordiane demanda:
—C'est votre fils que j'ai rencontré sous les platanes?
—Oui. Oui, le second.
—Vous en avez deux?
—Trois, monsieur, un par an.
Et Duchoux semblait plein d'orgueil.
Le baron pensait: «S'ils fleurent tous le même bouquet, leur chambre doit être une vraie serre.»
Il reprit:
—Oui, je voudrais un joli terrain près de la mer, sur une petite plage déserte...
Alors Duchoux s'expliqua. Il en avait dix, vingt, cinquante, cent et plus, de terrains dans ces conditions, à tous les prix, pour tous les goûts. Il parlait comme coule une fontaine, souriant, content de lui, remuant sa tête chauve et ronde.
Et Mordiane se rappelait une petite femme blonde, mince, un peu mélancolique et disant si tendrement: «Mon cher aimé» que le souvenir seul avivait le sang de ses veines. Elle l'avait aimé avec passion, avec folie, pendant trois mois; puis, devenue enceinte en l'absence de son mari qui était gouverneur d'une colonie, elle s'était sauvée, s'était cachée, éperdue de désespoir et de terreur, jusqu'à la naissance de l'enfant que Mordiane avait emporté, un soir d'été et qu'ils n'avaient jamais revu.
Elle était morte de la poitrine trois ans plus tard, là-bas, dans la colonie de son mari qu'elle était allé rejoindre. Il avait devant lui leur fils; qui disait, en faisant sonner les finales comme des notes de métal:
—Ce terrain-là, monsieur, c'est une occasion unique...
Et Mordiane se rappelait l'autre voix, légère comme un effleurement de brise, murmurant:
—Mon cher aimé, nous ne nous séparerons jamais...
Et il se rappelait ce regard bleu, doux, profond, dévoué, en contemplant l'oeil rond, bleu aussi, mais vide de ce petit homme ridicule qui ressemblait à sa mère, pourtant...
Oui, il lui ressemblait de plus en plus de seconde en seconde; il lui ressemblait par l'intonation, par le geste, par toute l'allure; il lui ressemblait comme un singe ressemble à l'homme; mais il était d'elle, il avait d'elle mille traits déformés irrécusables, irritants, révoltants. Le baron souffrait, hanté soudain par cette ressemblance horrible, grandissant toujours, exaspérante, affolante, torturante comme un cauchemar, comme un remords!
Il balbutia:
—Quand pourrons-nous voir ensemble ce terrain?
—Mais, demain, si vous voulez.
—Oui, demain. Quelle heure?
—Une heure.
—Ça va.
L'enfant rencontré sous l'avenue apparut dans la porte ouverte et cria:
—Païré!
On ne lui répondit pas.
Mordiane était debout avec une envie de se sauver, de courir, qui lui faisait frémir les jambes. Ce «Païré» l'avait frappé comme une balle. C'était à lui qu'il s'adressait, c'était pour lui, ce païré à l'ail, ce païré du Midi.
Oh! qu'elle sentait bon, l'amie d'autrefois!
Duchoux le reconduisait.
—C'est à vous, cette maison? dit le baron.
—Oui monsieur, je l'ai achetée dernièrement. Et j'en suis fier. Je suis enfant du hasard, moi, monsieur, et je ne m'en cache pas; j'en suis fier. Je ne dois rien à personne, je suis le fils de mes oeuvres; je me dois tout à moi-même.
L'enfant, resté sur le seuil, criait de nouveau, mais de loin:
—Païré!
Mordiane, secoué de frissons, saisi de panique, fuyait comme on fuit devant un grand danger.
—Il va me deviner, me reconnaître, pensait-il. Il va me prendre dans ses bras et me crier aussi: «Païré», en me donnant par le visage un baiser parfumé d'ail.
—A demain, monsieur.
—A demain, une heure.
Le landau roulait sur la route blanche.
—Cocher, à la gare!
Et il entendait deux voix, une lointaine et douce, la voix affaiblie et triste des morts, qui disait: «Mon cher aimé». Et l'autre sonore, chantante, effrayante, qui criait: «Païré», comme on crie: «Arrêtez-le», quand un voleur fuit dans les rues.
Le lendemain soir, en entrant au cercle, le comte d'Etreillis lui dit:
—On ne vous a pas vu depuis trois jours. Avez-vous été malade?
—Oui, un peu souffrant. J'ai des migraines, de temps en temps.
Son chapeau sur la tête, son manteau sur le dos, un voile noir sur le nez, un autre dans sa poche dont elle doublerait le premier quand elle serait montée dans le fiacre coupable, elle battait du bout de son ombrelle la pointe de sa bottine, et demeurait assise dans sa chambre, ne pouvant se décider à sortir, pour aller à ce rendez-vous.
Combien de fois, pourtant, depuis deux ans, elle s'était habillée ainsi, pendant les heures de Bourse de son mari, un agent de change très mondain, pour rejoindre dans son logis de garçon le beau vicomte de Martelet, son amant.
La pendule derrière son dos battait les secondes vivement; un livre à moitié lu bâillait sur le petit bureau de bois de rose, entre les fenêtres, et un fort parfum de violette, exhalé par deux petits bouquets baignant en deux mignons vases de Saxe sur la cheminée, se mêlait à une vague odeur de verveine soufflée sournoisement par la porte du cabinet de toilette demeurée entr'ouverte.
L'heure sonna—trois heures—et la mit debout. Elle se retourna pour regarder le cadran, puis sourit, songeant:—«Il m'attend déjà. Il va s'énerver». Alors, elle sortit, prévint le valet de chambre qu'elle serait rentrée dans une heure au plus tard—un mensonge—descendit l'escalier et s'aventura dans la rue, à pied.
On était aux derniers jours de mai, à cette saison délicieuse où le printemps de la campagne semble faire le siège de Paris et le conquérir par-dessus les toits, envahir les maisons, à travers les murs, faire fleurir la ville, y répandre une gaieté sur la pierre des façades, l'asphalte des trottoirs et le pavé des chaussées, la baigner, la griser de sève comme un bois qui verdit.
Madame Haggan fit quelques pas à droite avec l'intention de suivre, comme toujours, la rue de Provence où elle hélerait un fiacre, mais la douceur de l'air; cette émotion de l'été qui nous entre dans la gorge en certains jours, la pénétra si brusquement, que, changeant d'idée, elle prit la rue de la Chaussée-d'Antin, sans savoir pourquoi, obscurément attirée par le désir de voir des arbres dans le square de la Trinité. Elle pensait: «Bah! il m'attendra dix minutes de plus.» Cette idée, de nouveau, la réjouissait, et, tout en marchant à petits pas, dans la foule, elle croyait le voir s'impatienter, regarder l'heure, ouvrir la fenêtre, écouter à la porte, s'asseoir quelques instants, se relever, et, n'osant pas fumer, car elle le lui avait défendu les jours de rendez-vous, jeter sur la boîte aux cigarettes des regards désespérés.
Elle allait doucement, distraite par tout ce qu'elle rencontrait, par les figures et les boutiques, ralentissant le pas de plus en plus et si peu désireuse d'arriver qu'elle cherchait, aux devantures, des prétextes pour s'arrêter.
Au bout de la rue, devant l'église, la verdure du petit square l'attira si fortement qu'elle traversa la place, entra dans le jardin, cette cage à enfants, et fit deux fois le tour de l'étroit gazon, au milieu des nounous enrubannées, épanouies, bariolées, fleuries. Puis elle prit une chaise, s'assit, et levant les yeux vers le cadran rond comme une lune dans le clocher, elle regarda marcher l'aiguille.
Juste à ce moment la demie sonna, et son coeur tressaillit d'aise en entendant tinter les cloches du carillon. Une demi-heure de gagnée, plus un quart d'heure pour atteindre la rue Miromesnil, et quelques minutes encore de flânerie,—une heure! une heure volée au rendez-vous! Elle y resterait quarante minutes à peine, et ce serait fini encore une fois.
Dieu! comme ça l'ennuyait d'aller là-bas! Ainsi qu'un patient montant chez le dentiste, elle portait en son coeur le souvenir intolérable de tous les rendez-vous passés, un par semaine en moyenne depuis deux ans, et la pensée qu'un autre allait avoir lieu, tout à l'heure, la crispait d'angoisse de la tête aux pieds. Non pas que ce fût bien douloureux, douloureux comme une visite au dentiste, mais c'était si ennuyeux, si ennuyeux, si compliqué, si long, si pénible que tout, tout, même une opération, lui aurait paru préférable. Elle y allait pourtant, très lentement, à tous petits pas, en s'arrêtant, en s'asseyant, en flânant partout, mais elle y allait. Oh! elle aurait bien voulu manquer encore celui-là, mais elle avait fait poser ce pauvre vicomte, deux fois de suite le mois dernier, et elle n'osait point recommencer si tôt. Pourquoi y retournait-elle? Ah! pourquoi? Parce qu'elle en avait pris l'habitude, et qu'elle n'avait aucune raison à donner à ce malheureux Martelet quand il voudrait connaître ce pourquoi! Pourquoi avait-elle commencé? Pourquoi? Elle ne le savait plus! L'avait-elle aimé? C'était possible! Pas bien fort, mais un peu, voilà si longtemps! Il était bien, recherché, élégant, galant, et représentait strictement, au premier coup d'oeil, l'amant parfait d'une femme du monde. La cour avait duré trois mois,—temps normal, lutte honorable, résistance suffisante—puis elle avait consenti, avec quelle émotion, quelle crispation, quelle peur horrible et charmante à ce premier rendez-vous, suivi de tant d'autres, dans ce petit entresol de garçon, rue de Miromesnil. Son coeur? Qu'éprouvait alors son petit coeur de femme séduite, vaincue, conquise, en passant pour la première fois la porte de cette maison de cauchemar? Vrai, elle ne le savait plus! Elle l'avait oublié! On se souvient d'un fait, d'une date, d'une chose, mais on ne se souvient guère, deux ans plus tard, d'une émotion qui s'est envolée très vite, parce qu'elle était très légère. Oh! par exemple, elle n'avait pas oublié les autres, ce chapelet de rendez-vous, ce chemin de la croix de l'amour, aux stations si fatigantes, si monotones, si pareilles, que la nausée lui montait aux lèvres en prévision de ce que ce serait tout à l'heure.
Dieu! ces fiacres qu'il fallait appeler pour aller là, ils ne ressemblaient pas aux autres fiacres, dont on se sert pour les courses ordinaires! Certes, les cochers devinaient. Elle le sentait rien qu'à la façon dont ils la regardaient, et ces yeux des cochers de Paris sont terribles! Quand on songe qu'à tout moment, devant le tribunal, ils reconnaissent, au bout de plusieurs années, des criminels qu'ils ont conduits une seule fois, en pleine nuit, d'une rue quelconque à une gare, et qu'ils ont affaire à presque autant de voyageurs qu'il y a d'heures dans la journée, et que leur mémoire est assez sûre pour qu'ils affirment: «Voilà bien l'homme que j'ai chargé rue des Martyrs, et déposé gare de Lyon, à minuit quarante, le 10 juillet de l'an dernier!» n'y a-t-il pas de quoi frémir, lorsqu'on risque ce que risque une jeune femme allant à un rendez-vous, en confiant sa réputation au premier venu de ces cochers! Depuis deux ans elle en avait employé, pour ce voyage de la rue Miromesnil, au moins cent à cent vingt, en comptant un par semaine. C'étaient autant de témoins qui pouvaient déposer contre elle dans un moment critique.
Aussitôt dans le fiacre, elle tirait de sa poche l'autre voile, épais et noir comme un loup, et se l'appliquait sur les yeux. Cela cachait le visage, oui, mais le reste, la robe, le chapeau, l'ombrelle, ne pouvait-on pas les remarquer, les avoir vus déjà? Oh! dans cette rue de Miromesnil, quel supplice! Elle croyait reconnaître tous les passants, tous les domestiques, tout le monde. A peine la voiture arrêtée, elle sautait et passait en courant devant le concierge toujours debout sur le seuil de sa loge. En voilà un qui devait tout savoir, tout,—son adresse,—son nom,—la profession de son mari,—tout,—car ces concierges sont les plus subtils des policiers! Depuis deux ans elle voulait l'acheter, lui donner, lui jeter, un jour ou l'autre, un billet de cent francs en passant devant lui. Pas une fois elle n'avait osé faire ce petit mouvement de lui lancer aux pieds ce bout de papier roulé! Elle avait peur.—De quoi?—Elle ne savait pas!—D'être rappelée, s'il ne comprenait point? D'un scandale? d'un rassemblement dans l'escalier? d'une arrestation peut-être? Pour arriver à la porte du vicomte, il n'y avait guère qu'un demi-étage à monter, et il lui paraissait haut comme la tour Saint-Jacques! A peine engagée dans le vestibule, elle se sentait prise dans une trappe, et le moindre bruit devant ou derrière elle, lui donnait une suffocation. Impossible de reculer, avec ce concierge et la rue qui lui fermaient la retraite; et si quelqu'un descendait juste à ce moment, elle n'osait pas sonner chez Martelet et passait devant la porte comme si elle allait ailleurs! Elle montait, montait, montait! Elle aurait monté quarante étages! Puis, quand tout semblait redevenu tranquille dans la cage de l'escalier, elle redescendait en courant avec l'angoisse dans l'âme de ne pas reconnaître l'entresol!
Il était là, attendant dans un costume galant en velours doublé de soie, très coquet, mais un peu ridicule, et depuis deux ans, il n'avait rien changé à sa manière de l'accueillir, mais rien, pas un geste!
Dès qu'il avait refermé la porte, il lui disait: «Laissez-moi baiser vos mains, ma chère, chère amie!» Puis il la suivait dans la chambre, où volets clos et lumières allumées, hiver comme été, par chic sans doute, il s'agenouillait devant elle en la regardant de bas en haut avec un air d'adoration. Le premier jour ça avait été très gentil, très réussi, ce mouvement-là! Maintenant elle croyait voir M. Delaunay jouant pour la cent vingtième fois le cinquième acte d'une pièce à succès. Il fallait changer ses effets.
Et puis après, oh! mon Dieu! après! c'était le plus dur! Non, il ne changeait pas ses effets, le pauvre garçon! Quel bon garçon, mais banal!...
Dieu que c'était difficile de se déshabiller sans femme de chambre! Pour une fois, passe encore, mais toutes les semaines cela devenait odieux! Non, vrai, un homme ne devrait pas exiger d'une femme une pareille corvée! Mais s'il était difficile de se déshabiller, se rhabiller devenait presque impossible et énervant à crier, exaspérant à gifler le monsieur qui disait, tournant autour d'elle d'un air gauche:—«Voulez-vous que je vous aide.»—L'aider! Ah oui! à quoi? De quoi était-il capable? Il suffisait de lui voir une épingle entre les doigts pour le savoir.
C'est à ce moment-là peut-être qu'elle avait commencé à le prendre en grippe. Quand il disait: «Voulez-vous que je vous aide!» Elle l'aurait tué. Et puis était-il possible qu'une femme ne finît point par détester un homme qui, depuis deux ans, l'avait forcée plus de cent vingt fois à se rhabiller sans femme de chambre?
Certes il n'y avait pas beaucoup d'hommes aussi maladroits que lui, aussi peu dégourdis, aussi monotones. Ce n'était pas le petit baron de Grimbal qui aurait demandé de cet air niais: «Voulez-vous que je vous aide?» Il aurait aidé, lui, si vif, si drôle, si spirituel. Voilà! C'était un diplomate; il avait couru le monde, rôdé partout, déshabillé et rhabillé sans doute des femmes vêtues suivant toutes les modes de la terre, celui-là!...
L'horloge de l'église sonna les trois quarts. Elle se dressa, regarda le cadran, se mit à rire en murmurant «Oh! doit-il être agité!» puis elle partit d'une marche plus vive, et sortit du square.
Elle n'avait point fait dix pas sur la place quand elle se trouva nez à nez avec un monsieur qui la salua profondément.
—Tiens, vous, baron?—dit-elle, surprise. Elle venait justement de penser à lui.
—Oui, madame.
Et il s'informa de sa santé, puis, après quelques vagues propos, il reprit:
—Vous savez que vous êtes la seule—vous permettez que je dise de mes amies, n'est-ce pas?—qui ne soit point encore venue visiter mes collections japonaises.
—Mais, mon cher baron, une femme ne peut aller ainsi chez un garçon?
—Comment! comment! en voilà une erreur quand il s'agit de visiter une collection rare!
—En tout cas, elle ne peut y aller seule.
—Et pourquoi pas? mais j'en ai reçu des multitudes de femmes seules, rien que pour ma galerie! J'en reçois tous les jours. Voulez-vous que je vous les nomme—non—je ne le ferai point. Il faut être discret même pour ce qui n'est pas coupable. En principe, il n'est inconvenant d'entrer chez un homme sérieux, connu, dans une certaine situation, que lorsqu'on y va pour une cause inavouable!
—Au fond, c'est assez juste ce que vous dites-la.
—Alors vous venez voir ma collection.
—Quand?
—Mais tout de suite.
—Impossible, je suis pressée.
—Allons donc. Voilà une demi-heure que vous êtes assise dans le square.
—Vous m'espionniez?
—Je vous regardais.
—Vrai, je suis pressée.
—Je suis sûr que non. Avouez que vous n'êtes pas très pressée.
Madame Haggan se mit à rire, et avoua:
—Non... non... pas... très...
Un fiacre passait à les toucher. Le petit baron cria: «Cocher!» et la voiture s'arrêta. Puis, ouvrant la portière:
—Montez, madame.
—Mais, baron, non, c'est impossible, je ne peux pas aujourd'hui.
—Madame, ce que vous faites est imprudent, montez! On commence à nous regarder, vous allez former un attroupement; on va croire que je vous enlève et nous arrêter tous les deux, montez, je vous en prie!
Elle monta, effarée, abasourdie. Alors il s'assit auprès d'elle en disant au cocher: «rue de Provence».
Mais soudain elle s'écria:
—Oh! mon Dieu, j'oubliais une dépêche très pressée, voulez-vous me conduire, d'abord, au premier bureau télégraphique?
Le fiacre s'arrêta un peu plus loin, rue de Châteaudun, et elle dit au baron:
—Pouvez-vous me prendre une carte de cinquante centimes? J'ai promis à mon mari d'inviter Martelet à dîner pour demain, et j'ai oublié complètement.
Quand le baron fut revenu, sa carte bleue à la main, elle écrivit au crayon:
—«Mon cher ami, je suis très souffrante; j'ai une névralgie atroce qui me tient au lit. Impossible sortir. Venez dîner demain soir pour que je me fasse pardonner.
«JEANNE.»
Elle mouilla la colle, ferma soigneusement, mit l'adresse: «Vicomte de Martelet, 240, rue Miromesnil,» puis, rendant la carte au baron:
—Maintenant, voulez-vous avoir la complaisance de jeter ceci dans la boîte aux télégrammes.